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Emanuele Coccia
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 24/02/2023 sur www.cairn.info par Paulo Holanda (IP: 177.221.133.47)
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}
Dilip da Cunha Philadelphie, University of
The Invention of Rivers Pennsylvania Press,
Alexander’s Eye and 2019, 352 p.
Ganga’s Descent
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doxale du design et, avant tout, la plus spéculative. Un paysage
ne sollicite pas notre habileté à manipuler la réalité, à façon-
ner la matière, à transformer le monde dont nous faisons par-
tie : il s’agit moins de manier le réel que son idée. Construire
un paysage signifie moins agencer des éléments naturels – des
plantes, des pierres, des cours d’eau – que matérialiser une
certaine idée de la nature. D’autre part, il s’agit d’une forme de
design qui, au cours de son histoire, aura souvent dû cacher
et non exalter le caractère artificiel de son produit.
La raison de ce double paradoxe tient à la notion même
de paysage. Cette notion, selon la reconstruction qu’en a pro-
posée Joachim Ritter dans un essai qui fit date 1, surgit sur
le lieu d’un manque et d’une absence. Elle est l’ersatz d’une
contemplation de la totalité de la nature, devenue impossible
dans le monde moderne à partir du moment où la science a
pris en charge l’étude de tout ce qui n’est pas humain et inter-
dit formellement tout regard spéculatif sur sa totalité. L’idée
de paysage ne serait que la tentative de réintégrer cette tota-
lité par le moyen d’une médiation sensible. Le paysage, écrit
Joachim Ritter, est le « fruit de l’esprit spéculatif 2 » ; il résulte
d’une volonté de contemplation désintéressée du kosmos là où
elle n’est plus possible. Dans un monde entièrement défini par
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rôle de la « nature », tout en évitant que cette « nature » autre
ne fût réellement présente.
À cet égard, tout paysage est un antidote au romantisme :
il doit rendre impossible et inutile tout projet réel de retour
à la nature, d’abandon des villes, de refus radical de la tech-
nique. Paraphrasant une intuition de Schiller, Ritter montre
que
Là où la dissociation de la société et sa nature « objective » d’avec
« la nature environnante » est la condition de la liberté, la récupéra-
tion et la représentation esthétique de la nature sous forme de pay-
sage acquièrent une fonction positive : celle de laisser ouvert le lien
qui unit l’homme à la nature environnante, tout en lui conférant un
langage et une visibilité. En l’absence d’une telle médiation esthé-
tique, ce lien est destiné à rester inexprimé dans le monde objectif
de la société. Ainsi, tant par son histoire que par sa signification
objective, le paysage, compris comme la nature visible de la vie sur
terre selon la conception ptolémaïque, appartient à la structure
fracturée qui caractérise la société moderne. Le grand mouvement
de l’esprit, à la faveur duquel le sens esthétique prend la relève
de la théorie en assumant la tâche de maintenir présent comme
paysage le « tout de la nature » qui, autrement, se déroberait néces-
sairement, ce mouvement n’a donc rien d’un simple jeu ni d’une
fuite illusoire ; il n’a rien à voir avec le rêve (mortel) d’un retour à
l’origine comme à un monde encore intact. Il est notre présent 3.
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retour véritable.
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jourd’hui à un seul et même principe », car « la technique de
l’organique et la technique de l’humain sont identiques 6 ». De
même Siegfried Ebeling, dans son Der Raum als Membran,
parlait déjà d’architecture biologique 7. Mais il s’agissait, à
chaque fois, d’imiter ou d’émuler la nature pour produire un
simple artefact. Faire du paysage, comme McHarg, le lieu où
le design coïncide avec la nature, n’est pas simplement une
extension dans l’échelle du biomimétisme propre au Bau-
haus ; car c’est l’idée même de nature qui change.
McHarg adopte une approche holistique des phéno-
mènes naturels, inspirée des travaux du Sud-Africain John
Philipps, figure marquante dans l’histoire de l’écologie uni-
versitaire, qui était présent à l’université de Pennsylvanie au
moment où il rédigeait son livre 8. Il ne peut plus y avoir de
distinction entre création et nature, car « l’homme est impli-
qué exactement dans le même type d’activité que le nautile
à chambres, l’abeille et le corail, et soumis exactement aux
mêmes épreuves de survie et d’évolution. La forme n’est pas
une préoccupation de dilettantes, mais une préoccupation
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il développe une thèse à la fois simple et bouleversante : les
rivières, que nous sommes habitués à considérer comme des
objets naturels, sont au contraire des objets du design.
Gange et Ganga
Pour « présenter ����������������������������������������
une rivi��������������������������������
ère comme un produit de l’inten-
tion humaine plutôt que de la nature », da Cunha mobilise une
érudition impressionnante. Au reste, The Invention of Rivers
n’a rien d’une météorite : plusieurs ouvrages antérieurs, conçus
avec sa collègue et compagne Anuradha Mathur, avaient posé
certaines bases de ce nouveau travail 11. Da Cunha étudie ici
les anciens mythes recueillis dans le Tanakh juif et la Bible
chrétienne, ainsi que ceux des traditions grecque et hin-
douiste ; il relate l’échec de la conquête de l’Inde par Alexandre
le Grand, ainsi que la genèse de la méthode géodésique qui
a permis le développement de la cartographie moderne. Il
regroupe les résultats de ces enquêtes historiques, anthropo-
logiques et architecturales dans trois chapitres centrés sur les
trois aspects « essentiels du fleuve : son cours, sa source et ses
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ont un point d’origine, alors que la pluie tombe partout et
que des centaines de kilomètres carrés de champs de neige
fondent 14 ? » Et surtout : pourquoi s’obstine-t-on à parler des
fleuves en se référant seulement à leur cours terrestre, même
asséché : lorsque ce « qui reste [d’eux] est un espace entre des
lignes qui continue d’être vu et considéré comme une rivière
ou un lit de rivière ? Comme si la ligne, plus que l’eau, était
essentielle aux rivières. Elle coule même quand les eaux ne
coulent pas » (p. 6).
C’est à partir de ces inconséquences logiques que se déve-
loppe l’intuition de da Cunha : « Les rivières sont le produit
d’une “grammaticalisation visuelle” – consistant à tracer une
ligne pour séparer la terre de l’eau – avant d’être les entités
naturelles que l’on croit ». Lorsqu’on parle de cours d’eau,
on ne parle pas de la vie et du destin de l’eau censée consti-
tuer leurs corps : nous avons réduit la physiologie de l’eau
à la ligne, au signe au moyen duquel nous représentons les
rivières sur une carte. Celles-ci ne sont que la naturalisation
physique et matérielle d’une ligne graphique, le résultat d’une
opération qui fait de cette ligne « une présence naturelle à la
surface de la terre » ; dès lors la rivière devient « une chose
corporelle, dotée d’un cours, d’une origine et de la capacité
12. ��������������������������������������������������������������
D. da Cunha, « River Literacy and the Challenge of a Rain Ter-
rain », dans R. D. Venkat (éd.), Critical Humanities from India, Lon-
dres, Routledge, 2018, p. 177.
13. Ibid.
14. Ibid.
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aussi deux manières différentes de comprendre le cours d’une
rivière, d’expliquer son émergence à partir de la terre, et sur-
tout de réagir à la crue et à l’inondation. « La pluie de mous-
son qui perturbait ses hommes et causait partout des ravages,
Alexandre l’attribuait à la dissidence des rivières, à leur refus
de maintenir leurs eaux derrière les lignes qu’il leur imposait
pour limites ; le peuple, décrit comme “riche et pacifique”,
l’attribuait en revanche à la chute de la pluie, ou plutôt d’une
déesse, Ganga, comme le disent plusieurs textes anciens »
(p. 39). Il y a une différence, qui passe inaperçue, « entre le
fleuve Gange et Ganga en tant que pluie » (p. 40) ; de plus,
celle-ci est « l’ambroisie des êtres vivants 15 ». Il s’agit d’une
opposition qui n’est pas simplement culturelle, religieuse ou
matérielle : elle suppose et produit deux formes différentes de
nomination du fleuve, car « la chute de la Ganga céleste semble
faite pour défier toute forme d’articulation » (p. 164).
Pour sa part, un moine bouddhiste chinois du viie siècle
de notre ère, Xuanwang (Hiuen Tsiang), choisit de représenter
la Ganga céleste sous la forme d’un vortex. Le remplacement
de la ligne par un vortex n’est pas un simple changement de
convention graphique : il implique un rapport différent entre
la terre et l’eau. À la séparation ontologique entre terre et eau,
sécheresse et humidité, présupposée et produite par la ligne,
da Cunha oppose une nouvelle imagination hydrologique,
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distingue de la représentation grecque, homérique et préso-
cratique d’Océanos : c’est-à-dire du Titan qui est le père de
toutes les eaux, non seulement celles des mers, mais aussi
des rivières et des fontaines, et qui ne cesse de s’engendrer lui-
même. Elle diffère aussi du cycle hydrologique des Modernes
et de ce que William Amos a appelé le « fleuve infini » :
D’abord ce qui circule sans fin n’est pas l’élément aqueux mais
un composé chimique, H20, une substance incolore, sans odeur
et sans goût. Deuxièmement, le lieu où se trouve cette substance
n’est pas l’ouverture illimitée (apeiron) au-delà des limites d’une
terre finie, comme chez Anaximandre, mais l’hydrosphère, com-
prise communément comme « couche discontinue d’eau à la sur-
face de la Terre ou à proximité », qui comprend toutes les eaux de
surface, liquides et gelées, les eaux souterraines retenues dans le
sol et la roche et la vapeur d’eau atmosphérique. Troisièmement,
la rivière infinie s’ancre dans le même moment que les rivières ter-
restres, c’est-à-dire dans le moment de la formation du flux dans le
cycle hydrologique ; et elle est réarrangée [orchestrated] en termes
de flux, bien que les flux occupent moins d’un demi pour cent de
l’hydrosphère (p. 71).
16. �����������������������������������������������������
A. Mathur et D. da Cunha�����������������������������
, « Wetness Is Everywhere », Journal
of Architectural Education, vol. 74, n° 1, 2020, p. 140.
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peuvent être situées de manière probante depuis un bureau
londonien comme depuis n’importe quel autre lieu » (p. 224).
Dans les Janapadas du subcontinent indien (formes d’éta-
blissement que l’on date de l’âge de bronze et qui perdurent
jusqu’au milieu du premier millénaire avant l’ère commune),
da Cunha retrouve une invitation à « habiter autrement qu’en
“s’installant”, sans que cette autre manière d’habiter puisse
être qualifiée d’instable » (ibid.) : « Ces terres hautes ancrées
dans un océan de pluie étaient dotées d’infrastructures
permettant d’exercer des activités sur un terrain en pente ;
chaque année, ces activités remontaient vers le sommet à
l’arrivée de la Ganga céleste et redescendaient vers la base
quand l’emprise de celle-ci diminuait » (p. 234).
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rée dans une humidité universelle, dans un vortex d’éléments
et de formes de vie. Telle est la direction qu’indique l’ouvrage
de Dilip da Cunha, dont il faudra mesurer l’impact sur la
pratique future de l’architecture du paysage.
Il renverse en effet l’idée traditionnelle d’artificialité. Dans
un essai devenu classique, Alain Roger avait distingué deux
modes d’« artialisation » du naturel : le premier est direct et
procède par manipulation de l’objet naturel ; le second est
indirect et exige la médiation d’un regard. Le paysage, soute-
nait-il, aurait été (surtout en Occident) un processus d’artia-
lisation du second genre : la nature était transformée par le
regard posé sur elle, qui modifie le « pays », la réalité géogra-
phique de l’espace 18. Mais pour da Cunha, il n’y a pas de pure
naturalité : car nous artialisons la planète dès l’instant où
nous baptisons ses formes. Parler de montagnes, de fleuves,
de plaines signifie qu’on a déjà organisé les éléments et la
réalité dans un paysage artificiel. Le design du paysage est
inscrit dans l’existence de tout être vivant, dans le moindre
geste qui permet à chacun de se rapporter à la planète. Il n’y
a pas de « pays » sur terre, il n’y a que du paysage.
Emanuele COCCIA
17. ������������
C. Schmitt, Land und Meer. Eine weltgeschichtliche
Betrachtung, Cologne, Hohenheim Verlag, 1981, p. 7.
18. Voir A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard,
1997.