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LA NATURE EST DESIGN

Emanuele Coccia

Éditions de Minuit | « Critique »

2021/8 n° 891-892 | pages 741 à 750


ISSN 0011-1600
ISBN 9782707347305
DOI 10.3917/criti.891.0741
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-2021-8-page-741.htm
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La nature est design

}
Dilip da Cunha Philadelphie, University of
The Invention of Rivers Pennsylvania Press,
Alexander’s Eye and 2019, 352 p.
Ganga’s Descent

Ce que nous appelons paysage est la forme la plus para-


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doxale du design et, avant tout, la plus spéculative. Un paysage
ne sollicite pas notre habileté à manipuler la réalité, à façon-
ner la matière, à transformer le monde dont nous faisons par-
tie : il s’agit moins de manier le réel que son idée. Construire
un paysage signifie moins agencer des éléments naturels – des
plantes, des pierres, des cours d’eau – que matérialiser une
certaine idée de la nature. D’autre part, il s’agit d’une forme de
design qui, au cours de son histoire, aura souvent dû cacher
et non exalter le caractère artificiel de son produit.
La raison de ce double paradoxe tient à la notion même
de paysage. Cette notion, selon la reconstruction qu’en a pro-
posée Joachim Ritter dans un essai qui fit date 1, surgit sur
le lieu d’un manque et d’une absence. Elle est l’ersatz d’une
contemplation de la totalité de la nature, devenue impossible
dans le monde moderne à partir du moment où la science a
pris en charge l’étude de tout ce qui n’est pas humain et inter-
dit formellement tout regard spéculatif sur sa totalité. L’idée
de paysage ne serait que la tentative de réintégrer cette tota-
lité par le moyen d’une médiation sensible. Le paysage, écrit
Joachim Ritter, est le « fruit de l’esprit spéculatif 2 » ; il résulte
d’une volonté de contemplation désintéressée du kosmos là où
elle n’est plus possible. Dans un monde entièrement défini par

1. J. Ritter, « Landschaft. Zur Funktion des Ästhetischen in der


modernen Gesellschaft » [1963], Metaphysik und Politik. Erweiterte
Neuausgabe, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2018, p. 406-
456.
2. Ibid., p. 413.

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l’action et la transformation utilitariste du réel, tout « objet de


paysage » (les jardins en premier lieu) est un lieu censé rendre
possible un détachement de la vie impliquée dans l’action et la
transformation : il doit faire revivre l’idéal de la contemplation,
que la conscience et la science modernes ont marginalisé. Le
paysage ne peut donc être qu’une invention des Modernes ; sa
fonction est de résumer et rendre accessible, de manière sen-
sible, une totalité devenue inaccessible.
Construire un jardin a signifié, pendant des siècles,
construire un espace qui n’était pas censé donner accès à
un être végétal (ou animal) spécifique, mais à l’idée du
non-humain considérée dans sa totalité. C’était le lieu d’un
trompe-l’œil, une scène où le monde lui-même devait jouer le
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rôle de la « nature », tout en évitant que cette « nature » autre
ne fût réellement présente.
À cet égard, tout paysage est un antidote au romantisme :
il doit rendre impossible et inutile tout projet réel de retour
à la nature, d’abandon des villes, de refus radical de la tech-
nique. Paraphrasant une intuition de Schiller, Ritter montre
que
Là où la dissociation de la société et sa nature « objective » d’avec
« la nature environnante » est la condition de la liberté, la récupéra-
tion et la représentation esthétique de la nature sous forme de pay-
sage acquièrent une fonction positive : celle de laisser ouvert le lien
qui unit l’homme à la nature environnante, tout en lui conférant un
langage et une visibilité. En l’absence d’une telle médiation esthé-
tique, ce lien est destiné à rester inexprimé dans le monde objectif
de la société. Ainsi, tant par son histoire que par sa signification
objective, le paysage, compris comme la nature visible de la vie sur
terre selon la conception ptolémaïque, appartient à la structure
fracturée qui caractérise la société moderne. Le grand mouvement
de l’esprit, à la faveur duquel le sens esthétique prend la relève
de la théorie en assumant la tâche de maintenir présent comme
paysage le « tout de la nature » qui, autrement, se déroberait néces-
sairement, ce mouvement n’a donc rien d’un simple jeu ni d’une
fuite illusoire ; il n’a rien à voir avec le rêve (mortel) d’un retour à
l’origine comme à un monde encore intact. Il est notre présent 3.

Il ne s’agissait pas de reproduire une unité réelle et


physique avec la « nature », seulement de la mettre en scène :
le paysage est moins la nature dans sa réalité concrète,

3. Ibid., p. 432 ; traduit par nous.

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multiple, sale, dérangeante, que son spectacle. De Central


Park (Frederick Olmsted) à la High Line de New York (Piet
Oudolf), du parc des Buttes-Chaumont (Adolphe Alphand)
au Parc de la Villette (Bernard Tschumi) ou au jardin des
bambous de ce même parc (Alexandre Chemetoff), les jardins
et les parcs modernes ne devaient surtout pas permettre
à l’humanité européenne ou américaine de se libérer de la
technique et de revenir à la nature. Ils devaient mettre en
scène le spectacle de la suppression de cette division. De
ce point de vue, l’histoire de l’architecture et du design du
paysage a été pendant très longtemps caractérisée par un
étrange mouvement de retour fictif du refoulé : il s’agissait de
rendre présent ce qu’on avait expulsé tout en empêchant son
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retour véritable.

Un renversement radical : le design comme expression de


la nature
Cette attitude changea quand le paysagisme américain
croisa le mouvement écologique : en résulta le refus de l’idéal
moderniste qui avait essayé d’étendre à l’art du paysage ce
que l’architecture et la peinture avaient réalisé. De ce croi-
sement, l’œuvre de Ian L. McHarg offre un des témoignages
les plus significatifs. Dans son Design with Nature, paru en
1969, McHarg répudie explicitement la division entre espèce
humaine et nature, division que le paysage devait « réparer »
sur le seul plan de la représentation (afin de la laisser persis-
ter sur le plan physique) :
Nos yeux ne nous séparent pas du monde mais nous unissent à
lui. Que cette vérité se répande ! Renonçons donc à la simplicité
de la séparation, et donnons à l’unité son dû. Cessons de nous
automutiler comme nous l’avons fait, et donnons une expression à
l’harmonie potentielle entre homme et nature. Le monde est riche :
il nous suffit de la déférence qui naît de la compréhension pour
que l’homme tienne ses promesses, qu’ayant compris cela il le res-
pecte. L ’homme est cette créature consciente, seule en son genre,
qui peut percevoir et exprimer ; il doit devenir l’intendant de la
biosphère. À cette fin, il doit faire du design avec la nature 4.

4. I. L. McHarg, Design with Nature, New York, John Wiley and


Sons, 1992, p. 5 ; traduit par nous.

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Désormais, il ne s’agit plus de prendre la nature comme


objet du design, mais de faire du design une des expressions
de la nature. Il serait difficile de concevoir renversement plus
radical. Certes, les prémisses de cette révolution avaient
déjà été posées par le Bauhaus. Dans son Von Material zu
Architektur, par exemple, Moholy-Nagy avait déjà parlé de
« biotechnique » 5. Il s’était inspiré du biologiste allemand
Raoul Francé qui, dans son bestseller Die Pflanze als Erfin-
der, avait essayé de montrer qu’« il n’y a pas de forme de
la technique qui ne se laisse déduire de la nature » et qu’on
« peut reconduire toute vie, la technique, l’industrie, l’archi-
tecture, des inventions artistiques des pyramides jusqu’aux
expérimentations de l’architecture expressionniste d’au-
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jourd’hui à un seul et même principe », car « la technique de
l’organique et la technique de l’humain sont identiques 6 ». De
même ­Siegfried Ebeling, dans son Der Raum als Membran,
parlait déjà d’architecture biologique 7. Mais il s’agissait, à
chaque fois, d’imiter ou d’émuler la nature pour produire un
simple artefact. Faire du paysage, comme McHarg, le lieu où
le design coïncide avec la nature, n’est pas simplement une
extension dans l’échelle du biomimétisme propre au Bau-
haus ; car c’est l’idée même de nature qui change.
McHarg adopte une approche holistique des phéno-
mènes naturels, inspirée des travaux du Sud-Africain John
Philipps, figure marquante dans l’histoire de l’écologie uni-
versitaire, qui était présent à l’université de Pennsylvanie au
moment où il rédigeait son livre 8. Il ne peut plus y avoir de
distinction entre création et nature, car « l’homme est impli-
qué exactement dans le même type d’activité que le nautile
à chambres, l’abeille et le corail, et soumis exactement aux
mêmes épreuves de survie et d’évolution. La forme n’est pas
une préoccupation de dilettantes, mais une préoccupation

5. L. Moholy-Nagy, Von Material zu Architektur, Munich, A. Lan-


gen Verlag, 1929.
6. R. Francé, Die Pflanze als Erfinder, Stuttgart������������������
, Kosmos - Gesell-
schaft der Naturfreunde, 1920 ; traduit par nous.
7. S. Ebeling, Der Raum als Membran, Dünnhaupt, 1926.
8. À ce propos, voir l’étude magistrale de Peder Anker, From Bau-
haus to Ecohaus. A History of Ecological Design, ��������������������
Baton Rouge,��������
Louisi-
ana State University Press, 2010.

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centrale et indissoluble de toute vie 9 ». Sciences de la nature


et design, écologie et arts, deviennent donc inséparables : le
design humain n’est qu’« un enzyme de l’univers 10 ».
Dilip da Cunha a enseigné pendant plusieurs années
dans cette même université de Pennsylvanie où Ian McHarg
fut longtemps professeur ; il l’a récemment quittée pour
l’université Columbia. Son ouvrage The Invention of Rivers.
Alexander’s Eye and Ganga’s Descent s’inscrit dans le
sillage de la révolution accomplie par son prédécesseur. C’est
le livre le plus important, de loin, qui ait été publié ces der-
nières années dans le domaine de l’architecture et du design
de paysage. Paru dans une collection dirigée par une autre
figure mythique de la théorie du paysage, John Dixon Hunt,
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il développe une thèse à la fois simple et bouleversante : les
rivières, que nous sommes habitués à considérer comme des
objets naturels, sont au contraire des objets du design.

Gange et Ganga
Pour « présenter ����������������������������������������
une rivi��������������������������������
ère comme un produit de l’inten-
tion humaine plutôt que de la nature », da Cunha mobilise une
érudition impressionnante. Au reste, The Invention of Rivers
n’a rien d’une météorite : plusieurs ouvrages antérieurs, conçus
avec sa collègue et compagne Anuradha Mathur, avaient posé
certaines bases de ce nouveau travail 11. Da Cunha étudie ici
les anciens mythes recueillis dans le Tanakh juif et la Bible
chrétienne, ainsi que ceux des traditions grecque et hin-
douiste ; il relate l’échec de la conquête de l’Inde par Alexandre
le Grand, ainsi que la genèse de la méthode géodésique qui
a permis le développement de la cartographie moderne. Il
regroupe les résultats de ces enquêtes historiques, anthropo-
logiques et architecturales dans trois chapitres centrés sur les
trois aspects « essentiels du fleuve : son cours, sa source et ses

9. I. L. McHarg, Design with Nature, op. cit., p.173 ; traduit par


nous.
10. Ibid., p. 197.
11. ��������������������������
A. Mathur et D. da Cunha, Mississippi Floods. Designing
a Shifting Landscape, New Haven, Yale University Press, 2001. Voir
également Soak. Mumbai in an Estuary (2009) ; Design in the Terrain
of Water (2014).

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crues » (p. 41). Son analyse de leurs trois modes fondamen-


taux d’existence confère toute sa richesse à sa phénoménologie
des fleuves et rivières. « Les cours d’eau », écrivait-il dans un
essai antérieur qui résumait l’intuition du présent livre, sont
« qualifiés de lignes de vie, d’épines dorsales des civilisations
et de merveilles écologiques », mais ils « soulèvent des ques-
tions troublantes 12 ». Pourquoi en effet « sont-ils considérés
comme violant leurs berges et les terres adjacentes lorsqu’ils
franchissent une ligne établie par des êtres humains qui les
considèrent dès lors comme des “entités naturelles” capables
d’inondations 13 » ? D’où vient cette séparation qui semble divi-
ser et hiérarchiser les modes d’existence d’un seul et même
objet ? Ou encore : « Pourquoi considère-t-on que les rivières
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ont un point d’origine, alors que la pluie tombe partout et
que des centaines de kilomètres carrés de champs de neige
fondent 14 ? » Et surtout : pourquoi s’obstine-t-on à parler des
fleuves en se référant seulement à leur cours terrestre, même
asséché : lorsque ce « qui reste [d’eux] est un espace entre des
lignes qui continue d’être vu et considéré comme une rivière
ou un lit de rivière ? Comme si la ligne, plus que l’eau, était
essentielle aux rivières. Elle coule même quand les eaux ne
coulent pas » (p. 6).
C’est à partir de ces inconséquences logiques que se déve-
loppe l’intuition de da Cunha : « Les rivières sont le produit
d’une “grammaticalisation visuelle” – consistant à tracer une
ligne pour séparer la terre de l’eau – avant d’être les entités
naturelles que l’on croit ». Lorsqu’on parle de cours d’eau,
on ne parle pas de la vie et du destin de l’eau censée consti-
tuer leurs corps : nous avons réduit la physiologie de l’eau
à la ligne, au signe au moyen duquel nous représentons les
rivières sur une carte. Celles-ci ne sont que la naturalisation
physique et matérielle d’une ligne graphique, le résultat d’une
opération qui fait de cette ligne « une présence naturelle à la
surface de la terre » ; dès lors la rivière devient « une chose
corporelle, dotée d’un cours, d’une origine et de la capacité

12. ��������������������������������������������������������������
D. da Cunha, « River Literacy and the Challenge of a Rain Ter-
rain », dans R. D. Venkat (éd.), Critical Humanities from India, Lon-
dres, Routledge, 2018, p. 177.
13. Ibid.
14. Ibid.

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d’inonder, mais aussi de se déplacer, de croître, de travailler,


de laisser une trace et même de cesser d’être » (p. 18).
Alexandre le Grand, arrivé au Punjab, ne peut continuer
jusqu’à la plaine du Gange à cause de la mutinerie de ses
troupes, effrayées à l’idée de traverser le fleuve et d’avoir à
affronter l’humidité de la mousson. De cet épisode, da Cunha
déduit une opposition entre deux manières de vivre et de trai-
ter l’eau et les rivières ; plus exactement, il décèle « un affronte-
ment entre des peuples ancrés dans deux moments différents
du cycle de l’eau, et par extension dans deux natures, deux
imaginaires, deux modèles de la pratique du design » (p. 19).
C’est sur les trois moments du cycle de l’eau que ces
deux cultures s’opposent. Les trois parties du livre détaillent
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aussi deux manières différentes de comprendre le cours d’une
rivière, d’expliquer son émergence à partir de la terre, et sur-
tout de réagir à la crue et à l’inondation. « La pluie de mous-
son qui perturbait ses hommes et causait partout des ravages,
Alexandre l’attribuait à la dissidence des rivières, à leur refus
de maintenir leurs eaux derrière les lignes qu’il leur imposait
pour limites ; le peuple, décrit comme “riche et pacifique”,
l’attribuait en revanche à la chute de la pluie, ou plutôt d’une
déesse, Ganga, comme le disent plusieurs textes anciens »
(p. 39). Il y a une différence, qui passe inaperçue, « entre le
fleuve Gange et Ganga en tant que pluie » (p. 40) ; de plus,
celle-ci est « l’ambroisie des êtres vivants 15 ». Il s’agit d’une
opposition qui n’est pas simplement culturelle, religieuse ou
matérielle : elle suppose et produit deux formes différentes de
nomination du fleuve, car « la chute de la Ganga céleste semble
faite pour défier toute forme d’articulation » (p. 164).
Pour sa part, un moine bouddhiste chinois du viie siècle
de notre ère, Xuanwang (Hiuen Tsiang), choisit de représenter
la Ganga céleste sous la forme d’un vortex. Le remplacement
de la ligne par un vortex n’est pas un simple changement de
convention graphique : il implique un rapport différent entre
la terre et l’eau. À la séparation ontologique entre terre et eau,
sécheresse et humidité, présupposée et produite par la ligne,
da Cunha oppose une nouvelle imagination hydrologique,

15. The Visha Purana. A System of Hindu Mythology and


Tradition, Calcutta, Punthi Pustak, 1961, p. 190, cité par da Cunha,
The Invention of Rivers, p. 161.

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qui fait de la planète un espace d’« humidité omniprésente »


(ubiquitous wetness), dont la descente de Ganga est l’expres-
sion culturelle la plus intense. Dans ce cadre, « la pluie et
les autres formes de précipitations ne sont pas considérées
comme tombant sur une surface, à la manière de l’eau for-
mant des rivières qui se jettent dans la mer ; elles renforcent
plutôt une humidité qui est déjà partout, dans l’air, la terre,
la flore et la faune. Cette humidité ne s’écoule pas comme
l’eau ; elle retient, imbibe, suinte, en se déplaçant de manière
non linéaire et diffuse vers des réserves d’humidité toujours
plus étendues, qui finissent par devenir un océan. Il n’y a que
de l’humidité, à des degrés divers ; même dans le désert 16 ».
On voit combien cette nouvelle imagination hydrologique se
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distingue de la représentation grecque, homérique et préso-
cratique d’Océanos : c’est-à-dire du Titan qui est le père de
toutes les eaux, non seulement celles des mers, mais aussi
des rivières et des fontaines, et qui ne cesse de s’engendrer lui-
même. Elle diffère aussi du cycle hydrologique des Modernes
et de ce que William Amos a appelé le « fleuve infini » :
D’abord ce qui circule sans fin n’est pas l’élément aqueux mais
un composé chimique, H20, une substance incolore, sans odeur
et sans goût. Deuxièmement, le lieu où se trouve cette substance
n’est pas l’ouverture illimitée (apeiron) au-delà des limites d’une
terre finie, comme chez Anaximandre, mais l’hydrosphère, com-
prise communément comme « couche discontinue d’eau à la sur-
face de la Terre ou à proximité », qui comprend toutes les eaux de
surface, liquides et gelées, les eaux souterraines retenues dans le
sol et la roche et la vapeur d’eau atmosphérique. Troisièmement,
la rivière infinie s’ancre dans le même moment que les rivières ter-
restres, c’est-à-dire dans le moment de la formation du flux dans le
cycle hydrologique ; et elle est réarrangée [orchestrated] en termes
de flux, bien que les flux occupent moins d’un demi pour cent de
l’hydrosphère (p. 71).

La temporalité de ce modèle est radicalement différente.


Si l’Occident privilégie « un moment dans le temps où l’eau ne
se précipite pas, ne s’infiltre pas, n’imbibe pas l’air, le sol et
la végétation, ne s’accumule pas, ne s’évapore pas et ne trans-
pire pas d’une manière qui défie toute délimitation », la des-

16. �����������������������������������������������������
A. Mathur et D. da Cunha�����������������������������
, « Wetness Is Everywhere », Journal
of Architectural Education, vol. 74, n° 1, 2020, p. 140.

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cente de Ganga au contraire « ancre le temps dans le moment


de précipitation du cycle hydrologique, lorsque l’humidité est
partout dans l’air, la terre, les plantes et les animaux et avant
qu’elle ne soit quelque part transformée en eau séparée de la
terre » (p. 293). Il ne s’agit pas d’un changement de perspec-
tive purement géographique et biologique : les conséquences
politiques d’un tel geste sont immenses. En effet, « la surface
urbaine trouve son origine dans l’idée de sédentarisation,
idée qui prolonge et renforce le geste par lequel Hérodote,
entre autres, a tracé une ligne de séparation entre l’eau et la
terre. [...] La ville est aujourd’hui la gardienne et la promo-
trice de ce sol colonisé et stabilisé, promu au rang de surface
urbaine dont, avec l’aide d’une carte géodésique, les lignes
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peuvent être situées de manière probante depuis un bureau
londonien comme depuis n’importe quel autre lieu » (p. 224).
Dans les Janapadas du subcontinent indien (formes d’éta-
blissement que l’on date de l’âge de bronze et qui perdurent
jusqu’au milieu du premier millénaire avant l’ère commune),
da Cunha retrouve une invitation à « habiter autrement qu’en
“s’installant”, sans que cette autre manière d’habiter puisse
être qualifiée d’instable » (ibid.) : « Ces terres hautes ancrées
dans un océan de pluie étaient dotées d’infrastructures
permettant d’exercer des activités sur un terrain en pente ;
chaque année, ces activités remontaient vers le sommet à
l’arrivée de la Ganga céleste et redescendaient vers la base
quand l’emprise de celle-ci diminuait » (p. 234).

The Invention of Rivers n’est pas seulement une gran-


diose fresque historique montrant comment les fleuves ont
été imaginés, pensés et donc « construits ». C’est aussi un
traité philosophique, qui renouvelle la cosmologie en invitant
à penser la consistance du monde à partir de son élément
le plus essentiel, mais aussi le plus mobile et protéiforme :
l’eau. Cette « humidité ubiquitaire » nous entraîne au-delà de
l’horizon délimité par Gaïa, dont la figure imaginaire reste
trop liée à l’élément solide et à la lithosphère. Dans la mytho-
logie grecque, en effet, Océan étant l’un des fils de Gaïa, l’eau
est enfantée par la terre. Il ne s’agit pas d’inverser cette pers-
pective, mais d’en concevoir une où il ne soit plus possible

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750 CRITIQUE

de distinguer terre et eau, d’en partager les éléments, ni d’un


point de vue chimique ni du point de vue de leur circulation :
la terre n’est plus une géographie mais un champ de forces,
où tout se mélange avec tout, et où le vortex, plus que la ligne
et le cycle, est la forme originaire de toute réalité.
Voilà qui révolutionne aussi l’anthropologie. L ’imaginaire
traditionnel présupposé par le projet politique moderne tend
à présenter l’homme comme « un être de la terre » : « il se tient
debout, marche et se déplace sur la terre, qui est solidement
ancrée. C’est son point de vue et sa base ; c’est par elle qu’il
re������������������������������������������������������������
����������������������������������������������������������
oit son point de vue ; c’est elle qui détermine ses impres-
sions et sa façon de voir le monde 17 ». Peut-être l’humanité,
abandonnant le modèle urbain, devrait-elle s’imaginer insé-
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rée dans une humidité universelle, dans un vortex d’éléments
et de formes de vie. Telle est la direction qu’indique l’ouvrage
de Dilip da Cunha, dont il faudra mesurer l’impact sur la
pratique future de l’architecture du paysage.
Il renverse en effet l’idée traditionnelle d’artificialité. Dans
un essai devenu classique, Alain Roger avait distingué deux
modes d’« artialisation » du naturel : le premier est direct et
procède par manipulation de l’objet naturel ; le second est
indirect et exige la médiation d’un regard. Le paysage, soute-
nait-il, aurait été (surtout en Occident) un processus d’artia-
lisation du second genre : la nature était transformée par le
regard posé sur elle, qui modifie le « pays », la réalité géogra-
phique de l’espace 18. Mais pour da Cunha, il n’y a pas de pure
naturalité : car nous artialisons la planète dès l’instant où
nous baptisons ses formes. Parler de montagnes, de fleuves,
de plaines signifie qu’on a déjà organisé les éléments et la
réalité dans un paysage artificiel. Le design du paysage est
inscrit dans l’existence de tout être vivant, dans le moindre
geste qui permet à chacun de se rapporter à la planète. Il n’y
a pas de « pays » sur terre, il n’y a que du paysage.

Emanuele COCCIA

17. ������������
C. Schmitt, Land und Meer. Eine weltgeschichtliche
Betrachtung, Cologne, Hohenheim Verlag, 1981, p. 7.
18. Voir A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard,
1997.

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