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Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie : de la publicité aux relations


publiques

Article in Zilsel · March 2021


DOI: 10.3917/zil.008.0022

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Hugo Souza de Cursi


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EDWARD L. BERNAYS, LA VÉRITÉ ET LA DÉMOCRATIE : DE LA PUBLICITÉ
AUX RELATIONS PUBLIQUES

Hugo Souza de Cursi

Éditions du Croquant | « Zilsel »

2021/1 N° 8 | pages 22 à 71
ISSN 2551-8313
ISBN 9782365122818
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-zilsel-2021-1-page-22.htm
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la vérité Conf
et la démocratie : ron
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de la publicité tions

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


aux relations publiques
Hugo Souza de Cursi1
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Document 1. Library of Congress [LOC], fonds Edward L. Bernays [ELB], boîte I-502.

1. CRH, EHESS, h.souza.de.cursi@hotmail.fr. Je tiens à remercier pour cet article, Yves


Cohen pour ses remarques, Arnaud Saint Martin pour sa patiente relecture, ainsi que
la fondation de Wendel pour son soutien financier.

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Daté de décembre 1936, ce croquis est extrait des archives d’Ed-


ward L. Bernays, généralement considéré comme le « père des re-
lations publiques »2. Il montre le relationniste habillé en magicien
et situé au centre de tous les moyens de communication et mé-
dias modernes. Omnipotent et comme lassé, le sorcier de la mo-
dernité manipule ces médiums comme jadis le mage manipu-
lait l’eau, l’air ou le feu. La devise
inscrite en cercle est un détour-
nement du livre de Jérémie (50:2),
qu’Edward L. Bernays aimait uti-
liser à ses débuts :
« Annoncez-le parmi les nations,
publiez-le, élevez une bannière !
Publiez-le, ne cachez rien ! Dites :
Babylone est prise ! Bel est confon-
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du, Merodac est brisé ! Ses idoles
sont confondues, ses idoles sont
brisées ! »
Cette citation donne un caractère
mythique aux relations publiques
en reprenant l’injonction biblique
d’aller porter une parole univer-
selle et soi-disant vraie. La publi-
cité et les relations publiques se-
raient donc une pratique remon-
tant aux sources de l’humanité, et non pas le fruit d’un croise-
ment singulier entre technique, science, capitalisme, innovations
technologiques et philosophiques. Or les relations publiques – qui
naissent officiellement à l’été 1923 lorsqu’Edward L. Bernays et
sa partenaire et épouse, Doris E. Fleischman, ouvrent le premier
cabinet à New York –, se veulent une innovation. Pensées en rup-
ture par rapport aux pratiques publicitaires de l’époque, elles re-
vendiquent l’apport des sciences humaines, telles que la psycholo-
gie, la sociologie et la psychanalyse3. Elles se réclament d’une ap-
proche « à double sens », qui part autant du « client » vers « ses pu-
blics » que l’inverse4, afin de proposer des réajustements sociaux

2. Larry Tye, The father of spin: Edward L. Bernays & the birth of public relations, New York City,
Henry Holt, 2002 ; Adam Curtis, The Century of the Self, documentaire télévisé distri-
bué par la BBC, 2012.
3. Edward L. Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, trad. d’Oris-
telle de Bonis, Paris, La Découverte/Zone, 2007.
4. Edward L. Bernays, Crystallizing Public Opinion, Brooklyn (NY.), Ig Pub., 2011.

26
qui consistent en une multitude d’interventions dans la société
et que le présent article illustrera à travers l’exemple de l’indus-
trie du tabac. Pour les relations publiques, il n’est pas suffisant
de produire un message approprié à un certain public, comme Conf
le font alors les publicitaires. Il faut façonner le public afin qu’il ron
soit également réceptif au message, sous l’effet d’une dialectique ta
complexe et ambitieuse qui va du montage d’évènements qui se tions
font passer pour spontanés (et repris comme tels par les médias)

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


à de l’astroturfing 5 avant l’heure, en passant par le financement
d’une science indexée à certains impératifs marchands et la dif-
fusion de fausses nouvelles.
La littérature sur l’histoire des relations publiques est ex-
trêmement volumineuse, autant dans le champ « interne » aux
domaines de la communication comme les sciences de l’infor-
mation et de la communication – nous ne les traiterons pas ici –,
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que dans les sciences humaines et sociales6. Cependant, elle est
très rarement ancrée à une petite échelle et la plupart des histo-
riens s’attachent à une macro-histoire d’allure épique7. Comme
en miroir de cette tendance, la littérature focalisée sur Bernays8
a le problème inverse : uniquement concentrée sur ses « faits et

5. L’astroturfing est une technique qui consiste à faire croire en l’existence de mouvement
populaire ou citoyen envers une cause spécifique. Cf. Edward T. Walker, Grassroots for
hire: public affairs consultants in American democracy, Cambridge, Cambridge University
Press, 2014.
6. Pour ne citer que quelques travaux en SHS : Daniel J. Boorstin, Le triomphe de l’image.
Une histoire des pseudo-événements en Amérique, trad. de Mark Fortier, Montréal, Lux édi-
teur, 2012 ; Scott M. Cutlip, The Unseen Power: Public Relations, a History, Hillsdale, Erl-
baum Associates, 1994 ; Stuart Ewen, PR!: A Social History of Spin, New York City, Basic
Books, 1996 ; Louis Galambos, The Public Image of Big Business in America, 1880-1940: a
Quantitative Study in Social Change, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1975 ;
Roland Marchand, Creating the Corporate Soul: the Rise of Public Relations and Corporate
Imagery in American Big Business, Berkeley, University of California Press, 1998 ; David
Miller, A Century of Spin: How Public Relations Became the Cutting Edge of Corporate Power,
Londres, Pluto Press, 2008 ; William Dinan et David Miller, Thinker, Faker, Spinner, Spy:
Corporate PR and the Assault on Democracy, Londres, Pluto Press, 2007 ; Richard S. Te-
dlow, Keeping the Corporate Image: Public Relations and Business, 1900-1950, Greenwich,
JAI Press, 1979 ; Marvin N. Olasky, Corporate Public Relations: a New Historical Perspec-
tive, Hillsdale, L. Erlbaum Associates, 1987 ; John Clyde Stauber et Sheldon Rampton,
L’industrie du mensonge. Relations publiques, lobbying et démocratie, trad. d’Yves Coleman,
Marseille, Agone, 2012 ; Alan Raucher, Public Relations and Business, 1900-1929, Balti-
more, Johns Hopkins Press, 1968 ; Jackall, Robert. Image Makers: Advertising, Public Re-
lations and the Ethos of Advocacy, Chicago, University of Chicago Press, 2003. Citons
tout de même comme une exception : Scott Anthony, Public relations and the making of
modern Britain: Stephen Tallents and the birth of a progressive media profession, Manchester,
Manchester University Press, 2013, qui construit, autour de la figure de Sir Stephen
Tallents, une excellente histoire des PR anglais.
7. Cf. par exemple Tim Wu, The Attention Merchants: The Epic Struggle to Get Inside our Heads,
Londres, Atlantic Books, 2017.
8. Frederic Miller, Edward Bernays, Beau Bassin, VDM Pub. House, 2010 ; Federico Rey Len-
non, Edward Bernays. El hombre que invento las relaciones publicas, Madrid, Revista imagen,
1999 ; Adam Curtis, The Century of the Self, op. cit. ; Larry Tye, The father of Spin, op. cit.

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gestes », elle fait l’impasse sur les


dynamiques qui entourèrent le ca-
binet et qui sont essentielles pour
comprendre l’histoire des rela-
tions publiques. Ainsi, il a fallu at-
tendre Susan Henry9 pour recon-
naître la part de Doris E. Fleisch-
man, la compagne et partenaire de
Bernays, dans la création de la pre-
mière agence de relations publiques
et effacer ce que l’historienne Ju-
lie Des Jardins nomme « le com-
plexe Madame Curie »10, à savoir
que même lorsque les femmes ap-
paraissent au-devant de la scène,
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elles doivent se débattre avec les
valeurs de soin, de maternité et de
pureté projetées sur leur réputation scientifique. Tandis que le
sacrifice de soi est valorisé pour les hommes, il est reproché aux
femmes qui mettent de côté la vie domestique et sociale pour la
science. Cette ambivalence toucha également Doris E. Fleischman,
qui traita la question spécifiquement dans A Wife is Many Woman11.
Tout aussi problématique est le fait qu’aucune recherche sur
Bernays ne soit issue d’une enquête approfondie de ses archives,
conservées à la Library of Congress de Washington D.C. La plu-
part des livres qui mentionnent Bernays se contentent ainsi de ci-
ter les quelques travaux pionniers tels que ceux d’Ewen ou de Cut-
lip, ou encore la monographie de Tye – qui, en fait, est basée sur
un survol de quelques-unes des 800 boîtes disponibles. Ces tra-
vaux, bien qu’importants, posent des problèmes parce qu’ils ne
réussissent pas à rompre avec le discours que Bernays (mort en

9. Susan Henry, « “ There is Nothing in This Profession… That a Woman Cannot Do” : Do-
ris E. Fleischman and the Beginnings of Public Relations », American Journalism, vol. 16,
№ 2, 1999, p. 85-111 ; Susan Henry, Anonymous in Their Own Names: Doris E. Fleischman,
Ruth Hale, and Jane Grant, Nashville, Vanderbilt University Press, 2012 ; Susan Henry,
« Dissonant Notes of a Retiring Feminist: Doris E. Fleischman’s Later Years », Journal of
Public Relations Research, vol. 10, № 1, Janvier 1998, p. 1-33. Cf. également le bilan de Ma-
non Niquette, « De la féminisation des relations publiques : un discours en rupture de
l’histoire des femmes relationnistes », Recherches féministes, vol. 13, № 2, 2000, p. 47-75.
10. Julie Des Jardins, The Madame Curie Complex: the Hidden History of Women in Science, New
York City, Feminist Press at the City University of New York, 2010. Cf. également Mary
Yeager, « Regard sur l’histoire Américaine des affaires », Travail, genre et sociétés, vol. 13,
№ 1, 2005, p. 95-113.
11. Doris Fleischman Bernays, A wife is Many Woman, New York City, Crown Publisher, 1955.

28
1995) porta sur lui-même et citent souvent ses propres interviews
ou encore sa volumineuse autobiographie12. À rebours de ces pu-
blications, cet article s’appuie sur une recherche approfondie dans
les archives de Bernays et de son cabinet13. Conf
Les relations publiques s’inscrivent dans une période char- ron
nière pour les « pratiques d’influence »14 telles que la publicité, le ta
marketing ou encore la propagande politique15. Ces mutations ont tions
partie liée avec les nouvelles exigences d’une production accrue,

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


de l’essor du marché de masse, du fordisme et plus généralement,
avec ce qu’Alfred Chandler a appelé le passage de la main invisible
du marché à la main visible des managers16 – autrement dit, à une
construction constante des marchés par les entreprises. Cette ra-
tionalisation du marché s’accompagne d’une rationalisation de
l’organisation du travail17 et, plus généralement, de la diffusion
croissante d’un ethos scientifique centré sur l’objectivité et la
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12. Edward L. Bernays, Biography of an Idea: Memoirs of Public Relations Counsel Edward L. Ber-
nays, New York City, Simon and Schuster, 1965.
13. Cette recherche a commencé en 2013 dans le cadre d’un mémoire à l’EHESS et se pro-
longe avec une thèse de doctorat en cours.
14. J’emprunte cette expression à Yves Cohen, qui à travers elle, tente de regrouper toutes
les disciplines et pratiques dont l’objectif est de « faire faire ». Yves Cohen, « Une école
de liberté historiographique », Critique, № 843-844, 2017, p. 700-711.
15. Dans l’ordre alphabétique : Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité. Naissance d’une pro-
fession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, 1998 ; David Colon, Propagande. La manipulation
de masse dans le monde contemporain, Paris, Belin, 2019 ; Franck Cochoy, La captation des
publics. C’est pour mieux te séduire, mon client, Toulouse, Presses universitaires du Mirail,
2004 ; Franck Cochoy, Une histoire du marketing. Discipliner l’économie de marché, Paris,
La Découverte, 1999 ; Stuart Ewen, Captains of Consciousness: Advertising and the Social
Roots of the Consumer Culture, New York City, McGraw-Hill, 1976 ; Anthony Galluzzo,
La fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande, Paris, Zones, 2020 ; Wil-
liam Leach, Land of Desire Merchants, Power, and the Rise of a New American Culture, New
York City, Vintage Books, 1994 ; Charles F. McGovern, Sold American: Consumption and
Citizenship, 1890-1945, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2006 ; Da-
niel Pope, The Making of Modern Advertising, New York City, Basic Books, 1983 ; Susan
Strasser, Satisfaction Guaranteed: the Making of the American Mass Market, New York City,
Pantheon Books, 1989 ; Inger L. Stole, Advertising on Trial: Consumer Activism and Corpo-
rate Public Relations in the 1930s, Urbana, University of Illinois Press, 2006 ; Richard S.
Tedlow, New and Improved: the Story of Mass Marketing in America, New York City, Basic
Books, 1992.
16. Alfred Dupont Chandler, The Visible Hand: The Managerial Revolution in American Business,
Cambridge, (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 2002. Citons égale-
ment les travaux de Sklar : Martin J. Sklar, The Corporate Reconstruction of American Ca-
pitalism, 1890-1916: the Market, the Law, and Politics, Cambridge (Mass.), Cambridge Uni-
versity Press, 1988 ; Martin J. Sklar, The United States as a Developing Country: Studies in
U.S. History in the Progressive Era and the 1920s, Cambridge (UK), Cambridge University
Press, 1992.
17. Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autori-
té, 1890-1940, Paris, Amsterdam, 2012 ; JoAnne Yates, Control Through Communication:
the Rise of System in American Management, Baltimore, Johns Hopkins University Press,
1989 ; Yehouda A. Shenhav, Manufacturing Rationality: the Engineering Foundations of the
Managerial Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2002 ; Thibault Le Texier, Le
maniement des hommes. Éssai sur la rationalité managériale, Paris, La Découverte, 2016.

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mesure comme critères de la réalité – y compris de l’influence et


de l’opinion publique18.
Les PR [Public Relations] participent à cette démarche de
scientifisation de l’influence, qui se traduit par l’invocation de la
« vérité » comme le résultat de son activité. Cet article se propose
d’étudier les relations publiques comme pratique d’influence à
travers ce prisme de la vérité.
L’interaction entre vérité et publicité19 peut être abordée de
différentes façons. Une des premières méthodes consiste à inter-
roger les manières par lesquelles la publicité affecte la pensée des
sujets et leur conscience, c’est-à-dire « savoir dans quelle mesure
le trafic marchand et ses conséquences structurelles sont capables
d’influencer toute la vie, extérieure comme intérieure, de la société »20
selon les mots de György Lukács. Cette proposition s’inscrit dans
une perspective analytique telle que le pratiquent Stuart Ewen21,
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Raymond Williams22 ou encore Roland Marchand23. Une autre ap-
proche tend plutôt à voir comment, dans ce qui peut être défini
comme le vrai, les pratiques publicitaires y apposent le mensonge,
le faux. Cette seconde ligne – finalement proche de la première –
tend davantage à l’écriture d’une sorte de contre-histoire dans la-
quelle la vérité serait la matière précieuse à faire ressurgir. On y re-
trouve des auteurs importants comme Miller24, Chomsky25, Stau-
ber26, Judith Rainhorn avec le plomb27 ou encore Proctor et son ou-
vrage colossal sur l’industrie du tabac28, dans lequel la production

18. Daniel J. Robinson, The Measure of Democracy: Polling, Market Research, and Public Life,
1930-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1999. Cf. également Patrick Cham-
pagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 2015 [1990].
19. Chez Edward L. Bernays (comme chez beaucoup de publicitaires de l’entre-deux-
guerres), « propagande » et « publicité » sont des synonymes.
20. György Luckas, Histoire et conscience de classe. Éssais de dialectique marxiste, trad. de K.
Alexos et J. Bois, Paris, Minuit, 1984, p. 110-111.
21. Stuart Ewen, PR!, op. cit. ; Stuart Ewen, Captains of Consciousness, op. cit.
22. Raymond Williams, « Publicité : le système magique », Réseaux. Communication – Tech-
nologie – Société, vol. 8, № 42, 1990, p. 73-95 ; Raymond Williams, Culture & matérialisme,
trad. de Nicolas Calvé, Etienne Dobenesque, Paris, les Prairies ordinaires, 2009.
23. Roland Marchand, Advertising the American Dream: Making Way for Modernity, 1920-1940,
Californie, University of California Press, 1986 ; Roland Marchand, Creating the Corpo-
rate, op. cit.
24. David Miller, A Century of Spin, op. cit. ; William Dinan et David Miller, Thinker, Faker, Spin-
ner, Spy, op. cit. ; Frederic Miller, Edward Bernays, op. cit.
25. Noam Chomsky, La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie,
trad. de Guillaume Villeneuve, Marseille, Agone, 2008 ; Noam Chomsky, Sur le contrôle
de nos vies, trad. de Helloise Esquie, Paris, Éd. Allia, 2013 ; Noam Chomsky, Media Control:
the Spectacular Achievements of Propaganda, New York City, Seven Stories Press, 2002.
26. John Clyde Stauber et Sheldon Rampton, L’industrie du mensonge, op. cit.
27. Judith Rainhorn, Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal, Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques, 2019.
28. Robert Proctor, Golden Holocaust: Origins of the Cigarette Catastrophe and the Case for Abo-
lition, Berkeley, University of California Press, 2011.

30
organisée de l’ignorance prend le nom savant « d’agnotologie »29.
S’inscrivant partiellement dans une autre démarche, cet
article propose de prendre au sérieux la manière dont la « véri-
té » constitue un critère premier pour les publicitaires qui furent Conf
contemporains de l’époque pionnière des relations publiques. Plu- ron
tôt que de vérifier ce qui est faux ou vrai dans la propagande ou ta
comment ce qui était défini comme vrai ou faux l’était en fonc- tions
tion de son efficacité – un travail toujours crucial –, cette contri-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


bution examine comment et pourquoi le concept de vérité a été
placé au centre de la propagande moderne et a permis aux publi-
citaires et relationnistes de mieux définir leurs pratiques émer-
gentes. Bernays pourrait sembler un personnage de second plan
dans cette histoire, car la plupart de l’article se concentrera sur
les conditions d’émergence de la vérité comme critère général des
pratiques d’influence. Néanmoins, il n’en est rien. Nous observe-
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rons ainsi, au travers des archives du cabinet, en quoi consistent
les relations publiques telles qu’« inventées » par le premier cabi-
net de PR « Edward L. Bernays ».
Cette question de la vérité nous permettra de documenter
à nouveaux frais l’histoire des relations publiques, car non seu-
lement il est loin d’être acquis que « la vérité » soit un critère de
la publicité et des relations publiques avant les années 1910-1920,
mais encore parce que la question de la vérité recèle un lien épis-
témologique profond avec la question de la démocratie et des mé-
dias de masses30. Plus précisément, l’essor de la société de masse
met en crise le modèle démocratique américain en place jusqu’à
la Première Guerre mondiale. Cette crise fut le lieu d’un intense
débat sur la nature même de la démocratie et du lien implicite
entre ce système politique et la notion de « vérité », revue à l’aune
du nouvel âge de la manipulation de masse. Bernays est largement
intervenu dans ce débat avec ses principaux livres et, également,

29. Cf. son traducteur français : Mathias Girel, Science et territoires de l’ignorance, Versailles,
Éditions Quae, 2017. Cf. également Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les marchands
de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de socié-
té tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, trad. de Jacques Treiner, Paris, Éd. le
Pommier, 2014, qui a relancé l’intérêt sur les conditions de production de l’ignorance.
30. Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive
de la société bourgeoise, trad. de Marc De Launay, Paris, Payot, 1988 ; Craig J. Calhoun,
Habermas and the public sphere, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1993. Une autre ap-
proche sur le rapport entre démocratie et média est celle initiée par MacLuhan : Marshall
MacLuhan, La galaxie Gutenberg. La génèse de l’homme typographique, trad. de Jean Paré,
Paris, CNRS Éditions, 2017 ; John Durham Peters, The Marvelous Clouds: Toward a Phi-
losophy of Elemental Media, Chicago, the University of Chicago Press, 2015.

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avec une multitude d’articles et d’interventions publiques31. Nous


en présenterons ici quelques aperçus, en particulier l’importance
que revêtent pour Bernays les réflexions autour de « la vérité ». Si
pour les publicitaires, la « scientifisation » de leur pratique s’ac-
compagne de leur professionnalisation et de la construction d’un
corps de métier32, pour ce qui concerne le célèbre relationniste,
la notion de vérité s’ancre dans une épistémologie et une anthro-
pologie démocratique qu’il s’agit de défendre contre les tenants
d’une autre conception de la démocratie, antagonique à la publi-
cité33. Parallèlement, comme nous le verrons, les sciences de la
nature sont massivement investies par les public relations. Elles
deviennent objets en même temps que moyens de ces techniques
d’influence, de par leur capacité, réelle ou supposée, à énoncer
des vérités incontestables. Cet usage des sciences (et des scienti-
fiques) n’obéit pas uniquement à des impératifs agnotologique (de
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production de l’ignorance par le doute), mais est investi comme
une rationalité capable de distribuer le vrai et le faux. Peut-être
trouvons-nous ici le début d’une immense bataille dans laquelle
les pratiques d’influence en train de se doter d’armatures scien-
tifiques se mettent, par la même occasion, à diffuser ce que bien
des années plus tard, on appellera la « sound science »34.
Deux sections organisent notre démonstration. Dans un
premier temps, nous montrerons comment l’usage de la vérité
relève avant tout d’une dynamique de spécialisation et de profes-
sionnalisation interne aux publicitaires, également en lien avec
le système de production et de distribution de masse qui naît au
début du 20e siècle. Nous constaterons alors que la promotion
d’une publicité produisant, décrivant, se reposant sur « la vérité »
s’oppose à une autre forme de véridiction historiquement liée à la

31. Pour une liste non exhaustive de ses dits et écrits, Cf. Anonyme, Public Relations, Ed-
ward L. Bernays and the American Scence: Annotated Bibliography of and Reference Guide to
Writings by and about Edward L. Bernays from 1917 to 1951, New York City, The F. W Faxon
Company, 1951.
32. Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité, op. cit. ; Christian Delporte, « La publicité
a une histoire », Le Temps des médias, vol. 2, № 1, 2004, p. 5-6 ; Publicité et propagande,
coll. « Vingtième siècle », 2009 ; Daniel Pope, The Making of Modern Advertising, op. cit.
33. J. Michael Sproule, Propaganda and Democracy: the American Experience of Media and Mass
Persuasion, Cambridge (UK.), Cambridge University Press, 1997 ; David M. Ricci, The
Tragedy of Political Science: Politics, Scholarship, and Democracy, New Haven, Yale Univer-
sity Press, 1984. Ou encore Charles F. McGovern, Sold American: consumption and ci-
tizenship, 1890-1945, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2006, pour
une histoire révisée de ces deux visions antagoniques.
34. Cf. Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. En-
quête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020. Ce que les auteurs de
cette formidable enquête nomment comme un tournant important dans les pratiques
d’influence semble alors plus ancien.

32
publicité : la magie. Une
véridiction magique an-
térieure rentre donc en
contradiction avec la Conf
nouvelle éthique scien- ron
tifique que se donnent ta
les publicitaires, et nous tions
verrons comment les re-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


lations publiques y inter-
viennent en s’emparant
de la science à tous les
niveaux. Cette première
section se focalisera sur une histoire qui précède Bernays et dont
il est absent car il ne commence réellement le travail de relation-
niste qu’après la Première Guerre mondiale. Il n’en hérite pas moins
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de cette dynamique d’organisation et de constitution en tant que
« science ».
Dans un second temps, nous étudierons l’émergence d’un
important conflit autour de ce qui est tenu pour « la vérité », dans
la période des années 1900-1920. L’essor de la philosophie prag-
matiste (notamment autour des figures de William James et John
Dewey) fournit de nouveaux outils conceptuels pour penser la vé-
rité. Ces outils seront repris par d’autres, à commencer par l’es-
sayiste Walter Lippmann ou encore des publicitaires. Ces circula-
tions de concepts et de théories engendrent des redéfinitions im-
portantes des notions de « société », de « gouvernement », d’« hu-
manité » ou de « démocratie ». Dans ces définitions renouvelées,
les relations publiques jouent un rôle majeur, et Bernays intervient
dans ce débat afin de défendre sa conception de la vérité.

Vérité et publicité
1922 : un diagnostic scientifique
En 1922, Herbet W. Hess, professeur à la Warthon School of
Finance and Commerce (Pennsylvanie), signe un article intitulé
« Histoire et état présent du mouvement pour “la vérité-dans-la-pu-
blicité” »35. Publié dans le Journal of American Academy of Poli-
tical and Social Science, l’article se veut un état des lieux sur les

35. Herbert W. Hess, « History and Present Status of the “Truth-in-Advertising” Move-
ment As Carried on by the Vigilance Committee of the Associated Advertising Clubs
of the World », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 101,
№ 1, 1922, p. 211-220. Toutes les traductions de l’anglais vers le français sont de nous.

33
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liens entre la vérité et la publicité, ainsi qu’une brève réflexion


sur la modernisation des techniques de cette dernière. Hess com-
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mence son article en félicitant ses pairs pour la fabuleuse avancée
de l’honnêteté dans la publicité. Afin d’illustrer ses propos, l’au-
teur propose une chronologie historique de la publicité en trois
phases : avant 1895 se trouvent les premiers jours, la publicité y
est non-scientifique et de nature frauduleuse. La seconde phase
correspond à une période semi-scientifique, allant très précisé-
ment de 1895 à 1911, dans laquelle des règles se mettent en place
et la fraude commence à être chassée. La troisième période, dé-
butant en 1911 et s’étendant jusqu’à l’année de l’écrivain (1922),
voit la Associated Advertising Clubs (une des plus grandes associa-
tions de publicitaires des États-Unis) lancer son « comité de vigi-
lance » destiné à surveiller et défendre les méthodes scientifiques
dans la publicité. Par la suite, Hess situe le lien entre vérité et pu-
blicité dans le progrès et « l’expérience de la modernité », laquelle
encadre la productivité par une compréhension des « lois natu-
relles et de la science »36. Science et lois naturelles marchent en-
fin ensemble dans la modernité et permettent de rendre « riches
en abondance ceux qui persistent avec courage pendant tout le pro-
cessus de vente »37.
Rapprocher science, vérité et abondance est alors commun38.
Sans doute d’ailleurs, Herbert Hess ne fait-il que reprendre les

36. Ibid., p. 212.


37. Ibid., p. 212.
38. Pour une histoire des idées du lien entre science, abondance et liberté moderne cf. Pierre
Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris,
La Découverte, 2020. Mais aussi Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour
une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

34
thèses développées en 1907 par l’économiste Nelson Simon Patten
(mort en 1922 et longtemps président de la Warthon School dans
laquelle Hess enseigne) dans un livre intitulé The New Basis of Ci-
vilization. Patten y affirme en effet que la nouvelle structuration Conf
du capitalisme est sur le point de faire basculer la civilisation oc- ron
cidentale – jusqu’ici organisée par la rareté – dans une économie ta
de l’abondance. En ce sens, Patten défend une vision de l’abon- tions
dance s’organisant autour du contrôle technicien et rationaliste

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


de l’agriculture, une révolution dans la distribution des biens et
une répartition égale entre temps de travail et loisirs. « Une nou-
velle agriculture signifie une nouvelle civilisation »39 promet ainsi
l’économiste : une civilisation dans laquelle les phénomènes de
rareté, sécheresse et autres pénuries n’arriveraient plus, révolu-
tionnant ainsi la structure mentale de travailleurs, devenus des
consommateurs.
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Publicité, vérité et magie
Les travaux de Hess et Patten ont donc comme point com-
mun la question de l’abondance, qui a comme condition l’expul-
sion ou la rationalisation des anciennes formes de travail40, telles
que Patten les classe dans la société de rareté ou caractéristiques
de la société d’« avant 1895 », selon la chronologie de Hess. Ce der-
nier définit l’âge anté-scientifique de la publicité avant cette date
et en donne la définition suivante : « Cette manière de penser des
jours “anté-vérité” était enfantine et magique. »41 La notion de vé-
rité vient ici se substituer à une forme magique, jugée irration-
nelle et frauduleuse.
Afin de saisir en quoi la publicité du 19e est perçue par Hess
comme « magique » et mieux comprendre par la suite comment
la vérité et la science s’introduisent dans la publicité, je propose
de résumer la thèse de l’excellent livre de Jackson Lears, Fables of
Abundance42. L’auteur remarque que le discours de l’abondance
est un principe organisateur de notre culture et qu’il traverse
toutes les époques. Lears en explore brièvement les différentes

39. Simon Patten, The New Basis of Civilization, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1907, p. 15.
40. On pense immédiatement au taylorisme et à ses variantes, qui se veulent une méthode
scientifique de rationalisation du travail. À ce propos je renvoie à Yehouda A. Shenhav,
Manufacturing rationality, op. cit. ; Yves Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique
d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Besançon, Presses universaires franc-com-
toises, 2001 ; Yves Cohen, Le siècle des chefs, op. cit.
41. Herbert W. Hess, « The Annals of the American Academy », art. cit., p. 212.
42. Jackson Lears, Fables of Abundance: a Cultural History of Advertising in America, New York
City, Basic Books, 1994.

35
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2021

déclinaisons, que cela soit sous la forme d’une fécondité cosmo-


logique, terrestre, céleste, utopique ou comme quête alchimique,
voire poétique ou historique. Les premières publicités du début
du 19e siècle répondent donc à cette logique de l’abondance et de
la magie : elles vendent la plupart du temps des patent medicine
(médicaments et potions en tout genre), promettant remèdes, mi-
racles, guérisons magiques ou encore opulence à ses utilisateurs.
En outre elles mettent souvent en scène un monde magique ou
enchanté, emplis d’animaux parlant, de scènes d’abondances et
d’élévation spirituelle43.
La pratique du publicitaire consiste alors à placer ce type
d’annonce dans les journaux locaux ou nationaux. Les publicitaires
vendent leurs talents à des producteurs qui les acceptent et en-
suite achètent de l’espace dans les magazines pour placer les pu-
blicités. Rien n’illustre mieux cette dynamique que la vie d’un des
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pionniers de la publicité : George P. Rowell (1838-1908)44. Celui-ci
s’est spécialisé dans l’achat et la vente d’espace publicitaire dans
l’état de la Nouvelle-Angleterre, il est un space jobbers. La marge
de profit qu’il réalise vient de la différence du prix négocié avec
le publieur et celui qu’il établit avec le producteur qui souhaite se
faire publiciser. En revanche, le message, sa forme, la stratégie et
les cibles – tout ce qui relèvera ultérieurement des relations pu-
bliques ou du marketing par exemple – est alors complètement
annexe. En 1865, Rowell remarque que les journaux de l’état où
il opère peuvent lui vendre une colonne pour 100 $ et qu’ils lui fe-
ront une remise de 25 %. Il achète alors des colonnes en avance
et les vend chacune pour 100 $, opérant une marge de profit cor-
respondant à cette remise. Rowell continue à acheter de l’espace
pour augmenter le profit de son pourcentage, à tel point qu’il dé-
ménage dans la ville de New York et établit une liste de milliers
de journaux et magazines dans lesquels il possède de l’espace à
vendre. L’apothéose de cette pratique voit le jour en 1869, lorsque
Rowell lance l’American Newspaper Directory, une compilation de
tous les journaux de la nation, répertoriant leur tirage et leurs dif-
férentes circulations, que l’on peut acheter pour 5 $.
La même année, Rowell lance le premier magazine destiné
aux journaux et publicitaires. Il utilise cette publication pour s’au-
to-promouvoir et y place des annonces de journaux cherchant des

43. Ibid., p. 106.


44. J’emprunte beaucoup à Susan Strasser, Satisfaction Guaranteed, op. cit., ainsi qu’à Daniel
Pope, The Making of Modern Advertising, op. cit.

36
publicités – l’argent de ces annonces servant à financer sa compi-
lation nationale. Cette première parution fait faillite rapidement,
ce qui ne décourage pas Rowell, puisqu’il lance en 1888 le célèbre
Printer’s Ink qui durera un siècle. Sous la coupe de Rowell, le ma- Conf
gazine est utilisé pour s’auto-promouvoir, et surtout, pour faire ron
de la publicité à son entreprise d’encre Printers’ Ink Jonson. Mal- ta
gré tout, le publicitaire possède trop d’espace par rapport à la de- tions
mande, une limite qu’il cherche à résoudre en inventant un pro-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


duit qu’il publiciserait gratuitement avec le surplus d’espace libre.
Ainsi invente-t-il en 1890, avec un jeune étudiant en médecine, les
tablettes RIPAN – dans la plus pure tradition des patent medicine –,
un remède et booster qui prétend autant guérir les maux de ventre,
la tuberculose que de prolonger la vie. Rowell est non seulement
un pionnier mais aussi un exemple typique des publicitaires du
19e siècle, qui voit son déclin à l’aube de la seconde phase d’Her-
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bert Hess. Dans cette seconde phase – qui correspond également
à la période que Richard Tedlow45 identifie comme phase unifi-
catrice des marchés locaux en marchés nationaux –, on constate
une révolution dans la distribution des marchandises. Les grandes
entreprises obtiennent des marchés nationaux et adoptent des
stratégies publicitaires nationales, dans lesquelles le marketing
et la publicité répondent à des injonctions nouvelles, où le mes-
sage devient plus important que l’espace. À mesure que le capi-
talisme se structure, l’abondance tend à se désincarner et se voit
transférer dans des objets plutôt que dans des images cosmolo-
giques et des allégories de la nature. Lears nomme ce phénomène
le disembodiment of abundance46, et il correspond au moment où
à l’aube du 20e siècle, la publicité prétend se techniciser et se do-
ter d’un ethos scientifique.

La fin de la promesse magique dans la publicité


Jusqu’en 1890, constate Daniel Pope, aucune agence de pu-
blicité ne possède de professionnels spécialisés dans l’écriture, et
ce n’est seulement que vers 1900 que l’on remarque l’apparition de
départements artistiques dans ces mêmes agences, signe d’une
spécialisation émergente. La pratique de Rowell ne correspond
alors plus aux nouvelles attentes du marché. En effet, la publici-
té ne vit plus du placement d’espace mais de la mise en forme du
message. À ce titre, le premier à se spécialiser dans un tel service

45. Richard S. Tedlow, New and Improved, op. cit.


46. Jackson Lears, Fables of Abundance, op. cit., p. 102-133.

37
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semble être E. Powers, payé par la chaîne commerciale Wannama-


kers, la première à fixer les prix en avance. Les Department Stores
naissant achètent eux-mêmes l’espace et embauchent des écri-
vains qui vantent des produits qui ne cessent de changer. Ainsi, à
des produits constamment différents répond une publicité mo-
dulable et adaptable, qui sert à positionner l’objet dans le marché.
Les plus grands clients des agences de publicité sont alors des pro-
ducteurs nationaux qui ont besoin d’une publicité persuasive, ca-
pable de montrer en quoi leur produit est meilleur que celui que
l’on peut trouver localement. C’est, par exemple, le grand problème
que rencontre Coca-Cola à l’époque.
Auparavant, l’agent publicitaire agissait comme un entre-
metteur entre le média et le producteur, désormais il est au service
du producteur. L’agence de publicité passe d’acheteuse d’espace à
celle de « marqueteuse ». Cela a pour conséquence de bouleverser
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ses pratiques et sa manière de faire des profits. Elle commence
à se doter de méthodes scientifiques et se nourrit d’une nouvelle
« littérature scientifique » : la psychologie de masse et l’analyse de
l’opinion publique. Cette phase correspond exactement aux débuts
des grands débats sur l’éthique, le professionnalisme et le métier
du publicitaire. En d’autres termes, c’est à ce moment qu’émerge la
question de la vérité dans la publicité. Cette question occupe une
place périphérique dans la publicité jusque très tard, car l’idéal
du « plain spoke » est le critère premier pour décrire un produit,
c’est-à-dire l’idée selon laquelle la vérité est contenue dans l’ex-
périence même que le sujet a de la marchandise47.
Dans ce contexte, Harvey Wiley, un chef chimiste au dé-
partement d’agronomie des États-Unis va lancer un second as-
saut contre les patent medicine au nom de la vérité, de la transpa-
rence et de la science. En 1890, celui-ci tente de faire passer une
loi contre l’adultération des produits en rendant obligatoire l’af-
fichage des ingrédients qui composent le produit. En 1903, tan-
dis que le projet de loi est paralysé par des lobbys industriels, Wi-
ley propose que les patent medicine soient inclus dans la loi. Ce
combat aboutit en 1906, à l’adoption du Pure Food and Drug Act,
contre le gré de bien des publicitaires dont Printers’ Ink. La loi, de
par sa souplesse, n’alarme cependant pas outre mesure ; si elle pé-
nalise les fausses promesses (comme celles de la tablette RIPAN
par exemple), elle ne définit pas ce qu’est une fausse promesse,
laissant ainsi un vide juridique. En outre, en 1911, la cour suprême

47. Jackson Lears, Fables of Abundance, op. cit., p. 84.

38
Conf
ron
ta
tions

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décide de ne pas interdire les publicités trompeuses, par exemple
la promesse de laver plus blanc que blanc, qui ne peut être vraie
sans pour autant être illégale.
Cela s’explique notamment par le fait qu’au début du 20e
siècle, les brevets de médecine (« patent medecine ») constituent
toujours une part très importante des publicités. En 1898, parmi
les 2 853 publicitaires existants, 1/6e vivent uniquement de la vente
de ces produits. Pour d’autres, comme Thompson, Lord and Tho-
mas ou N. W Ayer & Son, ces produits constituent jusqu’à 20 % de
leur bénéfice, sans compter que la valeur même de ce bénéfice aug-
mente de 128 % entre 1898 et 1904. Malgré ce constat, la publicité
commence à se débarrasser des patent medicine. Ainsi lorsqu’en
1880, J. Walter Thompson refuse, pour la première fois, de passer
une annonce pour un développeur de seins pour femme sous forme
de pilules, l’agence remarque qu’elle est la seule des douze com-
pagnies sollicitées à refuser. Cet état de fait change une dizaine
d’années plus tard, après que le magnat Cyrus Curtis, qui détient
de grands magazines à plusieurs centaines de milliers de tirages
tels que le Ladies Home Journal, décide de refuser les patent me-
dicine. Aussitôt, les journaux nationaux lui emboîtent le pas, par-
ticipant ainsi d’un vaste mouvement lié à la diffusion du mouve-
ment hygiéniste et à la volonté de moraliser la publicité, c’est-à-
dire de lui extirper ses allusions animistes, érotiques et magiques.

39
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Vendre des produits « magiques » apparaît ainsi de plus en


plus contradictoire, à mesure que la publicité se modernise en se
dotant d’un appareil d’évaluation scientifique qui intègre la so-
ciologie, la psychologie ou encore la statistique et prétend à une
forme de positivisme scientifique. Cette contradiction entre ma-
gie et science est posée à l’échelle nationale en août 1911, lors de la
convention de la plus grande association de publicitaires, les As-
sociated Advertising Clubs of America [AAAC], dans laquelle 2 260
représentants se réunissent pour discuter de la question de la « vé-
rité » et du professionnalisme. La convention va déterminer un ac-
cord : la praxis des publicitaires doit être changée, ce qui donne
lieu au « mouvement pour la vérité dans la publicité »48. Pris dans
son ensemble, ce moment concrétise l’aboutissement de la troi-
sième phase d’Herbert Hess, c’est-à-dire « la phase scientifique »
où la publicité est définie comme la promotion d’un fait véritable,
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expurgée de tout mensonge.

Le National Vigilance Committee


L’articulation d’une codification juridique, de la constitu-
tion en un corps de métier et d’une forme d’éthique de la vérité
caractérise cette troisième phase qui se met en place. Après la
convention d’août 1911, le besoin de changement se fait si urgent
que John Romer, l’éditeur de Printers’ Ink, fait appel au célèbre avo-
cat New-Yorkais H. D. Nimes afin d’écrire un projet de loi bannis-
sant à jamais les publicités magiques49. Celui-ci écrit un long pa-
ragraphe qui se termine par l’avertissement suivant : « Toute as-
sertion, représentation ou affirmation de faits faux [untrue], falla-
cieux ou trompeurs, sera coupable d’un délit. »50 La qualification
de délit présente l’intérêt d’éviter un procès visant à prouver le
mensonge ou la tromperie et passe du niveau fédéral à celui, plus
local et pratique, des États. Plus important encore, la publicité
devient officiellement un régime de « faits », annonçant d’autres
développements dans le domaine des relations publiques. La loi
de H. D Nimes est introduite en 1913 dans quinze états et sa pre-
mière ratification a lieu dans l’état de l’Ohio la même année. Huit
ans plus tard, vingt-trois états ont ratifié cette loi affirmant que

48. Cf. Herbert W. Hess, « History and Present Status of the “Truth-in-Advertising” Mo-
vement As Carried on by the Vigilance Committee of the Associated Advertising Clubs
of the World », art. cit.
49. Depuis 1873, seul le General Postmaster (chancelier du courrier) a le pouvoir juridique
de censure sur les choses fausses et trompeuses, mais ce n’est qu’après-coup et selon
une longue procédure que le tort peut être effacé.
50. Daniel Pope, The Making of Modern Advertising, op. cit., p. 205.

40
le « faux » est étranger à la publicité. Afin que la loi soit réellement
appliquée, Romer suggère que les clubs locaux de publicités sur-
veillent, enquêtent et agissent en cas de plainte, ce qui donne lieu
à la création des « National Vigilance Committees », dont Herbert Conf
Hess fait l’apologie. Fondés sur le volontariat, ces comités de vigi- ron
lance ne sont pas très actifs jusqu’en juin 1915, lorsque le bureau ta
central reçoit un fond pour établir une équipe permanente et ré- tions
munérée. Nous trouvons alors plus d’une centaine de ces comités

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


dans tous les États-Unis.
Daniel Pope, dans son analyse du fonctionnement de ces co-
mités, remarque qu’en 1912, le bureau de Minneapolis enquête sur
192 cas et en blanchit 64, tandis que l’année suivante le nombre de
cas double. Au niveau national, nous passons de 1 800 cas en 1917
à 6 815 en 1921. Dans la majorité des cas, ce sont les patent medi-
cine, les fameuses publicités « magiques » qui sont visées. Ces co-
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mités de vigilance prendront officieusement le surnom de « Natio-
nal Better Business Bureau » [NBBB], jusqu’en 1925 où il s’officia-
lise sous ce nom. Du « National Vigilance Committee » au « Better
Business Bureau », c’est un véritable organe de normalisation et
de régulation qui se met en place entre 1911 et 1930, et qui s’en-
gage dans l’expulsion du mensonge dans la publicité. En d’autres
termes, il s’agit d’en finir avec la pratique magique des patent me-
dicine. Cependant et comme le dit Pope, « ceux qui décourageaient
la plupart du temps le mensonge étaient souvent ceux qui perfec-
tionnaient des moyens plus sophistiqués de persuasion »51. L’appa-
reil d’expulsion du mensonge dans la publicité était un outil des
publicitaires pour se débarrasser d’une « publicité anté-scienti-
fique » – pour reprendre la catégorie d’Herbert Hess – qui ne tirait
pas sa légitimité d’un régime scientifique et d’analyse positiviste
reposant sur des critères scientifiques de mesure, de statistique
et d’études psychologiques52. À cet égard, Edward L. Bernays fait
encore une fois office de pionnier puisqu’il introduit la psychana-
lyse, les théories freudiennes dans sa pratique d’influence, et en
fait sa marque de fabrique53.

51. Ibid., p. 226.


52. Cf. Daniel J. Robinson, The Measure of Democracy, op. cit. Ainsi que le chapitre 3 de Da-
vid M. Ricci, « The Contradictions of a Political Discipline », in The Tragedy of Political
Science, op. cit, p. 57-96
53. Sandrine Aumercier, « Bernays, agent de Freud », Le Coq-héron, vol. 194, № 3, 2008,
p. 69-80. Une grande partie de mon mémoire de master 2 dresse un bilan des interac-
tions entre Sigmund Freud et Edward L. Bernays : Souza de Cursi Hugo, Au tribunal de
l’Opinion Publique, 1919-1929 les débuts du premier cabinet de relations publiques « Edward L.
Bernays », EHESS-Paris, non publié, 2014. Pour les interactions entre les familles Freud
et Bernays, cf. Katja Behling, Martha Freud, Paris, Albin Michel, 2006 ; Eva Weisswaller,

41
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2021

Edward L. Bernays, publicitaire freudien


Edward L. Bernays est né à Vienne en 1891 et mort en 1995 aux États-Unis.
La famille Bernays est la famille la plus proche de l’entourage de Sig-
mund Freud. L’épouse de Sigmund Freud, Martha, est la sœur d’Eli
Bernays, le père d’Edward L. Bernays. Quant à la mère de ce dernier,
Anna Bernays, c’est la sœur de Sigmund Freud.
Ce lien de parenté est important. Il est le lieu d’une relation singulière entre
Sigmund et Edward. Pour résumer brièvement, entre 1919 et 1925,
Edward L. Bernays s’installe comme seul interlocuteur valable pour
la diffusion des œuvres de Freud aux États-Unis. Leur relation est
complexe, cependant, jusqu’en 1924, Freud considère toujours son
neveu comme un agent digne de confiance, au détriment même de
son fidèle Abraham Brill. Ainsi, en octobre 1923, Freud déclare : « J’ai
clarifié auprès de tout le monde que je considère comme miens les droits
américains, et que tu dois être l’unique personne qui s’en occupe. »54 Très
intéressante, cette lettre nous apprend l’existence et l’intensifica-
tion d’une rivalité entre Ernest Jones (l’autre protégé anglophone de
Freud) et Edward L. Bernays. En effet, en 1919 est créé l’Internationaler
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Psychoanalytischer Verlag, maison d’édition indépendante vouée à la
publication de travaux psychanalytiques en Europe. Lorsqu’Ernest
Jones tente d’ouvrir une section en Angleterre, des lois promulguées
après-guerre interdisent la création de sections internationales. En
réponse, l’International Psycho-analytical Press est créée, informelle-
ment subordonnée à sa sœur viennoise. Cette branche anglaise sou-
haitait également s’occuper des parutions aux États-Unis, cependant
qu’elle se heurtait au refus de Freud, qui arbitrait en faveur de son
neveu. C’est ainsi que dans la lettre citée plus haut, il dit à Bernays :
« la Presse Internationale se trompe lorsqu’elle pense qu’elle a la possession
des droits américains. »55 Cette disposition de l’oncle permit à Bernays
d’avoir un soutien matériel pour asseoir son héritage culturel et le
publiciser. En même temps, Bernays était réellement dévoué à son
oncle, et celui-ci le reconnut très tôt56.
La reconnaissance de Freud permit à Bernays de fonder en 1924, par l’inter-
médiaire de sa compagne Fleischman, la section américaine de l’Inter-
national Psychoanalitical Foundation, basée au 565 de la Cinquième Ave-
nue, à New York. Freud lui-même pose le cadre d’action de cette ins-
titution, dans laquelle siègent bon nombre de psychanalystes connus,
parmi lesquels Sándor Ferenczi et Karl Abraham. De 1925 à la mort
de Freud, en septembre 1939, Bernays cède à Ernest Jones, mais il
restera un grand mécène pour la famille Freud, notamment pendant
la crise qui les frappe durement.

Les Freud. Une famille viennoise, Paris, Plon, 2006 ; Pour une histoire de la psychana-
lyse aux Etats-Unis, Cf. Nathan G. Hale, Freud and the Americans: the beginnings of psy-
choanalysis in the United States, 1876-1917, New York City, Oxford University Press, 1971.
54. LOC, Fonds Freud, Boîte 89, 10 octobre 1923, de Sigmund Freud à Edward L. Bernays.
55. Ibid.
56. Ainsi, Freud écrit « Je suis profondément touché par ton zèle désintéressé à ce propos, qui n’ap-
porte aucun profit d’aucune sorte et signifie simplement une aimable disposition de ta part à m’as-
sister, ton oncle, dans ces temps durs. » Ibid.

42
Tandis que Bernays et Fleischman s’occupent de la diffusion culturelle de la
psychanalyse, ils ouvrent le premier cabinet de Relations Publiques
à l’été 1923. Ils envisagent alors cette activité comme un prolonge-
ment de la psychanalyse et de la psychologie sociale. L’ouverture du
cabinet s’accompagne d’un livre manifeste, Crystallizing Public Opinion, Conf
publié sous le nom d’Eward L. Bernays. Il y affirme que le « Conseil- ron
ler en Relations Publiques est avant tout quelqu’un qui étudie. Son terrain ta
d’étude est l’esprit du public. »57 Cette étude, est-il précisé, est réalisée
à l’aide des méthodes empruntées à la psychanalyse, à la psychologie
tions

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


et à la sociologie. Dans un second article manifeste de 1928, « Mani-
puler l’opinion publique, le pourquoi et le comment »58, il clarifiera
sa méthodologie : « Il utilise les techniques de la statistique, les enquêtes
de terrain, et plusieurs méthodes pour choisir les faits et opinions en exami-
nant autant le public que les idées ou les produits dont il cherche à faire la
propagande. […] La sociologie contribue également à ses techniques. Les cli-
vages sociaux des groupes, l’importance des leaders de groupe, les habitu-
des de leurs suiveurs sont parties de la formation technique de son travail. »
Il sera alors en rupture avec la psychologie de Le Bon et le behaviourisme59
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et s’installe parmi les pionniers de ces disciplines émergentes de l’in-
fluence et de la communication, aux côtés de Gallup ou de Lazarsfeld.

La pratique du premier cabinet de relations


publiques : entre magie et science
Le fonctionnement de ces comités illustre un combat dans
l’usage stratégique de la vérité. Ce combat anime également le ca-
binet de relations publiques « Edward L. Bernays ». Je me propose
ici d’exposer les activités de ce cabinet pour que l’on comprenne
comment il participe de cette transformation.
Rétribué à hauteur de 2000 $ par mois60, le cabinet travaille
de 1927 à 1936 pour l’American Tobacco Company [ATC], détentrice
de la marque Lucky Strike. Si l’opération « féministe » Torches of
Freedom61 est demeurée célèbre, les efforts déployés pour trans-
former la cigarette en objet de santé, pour en faire en quelque
sorte un patent medicine scientifiquement prouvé, restent en re-
vanche méconnus.

57. Edward L. Bernays, Crystallizing Public Opinion, op. cit, p. 78-79.


58. LOC, ELB, Boîte I-422, « Manipulating public opinion, the why and the how », 6 mai
1928.
59. LOC, ELB, Boîte I-422, mass psychology and the consumer, septembre 1930, Boston. « Ce
sont avant tout les psychologistes de l’école de Freud qui révélèrent que beaucoup des
pensées et actions humaines sont des substituts compensatoires pour des désirs ayant
été obligés d’être supprimés. […]. Ce principe général, que les hommes sont très largement
mus par des motifs qu’ils réfrènent d’eux-mêmes, est aussi vrai des masses que de la psychologie
individuelle. Il est évident que le propagandiste qui souhaite réussir doit comprendre les véritables
motivations et ne pas se contenter des raisons que les hommes donnent pour ce qu’ils font. »
60. Soit l’équivalent de 28 000 $ d’aujourd’hui.
61. Cf. Larry Tye, The Father of Spin, op. cit.

43
ZILSEL
№8
FÉVRIER
2021

Entre septembre et décembre 1927,


le cabinet entame donc un long travail d’in-
fluence avec l’utilisation de la Medical Re-
views of Reviews, qui est placée dans le giron
d’Edward L. Bernays depuis 1914 – date à la-
quelle il rentre dans le comité éditorial62. Le
cabinet fait ainsi croire, via la revue scien-
tifique, que circule un questionnaire affir-
mant que certaines marques de cigarettes
ont des vertus curatives contre le mal de
gorge. Ainsi, en septembre 1927, des cen-
taines de médecins reçoivent une lettre de
la revue dans laquelle il est affirmé qu’une
telle chose n’est pas possible. Les lecteurs sont enjoints à se posi-
tionner : « N’êtes-vous donc pas d’accord avec nous qu’il est impos-
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sible pour un type de cigarette d’avoir un avantage quelconque par
rapport à toutes les autres concernant le soulagement ou l’irritation
de la gorge ? […] Votre opinion, avec celles d’autres, sera utilisé – à
moins que vous ne le souhaitiez pas – pour informer la profession
médicale au travers la presse médicale, et la presse populaire. »63
L’opération est habile puisqu’elle fait indirectement dire aux
médecins que toutes les cigarettes ont une possible vertu curative
et ouvre la voie à un discours médical sur la cigarette. L’appel à
l’éthique scientifique et médicale semble fonctionner puisque le
cabinet reçoit un grand nombre de réponses, toute affirmant ef-
fectivement qu’une vertu curative ne dépend pas d’une marque
en particulier mais bien des qualités d’un objet. Ceci permet à la
Medical Review of Reviews de s’installer à l’avant-garde de la lutte
contre les « misleading advertising ». Pour ce faire, la revue pu-
blie et publicise plusieurs tribunes en janvier et février 1928 aux
noms évocateurs tels que « Des médecins de premier rang répu-
gnent à être exploités et dénoncent l’usage pernicieux et injuste de
leur prestige dans les publicités pour le tabac » ou encore « Une re-
vue médicale lance une campagne de publicité pour “ débunker” 64
les campagnes publicitaires de l’industrie du tabac »65. Dans ces tri-
bunes, on lit que le problème n’est pas la cigarette mais le fait que

62. Edward L. Bernays, Propaganda, op. cit, p. 9.


63. LOC, ELB, boîte I-84.
64. L’expression est dans le texte original. On ne peut s’empêcher de rapprocher l’usage
de l’expression « débunker » de la part du cabinet de PR avec l’article récent de Foucart,
Horel et Laurens, « Faut-il débunker ces pseudo débunkers qui nous débunkent ? – Les
gardiens autoproclamés de la science », AOC, décembre 2020.
65. LOC, ELB, boîte I-85.

44
certaines marques se gaussent d’être plus curatives que d’autres,
et appellent à des débats sur les effets vertueux des cigarettes.
La tactique est redoutable : non seulement le cabinet « Edward L.
Bernays » se met à organiser l’instrumentalisation de la science, Conf
mais il en organise aussi sa contestation. Une méthode habile qu’il ron
usera tout au long de ses campagnes. Ainsi s’ouvre une large sé- ta
quence de travail d’influence afin de transformer la cigarette en tions
un artefact mi-hygiénique, mi-curatif à la manière des tablettes

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


RIPAN de Rowell, avec cependant la prétention à un discours po-
sitiviste et non magique.

The Office. Ou comment fonctionnait le cabinet


Avant d’être le « premier » Conseiller en Relations Publiques, Edward L. Ber-
nays codirige un cabinet de « Publicity Director », qu’il ouvre en 1919.
Le premier partenaire de Bernays était J. M. Thorsten, licencié de
manière expéditive par Bernays en personne le 30 juin 1924, suite à
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un désaccord à propos de la gestion d’un client66. Lorsque le cabinet
de publicité devient « Counsel on Public Relations », à l’été 1923, c’est
donc un trio à sa tête et non un duo.
On note que Fleischman est invisible des présentations officielles. Celle-ci
n’est officiellement partenaire que vingt ans après la création du cabi-
net, si l’on se fie aux quelques documents juridiques dont nous dispo-
sons. Un texte nommé « article de partenariat »67 annonce ainsi que
le couple, après avoir conduit ses affaires en partenariat uniquement
oral et sans aucune forme d’engagement écrit, s’entend désormais
pour le formaliser par écrit. Le nouveau partenariat se veut automa-
tiquement reconductible tous les ans, sauf dénonciation de l’une des
deux parties. Dans ce dernier cas, un délai de trente jours est obli-
gatoire. Le capital de départ est en proportion des gains, respectifs,
à compter du 31 décembre 1936. Ainsi Bernays investit 7 464,07 $
alors que Fleischman investit 6 234,73 $, ce qui témoigne d’un écart.
Ce qui justifie certainement la clause suivante : une fois le capital de
départ investi, tout le reste, profit et perte, doit être partagé de ma-
nière strictement égale. Spécification intéressante, l’article 5 indique
que toute entreprise lucrative ne doit être engagée que sous le nom
d’Edward L. Bernays, c’est-à-dire le nom de la firme du partenariat,
privilégiant ainsi le nom de son époux. Cependant, ce document ne
présente aucune signature, comme s’il était resté lettre morte. On
trouve en effet un certificat de partenariat signé, pour la première
fois, qu’en octobre 193968.

66. LOC, ELB, Boite I-8, le « beetchnut account », lettre du 19 juin 1924, de Edward Bernays
à J. M Thorsen.
67. LOC, ELB, Boîte I-506, « article of Partnership », daté du 1 janvier 1937.
68. LOC, ELB, Boîte I-506, deux documents identiques datent de ce mois, destinés à deux
agences notariales, l’un signé le 11 octobre 1939 et l’autre le 18 octobre 1939. Ils sta-
tuent : « Les soussignés certifient qu’ils conduisent ou échangent les affaires sous ac-
cord de partenariat sous le nom et la marque de EDWARD L. BERNAYS […] ».

45
ZILSEL
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FÉVRIER
2021

Lors de l’ouverture en 1919 du cabinet de « Publicity Director », Fleischman


est la première embauche à plein temps de Bernays. Pour 50 $ par
semaine, son rôle, d’après Cutlip, est d’être « écrivaine »69. Cepen-
dant, en décembre 1922, Doris Fleischman signe « Office Manager »
sur l’une de ses rares lettres d’alors70. Le fait qu’elle signe « Doris
E. Fleischman, Office Manager » laisse penser qu’elle avait également
un rôle de gestion interne du cabinet. Ce qui non seulement ren-
voie à l’opposition public/privé, où seul Bernays apparaît publique-
ment, mais laisse aussi penser que Fleischman eut très rapidement
une responsabilité interne importante. En témoigne cette lettre de
Bernays, le 5 octobre 1922, qu’il adresse à l’ensemble des membres
du Cabinet : « Ceci est une réitération des instructions faites il y a quelque
temps et signée par les membres de l’équipe – qu’aucun achat ne doit être fait
sans un papier l’autorisant, signé par M. Bernays ou Mademoiselle Fleisch-
man ou M. Thorsen. »71
Les fonctions d’« office manager », sont définies lorsque Kathleen Goldsmith
remplace Doris Fleischman, le 9 janvier 1923 : « Toutes les choses ayant
à voir avec le calendrier des nouvelles, fournitures, remplissages, téléphone et
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service de messagerie, systèmes, horaires, eau et serviettes, ainsi que toutes
les provisions du cabinet, seront gérées par elle. »72 À cette date le cabi-
net est composé – outre Bernays, J.M Thorsen et Fleischman – de
messieurs Leinbach, Mygatt, Galasi et mesdemoiselles Goldsmith
(qui devient plus tard une conseillère en relations publiques), Marks,
Natelson, Solkow et Marks Hr. Viennent s’ajouter en mars 1923, Mlles
Florence Marks, Mabel Kidston, Horton Maleston, payées 1 $ par
nouvelle placée dans un journal, Katherine Sproehnle, à 160 $ par
mois, et M. Ruffner, à 100 $ par semaine73. Plus tard, à une date in-
connue74, arrive Mlle Solodar, future secrétaire de Bernays. En 1923,
le cabinet se trouve avec un effectif de 16 personnes (puis 17), sans
compter les personnes associées, que Bernays embauche en péri-
phérie afin de conduire certaines recherches, comme son beau-frère
Murray C. Bernays ou encore Lucy Huffakers.
Ce sont les seules archives qui permettent de témoigner de l’organisation
du cabinet. Dès les années 1930, des procédures standardisées font
que tout est signé « Edward L. Bernays ». Il est alors bien plus diffi-
cile de connaître le fonctionnement interne du cabinet. Un seul do-
cument, daté de 1936, un « Payroll Diary »75, permet de constater
que 25 personnes sont payées annuellement comme employés par
le cabinet. Des extras sont comptabilisés occasionnellement égale-
ment, telles qu’Anna et Hella Bernays, les sœurs de Bernays. Après
cette dernière trace, nous ne trouvons plus rien.

69. Scott M. Cutlip, The unseen power: public relations, op cit., p 167.
70. LOC, ELB, Boîte I-5, circulaire du 26 décembre 1922, à propos de la promotion comme
Clerc d’un certain « Alfred ».
71. LOC, ELB, Boîte I-5, 5 octobre 1922, de Edward Louis Bernays à The Organization.
72. LOC, ELB, Boîte I- 5, 9 janvier 1923, de E.L.B et J.M.T.
73. LOC, ELB, Boîte I- 5, 30 mars 1923, de Kathleen Goldsmith à E.H. Marks.
74. Probablement en 1925.
75. LOC, ELB, Boîte I-500, diaries.

46
Parallèlement à ces opérations,
Edward L. Bernays demande à
son ami Henry Bern76 de fonder,
en novembre 1927, la Tobacco So- Conf
ciety for Voice Culture qui affiche ron
comme objectif de : « Réveiller l’ap- ta
préciation du public pour les nom- tions
breuses organisations commerciales

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


qui cherchent à nous faire du bien, –
et nous FONT du bien. » Le tract gé-
nérique couleur tabac est envoyé à
de multiples associations et débute
ainsi : « En ces temps de contrôle
dentaire, de natalité, d’alcool et d’ haleine77, nous souhaitons atti-
rer votre attention sur un nouveau mouvement – une CAUSE – peut-
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on dire une CROISADE ? » La brochure continue : « On nous dit de
manière quotidienne que nous devrions fumer des cigarettes NON
PAS parce qu’elles sont bonnes, mais parce qu’elles sont bonnes pour
nous ; que la cigarette n’est pas un plaisir mais un médicament […] ».
Le pamphlet conclut ainsi : « Ne pensez-vous pas que la cigarette est
un plaisir et non pas un médicament […] ? »78 Le pamphlet provoque
l’ire de certaines associations : le 30 novembre 1927 par exemple,
Henry Bern reçoit une réponse de l’Association of College Comics
of the East 79 qui décèle la propagande et affirme qu’elle fera tout
pour dénoncer l’association d’Henry Bern. Ce dernier lui répond
quelques jours plus tard : « Nous croyons au fait de fumer pour le
plaisir obscène, simple et pur que cela nous procure ! Nous en avons
assez de l’hypocrisie publicitaire qui prend une simple cigarette inof-
fensive et la place dans la pharmacie avec des médicaments ma-
lodorants, des gargarismes et tout le reste […]. Ne pensez-vous pas
qu’il est temps pour certains d’entre nous de se rebeller ? »80
Une telle manière grossière de faire de la propagande ne
peut être hasardeuse, l’agence détourne l’attention (une tactique
beaucoup utilisée par la suite) : en faisant exister une propagande
grossière fustigeant le fait que la cigarette soit un médicament, le

76. Henry Bern collabore régulièrement avec le cabinet. Il est le frère de Paul Bern, célèbre
producteur de Goldwyn-Mayer et très proche de Bernays. Leur amitié remonte à la Pre-
mière Guerre mondiale. Leur correspondance est disponible à la LOC, ELB, boîte I-113.
77. L’article fait référence à la Prohibition, au mouvement féministe et hygiéniste de contrôle
de la natalité très fort dans les années 1920 et au progrès des soins dentaires.
78. LOC, ELB, boîte III-26.
79. LOC, ELB, boîte III-26.
80. LOC, ELB, boîte III-26.

47
ZILSEL
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FÉVRIER
2021

but est d’insinuer l’idée que ceux qui agissent au nom des intérêts
privés du tabac ne sont pas du côté de la science et des médecins.
Il s’agit de focaliser l’attention sur une forme inélégante et qua-
si assumée de propagande tandis que le cabinet s’attelle secrète-
ment à transformer la cigarette en objet de santé. Le cabinet est
sur tous les fronts possibles.
En effet, à la fin des années 1920 et avec l’aide de plusieurs
docteurs, le cabinet s’attache à faire de la cigarette un objet de
cure contre la toux et de lutte contre le surpoids. Le cabinet de-
mande à des docteurs spécialistes du surpoids de rendre le plus
tangible possible le lien entre sucre et obésité (lien alors non avé-
ré), afin de pouvoir relancer le slogan « prenez une Lucky plutôt
qu’une sucrerie »81. Pour ce faire, il commence par collecter l’avis
de plusieurs scientifiques sur les causes de l’obésité en lançant
un immense questionnaire via un certain docteur Clarence Wil-
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liam Lieb. Ce dernier n’était guère un charlatan mais un associé
de l’hôpital Peter Brent Brigham de Boston et de New York, ainsi
qu’un membre de l’American Medical Association, qui tenait sous
le serment d’Hippocrate ses associés – ce qui ne l’empêcha pas
d’écrire des articles louant la santé des cigarettes82. Quelques an-
nées auparavant, Lieb avait écrit un livre, ou plutôt un réquisi-
toire contre les sucreries, nommé « Mange, bois et sois en bonne
santé » qui, évidemment, retient l’attention du cabinet de rela-
tions publiques, préoccupé à faire de la cigarette un médicament
contre l’obésité. Un document résumant les activités de l’agence
daté de 1929, nous apprend que le docteur Lieb a envoyé un ques-
tionnaire à bon nombre de professionnels de santé : « 123 profes-
sionnels de la santé, diététiciens et superintendants d’ hôpitaux […]
ont contribué à un symposium sur le sujet de la surconsommation
de féculents [« overeating » dans le texte original] et de sucreries
comme cause de maladie, mauvaise santé et surpoids. » De ce sym-
posium, le cabinet conclut que « les diabètes, intoxications intes-
tinales et indigestions sont causés par la surconsommation de fé-
culents et de sucreries »83. Un autre document nous apprend que
le cabinet a payé le diététicien Lulu G. Graves pour faire la même

81. LOC, ELB, boîte I-87. Le slogan existe depuis 1927. Le cabinet avait d’autres slogans
un peu plus fastidieux comme par exemple « the sweet tooth make the sour silouhette ». Il
existe une dizaine de slogans catégorisés comme « the sad sweet slogan » et qui parti-
cipent à une vaste offensive pour lier obésité et sucreries.
82. Le 4 janvier 1928, Bernays écrit au président de l’ATC : « Dr. Lieb a commencé l’article sans
aucun engagement de notre part. Si l’article est accepté par le forum, nous acceptons de payer
l’homme qui aide à écrire la différence entre ce que le magazine paye et 1000 $. »
83. LOC, ELB, boîte I-86.

48
chose : un memo de 192984 note que le docteur a écrit une lettre
aux « médecins diététiciens les plus distingués » pour attirer leur
attention sur le problème du surpoids et recueillir leurs différents
avis sur la question. L’auteur remarque ainsi qu’une centaine de Conf
réponses chaleureuses font état d’une corrélation entre obésité et ron
overeating. Dans le questionnaire85, l’avant-dernière question re- ta
tient l’attention : il y est innocemment demandé si la cigarette fe- tions
rait un bon substitut aux sucreries dans le cadre d’un régime ali-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


mentaire, introduisant ainsi cet objet comme une option scienti-
fique d’une possible cure.
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Document 2. LOC, ELB, boîte I-85.

En parallèle de la collecte d’avis professionnels, le cabinet demande


à ses agents scientifiques de placer des articles scientifiques dans
des revues de médecine, afin d’associer la cigarette à un remède
contre l’obésité86. En témoigne cet article nommé « En défense de
la dame nicotine »87, dans lequel on peut lire, sous la plume du doc-
teur Lieb : « Ces individus, parmi lesquels il y en a qui ont une réaction
spécifique88 contre le tabac – juste comme ceux qui ont une réaction
singulière contre les fraises où les concombres […]. »89 Selon Lieb,
un problème avec le tabac est donc identique à un problème avec

84. LOC, ELB, boîte I-86, A Symposium of the Diet Therapy of Overweight.
85. LOC, ELB, boîte I-85, cf. image 2.
86. Ibid.
87. Ibid.
88. Le terme technique employé par le médecin est « idiosyncrasie » que nous avons pré-
féré traduire plus simplement par « réaction singulière ».
89. Ibid.

49
ZILSEL
№8
FÉVRIER
2021

le concombre. En outre,
le 22 novembre 1928, le
cabinet demande à Lieb
sa signature pour placer
un court article dans le
New York State Medicine
Journal90. L’article com-
mence ainsi : « Trop fumer
peut éviter à une personne
maigre de devenir grosse
mais aucun médecin ne
voudrait plaider pour le
fait de trop fumer comme
un moyen de réduire le sur-
poids. Mais fumer, comme
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la médication de thyroïde,
possède ses mérites et peut
aussi bien être un adver-
saire qu’un allié dans l’as-
saut contre l’obésité. »91 Le
docteur Lieb n’est d’ail-
leurs pas le seul médecin
à effectuer une telle dé-
marche : le 5 décembre
1928, « Edward L. Bernays » écrit au docteur Fergus Butler qu’il
sera payé 500 $92 pour envoyer des lettres à un certain nombre de
docteurs, similaires à celle que le docteur Lieb écrivit. Fergus est
également payé pour diriger des recherches sur les méfaits de l’obé-
sité93, mais celui-ci résiliera brutalement le contrat le 8 mars 192994.
L’étendue du travail d’association entre la santé et la ciga-
rette – concomitant au travail de propagande à destination des
femmes – peut être évaluée en référence à la conscience profes-
sionnelle du couple Bernays/Fleischman qui, dans un mémoran-
dum daté du mois de janvier 1929 et adressé à George Washing-
ton Hill (le directeur de l’ATC), décrit les principaux axes d’ac-
tion du cabinet :

90. Ibid.
91. Ibid.
92. Soit 7124 $ actuels.
93. LOC, ELB, boîte I-85.
94. LOC, ELB, boîte I-87 : le docteur précise même « s’il vous plaît omettez l’utilisation de mon
nom de quelque manière que ce soit ». Les archives ne permettent pas de savoir le motif
exact de la résiliation, mais on peut deviner une certaine anxiété à se faire démasquer.

50
« Je vous liste présentement, pour votre attention, quelques
matériaux sur lesquels nous travaillons. Je le fais dans le
but que vous soyez au courant de ce que nous sommes en
train de faire : Conf
1—Les articles du World Work’s – nous attendons les réponses ron
2—Les articles sur le sucre et ses effets, du point de vue diété- ta
tique et d’économie domestique, écrits par Lulu Graves, pré- tions
sident d’ honneur de l’Association Américaine de Diététique.

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


Ces articles seront publiés dans le Modern Hospital, un jour-
nal influent, dans son domaine, en Amérique. Des copies se-
ront envoyées par Mademoiselle Graves à des journaux et
des magazines.
3—Le symposium de Charles Dana Gibson95 à propos des
formes minces et mis sous la forme d’un article et sera en-
voyé comme une brochure, par M. Gibson, aux journaux et
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magazines.
4—Un livre contenant les résultats de recherche de l’Académie
de Médecine de New York. Ce livre sera publié par la presse
de Medical Life et devrait apparaître bientôt. Cela sera en-
voyé avec une lettre aux éditeurs de journaux et sera utilisé
par vous pour une distribution générale.
5—L’article du docteur Lieb sur Dame Nicotine est désormais
en train d’être écrit par Lieb et Walsh, depuis que le Forum
a exprimé son intérêt à ce propos. Il sera soumis au forum
pour publication, comme requit par les éditeurs.
6—La brochure du Dr Butler, prenant les opinions de méde-
cins ayant répondu à ses questions, en tête de file sur la ques-
tion du sucre. Cela sera également publié dans la Presse de
Medical Life. »96

Ce mélange des genres paraît étonnant : d’un côté, l’on décèle une
tentative d’user de la science, de faire advenir une vérité scienti-
fique par des méthodes de manipulation inédites ; de l’autre, l’ob-

95. Charles Dana Gibson est un célèbre dessinateur américain. Il fait ses premiers pas dans
la propagande lors de la Première Guerre mondiale. Un ministère de l’information inti-
tulé Committee on Public Information [CPI] est alors créé par ordre exécutif en avril 1917
et Gibson devient chef du département nommé Pictorial Publicity. Il y rencontre Edward
L. Bernays qui dirige la section Latin-America de l’Export Bureau. Les deux ne cesseront
de collaborer par la suite. Il n’existe à notre connaissance qu’une seule étude consé-
quente de la CPI : James R. Mock et Cedric Larson, Words that won the war, Princeton,
Princeton University Press, 1939. Les autres publications son des résumés de celle-ci,
tel que Alan Axelrod, Selling the Great War: the making of American propaganda, New York,
Palgrave Macmillan, 2009.
96. Ibid., le 14 janvier 1929, de Edward L. Bernays à George Washington Hill.

51
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FÉVRIER
2021

jectif final est de faire promettre une guérison quasi miraculeuse


et une transformation de son corps, une capacité de transforma-
tion qui tombe dans le registre « magique » des Patent medicine.
Cela n’échappe pas au NBBB, qui flaire quelque chose très rapide-
ment. Dès que l’on touche au domaine de la santé, l’organe est par-
ticulièrement vigilant puisque c’est essentiellement dans ce sec-
teur que les publicités magiques existent. On retrouve en effet le
schéma classique des publicités visées par le comité de vigilance.
En décembre 1928, le docteur Lieb reçoit un long question-
naire du NBBB qui commence ainsi : « D’après ce que nous avons
compris, vous avez écrit à un certain nombre de docteurs à propos
du surpoids et des causes de son existence. Nous avons reçu des de-
mandes d’informations à propos du questionnaire que vous avez
distribué, et nous venons nous renseigner auprès de vous plutôt que
d’obtenir ces réponses par des sources extérieures. »97 Derrière cette
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menace à peine voilée, le NBBB souhaite clairement faire une en-
quête afin de cerner la réalité de l’action du docteur Lieb. La ving-
taine de questions posées tente à la fois de saisir un profil, de le
situer géographiquement dans un réseau, d’expliciter les buts et
causes d’un tel geste ainsi que de comprendre quels effets sont at-
tendus. Il semble que le questionnaire envoyé soit générique, té-
moignant d’une procédure routinière pour le NBBB.
Lieb, qui ne souhaite sur-
tout pas être démasqué, demande
au cabinet comment réagir et re-
çoit une réponse deux jours après
la réception du questionnaire98.
La recommandation est simple :
prétendre agir au seul nom de
la science. C’est ainsi que le jour
même, le docteur Lieb répond au
NBBB une lettre soufflée par le ca-
binet : « Dr Lieb collecte constam-
ment du matériel sur des sujets mé-
dicaux pour les utiliser dans ses
articles, et ses écrits en général. »99

97. LOC, ELB, boîte I-85, 10 december 1928.


98. Ibid.
99. Ibid., cf. Document 3.

52
Conf
ron
ta
tions

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


Document 3. LOC, ELB, boîte I-85.
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L’enquête ne va pas plus loin et le NBBB échoue à démasquer réel-
lement l’entreprise de relations publiques qui continue impuné-
ment ses opérations jusqu’en 1936 et va même encore plus loin
puisque « Edward L. Bernays » fait attester le fait que les ciga-
rettes ne sont pas cancérigènes. Cette affirmation est avancée au
terme de deux jours de recherche bibliographique. En avril 1929,
sur les recommandations d’un certain Docteur Victor Robinson,
le cabinet propose au docteur Paul Luttinger100 de travailler pour
le cabinet. Aussi, deux jours après, « Edward L. Bernays » écrit au
président de l’ATC :
« Dr Paul Luttinger […] est en train de faire une étude de la bi-
bliographie sur la cigarette et le cancer, au tarif de cinq dol-
lars pour l’ heure. Il m’a dit que ses recherches et expériences
montrent que la cigarette n’a aucune relation avec le can-
cer. Je suis également en train de tenter de m’assurer une dé-
claration de sa part selon les lignes discutées avec vous. »101
Cependant, entre le 14 et le 16 janvier 1929, Luttinger précise
qu’étant souffrant, il doit arrêter les investigations102. Dans le même
temps, il envoie un document visiblement gênant car « Edward L.
Bernays » annonce à Hill qu’« [il a] reçu cette lettre du Dr Luttinger
aujourd’ hui, et cela est intéressant pour vos documents, pas pour
la publication en revanche. »103 Le cabinet ne reste pas longtemps
sans autres informations sur le rapport entre santé et cigarette

100. LOC, ELB, boîte I-87.


101. Ibid.
102. Ibid.
103. Ibid.

53
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2021

puisque le 9 juin 1933 le docteur Lieb écrit une lettre à propos du


monoxyde de carbone contenu dans la fumée des cigarettes : les
fumeurs en ont jusqu’à 3 fois plus dans le sang104. Cette informa-
tion, parue le 13 mai 1933 dans le Journal of the Medical Associa-
tion, n’empêche pas le cabinet de continuer jusqu’en 1936 son tra-
vail avec l’ATC. Cependant, il est clair qu’il faut désormais empê-
cher un tel savoir de se répandre ; semer le doute et entretenir la
corruption de médecins de complaisance résumera la longue his-
toire des entreprises de tabacs jusqu’à très récemment105.
Ainsi, tout au long de son travail avec son employeur, l’agence
tente de sécuriser des assertions médicales à propos de la ciga-
rette, notamment à l’aide d’un médecin ; le même qui la prévint
en 1933. Il semble que la pratique des relations publiques troque
une sorcellerie contre une autre. Si le NBBB expulse les patent me-
dicine des pratiques publicitaires, il n’empêche que celles-ci conti-
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nuent de suivre les principes de la santé et de l’abondance. Bernays
est à la fois une rupture et une continuité ; continuité car il tente
de transformer son objet en vertu de soin, de beauté, en pulsion
d’abondance et rupture parce qu’il établit un véritable « trafic de
vérité »106 pour reprendre l’expression de William James. Un tra-
fic qui ne sera pas accepté aussi facilement et qui va provoquer
un intense débat sur la légitimité ou non d’un tel pouvoir, comme
nous allons le voir dans cette seconde partie.

Le débat sur la « Grande Société »


L’essor des pratiques d’influences provoque un certain nombre
de conflits et de débats dans lesquels les élaborations théoriques
d’Edward L. Bernays méritent d’être examinées de plus près. Aux
États-Unis, l’entre-deux-guerres est le théâtre d’une polémique sur
la nature de la démocratie et le rôle des métiers de l’influence qui
se structurent alors107. Tandis qu’il travaille pour l’American To-
bacco Company, Bernays s’engage dans un débat intense sur la na-
ture de la démocratie, qui, dans les termes qui sont les siens, est en

104. LOC, ELB, boîte I-97. Le Monoxyde de Carbone était déjà identifié comme un gaz très
dangereux.
105. À ce propos, cf. Robert Proctor, Golden holocaust, op. cit.
106. William James, Le pragmatisme, trad. de Nathalie Ferron, Paris, Flammarion, 2010, p. 148.
107. Le livre J. Michael Sproule, Propaganda and Democracy, op cit., retrace les grandes veines
de ce débat, y compris la parole d’Edward L. Bernays. Cependant il n’établit aucun lien
entre le pragmatisme et Walter Lippmann, et d’autre part, ne prend pas en compte la
transformation même de la notion de « vérité » mais plutôt celle de « propagande ».

54
même temps une dé-
fense de son nouveau
métier. Il apparaît alors
que le questionnement Conf
sur la nature de la dé- ron
mocratie et de la vérité ta
est consubstantiel à la tions
fondation des relations

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


publiques.
Bernays propose de repenser le rôle de l’opinion publique
dans une société où l’on est obsédé par sa mesure dite « scienti-
fique » et sa manipulation technique108. Les bouleversements so-
ciaux de l’époque, notamment la naissance du marché de masse,
les nouvelles formes de travail, la nouvelle centralité de la publi-
cité et de la propagande dans la vie quotidienne, forcent les in-
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tellectuels de l’entre-deux-guerres à repenser la démocratie et la
place de l’individu. Comment l’opinion publique fonctionne-t-elle ?
Quelle démocratie émerge d’une société aussi fragmentée où la
vérité semble être facilement manipulable ? Qu’est-ce donc que
la vérité ? Peut-elle encore être une chose partagée de tous ? Ber-
nays s’approprie ce questionnement sur la vérité pour défendre
sa pratique et la relier à la démocratie. Il est loin d’être seul à le
faire. Ces deux thèmes traversent les grands intellectuels améri-
cains de l’époque comme John Dewey, William James ou encore
Walter Lippmann, qui contribuent tous à une refonte de la théo-
rie de la démocratie à l’aune du critère de vérité109.
Les philosophes pragmatistes qui se penchent sur la na-
ture de la démocratie nous intéressent particulièrement car ils ali-
mentent un fil que Bernays tire à son avantage. On dépeint souvent
Bernays comme un adepte de Lippmann110, et ce dernier comme
héritier du pragmatiste William James111. En effet, tandis que

108. Cf. notamment Edward L. Bernays, « Manipulating Public Opinion : The Why and the
How », American Journal of Sociology, vol. 33, № 6, 1928, p. 958-971. Ou encore, plus tard,
«The Engineering of Consent », The ANNALS of the American Academy of Political and So-
cial Science, vol. 250, № 1, 1947. Cf. également l’excellent résumé historique en deux vo-
lumes de Joëlle Zask, L’opinion publique et son double, Paris, L’Harmattan, 1999.
109. Pour une généalogie précise du débat Lippmann/Dewey et de ses conséquences, cf. Bar-
bara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.
110. Voir l’introduction de Normand Baillargeon au livre d’Edward L. Bernays, Propaganda,
op. cit., p. 5-25.
111. Ronald Steel, Walter Lippmann and the American Century, New Brunswick, Transaction,
1999.

55
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Dewey et James tentent d’élaborer des réponses112, le célèbre po-


lémiste Lippmann écrit également deux livres sur le sujet113 afin
d’établir un diagnostic sans partage sur la démocratie américaine114.
Bernays s’inspire de ce débat pour fonder sa pratique profession-
nelle au sein du cabinet de relations publiques115. Ce que je propose
d’expliquer à partir de trois débats qui eurent cours dans la période.

Premier débat :
le pragmatisme contre l’idéalisme absolu
Entre 1890 et 1920, un débat philosophique intense a lieu
entre des philosophes britanniques et les pragmatistes améri-
cains116. Parmi ces discussions, celle entre les tenants de l’idéa-
lisme absolutiste britannique (représenté par Francis Herbert
Bradley117) et les pragmatistes américains (William James et John
Dewey) intéressent particulièrement notre recherche118. Le débat
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porte sur la nature de la vérité et ses critères, et s’inscrit dans la
controverse sur la « relativité de la connaissance »119.
Dewey intervient dans plusieurs articles afin de contrer
Bradley, notamment dans « Le critère intellectualiste de la vérité »
paru en 1907 dans la revue Mind 120 – un des lieux principaux de la
polémique. L’article est particulièrement clair et se pense comme
une introduction à la pensée des pragmatistes. Dewey y affirme
que la vérité possède avant tout un sens pratique et qu’on ne peut
distinguer la vérité que l’on trouve, de l’expérience que l’on fait.

112. Cf. James Livingstone, Pragmatism and the Political Economy of Cultural Revolution, 1850-
1940, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1994 ; Robert B. Westbrook, De-
mocratic Hope: pragmatism and the politics of truth, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ;
Louis Menand, The Metaphysical Club: a Story of Ideas in America, New York City, Straus
and Giroux, 2007.
113. Walter Lippmann, Public Opinion, New York City, Free Press Paperbacks, 1997 ; Walter
Lippmann, Le public fantôme, trad. de Laurence Decréau, Paris, Demopolis, 2008.
114. Un diagnostic auquel Dewey répondra en 1927 dans Le public et ses problèmes. John Dewey,
Le public et ses problèmes, trad. de Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 2010.
115. Edward L. Bernays interviendra souvent dans le débat public mais deux livres peuvent
être retenus : Crystallizing Public Opinion (1922) et Propaganda (1927).
116. À ce propos, lire Timothy L. Sprigge, « James, Aboutness, and his British Critics », in
R. Putnam (Ed.), The Cambridge Companion to William James, Cambridge Companions to
Philosophy, p. 125-144.
117. Pour une présentation claire : Jean-Paul Rosaye, F. H. Bradley et l’idéalisme britannique.
Les années de formation (1865-1876), Arras, Artois Presses Univ., 2012.
118. Pour une étude complète de ce débat cf. Timothy L. Sprigge, James and Bradley: Ameri-
can truth and British Reality, Chicago, Open Court, 1993.
119. Pour un résumé clair cf. p. 129-190 de Jean-Paul Rosaye, F. H. Bradley et l’idéalisme britan-
nique, op. cit.
120. John Dewey, L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie contem-
poraine, trad. de Lucie Chataigné Pouteyo, Claude Gautier, Stéphane Madelrieux, Pa-
ris, Gallimard, 2016. Les articles de Bradley de la revue Mind sont disponibles dans
F. H. Bradley, Essays on Truth and Reality, Whitefish, Kessinger, 2007. Cf. notamment les
chapitres IV et V, entièrement contre le pragmatisme.

56
Le geste épistémologique de Dewey est de prouver que vérifiabili-
té et vérité sont une seule et même chose que l’on prend par deux
entrées différentes, à savoir celle des moyens et celle des fins121. La
vérité est fondée par ses conséquences sur nos conduites et il s’agit Conf
alors de ne pas confondre hypothèse et vérité car une vérité doit ron
être vérifiée sous peine de rester une hypothèse. Une loi physique, ta
même la plus audacieuse, est vouée à n’être qu’une simple hypo- tions
thèse si elle n’a pas de conséquences pratiques ou n’est pas véri-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


fiable. Le critère de la vérité ne réside donc pas dans la capacité
de penser – activité par ailleurs impossible à séparer du reste des
activités humaines –, mais bien dans sa capacité à apporter une
solution ou d’opérer dans la réalité. Comme le suggère en ce sens
Dewey, « La capacité à opérer de cette manière est l’épreuve, la me-
sure, le critère de sa vérité. D’où l’on voit que le critère est pratique
dans le sens le plus évident de ce terme » 122.
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James lui-même établit dès les années 1890 une théorie de
la connaissance anti-idéaliste et indexée aux contextes et procé-
dures de vérifications. « Connaître un objet signifie aboutir à lui à
travers un contexte que le monde fournit »123 déclare-t-il en 1895
à L’American Psychological Association. Ainsi existe-t-il, selon lui,
« une chaîne d’intermédiaires physiques ou mentaux qui relient la
pensée à la chose »124 et qui font office de « monde ». Plus encore, il
existe une pluralité de ces chaînes et contextes, et donc une plu-
ralité de mondes et de vérités. Rien n’est absolu et toute vérité est
dynamique et obéit à l’expérience. Chez James, la vérité est indexée
à une série de procédés de vérifications, de raisons utiles et d’évé-
nements, d’objets qui nous conduisent ou auxquels nous sommes
conduits ; de ces relations et expériences, notre perception de la ré-
alité est sans cesse négociée, altérée ou au contraire renforcée. La
condition de prendre pour véritable quelque chose est que cela soit
« vérifié », ce qui inclut une action, une procédure dans laquelle la
vérité se forme et se solidifie à postériori car vérité et procédure de
vérification coïncident125, comme c’est le cas chez Dewey. Cependant,
ainsi que le remarque James, si nous passions notre temps à véri-
fier effectivement toutes les vérités, nous deviendrions fous, c’est
pourquoi le fait d’avoir la possibilité de vérifier sans forcément

121. John Dewey, L’influence de Darwin sur la philosophie, op. cit., p. 131.
122. Ibid., p. 139.
123. William James, La signification de la vérité. Une suite au « Pragmatisme », Lausanne, Ed. An-
tipodes, 1998, p. 53.
124. Ibid.
125. William James, Le pragmatisme, op. cit, notamment la sixième leçon « Théorie pragma-
tiste de la vérité ».

57
ZILSEL
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le faire, rend également tan-


gible une vérité. Ainsi, si je
ne suis jamais allé en Inde,
nous dit James, je sais pour-
tant qu’il y a des tigres parce
que le contexte agissant sur
cette connaissance me per-
met d’avoir confiance en ma
source – je l’ai, par exemple,
lu dans un livre scientifique
ou un journal. La vérité est donc un mouvement permanent, un
cycle qui dépend de mediums. Si l’on affirme une connaissance
réglant notre conduite et que l’on s’en trouve satisfait concrète-
ment, alors la connaissance affirmée se trouve vérifiée et passe du
statut d’hypothèse à celui de vérité, jusqu’à ce qu’une contradic-
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tion apportée par une nouvelle situation nécessite une redéfini-
tion des termes. Contrairement à l’idéalisme, ici la contradiction
n’est que le signe du mouvement de la vérité et de ses médiums,
non son impossibilité ontologique.
Le cabinet de relations publiques s’appuie sur une telle épis-
témologie pour fonder son action : vérité et vérifiabilité ne font
qu’un et le vrai ne s’organise alors qu’à travers des intermédiaires
auquel les citoyens font confiance : médecins, figures publiques,
meneurs d’opinions, etc. Cependant avant de parler directement
de la façon dont le cabinet pense la vérité, il semble important de
voir comment une telle philosophie est prise et transformée au
contact de Lippmann, qui est la véritable courroie de transmis-
sion entre le pragmatisme et Edward L. Bernays.

Walter Lippmann et John Dewey :


le second débat sur la démocratie et la vérité
Cette vision d’une vérité dynamique et fondée sur des cri-
tères immanents à l’expérience est partagée par Walter Lippmann,
qui suit les enseignements de James à Harvard, où il entre en 1906126.
Lippmann est alors un jeune et brillant réformiste, fondateur du
Harvard Socialist Club, qui compte une cinquantaine de membres
en 1909. Le groupe se rencontre deux fois par mois et organise des
débats et manifestations culturelles. Lippmann se fait connaître
de James pour sa verve et entre les deux commence alors un riche
échange d’idées qui aboutit à des rencontres hebdomadaires chez

126. À ce propos, je renvoie à Ronald Steel, Walter Lippmann and the American Century, op. cit.

58
le philosophe durant l’année 1908127. L’expérience de la première
guerre mondiale128 et les défis politiques et sociaux le transforment
profondément et le poussent à intervenir par des ouvrages. De-
venu journaliste, il entend répondre à divers questionnements, Conf
parmi lesquels un problème qui nous intéresse tout particulière- ron
ment : lorsque l’on part du principe que la vérité est fournie par ta
des intermédiaires auxquels nous nous fions en tant qu’ils garan- tions
tissent la vérifiabilité de la vérité, et que ces intermédiaires sont

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


ces nouveaux médiums de communication, quels en sont les consé-
quences ? Son livre, Public Opinion (1922), tente d’y répondre en
s’ouvrant par un cas d’étude mettant en scène ces différentes pro-
blématiques. Lippmann imagine une île fort lointaine à la veille
de la Grande guerre, dans laquelle cohabitent allemands, anglais
et français et où les nouvelles ne parviennent qu’à intervalle de
soixante jours, si bien que l’on apprend la survenue de la guerre
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que six semaines après sa déclaration. Dès lors :
« Pendant six étranges semaines, ils avaient agi comme s’ils
étaient amis plutôt qu’ennemis. Mais leur situation n’était pas
si différente de la plupart des populations d’Europe. Sur l’île,
on se trompa pendant six semaines, sur le continent, l’inter-
valle aura pu être de seulement six jours où six heures. Il y
avait un intervalle. Il y avait un moment où l’image de l’Europe,
dans laquelle les hommes étaient en train de conduire leurs
affaires comme d’ habitude, ne correspondait en aucun cas
à l’Europe qui était sur le point de bouleverser leurs vies. »129
Moralité : jamais l’image que nous nous faisons de notre monde
ne correspond à son exacte réalité, parce que nous ne pouvons
en avoir qu’un point de vue partiel. Qu’en est-il de la vérité quand
la pluralité des expériences (et des vérités qui y correspondent)
que chacun fait du monde ne correspond jamais à sa complexi-
té « objective » ? Si le critère de la vérité repose sur l’expérience,
qu’en est-il du vrai lorsque cette expérience même est facilement
manipulable sous l’effet de la propagande ? Ce sont ces questions
qui hantent Lippmann et la parabole sert d’illustration à sa thèse
principale selon laquelle notre accès au monde ne peut se faire que
par l’intermédiaire d’un « pseudo-environnement »130, qui réduit

127. Ibid., p 17.


128. Lippmann rentre en 1917 dans l’administration de Wilson, comme coordinateur char-
gé d’élaborer la politique extérieure américaine. Il fréquente ainsi le Committee on Pu-
blic Information, ministère de la propagande dirigé par George Creel et dans lequel Ed-
ward L. Bernays travaille.
129. Walter Lippmann, Public Opinion, op. cit., p. 3.
130. Ibid., p. 10.

59
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son immense complexité à une image mentale saisissable pour


chacun131. Ce pseudo-environnement est le contexte fournit par
les mediums, le journal par exemple. Or, la vérité est indexée à ces
mediums qui fournissent le contexte du monde. Par exemple, es-
time Lippmann, la presse ne fait que relater des nouvelles et des
faits, et ceux-ci ne peuvent se confondre avec « la vérité », parce
qu’elle est ce que l’on dit à propos de ces faits. On retrouve encore
ici l’influence de James, qui dans sa célèbre sixième leçon « Une
conception pragmatiste de la vérité »132 affirme que « les vérités
émergent des faits, mais elles replongent au sein des faits et s’ajoutent
à eux, lesquels à leur tour créent ou révèlent (peu importe le terme)
une vérité nouvelle, et ainsi de suite. Cependant les faits eux-même
ne sont pas vrais, ils sont simplement »133 Lippmann dira par ail-
leurs que « les nouvelles et la vérité ne sont pas une même chose et
doivent clairement être distingués »134. Pour ce dernier, il est donc
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clair que la vérité est l’image mentale qu’une personne se construit
à partir des faits reliés entre eux. Lorsqu’ils ne concernent pas le
donné sensible de la personne, ces faits sont la plupart du temps
reportés et donc reconstruits, par les médiums de la communica-
tion. Ici réside le danger car quiconque est capable de manipuler
ce processus d’enregistrement et de diffusion des faits, devient ca-
pable de produire le réel. L’exemple de Bernays et des cigarettes
est, en ce sens, très éclairant : en tentant de rendre factuel le fait
que les cigarettes soignent à travers l’usage du régime de véridic-
tion scientifique, Bernays se rend partiellement capable de pro-
duire une version alternative de la réalité.
La facilité avec laquelle peuvent être manipulés les publics
est le point de départ du second livre de Lippmann, qui repense
la place des publics dans la nouvelle démocratie et y relève une
contradiction en acte : l’idée que la presse – et de manière gé-
nérale la liberté de communication telle qu’elle s’organise dans
les sociétés de masse – est censée produire une forme d’expres-
sion de l’opinion publique, instance souveraine de la démocratie.
Suivant le raisonnement pragmatiste, Lippmann affirme qu’une
telle conception est fictive, voir irréaliste car le monde est pluriel,
comme ses vérités135. Personne ne possède de vérité absolue car

131. Lippmann inventera ainsi le néologisme de stéréotype pour décrire cette situation. Cf.
Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », op. cit., p 57.
132. Cf. William James, Le pragmatisme, op. cit.
133. Ibid., p. 233.
134. Walter Lippmann, Public Opinion, op. cit., p 226.
135. Il déclarera : « Contre ce pluralisme radical, c’est en vain que les penseurs ont argumentés. […]
Mais nous, nous n’espérons plus découvrir d’unité susceptible d’absorber la diversité. » Walter

60
chacun a une relation singulière avec les faits. Il n’est donc per-
sonne pour avoir raison en dernière instance et c’est pour cela que
le propagandiste est nécessaire. Lui seul sait mobiliser l’opinion
publique en réduisant les faits et opinions diverses à une image Conf
mentale collectivement saisissable et fonctionnelle. Une mobili- ron
sation constante pour quiconque souhaite obtenir le soutien de ta
l’opinion publique dans le Grand Jeu de la démocratie. Lippmann tions
décrit et nomme cette pratique : « La transmutation d’une multi-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


tude de vœux en une volonté générale n’a rien d’un mystère hégélien,
comme l’ont imaginé tant de philosophes : c’est un art bien connu
des leaders, des politiciens et des comités. »136 Cela préfigure l’in-
tervention du cabinet de relations publiques dans les redéfini-
tions de la démocratie.
Lippmann nous invite donc à reconnaître que ce sont les
médiations communicationnelles qui nous donnent le contexte
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du monde, la multiplicité des faits. C’est dans cet interstice qu’agit
le propagandiste qui manipule, provoque les faits et organise le
discours sur les faits et la vérité, d’autant plus que l’opinion pu-
blique est facilement sujette à manipulation. C’est précisément
sur cette problématique que Dewey répondra deux ans plus tard à
Lippmann dans Le Public et ses Problèmes137. Son grand problème
est de répondre à une critique générale de la démocratie partici-
pative qui prend pour fondement l’essor des sciences psycholo-
giques et des études sur les foules et opinions publiques. L’essor de
ces nouvelles études scientifiques suit de très près l’importance
croissante des formes modernes de la publicité, dont les relations
publiques en sont un excellent témoin : Bernays fut un des pion-
niers dans l’introduction de la psychanalyse dans les pratiques
d’influences, se faisant ainsi le relais pratique d’une science qui
affirme que la plupart des comportements humains sont irration-
nels et obéissent à des motifs cachés, inconscients et souvent ré-
ductibles à des pulsions primaires. Depuis Gustave Lebon, cette
science affirme que les masses ont une logique comportementale
très écartée de la raison138. Or, sur la base de telles affirmations,
est-il possible de faire confiance à un public soi-disant éduqué et

Lippmann, Public Opinion, op. cit., p. 104.


136. Walter Lippmann, Le public fantôme, op. cit., p. 73.
137. Je me réfère à la lecture que fait Westbrook de Dewey dans la troisième partie de son
livre : Robert Brett Westbrook, « Toward the Great Community (1918-1929) », in John
Dewey and american democracy, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p. 231-374.
138. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, 2003. Sur
la réception américaine de ces théories, cf. Daria Frezza, The leader and the crowd: demo-
cracy in American public discourse, 1880-1941, Athens, University of Georgia Press, 2007.

61
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2021

capable de logique dès lors qu’il régresse à un stade primaire lors-


qu’il se change en foule ? La solution de Lippmann est d’éclipser
les publics et de s’en remettre à des experts, tandis que Dewey, en
accord avec la nécessité d’experts formés en science politiques et
capables de répondre aux problèmes modernes, refuse de laisser
l’opinion publique livrée à ce verdict. D’après le philosophe, les pu-
blics se forment lorsque les effets indirects de certains arrange-
ments ou faits sociaux se font sentir sur des personnes non concer-
nées139. Cependant, le public des années 1920 est amorphe car il
ne sait plus quelles sont les conséquences indirectes, ni mêmes
quelles sont les transactions indirectes qui se passent : en effet,
précise Dewey, les finalités produites par la société industrielle
sont invisibles – ce que Lippmann nomme « la Grande Société ».
La condition du retour d’un public à nouveau actif est que soient
à nouveau clarifiés et précisés ces liens invisibles de retombées,
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d’effets et d’interdépendances140.
Le pluralisme radical de Lippmann le pousse donc à renon-
cer aux grandes totalités comme « société », « volonté générale » ou
encore « nation »141, qui ne peuvent être vraies puisqu’elles subsu-
ment des volontés, des vérités et des réalités disparates. En l’ab-
sence d’un grand ensemble cohérent qui fonde la démocratie, com-
ment penser l’idée même de majorité, d’expression et souveraine-
té populaire, l’idée même de « société » ? Lippmann prend alors
une définition minimale : « Le nom donné à tous les ajustements
des hommes et de leurs affaires »142 .
Bernays reprend à son compte cette définition minimale.
Il affirme que les relations publiques agissent précisément dans
l’interaction entre les hommes et leurs affaires, et cela pour rendre
possible l’idée même de démocratie comme totalité. Il va même
plus loin en affirmant que les relations publiques sont une des
nouvelles sciences capables de répondre au problème posé en ces
termes par Dewey : « Par quels moyens le public impotent et amorphe
peut-il être organisé en une force politique efficace ? »143

139. Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », op. cit., p. 119.


140. Robert Brett Westbrook, John Dewey and american democracy, op. cit., p. 309.
141. Walter Lippmann, Le public fantôme, op. cit., p. 143.
142. Ibid., p. 152.
143. Robert Westbrook, John Dewey and american democracy, op. cit., p. 318.

62
Troisième débat : les relations publiques sont-elles
une science de la démocratie ?
Edward L. Bernays est largement influencé par Lippmann
dans ses productions théorico-empiriques, (en plus de le citer abon- Conf
damment, il lui dédicace son premier livre Crystallyzing Public ron
Opinion) et fait du métier de « Conseiller en Relation Publiques » ta
une réponse pratique au problème « d’organiser le chaos » démo- tions
cratique144. Toutefois, si les deux auteurs partagent la même ma-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


trice conceptuelle, ils diffèrent sur plusieurs points majeurs. Pre-
mièrement, alors que Lippmann tente un retour à l’objectivité et à
la réparation de la vérité dans Le Public fantôme, Bernays assume
le pluralisme jusqu’au bout en affirmant que seule la propagande
permet de faire exister les différents points de vue sans discrimi-
nation. Autrement dit, la démocratie n’existe que par ce que plu-
sieurs vérités peuvent exister. Deuxièmement, tandis que Lipp-
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mann pense que l’opinion publique n’est pas un sujet de première
importance, Bernays au contraire le redynamise et déclare que
son métier le remet au centre de la société. Troisièmement et en
corollaire du second point, Bernays conclut à la possibilité d’une
science experte en la conduite de l’opinion publique comme condi-
tion de la démocratie145 tandis que Lip-
pmann s’accommode du seul rôle des
experts techniques dans le processus
de décision. On peut l’attester à partir
de deux cas d’étude.
Le premier exemple concerne
un débat contradictoire entre Everett
Dean Martin146 et Edward L. Bernays,
intitulé « Sommes-nous victime de la
propagande ? » et paru en 1929 dans
The Forum147, une revue à diffusion na-
tionale très réputée de l’époque. Le se-
cond exemple, beaucoup plus privé, est
une rare théorisation que le cabinet de
relations publiques fait de lui-même et
qui lui permet d’offrir à l’ATC un service

144. Selon une expression de Edward L. Bernays lui-même dans Edward L. Bernays, Propa-
ganda, op. cit., p. 31.
145. Ce sera le propos de son livre Edward L. Bernays, Crystallizing Public Opinion, op. cit.
146. Penseur théologien et libéral de l’époque, il travaille sur la foule, le religieux et l’opi-
nion publique. Il a écrit plus de dix livres sur ces sujets.
147. LOC, ELB, boîte I-422. The Forum, mars 1929.

63
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alors inédit. Nous saisirons alors entièrement le lien direct entre


les réflexions sur la vérité de Lippmann et la pratique du cabinet.
La première section « Nos maîtres invisibles », d’Everett Mar-
tin, accuse Edward L. Bernays de manipuler et d’enrégimenter
l’opinion publique pour des intérêts particuliers et privés, d’exa-
cerber les pires pulsions des hommes et de les enfoncer dans le
mensonge et le spectaculaire plutôt que de les éduquer. En résumé,
d’agir à l’encontre des principes démocratiques et donc, contre la
démocratie. Everett Martin réfute par ailleurs l’idée que la pro-
pagande puisse servir de bonnes causes puisque le moyen en lui-
même est corrompu. Il affirme ainsi que « Le fait d’être sincère-
ment attaché à la vérité disqualifie quiconque pour une carrière
de propagandiste. »148 L’accusé répond dans une seconde partie,
« Notre dette envers la propagande ».
Tout d’abord, Bernays se présente à la fois comme « cher-
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cheur de vérité » [a truth seeker] et propagandiste, les deux rôles
coïncidant. Le propagandiste, comme il le définit, doit connaître
tous les faits qui forment une vérité avant d’agir. Surtout, ajoute-
t-il, « la difficulté du propagandiste, lorsqu’il plaide une cause, est
qu’il doit agir avec les faits, pas seulement abstraitement, mais de
la manière qu’ils apparaissent aux individus et aux groupes qui ré-
agissent émotionnellement »149. Dès lors, le véritable problème n’est
pas les faits mais la
singulière manière
que chacun a de se
rapporter à eux (on
retrouve ici une ar-
gumentation d’ins-
piration pragma-
tiste), de telle sorte
que la matière sur
laquelle le relation-
niste agit est le lien
émotionnel entre
les hommes et les
faits. Ce lien émo-
tionnel est, en ré-
alité, le lieu où se
situe la vérité rela-

148. Ibid.
149. Ibid.

64
tive de chacun (on retrouve ici la thèse que Lippmann développe
son ouvrage Public Opinion). Cette manière ouverte d’agir sur la
perception n’est pas mauvaise, poursuit Bernays, puisqu’il est vrai
qu’auparavant, seules les autorités détenaient ce pouvoir ; mais Conf
dorénavant la propagande démocratisée « laisse ouverte la vie pu- ron
blique dans laquelle la bataille pour la vérité peut être menée de ma- ta
nière juste »150. Cette bataille pour la vérité n’est donc rien d’autre tions
qu’une bataille de perception dans un monde pluriel et irrémédia-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


blement fragmenté. Ainsi, dans le règne démocratique, les rela-
tions publiques assurent le maintien de la démocratie en rendant
possible à chacun de s’influencer mutuellement, au contraire des
pays totalitaires. Grâce à la propagande, conclut Bernays, les mi-
norités peuvent enfin faire entendre leur voix.
Démocratie et propagande se trouvent ainsi superposées
dans l’argumentaire : plus la propagande est diffuse, mieux la dé-
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mocratie se porte car si tous les faits correspondaient rigoureu-
sement à une réalité objective, c’est qu’alors tous les humains se-
raient sujets d’une même vérité, d’une espèce de totalitarisme en
somme. La propagande est pour lui « une assurance contre l’auto-
cratie gouvernementale et contre la standardisation et la stagna-
tion »151. Si Lippmann et Bernays partagent le même problème, à
savoir que la démocratie semble bloquée, ce dernier fait de son
métier une solution à ce problème. Là où Lippmann souhaitait
que l’opinion publique ne devienne plus cette entité garante de
la démocratie mais simplement une spectatrice, Bernays en fait
le moteur, la condition première de toute entreprise, de toute ac-
tion dans le monde. Sans une opinion publique derrière, l’échec
est garanti pour quiconque souhaite agir en ce monde.
Ceci nous conduit au deuxième exemple où se jouent les
rapports entre faits et publicité, information et propagande. En
effet, cette divergence entre Lippmann et Bernays se traduit éga-
lement dans la pratique même du cabinet. Ainsi, dans Public Opi-
nion, Walter Lippmann définit une nouvelle comme un évène-
ment qui sort suffisamment de l’ordinaire pour être enregistré
par les journalistes152.

150. Ibid.
151. Ibid.
152. Walter Lippmann, Public opinion, op. cit., p. 215.

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Document 4. LOC, ELB, boîte III-6.

Or, une note (non datée) trouvée dans les archives de la compagne
et partenaire de Bernays, Doris Fleischman conteste précisément
cette définition de Lippmann :
« Définition de la nouvelle selon Lippmann : “ce qui sort de
l’ordinaire”.
Mauvaise philosophie – cela exclut les déviations significa-
tives et intéressantes de la normalité et la routine ordinaire.
Cela encourage la recherche et l’emphase du spectaculaire
et de l’événement-choc. »153
On trouve par ailleurs une continuité pratique entre la brève ré-
flexion de Fleischmann et un mémo de plusieurs pages (daté du
22 mars 1929) introduisant un plan de bataille pour l’ATC. Extrê-
mement révélatrice, cette note mérite d’être longuement citée154.
« Tout le monde reconnaît le fait fondamental que la publici-
té, de nos jours, est en compétition avec l’actualité des jour-
naux, pour l’intérêt du public. En conséquence, la publicité
doit être comme une actualité pour être lue. Elle doit être en
compétition avec les actualités du jour. »

153. LOC, ELB, boîte III-6. Cf. document 4.


154. LOC, ELB, boîte I-84.

66
Il existe donc deux puissances captatrices du public : les journaux
et la publicité. Toutes les deux bataillent pour l’attention du pu-
blic, même si la publicité classique ne possède pas cette qualité
d’être de l’actualité et n’agit donc pas dans le pseudo-environne- Conf
ment décrit par Lippmann dans Public Opinion. Ainsi, afin que la ron
publicité réussisse entièrement à capturer l’attention du public, il ta
faut qu’elle se fasse actualité – qu’elle se fonde dans la masse des tions
faits et exploite les déviations significatives de la normalité, pour

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


paraphraser Fleischman. C’est pourquoi :
« Il est recommandé que l’American Tobacco Company traite
toutes ses publicités simplement comme un journal quotidien
traite ses nouvelles, c’est-à-dire qu’elle doit donner l’espace à
ses publicités en fonction de la relative importance des idées
qu’elles contiennent. »
Le cabinet invite donc à traiter les prochaines publicités comme
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des nouvelles, à les traiter selon un ordre de grandeur factuel. La
publicité doit se transformer en fait pour avoir un réel effet. Le co-
rollaire est qu’« Edward L. Bernays » recommande une réforme du
département de publicité de Lucky Strike en « département d’ac-
tualité ». Dans cette perspective, un news editor mettrait au cou-
rant de manière continue le département de publicité à propos de
toutes les nouvelles ayant trait à la cigarette :
« Le département de publicité doit être organisé de telle sorte
qu’il doit avoir, dans tous les centres d’actualité à travers le
monde, des individus qui puissent agir rapidement en effec-
tuant des liens nouvelles-publicités entre l’American Tobac-
co Company et les protagonistes de l’actualité. »
De cette démarche pourrait naître un flot continu de publicités
plus ou moins intense, mais qui n’apparaîtrait pas comme tel par
la forme-actualité de cette dernière. Bernays continue en disant :
« Il est pressenti que des publicités de ce type, si elles s’accordent à
de réelles nouvelles, doivent avoir le même effet celui que l’actuali-
té possède. » Il précise quelques lignes plus loin : « Présentement,
aucune agence dont nous avons la connaissance ne coordonne sa
publicité avec l’actualité de cette manière. »
L’indistinction entre publicité et actualité est la véritable
marque de fabrique des relations publiques, formation intégrale de
l’expérience par laquelle les vérités émergent et replongent, pour
reprendre James. Il s’agit d’un véritable déplacement par rapport
à la publicité classique. Les relations publiques interviennent au
niveau des faits et du discours sur ces faits-là. C’est une machine
double qui, d’un côté, produit les circonstances permettant à une

67
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expérience de s’arrimer et d’ordonner un discours sur ces faits-là ;


et, de l’autre, produit des liaisons qui organisent une forme de vé-
rité. Le rôle de l’influence n’est pas tant de convaincre rationnelle-
ment, ni même de jouer sur un certain mécanisme de désir d’une
manière linéaire qui irait du publicitaire au récepteur, mais d’agir
sur l’expérience même que le sujet a du monde. Il n’est pas anodin
que le mémo cité plus haut soit accompagné du plan de bataille
pour la célèbre opération Torches of Freedom, une véritable tenta-
tive de produire un fait, une nouvelle censée résulter d’un mouve-
ment social féministe et supposé produire l’association d’idée se-
lon laquelle fumer équivaut à résister à la domination masculine.

***
Dans l’article « Manipuler l’opinion publique : le pourquoi et le com-
ment », paru en 1928 dans l’American Journal of Sociology 155, Ber-
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nays nomme cette technique la création de circonstances : « Très
souvent, le propagandiste est amené à créer des circonstances qui
guideront, dans la réaction désirée, la partie du public qu’il cherche
à toucher. »156 Il est remarquable de voir comment Bernays s’in-
sère dans un continuum démocratique. D’après lui, son métier
naît comme un support technique et pratique pour la démocra-
tie : « C’est une des manifestations de la démocratie que n’importe
qui puisse essayer de convaincre les autres et assumer le leadership
au nom de ses idées. »157 La suite de l’article est d’ailleurs très par-
lante : Bernays y enchaîne des exemples très divers de créations de
circonstances qui emmènent l’opinion publique sur une nouvelle
vérité, avant de conclure « C’est une ère de production de masse.
Dans cet âge, il doit également y avoir une technique de distribu-
tion de masses des idées. »158
Grâce au dépouillement inédit des archives du premier ca-
binet de relations publiques, nous avons établi la signification pra-
tique d’une telle affirmation. La « création de circonstances » se
traduit par un gigantesque effort d’altération des faits, par la ma-
nipulation de l’appareil scientifique en même temps que la redé-
finition même de la nature de la vérité. Il aura d’abord fallu lutter
contre les « pratiques magiques » de la publicité et lui inculquer
des critères de vérités « objectifs ». La pratique du cabinet est ain-

155. Edward L. Bernays, « Manipulating Public Opinion: The Why and The How », American
Journal of Sociology, vol. 33, № 6, 1928, p. 958-971.
156. Ibid., p. 961-962.
157. Ibid., p. 959.
158. Ibid., p. 971.

68
si consubstantielle d’une nouvelle relation entre vérité et démo-
cratie, qui ne cesse de faire débat comme je l’ai documenté dans
la seconde partie de cet article.
Dans son essai son essai sur la « faiblesse du vrai », Myriam Conf
Revault d’Allonnes159 remarque que les rapports « tourmentés » ron
entre ces deux notions ne sont pas nouveaux. D’Aristote à Ma- ta
chiavel, le débat entre la nature de la vérité et son meilleur régime tions
politique serait propre à la vie des hommes. Dans ses analyses épis-

Edward L. Bernays, la vérité et la démocratie


témologiques des phénomènes de « post-vérité » et de « faits-al-
ternatifs », l’autrice remarque ainsi que la convergence entre « la
transformation des vérités de faits en opinions et les conditions de
possibilité de la fabrication d’une réalité alternative »160 est le nœud
du problème. Un nœud d’autant plus coulissant que la politique
n’est ni le régime de la démonstration scientifique, ni celui du men-
songe absolu, mais le lieu d’un rapport ambigu entre le partage
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du vrai et du faux, un partage sensible propre à l’action politique.
Les vérités politiques fonctionnent en effet par consentement, et
le consentement naît de la friction et de la manipulation, de la ca-
pacité à mettre en doute les vérités acceptées.
Mais est-ce là une forme proprement politique ? Nous l’avons
constaté, dès les années 1920 existent les conditions d’émergence
d’une société, où l’indifférence à la vérité est la condition de pro-
duction d’une réalité « alternative ». L’existence de techniques de
manipulation « démocratique » capables de transformer, utiliser
ou produire des vérités de fait, ou même des vérités scientifiques161,
n’est donc pas si récente, et plutôt que de « capturer » ou « per-
vertir » nos systèmes démocratiques, elles leur semblent plutôt
consubstantielles. Pour le saisir pleinement, remonter les cou-
rants épistémologiques est insuffisant ; il faut, également, décou-
vrir les lieux où s’organisent la transmutation des vérités et des
opinions, « l’agnotologie en action »162. Cette même enquête nous
a permis de constater que les transformations épistémologiques
de la vérité s’adossent à un investissement massif des sciences
de la nature par les pratiques d’influences. Parce que les publici-
taires, au tournant du siècle, décidèrent de s’emparer du critère
de vérité, de la science, ils furent amenés à prendre au sérieux le

159. Myriam Revault D’Allonnes, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde com-
mun, Paris, Seuil, 2018.
160. Ibid., p. 95.
161. Cf. Naomi Oreskes, Erik M. Conway, Les marchands de doute, op. cit.
162. Mathias Girel, Science et territoires de l’ignorance, op. cit., p. 61. Il emprunte alors à R.
Proctor.

69
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résultat de leur action et recodifier leur pratique comme amenant


à une forme de vérité. C’est dans cette zone grise que s’élaborent
les premières manipulations systématiques de la science par les
grands cabinets d’influence.
À mesure que les pratiques d’influence se dotent d’une mé-
thodologie pensée comme neutre et objective, elles sont à même
de produire un discours de connaissance scientifique qui n’est
pas de la science mais qui en prend l’allure. Cette « indiscernabi-
lité »163 ne peut être brisée qu’en décrivant le cadre large de l’ac-
tivité dans laquelle cette connaissance et sa diffusion sont fabri-
quées. De sorte que le questionnement épistémologique sur la place
de la vérité, dans les systèmes politiques qui se revendiquent de
l’idéal démocratique, est d’autant plus renforcé qu’il est adossé à
l’enquête agnotologique.
Depuis quelques années et sous différentes formes, chacun
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(re)découvre que la politique n’est qu’un des immenses champs de
bataille de ces techniques publicitaires. Peut-être est-ce cela, au
fond, la véritable cause de cette indifférence à la vérité qui inter-
roge désormais. L’immense toile d’influence dans laquelle nous
sommes saisis est le fruit de milliers de tisseurs qui s’attellent à
transformer constamment des vérités en opinions et des opinions
en vérités. La réalité explose en milles fragments incertains, tan-
dis que chacun fait l’expérience sensible d’un monde en train de
s’étioler de désastres en désastres. Ainsi n’est-il pas étonnant que
le « complotisme » soit un des problèmes majeur de notre époque.
Nous vivons une crise de nos critères de vérité, faisant écho à celle
qui traversa Dewey, James, Lippmann, Fleischman, Bernays et tant
d’autres. Cependant, le débat ne porte plus sur les effets béné-
fiques ou non des pratiques d’influence pour nos sociétés démo-
cratiques, mais sur la compréhension de ces effets, dès lors que la
notion même de vérité devient un enjeu de la propagande et que
celle-ci s’empare de l’entièreté de notre réalité. Au-delà d’une ma-
nipulation de symboles, le cabinet s’est emparé de tous les dis-
positifs et mediums de production de vérité afin d’en jouer à sa
guise, à l’image du sorcier du croquis mis en exergue. C’est dans
ce sens qu’il faut comprendre les derniers mots d’Edward L. Ber-
nays à la fin de sa vie : « Nous ne trafiquons pas des images… Nous
trafiquons la réalité. »164

163. Ibid., p. 79-91.


164. Stuart Ewen, PR!, op. cit., p. 6.

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