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L'ÉTAT FACE AUX ILLÉGALISMES

Nicolas Fischer, Alexis Spire

De Boeck Supérieur | « Politix »

2009/3 n° 87 | pages 7 à 20
ISSN 0295-2319
ISBN 9782804105228
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politix-2009-3-page-7.htm
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L’État face aux illégalismes
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Nicolas Fischer et Alexis Spire

Résumé – Les contributions rassemblées dans ce numéro mettent en évidence la fécondité pour les
sciences sociales de la notion de « gestion différentielle des illégalismes », proposée il y a trente ans par
Michel Foucault. Elle est conçue ici avant tout comme une contribution aux sociologies contemporaines
de l’action publique : dans un contexte d’accentuation de la contrainte étatique pesant sur certaines popu-
lations, elle invite à étudier l’application différentielle des normes juridiques par les fonctionnaires char-
gés de qualifier et de sanctionner l’illégalité, sans se cantonner aux acteurs de la seule sphère judiciaire.
L’analyse de la mise en œuvre différenciée du droit suppose alors la prise en compte des dispositions et
de l’ethos professionnel des agents de l’État. Mais elle implique également d’envisager la gestion des
illégalismes comme un phénomène relationnel et collectif : l’action des fonctionnaires se déploie au sein
d’arènes locales ou d’autres acteurs sont susceptibles de se saisir du droit pour en négocier l’application.
Dans la même perspective, il est nécessaire de penser les pratiques de gestion des illégalismes et les
pratiques illégales elles-mêmes comme mutuellement constitutives, en les analysant conjointement.

Volume 22 - n° 87/2009, p. 7-20 DOI: 10.3917/pox.087.0007


8 L’État face aux illégalismes

L
e recentrage des activités de l’État et de ses agents autour des missions liées
au contrôle des populations incite à revisiter le programme de recherche
proposé en 1975 par Michel Foucault qui, pour rompre avec la catégorie
juridique d’« infraction » et avec la notion criminologique de « délinquance »,
eut recours au concept d’illégalisme, entendu comme l’ensemble des prati-
ques illicites associées chacune à des groupes sociaux distincts 1. L’originalité de
cette approche consiste à considérer l’illégalisme non comme un accident mais
comme un élément indispensable du fonctionnement social. Analysant les réfor-
mes de l’appareil judiciaire et de la pratique pénale tout au long du XVIIIe siè-
cle, Foucault entend lire l’évolution de la régulation des illégalismes comme une
fonction coextensive à la société. Sous l’Ancien Régime, chaque couche sociale
bénéficiait d’une marge d’impunité qui pouvait prendre deux formes  : l’une,
statutaire, se matérialisait par l’existence de privilèges accordés à certains grou-
pes, l’autre, imposée par la pratique, consistait à octroyer un espace de tolérance
résultant soit de l’incapacité du pouvoir à réprimer les auteurs de délits, soit d’un
« consentement muet » destiné à préserver l’ordre social (l’illégalisme populaire
des paysans cherchant à éviter l’impôt était par exemple toléré par la bourgeoi-
sie qui s’efforçait, elle aussi, d’échapper aux règles fiscales). Avec le développe-
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ment du capitalisme, la bourgeoisie a cessé de tolérer les infractions propres aux
milieux populaires (vols, rapines, brigandages). L’économie des pénalités s’est
alors restructurée autour de l’opposition entre les « illégalismes de biens » (vols,
transferts violents de propriétés) entraînant des châtiments prononcés par des
tribunaux ordinaires, et les « illégalismes de droit » (fraudes, évasions fiscales,
opérations commerciales irrégulières) relevant de juridictions spéciales et pou-
vant bénéficier de transactions, d’accommodements et d’amendes atténuées 2.
La régulation des illégalismes a donc partie liée avec le fonctionnement du pou-
voir qui, pour se perpétuer, doit nécessairement ménager des espaces où la loi
peut être ignorée ou violée  : «  La loi n’est pas faite pour empêcher tel ou tel
type de comportement, mais pour différencier les manières de tourner la loi
elle-même 3. » Dès lors, l’exercice du pouvoir ne se réduit pas à la capacité de
réprimer mais renvoie aussi à une faculté de différenciation qui correspond à la
domination d’une classe sur une autre. Dans le contexte de l’humeur anti-insti-
tutionnelle qui traverse les sciences sociales en France dans les années 1970, plu-
sieurs chercheurs ont repris à leur compte cette idée d’une justice plus ou moins
clémente selon l’appartenance de classe de ceux qu’elle condamne 4.
Dans un ouvrage consacré à la délinquance économique, Pierre Lascoumes
a tenté de mettre en œuvre la problématique formulée par Michel Foucault,

1. Foucault (M.), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 84-89.
2. Ibid, p. 104.
3. Foucault (M.), « Des supplices aux cellules », in Dits et écrits (1954-1975), Paris, Quarto Gallimard, 2001,
t. 1, p. 1587.
4. Herpin (N.), L’application de la loi. Deux poids, deux mesures, Paris, Le Seuil, 1977 ; et quelques années plus
tard, Lévy (R.), Du suspect au coupable. Le travail de la police judiciaire, Paris, Méridien Klincksieck, 1987.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 9

en partant des conditions sociales et institutionnelles qui contribuent à rendre


invisibles les « délits d’affaires 5 ». Il s’intéresse plus particulièrement aux diffé-
rents processus de qualification des infractions aux normes légales, et montre
que le système des incriminations se décline selon deux catégories bien dis-
tinctes : d’un côté, un régime classique de pénalités, dévolu aux transgressions
des groupes sociaux défavorisés et rendu toujours plus visible par un système
de sanctions spectaculaires (arrestations, gardes à vue, procès…) ; de l’autre,
une gestion discrète des illégalismes dont le système de sanctions vise à rendre
invisibles des infractions commises par les dominants dans les sphères écono-
miques et financières. L’originalité de sa démarche consiste à mettre en évi-
dence le processus de repérage social par lequel certaines pratiques déviantes
accèdent au rang de délits, tandis que d’autres restent dans l’ombre. Centrée sur
l’application des sanctions pénales, la méthode utilisée consiste à ne plus s’en
tenir aux seuls jugements rendus mais à prendre en compte les non-lieux et les
classements sans suite, de façon à reconstituer les différents niveaux de sélection
des affaires portées devant les tribunaux 6. Cette attention particulière accor-
dée aux sanctions judiciaires réprimant les actes de délinquance économique a
d’ailleurs pu être transposée à des contextes politiques très différents. Dans un
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ouvrage consacré à la police des mœurs économiques en Russie de l’ère Brejnev
au milieu des années 1990, Gilles Favarel-Garrigues montre, par exemple, que la
gestion différentielle des illégalismes pouvait varier selon les caractéristiques de
l’auteur de l’infraction (sa position sociale, son appartenance ou non au Parti
communiste), mais aussi selon les normes en vigueur localement (celles dictées
par certains dirigeants régionaux ou celles découlant de la marge de manœuvre
laissée aux policiers ordinaires).
Dans les exemples qui précèdent, l’application différentielle de la loi porte
principalement sur des infractions relatives à l’ordre économique. Un tel pos-
tulat reprend pour partie les thèses développées par Edwin Sutherland, l’un des
premiers sociologues à mettre en lumière la délinquance, déclarée ou latente, des
milieux d’affaires et des classes dites supérieures. Rejetant toute approche subs-
tantialiste de la criminalité, Sutherland élabore une théorie dite de « l’associa-
tion différentielle » destinée à comprendre pourquoi, au sein d’un même milieu
social, certains individus s’adonnent à des activités illégales et d’autres non. Pour
lui, tout comportement criminel est le produit d’un processus d’apprentissage
qui résulte d’interactions avec d’autres délinquants mais surtout de la façon dont
les individus se représentent les réactions de la société s’ils passent à l’acte : les
« cols blancs » ont ainsi d’autant plus de chances de se livrer à des activités cri-

5. Lascoumes (P.), Les affaires ou l’art de l’ombre. Les délinquances économiques et financières et leur contrôle,
Paris, Le Centurion, 1986, p. 65 et s.
6. Lascoumes (P.), «  Les poursuites en matière fiscale  : du contrôle administratif à la sanction pénale  »,
Gazette du Palais, 19-20 (1), 1983, p. 2-9 ; Lascoumes (P.), « Sanction des fautes ou gestion des illégalismes :
l’hétérogénéisation du droit pénal », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2, 1983.

87
10 L’État face aux illégalismes

minelles, si celles-ci ne sont pas étiquetées en tant que telles par les tribunaux 7. À
partir d’une base de données de 980 décisions de justice prononcées à l’encontre
de soixante grandes firmes industrielles et commerciales, il parvient à montrer
la faiblesse voire l’absence de répression qui touche ce type de délinquance. Il
attribue trois causes principales à la démultiplication de tels délits : la perception
qu’ont les hommes d’affaires de la légalité, la tendance à l’adoucissement des
peines en matière de criminalité en col blanc et enfin l’absence de manifestation
hostile de l’opinion publique à l’égard de ces infractions, en raison de leur carac-
tère complexe et opaque. L’apport de Sutherland est non seulement de mettre
en lumière la très faible visibilité de la délinquance des dominants mais aussi de
montrer que lorsqu’elle est sanctionnée, elle bénéficie de procédures différentes
de celles prévues par la justice pénale, comme par exemple des transactions, des
arbitrages ou encore des sanctions administratives et civiles.
Après avoir été publié une première fois en 1949 dans une version expurgée
par l’éditeur qui craignait la réaction de grandes entreprises mises en cause, le
livre de Sutherland a finalement été présenté au public dans sa version inté-
grale 8 et a exercé une influence considérable sur la sociologie américaine des
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années  1960 et  1970. À titre d’illustration, on peut citer l’ouvrage d’Edwin
Lemert qui souligne l’influence de l’activité des professionnels de la répression
(policiers, magistrats) sur le processus de désignation d’un individu comme
délinquant 9. Pour lui, le traitement différentiel des illégalismes ne dépend pas
de la position sociale de l’auteur du délit, mais d’un ensemble de mécanismes
d’adaptation variables selon les normes en vigueur au sein de chaque organisa-
tion : les vols de grands magasins peuvent ainsi passer pour des erreurs d’inven-
taires, de même que l’alcoolisme du patron peut passer inaperçu grâce à l’action
bienveillante de sa secrétaire. Un second exemple nous est offert par l’étude
d’Aaron Cicourel sur la délinquance juvénile comme phénomène social 10.
Comparant les statistiques relatives à la délinquance juvénile dans deux villes
de Californie, il analyse les différences dans les taux de criminalité à partir des
structures institutionnelles de l’activité répressive. En enquêtant sur les profes-
sionnels de l’enquête (magistrats, policiers, travailleurs sociaux), il montre que
l’identification judiciaire d’un acte délinquant n’est que l’étape ultime d’un long
processus de catégorisations successives, matérialisées par des écrits qui servent
de base à la décision finale. L’originalité du travail de Cicourel par rapport aux
autres sociologues de la déviance est d’avoir analysé la délinquance comme le
produit d’une négociation sociale. Dans cette perspective, la gestion différen-
tielle des illégalismes s’explique principalement par l’inégalité des ressources
qu’ont les individus face aux institutions répressives, notamment lorsqu’ils doi-
vent justifier leurs comportements et éventuellement négocier les sanctions.

7. Sutherland (E.), « Is White collar criminality a crime? », American Sociological Review, vol. 10, 1945.
8. Sutherland (E.), White Collar crime, the uncut version, New Haven, Yale University Press, 1983.
9. Lemert (E.), Human Deviance, Social Problems and Social Control, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1967.
10. Cicourel (A.), The Social Organization of Juvenile Justice, New York, Wilney, 1968.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 11

La question des variations dans la répression des pratiques illégales a donc


été déjà largement investie par les sciences sociales. Alors pourquoi revenir
trente ans plus tard sur cette problématique ? Tout d’abord, pour des raisons
qui tiennent à la transformation des modes d’intervention de l’État dans les
pays occidentaux 11. Notre intention ici est de revenir sur la notion de « gestion
différentielle des illégalismes » en la considérant non pas comme le privilège
d’une classe sur les autres mais comme un mode de domination assuré par des
agents de l’État, en particulier lorsque ceux-ci sont confrontés à des pratiques
illicites qui ne visent pas les biens ou les personnes mais la transgression de lois
ou de règlements. Au cours des années 1980, l’émergence d’un discours inter-
national sur les Droits de l’homme a conduit à une reconfiguration des modali-
tés de contrôle des États démocratiques sur les populations 12. Dans le contexte
du tournant de la rigueur opéré aux États-Unis puis dans la plupart des pays
européens, le thème de l’État de droit est opportunément venu se substituer
aux objectifs d’un développement de l’État social en perte de légitimité. Des
acteurs non gouvernementaux, au premier rang desquels on trouve les immi-
grants et les réfugiés, ont ainsi pu devenir des sujets de droit international 13.
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Parallèlement, l’intensification de la mobilité des biens comme des personnes a
fortement contribué à déborder la capacité régulatrice des États nations qui ont
alors dû redéployer leurs dispositifs d’intervention, en se concentrant davan-
tage sur la pénalisation de l’immigration irrégulière 14 et plus généralement sur
le contrôle de l’ensemble des populations pauvres. Dans la période contempo-
raine, les « illégalismes de droit » ne sont donc plus l’apanage des dominants : ils
concernent plus généralement toutes les catégories d’individus aux prises avec
l’État (étrangers en situation irrégulière, détenus, contribuables ou bénéficiai-
res de prestations sociales). La question de la régulation de ces illégalismes ne
se conçoit plus seulement par opposition aux « illégalismes de biens », mais se
pose à l’intérieur d’un espace où toutes les catégories sociales de la société sont
susceptibles d’être représentées.
La deuxième raison de revisiter la question de la gestion différentielle des
illégalismes se justifie par la volonté de ne plus considérer l’institution judi-
ciaire comme la seule instance de production de traitements inégalitaires. À cet
égard, il faut souligner que les transformations dans le mode de recrutement
des magistrats ont rendu possible une prise en compte croissante des illégalités

11. La fonction attribuée à la gestion des illégalismes prend un tout autre sens dans les pays où l’émergence
de l’État est plus récente. Pour une analyse stimulante de la singularité du pouvoir dans les sociétés ancien-
nement colonisées, cf. Bayart (J.-F.), L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 281 et s.
12. Soysal (Y.), Limits of Citizenship: Migrants and Postnational Membership in Europe, Chicago, University
of Chicago Press, 1994.
13. Sassen (S.), The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 1991.
14. Pour une comparaison entre différents espaces nationaux, on pourra se reporter au numéro spécial
« Contextualising Immigration Policy Implementation in Europe » du Journal of Ethnic and Migration Stu-
dies, 29 (2), 2003.

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12 L’État face aux illégalismes

commises par les dominants, notamment à la faveur de procès intentés à des


dirigeants politiques ou à des grands patrons qui avaient réussi jusque-là à y
échapper. En France, la multiplication au cours des années 1990 des scandales
judiciaires impliquant des responsables politiques ou économiques révèle, entre
autres choses, la prise de distance des magistrats à l’égard des autres champs du
pouvoir 15. Au même moment, on constate d’ailleurs des tendances similaires
dans bien d’autres pays : en Amérique latine, l’action des mouvements asso-
ciatifs et la pression d’institutions internationales comme la Banque mondiale
ont permis l’organisation de procès visant des dirigeants politiques suspec-
tés de corruption ou d’implication dans le narcotrafic 16 et en Italie, le procès
Andreotti a été érigé en emblème de la lutte contre les illégalismes des élites 17. La
période qui s’ouvre à partir des années 2000 est cependant plutôt marquée par
un reflux des affaires et par l’apparition de nouvelles possibilités pour certains
groupes – entrepreneurs, élus, etc. – de se soustraire aux sanctions pénales mais
aussi politiques et sociales. Parallèlement, l’instance judiciaire n’en continue pas
moins à intervenir dans la gestion des illégalismes populaires, en sanctionnant
différemment les justiciables pour des délits comparables 18. La réorganisation
du contrôle étatique autour des populations dominées et de leurs illégalismes
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incite néanmoins à ne plus limiter l’analyse aux seuls tribunaux où s’énonce la
peine. Dans le sillage de l’ouvrage de Michael Lipsky consacré aux street-level
bureaucrats 19, de récents travaux ont justement déplacé la question de la gestion
des illégalismes de la sphère judiciaire à l’univers bureaucratique. Prenant pour
objet la mise en œuvre de l’action publique par le bas, ces études ethnographi-
ques centrent le regard sur les contacts quotidiens que les fonctionnaires de ter-
rain entretiennent avec les différents publics des administrations, qu’il s’agisse
de bénéficiaires de prestations sociales 20, d’étrangers 21 ou même de détenus 22.
L’analyse de la gestion différentielle des illégalismes ne se limite plus aux seuls
domaines régis par le droit pénal : elle prend pour objet des réglementations
d’application plus quotidienne et se concentre sur le pouvoir discrétionnaire de
ces agents qui sont mandatés par l’État pour prendre des décisions susceptibles
de bouleverser la vie des sujets qu’ils ont en face d’eux.

15. Voir Roussel (V.), Affaires de juges. Les magistrats dans les scandales politiques en France, Paris, La Décou-
verte, 2002.
16. Voir Sieder (R.), Scholden (L.), Angell (A.), eds., Judiciarization of Politics in Latin America, New York,
Palgrave Macmillan, 2005.
17. Voir Briquet (J.-L.), Mafia, justice et politique en Italie. L’Affaire Andreotti dans la crise de la République
(1992-2004), Paris, Karthala, 2007.
18. Jobard (F.), Névanen (S.), « La couleur du jugement. Discriminations dans les décisions judiciaires en
matière d’infractions à agents de la force publique », Revue française de sociologie, 48, 2007/2.
19. Lipsky (M.), Street-Level Bureaucracy: Dilemmas in the Individual in Public Services, New York, Russel
Sage Fundation, 1980.
20. Dubois (V.), La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999 ;
Siblot (Y.), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses
de Sciences-Po, 2006.
21. Spire (A.), Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, 2008.
22. Combessie (P.), Prisons des villes et des campagnes, Paris, Éditions de l’Atelier, 1996.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 13

La troisième raison qui nous a incités à revisiter la problématique de la gestion


différentielle des illégalismes tient au foisonnement des travaux philosophiques
portant sur les transformations de l’État, notamment dans le cadre de la mon-
dialisation et du développement de la lutte contre le terrorisme. Dans le sillage
de l’œuvre de Giorgio Agamben 23, plusieurs auteurs se sont donnés pour projet
de rechercher la vérité de l’État de droit dans les formes prises par ses pratiques
les plus répressives. De fait, le philosophe italien a renouvelé l’étude du pouvoir
souverain, en rompant avec les analyses classiques de la légitimité du pouvoir
et des fondements de l’obéissance à la loi. Dès le premier tome de la série Homo
Sacer, il envisage la souveraineté comme une pratique concrète du pouvoir – une
pratique violente en l’espèce – qu’il décrit à travers ses effets matériels sur les
corps. Doté de la faculté de créer ou de suspendre le droit, le pouvoir souverain
construit un ordre juridique traitant les individus qu’il reconnaît en citoyens et
condamnant ceux qu’il exclut à un statut d’exception, privé de toute protection.
Cette réflexion anthropologique sur les frontières de l’ordre politique invite à
réexaminer le rapport entre le droit et l’exercice concret de la force de l’État à
l’encontre des groupes déviants 24. L’analyse de l’État se trouve alors très para-
doxalement réduite aux rapports qu’il entretient avec les populations qui sont
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restées confinées en dehors de la cité politique. De nombreuses recherches ont
ainsi tenté d’éclairer la sociogenèse de l’État en considérant chaque phase de
la construction de l’ordre juridique comme un moyen de redéfinir les popu-
lations marginales et leur gouvernement : vagabonds, ouvriers sans domicile,
mal logés, voire délinquants, migrants étrangers, sujets coloniaux – autant de
groupes bannis dont l’histoire serait représentative de l’évolution de la gestion
des illégalismes. Dans la perspective d’un « gouvernement par l’exception », la
pénalité ne se définirait plus comme un moyen de redresser des individus mais
de mettre à l’écart des groupes déviants 25. Cette nouvelle forme de régulation
des illégalismes s’appuierait sur des technologies d’identification susceptibles
de définir a priori les populations jugées dangereuses en fonction du type de
risque qu’elles font courir à la société, selon des critères comme la nationalité
(les étrangers), l’âge (les jeunes), ou encore le lieu d’habitation (quartiers sen-
sibles) 26. Aux institutions disciplinaires héritées du passé s’ajouterait donc une
série de dispositifs de police ou de sûreté destinés à perpétuer la relégation des
populations a priori définies comme des groupes à risques.
Les développements qui précèdent, témoignent du foisonnement des
réflexions sur les transformations récentes de l’État, mais au prix d’une série

23. Agamben (G.), Homo Sacer, I : Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997 ; État d’exception,
Paris, Le Seuil, 2003 ; et plus récemment Le règne et la gloire, Paris, Le Seuil, 2008.
24. Sur la fécondité de cette approche, cf. Hansen (T.B.), Stepputat (F.), « Sovereignty Revisited », Annual
Review of Anthropology, 35, 2006.
25. Pour une présentation de ces approches, cf. Feeley (M), Simon (J.), « The New Penology: Notes on the
Emerging Strategy of Corrections and its Implications », Criminology, 30, 1992.
26. Voir Mary (P.), « Pénalité et gestion des risques : vers une justice “actuarielle” en Europe ? », Déviance et
société, 25 (1), 2001.

87
14 L’État face aux illégalismes

de simplifications qui nous semblent discutables. Faire de l’exception juridi-


que une forme de gouvernement revient à réduire la manifestation du pouvoir
étatique à la mise en œuvre uniforme de la violence souveraine et à unifier les
populations marginalisées autour d’une logique continue d’oppression, en élu-
dant la pluralité des dynamiques de marginalisation. La règle de droit se trouve
ainsi réduite à deux fonctions : limiter le pouvoir souverain lorsqu’elle s’appli-
que, le laisser s’exercer sans limites dans tous les cas d’exceptions. La diversité
des réglementations et de leurs usages sociaux concrets tend alors à s’effacer au
profit d’une définition juridique binaire du gouvernement de la déviance : ou
bien la loi est en vigueur, – et son « application » est postulée sans être analy-
sée –, ou bien ne subsiste plus que la « force de loi sans loi », c’est-à-dire la pure
violence souveraine 27. Cette référence à la Loi comme figure « totalisante » du
pouvoir d’État laisse dans l’ombre les multiples usages micro-sociologiques des
normes juridiques 28.
La notion de gestion différentielle des illégalismes invite à substituer à cette
conception essentialiste du droit une approche plus constructiviste, selon
laquelle le droit est une grammaire dont l’agencement répond aux stratégies et
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aux intérêts de ceux qui en commandent l’application. L’intérêt n’est pas tant
de souligner l’écart entre la règle juridique et sa mise en œuvre mais de pren-
dre en compte tous les déterminants sociaux, institutionnels et conjoncturels
qui interviennent dans la décision de réprimer tel illégalisme plutôt que tel
autre. On rejoint là une approche du droit chère à Pierre Bourdieu qui, contre
le positivisme de la science administrative, montre que l’application –  ou la
non-application – de la loi dépend des dispositions et des intérêts de ceux qui
ont le monopole de sa mise en œuvre 29. Mais là encore, la marge de manœuvre
dont disposent les agents de l’État ne se résume pas à l’alternative entre autori-
sation et interdiction, ou même entre application stricte du règlement ou déro-
gation 30. L’expression de gestion des illégalismes prend alors tout son sens : elle
renvoie à un répertoire d’actions qui va de la sanction à la transaction, et qui ne
saurait se réduire à la manifestation uniforme du pouvoir étatique.
L’invitation à se démarquer de toute perspective essentialiste suppose aussi
de se demander quelles sont les méthodes susceptibles de rendre compte des
rapports entre représentants de l’État et pratiques illégales. Comme on l’a
vu précédemment, la question de la gestion différentielle des illégalismes a

27. Voir notamment Agamben (G.), État d’exception, op. cit.


28. « […] Ce qui est commun aux républiques et aux monarchies occidentales, c’est d’avoir érigé l’entité de
la loi en principe supposé du pouvoir, pour se donner une représentation juridique homogène : le “modèle
juridique” est venu recouvrir la carte stratégique. La carte des illégalismes, pourtant, continue à travailler
sous le modèle de la légalité », Deleuze (G.), Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 37-38.
29. Bourdieu (P.), « Droit et passe droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en œuvre des règle-
ments », Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, 1990.
30. Lascoumes (P.), Le Bourhis (J.-P.), « Des passe-droit aux passes du droit. La mise en œuvre sociojuridi-
que de l’action publique », Droit et société, 32, 1996.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 15

d’abord été appréhendée à l’aune des variations statistiques constatées dans les
condamnations pénales. À l’appui de ses analyses, Michel Foucault relève que
les « grands délinquants » représentent à peine 5 % de l’ensemble des prison-
niers, et pour le reste, il s’agit essentiellement de moyenne et petite délinquan-
ces concernant essentiellement les classes pauvres 31. C’est ce type de comptage
empirique qui a longtemps servi à étayer l’idée d’une variation des peines
selon les types de délits et l’appartenance sociale de leurs auteurs : à partir de
l’observation de 350 affaires au tribunal de grande instance (TGI) de Paris
en 1972 et 1973, Nicolas Herpin a par exemple pu montrer que les « prolétai-
res » sont plus fréquemment inculpés d’un délit grave que les « bourgeois »,
les jeunes que les plus âgés, les étrangers que les Français 32. En rapportant la
statistique des jeunes délinquants à celle des jeunes dans la population, Jean-
Claude Chamboredon fait également apparaître que les classes moyennes et
supérieures sont sous-représentées dans la population des jeunes délinquants,
phénomène qu’il explique par les effets différentiels de l’anomie familiale selon
les classes 33. Les données statistiques peuvent ainsi s’avérer éclairantes, surtout
si elles sont rapportées aux processus institutionnels qui ont présidé à leur éla-
boration. Dans son ouvrage sur les délinquances économiques et financières,
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Pierre Lascoumes nourrit son analyse d’une réflexion sur les conditions dans
lesquelles les illégalismes se transforment en infractions, pour éventuellement
devenir ensuite des dossiers contentieux 34. L’outil statistique peut aussi être
mis en perspective par un travail plus qualitatif : l’observation systématique
des audiences de comparutions laisse par exemple apparaître, à délits compa-
rables, des variations dans les décisions prises par les magistrats 35. Dans cer-
tains cas comme celui des violences policières, les rapports entre ceux qui ont
le pouvoir d’appliquer la loi et ceux qui doivent s’y soumettre se dérobent à
l’observation sociologique et ne peuvent alors être restitués que par le biais des
récits de certains protagonistes 36. Le recours à des entretiens peut alors per-
mettre de faire ressortir les normes auxquelles se réfèrent les agents et les res-
sources dont disposent ceux qui y sont exposés. Mais une réflexion centrée sur
les usages du droit doit également prendre pour objet la trajectoire des agents
qui le mettent en œuvre, leur position dans l’appareil d’État, leurs schèmes de
perception et leurs pratiques quotidiennes. Cette perspective suppose d’adop-
ter un protocole d’enquête qui combine plusieurs méthodes, l’idéal étant de
tendre vers une ethnographie conjointe des pratiques administratives et des

31. Foucault (M.), « Enquête sur les prisons : brisons les barreaux du silence » in Dits et écrits (1954-1975),
Paris, Quarto Gallimard, 2001, t. 2, p. 1047.
32. Herpin (N), L’application de la loi, op. cit. p. 94.
33. Chamboredon (J.-C.), « La délinquance juvénile, essai de construction de l’objet », Revue française de
sociologie, 12, 1971, p. 339 et s.
34. Lascoumes (P.), Les affaires ou l’art de l’ombre, op.cit., p. 54.
35. Christin (A.), Comparutions immédiates. Enquête sur une pratique judiciaire, Paris, La Découverte, 2008,
p. 173 et s.
36. Jobard (F.), Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2001, p. 25-29.

87
16 L’État face aux illégalismes

activités illégales telles qu’elles se déploient au gré des configurations locales


de l’action publique.
Éclairer les usages différenciés du droit suppose en premier lieu de tenir
compte des normes de fonctionnement en vigueur au sein des institutions
chargées de la répression des illégalismes. Ces normes collectivement impo-
sées peuvent aller de la note interne résumant le contenu d’une circulaire à la
simple instruction orale ayant valeur de référence. Leur mise en œuvre dépend
aussi étroitement des outils et des moyens qui sont dévolus à leur application,
comme le montre Alexis Spire au terme d’une enquête dans l’administration
fiscale qu’il restitue dans le présent numéro («  Échapper à l’impôt  ? La ges-
tion différentielle des illégalismes »). Attachés à l’égalité devant l’impôt et à la
répression de toutes les formes de fraude, les fonctionnaires de l’administra-
tion fiscale se trouvent contraints d’être plus indulgents envers les contribua-
bles les plus fortunés, dont les dissimulations sont par ailleurs moins repérables
que les fraudes «  mineures  » des contribuables plus modestes. Les agents de
l’État sont également soumis à une socialisation professionnelle par laquelle ils
incorporent des règles pratiques qui les conduisent à adapter le droit de façon
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à rendre plus supportable la masse de travail. Au sein de l’institution péniten-
tiaire, les surveillants de prison apprennent par exemple à accepter certaines
entorses au règlement (comme laisser circuler les objets d’une cellule à l’autre,
tolérer les réchauds ou faire des fouilles visuelles et non par palpation) pour
mieux maintenir l’ordre en évitant d’augmenter les tensions 37. La contribution
de Gilles Chantraine et Grégory Salle à ce dossier de Politix permet d’aller plus
loin encore (« Un droit emprisonné ? Sociologie des usages sociaux du droit
en prison ») : ils montrent qu’en prison, la règle de droit prend le plus souvent
appui sur des routines déjà constituées par la pratique et institutionnalisées
ensuite. L’économie des rapports sociaux dans l’univers carcéral offre ainsi un
espace de négociations informelles, dans une configuration où l’usage des règle-
ments s’insère en permanence dans la gamme des ressources non juridiques
mobilisées par les acteurs. Dans la même perspective, l’analyse des enquêtes
de l’Inspection générale des services (IGS) de la police nationale, effectuée par
Cédric Moreau de Bellaing dans ce dossier (« Violences illégitimes et publicité
de l’action policière »), montre la variation des sanctions prises par l’institution
policière concernant des délits commis par d’autres policiers. Il met en lumière
la proximité, au regard de l’ethos professionnel, entre les enquêteurs et les fonc-
tionnaires qu’ils sont chargés de contrôler : la prise en compte des conditions
pratiques de l’intervention policière influe sur les chances qu’une pratique soit
reconnue comme « déviante ».
Analyser la régulation des illégalismes sous l’angle des usages du droit
implique donc de penser ensemble les formes de l’ethos professionnel et les

37. Chauvenet (A.), Orlic (F.), Benguigui (G.), Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF, 1994.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 17

représentations subjectives que se font les agents de leur mission. Dans le cas
des policiers chargés du contrôle de la frontière sud des États-Unis, Josiah
McHeyman met en évidence l’influence de la trajectoire sociale des agents sur
leur façon de réprimer des activités illégales 38 : la sanction des migrants irré-
guliers mexicains est perçue comme d’autant plus légitime que les policiers
occupent face à eux une position sociale dominante (Blancs, appartenant à un
milieu aisé et citoyens d’un pays développé dont ils se conçoivent comme les
protecteurs). À rebours, les chefs d’entreprise américains qui emploient illé-
galement les migrants seront d’autant moins fréquemment sanctionnés, qu’ils
sont considérés comme les égaux moraux et sociaux des fonctionnaires. Cette
évaluation différenciée peut toutefois varier d’un policier à l’autre, notam-
ment en fonction de l’origine nationale ou ethnique : les policiers étant eux-
mêmes d’origine mexicaine sont souvent plus volontiers indulgents envers ces
migrants 39. Reprenant ces différents éléments, la contribution de Josiah Hey-
man au présent numéro a pour objectif de proposer une analyse plus générale
du phénomène : la distribution différenciée de la confiance ou de la défiance
des policiers envers les migrants, incite à reformuler l’opposition entre risque
et confiance, en intégrant dans l’analyse les conditions sociales qui rendent
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possibles chacune de ces attitudes.
L’usage de la méthode ethnographique révèle également la dimension collec-
tive et relationnelle de la gestion des illégalismes. Sous l’effet de la judiciarisation
des rapports sociaux, la maîtrise et la mobilisation du savoir juridique dépas-
sent largement les seuls professionnels du droit ou les fonctionnaires manda-
tés pour l’appliquer. Dans le cadre de leur mission de protection de l’enfance,
les travailleurs sociaux sont par exemple de plus en plus souvent contraints
de se référer au droit et s’en remettent à des instances judiciaires pour exer-
cer leur activité au quotidien 40. Mais c’est surtout au regard des rapports entre
agents de l’État et usagers de l’administration que la généralisation du recours
au droit transforme le mode de gestion des illégalismes, notamment en raison
de la présence de plus en plus fréquente d’intermédiaires capables de transfor-
mer des litiges en recours contentieux 41. En mobilisant les règles de droit et en
négociant leur mise en œuvre pratique, ces acteurs ré-instituent constamment
la limite entre les pratiques tolérées et celles qui seront sanctionnées. Dans le
cas du contrôle de l’immigration, les militants associatifs qui interviennent
aux côtés des étrangers revendiquent désormais de manière croissante la maî-
trise d’une expertise juridique spécifique, et ont fait de la saisie des tribunaux

38. Voir notamment Heyman (J.-M.), « Respect for Outsiders? Respect for the Law? The Moral Evaluation of
High-Scale Issues by US Immigration Officers », Journal of the Royal Anthropological Institute, 6 (4), 2000.
39. Sur ce point, Heyman (J.M.), « U.S. Immigration Officers of Mexican Ancestry as Mexican Americans,
Citizens, and Immigration Police », Current Anthropology, 43 (3), 2002.
40. Serre (D.), « La judiciarisation en actes : le signalement d’enfants en danger », Actes de la recherche en
sciences sociales, 136-137, 2001.
41. Contamin (J.-G.), Saada (E.), Spire (A.), Weidenfeld (K.), Le recours à la justice administrative. Pratique
des usagers et usages des institutions, Paris, La Documentation française, 2008.

87
18 L’État face aux illégalismes

leur principal répertoire d’action 42. C’est cet usage militant du droit qu’ana-
lyse Nicolas Fischer dans notre dossier (« Une frontière “négociée”. L’assistance
juridique associative aux étrangers placés en rétention administrative  »), en
décrivant le conseil juridique que les intervenants de la Cimade proposent aux
étrangers placés en rétention administrative. Au cœur même d’un lieu conçu
pour organiser la mise en œuvre des mesures d’éloignement du territoire, ces
acteurs indépendants mobilisent les voies de recours juridiques comme autant
de ressources pour contester les renvois forcés lorsqu’ils l’estiment possible.
Influant directement sur le contrôle de l’immigration irrégulière, ils s’en font
alors simultanément les co-gestionnaires. Loin d’être une donnée statique, la
légalité se donne ici comme le produit d’un travail continu de qualification et
de traitement juridiques des populations déviantes.
Les arènes de gestion des illégalismes évoluent donc constamment dans leur
armature juridique et dans la manière dont les acteurs définissent et reprodui-
sent collectivement les modalités d’application du droit. À l’économie des rap-
ports de pouvoir entre les fonctionnaires et les autres acteurs de la gestion des
illégalismes répond alors symétriquement une économie de l’illégalité plus ou
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moins organisée, mais elle aussi articulée sur les transformations successives
du droit et des pratiques administratives. En faire l’analyse sociologique sup-
pose toutefois d’éviter un double écueil. Le premier consisterait à postuler que
les auteurs des illégalismes sont incapables de stratégies, réduits à n’être que
les objets passifs d’une répression ou d’une prise en charge émanant d’acteurs
spécialisés. Le second écueil serait de considérer qu’ils évoluent au sein d’arènes
locales strictement isolées du reste du monde social. La perspective que nous
proposons, invite au contraire à envisager les auteurs des pratiques illégales
comme des acteurs à part entière, même s’ils agissent en étant toujours dans
une position dominée. Face aux fonctionnaires et aux divers intermédiaires du
droit qui assurent leur prise en charge, les étrangers dépourvus de titre de séjour
intègrent par exemple les règles informelles qui leur permettront d’échapper au
contrôle, ou tout au moins d’en neutraliser les effets 43. Il peut s’agir des lieux à
éviter en raison de leur fort quadrillage policier, ou de la manière de chercher
un emploi en limitant les risques de dénonciation 44. Là encore, l’enjeu est de
se saisir des règles à l’œuvre dans les dispositifs de contrôle et d’en faire un
usage stratégique. Comme bon nombre d’acteurs de l’illégalité, les étrangers en

42. Fischer (N.), La rétention administrative dans l’État de droit. Genèse et pratique du contrôle de l’enfer-
mement des étrangers en instance d’éloignement dans la France contemporaine, thèse pour le doctorat de
science politique, IEP de Paris, 2007. Aux États-Unis, la dimension répressive des politiques d’immigration
est moins tempérée par un contrôle juridictionnel a posteriori, que par l’influence des groupes d’intérêts des
employeurs de main-d’œuvre étrangère agissant avant le vote de la loi au Congrès. Sur ce point, Joppke (C.),
« Why Liberal States Accept Unwanted Immigration », World Politics, 50, 1998.
43. Pour une présentation générale, cf. De Genova (N.), « Migrant Illegality and Deportability in Everyday
Life », Annual Review of Anthropology, 31, 2002.
44. Coutin, (S. B.), Legalizing Moves. Salvadoran Immigrant’s Struggle for US Residency, Ann Arbor, Univer-
sity of Michigan Press, 2000.
Nicolas Fischer et Alexis Spire 19

situation irrégulière sont en permanence en interaction avec des acteurs « offi-


ciels », et notamment avec les représentants des organismes publics ou privés qui
les prennent en charge. Ils sont alors amenés à mobiliser un savoir pratique sur le
droit susceptible d’influencer ceux qui assurent sa mise en œuvre : savoir « s’ar-
ranger avec le droit », c’est savoir tenir un discours et endosser un rôle chaque fois
différent, selon que l’on s’adresse à un militant associatif dans un bureau d’aide
légale, à un policier ou à un juge à la suite d’une interpellation 45. L’analyse de la
situation des sans papiers latino-américains aux États-Unis effectuée par Sébas-
tien Chauvin dans ce numéro («  En attendant les papiers. L’affiliation bridée
des migrants irréguliers aux États-Unis ») confirme cette analyse, mais la pousse
en l’occurrence plus loin. Dans leurs stratégies quotidiennes de séjour irrégu-
lier, les étrangers qu’il décrit, entremêlent étroitement les pratiques illégales et
les pratiques légales – au point qu’il devient finalement impossible de qualifier
leur existence d’« informelle » ou d’« officielle », ces catégories perdant ici toute
valeur heuristique. La situation irrégulière s’analyse alors comme une forme de
citoyenneté dégradée : elle constitue un agencement complexe, précaire et sans
cesse modifié de légalité et d’illégalité, à réinscrire dans le grand « dégradé des
illégalismes  » dont parlait Foucault 46. D’autres acteurs peuvent contribuer à
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brouiller la frontière entre légal et illégal, notamment par le biais d’actions poli-
tiques : les structures associatives qui se portent aux côtés des catégories expo-
sées au contrôle de l’État savent ainsi alterner entre pratique de l’illégalisme et
recours au droit. À défaut de pouvoir faire entendre leurs revendications au
sein du champ politique, les organisations des « sans » ont par exemple choisi
de privilégier les actions spectaculaires et illégales pour dénoncer les carences
dans l’application du droit : réquisitions de logements vides, saisies collectives
de nourriture dans des supermarchés ou encore occupations pacifiques d’insti-
tutions étatiques. Mais elles peuvent simultanément revendiquer l’application
de la loi lorsque celle-ci peut faire progresser la cause 47. Les illégalismes doivent
donc se concevoir dans une interaction constante entre les fonctionnaires qui
assurent la mise en œuvre du droit, les populations qui doivent se soumettre
à leur contrôle et la présence éventuelle d’acteurs intermédiaires susceptibles
d’intervenir dans le rapport de domination qui se noue entre eux.
L’analyse des pratiques étatiques à l’aune de la gestion différentielle des illé-
galismes pourrait finalement contribuer au renouvellement actuel des sociolo-
gies de l’action publique. Dans le contexte d’un redéploiement des dispositifs
de contrôle étatique, il apparaît primordial de s’intéresser aux formes prises par

45. Susan Coutin souligne que ces règles pratiques reposent elles-mêmes sur un système de valeurs cohérent,
opposé à celui des fonctionnaires : aux yeux des migrants, ce sont les stratégies de séjour qui paraissent col-
lectivement légitimes, les pratiques « légales » des policiers ou des magistrats étant au contraire condamnées.
Voir Coutin, (S.B.), Legalizing Moves, op. cit., p. 79 et s.
46. Foucault (M.), « Crimes et châtiments en URSS et ailleurs… », Dits et Écrits, II, Paris, Gallimard, 2001,
p. 66-67.
47. Mouchard (D.), « Les mobilisations des sans dans la France contemporaine : l’émergence d’un radica-
lisme autolimité », Revue française de science politique, 52 (4), 2002, p. 433 et s.

87
20 L’État face aux illégalismes

ce processus dans des secteurs aussi divers que le contrôle de l’immigration,


la régulation des formes de délinquance économique, et plus généralement la
pénalisation différentielle des infractions aux règlements. Ce sont ces différents
aspects qui sont traités par les contributions qu’on va lire dans les pages qui sui-
vent. En dépit de la diversité géographique et thématique des terrains abordés, les
articles proposés ici n’en présentent pas moins une réelle unité. Leur présupposé
commun est d’envisager la gestion des illégalismes comme une activité relation-
nelle : c’est dans un rapport de forces constant entre les agents de l’État et leurs
publics que se noue la relation entre pratiques illégales et pratiques de contrôle.
On peut alors dégager deux niveaux de variations des pratiques répressives. Tout
d’abord, d’une administration à l’autre, les techniques mobilisées par les agents
peuvent être très variables selon la catégorie d’usagers auxquelles elles s’appli-
quent. Ensuite, au sein d’un même univers bureaucratique, l’application de la
loi peut prendre des sens très différents selon les configurations professionnelles
et selon les hiérarchies sociales qui sont à l’œuvre dans l’imaginaire des agents.
À chacune de ces formes variées de régulation des illégalismes correspondent
des ressources et des capacités très inégales chez ceux qui doivent s’y soumettre,
et qui tentent parfois d’y résister. Pour finir, ces variations dans les pratiques
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répressives doivent être contextualisées et réinscrites dans chaque configuration
institutionnelle. Les dispositions sociales des agents, les instructions plus ou
moins formalisées qu’ils reçoivent, et les outils dont ils disposent, interagissent
avec les ressources et les possibilités de recours mobilisables par ceux qui doi-
vent s’y soumettre. Cette dynamique de conflits et de rapports de forces consti-
tue autant de manifestations concrètes de l’intervention de l’État, en présence
d’agents qui déplacent et redéfinissent en permanence ses frontières.

Nicolas Fischer est post-doctorant à l’IRIS- Alexis Spire est chargé de recherche au
EHESS. Il a soutenu en 2007 sa thèse de CNRS et membre du Centre de recher-
doctorat en science politique consacrée à la ches administratives politiques et sociales
genèse et à la pratique contemporaine de (Ceraps). Après avoir étudié le pouvoir dis-
la rétention administrative des étrangers en crétionnaire des agents chargés du contrôle
instance d’éloignement du territoire. Ces de l’immigration, il mène actuellement des
travaux actuels portent sur le contrôle de recherches sur le rapport des contribuables
l’immigration en Europe, et sur la sociologie à l’impôt et sur les pratiques des fonc-
du droit, notamment dans une perspective tionnaires de l’administration fiscale. Il a
ethnographique. Il a récemment publié « Le publié récemment Accueillir ou reconduire.
corps comme champ de bataille. Politiques Enquête sur les guichets de l’immigration,
de l’humanitaire dans un centre de réten- Paris, Raisons d’agir, 2008 et « L’entonnoir
tion français », in Makaremi (C.), Kobelinsky du contentieux fiscal », in Contamin (J.-G.),
(C.) (dir.), Enfermés dehors. Enquêtes sur Saada (E.), Spire (A.) et Weidenfeld (K.), Le
le confinement des étrangers, Paris, Le recours à la justice administrative. Pratiques
Croquant, 2009, et « Jeux de regards. Sur- des usagers et usages des institutions,
veillance disciplinaire et contrôle associatif Paris, La Documentation française, 2008,
dans les centres de rétention administra- p. 85-114.
tive pour étrangers éloignés du territoire », alexis.spire@univ-lille2.fr
Genèses, 75, 2009.

fischer_n@hotmail.com

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