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LE RÔLE DE LA HONTE DANS L’ALCOOLODÉPENDANCE : UNE REVUE

DE LA LITTÉRATURE

Sophie Roche

De Boeck Supérieur | « Psychotropes »

2017/1 Vol. 23 | pages 47 à 58


ISSN 1245-2092
ISBN 9782807391338
DOI 10.3917/psyt.231.0047
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2017-1-page-47.htm
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Le rôle de la honte
dans l’alcoolodépendance :
une revue de la littérature
The role of shame in alcohol dependence:
a review of the literature
Sophie Roche
Psychiatre
Hôpital Marmottan
17 rue d’Armaillé – F 75017 Paris
E-mail : sophieroche87@gmail.com
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Résumé : Les troubles liés à la consommation d’alcool représentent
un enjeu prioritaire de santé publique, tant par leur fréquence que
par la sévérité des dommages induits, qu’ils soient sanitaires ou
sociaux, et qu’ils concernent le sujet ou son entourage. L’étude du
rapport à l’alcool dans la population est généralement axée sur
des facteurs sociaux, familiaux et environnementaux, mais peu de
recherches en France envisagent l’émotionnalité comme facteur
associé à cette consommation. L’objectif principal de ce travail
consiste, au regard d’une revue de la littérature, à mettre en évi-
dence l’importance des facteurs émotionnels que sont la honte et la
culpabilité dans la consommation problématique d’alcool et de dis-
cuter la prise en charge en conséquence. Nous avons exploré le rôle
des émotions dans l’alcoolodépendance. Les résultats mettent en
avant la honte comme facteur de vulnérabilité et facteur aggravant
dans l’alcoolodépendance. La honte est reconnue comme facteur
dans l’apparition et le maintien de la consommation probléma-
tique d’alcool, tandis que la culpabilité apparaît comme un facteur

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Le rôle de la honte dans l’alcoolodépendance : une revue de la littérature

protecteur. Une propension à ressentir de la honte serait caractéris-


tique des individus ayant une addiction à l’alcool. Il est donc essen-
tiel de prendre en compte la honte qui joue un rôle majeur dans
la consommation problématique d’alcool, dans la prévention et la
prise en charge de cette conduite. Une intervention axée sur l’amé-
lioration de la capacité de l’individu à réguler ses émotions par le
biais du développement de moyens d’adaptation pourrait être effi-
cace pour la prévention ou le traitement de l’alcoolodépendance.
Les individus sujets à la honte seraient alors moins enclins à utiliser
la consommation d’alcool comme une stratégie d’adaptation.
Abstract: Alcohol-related disorders are a priority public health
issue, because of their frequency, the severity of the harm they cause
– whether health-related or social – and because they concern both
the subjects and those around them. The study of the relationship
with alcohol in the population is generally focused on social, family
and environmental factors, but little research in France has consid-
ered emotionality as a factor associated with alcohol consumption.
The main objective of this work is to review the literature on the
importance of emotional factors, such as shame and guilt, in prob-
lem drinking. We explored the role of emotions in alcohol depen-
dence. The results highlight shame as a factor of vulnerability and
as an aggravating factor in alcohol dependence. Shame is recog-
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nized as a factor in the emergence and maintenance of problem
drinking, while guilt appears as a protective factor. A propensity to
feel shame is characteristic of individuals with an addiction to alco-
hol. It is therefore essential to take into account shame, as playing
a major role in the problematic consumption of alcohol, in the pre-
vention and management of this behaviour. Interventions focused
on improving the individual’s ability to regulate his or her emotions
through the development of coping mechanisms could be effective
in the prevention or treatment of alcohol dependence. Individuals
subject to shame would then be less likely to use alcohol as a cop-
ing strategy.

Mots clés : alcool, honte, culpabilité, addiction


Keywords: alcohol, shame, guilt, addiction

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 Sophie Roche

Introduction

L’alcool est la substance psychoactive la plus consommée en France.


Elle fait pourtant partie des substances psychoactives les plus nocives
en termes de dommages psychiques, sociaux et de dépendance
(Roques et al., 1998). La consommation moyenne en France est de
12,7 litres d’alcool pur par habitant et par an. On estime que 15 %
de la popu­lation française adulte présente une consommation d’alcool
excessive, soit nocive (entraînant des dommages pour la santé, qu’ils
soient physiques, mentaux ou sociaux), soit dite « à risque » (suscep-
tible ­d’induire des pathologies ou des conséquences sociales si ces
habitudes perdurent).
En termes diagnostiques, on estime qu’il y a entre 1,5 et 2 millions
de sujets alcoolodépendants en France (soit 4 à 5 % des adultes) et elle
est la deuxième cause de mortalité précoce. Malgré l’ampleur et la gra-
vité de ces conséquences, on constate encore aujourd’hui que moins
de 10 % des sujets présentant un usage nocif d’alcool accèdent à des
soins spécialisés, ce qui en fait le trouble le moins pris en charge parmi
l’ensemble des pathologies psychiatriques (World Health Organization,
2011). Les troubles liés à la consommation d’alcool, ou usages nocifs
d’alcool, dont la dépendance, représentent donc un enjeu prioritaire de
santé publique, tant par leur fréquence que par la sévérité des dommages
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induits, qu’ils soient sanitaires ou sociaux, et qu’ils concernent le sujet
ou son entourage.
La dépendance à l’alcool est trop souvent assimilée à un vice ou un
péché et reste aux yeux d’une majorité de la population une tare irréver-
sible dont on ne peut guérir. Malgré le fait qu’elle soit reconnue comme
une maladie, les individus ayant une consommation problématique sont
stigmatisés et il leur est reproché leurs échecs et leur manque de volonté
pour se sortir de cette situation. Les sentiments de honte et d’inutilité
sont associés à cette stigmatisation.
L’étude du rapport à l’alcool dans la population est généralement
axée sur les facteurs sociaux, familiaux et environnementaux le précipi-
tant, et peu de recherches en France envisagent l’émotionnalité comme
facteur associé à cette consommation. Parmi les facteurs émotionnels
impliqués dans des problèmes de toxicomanie, la tendance à ressentir de
la honte est souvent mentionnée (Fossum et Mason, 1989 ; Potter-Efron,
2002). Par exemple, Fossum et Mason (1989) estiment que l’addiction et
la honte sont inséparables et soutiennent que la confrontation à la honte
dans le contexte de la relation thérapeutique est indispensable pour le

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Le rôle de la honte dans l’alcoolodépendance : une revue de la littérature

maintien de l’abstinence. Nous avons donc fait une recherche des preuves
empiriques existantes pour soutenir cette relation présumée entre la pré-
disposition à la honte et l’addiction à l’alcool. Que ce soit en clinique,
en recherche ou dans la population en général, la honte et la culpabilité
sont souvent confondues (Tangney, 1995 ; Tangney et Dearing, 2002).
Pourtant, plusieurs distinctions existent entre ces deux émotions sur le
plan de leur nature, de leurs caractéristiques, de la psychopathologie et
des facteurs d’ajustement psychologique associés (Tangney et Dearing,
2002 ; Kaufman, 1996 ; Lewis, 1971).
La honte suppose une évaluation négative de soi qui résulte de la
conscience d’avoir transgressé une règle, d’être en échec ou de croire
qu’il y a en soi quelque chose de fondamentalement mauvais ou problé-
matique (Tangney et Dearing, 2002). Elle est décrite comme une émo-
tion négative intense qui peut entraîner des sentiments d’infériorité et
d’impuissance. Le sentiment de honte est marqué par des jugements et
des critiques sévères envers soi, des réprimandes concernant ses actions,
par des distorsions de la réalité et par des croyances négatives sur soi. La
culpabilité est aussi liée au sentiment d’avoir transgressé une règle mais
elle implique une évaluation négative d’un comportement spécifique
(Tangney et Dearing, 2002 ; Lewis, 1971). C’est une expérience caracté-
risée par des remords et des regrets ainsi que par le désir de soulager la
douleur émotive par des actions réparatrices (Tangney et Dearing, 2002 ;
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Deblinger et Runyon, 2005 ; Fisher et Exline, 2006). En comparaison, les
sentiments de culpabilité, bien que douloureux, sont moins handicapants
que la honte et sont susceptibles de motiver l’individu vers la réparation
ou le changement (Baumeister, 1998). Grâce à cette distinction entre
la honte et la culpabilité, la recherche a montré que les individus sujets
à la honte sont vulnérables à une variété de difficultés, y compris les
problèmes psychopathologiques (Tangney, 1995 ; Tangney, Wagner et
Gramzow, 1992), la colère (Thompson, Altmann et Davidson, 2004), une
faible estime de soi (Woien, Ernst, Patock-Peckham et Nagoshi, 2003).
Contrairement à la honte, la culpabilité sans honte est positivement cor-
rélée à des caractéristiques d’adaptation, telles que l’empathie accrue
(Baumeister, 1998), des réponses constructives à la colère (Tangney,
1995), et est généralement sans rapport avec des symptômes psychopa-
thologiques (Tangney, 1995).
En raison des implications différentes de la honte par rapport à la
culpabilité, il est crucial de saisir la distinction entre ces deux émotions
lors de l’examen de la dynamique de la honte et de la culpabilité dans la
relation avec les troubles addictifs.

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 Sophie Roche

Nous présentons une revue systématique de la littérature des preuves


existantes sur la relation entre la honte, la culpabilité et la consommation
problématique d’alcool chez les adultes afin d’identifier les domaines
d’interventions possibles chez ces personnes. Les premières études faites
sur ce sujet ont constaté que la honte intériorisée est élevée dans les
populations de consommateurs d’alcool mais elles ont omis d’évaluer la
honte et la culpabilité comme des émotions distinctes. Harper et Hoopes
(1990) ont postulé que la relation entre la honte et la dépendance à
­l’alcool pourrait être bidirectionnelle, c’est-à-dire que parfois les indivi-
dus utilisent l’alcool pour obtenir le soulagement de la honte et d’autres
fois la honte est le résultat de l’utilisation de l’alcool.

Revue de la littérature
Méthode

Une recherche bibliographique a été réalisée à partir des articles de la


base de données « ScienceDirect » publiés entre janvier 1990 et janvier
2016 en croisant les mots clés « shame », « guilt », « dependance »,
« addiction », « substance use », « alcohol » dans le titre et/ou le résumé.
L’ensemble des articles originaux, au nombre de quatre, portant sur
l’étude des liens entre la prédisposition à la honte et à la culpabilité et
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la consommation problématique d’alcool ont été retenus : O’Connor
et al. (1994), Meehan et al. (1996), Dearing, Stuewig et Tangney (2005),
Treeby et Bruno (2012).

Résultats

Ces quatre études sont quantitatives. Il ressort de ces recherches que ces
deux émotions ont des implications divergentes dans la consommation
problématique d’alcool.
L’étude de O’Connor et al. (1994) se réfère à un échantillon de
130 sujets (88 hommes et 42 femmes) d’âge moyen 33,04 ans, toxico-
manes ou alcooliques recevant des soins et étant abstinents depuis peu.
Les résultats indiquent que les femmes ont un score plus élevé que les
hommes concernant la dépression et la prédisposition à la honte. Ces
résultats ont ensuite été comparés à ceux de sujets non dépendants obtenus
à partir d’une étude de Tangney et al. (1992) comprenant 186 hommes et
241 femmes. L’étude retrouve que les individus ayant une dépendance
aux drogues, notamment à l’alcool, ont une prédisposition à la honte plus

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Le rôle de la honte dans l’alcoolodépendance : une revue de la littérature

élevée et une prédisposition à la culpabilité plus faible que les individus


non dépendants.
Par ailleurs, cette étude identifie les antécédents d’abus sexuels
comme facteur favorisant la prédisposition à la honte. En effet, les sujets
qui ont été victimes d’abus sexuels ont été comparés à ceux qui ne l’ont
pas été. Les abus sexuels sont liés significativement à la honte (p < 0.001)
et à la dépression (p < 0.001). Par contre, la différence n’était pas signifi-
cative par rapport à la culpabilité (p = 0.12).
L’étude de Meehan et al. (1996) évalue les liens entre la honte, la
culpabilité et les affects dépressifs en ajoutant une mesure des différentes
formes de culpabilité. En effet, la propension à la culpabilité, telle que
mesurée sur le TOSCA a été associée à l’altruisme, à l’empathie et au bon
ajustement social. Elle correspond à la catégorie de « culpabilité adap-
tative » décrite par Zahn-Waxler et Kochanska (1990). Contrairement à
l’étude précédente, cette étude ne retrouve pas de différence significative
entre les hommes et les femmes quant à la prédisposition à la honte. Les
résultats montrent que les sujets dépendants ont une prédisposition à la
honte plus importante et une prédisposition à la culpabilité plus faible
que les sujets non dépendants. En outre, ils présentent des scores plus
élevés pour la dépression et pour les sous-échelles de culpabilité mesurée
par l’IGQ-45 (culpabilité des survivants, séparation/déloyauté, respon-
sabilité omnipotente, haine de soi) correspondant à une culpabilité inter-
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personnelle excessive avec des craintes irrationnelles de nuire à autrui.
Cependant, cette échelle ne fait pas de distinction entre le sentiment de
honte et de culpabilité, elle mesure donc une culpabilité fusionnée à la
honte.
Ces deux études constatent que la prédisposition à la honte est plus
élevée et que la prédisposition à la culpabilité est plus faible chez les
personnes toxicomanes que chez des personnes sans problème de toxico-
manie. Cependant, l’interprétation de ces résultats est difficile parce que
peu d’informations ont été fournies sur la composition démographique
des échantillons. En effet, ont été comparées des personnes récemment
sevrées à une population d’adultes lambda (Tangney et Dearing, 2002).
Il est probable qu’il y ait des différences importantes sur les variables
connues en corrélation avec l’abus de substances, le ressenti émotionnel,
ou les deux. De plus, les programmes de soins auxquels ont participé
les sujets dépendants peuvent implicitement ou explicitement aborder
la problématique de la honte dans le cadre du traitement. Ainsi, il est
impossible de savoir si les différences entre les groupes étaient fonction
de la consommation de drogues, du programme de soins, ou d’autres
facteurs de confusion non mesurés.

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 Sophie Roche

Dearing et al. (2005)ont contourné ces difficultés méthodologiques


en utilisant des comparaisons intra-groupes. Ils ont cherché à clarifier les
relations entre les prédispositions à la honte et à la culpabilité et les com-
portements addictifs à travers trois études composées de deux échantil-
lons très différents : deux groupes d’étudiants (n = 235 et n = 249) et un
groupe de détenus (n = 332). De leur échantillon d’étudiants de premier
cycle, 7,3 % ont rapporté des symptômes compatibles avec la consom-
mation d’alcool problématique et 15 % ont indiqué des symptômes
compatibles avec l’usage problématique de drogues. La honte était posi-
tivement corrélée avec des problèmes d’alcool, mais pas avec l’usage
problématique de drogues. Au contraire, la culpabilité a été jugée néga-
tivement corrélée avec les consommations de drogue et d’alcool. Les
auteurs ont conclu que, bien que la prédisposition à la honte soit associée
avec l’utilisation problématique de drogues, celle avec la consommation
d’alcool est bien plus forte. Les auteurs ont suggéré que l’alcool peut être
utilisé pour faire face à des affects négatifs tels que la honte et que cette
utilisation peut elle-même entraîner une honte supplémentaire.
L’étude de Treeby et Bruno (2012) fournit un soutien empirique à
ce cercle vicieux honte-alcool-honte. En effet, les résultats de l’étude
montrent que la prédisposition à la honte est positivement associée à la
consommation problématique d’alcool et que boire de l’alcool est utilisé
comme un moyen pour réguler ces émotions négatives. Contrairement
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à la honte, la prédisposition à la culpabilité était inversement liée à la
consommation problématique d’alcool, et était soit sans rapport, soit
inversement liée à toutes les motivations pour boire. Les résultats four-
nissent un soutien supplémentaire pour Dearing et al. (2005) sur le fait
qu’il est important et nécessaire de différencier clairement la honte et la
culpabilité dans les contextes de recherche et de traitement de la toxico-
manie. Les résultats de la présente étude aident à expliquer le lien entre
la honte et la consommation d’alcool problématique en ce qu’il apparaît
que les individus sujets à la honte sont enclins à utiliser l’alcool comme
stratégie de régulation émotionnelle. À l’inverse, les individus sujets à la
culpabilité ne semblent pas être enclins à utiliser l’alcool pour gérer leurs
états affectifs et il semble plausible que la culpabilité puisse leur offrir
un certain degré de protection contre le développement des problèmes
d’alcool.

Discussion

Cette revue de la littérature cherche à examiner la documentation relative


à la honte, la culpabilité et l’alcoolo dépendance. Parmi les quatre articles

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Le rôle de la honte dans l’alcoolodépendance : une revue de la littérature

traitant ce sujet, seulement deux ont été réalisés à partir de la population


générale, les deux autres études ont été menées à partir d’échantillons
d’individus recevant des soins pour leur problème de dépendance. Il
semble qu’il y ait une absence significative de recherche sur l’association
entre la honte, la culpabilité et la consommation problématique d’alcool,
et cette rareté limite l’extension des conclusions théoriques ou empi-
riques que nous pouvons en tirer.
Cependant, cette étude de la littérature fournit la preuve d’une
corrélation positive entre la honte et la consommation problématique
d’alcool. En revanche, la culpabilité est inversement proportionnelle à
cette consommation. Elle indique que la honte est positivement associée
à la peur de l’évaluation négative des autres et la crainte de la perte de
l’approbation sociale et qu’elle est corrélée au fait de boire pour faire
face à l’anxiété et à la dépression. Ceci lie les individus sujets à la honte
à un plus grand risque de devenir dépendants de l’alcool. La honte
était aussi positivement associée à la tendance à boire pour améliorer
l’humeur. Ceci peut être potentiellement problématique et entraîner une
dépendance en ce qu’elle est associée à boire plus fréquemment et à des
niveaux plus élevés. Nous pouvons donc conclure que la honte est un
facteur aggravant dans l’usage problématique de l’alcool, tandis que la
prédisposition à la culpabilité semble être un facteur protecteur contre le
développement de cette addiction.
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Aucune étude ne nous a permis de conclure sur le fait que la honte
soit un marqueur de gravité dans la consommation d’alcool, c’est-à-dire
que l’intensité de la honte soit reliée à des consommations plus impor-
tantes et plus fréquentes d’alcool. D’autres recherches sont nécessaires
également pour déterminer si la honte et la culpabilité éprouvées dans
le moment, c’est-à-dire l’état de honte et de culpabilité à un instant t, se
rapportent à différents motifs et à des habitudes différentes de consom-
mation d’alcool. En outre, des recherches supplémentaires sont néces-
saires pour examiner si la prédisposition à la honte et/ou à la culpabilité
sont associées à une tendance à ressentir de la honte ou de la culpabilité
suite à des consommations d’alcool transgressives et suite à l’expérience
négative des méfaits associés à la consommation d’alcool.
Enfin, les représentations sociales de l’alcoolisme féminin et
de l’alcoolisme masculin sont différentes, une consommation jugée
comme excessive est évaluée plus négativement lorsque le consomma-
teur est une femme que lorsqu’il est un homme (Karoll, 2002 ; Nolen-
Hoeksema, 2004). En effet, on observe dans la clinique de l’alcoologie
une distinction entre l’alcoolisme masculin qui est perçu comme un

54 Psychotropes – Vol. 23 no 1
 Sophie Roche

alcoolisme d’entraînement, convivial et festif et l’alcoolisme féminin,


perçu comme un alcoolisme plus problématique, caché et culpabilisé
(Gaussot et Palierne, 2010). Ainsi, plus que les hommes, les consom­
matrices d’alcool doivent faire face aux réprimandes de la société et à des
attitudes stigmatisantes, que ce soit de la part de leur entourage ou des
praticiens de santé (Carter, 1997). Au vu de cette constatation, il serait
intéressant de pouvoir évaluer l’impact sur la honte et la culpabilité entre
les hommes et les femmes, ce qui n’a pas été fait dans les études récentes
(Dearing, Stuewig et Tangney, 2005 ; Treeby et Bruno, 2012).
Les résultats de cette étude présentent un intérêt pour la prévention
et le traitement de la consommation d’alcool problématique, en particu-
lier pour les individus ayant une prédisposition à la honte. La littérature
met en avant des facteurs statiques en lien avec l’alcoolisme tels que la
prédisposition génétique, les traits de personnalité et le tempérament.
Ces facteurs sont importants pour la compréhension du développement
de l’alcoolodépendance et sa prévention, mais ils ne représentent pas des
points d’intervention possible une fois que la dépendance est installée.
En revanche, les facteurs dynamiques tels que l’environnement,
l’influence des pairs et les facteurs émotionnels sont des cibles thérapeu-
tiques plus probables. Comme nous l’avons vu, la tendance à ressentir de
la honte est un facteur émotionnel aggravant dans l’alcoolo­dépendance
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et la propension à ressentir de la culpabilité, un facteur protecteur. Cette
étude vient aussi confirmer l’hypothèse qu’une personne sujette à la
honte consomme de l’alcool afin de réguler à la baisse ses affects néga-
tifs. Il est donc essentiel de prendre en compte la honte qui joue un rôle
majeur dans la consommation problématique d’alcool, dans la préven-
tion et la prise en charge de cette conduite.
Une intervention axée sur l’amélioration de la capacité de l’indi-
vidu à réguler ses émotions par le biais du développement de moyens
d’adaptation pourrait être efficace pour la prévention ou le traitement
de l’alcoolodépendance. Les individus sujets à la honte seraient alors
moins enclins à utiliser la consommation d’alcool comme une stratégie
d’adaptation. Ce qui peut à son tour diminuer la tendance à ressentir de la
honte au fil du temps. Quel que soit le sens de causalité, la prédisposition
à la honte semble être liée à des problèmes de dépendance à l’alcool.
Ainsi, même si la honte n’est pas la cause directe de la consommation
problématique de substances, les autres problèmes qui vont de pair avec
cette prédisposition (par exemple, des problèmes de colère, des difficul-
tés relationnelles, etc.) seraient une justification suffisante pour la mise
en place d’interventions de réduction de la honte dans le traitement de la

Psychotropes – Vol. 23 no 1​ 55
Le rôle de la honte dans l’alcoolodépendance : une revue de la littérature

dépendance à l’alcool. Par ailleurs, les interventions réussies de réduc-


tion de la honte seraient également susceptibles d’entraîner de meilleurs
résultats de traitement.
Dans cette perspective, les approches émotionnelles issues de la troi-
sième vague des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) semblent
être tout à fait adéquates. En effet, ces approches accordent une place
essentielle à la reconnaissance et à l’acceptation des affects. Elles sont
prometteuses pour aider les patients à déplacer leurs réactions de honte
inadaptée vers plus de réponses adaptatives de culpabilité. Notamment,
les programmes de mindfulness – approche thérapeutique basée sur la
prise de conscience de l’ici et maintenant dans une perspective d’accep-
tation. Plus précisément, les thérapies d’acceptation et d’engagement
(ACT) qui proposent une approche thérapeutique basée sur l’acceptation
des événements privés (pensées, images, sensations) désagréables dans
les situations où leur évitement conduit au renoncement à des actions
correspondant aux valeurs choisies par la personne ou à la persistance
dans des actions contraires à ses valeurs.

Conclusion

Ce travail souligne le fait que la honte a un lien direct avec la psychopa-


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thologie de l’alcoolisme. La littérature, essentiellement anglo-saxonne,
met en évidence un lien positif entre la prédisposition à la honte et
l’alcoolo­dépendance. En effet, les études montrent que la honte est un
facteur de vulnérabilité et a un rôle dans l’apparition et le maintien de la
consommation problématique d’alcool. Aucune recherche ne permet de
conclure si oui ou non la honte est un marqueur de gravité. La culpabilité
au contraire ressort comme un facteur protecteur. Le concept de honte est
donc important à prendre en compte en psychiatrie et en addictologie.
Ce travail indique la nécessité de poursuivre la recherche sur les
problèmes émotionnels des patients dépendants à l’alcool afin d’amélio-
rer les stratégies et les programmes de traitement et de faciliter ainsi le
chemin vers l’abstinence.

Bibliographie
Baumeister, R. F. (1998). « Inducing guilt », in J. Bybee (ed.), Guilt and Children
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