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NÉOLIBÉRALES DE L'HÉGÉMONIE
Gianfranco Rebucini
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 16/01/2023 sur www.cairn.info par Dorian Luiz Borges Moreira Filho (IP: 179.152.14.50)
2013/1 n° 49 | pages 75 à 93
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633177
DOI 10.3917/rai.049.0075
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-1-page-75.htm
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Introduction
1 - David L. Eng, Judith Halberstam, José E. Muñoz, « What’s Queer about Queer Studies
Now ? », Social Text, vol. 23, no 3-4, 2005, p. 1-18.
2 - Ibid., p. 1.
3 - LGBTQI renvoie ici à Lesbiennes, Gays, bisexuel-le-s, Transgenre, Queer et Intersexes.
4 - Les ouvrages récents de Martin Manalansan de 2003, et de Gayatri Gopinath de 2005, par
exemple, explorent comment les communautés queer en diaspora arrivent à se construire des
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néolibérale. Les demandes s’éloignent ainsi d’une volonté d’émancipation et
visent le plus souvent un droit à l’indifférence dans la masse de consommateurs.
C’est ainsi que les politiques homosexuelles de revendication deviennent de plus
en plus proches et se confondent presque avec la norme hétérosexuelle. Cette
homonormativité rejoint donc les politiques mainstream des droits humains, qui
dans une large mesure, sous couvert d’universalité, masquent les oppressions,
les inégalités et la violence du capitalisme néolibéral et expansionniste.
repères culturels et identitaires spécifiques pour résister et faire face aux adversités de la vie
quotidienne souvent teintées d’exclusion, d’orientalisation, et de racialisation. Ces deux auteurs
insistent sur le fait que pour comprendre les contextes de diaspora, à côté des questions de la
nationalité et de l’ethnicité, la sexualité demeure un des facteurs principaux. Martin Manalansan,
Global Divas. Filippino Gay Man in the Diaspora, Durham, Duke University Press, 2003 ; Gayatri
Gopinath, Impossible Desire : South Asian Public Cultures, Durham, Duke University Press, 2005.
5 - Lisa Duggan, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on
Democracy, Boston, Beacon Press, 2003.
6 - Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages. Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke
University Press, 2007.
7 - Seuls les deux premiers chapitres ont été traduits : « La sexualité du terrorisme » et « Abu
Ghraib et l’exceptionnalisme sexuel américain ». On regrettera notamment l’absence de traduc-
tion de l’introduction et de la conclusion qui, dans la version originale, posent les bases théo-
riques principales et expliquent plus clairement les concepts utilisés dans le livre. Dans cet
article, on se référera plus spécialement à l’édition en français, à laquelle renverront donc les
références des citations, sauf quand indiqué différemment. Jasbir K. Puar, Homonationalisme.
Politiques queer après le 11-Septembre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012.
8 - Les formes de nationalisme sexuel spécifiques aux nations européennes existent aussi, mais
nous pensons que les politiques homonationalistes en Europe sont largement redevables de
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C’est justement pour décrire ces opérations d’exclusion de la nouvelle figure
du terroriste par l’inclusion du patriote LGBTQI normalisé que Jasbir Puar
introduit le concept d’homonationalisme. Ce concept provient, en effet, de la
contraction du terme « homonormativité » de Lisa Duggan avec le terme
« nationalisme ». Selon elle, « l’homonationalisme est ainsi la manifestation
d’une collusion entre homosexualité et nationalisme aussi bien générée par les
sujets gays, lesbiens et queer eux-mêmes que par la rhétorique de l’inclusion
patriotique dans la Nation. La production de corps gays, lesbiens et queer joue
un rôle crucial dans le déploiement du nationalisme et du patriotisme états-
uniens, dans la mesure où ces corps pervers entérinent la norme hétérosexuelle,
mais également en ce que certains corps homosexuels domestiqués approvi-
sionnent en munitions les projets nationalistes 13. »
l’hégémonie américaine en ce domaine. Pour une meilleure compréhension des enjeux théori-
ques, nous nous limiterons ici au cas des États-Unis d’Amérique. Pour le contexte européen
voir, entre autres, Jin Haritaworn, Tamsila Tauquir, Esra Erdem, « Gay Imperialism : Gender
Sexuality Discourse in the “War on Terror” », in Adi Kuntsman et Esperanza Miyake, Out of Place :
Interrogating Silences in Queerness/Raciality, York, Raw Nerve Books, 2008, p. 71-96.
9 - Éric Fassin a introduit le concept de « démocratie sexuelle » qui recouvre en partie, mais
en quelque sorte le déborde aussi, le sens de l’exceptionnalisme sexuel proposé par Jasbir K.
Puar. Le concept de démocratie sexuelle n’est, en fait, pas entendu d’une façon foncièrement
négative. Seule l’instrumentalisation de cette démocratie et les modalités pour y accéder sont
critiquées quand elles se font complices d’un nationalisme sexuel spécifique. Voir à ce propos,
Éric Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, no 26, 2006,
p. 123-131.
10 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 8.
11 - Dans une note du premier chapitre du texte français, Jasbir Puar explique son usage
« ambigu » du mot queer, désignant les subjectivités de l’altérité et des sexualités alternatives
et contestataires, mais qui sont parfois « engagées et impliquées dans des pratiques et espaces
homonormatifs », ibid., p. 113. Pourtant, elle utilise ce terme, comme ici, pour désigner des
subjectivités radicalement alternatives au projet nationaliste, notamment des subjectivités queer
non blanches. Pour une meilleure compréhension, nous appellerons donc subjectivités LGBTQI
quand elles sont décrites comme homonormatives et utiliserons le terme « queer » pour indiquer
les sujets et les subjectivités non normatives.
12 - Ibid., p. 8.
13 - Ibid., p. 10.
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est ainsi constitué autant par des politiques étatiques de reconnaissance et de
cooptation des sujets LGBTQI, qui les englobent dès lors dans un cadre hété-
ronormatif, que par une adhésion des groupes LGBTQI blancs au projet de
redéfinition des frontières de la nation.
Jasbir Puar utilise une méthode originale pour détecter les occurrences et
les foyers de l’homonationalisme aux États-Unis. Elle s’intéresse à la fois à des
phénomènes culturels qui peuvent sembler anodins, comme la série de dessins
animés South Park (très populaire et destinée aussi à un public adulte), et à
certains phénomènes et événements culturels liés aux guerres d’invasion
d’Afghanistan et d’Irak, et construit ce qu’elle appelle des assemblages. En fait,
ces « agencements » (assemblages en anglais), concept que l’auteure emprunte
à Gilles Deleuze et Felix Guattari 16, se réfèrent à des mises en réseaux, à des
compositions de parties de discours apparemment désarticulées, mais qui prises
ensemble dévoilent une cohérence critique très convaincante. Ses analyses ne
ciblent pas par exemple les politiques conservatrices du mouvement LGBTQI,
parce qu’elle les considère comme « effroyablement xénophobes », « peu sur-
prenant[e]s et (...) déjà (...) bien documentées » 17. Ce qui l’intéresse c’est de
dévoiler les discours du camp progressiste qui, sous l’universalisme des droits
humains et des droits civiques, cachent des foyers d’homonationalisme soute-
nant l’exceptionnalisme sexuel américain, bien que de façon moins évidente
que les discours conservateurs.
14 - Pour une analyse à partir de la culture visuelle concernant l’opposition entre les politiques
LGBTQI et les politiques ethno-raciales et pour une critique de l’homonormativité en France,
voir Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts, Homoexoticus. Race, classe et critique queer, Paris,
Armand Colin, 2010.
15 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 10.
16 - Gilles Deleuze et Felix Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit,
1972.
17 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 11.
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Dans le premier chapitre du livre, qui fait partie des trois traduits en fran-
çais, Jasbir Puar se concentre sur trois sources d’homonationalisme : « les ana-
lyses des corporalités terroristes telles qu’elles ont été conduites par certains et
certaines universitaires, notamment féministes ou queer [LGBTQI] ; les habi-
tudes de consommation au sein de l’industrie touristique gay et lesbienne, qui
se présente ouvertement comme un secteur progressiste visant le changement
social par la reconfiguration des “espaces hétérosexuels” ; et enfin les appels
libéraux et multiculturels à la tolérance ou les plaidoyers en faveur de la diver-
sité, tels qu’ils ont notamment été dépeints dans la série animée South Park 18 ».
Ces agencements se déploient à travers des liens parfois insoupçonnés, mais
qu’elle arrive à mettre à jour pour en démontrer une cohérence fluctuante et
dont la vitesse et les modes de transmission ainsi que de formation sont tout
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aussi décisifs que les résultats. Une attention particulière est portée à la mise
en relation des différentes parties de ces agencements dans la formation des
sujets. Il ne s’agit pas de restituer un sujet qui est déjà là, mais plutôt de montrer
les mécanismes à l’œuvre dans sa construction. Les éléments des agencements
qu’elle considère peuvent sembler anodins, sans un poids démonstratif impor-
tant. Le lecteur peut aussi avoir parfois la sensation de superficialité, de flou,
et de redondance, mais l’originalité et la force des arguments ne résident pas
tant dans le déploiement d’éléments de démonstration, que dans le processus
qui lie ces éléments les uns aux autres. Ainsi, par exemple, dans le quatrième
chapitre du livre en anglais (non présent dans la version française) intitulé
« The turban is not a hat 19 », l’auteur explique que les épisodes fréquents de
« dévoilement » des hommes sikh dans les aéroports américains, mettent en
évidence les réponses de crainte et panique que les Américains éprouvent face
au « corps du terroriste ». Elle fait valoir que l’anxiété autour du turban et
l’impossibilité de confinement d’un sujet ambigu (on ne sait pas en effet si les
Sikhs sont véritablement autre chose que des musulmans, leur turban est un
signe qui renvoie à cette altérité dangereuse), ont conduit à la création d’une
fiction sur un objet, le turban, et d’un corps « terroriste » redouté, le Sikh
enturbanné. Dans ce climat de peur et d’affectivité exacerbée, le turban acquiert
en quelque sorte le statut d’arme. Le turban, assemblé au corps de son porteur,
devient comme la bombe attachée au corps du kamikaze. De cette façon, le
turban cesse d’être un simple couvre-chef, un outil utilisé par le corps, mais
devient un agencement, une partie intégrante et potentiellement mortelle du
corps du « terroriste » ainsi produit. Le sujet sikh devient donc un sujet « ter-
roriste ». Contrairement à l’intersectionnalité, qui suppose que les composantes
de genre, de sexualité, de classe et de race se croisent les unes aux autres mais
peuvent être séparées, le concept d’agencement prend en considération « les
forces entrelacées qui fusionnent et font disparaître le temps, l’espace et le
corps contre la linéarité, la cohérence et la permanence 20 ». Au lieu de privi-
légier la nomination, la signification et la visualité, l’agencement met l’accent
18 - Ibid.
19 - Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
20 - Ibid., p. 212.
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évidents. En effet, toujours dans le quatrième chapitre de l’édition anglaise,
« The turban is not a hat 28 », Jasbir Puar analyse les réactions et les productions
« affectives » des sujets nationaux et terroristes, utilisant la méthode par agen-
cement dont nous avons déjà parlé. Elle utilise amplement les théories dites de
l’affective turn pour mettre en évidence de quelle façon la formation de sujets
dans le monde contemporain est redevable d’une production d’affects, de sen-
timents, de besoins et d’émotions qui structurent désormais les identités
culturelles.
Du point de vue des analyses, Terrorist Assemblages se concentre sur au
moins trois points théoriques cruciaux. Le premier est la cartographie d’une
« géographie imaginaire » des États-Unis qui définit le cadre des discours
déployés par la rhétorique homonationaliste. Cette géographie imaginaire,
concept repris de Derek Gregory 29 qui lui-même retravaille les théories
d’Edward Said, est un artefact performatif qui fait passer certains désirs pour
des réalités et en « produit ainsi des preuves et traces matérielles en dépit
d’éléments discordants. (...) La géographie imaginaire s’efforce de réconcilier
des réalités autrement inconciliables. (...) C’est par exemple au travers de la
géographie imaginaire produite par les homonationalismes que peuvent rester
en tension les contradictions inhérentes à l’idéalisation des États-Unis en tant
21 - Ibid., p. 21 et suiv.
22 - Voir entre autres, Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil,
1980.
23 - Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
24 - Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, New York/
Londres, Routledge, 1990.
25 - Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1998.
26 - Tournant affectif.
27 - Voir particulièrement, Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, New York, Routledge,
2004 et Sara Ahmed, Queer Phenomenology : Orientations, Objects, Others, Durham, Duke Uni-
versity Press, 2006.
28 - Jasbir Puar, Terrorist Assemblages..., op. cit., p. 166 et suiv.
29 - Voir Derek Gregory, The Colonial Present : Afghanistan, Palestine, Iraq, Oxford, Blackwell,
2004.
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Said. Mais la particularité de la reprise des thèses d’Edward Said par Jasbir Puar
est probablement d’avoir repéré une temporalité spécifique, une rupture, dans
les rhétoriques orientalistes : à partir de l’après-11 Septembre, on a assisté aux
États-Unis à la résurgence et l’accélération des politiques racistes et nationa-
listes soutenues par une rhétorique de l’orientalisme. Néanmoins, les analyses
de Jasbir Puar, parce qu’elles mettent peut-être trop en avant cette rupture
temporelle, donnent parfois l’impression de laisser de côté les continuités réelles
avec les périodes précédentes, ce qui est accentué par les éléments choisis pour
élaborer et analyser les agencements sous-jacents aux politiques homonationa-
listes. Les exemples culturels qu’elle traite s’inscrivent en effet dans une tem-
poralité courte et tous dans l’après-11 Septembre. Même si elle les inscrit dans
le processus plus général de l’orientalisme, les généalogies avec le temps long
du colonialisme sont par exemple difficiles à repérer.
Le deuxième point théorique saillant du livre est l’abondante utilisation de
concepts foucaldiens, notamment du pouvoir et de la gouvernementalité des
corps et des identités. En effet, Jasbir Puar considère la construction de la
nation en Occident comme essentiellement fondée sur l’hétérosexualisation de
la société. En utilisant les thèses de Foucault 31 sur l’émergence des identités
homosexuelles, elle montre comment le projet national a eu besoin de (et
repose encore aujourd’hui sur) une mise en valeur de l’hétéronormativité.
Pourtant, ce processus d’hétérosexualisation de la nation ne s’est fait, ni ne se
fait, sans que l’on retrouve en même temps les conditions de possibilité d’une
contestation et d’une résistance à celui-ci. C’est dans le sillage des théories du
pouvoir de Michel Foucault 32 que Jasbir Puar remarque comment dans un
premier temps « le binarisme (occidental) homosexuel/hétérosexuel constitue
ainsi non pas une dimension secondaire, mais première du projet nationa-
liste 33 ». Et pourtant, « les formalisations théoriques du nationalisme et de la
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notamment sur les revendications du mariage, d’intégration et d’invisibilité,
l’homosexualité en tant que telle perd son caractère d’instabilité. Au contraire,
« lorsque la nation y trouve son intérêt, l’homosexualité – en tant que forme
historique et géographique spécifique – est assimilée et administrée » de telle
sorte que « l’homonormativité est disciplinée par la nation et ses fondements
hétéronormatifs, aussi bien qu’elle surveille et discipline à son tour les corps
sexuellement pervers qui tentent d’échapper à son emprise. (...) En d’autres
termes, la nation est non seulement hétéronormative, mais également homo-
normative » 38. Selon l’auteure, l’homonormativité agit d’au moins trois façons
différentes pour soutenir le projet national. Premièrement, elle renforce l’hété-
ronormativité en indiquant l’hétérosexualité comme la seule norme acceptable.
Les revendications pour le mariage gay par exemple se fondent sur le concept
d’égalité. Mais l’égalité qui est invoquée, bien que « dans la différence », est
une égalité qui se mesure à la norme monogame de l’hétérosexualité. Ensuite,
« à travers des modèles de parenté normatifs, aussi bien que des pratiques de
consommation qui reproduisent la dichotomie entre État et marché, elle encou-
rage des formes de nationalisme homosexuel redevables du libéralisme, qui
participent de la surveillance panoptique des sexualités non normatives et non
nationalistes 39 ». Et pour finir, l’homonormativité permet l’émergence d’un
discours transnational de mission civilisatrice, soutenu par la promotion de
l’exceptionnalisme sexuel américain. Ce discours, en partant de la croyance des
États-Unis foncièrement gay friendly et tolérants, contribue à créer des lignes
de fractures entre un « nous civilisés » et un « eux les barbares ». De surcroît,
34 - Ibid., p. 24.
35 - À ce propos, il faut souligner le parallèle saisissant avec les thèses de Judith Butler sur
le « tabou de l’homosexualité » dans la construction des sujets hétérosexuels et de la norme du
genre. Voir sur ce point, Judith Butler, Gender Trouble..., op. cit.
36 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
37 - C’est de cette façon que Jasbir Puar définit l’époque de l’après-11 Septembre. Elle joue
sur la double signification du mot « queer » comme « bizarre, étrange, suspect » et comme étant
presque synonyme de « gay et lesbien » comme il est utilisé aujourd’hui dans les études queer
(Queer Studies) aux États-Unis notamment.
38 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 24.
39 - Ibid., p. 25.
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torture et d’humiliation sexuelle de la part de soldat-e-s américain-e-s sur les
détenus de cette prison en Irak et étudie les discours qui ont circulé aux États-
Unis à la suite de la diffusion des images de torture. À travers une analyse des
réactions et des discours médiatiques américains, elle considère que la rhéto-
rique prétendant que c’est l’« état d’exception 41 » de la guerre et de l’occupation
qui serait à l’origine des tortures infligées aux prisonniers, cacherait en réalité
la caractère systémique des actes de torture dans les politiques d’occupation et
de conquête de l’impérialisme américain. De la sorte, les humiliations d’Abou
Ghraib ne seraient pas des actes isolés et exceptionnels comme le voudraient
les commentateurs institutionnels et certains médias américains, mais « elles
fonctionne[raie]nt au contraire de concert avec les modalité multiples de l’usage
de la force indispensables à la campagne “choc et effroi”, dont les premières
ébauches ont été esquissées par les Israéliens sur des cadavres palestiniens. La
torture corporelle n’est qu’un élément parmi d’autres dans un répertoire de
techniques d’occupation et d’assujettissement qui inclut assassinats de diri-
geants, traques conduites maison par maison, souvent assorties d’interroga-
toires sans interprète, mises à sac ou fermetures forcées d’hôpitaux et d’autres
infrastructures, usages de tanks et de bulldozers dans des zones résidentielles
densément peuplées, attaques à l’hélicoptère et autres violences allant à
l’encontre du droit international », répertoire qui a été déployé en Palestine
par l’armée israélienne, comme en Afghanistan et en Irak par les Américains 42.
Il est intéressant de noter dans les réactions américaines à l’éclatement du
scandale d’Abou Ghraib, qu’au travers de la rhétorique de l’état d’exception et
de l’exceptionnalisme de ces actes (la torture « ne reflète pas la nature du peuple
américain 43 » comme a déclaré le président Georges W. Bush) le gouvernement
des États-Unis a pu instaurer une distinction fondamentale entre « la supposée
dépravation d’Abou Ghraib et la “liberté” en cours de construction en Irak 44 ».
40 - Ibid.
41 - Voir à ce propos, Giorgio Agamben, Homo sacer..., op. cit.
42 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 68.
43 - Ibid.
44 - Ibid.
84 - Gianfranco Rebucini
Mais parce que les violences commises sur les détenus avaient un caractère
sexuel, Jasbir Puar montre que c’est la sexualité, notamment gay, qui est au
centre de ce dispositif d’exceptionnalisme américain. En fait, les tortures infli-
gées se voulaient efficaces parce qu’elles reposaient sur le postulat culturaliste
du rejet de l’homosexualité et de l’attachement à la pudeur de la culture « arabo/
musulmane/islamique ». Dans le sillage des travaux de Giorgio Agamben sur
l’homo sacer 45 elle « affirme que l’homonationalisme occupe une fonction bio-
politique qui permet de transformer la pratique dévitalisante de la torture
infligée à une population qu’on destine à la mort en un événement revitalisant
d’optimisation de la vie des citoyens américains qu’elle prétend sécuriser 46 ».
Ainsi, c’est au travers de la construction d’une subjectivité sexuelle musulmane
distincte de la subjectivité sexuelle américaine que l’on arrive à une « perversité
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(...) réservée au corps du terroriste queer musulman renvoyée avec insistance
vers l’extérieur. Cet extérieur est en train de se figer rapidement, avec précision
et intensité, pour consolider la population de ceux que Giorgio Agamben
appelle homo sacer, ceux que l’on “peut tuer sans commettre d’homicide”
puisque leurs vies ne s’inscrivent pas dans le domaine du statut légal 47. »
Ainsi, la différence culturelle dans le champ des sexualités a été avancée par
les conservateurs et par les progressistes blancs « pour commenter la honte
particulièrement intense que ressentent les musulmans vis-à-vis des actes
homosexuels et féminisants 48 ». Cette interprétation culturaliste est l’héritage
d’« une tradition orientaliste séculaire 49 » selon laquelle « l’Orient [serait aussi
le], territoire du “sexe dangereux et illicite 50”, (...) le lieu d’instincts animaux,
pervers, homo- et hypersexuels soigneusement refoulés 51 ». En ce sens, si d’un
côté l’Orient serait le lieu de la répression sexuelle, de la honte et du refoule-
ment vis-à-vis de la sexualité queer, de l’homophobie et du sexisme, de l’autre
côté, il serait aussi et en même temps le lieu d’une sexualité débridée. Ce
paradoxe orientaliste alimente, de la sorte, une vision de l’Orient et des musul-
mans comme particulièrement sensibles à la sexualité, ce qui les distingue de
la culture occidentale qui aurait un rapport plus mûr et réfléchi avec le sexe.
Il semble donc que la question de la sexualité et notamment de l’homosexualité
est utilisée, dans ces discours, de façon à marquer une hiérarchie culturelle
entre un « nous les civilisé » et un « eux les barbares ».
Mais ces notions orientalistes de la sexualité musulmane ne sont pas le
domaine exclusif des commentateurs blancs ou non musulmans aux États-
Unis. Jasbir Puar montre en effet comment même certains groupes « au
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orientaliste d’une sensibilité particulière des sujets musulmans (pris dans leur
totalité et de façon monolithique) vis-à-vis de la sexualité et des frontières du
genre. Pour rendre compte de cette situation paradoxale, Jasbir Puar emprunte
un concept particulièrement heuristique de Rey Chow 55 : le « mimétisme coer-
citif ». Ce dernier est « un processus (identitaire, existentiel, culturel ou textuel)
par lequel les personnes en marge de la culture majoritaire occidentale sont
encouragées (...) à adopter et reproduire les modèles préconçus et les poncifs
qui leur ont été associés, et à offrir une représentation d’elles-mêmes en concor-
dance avec ces a priori pour cautionner les représentations de l’imaginaire
commun 56 ». Ce qui est copié ici ne serait plus l’image de l’homme blanc ou
de sa culture comme chez Homi Bhabha 57, mais plutôt l’image stéréotypée du
sujet ethniquement produit. De ce fait, Al-Fatiha s’est trouvé dans une situation
de contrainte. Si ce groupe avait essayé de prendre une position plus complexe
vis-à-vis des rapports entre islam et sexualité, il aurait été inaudible face aux
médias qui raisonnent en termes orientalistes. De surcroît, parce qu’ils sont
toujours en position de suspects et en danger permanent d’expulsion selon les
lois du Patriot Act, les membres de ces groupes ne disposent que d’une très
faible liberté d’action et d’expression. Ainsi, selon Jasbir Puar, « la performance
par Al-Fatiha d’une allégeance particulière à l’exceptionnalisme sexuel améri-
cain répond à une exigence, et non pas à une simple invitation. La reproduction
des sujets états-uniens de la diversité, tels que l’Américain musulman et même
l’Américain musulman queer, et leur conditions épistémologiques d’existence
sont entérinées par les politiques de sécurité intérieure, qui produisent et régu-
lent l’homonationalisme 58 ». En effet, la position de ces groupes est foncière-
ment différente des groupes queer blancs qui épousent de manière a-critique
52 - Ibid., p. 85.
53 - Ibid.
54 - Ibid., p. 84.
55 - Rey Chow, The Protestant Ethnic and the Spirit of Capitalism, New York, Columbia Univer-
sity Press, 2002.
56 - Ibid., p. 107, cité par Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 85.
57 - Voir Homi Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
58 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme..., op. cit., p. 86.
86 - Gianfranco Rebucini
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tiques avec des personnes du même genre sans que cela entérine pour eux et
pour elles une subjectivité fondée sur l’identité homosexuelle.
Homonationalisme et impérialisme
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franges importantes des mouvements mais aussi des universitaires, américains
et occidentaux en général, ont servi au projet impérialiste américain notam-
ment à partir de l’ère Reagan. Joseph Massad propose une autre temporalité
courte, mais il la relie fermement à la temporalité plus longue du colonialisme.
Il explique ainsi qu’après l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan, et encore
plus après l’effondrement du bloc soviétique à la fin des années 1980, les
politiques expansionnistes américaines se sont concentrées sur les pays isla-
miques et arabes en particulier. Dans ce mouvement expansionniste, l’Inter-
nationale gay a pris une part importante, en réactivant les discours orientalistes
sur le rapport « particulier » des Arabes vis-à-vis des sexualités et des questions
de genre. Les groupes pour la défense des droits de l’homme, comme des
droits des LGBT, se sont évertués à promouvoir des campagnes de « défense
des homosexuels arabes » qui seraient menacés dans leur propre pays. Ces
campagnes, outre qu’elles renforcent les croyances sur une plus grande homo-
phobie culturellement structurelle aux sociétés islamiques, alimentant par rico-
chet la croyance en une plus grande liberté sexuelle en Occident (similaire en
cela au processus d’exceptionnalisme sexuel de Jasbir Puar), se caractérisent
par une forte « incitation au discours » dans les sociétés arabes. Cela veut dire
que les campagnes internationales contre l’homophobie ou pour la défense
des identités sexuelles cherchent à imposer les catégories identitaires d’homo-
sexualité et d’hétérosexualité qui, dans les pays arabes, ne sont opératoires que
pour une partie infime de la population, les élites économiques et intellec-
tuelles occidentalisées. Selon Joseph Massad, l’Internationale gay aurait un
intérêt spécifique à cet impérialisme culturel. En effet, pour cet auteur, au
fondement des politiques de reconnaissance typiques des groupes mainstream
en Occident repose la conviction et la nécessité de l’universalité de l’homo-
sexualité. Pour que leurs revendications puissent avoir une légitimité cer-
taine, il leur est nécessaire d’imposer la catégorie identitaire de l’homosexualité
61 - Avec ce terme Joseph Massad désigne tous les associations, groupes d’activistes, et cher-
cheur-e-s universitaires qui défendent ou soutiennent les politiques de reconnaissance sexuelle,
et qui insistent, ouvertement ou implicitement, sur l’universalité des identités homosexuelles
(occidentales).
62 - Joseph Massad, Desiring Arabs, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
88 - Gianfranco Rebucini
comme universelle 63. C’est à partir de là que les groupes et les universitaires
de l’Internationale gay se font les hérauts d’un impérialisme spécifique. À la
différence de l’homonationalisme de Jasbir Puar, qui est, nous l’avons vu, un
produit de l’homonormativité combiné avec le projet nationaliste, l’impéria-
lisme gay dont parle Joseph Massad se déploie et trouve ses origines dans une
critique plus générale de l’impérialisme. Le mouvement est celui de l’imposi-
tion des catégories sexuelles aux pays arabes pour justifier les politiques
internes de revendication. L’auteur de Desiring Arabs met donc en lumière un
processus culturel de « violence épistémique », comme l’écrirait Gayatri
Spivak 64. Cette violence épistémique dessert politiquement le plus souvent les
sujets qu’elle voudrait « sauver ». La croyance en l’homosexualité (et l’hété-
rosexualité) comme catégorie universelle, qui demeure implicite dans le travail
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de Jasbir Puar, est fermement critiquée par Joseph Massad, qui en fait d’ail-
leurs le point théorique fondamental des logiques impérialistes concernant les
sexualités. Les politiques impérialistes, par l’imposition des seules catégories
identitaires liées à l’homosexualité, parce qu’elles les élident et les invisibilisent
complètement en les substituant, d’une part ne font que renforcer les croyances
en l’inexistence d’autres subjectivités sexuelles existantes, et d’autre part empê-
chent l’apparition et l’expression des subjectivités qui ne se conforment pas à
l’épistémologie sexuelle et au modèle identitaire occidentaux.
63 - Ibid., p. 41 et p. 47-49.
64 - Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, Gayatri Spivak utilise le concept de
« violence épistémique » pour décrire la destruction des épistémologies non occidentales par
imposition de l’épistémologie occidentale. En raison de la destruction de la culture des subal-
ternes (il est question pour Spivak d’analyser la position des femmes dans le contexte coloniale
indien) par la puissance coloniale, et la marginalisation de leur épistémologie, la « violence
épistémique » décrit ainsi le fait que les subalternes se voient toujours considérées en traduction
et ne peuvent jamais s’exprimer par elles-mêmes. Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles
parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
65 - David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
Homonationalisme et impérialisme sexuel... - 89
sont maintenant les mêmes types de politiques qui sont menées à l’intérieur
comme à l’extérieur.
Les analyses respectives de Jasbir Puar et de Joseph Massad ont aussi le
mérite de comprendre les politiques homonationalistes et d’impérialisme sexuel
comme une combinaison de forces où les États demeurent déterminants. Pas
d’homonationalisme sans les pouvoirs étatiques de sécurité intérieure, de coop-
tation et de normalisation des populations queer aux États-Unis. Et pas d’impé-
rialisme gay sans les subventions et les incitations du gouvernement et des
universités américaines aux groupes d’activistes et aux universitaires. Les impé-
rialismes ainsi décrits ont besoin d’une territorialisation précise. Les États sont
parties prenantes de toutes ces politiques. Ils œuvrent en synergie avec les
acteurs sociaux qui ne sont pourtant pas simplement instrumentalisés, mais
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travaillent volontairement avec les pouvoirs étatiques parce qu’ils en tirent un
bénéfice certain en termes de privilèges, de reconnaissance, de pouvoir 66.
La particularité et la nouveauté de ces travaux résident aussi dans le dévoi-
lement de nouvelles politiques impérialistes fondées sur (et utilisant) les ques-
tions de sexualité. Ils soulignent, en outre, les effets de structure de la
mondialisation néolibérale sur les rapports de genre et de sexualité et insistent
sur les effets des politiques « culturelles » de reconnaissance qui demandent
l’intégration au corps national. Ils éclairent enfin un cadre de co-formation et
d’imbrication des savoirs et des pratiques, entre les acteurs situés dans des
contextes socio-politiques et culturels précis et les institutions dont ils font
partie ou avec lesquelles ils sont connectés.
À partir d’une lecture matérialiste, nous pouvons suggérer que ces deux
auteurs mettent en lumière, du point de vue culturel, un processus de l’impé-
rialisme que David Harvey appelle l’« accumulation par dépossession 67 ». En
effet, une des caractéristiques principales du système capitaliste est de se
développer à travers « l’accès à des marchés toujours plus étendus pour main-
tenir des opportunités d’investissement rentables. Cela signifie que les terri-
toires non capitalistes doivent être ouverts par la force, non seulement aux
activités commerciales (ce qui peut se révéler utile), mais aussi au capital,
pour s’investir dans des projets rentables, bénéficiant d’une main-d’œuvre
et de matières premières moins chères, des terres à bon marché, et de tout
ce qui s’en suit 68 ». Mais pour que ce système de dépossession ne s’épuise
pas dans le même mouvement, « les territoires non capitalistes doivent être
maintenus (par la contrainte si nécessaire) dans un état non capitaliste 69 »
– au sens où « le capitalisme requiert effectivement quelque chose “en dehors
de lui-même” pour accumuler 70 » et pour se stabiliser. De surcroît, « le capi-
talisme peut soit utiliser un “dehors” préexistant (des formations sociales
non capitalistes ou un secteur particulier au sein du capitalisme – comme
l’éducation – qui n’a pas encore été prolétarisée) soit le confectionner acti-
vement lui-même 71 ». Cette dialectique du « dedans-dehors » est donc néces-
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saire à ce que Marx appelait le processus de l’« accumulation primitive », qui
peut aussi être décrit comme « un processus de prolétarisation 72 ». Ce dernier
nécessite alors « une combinaison de contraintes et d’appropriations de
compétences précapitalistes, de relations sociales, de connaissances, de tour-
nures d’esprit et de croyances, au détriment des prolétaires en devenir. Les
structures de parenté, l’organisation des familles et des foyers, les relations de
genre et d’autorité (...) ont toutes un rôle à jouer. Dans certains cas, les struc-
tures préexistantes doivent être violemment détruites, parce qu’incompati-
bles avec le travail sous le capitalisme ; en même temps, de multiples
observations suggèrent aujourd’hui qu’elles peuvent aussi être cooptées afin
de tenter de forger une base consensuelle, plutôt que coercitive, pour la
formation de la classe ouvrière 73 ».
Il nous semble possible de mettre en parallèle cette analyse de l’accumula-
tion par dépossession et les politiques d’impérialisme culturel étudiées par
Jasbir Puar et Joseph Massad. Comment ces politiques et ces phénomènes de
dépossession culturelle s’insèrent-ils dans le contexte plus vaste de l’impéria-
lisme du système capitaliste ? Pourquoi le capital a-t-il besoin de ces politiques
spécifiques, notamment liées à la sexualité ? En fait, l’imposition des catégories
et d’une épistémologie sexuelle dans les pays arabes ou à des populations non
blanches en Occident, correspond, au niveau « culturel », à l’ouverture des
territoires non capitalistes au capital (en créant par exemple des nouveaux
marchés fondés sur les identités LGBTQI) et à une nouvelle prolétarisation de
ces populations. En effet, selon David Harvey, une des caractéristiques princi-
pales du modèle impérial américain a été de substituer aux politiques de supé-
riorité biologique raciale des empires coloniaux européens, une supériorité
culturelle fondée sur la propriété privée et les droits individuels. De surcroît,
68 - Ibid., p. 167.
69 - Ibid., p. 166.
70 - Ibid., p. 169.
71 - Ibid.
72 - Ibid., p. 174.
73 - Ibid., nos italiques.
Homonationalisme et impérialisme sexuel... - 91
comme le dit Lisa Duggan 74, la rhétorique néolibérale qui s’est imposée ces
trois dernières décennies a réactivé et institutionnalisé la fausse séparation entre
l’ordre du culturel et l’ordre l’économique de la théorie politique libérale. Lisa
Duggan explique que cette séparation empêche de voir comment, dans les
sociétés capitalistes, les identités dites culturelles, comme la race, le genre, l’eth-
nicité, et la sexualité ne sont rien d’autre que différents vecteurs par lesquels
l’argent et les avantages matériels, symboliques et sociaux circulent. L’instau-
ration d’une sphère « culturelle » autonome (le modèle du multiculturalisme
des pays anglo-saxons et le modèle républicain français en sont des exemples
parlants) ne serait alors qu’une autre façon de faire marcher la machine capi-
taliste par l’accumulation de capital, sous couvert d’une supposée neutralité du
système économique en rapport à ces questions. Nous pouvons avancer en
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revanche que le néolibéralisme organise les identités culturelles justement
comme des marqueurs de la stratification sociale pour l’accumulation du
capital. Il s’agit là d’un phénomène de « prolétarisation » par la culture qui
crée les conditions d’une hiérarchisation sociale de redistribution vers le haut
des pyramides « culturelles ». Dans la sphère « autonome » des cultures et des
identités nous pouvons aussi avancer un double mouvement de l’accumulation.
D’une part, la création de chaque pyramide « culturelle » permet l’extraction
des ressources de la base vers le haut. Ainsi, nous pouvons voir comment
marche la pyramide des sexualités où l’hétérosexualité conserve le sommet en
rapport aux subjectivités LGBTQI ou queer, en termes d’avantages matériels,
sociaux et symboliques. Dans la pyramide raciale par contre nous verrons le
sommet occupé par les sujets « blancs » et la base par les sujets non-blancs 75.
D’autre part, dans la pyramide de toutes les identités et les subjectivités « cultu-
relles » (le corps national), on assiste à un phénomène de stratification sociale
par laquelle les identités LGBTQI sont misent en concurrence avec les identités
et les subjectivités de race. L’ascension par l’intégration (toujours inachevée, et
inachevable (?)) des identités LGBQTI vers le sommet de la pyramide occupé
par la masculinité hégémonique 76 (hétérosexuelle, blanche, d’âge moyen, de
classe supérieure) 77 se fait au détriment des subjectivités de race, comme les
phénomènes d’homonationalisme et d’impérialisme sexuel le montrent. Pour
reprendre la méthode de Jasbir Puar, nous pouvons dire que l’agencement et
les processus simultanés de ce double mouvement de stratification sociale, à la
fois sexuelle et raciale, est l’instrument du corps national qui fonctionne comme
Conclusion
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des sociétés capitalistes (le corps national). Si les identités sexuelles LGBTQI
sont désormais intégrées (ou intégrables) au corps national (capitaliste) 78, parce
qu’elles sont « dignes » d’en faire partie comme nous le rappelle Jasbir Puar, le
« dehors » du capitalisme se trouve de plus en plus du côté d’autres identités
culturelles que sont les identités de race, sexuelles ou non d’ailleurs. Ce dehors
se trouve soit déjà à l’extérieur du corps national, comme les formes et les
subjectivités sexuelles qui ne se sont pas conciliables avec son épistémologie
sexuelle (Joseph Massad), soit il est créé par ses soins en opposition, à l’instar
de la figure du terroriste, queer ou pas (Jasbir Puar). Si la logique de déposses-
sion culturelle pour l’accumulation de capital a toujours existé dans le système
capitaliste 79 (la « violence épistémique » peut donc être analysée comme un
moyen de dépossession matérielle), la nouveauté tient à ce que cette logique
s’intéresse aujourd’hui, et de plus en plus, aux questions de sexualité, notam-
ment à l’homosexualité. Il semble alors que la séquestration contemporaine des
discours sur les sexualités soit la nouvelle étape d’un long processus d’imposi-
tion de l’hégémonie capitaliste à l’échelle nationale et globale pour soutenir
l’expansionnisme et l’accumulation du capital. Les phénomènes de dépossession
matérielle par le biais de politiques « culturelles » rentrent ainsi dans la logique
plus ample du système capitaliste néolibéral et d’un nouvel impérialisme.
AUTEUR
Gianfranco Rebucini (gianfranco_rebucini@hotmail.com) est ATER en anthropologie de
l’EHESS. Il est chercheur associé au LAIOS (Laboratoire d’anthropologie des institutions
et des organisations sociales de Paris, CNRS/EHESS). Il a soutenu en 2009 une thèse en
78 - Cela ne veut pas dire que les identités sexuelles LGBTQI ne servent aussi et encore en
tant que marqueurs de stratification sociale dans les sociétés capitalistes, mais seulement que
le processus d’intégration de ces identités au système capitaliste déplace son « dehors » vers
les formes qui résistent de façon plus nette à son emprise directe.
79 - Pour une analyse marxienne des processus historiques de l’accumulation du « capital cen-
tral » (Occident) au détriment du « capital périphérique » (pays non occidentaux) et pour une
étude de la question de la dépendance voir Enrique Dussel, La production théorique de Marx.
Un commentaire des Grundrisse, Paris, L’Harmattan, 2009, en part. p. 331 et suiv.
Homonationalisme et impérialisme sexuel... - 93
anthropologie sociale à l’EHESS, intitulée « Les masculinités au Maroc. Pour une anthro-
pologie des genres et des sexualités dans la ville de Marrakech ». Il travaille actuellement
sur les productions des identités et des subjectivités sexuelles dans le monde islamique
et dans les contextes de migration en France.
RÉSUMÉ
Homonationalisme et impérialisme sexuel : politiques néolibérales de l’hégémonie
Cet article, s’appuyant spécifiquement sur le livre de Jasbir Puar de 2007 Terrorist
Assemblages, récemment mais partiellement traduit en français, cherche à questionner
et mettre en perspective certains outils théoriques décrivant de nouvelles formes d’impé-
rialisme culturel. Les concepts d’homonationalisme et d’exceptionnalisme sexuel seront
analysés et discutés à l’aune des phénomènes nationaux et transnationaux récents du
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nouvel impérialisme. À travers une lecture matérialiste, il sera aussi question de voir
comment l’homonationalisme et les politiques américains d’inclusion et d’exclusion
concernant respectivement les subjectivités queer blanches et les sujets racialisés, notam-
ment arabes et/ou musulmans (queer ou pas), s’insèrent dans un cadre plus large de lutte
pour l’hégémonie sous-jacente aux politiques néolibérales du capitalisme globalisé. On
assiste dès lors à une nouvelle étape de l’impérialisme qui utilise désormais, et de plus
en plus, les politiques de sexualité comme une stratégie d’accumulation de capital.
ABSTRACT
Homonationalism and sexual imperialism: neoliberal politics of hegemony
This article, specifically based on 2007 Jasbir Puar’s book Terrorist Assemblages,
recently but partially translated into French, seeks to stress and put into perspective some
new theoretical tools to describe new forms of cultural imperialism. New concepts such
as homonationalism and sexual exceptionalism will be analyzed and discussed in the light
of recent national and transnational phenomena of the new imperialism. Through a mate-
rialist reading, it will also discuss how homonationalism and American politics of inclusion
and exclusion respectively of white queer subjectivities and racialized subjects, especially
Arab and/or Muslim (queer or not), are part of a broader struggle for hegemony underlying
neoliberal politics of globalized capitalism. There is therefore a new stage of imperialism,
which now, and increasingly, uses sexual politics as a strategy of accumulation of capital.