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LA SCIENCE DU POPULISME AU CRIBLE DE LA CRITIQUE

SOCIOLOGIQUE : ARCHÉOLOGIE D'UN MÉPRIS SAVANT DU PEUPLE

Federico Tarragoni

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2013/2 n° 54 | pages 56 à 70
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617815
DOI 10.3917/amx.054.0056
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-2-page-56.htm
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Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

LA SCIENCE DU POPULISME
AU CRIBLE DE LA CRITIQUE
SOCIOLOGIQUE : ARCHÉOLOGIE
D’UN MÉPRIS SAVANT DU PEUPLE
Par Federico TARRAGONI

Les nouvelles élections européennes ont rendu manifeste une trans-


formation importante de nos démocraties représentatives, atteintes par
une crise de légitimité et une forte précarisation sociale. Le déplacement
de l’électorat grec vers les extrêmes du spectre politique lors des élections
anticipées du 6 mai 2012, le rôle du mouvement des Indignados dans
la délégitimation du gouvernement espagnol, le succès du mouvement
protestataire Cinque Stelle lors des récentes élections législatives ita-
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liennes, constituent autant de symptômes d’une transformation politique
56 d’envergure. Or, à défaut de les comprendre, savants et acteurs politiques
_ s’empressent de les pointer du doigt en agitant le spectre de la pathologie :
ces engouements électoraux, épiphénomènes d’un penchant atavique du
peuple à contester sans savoir, bénéficiant de l’aura tribunicienne de leurs
leaders charismatiques, menaceraient partout la gouvernabilité démocra-
tique. Par ailleurs, l’inscription de ces mouvements dans la galaxie de la
gauche contestataire ne semble pas constituer, aux yeux de la plupart des
analystes, une raison valide pour prendre au sérieux leurs propositions
politiques : leur positionnement à « la gauche de la gauche » leur vaut
l’étiquette stigmatisante de mouvements « anti-politiques », alors que
leurs électeurs, censés « faire le jeu de l’extrême droite » nationaliste et
autoritaire, sont unanimement vilipendés.
Ce type de cadrage, répandu dans les médias, dans le sens commun
et, hélas, dans les sciences sociales et politiques, repose sur la force natu-
ralisante d’une catégorie ad hoc, ayant pour effet d’effacer les différences
idéologiques et d’instaurer un état d’exception conceptuel : le populisme.
Dans le « panier populiste » rentreraient ainsi des propositions idéologi-
quement floues, fondées sur une rhétorique anti-système et anti-élites, et
structurées par un appel au peuple : ainsi du Syriza grec, rapproché de son
« parangon » à l’extrême droite, l’Aube dorée1, des mouvements Occupy
1. Pantazopoulos Andreas, « Grèce : la convergence des populismes », Le Huffington Post, 13 septembre 2012. Article en ligne :
http://www.huffingtonpost.fr/andreas-pantazopoulos/grece-la-convergence-des-populismes_b_1877338.html.

Actuel Marx / no 54 / 2013 : Populisme/Contre-populisme


présentation DOSSIER interventions entretien livres

Wall Street, Indignados et 99 %, qui seraient « plus antidémocratiques »


et « plus dangereux » que le Tea Party américain2, du Front de gauche
de J.-L. Mélenchon qui « ferait le jeu » de Mme Le Pen3, du Movimento
cinque stelle de B. Grillo qui, « courtisé » par le Front national autour
d’un euro-scepticisme et d’un nationalisme secrètement partagés, souhai-
terait « purger la démocratie pour ne rien construire »4.
Le message que véhicule ce concept magique, qui permet d’assimiler
tout en discréditant, de condamner tout en désignant, est le suivant :
« Osons l’affirmer : le peuple peut se tromper, le peuple peut s’égarer. Il
ne résiste pas toujours à l’appel des démagogues. Il n’est pas infaillible5. »
Populisme et peuple baignent dans une même déraison : le populisme
menace la démocratie dans la mesure où cette dernière doit civiliser son
peuple, maîtriser ses pulsions et l’éduquer à l’« auto-contrainte », à résister
à l’appel des « démagogues », bref à la raison. Or, c’est précisément cette
idée que « le peuple se trompe » que l’on voudrait examiner, en l’utilisant
comme hypothèse de lecture, comme clef archéologique pour retracer la
genèse de la catégorie de populisme.
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Dans cette reconstruction, nous procéderons en deux temps : dans un
premier temps archéologique, nous éclairerons un ensemble d’écueils qui 57
entravent la construction conceptuelle du « populisme » telle qu’elle est _
maniée aujourd’hui par les médias et la science politique et qui confèrent
à l’idée que « le peuple se trompe » un statut d’évidence empirique. Aussi
décèlerons-nous une anthropologie philosophique propre aux théories du
populisme, une rhétorique propre à ses savants et une épistémologie ad
hoc pour le concept. Dans un deuxième temps plus généalogique, nous
tenterons de reconstruire la genèse de cette science qui s’est bâtie entre les
années 1960 et aujourd’hui autour du projet intellectuel de l’élaboration
du concept de populisme, la « populologie ». Ce n’est qu’à l’issue de ce
double travail critique, archéologique et généalogique, que l’on pourra
s’interroger à nouveaux frais sur un programme de recherche en sociologie
du populisme, solidaire d’une refonte du concept.

2. Ainsi le journaliste Guy Sorman n’hésite pas à voir dans ces mouvements opposant le « vrai peuple » entendu comme la force du
nombre (les oï polloi de Platon) à la clique financière, une dérive « plus populiste » que le Tea Party d’extrême droite : « Le mouvement
OWS [Occupy Wall Street] se situe hors système, contre le système, et doute que les institutions démocratiques, telles qu'elles
existent, répondent véritablement aux attentes populaires. OWS, en prétendant représenter 99 % des Américains, n'est-il pas plus
populiste que le Tea Party qui souhaiterait ne représenter que 50 %, soit la majorité Républicaine ? » (« 2012, une année populiste »,
Contrepoints, 2 décembre 2011. Article en ligne : http://www.contrepoints.org/2011/12/02/58502-2012-une-annee-populiste).
3. Ainsi Pierre Birnbaum suggère-t-il que, malgré les différences foncières de projet politique entre les deux leaders, « le vocabulaire
populiste de Mélenchon aux métaphores réductrices pousse néanmoins à de tels amalgames – injustes, puisque le dirigeant du Front
de gauche se réclame des Lumières et se montre hostile à tout ostracisme social, à toute xénophobie, à tout racisme » (« La parabole
de M. Mélenchon », Critique, LXVIII, n° 776-777, p. 118).
4. Guillory Franck, Jol Press, 4 avril 2013. Article en ligne : http://www.jolpress.com/blog/franck-guillory-marine-le-pen-beppe-grillo-
populistes-populisme-france-italie-europe-818578.html.
5. Pantazopoulos Andreas, « Grèce : la convergence des populismes », op. cit.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

DANGER POPULISTE, DÉRAISON POPULAIRE


Une fois ces différents discours passés en revue et mis en perspective
avec les principales analyses disponibles aujourd’hui sur le populisme, un
premier constat émerge. Un même fil rouge traverse l’idée d’un popu-
lisme-menace et l’image d’un peuple sensible aux sirènes des démagogues
et potentiellement déraisonnable : la matrice de la déraison. Le populisme,
et son sujet, se situeraient aux antipodes de la raison politique et donc de
la démocratie. Dans la mise au ban des populistes, la démocratie fonc-
tionne donc comme une valeur étalon. Mais quelle démocratie ? Celle
que le populisme met en péril est décrite d’emblée comme un hybride
de raison néo-libérale et de gouvernance, et renvoie à l’anthropologie de
l’électeur rationnel6. La politique démocratique se réduisant à l’élection,
son sujet se découvre libre en choisissant une des options électorales sur
le marché politique, en faisant jouer l’intérêt contre la passion7, tout en
veillant à ne pas « déstabiliser le système ». En aiguisant les passions et en
flattant les instincts d’un électeur qui en vient à abhorrer l’intérêt au profit
de son appartenance – réelle ou rêvée – au peuple, le populisme met par
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conséquent en péril la gouvernabilité et doit forcément être illibéral8.
58 Ces présupposés épistémologiques traversent les publications scienti-
_ fiques sur le populisme9. Mais ils sont d’autant plus assumés que l’analyste
cumule plusieurs formes de légitimité – scientifique, médiatique, politique
et intellectuelle. Ainsi M. Vargas Llosa, candidat à la présidence péruvienne
et prix Nobel de littérature, met explicitement en lien déraison populaire et
danger populiste en discutant l’actualité politique vénézuélienne en 2001 :

Qu’un nombre aussi élevé de Vénézuéliens appuient les


délires populistes et autocratiques de ce risible personnage

6. Pour une genèse de cette représentation savante, voir Blondiaux Loïc, « Mort et résurrection de l'électeur rationnel. Les métamor-
phoses d'une problématique incertaine », Revue française de science politique, n° 5/46, 1996, pp. 753-791.
7. Pour une mise en perspective historique de cette conception de la démocratie et de l’électeur avec les deux notions d’« intérêt »
et de « passion », on se référera à Hirschman Albert O., Les Passions et les Intérêts, Paris, Puf, 1980. Nous approfondissons ce point
dans le cadre d’une enquête sur les rapports au politique en milieu populaire dans Tarragoni Federico et Berjaud Clémentine, « Un
peuple peut-il survivre à son Président ? Représentations vénézuéliennes de l’élection en milieu populaire », Problèmes d’Amérique
Latine, n° 87, 2012, pp. 26-39.
8. Dans cette relégation, comme le souligne Jacques Rancière, le populisme ferait figure de bouc émissaire pour délégitimer le
conflit démocratique tout court. En parlant du référendum sur le Traité européen et des critiques auxquelles il a donné lieu chez
les clercs de la « démocratie consensuelle », le philosophe souligne ainsi que « si le progrès ne progresse pas, c’est en raison des
retardataires. Un mot, indéfiniment psalmodié par tous les clercs, résume cette explication : celui de ‘populisme’. Sous ce terme on
veut ranger toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant, qu’elles relèvent de l’affirmation démocratique ou
des fanatismes raciaux ou religieux. […]. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction exacerbée entre
légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de la
démocratie […] ». Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p. 88.
9. Ainsi de l’introduction collective de La Tentation populiste au cœur de l’Europe, qui fait de l’appel au peuple populiste un « vice
logique » par rapport à la conception démocratique de « l’être politique du peuple », du peuple populiste la « masse inorganisée
d’individus que les Latins appelaient multitudo », en arguant de la sorte que le populisme se fonderait sur « un appel au peuple qui
colporte ses propres principes d’inclusion et d’exclusion politiques au nom d’une communauté à ressouder et dont les manifesta-
tions rendent compte comme d’une instrumentalisation du populaire dans le cadre des surenchères de la concurrence électorale ».
Ihl Olivier, Chêne Janine et Vial Éric (dir.), La Tentation populiste au cœur de l’Europe, Paris, La Découverte, « Recherches », 2003,
pp. 9-22. Nous soulignons.
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qu’est le lieutenant-colonel Hugo Chávez ne fait pas de


celui-ci un démocrate. Cela ne fait que révéler les extrêmes
auxquels sont arrivés le désespoir, la frustration et l’inculture
civique du peuple vénézuélien10.

La légitimité démocratique de Chávez ne fait pas de lui un démo-


crate : le peuple se trompe en l’appuyant. Et pourquoi se trompe-t-il ?
Parce qu’il est désespéré, frustré, inculte. Le sommeil de la raison produit
des monstres11…
Le peuple du populisme est toujours compris – dans des cadrages
communs aux médias à la science politique – comme un être primitif et
dupe ou, tout au plus, spontané et convaincu. Comme l’a résumé de façon
péremptoire F.-O. Giesbert dans une émission de géopolitique consacrée,
une fois de plus, au « phénomène Chávez », les électeurs de Chávez « res-
semblent étrangement aux Coréens adorant leur chef et répétant de façon
mécanique des slogans appris par cœur ». Si ce jugement n’a fait l’unani-
mité ni sur le plateau, ni sur internet, comme le prouve la prolifération
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de commentaires sur le blog de l’émission, les thuriféraires du message
adoptent étrangement la même grammaire des encenseurs : 59
_
Le mépris pour les personnes du peuple qui s’expriment
dans les reportages est choquant. À partir de quoi l’anima-
teur peut-il se permettre d’affirmer qu’ils récitent une leçon
apprise par cœur quand moi j’ai perçu des propos spontanés et
des convictions. La meilleure preuve, c’est qu’à chaque ques-
tion du journaliste français, qu’ils ne pouvaient avoir prévue,
ils répondaient avec la même aisance ! à moins d’affirmer que
les reporters français sont dans le camp propagandiste12 ?!!!

D’un côté, donc, un peuple qui récite des slogans de façon mécanique,
de l’autre des gouvernés spontanés, convaincus. Le cœur de la controverse
semble alors, à première vue, de statuer sur la vérité de l’engagement popu-
laire : d’un côté, on pense l’adhésion populaire comme une conversion
mécanique où l’insistance sur « l’appris par cœur » évoque l’anthropologie

10. Rapporté par Langue Frédérique, Hugo Chávez et le Venezuela. Une action politique au pays de Bolivar, Paris, L’Harmattan, 2002,
p. 144. Nous soulignons.
11. Les prises de position de M. Vargas Llosa sur le Venezuela ont l’avantage de réitérer et d’expliciter les représentations ago-
raphobes sur les classes populaires et le caractère naturel – et donc transhistorique et nécessaire – du « caudillisme latino-
américain ». En témoignent ses réactions à la mort du Président Chávez : « [Le Venezuela] est un monde primitif, antérieur à la démo-
cratie et à l’individu, quand l’homme n’était encore que masse et préférait qu’un demi-dieu, auquel il cédait sa capacité d’initiative
et son libre-arbitre, prenne toutes les décisions importantes le concernant » (10 mars 2013). Cité dans Le Monde diplomatique,
n° 709, avril 2013, p. 20.
12. Extrait d’un commentaire anonyme sur le blog de l’émission Parlez-moi d’ailleurs consacrée au « Phénomène Chávez » du
31/05/2012.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

des théories de la propagande (l’individu passif, dominé, irrationnel13). De


l’autre, l’insistance sur la spontanéité de l’adhésion populaire ne cache que
trop mal l’emprise de la représentation du bon sauvage, qui est capable de
vérité et d’authenticité, mais jamais de critique et de raison14. Comment
ne pas voir dans cette alternative les deux prismes à travers lesquels le
peuple a été historiquement pensé, entre la fin du xviie siècle et la moitié
du xviiie siècle, l’animal et le bon sauvage, l’être mécanique et l’être sen-
sible, analogues de l’être de nature contre l’être de raison15 ?
La déraison politique du peuple est le principal argument en faveur
de l’idée que le populisme est le négatif de la démocratie : il fait jouer
la délégation acritique et irresponsable là où la démocratie insiste sur la
surveillance critique de l’électeur ; il fait jouer la passion et la magie là où
la démocratie se fonde sur le pouvoir neutralisant et critique de l’intérêt,
fondement du choix électoral ; il s’adresse à des êtres de nature, de néces-
sité, là où la démocratie est le règne des êtres de raison, de liberté – même
si, de temps à autre, elle s’accorde quelques plaisirs régressifs…
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LES ÉCUEILS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA NOTION
60 DE POPULISME : RHÉTORIQUE RÉACTIONNAIRE ET
_ NORMATIVITÉ NON ASSUMÉE
Celui qui adhère au discours populiste est assimilé, on l’a vu, à un être
déraisonnable : atome des foules, être dupe et inculte séduit par les pro-
messes du leader, misérable vivant dans la nécessité n’ayant point « d’autre
choix » que de voter pour le leader populiste. Dans tous les cas, l’absence
ahurissante de références empiriques dans les travaux sur le populisme –
solidaire d’un regard de surplomb sur la politique réduite à des « régimes »,
des « systèmes », des « idéologies » ou des « configurations électorales »
– saute aux yeux16. Pourquoi l’argument n’est-il jamais convoqué pour
invalider ces analyses du populisme ? Pourquoi les poncifs du populisme-
menace et de la déraison naturelle du peuple semblent-ils « aller de soi »
en dépit de l’absence d’enquêtes qualitatives et d’observations ethnogra-
phiques ? Comment les analyses du populisme gagnent-elles cet « effet
de réel » auprès de leurs lecteurs, en l’absence de références empiriques

13. Il n’est pas inutile de rappeler que cette anthropologie a été forgée sur la base d’un certain nombre de représentations propres
au XIXe siècle mettant côte à côte dans l’imaginaire social, la femme et le communard, l’indigène et l’ivrogne. Foule menaçante, ivre
et peuplée d’automates, « des fous guidant des somnambules » selon l’expression de G. Tarde, la question de la foule a été posée
au XIXe siècle en relation avec une mise à l’écart des femmes, des classes dangereuses et de leurs manifestations sensibles, réelles
ou fantasmées. Pour une étude fouillée de cette question en histoire culturelle, on verra Barrows Susanna, Miroirs déformants.
Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle (1981), Paris, Aubier, 1990.
14. Par ailleurs, ces débats montrent avec force la proximité des catégories de « populisme » et de « caudillisme », les deux enté-
rinant un regard ancien sur la politique latino-américaine fait d’ethnocentrisme, d’exotisme et de condescendance misérabiliste.
15. Pour une étude historique de ces représentations croisée avec une histoire des leurs ancrages épistémiques, nous renvoyons à
l’étude de Cohen Déborah, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Champ Vallon, 2010.
16. En témoigne la conclusion synthétique d’Hermet Guy, Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe-XXe siècle,
Paris, Fayard, « L’espace du politique », 2001, pp. 431-450.
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précises ? Réponse : à travers une construction discursive spécifique et une


faible vigilance épistémologique.
En lieu et place de la preuve empirique, le théoricien du populisme se
prévaut d’une construction rhétorique susceptible de conférer un « effet
de réel » à des jugements mi-scientifiques, mi-axiologiques : la rhétorique
réactionnaire, si finement analysée par A. O. Hirschman17. Ce dernier
insistait sur trois topoï de cette rhétorique vouée à construire une incom-
municabilité entre univers sociaux et à délégitimer tout changement poli-
tique : l’effet pervers, l’inanité et la mise en péril. L’effet pervers, posant
que « toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque
de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situa-
tion que l’on cherche à corriger18 ». Ainsi, l’interpellation plébéienne des
populistes et leur souci de promouvoir une politique sociale inclusive ne
peuvent que catalyser la frustration des exclus, et contribuer à délégitimer
ultérieurement la démocratie. L’inanité, posant que « toute tentative de
transformation de l’ordre social est vaine, que, quoi qu’on entreprenne, ça
ne changera rien19 ». Cette figure permet de discréditer la proposition poli-
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tique étiquetée comme « populiste » en tant que proposition irréaliste, en
mettant l’accent sur le caractère totalement illusoire, vain et irresponsable 61
de ses velléités de changement. La mise en péril, posant que « le coût de la _
réforme envisagée est trop élevé, en ce sens qu’elle risque de porter atteinte
à de précieux avantages ou droits précédemment acquis20 ». Cette figure
permet de rapprocher indûment populisme et totalitarisme, populismes
de droite et de gauche, en invalidant conséquemment toute proposition
politique se situant en dehors du consensus démocratico-libéral21.
La rhétorique réactionnaire, fondée sur une naturalisation du monde
social et historique – rien ne peut être changé, tout changement étant vite
digéré par le système ou l’altérant de façon irrémédiable – s’avère parti-
culièrement efficace pour désigner une politique censée s’appuyer sur le
peuple, être de nature marqué du sceau éternel de la nécessité, du besoin,
de la péri physis, même après l’invention de la société22.
Un autre écueil structure l’usage contemporain du concept de « popu-
lisme » : la distinction entre le positif et le normatif tend à s’y brouiller.
Au lieu d’inscrire la conceptualisation dans un nominalisme critique et
d’utiliser le concept de populisme comme un idéal-type, les savants du
populisme en font souvent un désignateur qui condamne, un nom qui
stigmatise. L’aller-retour constant entre le positif et le normatif leur permet

17. Hirschman Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1991.
18. Ibidem, p. 22.
19. Idem.
20. Idem.
21. Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, op. cit.
22. Cohen Déborah, La Nature du peuple, op. cit.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

de faire passer subrepticement des jugements politiques dans la construc-


tion conceptuelle. En témoigne la contribution du juriste G. Peiser à La
tentation populiste au cœur de l’Europe qui, de manière totalement impres-
sionniste, commence par brosser un tableau des manifestations empi-
riques du populisme. Qu’est-ce qui rassemble – se demande l’auteur – le
péronisme, le bonapartisme, le boulangisme, le People’s Party étatsunien,
le poujadisme, les Hitlerjugend et les Bunddeutscher Mädchen nazis et les
ligues de droite des années 1930, le fascisme italien, le référendarisme de
la Ve République, les mouvements islamistes des déshérités, les nouveaux
partis protestataires en Europe (ligue du nord et berlusconisme italiens,
FPÖ autrichien, Vlaams Blok flamand, Front national français, ligue
savoisienne), le rejet par l’Irlande du traité de Nice et le référendum de
Chamonix sur la réouverture du tunnel du Mont-Blanc ? Réponse : la
mobilisation par des démagogues aux velléités autoritaires des instincts de
la foule, la « nature véritablement antidémocratique malgré les couverts
de démocratie » de cette mobilisation, la volonté (toujours cachée) de des-
truction de la démocratie et d’étouffement des partis et de la pluralité. Le
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critère de l’opposition ex principio à la démocratie et l’analogie profonde
62 entre contenu protestataire et essence anti-politique deviennent ainsi des
_ critères définitionnels à part entière du populisme, permettant de faire
l’économie d’une étude historique sérieuse ou d’une sociologie rigoureuse
de nos « systèmes démocratiques »23.
Hétéronomie du populisme et de son peuple, absence d’acteurs et de
pratiques, confusion entre conceptualisation et rhétorique, et entre posi-
tif et normatif, placent le sociologue sur un terrain de sables mouvants.
Comment construire le populisme en tant que phénomène social à part
entière sans en faire la distorsion, la perversion, la pâle copie de quelque
chose d’autre, la démocratie, l’électeur rationnel, la raison politique, la gou-
vernabilité ? Comment rééquilibrer les deux pôles de la conceptualisation
sociologique, le positif et le normatif, l’engagement et la distanciation, si le
concept de populisme est, dans sa gestation comme dans ses usages, transi
de normativité ? Ces questions sont largement évacuées par les théories du
« danger populiste », et ce d’autant plus que la genèse de ces écueils suit
en parallèle l’histoire d’un domaine de savoir qui s’est constitué autour du
projet de décrypter l’énigme populiste, puis de protéger les démocraties
contre sa force déstabilisante : la « populologie ».

LA GENÈSE D’UNE SCIENCE DU POPULISME


La constitution d’un savoir et d’une discipline autour du fait populiste
peut expliquer la diffusion et le caractère extrêmement partagé de ces
23. Peiser Gustave, « Un face à face avec les institutions », in Ihl Olivier, Chêne Janine et Vial Éric (dir.), La Tentation populiste en
Europe, op. cit., p. 42.
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écueils, dès lors qu’analystes, savants et hommes ordinaires sont confron-


tés à la question de définir « ce que populisme veut dire » et de catégori-
ser tel mouvement ou telle situation comme « populiste ». L’analyse de
G. Peiser a le mérite de conduire le sociologue critique vers une hypothèse
de lecture : dans les analyses sur le populisme, un lien saute aux yeux entre
une définition positive extrêmement extensive du phénomène, où presque
tout entre, et une normativité non explicitée, le populisme étant tour à
tour une menace à conjurer, une pathologie, une tentative pérenne des
démagogues de subvertir l’ordre démocratique.
À une première observation de la genèse d’une « science du popu-
lisme », plusieurs constats s’imposent. D’une part, le concept de popu-
lisme est très récent (sa formulation date des années 1960 entre Europe,
États-Unis et Amérique latine) alors que les manifestations empiriques
qu’il appréhende couvrent, au gré des reconstructions, un champ tem-
porel et spatial très vaste, allant du « proto-populisme » de Jules César à
J.-M. Le Pen, de l’Égypte nassérienne à l’Argentine péroniste, des narod-
niki russes à S. Berlusconi. Comment se frayer un chemin dans ce champ
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de dissonances, voire de « cacophonies »24 ?
D’abord, force est de constater que ces « cacophonies » suivent une 63
trace, une sensibilité commune faite d’approches, de questionnements, _
de méthodologies et de formes de problématisation. La « populologie »
naissante25, tout en essayant de comprendre « ce qu’est le populisme », a
placé d’emblée sa réflexion sous la bannière du structuro-fonctionnalisme
et du post-marxisme : son projet était ainsi d’expliquer, par un ensemble
de « fonctions sociales », l’émergence du populisme en relation avec la
contestation croissante des démocraties par des mouvements sociaux se
revendiquant ouvertement « du peuple » entre les années 1960 et 1970.
Si les fondateurs européens et nord-américains de la « populologie »
s’interrogent sur l’autonomisation progressive du peuple et de l’horizon
fonctionnel de la démocratie représentative et du référant prolétarien
propre à la théorie marxiste classique (Gellner et Ionescu), pour les latino-
américains il s’agit de comprendre ce populisme plus durable et fonda-
teur de nouveaux imaginaires politiques qu’est le péronisme (Germani)26.
D’un côté et de l’autre de l’Atlantique, il s’agit donc de déduire une
définition (et un idéal-type) du populisme d’un ensemble d’occurrences

24. Dézé Alexandre, « Le populisme ou l'introuvable Cendrillon. Autour de quelques ouvrages récents », Revue française de science
politique, n° 54/1, 2004, pp. 179-190.
25. Dont l’origine est à situer entre deux synthèses historiques, celle de G. Germani de 1962, connaissant deux rééditions, en 1966
et 1968, et celle d’E. Gellner et G. Ionescu de 1969. Ces synthèses trouvent un premier prolongement important dans l’ouvrage de
M. Canovan de 1981. Voir Germani Gino, Política y sociedad en una época de transición, Buenos Aires, Paidos, 1962 ; Ionescu Ghita
et Gellner Ernesto (ed.), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1969 ; Canovan
Margaret, Populism, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981.
26. Quatrocchi-Woisson Diana, « Les populismes latino-américains à l’épreuve des modèles d’interprétation européens », Vingtième
siècle, n° 56, 1997, pp. 161-183.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

empiriques potentiellement inépuisables27, en confrontant l’idéal-type du


populisme à l’idéal-type de la démocratie à travers le prisme de la crise,
tout en répondant en filigrane à la question cruciale : la démocratie peut-
elle s’accommoder du populisme ?
Cependant, cette tentative d’idéal-typisation croisée aboutit rapi-
dement à un échec. Les traditions politiques et les contextes spatio-
temporels confrontés étant trop différents, on assiste à l’émergence de
plusieurs « variantes » du populisme : un populisme « oriental », un popu-
lisme « latino-américain », un populisme « panarabe », un populisme
« traditionnel », un populisme « ethnique », un « national-populisme », un
populisme « agrairien »28… L’indexation empirique finit par submerger le
concept, dont on n’oublie guère pour autant à quoi il servait : comprendre
la relation du populisme à la démocratie et répondre à la question de la
résistance démocratique face au populisme.
Dans l’impossibilité d’élaborer un idéal-type qui fasse consensus, les
« populologues » se recentrent alors progressivement sur la deuxième
mission, celle de normer et protéger la démocratie. Alors même que les
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historiens redécouvrent la latence progressiste et démocratique de ce
64 populisme considéré comme « prototypique » qu’est le mouvement des
_ Grangers étatsuniens29, que des travaux importants mettent au jour la
richesse et les ambivalences de ce mouvement indissociablement intellec-
tuel et socio-politique qu’est le narodnischestvo russe30, que la philosophie
politique latino-américaine déconstruit la théorie des systèmes politiques
associant indûment fascisme, nationalisme et populisme31, la « populolo-
gie » s’achemine progressivement vers une « ingénierie démocratique » et
une expertise en « menaces/risques démocratiques ».
La conversion des savants du populisme en « médecins de la démo-
cratie » est facilitée par la construction parallèle, dans la deuxième moitié
des années 1990, du populisme comme « problème démocratique » dans
les médias et la communication politique. Une telle construction s’appuie

27. D’autant plus que le populisme est défini comme un « phénomène plutôt éphémère, resurgissant selon des cycles mystérieux,
arrimé à des contextes apparemment irréductibles les uns aux autres » (Ihl Olivier, Chêne Janine et Vial Éric (dir.), La Tentation
populiste au cœur de l’Europe, op. cit., p. 19).
28. Canovan Margaret, Populism, op. cit.
29. Goodwyn Lawrence, Democratic Promise : the Populist Movement in America, New York, Oxford University Press, 1976.
30. Dans sa synthèse magistrale sur le populisme russe entre 1840 et 1880, Franco Venturi insiste sur l’utopie démocratique qui
anime les narodniki avant le tournant « nihiliste » de Bielinski et Netchaiev. Ainsi, dans sa préface à l’édition italienne de Les
intellectuels, le peuple et la révolution de 1952, Venturi définit son entreprise comme une « page d’histoire du mouvement socialiste
européen ». Il ne se propose pas d’analyser le populisme russe comme un simple mouvement de l’intelligentsia souhaitant mobiliser
le moujik (paysan) russe contre la politique philo-européenne et modernisatrice du tsar, mais comme un courant socio-politique com-
plexe ayant irrigué une tradition socialiste où utopie et idéologie sont encore étroitement articulées (Venturi Franco, Les intellectuels,
le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle (1952), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1972, t. I,
p. 13). Pour une analyse du rapport entre utopie, mélancolie et idéologie dans la tradition du romantisme révolutionnaire, tradition à
laquelle le narodnischestvo appartient, voir Löwy Michael et Sayre Robert, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant
de la modernité, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1992. Pour une analyse du lien entre la mythologie populiste révolutionnaire
du narodnischestvo et la tradition de la gauche révolutionnaire en Russie et en Chine, on consultera avec profit Meisner Maurice,
Marxism, Maoism and Utopianism. Eight Essays, Londres, The University of Wisconsin Press, 1982, pp. 76-117.
31. Laclau Ernesto, Politics and Ideology in Marxist Theory : Capitalism-Fascism-Populism (1977), Londres, Verso, 1982.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

sur les scores électoraux croissants d’un certain nombre de partis contesta-
taires et anti-système en Europe, pour lesquels les médias et l’establishment
politique cherchent désespérément une étiquette en raison de leur posi-
tionnement aux marges du spectre politique. Devant ces mouvements et
partis difficilement lisibles à travers la grille de la politique traditionnelle,
le Front national français, la Ligue du nord italienne et le berlusconisme,
le FPÖ autrichien et le Vlaams Blok flamand, on cherche des savants
capables de résoudre le dilemme et de rassurer. Les nouveaux « populolo-
gues », tout en revendiquant l’incapacité foncière de la science politique à
démêler l’énigme populiste32, penchent désormais ouvertement pour une
définition normative du phénomène. Ainsi, dans son ouvrage de 2002
(L’Illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, nouveau sous-titre en
2007 : Essai sur les démagogies de l’âge démocratique)33, P.-A. Taguieff met
en perspective ses recherches anciennes sur le « national-populisme »
(1984) avec le « phénomène Le Pen ». Tout en revendiquant l’héritage de
la « populologie » des fondateurs, le politiste français introduit l’idée que
le populisme est une régression archaïque au cœur même de la démocratie
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moderne. Dans le nouveau sous-titre de la deuxième édition de l’ouvrage,
l’archaïsme est désormais nommé : la démagogie, l’éternelle tentation des 65
dominants d’asseoir leur pouvoir sur l’irrationalité des foules. Le popu- _
lisme devient une menace et une régression.
Aussi, dans la nouvelle populologie, il ne s’agira plus de confronter
deux idéaux-types, celui du populisme et celui de la démocratie, confor-
mément au souci néo-kantien cher à la sociologie, de séparer concepts
et réalité, jugements de fait et jugements de valeur34 : il faudra, avec la
caution d’un substantialisme conceptuel superposant pêle-mêle idéaux-
types, réalités politiques et jugements de valeur, protéger la démocratie
de la « tentation » populiste, avant même qu’elle ne se mue en maladie35.

DE L’EXCEPTION EMPIRIQUE À LA MENACE : NORMALITÉ


DÉMOCRATIQUE ET PATHOLOGIE POPULISTE
Mais quels sont les mécanismes profonds de ce changement de para-
digme au cœur même de la « populologie » ? Notre hypothèse est que ces
savants ont progressivement converti une exception empirique – struc-
turant le projet fondateur de taxinomie des phénomènes populistes – en
exception démocratique, donc en pathologie.

32. Taguieff Pierre-André, « Le populisme et la science politique », in Rioux Jean-Pierre (dir.), Les Populismes, Paris, Perrin, 2007,
pp. 17-60.
33. Taguieff Pierre-André, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique (2002), Paris, Champs, Flammarion, 2007.
34. Weber Max, Essais sur la théorie de la science (1904-1917), Paris, Plon, 1965. Sur l’actualité de cette épistémologie, Fleury
Laurent et Tarragoni Federico, Postérités wébériennes. Actualités de Max Weber dans les sciences sociales et la philosophie, Paris,
Armand Colin, « U », 2013.
35. Reynié Dominique, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, 2011.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

Le projet de M. Canovan dans Populism illustre parfaitement le pre-


mier paradigme populologique, celui de l’exception empirique. La poli-
tiste anglaise s’attelle à la tâche de répertorier les occurrences empiriques
du phénomène en donnant du populisme une définition conceptuelle a
minima. Le populisme est, dans ces taxinomies, un phénomène empirique
inexplicable dont il faut maîtriser l’énigme par l’étiquetage, à l’instar des
horribilia médiévaux. Mais, rapidement, l’exception devient exceptio : la
liste de ses « manifestations prototypiques » grossit, tout en divisant for-
tement la communauté scientifique. Les analystes transforment progres-
sivement l’exception empirique en écart à la normalité, en « anormalité ».
L’historien P. Rosanvallon exprime bien cet infléchissement en soulignant :

Dans une première approximation, on pourrait dire du


populisme ce que Marx disait de la religion. Qu’il est à la
fois le symptôme d’une détresse réelle et l’expression d’une illu-
sion. Il est le point de rencontre entre un désenchantement
politique, tenant à la mal-représentation, aux dysfonction-
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nements du régime démocratique, et à la non-résolution de
66 la question sociale d’aujourd’hui. […] Est-ce que ça n’est pas
_ la nouvelle pathologie historique de la démocratie qui est en
train de se mettre en place ? […] Le populisme est une forme
de réponse simplificatrice et perverse à ces difficultés36.

P. Rosanvallon identifie un certain nombre de passages permettant de


convertir l’exception empirique en pathologie politique. Par son appa-
rition empirique imprévisible, le populisme est nécessairement le symp-
tôme de quelque chose37 : d’une crise démocratique profonde, tenant au
désenchantement, à la crise de la représentation, à la non-résolution de la
question sociale. De l’imputation causale on procède immédiatement au
jugement pathologisant : le populisme « n’est-il pas la nouvelle patholo-
gie historique de la démocratie », un cancer qui serait destiné à sortir de
son idiotie empirique pour envahir, tel une métastase, la « démocratie du
xxie siècle » ?
Y. Meny et Y. Surel apportent une deuxième pièce à conviction à la
construction de la pathologie populiste :

Le populisme est-il la pathologie ou ne serait-il pas la


manifestation d’une pathologie installée au cœur du système
36. Cité dans Paveau Marie-Anne, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », Critique, LXVIII, n° 776-77, 2012, p. 79.
Nous soulignons.
37. On trouve chez Peter Wiles une définition analogue du populisme comme exception empirique, le politiste remplaçant le « symp-
tôme » par le « syndrome » ; voir Wiles Peter, « A Syndrome, Not a Doctrine : Some Elementary Theses on Populism », in Ionescu Ghita
et Gellner Ernest (eds), Populism, op. cit., pp. 156-169.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

démocratique ? Ou, pour le dire autrement, en poursuivant


le recours à la métaphore médicale : le populisme ne serait-il
pas la manifestation – la « fièvre » – de la maladie qui affecte
la démocratie, c’est-à-dire la carence de la présence populaire
dans ce qui devrait ou est censé être son habitat naturel38 ?

Comment considérer le phénomène populiste dans sa nature empirique


de surgissement, de discontinuité ? Comme une maladie profonde, voire
la maladie de la démocratie, annoncée par l’inachèvement démocratique
et se développant sur le mode d’une nécessité naturelle de l’histoire ? Ou
comme le symptôme de ce même inachèvement, à combattre en palliant
les « carences populaires » de la démocratie, en remettant le peuple là où il
devrait être par nature ? Quelle que soit la réponse à l’énigme, la manière
dont elle est formulée nous place devant un curieux mélange de social et
de naturel, de contingent et de nécessaire : qu’il réponde à une loi naturelle
des systèmes démocratiques ou qu’il faille le combattre en remettant le
demos à sa place naturelle – celle de la participation démocratique, comme
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dans la Grèce classique – le populisme en tant que concept relève d’un mi-
chemin périlleux entre contingence et nécessité historique39. Comment 67
ne pas songer alors à l’analyse de G. Canguilhem, qui, dans Le normal et _
le pathologique, reliait étroitement normalité positive, normalité morale et
normalité politique à partir d’une épistémologie de la biologie40 ? Le popu-
lisme ne serait-il pas le concept le plus emblématique de la nécessité pour
les nouvelles « démocraties du consensus » de partager la raison et son
envers, la norme démocratique et son écart ? Et cette nécessité ne serait-
elle pas aiguisée par la présence dans le phénomène populiste d’une poli-
tique « populaire »41 ?
Comment contourner ces écueils dans une enquête sociologique sur
le populisme ? Comment articuler une généalogie critique du concept
et une observation sociologique rigoureuse de ses manifestations ? Notre
réponse est indissociablement méthodologique et épistémologique : il
s’agit au fond de proposer une nouvelle définition du populisme qui nous
permette d’identifier des acteurs et des pratiques, en dehors des postu-
lats naturalisants de la libido dominandi du tribun et du désir d’auto-
assujettissement du peuple.

38. Mény Yves et Surel Yves, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, « L’espace du politique »,
2000, p. 21.
39. Pour une critique de ces deux extrêmes de l’explication sociologique, voir Weber Max, « L’objectivité de la connaissance dans les
sciences et la politique sociales », Essais sur la théorie de la science, op. cit., pp. 119-201.
40. Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique (1966), Paris, Puf, « Quadrige », 2005.
41. R. Dupuy redéfinit ainsi le concept de « populisme » en lien avec les manifestations d’une politique populaire (émeute, guerre des
farines, autogestion locale et communautaire, primat des réseaux de voisinage) sur une temporalité large, du XVIIe au XIXe siècle.
Dupuy Roger, La politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Paris, Albin Michel, « Histoire », 2002.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

GARDER LE CONCEPT DE POPULISME UNE FOIS INVALIDÉE


LA CATÉGORIE ?
Le souci crucial d’une sociologie du populisme est donc celui de recons-
truire le concept lui-même. Pourquoi garder ce concept « sale », transi de
normativité et traversé d’un « mépris du peuple », partout critiqué comme
non rigoureux ? En premier lieu, parce que malgré ses « saletés », le popu-
lisme désigne un type de lien politique, voire une politique spécifique :
l’histoire qui le parcourt est celle d’un progressisme, d’un volontarisme
démocratique, d’une revendication plébéienne. Ainsi, la vocation critique
d’une sociologie du populisme est d’abord celle de distinguer ce qui est
accolé de manière inopinée dans le « panier populiste » contemporain,
le nationalisme xénophobe du « populisme de droite » et le radicalisme
plébéien du « populisme de gauche »42. Si l’appel au peuple est foncière-
ment ambivalent, car la sémantique du peuple est extrêmement contra-
dictoire (demos, plebs, nation, classe, ethnos, race)43, le populisme en tant
que tradition politique spécifique renvoie à un progressisme de gauche,
en Amérique du nord puis en Amérique latine, comme l’ont montré
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parallèlement des travaux historiques sur le People’s Party étatsunien et sur
68 le populisme latino-américain44. La seule possibilité pour une sociologie
_ du populisme consciente de l’histoire du concept et de l’amphibologie
démocratique du peuple lui-même, est de distinguer ces deux traditions
abusivement rapprochées, le « populisme de droite » et le « populisme de
gauche », à travers l’épure et la ligne directrice d’une histoire politique.
Une deuxième raison nous conforte dans cette voie. En Europe, de
nouveaux mouvements sociaux et de nouveaux partis contestataires se
prévalent aujourd’hui du pouvoir structurant de l’appel au peuple : entre
les mouvements 99 % et Occupy Wall Street et le mouvement-parti grec
Syriza, entre les indignados espagnols et le Front de gauche français, le
souci de « faire un peuple » dans la contestation des abus des élites est
constant45. Ces mouvements, loin d’être des menaces pour la démocratie,
interrogent de manière nouvelle la crise de la démocratie représentative
et néolibérale46. Davantage que le peuple-ethnos défini en opposition à
la menace des étrangers (xénoï), le peuple qu’ils interpellent renvoie à
42. Dans cet ordre d’idées, il importe de mentionner l’important travail d’A. Collovald qui désigne le populisme comme un label
permettant de confondre, dans le même panier, des mouvements d’extrême droite – auxquels ce label confère ipso facto des lettres
de noblesse politique – et des mouvements d’extrême gauche – auxquels ce label soustrait un capital de légitimité accumulé au fil
des grèves, des actions et des résistances depuis le XIXe siècle. Collovald Annie, Le « populisme du FN ». Un dangereux contresens,
Paris, Croquant, 2004.
43. Pour une étude de cette amphibologie d’un point de vue proprement philosophique, on verra Badiou Alain et alii, Qu’est-ce qu’un
peuple ?, Paris, La Fabrique, 2013.
44. Kazin Michael, The Populist Persuasion : an American History, New York, Cornell University Press, 1998 et Laclau Ernesto, La
Raison populiste (2005), Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2008.
45. Pour cette opposition structurante du populisme, nous renvoyons au travail fondateur de Birnbaum Pierre, Genèse du populisme.
Le peuple et les gros, Paris, Hachette, « Pluriel », 2012 (rééd. Le Peuple et les « gros ». Histoire d’un mythe, Paris, Grasset, 1979).
46. Tarragoni Federico, « Raison populiste et émancipation populaire. Retour sur le rapport peuple-démocratie à partir de Balibar,
Laclau et Rancière », in Buclin Hadrien et alii (dir.), Penser l’émancipation, Paris, La dispute, 2013.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

un entrelacs d’expériences plébéiennes plurielles, de la précarité à l’indi-


gnité47. Davantage qu’à un peuple déjà là, visible et objectivable dans une
identité à protéger, ces mouvements parlent en effet à un peuple à faire
par la participation politique et par le conflit ; dans cet « à faire », l’appel
joue un rôle fondamental, les acteurs des mouvements se sentant enjoints
d’« être peuple » et donc appelés à agir politiquement. Last but not least,
l’adhésion à ces mouvements n’est pas soluble dans la misère (matérielle et
symbolique) et la colère des électorats des « populologues » : elle convoque
de surcroît des formes de jugement critique de la politique qui ne sont
pas purement réactives. La politisation populiste semble calquer ici les
dynamiques de conversion historiquement observables des dominés, des
« petits », des opprimés, en peuple-classe48, mais à une époque d’enlise-
ment des identités de classe et de l’idéologie qui les pré-structurait. La
coprésence d’un appel au peuple, d’une forte dimension conflictuelle et
d’une volonté de participation démocratique nous amène donc à conserver
la catégorie de populisme, quitte à lui imposer un détour épistémologique.
Maintenant, l’opération la plus délicate : quelle définition adopter du
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populisme pour rendre compte de ces expériences politiques inédites ? Le
populisme peut être défini comme un ensemble structuré de politiques du 69
peuple, découlant d’un appel fondateur et restructurant en profondeur _
les rapports des exclus au politique. Notre définition se compose donc de
trois strates successives : 1) le populisme est une relation politique entre un
porte-parole et un collectif d’exclus ambitionnant de « devenir peuple »,
2) fondée sur un opérateur spécifique, le peuple (et sa sémantique propre :
demos, nation, plebs, peuple-Un et peuple-conflit) et une modalité, l’appel,
3) convoquant des politiques spécifiques, de participation démocratique,
d’intégration sociale et d’inclusion symbolique. Par ailleurs, le lecteur
observera dans cette définition l’absence du critère de la légitimité charis-
matique ; en effet, ce critère tend souvent, pensons-nous, à faire obstacle à
une ethnographie des rapports ordinaires au politique, en amenant l’ana-
lyste à se concentrer sur le leader, sur le tribun populiste et son discours49.
Rien ne nous autorise cependant à faire abstraction du charisme : il s’agit
tout simplement de le réinscrire, comme une dynamique parmi d’autres,
dans la relation politique qui caractérise le populisme.

47. Breaugh Martin, L’Expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, « Critique de la politique »,
2007.
48. Une des trois acceptions du peuple sur lesquelles insistent Y. Mény et Y. Surel dans leur étude des formes du discours populiste
(avec « peuple-nation » et « peuple-souveraineté »). Mény Yves et Surel Yves, Par le peuple, pour le peuple, op. cit., pp. 57-86.
49. Comme l’illustre parfaitement la définition de G. Hermet : « Les adeptes d’une organisation populiste doivent consentir au chef un
crédit de confiance et d’acclamation illimité. » (Hermet Guy, Les Populismes dans le monde, op. cit., p. 68.) On constate 1) la confusion
entre légitimité charismatique et acclamation ; 2) le postulat d’une préexistence du chef à la légitimité charismatique, donc au crédit
symbolique et politique dont il jouit ; 3) le caractère potentiellement illimité et éternel de sa légitimité. Ces points sont contraires à
l’esprit de la définition de Weber Max, Économie et société (1921-1922), t. I, Paris, Agora, 1995, pp. 320-324, ainsi qu’aux usages
proposés par M. Dobry pour l’étude des situations de crise politique ; voir Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris,
Presses de Science Po, pp. 242-256.
Populisme/Contre-populisme

F. tarragoni, La science du populisme au crible de la critique sociologique

Le lecteur l’aura compris : cette réflexion ne s’inscrit pas dans la lutte


manichéenne entre les défenseurs de la démocratie et leurs repoussoirs.
Ainsi, il ne s’agit pas de convertir une normativité en une autre et de faire
l’éloge du populisme, éloge qui ne puise sa vertu que dans l’anachronisme
qui le sous-tend50. Le populisme n’est ni l’enfer de la démocratie ni le
paradis des pauvres : tout simplement cette construction manichéenne du
concept nuit à son intelligibilité et surtout à sa maniabilité pour le socio-
logue. Dès lors que l’on souhaite appréhender les formes d’adhésion au
discours et aux politiques populistes, dès lors que l’on se propose d’étudier
les conséquences politiques d’un appel au peuple ou d’un ensemble de
politiques du peuple, le concept de populisme tel qu’il est appréhendé
aujourd’hui s’avère presque un obstacle. La seule condition de sa survie est
de le reconstruire en tant que désignateur d’un ensemble de phénomènes
observables et de suivre, avec une démarche presque indiciaire, sa genèse
proprement protestataire et plébéienne. n

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50. Ainsi des synthèses récentes de V. Coussadière et de B. Schneckenburger, l’une insistant sur l’actualité de l’« entre-soi national-
populaire », à l’image du mythe de la communauté villageoise du narodnischestvo (obtchinia) russe ; l’autre, plus militante, entiè-
rement axée sur la défense du discours du Front de gauche français. Coussadière Vincent, Éloge du populisme, Paris, Elya, 2012 ;
Schneckenburger Benoît, Populisme. Le fantasme des élites, Paris, Bruno Leprince, « Politique à gauche », 2012.

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