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Federico Tarragoni
2013/2 n° 54 | pages 56 à 70
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130617815
DOI 10.3917/amx.054.0056
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2013-2-page-56.htm
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LA SCIENCE DU POPULISME
AU CRIBLE DE LA CRITIQUE
SOCIOLOGIQUE : ARCHÉOLOGIE
D’UN MÉPRIS SAVANT DU PEUPLE
Par Federico TARRAGONI
2. Ainsi le journaliste Guy Sorman n’hésite pas à voir dans ces mouvements opposant le « vrai peuple » entendu comme la force du
nombre (les oï polloi de Platon) à la clique financière, une dérive « plus populiste » que le Tea Party d’extrême droite : « Le mouvement
OWS [Occupy Wall Street] se situe hors système, contre le système, et doute que les institutions démocratiques, telles qu'elles
existent, répondent véritablement aux attentes populaires. OWS, en prétendant représenter 99 % des Américains, n'est-il pas plus
populiste que le Tea Party qui souhaiterait ne représenter que 50 %, soit la majorité Républicaine ? » (« 2012, une année populiste »,
Contrepoints, 2 décembre 2011. Article en ligne : http://www.contrepoints.org/2011/12/02/58502-2012-une-annee-populiste).
3. Ainsi Pierre Birnbaum suggère-t-il que, malgré les différences foncières de projet politique entre les deux leaders, « le vocabulaire
populiste de Mélenchon aux métaphores réductrices pousse néanmoins à de tels amalgames – injustes, puisque le dirigeant du Front
de gauche se réclame des Lumières et se montre hostile à tout ostracisme social, à toute xénophobie, à tout racisme » (« La parabole
de M. Mélenchon », Critique, LXVIII, n° 776-777, p. 118).
4. Guillory Franck, Jol Press, 4 avril 2013. Article en ligne : http://www.jolpress.com/blog/franck-guillory-marine-le-pen-beppe-grillo-
populistes-populisme-france-italie-europe-818578.html.
5. Pantazopoulos Andreas, « Grèce : la convergence des populismes », op. cit.
Populisme/Contre-populisme
6. Pour une genèse de cette représentation savante, voir Blondiaux Loïc, « Mort et résurrection de l'électeur rationnel. Les métamor-
phoses d'une problématique incertaine », Revue française de science politique, n° 5/46, 1996, pp. 753-791.
7. Pour une mise en perspective historique de cette conception de la démocratie et de l’électeur avec les deux notions d’« intérêt »
et de « passion », on se référera à Hirschman Albert O., Les Passions et les Intérêts, Paris, Puf, 1980. Nous approfondissons ce point
dans le cadre d’une enquête sur les rapports au politique en milieu populaire dans Tarragoni Federico et Berjaud Clémentine, « Un
peuple peut-il survivre à son Président ? Représentations vénézuéliennes de l’élection en milieu populaire », Problèmes d’Amérique
Latine, n° 87, 2012, pp. 26-39.
8. Dans cette relégation, comme le souligne Jacques Rancière, le populisme ferait figure de bouc émissaire pour délégitimer le
conflit démocratique tout court. En parlant du référendum sur le Traité européen et des critiques auxquelles il a donné lieu chez
les clercs de la « démocratie consensuelle », le philosophe souligne ainsi que « si le progrès ne progresse pas, c’est en raison des
retardataires. Un mot, indéfiniment psalmodié par tous les clercs, résume cette explication : celui de ‘populisme’. Sous ce terme on
veut ranger toutes les formes de sécession par rapport au consensus dominant, qu’elles relèvent de l’affirmation démocratique ou
des fanatismes raciaux ou religieux. […]. Populisme est le nom commode sous lequel se dissimule la contradiction exacerbée entre
légitimité populaire et légitimité savante, la difficulté du gouvernement de la science à s’accommoder des manifestations de la
démocratie […] ». Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005, p. 88.
9. Ainsi de l’introduction collective de La Tentation populiste au cœur de l’Europe, qui fait de l’appel au peuple populiste un « vice
logique » par rapport à la conception démocratique de « l’être politique du peuple », du peuple populiste la « masse inorganisée
d’individus que les Latins appelaient multitudo », en arguant de la sorte que le populisme se fonderait sur « un appel au peuple qui
colporte ses propres principes d’inclusion et d’exclusion politiques au nom d’une communauté à ressouder et dont les manifesta-
tions rendent compte comme d’une instrumentalisation du populaire dans le cadre des surenchères de la concurrence électorale ».
Ihl Olivier, Chêne Janine et Vial Éric (dir.), La Tentation populiste au cœur de l’Europe, Paris, La Découverte, « Recherches », 2003,
pp. 9-22. Nous soulignons.
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D’un côté, donc, un peuple qui récite des slogans de façon mécanique,
de l’autre des gouvernés spontanés, convaincus. Le cœur de la controverse
semble alors, à première vue, de statuer sur la vérité de l’engagement popu-
laire : d’un côté, on pense l’adhésion populaire comme une conversion
mécanique où l’insistance sur « l’appris par cœur » évoque l’anthropologie
10. Rapporté par Langue Frédérique, Hugo Chávez et le Venezuela. Une action politique au pays de Bolivar, Paris, L’Harmattan, 2002,
p. 144. Nous soulignons.
11. Les prises de position de M. Vargas Llosa sur le Venezuela ont l’avantage de réitérer et d’expliciter les représentations ago-
raphobes sur les classes populaires et le caractère naturel – et donc transhistorique et nécessaire – du « caudillisme latino-
américain ». En témoignent ses réactions à la mort du Président Chávez : « [Le Venezuela] est un monde primitif, antérieur à la démo-
cratie et à l’individu, quand l’homme n’était encore que masse et préférait qu’un demi-dieu, auquel il cédait sa capacité d’initiative
et son libre-arbitre, prenne toutes les décisions importantes le concernant » (10 mars 2013). Cité dans Le Monde diplomatique,
n° 709, avril 2013, p. 20.
12. Extrait d’un commentaire anonyme sur le blog de l’émission Parlez-moi d’ailleurs consacrée au « Phénomène Chávez » du
31/05/2012.
Populisme/Contre-populisme
13. Il n’est pas inutile de rappeler que cette anthropologie a été forgée sur la base d’un certain nombre de représentations propres
au XIXe siècle mettant côte à côte dans l’imaginaire social, la femme et le communard, l’indigène et l’ivrogne. Foule menaçante, ivre
et peuplée d’automates, « des fous guidant des somnambules » selon l’expression de G. Tarde, la question de la foule a été posée
au XIXe siècle en relation avec une mise à l’écart des femmes, des classes dangereuses et de leurs manifestations sensibles, réelles
ou fantasmées. Pour une étude fouillée de cette question en histoire culturelle, on verra Barrows Susanna, Miroirs déformants.
Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle (1981), Paris, Aubier, 1990.
14. Par ailleurs, ces débats montrent avec force la proximité des catégories de « populisme » et de « caudillisme », les deux enté-
rinant un regard ancien sur la politique latino-américaine fait d’ethnocentrisme, d’exotisme et de condescendance misérabiliste.
15. Pour une étude historique de ces représentations croisée avec une histoire des leurs ancrages épistémiques, nous renvoyons à
l’étude de Cohen Déborah, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, Champ Vallon, 2010.
16. En témoigne la conclusion synthétique d’Hermet Guy, Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe-XXe siècle,
Paris, Fayard, « L’espace du politique », 2001, pp. 431-450.
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17. Hirschman Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, « L’espace du politique », 1991.
18. Ibidem, p. 22.
19. Idem.
20. Idem.
21. Rancière Jacques, La Haine de la démocratie, op. cit.
22. Cohen Déborah, La Nature du peuple, op. cit.
Populisme/Contre-populisme
24. Dézé Alexandre, « Le populisme ou l'introuvable Cendrillon. Autour de quelques ouvrages récents », Revue française de science
politique, n° 54/1, 2004, pp. 179-190.
25. Dont l’origine est à situer entre deux synthèses historiques, celle de G. Germani de 1962, connaissant deux rééditions, en 1966
et 1968, et celle d’E. Gellner et G. Ionescu de 1969. Ces synthèses trouvent un premier prolongement important dans l’ouvrage de
M. Canovan de 1981. Voir Germani Gino, Política y sociedad en una época de transición, Buenos Aires, Paidos, 1962 ; Ionescu Ghita
et Gellner Ernesto (ed.), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1969 ; Canovan
Margaret, Populism, New York et Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1981.
26. Quatrocchi-Woisson Diana, « Les populismes latino-américains à l’épreuve des modèles d’interprétation européens », Vingtième
siècle, n° 56, 1997, pp. 161-183.
Populisme/Contre-populisme
27. D’autant plus que le populisme est défini comme un « phénomène plutôt éphémère, resurgissant selon des cycles mystérieux,
arrimé à des contextes apparemment irréductibles les uns aux autres » (Ihl Olivier, Chêne Janine et Vial Éric (dir.), La Tentation
populiste au cœur de l’Europe, op. cit., p. 19).
28. Canovan Margaret, Populism, op. cit.
29. Goodwyn Lawrence, Democratic Promise : the Populist Movement in America, New York, Oxford University Press, 1976.
30. Dans sa synthèse magistrale sur le populisme russe entre 1840 et 1880, Franco Venturi insiste sur l’utopie démocratique qui
anime les narodniki avant le tournant « nihiliste » de Bielinski et Netchaiev. Ainsi, dans sa préface à l’édition italienne de Les
intellectuels, le peuple et la révolution de 1952, Venturi définit son entreprise comme une « page d’histoire du mouvement socialiste
européen ». Il ne se propose pas d’analyser le populisme russe comme un simple mouvement de l’intelligentsia souhaitant mobiliser
le moujik (paysan) russe contre la politique philo-européenne et modernisatrice du tsar, mais comme un courant socio-politique com-
plexe ayant irrigué une tradition socialiste où utopie et idéologie sont encore étroitement articulées (Venturi Franco, Les intellectuels,
le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIXe siècle (1952), Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1972, t. I,
p. 13). Pour une analyse du rapport entre utopie, mélancolie et idéologie dans la tradition du romantisme révolutionnaire, tradition à
laquelle le narodnischestvo appartient, voir Löwy Michael et Sayre Robert, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant
de la modernité, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1992. Pour une analyse du lien entre la mythologie populiste révolutionnaire
du narodnischestvo et la tradition de la gauche révolutionnaire en Russie et en Chine, on consultera avec profit Meisner Maurice,
Marxism, Maoism and Utopianism. Eight Essays, Londres, The University of Wisconsin Press, 1982, pp. 76-117.
31. Laclau Ernesto, Politics and Ideology in Marxist Theory : Capitalism-Fascism-Populism (1977), Londres, Verso, 1982.
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sur les scores électoraux croissants d’un certain nombre de partis contesta-
taires et anti-système en Europe, pour lesquels les médias et l’establishment
politique cherchent désespérément une étiquette en raison de leur posi-
tionnement aux marges du spectre politique. Devant ces mouvements et
partis difficilement lisibles à travers la grille de la politique traditionnelle,
le Front national français, la Ligue du nord italienne et le berlusconisme,
le FPÖ autrichien et le Vlaams Blok flamand, on cherche des savants
capables de résoudre le dilemme et de rassurer. Les nouveaux « populolo-
gues », tout en revendiquant l’incapacité foncière de la science politique à
démêler l’énigme populiste32, penchent désormais ouvertement pour une
définition normative du phénomène. Ainsi, dans son ouvrage de 2002
(L’Illusion populiste. De l’archaïque au médiatique, nouveau sous-titre en
2007 : Essai sur les démagogies de l’âge démocratique)33, P.-A. Taguieff met
en perspective ses recherches anciennes sur le « national-populisme »
(1984) avec le « phénomène Le Pen ». Tout en revendiquant l’héritage de
la « populologie » des fondateurs, le politiste français introduit l’idée que
le populisme est une régression archaïque au cœur même de la démocratie
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32. Taguieff Pierre-André, « Le populisme et la science politique », in Rioux Jean-Pierre (dir.), Les Populismes, Paris, Perrin, 2007,
pp. 17-60.
33. Taguieff Pierre-André, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique (2002), Paris, Champs, Flammarion, 2007.
34. Weber Max, Essais sur la théorie de la science (1904-1917), Paris, Plon, 1965. Sur l’actualité de cette épistémologie, Fleury
Laurent et Tarragoni Federico, Postérités wébériennes. Actualités de Max Weber dans les sciences sociales et la philosophie, Paris,
Armand Colin, « U », 2013.
35. Reynié Dominique, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, 2011.
Populisme/Contre-populisme
38. Mény Yves et Surel Yves, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, « L’espace du politique »,
2000, p. 21.
39. Pour une critique de ces deux extrêmes de l’explication sociologique, voir Weber Max, « L’objectivité de la connaissance dans les
sciences et la politique sociales », Essais sur la théorie de la science, op. cit., pp. 119-201.
40. Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique (1966), Paris, Puf, « Quadrige », 2005.
41. R. Dupuy redéfinit ainsi le concept de « populisme » en lien avec les manifestations d’une politique populaire (émeute, guerre des
farines, autogestion locale et communautaire, primat des réseaux de voisinage) sur une temporalité large, du XVIIe au XIXe siècle.
Dupuy Roger, La politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Paris, Albin Michel, « Histoire », 2002.
Populisme/Contre-populisme
47. Breaugh Martin, L’Expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, « Critique de la politique »,
2007.
48. Une des trois acceptions du peuple sur lesquelles insistent Y. Mény et Y. Surel dans leur étude des formes du discours populiste
(avec « peuple-nation » et « peuple-souveraineté »). Mény Yves et Surel Yves, Par le peuple, pour le peuple, op. cit., pp. 57-86.
49. Comme l’illustre parfaitement la définition de G. Hermet : « Les adeptes d’une organisation populiste doivent consentir au chef un
crédit de confiance et d’acclamation illimité. » (Hermet Guy, Les Populismes dans le monde, op. cit., p. 68.) On constate 1) la confusion
entre légitimité charismatique et acclamation ; 2) le postulat d’une préexistence du chef à la légitimité charismatique, donc au crédit
symbolique et politique dont il jouit ; 3) le caractère potentiellement illimité et éternel de sa légitimité. Ces points sont contraires à
l’esprit de la définition de Weber Max, Économie et société (1921-1922), t. I, Paris, Agora, 1995, pp. 320-324, ainsi qu’aux usages
proposés par M. Dobry pour l’étude des situations de crise politique ; voir Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris,
Presses de Science Po, pp. 242-256.
Populisme/Contre-populisme
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50. Ainsi des synthèses récentes de V. Coussadière et de B. Schneckenburger, l’une insistant sur l’actualité de l’« entre-soi national-
populaire », à l’image du mythe de la communauté villageoise du narodnischestvo (obtchinia) russe ; l’autre, plus militante, entiè-
rement axée sur la défense du discours du Front de gauche français. Coussadière Vincent, Éloge du populisme, Paris, Elya, 2012 ;
Schneckenburger Benoît, Populisme. Le fantasme des élites, Paris, Bruno Leprince, « Politique à gauche », 2012.