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La poésie surréaliste entre révolte et

révolution

CAROLE REYNAUD -PALIGOT

L’étude des mouvements littéraires et artistiques


donne lieu à des approches diverses, de la classique ana-
lyse des œuvres des littéraires aux études de sociologie
historique. Les approches socio-historiques se proposent
d’analyser la construction de la figure ou du mouvement
littéraire à partir des contraintes, des concurrences, de
« l’espace des possibles1 », elles ambitionnent de démythi-
fier le fait littéraire, de rompre avec la vision romantique
du génie, d’engager des questionnements pluriels. Alors
que les mouvements littéraires apparaissent comme pla-
cés dans des logiques qui dépassent les seules probléma-
tiques littéraires, d’autres enjeux sont mis au jour :
concurrence, lutte pour l’accès à des capitaux symboli-
ques, etc. De la même manière, les comportements politi-
ques ne peuvent être réduits exclusivement à des logiques
politiques2. Les différentes approches ne sont pas pour

1. Voir, notamment, Charle Christophe, La Crise littéraire à l’époque du


naturalisme, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1979,
Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire¸
Paris, Seuil, 1992. Norbert Bandier a tenté d’analyser sur une courte
période l’activité surréaliste dans sa relation à la structure et à la
conjoncture du champ littéraire. En objectivant les contraintes sociales,
il a reconstitué les trajectoires sociales et les carrières littéraires des
surréalistes de 1924 à 1929 dans : Sociologie du surréalisme 1924-1929,
Paris, La Dispute, 1999.
2. Gisèle Sapiro, « La raison littéraire. Le champ littéraire français sous
autant antagonistes et Christophe Charle a rappelé l’inté-
rêt d’un usage croisé des méthodes historiques et littérai-
res, soulignant également que dans l’étude des mouve-
ments littéraires, la poésie tient une place particulière.
Souvent délaissée par les historiens, qui préfèrent l’étude
de documents plus accessibles à l’approche historique,
tels que les romans, récits de voyages ou correspondan-
ces, elle est plutôt restée du domaine des études littérai-
res3.
Dans les articles et l’ouvrage que j’ai consacrés au par-
cours politique du mouvement surréaliste ou à certains de
ses acteurs, j’ai tenté d’étudier la spécificité surréaliste,
d’historiciser ce mouvement poétique, de le replacer dans
l’espace de contraintes, dans les dynamiques de concur-
rence mais aussi de cerner les ambivalences et les ambi-
guïtés de ce projet esthético-politique4.

l’occupation (1940-1944) », Actes de la recherche en sciences sociales,


n° 111-112, mars 1996, p. 3-35 ; La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris,
Fayard, 1999.
3. Christophe Charle, « Méthodes historiques et méthodes littéraires,
pour un usage croisé », Colloque Unité des recherches en sciences humai-
nes et sociales. Fractures et recompositions, CNRS/ENS, 7 juin 2006.
4. C. Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes 1919-1969, Ed.
du C.N.R.S., 1995, réimpr. 2001, à paraître en collection de poche ;
« Réflexions à propos de la politisation des avant-gardes », Astu, Uni-
versité de Paris III-CNRS, 2003, http://melusine.univ-paris3.fr/astu ;
« Surréalisme : heurts et tensions entre projet personnel et éthique
collective », Histoire et Sociétés, Revue européenne d’histoire sociale, n° 2,
juin 2002, p. 108-116 ; « La politisation du jeune Dali 1918-1928 »,
Salvador Dalí à la croisée des savoirs, A. Ruffa, Ph. Kaenel, D. Chaperon
(dir.), Paris, Ed. Desjonquères, 2007, p. 103-112 ; « Le surréalisme et le
mouvement libertaire après 1945 », Intellectuel surréaliste après 1945,
M. Vassevière (dir.), Paris, Association pour l’étude du surréalisme,
2008, p. 151-163 ; « Ambitions et désillusions politiques du surréalisme
(France) », Siepe Hans T. et Asholt W., Amsterdam/Atlanta, éditions
Rodopi, 2007, p. 27-34 ; « Aragon entre communisme et surréalisme,
1930-1932 », Recherches croisées Aragon/Elsa Triolet, n° 11, Presses
universitaires de Strasbourg, 2007, p. 98-104.

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Du Romantisme à l’avant-garde : héritages et ruptures
Le surréalisme est en partie l’héritier du « paradigme
de l’artiste romantique5 ». En cela, il rompt bien avec
l’idée de reproduction de modèles et de règles, avec le
concept de travail créateur, du travail sur les mots, et va-
lorise, au contraire, la spontanéité, le hasard, la liberté
créatrice. Il partage également avec le romantisme le refus
de l’intégration à la société à qui il préfère la marginalité.
En réponse à cette marginalité ou encore à l’excentricité et
à la transgression des règles qui poussent à l’isolement, le
rassemblement entre pairs permet de retrouver l’indis-
pensable fraternité. Les surréalistes héritent ainsi des pra-
tiques de sociabilité issues de la bohème, notamment le
rassemblement au café, lieu de rencontre par excellence
pendant un demi-siècle. En tant que mouvement litté-
raire, le surréalisme affirme son identité par un nom, des
cérémonies inaugurales (dîner, banquet) et des publica-
tions (revue, manifeste, ouvrages, pétitions). Tout comme
les mouvements littéraires de la seconde moitié du XIXe
siècle, il se définit par des enjeux spécifiquement artisti-
ques.
Il est néanmoins porteur de ruptures profondes avec le
romantisme, notamment à propos de la création artistique
et du rôle dévolu à l’art. Il s’érige ainsi contre le concept
électif de génie artistique qui perçoit le talent en termes de
vocation, de don inné et qui se traduit par une vision du
monde élitiste et aristocratique. Érigeant en valeur su-
prême la maxime de Lautréamont, « l’art doit être fait par
tous, non par un », il engage une véritable démocrati-
sation de la fonction artistique jamais encore affirmée
avec une telle force jusqu’ici. L’art n’est plus réservé à
l’artiste mais il est présent dans la vie de tous les jours,
accessible à tout individu pour peu que ce dernier soit
désireux d’y accéder et qu’il utilise les méthodes appro-

5. Nathalie Heinich, L’Elite artiste. Excellence et singularité en régime


démocratique¸ Paris, Gallimard, 2005, p. 20-156.

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priées (écriture automatique, frottage, collage, etc.). Pro-
clamant l’égalité de tous devant l’art, le surréalisme s’op-
pose tant à la conception classique du talent acquis par le
travail et l’effort qu’à la conception romantique du don
inné. Cette conception éminemment subversive est cons-
titutive de leur vision révolutionnaire du monde.
L’autre point de rupture avec la conception romanti-
que réside dans le refus de concevoir l’expression artisti-
que comme n’ayant d’autres finalités qu’elle-même. Le
refus de l’art pour l’art et la volonté d’intervenir dans la
sphère politique les rattache à la tradition avant-gardiste
qui s’affirme dans la seconde moitié du xixe siècle.
« Transformer le monde » et « changer la vie »
En voulant unir le premier mot d’ordre de Marx et le
second de Rimbaud, les surréalistes se rattachent à une
tradition littéraire désirant allier avant-gardisme esthé-
tique et avant-gardisme politique. Le lien entre les deux
ne va pas de soi comme le rappelle Antoine Compagnon.
De nombreux artistes novateurs furent conservateurs en
politique. Rares furent les mouvements d’avant-garde qui
se voulurent révolutionnaires en art comme en politique6.
Les poètes symbolistes et les peintres néo-impression-
nistes furent étroitement liés au mouvement anarchiste
fin de siècle. Non reconnus par l’académisme pictural de
l’époque, victimes de la crise et de la restructuration du
champ littéraire, subissant la répression de l’État répu-
blicain dans un contexte d’instabilité parlementaire et de
corruption, ils se retrouvèrent sur des positions proches
des militants anarchistes, à qui ils apportèrent leur sou-
tien7. Cependant, comme l’a rappelé Henri Béhar, cette

6. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil,


1990, p. 50-55.
7. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », Paris, éditions de
Minuit, 1990, p. 108-137, Carole Reynaud Paligot, « Les Temps Nou-
veaux » 1895-1914 : un hebdomadaire anarchiste au tournant du siècle,

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sensibilité anarchiste ne les a pas entraînés vers une ré-
volution artistique. Ce qui va proprement faire la spécifi-
cité du surréalisme, c’est d’affirmer que la puissance ré-
volutionnaire trouve sa source dans l’art lui-même et de
concevoir l’art révolutionnaire comme émancipateur.
La puissance de la révolte surréaliste s’exprime dès le
début des années 1920, contre l’institution et la tradition
littéraires, tant romanesque que poétique, contre le ratio-
nalisme. Elle acquière une dimension politique en s’éri-
geant contre la morale et les valeurs bourgeoises. Elle
gronde et explose dans le Second Manifeste du surréalisme
(1930) contre les idées de famille, de patrie, de religion.
Mais elle n’entend pas en rester au nihilisme destructeur
de Dada, elle entend se prolonger, se concrétiser en une
révolution8. Benjamin Péret montre ainsi le lien entre ré-
volte et révolution :
l’homme social naît de la révolte. En se révoltant
l’homme affirme sa qualité, son essence supérieure
au reste de la nature, sa capacité de gérer son destin
(puisque qu’il révèle sa volonté de choix en rejetant
un état antérieur) et offre la seule garantie qu’il
puisse donner – sa vie – pour que la vie sociale soit.
Cette révolte […] est un non et un oui. Non à l’in-
justice et à l’oppression et ce non, de son gronde-
ment domine le oui encore faible de la justice et de la
liberté. […] [Mais] la révolte […] ne veut explicite-
ment que la cessation de l’état qui l’a engendrée,
mais ne sait pas ce qu’il y a lieu d’y substituer et
même si un état différent peut être substitué à celui
qui la motive. La révolution, en échange, donne un
but à cette révolte, sans lequel elle ne peut rien. Au
terme négateur de la révolte, elle accouple le terme
positif d’une affirmation : pas d’oppression, pas

Mauléon, Acratie, 1993, « À propos de la politisation des avant-gardes


artistiques et littéraires », op. cit.
8. La première revue surréaliste Littérature devient La Révolution surréa-
liste en 1924.

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d’injustice, mais liberté par l’égalité. La révolution
est donc une révolte supérieure, une révolte qui a
gardé son lien passionnel en se donnant un but
conscient et le révolutionnaire est un révolté qui a
mûri, puisqu’il sait non seulement ce qu’il veut
supprimer, mais ce qu’il cherche à faire 9.
Dans les années vingt, la Révolution n’est plus comme
à la fin du XIXe siècle du côté de l’anarchisme, elle s’in-
carne dans le régime communiste qui s’installe à l’Est. Se
succèdent alors idéalisation, enthousiasme puis désillu-
sion ; Henri Béhar vient de donner les grandes lignes de
leurs positions politique et il n’y a pas lieu de revenir
maintenant sur le détail d’une histoire retracée ailleurs10,
mais il convient plutôt de montrer comment leur résis-
tance à la forte pression communiste — tentant de mettre
l’art au service de causes politiques — a pu masquer
d’autres enjeux.
Autonomisation de l’art, émancipation de l’esprit et en-
jeux masqués
Refus d’un art engagé, volonté de défendre
l’autonomisation de la fonction artistique tout en as-
sumant un engagement politique caractérisent « l’engage-
ment » surréaliste. Le caractère émancipateur de l’art
révolutionnaire réside non dans sa capacité à exprimer
des mots d’ordre directement politiques mais par ses
caractères proprement artistiques. La puissance révolu-
tionnaire trouve sa source dans l’art lui-même. Les
surréalistes entendent unir engagement politique et
révolte poétique, la libération de l’homme doit
s’accompagner d’une libération de l’esprit, la lutte sociale
va de pair avec l’émancipation intellectuelle. S’il s’agit
d’unir les deux démarches, il faut à tout prix éviter de les

9. Benjamin Péret, « Le révolté du dimanche », La Rue, 1952, Œuvres


complètes¸ t. 7, Paris, José Corti, 1995, p. 174-175.
10. Après dix années passées aux côtés du Parti communiste, les
surréalistes s’en éloignent définitivement en 1935.

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confondre sous peine d’encourir le risque de pratiquer un
art de propagande. Les surréalistes ont ainsi décidé d’agir
à travers deux formes d’interventions, la poésie, libéra-
trice parce que libre, et les déclarations à caractères politi-
ques. José Pierre a précieusement rassemblé en deux
imposants volumes les tracts et déclarations collectives
qui ont scandé l’activité surréaliste pendant plus d’un
demi-siècle 11.
Cette conception de l’art révolutionnaire s’est heurtée
aux conceptions communistes et fut l’une des raisons de
la rupture avec le Parti communiste. Mais l’analyse des
rapports entre surréalistes et communistes dans les an-
nées 1925-1935 ne peut se réduire à cette unique problé-
matique, celle de la défense de l’autonomie d’un mouve-
ment littéraire face à la pression d’un parti communiste
qui tenta d’inféoder l’art à son service. Il convient de
prendre en compte d’autres enjeux sous jacents qui sont
restés masqués par la problématique de la défense de
l’autonomie. La mise en œuvre d’un questionnement dif-
férent et la mobilisation de diverses sources (archives,
correspondances) a permis de révéler d’autres enjeux,
notamment la lutte féroce entre différents courants litté-
raires pour obtenir la reconnaissance de la révolutionna-
rité12 de son propre mouvement par l’instance de
légitimation officielle, le Parti communiste. Jean-Michel
Péju, dans un article d’Actes de la recherche en sciences socia-
les à propos du débat sur la littérature prolétarienne dans
les années 1925-1935, avait attiré l’attention sur la concur-
rence des différents acteurs pour le « monopole de la révo-
lutionnarité », avançant l’idée que pour les surréalistes être
reconnus comme révolutionnaires par les communistes
accroîtrait « leur potentiel explosif aux yeux du monde

11. Tracts surréalistes et déclarations collectives, 2 vol., Paris, Eric Losfeld,


1980.
12. Jean-Michel Péju, « Une crise du champ littéraire français : le débat
sur la "littérature prolétarienne 1925-1935" », Actes de la recherche en
science sociales, n° 89, septembre 1991, p. 51.

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littéraire ». Cette ambition d’être reconnus par les
communistes comme des intellectuels révolutionnaires fut
confirmée par les archives du mouvement. Elle m’apparut
être une des clefs permettant de rendre intelligible cette
attitude paradoxale qui poussa les surréalistes pendant
dix ans à être aux côtés du parti communiste.
L’analyse de l’affrontement entre surréalistes et com-
munistes sous l’angle de l’unique problématique de la
défense de l’autonomie artistique — qui n’est pas fausse
mais réductrice — tient, sans aucun doute, à la position
de l’historien ou du littéraire de la fin du XXe siècle : le
contexte de déclin et de démythification de l’idéologie
communiste a favorisé une lecture en terme de préserva-
tion de l’autonomie artistique face à une emprise politi-
que et une certaine empathie, voire sympathie, pour cette
héroïque et précoce résistance. Sentiment auquel le cher-
cheur peut difficilement échapper mais qui ne doit pas
l’empêcher de mobiliser d’autres questionnements et
d’autres sources pour sortir d’analyses trop lénifiantes ou
hagiographiques.
Le renouvellement des analyses suppose de reconnaî-
tre que les mouvements littéraires sont placés dans des
logiques qui dépassent les seules problématiques littérai-
res, il implique la nécessité d’aborder d’autres enjeux –
concurrence, lutte pour l’accès à des capitaux symboli-
ques, etc., d’accepter de reconnaître que les comporte-
ments politiques ne peuvent être réduits exclusivement à
des logiques politiques, qu’il est indispensable, pour ren-
dre intelligible ces phénomènes, de mettre au jour les lo-
giques non politiques. L’analyse de ces enjeux maqués
passe également par l’historicisation de différents événe-
ments littéraires, par l’étude précise de moments particu-
liers qui révèlent ces logiques extra-littéraires ou extra-
politiques. Il en est ainsi de la controverse qui oppose
surréalistes et communistes à propos de la littérature
prolétarienne à la fin des années vingt ou encore la rup-
ture avec Aragon en 1932. L’analyse de ces deux moments

42
a montré que le ralliement au marxisme s’était accompa-
gné d’une ambition littéraire — obtenir la reconnaissance
de l’art surréaliste comme art révolutionnaire — et que
devant le refus du parti communiste d’accorder cette re-
connaissance ne restait que le choix entre la rupture ou la
soumission13.
La conception surréaliste de l’art révolutionnaire ne
s’affirme pas seulement à travers l’affrontement avec les
communistes. Le refus de l’art directement mobilisé au
service d’une cause resurgit dans un contexte sensible-
ment différent. Pour les surréalistes, les lendemains de la
Seconde Guerre mondiale sont, en effet, à nouveau un
moment de résistance à l’art de propagande, dans un
contexte de difficile repositionnement au sein du champ
littéraire et politique. Les principaux animateurs du mou-
vement surréaliste ont préféré l’exil, ce qui les situe en
retrait face à l’action de ceux qui peuvent tirer un profit
symbolique de leur engagement au sein de la Résistance.
L’exil a en effet avant tout été perçu comme mouvement
de fuite, repoussant les exilés hors de l’Histoire14. Benja-
min Péret réaffirme avec force la conception surréaliste
dans un contexte où les poètes patriotes de la Résistance
ont acquis un grand capital symbolique :
Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps
l’obsession de la soumettre à leurs fins immédiates,
de l’écraser sous leur dieu ou, maintenant, de l’en-
chaîner au ban de la nouvelle divinité brune ou
« rouge » — rouge-brun de sang séché – plus san-
glante encore que l’ancienne. […] Le poète lutte
contre toutes les oppressions : celle de l’homme par
l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les
dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il com-
bat pour que l’homme atteigne une connaissance à

13. C. Reynaud Paligot, « Aragon entre communisme et surréalisme,


1930-1932 », op. cit.
14. Emmanuelle Loyer, Paris à New York. Intellectuels et artistes français
en exil 1940-1947, Paris, Grasset, 2006.

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jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne
s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service
d’une action politique, même révolutionnaire. Mais
sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit
combattre sur tous les terrains : celui de la poésie
propre par les moyens propres à celle-ci et sur le ter-
rain de l’action sociale sans jamais confondre les
deux champs d’action sous peine de rétablir la
confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, cesser
d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire15.
Mais Péret a beau déclarer que s’il avait été là, il aurait
participé à la Résistance, non en écrivant des poèmes de
propagande mais en combattant et en utilisant sa plume
non poétique pour des écrits politiques16, reste qu’il ne fut
pas là et qu’il ne participa pas au combat comme il le fit
quelques années plutôt durant la guerre civile espagnole
aux côtés des anarchistes. Péret reproche aux poètes pa-
triotes d’avoir cessé d’être poètes pour devenir des agents
de publicité et rappelle que « de tout poème authentique
s’échappe un souffle de liberté entière et agissante, même
si cette liberté n’est pas évoquée sous son aspect politique
ou social, et par là, contribue à la libération effective de
l’homme17 ».
Mais plus encore que le fait d’introduire directement
une dimension politique au poème, ce sont les thémati-
ques introduites qui lui posent problème. Il s’inquiète en
effet devant la résurrection de Dieu, de la patrie et du
chef, de voir apparaître les fantômes malveillants de la
religion et de la patrie. Tant que ces thématiques seront

15. B. Péret, Le Déshonneur des poètes, Mexico, février 1945, Œuvres


complètes, t. 7, op. cit., p. 7.
16. B. Péret, La Figaro littéraire, 24/04/1948, Œuvres complètes, t. 7, op.
cit., p. 211.
17. B. Péret, Le Déshonneur des poètes, op. cit., p. 7, 8, 9, 12. Ce texte en-
tend répondre à la publication de L’Honneur des poètes, anthologie de
poèmes de la Résistance publiée en 1943 aux éditions de Minuit puis à
nouveau en 1944.

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présentes, aucune liberté ne sera concevable. On peut être
réactionnaire tout en étant antifasciste, affirme-t-il 18.
Les ambiguïtés et les contradictions du projet surréaliste
Si le refus de l’art de propagande et l’affirmation d’une
poésie qui soit émancipatrice par ses caractères propre-
ment artistiques a été sans cesse réaffirmé et si l’art de
propagande a été constamment dénoncé, il reste que les
surréalistes ont été confrontés, comme les autres, à la
pression des événements et la mobilisation politique a
parfois contaminé leur poésie surréaliste. Les cloisons
entre univers poétique et textes engagés n’ont pas tou-
jours été étanches. De l’aveu même de Breton, L’Ode à
Charles Fourier, poème publié en 1947 qui rend un vibrant
hommage à l’utopiste, déroge à la règle :
Il s’agit d’un texte passablement surveillé (dé-
barrassé autant que possible des scories qui encom-
brent les textes automatiques)… Son élaboration a
été pour une part critique : je me suis donné là le
luxe d’une infraction à mes propres principes (af-
franchir à tout prix la poésie des contrôles qui la pa-
rasitent) et j’ai voulu donner à cette infraction à mes
propres principes le sens d’un sacrifice volontaire,
électif, à la mémoire de Fourier, la dernière en date
qui m’en parut digne19.
De même, s’enthousiasme-t-il face au « poème à sujet »
du poète Aimé Césaire qui mêle dans Cahier d’un retour au
pays natal « l’œil lyrique et le regard social20 ». La critique
du monde colonial trouva ainsi place dans une œuvre
poétique et Breton, plutôt que de rappeler les grands
principes, félicita son auteur d’avoir su concilier « le don

18. Ibid.
19. Lettre à Jean Gaulmier, 1957, citée dans Œuvres complètes, t. III,
Paris, Gallimard, 1999, p. 1245.
20. Jean-Claude Blachère, « Breton, ascendant Césaire », Astu, Univer-
sité de Paris III-CNRS, site http :/melusine. univ-paris3.fr/astu.

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du chant, la capacité du refus, le pouvoir de transmuta-
tion21 ».
Il y eut d’autres contradictions entre le principe sur-
réaliste qui entendait allier action esthétique et engage-
ment politique. Les deux mots d’ordre « changer le
monde » et « transformer la vie » n’en formèrent pas
qu’un pour tous les surréalistes. Quelques-uns se sont
réfugiés dans un apolitisme discret ou ont manifesté
quelques enthousiasmes pour des figures hautement
condamnables. Ainsi les peintres surréalistes réfugiés aux
États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale ont
abandonné toute position révolutionnaire, tandis que Dali
manifestait son admiration pour Franco et Hitler22. La
dépolitisation des peintres n’a pourtant pas toujours en-
traîné un rappel au grand principe de l’indissociabilité
des deux révolutions esthétique et politique, ni même leur
exclusion, riposte surréaliste par excellence à la déviance
par rapport au projet initial. Ces absences de réactions,
motivées par le refus de se priver de l’intérêt pictural que
représentait les peintres pour le mouvement surréaliste,
attestent, là encore, de l’existence d’enjeux masqués régis
par la volonté de préserver le dynamisme et la notoriété
du mouvement surréaliste23.
Enfin, l’engagement politique a eu du mal à retrouver
son souffle dans un contexte peu favorable à l’affirmation
symbolique du projet surréaliste. La guerre vécue à tra-
vers l’exil a considérablement affaibli la place des surréa-
listes dans le champ littéraire alors qu’il a permis à ceux
qui ont rompu et qui sont restés (Aragon, Éluard) de reti-
rer un grand profit de leur activité de résistance. Non pas
que les surréalistes puissent être suspectés de la moindre

21. André Breton, Martinique charmeuse de serpent, Œ uvres complètes, op.


cit., p. 405, cité par Blachère, op. cit.
22. Carole Reynaud Paligot, Parcours politique…, op. cit., p. 130-132.
23. Carole Reynaud Paligot, « Surréalisme : heurts et tensions entre
projet personnel et éthique collective », op. cit.

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compromission pour le régime vichyste. Les options vi-
chystes ont fait l’objet d’une violente dénonciation avant
même qu’elles ne s’affirment au sein de l’État français et
si Breton a choisi l’exil c’est parce qu’il fut un des pre-
miers à être victimes de la censure. Enfin, nulle ambiguïté
non plus face aux résistants à qui Breton ne manqua pas
de rendre hommage et dont firent partie les jeunes sur-
réalistes du groupe La Main à plume.
Outre l’absence de profit symbolique de leur exil, les
surréalistes ont pâti également de deux autres facteurs.
Après vingt-cinq ans d’activités, il était difficile de pou-
voir continuer à incarner l’avant-garde esthétique et évi-
ter d’être rangés dans la catégorie des has been. Enfin,
s’engager politiquement dans une dénonciation vigou-
reuse contre les régimes communistes à un moment où
l’attraction communiste était forte au sein du champ in-
tellectuel comme au sein de la société française, les a pla-
cés à contre-courant et les a confinés dans une certaine
marginalité 24. À partir de 1935, les surréalistes ont dénon-
cé vigoureusement la dérive des pays communistes.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le commu-
nisme français était à son apogée, cette dénonciation a
renforcé l’exclusion et la marginalité. Péret réaffirma
néanmoins clairement la position surréaliste à l’égard du
communisme :
L’évolution de la Russie devenue État totalitaire,
accompagnée du massacre de tous les compagnons
de Lénine, de l’Allemagne abandonnée à Hitler, de la
révolution espagnole livrée à Franco, du pacte
Staline-Hitler et de combien d’etc. ont transformé les
partis communistes de jadis en partis staliniens à
caractéristiques fascistes, plus pernicieux que le fas-
ciste même, à cause de la putréfaction qu’ils entre-
tiennent parce qu’ils en vivent. La renaissance d’un
mouvement véritablement communiste ne peut être

24. « Surréalisme et politique : la marge assumée », op. cit.

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que le produit de la destruction du stalinisme. Au-
cune tâche n’est plus urgente. Il y va de l’avenir de
l’humanité et de sa culture menacées par le stali-
nisme et par son choix inévitable contre son rival
américain s’il n’est pas abattu à temps 25.
Après la désillusion communiste, c’est vers l’anar-
chisme que se tournèrent les surréalistes, position pré-
sentée comme un retour aux sources, un retour à l’attrac-
tion libertaire des débuts du mouvement. Reste que le
compagnonnage anarchiste ne fut pas non plus à l’abri
d’ambitions et de désillusions. L’ambition de voir le sur-
réalisme reconnu comme art révolutionnaire fut toujours
présente même si le contexte et les enjeux furent radica-
lement différents. Le faible intérêt, voir même l’oppo-
sition de certains militants anarchistes pour la démarche
surréaliste ne furent pas non plus sans rappeler l’attitude
des militants communistes.
Si les homologies de situation ont parfois masqué au
chercheur — en symbiose avec le poète défendant son
autonomie face à une entreprise totalitaire —, les enjeux
sous-jacents, les ambitions, les concurrences et les luttes
qui en découlent, les contradictions et les ambivalences
du projet politico-littéraire et si la consultation de sources
nouvelles, l’historicisation, tout comme la multiplicité des
questionnements peuvent permettent de mettre à jour ces
enjeux masqués, il demeure que toute analyse reste en
partie conditionnée par la position de celui ou celle qui
l’entreprend.

25. B. Péret, Combat, 26 mai 1950, Œuvres complètes, t. VII, op. cit., p. 203.

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