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R É S U M É ABSTRACT
Objet. — Face à la demande pressante d’engagement Objective. — In the context of a growing demand for
des scientifiques envers la société, le versant « scien- public engagement addressed to scientists, the sci-
tifique » de la relation science-société devint un objet entific dimension of science-society relation becomes
d’étude au croisement de la sociologie des sciences et a field of study at the crossroad of sociology of sci-
de la sociologie de la communication scientifique. Cet ence and science communication. This article anal-
article analyse comment les scientifiques se représentent yses how scientists perceive their relation to society
leurs relations avec la société et cerne leurs pratiques and measures their levels of engagement toward lay
ainsi que le poids des perceptions dans les pratiques. public and the influence of perceptions on practices.
Méthode. — Cet article porte sur les résultats d’une Methods. —This article focuses on results of a sur-
enquête réalisée en 2007 auprès de 810 scientifiques vey carried in 2007 on 810 scientists of the Univer-
de l’Université de Lausanne (Suisse) qui comporte sity of Lausanne (Switzerland), which is composed
sept facultés des sciences humaines et naturelles. Le of seven faculties of human and natural sciences.
questionnaire comportait 36 questions relatives aux The questionnaire contained 36 questions related to
perceptions de l’engagement, au niveau d’engagement, attitudes toward engagement, the level of public en-
aux motivations et barrières à l’engagement, aux gagement, motivations and barriers to engagement,
incitations et aux caractéristiques sociodémographiques. incentives, and sociodemographic characteristics.
Résultats — L’inventaire des activités d’engagement Results. —The inventory of scientists’ activities of en-
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MOTS-CLÉS : engagement des scientifiques ; pratiques KEYWORDS: scientists’ public engagement; levels of
d’engagement ; facteurs explicatifs engagement; explanatory factors
* Cheffe d’unité de recherches, sociologie des sciences, Observatoire science, politique et société,
Université de Lausanne — fabienne.crettazvonroten@unil.ch
** Chercheur associé, sociologie de la culture, Observatoire Science, Politique et Société, Université de Lausanne —
Observatoire science, politique et société, Université de Lausanne, SSP — Bâtiment Vidy – 1015 Lausanne, Suisse — Olivier. Moeschler@unil.ch
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46 Les relations entre les scientifiques et la société
1. Le plan stratégique de l’Université de Lausanne (UNIL) est disponible à 5. Dans cet article, le mot science se réfère à tous les domaines de recher-
l’URL http://www.unil.ch/central/page12869_fr.html. che, qu’ils relèvent des sciences exactes ou humaines.
2. La communication à l’attention d’un large public fait partie des exigences 6. Les Suisses ont refusé à 66,7 % de contraindre la recherche génétique.
du Fonds national pour les projets qu’il finance : http://www.snf.ch/E/servi-
ces/lay/Pages/default.aspx. 7. Voir http://www.science-et-cite.ch/fr.aspx
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Fabienne Crettaz von Roten, Olivier Moeschler 47
certaines complications d’organisation : mobilisation difficile fonctions religieuse ou morale. De fait, le rôle du chercheur
des scientifiques dans certaines disciplines, décalage entre la moderne a toujours été partagé entre distance et proximité à la
rhétorique des organisateurs et celle des chercheurs (Moeschler, société. Rier (2003) évoque l’existence d’une double concep-
Crettaz von Roten & Leresche, 2006 ; pour l’étranger, Felt & tion du scientifique s’appuyant soit sur la neutralité objective de
Müller, 2003). la science et dégageant le scientifique de ses responsabilités (le
chercheur n’étant pas responsable des éventuelles utilisations
L’objectif de notre recherche était d’étudier comment les scien- néfastes de ses recherches), soit sur l’image opposée mettant
tifiques se représentent leur relation avec la société et de cerner l’accent sur la responsabilité du chercheur. D’un autre côté,
leurs pratiques d’engagement envers la société. Quel est le niveau l’analyse de l’évolution du lien entre l’État et la science dans
de pratiques d’engagement des scientifiques ? Selon quelles le monde occidental montre le passage d’un financement éta-
caractéristiques personnelles et professionnelles le niveau tique large en vertu du lien postulé avec le bien commun de
d’engagement dépend-il ? Quel est le poids des perceptions la société et sans contrepartie demandée aux scientifiques à
dans les pratiques ? Voilà quelques unes des questions que un financement de la recherche réduit, privilégiant les appli-
nous avons considérées pour essayer de mieux comprendre cations et, plus précisément, celles légitimes aux yeux de la
les relations entre les scientifiques et la société. À l’étranger, société (Benninghoff & Leresche, 2003) ; par conséquent, les
des recherches empiriques sur l’engagement des scientifiques scientifiques doivent venir présenter, convaincre, justifier leurs
ont vu le jour depuis le début des années 2000, mais aucune recherches auprès de la population. Latour (1993) attribue aux
étude n’avait été réalisée en Suisse. Cette première recherche scientifiques la charge de la démonstration sociale : le scienti-
suisse en la matière a porté sur les scientifiques de l’Université fique doit démontrer l’intérêt et la valeur de sa recherche à la
de Lausanne (UNIL)9. société dans le cadre de son activité principale, signifiant par
là qu’il a conscience de l’inscription sociale de son activité. En
Notre problématique se situe au carrefour de la sociologie des définitive, le nouveau contrat entre la science et la société exige
sciences et de la sociologie de la communication scientifique. que les scientifiques produisent une science « socialement ro-
Nous allons commencer par passer en revue quelques ré- buste (traduction) » (Gibbons, 1999, p. 82).
flexions théoriques de ces deux domaines et les hypothèses
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9. Elle a été financée par la fondation Anthropos (UNIL) entre mai 2007 et
avril 2008.
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public par les chercheurs. Le modèle de la coproduction des le processus d’innovation (Wildson & Willis, 2004 ; Pidgeon &
savoirs, surmontant les limites entre science et société, associe Rogers-Hayden, 2007 ; Stilgoer & Wildson, 2008).
« activement les profanes à l’élaboration des connaissances les
concernant » (ibid., p. 46) — apprentissage collectif croisé — Un engagement en hausse
et implique la possibilité pour les citoyens d’influer sur les choix
techniques et scientifiques10. Pour Callon (1999, p. 51), « il n’y Les travaux théoriques sur les rapports entre chercheurs et
a aucune raison pour qu’un modèle supplante définitivement société rapportent la complexité de cette relation et des de-
les autres », les trois modèles coexistent donc selon des de- mandes d’engagement adressées aux scientifiques. Mais quel
grés distincts dans les différents contextes. Ces trois modèles est le niveau d’engagement effectif des scientifiques ? Si des
de relation ont leur équivalent dans la littérature sur la commu- enquêtes sur les attitudes de la population envers la science
nication scientifique (Gregory et Miller, 1998). Dans ce champ sont réalisées depuis les années 1970 de manière récurrente
d’études, Irwin (2008) constate également que des problèmes dans de très nombreux pays11, le pendant sur les scientifiques
structurels et institutionnels induisent non pas une évolution dans leur relation à la société est beaucoup plus récent. Les
linéaire d’un modèle de communication à un autre, mais une rares recherches empiriques sur les scientifiques nous offrent,
évolution circulaire. 1112
cependant, d’intéressants résultats12.
10. On pense par exemple au rôle des collectifs de patients dans certaines etc.) ne permet pas de comparer directement les résultats, mais ces recher-
recherches médicales. ches donnent une première estimation.
11. Pour la Suisse, voir, entre autres, Crettaz von Roten (2006). 13. Par actif nous entendons, dans cet article, un scientifique qui a réalisé
au moins une activité dirigée vers un public large, indépendamment de ses
12. L’hétérogénéité de la population étudiée dans ces études (toutes les dis- activités de communication envers les pairs ou de ses activités d’enseigne-
ciplines, les sciences exactes et techniques, certains domaines médicaux, ment dans sa faculté.
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de la part du public, de compétences en la matière des scienti- situations. Notre échelle d’engagement sera par conséquent
fiques, l’absence de valorisation dans l’évaluation de la carrière construite sur un large inventaire d’activités qui nourrissent la
et la dévalorisation aux yeux des pairs (Gascoigne & Metcalfe, relation entre la science et la société.
1997 ; Wellcome Trust, 2001 ; Royal Society, 2006). Une ré-
cente étude suédoise a montré que seule la moitié des scien- L’hypothèse de travail, sur laquelle reposent nos analyses, est
14
tifiques interrogés pense que le public large est intéressé par double. Les contraintes qui pèsent sur le niveau d’engagement
leurs objets d’étude (52 %), mais avec des différences impor- des scientifiques sont tout d’abord internes, propres au champ
tantes entre domaines : en médecine, on pense davantage que académique. Pour certains auteurs, la tradition scientifique, cen-
le public s’intéresse à ses recherches, alors que c’est moins trée sur les publications et la compétition, dresse des barrières
le cas dans les humanités et, de surcroît, dans les sciences à l’engagement en ne la valorisant pas : Kyvik (2005) rapporte
sociales (Vetenskap & Allmänhet, 2003). Par ailleurs, la notion qu’un tel engagement peut même compromettre la carrière aca-
d’engagement n’est pas définie de manière univoque par les démique. D’autres auteurs ont relevé comment la communauté
scientifiques. Une question ouverte sur l’image de l’engage- scientifique exerce un contrôle social efficace en édictant des rè-
ment contenue dans l’enquête anglaise nous apprend que la gles de comportement adéquat d’engagement (Gregory & Miller,
majorité relative des scientifiques des sciences expérimentales 1998). Selon la tradition scientifique, le chercheur doit s’engager
se représente l’engagement essentiellement comme « informer, quand sa réputation est très établie, autrement dit, vers la fin de
expliquer et promouvoir une compréhension publique de la sa carrière professionnelle15. Il doit s’engager exclusivement sur
science (traduction) » (34 %), alors que seuls 15 % incluent son domaine spécifique d’expertise, sur des thèmes scientifiques
l’information sur les implications, la pertinence ou l’utilité de sur lesquels il a développé des recherches et publié auparavant
la science, 13 % l’écoute et la compréhension du public, les pour les pairs, et ne le faire que pour améliorer l’image publi-
débats, et 13 % la communication et le dialogue avec le public que de la science, en évitant les opinions extrêmes. De plus,
(Royal Society, 2006, p. 22). 15
des études sur la place des femmes dans le champ scientifi-
que ont souligné les difficultés et barrières qu’elles rencontrent,
Au niveau des contenus de l’engagement, les vues divergent par exemple la discrimination dans les procédures d’évaluation,
également : 86 % des scientifiques danois des sciences natu- de promotion, et d’allocation de ressources (Fox Keller, 1995 ;
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14. Issus de la médecine et des sciences sociales et humaines. 16. Si la proportion des femmes dans l’éducation tertiaire a significativement
augmenté, il y a toujours une proportion inférieure de femmes ayant obtenu
15. Latour (1993) estime que former des chercheurs en les mettant d’em- un titre de docteur (45 % dans EU-27), de femmes chercheurs (30 %), et de
blée au contact avec la société est contreproductif car cela plonge les jeunes rares femmes professeurs (20 % de position académique grade A) (Commis-
scientifiques dans une incertitude et une complexité non compatibles avec sion européenne, 2009).
leur travail en laboratoire.
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50 Les relations entre les scientifiques et la société
D’autre part, le niveau d’engagement est partiellement influen- et les pratiques : seule une étude anglaise a établi que plus un
cé par des facteurs extérieurs propres au monde des médias. scientifique perçoit sa recherche comme ayant des implica-
Ces derniers choisissent les sujets scientifiques traités et l’in- tions sociales, plus il fait des activités de communication large
terlocuteur relatif en fonction de leurs critères : l’importance du (Wellcome Trust, 2001). Une dernière hypothèse établit que
sujet, l’existence d’un conflit ou d’une controverse, voire d’un le choix de l’engagement des scientifiques s’effectue sur la
élément de surprise, la proximité géographique, politique ou base des représentations sous-jacentes de la relation science-
culturelle, la personnalité et la disponibilité de l’interlocuteur, société. Au-delà de la rhétorique des domaines spécialisés,
etc. (Gregory & Miller, 1998 ; Peters et al., 2008). Pour illustrer les personnes réagissent a priori à des injonctions d’actes en
l’influence des médias, une étude internationale récente fonction de leurs perceptions.
(Peters et al., 2008) a montré que la fréquence de contacts
avec les journalistes des chercheurs en biomédecine est clai-
rement associée avec des fonctions de leadership. D’autres Données et méthode
études ont révélé que les médias ont tendance à ignorer les
travaux des femmes scientifiques (Kitzinger et al., 2008) ou à La recherche à la base de cet article a comporté deux pha-
les représenter de manière stéréotypées (Steinke, 1997). ses : la première, qualitative, visait à recueillir des informa-
tions générales sur la problématique des relations entre les
S’interrogeant sur les motifs présidant à la communication des
scientifiques et la société (14 entretiens semi-dirigés de mem-
intellectuels et des scientifiques dans les médias, en particulier
bres de chaque faculté et quatre entretiens d’acteurs de la
à la télévision, Bourdieu (1996, p. 30 et 31) estime que la té-
communication scientifique), pour nous permettre d’élaborer
lévision propose du fast-food culturel et donne essentiellement
sur des bases solides le questionnaire de la seconde phase.
la parole à des fast-thinkers qui pensent par idées reçues : ces
Pour cette dernière, quantitative, un questionnaire on line a
bons clients de la télévision sont dans le carnet d’adresse des
été élaboré et envoyé en octobre 2007.
journalistes, toujours disponibles à intervenir. Pour caractéri-
ser ces scientifiques, Bourdieu (ibid., p. 72) définit la loi de
La population de cette recherche est celle des enseignants-
Jdanov : « plus un producteur culturel est autonome, riche
chercheurs17 de l’UNIL, à savoir toute personne qui poursuit,
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17. Pour simplifier le texte et la lecture, tous les mots se référant à des per- 18. Pour la composition de l’échantillon, voir la documentation de la version
sonnes sont au masculin. électronique de l’article (annexes électroniques consultables en ligne sur
http://sociologie.revues.org91).
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article présente essentiellement les résultats quantitatifs de recherche/chercheurs ; des chefs de projets, d’unité, de section
19
cette recherche . ou d’équipe, notés Chefs de projets/unité/section. 21
19. Le rapport complet se trouve sur le site Internet de l’Observatoire scien- les pairs de son propre domaine. Voir l’annexe 1 pour la liste précise des
ce, politique et société à l’URL www.unil.ch/osps. Il contient, en particulier, 17 activités (annexes électroniques).
la grille d’entretien de la partie qualitative et le questionnaire de la partie
quantitative, voir dans la documentation de la version électronique de l’arti- 21. Nous avons pris la valeur 2,5 pour la classe « 2-3 fois » et 4 pour la
cle (annexes électroniques). classe « 4 fois ou plus », ce qui peut engendrer une légère sous-évaluation
du nombre total d’activités.
20. Dans notre étude, l’expression les activités destinées à un public
large désigne toutes les activités d’information, de dialogue, etc. dirigées
vers un public non spécialiste, donc vers des destinataires autres que 22. Ces analyses ont été réalisées à l’aide de SPSS 15.
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52 Les relations entre les scientifiques et la société
Tableau 1 : Nombre d’activités dirigées vers un public non-spécialiste et de sollicitations des journalistes par sexe, âge, statut
et faculté (moyenne et écart-type)
Nbre d’activités Nbre de sollicitations
Moyenne Écart-type Moyenne Écart-type
Total 7.60 7.70 2.46 5.55
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23. Le détail au niveau des différents types d’activités est disponible dans la 24. Il s’agit d’une analyse en cluster hiérarchique avec une méthode
documentation de la version électronique de l’article (annexes électroniques). Between-linkage et une distance euclidienne au carré.
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Graphique 1 : Histogramme du nombre total d’activités dirigées vers un public non-spécialiste en 2006-2007
n = 810
Source : enquête OEPE-NIL
contribué de manière fortement inégale aux 6 186 activités en- été beaucoup plus sollicités en moyenne que les Chargés de
registrées pour l’année académique 2006-2007. En effet, 12 % recherche/chercheurs (0,9) et les Assistants/doctorants (0,7).
des répondants n’ont fait aucune activité d’engagement ; 25 % Le sexe joue également un rôle. En moyenne, les hommes (3,1)
des répondants ont fait entre 1 et 3 activités, 42 % de 4 à se font bien plus contacter par les journalistes que les femmes
12 activités ; 21 % ont fait plus de 12 activités. (1,2) et la part d’individus jamais sollicités par les journalistes
est de 59 % chez les femmes contre 39 % chez les hommes. Il
En examinant la partie droite de la distribution, nos analyses
y a une interaction entre les deux effets, puisque la différence
révèlent une structure pyramidale de l’engagement : 20 % d’as-
de sollicitations entre les hommes et les femmes diminue en
sidus en la matière ont effectué plus de la moitié (55 %) des
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25. Si l’on prend la somme sur quatre activités principales dirigées vers les En d’autres termes, 31 % de la variation du niveau d’engagement est expli-
pairs (articles dans des revues expertisées, chapitres de livres, livres, inter- qué par le niveau de sollicitations par les journalistes.
ventions dans des colloques scientifiques) comme indicateur de la commu-
nication envers les pairs, la corrélation de Pearson est de 0,50. 27. Parmi les Assistants/doctorants, les hommes ont une moyenne de 0,8 et
les femmes de 0,6 ; parmi les Chargés de recherche/chercheurs, les hom-
26. Au niveau global, la corrélation entre le nombre total d’activités dirigées mes ont une moyenne de 0,9 et les femmes de 1,0.
vers un public large et le nombre de sollicitations par les médias est de 0,56.
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Les facteurs explicatifs du niveau d’engagement mente le niveau d’engagement29. À l’exception de la faculté,
notre hypothèse est vérifiée.
Nous avons cherché à déterminer globalement ce qui expli-
quait ces différences de niveaux d’engagement à l’aide d’un
Les perceptions de l’engagement
modèle statistique multivarié. La variable mesurant le nombre
d’activités de communication large ne suit pas une distribu-
Avant de tester notre dernière hypothèse, nous allons présen-
tion de forme Normale mais de forme Binomiale négative28, ce
ter quelques résultats sur les perceptions de l’engagement des
qui nous a amené à choisir un modèle linéaire généralisé
enseignants-chercheurs de l’UNIL. L’engagement envers un pu-
(McCullagh & Nelder, 1989), qui permet de dégager les effets iso-
blic non-spécialiste est perçu comme une tâche importante :
lés de chaque facteur lorsque les autres facteurs ne varient pas.
46 % des personnes interrogées considèrent qu’il est « très
Premièrement, nous avons défini un modèle avec quatre effets important » de communiquer avec un public non-spécialiste
simples (sexe, âge, statut et faculté). Le Tableau 2 (modèle I) et 42 % l’estiment « assez important ». De plus (Tableau 3),
permet de tester la significativité de chacun des facteurs en les enseignants-chercheurs reconnaissent une obligation mo-
donnant la valeur de la statistique relative au test (Wald Chi- rale à s’engager : la grande majorité des répondants déclare
Square), le degré de liberté de la distribution Chi-Carré que que la communication des implications sociales et éthiques de
suit cette statistique (DF) et le résultat du test (p-valeur) : si la leur recherche est un devoir (82 %). Cet engagement s’inscrit
p-valeur est inférieure à 0,05 le facteur a un effet significatif, dans les liens existants entre la recherche et les préoccupations
sinon le facteur n’a pas d’effet..29 quotidiennes des gens : plus de deux tiers des enseignants-
chercheurs font aisément cette connexion (70 %).
Le Tableau 2 révèle qu’il y a un effet significatif du sexe, de
l’âge et du statut sur le nombre d’activités destinées à un pu- En terme de modalité de relation avec le public, les scientifi-
blic large, mais pas de la faculté. Si l’on s’intéresse maintenant ques sont très largement prêts à traduire leurs résultats de ma-
aux modalités significatives des facteurs, on observe que le fait nière compréhensible pour lui (88 %, le plus haut score de tous
d’être un homme, d’être plus âgé, d’être PO/MER ou Chefs de les énoncés), mais ils envisagent moins largement — quoique
projets/unité/section ou Chargés de recherche/chercheurs aug- toujours majoritairement — que la société interagisse en amont
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Modèle I Modèle II
Facteur Wald Chi-Square df p-valeur Wald Chi-Square df p-valeur
Intercept 627.23 1 0.000 154.22 1 0.000
Sexe 9.06 1 0.000 6.18 1 0.013
Age 21.36 3 0.000 12.41 3 0.006
Statut 32.02 5 0.000 25.06 5 0.000
Faculté 10.77 6 0.096 12.54 6 0.051
Lien - 25.88 1 0.000
Objet - 2.95 1 0.086
Résumer - 6.01 1 0.014
28. Le test de Kolmogorov-Smirnov a rejeté l’hypothèse d’une distribution 45-59 ans, de 0,48 pour la classe d’âge 30-44 ans, de 0,61 pour les PO/MER,
Normale, mais a accepté l’hypothèse d’une distribution Binomiale négative de 0,58 pour les Chargés de cours/PD et de 0,57 pour les Chefs de projets/
au seuil de 0,95 (cette distribution s’appliquant à une variable entière, nous unité/section. Pour l’ensemble des coefficients, voir le Tableau 4 de la do-
avons au préalable arrondi les valeurs à l’unité). cumentation de la version électronique de l’article (annexes électroniques).
29. L’estimation des coefficients significatifs est de 0,26 pour les hommes,
de 0,45 pour la classe d’âge 60 ans et plus, de 0,63 pour la classe d’âge
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Fabienne Crettaz von Roten, Olivier Moeschler 55
de la production des connaissances, au moment de la défini- mesures les plus préconisées par les enseignants-chercheurs
tion des objets de recherche (53 % optent pour la vision de sont une politique encore plus active au niveau de la faculté et
la science intégrant la société en amont, contre 28 % pour la de la direction de l’UNIL (respectivement 70 % et 63 %) ainsi
vision autonome de la production scientifique). Ces premiers que l’allocation de moyens financiers (66 %)31.
résultats dénotent une relation des scientifiques avec la société
qui se situe très largement dans le modèle de l’instruction pu- Le lien entre perceptions et pratiques
blique et moins fortement dans les modèles du débat et de la de l’engagement
coproduction des savoirs. Ils illustrent également la coexistence
des modèles de Callon. 3031 Pour tester ce lien, nous avons élaboré un nouveau modèle
statistique multivarié introduisant les perceptions parmi les
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30. Le détail des perceptions de l’engagement selon les caractéristiques 32. Les corrélations entre niveau d’engagement et perceptions sont toutes
sociodémographiques est disponible dans la documentation de la version significatives, sauf celle avec la variable Ludique.
électronique (annexes électroniques).
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56 Les relations entre les scientifiques et la société
les niveaux d’engagement des scientifiques envers la société. Le taux d’inactifs s’avère plutôt bas en comparaison avec les
La significativité des facteurs relatifs aux perceptions indique études empiriques étrangères. Cependant, la relative nouveau-
que notre hypothèse principale est vérifiée : la possibilité de té des études empiriques sur ce versant de la relation science-
faire des liens et de résumer sont des facteurs explicatifs du société ne nous permet pas de disposer d’un corpus d’études
niveau d’engagement. totalement comparables, puisque chaque étude a ses propres
limites : soit au niveau des disciplines scientifiques couvertes,
Si l’on s’intéresse maintenant aux modalités significatives des
soit au niveau du contexte (local ou national), soit au niveau
facteurs, nous apprenons que le fait d’être un homme, d’âge
de la taille des échantillons, voire du taux de réponse. Notre
moyen (30-44 ans et 45-60 ans), d’être un PO/MER ou un
étude de cas, si elle est limitée à une institution académique,
Chargés de cours/PD augmente le niveau d’engagement. Au
couvre les sciences exactes et sociales avec un taux de réponse
niveau des modalités des variables de perception significatives,
satisfaisant pour une étude en sciences sociales. L’UNIL se dis-
le signe du coefficient de la covariable indique que plus on
tingue par sa politique particulièrement active en matière de re-
estime possible de faire des liens entre ses recherches et les
lation science-société et d’upstream public engagement34. Les
préoccupations des gens ou plus on estime possible de résumer
résultats de cette étude peuvent, en ce sens, être généralisés
de manière compréhensible pour un large public, plus on fait
à toute institution du même genre ou servir de projection pour
des activités d’engagement33.
une institution souhaitant mettre en place une politique active
en matière de relation science-société.
Discussion et conclusion
Si le taux d’inactifs des enseignants-chercheurs de l’UNIL est
L’évolution de la science et de la société ainsi que les relations bas, la mise en pratique de l’engagement laisse apparaître
changeantes entre la recherche scientifique et les pouvoirs pu- des niveaux d’engagement très variés : 20 % des scientifiques
blics ont amené une plus grande demande d’engagement des les plus actifs ont effectué 55 % des activités, ce qui indique
scientifiques envers la société, perceptible entre autre dans le une structure pyramidale de l’engagement, comme celle dé-
discours des administrations du monde académique. Désor- crite dans l’étude française de Jensen et Croissant (2007). Nos
mais, l’engagement public est inscrit dans le cahier des charges analyses révèlent également des différences entre genres (les
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33. L’estimation des coefficients significatifs est de 0,23 pour les hommes, 34. Pour sa mise en œuvre, voir par exemple http://www.unil.ch/nanopublic.
de 0,37 pour la classe d’âge 30-44 ans, de 0,52 pour la classe d’âge 45-
59 ans, de 0,58 pour les PO/MER, de 0,48 pour les Chargés de cours/PD, de 35. Lors de nos entretiens, réalisés tant auprès de scientifiques avancés
0,20 pour la variable Lien, et de 0,13 pour la variable Résumer. Pour l’en- dans leur carrière que de jeunes scientifiques, nous avons souvent enregistré
semble des coefficients, voir le Tableau 4 de la documentation de la version une frustration parmi les jeunes chercheurs qui aimeraient s’engager mais
électronique de l’article (annexes électroniques). qui n’ont pas l’opportunité de le faire.
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performants scientifiquement, ce qui contredit la loi de Jdanov la situation institutionnelle délicate de cette faculté : le nombre
de Bourdieu (1996) et confirme les résultats de l’étude Jensen d’étudiants inscrits en première année est faible (une centaine)
et al. (2008) utilisant toute une série d’indicateurs bibliométri- et n’a pas augmenté ces dernières années à l’inverse des autres
ques établis de la productivité scientifique. facultés or une partie des ressources des facultés est liée au
nombre d’étudiants. L’engagement y est donc vraisemblable-
Le niveau d’engagement des scientifiques est partiellement
ment investi d’une fonction de visibilité permettant d’assurer la
voulu, mais aussi partiellement subi. En effet, la sollicitation par
survie de la faculté. À l’inverse, la faculté des Géosciences et de
les journalistes varie fortement selon le statut et le sexe. En fait,
l’environnement, créée en 2003, est la faculté en moyenne la
la sollicitation par les journalistes semble suivre le phénomène
moins active envers un large public et la moins sollicitée par les
classique du Matthiew effect (Merton, 1968), qui consiste à
journalistes. Elle illustre le fait que la construction d’une relation
donner plus de crédit à un scientifique éminent qu’à un cher-
entre des scientifiques et la société ou les médias prend un cer-
cheur inconnu même si leur travail est équivalent ; en d’autres
tain temps, et par conséquent qu’une politique d’engagement
termes, plus le statut de l’enseignant-chercheur est élevé, plus
mise en place ne peut avoir des résultats à court terme.
il sera sollicité par les médias. Ce résultat est consistant avec
l’étude de Peters et al. (2008) montrant que la fréquence de
Notre analyse multivariée montre un effet simultané du sexe,
contact avec les journalistes des chercheurs en biomédecine
de l’âge et du statut sur le nombre d’activités de communica-
est clairement associée avec des fonctions de leadership. De
tion large, mais pas de la faculté. L’effet séparé du statut et de
plus, les hommes se font plus contacter par les journalistes
l’âge est en contradiction avec l’étude française de Jensen et
que les femmes. Cette différence peut s’expliquer par les dif-
Croissant (2007) où le statut était le facteur le plus pertinent et
férences de statut : les femmes sont bien moins représentées
l’âge devenait très peu significatif quand les autres variables ex-
de manière générale parmi les hauts statuts universitaires (OFS,
plicatives étaient incluses dans le modèle. Cette dernière étude
2008), plus engagés on vient de le voir. Néanmoins, la diffé-
relevait aussi des effets des disciplines (et des laboratoires),
rence de sollicitations entre les hommes et les femmes ayant
une tendance que l’on ne retrouve pas dans notre étude de
un même statut élevé reste importante, ce qui indique qu’au
cas ; il faut toutefois signaler que le CNRS comprend toutes les
Matthiew effect s’ajoute certainement le Matilda effect, à sa-
disciplines scientifiques alors que l’UNIL a transféré les scien-
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36. L’un des membres de la faculté interviewé argumentait du caractère pu- la communauté scientifique, l’Église et la société (Christian Century, 1981,
blic de la Théologie en citant ses trois publics selon le théologien D. Tracey : 1, p. 350-356).
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Plus généralement, les résultats de ces analyses multivariées tifiques français selon lesquels les activités de vulgarisation
impliquent, premièrement, que modifier les pratiques d’enga- ne sont pas suffisamment prises en compte pour l’évaluation
gement des scientifiques est un travail de longue haleine qui de la carrière (Boy, 2007), et des scientifiques anglais selon
implique d’agir au niveau des perceptions de l’engagement. lesquels l’engagement n’a pas d’effets positifs sur la carrière
Secondement, la significativité de l’âge en plus du statut pose (Royal Society, 2006). Cependant, à l’inverse des présup-
des questions, entre autres, sur les perceptions moins favora- posés émis par les scientifiques, une analyse de Phillips et
bles de l’engagement des jeunes scientifiques. Ces différences al. (1991) révèle l’effet indirect de la communication dans les
indiquent soit un phénomène de classe d’âge (en continuant à médias sur la carrière en médecine : un article scientifique
travailler dans le monde académique, les jeunes scientifiques mentionné dans la presse de qualité reçoit 78 % de citations
vont progressivement avoir des attitudes plus positives envers scientifiques en plus, ceci indépendamment de la qualité de
l’engagement et donc le niveau d’engagement global des scien- la recherche. Selon cette étude, la communication dans les
tifiques ne va pas changer), soit un phénomène de génération médias amène une augmentation du science citation index
(les scientifiques qui ont aujourd’hui 20-29 ans, ont moins foi du scientifique, qui a lui un effet positif sur la carrière. De
dans l’engagement envers la société et donc le niveau d’enga- même, l’étude de Jensen et al. (2008) a montré que les acti-
gement global des scientifiques va décroître). À ce stade, nous vités de dissémination ne sont pas mauvaises pour la carrière,
ne pouvons trancher entre ces deux explications, mais seule- mais qu’elles ont un faible effet positif, plus marqué dans les
ment encourager à répliquer ce genre d’études dans le temps. sciences de la vie. De telles études, ainsi que plus générale-
ment la multiplication des recherches sur l’engagement des
Finalement, les enseignants-chercheurs de l’UNIL situent le scientifiques, auront certainement des effets constructifs sur
problème de l’engagement plus au niveau de la valorisation l’image de l’engagement dans le monde académique et sur sa
verticale, par la hiérarchie scientifique, que de la valorisation mise en œuvre.
horizontale, par les pairs. Ils rejoignent donc l’avis des scien-
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