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LES RELATIONS ENTRE LES SCIENTIFIQUES ET LA SOCIÉTÉ

Fabienne Crettaz von Roten, Olivier Moeschler

Presses Universitaires de France | « Sociologie »

2010/1 Vol. 1 | pages 45 à 60


ISSN 2108-8845
ISBN 9782130580621
DOI 10.3917/socio.001.0045
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-sociologie-2010-1-page-45.htm
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45
Enquêtes

Les relations entre les scientifiques et la société

Relations between scientists and society

par Fabienne Crettaz von Roten*, Olivier Moeschler**

R É S U M É ABSTRACT
Objet. — Face à la demande pressante d’engagement Objective. — In the context of a growing demand for
des scientifiques envers la société, le versant « scien- public engagement addressed to scientists, the sci-
tifique » de la relation science-société devint un objet entific dimension of science-society relation becomes
d’étude au croisement de la sociologie des sciences et a field of study at the crossroad of sociology of sci-
de la sociologie de la communication scientifique. Cet ence and science communication. This article anal-
article analyse comment les scientifiques se représentent yses how scientists perceive their relation to society
leurs relations avec la société et cerne leurs pratiques and measures their levels of engagement toward lay
ainsi que le poids des perceptions dans les pratiques. public and the influence of perceptions on practices.
Méthode. — Cet article porte sur les résultats d’une Methods. —This article focuses on results of a sur-
enquête réalisée en 2007 auprès de 810 scientifiques vey carried in 2007 on 810 scientists of the Univer-
de l’Université de Lausanne (Suisse) qui comporte sity of Lausanne (Switzerland), which is composed
sept facultés des sciences humaines et naturelles. Le of seven faculties of human and natural sciences.
questionnaire comportait 36 questions relatives aux The questionnaire contained 36 questions related to
perceptions de l’engagement, au niveau d’engagement, attitudes toward engagement, the level of public en-
aux motivations et barrières à l’engagement, aux gagement, motivations and barriers to engagement,
incitations et aux caractéristiques sociodémographiques. incentives, and sociodemographic characteristics.
Résultats — L’inventaire des activités d’engagement Results. —The inventory of scientists’ activities of en-
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des scientifiques est positif bien que contrasté : seule gagement is positive although contrasted: only a mi-
une minorité n’a mené aucune activité d’engagement nority did not undertake any activity of engagement
(12 %), mais une minorité d’assidus (20 %) a entrepris (12%), but a minority (20%) —the assiduous ones—
plus de la moitié des activités d’engagement (55 %). undertook more than half activities (55%). The level of
Le niveau d’engagement varie selon le sexe, l’âge et engagement varies according to sex, age and status of
le statut des scientifiques. Des variations similaires scientists. Similar variations are found on the number
sont constatées au niveau du choix des scientifiques of contacts by journalists. Engaged scientists are more
sollicités par les journalistes. Les scientifiques engagés active academically. The analysis of respondents’ rep-
sont également plus actifs envers leurs pairs. L’analyse resentations shows that they share an overall sociétale
des représentations des répondants montre une vision vision of science and that they inscribe engagement in
globalement sociétale de la science et une inscription an informative aiming rather than in a dialogical one.
de l’engagement dans une visée informative plutôt que The hypothesis of a relation between perceptions and
dialogique. L’hypothèse d’un lien entre les perceptions et levels of engagement is verified by a generalized linear
les pratiques des scientifiques est vérifiée par un modèle model. Conclusions. —These results, and the multi-
linéaire généralisé. Conclusion. — Ces résultats, et plus plicity of such studies, can certainly have constructive
largement la multiplication des recherches sur l’engage- effects on the image of engagement in the academic
ment des scientifiques, peuvent certainement avoir des world and on its implementation.
effets constructifs sur l’image de l’engagement dans le
monde académique et sur sa mise en œuvre.

MOTS-CLÉS : engagement des scientifiques ; pratiques KEYWORDS: scientists’ public engagement; levels of
d’engagement ; facteurs explicatifs engagement; explanatory factors

* Cheffe d’unité de recherches, sociologie des sciences, Observatoire science, politique et société,
Université de Lausanne — fabienne.crettazvonroten@unil.ch
** Chercheur associé, sociologie de la culture, Observatoire Science, Politique et Société, Université de Lausanne —
Observatoire science, politique et société, Université de Lausanne, SSP — Bâtiment Vidy – 1015 Lausanne, Suisse — Olivier. Moeschler@unil.ch

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Introduction marché et du pouvoir politique et au-delà des bulletins de vic-


toire prématurément transmis par les médias, soit préservée et
Ces dernières années, les scientifiques ont été priés de sortir de maintenue » (Nowotny, Scott et Gibbons, 2003, p. 1).
leur tour d’ivoire pour présenter leurs recherches à un public
plus large que la seule communauté scientifique et, ce faisant, En Suisse, l’acuité de cette demande d’engagement doit beau-
instaurer un dialogue avec la société. Cette demande adressée coup à la votation du 7 juin 1998 sur le génie génétique qui a
aux scientifiques est très présente dans le discours des admi- souligné la nécessité de réintégrer la science5 dans la société en
nistrations du monde académique au niveau local, national et montrant, d’un côté, la fragilité de son assise sociale (l’issue du
international (par exemple, plan stratégique de l’Université de vote pouvait être la quasi-cessation de l’ingénierie biotechnique
1
Lausanne (UNIL) , Fonds national suisse (FNS) , European 2 et des recherches associées en Suisse) mais aussi, de l’autre,
3
Research Advisory Board de l’Union européenne ). Cette nouvelle la force de la mobilisation des scientifiques qui ont réussi à
requête adressée aux scientifiques élargit celle, plus ancienne, inverser l’opinion publique encore majoritairement défavorable
d’expertise pour des problèmes scientifiques, techniques ou so- envers les biotechnologies en avril 1998 (Bonfadelli et Dahinden,
ciaux qui émane, elle, principalement des instances politiques 2002 ; Crettaz von Roten et Alvarez, 2005). Ainsi, à l’issue du
(Roqueplo, 1999). Cependant, à la différence de l’expertise, la vote6, le futur président du Conseil suisse de la science et de
demande d’engagement4 n’est pas réservée à des scientifiques la technologie se réjouissait du résultat mais relevait, toutefois,
reconnus et habilités par l’instance, mais est destinée à l’en- que le conflit entre opposants et tenants des biotechnologies
semble des scientifiques. n’avait pas été résolu et que les scientifiques ne devaient par
retourner dans leurs laboratoires, mais continuer le dialogue
De nombreuses découvertes scientifiques influencent, directe- avec la société (Schatz, 1998). En raison de la démocratie di-
ment et indirectement, la vie quotidienne de la population et recte suisse qui amène la population à voter à intervalle régu-
certains développements (énergie nucléaire, organismes géné- lier sur des thèmes scientifiques, la Suisse illustre une certaine
tiquement modifiés, nanotechnologies) sont devenus l’objet de convergence européenne vers des procédures participatives de
controverses et de débat public. Par conséquent, l’engagement décision sur plusieurs développements scientifiques (biotech-
des scientifiques est proposé comme solution pour construire nologies, nanotechnologies, etc.).
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une confiance et une compréhension mutuelles (Bauer,
Allum & Miller, 2007 ; Stilgoe & Wilsdon, 2008). Cette demande Cette demande d’engagement s’est matérialisée en Suisse
s’inscrit peu à peu dans les pratiques scientifiques, qui ne se par la création de la Fondation Science et Cité et la réalisa-
limitent plus à la seule production des connaissances nouvelles tion de plusieurs éditions du festival du même nom (2001,
mais qui intègrent les « activités sociales (diffusion publique 2005, 2009)7, la généralisation des portes ouvertes dans les
du savoir, participation aux débats citoyens, engagement cultu- universités, la création de cafés scientifiques et de la nuit des
rel) » (Levy-Leblond, 2007, p. 34). Dans ce contexte, « il échoit chercheurs8 ou encore l’apparition de rubriques régulières of-
aux scientifiques de comprendre comment la science peut être fertes aux scientifiques dans les médias (par exemple, dans le
mieux perçue en s’appliquant à communiquer avec le public quotidien romand Le Temps). Si ces manifestations connais-
pour que la confiance de celui-ci, au-delà des pressions du sent un succès populaire, elles n’échappent cependant pas à

1. Le plan stratégique de l’Université de Lausanne (UNIL) est disponible à 5. Dans cet article, le mot science se réfère à tous les domaines de recher-
l’URL http://www.unil.ch/central/page12869_fr.html. che, qu’ils relèvent des sciences exactes ou humaines.

2. La communication à l’attention d’un large public fait partie des exigences 6. Les Suisses ont refusé à 66,7 % de contraindre la recherche génétique.
du Fonds national pour les projets qu’il finance : http://www.snf.ch/E/servi-
ces/lay/Pages/default.aspx. 7. Voir http://www.science-et-cite.ch/fr.aspx

3. Voir leur rapport : http://ec.europa.eu/research/erab/pdf/eurab_07_013_ 8. Voir http://ec.europa.eu/research/researchersineurope/events/researchers-


june_%202007_en.pdf night08/index_en.htm.

4. Dans la suite de cet article, nous entendons par engagement l’ensemble


des activités d’information, de dialogue, etc., destinées à un large public.
Cette notion sera développée dans « La notion d’engagement ».

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certaines complications d’organisation : mobilisation difficile fonctions religieuse ou morale. De fait, le rôle du chercheur
des scientifiques dans certaines disciplines, décalage entre la moderne a toujours été partagé entre distance et proximité à la
rhétorique des organisateurs et celle des chercheurs (Moeschler, société. Rier (2003) évoque l’existence d’une double concep-
Crettaz von Roten & Leresche, 2006 ; pour l’étranger, Felt & tion du scientifique s’appuyant soit sur la neutralité objective de
Müller, 2003). la science et dégageant le scientifique de ses responsabilités (le
chercheur n’étant pas responsable des éventuelles utilisations
L’objectif de notre recherche était d’étudier comment les scien- néfastes de ses recherches), soit sur l’image opposée mettant
tifiques se représentent leur relation avec la société et de cerner l’accent sur la responsabilité du chercheur. D’un autre côté,
leurs pratiques d’engagement envers la société. Quel est le niveau l’analyse de l’évolution du lien entre l’État et la science dans
de pratiques d’engagement des scientifiques ? Selon quelles le monde occidental montre le passage d’un financement éta-
caractéristiques personnelles et professionnelles le niveau tique large en vertu du lien postulé avec le bien commun de
d’engagement dépend-il ? Quel est le poids des perceptions la société et sans contrepartie demandée aux scientifiques à
dans les pratiques ? Voilà quelques unes des questions que un financement de la recherche réduit, privilégiant les appli-
nous avons considérées pour essayer de mieux comprendre cations et, plus précisément, celles légitimes aux yeux de la
les relations entre les scientifiques et la société. À l’étranger, société (Benninghoff & Leresche, 2003) ; par conséquent, les
des recherches empiriques sur l’engagement des scientifiques scientifiques doivent venir présenter, convaincre, justifier leurs
ont vu le jour depuis le début des années 2000, mais aucune recherches auprès de la population. Latour (1993) attribue aux
étude n’avait été réalisée en Suisse. Cette première recherche scientifiques la charge de la démonstration sociale : le scienti-
suisse en la matière a porté sur les scientifiques de l’Université fique doit démontrer l’intérêt et la valeur de sa recherche à la
de Lausanne (UNIL)9. société dans le cadre de son activité principale, signifiant par
là qu’il a conscience de l’inscription sociale de son activité. En
Notre problématique se situe au carrefour de la sociologie des définitive, le nouveau contrat entre la science et la société exige
sciences et de la sociologie de la communication scientifique. que les scientifiques produisent une science « socialement ro-
Nous allons commencer par passer en revue quelques ré- buste (traduction) » (Gibbons, 1999, p. 82).
flexions théoriques de ces deux domaines et les hypothèses
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qui ont présidé à la conceptualisation de cette recherche ; nous Modèles de relation science-société
présenterons ensuite la base empirique et les variables utili-
sées dans les analyses statistiques. La partie principale de l’ar- S’intéressant à ce qu’il appelle le « rôle des profanes dans l’éla-
ticle sera consacrée aux résultats empiriques de notre étude : boration et la dissémination des connaissances scientifiques »,
premièrement les pratiques d’engagement des scientifiques, Callon (1999, p. 35) distingue, de manière synthétique, diffé-
deuxièmement les facteurs explicatifs de l’engagement et, fina- rents modèles de relation science-société selon le type de sépa-
lement, le lien entre perceptions et pratiques d’engagement. ration entre la science et la société. Le modèle de l’instruction
publique, basé sur l’idée d’un déficit d’information à combler
dans la population, définit la science comme une institution
Théorie et hypothèses séparée dont les membres — les scientifiques — ont la tâche
d’informer le profane pour rétablir la confiance. Le modèle du
La question des relations entre les scientifiques et la société débat public, reconnaissant une complémentarité entre savoirs
est intimement liée à celle du rôle que l’on attribue aux cher- scientifiques et profanes et, donc, une proximité entre la scien-
cheurs en général, dont l’évolution a été largement étudiée. ce et la société, postule une communication bidirectionnelle
Ben-David (1971) a retracé l’émergence et la stabilisation du entre les chercheurs et la Cité et un débat qui se limite cepen-
rôle moderne du scientifique, qui s’est détaché notamment des dant à une prise en compte de certaines préoccupations du

9. Elle a été financée par la fondation Anthropos (UNIL) entre mai 2007 et
avril 2008.

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public par les chercheurs. Le modèle de la coproduction des le processus d’innovation (Wildson & Willis, 2004 ; Pidgeon &
savoirs, surmontant les limites entre science et société, associe Rogers-Hayden, 2007 ; Stilgoer & Wildson, 2008).
« activement les profanes à l’élaboration des connaissances les
concernant » (ibid., p. 46) — apprentissage collectif croisé — Un engagement en hausse
et implique la possibilité pour les citoyens d’influer sur les choix
techniques et scientifiques10. Pour Callon (1999, p. 51), « il n’y Les travaux théoriques sur les rapports entre chercheurs et
a aucune raison pour qu’un modèle supplante définitivement société rapportent la complexité de cette relation et des de-
les autres », les trois modèles coexistent donc selon des de- mandes d’engagement adressées aux scientifiques. Mais quel
grés distincts dans les différents contextes. Ces trois modèles est le niveau d’engagement effectif des scientifiques ? Si des
de relation ont leur équivalent dans la littérature sur la commu- enquêtes sur les attitudes de la population envers la science
nication scientifique (Gregory et Miller, 1998). Dans ce champ sont réalisées depuis les années 1970 de manière récurrente
d’études, Irwin (2008) constate également que des problèmes dans de très nombreux pays11, le pendant sur les scientifiques
structurels et institutionnels induisent non pas une évolution dans leur relation à la société est beaucoup plus récent. Les
linéaire d’un modèle de communication à un autre, mais une rares recherches empiriques sur les scientifiques nous offrent,
évolution circulaire. 1112
cependant, d’intéressants résultats12.

La notion d’engagement Les études empiriques ont principalement mesuré le taux de


scientifiques actifs13, qui varie selon les disciplines mais est
L’évolution des rapports entre science et société a vu appa- plutôt en augmentation. En Grande-Bretagne, le taux d’actifs
raître de nouveaux types d’activités que peuvent entrepren- parmi les scientifiques des sciences exactes et techniques
dre les scientifiques à l’intention de la société : aux modalités est passé de 56 % en 2000 (Wellcome Trust, 2001) à 74 %
d’information (conférences, articles dans des magazines de en 2006 (Royal Society, 2006). Une étude française sur l’en-
vulgarisation, interview dans les médias) sont venus s’ajouter semble des chercheurs du CNRS (Jensen et Croissant, 2007)
des modalités de dialogue (cafés scientifiques ou boutiques de montrait un taux d’actifs de 49 % sur trois ans et un nombre
sciences), de décision (procédures participatives telles que les total d’activités en hausse de 26 % entre 2004 et 2006 ; cette
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conférences de consensus) et d’intégration de la société dans la étude relève également une structure pyramidale de l’enga-
recherche (collectifs de patients) (Boy, 1999 ; Bonneuil, 2004). gement : un petit groupe de scientifiques (5 %) effectue la
Pour désigner les activités liant la science et la société, certains moitié des activités.
auteurs continuent à utiliser le terme d’activités de vulgarisation
ou de communication scientifique. Ce n’est pas l’idéal à nos Des perceptions complexes
yeux, car ces termes sont associés à l’un ou l’autre des modè-
les de relation science-société, or les trois modèles coexistent. Pour compléter ces résultats, certaines études ont analysé les
Il faut donc utiliser un terme plus général qui peut englober avantages et les obstacles de l’engagement des scientifiques
des activités issues des trois modèles, nous proposons celui ou, plus généralement, la perception de l’engagement par ces
d’activités de public engagement apparu dans les années 2000 derniers. Ces études ont montré que les principaux avantages
(House of Lords, 2000 ; Wynne, 2006). Pour le cadre d’activités sont la constitution d’un public plus informé et conscientisé,
liées à la recherche en cours, le terme se décline en upstream la contribution au débat public, le plaisir, etc. ; les principaux
public engagement, à savoir l’engagement entrepris tôt dans obstacles cités sont le manque de temps, de moyens, d’intérêt

10. On pense par exemple au rôle des collectifs de patients dans certaines etc.) ne permet pas de comparer directement les résultats, mais ces recher-
recherches médicales. ches donnent une première estimation.

11. Pour la Suisse, voir, entre autres, Crettaz von Roten (2006). 13. Par actif nous entendons, dans cet article, un scientifique qui a réalisé
au moins une activité dirigée vers un public large, indépendamment de ses
12. L’hétérogénéité de la population étudiée dans ces études (toutes les dis- activités de communication envers les pairs ou de ses activités d’enseigne-
ciplines, les sciences exactes et techniques, certains domaines médicaux, ment dans sa faculté.

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de la part du public, de compétences en la matière des scienti- situations. Notre échelle d’engagement sera par conséquent
fiques, l’absence de valorisation dans l’évaluation de la carrière construite sur un large inventaire d’activités qui nourrissent la
et la dévalorisation aux yeux des pairs (Gascoigne & Metcalfe, relation entre la science et la société.
1997 ; Wellcome Trust, 2001 ; Royal Society, 2006). Une ré-
cente étude suédoise a montré que seule la moitié des scien- L’hypothèse de travail, sur laquelle reposent nos analyses, est
14
tifiques interrogés pense que le public large est intéressé par double. Les contraintes qui pèsent sur le niveau d’engagement
leurs objets d’étude (52 %), mais avec des différences impor- des scientifiques sont tout d’abord internes, propres au champ
tantes entre domaines : en médecine, on pense davantage que académique. Pour certains auteurs, la tradition scientifique, cen-
le public s’intéresse à ses recherches, alors que c’est moins trée sur les publications et la compétition, dresse des barrières
le cas dans les humanités et, de surcroît, dans les sciences à l’engagement en ne la valorisant pas : Kyvik (2005) rapporte
sociales (Vetenskap & Allmänhet, 2003). Par ailleurs, la notion qu’un tel engagement peut même compromettre la carrière aca-
d’engagement n’est pas définie de manière univoque par les démique. D’autres auteurs ont relevé comment la communauté
scientifiques. Une question ouverte sur l’image de l’engage- scientifique exerce un contrôle social efficace en édictant des rè-
ment contenue dans l’enquête anglaise nous apprend que la gles de comportement adéquat d’engagement (Gregory & Miller,
majorité relative des scientifiques des sciences expérimentales 1998). Selon la tradition scientifique, le chercheur doit s’engager
se représente l’engagement essentiellement comme « informer, quand sa réputation est très établie, autrement dit, vers la fin de
expliquer et promouvoir une compréhension publique de la sa carrière professionnelle15. Il doit s’engager exclusivement sur
science (traduction) » (34 %), alors que seuls 15 % incluent son domaine spécifique d’expertise, sur des thèmes scientifiques
l’information sur les implications, la pertinence ou l’utilité de sur lesquels il a développé des recherches et publié auparavant
la science, 13 % l’écoute et la compréhension du public, les pour les pairs, et ne le faire que pour améliorer l’image publi-
débats, et 13 % la communication et le dialogue avec le public que de la science, en évitant les opinions extrêmes. De plus,
(Royal Society, 2006, p. 22). 15
des études sur la place des femmes dans le champ scientifi-
que ont souligné les difficultés et barrières qu’elles rencontrent,
Au niveau des contenus de l’engagement, les vues divergent par exemple la discrimination dans les procédures d’évaluation,
également : 86 % des scientifiques danois des sciences natu- de promotion, et d’allocation de ressources (Fox Keller, 1995 ;
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relles et techniques estiment qu’il s’agit de communiquer des Wenneras & Wold, 1997)16. Or, la visibilité des scientifiques dans
nouvelles connaissances basées sur des recherches, 78 % de l’espace public tend à montrer la même structure pyramidale
communiquer des connaissances sur l’utilisation possible de que la distribution des rétributions et des ressources par la com-
ces résultats, tandis que seuls 47 % ont mentionné la commu- munauté scientifique (Bucchi, 2002). Par conséquent, la plu-
nication des scientific world-views et seuls 30 % des implica- part des études empiriques sur les scientifiques réalisées à ce
tions éthiques, sociales et politiques de la recherche (Nielsen, jour soulignent des différences de niveaux d’engagement selon
Kjaer & Dahlgaard, 2007). le sexe, le statut professionnel et l’âge : les scientifiques ayant
des positions supérieures et établies ont tendance à être plus en
Hypothèses contact avec la société. De fait, les plus âgés et les hommes ont
tendance à plus s’engager. Ces études, portant sur des scienti-
Pour opérationnaliser le concept d’engagement, nous fai- fiques de différentes disciplines, ont révélé le rôle des cultures
sons l’hypothèse que les activités issues des trois modèles de disciplinaires : l’inscription des scientifiques dans les différents
Callon (1999) peuvent être simultanément réalisées par les domaines de recherche joue un rôle dans leurs représentations
scientifiques, qui passent ainsi d’un modèle à l’autre selon les et leurs pratiques en matière de relation science-société.

14. Issus de la médecine et des sciences sociales et humaines. 16. Si la proportion des femmes dans l’éducation tertiaire a significativement
augmenté, il y a toujours une proportion inférieure de femmes ayant obtenu
15. Latour (1993) estime que former des chercheurs en les mettant d’em- un titre de docteur (45 % dans EU-27), de femmes chercheurs (30 %), et de
blée au contact avec la société est contreproductif car cela plonge les jeunes rares femmes professeurs (20 % de position académique grade A) (Commis-
scientifiques dans une incertitude et une complexité non compatibles avec sion européenne, 2009).
leur travail en laboratoire.

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D’autre part, le niveau d’engagement est partiellement influen- et les pratiques : seule une étude anglaise a établi que plus un
cé par des facteurs extérieurs propres au monde des médias. scientifique perçoit sa recherche comme ayant des implica-
Ces derniers choisissent les sujets scientifiques traités et l’in- tions sociales, plus il fait des activités de communication large
terlocuteur relatif en fonction de leurs critères : l’importance du (Wellcome Trust, 2001). Une dernière hypothèse établit que
sujet, l’existence d’un conflit ou d’une controverse, voire d’un le choix de l’engagement des scientifiques s’effectue sur la
élément de surprise, la proximité géographique, politique ou base des représentations sous-jacentes de la relation science-
culturelle, la personnalité et la disponibilité de l’interlocuteur, société. Au-delà de la rhétorique des domaines spécialisés,
etc. (Gregory & Miller, 1998 ; Peters et al., 2008). Pour illustrer les personnes réagissent a priori à des injonctions d’actes en
l’influence des médias, une étude internationale récente fonction de leurs perceptions.
(Peters et al., 2008) a montré que la fréquence de contacts
avec les journalistes des chercheurs en biomédecine est clai-
rement associée avec des fonctions de leadership. D’autres Données et méthode
études ont révélé que les médias ont tendance à ignorer les
travaux des femmes scientifiques (Kitzinger et al., 2008) ou à La recherche à la base de cet article a comporté deux pha-
les représenter de manière stéréotypées (Steinke, 1997). ses : la première, qualitative, visait à recueillir des informa-
tions générales sur la problématique des relations entre les
S’interrogeant sur les motifs présidant à la communication des
scientifiques et la société (14 entretiens semi-dirigés de mem-
intellectuels et des scientifiques dans les médias, en particulier
bres de chaque faculté et quatre entretiens d’acteurs de la
à la télévision, Bourdieu (1996, p. 30 et 31) estime que la té-
communication scientifique), pour nous permettre d’élaborer
lévision propose du fast-food culturel et donne essentiellement
sur des bases solides le questionnaire de la seconde phase.
la parole à des fast-thinkers qui pensent par idées reçues : ces
Pour cette dernière, quantitative, un questionnaire on line a
bons clients de la télévision sont dans le carnet d’adresse des
été élaboré et envoyé en octobre 2007.
journalistes, toujours disponibles à intervenir. Pour caractéri-
ser ces scientifiques, Bourdieu (ibid., p. 72) définit la loi de
La population de cette recherche est celle des enseignants-
Jdanov : « plus un producteur culturel est autonome, riche
chercheurs17 de l’UNIL, à savoir toute personne qui poursuit,
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en capital spécifique et exclusivement tourné vers le marché
au moins pour une partie de son temps de travail, des activi-
restreint sur lequel on n’a pour clients que ses propres concur-
tés de recherche et d’enseignement au niveau académique.
rents, et plus il sera enclin à la résistance ». Cependant, une
Cette population se caractérise par une variété de statuts et
étude internationale sur les chercheurs en biomédecine a mon-
de situations institutionnelles. La vision classique de l’ensei-
tré que la fréquence de contact avec les journalistes est claire-
gnant-chercheur est chamboulée par l’évolution récente du
ment associée avec la productivité de la recherche mesurée par
marché du travail académique, à l’UNIL comme ailleurs, qui
le nombre de publications pour les pairs (Peters et al., 2008). 17

comprend : la multiplication des types de postes de profes-


seurs, le financement externe accru, l’extension du nombre
De notre côté, nous postulons que le niveau d’engagement des
des chercheurs faisant partie du personnel administratif et
scientifiques sera lié à leur sexe, âge, statut et discipline, et que
technique, etc.
les scientifiques engagés seront plus performants scientifique-
ment. De plus, le niveau de sollicitations par les médias répon-
dra également à des critères de sexe, âge, statut et discipline. Au final, 810 individus ont rempli le questionnaire, ce qui éta-
blit le taux de réponse à environ 30 %18. La comparaison du
Finalement, les études empiriques réalisées à ce jour n’ont, profil des répondants par sexe, statut, faculté et âge indique
en général, pas cherché à étudier le lien entre les perceptions globalement une bonne représentativité des répondants. Cet

17. Pour simplifier le texte et la lecture, tous les mots se référant à des per- 18. Pour la composition de l’échantillon, voir la documentation de la version
sonnes sont au masculin. électronique de l’article (annexes électroniques consultables en ligne sur
http://sociologie.revues.org91).

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Fabienne Crettaz von Roten, Olivier Moeschler 51

article présente essentiellement les résultats quantitatifs de recherche/chercheurs ; des chefs de projets, d’unité, de section
19
cette recherche . ou d’équipe, notés Chefs de projets/unité/section. 21

Variables dépendantes Faculté. L’UNIL comporte sept facultés : la Théologie, le Droit,


Niveau d’engagement. Nous avons évalué l’engagement des les Lettres, les Sciences sociales et politiques (SSP), les Hautes
enseignants-chercheurs sur la base de 17 activités destinées Études Commerciales (HEC), les Géosciences et l’environne-
à un public large20 sélectionnées sur la base de la littérature et ment (GSE) et la Biologie et médecine (FBM).
des entretiens préalables. Pour chaque activité, les répondants
devaient préciser le nombre de fois qu’ils l’avaient effectuée Perceptions. Les perceptions de la relation science-société ont
dans l’année académique 2006-2007 (0, 1 fois, 2-3 fois, 4 fois été établies à l’aide de six items sur une échelle de Lickert en
ou plus). Nous avons ensuite calculé pour chaque individu le cinq points, à savoir des énoncés sur lesquels l’individu devait
nombre total d’activités d’engagement effectuées21. L’indice déterminer s’il était tout à fait d’accord, plutôt d’accord,…, ou
Alpha de Cronbach, qui mesure la consistance interne d’une pas du tout d’accord. Ces énoncés sont les suivants :
échelle, atteint 0,814 ce qui indique un degré d’homogénéité
— « Les scientifiques ont le devoir moral de communiquer avec
supérieur à 0,8 et donc une échelle fiable (DeVellis, 2003).
un public non spécialiste sur les implications sociales et éthi-
ques de leur recherche (Devoir) » ;
Niveau de sollicitations des journalistes. Les répondants devaient
préciser le nombre de fois qu’ils avaient été sollicités par des — « Il est possible de faire un lien entre mes recherches et les
journalistes dans l’année académique 2006-2007. préoccupations de tous les jours des gens (Lien) » ;

— « Les objets de recherche se définissent par le biais d’enjeux


Variables indépendantes scientifiques, la société n’intervient pas à ce stade (Objet) » ;
Variables sociodémographiques. En plus du sexe (codé 1 pour
— « Un chercheur dans mon domaine devrait pouvoir résumer
les hommes et 2 pour les femmes), nous avons inclus dans nos
de manière compréhensible ses travaux à un public non spé-
analyses l’âge recodé en quatre catégories : 20-29 ans,
cialiste (Résumer) » ;
30-44 ans, 45-59 ans et plus de 60 ans.
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— « Concevoir des événements de communication sur un
mode ludique est une bonne chose (Ludique) » ;
Statut. Nous avons recensé tous les statuts universitaires, puis
nous les avons regroupés en six classes selon le niveau hiérarchi- — « Dans mon domaine, un scientifique qui communique
que, la stabilité du poste et/ou le type de personnel. Il s’agit des beaucoup et est très présent dans l’espace public, risque d’être
professeurs ordinaires, associés, titulaires, ad personam ou mal perçu par ses collègues (Collègues) ».
honoraires et des MER, que nous appellerons dans le texte
PO/MER ; des professeurs assistants, boursiers, invités, remplaçants Méthode. Sur ces données, nous avons effectué des statisti-
ou suppléants et des maîtres assistants, notés PA/MA ; des char- ques descriptives, des corrélations de Pearson, une analyse en
gés de cours et privat-docents, notés Chargés de cours/PD ; cluster, des tests de Kolmogorov-Smirnov pour déterminer la
des assistants, premier-assistants, doctorants, notés Assistants/ distribution du nombre d’activités d’engagement et des modè-
doctorants ; des chargés de recherche, chercheurs diplômés, les linéaires généralisés pour déterminer l’influence de diffé-
chercheurs associés, chercheurs docteurs, notés Chargés de rents facteurs sur le nombre d’activités d’engagement22.

19. Le rapport complet se trouve sur le site Internet de l’Observatoire scien- les pairs de son propre domaine. Voir l’annexe 1 pour la liste précise des
ce, politique et société à l’URL www.unil.ch/osps. Il contient, en particulier, 17 activités (annexes électroniques).
la grille d’entretien de la partie qualitative et le questionnaire de la partie
quantitative, voir dans la documentation de la version électronique de l’arti- 21. Nous avons pris la valeur 2,5 pour la classe « 2-3 fois » et 4 pour la
cle (annexes électroniques). classe « 4 fois ou plus », ce qui peut engendrer une légère sous-évaluation
du nombre total d’activités.
20. Dans notre étude, l’expression les activités destinées à un public
large désigne toutes les activités d’information, de dialogue, etc. dirigées
vers un public non spécialiste, donc vers des destinataires autres que 22. Ces analyses ont été réalisées à l’aide de SPSS 15.

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52 Les relations entre les scientifiques et la société

Résultats plus novatrices (portes ouvertes, café scientifique, Internet, etc.).


Cependant, le niveau de corrélation partielle et de cohérence in-
Les pratiques d’engagement terne de fréquences de ces activités (Kaiser-Mayer-Olkin 0,85 et
Alpha de Cronbach 0,81) nous indiquent que les répondants en-
Les enseignants-chercheurs de l’UNIL s’engagent largement en-
treprennent simultanément ces activités plutôt que ne se spécia-
vers la société. Presque la moitié d’entre eux sont intervenus au
lisent dans l’une ou l’autre activité. Par conséquent, nous allons
moins une fois, dans l’année académique 2006-2007, dans le
poursuivre nos analyses sur l’échelle d’engagement. 24
cadre d’une formation continue à l’extérieur de l’UNIL ou dans
une conférence ou un cours public (47 %). De plus, 40 % des Le nombre d’activités d’engagement par répondant s’étend de 0 à
répondants ont au moins une fois rédigé un article dans un ma- 41 activités et la moyenne est de 7,6 activités par an (Tableau 1).
gazine scientifique grand public et 37 % ont été au moins une La moyenne varie toutefois sensiblement selon les groupes : les
fois interviewé dans un quotidien ou magazine grand public. Ce- hommes, les PO/MER, les membres de la faculté de Théologie et
pendant, certaines modalités d’engagement sont moins fréquen- les 45-59 ans communiquent en moyenne plus que les autres
tes : seuls 16 % ont participé aux portes ouvertes de l’UNIL, 14 % catégories. De plus, la dispersion autour de la moyenne est
sont intervenus au moins une fois dans un café scientifique23. importante (écart-type de 7,7 pour l’ensemble des répondants),
confirmant une grande inégalité dans le volume de pratiques.
Une analyse en cluster24 définit trois types d’activités : la forma-
tion continue à l’extérieur de l’UNIL, l’information via une confé- La distribution du nombre total d’activités effectuées par les ré-
rence ou les médias (interview, participation à une émission TV pondants, représentée dans le Graphique 1, confirme la grande
ou radio, rédaction d’un article pour grand public) et les activités hétérogénéité de pratiques. Les enseignants-chercheurs ont

Tableau 1 : Nombre d’activités dirigées vers un public non-spécialiste et de sollicitations des journalistes par sexe, âge, statut
et faculté (moyenne et écart-type)
Nbre d’activités Nbre de sollicitations
Moyenne Écart-type Moyenne Écart-type
Total 7.60 7.70 2.46 5.55
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Hommes 8.85 8.30 3.09 6.37
Femmes 5.24 5.62 1.22 3.03
20-29 ans 3.34 4.00 0.42 0.91
30-44 ans 7.77 7.40 2.27 3.98
45-59 ans 11.53 8.70 4.71 8.97
60 ans et + 10.02 8.12 3.56 3.92
PO/MER 11.88 8.59 4.91 8.49
Chargés de cours/PD 10.67 8.26 3.87 4.64
PA/MA 9.0 7.79 3.05 5.27
Assistants/doctorants 4.29 5.37 0.68 1.69
Chefs de projets/unité/section 9.42 6.89 3.00 4.37
Chargés de recherche/chercheurs 5.32 4.84 0.91 1.31
Théologie 9.41 10.47 5.09 6.23
Droit 7.0 7.36 2.06 4.07
Lettres 8.22 7.79 2.28 8.24
SSP 7.19 7.31 3.14 5.94
HEC 7.82 7.84 2.85 5.11
GSE 6.85 5.63 1.28 1.96
FBM 7.69 8.01 2.24 4.21

23. Le détail au niveau des différents types d’activités est disponible dans la 24. Il s’agit d’une analyse en cluster hiérarchique avec une méthode
documentation de la version électronique de l’article (annexes électroniques). Between-linkage et une distance euclidienne au carré.

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Graphique 1 : Histogramme du nombre total d’activités dirigées vers un public non-spécialiste en 2006-2007

n = 810
Source : enquête OEPE-NIL

contribué de manière fortement inégale aux 6 186 activités en- été beaucoup plus sollicités en moyenne que les Chargés de
registrées pour l’année académique 2006-2007. En effet, 12 % recherche/chercheurs (0,9) et les Assistants/doctorants (0,7).
des répondants n’ont fait aucune activité d’engagement ; 25 % Le sexe joue également un rôle. En moyenne, les hommes (3,1)
des répondants ont fait entre 1 et 3 activités, 42 % de 4 à se font bien plus contacter par les journalistes que les femmes
12 activités ; 21 % ont fait plus de 12 activités. (1,2) et la part d’individus jamais sollicités par les journalistes
est de 59 % chez les femmes contre 39 % chez les hommes. Il
En examinant la partie droite de la distribution, nos analyses
y a une interaction entre les deux effets, puisque la différence
révèlent une structure pyramidale de l’engagement : 20 % d’as-
de sollicitations entre les hommes et les femmes diminue en
sidus en la matière ont effectué plus de la moitié (55 %) des
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fonction du niveau hiérarchique : parmi les PO/MER, les hom-
activités dirigées vers un public non spécialiste.
mes sont sollicités en moyenne 5,5 fois et les femmes 2,6 fois ;
Finalement, le croisement de la fréquence d’activités adressées parmi les Chefs de projets/unité/section, les hommes sont sol-
à un public non spécialiste et aux pairs montre une corrélation licités en moyenne 3,8 fois et les femmes 1,6 fois alors que
positive significative25 : ce qui veut dire que plus on s’adresse parmi les Assistants/doctorants et les Chargés de recherche/
à un public, plus on s’adresse à l’autre. En d’autres termes, le chercheurs, il n’y a presque pas de différences27.
public non spécialiste croise des scientifiques performants.26
Enfin, la propension à être sollicité par les médias diffère for-
Si de telles différences de pratiques existent, on peut se de- tement selon les disciplines. Les membres de la faculté de
mander si elles sont voulues ou en partie subies. La colonne 4 Théologie sont davantage sollicités (5,1), suivis par ceux des
du Tableau 1 montre que ces variations sont, en grande partie, facultés de SSP (3,1) et de HEC (2,9). La toute nouvelle faculté
26
subies . Précisément, les PO/MER (4,9 sollicitations par des jour- des GSE (qui est aussi la plus petite) n’a pas encore établi une
nalistes dans l’année écoulée) et les Chargés de cours/PD (3,9), relation forte avec les médias et est donc la faculté en moyenne
suivis par les Chefs de projets/unité/section et les PA/MA (3), ont la moins sollicitée (1,3).

25. Si l’on prend la somme sur quatre activités principales dirigées vers les En d’autres termes, 31 % de la variation du niveau d’engagement est expli-
pairs (articles dans des revues expertisées, chapitres de livres, livres, inter- qué par le niveau de sollicitations par les journalistes.
ventions dans des colloques scientifiques) comme indicateur de la commu-
nication envers les pairs, la corrélation de Pearson est de 0,50. 27. Parmi les Assistants/doctorants, les hommes ont une moyenne de 0,8 et
les femmes de 0,6 ; parmi les Chargés de recherche/chercheurs, les hom-
26. Au niveau global, la corrélation entre le nombre total d’activités dirigées mes ont une moyenne de 0,9 et les femmes de 1,0.
vers un public large et le nombre de sollicitations par les médias est de 0,56.

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54 Les relations entre les scientifiques et la société

Les facteurs explicatifs du niveau d’engagement mente le niveau d’engagement29. À l’exception de la faculté,
notre hypothèse est vérifiée.
Nous avons cherché à déterminer globalement ce qui expli-
quait ces différences de niveaux d’engagement à l’aide d’un
Les perceptions de l’engagement
modèle statistique multivarié. La variable mesurant le nombre
d’activités de communication large ne suit pas une distribu-
Avant de tester notre dernière hypothèse, nous allons présen-
tion de forme Normale mais de forme Binomiale négative28, ce
ter quelques résultats sur les perceptions de l’engagement des
qui nous a amené à choisir un modèle linéaire généralisé
enseignants-chercheurs de l’UNIL. L’engagement envers un pu-
(McCullagh & Nelder, 1989), qui permet de dégager les effets iso-
blic non-spécialiste est perçu comme une tâche importante :
lés de chaque facteur lorsque les autres facteurs ne varient pas.
46 % des personnes interrogées considèrent qu’il est « très
Premièrement, nous avons défini un modèle avec quatre effets important » de communiquer avec un public non-spécialiste
simples (sexe, âge, statut et faculté). Le Tableau 2 (modèle I) et 42 % l’estiment « assez important ». De plus (Tableau 3),
permet de tester la significativité de chacun des facteurs en les enseignants-chercheurs reconnaissent une obligation mo-
donnant la valeur de la statistique relative au test (Wald Chi- rale à s’engager : la grande majorité des répondants déclare
Square), le degré de liberté de la distribution Chi-Carré que que la communication des implications sociales et éthiques de
suit cette statistique (DF) et le résultat du test (p-valeur) : si la leur recherche est un devoir (82 %). Cet engagement s’inscrit
p-valeur est inférieure à 0,05 le facteur a un effet significatif, dans les liens existants entre la recherche et les préoccupations
sinon le facteur n’a pas d’effet..29 quotidiennes des gens : plus de deux tiers des enseignants-
chercheurs font aisément cette connexion (70 %).
Le Tableau 2 révèle qu’il y a un effet significatif du sexe, de
l’âge et du statut sur le nombre d’activités destinées à un pu- En terme de modalité de relation avec le public, les scientifi-
blic large, mais pas de la faculté. Si l’on s’intéresse maintenant ques sont très largement prêts à traduire leurs résultats de ma-
aux modalités significatives des facteurs, on observe que le fait nière compréhensible pour lui (88 %, le plus haut score de tous
d’être un homme, d’être plus âgé, d’être PO/MER ou Chefs de les énoncés), mais ils envisagent moins largement — quoique
projets/unité/section ou Chargés de recherche/chercheurs aug- toujours majoritairement — que la société interagisse en amont
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Tableau 2 : Modélisation du nombre d’activités d’engagement large selon différents facteurs explicatifs

Modèle I Modèle II
Facteur Wald Chi-Square df p-valeur Wald Chi-Square df p-valeur
Intercept 627.23 1 0.000 154.22 1 0.000
Sexe 9.06 1 0.000 6.18 1 0.013
Age 21.36 3 0.000 12.41 3 0.006
Statut 32.02 5 0.000 25.06 5 0.000
Faculté 10.77 6 0.096 12.54 6 0.051
Lien - 25.88 1 0.000
Objet - 2.95 1 0.086
Résumer - 6.01 1 0.014

28. Le test de Kolmogorov-Smirnov a rejeté l’hypothèse d’une distribution 45-59 ans, de 0,48 pour la classe d’âge 30-44 ans, de 0,61 pour les PO/MER,
Normale, mais a accepté l’hypothèse d’une distribution Binomiale négative de 0,58 pour les Chargés de cours/PD et de 0,57 pour les Chefs de projets/
au seuil de 0,95 (cette distribution s’appliquant à une variable entière, nous unité/section. Pour l’ensemble des coefficients, voir le Tableau 4 de la do-
avons au préalable arrondi les valeurs à l’unité). cumentation de la version électronique de l’article (annexes électroniques).

29. L’estimation des coefficients significatifs est de 0,26 pour les hommes,
de 0,45 pour la classe d’âge 60 ans et plus, de 0,63 pour la classe d’âge

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Fabienne Crettaz von Roten, Olivier Moeschler 55

Tableau 3 : Perceptions de l’engagement (en %, NSP en données manquantes)30

Total Ni l’un Total pas


d’accord ni l’autre d’accord
Les scientifiques ont le devoir moral de communiquer avec un public non-spécialiste sur les 82 12 6
implications sociales et éthiques de leur recherche (Devoir).
Il est possible de faire un lien entre mes recherches et les préoccupations de tous les jours des 70 14 17
gens (Lien).
Les objets de recherche se définissent par le biais d’enjeux scientifiques, la société n’intervient 28 20 53
pas à ce stade (Objet).
Un chercheur dans mon domaine devrait pouvoir résumer de manière compréhensible ses 88 7 5
travaux à un public non-spécialiste (Résumer).
Concevoir des événements de communication sur un mode ludique est une bonne chose (Ludique). 77 16 7
Dans mon domaine, un scientifique qui communique beaucoup et est très présent dans l’espace 27 21 52
public, risque d’être mal perçu par ses collègues (Collègues).

de la production des connaissances, au moment de la défini- mesures les plus préconisées par les enseignants-chercheurs
tion des objets de recherche (53 % optent pour la vision de sont une politique encore plus active au niveau de la faculté et
la science intégrant la société en amont, contre 28 % pour la de la direction de l’UNIL (respectivement 70 % et 63 %) ainsi
vision autonome de la production scientifique). Ces premiers que l’allocation de moyens financiers (66 %)31.
résultats dénotent une relation des scientifiques avec la société
qui se situe très largement dans le modèle de l’instruction pu- Le lien entre perceptions et pratiques
blique et moins fortement dans les modèles du débat et de la de l’engagement
coproduction des savoirs. Ils illustrent également la coexistence
des modèles de Callon. 3031 Pour tester ce lien, nous avons élaboré un nouveau modèle
statistique multivarié introduisant les perceptions parmi les
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Si l’engagement a un caractère de devoir, cela n’exclut ce- facteurs explicatifs des différences de niveau d’engagement
pendant pas qu’il puisse revêtir une forme ludique : les trois (modèle II du Tableau 2) : plus précisément, nous avons choi-
quarts des enseignants-chercheurs y souscrivent (77 %). si trois variables les plus corrélées au niveau d’engagement32,
Finalement, nos résultats contredisent une éventuelle image à savoir le fait de pouvoir faire un lien entre la recherche et les
dévalorisante de l’engagement : une majorité estime que, préoccupations des gens (variable « Lien »), l’intégration de
dans son domaine, les activités vers un public large ne sont la société au moment de la définition des objets de recherche
pas mal perçues par les collègues (27 % mal perçues, contre (variable « Objet ») et la possibilité de résumer pour un large
52 % pas mal perçues). Il semble donc que ce soit moins la public (variable « Résumer »).
valorisation horizontale qui pose problème mais la valorisation
verticale, par la hiérarchie scientifique : 49 % des répondants Les résultats du Tableau 2 indiquent cinq effets significatifs,
souhaitent, parmi différentes mesures d’encouragement pro- à savoir le sexe, l’âge et le statut, ainsi que deux des varia-
posées, une prise en compte de l’engagement dans l’éva- bles mesurant les perceptions de l’engagement. Ces résultats
luation des dossiers de candidats dans l’université. Les trois confirment l’importance du statut et de l’âge pour comprendre

30. Le détail des perceptions de l’engagement selon les caractéristiques 32. Les corrélations entre niveau d’engagement et perceptions sont toutes
sociodémographiques est disponible dans la documentation de la version significatives, sauf celle avec la variable Ludique.
électronique (annexes électroniques).

31. À cet effet, certains auteurs suggèrent d’assigner directement un certain


pourcentage du montant alloué à une recherche aux activités d’engagement
public (Wilsdon et Willis, 2004).

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56 Les relations entre les scientifiques et la société

les niveaux d’engagement des scientifiques envers la société. Le taux d’inactifs s’avère plutôt bas en comparaison avec les
La significativité des facteurs relatifs aux perceptions indique études empiriques étrangères. Cependant, la relative nouveau-
que notre hypothèse principale est vérifiée : la possibilité de té des études empiriques sur ce versant de la relation science-
faire des liens et de résumer sont des facteurs explicatifs du société ne nous permet pas de disposer d’un corpus d’études
niveau d’engagement. totalement comparables, puisque chaque étude a ses propres
limites : soit au niveau des disciplines scientifiques couvertes,
Si l’on s’intéresse maintenant aux modalités significatives des
soit au niveau du contexte (local ou national), soit au niveau
facteurs, nous apprenons que le fait d’être un homme, d’âge
de la taille des échantillons, voire du taux de réponse. Notre
moyen (30-44 ans et 45-60 ans), d’être un PO/MER ou un
étude de cas, si elle est limitée à une institution académique,
Chargés de cours/PD augmente le niveau d’engagement. Au
couvre les sciences exactes et sociales avec un taux de réponse
niveau des modalités des variables de perception significatives,
satisfaisant pour une étude en sciences sociales. L’UNIL se dis-
le signe du coefficient de la covariable indique que plus on
tingue par sa politique particulièrement active en matière de re-
estime possible de faire des liens entre ses recherches et les
lation science-société et d’upstream public engagement34. Les
préoccupations des gens ou plus on estime possible de résumer
résultats de cette étude peuvent, en ce sens, être généralisés
de manière compréhensible pour un large public, plus on fait
à toute institution du même genre ou servir de projection pour
des activités d’engagement33.
une institution souhaitant mettre en place une politique active
en matière de relation science-société.

Discussion et conclusion
Si le taux d’inactifs des enseignants-chercheurs de l’UNIL est
L’évolution de la science et de la société ainsi que les relations bas, la mise en pratique de l’engagement laisse apparaître
changeantes entre la recherche scientifique et les pouvoirs pu- des niveaux d’engagement très variés : 20 % des scientifiques
blics ont amené une plus grande demande d’engagement des les plus actifs ont effectué 55 % des activités, ce qui indique
scientifiques envers la société, perceptible entre autre dans le une structure pyramidale de l’engagement, comme celle dé-
discours des administrations du monde académique. Désor- crite dans l’étude française de Jensen et Croissant (2007). Nos
mais, l’engagement public est inscrit dans le cahier des charges analyses révèlent également des différences entre genres (les
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des scientifiques dans certains pays comme la Suède et le hommes sont plus actifs) et entre statuts (les PO/MER font en
Danemark. L’objectif de cette contribution était d’étudier comment moyenne le double des activités d’engagement des Assistants/
les scientifiques se représentent leur relation avec la société, doctorants), ainsi qu’une structure en U-inversé selon l’âge à
ainsi que de cerner leurs pratiques d’engagement envers la l’instar de Jensen et Croissant (2007). Ces variations renvoient
société. Notre étude de cas de l’Université de Lausanne montre aux logiques propres au champ scientifique décrites dans la
que les scientifiques entendent et adhèrent largement à cette de- littérature et valident donc notre hypothèse. Cependant, la
mande : l’importance, le devoir et la faisabilité de l’engagement prépondérance de professeurs plutôt âgés dans les activités
semblent acquis pour une écrasante majorité des scientifiques d’engagement non seulement frustre les jeunes scientifiques
(environ 80 % des répondants) et seuls 12 % des scientifiques qui aimeraient s’engager35, mais peut également avoir des liens
n’ont effectué aucune activité d’engagement l’année précédant avec la désaffection des jeunes pour les carrières scientifiques :
l’enquête. Ces résultats ne doivent cependant pas conduire à si les jeunes ont besoin de modèles pour se projeter dans les
relâcher les efforts car 50 % des Suisses interrogés en 2005 carrières scientifiques, il n’est pas sûr qu’un professeur âgé
estiment que les scientifiques font trop peu d’efforts pour infor- remplisse au mieux cette tâche. Finalement, nos analyses
mer le public sur leur travail (Crettaz von Roten, 2006). montrent que les scientifiques de l’UNIL plus engagés sont plus

33. L’estimation des coefficients significatifs est de 0,23 pour les hommes, 34. Pour sa mise en œuvre, voir par exemple http://www.unil.ch/nanopublic.
de 0,37 pour la classe d’âge 30-44 ans, de 0,52 pour la classe d’âge 45-
59 ans, de 0,58 pour les PO/MER, de 0,48 pour les Chargés de cours/PD, de 35. Lors de nos entretiens, réalisés tant auprès de scientifiques avancés
0,20 pour la variable Lien, et de 0,13 pour la variable Résumer. Pour l’en- dans leur carrière que de jeunes scientifiques, nous avons souvent enregistré
semble des coefficients, voir le Tableau 4 de la documentation de la version une frustration parmi les jeunes chercheurs qui aimeraient s’engager mais
électronique de l’article (annexes électroniques). qui n’ont pas l’opportunité de le faire.

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performants scientifiquement, ce qui contredit la loi de Jdanov la situation institutionnelle délicate de cette faculté : le nombre
de Bourdieu (1996) et confirme les résultats de l’étude Jensen d’étudiants inscrits en première année est faible (une centaine)
et al. (2008) utilisant toute une série d’indicateurs bibliométri- et n’a pas augmenté ces dernières années à l’inverse des autres
ques établis de la productivité scientifique. facultés or une partie des ressources des facultés est liée au
nombre d’étudiants. L’engagement y est donc vraisemblable-
Le niveau d’engagement des scientifiques est partiellement
ment investi d’une fonction de visibilité permettant d’assurer la
voulu, mais aussi partiellement subi. En effet, la sollicitation par
survie de la faculté. À l’inverse, la faculté des Géosciences et de
les journalistes varie fortement selon le statut et le sexe. En fait,
l’environnement, créée en 2003, est la faculté en moyenne la
la sollicitation par les journalistes semble suivre le phénomène
moins active envers un large public et la moins sollicitée par les
classique du Matthiew effect (Merton, 1968), qui consiste à
journalistes. Elle illustre le fait que la construction d’une relation
donner plus de crédit à un scientifique éminent qu’à un cher-
entre des scientifiques et la société ou les médias prend un cer-
cheur inconnu même si leur travail est équivalent ; en d’autres
tain temps, et par conséquent qu’une politique d’engagement
termes, plus le statut de l’enseignant-chercheur est élevé, plus
mise en place ne peut avoir des résultats à court terme.
il sera sollicité par les médias. Ce résultat est consistant avec
l’étude de Peters et al. (2008) montrant que la fréquence de
Notre analyse multivariée montre un effet simultané du sexe,
contact avec les journalistes des chercheurs en biomédecine
de l’âge et du statut sur le nombre d’activités de communica-
est clairement associée avec des fonctions de leadership. De
tion large, mais pas de la faculté. L’effet séparé du statut et de
plus, les hommes se font plus contacter par les journalistes
l’âge est en contradiction avec l’étude française de Jensen et
que les femmes. Cette différence peut s’expliquer par les dif-
Croissant (2007) où le statut était le facteur le plus pertinent et
férences de statut : les femmes sont bien moins représentées
l’âge devenait très peu significatif quand les autres variables ex-
de manière générale parmi les hauts statuts universitaires (OFS,
plicatives étaient incluses dans le modèle. Cette dernière étude
2008), plus engagés on vient de le voir. Néanmoins, la diffé-
relevait aussi des effets des disciplines (et des laboratoires),
rence de sollicitations entre les hommes et les femmes ayant
une tendance que l’on ne retrouve pas dans notre étude de
un même statut élevé reste importante, ce qui indique qu’au
cas ; il faut toutefois signaler que le CNRS comprend toutes les
Matthiew effect s’ajoute certainement le Matilda effect, à sa-
disciplines scientifiques alors que l’UNIL a transféré les scien-
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voir la sous-évaluation, voire l’ignorance, du travail scientifique
ces exactes telles que les mathématiques, la physique et la
féminin (Rossiter, 1993). Ces variations confirment notre hy-
chimie à l’École polytechnique fédérale de Lausanne dévolue
pothèse sur le rôle des pratiques en vigueur dans le monde
aux sciences exactes et techniques.
des médias, c’est-à-dire la tendance de certains journalistes à
recourir systématiquement aux scientifiques figurant dans leur
En plus de l’apport pour la première fois en Suisse d’un inventaire
carnet d’adresse — les « bons clients » des médias, à la fois
chiffré de l’engagement des scientifiques, l’originalité de notre
disponibles, acceptant de parler de tout et de prendre des posi-
étude est de lier les perceptions et les pratiques d’engage-
tions simples et claires — sans se donner la peine de chercher
ment. Notre analyse multivariée montre que les perceptions
la personne la plus pertinente pour la thématique qu’ils souhai-
expliquent en partie les différences de niveau d’engagement.
tent traiter (Bourdieu, 1996). 36

Plus précisément, la proximité sociétale de la thématique de


Nos analyses mettent également en évidence des logiques recherche et la possibilité de résumer les résultats sont des
spécifiques aux disciplines : la Théologie se distingue par la facteurs explicatifs significatifs de l’engagement, alors que
moyenne du niveau d’engagement et du nombre de sollicita- la vision sociétale de la définition des objets de recherche
tions par les journalistes la plus élevée. Ce résultat s’explique n’intervient pas. Ces résultats nous encouragent à affiner la
certainement par la longue tradition de communication envers compréhension des représentations de l’engagement à l’aide
le grand public des membres de la Théologie mais aussi par36 d’études spécifiques ultérieures.

36. L’un des membres de la faculté interviewé argumentait du caractère pu- la communauté scientifique, l’Église et la société (Christian Century, 1981,
blic de la Théologie en citant ses trois publics selon le théologien D. Tracey : 1, p. 350-356).

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58 Les relations entre les scientifiques et la société

Plus généralement, les résultats de ces analyses multivariées tifiques français selon lesquels les activités de vulgarisation
impliquent, premièrement, que modifier les pratiques d’enga- ne sont pas suffisamment prises en compte pour l’évaluation
gement des scientifiques est un travail de longue haleine qui de la carrière (Boy, 2007), et des scientifiques anglais selon
implique d’agir au niveau des perceptions de l’engagement. lesquels l’engagement n’a pas d’effets positifs sur la carrière
Secondement, la significativité de l’âge en plus du statut pose (Royal Society, 2006). Cependant, à l’inverse des présup-
des questions, entre autres, sur les perceptions moins favora- posés émis par les scientifiques, une analyse de Phillips et
bles de l’engagement des jeunes scientifiques. Ces différences al. (1991) révèle l’effet indirect de la communication dans les
indiquent soit un phénomène de classe d’âge (en continuant à médias sur la carrière en médecine : un article scientifique
travailler dans le monde académique, les jeunes scientifiques mentionné dans la presse de qualité reçoit 78 % de citations
vont progressivement avoir des attitudes plus positives envers scientifiques en plus, ceci indépendamment de la qualité de
l’engagement et donc le niveau d’engagement global des scien- la recherche. Selon cette étude, la communication dans les
tifiques ne va pas changer), soit un phénomène de génération médias amène une augmentation du science citation index
(les scientifiques qui ont aujourd’hui 20-29 ans, ont moins foi du scientifique, qui a lui un effet positif sur la carrière. De
dans l’engagement envers la société et donc le niveau d’enga- même, l’étude de Jensen et al. (2008) a montré que les acti-
gement global des scientifiques va décroître). À ce stade, nous vités de dissémination ne sont pas mauvaises pour la carrière,
ne pouvons trancher entre ces deux explications, mais seule- mais qu’elles ont un faible effet positif, plus marqué dans les
ment encourager à répliquer ce genre d’études dans le temps. sciences de la vie. De telles études, ainsi que plus générale-
ment la multiplication des recherches sur l’engagement des
Finalement, les enseignants-chercheurs de l’UNIL situent le scientifiques, auront certainement des effets constructifs sur
problème de l’engagement plus au niveau de la valorisation l’image de l’engagement dans le monde académique et sur sa
verticale, par la hiérarchie scientifique, que de la valorisation mise en œuvre.
horizontale, par les pairs. Ils rejoignent donc l’avis des scien-
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