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Andy Smith
in Thierry Balzacq et al., Traité de relations internationales
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Ce chapitre rend compte du rapport complexe mais riche entre les relations inter-
nationales (RI) et l’analyse des politiques publiques (APP). Comparons tout d’abord les
points de vue de deux spécialistes français. D’un côté, dès 1998, Bertrand Badie n’hésite
pas à souligner l’apport de l’APP pour les RI : « L’étude des relations internationales
a fait des progrès sensibles en profitant des réflexions menées par les spécialistes des
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politiques publiques qui nous apprennent que, loin d’être la réalisation d’un hypothé-
tique intérêt national unifié, la politique internationale des États est le produit d’une
composition d’acteurs multiples, gouvernants, partis, bureaucraties, médias, groupes
de pression, porteurs de valeurs, de perceptions et d’intérêts divergents » (Badie, 1998,
p. 47-48). De l’autre, tout au long des années 2000, les éditions successives du manuel
des RI de Dario Battistella ne font aucune référence à l’APP. Bien plus, même si cet
auteur reconnaît désormais que les RI doivent mieux intégrer « certaines dimensions
oubliées ou négligées » du « critère d’anarchie », ce dernier « reste pertinent pour définir
la discipline des relations internationales » (Battistella, 2012, p. 664).
L’écart entre ces deux points de vue peut sans doute s’expliquer par le projet que porte
chacun de ces auteurs pour les RI. Pour Bertrand Badie, les RI sont et doivent être une
composante intégrale de la science politique, tandis que selon Dario Battistella, l’étude
des relations internationales comporte une telle singularité qu’elle doit constamment
chercher son autonomie. Bien entendu, ce débat se trouve au cœur de cet ouvrage,
qui cherche à s’interroger sur « l’identité » des RI, dans l’objectif d’approfondir et
d’équilibrer leur institutionnalisation. Si ce débat passionnel se poursuit presque iné-
vitablement, aujourd’hui, force est toutefois de reconnaître que son caractère dicho-
tomique polarise les parties prenantes davantage qu’il ne les incite à entendre leurs
points de vue respectifs.
C’est la raison pour laquelle nous cherchons ici à décaler notre regard en partant plutôt
de la production contemporaine des savoirs en RI et de sa relation avec l’une des
composantes les plus dynamiques de la science politique : l’APP. Selon nous, ce n’est
qu’après avoir fait un tel détour qu’on peut ensuite revenir sur les questions plus
générales de l’identité et de l’institutionnalisation des RI. Loin de constituer une simple
manœuvre tactique, le choix de cette entrée en matière s’appuie sur le constat que
depuis une quinzaine d’années, un double mouvement a lieu sur le plan de la pro-
duction de connaissances. D’une part, un nombre croissant de chercheurs formés
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
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propose une lecture du développement et de l’évolution de l’APP qui l’analyse moins
comme une science « des politiques publiques » et davantage comme une démarche
de recherche sociologique pour saisir le gouvernement des espaces politiques à
diverses échelles en dépassant celle de l’État-nation. Sous cet angle, nous verrons
que de nos jours, l’APP se prête bien à l’étude de nombreux enjeux « internationaux ».
Qui plus est, afin d’améliorer la production des connaissances sur ces derniers, un
rapprochement avec les chercheurs formés en RI est incontournable. Pour autant, le
chemin vers un tel niveau de coopération semble très difficile à trouver pour le plus
grand nombre de chercheurs intéressés dans les deux « camps ». Plutôt que de saisir
l’opportunité de pouvoir profiter des acquis respectifs des RI et de l’APP, on craint
trop souvent un « adversaire » à qui l’on prête spontanément, et sans preuves réelles,
une volonté d’hégémonie.
Rédigé par un chercheur formé en APP qui, en passant par l’étude de l’Union euro-
péenne, s’intéresse de plus en plus aux questions « internationales », ce texte présente
et défend ce point de vue en trois temps1. Il cherche tout d’abord à répondre à la
question : qu’est-ce qu’une approche en termes d’action publique des enjeux de poli-
tique internationale ? Étant donné la méconnaissance d’une telle approche chez la
plupart des spécialistes des RI, voire des politistes, on présentera d’abord un bref exposé
de l’intérêt de cette question pour les sciences du politique en général. Une fois ces
bases posées, nous pourrons dans un deuxième temps prendre la mesure du comment
et du pourquoi les tenants de cette approche se sont progressivement mis à « bra-
conner » sur les terres anciennement réservées aux RI et, inversement, pourquoi cer-
tains spécialistes de ces dernières empruntent de plus en plus les outils de l’APP. Notre
1. Ce faisant, il prolonge une première réflexion entamée avec Franck Petiteville (Petiteville et Smith, 2006).
En remerciant ce dernier, ainsi que Thibaud Boncourt, de leur contribution indirecte à notre réflexion, nous
tenons à souligner que les thèses défendues ici, ainsi que les imperfections qui restent, sont de la seule
responsabilité de l'auteur.
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L’analyse des politiques publiques
interrogation portera enfin sur l’impact en France2 d’une telle démarche sur la
recherche en RI en termes de publications et de pratiques quotidiennes. Sans être
négligeable, celui-ci demeure plus que fragile, notamment parce que tout en parta-
geant les mêmes bases épistémologiques et ontologiques, l’APP demeure étrangement
éloignée de la sociologie des RI à la française.
Plus globalement, ce texte cherche à montrer que, notamment pendant « une époque
d’interdépendance admise » (Hay, 2010), l’autonomisation épistémologique des RI par
rapport au reste de la science politique la conduirait dans une impasse et limiterait
sérieusement sa production de savoirs cumulatifs. Dans tous les cas, il est plus que
nuisible que les spécialistes des RI et de l’APP continuent à s’ignorer ou à se méfier
les uns des autres. Pour chacune des disciplines, le développement d’identités plus
sereines, fondées sur une connaissance de soi et de l’autre plus approfondie, constitue
la seule solution pour mettre fin à des craintes de « subordination » ou d’impérialisme
infradisciplinaire qui n’ont plus lieu d’être.
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PUBLIQUES ?
Pour répondre à cette question, les définitions données dans les manuels récents d’APP
fournissent un point de départ utile. Ainsi, selon Patrick Hassenteufel, « les politiques
publiques correspondent à l’ensemble des actions de l’État. L’étude des politiques publi-
ques est donc l’étude de l’État en action » (Hassenteufel, 2008, p. 7). De manière simi-
laire, pour Daniel Kübler et Jacques de Maillard, « les politiques publiques sont au
cœur du questionnement sur le mode de gouvernement des sociétés contemporaines »
(Kübler et Maillard, 2009, p. 8). On voit donc bien que le cœur du métier des chercheurs
en APP demeure ce qu’on appelait autrefois en France « la sociologie de l’État ». Pour
autant, de telles définitions nous éclairent peu sur la pratique de recherche des spé-
cialistes de l’APP et, plus généralement, sur ce qui anime leur travail. Afin d’éclairer
ces points essentiels, il est plus judicieux de décrire successivement les outils d’analyse,
les interrogations récurrentes et les techniques d’enquête favorisées qui, pris ensemble,
façonnent l’objet et le « savoir-faire » de cette partie de la science politique.
2. Cette analyse se limite au cas français pour des raisons de temps et d'espace. Toutefois, nos connais-
sances plus ou moins anecdotiques sur d'autres communautés scientifiques nationales, notamment celle du
Royaume-Uni, nous poussent à faire l'hypothèse que des phénomènes similaires existent ailleurs.
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
large. Il importe plutôt de comprendre que l’APP représente une approche cumulative
du politique qui s’est progressivement développée autour d’un certain nombre de
concepts clés. En ne présentant ici que quatre d’entre eux (l’acteur, la décision, le
« problème public » et les instruments d’action publique), on mettra en évidence ce que
l’APP doit à la sociologie et, ce faisant, à un mode de théorisation qui « doit servir avant
tout à bien construire l’objet d’analyse, à proposer une simplification du réel convain-
cante et qui résiste à l’épreuve empirique » (Kübler et Maillard, 2009, p. 14).
L’acteur
Dans le cadre de l’APP, l’acteur peut être un ministre, voire un chef d’État. Mais le
plus souvent, les acteurs étudiés sont des organisations (par exemple le ministère des
Affaires étrangères) ou les segments de telles instances (son bureau de la Chine). En
effet, en s’inspirant de la sociologie des organisations (Friedberg, 1993), l’une des
toutes premières questions que soulève un spécialiste de l’APP, lorsqu’il démarre une
recherche se résume à : quel processus d’organisation a participé à la formulation des
préférences défendues par tel acteur ? Cette question est familière, bien entendu, à tout
spécialiste des RI qui a lu l’ouvrage classique de Graham Allison (1971) sur la crise de
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Cuba au début des années 1960. Après avoir présenté d’autres lectures de la gestion
de ce moment crucial dans les relations entre les États-Unis et l’Union soviétique,
Graham Allison privilégie une analyse en termes de bureaucratic politics qui souligne
l’influence des tensions au sein de l’état-major américain. Plus exactement, grâce à
cette perspective, l’auteur montre l’impact des structures et des règles organisation-
nelles sur le comportement des représentants d’instances comme la Marine.
Partant du constat de l’importance de facteurs infra-organisationnels, une recherche
en APP enchaîne généralement sur une deuxième question concernant les interactions
et les relations interorganisationnelles qui se tissent entre les acteurs (par exemple,
entre les ministères des Affaires étrangères et de la Défense). Ici les concepts tels que
« l’ordre local » (Friedberg, 1993) ou, plus fréquemment, le « réseau d’action publique »
(Marsh et Rhodes, 1992 ; Le Galès et Thatcher, 1995) sont utilisés afin de saisir les
causes et les effets de cette interdépendance interorganisationnelle. Il importe de savoir
que le concept de réseau peut être utilisé de manière plus ou moins formalisée. Pour
certains, il n’est guère plus qu’un outil descriptif qui aide le chercheur à ordonner et
à présenter la multiplicité d’acteurs intervenant dans un secteur. D’autres, toutefois,
raccordent le concept de réseau à des méthodologies qui visent à mesurer la fréquence
et la densité des échanges entre les acteurs étudiés. Si cette dernière approche a pu
être utilisée avec bonheur par des sociologues étudiant les populations « ordinaires »,
force est toutefois de constater qu’elle s’applique plus difficilement aux acteurs de
l’action publique et des relations internationales. Il n’en reste pas moins vrai que cet
intérêt pour la proximité développée entre acteurs travaillant pour différentes orga-
nisations demeure au cœur de toute recherche en APP.
La décision
Étroitement lié à cette préoccupation, le deuxième concept central pour l’APP est celui
de la décision. Si une partie importante du travail du chercheur en APP consiste à
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L’analyse des politiques publiques
expliquer les causes et les effets d’une décision publique (par exemple, la suspension
du service militaire en France), le curseur analytique n’est presque jamais mis sur le
moment décisionnel formel (la prononciation d’un discours ou l’adoption d’une loi).
Au contraire, l’APP s’intéresse de près à l’ensemble des processus et des échanges qui
ont contribué à façonner un tel acte, soit en amont, à travers les phénomènes de
cadrage et de sélection parmi des alternatives (voir infra), soit en aval à travers la
multiplicité de micro-décisions qui constituent la mise en œuvre d’une action publique.
De même, tout en partageant l’intérêt d’autres parties de la science politique pour les
séquences particulières de l’action politique (par exemple, la mise sur l’agenda ou la
médiatisation), l’APP cherche constamment à éviter d’être prisonnière de lectures
excessivement linéaires d’une décision publique. En effet, tout l’intérêt de la critique
du modèle « séquentiel » des politiques publiques consiste à montrer le caractère désor-
donné, voire chaotique, de la plupart des processus de décision publique (Muller, 1990).
Cette critique montre que, bien souvent, les décisions d’agir sont prises avant que les
préférences des acteurs ne soient stabilisées. On le voit avec la suspension du service
militaire français au milieu des années 1990. Mais la critique du « séquentialisme »
pousse également le chercheur à observer de près la mise en œuvre d’une politique
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publique en tant que phase durant laquelle des décisions cruciales peuvent intervenir.
C’est notamment le cas lors de la mise en application de la professionnalisation des
armées françaises qui a impliqué des débats approfondis sur la forme et le sens contem-
porains de « la condition militaire » (Joana, 2004).
Au total, cette manière d’aborder la décision présente le grand intérêt de réfuter les récits
qui « héroïsent » l’intervention d’un seul acteur (le général de Gaulle pour la création de
la Cinquième République ; Jacques Delors pour la relance de l’intégration européenne
en 1985, etc.). Si le reste des sciences sociales n’est pas à l’abri de ce type d’analyse
simpliste, il apparaît qu’une partie des RI semble avoir encore plus de mal à s’en défaire.
Forte de plus de cinquante ans de lutte contre ce décisionnisme, l’APP fournit donc un
appui solide pour tout chercheur en RI souhaitant analyser de près le caractère non
linéaire, mais non pas aléatoire, de la décision publique.
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
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Défini comme « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports
sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des
représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes et Le Galès, 2004,
p. 13), un tel instrument cherche à faire « le lien entre l’orientation de la politique
publique (représentation du problème) et sa matérialisation résultant de son application
à un (ou des) public(s) » (Hassenteufel, 2008, p. 9). Plus concrètement encore, un instru-
ment d’action publique représente un mode d’intervention gouvernementale dans la
société et peut prendre plusieurs formes : celle d’une règle (une loi interdisant les
monopoles économiques), d’une norme (un standard de comptabilité publique qui caté-
gorise les faits sociaux) ou d’un système de subvention (pour les régions « défavori-
sées »). Ce qui importe surtout ici, c’est de comprendre que si chaque chercheur en APP
doit maîtriser la technicité de chacun des instruments qui pèsent sur le gouvernement
de « son » sujet d’étude (par exemple, le secteur du vin), l’objectif de sa recherche n’est
pas de la décrire. En restant davantage dans un registre analytique, il cherche plutôt à
identifier les origines de l’instrument et ses effets en termes de distribution des res-
sources, et donc du pouvoir, sur les publics visés par ceux qui le mettent en œuvre (par
exemple, l’impact sur les entreprises viticoles d’une limitation de l’usage des pesticides).
Notons toutefois que certains chercheurs travaillant sur les objets classiques des RI
considèrent que cette perspective sur les instruments de l’action publique mérite d’être
radicalisée. Par exemple, selon un spécialiste de la politique étrangère européenne,
Yves Buchet de Neuilly, « les instruments ne renvoient pas seulement à des modalités
préférentielles de gestion des “problèmes” publics. Les instruments sont eux-mêmes
et pour eux-mêmes des enjeux majeurs de l’action. Et la prise en charge d’un « pro-
blème » permet alors, en premier lieu, de valider et de consolider l’instrument (qui est
lui-même, bien sûr, une répartition du pouvoir) » (Buchet de Neuilly, 2011, p. 39).
Dans une perspective similaire, Thierry Balzacq montre empiriquement comment un
instrument d’action publique – l’échange d’informations – devient la pièce maîtresse
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L’analyse des politiques publiques
d’une politique de sécurité intérieure européenne fortement marquée par les profes-
sionnels de la sécurité et la dépolitisation des enjeux (Balzacq, 2008). De manière plus
générale, d’autres spécialistes des RI comme Guillaume Devin considèrent que dans le
domaine des régulations qui dépassent le cadre national, les instruments se sont his-
toriquement diversifiés en plusieurs types (traités, principes, normes, codes de conduite,
etc.). Toutefois, selon Guillaume Devin et Claude Gauthier (Devin et Gauthier, 2003),
la réglementation n’est aujourd’hui qu’un pôle extrême situé sur un continuum
construit autour de deux indices de normativité : la précision de la règle et sa force.
Ce qui importe surtout, c’est que les instruments de régulation à cette échelle connais-
sent une diversité intra- et infrasectorielle qui nécessite de nouveaux éclairages.
Finalement, et comme ce dernier point sur les instruments permet de le souligner, ni
l’APP, ni ses concepts centraux n’ont été conçus comme des moyens pour redécrire
dans un langage savant, voire ésotérique, ce que sont les politiques publiques. Au
contraire, les outils théoriques développés au sein de cette partie de la science politique
guident et forcent les chercheurs qui les adoptent à structurer leurs recherches et leurs
publications autour d’analyses rigoureusement problématisées de l’action publique et,
ce faisant, de la politique.
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Un triple questionnement constamment revisité
La deuxième source de cohérence interne pour l’APP provient du constat que ses
spécialistes tournent tous autour de trois interrogations fondamentales (Hassenteufel,
2008, p. 9). Pourquoi les politiques publiques sont-elles mises en place ? Comment les
acteurs impliqués agissent-ils ? Quels sont les effets de l’action publique ?
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
(Jullien et Smith, 2008), les causes du changement des actions publiques sont forcément
au cœur de l’APP. Or, si un tel ordre de changement intéresse un grand nombre de
politistes, et notamment ceux spécialisés dans les RI, c’est surtout au sein même de
l’APP que sa théorisation a connu le plus d’investissement et de développement. Plus
exactement, en dépassant les explications en termes de « chocs exogènes », la recherche
en APP construit comme défi permanent l’analyse de la construction des politiques
publiques au sein de secteurs ou de « réseaux » de politiques publiques. Sans être auto-
nomes par rapport à des acteurs et des influences externes, ces derniers constituent les
« sites » centraux et durables de telles constructions.
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actions et des échanges pertinents. Afin de préciser cette piste, nous proposons un déve-
loppement du concept de « travail politique » pour guider le chercheur vers l’analyse
concomitante de deux phénomènes : la problématisation et la politisation (Jullien et
Smith, 2008). Le premier concerne la « mise en problème » d’un enjeu social, ou les
tentatives pour infléchir un « problème public » déjà institutionnalisé. On peut citer un
exemple empirique que nous développons plus longuement ci-dessous (Smith, 2008b) : au
début des années 1990, des entreprises et des interprofessions agro-alimentaires euro-
péennes se sont mobilisées pour transformer un enjeu commercial – « l’usurpation » de
noms d’aliments liés à certaines régions (le jambon de Parme ou le foie gras du Sud-Ouest
de la France) – en un « problème » méritant l’intervention de l’Union européenne. Grâce à
un travail d’argumentation et de constitution d’alliances, elles ont finalement réussi à faire
adopter une directive européenne protégeant ces « indications géographiques » et à peser,
cette fois-ci à l’échelle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), sur le contenu de
l’accord sur les « Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce »
(ADPIC). Mais tout ce travail de problématisation n’aurait sans doute pas débouché sur de
tels instruments d’action publique sans le déploiement simultané d’une politisation de ce
« problème » (Lagroye, 2003). En l’occurrence, les acteurs concernés ont réussi à traduire
leur enjeu en un problème « d’intérêt général », et cela notamment à travers l’invocation
répétée de symboles chargés de sens social (les paysans d’Europe, l’alimentation « authen-
tique » et « culturelle », etc.). En résumé, c’est à travers des concepts comme « le travail
politique » que l’APP cherche, le plus systématiquement possible, à mettre en lumière
comment les acteurs fabriquent et mettent en œuvre des interventions gouvernementales.
3. Jusqu'ici, l'APP a surtout été développée et appliquée dans les pays occidentaux, c'est-à-dire dans les
espaces politiques où les gouvernements autoritaires se font rares. Cela étant, certains chercheurs, notam-
ment Dominique Darbon, préconisent à juste titre un usage adapté de l'APP même dans les pays non
démocratiques.
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L’analyse des politiques publiques
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les produits alimentaires européens montre qu’elle a eu un impact considérable sur la
définition des agriculteurs éligibles pour produire du foie gras dans le Périgord et ainsi
sur l’expansion rapide de ce secteur. Autrement dit, la question de fond d’un chercheur
en APP inclut aussi une préoccupation pour les évolutions dans la légitimité, et donc
pour le pouvoir des acteurs concernés, ce qui l’éloigne de manière significative des
problématiques de la plupart des sciences économiques ou de gestion.
En résumé, s’il va sans dire que chaque recherche effectuée à l’aide de l’APP comporte
des questionnements plus spécifiques ou originaux, et il importe de comprendre que ces
trois interrogations fondamentales – le pourquoi, le comment et l’impact – contribuent
fortement à la cohérence et à la cumulativité de cette partie de la science politique.
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
première étape vers la cumulativité aboutit logiquement à une deuxième qui consiste
à développer une problématique ainsi que les hypothèses spécifiques à l’objet grâce
aux acquis théoriques de l’APP. Afin d’illustrer ce point, revenons à notre étude des
indications géographiques (IG) alimentaires. Les financiers de l’enquête – la chambre
d’agriculture, le conseil régional et la préfecture de la région Aquitaine – n’ont ini-
tialement souhaité qu’un « bilan » de l’impact économique et organisationnel des IG
sur l’industrie agro-alimentaire locale. Une bonne partie du début de l’enquête a donc
consisté à élargir et à approfondir ce thème pour y inclure les représentations des
« problèmes » individuels, collectifs et publics au sein de cette industrie, ainsi que les
interdépendances entre les acteurs, comme éléments de contextualisation de l’appro-
priation des IG en tant qu’instrument d’action publique. Notre objet est ainsi devenu
la redistribution éventuelle du pouvoir au sein d’un secteur régionalisé.
Une fois l’objet de recherche construit, il s’agit ensuite de passer à la sélection et à la
circonscription des terrains. Ici, l’APP n’a pas de formule à appliquer car tout dépend de
ce que l’on veut découvrir et des hypothèses à vérifier. Dans certains cas, les études
monographiques sont appropriées, alors que dans biens d’autres, la comparaison inter-
territoriale et/ou intersectorielle s’impose (Hassenteufel, 2000). Ici, l’un des critères
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déterminants est forcément « l’étudiabilité » de l’objet. Nécessite-t-il une équipe de
recherche ou un chercheur individuel suffit-il ? De combien de temps dispose-t-on ?
Quel budget faut-il et comment l’obtenir ? Ces questions matérielles s’enchevêtrent
enfin, et peut-être surtout, avec celle de l’accès aux données et aux acteurs concernés.
Avoir un financement de la chambre régionale d’agriculture peut certes entraîner des
contraintes, mais aussi grandement aider à ouvrir des portes difficiles d’accès.
La troisième étape méthodologique d’une enquête en APP concerne encore plus direc-
tement la génération d’informations et de données à même de vérifier et de faire évoluer
les hypothèses. Si les techniques d’enquête privilégiées dans cette partie de la science
politique sont essentiellement qualitatives, contrairement à ce que pensent certains
« quantitavistes », ce n’est pas pour autant qu’elles sont dénuées de contenu et de
réflexivité scientifique. Au contraire, un tel engagement se lit d’abord dans l’analyse
documentaire pratiquée par tout spécialiste de l’APP. Même si relativement peu d’entre
eux utilisent actuellement les outils de l’analyse formelle du discours (comme le logiciel
ALCESTE), une attention systématique doit constamment être accordée à la production,
au contenu et à l’usage des documents pertinents, tels que les rapports d’expertise, les
prises de position par site web ou les discours publics. Mais afin d’étudier le sens et la
portée de tels « artifices » politiques, une enquête en APP ne peut jamais se passer de sa
technique méthodologique majeure : l’entretien semi-directif. S’il va de soi que cette
technique d’enquête est loin de constituer le monopole de l’APP, il importe de souligner
qu’au sein de cette démarche de recherche, on y consacre davantage de débats et de
réflexions collectifs. Pour n’en donner qu’un seul exemple, à la suite d’une certaine mise
en question de la manière dont on pratique les entretiens en APP (Bongrand et Laborier,
2005), Gilles Pinson et Valérie Sala Pala ont publié une mise au point approfondie et
éclairante sur l’usage de cette technique d’enquête. Selon eux, et tous les spécialistes de
l’APP y souscriraient, « l’entretien peut produire des données fiables aussi bien sur les
processus historiques d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques [...] que
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L’analyse des politiques publiques
sur les pratiques effectives des acteurs et des représentations sous-tendant ces pratiques
[...] ; dans nombre de cas, il est même la meilleure (ou la seule) voie pour y parvenir »
(Pinson et Sala Pala, 2007, p. 557).
Enfin, les préoccupations méthodologiques communes aux spécialistes de l’APP ne
s’arrêtent pas avec la fin de l’enquête empirique parce que sa restitution écrite nécessite
aussi une attention particulière. Celle-ci concerne avant tout les plans adoptés pour
présenter et analyser les données à l’aide d’une écriture disciplinée. À nouveau, et bien
entendu, cette préoccupation traverse la science politique. Mais force est de reconnaître
que c’est notamment au sein de l’APP, et en particulier autour de la restitution des
enquêtes comparatives, que « la mise au garage » des enquêtes a suscité une réflexion
cumulative (Maillard et Smith, 2004 ; Hassenteufel, 2000).
En résumé, une méthodologie relativement stabilisée, voire standardisée, constitue
pour une partie importante « la marque de fabrique » de l’APP. Plus généralement, elle
contribue de manière significative à la cohérence de celle-ci en tant qu’approche de
l’analyse politique. Si certains, y compris l’un de ses fondateurs (Thoenig, 1996), ont
pointé les risques d’une certaine « routinisation » de la production des connaissances,
il semble plus juste de considérer que ceux-ci peuvent être surmontés par des travaux
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de qualité qui, surtout, demeurent ouverts aux apports d’autres parties de la sociologie
politique (Hassenteufel et Smith, 2002). C’est cette exigence d’ouverture qui nous
pousse à réfuter la catégorisation de l’APP comme sous-discipline de la science poli-
tique et, à l’inverse, à la considérer comme une démarche de recherche à même d’être
combinée avec celles d’autres chercheurs animés par l’analyse du travail
gouvernemental.
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
la décision de la crise de Cuba allait déjà dans ce sens, tout comme de nombreux écrits
de spécialistes français de « la sociologie des relations internationales » (Smouts, 1998).
Plutôt que de rappeler l’apport de ces travaux, résumé ailleurs dans cet ouvrage, nous
avons choisi de braquer les projecteurs sur les publications plus récentes qui, en faisant
un usage explicite de l’APP, tentent d’étudier plus rigoureusement le lien entre les
dimensions « nationale » et « internationale » des enjeux politiques contemporains. Plus
exactement, après avoir présenté des exemples de chercheurs formés en APP qui se
sont aventurés sur les terres des RI, nous décrirons la trajectoire de quelques chercheurs
qui ont fait le chemin inverse. Au cours de ce développement, nous verrons notamment
que ce qui rend possible ces regards croisés ne tient pas seulement à un attachement
général à « la sociologie du politique ». Fondamentalement, les conditions qui permet-
tent et encouragent ce rapprochement théorique et identitaire se trouvent dans le
partage d’une épistémologie et d’une ontologie à la croisée du constructivisme et de
l’institutionnalisme.
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Dans la même lignée que Colin Hay, Patrick Hassenteufel, l’un des spécialistes de l’APP
les plus connus en France, montre bien l’importance de la « transnationalisation des
politiques publiques » : « non seulement la construction collective de l’action publique
nationale [...] est également le fait d’acteurs supranationaux, mais aussi de nouveaux
modes de construction collective de l’action publique se donnent à voir aux niveaux
européen et international » (Hassenteufel, 2008, p. 18 ; 2005). En termes de recherches et
de publications, jusqu’ici, les chercheurs formés en APP ont surtout investi le versant
européen de cette tendance, notamment autour de la notion d’européanisation (Radaelli,
2001). Mais depuis peu, davantage de travaux commencent à paraître sur les terrains
extra-européens. En présentant trois illustrations qui mobilisent chacune au moins deux
concepts tirés de l’APP – le secteur et la régulation ; l’organisation et l’expertise ;
l’expertise et « le problème public » –, nous chercherons d’abord à mettre en lumière les
déplacements de regard sur l’objet « international » proposés par les auteurs concernés.
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L’analyse des politiques publiques
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trie se concentre effectivement « sur Genève ». Mais celui-ci est indissociable, tant en
amont qu’en aval, des actions politiques construites et mises en application ailleurs
(Wolfe, 2005). Ainsi, dans le cas du Scotch, nous montrons que défendre sa propriété
intellectuelle à travers une IG implique simultanément des tentatives de dépolitisation
dans les arènes de transaction multilatérales et des politisations à l’échelle de l’Écosse.
Il s’ensuit que le défi principal pour le chercheur consiste à produire des connais-
sances sur la manière dont les acteurs concernés développent et actualisent les res-
sources politiques qui, selon eux, correspondent à la « logique de conformité » des
sites d’interaction qu’ils investissent, tout en gérant les contradictions qui ne man-
quent pas d’émerger.
Au total, et plus généralement, cette étude de cas participe d’une proposition de pro-
blématisation de « la globalisation » qui ne la réduit ni à des explications structuralistes
désincarnées, ni à une description métaphorique de « niveaux » de gouvernance (Jul-
lien et Smith, 2008). Si pour bâtir cet argumentaire, l’économie industrielle et certains
constructivistes en RI (Wolfe, 2005) constituent des points d’appui essentiels, celui de
l’APP l’est encore plus.
451
TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
positionnant dans ce débat, Ève Fouilleux reconnaît tout d’abord l’apport des travaux
estampillés « RI » effectués par des auteurs comme Peter Haas, Kathleen McNamara ou
Deborah Stone. Toutefois, son cadre d’analyse, qui met en avant la structure interne
de la FAO et son rapport à l’expertise, doit finalement plus aux chercheurs en APP,
notamment à Bruno Jobert, Pierre Muller ou Vivienne Schmidt, ainsi qu’à ses propres
travaux antérieurs sur la politique agricole commune. En effet, ces sources théoriques
et conceptuelles vont permettre de développer l’hypothèse selon laquelle les difficultés
de la FAO « renvoient à des défaillances dans l’emploi de ses ressources analytiques
et dans la qualité de sa production discursive, qui empêchent la FAO d’apporter une
valeur ajoutée au débat international et d’apparaître comme un interlocuteur légitime »
(Fouilleux, 2009, p. 759).
Mais l’intérêt de cet article réside moins dans la validation de cette hypothèse que
dans la quête de ses trois causes. Selon Ève Fouilleux, la première se résume au manque
d’ouverture intellectuelle et aux cloisonnements bureaucratiques de la FAO elle-même.
Ses cadres sont depuis toujours essentiellement des agronomes qui, depuis une quin-
zaine d’années, se trouvent faiblement armés intellectuellement et peu légitimes, pour
concurrencer les économistes qui dominent les débats mondiaux sur les politiques
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agricoles et la sécurité alimentaire. Déjà marginalisés par ce mode de recrutement, qui
différencie notamment la FAO de la Banque mondiale, ses fonctionnaires sont en outre
souvent divisés entre eux par un organigramme et des règles internes qui portent
toujours la marque d’un passé lointain.
La deuxième raison pour laquelle la FAO n’est plus au centre de ce domaine d’action
publique concerne le pouvoir des pays développés au sein de ses organes de décision.
Certains contribuent à la quasi-totalité du budget de l’instance, bénéficiant ainsi au
moins d’un pouvoir de blocage. Mais, selon Ève Fouilleux, à cette pression budgétaire
s’ajoutent les effets sur la décision interne de « l’indifférence historique de nombreux
pays du Sud à l’enjeu “politique agricole et rural” » (Fouilleux, 2009, p. 780).
Enfin, la troisième et dernière cause de faiblesse de la FAO réside dans son incapacité
à inclure « le forum scientifique » international dans ses réflexions internes et donc
à se doter d’une expertise autonome des grands pays développés ou d’autres ins-
tances internationales. Au contraire des organisations comme la Commission euro-
péenne, « la FAO a tendance à attendre des consultants et des experts qu’ils lui
procurent des idées et des stratégies, au lieu de se servir d’eux comme fournisseurs
d’arguments pour mettre en valeur ses propres propositions, idées et stratégies »
(Fouilleux, 2009, p. 779).
En somme, l’article d’Ève Fouilleux montre à la fois l’importance de l’expertise au sein
des relations internationales contemporaines et celle des outils scientifiques adaptés
pour pouvoir la saisir. Plutôt que d’opposer « les facteurs endogènes et exogènes » de
manière simpliste, son cadre d’analyse structuré par l’APP lui permet d’analyser la
dynamique de la FAO autour de l’influence réciproque de ses caractéristiques infra-
et extra-organisationnelles.
452
L’analyse des politiques publiques
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Plus généralement, partant du postulat « qu’il n’existe pas vraiment de spécificité
au processus décisionnel de la politique étrangère » par rapport à d’autres politiques
publiques (Campain, 2010, p. 54), Marie Campain considère que la position officielle
de la Pologne concernant le Partenariat oriental ne peut s’étudier qu’à travers la
mise sur l’agenda de ce dernier comme problème méritant un traitement national
et européen. En effet, au cœur de ce processus se trouve une élite composée notam-
ment « des experts ou autres membres de think tanks qui se trouvent en position
d’intermédiaire entre mondes politique et savant, entre niveau national et européen.
[...] Ils aident au cadrage du problème public mais également au déploiement d’une
stratégie en vue de faire adopter le projet au niveau européen » (Campain, 2010,
p. 720-721).
Comme pour Ève Fouilleux, l’accent mis sur l’expertise et son rôle dans la fabrication
des politiques publiques conduit Marie Campain à générer des informations précises
sur la manière dont le champ bureaucratique polonais évolue depuis l’entrée de la
Pologne dans l’UE. En mettant en lumière les apprentissages individuels et collectifs
connus autour de (puis après) cette adhésion, son analyse accorde une importance
centrale « aux savoir-faire européens mobilisés par les acteurs polonais pour assurer
la promotion de leur projet de Partenariat oriental » (Campain, 2010, p. 718).
En résumé, comme les deux séries de travaux décrits plus haut, cette thèse ajoute « une
pierre de plus » aux tentatives de normaliser l’étude de la fabrication des politiques
étrangères et internationales. En mobilisant les outils d’analyse couramment utilisés
dans l’APP, ces auteurs partagent l’ambition de désingulariser la recherche sur les
phénomènes politiques qui dépassent le cadre des États-nations, sans pour autant nier
la possibilité qu’ils comportent des spécificités. Au contraire, loin de vouloir écraser
d’office l’éventuel exotisme des RI, l’objectif est plutôt de les rendre comparables aux
actes, aux forces et aux causes politiques qui jusqu’ici ont généralement été étudiés
aux échelles nationales et infranationales.
453
TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
Gouverner la défense :
un renouvellement de l’analyse décisionnelle
Résumé succinctement par l’auteur lui-même, la thèse de doctorat de Bastien
Irondelle répond à deux questions : qui gouverne la politique militaire de la France ?
Comment change-t-elle (Irondelle, 2003) ? Réformée profondément en 1996, notam-
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ment à travers la suspension du service militaire obligatoire, cette politique a
jusque-là toujours été étudiée soit à travers la théorie réaliste en RI privilégiant
l’intérêt « de la France », soit sous l’angle de la bureaucratic politics (Allison, 1971 ;
McKenzie, 1990), c’est-à-dire de la concurrence entre la multiplicité d’acteurs impli-
qués dans la formulation des politiques de défense. Insatisfait par ces explications,
Bastien Irondelle propose à leur place une « analyse décisionnelle » inspirée par les
écrits existant en RI (Cohen, 1998) et par l’APP qui « s’attache prioritairement aux
processus internes de nature politique, bureaucratique ou cognitive qui contribuent
à la formation de la décision (Irondelle, 2003, p. 20). Toutefois, à la différence de
ces deux sources théoriques, sa recherche empirique sur la réforme de 1996 le
conduit à affirmer avec force qu’une place primordiale demeure pour le pouvoir du
président de la République : « le leadership présidentiel est déterminant tant pour la
conduite de la réforme, que pour la formulation des décisions qui en constituent le
cœur. Le processus décisionnel repose sur un mode de relation hiérarchique entre
l’autorité politique et l’administration ou les groupes sociaux concernés » (Irondelle,
2003, p. 26).
Outre le fait que Bastien Irondelle arrive à étayer et à valider cette hypothèse dans sa
propre étude de cas en montrant « la clôture de la configuration décisionnelle »
(Irondelle, 2003, p. 27), l’intérêt plus général de cette recherche réside surtout dans sa
volonté de s’engager véritablement dans un dialogue approfondi et constructif avec
l’approche cognitive de la décision et du changement des politiques publiques qui, du
moins en France, domine l’APP. Selon l’auteur, cette « réforme régalienne » s’explique
avant tout par une variable souvent sous-estimée par les spécialistes des politiques
publiques : le leadership présidentiel ou, plus exactement, la forme particulière qu’il
prend. En considérant que beaucoup de chercheurs en APP minimisent le pouvoir des
dirigeants politiques en opérant « une généralisation hâtive » à partir d’exemples de
décisions plus émiettées, Bastien Irondelle tente au contraire d’identifier les conditions
454
L’analyse des politiques publiques
qui favorisent « les changements non incrémentaux » (Irondelle, 2003, p. 89). Plus
exactement, sa thèse met à jour les ressources politiques développée par le président
Chirac afin d’imposer aux acteurs concurrents sa vision d’une réforme de la politique
militaire de la France.
Par rapport au propos défendu dans ce chapitre, l’intérêt de la thèse de Bastien Irondelle
est donc double. D’une part, elle montre que les politiques de défense ne peuvent plus
être une chasse gardée pour la recherche conduite uniquement à l’aide des théories
des RI. D’autre part, et inversement, cette thèse souligne comment et pourquoi les
questionnements et les concepts développés par des « internationalistes » peuvent venir
enrichir une APP qui, comme tout champ des sciences sociales, court le risque de
s’enfermer dans des problématiques routinisées.
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internationale du commerce, cette recherche vise surtout à contester le paradigme
dominant dans l’économie politique internationale (EPI) : le structuralisme. Armés de
la théorie des choix rationnels et des données sur les ressources matérielles des entre-
prises et des États, les structuralistes, selon Cornelia Woll, choisissent de postuler
l’intérêt des entreprises plutôt que d’étudier les processus menant à sa définition (Woll,
2008, p. XII). Gênée par cette approche de la génération et de la mobilisation des
données, et plus profondément par l’épistémologie qui les sous-tend, Cornelia Woll
bâtit sa démarche sur l’hypothèse qu’en réalité, les entreprises ne savent pas toujours
ce qu’elles attendent des négociations internationales sur le commerce extérieur. En
s’appuyant sur la sociologie économique (Beckert, 1996) et, plus généralement, sur le
constructivisme (Blyth, 2006), cet ouvrage cherche à montrer que « les firmes sont les
acteurs rationnels et intentionnels, mais que le contenu de cette rationalité est socia-
lement construit » (Woll, 2008, p. 8).
Le livre de Cornelia Woll étaye et valide cette hypothèse en comparant le compor-
tement d’entreprises européennes et américaines dans les négociations internationales
qui se sont déroulées depuis les années 1980 dans deux secteurs de services : les
télécommunications et le transport aérien. Dans chacune de ces études de cas, sa
recherche vise à comprendre pourquoi, au cours de cette période, ces firmes aban-
donnent progressivement la défense acharnée d’un protectionnisme national en
faveur de la libéralisation de leurs secteurs respectifs et, plus généralement, de l’ins-
titutionnalisation de l’OMC. La grille d’analyse développée pour générer les infor-
mations sur cette question repose sur un triptyque – identité, croyances, contexte
stratégique – qui ressemble fortement à l’approche des politiques publiques déve-
loppée par Pierre Muller (1995). Le concept d’identité est mobilisé afin de déterminer
comment les grands fournisseurs de télécommunications, de « champions nationaux »,
deviennent des « acteurs globaux », tandis que les sociétés de transport aérien échan-
gent leur image de « porteuses de drapeaux nationaux » pour celle d’entreprises
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
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croisée des questionnements, des concepts et des méthodes de recherche en RI et en
APP débouche sur une lecture stimulante d’objets qui, jusque-là, ont été dominés par
les internationalistes plus intéressés à défendre leur pré carré respectif qu’à s’ouvrir
aux sources potentielles du renouvellement théorique.
Pris dans son ensemble, ce dernier paragraphe montre que pour les chercheurs initia-
lement formés en RI et en APP, un voyage chez leur « voisin » scientifique est plus
que salutaire. Si le ticket d’entrée peut sembler cher en termes de lecture et d’échanges
au sein de colloques et de séminaires « étrangers », il ouvre les portes à l’innovation
conceptuelle et méthodologique. Toutefois, il montre aussi que les portes ne peuvent
s’ouvrir que lorsque certaines conditions sont réunies, avant tout celles de partager la
même base épistémologique, ontologique et méthodologique. Sans forcément le reven-
diquer eux-mêmes, l’ensemble des chercheurs mentionnés dans ce paragraphe sont
constructivistes, possèdent une ontologie du monde politique institutionnaliste et, dans
leurs enquêtes respectives, pratiquent tous la méthode sociologique. À l’inverse, il ne
sert à rien de chercher à croiser les regards des RI et de l’APP si les parties prenantes
sont partisans des choix rationnels, du structuralisme ou de l’analyse politique sans
recherche de terrain.
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L’analyse des politiques publiques
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elles citent un auteur de l’APP : « Communauté épistémique » (Callon, Lascoumes et
Barthe, 2001) ; « État » (Chevallier, 2004) ; « Politique étrangère » (Kessler, 1999) ; et
« Régulation » (Commaille et Jobert, 1999 ; Majone, 1996 ; Thatcher et Stone-Sweet,
2003). Ensuite, on ne peut qu’être frappé par le fait que des entrées comme « Acteurs »,
« Décision », « Idées » et « Identité » font toutes comme si ces concepts n’étaient abordés
qu’en RI. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que même les ouvrages sur « la
sociologie des relations internationales » souffrent de cette caractéristique. Le petit
« Repère » sur ce thème de Guillaume Devin (Devin, 2007) évoque à répétition et de
manière stimulante les problématiques et les notions qui sont monnaie courante en
APP4, sans jamais y faire référence.
Qu’en est-il alors de l’APP elle-même ? Nous avons évoqué plus haut pourquoi et
comment un nombre croissant d’auteurs formés dans cette partie de la science poli-
tique analysent de plus en plus les phénomènes « internationaux ». Toutefois, en dépit
de cette tendance, leur connaissance et leurs usages de travaux en RI demeurent
presque nuls. Tout d’abord, le manuel de Daniel Kübler et Jacques de Maillard (Kübler
et Maillard, 2009) ne cite que le fameux livre de Graham Allison, tandis que celui de
Patrick Hassenteufel (2008) ne fait qu’y ajouter les références à Peter Haas (1992), à
Samy Cohen (1998) et à notre propre plaidoyer pour un rapprochement des RI et de
l’APP (Petiteville et Smith, 2006). Ensuite, cette partie de la science politique a éga-
lement son « dictionnaire » régulièrement réactualisé (Boussaguet, Jacquot et Ravinet,
2010). À nouveau, cependant, il tourne le dos aux RI, puisque seulement cinq de ses
4. Par exemple, Guillaume Devin démarre son ouvrage en dessinant le projet scientifique de la sociologie
des RI de la manière suivante : « en bâtissant un cadre d'analyse suffisamment large, l'objectif consiste ainsi
à souligner les continuités et les discontinuités dans les modes d'action, les contraintes et les dynamiques
que les acteurs contribuent à créer, mais dans lesquelles ils sont également plus ou moins involontairement
pris » (Devin, 2007, p. 3-4). G. Devin a néanmoins animé avec Andy Smith, lors du dernier congrès de l'AFSP
(Sciences Po, juillet 2013), un module transversal à la charnière entre RI et APP, « Les politiques interna-
tionales : objets et stratégies de recherche ».
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
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calculs6, et comme le montre le tableau ci-dessous, au cours des années 2000, la RFSP
a publié pas moins de 63 textes fortement informés par l’APP et 19 par les RI, tandis
que la RCSP en a publié respectivement 14 et 7. Même si les chiffres pour la RFSP sont
quelque peu biaisés par l’impact de certains numéros spéciaux volumineux, ils confir-
ment très largement la popularité croissante des approches en termes de l’APP au sein
de la science politique française évoquée en début de ce texte. Inversement, ils montrent
également la faible emprise des chercheurs en RI par rapport au contenu de cette revue.
Si les mêmes chiffres pour la RCSP sont moins élevés, et donc moins significatifs du
point de vue de l’analyse statistique, nous découvrons à nouveau que les recherches
en RI sont rarement valorisées dans cette revue généraliste.
Mais à notre sens, il est encore plus utile de regarder de près la pratique de citations
que révèlent ce tableau et plus largement notre modeste exercice bibliométrique. On
voit tout de suite que les représentants de ces deux parties de la science politique se
citent extrêmement peu : 2,53 citations par article pour les internationalistes ; 0,66
pour les textes en APP. Le tableau montre aussi que les spécialistes de l’action publique
lisent encore moins les travaux de leurs voisins que vice versa. En revanche, cette
tendance s’inverse dans le cas de la RCSP, où les 7 articles en RI ne citent aucune
publication en APP, alors que les 14 publications en APP citent en tout 15 références
5. Certes, il existe des revues qui se penchent soit vers les RI (par exemple Critique internationale), soit
vers l'APP (Politiques et management public). Toutefois, souvent expertisées partiellement par les acteurs
professionnels, elles favorisent les textes courts qui combinent rarement un développement théorique et
une démonstration empirique. Depuis, l'offre s'est enrichie dans le domaine de l'APP avec Gouvernement
et action publique (GAP), qui accueille des articles traitant de RI.
6. Cet exercice quantitatif comporte inévitablement une dimension subjective. D'abord, afin d'identifier et
de classer ces textes, nous sommes partis de leur titre et de leur résumé afin de cerner l'approche qui les
domine. Ensuite, en examinant et en comptant les citations, nous avons opéré des distinctions structurées
par notre propre connaissance des références bibliographiques traitées. Néanmoins, dans un cas comme
dans l'autre, nous nous sommes efforcé d'être le plus objectif possible en recourant, si nécessaire, aux
dictionnaires et aux manuels précités.
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L’analyse des politiques publiques
2001 1 1 4 3
2002 0 0 7 7
2003 3 6 2 9
2004 6 3 5 0
2005 1 7 13 8
2006* 4 15 8 3
2007 0 0 2 0
2008 3 6 4 1
2009 1 10 14 1
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2010 0 0 4 10
Total 19 48 63 42
* Nous avons exclu notre propre article coécrit avec Franck Petiteville (Petiteville et Smith, 2006) car, en
préconisant un rapprochement entre les RI et l'APP, il contient forcément un nombre très important de
références qui aurait biaisé l'analyse quantitative tentée ici.
Source : auteur.
d’internationalistes. Bien entendu, on pourrait nous répondre que certains objets empi-
riques couramment traités en APP (les politiques locales), tout comme certains étudiés
en RI (la guerre), rendent l’emprunt des outils développés dans d’autres parties de la
discipline peu approprié. Mais il est quand même frappant de se rendre compte à quel
point, et autant au Canada qu’en France, mis à part quelques exceptions souvent citées
en passant7, les écrits de caractère théorique et méthodologique traversent si rarement
les cloisons au sein de notre discipline.
En résumé, nonobstant les rapprochements possibles entre les RI et l’APP exposés dans
le paragraphe précédent, notre examen rapide des pratiques de citation au sein de la
science politique française tend fortement à suggérer que ces deux composantes de
notre discipline restent aussi éloignées l’une de l’autre en 2010 qu’en 2001.
7. En termes relatifs, les chercheurs en RI citent souvent les travaux de Pierre Muller, de Bruno Jobert et
d'Yves Surel. En revanche, les seules citations qui se répètent dans les articles en APP concernent les textes
de Graham Allison et de Peter Haas.
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TRAITÉ DE RELATIONS INTERNATIONALES
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– l’IEP de Bordeaux –, un étudiant qui choisit le parcours de master en RI terminera
sa vie universitaire sans jamais avoir suivi un enseignement en APP.
Sans surprise, cet éloignement structurel entre les RI et l’APP se poursuit au cours des
études doctorales où, sauf exception, chaque directeur de thèse tend à se positionner
dans l’une ou l’autre de ces parties de la science politique. Si les thèses précitées de
Marie Campain, de Bastien Irondelle et de Cornelia Woll montrent qu’un doctorant
imaginatif et volontaire peut malgré tout traverser le fossé créé au cours de sa for-
mation initiale, ces exemples demeurent des « exceptions qui confirment la règle ».
Ensuite, une fois la thèse terminée, le recrutement en tant que chargé de recherche, de
maître de conférences ou de professeur des Universités porte également l’empreinte des
clivages infradisciplinaires qui n’ont que peu de choses à voir avec la capacité analy-
tique et professionnelle des candidats. Pour les deux premiers types de poste, le jeu de
fléchage favorise rarement les dossiers de candidature qui démontrent une capacité à
effectuer une recherche sous un angle qui combine RI et APP. Quant aux recrutements
via l’agrégation de science politique, la distinction faite entre les épreuves en RI et en
APP semble également faire perdurer ces catégories infradisciplinaires désuètes.
Enfin, une fois en poste, les caractéristiques de notre profession évoquées plus haut
conduisent presque toutes à la reproduction de ces catégories et au manque de véri-
tables dialogues soutenus entre les membres des différentes parties de la discipline :
revues et collections des maisons d’édition par branche, organisation sectorielle des
congrès de l’Association française de science politique, appels d’offre trop spécialisés,
etc. En somme, la structuration de la science politique, l’identité professionnelle et la
pratique quotidienne de la plupart de ses « membres » constituent de toute évidence
les causes profondes de la séparation scientifiquement injustifiée et néfaste qui conti-
nuent d’empêcher toute fertilisation croisée entre les RI et l’APP.
***
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L’analyse des politiques publiques
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persistons à croire qu’elles peuvent et doivent participer au renouvellement des RI que
cet auteur, et bien d’autres, appellent de leurs vœux. En effet, si aujourd’hui les rela-
tions entre RI et APP ressemblent à celles d’un couple en pleine tourmente, il existe
d’excellentes raisons pour que les deux continuent à habiter la même « maison », et
que leurs représentants cherchent ensemble un mode de vie commun plus épanoui.
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