Vous êtes sur la page 1sur 13

CES CORPS QUI COMPTENT ENCORE

Judith Butler, Traduit de l'anglais (États-Unis d'Amérique) par Myriam Dennehy

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2019/4 N° 76 | pages 15 à 26
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724635942
DOI 10.3917/rai.076.0015
Article disponible en ligne à l'adresse :
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2019-4-page-15.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


dossier
Ces corps
qui comptent encore
Judith Butler

L ’époque qui est la nôtre, marquée par tant d’atrocités et de morts


absurdes, pose une question éthique et politique majeure : de quels
modes de représentation disposons-nous ? Il ne faudrait pas céder à la
tentation de proposer trop hâtivement une politique de la vulnérabilité
ou une politique du care comme une voie toute tracée pour le féminisme
ou pour la gauche. Certes, l’une et l’autre politiques doivent être prises
en considération, car nombreux sont ceux qui souffrent d’une trop grande
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
vulnérabilité. Mais cette problématique demande à être étudiée avec cir-
conspection. Certains estiment que nous devons identifier les groupes vul-
nérables et les protéger. J’avoue ne pas savoir exactement quel est ce
« nous », même si je ne suis pas fondamentalement hostile à cette
démarche. Ni la vulnérabilité ni le care ne peut servir de fondement à une
politique, si nous voulons qu’une disposition ou une condition humaine
actualisée et cohérente engendre, logiquement ou chronologiquement, un
cadre politique pour le féminisme. Il serait bien commode de pouvoir
élaborer une nouvelle politique à partir de la notion de vulnérabilité, mais
celle-ci ne peut ni être isolée d’autres termes ni servir de fondement
conceptuel. Une réflexion sur le lien entre vulnérabilité et résistance fait
apparaître les limites des conceptions de la vulnérabilité qui tantôt l’uti-
lisent comme un qualificatif sociologique attribué à certains groupes,
tantôt l’isolent comme une condition révélant une version particulière de
l’être humain. Il ne s’agit pas de se rassembler en tant que créatures vul-
nérables ni de former une catégorie d’individus s’identifiant fondamen-
talement comme vulnérables. Dans le contexte de la défense des droits
sociaux et de l’humanitarisme, on comprend que la vulnérabilité
s’applique à telles ou telles populations ; d’un point de vue sociologique,
il y a en effet des populations vulnérables qui requièrent une protection,
voire un care. Ce constat s’applique tout particulièrement à ceux qui sont
privés de leurs droits humains fondamentaux, aux masses de migrants
laissés pour compte par tant d’États-nations et d’organisations transna-
tionales, y compris l’Union européenne. Il s’applique aussi aux victimes
de féminicide en Amérique du Sud (en particulier au Honduras, au Gua-
temala, au Brésil, en Argentine et au Salvador), ainsi qu’à toutes les per-
sonnes brutalisées ou tuées en raison de leur féminisation, dont de
nombreuses femmes transgenres.
16 - Judith Butler

Ces morts sont souvent rapportées dans les médias, elles alimentent les
rubriques de faits divers, elles mettent le public en émoi mais, pour autant,
elles ne cessent de se reproduire. Elles suscitent la consternation, certes, mais
cette consternation ne s’accompagne pas forcément d’une analyse susceptible
d’enclencher une mobilisation contre ces crimes récurrents. De tels crimes nous
sont présentés tantôt comme des cas pathologiques, tantôt comme des tragé-
dies, tantôt comme des faits divers parmi d’autres. Les féministes, elles, s’effor-
cent de théoriser la situation afin d’identifier les termes dans lesquels elle devrait
être formulée et comprise. D’après Montserrat Sagot, « le féminicide exprime
sur un mode dramatique l’inégalité des relations entre le féminin et le masculin
et constitue une manifestation extrême de domination, de terreur, de vulné-
rabilité sociale et d’extermination en toute impunité 1 ». Ces actes meurtriers
ne s’expliquent pas par des caractéristiques individuelles, pathologiques ni
même par une agressivité masculine. Ils relèvent bien plutôt de la reproduction
d’une structure sociale et s’apparentent à une forme extrême de terrorisme
sexiste 2.
Selon elle, le meurtre est une forme extrême de domination, dans le pro-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
longement de la discrimination, du harcèlement et des violences conjugales.
Ce raisonnement aboutit cependant à un paradoxe : si l’objectif est l’extermi-
nation, alors le meurtrier ne peut plus exercer sa domination, puisque le domi-
nateur a besoin d’un dominé dont la subordination lui renvoie son propre
reflet. Si la personne ou la classe subordonnée meurt, alors le dominateur
devient la norme et un rapport d’inégalité imposée donne lieu au génocide.
Personne ne peut dominer les morts.
Le féminicide ne consiste pas à exterminer l’ensemble des femmes, mais il
établit néanmoins un climat dans lequel toute femme, y compris transgenre,
est menacée de mort. Les vivantes elles aussi sont exposées à cette menace.
Elles sont terrorisées par la prévalence de cette pratique meurtrière, elles sont
incitées à se subordonner pour échapper à ce destin, et leur subordination
même renvoie à leur statut de « tuable ». Dans ces conditions, les femmes sont
vouées à se subordonner ou à mourir. Ce pouvoir de terroriser est avalisé,
cautionné et entériné par la police, qui refuse d’engager des poursuites voire
maltraite les femmes qui osent porter plainte contre les violences dont elles
sont victimes ou témoins.
Le meurtre est bien évidemment une « violence », mais la perpétuation du
terrorisme institutionnalisé n’en est-elle pas une aussi ? La qualifier de violence
nous fait passer d’une conception de la violence physique à une conception de
la violence institutionnelle, l’une et l’autre étant indissociablement liées et
mutuellement renforcées dans une dialectique de la terreur. C’est ici qu’un

1 - Montserrat Sagot, « Femicidio (feminicidio) », in Susana Gamba, Dora Barrancos, Eva Giberti,
et Diana Maffía, (dir.), Diccionario de Estudios de Género y Feminismos, Buenos Aires, Editorial
Biblos, 2007.
2 - Julia Monárrez Fragoso, « Feminicidio sexual serial en Ciudad Juárez (1993-2001) », Debate
Feminista, année 13, vol. 25, avril 2002.
Ces corps qui comptent encore - 17

important travail théorique s’impose : comment comprendre la spécificité du


terrorisme sexuel ? Quel est son rapport à la domination et à l’extermination ?
Pouvons-nous l’interpréter dans le cadre d’une théorie générale de la sexualité
et de la violence ? Toutes ces questions nous permettent d’envisager la possi-
bilité d’une intervention d’ampleur mondiale destinée à reconceptualiser ces
formes de meurtre afin d’identifier les formes de pouvoir social qui les enté-
rinent. C’est seulement ainsi que nous parviendrons à contrer les versions des
faits qui imputent aux femmes la responsabilité de leur propre mort, qui pré-
sentent les hommes comme des cas pathologiques, ou qui sont sensibles à leur
rage. Aussi individuelles et atroces soient ces morts, elles s’inscrivent dans une
structure sociale qui a établi que les femmes ne sont pas pleurables (ungrie-
vable). Les catégories qui ne rendent pas compte du fonctionnement du pou-
voir social dans de telles situations font obstacle à une opposition politique
efficace. Certes, de nombreuses questions restent en suspens : les usages du
discours sur les droits humains, le recours à des régimes juridiques qui repro-
duisent souvent les inégalités, la nécessité de comprendre les moyens de résis-
tance dont disposent les femmes dans de telles conditions de terreur.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
L’établissement d’un bilan global de cette réalité supposerait que l’on
comprenne la manière dont surviennent de tels meurtres, notamment dans les
prisons et les villes américaines, qui prennent tout particulièrement pour cible
les femmes de couleur et les femmes transgenres, les plus vulnérables mais
aussi celles dont les formes de résistance politique pourraient bien s’avérer les
plus puissantes. La multiplication des études féministes et l’extension de la
jurisprudence dans ce domaine d’ores et déjà mieux connu et plus accessible
ont transformé le paysage juridique et politique. J’ignore quel type de révolu-
tion il nous faudrait enclencher pour venir à bout de cette forme de terrorisme,
mais c’est un idéal que nous devrions garder à l’esprit, aussi difficile cela puisse-
t-il paraître.
Comment nommer et contrer de telles formes de ciblage nécro-politique
sans produire une catégorie de victimes qui prive les femmes, y compris trans-
genres, de leurs réseaux, de leur théorie et de leur analyse, de leurs solidarités
et de leur force d’opposition ? Quand nous parlons de populations vulnérables,
nous ne pensons pas formuler une assertion ontologique à propos de ce
groupe ; nous pensons simplement recourir à une terminologie sociologique
ou juridique ad hoc. En bref, le point de vue raisonnable nous semble, dans ce
cadre, être à peu près le suivant : une population devenue vulnérable du fait
de certaines circonstances historiques est désignée ou identifiée, mais elle
pourra être délivrée de sa vulnérabilité dans la mesure où lui sera apporté un
soutien infrastructurel adéquat, et notamment un refuge et des droits. Ce
groupe perdra alors son statut de vulnérable, bien que d’autres populations
restent vulnérables du fait de leurs conditions historiques. Mais, si l’on consi-
dère que la mission consistant à les délivrer de leur vulnérabilité incombe à
ceux qui leur viennent en aide, les personnes qualifiées de vulnérables conser-
vent-elles et exercent-elles encore leur propre pouvoir, ou doivent-elles s’en
remettre à l’intervention d’un care paternaliste ?
18 - Judith Butler

Quand nous assignons ainsi la vulnérabilité à des personnes, nous concep-


tualisons et isolons la vulnérabilité comme un signe distinctif de vies humaines
exposées à certaines conditions historiques contingentes et, ce faisant, nous
escamotons la constellation de vulnérabilité, de colère, de persévérance et de
résistance qui émerge de ces conditions historiques. Pour bénéficier d’une aide
ou déclarer une crise humanitaire, il faut que les populations vulnérables soient
désignées comme telles par ceux qui ont l’autorité institutionnelle et discursive
pour envoyer de l’aide, engager des procédures juridiques, attirer l’attention
des médias. Or une population ainsi définie risque du même coup de voir niés
ses efforts d’action, ses formes de solidarité, ses réseaux de soutien et ses moyens
de résistance. Dans ces conditions, le discours par lequel elles sont représentées
risque de donner d’elles une image fausse, en situant le pouvoir en dehors de
leur propre sphère d’action. Dès lors qu’elles sont qualifiées de vulnérables,
elles se trouvent privées de leur pouvoir. N’est-ce pas là un dilemme inextri-
cable, puisque nous les qualifions justement de vulnérables au motif qu’elles
ont été privées de pouvoir. Comment sortir de cette impasse ?
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
Une situation similaire affecte les populations réfugiées qui sont détenues
en Europe ou abandonnées sur la Méditerranée. À propos de ceux qui sont
parqués dans des camps à la frontière syrienne ou qui prennent la mer sans
aucune garantie de sauvetage, nous nous référons à des populations qui ris-
quent leur vie et dont la mort est un élément chiffrable de ce que Mbembe
appelle la nécro-politique. Sans m’attarder sur cette notion, je tiens à souligner
le caractère organisé des privations et des morts qui adviennent aux confins
de l’Europe. Au cours des deux dernières années, près de 3 000 personnes,
dont un grand nombre d’émigrés kurdes, sont morts en essayant de franchir
la Méditerranée. En Syrie, les pertes civiles sont colossales. Le Réseau syrien
des droits de l’homme estime que six années de guerre civile ont fait plus de
200 000 morts parmi la population, et ce chiffre est encore amplifié par les
centaines de victimes des récents bombardements américains. Parmi les innom-
brables exemples qui illustrent le processus consistant à nommer et à identifier
des populations vouées à la destitution et à la mort, citons le démantèlement
du camp de Calais, les maltraitances infligées aux Syriens et aux Kurdes parqués
à la frontière turque, et les différentes façons par lesquelles le racisme antimu-
sulman se déploie en Europe et aux États-Unis, et converge avec le racisme
anti-Noirs pour produire la notion de personnes jetables, considérées comme
quasi-mortes ou déjà mortes. Nous pourrions choisir d’établir une distinction
entre victimes de guerre et réfugiés, mais les réfugiés ne sont-ils pas eux-mêmes
une conséquence de la guerre ? Sans guerre, il n’y aurait pas de réfugiés. Les
réfugiés syriens subissent une condition générée par la guerre, ils sont victimes
de la guerre autant que de la fuite face à la guerre. Il arrive néanmoins que
ceux qui ont été privés de soutien infrastructurel se débrouillent pour mettre
en place des réseaux, échanger des plannings, comprendre et utiliser le droit
maritime international à leur avantage afin de passer des frontières, prévoir un
itinéraire, entrer en contact avec des communautés susceptibles de leur apporter
un soutien. Les réfugiés qui s’amassent aux frontières de l’Europe ne sont pas
précisément une vie nue – ce n’est pas en les privant encore davantage de leurs
Ces corps qui comptent encore - 19

capacités que nous reconnaîtrons leur souffrance. Dans une situation


effroyable, ils improvisent des formes de socialité, utilisent des téléphones por-
tables, élaborent des projets qu’ils mettent tant bien que mal à exécution, tra-
cent des cartes, apprennent une langue étrangère, même si de telles activités
ne sont pas toujours possibles. Alors même que leur capacité d’agir (agency)
est entravée à chaque tournant, ils arrivent parfois à trouver des moyens de
résister, de formuler une revendication politique. En revendiquant le droit
d’obtenir des papiers, le droit de circuler librement, le droit d’entrée, ils ne
surmontent pas leur vulnérabilité, ils la manifestent. Ils ne transforment pas
miraculeusement la vulnérabilité en force, mais ils exigent que la vie soit sou-
tenue afin de perdurer. Cette revendication peut s’exprimer par leur corps, par
leur présence, par leur refus de bouger. Par l’image du téléphone portable qui
plaide virtuellement pour la vie réelle. En d’autres termes, la vulnérabilité
s’incarne dans l’expression même d’une revendication politique, dans l’acte de
résistance. On s’imagine parfois que l’action suppose un dépassement de la
vulnérabilité. Les vulnérables n’agissent pas ; l’action dénote la force. Sans doute
devrions-nous repenser l’acte de manifester, et la logique de la manifestation
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
elle-même, afin de réévaluer de tels présupposés.
Un autre exemple en est le journal allemand Daily Resistance, publié en
farsi, en arabe, en turc, en allemand, en français et en anglais : il sert de plate-
forme aux réfugiés qui peuvent y formuler un ensemble de revendications
politiques, dont l’abolition des camps de réfugiés, la fin de la politique alle-
mande de Residenzpflicht (restreignant leur mobilité géographique), la fin des
déportations, le droit de travailler et de faire des études. En 2012, dans la ville
bavaroise de Würzburg, des réfugiés se sont cousus la bouche en signe de
protestation parce que le gouvernement avait refusé de leur répondre. Ce geste
a été repris dans plusieurs sites et récemment encore par des migrants iraniens
à Calais en mars dernier, avant le démantèlement et l’évacuation de leur camp.
Leur point de vue, largement partagé, est que sans une réponse politique, les
réfugiés n’ont pas de voix : une voix qui n’est pas entendue n’est pas prise en
compte, et elle n’est donc pas une voix politique. Certes, les réfugiés n’ont pas
formulé leurs revendications en ces termes. Ils les ont exprimées par un geste
lisible et visible qui étouffe la voix comme signe et substance de leur revendi-
cation. En témoignant de l’impossibilité de faire entendre une revendication,
l’image de la bouche cousue est à elle-même sa propre revendication muette.
Elle fait de l’absence de voix une image visuelle pour dénoncer les limites
politiques qui sont imposées à l’audibilité. D’une certaine manière, nous voyons
à nouveau une forme de politique théâtrale qui affirme tout à la fois un pouvoir
et les limites imposées au pouvoir.
Autre exemple : celui de l’« homme immobile » qui, en juin 2013, dénonçait
le régime autoritaire d’Erdogan et ses atteintes aux fondements mêmes de la
démocratie que sont la liberté d’assemblée et d’expression. Les autorités turques
ayant interdit tout rassemblement sur la place Taksim, le chorégraphe Erden
Gündüz a pris l’initiative de protester en se tenant simplement debout, immo-
bile, silencieux, le regard fixe. Les centaines de personnes qui l’ont rejoint ne
pouvaient pas être accusées de former un rassemblement, dans la mesure où
20 - Judith Butler

aucune ne parlait ni ne bougeait. La performance consistait à mimer l’obéis-


sance, à illustrer les restrictions de liberté imposées par le régime, à s’y sou-
mettre pour mieux les dénoncer devant les caméras. Cette manifestation avait
une double signification : il s’agissait de montrer l’interdiction, de l’incarner,
de la représenter physiquement, de la mettre en scène, mais aussi de la contester,
de la dénoncer. Cette performance s’inscrivait dans un champ visuel ouvert
par les caméras de téléphones mobiles, formes de technologie qui échappent à
la censure. Il s’agissait donc, dans un même geste, de se soumettre à l’inter-
diction et de la défier. Dénoncer la censure en incarnant ses termes est assu-
rément un tour de force et un geste de défi.
Pour conclure, je reviendrai sur les conditions de possibilité du deuil (grie-
vability). Est-il politique d’affirmer que certaines personnes sont plus ou moins
pleurables ? Peut-on considérer une population dans une certaine configura-
tion comme plus ou moins digne de deuil ? Il n’est évidemment pas question
ici d’attributs intrinsèques, mais de la manière dont les populations sont repré-
sentées et traitées dans le cadre de schémas dominants de pouvoir. Car une
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
population qui est prise pour cible, délaissée ou abandonnée à une mort cer-
taine est déjà une population dont les vies ne comptent pas en tant que telles
dans un cadre qui différencie, d’après des critères démographiques, ce qui peut
ou non mériter un deuil. Parfois, les vies qui ne sont pas dignes de deuil ne
sont même pas considérées comme des vies à part entière. Dès lors qu’une vie,
ou un ensemble de vies, est considérée comme indigne de deuil, ne cesse-t-elle
pas d’être considérée comme vivante ? Une vie indigne de deuil est-elle consi-
dérée comme une vie non-vivante ? Et, si oui, dans quel sens ?
Formulée ainsi, la notion de deuil peut sembler déconcertante. Nous
sommes en effet habitués à nous interroger sur la capacité des sujets à faire le
deuil, mais nous sommes assez peu enclins à demander si tous peuvent en faire
l’objet. C’est la perspective qu’adoptaient Alexander et Margarete Mitscherlich
dans leur ouvrage paru en Allemagne en 1967 sous le titre Le Deuil impossible
(Die Unfähigkeit zu trauern). Dans la lignée des travaux de Freud sur la mélan-
colie, ils s’interrogeaient sur l’incapacité de l’Allemagne d’après-guerre à faire
le deuil des pertes massives infligées par le régime nazi, ainsi que des pertes
subies par la population allemande. Selon eux, la mélancolie ne caractérisait
pas seulement le psychisme individuel, mais une condition collective, commune
ou, plus précisément, nationale. Le deuil implique la reconnaissance d’une
perte – ce que Freud appelait le « verdict de réalité » ; la mélancolie, en
revanche, refuse en quelque sorte d’entendre ou de prononcer ce verdict, elle
refuse de reconnaître une perte qui, à un certain niveau, est à la fois enregistrée
et niée.
Dès lors qu’une population est pleurable (grievable), elle peut être reconnue
comme population vivante dont la mort ferait l’objet d’un deuil : sa disparition
serait jugée inacceptable, injuste, choquante et scandaleuse. La pleurabilité est
une caractéristique attribuée à un groupe ou une population par un autre
groupe ou communauté, soit dans les termes d’un discours, soit dans les termes
d’une politique ou d’une institution. Cette caractérisation peut se faire par
Ces corps qui comptent encore - 21

divers intermédiaires et avec plus ou moins de force – elle peut aussi ne pas
se faire, ou ne se faire que de manière intermittente et incohérente, en fonction
du contexte ou de la manière dont le contexte évolue. Ce que je veux dire,
c’est que les individus ne peuvent être pleurés, ou être envisagés comme pleu-
rables, que dans la mesure où leur mort est reconnue comme une perte. Or la
perte ne peut être reconnue que si les conditions de reconnaissance sont établies
dans le cadre d’un certain champ intersubjectif. Et pourtant, reconnaître une
perte quand il n’y a pas de conditions établies pour sa reconnaissance peut
faire éclater la norme mélancolique, c’est-à-dire activer la dimension perfor-
mative du deuil public qui cherche à exposer les limites du deuil et établir de
nouveaux termes de reconnaissance. Cela serait une forme de deuil militant
qui fait irruption dans l’espace et le temps publics, inaugurant une nouvelle
constellation spatio-temporelle.
Peut-être pourrions-nous dire simplement que toute vie mérite d’être
pleurée, et militer pour une prise en compte de cette égalité fondamentale.
Nous pourrions soutenir que cette affirmation est descriptive, que toute vie est
pleurable ; mais, si notre description s’en tient là, nous donnons une image
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
très erronée de la réalité actuelle. Peut-être devrions-nous donc être franche-
ment normatifs, sans vergogne, et affirmer que toute vie devrait mériter un
deuil, posant ainsi un horizon utopique dans lequel la théorie et la description
doivent fonctionner. Si nous voulons arguer que toute vie est intrinsèquement
pleurable, affirmant ainsi qu’elle a une valeur naturelle ou a priori, alors notre
assertion descriptive implique une assertion normative, selon laquelle toute vie
mérite un deuil. Mais pourquoi attendons-nous d’une assertion descriptive
qu’elle fasse ce travail normatif ? Puisqu’il nous faut signaler l’incohérence
radicale entre ce qui est et ce qui devrait être, gardons-les distincts, du moins
dans ce genre de débats. En effet, si nous appuyons notre théorie sur le présent,
l’assertion descriptive la plus pertinente n’est assurément pas que toutes les
vies sont également pleurables. Passons donc de ce qui est à ce qui devrait être,
ou du moins amorçons ce mouvement qui pose un horizon utopique pour
notre réflexion (merci, Drucilla Cornell, de m’avoir appris à le faire).
Par ailleurs, dire que toutes les vies ne sont pas également pleurables pré-
suppose un idéal égalitaire du deuil. Cette formulation a au moins deux impli-
cations qui posent certains problèmes critiques. La première implication
renvoie à la nécessité de nous demander s’il y a un moyen de mesurer ou
d’évaluer la pleurabilité. Comment établir que telle population est davantage
pleurable que telle autre ? Y a-t-il différents degrés de pleurabilité ? Il serait
assurément très troublant, voire totalement contre-productif, d’établir un calcul
qui puisse répondre à ces questions. La seule manière de comprendre l’affir-
mation selon laquelle certaines vies sont plus pleurables que d’autres, ou sont
dans certains cadres et dans certaines circonstances mieux protégées que
d’autres contre le danger, la destitution et la mort, est donc de dire avec Derrida
que la valeur inestimable d’une vie est reconnue dans un certain contexte et
pas dans un autre, ou que, dans le même contexte (si ce contexte peut être
déterminé), certains sont investis d’une valeur inestimable et d’autres d’une
valeur estimable. Faire l’objet d’un calcul, c’est déjà être entré dans la zone
22 - Judith Butler

grise du sans-deuil. La deuxième implication de la formule selon laquelle toutes


les vies ne sont pas traitées comme également dignes de deuil est que nous
devons revoir notre conception de l’égalité afin de comprendre désormais le
deuil comme un attribut social devant être soumis à des normes égalitaires. En
d’autres termes, il n’y aura pas d’égalité tant qu’il n’y a pas de deuil égal, ou
d’attribution égale du deuil. La possibilité de faire l’objet d’un deuil est une
condition nécessaire de l’égalité.
La lutte pour l’égalité est donc indissociable de la lutte contre la violence,
mais elle implique aussi un engagement envers une nouvelle biopolitique. Une
population considérée comme indigne de deuil a été privée de son statut de
population vivante. Dès lors qu’elle est socialement morte, ou soumise à une
épistémê nécro-politique, elle ne peut pas faire l’objet d’un deuil. Seuls ceux qui
sont considérés comme vivants peuvent faire l’objet d’un deuil, peuvent être
considérés comme une perte humaine. Une vie déjà perdue ou perdue d’emblée
ne peut pas être perdue d’une manière significative et ne peut donc pas être
pleurée. Et pourtant, nous le savons, la vie qui est perdue d’emblée peut être
pleurée, précisément parce qu’elle était perdue avant d’avoir eu une chance de
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
vivre, et a épuisé toutes ses chances en tant que forme de perte perpétuelle.
Ainsi, quand nous disons qu’une vie n’est pas pleurable (ungrievable), nous
ne parlons pas seulement d’une vie déjà achevée. En effet, vivre dans le monde
en tant que vie susceptible de deuil, c’est savoir que notre mort sera pleurée,
pourra être pleurée, c’est avoir le sentiment de vivre dans un monde où notre
vie compte. C’est aussi savoir que cette vie sera protégée à cause de sa valeur,
qu’elle bénéficiera du soutien infrastructurel nécessaire pour vivre dans un
monde avec un avenir ouvert. Cette manière d’évaluer l’égale pleurabilité fait
partie de la biopolitique, et cela signifie que nous ne pouvons pas toujours
faire remonter cette forme d’inégalité à un processus souverain de prise de
décision. Dans le dernier chapitre de ses conférences de 1976 intitulées Il faut
défendre la société, Foucault retrace l’émergence du champ biopolitique au
19e siècle. Il définit la biopolitique comme l’exercice du pouvoir sur les êtres
humains en tant qu’être vivants. Distincte du pouvoir souverain, la biopolitique
ou biopouvoir est une formation proprement européenne. Elle opère à travers
diverses technologies et méthodes de gestion de la vie, mais aussi de la mort.
Foucault considère qu’il s’agit d’une forme de pouvoir bien particulière, s’exer-
çant sur les êtres humains en vertu de leur statut d’êtres vivants – qu’il appelle
parfois statut biologique, sans préciser à quelle version de la science biologique
il se réfère. Foucault définit la biopolitique comme le pouvoir de « faire vivre »
ou de « laisser mourir », distinct du pouvoir souverain de « prendre la vie »
(ou « faire mourir ») et « laisser vivre ». Comme souvent chez Foucault, ce
pouvoir ne s’exerce pas à partir d’un centre souverain : il y a plutôt de multiples
instances de pouvoir opérant dans un contexte post-souverain pour gérer des
populations vivantes, pour gérer leur vie, décider de les faire vivre ou de les
laisser mourir. Cette forme de biopouvoir réglemente notamment le caractère
vivable de la vie, déterminant le potentiel de vie relatif des populations. En
témoignent les taux de mortalité et de natalité qui indiquent des formes de
racisme relevant de la biopolitique. Comme l’explique Ruth Wilson Gilmore,
Ces corps qui comptent encore - 23

« le racisme se définit par la production et l’exploitation, sanctionnées par l’État


ou extra-judiciaires, d’une vulnérabilité différenciée selon les groupes face à la
mort prématurée 3 ». En témoignent aussi les politiques natalistes et les mou-
vements pro-life qui privilégient certaines formes de vie, ou de tissus vivants,
plutôt que d’autres, comme les femmes adolescentes ou adultes.
L’inégalité fondamentale qui conditionne la possibilité des personnes d’être
des sujets de deuil – et, dans le cadre d’un projet plus ambitieux, il nous fau-
drait aussi considérer comment ce calcul s’applique aux animaux – a trait à la
biopolitique, ou au point où la biopolitique devient nécro-politique. Ceux qui
disparaissent ou sont violemment effacés de la vie devraient être ouvertement
pleurés, car cela accorderait une valeur à ces vies. Mais ce n’est qu’en devenant
dignes de deuil que les vivants apparaissent comme tels. Dire qu’ils méritent
un deuil équivaut à dire qu’ils ne devraient pas être perdus, que leur disparition
ne devrait pas avoir lieu, n’aurait pas dû avoir lieu, et que le monde doit
s’organiser de manière à anticiper et à empêcher leur disparition. En d’autres
termes, la reconnaissance des vies perdues les rend dignes de deuil, établit la
possibilité d’un deuil. L’affirmation radicale de la capacité à faire l’objet de
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
deuil parmi et par les vivants pousse à résister à cette vie ultra-précaire, à des
modes prolongés de mort vivante, à des blessures soudaines et violentes, à la
détention, à la mort. Cette résistance ne s’exprime pas simplement au nom de
la vie ou du droit à la vie, mais contre les conditions politiques qui organisent
la mort et l’escamotent. C’est un défi lancé au censeur par ceux dont la voix,
l’image et la théâtralité cherchent à briser le schéma de représentation qui les
rend non représentables.
Les corps qui résistent à la présomption de leur incapacité à faire l’objet
de deuil apparaissent comme tels aux yeux du public. En s’exposant dans le
contexte d’une manifestation, ils font apparaître le risque de mort ou d’expul-
sion, ils le mettent en évidence, ils font un pari et formulent une revendication
par leur propre persistance performative et incarnée.
Une réflexion sur le féminisme et sur l’avenir, sur l’avenir que nous appe-
lons féminisme, devra peut-être nous amener à opérer un retour sur le corps.
Notre slogan ne devrait plus désormais être « mon corps, mon choix, mon
droit », dans la mesure où le corps n’est pas à proprement parler une propriété
et ce que nous défendons n’est pas simplement notre liberté individuelle. Si
nous définissons le corps (c’est là pour le moment un postulat ontologique)
par sa dépendance vis-à-vis d’autres corps, de processus de vie dont il fait
partie, de réseaux de soutien auxquels il contribue, alors il est impossible de
concevoir les corps individuels comme totalement distincts les uns des autres.
C’est seulement en conceptualisant la signification politique du corps humain
dans le contexte des institutions, des pratiques et des relations dans lesquelles
il vit et se développe que nous pourrons dénoncer le meurtre, militer contre
l’indifférence et intervenir contre la précarité. Non seulement tel ou tel corps

3 - Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag. Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing
California, Berkeley, University of California Press, 2007.
24 - Judith Butler

est délimité par un réseau de relations, mais cette délimitation contient et


rapproche à la fois ; le corps, peut-être justement en vertu de ses délimitations,
se différencie de et est exposé à un monde matériel et social qui rend possibles
sa vie et son action. Lorsque les conditions infrastructurelles de la vie sont
menacées, la vie l’est aussi. Cet argument matérialiste ne peut être ignoré qu’à
nos dépends.
En quoi une telle conception du corps change-t-elle la donne ? Définir le
corps par son interdépendance implique qu’il ne peut avoir d’existence réelle
sans un autre corps. Aucun corps n’est auto-subsistant. La frontière, la délimi-
tation l’expose toujours à un danger, mais aussi à la possibilité d’un contact,
d’une émotion, d’une passion ; elle lui donne la possibilité de s’appuyer sur,
d’enlacer, voire d’être rattrapé dans sa chute. Le « moi » a besoin d’un « toi »
pour survivre et prospérer. Ce sont les relations sociales qui fondent les obliga-
tions mondiales plus larges que nous avons les uns envers les autres. Je ne peux
pas vivre sans vivre avec un groupe de personnes. Parce que nous sommes livrés
les uns aux autres sans forcément avoir le choix, parce que nous ne choisissons
pas nos parents ni notre monde, notre vie est empreinte d’une vulnérabilité et
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
d’une dépendance que nous n’avons pas choisies. Contester cette réalité, faire
comme si nous avions le contrôle, ne fréquenter que les personnes auxquelles
nous sommes liées par un contrat consensuel, c’est là une présomption libérale
qui nie les conditions même de l’incarnation. La vulnérabilité n’est pas simple-
ment un état ou une disposition subjective, elle est toujours liée à un objet, à
une perspective, à un monde qui affecte (et qui, en ce sens, est phénoménolo-
giquement « intentionnel »). Quelle que soit la forme sous laquelle se manifeste
la vulnérabilité (excitation, susceptibilité, désir, joie, peur, angoisse, appréhen-
sion), elle relève toujours déjà d’une épreuve relationnelle.
L’individualisme échoue à saisir la condition de vulnérabilité, d’exposition,
voire de dépendance que présuppose le droit lui-même et qui correspond à un
corps dont les délimitations sont elles-mêmes des relations sociales excitables et
tendues. Le fait qu’un corps qui chancelle et chute puisse être rattrapé par des
réseaux de soutien, ou qu’un corps en mouvement puisse avancer sur une route
pavée et sans obstacle dépend du fait qu’un monde ait été créée à la fois pour
sa gravité et sa mobilité – et du fait que ce monde puisse être maintenu. Notre
peau elle-même nous expose aux éléments et la manière de gérer cette exposition
est déjà une relation sociale : l’accès au logement, aux vêtements, aux soins médi-
caux. Même réduit à ses éléments les plus basiques et essentiels, le corps est
structuré par le monde social qui affecte la vie psychique par le biais de la peur
et du désir. Les questions fondamentales de mobilité, d’expression, de chaleur
et de santé impliquent ce corps dans un monde social dont l’accès est plus ou
moins praticable, plus ou moins ouvert, où les vêtements et le logement sont
plus ou moins disponibles, accessibles ou garantis. Cette incertitude, cette intru-
sion de la mort nous amène à nous interroger : Suis-je une vie ? La perte de
cette vie importe-t-elle ? Quels sont les corps qui comptent, et pourquoi ?

Traduit de l’anglais (États-Unis d’Amérique) par Myriam Dennehy


Ces corps qui comptent encore - 25

AUTRICE
Judith Butler est une philosophe américaine et une théoricienne féministe. Titulaire de la
chaire Maxine Elliot, elle est professeure au département de littérature comparative et
dans le programme de Théorie critique de l’Université de Californie, Berkeley. Internatio-
nalement connue pour avoir théorisé la performativité du genre, les travaux de Judith
Butler se concentrent plus généralement sur la relation entre normes sociales et formes
de vie. Elle cherche ainsi à comprendre comment des représentations et des cadres de
reconnaissance socio-historiques peuvent rendre certains sujets et expériences vécues
incompréhensibles, et en conséquence abjects, précaires. Elle est notamment l’auteure
de : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (La Découverte, 2005
[1990]) ; Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »
(Éditions Amsterdam, 2009 [1993]) ; La Vie psychique du pouvoir. L’Assujettissement en
théories (Léo Scheer Éditions, 2002 [1997]) ; Le Pouvoir des mots. Politique du performatif
(Éditions Amsterdam, 2004 [1997]) ; Antigone. La Parenté entre vie et mort (Epel, 2003
[2000]) ; Vie précaire. Les Pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001
(Éditions Amsterdam, 2005 [2004]) ; Défaire le genre (Éditions Amsterdam, 2013 [2004]) ;
Ce qui fait une vie (Zones, 2010 [2009]) ; Senses of the Subject (2015), Rassemblement.
Pluralité, performativité et politique (Fayard, 2016 [2015]).
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
AUTHOR
Judith Butler is an American philosopher and feminist theorist. She holds the Maxine Elliot
chair in the Department of Comparative Literature and the Program of Critical Theory at
the University of California, Berkeley. Internationally known for her definition of gender as
performative, Judith Butler’s work focuses more generally on the embodied relationship
between social norms and forms of life. She seeks to understand the ways in which socio-
historical representations and frames of recognition render specific subjects un-unders-
tandable and therefore abject, precarious. Her main publications are: Gender Trouble:
Feminism and the Subversion of Identity (Routledge, 1990); Bodies That Matter: On the
Discursive Limits of “Sex” (Routledge, 1993); The Psychic Life of Power: Theories of Sub-
jection (Stanford University Press,1997); Excitable Speech (Routledge, 1997); Antigone’s
Claim: Kinship Between Life and Death (Columbia University Press, 2000); Precarious Life:
Powers of Violence and Mourning (Verso, 2004); Undoing Gender (Routledge, 2004); Frames
of War: When Is Life Grievable? (Verso, 2009); Senses of the Subject (Fordham University
Press, 2015) and Notes Toward a Performative Theory of Assembly (Harvard University
Press, 2015).

TRADUCTRICE
Myriam Dennehy est une traductrice de nationalité franco-irlandaise. Après des études
de philosophie à la Sorbonne et de traduction à l’ESIT, elle a travaillé plusieurs années
dans l’édition à Paris. Elle a traduit de nombreux ouvrages et articles dans le domaine
des sciences humaines.

TRANSLATOR
Myriam Dennehy is a Franco-Irish translator. She studied philosophy at the Sorbonne and
translation at the ESIT, and worked for several years in the publishing industry in Paris.
She has translated numerous non-fiction books and articles.
26 - Judith Butler

RÉSUMÉ
Ces corps qui comptent encore
S’appuyant à la fois sur une compréhension du fonctionnement biopolitique des cadres de
pleurabilité des vies et sur des exemples de rassemblements performatifs, cette contri-
bution inédite rappelle que la vulnérabilité est avant tout une condition de la corporéité du
vivant, et qu’elle est à ce titre tant constitutive des formes de précarisation qu’il endure
que de ses capacités de résistances. Se distanciant des approches paternalistes visant à
« libérer » des catégories de population spécifiques de leur « état de vulnérabilité », Judith
Butler oppose ici à la norme mélancolique qui est le fondement des nécropolitiques
contemporaines, une éthique radicale de l’égale pleurabilité des vies.

ABSTRACT
Bodies That Still Matter
Drawing both on an understanding of the biopolitical functioning of the frames of grieva-
bility and on examples of performative assemblies, this original contribution highlights that
vulnerability is above all a condition of the bodily state of the living, and that it is as such
a defining feature of its precariousness as well as of the subjects’ capacity for resistance.
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info via Université Laval (IP: 132.203.227.62)
Distancing herself from paternalistic approaches designed to “release” specific popula-
tions from their vulnerability, Judith Butler counters the melancholic norm that underlies
contemporary necropolitics, by standing for a radical ethic of the equal grievability of lives.

Vous aimerez peut-être aussi