Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Manuel Valentin
2010/3 n° 55 | pages 57 à 70
ISSN 1278-3986
ISBN 9782724631746
DOI 10.3917/autr.055.0057
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-autrepart-2010-3-page-57.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Manuel Valentin**
* Cet article fait suite à une mission de terrain effectuée en novembre 2009 à Dakar et ses environs,
ainsi qu’à Mbour, en collaboration avec Caroline Dervault, chercheuse africaniste associée à l’UMR 208
(IRD/MNHN) « Patrimoines locaux », Nos remerciements s’adressent à Marie-Christine Cormier-Salem et
Dominique Guillaud, directrices de l’UMR 208 ainsi qu’à Ludivine Goisbault. Au Sénégal même, nom-
breuses sont les personnes qui ont accepté de répondre à nos questions et encouragé notre démarche, en
particulier M. Alexandre Alcantara (Directeur Général de la Société Kirène, Dakar), Cheik Faye Diawerinne
et Cheikh Berndé (Madinatou Salam, Grand Mbour) et Adrien Coly (hydrologue, Université Gaston Berger,
Saint-Louis).
** Maître de conférences, Musée de l’Homme, UMR 208 « Patrimoines locaux » (IRD/MNHN),
valentin@mnhn.fr
minime. La quantité d’eau effectivement bue par habitant est d’autant plus difficile
à évaluer qu’elle se fond dans la catégorie de l’eau à usage domestique. Celle-ci,
tirée d’un puits, d’une citerne, d’une borne-fontaine ou du robinet, est multifonc-
tionnelle puisqu’elle sert à laver le linge, à cuisiner, à faire sa toilette, à arroser les
plantes, tandis qu’une petite fraction seulement est ingérée, un acte qui la rattache
au domaine alimentaire des habitants, et qui sans doute la prédisposait à se trans-
former au moins partiellement, en un produit commercial, par le biais de condi-
tionnements spécifiques. Cette transformation correspond elle-même à un processus
qui a pris naissance en Europe occidentale, dans la continuité de l’engouement des
cures thermales, au XIXe siècle. Entre nécessité vitale et souci thérapeutique, l’eau
« bonne à boire » oscille aujourd’hui entre plusieurs représentations qui sont décli-
nées à des degrés divers dans les discours publicitaires. Celle d’un élément insipide
permettant d’étancher la soif, celle d’une substance dotée de propriétés médicamen-
teuse, et celle d’une boisson à part entière, source de plaisir gustatif et de bien-être
[Raboud-Schüle et al., 2005]. En outre, les progrès des connaissances dans le
domaine des maladies et des épidémies transmises par l’eau de consommation ont
permis de souligner la nécessité, pour tout individu, en particulier les nourrissons
et les femmes enceintes, de boire une eau parfaitement saine. Cependant, boire de
l’eau est un acte individuel qui s’inscrit comme une nécessité du quotidien, sur fond
d’inégalité socio-économique profonde entre les individus. Dans les pays d’Afrique
en particulier, en période de forte chaleur, acheter des petites unités d’eau à boire
sous forme de bouteille ou de sachet devient souvent la seule alternative possible
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
Médina, Rebeuss...) par exemple, mais aussi bien au-delà, de la capitale. L’ambu-
lantage est une pratique qui, bien qu’attestée au Sénégal, n’a pu être observée au
cours de la mission, faute de temps, mais sans doute aussi en raison de la présence,
dans les zones étudiées, d’un réseau de petits commerces suffisant, Par contre,
l’eau en bouteille est proposée dans les restaurants et les hôtels, ce qui n’est
absolument pas le cas pour l’eau ensachée.
L’eau en bouteille
Les années 1990 ont vu le marché des eaux minérales se développer à travers
le monde. Au Sénégal, comme dans bon nombre de pays du Tiers-monde, l’eau
produite localement jouissait d’une réputation peu enviable. Les Occidentaux s’en
méfiaient, préférant importer des bouteilles, en l’occurrence, de France. Aujourd’hui
encore, dans la rubrique « santé », les guides touristiques recommandent fortement
de boire de l’eau en bouteille et d’emmener dans sa trousse à pharmacie des
comprimés, telles les pastilles de chloramine, destinées à stériliser l’eau. Pour cer-
tains, le jugement est sans appel puisqu’il « vaut mieux boire de l’eau filtrée ou
minérale même dans les grandes villes où celle-ci est traitée » [Rémy, 2003, p. 202].
Pendant longtemps, cette eau en bouteille importée, d’abord en verre, puis en plas-
tique PET, était considérée par les populations locales comme une commodité super-
flue et inaccessible. C’était l’eau des Européens, du « Blanc », lesquels préféraient
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
innovante en matière de contenant, n’hésitant pas à mettre sur le marché, en plus des
bouteilles classiques d’un litre et demi, des conteneurs de 5 litres, puis de 10 litres,
avec un succès populaire renouvelé. Le conditionnement de gros volume permit en
effet de faire baisser le prix de l’eau au litre, ce qui donne un rapport qualité prix
attractif, d’autant plus que cette eau minérale est très appréciée localement pour sa
douceur et ses qualités gustatives. Mais d’autres facteurs expliquent sans doute ces
succès commerciaux. La forme de la bouteille comme certains éléments iconogra-
phiques s’inspirent directement de la bouteille d’Évian, qui demeure une référence
en matière de qualité et à laquelle s’identifie « Kirène ». Mais cette marque de bou-
teille d’eau minérale naturelle s’affirme avant tout comme étant « sénégalaise », ce
qui est un des arguments commerciaux mis en avant. Elle provient effectivement
d’un puits de forage situe à environ 40 km au sud-ouest de Dakar, à proximité du
village de Kirène. Les opérations de pompage et d’embouteillage se font sur place,
à l’intérieur d’un complexe minéralier ultra moderne. Elle participe d’une volonté de
s’émanciper économiquement des produits d’importation en valorisant des ressources
naturelles locales. Consommée par les classes sociales à revenu moyen et élevé, mais
aussi de plus en plus par les touristes et les expatriés, l’eau « Kirène » domine lar-
gement le marché intérieur sénégalais. Elle n’est conditionnée qu’en bouteille, la
direction de l’entreprise refusant clairement toute idée d’ensachage, car elle aboutirait
à ternir l’image de sérieux et de qualité de la marque (entretien A. Alcantara, 23 nov.
2009). Cette position fait apparaître l’existence de deux logiques distinctes dans la
production et la commercialisation de l’eau de boisson dans la région de Dakar. L’une
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
L’eau en sachet
Le conditionnement de l’eau en sachet, au Sénégal, relève principalement du
secteur informel de l’économie. Tout individu, s’il possède un accès à l’eau du robinet
et est propriétaire d’un réfrigérateur peut créer un « petit business ». C’est une pratique
courante dans les quartiers populaires. Pour les familles modestes, elle fournit un
revenu d’appoint. Cela va de l’ensachage de l’eau dans des plastiques fins et trans-
parents, sans aucune indication de provenance ni de qualité de l’eau, aux sachets
d’eau soumis à autorisation préfectorale avec indications sur l’origine et les caracté-
ristiques de l’eau contenue. Elle est l’œuvre d’initiatives individuelles et familiales,
et représente une activité qui implique le respect de certaines normes sanitaires. Le
produit doit être conforme aux normes de la Direction de la Qualité du Ministère du
Commerce. L’eau n’est en aucun cas « minérale », ce qualificatif étant réservé à une
eau d’origine souterraine, de composition chimique constante et n’ayant subi aucune
altération jusqu’au consommateur. L’eau qui est ensachée ainsi, dans des volumes
allant de 250 à 400 ml, est en réalité de l’eau du robinet « filtrée et purifiée » par un
appareil de filtrage et de conditionnement spécifique qu’il suffit de brancher sur une
arrivée d’eau. Il existe actuellement plusieurs marques d’eau ensachée qui portent les
Jardinerie, quartier de Grand Mbour. En bas, au centre, des sachets en plastiques qui
ont été ouvert complètement sur un côté pour servir de récipient à plante. Plus haut, on
distingue des pots obtenus par découpage de bouteilles en plastique PET.
© Manuel Valentin, novembre 2009.
La consommation de l’eau en sachet est très répandue dans les classes moyennes
et défavorisées. Les sachets sont bus à toute heure de la journée. Les observations
effectuées sur place montrent qu’il s’agit d’un mode de conditionnement qui
s’adresse à celles et ceux, enfants comme adultes, pour qui le prix d’une bouteille
d’eau minérale, même locale, est encore trop élevé. Sa consommation répond à un
besoin ponctuel et passager, pour tout individu qui se déplace hors de son domicile.
En effet, la consommation d’eau chez soi semble avoir plutôt recours à l’eau du
robinet, sinon à d’autres modes d’approvisionnements qui dérivent de pratiques plus
anciennes, que l’on peut observer en dehors des grandes métropoles. Bien que cette
dimension « traditionnelle » de l’eau à boire ne constituait pas l’objet de cette étude,
elle est apparue plusieurs fois au cours de la mission. Moins ostentatoire que les
pratiques de consommation d’eau en bouteille ou en sachet, elle relève de la sphère
domestique. Certains aspects de cette pratique ont été repris sous forme iconogra-
phique pour servir le discours marketing de certaines marques de bouteille ou de
sachets. La bouteille « Safy » montre ainsi la silhouette d’une femme africaine en
train de marcher, une grande poterie posée en équilibre sur la tête, évoquant la
collecte de l’eau. De même, le dessin d’une calebasse sert de thème iconographique
à certaines marques d’eau en sachet, notamment « Baraji ». La consommation d’eau
de boisson sous emballage plastique ne constitue pas une rupture par rapport à ces
pratiques dites « traditionnelles ». En réalité, les matières plastiques sont encore
perçues positivement au Sénégal et plus largement en Afrique de l’Ouest, moins
parce qu’elles représentent symboliquement une certaine modernité que par leurs
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
Les bouteilles en plastique, ainsi que les sachets semblent bénéficier jusqu’à
présent d’une certaine confiance et sont perçus comme une garantie respective-
ment optimale et minimale de la qualité hygiénique de leur contenu. Le débat
qui agite l’opinion publique occidentale quant à la fiabilité des matières plasti-
ques, en particulier le PET, depuis que des études ont montré des phénomènes
de migration de molécules chimiques du matériau du contenant au contenu
[Shotyk et Krachler, 2007 ; Wagner et Oehlman, 2009], n’a aucune incidence
dans les pratiques de consommation d’eau conditionnées dans des emballages
en plastique. Les rares acteurs sénégalais qui ont connaissance de la polémique
ont réfléchi à la question mais, à défaut de solution de remplacement économi-
quement viable, poursuivent la production (Entretien A. Alcantara, 23 nov.
2009). En revanche, la situation est légèrement différente pour les sachets sup-
posés contenir de l’eau « filtrée et purifiée ». Des soupçons pèsent à juste titre
sur la qualité sanitaire de cette eau, ce que semblent confirmer quelques rares
études menées sur ce sujet [Blé et al., 2009]. Pourtant, les critiques les plus
vives, attestées au cours de l’enquête, touchent moins des problèmes éventuels
de santé de cette eau « filtrée et purifiée » que des problèmes de dégradation
rapide de l’environnement.
Par contraste, rien de tout cela n’apparaît avec les sachets en plastique. Une
fois consommés, ils sont abandonnés sur le sol, dans la rue. Le vent et les dépla-
cements d’air engendrés par la circulation des véhicules se chargent de les
regrouper sur les bas-côtés, au pied d’arbres et de broussailles, ou bien aux car-
refours. C’est ainsi que s’accumulent par plusieurs dizaines, jusqu’à plusieurs
milliers, des petits sachets en plastique de marque différente, dont rien n’est fait.
Sur les différentes décharges et dépotoirs sauvages, la proportion de sachets est
bien supérieure à celle des bouteilles en plastique. Le phénomène concerne toutes
les grandes villes d’Afrique où le commerce de l’eau en sachet s’est développé.
Certaines municipalités, comme Kinshasa en arrivent à prendre des décisions dra-
coniennes et à prôner l’interdiction de cette activité. Le seul cas de réutilisation
effective des sachets en plastique qui a pu être relevé se situe dans les pépinières
et les jardineries improvisées le long de certaines routes, à Dakar comme à Mbour.
Le sachet, dont le bord supérieur est ouvert complètement, sert d’enveloppe pro-
visoire pour les plantes de petite taille. Il s’agit d’une réutilisation temporaire car
une fois achetée, la plante doit être rempotée ou mise en terre, ce qui signifie que
le sachet finit de toute manière dans les déchets.
Conclusion
L’existence de nouvelles formes d’accessibilité à l’eau de boisson inscrit une
rupture « en douceur » dans les pratiques de consommation d’eau. Les bouteilles
et les sachets en plastique ne remplacent pas les pratiques antérieures ni ne concur-
rencent sérieusement l’eau du robinet en général, laquelle reste beaucoup moins
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 17/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 154.124.61.179)
Bibliographie
WAGNER M., OEHLMAN J. [2009], « Endocrine disruptors in bottled mineral water : total estro-
genic burben and migration from plastic bottles », Environmental Science and Pollution
Research, vol. 16, no 3, p. 278-286.