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Clément Viktorovitch
2012/3 n° 47 | pages 57 à 82
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724632651
DOI 10.3917/rai.047.0057
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 12/05/2022 sur www.cairn.info par Damien Coradin (IP: 92.184.105.76)
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L EN VA DES CONTROVERSES comme des rivalités entre
1. Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une
nuits, 2008, p. 9-15 ; Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des
sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS,
L, 3, 1995, p. 487-522.
2. Pierre Lascoumes parle à ce propos d’une « clôture politique » ; Cyril Lemieux évoque
quant à lui un « recours à la puissance publique pour trancher autoritairement le
différend ». Voir Pierre Lascoumes, « Controverse », in Laurie Boussaguet, Sophie
Jacquot, Pauline Ravinet, Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences
Po, 2010, p. 126, et Cyril Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil
neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. 25, no 1, 2007, p. 197.
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Lemieux se révèle particulièrement adapté 8. Il définit la contro-
verse comme un « conflit triadique », c’est-à-dire un affrontement
entre deux parties se déroulant initialement devant le public des
pairs, dans lequel les acteurs peuvent être amenés à chercher du
soutien auprès des profanes, et où la prise de décision éventuelle
peut finalement être confiée à – ou captée par – la puissance
publique. Cette structure triadique permet de mettre en lumière
la complexité du rôle du Parlement à l’égard des controverses. Il
est pour cela nécessaire d’effectuer un détour par la littérature
consacrée à l’analyse des « fonctions » de l’institution parlementaire
au sein du système politique. Celle-ci met notamment en avant
une « fonction informative » : les assemblées doivent être des
espaces de synthèse, vers lequel convergent l’ensemble des infor-
mations et des points de vue disponibles sur un problème donné
3. Daniel Borrillo et Pierre Lascoumes, Amours égales ? Le Pacs, les homosexuels et la gauche,
Paris, La Découverte, 2002, chap. « L’arène parlementaire », p. 77-91 ; et Marc Abélès,
Un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000.
4. Pierrette Poncela et Pierre Lascoumes, Réformer le Code pénal, où est passé l’architecte ?,
Paris, PUF, 1998, chap. « Les compromis politiques : délibérations et tensions parle-
mentaires », p. 203-274.
5. David Smadja, Bioéthique. Au cœur des controverses sur l’embryon, Paris, Dalloz, 2009.
6. Yannick Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris,
Economica, 2006.
7. Yannick Barthe et Olivier Borraz, « Les controverses sociotechniques au prisme du
Parlement », Quaderni. Communication, technologies, pouvoir, vol. 75, 2011, p. 63-71.
8. C. Lemieux, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », op. cit.
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stratégique », recouvre un rapport de force où le seul objectif est
la victoire. Elle implique donc le verdict d’une autorité reconnue
comme arbitre qui tranche la controverse – tout en laissant sub-
sister le désaccord. Or, on retrouve précisément là les conclu-
sions des travaux sur les modalités de discussion au Parlement,
qui mettent en avant l’existence de deux dynamiques similaires.
Jean-Philippe Heurtin parle ainsi de « grammaire de la discus-
sion » et de « grammaire critique » 12 ; Éric Landowski identifie
une « lecture paradigmatique » et une « lecture syntagma-
tique » 13 ; quant à Pierre Lascoumes, il évoque une « souspoli-
tisation » et une « surpolitisation » 14.
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Trancher la controverse dans l’antagonisme : la réforme de la fiscalité
du patrimoine
15. Abrégé ci-après PLFR2011, il a été déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le
11 mai 2011, adopté définitivement par le Sénat le 6 juillet 2011 et promulgué le
29 juillet 2011.
16. Analyse statistique descriptive conduite sur les archives depuis 1988 de trois quoti-
diens français : Le Monde, Le Figaro et Libération.
17. Sur les 1 841 articles dont le titre fait référence à la fiscalité du patrimoine, seuls 32
comprennent un dérivé du terme « controverse » dans le corps du texte.
18. Pour prendre un seul exemple : « Vingt-cinq ans après son instauration, l’impôt sur
la fortune continue de soulever, dans notre pays, polémiques et controverses » : Marie
Chenevoy-Gueriaud, « L’impôt de solidarité sur la fortune : une évolution ina-
chevée », Droit prospectif, vol. 114, no 3, 2006, p. 1543.
19. Emmanuel de Crouy-Chanel, « Impôt sur la fortune, le mal-aimé du système fiscal
français », Revue politique et parlementaire, no 1037, 2005, p. 21.
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Il n’y a qu’une attitude possible à l’égard de l’impôt sur le
capital, à savoir le refus de principe de cet impôt pour toutes les
formes de capital 23.
20. Pour un historique précis – bien que de parti pris –, voir Éric Pichet, L’ISF 2009 :
théorie et pratiques, Paris, Éditions du Siècle, 2009, p. 27-58.
21. Pascal Salin, « Impôt sur le capital et équité fiscale », Commentaire, vol. 1, no 3, 1978,
p. 179-186 ; Pierre Uri, « Sur l’imposition des patrimoines. Réponse à Pascal Salin »,
Commentaire, vol. 1, no 4, 1978, p. 501-508 ; P. Salin, « Impôt sur la dépense :
réponse à Pierre Uri », Commentaire, vol. 2, no 5, 1979, p. 78-84 ; P. Uri, « Dernière
réplique », Commentaire, vol. 2, no 6, 1979, p. 331.
22. P. Uri, Changer l’impôt (pour changer la France), Paris, Éditions Ramsay, 1981, p. 144.
23. P. Salin, L’arbitraire fiscal, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 84 (il souligne).
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La controverse est néanmoins réactivée à partir de 2004, pour
deux raisons parallèles. D’une part, l’inflation des prix de l’immobi-
lier contraint de nombreux contribuables à s’acquitter d’un impôt sur
la fortune qu’ils n’avaient jamais eu à payer. D’autre part, le contexte
international a également évolué depuis 1981 : la France est l’un des
derniers pays d’Europe à maintenir une fiscalité sur le patrimoine, qui
est dès lors accusée de provoquer délocalisations et exils fiscaux 27.
Certains économistes en viennent même à estimer qu’en raison de ces
conséquences néfastes, l’ISF coûte plus cher à l’État qu’elle ne lui
rapporte 28 – des chiffres contestés par le Conseil des Impôts 29.
D’une controverse économique et partiellement universitaire,
ce débat se transforme à nouveau en controverse politique à l’occasion
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Dans un tel contexte, l’objectif du projet de loi de finances
rectificatif (PLFR) 2011 est limpide : supprimer le bouclier fiscal,
tout en abaissant la fiscalité du patrimoine afin de conserver un
poids constant de l’impôt sur les contribuables fortunés. C’est dans
ce cadre que l’ISF se voit notablement allégé.
30. Au sein du corpus retenu, 336 articles sur l’imposition du patrimoine furent publiés
en 2004 et 2005, soit deux fois plus que sur les deux années précédentes (166).
31. 250 articles publiés en 2007 – le maximum sur la série étudiée.
32. « À l’Assemblée, il y a tout ce qu’il faut pour les cadeaux fiscaux », Libération, 14 juillet
2007.
33. 118 articles publiés en 2009, 194 en 2010, 221 en 2011.
34. « À bras raccourcis sur le bouclier fiscal », Libération, 5 octobre 2010.
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assénant sans répit à leurs interlocuteurs des assertions identiques,
mises en forme de manière agressive, les députés de l’opposition se
placent dans une perspective d’affrontement plutôt que de convic-
tion. On assisterait précisément au parangon de la situation non-
argumentative : le rapport de force et la libération de la violence.
Mais l’obstruction parlementaire peut également être lue comme
la volonté de prolonger le plus longtemps possible ce qui apparaît
comme un moment de publicisation de la controverse. L’Assem-
blée nationale offre une tribune publique aux représentants de
l’opposition, par laquelle ils peuvent s’adresser directement à
l’ensemble de leurs concitoyens. Dans cette perspective, la répéti-
tion d’arguments similaires change de signification. Ce n’est plus
(seulement) une manière de rendre le débat pénible pour les inter-
locuteurs. C’est également le moyen de s’assurer que tous les
citoyens qui assisteront au débat, fut-ce pendant quelques minutes,
seront effectivement exposés aux arguments principaux. La dyna-
mique antagoniste se révèle ainsi pleinement argumentative : deux
groupes d’orateurs s’affrontent pour emporter la conviction d’un
auditoire tiers 35.
35. Il s’agit du reste d’une configuration argumentative qui avait déjà été envisagée par
Chaïm Perelman sous le nom d’« argumentation éristique ». Chaïm Perelman et Lucie
Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de
Bruxelles, 2008 [1958], p. 49.
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l’opposition que parmi les membres de la majorité ou du
gouvernement :
– M. Jérôme Chartier (UMP) : En réalité, ce que l’opposition
reproche au gouvernement, ce qu’elle reproche à la majorité, c’est
de réussir là où elle a toujours échoué. Elle a échoué à instaurer en
son temps une fiscalité moderne. (...) Elle continue à échouer en se
déjugeant, faute de colonne vertébrale politique, lorsqu’elle soutient
aujourd’hui la taxation des œuvres d’art au titre de l’ISF, alors qu’elle
a toujours, lorsqu’elle était au pouvoir, fait de leur exonération une
pierre angulaire de cet impôt. (...) Bref, l’opposition a perdu le sens
des responsabilités, et c’est bien ce que les Français observent
aujourd’hui. (...) À un an de l’élection présidentielle, voilà un cruel
aveu d’impuissance, d’impuissance à faire face à la majorité avec des
arguments solides, d’impuissance à s’opposer au gouvernement en
avançant des propositions incontestables 38.
36. Il s’agit d’un résultat mis en avant par Wiliam Riker sous le nom de « principle of
negativity ». William H. Riker, The Strategy of Rhetoric. Campaigning for the American
Constitution, New Haven, Yale University Press, 1996.
37. Pour ce dernier point, ainsi que pour la typologie entre arguments ad rem, ad hominem
et ad personam, voir Arthur Schopenhauer, Dialectique éristique, ou l’art d’avoir tou-
jours raison, trad. de l’all. par Henri Plard, Paris, Circé, 1990 [1830], p. 17-19 et
p. 59-62. Voir également Gilles Gauthier, « L’argument périphérique dans la commu-
nication politique : le cas de l’argument ad hominem », Hermès, vol. 16, 1995,
p. 149-152.
38. Journal Officiel de la République Française (JORF), année 2011, no 55/2 AN (CR),
p. 3695.
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par le député Jean-Pierre Brard (GDR). Le 7 juin, alors que les
débats n’en sont qu’à leurs prémices, il interpelle François Baroin sur
le montant des impôts qui seront acquittés par Liliane Bettencourt
au lendemain de la réforme :
– M. Jean-Pierre Brard (GDR) : Monsieur le Ministre, vous
n’avez toujours pas répondu à ma question ! (...) Oui ou non,
madame Bettencourt a-t-elle payé jusqu’à présent 40 millions
d’euros d’impôt, et va-t-elle payer seulement 10 millions d’euros à
partir de maintenant ? (...) C’est simple, c’est de la pédagogie poli-
tique ! J’attends une réponse de votre part, monsieur le Ministre,
pour que le masque soit arraché et que, derrière votre perpétuel
sourire, nos compatriotes voient la réalité de votre politique !
– M. François Baroin (Ministre du Budget) : Monsieur Brard
(...), n’attendez pas du ministre qu’il lève le secret fiscal pour
quiconque...
– M. Jean-Pierre Brard : Ah ! Le début de la vérité !
– M. François Baroin : Non, je pense que vous n’aimeriez pas
que le détenteur d’une autorité publique dévoile des informations
au mépris de la protection d’une liberté publique individuelle essen-
tielle. Pour le reste, il est vrai qu’une fausse information, que vous
vous employez à relayer, a été diffusée. Selon cette rumeur, ce serait
« fromage et dessert » la même année, c’est-à-dire l’application des
taux réduits, mais la mise en œuvre intégrale du bouclier sur les
revenus avec le taux de l’année suivante. C’est faux : la seule mesure
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général du dispositif – donnant du même coup l’impression
d’éluder la question très précise qui lui a été posée. Quand il
comprend que son piège a fonctionné, le député communiste
n’hésite pas à pousser son avantage. En cinq jours de débat, il
repose la même question à seize reprises, provoquant la protes-
tation du ministre, puis celle de Jérôme Cahuzac, président socia-
liste de la commission des finances :
– M. Jean-Pierre Brard (GDR) : Monsieur le président, je tiens
à reprendre la parole après la réponse laconique du rapporteur
général et le silence assourdissant du ministre. Je n’ai toujours pas
de réponse à ma question concernant mamie Liliane, qui a des dif-
ficultés, même si elle a pu payer 10 millions d’honoraires pour
débrouiller ses affaires avec sa fille.
– M. François Baroin (Ministre du Budget) : Mais je vous ai
répondu trois fois !
– M. Jean-Pierre Brard : Vous voyez, le ministre réagit tout
de suite ! Savez-vous à quoi l’on mesure la pertinence des questions ?
À la physionomie du ministre ! Je dis tout cela parce que nous
faisons de la pédagogie politique 42.
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– M. Jean-Pierre Brard (GDR) : Je vous rappelle, monsieur le
ministre, que vous ne m’avez toujours pas répondu : est-il vrai que
Mme Bettencourt paie cette année 40 millions d’euros et que, grâce
à votre système – et l’on peut soupçonner la niche Copé d’y être
pour quelque chose – elle ne paiera plus que 10 millions d’euros ?
Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le ministre, dont je sens les
oreilles un peu fatiguées de m’entendre répéter la même chose depuis
quatre jours déjà. (...) Si je dis cela, donc, c’est surtout pour les gens
qui nous regardent, car ils ne suivent pas forcément nos débats
depuis lundi et il faut leur rappeler ce qu’est votre politique en
faveur des privilégiés 44.
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mière fois qu’ils sont présentés devant le Sénat –, c’est pour
illustrer le choix auquel vous procédez. Vous refusez d’entendre
nos propositions ; ceux qui s’intéressent aux débats parlementaires
comprendront...
– M. Philippe Marini : ... qu’il y a les bons d’un côté et les
méchants de l’autre !
– Mme Nicole Bricq : ... comprendront que notre vision de la
fiscalité, locale ou nationale, est à l’opposée de la vôtre 46 !
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Dans les deux cas, l’objectif est le même : espérer récolter les fruits
de la controverse lors des prochaines élections nationales. Mais ce
faisant, c’est la prise de décision elle-même qui a changé de main.
Comme en 1981, la fiscalité du patrimoine est devenue l’un des
enjeux du débat présidentiel de 2012. La controverse a ainsi été
renvoyée devant le peuple souverain, appelé à se prononcer directe-
ment par son soutien à l’une ou l’autre des plates-formes program-
matiques. L’élection de François Hollande devrait ainsi se traduire
par un rehaussement des taux de l’impôt sur la fortune 49.
On se trouve donc bien en présence de la structure triadique
caractéristique d’une controverse. Celle-ci voit s’affronter la majo-
rité et le gouvernement d’une part, l’opposition d’autre part, dans
un débat où les citoyens sont explicitement destinataires des
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Clore la controverse dans le dialogisme : la création d’un fond
d’indemnisation pour les victimes du Mediator
50. De nombreux parlementaires de la majorité ont plaidé, lors de ces débats, pour la
suppression pure et simple de l’ISF et son remplacement par une tranche supplé-
mentaire de l’impôt sur le revenu. Mais le gouvernement a toujours refusé que cette
option soit mise sur la table, en arguant explicitement que son effet sur l’opinion
serait désastreux.
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le retrait du Mediator en France. L’appel au retrait est renouvelé
l’année suivante, alors que le laboratoire Servier continue de sou-
tenir que son médicament « se distingue radicalement des fenflu-
ramines 52 ». Le débat s’accélère avec l’intervention de la
pneumologue Irène Frachon. Alertée par les articles parus dans Pres-
crire, elle multiplie dès 2007 les appels à l’Agence française de sécu-
rité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), jusqu’à obtenir le
retrait de l’AMM du Benfluorex le 30 novembre 2009. Le groupe
Servier ne fait pas appel de la décision, et conseille aux patients
ayant consommé du Mediator de consulter leur médecin. Jacques
Servier, fondateur du groupe Servier, continue néanmoins de
contester qu’il ait été possible de formuler le moindre doute avant
la publication d’études parues en 2008 53.
Durant toute cette période, il est hors de doute que l’on se
trouve devant une controverse médicale au sens le plus strict du
terme – c’est-à-dire restreint au seul public des pairs. Avant l’année
2010, pas un article de presse parmi les trois quotidiens retenus ne
mentionne le médicament « Mediator ». La polémique est ainsi
restée strictement confinée au milieu médical, depuis son émergence
51. Pour un historique précis, voir notamment « Pourquoi l’affaire du Mediator a-t-elle
mis si longtemps à éclater ? », Le Monde, 7 janvier 2011.
52. Ibid.
53. « L’affaire du Mediator, une “fabrication” selon Servier », Le Figaro, 20 novembre
2010.
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que les personnes indemnisées renoncent à toute poursuite judi-
ciaire – une position refusée fermement par l’ensemble des associa-
tions impliquées 57. Par ailleurs, si le groupe Servier admet la
dangerosité du Mediator, il se défausse de toute responsabilité en
rejetant le tort sur les médecins prescripteurs, qui devraient selon
lui être les « payeurs 58 ». Enfin, il est également impossible
d’atteindre le consensus sur la question du nombre de victimes :
l’AFSSAPS estime que le Mediator est responsable d’au moins
500 décès, un chiffre « fondé sur des extrapolations » d’après le
groupe Servier 59. Faute d’accord trouvé entre les parties, c’est donc
au Parlement qu’il revient de trancher politiquement, à l’occasion
du PLFR 2011.
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En parallèle, les assemblées parlementaires se saisissent égale-
ment de cette question. Deux missions d’informations sont créées en
janvier 2011 : l’une à l’Assemblée nationale, présidée par Gérard Bapt
(PS) et rapportée par Jean-Pierre Door (UMP) 60, l’autre au Sénat,
présidée par François Autain (CRC) et rapportée par Marie-Thérèse
Hermange (UMP) 61. Conformément à la tradition des rapports
d’information parlementaires, ces missions associent ainsi un parle-
mentaire de la majorité et un de l’opposition. À l’Assemblée natio-
nale, la présidence de Gérard Bapt est de surcroît significative :
cardiologue de profession, rapporteur spécial du budget de la santé, il
a joué pour le Mediator un rôle de lanceur d’alerte, en relayant à
l’Assemblée nationale les conclusions contenues dans le livre d’Irène
Frachon 62. Près de 170 personnes, représentant l’ensemble des
acteurs impliqués dans cette controverse, ont été auditionnées par
chacune des missions. Quand le débat parlementaire s’engage en
séance publique, il prolonge ainsi un travail concerté, impliqué et
informé mené au sein des deux assemblées.
60. Mediator : comprendre pour réagir, rapport d’information no 3552 fait au nom de la
commission des affaires sociales, enregistré le 22 juin 2011.
61. La réforme du système du médicament, enfin, rapport d’information no 675 fait au nom
de la mission commune d’information « Mediator : évaluation et contrôle des médi-
caments », enregistré le 28 juin 2011.
62. « Nouveaux éléments dans l’affaire Mediator, le médicament de Servier retiré de la
vente il y a sept mois », Le Figaro Science, 29 juin 2010. Voir également la Question
d’actualité au gouvernement no 2687 posée par Gérard Bapt le 16 novembre 2010.
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sion sont retirés par leurs auteurs, y compris lorsqu’ils sont membres
de l’opposition. Tous les codes de la diplomatie parlementaire indi-
quent ainsi une volonté, chez les acteurs présents, de mener ce débat
dans la collaboration.
Mais en l’espèce, la discussion parlementaire ne se contente
pas d’acter un consensus préexistant : elle contribue également à
compléter les insuffisances du dispositif. Jean-Pierre Door présente
ainsi, au nom de la commission des affaires sociales et sous l’inspi-
ration de la mission d’information présidée par Gérard Bapt, sept
amendements notables au projet de loi. Ils sont votés avec le soutien
du gouvernement, et intègrent ainsi le dispositif final. Il faut par
ailleurs faire état d’un autre amendement, proposé par Gérard Bapt
en son nom propre. Son objet précis n’a que peu d’importance ici :
il suffit d’indiquer qu’il s’agit d’un amendement technique, ayant
trait à la coordination entre le dispositif d’indemnisation et le droit
de l’assurance, et visant à rendre la loi plus protectrice pour les
victimes. Jean-Pierre Door, au nom de la commission des affaires
sociales, est plus réservé : il s’agit d’une question particulièrement
complexe sur le plan juridique, si bien qu’il craint que l’amende-
ment aboutisse au contraire à une loi davantage favorable aux
compagnies d’assurance. Xavier Bertrand fait état de doutes
similaires :
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– M. le président : Maintenez-vous votre amendement, mon-
sieur Bapt ?
– M. Gérard Bapt (Soc.) : Je le retire 64.
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n’apporte pas de contribution majeure à ce débat, à l’exception de
deux amendements déposés par Marie-Thérèse Hermange, rappor-
teure de la mission d’information sénatoriale sur le Mediator. Tout
d’abord, conformément aux conclusions de la mission et avec l’avis
favorable de Xavier Bertrand, elle propose que le gouvernement
remette un rapport au Parlement afin d’aller vers l’élaboration d’un
dispositif unique pour l’indemnisation des victimes. Surtout, elle
réintroduit le débat engagé à l’Assemblée nationale par Gérard Bapt
sur la coordination avec le droit de l’assurance. Cette fois-ci, le
ministre de la santé se prononce favorablement :
– Mme Marie-Thérèse Hermange (UMP) : Cet amendement,
que j’ai déposé en mon nom faute d’avoir pu le présenter en temps
utile devant la Commission des affaires sociales, reprend le débat
qui avait été amorcé à l’Assemblée nationale lors de l’examen d’un
amendement déposé par Gérard Bapt. (...)
Face à la question complexe de l’indemnisation, il me paraît
que le dispositif le plus sûr pour toutes les parties, notamment les
victimes, est celui du droit commun. (...)
M. le président. Quel est donc l’avis du gouvernement ?
– M. Xavier Bertrand, Ministre de la Santé : (...) On est bien
dans le droit commun, mais la précision me semble utile parce que,
dans un certain nombre de cas, elle rassurera. (...)
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le temps au gouvernement de parfaire son expertise juridique, puis
adopté au Sénat après que le ministre ait reconnu avoir été amené
à changer d’opinion. Autrement dit, les parlementaires sont par-
venus à transformer des désaccords initiaux en consensus finaux,
par le simple échange d’arguments 67.
Dans le cas du Mediator, cette confrontation des points de
vue a permis de faire émerger un consensus sur la solution adoptée.
Un tel résultat fut probablement atteignable parce que, la contro-
verse médicale étant déjà tranchée, il ne subsistait plus qu’une
controverse judiciaire dans laquelle le groupe Servier était très lar-
gement isolé. Une fois la prise de décision intervenue, le laboratoire
avait tout intérêt à ne pas poursuivre la polémique, pour tenter de
faire oublier au plus vite une bien mauvaise publicité. Si bien que
l’arbitrage parlementaire n’a pas seulement tranché la controverse :
il lui a mis un terme 68.
La structure triadique au sein de laquelle s’insèrent ces discus-
sions parlementaires est ainsi bien différente de la configuration
Conclusion
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le premier cas, les débats sont antagonistes : le gouvernement et
l’opposition s’affrontent pour emporter la conviction des citoyens
auditeurs. Dans le second cas, la discussion est dialogique : les par-
lementaires cherchent une solution consensuelle à la controverse
opposant le laboratoire Servier aux associations de victimes 69. Ces
résultats permettent de tirer des conclusions plus générales sur le
rôle de l’institution parlementaire dans la résolution des contro-
verses et, au-delà, sur la compréhension de la notion de controverse
elle-même.
En premier lieu, le rôle de l’arbitrage institutionnel apparaît
plus complexe qu’il ne le paraissait de prime abord. Dans le dérou-
lement d’un débat controversé, la temporalité de la décision poli-
tique se révèle variable. Celle-ci est certes susceptible de clore
définitivement la controverse, en atteignant un consensus si large
qu’il contraint l’une des parties au silence. Mais elle peut également
se contenter de trancher la controverse, la laissant se poursuivre dans
le cadre restreint de son public spécialisé – d’où elle peut éventuel-
lement être réactivée ultérieurement. Enfin, la décision politique
apparaît également comme un moment où la controverse est sus-
ceptible de s’élargir à un public plus vaste. La décision se révèle
alors n’avoir été qu’une étape au sein d’un débat devant être arbitré
par une instance supérieure.
En second lieu, il est désormais possible de spécifier avec
davantage de précision la nature de la « structure triadique » iden-
tifiée par Cyril Lemieux. Examinée dans la perspective d’une prise
de décision, elle semble se décliner en deux modalités. Lorsque la
décision est entre les mains des deux parties en conflit, celle-ci a
toutes les chances de se résumer à un enregistrement du rapport de
force, à travers une dynamique antagoniste. Le public tiers n’est
toutefois pas sans influence. Il contribue a minima à réguler le
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spectre des propositions avancées par les acteurs, en les contenant
dans le domaine du dicible publiquement. Éventuellement, il peut
de surcroît constituer un soutien potentiel lors de la décision elle-
même – à condition que le groupe des décideurs soit susceptible
d’être élargi d’une manière ou d’une autre 70. Au contraire, la déci-
sion peut également revenir en propre à l’auditoire extérieur, qui
devient alors également arbitre de la controverse. C’est probable-
ment dans ce cas précis que la controverse a le plus de chance de
trouver une issue dialogique : les décideurs n’étant pas directement
partie-prenante du conflit, ils sont en mesure de chercher une solu-
tion consensuelle. À travers cette double perspective, c’est toute la
spécificité de l’arène parlementaire à l’égard des controverses qui
transparaît : à la fois tribune politique et espace d’arbitrage, il s’agit
d’une instance de décision précisément susceptible de s’insérer dans
chacune de ces deux structures triadiques.
Enfin, cette étude amène également à reposer la question du lien
entre controverse et argumentation. Pour Cyril Lemieux, la dimen-
sion argumentative est le propre du dialogisme, par opposition à
70. Deux cas de figure au moins viennent à l’esprit. Dans le premier, l’auditoire tiers
constitue une instance de décision supérieure, à laquelle les parties peuvent éventuel-
lement avoir recours – c’est le cas du peuple souverain dans le débat sur la fiscalité.
Dans le second, l’instance de décision est ouverte à tous ceux qui désirent y participer.
L’enjeu est alors, pour chacune des parties, de parvenir à recruter le plus de partisans
parmi les décideurs potentiels encore neutres ou indécis – on peut penser aux assem-
blées générales lors d’un mouvement de grève non consensuel.
Entre dialogisme et antagonisme : le Parlement comme espace de résolution... – 81
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nationale/Sénat, 2008-2012) à Sciences Po (Paris) et au Centre d’études
européennes. Ses recherches se situent à la confluence des études parlemen-
taires, des théories de la démocratie délibérative et de l’analyse rhétorique
de discours.
RÉSUMÉ
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