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LE VIETNAM DES « HAMEAUX STRATÉGIQUES », À LA CROISÉE DES

INFLUENCES

Élie Tenenbaum

Presses de Sciences Po | « Critique internationale »

2018/2 N° 79 | pages 45 à 61
ISSN 1290-7839
ISBN 9782724635393
DOI 10.3917/crii.079.0045
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2018-2-page-45.htm
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Le Vietnam
des « hameaux
stratégiques »,
à la croisée
des influences
par Élie Tenenbaum
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e n février 1962, le président de la République du Vietnam,
Ngo Dinh Diêm, annonçait le lancement d’un vaste programme national de
hameaux stratégiques (Strategic Hamlets), combinant lutte contre le terrorisme
et développement économique. Ce projet se révéla être sa dernière tentative de
mettre un terme à l’insurrection communiste qui persistait au Sud-Vietnam
depuis la partition du pays en 19541. Inspiré de diverses expériences étrangères
menées par le passé, il avait pour ambition de rassembler les communautés rurales
autour de hameaux modernisés, économiquement et militairement autosuffisants,
et capables de résister à toute subversion du Front national de libération (FNL),
alors connu sous le terme de Viêt-Công (« communistes vietnamiens »). En cela,
l’opération reflétait une nouvelle conception stratégique portée par l’administration
Kennedy aux États-Unis, principal soutien du gouvernement de Saïgon depuis le
retrait français en 1956. Pour les décideurs états-uniens, les politiques d’ingénierie
sociale et de modernisation économique figuraient au rang des outils les mieux

1. Élie Tenenbaum, « Les déplacements de populations comme outil de contre-insurrection : l’exemple du


programme des hameaux stratégiques au Sud-Vietnam », Guerres mondiales et conflits contemporains, 239 (3),
2010, p. 119. L’analyse proposée ici apporte de nouvelles sources (issues des archives britanniques et de la
Bibliothèque présidentielle John F. Kennedy) ainsi qu’une approche inédite sous l’angle non plus des transferts
de populations mais de la circulation des savoirs stratégiques.
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adaptés aux enjeux de la contre-insurrection. À bien des égards, cette perspective


reflète le cheminement stratégique d’une contre-insurrection américaine qui
puisait ses concepts opérationnels dans les expériences coloniales passées. Dès
lors, il est légitime de s’interroger sur les causes de cet échec : celui-ci est-il dû à
la dynamique même de transposition – c’est-à-dire à l’application d’une stratégie
de contre-insurrection non pertinente car décontextualisée – ou à une mise en
œuvre dévoyée d’un concept initialement sain ? Pour répondre à cette question,
nous nous proposons d’étudier les modèles qui ont inspiré l’élaboration du pro-
gramme, puis d’explorer son mécanisme de circulation, enfin de faire le bilan de
la mise en œuvre politique et militaire du projet.

La villagisation : une variété d’influences

L’expérience la plus souvent mise en avant parmi les modèles ayant pu inspirer le
programme des hameaux stratégiques est celle des New Villages, ci-après Nouveaux
Villages, créés de 1950 à 1954 par les autorités britanniques en Malaisie dans le cadre
de leur campagne de répression de l’insurrection communiste. Celle-ci trouvait
son origine dans la marginalisation politique et sociale des squatters, paysans sans
terre issus de la minorité chinoise, au nombre d’environ 500 000, illégalement
installés sur des terres abandonnées aux franges de la jungle2. Au cours des années
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1948-1949, les attaques menées contre les planteurs de caoutchouc devinrent de
plus en plus violentes et nombreuses. Pour mettre un terme à ces offensives, le
général Harold Briggs, ancien officier de l’armée des Indes, fut nommé Directeur
des Opérations en Malaisie en avril 1950. Avec l’aide de son assistant, Robert
G. K. Thompson, fonctionnaire colonial spécialiste des communautés chinoises,
Briggs mit au point un plan d’opérations abordant le problème des populations
sous l’angle du contrôle plutôt que sous celui de l’intimidation3. Se fondant sur
les résultats d’opérations élaborées « intuitivement » dès l’été 1948, il proposa de
« déplacer les squatters, les ouvriers des plantations de caoutchouc et des mines
d’étain dans des communautés d’un millier d’âmes, viables, disposant d’une gamme
complète d’équipements et de services ». Il était prévu que les squatters reçoivent
« un titre de propriété pour la terre qu’ils travailleraient. (…) Les colonies seraient
entourées de barbelés et de projecteurs (…). Les habitants devaient entrer et sortir
par les portes gardées, avec un couvre-feu autorisant à considérer tout rôdeur
comme hostile et à tirer à vue » 4.

2.  Karl Hack, Defence and Decolonisation in Southeast Asia: Britain, Malaya and Singapore 1941-1967, Richmond,
Curzon, 2001, p. 22 et suivantes.
3.  Robert G. K. Thompson, Make for the Hills. Memories of Far Eastern Wars, Londres, Leo Cooper, 1989, p. 93.
4.  The National Archives (TNA), AIR 20/7777, Report on the Emergency in Malaya, Kuala Lumpur, 1951,
p. 17-18 (nous traduisons).
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 47

Le principe n’était pas nouveau : les Espagnols à Cuba, puis les Britanniques
durant la guerre des Boers avaient procédé à des opérations visant à regrouper les
populations civiles pour isoler les rebelles5. En Birmanie dans les années 1930, puis
en Grèce durant la guerre civile, les Britanniques avaient conduit ou accompagné
des opérations de déplacements forcés de populations loin des zones d’activité
des partisans6. L’innovation de Briggs résidait donc moins dans la migration
elle-même – organisée manu militari, sans préavis pour les populations locales,
de crainte que la guérilla ne l’anticipe – que dans les conditions de relocalisation.
Contrairement aux camps de concentration de Lord Kitchener dans le Transvaal,
les Nouveaux Villages avaient vocation à atténuer les conséquences humanitaires
du regroupement par une prise en compte de la situation économique et sociale
de populations déjà pauvres et marginalisées qui pourraient ainsi voir leur sort
s’améliorer7. L’équipement des Nouveaux Villages demeurait toutefois rudimen-
taire : logées dans de petites maisons en tôle, sur des terres de mauvaise qualité
et loin des centres urbains, les populations ainsi déracinées ne constatèrent pas
nécessairement une amélioration de leurs conditions de vie8. En déplaçant environ
400 000 squatters – soit plus de 70 % d’entre eux – le programme eut donc un effet
plus stratégique que politique en contribuant effectivement à couper la guérilla
de sa principale source d’approvisionnement9.
L’une des pratiques qui furent associées aux Nouveaux Villages était le « contrôle
alimentaire ». À chaque village était attaché un officier de relocalisation, géné-
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ralement membre de la communauté chinoise, qui devait veiller aux problèmes
d’intendance et notamment à la sécurisation des denrées alimentaires. Pour mener
à bien sa mission, cet officier disposait d’une petite escouade de miliciens (Home
Guard) qui patrouillaient autour du village et inspectaient l’état des stocks et des
magasins10. La privation systématique de denrées alimentaires avait un effet de
sape sur le moral des groupes communistes qui, dès lors, passaient plus de temps
à chercher de la nourriture qu’à planifier des attaques contre le pouvoir colonial.
Les Nouveaux Villages étaient également soumis à une pression psychologique de
tous les instants. Une fois regroupés, les squatters devenaient les cibles captives du
discours gouvernemental : ils étaient abreuvés de tracts et de films de propagande,

5. Elizabeth van Heyningen, « The Concentration Camps of the South African (Anglo-Boer) War, 1900-
1902 », History Compass, 7 (1), 2009, p. 22‑43 ; Keith Surridge, « An Example to Be Followed or a Warning to
Be Avoided? The British, Boers, and Guerrilla Warfare, 1900-1902 », Small Wars & Insurgencies, 23 (4‑5), 2012,
p. 608‑626.
6.  David French, The British Way in Counter-Insurgency, 1945-1967, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 117.
7. Lucian W. Pye, Guerrilla Communism in Malaya: Its Social and Political Meaning, Princeton, Princeton
University Press, 1956, p. 48 et suivantes.
8.  Anthony Short, The Communist Insurrection in Malaya, 1948-1960, Londres, Muller, 1975, p. 140‑141.
9.  TNA, WO 291/1670, A Comparative Study of the Emergencies in Malaya and Kenya, Operational Research
Unit, 1/57, 6 juin 1957, p. 32 ; K. Hack donne le chiffre de 350 000 déplacés. K. Hack, Defence and Decolonisation
in Southeast Asia: Britain, Malaya and Singapore 1941-1967, op. cit., p. 121.
10.  Riley Sunderland, Resettlement and Food Control in Malaya, Santa Monica, RAND Corporation, 1964, p. 63.
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et privés d’accès à la contre-information communiste11. Le général Briggs mit


également en place un système de punition et de récompense appliqué à chaque
village en fonction de son degré de coopération, les villages collaborant avec les
forces de sécurité étant, à terme, déclarés « zone blanche », label qui impliquait
la levée de la plupart des restrictions qu’ils sublissaient jusque-là.
Tandis que les Nouveaux Villages se répandaient en Malaisie, d’autres puissances
occidentales, impliquées elles aussi dans des opérations de contre-insurrection en
Asie du Sud-Est, s’intéressèrent à la méthode britannique. Reprenant une vieille
tradition coloniale héritée de Gallieni et Pennequin, les Français avaient déjà
créé au Tonkin des milices d’autodéfense pour assurer le contrôle des villages
vietnamiens contre le Vietminh. Le lieutenant-colonel Battisti, commandant le
secteur de Tourane en 1950, soulignait lui aussi « la nécessité absolue de rassem-
bler les habitations et de clôturer les villages et hameaux »12. De même, en 1951,
deux jeunes officiers coloniaux, les capitaines Jacques Hogard et Albert Souyris,
s’employèrent à mettre sur pied l’autodéfense des populations contre les Khmers
Issaraks, branche cambodgienne du Vietminh. Leur but était « d’organiser la
population de façon à l’obliger à prendre parti pour le gouvernement, (…) et,
pour cela, [de] regrouper les habitants afin de constituer des agglomérations
importantes en des endroits faciles à surveiller »13. Pourtant, et contrairement
aux Britanniques, les Français n’accompagnèrent pas leur entreprise de mesures
humanitaires ou de développement économique au profit des populations. De fait,
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l’intensité de la guerre au Tonkin et la mainmise des militaires sur la stratégie
favorisèrent une approche purement sécuritaire.
Il fallut attendre 1953 pour qu’apparaisse au Tonkin un projet de « villagisation ».
Moins initié par les Français que par le gouverneur vietnamien Nguyên Huu Tri
– fin connaisseur des réalités locales et fervent anticommuniste – le programme
Dong Quan était une opération pilote visant à développer un « super-village »14
impliquant l’abandon par les paysans des hameaux des alentours « suivant un
concept similaire à celui du plan [Briggs] en Malaisie »15. Il convient ici d’insister
sur le rôle des administrateurs vietnamiens du jeune « État associé » qui ne se
contentèrent pas de s’inspirer des modèles étrangers mais puisèrent également dans
la culture politique du village vietnamien (Xà), pilier ancestral de la gouvernance

11. R. Sunderland, Winning the Hearts and Minds of the People in Malaya, 1948-1960, Santa Monica, RAND
Corporation, 1964, p. 20.
12.  Service Historique de la Défense (SHD), 10H 3566, Lettre du Lt. Col. Battisti, à son Excellence le chef de
province du Quang-Nam, 20 juin 1950.
13.  Albert Souyris, « Un procédé de contre-guérilla : l’autodéfense des populations », Revue de Défense nationale,
12, juin 1956, p. 689.
14.  Foreign Relations of the United States (FRUS), 1952-1954, vol. XIII: Indo-China, The Ambassador at Saigon
to the Department of State, 15 mars 1953, p. 410.
15. « Report of U. S. Joint Military Mission to Indochina », 14 juillet 1953, cité dans The Pentagon Papers
(NARA Edition), Part V-B-2a, volume I, 1945-1949, p. 92.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 49

locale, bien plus que l’administration impériale16. Malgré cela, le programme


échoua en raison d’une série d’attaques du Vietminh.
Cependant le souvenir ne s’en effaça pas et l’idée de villages regroupés perdura
après l’indépendance – reconnue formellement à Genève en juillet 1954 – sous
l’impulsion du gouvernement de Ngo Dinh Diêm, Premier ministre puis président
de la République du Vietnam, très tôt séduit par l’idée d’associer développement
économique et sécuritaire. En 1959, Diêm lança le projet « Agroville » en vue
de « favoriser de grandes concentrations de populations rurales dans le delta
du Mékong »17. Le programme souffrit toutefois de nombreuses insuffisances,
notamment parce qu’il regroupait des populations bien trop nombreuses pour les
moyens mis en place18. Très éloignées des champs et des rizières, les agrovilles
contraignaient les paysans – qui en étaient toujours propriétaires – à de pénibles
déplacements quotidiens. Il n’empêche qu’en 1960, alors même que l’échec du
projet était patent, le frère du Président, Ngo Dinh Nhu, confia, sans donner
davantage de précisions, à l’ambassadeur britannique, Henry Hohler, qu’il sou-
haitait le ressusciter sur de nouvelles bases19.
Une autre influence qui a pu parfois être évoquée est celle de l’expérience fran-
çaise en Algérie. Considérée avec beaucoup d’intérêt par le Président Diêm lui-
même, cette dernière offrait en effet l’exemple d’une politique de regroupement
rural massif. Bien qu’il n’ait pas été couronné de succès sur le plan stratégique et
encore moins économique, le plan des « Mille Villages » a pu attirer l’attention
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des autorités vietnamiennes. L’historien américain Edward Miller a récemment
cherché à nuancer l’importance accordée dans la littérature à l’influence du modèle
britannique pour affirmer que le véritable parrain du programme des hameaux
stratégiques, Ngo Dinh Nhu, se fondait très probablement sur des écrits français,
notamment ceux du colonel Roger Trinquier20. Il en veut pour preuve l’emploi
par ce dernier de l’expression « hameau stratégique » dans son ouvrage La guerre
moderne. En fait, l’expression n’est pas présente dans le texte français original qui
date de 1961, et dans lequel l’auteur ne parle que de « village-poste »21. C’est le
traducteur américain qui décida en 1964, soit deux ans après le déclenchement
du programme vietnamien, de traduire ainsi ce concept colonial. Francophone et
francophile, Nhu a certainement eu l’occasion de parcourir l’ouvrage de Trinquier
dans son édition originale, mais s’il y a sans doute trouvé quelque inspiration, il
n’en a pas repris l’expression de « village-poste ».

16.  Paul Mus, Le Viêt-Nam : sociologie d’une guerre, Paris, Le Seuil, 1952, p. 23 et suivantes.
17.  Joseph Zasloff, « Rural Resettlement in South Vietnam: The Agroville Program », Pacific Affairs, 35, 1963,
p. 327‑340 ; Edward G. Miller, Misalliance: Ngo Dinh Diem, the United States, and the Fate of South Vietnam,
Cambridge, Harvard University Press, 2013, p. 177‑184.
18.  J. Zasloff, « Rural Resettlement in South Vietnam: The Agroville Program », art. cité, p. 338.
19.  TNA, FO 371/160125, DV1022/2, Lettre de H. A. F. Hohler à F. Warner, 29 juillet 1961.
20.  E. G. Miller, Misalliance: Ngo Dinh Diem, the United States, and the Fate of South Vietnam, op. cit., p. 232-234.
21.  Roger Trinquier, La guerre moderne, Paris, La Table Ronde, 1961, p. 71-72.
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D’autres influences, plus exotiques, méritent également d’être mentionnées. Nhu


aurait ainsi affirmé « qu’il avait tiré son inspiration originale du Plan Briggs en
Malaisie et des kibbutzim en Israël »22. La seconde référence peut surprendre, elle
est pourtant corroborée par d’autres documents d’origine américaine qui attestent
que l’expérience israélienne fut sérieusement prise en compte par les stratèges
de la contre-insurrection. Au mois de juin 1961, le général Edward Lansdale
– cacique de la contre-insurrection à Washington – avait évoqué la possibilité
d’établir au Vietnam des « communautés militaro-économiques d’autodéfense
[dans lesquelles] des conseillers israéliens pourraient jouer un rôle majeur »23.
Lansdale semble effectivement avoir été particulièrement impressionné par sa
rencontre avec l’attaché de défense israélien, le colonel Yehuda Prihar, qui avait
piloté une mission militaire de conseil en Birmanie au début des années 195024. Il
organisa une rencontre entre quelques hauts responsables américains et le colonel
Prihar au cours de laquelle ce dernier exposa le concept des paysans-soldats du
mouvement Nahal utilisés par l’État hébreu pour lutter contre l’infiltration des
feddayin25. Certes, le contexte politique était encore plus éloigné de la probléma-
tique vietnamienne que dans le cas des Nouveaux Villages malaisiens, mais ce
gouffre stratégique ne semble pas avoir ébranlé les stratèges américains, ni Ngo
Dinh Nhu lui-même. Tous s’engagèrent dans l’entreprise des hameaux stratégiques
avec à l’esprit des modèles dont il peut sembler avec le recul que la transposition
était vouée à l’échec.
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Thompson, les Américains et les hameaux stratégiques

Si de nombreux précédents étrangers contribuèrent à façonner l’imaginaire stra-


tégique américano-vietnamien en faveur d’un programme de contre-insurrection
fondé sur le renouvellement villageois, c’est bien l’arrivée de la mission britannique
de Robert Thompson – ancien Secrétaire à la Défense de Malaisie, et co-auteur
avec le général Briggs du concept des Nouveaux Villages – qui permit le démar-
rage institutionnel de l’entreprise. À l’issue d’une première visite de courtoisie au
Vietnam, Thompson avait fait parvenir à Diêm un mémorandum dans lequel il
estimait que les deux insurrections étaient « très similaires » et que, par consé-
quent, « les mêmes méthodes pour combattre les communistes devaient être
appliquées »26. Les autorités britanniques virent dans l’intérêt des Vietnamiens
pour l’expérience de la Malaisie une bonne occasion de démontrer leur engagement
géopolitique dans la région. Malgré son intérêt initial, Diêm ne manifesta pourtant

22.  TNA, FO 371/170100, DV 1017/4, Lettre de l’ambassadeur H. A. F. Hohler, Saïgon, 30 janvier 1963.
23.  John F. Kennedy Library ( JFKL), NSF, Box 326, Memorandum for W.W. Rostow, Washington, 7 juin 1961.
24.  TNA, FO 371/115824, A Burmese Defence Delegation is visiting Israel, Tel Aviv, 9 avril 1958.
25. JFKL, NSF, Box 326A, Remarks made by the Israeli Diplomats with respect to guerrilla warfare,
Memorandum for Mr. Rostow, 8 septembre 1961.
26.  TNA, FO 371/152740, DV 1015/40, Telegram 342, Kuala Lumpur to CRO, 26 mai 1960.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 51

aucun désir de voir s’établir sur son territoire une mission d’assistance aux ordres
de Londres27. Il expliqua d’ailleurs clairement à l’ambassadeur Hohler qu’il ne
partageait pas l’avis de Thompson sur les similarités entre les deux situations28.
Tout d’abord, parce qu’en Malaisie l’insurrection était le fait d’une partie de la
communauté chinoise, elle-même minoritaire dans le pays, tandis qu’au Vietnam
les communistes évoluaient au sein de l’ethnie majoritaire. Ensuite, parce que
contrairement à la Malaisie, où les insurgés se recrutaient parmi des squatters
socialement marginalisés, au Vietnam, les paysans étaient installés dans leurs
villages depuis des temps reculés, et attachés économiquement et spirituellement
à la terre de leurs ancêtres29. Enfin, parce que le contrôle alimentaire qui avait
eu tant de succès en Malaisie n’avait aucun sens dans les riches terres du delta du
Mékong où il serait toujours facile de se procurer de la nourriture.
Ce fut seulement avec l’élection de John F. Kennedy que tombèrent ces résis-
tances30. Soucieuse de mutualiser le fardeau vietnamien avec d’autres alliés, la
Maison-Blanche se déclara soudain favorable à la « contribution d’un pays tiers
à la formation des forces vietnamiennes à la contre-guérilla »31. Le gouvernement
britannique saisit alors l’occasion d’une visite à Saïgon du Premier ministre malai-
sien Abdul Rahman Tunku pour lui demander de suggérer à Diêm d’accueillir
Robert Thompson comme chef d’une mission d’assistance32. Pressé de toute part,
Diêm ne vit plus d’un si mauvais œil l’idée de diversifier ses appuis, espérant ainsi
desserrer l’étau américain par la présence d’un conseiller britannique dont les
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moyens de pression étaient bien moindres. Thompson s’installa donc à Saïgon
en septembre 1961, au beau milieu d’une nouvelle offensive du FNL, tandis qu’à
la Maison-Blanche on continuait à chercher une nouvelle stratégie. Au bout d’un
mois, après une rapide visite à travers le delta du Mékong, le conseiller britannique
remit ses premières conclusions à Ngo Dinh Diêm : « L’objectif principal de tout
plan de contre-insurrection doit être de conquérir la population. L’élimination
physique des terroristes-communistes [expression employée en Malaisie] s’ensuivra
automatiquement. Conquérir la population doit donc être au premier plan dans
l’esprit de quiconque s’engage dans des opérations antiterroristes »33.

27.  Peter Busch, « Supporting the War: Britain’s Decision to Send the Thompson Mission to Vietnam, 1960-
61 », Cold War History, 2 (1), 2001, p. 72.
28. TNA, FO 371/152739, DV 1015/36, Memorandum of conversation from Ambassador Hohler to Lord
Home, 9 avril 1960.
29.  P. Mus, « The Role of the Village in Vietnamese Politics », Pacific Affairs, 22 (3), 1949, p. 265-272.
30.  P. Busch, All the Way with JFK? Britain, the US, and the Vietnam War, Oxford, Oxford University Press,
2003, p. 74.
31. FRUS, 1961-1963, vol. I, Vietnam, Document 42, « Program of Action for Viet Nam », Memorandum
from the Deputy Secretary of Defense (Gilpatric) to the President, 3 mai 1961, p. 102 ; TNA, DO 169/109,
Télégramme No. 1239 de Sir H. Caccia au Foreign Office, 12 mai 1961.
32.  TNA, DO 169/109, Letter from Sir Geofroy Tory, British High Commissioner in Kuala Lumpur to N.
Potchard, CRO, 25 avril 1961 ; National Archives and Records Administration (NARA), RG 59, CDF, 751k.5-
msp/5-1361, 22 mai 1961.
33. Department of Defense, Pentagon Papers, V.B.4, Document 43, « Memorandum », Enclosure No. 2,
Despatch No. 205, Saïgon, 13 novembre 1961 (rapport définitif), p. 347-358.
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Si le concept de « hameau stratégique » est présent dans le document, le terme


lui-même semble avoir été introduit pour la première fois quelques mois plus
tôt, en juillet 1961, dans le Bulletin officiel d’information du Sud-Vietnam, mais
avec des contours plutôt flous34. Thompson le reprit dans son plan et lui en
donna une définition précise, directement adaptée du concept des Nouveaux
Villages35. Cette proposition, présente dès le pré-rapport de Thompson rendu
à Diêm en octobre, intervint dans un contexte particulier de négociation entre
Américains et Vietnamiens sur la stratégie à adopter dans le pays. La mission
d’assistance militaire américaine à Saïgon (Military Assistance and Advisory
Group, MAAG) poussa alors Diêm à donner la priorité aux régions les plus
fortement infiltrées par le FNL, et notamment à l’ancienne « Zone D » au
nord-est de Saïgon, bastion de la résistance communiste depuis l’époque française.
Il s’agissait d’une stratégie de contre-guérilla centrée sur la destruction des forces
ennemies, et non d’une « conquête de la population », telle que l’envisageait
Thompson. Méfiant à l’égard de ses encombrants alliés américains, Diêm confia
à Thompson la tâche d’émettre une contre-proposition36. Sans doute se doutait-il
que le Britannique ne partageait pas les idées du MAAG sur la priorité à donner
aux raids sur la Zone D, peu peuplée et donc peu stratégique au regard de ses
principes. Alors que Diêm faisait part aux Américains des vues de son conseiller
britannique, le général McGarr, commandant le MAAG, fustigea Thompson
qu’il compara à « un docteur invité pour donner un avis médical décidant tout à
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coup de procéder à une amputation sans consultation préalable avec le médecin
traitant »37. À Washington en revanche, les réactions furent plus favorables.
La personnalité de Thompson séduisit et son concept apparut comme le moyen
de sortir « par le haut » de l’impasse vietnamienne en combinant deux priorités de
l’administration Kennedy : l’endiguement du communisme dans le Tiers Monde
et le développement économique de celui-ci38.
C’est sur la personne de Roger Hilsman, en charge d’élaborer une réflexion de fond
sur la stratégie vietnamienne, que Thompson exerça son influence la plus notoire.
En visite au Vietnam au début du mois de janvier 1962, Hilsman se lia d’amitié
avec le chef de la mission britannique39. Ancien membre du Detachment 101 de
l’Office of Strategic Services (OSS) en Birmanie où Thompson avait également

34.  Milton E. Osborne, « Strategic Hamlets in South Viet-Nam », South East Asia Program, 55, 1965, p. 25.
35.  Department of Defense, Pentagon Papers, V.B.4, Document 43, « Memorandum », cité, p. 349.
36.  R. G. K. Thompson, Make for the Hills. Memories of Far Eastern Wars, op. cit., p. 129.
37. Lettre du général McGarr à l’Amiral H. D. Felt, 27 novembre 1961 cité dans Department of Defense,
Pentagon Papers, IV.B.2, Strategic Hamlets Program, p. 12.
38.  P. Busch, All the Way with JFK? Britain, the US, and the Vietnam War, op. cit., p. 104‑105.
39. Roger Hilsman, To Move a Nation: The Politics of Foreign Policy in the Administration of John F. Kennedy,
Garden City, Doubleday & Co., Inc., 1967, p. 425‑430 ; Gerald J. Protheroe, « Limiting America’s Engagement:
Roger Hilsman’s Vietnam War, 1961–1963 », Diplomacy & Statecraft, 19 (2), 2008, p. 270.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 53

combattu en tant que Chindit40, Hilsman partageait avec celui-ci un certain nombre
d’idées sur les guérillas, notamment et surtout le primat du soutien populaire et
l’importance de mettre en œuvre des réformes politiques. De retour à Washington,
Hilsman présenta au Président Kennedy un mémorandum qui reprenait les grandes
lignes du Plan Thompson dont il reconnut d’ailleurs ouvertement l’influence sur
son travail41. La principale recommandation était l’établissement de deux zones de
pacification prioritaires : le delta, déjà désigné par Thompson, et la région de Hué,
au nord du pays : « La création de villages stratégiques dans des zones relativement
sécurisées implique le regroupement des hameaux en une zone compacte aisée à
défendre. (…) Chaque village stratégique doit être protégé par un fossé et des fils
barbelés, disposer de tours de garde et d’un entrepôt pour les armes. (…) Chaque
village disposera également de téléphones et d’un système d’alarme reliant les tours
de garde et les postes de défense ainsi qu’une radio garantissant un contact direct
avec les structures de commandement administratives et militaires du district. (…)
Chaque village stratégique disposera d’une unité d’autodéfense de 75 à 150 hommes
(…) dont la mission sera de défendre le village et de conduire des patrouilles »42.
Cette description suivait à la lettre la description des Nouveaux Villages de Malaisie
et laissait peu de doute quant à l’influence de Thompson dans la rédaction, ce dont
le Foreign Office ne manqua pas de se féliciter43. Du côté américain, les réactions
furent également positives. Le directeur de l’US Information Agency (USIA),
Edward R. Murrow, affirma à Hilsman que la lecture de son papier lui avait fait
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« l’effet d’un mint julep par une chaude journée d’été » 44. Certaines réticences
se firent entendre néanmoins : le lieutenant-colonel John Stockton, détaché au
Secrétariat aux Affaires politico-militaires du Département d’État, se montra
sceptique, estimant « l’affaire de Malaisie aussi éloignée de la situation actuelle
[au Vietnam] que la guerre d’Indépendance l’était de la guerre de Sécession »45. Ce
type d’oppositions fondées sur l’incommensurabilité supposée des deux théâtres
provenait en particulier des militaires, et se faisait l’écho des positions du MAAG
où, malgré les efforts déployés par Thompson pour coordonner son action, la
majorité des officiers demeuraient réticents à l’idée d’adopter des conceptions
trop éloignées de leur habitus tactique.

40. Le Detachment 101 et les Chindits étaient deux unités, respectivement américaines et britanniques, qui
pratiquèrent la guérilla sur les arrières japonais en Birmanie. Sur ces expériences déterminantes, voir Simon
Anglim, « Orde Wingate and the Theory behind the Chindit Operations: Some Recent Findings », RUSI
Journal, 147 (2), 2002, p. 92‑98 ; Troy J. Sacquety, The OSS in Burma, 1942-1945: Jungle War against the Japanese,
Lawrence, University Press of Kansas, 2013.
41.  JFKL, Hilsman Papers, Box 3, A strategic concept for South Vietnam, Bureau of Intelligence and Research,
2 février 1962.
42.  Ibid., p. 16-17.
43.  TNA, FO 371/166700, DV 1015/43/G, Lettre de R. Secondé à J. Denson, 19 février 1962.
44. JFKL, Hilsman Papers, Box 3, Memorandum of conversation between E. R. Murrow and R. Hilsman,
25 avril 1962.
45. JFKL, Hilsman Papers, Box 3, Lettre du lieutenant-colonel John B. Stockton (Foreign Service of the
United States) à R. Hilsman, 22 mars 1962.
54 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

Un programme né dans la précipitation

Le projet qui se mit en place à Washington fut cependant pris de vitesse par le
gouvernement vietnamien, toujours soucieux de ne pas se laisser dicter les termes de
sa stratégie. Quelques jours seulement après que Hilsman eut déposé son « concept
stratégique », Diêm annonça la création d’une Commission interministérielle des
hameaux stratégiques46. Certes, cette décision reprenait nombre des propositions
américano-britanniques, mais elle s’en éloignait aussi par sa volonté d’« établir des
plans pour l’aménagement de hameaux stratégiques dans l’ensemble du pays » 47
et non sur quelques zones ciblées. Thompson s’en inquiéta, ainsi que du refus
de Diêm de confier le programme à un ministère unique, seul moyen, selon le
stratège britannique, d’éviter la dispersion des efforts. De plus en plus méfiant
depuis une tentative de coup d’État en 1960, le président vietnamien craignait
de trop concentrer les pouvoirs de ses subordonnés et préférait « diviser pour
mieux régner ». C’est également pour cette raison qu’il fit le choix de confier la
coordination du programme à son frère, Ngo Dinh Nhu, ce qui fit craindre le pire
à nombre d’observateurs avisés de la politique vietnamienne48. Nhu était alors le
principal promoteur de la philosophie personnaliste de Emmanuel Mounier qu’il
avait rencontré au cours de ses études à Paris. Selon lui, le hameau stratégique
devait permettre l’avènement de l’« homme concret » théorisé par Mounier, à
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la fois spirituel et matériel, ancré dans les « communautés immédiates » qui
seraient les remparts contre l’individualisme capitaliste et l’écueil totalitaire des
communistes49. Ces conceptions théoriques laissèrent de marbre les diplomates
occidentaux qui virent là un dangereux détournement du projet initial50.
Les doutes initialement émis par les Occidentaux à l’égard de l’interprétation sélec-
tive de leurs concepts par le régime diémiste ne tardèrent pas à se concrétiser… En
effet, le lieu choisi par le pouvoir vietnamien pour inaugurer le programme ne se
trouvait pas dans le delta du Mékong, qui avait la préférence de Thompson. Pire,
il s’agissait du district de Bên Cat, sous contrôle presque total du FNL et localisé
en bordure de la Zone D, alors même que le « concept stratégique » concevait
les hameaux comme une arrière-garde à mettre en place dans les zones libres de
toute influence, avant de passer à l’offensive51. Le choix de Bên Cat renvoyait au

46.  Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), 150QO/26, Lettre de R. Lalouette à la Direction
Asie-Océanie, 7 février 1962 ; TNA, FO 371/166700, lettre de Burrows à Secondé, 14 février 1962.
47.  TNA, FO 371/166700, DV 1015/44, Traduction du décret n°11-TTP du 3 février portant création de la
Commission interministérielle des hameaux stratégiques, PV du 10 février 1962.
48.  JFKL, Hilsman Papers, Box 3, Visit with Gen. Paul Harkins and Ambassador Nolting, 19 mars 1962.
49. Sur la notion personnaliste de « communauté immédiate », voir Jean-Marie Domenach, Emmanuel
Mounier, Paris, Le Seuil, 1972, p. 105. Sur le rôle du personnalisme au Sud-Vietnam, voir la thèse de Phi-Vân
Nguyên, « Les résidus de la guerre : la mobilisation des réfugiés du nord pour un Vietnam non communiste
(1954-1965) », thèse en histoire de l’Université du Québec à Montréal, octobre 2015.
50.  P. Busch, All the Way with JFK? Britain, the US, and the Vietnam War, op. cit., p. 116.
51.  JFKL, Hilsman Papers, Box 3, « A strategic concept for South Vietnam », cité, p. 17.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 55

contraire à la volonté de Nhu de frapper fort afin d’inaugurer le programme par


une opération spectaculaire. Il réflétait également l’héritage du général McGarr,
qui n’avait jamais cessé de prôner l’offensive contre ce refuge du Viêt-Cong, sans
autre considération politique. Son successeur, le général Harkins, davantage versé
dans la pacification, n’eut d’autre choix que d’entériner la décision et de se lancer
dans les préparatifs de l’opération, baptisée Sunrise, et dont le déclenchement fut
fixé au 22 mars 196252.
Atterrés par les choix du président vietnamien qui faisaient fi de leurs recomman-
dations, les conseillers britanniques ne cachèrent pas leur déception. Thompson
affirma avoir « fait de [son] mieux pour empêcher l’opération [Sunrise] d’avoir
lieu »53. Le commentaire de l’attaché militaire français, Jacques Guiziou, ne laisse
aucun doute sur le climat qui entoura le lancement du projet : « Les Britanniques
rejettent désormais la paternité des hameaux stratégiques et surtout de la façon
dont l’affaire est conduite, sous la haute direction de M. Nhu. (…) D’une façon
générale, la mission Thompson est un peu désenchantée : pour le moment, la
Présidence écoute ses conseils, mais [ceux-ci] ne sont pas suivis »54. Cette remarque
finale révèle à elle seule les difficultés d’un transfert de savoirs qui se heurta aux
représentations locales, voire à des dirigeants locaux envisageant les choses diffé-
remment et faisant circuler des idées « occidentales » autres que celles promues
par les Britanniques, les Français et les Américains55.
À Washington également l’inquiétude monta, notamment chez Hilsman, persuadé
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que, tirant profit de la situation délicate de la province test, « le Viêt-Cong [cher-
cherait] à faire un exemple de ces villages et [à] discréditer ainsi tout le concept de
village stratégique à travers le Sud-Vietnam »56. Faute de parvenir à convaincre
les dirigeants vietnamiens d’annuler l’opération, l’ambassade et le MAAG concé-
dèrent finalement leur soutien logistique et financier. Le 22 mars débutait donc
la première phase de l’opération Sunrise : il s’agissait d’effectuer un « nettoyage
militaire », et de repousser les forces du FNL dans la forêt57. La seconde phase
visait à déplacer l’ensemble des habitants vers un nouveau village. Le programme
s’ouvrait donc d’emblée sous l’emblème du transfert de populations, ce qui, selon
Thompson « donna malheureusement l’impression que tous les hameaux seraient
ainsi »58 alors que lui-même n’envisageait initialement un déplacement total que

52.  Department of Defense, Pentagon Papers, IV.B.2, Strategic Hamlets Program, p. 15 ; Graham A. Cosmas, MACV:
The Joint Command in the Years of Escalation, 1962-1967, Washington, Center for Military History, 2006, p. 77.
53.  R. G. K. Thompson, Make for the Hills. Memories of Far Eastern Wars, op. cit., p. 130.
54. AMAE, TNA, 150 QO/26, Conversation avec M. Thompson, Saïgon, 10 mars 1962. Sur la perception
française du programme, voir Pierre Journoud, De Gaulle et le Vietnam: 1945-1969. La réconciliation, Paris,
Tallandier, 2011, p. 117 et suivantes.
55.  Jeffrey Race, War Comes to Long An: Revolutionary Conflict in a Vietnamese Province, Berkeley, University of
California Press, 1973.
56.  JFKL, Hilsman Papers, Box 3, Doubts on Operation Sunrise, memorandum for Gen. Taylor, 31 mars 1962.
57.  Department of Defense, Pentagon Papers, IV.B.2, Strategic Hamlets Program, p. 22.
58.  R. G. K. Thompson, Defeating Communist Insurgency. The Lessons of Malaya and Vietnam, Londres, Chatto
& Windus, 1966, p. 122, 132.
56 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

dans 5 % des cas. Sur les 210 familles de Bên Cat rassemblées par l’Armée de
la République du Vietnam (ARVN), « 70 acceptèrent immédiatement de démé-
nager, mais 140 autres durent être convaincues par la force des armes »59. Les
soldats entraînèrent ensuite les 1 200 villageois à travers la jungle, tandis que
leurs maisons étaient détruites par des bulldozers. N’emportant que quelques
effets personnels, les déplacés reçurent à leur arrivée dans le nouveau hameau
une compensation de 21 dollars par famille allouée par la United States Agency
for International Development (USAID), créée en 1961 et dont les hameaux
stratégiques représentaient le premier programme de grande ampleur60. Quant
au nouveau hameau, il fut décrit de manière édifiante par le chercheur français
Bernard Fall qui suivit de près la mise en œuvre du programme. « Le [nouveau]
territoire [vers lequel] les paysans étaient transférés était un sol à peine défriché,
sur lequel étaient seulement érigés une infirmerie construite « en dur » et un
édifice pour l’administration locale, autour desquels les paysans devaient eux-
mêmes élever leurs propres chaumières ; le tout entouré de fossés et de fils barbelés
aménagés pour la défense »61.
Avant même la fin de l’opération, Thompson s’envola pour Washington afin de
tenter d’inverser la tendance et d’éviter le dévoiement total de son concept62. Partout
où il se rendit, le Britannique emporta l’adhésion grâce à son pragmatisme et son
optimisme sur les possibilités de vaincre l’insurrection. Il obtint la promesse d’un
soutien ferme des États-Unis en faveur de la restructuration du programme des
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hameaux stratégiques dans une ligne plus proche du plan initial63. De retour au
Vietnam, il soumit à Diêm un plan de redressement du programme64. Parallèlement,
les États-Unis renforcèrent le nombre de leurs conseillers militaires qui accompa-
gnaient désormais l’ARVN dans les opérations de pacification au profit des hameaux
stratégiques65. Sur le plan civil, le programme fut marqué par un engagement
croissant de l’USAID. À partir de l’été 1962, la totalité du matériel destiné à la
fabrication des hameaux était fournie par l’USAID qui délivra des Strategic Hamlet
Kits66 composés de matériaux de construction, de fils barbelés, d’armes de poing,
de munitions et d’équipement radio. Près de 1 500 de ces kits arrivèrent à Saïgon
au mois d’août 1962, et 3 500 autres suivirent au cours de l’automne.
Alors qu’il prenait rapidement de l’ampleur, le programme des hameaux straté-
giques fit l’objet d’une propagande intense de la part du régime qui le présenta

59.  Jerry Rose, « South Vietnam: Cutting the Arc », Time, 6 avril 1962, p. 2.
60.  Michael E. Latham, Modernization as Ideology: American Social Science and « Nation Building » in the Kennedy
Era, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p. 151‑207.
61.  Bernard Fall, Les Deux Viêt-Nam, Paris, Payot, 1967, p. 431.
62. JFKL, Roger Hilsman Papers, Box 3, Comments by Mr. RGK Thompson to the Vietnam Task Force,
9 avril 1962.
63.  JFKL, Roger Hilsman Papers, Box 3, Progress report on South Vietnam, 18 juin 1962.
64.  Hoover Institution Library and Archives (HILA), Lansdale Papers, Box 60, « Pacification Plan », automne 1962.
65.  G. A. Cosmas, MACV: The Joint Command in the Years of Escalation, 1962-1967, op. cit., p. 79 et suivantes.
66.  Department of Defense, Pentagon Papers, IV.B.2, Strategic Hamlets Program, p. 29.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 57

comme l’avènement d’un idéal personnaliste, combinant l’autonomie des individus,


leur sécurité physique et leur prise en charge par des infrastructures modernes
(dispensaires médicaux, écoles, stations radio). Les Américains demeuraient
cependant très sceptiques vis-à-vis de cette philosophie qui, « quels que [fussent]
ses mérites, [péchait] par un contenu trop flou et [par] son manque d’applicabilité
aux problèmes quotidiens »67. Malgré ces réserves, les services d’information de
l’ambassade américaine furent mobilisés : des dizaines de milliers de tracts, des
centaines de films et de chants patriotiques exhortant la population à la construction
des hameaux stratégiques furent composés, imprimés et diffusés par le Joint U.S.
Public Affairs Office68. Dans l’ambiance optimiste de la seconde moitié de l’année
1962, Britanniques et Américains se prirent à croire à la réussite du programme
en dépit du manque évident de coordination entre autorités civiles et militaires
et de la qualité pour le moins variable des hameaux construits. Thompson, qui
au printemps avait rejeté la paternité du programme, s’identifiait désormais plei-
nement à l’effort américano-vietnamien en affirmant dans l’un de ses rapports :
« Nous sommes désormais en train de gagner la véritable guerre »69. De fait,
des recherches s’appuyant sur des documents communistes tendent aujourd’hui
à montrer que le FNL et Hanoï furent sérieusement déstabilisés par les progrès
des hameaux stratégiques à l’automne 196270.
Le passage de la nouvelle année se fit donc sous le sceau d’un réel optimisme et, à
la fin du mois de mars 1963, Thompson se rendit de nouveau aux États-Unis pour
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y apporter un message de victoire71 : « D’ici la fin de l’année ou de la prochaine
saison sèche au plus tard, nous devrions avoir regagné le contrôle de toutes les
zones densément peuplées (…) et accélérer la marche vers la victoire finale »72.
Ces propos rassurants arrivaient à point nommé : la défaite de l’ARVN lors de la
bataille d’Ap Bac en janvier 1963 avait refroidi les ardeurs de nombreux décideurs
à Washington. L’avenir optimiste qu’envisageaient alors les Occidentaux pour la
contre-insurrection au Sud-Vietnam s’assombrit pourtant rapidement sous l’effet
des crises politiques et de l’effondrement du régime.

67. Texas Tech University (TTU), Virtual Vietnam Archives (VVA), CIA Collection, Box 9, Folder 132,
« Overall Progress », CIA Telegram from Wash. to Saigon, 12 juillet 1962 ; TTU/VVA, Pike Collection, Item
n°F029100030253, CIA Information Report, 16 juillet 1962.
68. Herbert A. Friedman, PSYOP of the Strategic Hamlet in Vietnam (http://www.psywarrior.com/
VNHamletPSYOP.html) (consulté le 27 mars 2018).
69.  TNA, FO 371/170100, DV 1017/15, Report on visits to Delta Provinces, 13 mars 1963.
70.  Pierre Asselin, Hanoi’s Road to the Vietnam War, 1954-1965, Berkeley, University of California Press, 2013,
p. 109‑110 ; P. Busch, All the Way with JFK? Britain, the US, and the Vietnam War, op. cit., p. 127 ; Mark Moyar,
Triumph Forsaken: The Vietnam War, 1954-1965, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 182.
71.  TNA, FO 371/170100, DV 1017/4, 11 février 1963.
72.  JFKL, Hilsman Paper, Box 3, « The Situation in South Vietnam », BRIAM, 11 mars 1963, p. 6.
58 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

Le dévoiement du programme et l’effondrement du régime

Au cours de sa triomphale tournée américaine de mars 1963, Thompson avait


reconnu la persistance de défis majeurs. Dans un mémorandum adressé à Hilsman,
il identifia quatre principaux dangers pesant sur le Sud-Vietnam : la nature du
régime de Diêm dont la dérive personnelle et autoritaire n’échappait à personne,
même si Thompson ne voyait aucune solution de remplacement à court terme ;
une escalade du Nord-Vietnam via une politique d’infiltration massive d’unités
régulières provoquant une implication croissante des États-Unis, ce qui ne pourrait
qu’aggraver la situation ; la subversion des hameaux stratégiques par le FNL ;
une construction anarchique, hâtive et sans sécurisation suffisante des nouveaux
hameaux par le gouvernement de Saïgon, danger le plus imminent selon Thompson,
et qui rendrait d’autant plus aisée, donc d’autant plus menaçante, la subversion
des hameaux stratégiques par le FNL73. Le stratège britannique n’était donc pas
totalement aveuglé par son optimisme. De fait, la menace d’une hypertrophie pesa
sur le programme des hameaux stratégiques dès la fin de l’année 1962. Poussés
par la propagande du régime à publier chaque semaine une liste des nouveaux
hameaux construits, les gouverneurs de province furent vite amenés à falsifier
leurs chiffres, parlant de hameaux « achevés », alors que la seule défense de ces
derniers consistait en quelques mètres de fils de fer barbelés, et que leurs équipe-
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ments économiques et sociaux, censés faire accepter la situation à la population
déracinée, étaient tout simplement inexistants74. Selon les communiqués de presse
du gouvernement, l’objectif titanesque des 11 316 hameaux stratégiques devant
rassembler 14 millions de paysans serait atteint avant la fin de l’année 196375. On
était bien loin des « Nouveaux Villages » de Malaisie dont la construction avait
été menée avec davantage de moyens sur une période cinq fois plus longue et au
profit d’une population 30 fois moindre.
Les alliés américains ne furent pas dupes de ces falsifications. Dès novembre 1962,
le général Taylor, conseiller militaire du Président Kennedy, estima que seuls
600 des 3 300 hameaux annoncés comme achevés étaient réellement opérationnels :
« L’idée des hameaux stratégiques s’est répandue à travers le pays sous la forme
d’une compétition entre provinces, avec peu de planification et encore moins de
coordination [et leurs] chiffres apparaissent comme l’objectif essentiel »76. En
mai 1963, Rufus Phillips qui supervisait le programme pour l’USOM insista
également sur « la grande différence entre le nombre de hameaux [efficaces]
et le nombre total [de ceux] libellés comme complets par le gouvernement ».

73.  Ibid., p. 3-4.


74. J. Race, War Comes to Long An: Revolutionary Conflict in a Vietnamese Province, op. cit., p. 133 ; B. Fall,
Les Deux Viêt-Nam, op. cit., p. 434.
75.  AMAE, 150QO/28, « Les hameaux stratégiques et la réforme du régime », n°280/AS, 24 avril 1963.
76. FRUS, 1961-1963, vol. II, Vietnam, Document 319, VC Attacks on Strategic Hamlets, 17 novembre 1962,
p. 736-38.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 59

Il précisa également que « le programme demeurait entravé par un manque de


compréhension du concept et de volonté de le mettre en œuvre »77. En dépit de
ces errements, ce ne fut pas du programme des hameaux stratégiques, ni de la
lutte anticommuniste que vint le coup de grâce, mais de la « crise bouddhiste »
qui éclata sans lien direct avec la lutte contre le FNL, scellant le sort de Diêm
et de la « mésalliance »78 américano-vietnamienne. Depuis le milieu des années
1950, la politique de soutien aux communautés catholiques et le discours chris-
tianisant relatif au personnalisme nourrissaient la colère du clergé bouddhiste.
Au début du mois de mai 1963, à Hué, dont un autre frère de Diêm, Ngo Dinh
Thuc, était désormais archevêque, neuf manifestants pacifistes militant contre
l’interdiction d’une fête religieuse trouvèrent la mort dans des affrontements avec
la Garde civile. Durant les semaines qui suivirent, alors que le mécontentement
grondait et que les mesures de rétorsion se multipliaient, l’isolement du régime
devint de plus en plus manifeste. À Washington, l’administration Kennedy voyait
pour sa part cette dégradation politique d’un œil inquiet et fut bien contrainte
de condamner la répression79.
Au cours de l’été, la crise s’amplifia et la loi martiale fut à nouveau proclamée.
Le FNL en profita alors pour multiplier ses attaques contre les hameaux stra-
tégiques les plus isolés. Alors que l’horizon s’assombrissait encore davantage, la
question de l’abandon du régime, déjà évoquée du temps de Eisenhower, se posa
à nouveau80. La méfiance à l’égard de Diêm grandit d’autant plus que le nouvel
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ambassadeur à Saïgon, Henry Cabot Lodge Jr., n’avait jamais, avant sa nomina-
tion, ménagé ses critiques envers le régime sud-vietnamien. Alors qu’il s’était
parfaitement entendu avec Nolting, Thompson se trouva très vite en désaccord
avec Lodge sur l’évaluation des progrès de la contre-insurrection et la viabilité
à court terme du régime81. Tout en reconnaissant la recrudescence des attaques
du Viêt-Cong et la dégradation sérieuse de la situation dans le delta, il continuait
d’envisager « une amélioration décisive dans les douze mois (…) et n’a[vait] aucun
doute sur le fait que la puissance du Viêt-Cong a[vait] été réduite »82. Or Lodge
demeurait dubitatif, ne voyant « aucune preuve d’un changement en faveur du
gouvernement », et si Thompson estimait être « lié au gouvernement légalement

77. FRUS, 1961-1963, vol. III, Vietnam, Document 102, « An Evaluation of Progress in the Strategic Hamlet-
Provincial Rehabilitation Program », 1er mai 1963, p. 257.
78.  E. G. Miller, Misalliance: Ngo Dinh Diem, the United States, and the Fate of South Vietnam, op. cit., p. 260‑278.
79.  Seth Jacobs, Cold War Mandarin: Ngo Dinh Diem and the Origins of America’s War in Vietnam, 1950-1963,
Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2006 ; M. Moyar, Triumph Forsaken: The Vietnam War, 1954-1965,
op. cit., p. 229‑243 ; E. G. Miller, Misalliance: Ngo Dinh Diem, the United States, and the Fate of South Vietnam,
op. cit., p. 279 et suivantes.
80. FRUS, 1961-1963, vol. III, Vietnam, Document 281, Telegram to the Embassy in Vietnam, Washington,
21 août 1963, p. 628. Ce célèbre télégramme est aujourd’hui considéré comme le point de départ du processus
ayant mené au coup d’État de novembre 1963. Voir également John Prados, Vietnam: The History of an
Unwinnable War, 1945-1975, Lawrence, University Press of Kansas, 2009, p. 81 et suivantes.
81.  TNA, FO 371/170102, DV101/41/G, Interview with Mr. Cabot Lodge, 18 septembre 1963.
82.  TNA, FO 371/170102, DV101/42/G, Summary of differences between Mr. Thompson and US Ambassador,
28 octobre 1961.
60 — Critique internationale n° 79 – avril-juin 2018

constitué », l’ambassadeur américain préféra penser que « l’Occident [pouvait] faire


quelque chose pour aider au remplacement du régime »83. C’est cette option qui
fut retenue : avec l’accord de Lodge, l’agent de la CIA Lucien Conein apporta son
soutien à un groupe de généraux putschistes. Le 1er novembre 1963, six bataillons
de l’ARVN s’emparèrent du palais présidentiel et arrêtèrent Diêm et Nhu, qui
furent exécutés le lendemain84.
Profitant de la confusion qui suivit la chute de Diêm, le Viêt-Cong s’empara en
quelques semaines d’un grand nombre de hameaux stratégiques qui n’opposèrent
que peu ou pas de résistance. Au mois de décembre 1963, Thompson rapporta avoir
« visité quatre provinces [où] la situation [était] bien sombre. (…) Les autorités pro-
vinciales [recevaient] des instructions contradictoires et [souffraient] de l’atmosphère
de chasse aux sorcières qui [prévalait] à Saïgon »85. De passage à Londres en janvier
1964, il confia à l’ambassadeur de France, Geoffroy Chodron de Courcel, qu’au
moins « un tiers des hameaux stratégiques [s’étaient] vidés de leur population, dont
une partie [était] sans doute passée au Viêt-Cong avec armes et bagages »86. Face à
cette dispersion des populations – souvent revenues d’elles-mêmes sur les terres dont
elles avaient été chassées –, il fallut bien reconnaître l’impopularité du programme
des hameaux stratégiques. Après avoir tenté d’appliquer au Vietnam leurs méthodes
malaisiennes, et espéré un temps y parvenir avec succès, les Britanniques tirèrent
finalement de leur entreprise un bilan bien amer : « Forts de notre expérience
malaisienne, nous considérions qu’une situation d’urgence appelait des mesures
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drastiques, aussi impopulaires fussent-elles. Mais nous ne sommes pas en Malaisie et
le nouveau gouvernement du Vietnam doit aujourd’hui faire face à un dilemme. Le
régime précédent s’est effondré car (…) il a forcé sa politique sur les populations au
mépris de leur volonté et des droits de l’homme les plus élémentaires. Le programme
des hameaux stratégiques a été dès lors discrédité et le nouveau gouvernement ne
peut le raviver. (…) Il sera désormais difficile de persuader le peuple de l’intérêt
de revenir à des mesures qu’il a détestées (à cause de la manière dont elles ont été
mises en œuvre) et qui ont déjà échoué une fois. En même temps, on ne voit guère
quelle méthode de remplacement le gouvernement pourrait employer (…) pour
protéger la paysannerie du Viêt-Cong et gagner son appui »87.
À peine arrivée au pouvoir, la junte militaire s’empressa de mettre un terme au
programme des hameaux stratégiques. Selon une étude menée par le nouveau
gouvernement au début de l’année 1964, seuls 20 % des 8 095 hameaux stratégiques
construits par le régime de Diêm auraient été « viables », et seule une fraction

83.  Ibid., p. 2.


84. Thomas L. Ahern, CIA and the House of Ngo: Covert Actions in South Vietnam, 1954-1963, Washington,
Center for the Study of Intelligence, 2000, p. 201‑217 ; S. Jacobs, Cold War Mandarin: Ngo Dinh Diem and the
Origins of America’s War in Vietnam, 1950-1963, op. cit., p. 174‑180.
85.  TNA, FO 371/170102, DV 1017/49, Telegram no. 735 from Saigon to FO, 9 décembre 1963.
86.  AMAE, 150QO/28, Télégramme n°380/388 de Courcel à la DAO, janvier 1964.
87.  TNA, FO 371/174482, DV 1017/1, Lettre de G. Etherington-Smith à E. H. Peck, 14 janvier 1964.
Le Vietnam des « hameaux stratégiques », à la croisée des influences — 61

d’entre eux aurait été réellement en mesure de soutenir une attaque88. Ces quelques
villages furent conservés sous le nom de « hameaux de la nouvelle vie rurale »89,
mais sans entrain particulier de la part du nouveau régime. Quant aux autres
installations, leur démantèlement consacra définitivement la fin de l’entreprise.

L’échec du programme des hameaux stratégiques se confond souvent avec celui du


régime de Diêm et, pour cela même, fait rarement l’objet d’une analyse spécifique.
C’est pourtant l’un des exemples les plus frappants de tentative d’application sys-
tématique d’un procédé tactique extérieur à une situation jugée analogue par les
dirigeants. Compte tenu de la complexité de son contexte d’élaboration, il convient
de sérier les niveaux d’analyse en séparant l’échec total du régime de l’échec plus
relatif du programme qui n’aurait sans doute pas été aussi cuisant sans la chute
soudaine de son promoteur. De fait, les sources les plus récentes démontrent que
le programme eut un réel effet sur l’activité du FNL au cours des six derniers mois
de l’année 1962, et que les hameaux les mieux construits semblent avoir constitué
une base anticommuniste solide au cours des années suivantes. Ces éléments
ne peuvent cependant compenser le peu de respect des populations locales, le
manque de méthode et de soin dans la mise œuvre et l’expansion abusive, autant
d’éléments qui ont fait que le programme était voué au fiasco. Il convient enfin
de distinguer l’échec de la mise en œuvre des égarements de la transposition en
tant que telle. Est-ce en raison des différences entre la situation vietnamienne et
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les diverses sources d’inspiration que le transfert de savoirs n’a pas fonctionné ?
Nombreux étaient les initiateurs du programme qui savaient ces différences et
souhaitaient n’appliquer le concept que de manière prudente et limitée. S’ils ont
certainement péché par naïveté dans leur entreprise d’ingénierie sociale, c’est
moins l’application littérale d’un concept étranger que sa déconnexion des réalités
sociales qui doit ici être mise en cause. ■

Élie Tenenbaum est agrégé et docteur en histoire, il est actuellement chercheur au Centre
des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Ses travaux
portent sur la guerre irrégulière, l’adaptation des doctrines militaires et les politiques de
défense. Il a récemment publié « Coopération et rivalités occidentales dans la lutte antisub-
versive en Amérique latine et aux Caraïbes (1959-1969) », Histoire@Politique (mars 2018) ;
« Le rôle stratégique des forces terrestres », Focus stratégique (Études de l’Ifri, février 2018) ;
« Beyond National Styles. Towards a Connected History of Cold War Counterinsurgency »,
dans Beatrice Heuser, Eitan Shamir (eds), Insurgencies and Counterinsurgencies: National
Styles and Strategic Cultures (Cambridge University Press, 2017, p. 313-332) ; « French
Exception or Western Variation? A Historical Look at the French Irregular Way of War »,
Journal of Strategic Studies (40 (4), 2017, p. 554-576).
tenenbaum@ifri.org

88.  B. Fall, Les Deux Viêt-Nam, op. cit., p. 435.


89.  TNA, FO 371/174482, DV 1017/1, Lettre de G. Etherington-Smith à E. H. Peck, cité, p. 3.

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