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LA GRANDE GUERRE, INSPIRATION DE L’ENGAGEMENT ARTISTIQUE

Constance Le Grip

Comité d’études de Défense Nationale | « Revue Défense Nationale »

2018/9 N° 814 | pages 57 à 62


ISSN 2105-7508
ISBN 9782919639809
DOI 10.3917/rdna.814.0057
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2018-9-page-57.htm
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CENTENAIRE DE LA GRANDE GUERRE
La Grande Guerre, inspiration
de l’engagement artistique
Constance Le Grip
Députée des Hauts-de-Seine, vice-présidente de la
Commission des affaires culturelles et de l’éducation,
membre de la Commission des affaires européennes
à l’Assemblée nationale.

G
rande Guerre, guerre mondiale, « Der des Ders », la Guerre, guerre pan-
germanique, guerre anti-germanique… Que d’appellations différentes
pour un même événement ! Ce qui en dit long sur la difficulté des
Hommes à l’appréhender. La Guerre, dont seule la majuscule évoque pudiquement
le gigantisme et le caractère inédit. Comment faire pour en parler plus longue-
ment ? Voilà quelle fut la question qui hanta les écrivains, peintres ou encore musi-
ciens rescapés du conflit ; l’art, comme de nombreux Poilus revenus du front, souf-
frait d’impuissance. À l’art de la guerre, bafoué par l’avènement de la technique au
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début du XXe siècle comme l’explique si bien Denis de Rougemont, il fallut sub-
stituer l’art de raconter la guerre.
Caractérisés notamment par leur engagement dans les valeurs universelles,
les intellectuels et artistes français furent nombreux à s’engager au service de la
patrie, plusieurs devançant l’appel.

L’écriture comme thérapie et comme témoignage


Parce que l’écriture est aussi une thérapie, certains auteurs couchent sur le
papier leurs souffrances et les épreuves traversées. Ainsi, Blaise Cendrars se confiera
par deux reprises sur l’événement majeur de sa vie qui survint en 1915, l’amputa-
tion de son bras droit… d’écrivain. Dans La Main Coupée (1946) et son autobio-
graphie J’ai saigné (1938) il raconte comment, vie chevillée au corps, il réapprit à
écrire de la main gauche, sa « main amie » sur fond de condamnation des idéolo-
gies qui avaient déchaîné tant de violence. Écrivain moderniste avant la Première
Guerre mondiale, il deviendra « le poète de la main gauche » collaborant notam-
ment avec Fernand Léger dans J’ai tué (1918), écrivant alors quelques-unes des
pages les plus fortes et les plus dérangeantes qui aient été écrites sur la guerre :
« Mille millions d’individus m’ont consacré toute leur activité d’un jour, leur
force, leur talent, leur science, leur intelligence, leurs habitudes, leurs sentiments,
leur cœur. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main. L’eustache de Bonnot.
“Vive l’humanité !” Je palpe une froide vérité sommée d’une lame tranchante. J’ai

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raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles
bandés, prêt à bondir dans la réalité. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le
feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systéma-
tique, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil,
dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau.
Sans merci. Je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est
presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct.
J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme
celui qui veut vivre. »

Le souvenir des tranchées


Engagé volontaire, Georges Duhamel voulu faire don de lui-même et par-
tager les épreuves des hommes de sa génération. Il devint, à partir de 1914, méde-
cin aide-major à l’immédiat arrière-front, se retrouvant dans des situations souvent
très exposées. Participant aux batailles les plus meurtrières de Verdun et de la
Somme, il décida alors de raconter les épreuves subies par les blessés. Deux romans
naîtront de cette expérience : Vie des martyrs (1917) dans lequel il évoque la souf-
france et l’héroïsme de centaines de blessés qu’il magnifie au rang de martyrs, et
Civilisation, livre-témoignage sur les ravages de la guerre.
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Après la guerre, Georges Duhamel qui s’inquiétait du désintérêt littéraire
rapide concernant la Grande Guerre pouvant conduire à « une amnésie histo-
rique » et à un risque de « dénaturation du sens de l’Histoire » au profit d’une « lit-
térature de convention », donna le 13 janvier 1920 une importante conférence
sur le thème « Guerre et Littérature », dans laquelle il invente, selon Antoine
Compagnon, la notion de « littérature de témoignage ».
Et comment ne pas évoquer à ce stade, Louis-Ferdinand Céline qui combat-
tit en Lorraine avec le 12e régiment de cuirassiers ! Contrairement à bon nombre
d’écrivains (Maurice Genevoix ou Joseph Kessel entre autres), il ne tint pas de jour-
nal de guerre mais s’inspira d’épisodes vécus pour rédiger les aventures de
Bardamu, narrateur du Voyage au bout de la nuit, publié en 1932. L’auteur s’est
refusé à atténuer ce qu’il avait vu, à exprimer dans une langue ornementée ce qui
n’était que boue, sang et feu. L’horreur est même surexposée, comme si elle était
captée avec un grand œil ouvert, un œil qui voit tout, un œil qui voit trop. Et là,
on pense immédiatement à l’affection de Céline pour le cinéma auquel il déclarait
« n’avoir rien laissé », lui ayant « piqué tous ses effets » : le lecteur du Voyage au bout
de la nuit – et cela s’amplifiera avec Mort à crédit – a souvent l’impression d’avoir
une caméra à la place du regard, caméra qui opère régulièrement des zooms sur les
détails les moins ragoûtants du front, du charnier au crâne ouvert et glougloutant
d’un officier français, s’infiltrant parfois même à l’intérieur des corps et offrant des
effets spéciaux plus vrais que nature, avec une forme de surenchère qui porte l’abject
en tant que poétique du texte. C’est un choix qui n’a rien de gratuit. Peu importe

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que Louis-Ferdinand Céline ait vécu toutes les aventures qu’il prête à son double
Bardamu, peu importe qu’il ait vu cent, mille ou un million de cadavres, peu
importe que de ceux-ci aient jailli des gerbes de sang de telle ou telle hauteur… Ce
qui compte est la perception que le lecteur aura des événements. Si en parcourant
le roman de Céline, on a la sensation d’une immense violence ou de traumatismes
perpétuels, la question de la stricte conformité devient très secondaire, car ce qui
est capital est l’émotion que la démesure du verbe et du sujet véhicule. Elle per-
mettra peut-être de laisser entrevoir au lecteur d’aujourd’hui ce que fut cette guerre.

Le poète combattant
Une plume dans une main, un fusil
dans l’autre, Guillaume Apollinaire est LE
poète soldat de la Première Guerre mondiale.
« Ah Dieu ! Que la guerre est jolie ». Vers très
célèbre de Guillaume Apollinaire mais sans
doute le plus incompris, cherchant à expri-
mer les « moments de bonheur véritable,
même sur la ligne de feu ». Le poète a aimé et
détesté à la fois la guerre, double mouve-
ment, où la détestation le dispute à la fasci-
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nation, présent chez d’autres artistes, « Si tu
voyais ce pays, ces trous à hommes, partout,
partout ! On en a la nausée, les boyaux, les
trous d’obus, les débris de projectiles et les
cimetières ». Son décès, causé par la grippe
espagnole qu’il contracta après avoir été
blessé en 1915 au front, à l’avant-veille de
l’armistice du 11 novembre 1918, ne résume-
t-il pas toute la tragédie de la vision du
« poète-combattant mort pour la France »,
personnage complexe et paradoxal.
Poursuivant son activité littéraire
pendant qu’il combattra au front, notam-
ment à travers sa correspondance, Guillaume Apollinaire, né Guglielmo Alberto
Wladimiro Alessandro Apolinare de Kostrowitzky, finira par donner sa vie pour la
France, son pays d’adoption. Il s’efforça de faire connaître toute la réalité du front
dans toute sa cruauté. Aussi, il évoqua dans ses lettres et dans ses dessins, à la fois
le caractère saisissant de la guerre, par sa nouveauté, son imprévisibilité, mais éga-
lement sa dureté et sa violence. Il y décrivit la vie des soldats, leur analyse sur la
durée de la guerre, le développement de « l’artisanat de guerre » dans les tranchées.
Dans « Calligrammes – Poèmes de la paix et de la guerre », il mêle à l’horreur de
la guerre l’espoir de la vie et de la paix.

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Trois portraits d’artistes, anciens combattants de 14-18 : Pierre-Antoine Gallien,
le poète Guillaume Apollinaire (mort le 9 novembre 1918), et le peintre cubiste
Georges Braque. Plusieurs fois blessé, vétéran de Verdun, Pierre-Antoine Gallien,
signataire du manifeste Dada, a réalisé ses gravures sur bois au début des années
1920 dans le quartier de Montparnasse à Paris.
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Fernand Léger
La Partie de cartes, 1917

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Peintures de guerre
À partir de 1916, des peintres furent envoyés en zone de combat pour
témoigner de la situation. Bien sûr, l’armée souhaitait que ces peintres mettent en
avant l’héroïsme français et la barbarie allemande, transmettant un message favo-
rable à la cause nationale. Plusieurs expositions furent organisées par le musée de
l’Armée. C’est le cas de Joseph-Felix Bouchor, âgé de 61 ans au début du conflit,
qui fut missionné pour rapporter des vues des champs de bataille. Il peignit alors
tout au long de ces quatre années, non pas la Guerre mondiale, mais une guerre
mondiale, traduisant l’esprit de vengeance mûri depuis la défaite de 1870 mais éga-
lement le quotidien des soldats, épuisés par les longues marches et submergés par
la boue.
Fernand Léger fut mobilisé dans les troupes du Génie en 1914 avant de
subir l’hospitalisation puis la réforme en 1917. C’est durant sa convalescence qu’il
peignit La Partie de cartes, toile osée en ce qu’elle n’esquive pas la question sociale
et politique. Le jeu de cartes est certes ce qui pouvait permettre de combler l’ennui
des tranchées, mais c’est aussi une métaphore de ce que fut cette guerre : un combat
stratégique entre officiers gradés prêts à sacrifier un certain nombre de leurs cartes
pour l’emporter, celles-ci symbolisant évidemment les soldats : toute existence
individuelle leur est niée et ils sont manipulés comme des pions, comme des cartes
à jouer par les mains expertes de leurs dirigeants. « La guerre, en somme, c’était
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tout ce qu’on ne comprenait pas » déclara Céline ; les cartes savent-elles pourquoi
les joueurs les disposent ainsi, les étalent les unes sur les autres dans un étouffant
pugilat ? Les joueurs eux-mêmes n’ont plus rien d’humain : ils ressemblent à des
robots et ne se distinguent que par leurs insignes et décorations, seules petites étin-
celles de satisfaction et d’orgueil dans ce monde grisâtre. Ils se décomposent en
cônes, tiges, pyramides, cylindres : Verdun était selon Felix Valloton « l’académie
du cubisme » car elle était capable de diviser l’Homme, et l’humanité par la même
occasion, en plusieurs morceaux et de les envoyer d’un bout à l’autre du champ de
bataille.

L’hommage rendu par la musique et la sculpture


Exempté de service militaire pour raison de santé, Maurice Ravel, à raison
de multiples démarches administratives, parvint à servir son pays en tant que chauf-
feur de camion à Verdun. Malgré une courte période au front, il écrivit une pièce
pour piano intitulée « Le tombeau de Couperin » en réponse à la souffrance causée
par la guerre. Reprenant le terme « tombeau » dans sa définition du XVIIe siècle,
quand ce mot désignait une œuvre commémorative, il composa six mouvements
commémorant chacun un ami de Ravel mort à la guerre.
Enfin, nous pourrions évoquer l’importance des sculpteurs français dans
l’art de représenter la guerre mais surtout dans l’art de la commémorer et d’hono-
rer ses morts. Les monuments aux morts, devenus presque des monuments du

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quotidien dont on oublierait la beauté et la tragique représentation. Ces monu-
ments, qu’on ne qualifie pas individuellement de chef-d’œuvre tant ils furent nom-
breux à être érigés dans les années d’après-guerre, tant ils furent parfois déclinés en
centaines d’exemplaires quasi-identiques tel Le Poilu victorieux (1920) d’Eugène-
Paul Benet, sont certainement le chef-d’œuvre de la patrie en hommage à ses
enfants. Je veux ici faire un petit clin d’œil à l’ouvrage de Pierre Lemaître, Au revoir
là-haut, et au très beau film d’Albert Dupontel qui en a été tiré.
Que toutes celles et tous ceux qui aiment des artistes, des écrivains, des
musiciens, que je n’aurais pas cités, me pardonnent ! Loin de moi l’idée d’oublier
Louis Aragon, Jean Giono, Jean Giraudoux, Romain Rolland, pour n’évoquer que
des écrivains français.
À la sortie de la guerre, en 1919, Romain Rolland, justement, confiait au
journal L’Humanité, la « faillite des intellectuels », considérant qu’ils avaient échoué
dans leur mission. La tâche que nous devons collectivement assumer, en cette
année de commémoration du centenaire de la victoire de 1918, est celle du devoir
de mémoire et de l’ardente obligation de transmission du sens du sacrifice de toute
une génération. Mère de famille, députée à l’Assemblée nationale après avoir été
députée au Parlement européen, vice-présidente de la Commission des affaires
culturelles et de l’éducation, j’attache une importante toute particulière à ce que les
œuvres laissées par les créateurs français, mais aussi, européens et américains (Ernst
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Jünger, Stefan Zweig, Ernst Hemingway, par exemple), marquées par l’inspiration
de la guerre, continuent d’être connues, appréciées, valorisées, lues, par les jeunes
générations, l’institution de l’Éducation nationale et la Nation tout entière. À
l’heure où des menaces de toute nature planent sur notre continent européen, où
l’alliance politique et économique conclue par les nations européennes il y a
quelque soixante ans est soumise à rude épreuve et se cherche un nouvel élan, une

peuples que l’art a pour vocation d’exalter. w


nouvelle raison d’être, rappelons le message de paix et de coopération entre les

ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
Stéphane Guégan : Écrivains et artistes face à la Grande Guerre 1914-1918 ; Beaux-Arts Éditions, mai 2014.
Philippe Dagen : Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre ; Bibliothèque Hazan, février 2012.
Louis-Ferdinand Céline : Voyage au bout de la Nuit ; Folio, Gallimard, février 1972.
Jean Echenoz : Ravel ; Éditions de Minuit, 2006.
Claude Debon : Calligrammes de Guillaume Apollinaire (Essai et dossier) ; Folio Poche, octobre 2004.
Blaise Cendrars : J’ai tué, suivi de J’ai saigné ; Zoe Poche, 1918, édition de mars 2015.

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