Vous êtes sur la page 1sur 14

L'ARMÉE AMÉRICAINE ET LES VIOLS EN FRANCE

Juin 1944-mai 1945

J. Lilly, François Le Roy

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2002/3 no 75 | pages 109 à 121


ISSN 0294-1759
ISBN 2724629736
DOI 10.3917/ving.075.0109
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2002-3-page-109.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


VS75-109-122 Page 109 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’ARMÉE AMÉRICAINE
ET LES VIOLS EN FRANCE
JUIN 1944-MAI 1945

J. Robert Lilly et François Le Roy

Loin de l’image du bon GI, les auteurs dé- de ces deux soldats, Cooper et Wilson, etait
voilent une pratique ultra minoritaire mais execute par la pendaison le 9 Janvier 1945 et le
réelle, celle des viols de guerre commis en 2 Fevrier 1945, respectivement.
France à la Libération par des soldats améri-
cains. Ces actes isolés, nés avant tout de la Le General Commandant veut que je vous
frustration sexuelle des unités logistiques, exprime son regret sincere qu’ait presente l’in-
jettent un éclairage inédit sur l’attitude de cident malheureux, et que des membres des
l’armée américaine sur le continent euro- troupes americaines puissent etre culpables de
péen mais aussi sur les relations interra- telle conduite honteuse.
ciales entre soldats noirs et population
A vous sincerement 1,
blanche.

QUARTIER GÉNÉRAL
LA TROISIÈME ARMÉE DES ÉTATS-UNIS Madame Lucienne B. était l’une des
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Bureau du Général Commandant quatre femmes que les soldats Cooper et
Wilson violèrent dans les nuits du 19 et
18 février 1945 21 septembre 1944 dans la région de Lé-
rouville dans la Meuse. Elle appartenait en
Madame Lucienne B.
Commercy, France. fait à un groupe plus vaste de victimes de
crimes sexuels perpétrés sur les femmes
Dear Mme. B. : par les troupes de libération. De juin 1944
à juin 1945, la justice militaire américaine
enquêta et jugea soixante-huit cas de viols

S elon les ordres du General Comman-


dant je vous ecris au sujet des malheu-
reux offense commis par le soldat John
David Cooper et le simple soldat J. P. Wilson,
soldats de l’armee des États-Unis, contre vous
ordinaires en France et vengea les victimes
en condamnant le plus souvent leurs
agresseurs à perpétuité ou à mort 2. La
lettre informant Madame B. de l’exécution
pendant votre visite a la ferme de Marville pres de ses deux violeurs n’était en fait qu’une
de Lerouville, France. courtoisie puisqu’elle était au nombre des
personnes qui, à l’invitation des autorités
Ces soldats nommes au dessus ont ete juge a militaires américaines, assistèrent à leur
Nancy, France, le 26 octobre 1944. Les deux pendaison. Quant aux soldats Cooper et
soldats etaient condamnes de vous viole. Le ju-
gement du tribunal etait que chaque malfaiteur 1. Cette lettre est retranscrite mot pour mot telle qu’elle
soit pendu par le cou jusqu’a ce qu’il soit mort. fut envoyée à sa destinataire.
Ce jugement etait sanctionne par le General 2. La justice militaire américaine parlait de « viol ordi-
naire » lorsque la victime avait plus de 16 ans. Cependant,
Commandant et apres la confirmation du juge- elle ne fit pas de telles distinctions d’âge en France. L’une
ment comme exige par la loi militaire, chacun des victimes avait 12 ans.

109
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 75,
juillet-septembre 2002, p. 109-121.
VS75-109-122 Page 110 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

Wilson, ils furent deux des vingt-et-un GIs quelle société », comme l’affirme très sé-
américains pendus en France pour viol. rieusement l’auteur d’un récent best-
seller 3. Il en va par contre très différem-
 UN PASSÉ LONGTEMPS TABOU
ment des anciens combattants de la guerre
du Vietnam qui furent longtemps pré-
Les viols qui font l’objet du présent ar- sumés coupables de tous les crimes.
ticle comptent parmi les crimes et actes de Malgré l’imposante littérature qui existe
violence les plus odieux que commirent aux États-Unis sur l’expérience des soldats
les troupes alliées sur la population civile américains durant la seconde guerre mon-
qu’elles avaient mission de libérer. Peu de diale, très peu d’auteurs osent aborder le
temps après le débarquement, les civils sujet de leur comportement sexuel, pas
français commencèrent à porter plainte plus que celui de la consommation d’al-
auprès des autorités militaires américaines cool et l’abus de narcotiques. Cette hé-
et de la police française pour toute une sitation n’est pas à attribuer à une igno-
série d’incidents causés par des soldats. Du rance des faits, mais plutôt au désir de ne
simple accident de circulation au meurtre, pas ternir l’image vertueuse du GI. Cepen-
en passant par le pillage, l’escroquerie, le dant, il est certain que le sexe et l’alcool,
gangstérisme, la contrebande de produits de par leur manque ou insuffisance, font
rationnés et le viol, il y eut en effet de sé- l’objet de la plupart des désirs et des obses-
rieuses atteintes à la discipline militaire sions des soldats, en tout temps et quelle
qui, avec les destructions occasionnées par que soit leur nationalité 4. Lorsque ces
les combats, contribuèrent à faire de la li- sujets sont abordés, ils sont le plus souvent
bération un événement parfois douloureux représentés de manière erronée et reflètent
et traumatisant. certaines préconceptions qui ne résistent
Les viols commis par les soldats améri- pas toujours à l’analyse systématique des
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


cains durant la seconde guerre mondiale faits. Il est communément assumé que les
fournissent d’excellentes données sur cer- soldats violeurs sont des combattants de
tains des aspects les plus saillants et les première ligne. Les renseignements re-
plus négligés de ce phénomène complexe cueillis dans les archives récusent ce pré-
qu’est le viol de guerre. Que des soldats jugé, et permettent d’identifier les violeurs
alliés se soient comportés de manière cri- et de décrire les circonstances exactes dans
minelle et aient assouvi leurs désirs sexuels lesquelles ils commirent leurs attaques.
en violant ne devrait guère surprendre (le Les données utilisées dans cet article
fait a d’ailleurs été reconnu) 1, mais il s’agit sont extraites de deux sources différentes,
d’une réalité passée sous silence aux États- les trente-quatre volumes d’opinions mili-
Unis où la seconde guerre mondiale et ses taires rédigés par les juges affectés au
combattants font l’objet d’un culte patrio- Judge Advocate General (JAG) en Europe 5
tique. Il existe une abondante littérature et et les deux volumes intitulés History
une tout aussi imposante cinématographie
qui perpétuent contre toute évidence le 3. Tom Brokaw, The Greatest Generation, New York,
Random House, 1998, préface.
mythe de la « bonne guerre » 2. Journalistes, 4. Voir par exemple, Henry Elkin, « Aggressive and Erotic
réalisateurs de cinéma et historiens popu- Tendencies in Army Life », American Journal of Sociology,
vol. 51, 1946, p. 408-413 ; Paul Fussell, Wartime : Unders-
laires ont sanctifié le GI pour en faire l’in- tanding and Behavior in the Second World War, New York,
carnation de « la plus grande des généra- Oxford University Press, 1989.
5. Référence abréviée comme suit dans le texte : JAG Eu-
tions produite jusqu’à ce jour par n’importe rope. Les volumes d’opinions militaires sont les avis rendus
par les juges de la cour d’appel qui passaient en revue tous
1. Marc Hillel, Vie et mœurs des G.I.’s en Europe, 1942- les cas qui avaient fait l’objet d’un procès en cour martiale
1947, Paris, Balland, 1981. afin de s’assurer de la légalité du jugement. Chaque
2. Voir par exemple les livres de l’historien Stephen Am- « opinion » était signée par trois juges militaires. La peine ne
brose. pouvait être infligée qu’après.

110
VS75-109-122 Page 111 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

Branch Office of the JAG publiés en 1945 1. blancs encouraient des peines fréquem-
Ces sources, qui jusqu’à présent n’ont ment moins sévères que les soldats noirs.
jamais été exploitées, contiennent une À titre d’exemple, le rapport entre le
mine de données statistiques et narratives nombre de soldats noirs et le nombre de
sur les viols commis par les troupes améri- soldats blancs qui furent exécutés pendant
caines en Europe entre 1942 et 1945. Ces la guerre est grossièrement dispropor-
derniers ont été répertoriés et codifiés de tionné 3. Il est donc possible de penser que
façon à permettre l’analyse des caractéris- la justice militaire poursuivit les violeurs
tiques des violeurs, des victimes, de l’envi- blancs avec moins de zèle qu’elle ne s’ap-
ronnement social dans lequel les crimes pliqua à punir les violeurs noirs. Cela dit, il
eurent lieu, et des peines auxquelles les est impossible d’estimer le nombre exact
violeurs furent condamnés après procès. de viols que commirent les troupes améri-
caines en France à la Libération.
 UN PHÉNOMÈNE STATISTIQUEMENT Comment interpréter le viol de guerre ?
SOUS-ESTIMÉ
Susan Brownmiller dit du viol, qu’il soit
Ces données ne sont pas sans défauts ni commis en temps de paix ou en temps de
limites. Il y a de bonnes raisons de penser guerre, qu’il n’est rien de plus « … qu’un
que les viols ici rapportés ne représentent processus conscient d’intimidation par
qu’une fraction du nombre réel des viols lequel tous les hommes maintiennent
qui furent commis à la Libération par les toutes les femmes dans la peur » 4. Cette in-
troupes américaines. D’une part, les docu- terprétation est conceptuellement et mé-
ments ne contiennent que les cas les plus thodologiquement discutable. Comme
brutaux. D’autre part, il est probable que Lance Morrow le fait plus justement remar-
de nombreuses victimes de viol ne rappor- quer, « même les crimes sexuels ont des
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


tèrent jamais les faits auprès de la police. subtilités et des protocoles qui leur sont
Étudiant ce phénomène en Angleterre, Sir propres » 5. Une explication des comporte-
Leon Radinowicz estime que durant les ments humains qui prend en compte le
années de guerre, 5 % seulement des vic- contexte social et historique dans lequel ils
times de viol portèrent plainte 2. Les se manifestent permet de tirer des leçons
contraintes sociales et culturelles de bien plus utiles sur le viol de guerre que
l’époque, et surtout la peur du scandale, l’interprétation simpliste et généralisante
n’encourageaient guère les femmes violées de Brownmiller.
à parler, et il arrivait aussi que, pour les Le viol de guerre est sous toutes ses
mêmes raisons, des membres de leur fa- formes un sujet sexué. Le contexte dans
mille les en dissuadent. Finalement, les lequel il a lieu se doit d’être au centre de
auteurs reconnaissent que les minutes toute explication car, comme tout autre
conservées dans les archives sont des comportement criminel et déviant, le sens
constructions, des reconstructions ou des qui lui est attribué change avec le temps, le
récits d’événements qui furent rapportés à lieu et le groupe au sein duquel il est
une époque où l’armée américaine restait
légalement, culturellement et socialement 3. J. Robert Lilly, « Dirty Details : Executing U.S. Soldiers
During WW II », Crime and Delinquency, 42, 1996, p. 491-
ségrégée, et que sa justice n’était pas 516 ; J. Robert Lilly et J. M. Thomson, « Executing U.S. Sol-
aveugle à la couleur de la peau des soldats diers in England, World War II – Command Influence and
Sexual Racism », British Journal of Criminology, 37, 1997,
qu’elle jugea. À crime égal, les soldats p. 262-288.
4. Susan Brownmiller, Against Our Will : Men, Women
1. Référence abrégée comme suit dans le texte : HBO/ and Rape, New York, Simon and Schuster, 1975, p. 15.
JAG. 5. Lance Morrow, « Rape » dans Robert Cowley et Geof-
2. Cambridge Department of Criminal Science, Sexual Of- frey Parker (dir.), Reader’s Companion to Military History,
fences, Londres, Macmillan, 1957. Boston, Houghton Mifflin, 1996, p. 378-379.

111
VS75-109-122 Page 112 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

commis. Les auteurs de cet article s’ap- d’humilier les proches masculins des vic-
puient ici sur une typologie du viol de times et de démontrer ainsi leur impuis-
guerre dressée par Robert Lilly et Pam sance à les protéger 6. Le viol de guerre
Marshall 1. Cette typologie est fondée sur le peut aussi être une pratique systématique
principe sociologique selon lequel les et ordonnée rentrant dans le cadre d’une
crimes nécessitent et reflètent un soutien politique délibérée. Le viol devient alors
social contextualisé. Elle établit que l’acte une arme au service d’un génocide 7.
du viol et ses motifs peuvent avoir plu- Les viols commis par les troupes améri-
sieurs sens. Ainsi, certains viols correspon- caines en France à la Libération sont
dent à une stratégie d’État conçue pour in- encore d’un autre type. Ceux-ci étaient des
timider et étouffer une population résis- actes gratuits perpétrés au hasard des cir-
tante 2. D’autres sont organisés par les constances dans le seul but d’assouvir un
autorités militaires pour permettre aux sol- désir sexuel personnel, sans considération
dats d’assouvir leurs désirs sexuels sur des pour l’identité de la victime, qu’elle soit
femmes prélevées sur une population amie ou ennemie. Ce même type de viol
vaincue et réduites à l’esclavage 3. Plus tra- fut commis pendant la guerre de Sécession
ditionnellement, les soldats se livrent au (1861-1865), la guerre de Corée (1950-
viol qu’ils estiment être une récompense 1953), la guerre du Vietnam (1965-1973), et
due ; les femmes n’étant dans ce cas guère la guerre du Biafra (1967-1970). Nous
plus qu’un butin soumis au pillage 4. Fré- n’avons trouvé aucun document indiquant
quemment, le viol de guerre peut aussi que les soldats américains avaient détenu
avoir valeur d’initiation. Certains soldats leurs victimes, ou qu’ils les avaient privées
violent pour faire la preuve non seulement de nourriture, forcées à cuisiner ou à faire
de leur virilité mais aussi de leur apparte- d’autres travaux ménagers, ou bien encore
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


nance à un groupe de frères d’armes qui qu’ils les avaient kidnappées et ensuite
font de l’agression un témoignage de soli- vendues à d’autres soldats pour qu’à leur
darité 5. Il peut être également avancé que tour ils puissent les violer. Néanmoins, ces
certains viols sont commis dans le but viols étaient « organisés » dans le sens où le
comportement criminel, pour aussi illégal
1. J. Robert Lilly et Pam Marshall, « Rape-Wartime » dans
Clifton D. Bryant (dir.), The Encyclopedia of Criminology et indésirable qu’il fût, est né de modalités
and Deviant Behavior, vol. 3, Philadelphie, 2000, p. 310- qui étaient le reflet du contexte social dans
322.
2. On peut ici citer en exemple les viols ordonnés par le lequel il était exprimé. Les viols commis
général et dictateur chilien Augusto Pinochet de certains des par les troupes américaines en France
opposantes à son régime. Voir Susan Jackson, « In Chile, Pi-
nochet Stands in the Path of Reconciliation », San Francisco furent perpétrés dans le contexte de la
Chronicle, 19 septembre 1995, p. 8 ; Calvin Sims, « Era guerre où les normes sociales avaient tem-
Ending for Chile as Pinochet Plans Exit », New York Times,
28 septembre 1997, p. 17.
porairement cessé d’exister. Les violeurs
3. L’un des cas les plus criants de ce genre de viol est celui
des femmes de réconfort réduites à l’état d’esclaves 6. C’est le cas d’une partie des viols commis par les
sexuelles par les troupes japonaises durant la deuxième troupes russes en Allemagne à la fin de la deuxième guerre
guerre mondiale. On estime entre 80 000 et 200 000 le mondiale. Voir par exemple, « A Question of Silence : The
nombre de femmes originaires de Corée, de Chine, de Rape of German Women by Occupation Soldiers », dans
Taïwan, des Philippines et d’Indonésie soumises à ce traite- Robert G. Moeller (dir.), West Germany Under Construc-
ment. Voir par exemple le livre d’Iris Chang, The Rape of tion : Politics, Society in the Adenauer Era, Ann Harbor, Uni-
Nanking : The Forgotten Holocaust of World War II, New versity of Michigan Press, 1997, p. 33-52 ; Elizabeth Hei-
York, Basic Books, 1997. neman, « The Hour of the Women : Memories of Germany’s
4. C’est ainsi que Cunégonde se dit la victime d’une cou- “Crisis Years” and Western German National Identity », Ame-
tume lorsqu’elle raconte son viol par des soldats bulgares à rican Historical Review, avril 1996, p. 354-395 ; Norman
Candide dans Voltaire, Romans et contes, Paris, Seuil, éd. Naimark, The Russians in Germany : A History of the Soviet
1985, p. 154. Occupation Zone (1945-1949), Cambridge, Harvard Univer-
5. C’est dans cette catégorie que peuvent rentrer plusieurs sity Press, 1995.
des viols commis par certaines unités irrégulières serbes en 7. Il en est ainsi des viols commis en Bosnie par les
Bosnie. Voir par exemple, Lance Morrow, « Unspeakable troupes serbes, comme l’ont établi le TPIY et Amnesty inter-
Behavior », The New York Times, 22 février 1993, p. 48-50. national.

112
VS75-109-122 Page 113 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

firent parfois preuve d’une brutalité ex- derniers étaient responsables des viols
trême et d’un manque dépravé de sensibi- commis en Europe par les troupes améri-
lité. caines 4. À notre surprise, les archives de la
justice militaire américaine révèlent que la
Les caractéristiques des viols de guerre commis en
grande majorité des soldats jugés pour viol
France
en France n’étaient pas des combattants de
Voici ce que nous savons de manière première ligne mais plutôt des membres
certaine. Entre le 14 juin 1944 et le 19 juin d’unités de soutien logistique, c’est-à-dire
1945, l’armée américaine jugea 68 cas de des soldats dont la responsabilité était
viol ordinaire concernant 75 victimes, dont d’approvisionner les soldats du front en
3 (4 %) étaient des réfugiées 1. Au total, munitions, nourriture, essence et pièces de
139 soldats se trouvaient présents sur les rechange.
lieux des crimes – 117 (84 %) d’entre eux De par plusieurs de ces aspects, le pre-
étaient noirs et 22 (16 %) étaient blancs. mier viol qui donna lieu à un procès en
L’armée jugea 116 de ces soldats, 94 (81 %) France établit les modalités qui caractérisè-
noirs et 22 (19 %) blancs. L’accusation uti- rent la plupart des autres agressions com-
lisa certains des soldats non jugés comme mises entre le débarquement et la fin de la
témoins contre les prévenus. L’une des ré- guerre. En fin d’après-midi le 14 juin 1944,
vélations les plus importantes concerne à Vierville-sur-Mer, à quelques kilomètres
l’identité militaire des violeurs. de Sainte-Mère-Église et au centre de ce
La littérature traitant des viols de guerre qui avait été quelques jours auparavant la
prend rarement le temps de faire le portrait zone de parachutage des 82e et 101e divi-
des soldats coupables de tels faits : les vio-
sions aéroportées, une réfugiée polonaise
leurs étaient-ils des soldats engagés ou mo-
du nom d’Aniela S. fut violée dans un
bilisés, des combattants, des hommes du
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


champ à environ 300 mètres de sa maison.
rang, des sous-officiers ou des officiers, et
Sa sœur, Zofia S., et elle tiraient une char-
à quelles unités appartenaient-ils ? Corne-
lius Ryan, dans The Last Battle, rend fort rette vers ce champ pour traire quelques
bien compte du viol de femmes alle- vaches. Sur le chemin elles rencontrèrent
mandes par les troupes russes, mais il n’in- « quatre soldats de couleur armés de
dique pas quel genre de soldats se livrait à carabines » qui les aidèrent à pousser la
ces exactions sexuelles 2. Iris Chang, dans charrette 5.
The Rape of Nanking, n’apporte pas plus L’un des soldats demanda du lait. Aniela
de précisions concernant les troupes japo- commença à traire une vache pendant que
naises 3. Par défaut, cette omission con- Zofia se dirigeait vers un champ voisin
tribue à créer l’impression que les violeurs pour rassembler d’autres vaches. Alors
étaient des soldats de première ligne qui, qu’elle rentrait dans le champ, un GI
de par leur visibilité, sont au centre de la pointa sa carabine sur elle et la fit tomber
plupart des narrations de guerre. Dans son en la frappant au visage. Selon les minutes
excellent livre, The Crash of Ruin : Ame- du procès, elle se battit au sol avec le
rican Combat Soldiers in Europe during soldat pendant dix minutes. Elle témoigna
World War II, Peter Schrijvers consacre la devant les juges que le soldat « essaya de la
partie d’un chapitre aux « désirs sexuels » prendre de force mais qu’elle ne voulait
des soldats combattants et affirme que ces pas se rendre ».
1. L’une de ces réfugiées était polonaise, tandis que les 4. Peter Schrijvers, The Crash of Ruin : American Combat
autres étaient françaises. Soldiers in Europe during World War II, New York, New
2. Cornelius Ryan, The Last Battle, New York, Simon and York University Press, 1998, p. 177-190.
Schuster, 1996. 5. JAG Europe, United States v. Private Clarence Whit-
3. Iris Chang, op. cit. field, vol. 8, p. 351-361.

113
VS75-109-122 Page 114 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

Pendant qu’elle trayait la vache, Aniela qu’il fut commis de manière gratuite et for-
remarqua que trois des quatre soldats tuite. Il l’est enfin par l’issue du procès :
étaient dans le champ voisin. En s’en ap- Whitfield fut déclaré coupable, condamné
prochant, elle remarqua que l’un d’eux à mort et pendu.
était allongé sur sa sœur. Elle cria en sa di- La plupart des viols étudiés furent
rection et sa sœur lui répondit : « Ils ont commis entre copains, ou « buddies ». Le
braqué une carabine sur ma tête. » Se ren- mot « buddy » est l’équivalent américain du
dant compte du danger, Aniela s’enfuit en terme français « copain de régiment. » Il fait
courant mais tomba au sol après qu’un référence aux membres d’une nouvelle so-
deuxième coup de semonce fut tiré. L’un ciété ou clique qui souvent se forme dans
des soldats la saisit immédiatement mais les camps d’entraînement lorsque les sol-
fut lui-même écarté par Clarence Whitfield, dats récemment mobilisés se familiarisent
un soldat de première classe âgé de 24 ans avec leur nouvel environnement social. Les
affecté au sein d’une unité du train. À cet archives contiennent des détails sur le
instant, l’assaillant de Zofia abandonna la nombre de soldats impliqués dans chaque
lutte. Il quitta le champ avec deux autres cas de viol. Sur les 68 cas qui donnèrent
soldats pendant que Zofia s’enfuyait cher- lieu à un procès, 42 (62 %) d’entre eux
cher de l’aide. comptaient au total 88 violeurs. Trente-
Après avoir violé Aniela, Whitfield cinq (83 %) de ces 42 viols furent commis
« indiqua en faisant des gestes qu’il voulait par 73 soldats. En plus des violeurs, il y
qu’elle se livre à un acte sexuel contre avait aussi présents dans de nombreux cas
nature ». Elle refusa et bientôt entendit son plusieurs complices qui, sans avoir violé,
mari qui l’appelait. Craignant que le soldat prêtèrent assistance à leurs « buddies ».
noir ne tue son mari, elle essaya de s’em- Selon les circonstances, ces complices
parer de son arme. Alors que Whitfield et servaient de vigie, tenaient en garde cer-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Aniela se battaient, le mari entra dans le taines personnes ou immobilisaient les vic-
champ en courant, accompagné de trois times. En tout, 113 soldats ont participé
officiers américains. L’un d’eux se saisit de aux 42 viols indiqués ci-dessus. Ces viols
la carabine et le mari d’Aniela frappa Whit- commis entre « copains » devinrent si pré-
field qui demanda : « Pourquoi avez-vous dominants que seulement trois mois après
fait ça ? Je n’ai rien fait. » Il fut retiré du lieu
le débarquement, le « Board of Review » de
du crime, mais pas avant qu’un officier lui
la justice militaire américaine estima qu’ils
fît remarquer que sa braguette était ouverte.
méritaient un commentaire. Le 6 septembre
Lors du bref procès qui eut lieu le
1944, près de Dimancheville, deux soldats
20 juin 1944, les témoins affirmèrent que
violèrent chez elle Madame Yvonne B.,
Whitfield avait bu du vin. Un avocat de-
âgée de 24 ans, sous les yeux de son mari
manda à Aniela si elle avait essayé d’empê-
et de son enfant qu’ils menaçaient de leurs
cher Whitfield de la violer. Elle répondit :
armes. La cour commenta : « Les preuves
« Je craignais pour ma vie. Je ne pouvais
pas faire grand-chose. » Whitfield avait en apportées présentent le cas par trop fami-
effet gardé son arme auprès de lui en per- lier de l’invasion nocturne d’une demeure
manence et s’en saisissait à chaque fois française et de l’intimidation de ses occu-
qu’Aniela essayait de se lever. pants, culminant dans le viol collectif de la
Ce viol est caractéristique tant par le femme de la maison… Le rapport … fut
nombre des soldats présents sur les lieux évidemment rendu possible par la terreur
du crime, que leur appartenance à une inspirée par les armes à feu et par la com-
unité de soutien, leur identité raciale, plicité des accusés 1. »
l’ébriété du violeur, la présence et l’utilisa- 1. JAG Europe, United States v. Privates Horace G. Adams
tion d’armes de combat, et aussi par le fait and Hugh L. Harris, vol. 18, p. 289.

114
VS75-109-122 Page 115 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

Pas moins de 78 % des soldats jugés vaine tentative de marchandage qu’un viol
pour viol en France étaient affectés dans particulièrement brutal eut lieu. Le 24 août
des unités de soutien ; ce qui ne veut pas 1944, près de Plougar dans le Finistère,
nécessairement dire que les GIs combat- Madame Anne-Marie F. (56 ans) fut as-
tants ne se livrèrent pas à des actes de vio- saillie par au moins neuf soldats, dont sept
lence. Il reste cependant que les occasions furent jugés et condamnés pour viol. Tous
manquaient aux soldats du front de faire la les accusés étaient membres d’une compa-
rencontre même d’une femme. Sans parler gnie du train. Le jour du crime, Madame F.
des combats, le mouvement et l’encadre- et trois amis et voisins, Messieurs Marcel
ment des troupes de combat faisaient que M., Antoine P. et Pierre C., se rendirent à
toute rencontre ne pouvait être que furtive. bicyclette jusqu’au camp américain qui
Deux combattants accusés de viol, les sol- avait été établi à proximité de Plougar dans
dats Melvine Welch et John H. Dollar, tous l’intention d’y troquer du vin contre de l’es-
deux blancs, appartenaient à une unité de sence. Ils pénétrèrent dans le camp et
défense anti-aérienne. Le 24 août 1944, commencèrent à négocier, mais leurs ef-
près d’un mois après la percée contre les forts échouèrent. Après une heure et
Allemands, ils violèrent à plusieurs reprises demie de pourparlers inutiles, ils furent in-
Madame Germaine A. Ils s’étaient aupara- vités à quitter les lieux et escortés jusqu’à
vant attardés chez les voisins de Monsieur la barrière par un soldat, et suivis par
et Madame A. où ils avaient obtenu de l’al- « douze ou quinze soldats de couleur, dont
cool. Revenant une fois la nuit tombée, ils trois étaient armés » 2.
rentrèrent chez les A. où ils mangèrent et Quand ils atteignirent la route, Mes-
burent une bouteille de cidre. En revenant sieurs P. et M. poussèrent leur bicyclette
du cellier où elle était allée chercher une devant Madame F. qui les suivait à pied à
autre bouteille de cidre, Madame A. trouva
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


côté de Monsieur C. Alors qu’ils appro-
son mari tenu en joue par Dollar. Welch la chaient du bourg de Plougar, un soldat noir
força de son arme à rentrer dans la saisit brusquement le vélo de Madame F.
chambre qu’il ferma à clé. Il la battit et la
Monsieur P. alla lui porter assistance mais
viola pendant que Dollar continuait de
d’autres soldats se jetèrent dans la mêlée
tenir Monsieur A. en garde. Une fois as-
qui suivit. Des soldats poussèrent Mes-
souvi, Welch céda sa place à Dollar qui à
sieurs C. et F. contre un talus et leur ordon-
son tour viola Madame A. mais il revint par
nèrent de lever les mains, pendant qu’un
la suite une seconde fois pour perpétrer
autre GI pointait son arme sur Madame F.
son crime 1.
Elle cria et courut en direction de Mon-
À l’encontre des troupes de combats, les
sieur M., mais un soldat l’empêcha de l’at-
soldats appartenant à des unités de soutien
teindre. En désespoir, elle se jeta vers Mes-
séjournaient fréquemment plusieurs jours,
sieurs C. et F. mais fut à nouveau arrêtée.
voire plusieurs semaines, dans un même
endroit. Après leurs heures de travail, ils Monsieur M. parvint à s’échapper à vélo et
pouvaient momentanément échapper à la alla chercher de l’aide. Pendant ce temps,
supervision de leurs supérieurs. Ils avaient Madame F. courut le long d’un chemin
aussi accès, de par la mission et la vocation jusqu’à un pré mais un soldat la saisit par
de leurs régiments, à des produits qui pou- la gorge, la jeta au sol et la viola. Un autre
vaient faire l’objet de trocs avantageux soldat lui couvrit la bouche pour l’empê-
avec la population civile qui manquait cher de crier. Elle fut ensuite violée sauva-
alors de presque tout. C’est à l’issue d’une gement par quatre autres soldats qui, avant
que leur tour ne vienne, s’étaient battus
1. JAG Europe, United States v. Privates Melvin Welch and
John H. Dollar, vol. 23, p. 187-191. 2. JAG Europe, vol. 12, p. 55

115
VS75-109-122 Page 116 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

pour savoir lequel d’entre eux serait le pro- le sens du verre de cidre, du bouquet de
chain. fleur ou de l’embrassade qu’on leur offrait.
Les violeurs étaient presque tous des sol- Certains soldats noirs étaient « prêts » mais
dats noirs qui appartenaient à des unités mal préparés à établir un comportement
de soutien dans une armée ségrégée. À sexuel consensuel lorsqu’ils arrivèrent en
cause de préjugés raciaux et de considéra- France « libérée. »
tions politiques, les soldats noirs qui repré- L’alcool et la violence sont un facteur
sentaient environ 10 % des troupes améri- dans la plupart des viols qui furent commis
caines engagées en Europe n’étaient que en France par les troupes américaines.
rarement autorisés à servir en première Cela a été aussi le cas en Angleterre, mais
ligne. Ils étaient alors versés au sein avec deux distinctions importantes. En An-
d’unités de soutien qui elles, à l’exception gleterre, l’alcool de choix était la bière et
des officiers, étaient composées presque lorsqu’il y avait violence, elle était infligée
exclusivement de soldats noirs. Du fait de à coups de poings, de matraques ou de
la ségrégation de fait ou de droit qui exis- couteaux après une visite bien arrosée au
tait alors aux États-Unis, et de la non-tolé- pub local. En France, la bière fut rem-
rance des rapports sexuels et sentimentaux placée par le cidre, le vin et tout particu-
entre hommes noirs et femmes blanches, lièrement le calvados qui était tout nou-
les GIs noirs n’avaient eu que très rarement veau pour les soldats américains et bien
(voire jamais) la possibilité d’acquérir les plus intoxicant que la bière qu’ils avaient
habitudes sociales qui leur auraient permis consommée en Angleterre. Au moins 50 %
d’établir une liaison sexuelle consensuelle des soldats-violeurs étaient ivres au mo-
avec des femmes blanches, une situation ment des crimes qu’ils commirent. Plus
qui se trouvait aggravée si celles-ci ne par- grave encore, les soldats présents en
laient pas anglais. Cependant, l’armée France étaient désormais armés du fait des
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


américaine encourageait la création de tels combats qui s’y déroulaient. Cette combi-
rapports. Elle fournissait des préservatifs à naison alcool-armes fut la cause de plu-
ces soldats dans le but affirmé de les pro- sieurs incidents qui entraînèrent la blessure
téger des maladies vénériennes, mais elle ou la mort de victimes ou d’autres per-
ne leur offrait pas le moyen d’assouvir sonnes présentes sur les lieux.
leurs désirs sexuels. Les GIs noirs se re- Mademoiselle Marie G., âgée de 33 ans,
trouvèrent dans un pays étranger dont les habitait avec son père au Pas en Ferré.
habitants avaient la réputation d’être sans Leur résidence était une ferme à deux
préjugés raciaux et sexuellement libérés. étages qui servait aussi de grange et
Plus particulièrement, ils avaient été per- d’étable. Entre 20 heures et 21 heures, les
suadés par les récits de leurs aînés qui soldats Joseph Watson et Willie Wimberly,
avaient séjourné en France pendant la pre- tous deux d’une compagnie de construc-
mière guerre mondiale que les Françaises tion, vinrent à la ferme et demandèrent du
n’avaient aucune réticence à faire l’amour cidre. On leur dit de revenir le lendemain,
avec les Noirs. À leur arrivée en France en mais ils insistèrent et réussirent à obtenir
1944, les soldats noirs, comme leurs frères un litre de cidre. Après leur départ, Mon-
d’armes blancs, purent faire l’expérience sieur G. barricada la porte et monta se cou-
de la gratitude et de la joie des populations cher. Marie était au rez-de-chaussée, là où
qui venaient d’être libérées. Ils eurent eux se trouvait sa chambre. Cinq minutes plus
aussi le droit aux verres d’alcool et aux bai- tard, les deux soldats revinrent. Ils secouè-
sers offerts dans la liesse. Peu habitués à rent la porte, cassèrent le carreau d’une fe-
des actes d’amitié ou de gentillesse de la nêtre et enfoncèrent la porte. Effrayée,
part de femmes blanches, il est possible Marie appela son père qui descendit im-
que nombre d’entre eux ne comprirent pas médiatement et reprocha au plus petit des

116
VS75-109-122 Page 117 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

soldats d’avoir cassé une vitre. Wimberly de la route et après quelques avances fu-
frappa violemment Monsieur G. à la nuque tiles il « essaya de faire ce qu’il voulait ».
avec son arme. Watson poussa Marie sur Carter fut momentanément distrait par le
une chaise, puis s’en alla rapidement. À cet bruit que fit Émilie D., une femme qui
instant, Marie et son père montèrent se ré- avait entendu les cris de Mademoiselle C.,
fugier dans la chambre qui se trouvait à et cette dernière réussit à s’échapper par
l’étage et fermèrent la porte à double tour. l’arrière de la Jeep. Carter la poursuivit et
Vers minuit, les deux soldats revinrent l’effraya en tirant un coup de feu. Il la
une troisième fois chez les G. Ils montèrent ramena de force dans la Jeep et se mit à
l’escalier et tirèrent à la mitraillette à travers nouveau à conduire en direction de
la porte. Marie et son père furent immédia- Saint-Sulpice. Alors que la Jeep traversait
tement blessés, elle à la jambe gauche, lui le village de Bain-de-Bretagne, les gen-
au pied droit. Ils essayèrent de bloquer la darmes locaux qui avaient entendu le
porte, mais les soldats tirèrent à nouveau, coup de feu essayèrent en vain d’arrêter
démolirent la porte, et pénétrèrent dans la Carter qui chantait à tue-tête pour couvrir
chambre. Choqué et blessé, le père de les cris de Mademoiselle C. Un peu plus
Marie dit : « Pitié, pitié. Qu’est-ce que vous loin, Carter s’engagea sur un chemin,
voulez ? » Il leur offrit du vin et du whisky arrêta la Jeep et commença à déshabiller
mais cela ne suffit pas à les apaiser. Marie Mademoiselle C. En résistant, elle parvint
dit à son père d’aller chercher du secours à mordre Carter à la main. Mais, à bout de
et il s’enfuit par la porte. Les soldats jetè- force, elle ne put l’empêcher de la violer.
rent alors Marie sur le lit puis la violèrent Après le viol, il l’aida à retrouver ses vê-
chacun une fois. Wimberly s’en alla peu de tements et à les remettre. Il lui donna un
temps après et Watson s’endormit sur le lit. billet de 500 francs, qu’elle garda de
Profitant de son sommeil, Marie parvint à crainte qu’il ne l’assaille encore si elle le
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


s’enfuir et, du fait de sa blessure, se traîna refusait. Carter la reconduisit à l’endroit
pendant un kilomètre jusqu’à la maison même où il l’avait kidnappée et lui permit
d’un voisin. de partir.
Si la plupart des viols furent commis en Tous ces viols ont en commun le fait
fin de journée et dans la nuit, ils eurent qu’ils étaient gratuits et fortuits. Il existe
lieu en tout endroit : à proximité ou dans cependant certaines distinctions qui, à
les maisons des victimes, dans des leur tour, méritent une classification et
granges, dans des champs, sur le bord de une sous-typologie. Certains viols furent
routes et de chemins, et dans des véhi- commis après une période plus ou moins
cules militaires. Le 23 novembre 1944, longue de flirt. Ce genre de viol exige
Mademoiselle Geneviève C., âgée de 27 ans que l’homme et la femme aient préalable-
et employée comme bonne chez Mon- ment accepté de se rencontrer et qu’ils se
sieur et Madame P. à Bain-de-Bretagne, connaissent donc. Aucun des viols
rentrait à pied chez les P. quand elle re- commis en France ne rentre dans cette
marqua une Jeep « fermée » qui s’appro- catégorie, alors qu’il y en eut en Angle-
chait d’elle. Le soldat Luther W. Carter terre. Cela tient certainement au fait que
d’une compagnie de transport en était le les soldats américains en France étaient
conducteur et il s’arrêta près de Made- très mobiles et qu’ils n’avaient donc pas
moiselle C. pour lui parler. Quand celle-ci le temps de développer des rapports so-
lui indiqua qu’elle ne le comprenait pas, il ciaux avec des femmes. En Angleterre, où
la frappa au visage. Malgré ses cris et ses ils résidèrent parfois plusieurs mois ou
coups, Carter parvint à la placer à l’arrière plusieurs années dans un même endroit,
de sa Jeep et se mit à conduire en direc- ils eurent en revanche maintes occasions
tion de la Noë Blanche. Il s’arrêta le long de faire la cour, voire d’épouser des

117
VS75-109-122 Page 118 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

femmes locales 1. Parfois, les agresseurs et cace et moins étroit qu’en Angleterre où,
les victimes se connaissaient de par cer- malgré les obstacles, il leur avait été malgré
tains échanges mais n’entretenaient aucun tout possible d’établir des relations senti-
rapport intime ou amical. Comme dans le mentales durables. Tous ces facteurs, liés à
cas précédent, aucun des viols commis en la brutalisation engendrée par l’expérience
France ne rentre dans cette catégorie, alors même de la guerre, l’abondance de bois-
que, pour les raisons expliquées ci-dessus, sons fortement alcoolisées et le port
il y en eut plusieurs en Angleterre. Sans d’armes de combat contribuèrent à faire
qu’il y eut même échanges, il arrivait que des femmes françaises des proies relative-
les personnes concernées se soient pré- ment vulnérables aux agressions sexuelles.
cédemment rencontrées et qu’elles se
connaissent donc de vue. Le laps de temps
 LA PUNITION DES VIOLS DE GUERRE
entre la première rencontre et le moment PAR L’ARMÉE AMÉRICAINE
du crime pouvait être de quelques minutes
ou de quelques jours. En France, 40 % des Les viols perpétrés par les soldats améri-
viols commis rentrent dans cette catégorie, cains pendant la seconde guerre mondiale
alors qu’ils ne comptent que pour 13 % des constituaient une violation du 92e article du
viols perpétrés en Angleterre. Cependant, code militaire qui interdisait aux soldats de
la majorité des viols eurent lieu dès la pre- « faire la connaissance charnelle d’une
mière rencontre entre l’agresseur et sa vic- femme contre sa volonté en faisant usage
time et la durée de leurs rapports ne dé- de la force de manière criminelle ». L’article
passa pas celle du viol, qui pouvait aller de ne faisait pas de distinction légale entre
quelques minutes à plusieurs heures, voire femmes de pays alliés et de pays ennemis.
un jour entier. En France, ces viols comp- L’armée américaine punissait sévèrement
tent pour 56 % des agressions commises,
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


les soldats qu’elle jugeait coupables de
contre 53 % en Angleterre. viol, les condamnant à l’emprisonnement à
Les cas restants ne peuvent être classifiés perpétuité ou à la peine de mort. Les vio-
de manière définitive du fait du manque de leurs ne jouissaient d’aucun soutien institu-
renseignements contenus dans les archives ; tionnel au sein de l’armée et leurs actions
ce qui ne représente que 4 % des cas de ne rentraient pas dans le cadre de la stra-
viols en France. En combinant les cas où tégie militaire américaine. Leurs actions ne
les personnes s’étaient précédemment trouvaient pas non plus de fondement
aperçues à ceux où elles ne s’étaient jamais culturel dans la société américaine. En fait,
rencontrées, on parvient à créer une image le viol n’étant alors ni un sujet discuté par
de la distance sociale qui séparait les vic- les médias, ni une cause importante des
times de leurs agresseurs. En France, 96 % groupes de défense des droits des femmes,
des viols commis rentrent dans ces deux il n’y a aucune raison de penser que le
catégories, contre 66 % en Angleterre. public américain savait que certains GIs
Cette différence s’explique avant tout par étaient responsables de telles violences.
le fait que tout contact avec les femmes Le propos des procès n’était pas tant
françaises ne pouvait être qu’éphémère. d’expliquer les causes des viols que de
Du fait des combats et du mouvement prouver qu’un crime particulier avait eu
constant des armées, l’encadrement des lieu. Cependant, les minutes de ces procès
troupes noires en France était moins effi- reflètent certaines des présomptions de la
1. Selon Elfrieda Berthiaume Shukert et Barbara Smith Sci- cour quant aux motivations de ces crimes.
betta, des deux millions de soldats américains qui séjournè- Par exemple, en disant de certains pré-
rent en Angleterre, 100 000 épousèrent des Anglaises. Voir venus qu’ils étaient des « monstres » qui
leur livre, War Brides of World War II, New York, Penguin
Books, 1989, p. 7. avaient agi de manière « bestiale », l’accu-

118
VS75-109-122 Page 119 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

sation suggérait que les agresseurs avaient mordial pour les agresseurs. Nous n’inter-
été incapables de maîtriser leurs ardeurs et prétons pas ces renseignements pour signi-
désirs sexuels. Ces adjectifs trouvés dans fier que la domination et la soumission
les minutes des procès révèlent donc ce n’étaient pas présentes dans l’esprit des
que l’armée américaine pensait des vio- violeurs, mais à partir des documents dis-
leurs qui se trouvaient dans ses rangs en ponibles, nous ne pouvons pas affirmer
France. Il est clair qu’elle les considérait que le désir de dominer les victimes cons-
comme des êtres déviants et trompeurs, titue l’explication causale principale de ces
sexuellement dépravés, bestiaux et enclins crimes. De la même manière, il n’y a
à commettre des « crimes contre nature ». aucune indication que les violeurs auraient
Certaines de ces descriptions se retrou- agi dans un but de vengeance ou par co-
vaient parfois dans l’évocation d’un seul et lère, et il n’existe aucune référence qui
même incident. Ainsi il fut dit du viol col- porterait à croire que les agresseurs pen-
lectif le 6 janvier 1945 d’une adolescente saient que les viols qu’ils commirent
de 16 ans qu’il exhibait « le crime bestial étaient la réalisation d’un fantasme de leurs
qu’est le viol sous ses formes les plus victimes.
détestables et brutales » 1. Dans une rare Les peines infligées pour viol ne consti-
tentative d’explication, l’accusation imputa tuaient pas seulement un moyen destiné à
l’effet corrompant des mœurs étrangères. contrôler les activités criminelles au sein de
C’est à ces influences que Kenneth W. l’armée pour le seul bénéfice de la discipline
Nelson aurait succombé quand il viola. militaire. Nous estimons que les peines sont
Engagé dans l’armée en novembre 1941, il le reflet et la manifestation des normes so-
participa aux campagnes d’Afrique du ciales et culturelles qui prévalaient au sein et
Nord, de Sicile, d’Italie et de France. Une au-delà du théâtre d’opération européen.
fois en France, il viola Mademoiselle Anne- C’est avec beaucoup de prudence que nous
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Marie H. Malgré plusieurs citations pour interprétons ces peines et que nous en rap-
conduite exemplaire et valeureuse et l’ab- portons les aspects techniques.
sence d’antécédents criminels, un jury le L’histoire de la punition pour viol aux
jugea coupable de viol et de sodomie. États-Unis, notamment dans le cas de
Cette dernière accusation fut décrite viol interracial (violeur noir et victime
comme « un acte contre nature » qui était blanche), est parfois consternante. Ce n’est
en partie attribuable aux influences étran- qu’en 1977 que la Cour suprême des États-
gères qui se répandirent « parmi les soldats Unis déclara que la peine de mort pour le
qui avaient servi en Afrique et en Italie » 2. viol d’une femme adulte était « une puni-
Les notes contenues dans les casiers des tion grossièrement disproportionnée et
violeurs indiquent qu’ils étaient avant tout excessive » 3. Avant cette décision, tout
motivés par le besoin d’assouvir un désir particulièrement entre les années 1880 et
sexuel engendré par la privation. Les 1930, plus de 3 200 noirs furent lynchés
propos tenus par les soldats au moment dans le Sud des États-Unis. Un grand
des crimes, tels qu’ils sont rapportés dans nombre des victimes de ces lynchages
les minutes des procès, incluent le plus étaient des noirs tenus coupables par des
souvent des termes tels que « fuck », « zig sudistes blancs d’avoir violé la pureté
zag », « I want some pussy » qui suggèrent sexuelle de femmes blanches. Si la justice
que leur volonté première était de créer un populaire et légale était sévère et expédi-
rapport sexuel. Le contact sexuel était pri- tive dans le cas de viols interraciaux, il n’en
1. JAG Europe, United States v. Sergeant Obbie L. Myles,
était pas de même lorsqu’il s’agissait de
vol. 19, p. 305-309.
2. JAG Europe, United States v. Technician Fifth Grade 3. 433 US 584, 97 S. Ct. 2861, « Supreme Court of the
Kenneth W. Nelson, vol. 24, p. 231. United States v. State of Georgia ».

119
VS75-109-122 Page 120 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

J. Robert Lilly et François Le Roy

viols intraraciaux. Il existait donc bien exécutions eurent lieu sur le théâtre d’opé-
deux poids, deux mesures. Les accusations ration européen où 70 des condamnés à la
de viols portées par des femmes blanches peine de mort furent pendus ou passés par
contre des hommes blancs étaient souvent les armes. Sur ce nombre, 29 furent exé-
considérées avec le plus grand soupçon, et cutés pour viol.
lorsque le viol était irréfutable, il était fré-
quemment estimé que les victimes elles- Tableau : Crimes, Race et Exécutions,
mêmes l’avaient provoqué ou encouragé. Théâtre d’Opération Européen
Cette attitude n’est pas simplement ex-
Meurtre/
primée dans la pensée populaire, mais Meurtre Viol
Viol
Désertion Total
aussi dans le raisonnement juridique. Ce Blanc.... 6 4 4 1 15
raisonnement est fondé sur l’argument très Noir ...... 22 25 8 0 55
ancien selon lequel il est beaucoup plus Total..... 28 29 12 1 70
facile pour une femme d’accuser un
homme de l’avoir violée, que pour un
homme de prouver son innocence. L’une En France, 34 soldats furent exécutés
des conséquences de ce raisonnement est pour crimes commis contre des citoyens
qu’il était attendu que toute accusation de français ou des réfugiés. Sur ce nombre 21
viol devait inclure une preuve physique d’entre eux (67 %) le furent pour viol, et
corroborante. D’une manière ou d’une parmi ceux-ci, 18 (86 %) étaient noirs, 3
autre, il était nécessaire que les femmes (14 %) étaient blancs. Le nombre de sol-
prouvent qu’elles avaient résisté au viol. dats noirs exécutés en France excède gran-
Sinon, leur innocence devenait suspecte et dement leur présence dans l’armée dont ils
elles risquaient de passer pour des prosti- ne composaient que 10 % de l’effectif.
tuées 1. Tous les soldats condamnés à mort ne
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Les lynchages n’étaient pas la seule ma- furent pas exécutés. En tout, 49 soldats
nifestation de l’intolérance qui existait aux furent condamnés à la peine de mort pour
États-Unis vis-à-vis des rapports sexuels in- viol, mais plus de la moitié, 26 (53 %)
terraciaux. Selon un juriste, 38 États possé- virent leur peine réduite à l’emprisonne-
daient dans leur code pénal au 19e siècle ment à perpétuité. Vingt et un de ces sol-
des lois interdisant et punissant les unions dats (81 %) étaient noirs. Seul un soldat vit
et les naissances interraciales. Ce n’est sa peine de nouveau réduite à vingt ans
qu’en 1967 que la Cour suprême des États- d’incarcération.
Unis délivra le coup de grâce aux dernières La dureté des peines est à mettre en re-
de ces lois 2. lation avec deux caractéristiques cultu-
Des 116 soldats (95 noirs, 21 blancs) qui relles américaines : d’une part la percep-
passèrent en cour martiale en France pour tion de la femme comme une madone, et
viol, plus de la moitié, 67 (56 %) furent d’autre part la sévérité de la justice militaire
condamnés à des peines d’emprisonne- américaine. Très souvent, les victimes fran-
ment à perpétuité. Au sein de ce groupe, çaises résistèrent à leurs agresseurs, ré-
54 (81 %) étaient noirs et 13 (19 %) étaient pondant ainsi aux attentes de la justice
blancs. Seul l’un de ces condamnés (un américaine qui estimait qu’une femme ver-
soldat noir) vit sa peine réduite. tueuse se devait de combattre son as-
Pendant la seconde guerre mondiale, saillant. Les exécutions étaient légales et
l’armée américaine exécuta au moins conformes à la logique juridique militaire,
147 personnes. Presque la moitié de ces elles étaient aussi destinées à d’autres
consommateurs culturels. Certaines des
1. Anne-M. Coughlin, « Sex and Guilt », Virginia Law Re-
view, 84 (1), février 1998.
exécutions furent sans nul doute utilisées à
2. Loving v. Virginia, 388 US 1 (1967). des fins de relations publiques. Elles

120
VS75-109-122 Page 121 Jeudi, 27. octobre 2005 8:17 08

L’armée américaine et les viols en France

étaient précédées ou suivies par des lettres prisonnement à perpétuité de manière


d’excuse adressées aux victimes, comme routinière, alors que les Serbes reçurent
celle qui se trouve en introduction. Des des peines allant de cinq à vingt-cinq ans
21 violeurs exécutés, 15 le furent devant d’emprisonnement 2. Contrairement aux
un public qui comprenait non seulement soldats serbes qui avaient torturé, violé et
des soldats et officiers américains, mais tué leurs victimes, le crime principal des
aussi des gendarmes français et parfois les soldats américains était le viol. Comme
victimes accompagnées de membres de nous l’avons fait remarquer précédem-
leur famille. Dans ce sens, les exécutions ment, la sévérité de la justice militaire amé-
avaient valeur d’acte de contrition par ricaine était conforme à la perspective
lequel l’armée américaine tout entière légale et populaire de l’époque.
cherchait à se faire excuser pour le com- De plus amples recherches conduites par
portement de certains de ses hommes Robert Lilly se pencheront sur les viols
auprès d’une population qui avait vécu le commis par les troupes américaines dans
calvaire de l’occupation allemande. d’autres régions du théâtre d’opération euro-
Longtemps ignoré du public, passé sous péen, tout spécialement en Angleterre et en
silence par les vainqueurs, et souffert par Allemagne où, du fait de différences contex-
ses victimes, le viol de guerre est désor- tuelles, on s’attend à retirer des conclusions
mais un sujet d’intérêt dans le milieu aca- supplémentaires. D’autres travaux devraient
démique et parmi les groupes de défense aussi examiner si un rapport existe entre
des droits de l’homme. Il est aussi devenu l’émancipation des femmes occidentales
un fait d’actualité. En 2001, il a fait la une dans la seconde moitié du 20e siècle et l’allé-
des journaux et des actualités télévisées gement des peines pour viol de guerre,
lorsque le tribunal établi par les Nations comme l’illustre l’exemple des soldats serbes
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)

© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 191.98.145.131)


Unies pour juger les crimes de guerre cité ci-dessus. On peut se demander si les
commis par les troupes serbes en Bosnie peines d’emprisonnement comparativement
condamna trois soldats pour le viol et la légères imposées en 2001 pour viol de
torture de femmes et filles musulmanes en guerre représentent un progrès pour les
1992 et 1993. Deux de ces soldats furent femmes, un assouplissement des sentences,
aussi accusés d’avoir asservi leurs victimes les deux, ou bien encore autre chose.
pendant huit mois, et de leur avoir fait en-
2. Marlise Simons, « 5 Bosnian Serbs Guilty of War Crimes
durer toutes sortes d’abus sexuels et do- at Infamous Camp », New York Times, 3 novembre 2001,
mestiques. Ils louèrent ou vendirent cer- p. 5.
taines de leurs captives – dont certaines

n’avaient pas plus de 12 ans – à d’autres
soldats 1. Les peines infligées en 2001 aux
soldats serbes et croates étaient considéra- J. Robert Lilly est professeur de sociologie et de cri-
blement plus légères que celles que la jus- minologie à Northern Kentucky University aux
tice militaire américaine imposa à ceux de États-Unis. Il est l’auteur de nombreux articles et
ses soldats qui violèrent des femmes fran- de plusieurs livres, dont un à paraître aux édi-
çaises à la Libération. Les violeurs améri- tions Payot en 2003 sur Les viols commis par les
cains furent condamnés à mort ou à l’em- troupes américaines en Europe entre 1942 et
1945.
1. Marlise Simons, « UN, Court, For First Time, Defines François Le Roy, ancien étudiant à l’université de
Rape as a War Crime », New York Times, 28 juin 1996, p. 1 ; Haute-Bretagne, enseigne l’histoire contempo-
Marlise Simons, « 3 Serbs Convicted in Wartime Rapes », New raine à Northern Kentucky University aux États-
York Times, 23 février 2001, p. 1 et 7 ; Marlise Simons,
« Hague Tribunal Convicts Bosnian Croat for War on Mus- Unis. Il travaille sur une série de projets portant
lims », New York Times, 27 février 2001, p. 3. sur les relations franco-américaines depuis 1945.

121

Vous aimerez peut-être aussi