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LES LIEUX COMMUNS DANS L'HISTOIRE NATURELLE DE BUFFON :

RHÉTORIQUE JUDICIAIRE, RIVALITÉ DANS LA RÉCRITURE ET


COMPROMIS ÉPISTÉMOLOGIQUE

Maëlle Levacher

Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | « Dix-huitième siècle »

2010/1 n° 42 | pages 35 à 56
ISSN 0070-6760
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ISBN 9782707165398
DOI 10.3917/dhs.042.0035
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Les lieux communs
dans l’Histoire naturelle de Buffon :
rhétorique judiciaire,
rivalité dans la récriture
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et compromis épistémologique

On a souvent reproché à Buffon de faire la part belle aux idées


reçues dans ses textes sur les animaux. Comment un savant tel que
Buffon peut concilier la permanence de connaissances qui bien
souvent n’en sont pas, avec la nouveauté de la science qu’il entend
fonder notamment sur une démarche empirique ? Pour éclairer
cette question, il faut prendre en compte des éléments de rhéto-
rique, écarter la notion d’idée reçue et lui substituer celle de lieu
commun qui appartient à ce domaine, lequel a modelé la pensée
d’auteur de Buffon comme celle de ses contemporains. En étudiant
divers lieux communs repris par le naturaliste, nous verrons dans
quelle mesure l’approche rhétorique permet de rétablir la cohérence
de la pensée de Buffon dans le contexte intellectuel et esthétique
du 18e siècle, car le lieu commun est, dans l’Histoire naturelle, un
lieu où se noue de façon exemplaire la problématique du rapport
des sciences et des Belles Lettres à l’âge des Lumières.
Un lieu commun est commun à la communauté humaine qui
le reconnaît en tant que tel, et un auteur anticipe nécessairement la
réception par ses lecteurs d’un lieu commun qu’il illustre, de sorte
que cette anticipation oriente son travail d’écriture. On peut voir
l’expression de ce phénomène dans le Spectacle de la nature, car les
personnages de l’abbé Pluche sont en quelque sorte les représen-
tants du public lecteur d’histoire naturelle friand de lieux com-
muns. Lorsque le Prieur, sur l’insistante demande de la Comtesse,
décrit le castor, il doit s’interrompre, et déclare : « Je vois bien que
Monsieur le Chevalier perd patience si je ne lui montre le logement

dix-huitième siècle, n° 42 (2010)


36 Maëlle Levacher
du castor : j’y viens 1. » Il y a là plus qu’une cheville permettant à
l’abbé Pluche de donner du rythme à son texte en s’appuyant sur
l’interaction entre ses personnages. La réflexion du Prieur illustre
un fait : un naturaliste anticipe la façon dont les lecteurs vont
reconnaître le lieu commun (ici, le lieu commun de l’« industrie »
du castor bâtisseur), et évaluer en même temps la particularité de
son traitement, son renouvellement. La recherche sur l’esthétique
de la réception s’est intéressée au désir du lecteur d’être à la fois
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satisfait dans ses attentes vis à vis d’une œuvre qu’il veut « recon-
naître », et surpris par une nouveauté en décalage (mesuré) avec
ses attentes. L’étude du traitement des lieux communs par Buffon
entre dans le cadre d’une réflexion générale sur l’influence de l’in-
teraction auteur-lecteurs dans la construction de l’Histoire natu-
relle. Pour illustrer la réalité des attentes du public du 18 e siècle
en matière de lieux communs naturalistes, on peut mentionner la
présence de mêmes lieux communs naturalistes offerts au public
dans les affiches des spectacles des foires parisiennes et dans les
textes de Buffon 2. Ainsi, en 1749, un capitaine de navire hollan-
dais montre un rhinocéros à la foire Saint-Germain, et annonce
l’animal comme suit :
De par le Roi et monsieur le Lieutenant général de police, messieurs et dames,
vous êtes avertis qu’il est arrivé depuis peu en cette ville un animal nommé
Rhinocéros, animal que l’on a cru apocryphe jusqu’à présent. […] il a une
corne placée sur le nez, laquelle corne lui sert à se défendre contre son ennemi
antipathique qui est l’Éléphant. […] Cet animal, comme il est dit ci-dessus,
est l’ennemi juré de l’éléphant. Quand ils se rencontrent, il est infaillible qu’ils
ne se battent. Le Rhinocéros se met sous le ventre de l’Éléphant et lui enfonce
sa corne dans le ventre jusqu’à ce que l’Éléphant succombant à sa douleur se
laisse tomber et écrase son ennemi par le propre poids de son corps […]. (t.
II, p. 312-313)
Il est évident que le combat du rhinocéros et de l’éléphant n’est
pas mentionné ici comme faisant partie du spectacle annoncé,
lequel consiste uniquement en la découverte de l’animal par le

1. Abbé Noël-Antoine Pluche, Le Spectacle de la nature, Paris, Frères Estienne,


1763 (nouvelle éd.), t. I, p. 362.
2. Voir Émile Campardon, Les Spectacles de la foire, 2 vol., réimpr. de l’éd. de
Paris (1877), Genève, Slatkine reprints, 1970, t. II, p. 219-220 et p. 312-313,
et voir Buffon, Œuvres complètes, Paris, Furne, 1838-1839, t. VI, p. 438 ; t. IV,
p. 406 et 408.
l’histoire naturelle de buffon 37
spectateur. Le développement sur l’affiche de ce lieu commun est
donc uniquement destiné à éveiller l’imagination du lecteur, et
à offrir une caution culturelle au spectacle en suscitant dans sa
mémoire des réminiscences de ses lectures naturalistes. Dans le
passage qu’il consacre à l’étude de la corne du rhinocéros, Buffon
précise :
[…] c’est avec cette arme, dit-on, que le rhinocéros attaque et blesse quel-
quefois mortellement les éléphants de la plus haute taille, dont les jambes
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élevées permettent au rhinocéros, qui les a bien plus courtes, de leur porter
des coups de boutoir et de corne sous le ventre, où la peau est la plus sensible
et la plus pénétrable ; mais aussi lorsqu’il manque son premier coup, l’éléphant
le terrasse et le tue. (t. IV, p. 406)
Buffon ne marque le caractère de tradition littéraire de ce com-
bat que par l’incise « dit-on » du début de ce passage ; dans la suite,
il continue d’employer le présent de vérité générale, et la fin du
texte (« mais aussi lorsqu’il manque son premier coup, l’éléphant
le terrasse et le tue ») relève du discours indirect libre en ce qu’elle
peut être considérée comme étant le propos même des anciens
naturalistes fondateurs de la tradition, ce qui marque l’adhésion du
texte de Buffon à cette tradition. Cependant, un peu plus plus loin,
Buffon revient à ce lieu commun pour le contester et en expliquer
l’origine. Ainsi, Buffon exploite le lieu commun du combat du
rhinocéros et de l’éléphant tantôt comme une occasion de susciter
dans l’esprit du lecteur une image familière et teintée de la poésie
d’une tradition ancienne, tantôt comme une occasion d’exercer son
rôle critique de naturaliste moderne. Buffon sait aussi bien que les
entrepreneurs de spectacles forains combien les lieux communs
naturalistes sont appréciés et attendus du public, et nous verrons
que, comme eux, il sait en jouer. Mais avant de venir à cela, il nous
faut montrer pourquoi l’on peut, au sujet des textes de Buffon,
parler de lieux communs plutôt que d’idées reçues.
Les ailourophiles – amoureux des chats – pardonnent difficile-
ment à Buffon son diffamatoire portrait du chat :
Le chat est un domestique infidèle, qu’on ne garde que par nécessité, pour
l’opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode, et qu’on
ne peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui, ayant du goût pour
toutes les bêtes, n’élèvent des chats que pour s’en amuser ; l’un est l’usage,
l’autre l’abus ; et, quoique ces animaux, surtout quand ils sont jeunes, aient
de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un caractère faux,
un naturel pervers, que l’âge augmente encore, et que l’éducation ne fait que
38 Maëlle Levacher
masquer. De voleurs déterminés, ils deviennent seulement, lorsqu’ils sont
bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la même adresse,
la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même penchant à la
petite rapine ; comme eux ils savent couvrir leur marche, dissimuler leur des-
sein, épier les occasions, attendre, choisir, saisir l’instant de faire leur coup,
se dérober ensuite au châtiment, fuir et demeurer éloignés jusqu’à ce qu’on
les rappelle. Ils prennent aisément des habitudes de société, mais jamais des
mœurs : ils n’ont que l’apparence de l’attachement ; on le voit à leurs mou-
vements obliques, à leurs yeux équivoques ; ils ne regardent jamais en face la
personne aimée ; soit défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en
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approcher, pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour
le plaisir qu’elles leur font. Bien différent de cet animal fidèle, dont tous les
sentiments se rapportent à la personne de son maître, le chat paraît ne sentir
que pour soi, n’aimer que sous condition, ne se prêter au commerce que pour
en abuser ; et, par cette convenance de naturel, il est moins incompatible avec
l’homme qu’avec le chien, dans lequel tout est sincère. (t. III, p. 667)
Il semble que ce passage soit composé d’idées héritées du
Moyen âge, et véhiculées sur le plan littéraire dans les fables et les
contes. Mais s’agit-il d’idées reçues ou de lieux communs – c’est-
à-dire d’éléments de rhétorique ? Jean Ehrard fait de cet article de
Buffon le commentaire suivant :
Ici Buffon décrit moins le chat qu’il n’instruit contre lui un véritable procès,
dans une instruction toujours menée à charge, jamais à décharge… […].
On remarquera aussi comment la justesse de l’observation est ici presque
constamment trahie par un vocabulaire essentiellement psychologique et
moral. Décrivant le comportement des chats, Buffon ne peut s’empêcher de
faire comme s’il les voyait de l’intérieur. Ce La Bruyère des animaux semble
oublier que l’animalité n’est pas l’humanité 3.
J. Ehrard remarque que l’opinion de Buffon sur le chat est lar-
gement partagée par ses contemporains, et en conclut que « l’ani-
mosité de Buffon est donc moins un sentiment personnel que
l’écho de l’opinion commune. » On ne peut alors que se demander
« comment un vrai savant peut se faire l’interprète de celle-ci sans
aucune distance critique » (p. 445). J. Ehrard pense que l’explica-
tion de cette attitude de Buffon est liée à sa recherche d’une langue
scientifique qui, contrairement à la langue spécialisée des nomen-
clateurs, ne présente pas d’obscurité : en adoptant le langage des
gens du monde, Buffon en aurait adopté les idées reçues (p. 446).

3. Jean Ehrard, « Écriture de chats », Dix-huitième siècle, n° 36, 2004, p. 435-


448, p. 441 et 443.
l’histoire naturelle de buffon 39
Ces explications nous semblent devoir être complétées, car elles ne
nous semblent pas constituer une réponse satisfaisante à la ques-
tion : comment un vrai savant peut se faire le relais des préjugés
de l’opinion commune ? Nous proposons de poser autrement la
question : quelle contrainte d’écriture interfère assez puissamment
avec les données objectives de l’étude du chat pour les éclipser
(provisoirement ; n’oublions pas que l’article du chat se poursuit en
termes beaucoup plus satisfaisants du point de vue scientifique) ?
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La réponse ne peut se trouver qu’en prenant en compte les spéci-
ficités des conceptions littéraires et l’importance de la rhétorique
des lieux communs au 18e siècle. Les lieux communs étaient pour
les Anciens les instruments d’une méthode : la rhétorique des lieux
communs se comprend comme une machine de guerre éloquente,
armée des ressources du movere, et de la copia, et mise au service
du judiciaire et du politique. Cette conception antique de la rhé-
torique est bien ancrée dans les esprits cultivés du 18e siècle (et l’on
peut préciser que les Œuvres complètes de Cicéron figuraient dans
la bibliothèque de Buffon 4), mais la notion de lieu commun est
cependant dénigrée à cette époque. Pour le Dictionnaire de Trévoux
comme pour le chevalier de Jaucourt, les lieux communs ne sont
plus qu’un stock de pensées figées 5. Cependant, le débat même
témoigne de l’intérêt que les lieux continuent de susciter au 18e
siècle. Remarquons que la critique semble porter non sur les lieux
mêmes – sur l’idée d’une réserve d’arguments hérités de la tradi-
tion – mais sur leur usage systématique pour pallier le manque
de véritables compétences intellectuelles. On peut penser que si
Buffon a recours aux lieux communs malgré la désaffection que
leur marque son siècle, c’est notamment sous couvert de la dignité
du registre judiciaire. Il nous semble que J. Ehrard a raison de par-
ler d’« un véritable procès, dans une instruction toujours menée à
charge, jamais à décharge », et que la perfidie du chat est bien ici
l’objet d’un acte d’accusation. Nous sommes confrontés au registre
épidictique, auquel on a recours pour blâmer comme pour faire

4. Inventaire après décès de Mre Georges Louis Leclerc, chevalier, Comte de Buffon,
30 avril 1788, Bibliothèque du Muséum National d’Histoire Naturelle, cote : Ms
1871 (microfilm).
5. Voir les articles «  Lieu commun  » du Dictionnaire de Trévoux (1752), et
« Lieu » de l’Encyclopédie (1765).
40 Maëlle Levacher
un éloge. La tradition rhétorique a établi des règles permettant de
mener l’instruction d’un procès, et ces règles incluent le recours
aux lieux communs. C’est un premier élément qui nous permet de
dire que Buffon ne véhicule pas des idées reçues : parce qu’il adapte
la rhétorique judiciaire à l’histoire naturelle, il a recours aux lieux
communs naturalistes pour construire son argumentation – ce qui
est bien autre chose. La définition cicéronienne du lieu commun
comme développement suscitant l’indignatio, et usant d’hypotypo-
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ses horribles (définition dont tout lecteur du 18e siècle est familier)
nous semble adaptée à la façon dont Buffon fait le portrait à charge
de certains animaux. On pourrait faire la même analyse concernant
le procès en défense des animaux valorisés par Buffon. Cependant,
il faudrait, pour considérer cela comme une plaidoirie, qu’il y ait
un acte d’accusation motivant la défense. Dans De l’amour de la
progéniture, Plutarque, qui figure parmi les références de Buffon,
développe une réflexion sur la pertinence de la comparaison entre
les hommes et les animaux opérée pour définir ce qui est naturel 6.
Ayant rapporté les divers comportements vertueux et exemplaires
des parents animaux pour protéger leur progéniture, il laisse enten-
dre qu’on a l’habitude de dire que la nature n’inspire ces sentiments
aux animaux que pour qu’ils nous donnent l’exemple et qu’ils ins-
pirent la honte aux hommes insensibles, ou à la nature humaine
qui est seule à ne pas éprouver d’affection gratuite, d’amour sans
intérêt (p. 188). Si, comme le dit Plutarque, les lieux communs
naturalistes des vertus des animaux sont convoqués comme exem-
ples à imiter, et impliquent une critique des comportements
humains, alors on peut considérer que ces lieux communs s’ins-
crivent dans le cadre d’un acte d’accusation (envers l’homme), et
intègrent la rhétorique judiciaire. Celle-ci verrait sa présence dans
l’Histoire naturelle justifiée par cette dimension de critique morale
adressée à l’homme, qui contribue à la dimension philosophique
de l’œuvre de Buffon. Certes, dans l’Histoire naturelle, tous les lieux
communs n’appartiennent pas à cette rhétorique judiciaire, mais
on peut facilement rassembler dans cette approche problématique
un grand nombre de lieux communs considérés comme des idées

6. Plutarque, De l’amour de la progéniture, dans Œuvres morales, t. VII – Pre-


mière partie, Traités de morale (27-36), texte établi et traduit par J. Dumortier et
J. Defradas, Paris, Les Belles Lettres, 1975, p. 184-185.
l’histoire naturelle de buffon 41
reçues anthropomorphiques, et opérant une comparaison entre
animalité et humanité.
Revenons à l’article du chat. Certes, les caractéristiques du chat
présentées dans le passage précédemment cité ne sont pas un héri-
tage transmis par les naturalistes antiques ; cependant, dans notre
démarche pour montrer que nous n’avons pas là affaire à des idées
reçues mais à des lieux communs, l’abbé Pluche nous donne un
indice important. Lorsque le Prieur annonce qu’il va parler de l’âne,
ses deux compagnons se récrient, et la Comtesse propose un autre
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animal :
Que ne prenez-vous le chat ? il est de si bon service : il est plaisant dans ses
jeux. Vous auriez cent choses à en dire, et bien des applications à faire sur son
minois hypocrite, sur cette patte si douce, et pourtant armée de griffes, sur
ses ruses, ses détours, et son allure éternellement tortueuse : il y aurait bien là
de quoi exercer votre style. (p. 353)
On voit ici qu’après deux rapides remarques positives sur l’ani-
mal, la Comtesse, sans marquer syntaxiquement l’opposition entre
ces premiers propos et les suivants, en donne une description épou-
vantable, comme si le portrait diabolique du chat s’imposait à sa
pensée pour supplanter les considérations précédentes et positives
qui lui venaient d’abord à l’esprit. Ce qu’illustrent surtout les propos
du personnage de l’abbé Pluche, c’est la force du lieu commun, qui,
érigé en tant que tel par des exercices de style admirables, s’impose à
la conscience et fait taire l’expression d’éventuelles opinions person-
nelles et fondées sur l’observation objective. La Comtesse demande
au Prieur non pas de parler de l’espèce du chat, mais de se lancer
dans un exercice de rhétorique consistant à rivaliser en grâces stylis-
tiques sur le thème, ou plutôt sur le lieu commun de la perfidie du
chat. En ce sens, la Comtesse est la représentante du grand public
lecteur d’histoire naturelle, et témoigne de l’attente qu’a ce public
des lieux communs grâce auxquels il peut juger de l’excellence du
style des naturalistes. Le Prieur ne relève pas le défi qui lui est lancé
par la Comtesse ; Buffon, si.
Comme pour le chat, l’abbé Pluche nous fournit des éléments
d’analyse rhétorique du discours convenu sur le cheval, en faisant
dialoguer le Comte et la Comtesse au sujet de cet animal : de façon
révélatrice, la Comtesse reproche au Conte d’en faire un « pané-
gyrique ». Le Comte, après une réflexion à dimension politique,
opposant le lion tyran au cheval roi, fait un portrait très élogieux
42 Maëlle Levacher
du cheval qui intègre bien l’animal aux valeurs de la noblesse dont
le Comte est ici le représentant (p. 341-344). L’excès du Comte
et le recul critique de la Comtesse permettent à l’abbé Pluche de
jeter le discrédit sur le type de discours employé par le Comte.
La dimension parodique en est évidente : par exemple, l’image
de l’« oiseau que rien n’arrête » est ridicule ; la « bienséance » de
la crinière flottant au vent dénonce d’ailleurs autant la politesse
fanatique du Comte que l’excès d’éloges convenus à l’endroit du
cheval. Mais il s’agit d’une parodie de lieu commun. Si, malgré
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le caractère artificiel de son propos, le Comte peut dire avoir fait
« un éloge sans façon », c’est parce qu’il n’a en effet pas eu à tra-
vailler pour produire ce discours : il est allé en pêcher les arguments
dans le lieu commun adéquat. Comme il est précisé dans le texte
de l’abbé Pluche, le lieu commun des vertus du cheval trouve ses
origines dans la Bible : au passage sur le « son de la trompette »,
on lit dans la marge « Job. 39. 20. ». Thierry Hoquet propose cette
analyse de l’intention de l’abbé Pluche : « Sous l’éloge militaire,
présenté comme une parole de soldat, c’est en réalité une sorte
d’usurpation : le Comte pèche en déclamant de la sorte, car il
parodie la parole de Dieu dans la Bible. » (p. 514). La parole divine
ayant été métamorphosée en lieu commun dégradé par ses prédé-
cesseurs, Buffon devait atteindre au sublime pour renouveler le
thème et lui rendre de la dignité. Ainsi, la parodie proposée par
l’abbé Pluche prouve la nécessité de la virtuosité du style dont il
n’a pas pourvu le Comte. La comparaison des textes de Buffon et
de l’abbé Pluche sur le cheval est instructive : elle montre quelle
est l’importance du défi littéraire relevé dans cette récriture. On
peut d’ailleurs imaginer que Buffon a délibérément imité, récrit, le
texte de l’abbé Pluche : celui-ci, auteur de ce qui fut un best-seller
auprès du public auquel s’adresse aussi Buffon, est un adversaire de
choix. Écrire la même chose que l’abbé Pluche permet à Buffon de
rendre ce public juge de la compétition qui les oppose sur le terrain
du style. On peut dire que la compétition littéraire qui, autour des
lieux communs, fait s’affronter les naturalistes depuis l’Antiquité,
érige le lecteur en juge compétent, lui confère un statut valorisant,
particulièrement quand il est amené, comme dans le cas du cheval
que nous venons d’étudier, à se faire une opinion de la valeur de
deux concurrents contemporains. Fréron nous semble apporter un
témoignage de l’intérêt que le grand public porte à cette joute qui
l’histoire naturelle de buffon 43
se livre autour des lieux communs naturalistes. Rendant compte
dans l’Année littéraire, en 1757, de la parution du sixième tome de
l’Histoire naturelle (qui contient les articles du chat et d’animaux
sauvages européens), Fréron écrit :
M. de Buffon, chargé de la partie la plus noble et la plus brillante de cette
entreprise, a su faire à quelques égards un ouvrage de génie d’un travail de
compilation. Il ne dit que ce qu’on sait, que ce qu’on trouve partout, mais
c’est avec tant d’esprit qu’on croit l’entendre dire pour la première fois 7.
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Et Fréron de citer longuement l’article du chat, et notamment
le passage que nous avons reproduit plus haut… Fréron, qui n’est
ni homme d’église ni philosophe, est en quelque sorte le repré-
sentant des lecteurs anonymes de Buffon, et, en tant que « plus
puissant journaliste du siècle 8 », leur guide. Son analyse du texte
de Buffon laisse penser que ce public était surtout sensible à cette
qualité formelle du texte à laquelle participe grandement le défi
rhétorique du renouvellement des lieux communs. Les lieux com-
muns sont ainsi une source de littérarité, en ce qu’ils fournissent
à l’auteur qui entreprend de les renouveler l’occasion de faire la
démonstration de ses talents littéraires. Jean-Louis Dufays défend
l’idée que le caractère littéraire d’un texte est rendu possible par la
compétence d’un même lecteur à apprécier à la fois, dans un même
texte, la soumission à des conventions et les ruptures par rapport à
des conventions, soumission et ruptures savamment ménagées par
l’auteur. À cette définition de la lecture « postmoderne », qui fait
la synthèse entre les attitudes classique et moderne, J.-L. Dufays
ajoute qu’« effectuer une lecture “littéraire”, c’est se tenir dans
l’espace tensionnel entre le plaisir classique de la célébration des

7. Élie Fréron, L’Année littéraire, Genève, Slatkine reprints, 1966, t. II de l’an-


née 1757, lettre 1, p. 97. Cette remarque de Fréron s’éclaire du jugement que
Buffon lui-même a porté sur le travail difficile de récriture par l’intermédiaire
de la citation de Pline qu’il a mise en exergue du tome I de l’Histoire naturelle :
« C’est une tâche ardue que de donner un air nouveau aux vieilleries, de l’auto-
rité aux nouveautés, de l’éclat à ce qui est usé, de la clarté à ce qui est obscur, de
l’attrait à ce qui est dédaigné, du crédit à ce qui est douteux, de donner à chaque
chose sa nature et à la nature tout ce qui lui appartient. » Pline, Histoire naturelle,
trad. de J. Beaujeu, Paris, Les Belles Lettres, 1950, t. I, p. 51, § 15.
8. Jean Balcou, Fréron contre les philosophes, Genève, Droz, 1975, p. 3.
44 Maëlle Levacher
stéréotypes et le plaisir moderne de leur mise à distance 9 ». Ainsi,
puisqu’elle se fonde sur la tradition des anecdotes naturalistes qu’il
faut rapporter, soumettre à un examen critique et récrire, l’histoire
naturelle doit être considérée comme un genre éminemment lit-
téraire.
Thierry Hoquet constate que le 18e siècle se trouve déchiré
entre le poids de l’autorité et la naissance de la critique, qui fonde
la modernité de l’histoire naturelle :
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Cette question de l’autorité du témoignage est au cœur de la problématique
de l’histoire naturelle. […] Les méthodes formées pour la critique du texte
sacré se trouvent transférées, notamment par la médiation des historiens civils,
au champ de l’histoire naturelle. Le choix d’un corpus de sources en histoire
naturelle s’apparente aux questions de critique biblique. Le naturaliste trans-
fère les questions de l’autorité, de la certitude et du témoignage, du domaine
de l’Écriture sainte à celui de l’écriture de la Nature. Richard Simon interro-
geait l’authenticité des textes prophétiques ou évangéliques, Buffon celle des
récits des voyageurs. D’un côté, on cherche si tel passage a bien été écrit par
Moïse, c’est-à-dire par le doigt de Dieu ; de l’autre, Buffon demande quel
crédit accorder à la Description du Cap de Bonne-Espérance du voyageur Peter
Kolbe. […] Quand Buffon n’a pas de texte à critiquer, sa partie historique est
réduite à rien et il renvoie totalement à la description de Daubenton 10.
On en arrive à la conclusion paradoxale que le 18e siècle, en
fondant une nouvelle histoire naturelle sur la critique de l’infor-
mation transmise et des lieux communs, est condamnée à les réac-
tualiser et véhiculer sans cesse par l’examen critique même qu’elle
leur consacre.
Si Buffon s’élève contre les erreurs transmises par la tradition
naturaliste, il y adhère cependant parfois sans examen critique.
L’article de l’éléphant montre bien quelle est la complexité du
rapport de Buffon à la tradition naturaliste. Dans cet article, la
dénonciation des merveilles sociales, intellectuelles et spirituelles
de l’animal vantées par les anciens est suivie, à un paragraphe près,
de cette remarque :

9. Jean-Louis Dufays, «  Stéréotypes, lecture littéraire et postmodernisme  »,


Lieux communs, topoi, stéréotypes, clichés, Ch. Plantin (dir.), Paris, Kimé, 1993,
p. 80-91, p. 84.
10. Thierry Hoquet, Buffon : histoire naturelle et philosophie, Paris, Champion,
2005, p. 629.
l’histoire naturelle de buffon 45
Les anciens ont écrit que les éléphants arrachent l’herbe des endroits où le
chasseur a passé, et qu’ils se la donnent de main en main, pour que tous soient
informés du passage et de la marche de l’ennemi. (t. IV, p. 373)
La crédulité de Buffon envers les anciens, si elle n’est pas intacte,
demeure vivante… Le cas de l’oiseau tète-chèvre témoigne de façon
exemplaire du problème. Dans l’article qu’il consacre à la chèvre,
Buffon écrit :
Les chèvres […] sont, comme les vaches et les brebis, sujettes à être tétées
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par la couleuvre, et encore par un oiseau connu sous le nom de tète-chèvre
ou crapaud volant, qui s’attache à leur mamelle pendant la nuit, et leur fait,
dit-on, perdre leur lait. (t. III, p. 601)
Buffon reprend ici aux naturalistes anciens (Aristote, Pline, et
Élien) la légende du caprimulgus. On peut se demander pourquoi
Buffon conserve un lieu si évidemment sujet à caution. Conserver
ce lieu commun ne lui est d’aucune utilité : il ne consolide aucune
de ses théories, et ne se prête pas au développement rhétorique qui
peut donner à un lieu une fonction ornementale. Plus de vingt
ans après, à l’article de l’engoulevent, Guéneau de Montbeillard
(collaborateur de Buffon pour les volumes consacrés aux oiseaux)
adopte une attitude autrement rationnelle. Après avoir mentionné
les noms donnés à tort à l’engoulevent, il précise :
Le premier de ces noms a rapport à une tradition, fort ancienne à la vérité,
mais encore plus suspecte : car il est aussi difficile de supposer à un oiseau
l’instinct de téter une chèvre, que de supposer à une chèvre la complaisance
de se laisser téter par un oiseau ; et il n’est pas moins difficile de comprendre
comment en la tétant réellement il pourrait lui faire perdre son lait […]. Il
faut que ce soit le nom de crapaud-volant donné à cet oiseau, qui lui ait fait
attribuer une habitude dont on soupçonne les crapauds, et peut-être avec un
peu plus de fondement. (t. VI, p. 132)
Buffon, qui supervisait et corrigeait les textes de ses collabora-
teurs, devait donc avoir été détrompé entre temps.
Le rôle critique du naturaliste moderne vis à vis de ses prédé-
cesseurs, Buffon l’exerce cependant lorsqu’il refuse d’accréditer cer-
tains lieux. À l’article du renne, Buffon s’appuie sur le témoignage
de Gaston Fébus, auteur au 14e siècle d’un Livre de chasse, pour
supposer la présence passée de cet animal en France (t. IV, p. 529).
Concernant le prétendu goût des loups pour la chair humaine,
Buffon rapporte l’explication fournie par Fébus, selon qui les
46 Maëlle Levacher
loups prennent ce goût sur les champs de batailles où ils trou-
vent des cadavres (t. IV, p. 15). Le recours à Fébus est fondé ici
sur la rationalité dont fait preuve celui-ci, et qui le démarque de
ses contemporains. En effet, bien qu’il se fasse parfois le relais de
vieilles croyances, Fébus fait preuve d’une sorte de scepticisme et
critique les éléments qui lui paraissent par trop invraisemblables.
Ainsi, concernant le fait que la louve choisirait le plus laid des
mâles pour s’accoupler, si Fébus le rapporte, ce n’est pas, selon
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Armand Strubel et Chantal de Saulnier, parce qu’il ajoute foi à la
tradition : il en donne l’explication rationnelle selon laquelle la
louve choisit le loup le plus laid car cette laideur est le témoignage
et la conséquence des efforts de jeûne et d’endurance supérieurs
qu’il a faits pour la séduire 11.
La fable trouve une explication rationnelle. Cette attitude nouvelle garde des
traits médiévaux – le savoir n’est pas rejeté, mais justifié par un raisonnement :
on ne se contente pas du symbolisme de la louve incarnant la luxure – et nous
semble en même temps bien moderne. (p. 86)
Cette attitude qualifiée par A. Strubel et C. de Saulnier de
« moderne » est en effet proche de celle de Buffon. Fébus semble
ainsi être une référence tout à fait avouable pour un naturaliste du
18e siècle qui professe un certain empirisme, tout en s’inscrivant
dans une tradition. D’une manière générale d’ailleurs, Fébus sem-
ble être une référence conventionnelle au 18e siècle.
Nombreux sont les cas où Buffon remplit exemplairement son
rôle critique. Au sujet des oursons, il écrit ainsi qu’ils :
ne sont point informes en naissant, comme l’ont dit les anciens […] : ils sont
parfaitement formés dans le sein de leur mère ; et si les fœtus ou les jeunes
oursons ont paru informes au premier coup d’œil, c’est que l’ours adulte l’est
lui-même par la masse, la grosseur et la disproportion du corps et des mem-
bres […]. (t. IV, p. 114)
Buffon rompt avec une croyance remontant aux naturalistes
antiques et propose une explication rationnelle à cette erreur. Il
procède au même type de rectification à l’article de l’hyène :
Il y a peu d’animaux sur lesquels on ait fait autant d’histoires absurdes que
sur celui-ci. Les anciens ont écrit gravement que l’hyène était mâle et femelle

11. Armand Strubel et Chantal de Saulnier, La Poétique de la chasse au


Moyen âge. Les livres de chasse du 14e siècle, Paris, PUF, 1994, p. 85-86.
l’histoire naturelle de buffon 47
alternativement ; que, quand elle portait, allaitait et élevait ses petits, elle
demeurait femelle, pendant toute l’année ; mais que, l’année suivante, elle
reprenait les fonctions du mâle, et faisait subir à son compagnon le sort de
la femelle. On voit bien que ce conte n’a d’autre fondement que l’ouverture
en forme de fente que le mâle a, comme la femelle, indépendamment des
parties propres de la génération, qui, pour les deux sexes, sont dans l’hyène
semblables à celles de tous les autres animaux. (t. IV, p. 207)

Ajoutons que le rejet des lieux invalidés peut se faire avec


humour, comme le montre la suite du passage précédent sur
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l’hyène :
On a dit qu’elle savait imiter la voix humaine, retenir le nom des bergers, les
appeler, les charmer, les arrêter les rendre immobiles ; faire en même temps
courir les bergères, leur faire oublier leur troupeau, les rendre folles d’amour,
etc. Tout cela peut arriver sans hyène […]. (t. IV, p. 207-208)

On observe le même ton humoristique et gouailleur à l’article


du coq, article de Guéneau de Montbeillard et Buffon :
Un bon coq est celui qui a du feu dans les yeux, de la fierté dans la démarche,
de la liberté dans ses mouvements, et toutes les proportions qui annoncent
la force. Un coq ainsi fait n’imprimerait pas la terreur à un lion, comme on
l’a dit et écrit tant de fois, mais il inspirera de l’amour à un grand nombre de
poules. (t. V, p. 149)

On voit ici comment les auteurs de l’article jouent avec les


attentes des lecteurs d’histoire naturelle familiarisés avec les lieux
communs : ils écartent avec humour une invraisemblance, et s’at-
tachent le lecteur rendu complice de par la communauté culturelle
impliquée dans ce processus.
La posture que prend Buffon par rapport aux lieux communs
n’est pas toujours « gratuite » : elle intéresse parfois ses partis pris
scientifiques. Dans l’article qu’il consacre au cerf, Buffon dénonce
le lieu de la longévité extraordinaire de cet animal. Ce lieu com-
mun remonte à Aristote, et s’est perpétué au fil des siècle en lien
avec le lieu commun de la haine du cerf pour le serpent dont l’in-
gestion le fait rajeunir. Buffon écrit :
Comme il est cinq ou six ans à croître, il vit aussi sept fois cinq ou six ans,
c’est-à-dire trente-cinq ou quarante ans. Ce que l’on a débité sur la longue vie
des cerfs n’est appuyé sur aucun fondement : ce n’est qu’un préjugé populaire,
qui régnait dès le temps d’Aristote ; et ce philosophe dit avec raison que cela
ne lui paraît pas vraisemblable […]. (t. III, p. 687)
48 Maëlle Levacher
Buffon a de bonnes raisons pour rejeter ce lieu de l’extraordi-
naire longévité des cerfs : il s’oppose à sa théorie de la proportion-
nalité entre la durée d’accroissement et la durée de vie des animaux
propre à chaque espèce. Buffon a donc intérêt à ce que ce lieu
naturaliste soit invalidé, et il propose une explication rationnelle à
la présence de médailles au cou des cerfs : malgré l’autorité d’Aris-
tote :
[…] qui seule aurait dû suffire pour détruire ce préjugé, il s’est renouvelé dans
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des siècles d’ignorance par une histoire ou une fable que l’on a faite d’un cerf
qui fut pris par Charles VI, dans la forêt de Senlis, et qui portait un collier sur
lequel était écrit, Cæsar hoc me donavit ; et l’on a mieux aimé supposer mille
ans de vie à cet animal, et faire donner ce collier par un empereur romain,
que de convenir que ce cerf pouvait venir d’Allemagne, où les empereurs ont
dans tous les temps pris le nom de César. (t. III, p. 687)
À l’inverse, les convictions scientifiques de Buffon peuvent
l’amener à conserver un lieu commun qui peut apporter un soutien
à l’une de ses théories. Le lieu commun du lierre poussant dans le
bois des cerfs, que l’on trouve chez Aristote et chez Pline, en atteste.
Buffon émet l’hypothèse selon laquelle chez certains animaux, la
nourriture transmettrait ses propriétés à l’animal, « comme on le
voit dans le bois du cerf » ; il continue en assurant que ce bois est
végétal et non animal, et écrit enfin :
Et quoique cela me paraisse suffisamment indiqué, et même prouvé, par tout
ce que je viens de dire, je ne dois pas oublier un fait cité par les anciens. Aris-
tote, Théophraste, Pline, disent tous que l’on a vu du lierre s’attacher, pousser
et croître sur le bois des cerfs lorsqu’il est encore tendre. Si ce fait est vrai,
et il serait facile de s’en assurer par l’expérience, il prouverait encore mieux
l’analogie intime de ce bois avec le bois des arbres. (t. III, p. 686)
Le lieu commun légué par Aristote et Pline a ici valeur d’argu-
ment d’autorité : même si la formulation de Buffon exprime des
réserves, il ne semble pas douter que l’expérience doive confirmer
le fait. On peut s’étonner de ce que Buffon n’ait pas pratiqué les
expériences qu’il mentionne ici, alors qu’il a précisé peu avant dans
son article qu’il avait élevé chez lui des cerfs en captivité. C’est
peut-être parce qu’il n’a guère besoin de confirmation par l’expé-
rience : Buffon semble dire que sa théorie confirme l’existence du
phénomène de la pousse du lierre dans les bois des cerfs, mais en
réalité, selon un processus inverse, il mentionne ce lieu commun
l’histoire naturelle de buffon 49
parce qu’il appuie sa théorie. Francis Goyet 12 montre que le lieu
commun, à la Renaissance, est un moule, mais aussi un élément
qui fait autorité dans un cadre argumentatif. Il estime nécessaire de
poser la question : pourquoi tel lieu plutôt que tel autre ? question
liée à celle de la force des arguments. Cette question nous semble
pouvoir être posée avec profit aux textes de Buffon. Dans le cas
qui vient d’être étudié, la réponse est claire : le lieu commun est
conservé parce qu’il sert les intérêts scientifiques de Buffon. De
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l’étude de ces exemples, il faut sans doute retenir la fragilité de
la posture critique de Buffon, qui sélectionne les lieux communs
qu’il va intégrer à son Histoire naturelle, et choisit la façon de les
traiter, en se fondant parfois sur ce qui conforte ses partis pris
scientifiques.
On peut se demander quel est l’intérêt de reproduire certains
lieux communs tout en les dénonçant comme faux. En réalité, le
lieu commun a toujours eu, en plus de sa fonction argumentative,
une fonction ornementale : insérer un lieu commun dans un dis-
cours ou un texte équivaut à enchâsser une belle pierre dans une
pièce d’orfèvrerie. Certains lieux sont retenus par Buffon dans un
but d’ornementation, ou parce qu’ils ont un potentiel d’éloquence
fort, parce qu’ils sont susceptibles d’un développement stylistique
important. Il faut mentionner ici le cas extrême de l’article de la
Demoiselle de Numidie. Cet article présente la particularité d’être
un échafaudage de lieux communs mythologiques, rapportés sans
aucun examen critique, certains aspects ayant donné lieu au mythe
recevant même la caution de ces « MM. de l’Académie des Scien-
ces » : ainsi, l’oiseau mérite d’être appelé « mime », « comédien » ou
« baladin », comme il l’a été par les Anciens, car MM. de l’Acadé-
mie des Sciences, qui l’ont vu à Versailles, ont constaté qu’il aime à
parader (t. VI, p. 289-290). Il semble que le naturel de cet animal
hautement « culturel » ne trouve pas sa place dans l’article. Mais
cela ne signifie pas que Buffon (avec l’abbé Bexon, son collabora-
teur à partir du tome dans lequel se situe l’article de la Demoiselle
de Numidie) ajoute foi à ce qu’il rapporte : la fausseté des éléments
rapportés est patente (notamment quand il s’agit des chasseurs qui
prennent ces oiseaux imitateurs en se frottant d’eau les yeux, afin

12. Francis Goyet, Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans


l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Champion, 1996, p. 24-25.
50 Maëlle Levacher
que les oiseaux se les frottent de glu), et ne demande pas même à
être démontrée. L’article, au demeurant charmant, est construit sur
la base d’informations uniquement livresques (œuvres des natura-
listes antiques et Mémoires de l’Académie des Sciences).
Le lieu commun est selon la rhétorique antique un lieu de la
mémoire où l’orateur va puiser ses arguments. Mais on peut aussi
l’assimiler à la mémoire collective. Cela semble être le cas dans
l’article de la perdrix grise, où Guéneau de Montbeillard développe
longuement ce qui est à la fois un lieu de la tradition naturaliste
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(Aristote, Plutarque et Élien le rapportent), et un fait observé par
des générations de chasseurs, auxquels s’adresse visiblement ce pas-
sage : les ruses de la mère perdrix qui détourne le chasseur de ses
petits en l’attirant à l’écart. Guéneau développe avec un luxe de
détails ces ruses de la perdrix bien connues des chasseurs, qui se
retrouvent ici mis en scène. Dans l’Année littéraire, Fréron, avant de
reproduire ce passage, témoigne de l’intérêt que le public de Buffon
pouvait prendre à cette lecture en écrivant :
Le morceau suivant sur l’instinct et les ruses de la Perdrix dont on trou-
ble la paix domestique et les douceurs qu’elle goûte à élever sa famille nais-
sante, fera plaisir aux Chasseurs, et leur rappellera des instants bien agréables.
(t. VIII de l’année 1771, p. 676)
La fonction ornementale des lieux communs se manifeste ainsi
selon des modes divers, sous forme de conservation (à peine) dis-
tanciée, de citation, ou de récit développé. Les lieux communs trai-
tés sur ces modes sont visiblement destinés à charmer des lecteurs
de salon et la communauté (non négligeable en termes d’acheteurs
potentiels) des chasseurs. Mais certains lieux communs, développés
sous forme d’amplification rhétorique, semblent destinés à provo-
quer un plaisir de lecture différent.
Dans l’article qu’il consacre au glouton, Buffon récrit sous une
forme éloquente l’une de ses sources, qu’il cite en note, pour faire
la peinture de la voracité de l’animal. Certes, cette voracité ne
constitue pas un lieu commun au même titre que, par exemple,
que la façon dont le lion effacerait ses traces : les Anciens ignoraient
l’existence du glouton, et ne l’ont pas élevé à la dignité d’animal
« emmerveillé ». Cependant, comme en témoignent d’elles-mêmes
les sources citées par Buffon dans son article, cette voracité a été
souvent décrite par les voyageurs, qui, de Relation d’un voyage fait
en… en Description de… deviennent de nouveaux créateurs et
l’histoire naturelle de buffon 51
pourvoyeurs modernes de lieux communs. Voici l’ensemble pro-
posé par Buffon :
Le glouton n’a pas les jambes faites pour courir ; il ne peut même marcher que
d’un pas lent, mais la ruse supplée à la légèreté qui lui manque ; il attend les
animaux au passage ; il grimpe sur les arbres pour se lancer dessus et les saisir
avec avantage ; il se jette sur les élans et sur les rennes, leur entame le corps, et
s’y attache si fort avec les griffes et les dents, que rien ne peut l’en séparer ; ces
pauvres animaux précipitent en vain leur course, en vain ils se frottent contre
les arbres et font les plus grands efforts pour se délivrer ; l’ennemi assis sur
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leur croupe ou sur leur cou continue à leur sucer le sang, à creuser leur plaie,
à les dévorer en détail avec le même acharnement, la même avidité, jusqu’à
ce qu’il les ait mis à mort* ; il est, dit-on, inconcevable combien de temps le
glouton peut manger de suite, et combien il peut dévorer de chair en une
seule fois. (t. IV, p. 244)
*Le glouton est un animal carnassier, un peu moins grand que le loup ; il a
le poil rude, long et d’un brun qui approche du noir, surtout sur le dos ; il a
la ruse de grimper sur un arbre pour y guetter le gibier ; et lorsque quelque
animal passe il s’élance sur son dos, et sait si bien s’y accrocher par le moyen
de ses griffes, qu’il lui en mange une partie, et que le pauvre animal, après bien
des efforts inutiles pour se défaire d’un hôte si incommode, tombe enfin par
terre et devient la proie de son ennemi. Il faut au moins trois des plus forts
lévriers pour attaquer cette bête, encore leur donne-t-elle bien de la peine. Les
Russes font grand cas de la peau du glouton, ils l’emploient ordinairement à
des manchons pour les hommes et des bordures de bonnets.
Relation de la Grande-Tartarie, Amsterdam, 1737, p. 8. (Ibid.)
En comparant ces deux textes, on voit que Buffon transforme
la description donnée en note en hypotypose : il anime la scène.
Il a recours au pathos en mettant en scène la détresse des victimes
du glouton ; il accentue ce pathos grâce au chiasme structurel « ces
pauvres animaux précipitent en vain leur course, en vain ils se frot-
tent contre les arbres » ; il use d’allitérations à sonorité dure et sug-
gestive (« assis sur leur croupe ou sur leur cou continue à leur sucer
le sang » ; ceci n’est pas sans rappeler le célèbre « Pour qui sont
ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » racinien) ; il cherche enfin
l’abondance, en multipliant les termes presque synonymes (sucer,
creuser, dévorer ; acharnement, avidité). La note complète apporte
quelques indications supplémentaires, comme l’usage que font les
Russes de la fourrure du glouton, mais dans l’ensemble, le contenu
du texte de Buffon et celui de la note sont identiques. Pourquoi
alors la citer in extenso ? Sans doute parce que cela permet à Buf-
fon d’offrir au lecteur la possibilité de comparer les deux textes et
52 Maëlle Levacher
de juger le travail d’amplification rhétorique qu’il a effectué. La
technique de chasse du glouton, décrite par d’autres auteurs cités
dans une autre note de bas de page par Buffon (et que l’on retrouve
dans l’article de l’Encyclopédie consacré à cet animal), est ainsi un
lieu commun qu’il lui est utile de conserver : ce lieu lui donne
l’occasion de faire valoir ses qualités d’écrivain. On peut signaler
au passage que l’amplification rhétorique mêlant le pathétique et
le sanglant constitue l’une des recettes favorites de Buffon pour
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atteindre au sublime naturel de l’horreur. Dans une addition à son
article du glouton, après avoir observé un glouton vivant, Buffon
reconnaît que « Sa voracité a été aussi exagérée que sa cruauté »
(t. IV, p. 245) ; mieux valait l’apprendre trop tard : l’addition per-
met à Buffon de rectifier son erreur et de faire preuve d’honnêteté,
mais la belle peinture du glouton sanguinaire n’en demeure pas
moins imprimée et offerte à l’admiration de la postérité.
Le lieu commun du chant du cygne semble à première vue devoir
être une aubaine pour Buffon : voilà le type même du lieu com-
mun d’histoire naturelle donnant l’occasion d’exercer ses compé-
tences stylistiques. Dans l’article que Buffon, aidé de l’abbé Bexon,
consacre au cygne, il est d’abord question de la voix du cygne, et
non de son chant : Buffon nous donne une description anatomique
détaillée des organes de la voix de l’oiseau. Il vient ensuite au lieu
commun attendu. Mais à la place d’une peinture éloquente, c’est une
paraphrase qu’il nous propose, paraphrase composée des expressions
employées par les auteurs de l’Antiquité auxquels une foule de notes
renvoie. Enfin, Buffon conclut son article par cette réflexion sur les
auteurs auxquels il vient de faire référence :
Nulle fiction en histoire naturelle, nulle fable chez les anciens n’a été plus
célébrée, plus répétée, plus accréditée ; elle s’était emparée de l’imagination
vive et sensible des Grecs ; poètes, orateurs, philosophes même l’ont adoptée,
comme une vérité trop agréable pour vouloir en douter. Il faut bien leur par-
donner leurs fables ; elles étaient aimables et touchantes ; elles valaient bien de
tristes, d’arides vérités : c’étaient de doux emblèmes pour les âmes sensibles.
Les cygnes, sans doute, ne chantent point leur mort ; mais toujours, en parlant
du dernier essor et des derniers élans d’un beau génie prêt à s’éteindre, on
rappellera avec sentiment cette expression touchante : c’est le chant du cygne !
(t. VI, p. 506)
Nous assistons ici à un tour de force : Buffon parvient à faire
un beau morceau d’éloquence comme on l’attendait, mais pas sur
l’histoire naturelle de buffon 53
ce sur quoi on l’attendait ! Au lieu de la peinture pathétique du
chant du cygne sentant venir la mort, il évoque la mort du génie et
annonce la représentation pathétique de la mort du poète roman-
tique. Il faut reconnaître que la stratégie choisie par Buffon est
efficace : recourir à la paraphrase du lieu commun antique et la
faire suivre d’un morceau sublime exploitant sa dimension méta-
phorique lui permet de dénoncer d’abord une erreur scientifique,
puis de répondre à l’attente du public qui attend son morceau
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d’éloquence mais sans tomber dans l’attendu.
Buffon semble adopter deux attitudes contradictoires : il se mon-
tre tantôt critique de l’héritage naturaliste et observateur de la nature,
tantôt fidèle relais d’histoires éculées. Cette contradiction se résout
si l’on considère que ces histoires appartiennent en fait au champ du
lieu commun, notion rhétorique désignant des arguments structu-
rant le discours. Les lieux communs naturalistes, qu’ils soient exploi-
tés dans un cadre scientifique ou littéraire, jouent un rôle important
dans la structure et la conception des articles de l’Histoire naturelle.
La méthode antique des lieux communs servant à donner son effi-
cacité à la plaidoirie de l’orateur est adaptée par Buffon à l’histoire
naturelle, pour faire le procès ou l’éloge des animaux, pour démon-
trer l’excellence et la supériorité de son style par rapport à celui des
naturalistes qui l’ont précédé, pour soutenir ses théories scientifiques,
ou encore pour orner son texte. Ceci ne change rien au fait que ces
lieux communs sont toujours contraires à la réalité objective et obser-
vable : on ne peut « sauver » entièrement la scientificité du texte de
Buffon, de quelque manière que l’on s’y prenne. Cependant, cette
approche rhétorique permet de rétablir la cohérence de la pensée
d’homme du 18e siècle de Buffon, pensée structurée par les concep-
tions littéraires qui règnent à l’époque. Buffon ne se compromet
pas comme homme de science pour flatter les préjugés des lecteurs
afin de leur vendre son œuvre (ou pas seulement) : il compose son
œuvre selon des codes esthétiques, rhétoriques et épistémologiques
qui étaient à son époque conciliables.
Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues 13, témoigne de
la répétition absurde des lieux communs naturalistes dans la société

13. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, dans Bouvard et Pécuchet, C. Gothot-
Mersch éd., Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1998.
54 Maëlle Levacher
bourgeoise de la seconde moitié du 19e siècle. À l’article du chat,
il écrit : « Sont traîtres » ; à l’article du cheval : « La plus noble
conquête… », où les points de suspension témoignent de l’usure de
l’expression (à l’article « Buffon », il écrit : « Mettait des manchettes
pour écrire »). D’autres lieux communs naturalistes, qui n’ont pas
nécessairement été comme ceux-ci brillamment illustrés par Buf-
fon, figurent dans ce texte. À l’article « Androclès », Flaubert écrit :
« Citer le lion d’Androclès à propos de dompteurs » ; à l’article de
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l’autruche, il écrit : « Digère les pierres » ; à l’article des éléphants :
« Se distinguent par leur mémoire, et adorent le soleil »… Le Dic-
tionnaire des idées reçues montre combien l’histoire naturelle vit par
ses lieux communs dans l’esprit des gens superficiellement cultivés
à cette époque. Doit-on s’inquiéter de ce qu’elle y vive dans le nôtre
pour les mêmes raisons ? Non, tant est grande la suggestion poéti-
que de ces lieux communs et séduisant leur charme suranné…

Maëlle Levacher
Université de Nantes
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Buffon, « le Rhinocéros », tome 11, 1764.


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Buffon, « Le glouton », Histoire naturelle, t. 32 (Supplément, t. 3), 1776.


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