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cartographies

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cartographies
Cette livraison des Carnets du paysage a pour objectif, d’une
part, de rendre compte des divers types d’utilisation que les paysagistes font ou pourraient faire de la
cartographie, aussi bien dans leurs pratiques de projet que dans des approches plus “pédagogiques” qui
les mettent aux prises avec des élus, des commanditaires ou des étudiants. Mais elle cherche également,
d’autre part, à témoigner de la vitalité actuelle des recherches sur la cartographie dans des domaines
aussi divers que l’histoire de l’urbanisme et des territoires, les arts visuels ou la théorie de la connais-
sance, entre autres. Des recherches qui illustrent parfaitement l’extraordinaire inventivité plastique dont
la cartographie a été le prétexte et le support depuis quelques années. Et qui, surtout, montrent qu’il n’y
a pas aujourd’hui une mais des cartographies, des pratiques cartographiques très diverses.
Toute carte instaure un monde autant qu’elle le révèle. Elle peut conduire à la rêverie ou à l’exploration
alors même qu’elle revêt les apparences les plus austères de la science. Elle signale que le réel et
l’imaginaire sont des provinces parentes dans le pays de la vérité, et que les cartes d’artistes en disent
tout autant sur l’imagination géographique d’une culture que les productions les plus rigoureuses de
la cartographie scientifique ou que les propositions les plus audacieuses des paysagistes.

Les carnets du paysage n° 20

Les carnets du paysage n° 20


CARTES ET PAYSAGES : • UNE TRANCHE DE
TENTER LA MÉDIATION AU XVIII E SIÈCLE NICOLAS VERDIER
PERSUASION MASSIVE :
LE BLOC-DIAGRAMME ALAIN FREYTET ET MARC RUMELHART • LES DESSOUS DES
CARTES LAURENCE ROBERT, AGNÈS BALTZER ET SERGE CASSEN • ÉCHAPPÉES D’ÂME MURIEL MOREAU •
OÙ SUIS-JE ? COMMENT CARTOGRAPHIER UN MONDE MOBILE ? ANDREA URLBERGER • LA CARTE RADAR
LAURENCE CREMEL • GRAPHIE DU DÉPLACEMENT MATHIAS POISSON • LE RAPPORT ENTRE VILLE ET VILLAGES
À HANOI À TRAVERS LES PLANS HISTORIQUES EMMANUEL CERISE • GRAND PAYSAGE : LE PROJET EST DANS
L’ÉCART ENTRE LA CARTE ET LE TERRAIN ; ENTRETIEN AVEC JACQUES SGARD DENIS DELBAERE • LE VOYAGE,
LA CARTE ET LE RÉCIT INGRID SAUMUR • PROJETS CARTOGRAPHIQUES • ÉCO-LOGIQUES POUR LES PROJETS
DE PAYSAGE MARC RUMELHART • FORMES ET STATUTS DE L’ÉCOLOGIE DANS LA PRODUCTION ÉTUDIANTE
PAYSAGISTE À L’ENSP DE  À  NOLWENN NICOLAS • LIBRAIRIE • RÉSUMÉS/ABSTRACTS

www.actes-sud.fr
ACTES SUD ET L’ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DU PAYSAGE | www.ecole-paysage.fr

9 782742 795338 DÉPÔT LÉGAL : NOVEMBRE 2010 | ISBN : 978-2-7427-9533-8 | 26 € TTC FRANCE
Les carnets du paysage n° 20
ACTES SUD ET L ’ ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DU PAYSAGE
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août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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n° 

CARTOGRAPHIES

Vous qui construisez des jardins, ne faites pas des parcs, des espaces verts ; faites des marges.
Ne faites pas des terrains de loisirs et de jeux ; faites des lieux de jouissance, faites des clôtures
qui soient des commencements. Ne faites pas des objets imaginaires ; faites des fictions.
Ne faites pas des représentations ; faites des vides, des écarts ; faites du neutre…
Louis Marin

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Photographie de couverture
Muriel Moreau, Alma de nuit, chemins, 2009 (détails).

les carnets du paysage Comité scientifique international


Directeur de la publication Elena Cogato Lanza (historienne de l’urbanisme, EPFL, Lausanne, Suisse)
Bernard Welcomme Michel Corajoud (paysagiste, Paris, France)
Directeurs de la rédaction Michel Collot (professeur de littérature, université de Paris-III, France)
Jean-Marc Besse et Jean-Luc Brisson Bernard Debarbieux (géographe, université de Genève, Suisse)
Secrétariat de rédaction Michel Desvigne (paysagiste, Paris, France)
Delphine Gorges Mark Dorrian (historien de l’architecture, université de Newcastle, Ecosse)
d.gorges@versailles.ecole-paysage.fr Martina Frank (historienne de l’art, université de Venise, Italie)
Comité de rédaction Marc Grignon (historien de l’architecture, université Laval, Québec, Canada)
Hervé Brunon Francis Hallé (botaniste, université de Montpellier, France)
Gilles Clément Domenico Luciani (architecte, urbaniste et paysagiste, Trévise, Italie)
Denis Delbaere Javier Maderuelo (architecte, historien de l’art, université de Saragosse, Espagne)
Pierre Donadieu William J. Thomas Mitchell (professeur de littérature et d’histoire de l’art, université de Chicago,
Marie-Sabine Gouriou Etats-Unis)
Claire Guezengar Joan Nogué (géographe, Gérone, directeur de l’Observatoire du paysage de Catalogne, Espagne)
Bernadette Lizet Antoine Picon (historien de l’architecture, université de Harvard, Etats-Unis)
Anne-Sophie Perrot-Nani Martin Prominski (architecte, université de Hanovre, Allemagne)
Frédéric Pousin Marie-Claire Robic (géographe, CNRS, France)
Marc Rumelhart
Gilles A. Tiberghien
Monique Toublanc
Michel Viollet
Conception graphique
Emmanuel Leroy
Philippe Magnon

N° 20 automne/hiver 2010-2011
© Ecole nationale supérieure du paysage, 2010
ISBN 978-2-7427-9533-8
ISSN 0766-2130
Commission paritaire n° 66517

Adresse de la rédaction
Ecole nationale supérieure du paysage
Les Carnets du paysage
10, rue du Maréchal-Joffre
78000 Versailles Cedex
France

Les thèmes des prochains numéros porteront sur


l’animal et les déplacements.

Ouvrage réalisé par les éditions Actes Sud


Le Méjan, place Nina-Berberova, 13200 Arles
Photogravure : Terre Neuve, Arles – Impression : Just Colour, Espagne
Papier : Munken Print White, papier fabriqué à partir de bois
provenant de forêts gérées durablement (www.fsc.org)
Dépôt légal : novembre 2010

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Ricardo Carneiro, Essonne 2009.

Les cartes sont utiles pour s’orienter à chaque hésitation sur notre destination et donc presque sur notre destinée ; d’autant qu’un chemin, parfois, semble le
miroir d’un autre. Les cartes sont également des objets que nous utilisons pour rêver, fasciner, décider, tuer, exploiter, sauver, prémunir, atteindre, décorer,
instruire, tromper, conquérir, faire la cour, exclure, accueillir, se perdre, exercer un pouvoir, projeter, aménager et jouer ; jouer aux cartes, avec le double sens de
la carte à jouer et de la carte géographique. C’est le même mot qui vient du matériau utilisé : un papier fort, presque un carton, qui a “une bonne main”, comme
disent encore les imprimeurs, c’est-à-dire un papier qui résiste à de nombreuses prises en main et qui reste charpenté.

Jean-Luc Brisson

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jean-marc besse

Cartographies

Éditorial

Cette livraison des Carnets du paysage a pour objectif, d’une part, de rendre L’auteur est directeur de recherche
au CNRS (UMR géographie-cités).
compte des divers types d’utilisation que les paysagistes font ou pourraient faire
de la cartographie, aussi bien dans leurs pratiques professionnelles, projectuelles,
que dans des approches plus “pédagogiques”, qui les mettent aux prises avec des
élus, des commanditaires, ou des étudiants. Mais elle cherche également, d’autre
part, à témoigner de la vitalité actuelle des recherches, des réflexions, des propo-
sitions concernant la cartographie dans des domaines aussi divers que l’histoire
de l’urbanisme et des territoires, les arts visuels, ou la théorie de la connaissance,
entre autres.
Notre époque est celle de l’espace, avait naguère écrit Michel Foucault, dans
un contexte intellectuel et politique certainement distinct de celui que nous
connaissons aujourd’hui. La remarque du philosophe avait peut-être une valeur
prémonitoire. Les thématiques liées à la globalisation des activités écono-
miques, les revendications concernant les identités locales et nationales, la
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prise de conscience du caractère planétaire des transformations environne-
Rosanna Ricalde, Le Voyage de
mentales, les inquiétudes provoquées par l’urbanisation généralisée du monde, Marco Polo, 2009.
Livre éponyme découpé et disposé
le développement des inégalités territoriales, mais aussi, sur un registre diffé-
en ligne continue pour créer une
rent, l’essor des problématiques de la spatialisation dans la littérature, les image, 150 x 150 x 5 cm.

sciences sociales, la philosophie et l’histoire, dont témoignent de nombreuses


publications récentes, en particulier la remise en cause, dans ces domaines, des
“centralités” européennes au profit de la prise en compte d’autres échelles et

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d’autres types de relations spatiales, et plus généralement la contestation des
hiérarchies géographiques et des divisions géopolitiques “traditionnelles”
(héritées du colonialisme pour certaines) à la surface de la planète : tous ces
éléments, parmi d’autres, contribuent à faire de l’espace, de son image et de sa
maîtrise, sous différents aspects et des formulations variées, un des enjeux
majeurs de notre temps.
La cartographie, aussi bien comme entreprise de représentation qu’en tant que
pratique spatiale sui generis, est partie prenante de ce que certains appellent le
“tournant spatial” contemporain. L’apparition des cartographies numériques (SIG,
GPS), prenant appui sur des dispositifs techniques lourds et coûteux, ainsi que sur

des banques de données en constante expansion, est en train de modifier profon-


dément les perceptions et les usages de l’espace géographique, en multipliant (y
compris pour les usages privés), voire en les manipulant, les images qu’on peut
donner de cet espace. Par ailleurs, l’émergence des cartographies “participatives”,
et la reconnaissance progressive mais irréversible des cartographies “autochtones”,
contribuent à renouveler et à dialectiser de manière considérable le rapport social
et culturel à la carte et, au-delà, aux pratiques spatiales dont la carte est le support,
le prétexte ou l’alibi. Au bout du compte, la place décisive occupée par la cartogra-
phie dans les opérations de territorialisation, c’est-à-dire dans l’ensemble des
actions de toutes sortes par lesquelles les sociétés donnent un sens à leur environ-
nement, n’a jamais paru aussi évidente.
Mais le concept de cartographie lui-même est l’objet, aujourd’hui, de réévalua-
tions critiques et de reformulations théoriques importantes, aussi bien sur le plan
de la théorie que sur celui de l’historiographie. Depuis une vingtaine d’années, à
la suite des analyses (re)fondatrices de John Brian Harley, Mark Monmonier, Denis
Wood et Christian Jacob1, les conceptions “naturalistes” et “positivistes” de la carto-
graphie ont subi des attaques sévères. L’idée d’une carte “neutre”, “objective”,
1. J. B. Harley, Le Pouvoir des cartes, “scientifique” au sens classique du terme, si elle n’est pas complètement aban-
Economica, Paris, 1995 ; M. Monmonier,
donnée, a été contestée, au profit d’un intérêt croissant pour les intentions rhéto-
Comment faire mentir les cartes ?,
Flammarion, Paris, 1993 ; D. Wood, riques et politiques engagées plus ou moins explicitement dans les opérations
The Power of Maps, The Guilford Press,
cartographiques. La carte est désormais considérée moins comme une image trans-
New York, 1992 ; D. Wood, Rethinking
the Power of Maps, Guilford parente des réalités territoriales que comme un discours plus ou moins opaque à
Publications, New York, 2009 ;
leur sujet, un discours dans lequel s’insèrent et s’expriment des enjeux de pouvoir
C. Jacob, L’Empire des cartes, Albin
Michel, Paris, 1992. politique, économique, culturel, et où ce qui se reflète en tout cas est moins le

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territoire lui-même que l’interprétation qui en est faite par un groupe social ou un
groupe d’acteurs, en fonction de leurs représentations, de leurs intérêts et de leurs
projets.
De fait, les attentions se sont légèrement déplacées, ou plutôt elles se sont enri-
chies de nouvelles archives et de nouvelles questions. On n’envisage plus seule-
ment “la” carte comme objet unique, voire comme objet d’exception, seul porteur
d’une vérité du territoire. On n’étudie plus aujourd’hui la carte sans la relier aux
pratiques et aux intentions de ses auteurs et de ses destinataires, plus générale-
ment aux contextes pragmatiques de sa production, de sa circulation et de sa
consommation.
De cet élargissement des questionnements, on peut retirer au moins deux leçons,
sur un plan strictement méthodologique : il n’y a pas de première ni de dernière
carte à proprement parler. Toute carte est prise dans un héritage, qu’elle prolonge
et transforme. Elle est la pointe provisoirement ultime d’une bibliothèque ou d’une
cartothèque. Il n’y a pas de carte sans mémoire (certes plus ou moins refoulée).
Elle est, par ailleurs, une coupe instantanée dans un processus de figuration qui
commence dès la première esquisse de terrain, peut-être même dès la première
anticipation, avant tout dessin effectif, avant la rencontre du terrain. En ce sens
il n’y a pas lieu, pour le paysagiste en particulier, de séparer de manière absolue
la carte de l’ensemble des figurations qui l’accompagnent (croquis, maquettes,
diagrammes, etc.).
Il est fondamental de distinguer les types d’objets cartographiques et les types
de pratiques dont ils sont à la fois les supports et les aboutissements. Ainsi, par
exemple, de nombreux historiens et anthropologues ont montré en quoi la carte-
itinéraire mettait en œuvre un tout autre type de perception, de pratique, voire
de conception de l’espace, que la carte-grille à laquelle on accorde généralement
la prééminence dans le monde moderne. Si la carte-grille revendique l’objectivité
pour la représentation qu’elle propose, celle-ci présuppose l’effacement de l’ex-
périence subjective, concrète, et surtout temporalisée, du territoire qu’elle vise.
A l’inverse, la carte-itinéraire fournit une représentation du territoire dans
laquelle celui-ci n’est pas considéré indépendamment des pratiques qui s’y
déploient, dans une sorte de mise entre parenthèses, mais au contraire défini
dans sa structure même par les engagements pratiques de ceux qui y inscrivent
leurs déambulations. Au total, il s’agirait de reconnaître et de faire travailler cette

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diversité, voire cette hétérogénéité des modes de pratiques spatiales et cartogra-
phiques, qui ne peuvent plus être rangés désormais facilement sous une seule et
même conception de ce que doit être une carte. Ou pour le dire encore plus sché-
matiquement : à la multitude des genres de pratiques cartographiques répond
la multitude de mondes spatiaux dont ces pratiques sont les embrayeurs et les
expressions.
Resterait alors une question, que l’on ne trai-
tera pas ici : qu’en est-il au bout du compte de
la référentialité de la carte, sans parler de son
exactitude ? Si la carte ne peut pas être exacte,
par nature, comme on le sait depuis Jorge Luis
Borges et Nelson Goodman, si la carte est
d’abord (parfois principalement) le reflet des
conceptions du monde, des intérêts, des inten-
tions de ceux qui les produisent et/ou les
commandent, qu’est-ce qui distingue une carte
d’une simple fiction, ou plutôt qu’est-ce qui
garantit son utilisateur qu’on n’est pas en train
de le conduire dans un autre monde ? Cette
question peut paraître légitime, mais elle est
insuffisante, et surtout elle est mal posée. En
Rosanna Ricalde, Les Villes vérité, comme on vient de le voir, il n’existe pas un seul type de carte, et le problème
invisibles, Paris, 2007.
de l’exactitude se pose différemment selon qu’on a affaire à une carte topogra-
Carte dessinée avec des phrases
tirées du livre Les Villes invisibles phique, à un itinéraire, ou bien à une carte thématique par exemple. Plus encore,
d’Italo Calvino, 150 x 170 x 5 cm.
il faudrait pouvoir saisir que le problème de l’exactitude n’a de sens qu’à l’intérieur
de l’horizon de sens et de la norme de vérité qui ont été ouverts par le type de carte
auquel on a affaire. En d’autres termes il faut poser le problème de la vérité de la
carte dans une perspective contextuelle et pragmatique et non dans une perspec-
tive naturaliste. Autrement dit encore, il faudrait envisager la carte autant du côté
des pratiques sociales et culturelles, autant du côté de l’action politique au sens
large, que du côté de l’élaboration de la connaissance stricto sensu. Les intentions
de connaissance territoriale qui se manifestent dans l’activité cartographique
doivent être réarticulées à l’ensemble des stratégies sociales au sein desquelles
elles sont mobilisées.

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Pour reprendre la formule fameuse de Deleuze et Guattari, la carte est affaire
de performance. Toute carte, directement ou indirectement, est affaire et expres-
sion de projet. Les projets auxquels on songe ici peuvent être de natures très
différentes : cognitifs, politiques, religieux, techniques, urbains, etc. Mais c’est
la notion de projet, dans sa généralité même, qui est ici décisive. Elle permet
d’expliquer en quoi il peut y avoir cette espèce de communication latérale entre
les pratiques cartographiques des paysagistes et des urbanistes, les expérimen-
tations graphiques et plastiques des artistes, et les interrogations épistémolo-
giques des philosophes et des historiens. Les paysagistes, comme on le verra
dans ce numéro, sont au premier chef concernés par cette conception projec-
tuelle de la cartographie. Comme l’écrit le paysagiste américain James Corner,
“les diverses procédures cartographiques de sélection, de schématisation et de
synthèse font de la carte déjà un projet en train de se faire. C’est pourquoi l’acte
cartographique (mapping) n’est jamais neutre, passif ou sans conséquence ; au
contraire, l’acte cartographique est peut-être l’acte le plus formateur (formative)
et le plus créatif de tout processus de conception (design process), d’abord en
révélant et ensuite en organisant les conditions pour l’émergence de réalités
nouvelles 2”. Ce qui vaut ici pour le paysagiste vaut également pour l’artiste et
pour l’ingénieur cartographe.
Toute carte instaure un monde autant qu’elle le révèle. Est-ce aller trop loin
que de dire qu’elle prête aussi à la rêverie ou à l’exploration, lors même qu’elle
revêt les apparences les plus austères de la “science” ? Elle signale en tout cas
que le réel et l’imaginaire sont, comme on a pu le dire d’une autre manière, des
provinces parentes dans le pays de la vérité, et qu’au bout du compte les cartes
d’artistes, par exemple, en disent tout autant, quoique d’une autre manière, sur
l’imagination géographique d’une culture que les productions les plus rigou-
reuses de la cartographie scientifique ou que les propositions les plus auda-
cieuses des paysagistes. C’est ce dont ce nouveau numéro des Carnets du
paysage voudrait témoigner.

2. J. Corner, “The Agency of Mapping”,


dans D. Cosgrove (éd.), Mappings,
Reaktion Books, Londres, 1999,
p. 213-252.

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la hauteur, le relief, la profondeur

12 Cartes et paysages : tenter la médiation au XVIIIe siècle


La question des paysages en plan et en perspective
nicolas verdier

30 Une tranche de persuasion massive : le bloc-diagramme


alain freytet et marc rumelhart

46 Les dessous des cartes


ou la continuité terre-mer
laurence robert, agnès baltzer et serge cassen

60 Echappées d’âme
muriel moreau

Les nouveaux outils

74 Où suis-je ? Comment cartographier un monde mobile ?


GPS et pratiques artistiques
andrea urlberger

90 La carte radar
laurence cremel

104 Graphie du déplacement


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les usages de la cartographie

116 Le rapport entre ville et villages à Hanoi à travers


les plans historiques
Ou le plan comme outil de production de paysages urbains
emmanuel cerise

134 Grand paysage : le projet est dans l’écart entre la carte et le terrain
Entretien avec Jacques Sgard
denis delbaere

140 Le voyage, la carte et le récit


ingrid saumur

anthologie

148 Projets cartographiques


Anthologie

varia

178 Eco-logiques pour les projets de paysage


Autobiographie d’un héritage
marc rumelhart

198 Formes et statuts de l’écologie dans la production étudiante


paysagiste à l’ENSP de 1979 à 1991
nolwenn nicolas

212 Librairie

219 Résumés/Abstracts

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Cartes et paysages : tenter


la médiation au XVIIIe siècle

La question des paysages en plan et en perspective

Pour entrer dans la question qui va ici nous occuper, je partirai d’une émotion. Nicolas Verdier est historien
géographe, chargé de recherche au
Pratiquant il y a de cela vingt-cinq ans le vol à voile, j’avais effectué un stage sur
CNRS au sein de l’équipe
le terrain d’aviation de Vauville, dans le Cotentin. C’est là que pour la première d’épistémologie et d’histoire de la
géographie (UMR géographie-cités)
fois j’ai vraiment pris conscience de voir une forme géographique que je ne
connaissais que par la carte : la péninsule du Cotentin. Comme l’écrivait Ptolémée,
page précédente
la carte nous montre des choses que nous ne pouvons pas voir. C’est l’expérience Louis-Nicolas de Lespinasse, Traité
du lavis des plans…, 1801.
du vol, finalement récente dans le monde occidental, qui brise cette règle. Cette
planche VII (détail). Bibliothèque
figuration, c’est-à-dire le dessin d’un objet qui ne préexiste pas à son image, peut de Nantes.

alors devenir (et c’est encore plus vrai avec la cartographie à partir de photogra-
1. Je reprends ici les propos de
phies aériennes) une représentation, soit une reproduction d’une réalité
Jean-Marc Besse dans “Cartographie et
préexistante1. pensée visuelle. Réflexion sur la
schématisation graphique”, dans Isabelle
Nous nous appuierons ici sur une définition assez récente et généralement
Laboulais (dir.), Les Usages des cartes
acceptée de la carte et du plan. Celle-ci fait des plans, des types de carte définis par (XVIIe-XIXe siècle). Pour une approche
pragmatique des productions
leur projection plane. Dans la posture que je prendrai, cette définition est tenable
cartographiques, Presses universitaires
puisqu’il va s’agir tout au long de cet article de considérer toutes les cartes quelles de Strasbourg, Strasbourg, 2008, p. 19-32.
2. Nicolas Verdier, “Modeler le
que soient leurs projections. On peut cependant la renforcer pour le XVIII siècle
e
territoire : les ingénieurs des Ponts et
en s’appuyant sur des définitions moins explicites qui placent la carte du côté Chaussées et leurs usages de la carte
(fin XVIIe-début XIXe siècle)”, dans
d’une figuration statique et le plan dans le cadre d’une dynamique. Un même objet
Isabelle Laboulais (dir.), Les Usages des
peut être carte ou plan selon sa place dans un processus. Ainsi, une carte de France, cartes (XVIIe-XIXe siècle, pour une
approche pragmatique des productions
sur laquelle se trouveraient tracés des aménagements souhaités est un plan. Mais
cartographiques, op. cit., p. 51-66 et
en imaginant que ces aménagements aient lieu, elle n’en est plus que la carte2. VI-VII.

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A posteriori, l’un des éléments les plus surprenants est que, cartes ou plans, nous
3. Sur l’aspect déconcertant des cartes ayons accepté ces figurations. Acceptation incomplète d’ailleurs, tant il existe une
anciennes : N. Verdier, “Les cartes du
différence entre notre connaissance de la forme de la France, voire d’une ville, et
XVIIIe siècle”, dans L. Costa et S. Robert
(dir.), Guide de lecture des cartes l’usage d’un plan pour aller d’un point à un autre. C’est sur une partie de ce
anciennes, Errance, Paris, 2009, p. 6-9.
processus que je souhaite revenir ici en me concentrant sur la façon dont on est
4. Marc Bloch, dont l’article “Les plans
parcellaires en France” (Annales passé de la représentation à la figuration lors d’un moment de l’histoire de la
d’histoire économique et sociale, 1929,
cartographie. Pour ce faire, nous partirons d’usages anciens, principalement des
vol. 1, n° 1, p. 61-70) lance l’enquête.
Aimé Perpillou, qui est géographe, note XVIIe et XVIIIe siècles, afin de poser quelques éléments du débat. Cela nous
l’intérêt de ces plans pour l’histoire du
permettra de nous intéresser aux tentatives de formalisation des relations entre
paysage dans “Les plans cadastraux,
sources d’information géographique” carte et paysage, et au-delà aux tentatives de médiation entre ces deux approches.
(Annales de géographie, 1935, vol. 44,
n° 248, p. 194-198). M. Fougères, chez les
archivistes, insiste sur la masse de plans plans terriers et paysage
produits sous l’Ancien Régime dans
“Plans cadastraux de l’Ancien Régime”
(Mélanges d’histoire sociale, 1943, Le premier type de cartographie auquel nous allons nous intéresser ici est celui
vol. 3, n° 1, p. 55-70). Au-delà l’usage
produit à l’échelle locale avant la mise en place du cadastre dit “napoléonien”. Cette
qu’en fait Albert Soboul à propos de la
rénovation féodale, dans “De la pratique cartographie, souvent très belle, mais aussi déconcertante dans les juxtapositions
des terriers à la veille de la Révolution”
qu’elle opère3, est un cas particulièrement efficace pour présenter la tension entre
(Annales. Economies, sociétés,
civilisations, 1964, vol. 19, n° 6, représentation et figuration.
p. 1049-1065). On verra également,
Les plans terriers, ces ancêtres des plans cadastraux, sont aujourd’hui de mieux
Bruno-Henri Vayssière, “Cadastre”, dans
collectif, Cartes et figures de la Terre, en mieux connus. Depuis les travaux de Marc Bloch dès les premières Annales
Centre Georges-Pompidou, Paris, 1980,
d’histoire de 1929, en passant par ceux de Soboul dans les années 1960, jusqu’aux
p. 402-411. Tous ces travaux aboutissent
plus récemment à des synthèses comme recherches récentes, toute une littérature s’est constituée sur la question4. Il semble
celle de Ghislain Brunel, Olivier
que les plans terriers se diffusent d’abord en Angleterre à partir du milieu du
Guyotjeannin et Jean-Marc Moriceau,
Terriers et plans terriers du XIII au e
XVIe siècle5, puis vers le début du XVIIe siècle dans les Flandres et le Brabant6 avant
XVIIIe siècle, actes du colloque de Paris,
de passer, pour ce qui nous concerne, en France, surtout à partir du début du
23-25 septembre 1998, Bibliothèque
d’histoire rurale, vol. 5, Mémoires et XVIIIe siècle. Ces importants travaux cartographiques commencent dans tous les
documents de l’Ecole des chartes,
cas avant ces moments de diffusion, et s’achèvent avec la mise en place de
vol. 62, 2002 ; voir le numéro spécial de
la revue Etudes rurales, n° 175-176, nouveaux modèles de cadastre, principalement au XIXe siècle. En France, le
2005 : “Nouveaux chapitres d’histoire
moment d’intense réflexion sur l’usage des cartes pour représenter les propriétés
du paysage. Dossier
d’archéogéographie”. s’étend des années 1720 aux années 1790, période pendant laquelle de nombreux
5. Jacques Beauroy, “La représentation
traités sont publiés7. La série des répétitions, d’un ouvrage à l’autre, montre non
de la propriété privée de la terre, Land
Surveyors, et Estate Maps en Angleterre seulement les habituelles reprises, coutumières du XVIIIe siècle, mais encore
de 1570 à 1660”, dans Ghislain Brunel,
qu’une normalisation est en cours. Le fait même que des “cartes types” apparais-
Olivier Guyotjeannin et Jean-Marc
Moriceau, Terriers et plans terriers …/… sent dans les années 1780, comme dans le cas du Nouveau manuel de l’arpenteur

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de Ginet (1782) ou du Cadastre perpétuel de Babeuf (1789) rend perceptible la
généralisation des méthodes en cours8. A ce moment de l’histoire des plans terriers,
tous les éléments du plan sont décrits comme devant être dessinés en fonction de
leur emprise au sol. Ainsi, Ginet précise-t-il que les “masses de maisons” seront
dessinées “suivant le plan des combles” (p. 6). Ce “plan des combles” qui n’est pas
défini par l’auteur l’est en revanche dans un autre ouvrage, un peu plus tardif, de
Claude-Mathieu de la Gardette relatif aux Nouvelles règles pour la pratique du
dessin et du lavis de l’architecture civile et militaire de 1803. On y apprend que :
“Le plan des combles représente un bâtiment vu par-dessus, sans supposer qu’on
en ait rien enlevé ; de manière qu’on y voit les cours, les combles, les murs de
clôture, les terrasses, les murs d’appui, les cheminées, etc.9.” La représentation
planimétrique classique, aujourd’hui admise, semble donc installée à ce moment.
L’une des difficultés d’une enquête sur les plans terriers réside dans la différence
considérable entre le discours au niveau national, aisément identifiable, et une
production parcellisée, souvent mal datable, pour laquelle les dossiers d’archives
sont couramment vides. Une grande partie de l’aspect des conditions de produc-
…/… du XIIIe au XVIIIe siècle, op. cit.,
tion liées à la commande et aux usages prévus disparaît alors. Reste à mettre ces
p. 79-101.
plans en série pour tenter de rassembler les éléments qui nous occupent. Ce 6. Luc Janssens, “Cartographie picturale
ou cartographie enrichie d’éléments
faisant, il est évident que certains plans se distinguent. Un début de dépouillement
picturaux”, dans Musées royaux des
des plans terriers conservés dans les archives du Maine-et-Loire a permis de Beaux-Arts de Belgique, Le Peintre et
l’arpenteur, images de Bruxelles et de
trouver quelques très belles illustrations de la relation entre cartes et paysages.
l’ancien duché de Brabant, Renaissance
Dans le plan du fief de Brionneau, la rivière sur la droite, avec son pont, son du livre, Tournai, 2000, p. 29-37.
7. Philippe Béchu, “Le corpus de la
moulin, voire sa barque, le hameau au centre avec ses maisons parfaitement iden-
littérature des feudistes”, dans Ghislain
tifiables, tout cela renvoie à une miniature paysagère. Des distorsions de perspec- Brunel, Olivier Guyotjeanin et
Jean-Marc Moriceau, Terriers et plans
tive apparaissent certes, si l’on compare les maisons du haut du plan, plus grandes
terriers du XIIIe au XVIIIe siècle,
que celles du centre, comme si la vue était à la fois aérienne et non perspective. La op. cit., p. 79-101.
8. Ginet, Nouveau manuel de
représentation des parcelles en vision zénithale achève d’opérer une distinction
l’arpenteur où l’on simplifie la manière
entre plan des parcelles et vue paysagère des édifices. Il y a incontestablement un de lever & de rédiger le plan d’un fief
annexé à la confection des terriers...,
effet de réel dans cette construction qui permet d’ajouter des éléments de repré-
chez Lamy, Paris, 1782 ; Babeuf,
sentation à l’intérieur de la figuration. Cette forme d’association rappelle de Cadastre perpétuel, Garnery et Volland,
Paris, 1789.
nombreuses cartes de bataille qui associent un premier plan en perspective avec
9. Claude-Mathieu de la Gardette,
un second plan sous forme cartographique. La juxtaposition entre édifices et Nouvelles règles pour la pratique du
dessin et du lavis de l’architecture
parcellaires est par ailleurs construite dans le document puisque le cartouche situé
civile et militaire, chez Barrois et Fils,
en bas au centre effectue une description par lot. Ainsi, la propriété cotée 5 est Paris, an XI (1803), p. 11.

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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31
août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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ci- contre et page suivante
Plan du fief de Brionneau dépendant
de la sacristie (et détail).
Archives départementales de
Maine-et-Loire, 1 Fi 548.

décrite comme suit : “26 s La 2. Maison, cour boutique et 2. calle de Jarden. 5”. Les
26 s sont probablement 26 sols qui correspondraient à une imposition. Mais,
au-delà, il semble que ce dessin renvoie également à la connaissance intime que
son auteur a des lieux. La maison cotée 7, qui se situe au centre du plan, est ainsi
décrite “1# 25 s. Maison nous apartiens”.

quelles évolutions ?

Ce cas, très particulier, d’un très beau plan terrier, permet de poser les éléments forts
de la fabrication de ces documents, et permet de se faire une idée de ce qu’il est
possible d’y lire. Ainsi, l’élément structurant principal est-il la relation à la fiscalité.
Ce qui s’opère au travers de la représentation planimétrique, c’est une répartition
de l’impôt. La difficulté réside cependant ici dans un discours sur l’évolution. D’une
part, la maigreur des dossiers mène à des datations très larges et parfois douteuses
des documents. D’autre part, les cas où l’on trouve une succession de plans terriers
datés pour un même lieu sont rares. Enfin, la fabrication d’une carte dépend de trois
éléments, le terrain, bien sûr, mais aussi la nature de la demande, ainsi que les spéci-
ficités relatives au cartographe. Le terrain peut sembler être l’élément le plus stable,
on pourrait cependant réfléchir, à l’exemple des travaux de Simon Schama, aux
modes tout autant qu’à l’évolution des perceptions du paysage10. Valoriser des
10. Simon Schama, Landscape and rochers, des arbres isolés, des bosquets, des landes désertées, c’est y attacher une
Memory, HarperCollins, New York,
description... En deçà de ces amples variations, la nature de la demande joue un rôle
1995. On lira également Nicole Gouiric,
“Remarques sur l’interprétation des majeur. Le fait de voir sa propriété au centre du plan, celui de faire apparaître le
cadastres ; deux exemples du jardin de
relief, voire le choix d’une production en couleur ou en noir et blanc font varier
Méréville”, Polia, revue de l’art des
jardins, n° 2, automne 2004, p. 41-61. considérablement le résultat. De même la question du coût est lourde de

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Plan terrier des terres de
la métairie de la Motte, dans la
paroisse de Daumeray, XVIIIe siècle.
Archives départementales de
Maine-et-Loire, 1Fi262.

conséquences. Une opération de triangulation sera plus ou moins précise selon le


temps passé et le niveau de vérification effectuée11. Un budget trop restreint fait
d’ailleurs disparaître toute velléité de triangulation... Or, dans le cadre de la fiscalité
en question, un investissement trop coûteux n’est pas rentable. Les localités les plus
pauvres n’ont donc probablement pas de plan. Dernière variable forte : le carto-
graphe. Pour un même budget, pour une même demande, sur un même terrain, les
variations restent fortes. La relation à la précision, voire à l’exactitude, se constituent
aux XVIIIe et XIXe siècles, dès lors le niveau d’exigence n’est pas constant12. La forma-
11. Christian Licoppe, “The Project for a
Map of Languedoc in Eighteenth tion n’est pas uniforme, et alors qu’un arpenteur géomètre des Eaux et Forêts
Century France at the Contested
maîtrise les techniques les plus modernes, les notaires, qui sont souvent leurs
Intersection Between Astronomy and
Geography”, dans Marie-Noëlle propres arpenteurs, n’en sont pas là13. On peut donc imaginer trouver des plans de
Bourguet, Christian Licoppe et H. Otto
toutes factures à une même date. Un seul élément est fixe, celui de l’uniformisation
Sibum (éd.), Instruments, Travel and
Science. The Itineraries of Precision relative des pratiques lors de la mise en place du cadastre, soit au moment de la
from the Seventeenth to the Twentieth
Révolution. Il n’en reste pas moins qu’il est plus aisé de présenter les choses comme
Century, Routledge, Londres, 2002,
p. 51-74. relevant d’une évolution ; la triangulation se diffuse lentement dans la société et les
12. Norton Wise (dir.), The Values of
manuels d’arpentages se multiplient au XVIIIe siècle.
Precision, Princeton University Press,
Princeton, 1995. Nous poserons donc deux vastes évolutions de ces documents, en ayant bien
13. Sur ce point, on lira Antonio
conscience des limites de cette présentation. La première est le passage lent d’une
Stopani, La Production des frontières,
Etat et communautés en Toscane représentation de l’activité productive à une représentation de la surface mise en
(XVI-XVIIIe siècles), Ecole française de
culture. Aux deux bornes de l’évolution, deux exemples rendront ce passage
Rome, Rome, 2008 (chap. 9 : “Tracer des
limites, juristes et ingénieurs”). perceptible. Le premier est le “plan terrier des terres de la métairie de la Motte,

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dans la paroisse de Daumeray”. On y trouve le réseau viaire et la répartition des Plan de la Dixme de Poyeux et
Fourneux, relevant de l’abbaye de
terres, mais l’élément qui importe ici est dans le texte : les parcelles y sont décrites
Fontevrault et du prieuré de
en “Jaux”, c’est-à-dire en journaux, ce qu’un homme cultive en une journée. Le bâti Dampierre dressé par Michel
Duperray en 1767.
est ici reconnaissable aisément sous la forme d’une maison individualisée par son
Archives départementales de
toit et ses deux portes. A chercher le paysage ici, c’est celui de l’activité agricole Maine-et-Loire, 1Fi015.

que l’on trouverait.


Le deuxième exemple que nous utiliserons ici est très proche du cadastre tel que
nous le connaissons : il s’agit du “Plan de la Dixme de Poyeux et Fourneux, relevant
de l’abbaye de Fontevrault et du prieuré de Dampierre” de 1767, dont l’auteur,
Michel Duperray, est géomètre arpenteur des forêts du roi.
La présence d’une échelle – qui mentionne l’instrument technique qu’est la chaîne
d’arpenteur décrite par son unité de mesure (vingt-cinq pieds de longueur) – le fait
que chaque parcelle soit cotée – ce qui sous-entend un descriptif – la profession
même de l’auteur, un géomètre arpenteur, tous ces éléments mettent cette nouvelle
forme de plan du côté des représentations géométriques. Les bâtiments, marqués
en rouge sont eux aussi réduits à leur emprise en sol. Ce faisant, la place du donneur

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d’ordre (celui qui a ordonné la levée du plan) n’est plus prééminente.
La médiation de la mesure géométrique s’est imposée dans le paysage
en question, lissant le paysage vécu tel qu’il apparaissait jusqu’ici. On
est là assez proche de l’évolution qui touche les plans de ville depuis
plus longtemps. De la représentation relativement proportionnelle
des bâtiments en fonction d’une centralité sociale (on pense ici par
exemple à la représentation des cathédrales), on passe à une repré-
sentation des surfaces dans laquelle seules les inscriptions écrites et
la centralité géométrique portent la charge du discours sur l’impor-
tance d’un lieu.
La deuxième évolution à prendre en compte est celle de la lente disparition des
Dîme du Vouvray, XVIIIe siècle.
Archives départementales de points remarquables du paysage : ceux sur lesquels la visée s’opère lors de la
Maine-et-Loire, 1Fi 052.
triangulation, voire ceux auxquels la société est sensible. Eglises, moulins, calvaires
et châteaux et arbres, ces amers du cartographe se trouvent répartis sur ces plans
tant que la géométrie ne s’est pas intégralement imposée dans le dessin.
page suivante à gauche
Plan terrier 1er, carte du plan général Parmi ces amers, l’un des éléments le plus durable sur le plan est incontesta-
des dîmes de Varennes appartenant
blement l’arbre. La technique même de la délimitation s’y accroche ; en effet,
à l’abbaye royale de Fontevraud,
Vauvert et La Croix Piot, 1760. l’usage d’arbres pour délimiter une parcelle est pratiqué de longue date : buis-
Archives départementales de
sons d’épineux, arbres se distinguant par leur hauteur, voire par leur âge, sont
Maine-et-Loire, 1Fi001.
autant de bornes aisément réutilisables. Ils seront encore mobilisés pour opérer
la délimitation des communes lors de la Révolution française : les procès-verbaux
de délimitation évoquent régulièrement les “lignes invisibles” liant ces “signes
14. Décret et instruction de l’Assemblée
les moins sujets à variation14” que sont les arbres. Le premier élément de réflexion
nationale du 23 novembre 1790 relatif à
la contribution foncière, avec les qui transparaît au travers des cas précédents est qu’en début et en fin de
modèles et annexes, Imprimerie
processus, les objets naturels sont peu présents. En début de période, la question
nationale, Paris, 1790, 59 p. Sur le temps
long, on verra Daniel Nordman, n’est pas celle de la limite, mais bien celle de la répartition fiscale. En fin de
Frontières de France, de l’espace au
période, dans le plan de la dîme de Poyeux de 1767, les limites maintenant impor-
territoire XVIe-XIXe siècle, Gallimard,
Paris, 1998. tantes sont marquées par un changement de teinte (on passe du vert au blanc).
15. Jean-Yves Puyo, “Cartographie et
Ce géomètre arpenteur des forêts fait passer sur le plan sa spécialité de géomètre
aménagement forestier : rapide aperçu
de deux siècles d’évolution des avant son expertise arboricole, ce qui correspond à l’évolution de la cartographie
pratiques disciplinaires françaises”,
pratiquée dans les Eaux et Forêts à l’époque15. Au-delà deux variantes sont
dans I. Laboulais (dir.), Les Usages des
cartes (XVIIe-XIXe siècles), pour une possibles. La première valorise les arbres, tant à l’intérieur de certaines parcelles
approche pragmatique des productions
qu’aux limites. L’arbre permet d’identifier une parcelle particulière, ce qui ne
cartographiques, op. cit., p. 239-256 et
LXV-LXX. sous-entend pas qu’il n’y ait pas d’autres arbres au cœur d’autres parcelles, mais

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ceux-ci ne sont pas représentés. Par ailleurs, l’arbre participe à la délimitation en haut à droite
“Plan des domaines de la métairie
des parcelles ainsi que des zones pertinentes du plan.
scitués en la paroisse de Saint-Clair
Cependant, avec le temps, les éléments naturels sont de plus en plus souvent dépendante de l’abbaye royale
de Fontevraud, Hocbocq officier
repoussés hors du plan, comme dans le cas du plan des domaines situés dans la
de l’abbaye”, 1765. Archives
paroisse de Saint-Clair représenté par Hocbocq, un officier de l’abbaye de Fontevraud départementales de Maine-et-Loire,
1Fi014.
en 1765.
en bas à droite
La deuxième variante est le résultat de cette évolution. Les arbres dans les parcelles Plan des grandes landes de l’abbaye
du Perray, terres relevant de
disparaissent presque intégralement au profit des arbres formant la limite. Ainsi, le
l’abbaye du Perray au Nonnains,
plan extrêmement simple des grandes landes de l’abbaye du Perray montre un usage La Grimorelle et Launay, XVIIIe siècle.
Archives départementales de
de la représentation des arbres en tant que marqueur visible de la limite dont l’in-
Maine-et-Loire, 1Fi054.
clinaison semble suivre le regard d’un observateur placé au centre de la zone.

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Pour tenter une synthèse de ce double mouvement, le premier passage est celui
qui va d’une recension sur le plan des niveaux d’activité à une recension des
surfaces rendues comparables par une échelle géométrique. Le second passage se
situerait au cœur du premier et concernerait les objets représentés en élévation.
D’une présence homogène sur le plan, on passe ici à la progressive mise en péri-
phérie de ces objets lorsque la triangulation finit de s’imposer. Sans témoignage
précis, il est difficile d’en dire plus. Il reste cependant difficile de ne pas voir les
représentations des hauts lieux locaux16 en élévation comme des truchements à
l’intérieur du plan : devant le niveau d’abstraction du plan (changement d’échelle,
projection, figuration...), la représentation d’objets directement reconnaissables
rendrait acceptable cette nouvelle figure de la Terre. Cette procédure de traduction
incomplète va également être tentée à l’échelle de la carte. Nous en prendrons un
exemple dans le cadre de la cartographie militaire.

concilier le paysage et la carte :


la cartographie militaire

L’un des lieux donc où se constitue une tentative de conciliation entre le visible
sur le terrain et le figuré sur la carte est celui de l’apprentissage de la cartographie
à l’usage des militaires. On devrait certainement partir ici des plans-reliefs dont
la production va se développer en France après la commande que Louvois fait à
Vauban du relief de Dunkerque en 1668. Ces morceaux de paysage lient plan
16. Pierre-Yves Saunier, “Haut lieu et
géométrique et relief tout en offrant une “vue sur une étendue de pays”. Mais les
lieu haut : la construction du sens des
lieux Lyon et Fourvière”, Revue exigences semblent être les mêmes qu’il s’agisse des plans-reliefs ou des cartes,
d’histoire moderne et contemporaine,
c’est pourquoi nous nous limiterons ici à la question des cartes17. De ce point de
vol. 40, n° 2, avril-juin 1992, p. 202-227.
17. René Siestrunck, “Plans-reliefs et vue, il est possible de partir du manuel de Buchotte, intitulé Les Règles du dessein
aquarelles”, dans collectif, Cartes et
et du lavis pour les Plans particuliers des ouvrages & des batimens... et qui
figures de la Terre, op. cit., p. 375-378 ;
Isabelle Warmoes, “La rationalisation de compare paysages en plans et en perspective18 :
la production cartographique à grande
“A l’égard de l’accompagnement du plan en entier, je veux dire du païsage qui
échelle au temps de Vauban”, Le Monde
des cartes, n° 195, mars 2008, p. 55-66. l’environne, il y a peu de personnes qui en fassent les terres labourées, les
18. Le texte reprend pour l’essentiel les
montagnes & les collines de bon goût, ces choses n’étant pas si aisées qu’elles le
exigences de Vauban, Instruction pour
les ingénieurs et dessineurs qui levent paroissent ; car il y a bien de la différence du païsage en Plan, à celui qui est en
les Plans des Places du Roy ou des
perspective19. Dans celui-ci, pour peu que l’on profile les objets que l’on voit
Cartes, Imprimerie royale, Paris, 1714.
19. Souligné par nous. d’après nature, ils font toujours leur effet. Il n’est est pas de même du païsage en

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Plan ; si les montagnes & les collines, qui doivent être représentées à vûe d’oiseau,
c’est-à-dire d’une manière écrasée, à cause que l’on a souvent besoin de connoître
20. Buchotte, Les Règles du dessein et
l’étendue de leur base, ne sont pas traitées de bon goût, elles ne font point leur
du lavis, pour les Plans particuliers des
effet, ou n’en font qu’un désagréable à la vûe...20” Ouvrages & des batimens, & pour les
Coupes, Profils, Elevations & façades,
Plus loin, l’auteur précise que, dans le cas d’un plan géométral, ou d’un plan parti-
tant de l’architecture Militaire que
culier, “comme ces plans sont considérés à vûe d’oiseau, ils ne doivent en toute Civile : Comme aussi pour le Plan en
entier d’une Place, pour sa Carte
rigueur avoir aucun jour de côté [...] cependant les Ingénieurs prennent un jour pour
particulière, & pour les Elections, des
donner quelque relief à ces sortes de plans, afin qu’ils plaisent à la vûe...21”. C’est Provinces & des Royaumes, chez Claude
Jombert, Paris, 1722, p. 3 et 4 de la
probablement là, dans cette question de la projection des ombres que la proximité
préface (non paginée). Le texte est
à la peinture de paysage est la plus nette. D’ailleurs Buchotte y revient à deux fois, repris presque à l’identique dans les
éditions de 1743 et 1754.
puisqu’en 1722 il n’évoque que le “meilleur goût dans tous les desseins, de faire venir
21. Buchotte, Les Règles du dessein...,
le jour à gauche”, alors que dès 1743 il se reprend et écrit que “le meilleur goût, dans op. cit. Cette partie change de place
dans les différentes éditions de
tous les desseins, & c’est même assez l’usage dans les Estampes & dans les Tableaux,
l’ouvrage. En 1722, ce développement a
de faire venir le jour à gauche”. Sa référence est, en 1743, le livre de Jacques-François lieu p. 40, en 1754, p. 89.
22. Jacques-François Blondel, De la
Blondel sur la Distribution des maisons de plaisance de 1737 , le même Blondel qui
22
distribution des maisons de plaisance
rédige plus de cent trente articles de l’Encyclopédie dont celui sur l’architecture23. et de la décoration des édifices en
général, chez Charles Antoine Jombert,
Paris, 1737, 2 vol.
Cette tension entre paysage en plan et paysage en perspective se durcit chez 23. Kevin Harrington, Changing Ideas
on Architecture in the Encyclopédie,
Chastillon, dans son Traité des ombres dans le dessin géométral de 1763 . Il accepte
24
1750-1776, UMI Research Press, Ann
de dessiner des ombres en plaçant l’origine de la lumière au midi, c’est-à-dire sans que Arbor, 1985.
24. Sur ce point, on lira Bruno Belhoste,
le soleil ne soit placé “au hasard. Le paysage d’un plan étant vu avec sa lumière natu-
“Du dessin d’ingénieur à la géométrie
relle en est plus reconnaissable” (paragraphe 21). Mais la relation entre plan et paysage descriptive. L’enseignement de
Chastillon à l’Ecole royale du génie de
se construit différemment, par un véritable arrangement scénographique matériel :
Mézières”, In-Extenso, juin 1990,
“Destinés à paraître sous les yeux du Roi et des ministres, il convient de les p. 103-135.
25. Chastillon, Traité des ombres dans
disposer de manière qu’ils puissent commodément être examinés, et l’arrangement
le dessin géométral, dans Bruno
le plus convenable pour remplir cet objet est de placer autour des plans les profils Belhoste, “Du dessin d’ingénieur à la
géométrie descriptive. L’enseignement
et élévations parallèlement aux lignes sur lesquelles on les supposait élevés. Ces
de Chastillon à l’Ecole royale du génie
dessins ainsi disposés et arrangés sur une table, les plans se trouvent avoir leur de Mézières”, op. cit., p. 103-135. Sur ce
point, on lira : Joël Sakarovitch, Epures
situation horizontale naturelle et les parties de la feuille qui représente les profils
d’architecture, de la coupe des pierres
et élévations sont relevées de la main par celui qui les représente, pour faire sentir à la géométrie descriptive XVI-XIXe
siècle, Springer, Bâle, Boston, Berlin,
plus aisément leur situation verticale. Cette disposition et ces arrangements des
vol. 21 de Science Networks Historical
profils et élévations autour des plans facilitant l’examen de la relation des mêmes Studies, 1998, chap. 1. Ce montage en
rappelle d’autres, comme celui utilisé en
parties sur les plans et les profils les font entendre avec moins de tension d’esprit...”
1727 à Charleville qui ajoutait au plan
(paragraphe 16)25. parcellaire de la ville, par collage, …/…

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Buchotte, paysage autour d’une
place, tiré de Les Règles du dessein
et du lavis, op. cit., 1722, 1743,
1754. Bibliothèque municipale
d’Angers.

Le dernier à tenter, à notre connaissance, cette construction de paysage en plan


une représentation sur papier des est Louis-Nicolas de Lespinasse dans son Traité du lavis des plans, appliqué prin-
façades des bâtiments. Sur ce point :
cipalement aux reconnaissances militaires de 180126. L’auteur sur lequel je n’ai
Espace français, vision et
aménagement XVIe-XIXe siècle, Archives pu trouver de notice biographique se dit à la fois chef de bataillon et membre de
nationales, Paris, 1987, p. 168.
l’Académie de peinture et de sculpture. Il est admis dans cette académie en 1787,
26. Louis-Nicolas de Lespinasse, Traité
du lavis des plans, appliqué comme Pierre-Henri de Valenciennes27, mais oriente sa réflexion non vers l’épure
principalement aux reconnaissances
du paysage, mais plutôt sur la relation entre plan et paysage. Son objectif est de
militaires. Ouvrage fondé sur les
Principes de l’Art qui a pour objet tenter de produire un “paysage-plan”.
l’Imitation de la Nature, et où l’on
Or “on distingue deux manières de représenter les objets, ou géométralement,
enseigne à rendre, avec toute
l’exactitude possible, sur de grandes ou perspectivement. Avec la première, on a la proportion réelle des choses ; avec
échelles, un Terrain quelconque, chez
la seconde, on a leur apparence” (p. 41). La méthode géométrale – entendons ici
Magimel, Paris, 1801.
27. Sur Valenciennes, on lira le beau celle de la carte façon Cassini – “exprime les objets en plan très-arbitraire, et d’un
texte d’Anna Ottani Cavina, Les
idéal entièrement dénué des principes d’imitation” (p. 41). Or, “contradictoirement
Paysages de la Raison. La ville
néo-classique de David à Humbert de à ses préceptes, elle tolère et admet des arbres, des rochers, et autres objets en
Superville, Actes Sud / ENSP,
élévation [...]. On se demande pourquoi ces contradictions entre la convention et
Arles-Versailles, 2005 (première édition
en italien : I Paesaggi della Ragione, l’exécution, pourquoi l’une suppose le géométral, tandis que l’autre y déroge, en
Giulio Einaudi, Turin, 1994). Sur les
créant même l’impossible ?” (p. 47).
relations entre topographie et peinture,
on verra sous la direction du même
auteur : Paysages d’Italie, les peintres
La difficulté n’avait pas échappée à Buchotte, puisque celui-ci y consacre deux
du plein air (1780-1830), Electa / Réunion
des musées nationaux, Paris, 2001. sections de description sur le “paysage qui doit être compris...” dans telle ou telle

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carte, avec pour seul justification “la convenance”… Cette seconde acception du
paysage contient certains éléments naturels, comme les forêts et les montagnes,
ainsi que des objets fixes, visibles, servant de points de repères, comme les “arbres
de remarque”, les églises, les châteaux... Dans ces cas, il écrit : “on le représentera
toujours en élévation [...] tel qu’on le voit” (p. 171-178, éd. 1754).
La solution proposée par Louis-Nicolas de Lespinasse consiste à produire une
carte en perspective, à vol d’oiseau, mais non intégralement zénithale, qui devra
“faire sentir” les parties qui ne peuvent être vues naturellement (p. 50), “de telle
sorte que, sans altérer le géométral, il parvienne à exprimer le paysage-plan de la
pages précédentes
Louis-Nicolas de Lespinasse, manière la plus conforme à la nature et au principe d’imitation” (p. 49). L’auteur
Traité du lavis des plans…, 1801,
opère par exemple un très long développement sur la représentation des rochers
planches IV, VI et VII. Bibliothèque
de Nantes. et éboulements28.
Ainsi “l’œil plane sur toute l’étendue du terrain” (p. 46). Cela sous-entend
également que cette nouvelle forme de carte a un sens de lecture (p. 49). Retour
intégral à la vue paysagère ? On serait tenté de répondre par l’affirmative ; en
28. On notera ici que ce type de
préoccupation ne disparaît pas même temps il semble que ce qui fonde l’idée de l’auteur se situe du côté d’une
totalement ensuite : Robert Perret, “La
tentative de médiation au sein de l’optique en plein débat à l’époque. Il s’agit
représentation du rocher sur les cartes
topographiques”, Annales de finalement de lier perspective à vue d’oiseau, donc en “supposant l’œil fort élevé
géographie, 1925, vol. 34, n° 190,
au-dessus du plan où cet objet est représenté29” et la rigueur de la perspective
p. 310-312. Cet auteur se rapprochera
d’ailleurs des solutions proposées par aérienne qui “dépend surtout de la teinte des objets que l’on fait plus ou moins
Lespinasse à propos cette fois-ci du
forte, ou plus ou moins claire, selon qu’on veut représenter l’objet plus ou moins
relief alpin dont il propose non
seulement plans et coupes géologiques, proche30”.
mais aussi des panoramas. Robert
Quoi qu’il en soit, au moment où les expériences de vol vont se multiplier, la
Perret, Les Panoramas du Mont-Blanc,
Dardel, Chambéry, 1929. On lira de ce proposition de remplacement de la carte ou du plan par une vue à vol d’oiseau
point de vue le compte rendu très
se trouve disqualifiée, du moins du côté des savoirs scientifiques. L’expression
positif du géographe André Allix dans
Les Etudes rhodaniennes, 1930, vol. 6, de paysage en plan ou de paysage en perspective sera reprise par l’un des
n° 6-2, p. 208-209.
critiques virulent de Buchotte, Claude-Mathieu de la Gardette, dans ses Nouvelles
29. “Perspective à vue d’oiseau”,
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné règles pour la pratique de dessin et du lavis de l’architecture civile et militaire
des sciences, des arts et des métiers,
en 180331, mais cette fois-ci il semble que la coupure entre les deux domaines se
par une société de gens de lettres...,
1765, vol. 12, p. 436. soit durcie :
30. “Perspective aérienne”,
“Nous ne dirons rien ici de la manière de dessiner le paysage ou les points de
Encyclopédie..., vol. 12, op. cit., p. 436.
31. Claude-Mathieu de la Gardette, vue en perspective, comme file de maisons, avenues d’arbres, montagnes etc. Cela
Nouvelles règles pour la pratique du
tient à l’étude du Peintre de paysage, & par conséquent n’est point du ressort de
dessin..., op. cit., p. 5
32. Ibid., p. 22. cet Ouvrage32.”

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Il est vrai qu’entre-temps les travaux de la commission topographique de 1802
ont commencé à fixer la question de la représentation sur la carte des différents
objets33, restreignant le plus souvent les représentations en perspective, même si
celles-ci ne disparaissent pas intégralement. Une autre source de cette réduction
des représentations en perspective sur la carte vient d’une autre cartographie, celle
du cadastre dont nous avons vu que dès la fin du XVIIIe siècle, au moins en France,
elle semble s’être normalisée vers une production planimétrique.
Cependant l’association entre carte et paysage n’en disparaît pas pour autant
puisqu’elle se maintient au moins du côté du dessin topographique qui existe
encore aujourd’hui. Dans les faits, dès les années 1820, la question semble avoir
été réglée dans l’inversion parfaite de la question. Ainsi, L. Puissant, lieutenant-
colonel du corps des ingénieurs géographes, fait-il paraître un petit ouvrage inti-
tulé Principes du figuré du terrain et du lavis sur les plans et cartes topographiques,
susceptibles de servir de base à l’enseignement du dessin dans les écoles des
services publics34.

La relation entre cartes et paysages a donc donné lieu à une série de tentatives
de négociation entre des formes divergentes de description picturale. Les unes, en
élévation, qui rappellent aisément le paysage tel qu’il est défini dans la peinture
dite de paysage du XVIIIe siècle ; les autres, en plan, qui se limitent aux dimensions
horizontales, et fournissent des informations précises sur les surfaces. Si la préci-
sion finit par l’emporter35, au plus grand bénéfice de la carte par triangulation, il
33. Patrice Bret, “Le moment
n’en reste pas moins que, dans le cas de la carte au moins, les productions
révolutionnaire, du terrain à la
mitoyennes entre cartes et paysages sont restées longtemps importantes. Qui commission topographique de 1802”,
dans Isabelle Laboulais (dir.), Les
regardera attentivement une carte routière récente en trouvera quelques traces,
Usages des cartes (XVIIe-XVIIIe siècle).
comme ces petits figurés en formes de roseaux pour signifier les zones de marais. Pour une approche pragmatique des
productions cartographique, op. cit.,
L’hybridation ainsi opérée explique-t-elle pour autant le succès de la cartographie
p. 81-97.
géométrique pour dire le territoire ? Dans les faits les choses sont probablement 34. L. Puisant, Principes du figuré du
terrain et du lavis sur les plans et
plus complexes. En effet, si la carte par triangulation est rendue pertinente, c’est
cartes topographiques, susceptibles de
surtout parce qu’elle rend possible la mise en place d’un discours de la précision servir de base à l’enseignement du
dessin dans les écoles des services
sur le territoire ; précision limitée, il est vrai, à l’étendue.
publics, Janet et Cotelle, Paris, 1827.
35. Marie-Noëlle Bourguet, Christian
Licoppe et H. Otto Sibum (éd.),
Instruments, Travel and Science...,
op. cit.

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alain freytet et marc rumelhart

Une tranche de persuasion


massive : le bloc-diagramme

donner du relief à la carte Alain Freytet est paysagiste DPLG


(Versailles, 1985), chargé de cours à
l’ENSP, et Marc Rumelhart est
Rendre perceptible la composante verticale d’un territoire qu’on restitue en réduc- écologue, ingénieur horticole,
professeur, responsable du
tion : quelques travaux1 ont montré l’ancienneté de cette intention, ambitionnée
département d’écologie de l’ENSP.
avec brio par les modèles des anciens ou les plans-reliefs de Vauban et servie par
page précédente
les maquettes modernes. Le pari supplémentaire du bloc-diagramme, en lien Les croquis de reconnaissance ont
servi de base à la palette graphique
étroit avec l’art de la perspective, est de saisir cela sur une feuille de papier, autre-
utilisée pour ce bloc de synthèse,
ment dit en deux dimensions seulement. qui présente toutes les situations
rencontrées par les sentiers
Donner du relief à la carte : les géographes, géologues, biogéographes se sont
historiques Denecourt en forêt de
tous affrontés à ce challenge. Car tous ont besoin d’ancrer avec précision, dans Fontainebleau. Illustration
élaborée pour l’Office national des
les traits physiques des territoires, les déterminismes des phénomènes qu’ils
forêts dans le cadre de la rédaction
étudient. d’un guide pour le diagnostic des
sentiers historiques en vue de leur
restauration. Sauf mention
un outil de la géographie revisité par les contraire, les dessins de cet article
sont d’A. Freytet.
paysagistes
1. Voir en particulier Andreas Bürgi
Notre intention n’est pas de dresser ici l’histoire du bloc-diagramme2, intimement (éd.), Europa Minature. Die kulturelle
Bedeutung des Reliefs, 16.-21.
liée à celle de la représentation du relief. Mais puisque les pratiques paysagistes,
Jahrhundert. Il significato culturale
voici une vingtaine d’années, se sont emparées avec profit de ce puissant outil3, il dei rilievi plastici, XVI-XXI secolo,
Neue Zürcher Zeitung, Zurich, 2007.
est temps de témoigner de la variété des services qu’il peut rendre au projet de
2. Le Petit Robert (édition de 1979) date
paysage. le mot de 1959 ; le dessin …/…

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Nous plaiderons pour un montage à main levée, en montrant notamment une
palette d’utilisations pédagogiques expérimentées à l’Ecole nationale supérieure
du paysage de Versailles-Marseille (ENSP). Avec ses petites imperfections et ses
“inventions inspirées”, le bloc-diagramme dessiné à la main donne en effet de la
saveur à une représentation que les constructions numériques peuvent lisser et
priver de substance. En outre, le montage manuel familiarise avec une saisie
directe du modelé ; dans le domaine du projet et, plus tard, dans celui du chantier,
ci- dessus
Dessin de Marcel Bournérias où il faut parfois réagir très vite in situ, cette compétence du croquis est utile.
(1920-2010) montrant les liens
Il est évident que s’exercer à cet art n’empêche en aucune manière d’employer
entre végétation et substrats sur
les coteaux de la Seine à à bon escient les outils informatiques très performants qu’évoque ici la contribu-
Haute-Isle, près de La Roche-Guyon
tion de Laurent Defrance.
(Yvelines). Extrait d’un document
ronéoté accompagnant une
excursion. Les lettres signifient les
substrats (limons, calcaire lutétien,
sables de Cuise, argile plastique,
craie, colluvions, alluvions). Les
numéros sont ceux des
groupements que l’auteur décrit
dans son Guide des groupements
végétaux de la région parisienne,
SEDES, Paris, 1968.
à droite
Assemblage de quelques croquis
morphologiques et hypsométriques
produits par la promotion ENSP
Versailles 2009-2013. Echelles
variées.

…/… d’Emmanuel de Martonne montré


plus loin suggère que l’objet désigné par
le mot est antérieur.
3. Voir François Bonneaud,
Représentation et interprétation du
paysage. Outils pour observer, analyser,
valoriser, plaquette n° 5,
collection APPORT (Agriculture, paysage,
projet, outil, réseau, territoire), Institut
français de la vigne et du vin, juin 2009
(notamment p. 14-18), ou Régis
Ambroise, François Bonneaud et
Véronique Brunet-Vinck , Agriculteurs
et paysages. Dix exemples de projets de
paysage en agriculture, Educagri,
Dijon, 2000.

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Maquettes d’étude du relief
modelées en terre à partir des
impressions de terrain et de croquis
morphologiques et hypsométriques
interprétant la carte
topographique ; vallée de la
Mérantaise (Yvelines), première
année ENSP décembre 1990 et
décembre 1994.

de la maquette au bloc-diagramme

Une manière de comprendre ce qu’est un bloc est de le voir comme le dessin d’une
maquette, c’est-à-dire d’un objet cernable et maîtrisable représentant le réel à petite
échelle. Cette relation à la maquette est utilisée dans le cadre d’un exercice de
première année4 de l’ENSP où chacun, habile ou pas, découvre qu’il peut construire
un bloc de manière empirique.
Le point de départ en est une excursion de terrain ayant pour vertu d’aiguiser
la curiosité naturaliste des élèves. Nous les invitons à noter entre autres, le long
4. Occupant un couple de jours
d’un itinéraire, tout ce qu’ils perçoivent du relief : plats, qualités des pentes, déni- contigus, cette “Séquence relief” inclut
aussi de brefs exposés sur les sources et
velées, montées et descentes, ruptures de pente convexes et concaves.
ressources cartographiques ordinaires,
Plus tard, en salle, chaque étudiant dessine sur calque, à partir de cartes topo- sur l’histoire de la représentation du
relief et sur la mobilisation projectuelle
graphiques en courbes de niveaux, un croquis morphologique en hachures resti-
des motifs du relief et de la géologie.
tuant, par un petit nombre de figurés simples5, les traits du relief que livre la carte, 5. Ces figurés sont directement inspirés
de la Légende pour la carte
où s’incarnent plus ou moins les souvenirs de terrain. Ce croquis est ombré et
géomorphologique de la France au
coloré selon une légende hypsométrique laissée au choix de chaque auteur. 1 /50 000, CNRS/RCP 77, 1970.

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En s’inspirant de ces croquis, par groupes de trois ou quatre, les étudiants
édifient une maquette en argile. Règle du jeu : n’utiliser ni la mesure, ni la courbe
de niveau. Les plus grandes échelles6 permettent de travailler la texture de
surface pour raconter des singularités orographiques dont la genèse a été exposée
in situ et en salle ; ainsi des colluvions, des alluvions… ou des blocs de grès qui,
à Fontainebleau, se présentent en “tables affaissées”, “versants armés” ou “blocs
errants”.
En éclairant cette maquette de façon adéquate, chacun la dessine enfin sous
forme d’un bloc-diagramme à main levée. Celui-ci pourra ensuite être informé,
sur les tranches visibles, en termes de géologie. A l’occasion d’autres excursions,
de comptes rendus de voyages, d’autres exercices, et finalement chaque fois que
c’est pertinent, les étudiants complètent des blocs de cette nature en y localisant
un itinéraire ou en y figurant l’occupation du sol : routes et chemins, bâti, végé-
tation, cultures, etc.

un volume familier

Le bloc-diagramme semble condenser une réalité souvent complexe dans un


volume simple. Le regard, habitué aux formes cubiques, est familier de cette
représentation. Les maisons, les immeubles, la brique, le carton d’emballage ou
le morceau de sucre nous familiarisent à notre insu avec cette forme exception-
nelle dans la nature. Les façades d’un immeuble ou les inscriptions sur une boîte
d’emballage nous accoutument par ailleurs à la lecture des informations portées
le cas échéant par la tranche du bloc.
6. Nous proposons quatre échelles, pour
A la manière des plans-reliefs7 qui permettaient aux princes et à leurs soldats
explorer un segment suffisant du
gradient de perception qui va du vécu à d’investir du geste et du regard le site d’une place forte à prendre ou à défendre,
l’abstrait : 1/5 000, 1/10 000, 1/25 000 et
le bloc-diagramme offre l’illusion de maîtriser l’espace représenté.
1/50 000.
7. Voir Andreas Bürgi (avec Madlena Dans un monde de courbes et d’angles divers, l’angle droit apporte une géomé-
Cavelti Hammer, Jana Niederöst, Oscar
trie au service de la lisibilité. Toutefois, plutôt qu’une axonométrie, construction
Wüest), Relief der Urschweiz.
Entstehung und Bedeutung des sans horizon, la mise en perspective, même légère, rend le bloc plus dynamique.
Landschaftsmodells von Franz Ludwig
Les traits de construction représentant des parallèles horizontales fuient vers
Pfyffer, Neue Zürcher Zeitung, Zurich,
2007. On consultera par ailleurs avec un même point de fuite situé sur la ligne d’horizon. Cette règle simple (voir p. 36)
profit les sites www.vauban.asso.fr/
donne à la représentation une perspective propre à ouvrir les chemins de la
plansreliefs.html et www.
museedesplansreliefs.culture.fr connaissance et du projet.

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l’extraction

Le bloc-diagramme est représenté comme l’extraction d’un morceau de terre,


comme un bloc de matière sorti de la croûte terrestre par carottage. On extrait
symboliquement et temporairement un morceau de pays, un morceau de site, un
morceau de lieu pour simplifier le discours, l’éloigner de la complexité des
multiples relations. Le bloc devient un objet que l’on cerne, que l’on prend dans
la main, faisant sortir le monde de sa complexité. La masse devient préhensible et
compréhensible.
Mais le bloc est un outil paradoxal : tantôt il permet ainsi la synthèse, dans le
registre de la schématisation et de l’abstraction, tantôt il se met au service de la
représentation et de la perception, dans un registre plus sensible.

à la convergence de la coupe et du plan, dans


l’esprit du croquis

Le bloc-diagramme fait converger les avantages de plusieurs modes de représen- Blocs-diagrammes à main levée
d’après maquettes ; massif de
tation. Son montage manuel bénéficie en outre de la relation au terrain que sait
Fontainebleau, première année
traduire le croquis. ENSP novembre 2009
(de haut en bas : M.-C. Choin,
La rencontre entre chacune des quatre tranches verticales et la surface dessine
D. Happel, C. Caubel).
des lignes de coupe. Quoique un peu déformées par la perspective, ces coupes
permettent d’apprécier8 les hauteurs et les longueurs. Elles font aussi ressortir avec
force les dissymétries de versants et les pentes de talus, les ruptures de pente, les
concavités et les convexités. Le choix empirique de l’exagération des hauteurs y
produit les mêmes effets que sur une coupe, amplifiés par la mise en abîme de la
perspective. 8. Voire de les mesurer avec exactitude,
comme dans ces montages par
Lui aussi gauchi par la perspective, le “plan” plissé de la surface du bloc nous
infographie qui permettent de disposer
renseigne sur le sol et son occupation avec plus de réalisme qu’une représentation d’un grand nombre de coupes sériées
parallèles à l’une des tranches du bloc.
en deux dimensions comme celle qu’offre une carte . Le tracé d’une route, sa logique
9
Quel que soit le procédé, c’est la base du
d’implantation sur le relief, ses relations aux autres motifs s’illustrent avec clarté. calcul des “cubatures” (volumes de
déblais).
9. Voir Alain Freytet, “Carte et paysage.
Quand le bloc-diagramme représente les motifs de paysage avec finesse, il L’invention d’un mode sensible de
représentation des pays, des sites et des
emprunte au croquis ses valeurs graphiques (voir page 30) donnant vie à une
lieux”, Paysage et aménagement, n° 32,
représentation que sa nature même tendrait à figer dans la froideur du août-septembre 1995, p. 27-37.

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schématisme. Les correspondances qu’on pourra
trouver entre un croquis dessiné sur le motif, dans
toute sa fraîcheur et sa puissance d’évocation, et le
trait utilisé pour illustrer, sur le bloc, nature et occu-
pation du sol, font basculer cette représentation vers
une adhésion sensible et cognitive.
Le choix de l’orientation du bloc est important pour
à gauche l’efficacité et la lisibilité de la représentation. A commencer par les lignes de
Comme une coupe, le bloc prend
coupe : une vallée gagne à être coupée perpendiculairement à son axe, et un bloc
un élément linéaire par le travers.
Il donne des indications technique tranchera une route ou un chemin selon un plan qui renseigne au mieux
opérationnelles pour un maître
les dimensions et la nature des sols. Mais le jeu du caché-montré, les raccourcis
d’ouvrage ou une entreprise :
agencement des pierres levées, perspectifs subis par les formes allongées (vallée, crête…) “regardées” dans l’axe,
appareillage des murs, taille et
supposent également d’avoir été exercés avant de pouvoir être anticipés pour
position des pierres à utiliser pour
les revers d’eau… Restauration de orienter d’emblée le bon angle et le bon azimut sous lesquels saisir la réalité repré-
l’ancien chemin muletier de la
sentée par le bloc.
Madone de Fenestre, parc national
du Mercantour.
à droite
Procédé constructif à main levée
une expression du relief
(principe).

Le projet de paysage accorde beaucoup d’importance aux modelés. Il considère


le relief existant ou en projet comme la véritable charpente des paysages. La
végétation, les sols, les constructions viennent s’enraciner ou se poser sur ce
substrat.
Le bloc-diagramme est l’un des outils les plus performants de recherche et de
communication pour aborder la morphologie d’un site ou d’un lieu. L’une de ses
vertus les plus remarquables est la lisibilité qu’il rend au relief.

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La vue perspective de la surface est d’autant plus efficace qu’elle utilise le prin-
cipe des hachures que suivait la carte d’état-major avant l’utilisation systématique
de la courbe de niveau. Rappelons que la hachure doit être parallèle à la ligne de
plus grande pente et d’autant plus courte et serrée que la pente est forte.
Le bloc-diagramme peut investir des surfaces extrêmement variées. Sur plusieurs
centaines de kilomètres carrés, il donnera les grands traits du relief régional :
vallées, montagnes, plateaux. Souvent utilisé dans les atlas ou les chartes de
paysages, il permet une représentation claire des ensembles et des entités paysa-
gères, surtout quand ils sont étroitement associés à la charpente du relief.

Ensemble du bassin versant de


la Vienne sur la bordure nord-ouest
du Massif central. Le bloc
représente un territoire d’environ
deux cents kilomètres de côté.
Modelé schématisé pour révéler
les hauts reliefs, les surfaces
d’aplanissement et les dépôts.
Document réalisé pour le sentier
d’interprétation et l’aménagement
des sources de la Vienne
en Corrèze, pour la communauté
de communes Bugeat-Sornac.

Sur quelques dizaines de mètres carrés, le bloc-diagramme sera redoutablement


efficace pour représenter des formes de talus complexes, des emboîtements de
terrasses difficiles à résoudre dans le cadre d’un projet, des enchaînements de
volumes intérieurs et extérieurs. Cette représentation est à la fois un mode de
recherche, pour clarifier au bout du crayon ce que l’esprit s’épuise à construire
mentalement, et un mode de communication pour se faire comprendre d’un maire
ou d’un entrepreneur quand on aborde la phase du chantier.

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l’occupation du sol

La représentation de l’occupation du sol permet d’apprécier


l’échelle du site ou du lieu. Les hauteurs des motifs de la végéta-
tion et du bâti respectent l’échelle planimétrique. Pour être
sensible et rappeler la perception du paysage, le relief peut
augmenter l’échelle altimétrique dans des proportions d’autant
plus importantes que l’échelle planimétrique est petite. On
multiplie parfois jusqu’à dix les hauteurs par rapport aux
longueurs. Mais les objets de la surface doivent rester sagement
“Il porte un joli nom Saturne, mais
dans les proportions des horizontales. On fait apparaître un site minuscule en y
c’est un dieu fort inquiétant”
dessinant des arbres immenses qui se calent à l’échelle des verticales. La recon- (Georges Brassens). Elaboré à partir
de maquette en sable et de croquis
naissance des formes donne l’échelle à l’ensemble de la représentation. Les motifs
pris sous l’eau, ce bloc représente
du paysage ont des proportions intuitivement connues : un arbre adulte fait de le site sous-marin du lieu-dit Le
Tonneau, à destination des
20 à 30 mètres de haut, une route 5 à 6 mètres de large, une maison, une centaine
plongeurs de Torra Plongée à
de mètres carrés. Campomoro, Corse du Sud.
page précédente à gauche
L’outil idéal pour raconter et faire
la représentation du temps comprendre un projet dans la
subtilité des plis d’un versant.
Aménagement sur le site de
Les profondeurs de la terre sont peu connues et restent mystérieuses. Autant on Roccapina, Corse du Sud, pour le
Conservatoire du littoral.
peut prétendre qu’aujourd’hui, à peu de choses près, la surface de la Terre a été
à droite
explorée, autant ce qui se passe sous nos pieds, à quelques mètres ou à quelques Au-delà de la carte, le bloc est un
véritable outil de recherche. Dans
kilomètres de profondeur, reste largement du domaine de l’inconnu. Que nous
le cadre de l’Atlas des paysages de
réservent les fouilles d’un site archéologique, comment se succèdent les couches la Corse rédigé pour la DREAL Corse,
il sert à préciser les limites et la
géologiques, quels mouvements s’emparent du manteau magmatique ?
nature des unités et des ensembles
En représentant sur ses tranches les coupes géologiques ou pédologiques, le de paysages. Ici, l’ensemble
“Plaines et piémonts du golfe
bloc-diagramme rend visible une hypothèse de ce qui se passe sous le sol. La
d’Ajaccio”, document de travail.
succession des strates, les failles, les altérations de surface éclairent alors les en bas
Succession des événements
formes du relief. Le bloc est un outil privilégié pour illustrer la genèse du relief.
géologiques (transgressions et
La verticalité est en relation directe avec le temps. Plus on descend dans les régressions, érosion et dépôts…)
ayant constitué la stratigraphie
profondeurs de la Terre, plus on remonte le temps. A peu d’exceptions près, les
régionale du massif forestier de
couches les plus anciennes sont les plus enfouies. En associant la profondeur à la Fontainebleau et de la vallée de la
Seine. Série dessinée pour L’Atlas
représentation de la surface de la Terre, le bloc nous met en relation avec les temps
des paysages de Seine-et-Marne,
géologiques ou les empilements historiques. conseil général de Seine-et-Marne,
2007.

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Deux formes d’altération du granite
ayant produit les fameux rochers
de Clamouzat près de Faux-la-
Montagne (Creuse). Blocs élaborés
pour le cahier de gestion du site
classé pour la DREAL Limousin.

Le bloc-diagramme est très efficace quand il représente sur une même portion
d’espace une succession d’épisodes illustrant l’évolution géologique ou histo-
rique. Les images se succèdent en scènes différenciées racontant chacune un
page suivante temps particulier, ère ou étage, âge (de la pierre, du fer…) ou stade d’érosion, de
Le bloc-diagramme s’associe
sédimentation…
à la coupe et au croquis de détail
pour transmettre, à toute échelle,
les intentions d’un projet en vue
de sa mise en œuvre. Le bloc
un outil efficace pendant le chantier et pour
confère de l’ancrage et de la réalité partager le projet
à ce que la coupe technique saisit
plus abstraitement. Croquis de
chantier pour le belvédère de Le bloc-diagramme permet de prendre de la distance en schématisant le réel tout
la Pausa à Saint-Martin-Vésubie,
en trouvant une représentation compréhensible par tous : maître d’ouvrage, entre-
pour le conseil général des
Alpes-Maritimes. prise, partenaires du projet. Hybride entre coupe technique et plan d’exécution,
il fait alors astucieusement le lien entre une représentation technique et l’effet
recherché en termes d’ambiance et de paysage.

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Le bloc rend ses lecteurs complices de la
manière dont la structure sous-tend la texture.
Aussi enfouies que soient la coupe d’un sol, la
succession des couches de fondation, la position
des drains ou des canalisations, la semelle de
fondation d’un mur, elles sont des mises en pers-
pective de la manifestation perceptible qu’elles
servent, au même titre qu’un calepinage ou un
appareillage.
“Formation des facettes Ainsi, à tout moment, alors même que le dialogue est technique et matériel, le
indicatrices d’une faille” ;
paysagiste employant cet outil peut rappeler l’intérêt de la relation sensible aux
Emmanuel de Martonne, Traité de
géographie physique, tome choses et aux êtres.
second : Le relief du sol, Librairie
Sur un chantier, parmi les engins, les matériaux, la terre bousculée, précieux est
Armand Colin, Paris, 1948, fig. 267.
Les blocs juxtaposés de gauche à l’outil immédiatement mobilisable auquel recourir pour anticiper le futur du lieu.
droite évoquent les stades
Ces blocs-diagrammes font maintenant partie intégrante des comptes rendus de
d’érosion qui se succèdent pour
former les facettes en question. chantier10. Mieux que d’autres médias, ils permettent de mettre en relation l’acte
technique d’un corps de métier particulier avec l’action collective qu’est le projet
de paysage.
En outre, la maîtrise de cet outil fascine toujours les interlocuteurs et donne au
paysagiste qui l’utilise un pouvoir particulier. C’est vers lui qu’on se tourne pour
mettre en forme les idées, pour trouver une représentation qui convienne à tous
10. Voir à ce propos (dans un registre
bibliographique peu fourni) Alain – dont personne ne se sent exclu.
Freytet, Restauration et valorisation de
La notion de médiation paysagiste est très à la mode : qu’y aurait-il de honteux
la pointe des Poulains. Protection,
réhabilitation des espaces naturels et à en reconnaître, toute raison gardée, une dimension quelque peu chamanique ?
des jardins 2000-2004, “Carnet de
Nous proposons d’ériger le bloc-diagramme au rang de baguette de coudrier du
mission”, Doublevébé Récup, s.l.
(Vals-le-Chastel), 2005. paysagiste-sourcier : passer au crible de cet outil de concertation les différentes
11. Voir à ce sujet Yves Michelin,
hypothèses d’aménagement influencera la prise de décision finale dans le sens le
“Le bloc-diagramme : une clé de
compréhension des représentations plus durable qui soit, celui que garantit son partage11.
du paysage chez les agriculteurs ?
Mise au point d’une méthode d’enquête
préalable à une gestion concertée du
paysage en Artense (Massif central
français)”, Cybergeo: European Journal
of Geography, environnement, nature,
paysage, document 118, mis en ligne
le 10 janvier 2000,
http://www.cybergeo.eu/index1992.html

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laurent defrance

Le bloc-diagramme numérique,
à la bêche dans les courbes
de niveau…

Modèle numérique de terrain (MNT), maquette numérique, modèle 3D : autant Laurent Defrance est paysagiste
et infographiste, il enseigne
de termes pour désigner un fichier informatique vectoriel en trois dimensions.
l’informatique à l’ENSP. Il est
Il existe pléthore de logiciels pour le concevoir ; plus que de temps pour les l’auteur des illustrations
présentées aux pages suivantes.
maîtriser ! Il en est de gratuits1, ou bon marché, parfois plus efficaces – pour
notre sujet, assurément – que certains grands frères dix fois plus onéreux.
Suivant les fichiers de géomètre disponibles (ou non), la puissance des ordi-
nateurs, les licences acquises, les connaissances informatiques, l’attention
portée à la chaîne graphique2, la résolution souhaitée et l’étendue du site3, ou
le besoin final, les paysagistes utilisent par exemple (par ordre alphabétique,
1. Il est de bon ton de parler d’une
liste non exhaustive) : Autocad, Cinema 4D, Covadis, Dataflor, Max, Maya, gratuité qui n’existe pas ; le sujet
est trop vaste, ou hors propos.
Microstation, Mensura, Rhino, Sketchup, Terragen, Vue d’Esprit, etc. Tous ont
2. Tout dessin vectoriel est
leurs avantages et leurs manières de procéder, trop longs à expliquer ici. exportable dans tous les logiciels
de dessin du même nom. On a vu,
pour l’Atlas de Poitou-Charentes,
Cette très brève contribution explorera plutôt les différences et les apports intégrer sous ArcInfo, de manière
géoréférencée, les entités
respectifs des bloc-diagrammes “crayon” et “souris”, à supposer qu’on maîtrise
paysagères travaillées avec la
aussi bien la perspective sensible que le dessin vectoriel en trois dimensions. plume de Photoshop. Mais il y faut
de la rigueur et il peut être
L’écran, affublé du meilleur progiciel, piloté par le meilleur infographiste, est
raisonnable de tout gérer dans une
beaucoup moins efficace que le carnet à dessin (du moins entre les mains d’un même application, d’où l’idée de ne
pas rompre la chaîne graphique.
Alain Freytet) pour présenter en quelques minutes, les pieds dans la boue,
3. Plus précisément le nombre de
devant un parterre d’élus et de propriétaires, le fonctionnement d’un site et polygones au mètre carré.

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son évolution. L’ordinateur n’est pas tout-terrain et n’aime pas les grands
gestes des aménageurs. Il lui faut un minimum de rigueur, d’accroche, de
distance… désespérément chronophages. Rendre l’ensemble esthétique ou
sensible nécessite également beaucoup de connaissances et de temps.
A contrario la maquette numérique peut générer vues, profils ou courbes de
niveau projet pour un retour en 2D, tricher à volonté sur l’échelle verticale et
sur la qualité et la position des ombres, réaliser une étude d’ensoleillement,
interagir sur le modelé, visualiser les inondations potentielles, évaluer les
bassins de retenue, plaquer une image aérienne ou un plan sur un terrain,
déambuler dans le site, calculer les déblais-remblais.

Encore faut-il obtenir ce fichu MNT ! En fonction du document disponible,


cela prendra quelques minutes… ou quelques heures, voire des jours. Parfois
même devra-t-on renoncer, face à un modelé complexe (falaises, îlots, tunnels,
surplombs…) ou à bout de compétences. Pourtant, le plus souvent, le fichier
altimétrique existe car le géomètre l’a fourni. Il faut l’analyser. Le triturer aussi,
car les données peuvent être fantaisistes. Mais, au bout du compte, le travail
monacal s’arrête quand on a ces informations sous forme de nuages de points,
de courbes de niveau ou de fichier texte avec ses précieuses abscisses, ordon-
nées et hauteurs… Le reste n’est plus qu’affaire d’outils, de connaissances et de
besoin.
Le bloc-diagramme (les courbes triangulées et coupées à la bêche) s’apprend
et se réalise en quelques clics bien sentis et en moins d’une heure… si le terrain
s’y prête. En voici les étapes :

1. Dessin des courbes de niveau.

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2. Elévation des courbes, modélisation et découpe du terrain.

3. Plaquage d’image aérienne.

4. Simulation des crues.

5. Génération automatique des profils.


6. Calcul des déblais et des remblais.

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laurence robert, agnès baltzer et serge cassen

Les dessous des cartes

Ou la continuité terre-mer

préambule Laurence Robert est paysagiste


DPLG ; Agnès Baltzer est enseignant
chercheur géomorphologue à
J’ai rencontré Agnès Baltzer par hasard, dans le village de Loire-Atlantique que l’université de Caen ; Serge Cassen
est archéologue à l’université de
nous habitons toutes deux. A la suite de diverses discussions sur nos professions
Nantes.
respectives, Agnès nous a proposé en mars 2010, à Sébastien Argant (paysagiste
DPLG) et à moi-même, d’intervenir auprès d’étudiants en “master de géomorpho-
logie du littoral” (facultés de Brest et de Caen). Pour elle, cette étude des strates et
des couches géologiques se fait souvent en oubliant de relever la tête. Pour nous
paysagistes, leur regard sur le relief, sa formation, son évolution liée aux mouve-
ments de plaques entre elles ou à l’érosion de la terre, se place dans une temporalité
que nous appréhendons difficilement, voire pas du tout. Cette approche nous
donne une nouvelle lecture qui fait émerger le paysage qui nous entoure, avec
l’impression de le regarder par en dessous.

La rencontre de ces deux disciplines paysage / géomorphologie, dessus / dessous page précédente
Chemin du sonar dans la baie de
nous semble encore plus intéressante au bord de la mer, sur l’estran, entre la ligne
Quiberon (détail).
des plus hautes eaux et celle des plus basses eaux, un espace en mouvement conti-
nuel, difficile à mesurer ou à cartographier.
Ainsi s’ouvrent à nous, autour de cet outil commun qu’est la cartographie, de
nouveaux territoires de collaboration.
L.R.

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Comment l’observation de ce qui se passe sous la mer nous informe sur ce qui
se passe au-dessus de l’eau, sur le littoral, la terre ferme, le paysage ?
On regarde, on représente la Terre vue du ciel. Pourquoi ne pas la regarder par
en dessous, là où elle est immergée, ignorée des cartes terrestres ?
Des techniques permettent de regarder non seulement le relief sous la mer mais
aussi de remonter le temps et d’étudier la formation des paysages depuis des
milliers d’années.
Pour le paysagiste, celui qui travaille avec les plantes et la terre, il est passionnant
de considérer que cette dernière ne s’arrête pas au bord de la mer. Le littoral et les
zones humides, qui constituent cette rencontre entre la terre et la mer, représen-
tent un monde en soi, fragile et protégé, réglementé par une multitude de lois1.
Mais cette frange littorale actuelle ne représente qu’un instant “t” du paysage qui
s’immerge progressivement.
Quelles conséquences ces variations des limites du littoral ont-elles pu avoir sur
les hommes, quelles peuvent-elles être dans l’avenir ? On peut essayer de jouer
avec les lignes des plus basses et des plus hautes mers, les faire monter ou
descendre pour imaginer l’évolution du paysage depuis des milliers d’années sur
le littoral ou se représenter un trait de côte futur, un nouveau bord de mer avec
ses aménagements et ses ouvrages. On prend alors conscience qu’un système
cartographique mesurant une continuité entre les terres et les étendues immergées
n’existe pas, il commence tout juste à émerger...

géomorphologie, archéologie et paysages


depuis dix mille ans

Naturellement, depuis des milliers d’années, le niveau de la mer monte, descend,


remonte... Le golfe du Morbihan et la baie de Quiberon sont par définition2 de bons
exemples pour observer ces fluctuations du niveau marin, cet ennoiement du
continent par la mer. Ce sont des milieux protégés des tempêtes et l’accumulation
des couches sédimentaires y est préservée, permettant de remonter le temps,
1. Convention de Ramsar, lois littoral,
comme dans des archives.
Grenelle de la mer, trame bleue marine,
etc. La première façon de regarder sous la mer, c’est d’attendre qu’elle se retire et
2. Baie, golfe : avancée de la mer dans
découvre par exemple des rochers. Certains de ces rochers, émergeant du sable ou
les terres et dont l’ouverture est
ordinairement très large. simplement posés sur le platier rocheux, sont identifiés comme des menhirs : ils

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s’alignent sur plusieurs centaines de mètres et leur nature (granit de Carnac) est
différente de celle des pierres locales (par exemple des migmatites à la pointe de
Kerpenhir en Locmariaquer, ou des orthogneiss sur l’estran du Mané er Hroëck, dans
la même commune). Des vasques d’érosion à l’extrémité de certaines stèles couchées,
comme “la grande stèle n° 1” sur le site de Kerbougnec à Saint-Pierre-Quiberon, indi-
quent qu’elle était à l’origine en position verticale. On comprend alors que le niveau
marin, à la date de la mise en place de ces objets, était forcément plus bas. La position
et la datation de la stèle en font un “marqueur”, un témoin du niveau marin passé.
Si l’on suit ces lignes de monolithes depuis le littoral jusque dans la mer, on
peut essayer d’établir un lien entre les activités humaines (à travers la recon-
naissance de l’architecture symbolique) depuis dix mille ans et les différentes
étapes de la remontée des eaux. En effet, les variations du niveau marin, que
certaines études ont permis d’estimer, influencent inévitablement la vie des
hommes sur le littoral. Il apparaît donc particulièrement intéressant de cher-
cher les correspondances entre les changements de mode de vie des hommes

Alignement de monolithes sur le


site de Kerpenhir à Locqmariaquer.

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“La grande stèle n° 1” sur le site
de Kerbougnec à Saint-Pierre-
Quiberon.

et ces fluctuations : la transgression marine (remontée de la mer sur la terre)


entamée depuis plus de 10 000 ans BP3, affiche une brusque chute aux alen-
tours de 7 000 ans BP suivie par une remontée qui correspond au passage du
paléolithique au néolithique. Ou encore il y a 4 200 ans (passage du néolithique
à l’âge du bronze), on observe l’amorce d’une remontée du niveau marin qui
se poursuivra jusqu’à environ 3 000 ans BP pour atteindre un niveau très
proche de l’actuel (- 2 mètres).

Pour remonter dans le temps et étudier ces dessous de cartes, il faut aller en
dessous de la ligne des plus basses mers. L’une des méthodes de prospection
employée est un bateau équipé d’un sonar latéral qui peut réaliser une échographie
des fonds marins. Le sonar est tracté dans l’eau, au-dessus du fond, à une altitude
variable (entre 8 et 12 mètres) et produit une image acoustique de 100 mètres de
large de chaque côté. Les différences de gris correspondent aux différentes carac-
téristiques des sédiments (les teintes gris foncé caractérisent les sédiments gros-
3. BP : Before Present. siers, les teintes claires les sédiments fins, vaseux).

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Ainsi, sous quelques centimètres de sédiments, des lignes de menhirs sont repé-
rées et cartographiées. Cette approche permet d’identifier deux groupes de
menhirs, dont l’un est situé sur l’estran et l’autre, plus ancien (6 700 ans BP), est
toujours immergé. Les alignements du premier groupe sont légèrement décalés
par rapport à ceux du deuxième, et ils sont positionnés sur un promontoire.
L’hypothèse est que face à la remontée rapide du niveau de la mer, les hommes ont
préféré dresser les menhirs plus haut. La mer ne serait donc pas montée progres-
sivement, mais par paliers.

Sonar et boomer Seistec.

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Plus profondément encore sous la mer, les
couches de sédiments ont nappé le relief originel,
renfermant et archivant de nombreuses informa-
tions. Le boomer Seistec, qui permet de réaliser
des profils sismiques, émet sur une bande de
fréquence allant de 1 à 10 kHz, et donne une
vision en coupe (verticale) des couches sédimen-
taires. Pour comprendre et calibrer ces profils
sismiques, une carotte de sédiments est prélevée,
puis elle est ouverte en deux parties dans le sens
de la longueur. Les sédiments en contact avec l’air
sont photographiés mètre par mètre, avant qu’ils
ne changent d’aspect, de couleur. Puis une analyse
granulométrique, centimètre par centimètre, est
effectuée. Enfin, on analyse les pollens ainsi que
des foraminifères présents. Les premiers indi-
quent le type de végétation à un moment donné
dans l’environnement proche, les seconds
donnent la température et l’épaisseur des
tranches d’eau.
A partir de cet ensemble de données et d’obser-
vations, on peut essayer de raconter l’histoire de
l’ennoiement de la baie de Quiberon :
Lors de la dernière chute du niveau marin, lors du
dernier maximum glaciaire (20 000 - 18 000 BP), le
niveau marin se situait aux environs de - 120 mètres.
La baie de Quiberon faisait donc partie intégrante
d’un système continental, où tout un réseau de
vallées avait été incisé dans le socle continental
(unité U0). La surface d’érosion R1 correspond ainsi
à ce modelage en vallées et interfluves du domaine
continental de la baie de Quiberon. Au fond de ces
Chemin du sonar dans la baie de vallées, on trouve un remplissage de sables et d’alluvions typiquement fluviatiles : nous
Quiberon.
sommes donc encore dans un contexte continental.

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Lors de la remontée du niveau marin, après 15 000 ans, le système fluviatile cède Profils sismiques obtenus avec le
boomer Seistec : brut au-dessus,
progressivement sa place à un système fluvio-estuarien, où l’influence marine va
interprété au-dessous. Les
se faire de plus en plus sentir. Ainsi de 10 000 ans BP jusqu’à 7 500 ans BP, on différentes unités sismiques sont
notées de U0 à U4 ainsi que la
assiste à une remontée du niveau de la mer d’environ 60 mètres qui lui permet de
position de la carotte MD08-
prendre le pas sur la terre. Il s’agit d’une transgression marine que l’on reconnaît 3204CQ.

sur toute la façade atlantique. La ligne R2 correspond à cette surface de transgres-


sion marine qui permet de déposer des sédiments marins sur tout le paysage
ennoyé: c’est l’unité U2 qui est constituée de sédiments de plus en plus sableux,
et de plus en plus riches en débris de coquilles marines vers son sommet.

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Il y a environ 7 000 ans, une brusque chute du niveau marin (- 5 mètres) favorise
une période d’érosion intense, qui surcreuse le dépôt sédimentaire précédent (U2),
et cette surface d’érosion ou d’incision (R3) va en particulier réentailler les vallées.
Ce qui est remarquable, c’est que cette brusque chute du niveau marin est suivie
par une remontée quasiment immédiate de la mer qui de nouveau envahit brus-
quement le paysage.
Le niveau marin remonte et permet l’accumulation sédimentaire (unité U3)
au-dessus de cette surface R3 : les faciès deviennent très riches en débris de
coquilles, ce qui est caractéristique d’une influence marine en milieu de haute
énergie. A 4 200 ans BP, le niveau marin se stabilise, et on obtient une surface
caractéristique où le taux de sédimentation devient quasi inexistant : plus rien ne
se dépose, c’est un niveau de condensation maximale (R4).
Enfin, la phase actuelle de remplissage montre un taux de sédimentation beau-
coup plus faible (1 mètre de sédiments pour 4 000 ans). Le faciès U4 présente une
particularité intéressante : une succession de lits de turitelles qui confirment de
très faibles apports sédimentaires et témoignent du ralentissement de la montée
du niveau marin.

Toutes ces observations encadrées par des datations permettent de déterminer


la succession de différents paléo-environnements : en 2 000 ans (5 400 à 2 500 ans
BP) le niveau marin monte de 3 à 5 mètres puisqu’il immerge les menhirs, donc de

Séquence schématique donnant un


scénario possible de remplissage
de la baie en fonction du temps.

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2,5 mètres pour 1000 ans enregistrés dans les sédi-
ments, donc de 25 centimètres en 100 ans. Mais
cette hypothèse est valable pour une remontée de
l’eau linéaire dans le temps.
Or de nombreuses courbes de l’élévation holo-
cène du niveau marin ont été dessinées par des
chercheurs. Tous, avec des méthodes et des outils
différents, remarquent une remontée du niveau de
la mer non pas de façon continue mais avec des
soubresauts.

Le géomorphologue sait nous montrer les paléo-


paysages en regardant sous la mer : des marqueurs
du temps parfois visibles à l’œil nu (les stèles, les
tombes mégalithiques), des outils géophysiques (le
sonar, le boomer Seistec) ou bien l’extraction de
sédiments (carotte) sur près de 10 mètres de
profondeur dans les sédiments marins, lui permettent de comprendre ou d’inter- Diagramme regroupant les
différentes causes de remontée du
préter que la mer est remontée par paliers jusqu’à aujourd’hui.
niveau marin sur le littoral breton
Le paysagiste sait analyser et aménager le paysage aujourd’hui en regardant obtenues à partir de différentes
études.
par-dessus. Il utilise sa connaissance du vivant, des milieux et ses propres outils
(relevés botaniques, cartes, photos aériennes, etc.). Pour imaginer l’avenir du
littoral, ses ouvrages et ses aménagements, il pourrait jouer avec le niveau de la
mer et le faire remonter progressivement. Mais comment mesurer précisément
l’ennoiement de cette frange, ce bord, cette marge ?

les zéros des cartes

En cartographie, il n’y a pas de représentation ou de mesure avec une continuité


de la terre jusqu’à la mer, puisqu’il existe deux zéros, un terrestre et un maritime.
Les niveaux de référence sont rattachés à un système terrestre d’une part et hydro-
graphique d’autre part. Le “zéro terrestre” passe par le repère fondamental de
Marseille, niveau moyen de la mer à Marseille, déterminé en 1969 (zéro IGN4 1969).
4. IGN : Institut géographique
Le zéro hydrographique, ou zéro commun des cartes marines de l’Annuaire des national.

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marées, est voisin du niveau des plus basses mers. Les relations entre niveaux
terrestres et niveaux hydrographiques sont définies pour des ports de référence
sur tout le littoral du territoire. Il existe un décalage entre les deux zéros corres-
pondant plus ou moins à l’estran et dont la différence de niveau est d’environ
3 mètres. Par exemple, à Saint-Nazaire, le zéro hydrographique a été calculé en
1958 à 3,159 mètres en dessous du zéro terrestre.
Mais, depuis 2003, l’IGN et le SHOM5 s’associent afin d’étudier la manière de
produire un référentiel géographique du littoral (RGL). Le SHOM et l’IGN sont en
train de constituer des bases de données historiques, baptisées “Histolitt”, sur le
littoral afin de réaliser un inventaire : topographie jusqu’au niveau 10 mètres,
bathymétrie jusqu’à 6 milles marin, modèle de marée. Un trait de côte Histolitt
(TCH) est visible sur des cartes au 1/25 000 depuis 2007. Cependant le TCH n’est
pas destiné à être utilisé à des échelles supérieures au 1/15 000. La précision est
décamétrique en planimétrie et sur certaines zones, elle peut être de l’ordre de
plusieurs dizaines de mètres.
Depuis 2008, un modèle numérique terre-mer baptisé “Litto3D” est en cours de
réalisation. L’objectif est de construire un modèle altimétrique sur l’ensemble des
côtes françaises reliant de façon cohérente les parties immergées et émergées qui
composent le littoral. Le golfe du Morbihan a été choisi comme zone d’essai car il
concentre, au travers d’une grande variété de reliefs et de thèmes, la plupart des
difficultés que le projet Litto3D aura à résoudre sur l’ensemble du littoral français,
en particulier en termes de modélisation hydrodynamique.

La réalisation de cette base de données cartographiques constitue évidemment


un outil précieux pour l’aménagement du littoral. La délimitation entre la terre et
la mer n’est plus aussi tranchée. On voit ce qui se passe sous la mer, les éléments
géographiques (falaises, fleuves, vallées, etc.) qui se prolongent au-delà du trait de
côte. Par exemple, les rivières continuent leur course sous la mer dans le golfe du
Morbihan. On regarde le paysage du littoral non plus comme un bord, une frange
fragile à protéger et à défendre, mais plutôt comme une limite qui bouge, qui raconte
ce mouvement perpétuel et ces deux mondes qui se mêlent. On n’est plus dans un
système de représentation où le monde de la terre s’oppose à celui de la mer.
Certains aménagements ne sont déjà plus dans cette logique de défense contre
5. SHOM : Service hydrographique et
océanographique de la marine. la mer. Si pendant un millénaire, la tendance générale a toujours été favorable à

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l’accroissement de la surface des terres, à l’assèchement des zones humides, un Carte Litto3D du golfe du
Morbihan, 2007, réalisation SHOM
renversement de la tendance a lieu depuis quelques décennies : par exemple, dans
et IGN.
différents sites aux Pays-Bas, en Allemagne et aussi en France, on se pose la ques-
tion de savoir s’il ne convient pas mieux de rendre des polders à la mer et de
reconstituer des zones humides6. Sur ces sites, on a mesuré l’énergie des vagues
6. Voir à ce sujet Lydie Goeldner-
parvenant à la digue de défense contre la mer. Elle est largement amortie lorsqu’elle
Gianella, “Polders du XXIe siècle :
doit parcourir une étendue de schorres. La suppression de la digue d’un polder des paysages diversifiés et mouvants”,
Les Carnets du paysage, n° 17,
permet également de restaurer un paysage de bord de mer, maritime, d’accroître
“Des défis climatiques”, automne/hiver
la biodiversité et la production de matières organiques qui alimentent ensuite le 2008-2009.

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à gauche milieu marin littoral. Des équipements tirent partie de cette oscillation du niveau
Marée basse le 2 mars 2010
de la mer : sur les îles de Chausey qui subissent un marnage de 14 mètres, l’em-
(coefficient 116) : niveau moyen
de la mer il y a 7 000 ans. barcadère ressemble à un escalier géant en bois à deux étages, le plus bas permet-
à droite
tant de débarquer quand la marée est basse, le plus haut quand la marée est haute.
Marée haute le 2 mars 2010
(coefficient 116) : niveau moyen
de la mer dans 100 ans,
Le paysagiste doit faire des aménagements qui racontent cette fragilité, ce
golfe du Morbihan, Kerbougnec,
Saint-Pierre-Quiberon. niveau de la mer qui fluctue et qui monte, ennoyant parfois rapidement le littoral7.
L’idée est d’arrêter de considérer deux univers qui s’opposent (un univers “terre”
opposé à un univers “mer”, avec une marge au milieu), mais plutôt une continuité
de la terre sous la mer, un ensemble, un tout qui se mêle et se superpose. L’étude
de la géomorphologie du littoral, l’utilisation de cartes Litto3D nous invitent à
travailler en faisant des simulations de la montée du niveau de la mer. Nous
pouvons ainsi réaliser des aménagements qui, s’ils tiennent compte de la fragilité
d’un milieu, s’attachent à mettre en valeur le mouvement continuel de la mer qui
ennoie chaque jour un peu plus le littoral. N’est-ce pas ce mouvement perpétuel,
bouleversant constamment notre point de vue, qui caractérise le paysage de bord
7. En 2009, le GIEC (Groupe d’experts de mer ?
intergouvernemental sur l’évolution du
climat) estimait que l’élévation du
niveau de la mer pourrait atteindre
50 centimètres d’ici 2100 avec une large
marge d’incertitude allant d’un
minimum de 30 centimètres à un
maximum de 100 centimètres.

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références bibliographiques

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M.-T. Morzadec-Kerfourn, “Variations de la F. Verger, Zones humides du littoral français,
ligne de rivage armoricaine au quaternaire. Belin, Paris, 2009.

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muriel moreau

Echappées d’âme

A la recherche de constructions minutieuses, je suis entrée dans l’univers de Diplômée de l’Ecole des arts
décoratifs de Strasbourg,
l’eau-forte.
Muriel Moreau est artiste graveur.
Graver est pour moi imaginer, réinventer la matière.
Lorsque je grave, j’aime cette forte intimité entre la plaque et moi. Je me sens page précédente
Alma de jour, fleuves, rivières,
travailler sur des choses précieuses, sensibles et importantes, un peu comme un
ruisseaux (détail).
inventeur.
La gravure me cadre dans la construction de mes images. Je travaille au rythme
ci- dessous
de cette discipline longue et méthodique. Ce temps nécessaire à la réalisation de Atelier, Casa de Velázquez.

mes plaques correspond à mon temps de réflexion, de


rêveries...
Inspirée par les carnets anatomiques de Léonard de
Vinci, de la relation qu’il crée entre l’homme et le
monde vivant, je suis à l’écoute de la vie. Je manie mes
pointes comme un scalpel, j’ouvre des tissus, découvre
des réseaux capillaires, surprend des pulsations de vie
et des écoulements de matière.
Ainsi portée par des énergies vitales, cosmiques, je
cherche à créer une topographie dynamique du vivant.
Les grandes cartes d’Alma Rios et Alma Caminos font
corps avec leur châssis de bois brut. Elles sont à l’image
d’une cartographie anatomique de la pensée, des

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“paysages de cerveaux” qui deviennent chemins, montagnes, rivières ou fleuves.
Ce travail me rappelle l’esprit des premières gravures rupestres ; j’éprouve ce
même besoin de laisser des traces, de définir des espaces, tailler des microsillons
remplis de signes racontant mon histoire, des fragments de matières constituantes
de notre corps, de notre être.
Ces cartes de jour ou de nuit évoquent deux visions opposées d’un même monde.
Comme de l’autre côté d’un miroir, la gravure révèle son images inversée.

Les échappées d’âme, tissus de microstrates, se font puis se défont sous notre
regard ; quelque chose de vital s’approche, puis disparaît, puis revient encore
comme une respiration.

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Alma de jour, fleuves, rivières, ruisseaux. Quatre eaux-fortes marouflées sur bois, 1,50 x 2 m, 2010.

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Alma de nuit, fleuves, rivières, ruisseaux. Quatre eaux-fortes marouflées sur bois, 1,50 x 2 m, 2010. à droite : détail.

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Alma de jour, chemins. Quatre eaux-fortes marouflées sur bois, 1,50 x 2 m, 2009. à gauche : détail.

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Alma de nuit, chemins. Quatre eaux-fortes marouflées sur bois, 1,50 x 2 m, 2009. à droite : détail.

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Echappées d’âme. Eau-forte, 75 x 94 cm, 2009.

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Echappées d’âme. Eau-forte, 75 x 94 cm, 2009.

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andrea urlberger

Où suis-je ?
Comment cartographier
un monde mobile ?

GPS et pratiques artistiques

En abandonnant les câbles, les systèmes numériques en réseau ont pu quitter les Andrea Urlberger est maître
assistant à l’Ecole nationale
espaces confinés des appartements et des ordinateurs fixes pour se faire légers et
supérieure d’architecture de
accompagner chacun lors de ses déplacements1. Tout en restant mobiles, il est Toulouse, laboratoires LRA, EdNM.

possible de se connecter, d’accéder à des informations, de maintenir des échanges,


de se situer dans l’espace et de répondre en permanence à la question : “Où
suis-je ?”
Différentes techniques et technologies s’arriment à cette mobilité. D’abord, les
techniques de transport ont accéléré les déplacements et surmonté des obstacles page précédente
Christian Nold, East Paris Emotion
et, maintenant, les technologies de l’information et de la communication transfor-
Map, 2008.
ment encore autrement les déplacements, créant ainsi un rapport nouveau aux
territoires. Celui-ci implique forcément des nouvelles représentations. Le
géographe Jacques Lévy explique que le changement de la connaissance du mouve-
1. Cet article est issu du rapport final de
ment signifie le changement de la représentation du mouvement et donc le chan- la recherche Paysage technologique.
Théories et pratiques autour du Global
gement du mouvement en soi . 2
Positioning System, financée par le
Parmi tous les dispositifs portables qui peuvent procéder à des localisations ministère de la Culture et de la
Recherche, direction de l’Architecture et
spatiales, mais aussi temporelles, le Global Positioning System (GPS) est loin d’être
du Patrimoine, bureau de la recherche
le seul, mais il reste néanmoins particulier en raison de son fonctionnement architecturale, urbaine et paysagère,
dans le cadre du programme
simple, peu coûteux, capable de fournir des coordonnées et de localiser toute
interdisciplinaire de recherche “Art,
personne qui porte un récepteur GPS sur elle. Cette production de coordonnées architecture et paysage”, session 3.
2. Jacques Lévy, “De nouvelles
spatiales (et temporelles) est très flexible et permet d’utiliser le GPS sous des
spatialités urbaines”, Le Sens du
formes extrêmement diverses. mouvement, Belin, Paris, 2005.

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La géolocalisation par des récepteurs GPS des téléphones portables, notamment
les smartphones (comme l’iPhone), mais aussi les iPods Touch ou certains appa-
reils photo3, s’installe dans les usages, les déplacements. D’ailleurs, dès que cette
localisation automatique a atteint une plus grande précision, en 2000, elle a été
suivie d’une quantité innombrable d’applications grand public (le système de navi-
gation étant l’une des plus répandue), mais elle a également fait son entrée dans
de nombreuses pratiques artistiques qui explorent le GPS.
Si le système de navigation embarqué permet d’inscrire sa position sur des
cartes numériques, les représentations qui émergent des propositions artistiques
produisent souvent une nouvelle forme de cartographie qui ne montre pas un
monde figé dans lequel se dessinent des parcours potentiels ou réels. Ces pratiques
expérimentent des liens dynamiques et souvent incertains entre individus, dépla-
cements et territoires. C’est un système non visuel – l’enregistrement automatique
page suivante
Dan Belasco Rogers, Berlin, des coordonnées spatiales et temporelles – qui produit des cartes grâce au
2003-2009, Berlin, 2006, et Berlin,
déplacement.
2008.

une mise en mouvement globale


des représentations du monde

3. Les téléphones portables et iPod dan belasco rogers, The Daily Practice of Map Making.
Touch ne se localisent pas forcément
Certains travaux GPS de l’artiste anglais Dan Belasco Rogers4 lient étroitement sa
avec le Global Positioning Système,
mais ils utilisent parfois le système vie personnelle et la production d’une cartographie. The Daily Practice of Map
GSM.
Making consiste à enregistrer, depuis 2003, ses trajets quotidiens, dans son lieu
4. http://www.planbperformance.net/
dan/ de vie, Berlin, ou lors de ses voyages. Toutes les coordonnées GPS assemblées
5. The Daily Practice of Map Making
forment des lignes qui produisent une carte plus ou moins dense. La quantité de
rappelle la performance réalisée dans le
cadre de l’exposition Traffic, au CAPC lignes et donc la densité de la carte sont liées au nombre de parcours. Pour certaines
Bordeaux en 1996 de l’artiste américain
cartes, il s’agit d’enregistrements de quelques jours, pour d’autres de quelques
Jason Rhoades. Assez atypique pour
Rhoades en raison de son caractère semaines, ce sont même parfois des enregistrements sur une ou plusieurs années.
minimal, The Caprice Auto Project
Tous ces enregistrements convergent pour former une seule carte d’un lieu. Ces
consistait à utiliser une voiture, une
Caprice, lors de tous ses déplacements cartes se construisent uniquement à partir des déplacements quotidiens de l’ar-
sans faire de différence entre ses trajets
tiste, à partir d’un usage de la ville dont les motivations ne s’affichent d’ailleurs
quotidiens, personnels ou artistiques.
Ce sont tous ses parcours dans Los pas dans la carte. Il n’y a donc pas de lien direct entre le but que l’on cherche à
Angeles qui forment l’œuvre, d’ailleurs
atteindre et son enregistrement ; c’est l’existence de l’artiste qui produit une repré-
sans aucune forme d’enregistrement de
la performance en soi. sentation cartographique du monde5.

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L’enregistrement automatique des coordonnées permet de détacher le contenu
d’un parcours de sa représentation, la saisie d’un moment de la vie quotidienne
de la production simultanée d’un travail cartographique. Ce lien entre banalité ou
quotidienneté, déplacement et automatisme trouve ses sources dans différentes
productions et expérimentations artistiques.
L’idée du parcours automatique sans but affiché apparaît dans les dérives
psychogéographiques de l’Internationale situationniste dans les années 1960,
auxquelles Dan Belasco Rogers se réfère explicitement. Il s’agissait de parcourir
l’espace urbain en dérivant, c’est-à-dire sans objectif apparent, et de mettre ainsi
en place des perceptions “automatiques”, des représentations urbaines qui ne s’ap-
puient pas seulement sur la vision, mais aussi sur la simple présence dans
l’espace.
L’enregistrement de la vie quotidienne de manière à peine préméditée et presque
automatique est souvent expérimenté par des artistes qui utilisent la photographie
comme Nan Goldin, Annelies Strba et beaucoup d’autres. Néanmoins, ces images
photographiques, ces “instantanés” impliquent toujours la vision, un moment d’at-
tention, un certain cadrage, une attention artistique, même si ces éléments se
réduisent considérablement et s’automatisent parfois.
page précédente
Grâce au caractère automatique de la géolocalisation, Dan Belasco Rogers réduit Dan Belasco Rogers, Graz,
2006-2009.
encore plus cette attention et produit une carte, indéniablement subjective, qui
épouse pourtant la forme de l’espace urbain. Elle donne des informations concrètes
non seulement sur la ville mais également sur les trajets de l’artiste, tout en resser-
rant le lien entre l’espace physique et sa représentation car, malgré la liberté de
circuler, il est pourtant impossible de sortir des rues, des places, des espaces privés
ou publics. Si le GPS est incapable de faire le relevé d’un espace urbain construit
et figé, il adapte des actions précises à la morphologie urbaine d’une ville, Berlin
par exemple. Les cartes GPS montrent ainsi une pénétration dans la ville de plus
en plus importante avec l’augmentation du temps de parcours. Rogers, à travers
l’enregistrement de ses déplacements, extrait des parties de la ville et souligne
ainsi ce lien spécifique entre un individu, un paysage urbain et un usage particu-
lier, liant une expérience subjective à un territoire déterminé. Il s’agit d’un
“portrait” cartographique d’une personne et sa rencontre avec un lieu. Dan Belasco
Rogers explique qu’avec le GPS il dessine sa vie et produit une représentation de
l’espace grâce à son corps6. 6. http://www.planbperformance.net

o ù suis- je ? co mmen t car to g ra phier un mo n de mo bile ?


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christian nold, BioMapping
Christian Nold7 enregistre également des parcours avec un récepteur GPS mais,
contrairement à Dan Belasco Rogers, ce ne sont pas ses propres mouvements mais
ceux d’autres personnes, souvent des participants à des workshops, qui les effec-
tuent. Ce ne sont donc pas des déplacements quotidiens mais une performance
dont le but est la production d’un travail artistique, une cartogra-
phie des émotions à partir de la question : “Quels sont les senti-
ments qui apparaissent quand on parcourt un lieu ?”
Les projets BioMapping 8, réalisés à partir de 2004, mettent en
place un dispositif GPS qui enregistre des localisations temporelles
et spatiales et un Galvanic Skin Response (GSR) qui capte des
données biométriques en évaluant la résistance électrique de la
peau. Proche d’un détecteur de mensonges, ce dispositif restitue un
certain état émotif sans pouvoir distinguer les différents types
d’émotion qu’on éprouve. Equipés d’un tel système, les participants
des workshops parcourent des villes.
Christian Nold, BioMapping, 2004. Tout au long du parcours, les coordonnées GPS et les données affectives sont
transmises toutes les quatre secondes à un serveur et s’inscrivent en temps réel sur
page suivante
Christian Nold, San Francisco une carte Google Earth. Les parcours sont représentés par des lignes, les émotions
Emotion Map, 2007.
sont visualisées par des pics et colorées en fonction du ressenti. Simultanément,
ces trajets sont également commentés par les “promeneurs”, qui précisent les
émotions éprouvées. “Je suis ici et je suis très ému parce que j’ai vu pour la première
fois de ma vie Big Ben.” Pour Christian Nold, BioMapping fonctionne complètement
à l’envers des détecteurs de mensonge dont l’usage habituel part du principe que
le corps exprime la vérité et que la parole ment. Dans BioMapping les participants
interprètent leurs propres données spatiales et cette interprétation seule permet
d’évaluer le véritable état émotif d’une personne lors de son parcours9.
Toutes ces données produisent des cartes, capables de représenter des territoires à
partir de critères autres que physiques ou visuels. Si les premières expériences
BioMapping s’appuient encore sur une cartographie “conventionnelle” qui prend la
forme d’une carte Google Earth sur laquelle le parcours capté s’inscrit, les expériences
plus récentes appelées Emotion Map éliminent toute carte préexistante. Le résultat
7. http://www.christiannold.com/
est une hybridation encore plus importante entre subjectivité et espace physique. Des
8. http://biomapping.net/
9. http://www.softhook.com/ éléments en principe flous sont mesurés et peuvent fabriquer une carte.

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Ces cartographies, et notamment le travail de Christian Nold sur les émotions,
renvoient à la notion d’espace vécu, développée entre autres par Henri Lefebvre
dans La Production de l’espace, puis repris par Edward Soja, géographe et urba-
niste américain, pour lequel l’espace urbain oscille en permanence entre réalité et
représentation 10. Il propose la notion de thirdspace qui signifie que l’espace urbain
ne se réduit pas seulement à l’aspect matériel ou à l’aspect informel, mais relie de
façon inextricable les deux. Cette articulation permet de développer une meilleure
compréhension d’une urbanité de plus en plus instable et changeante. C’est
d’abord un espace de vie, incluant simultanément réalité et imaginaire, actualités
et virtualités, expériences individuelles et collectives.
Il existe des méthodes qui saisissent l’espace vécu et les émotions qu’il peut
susciter à partir d’entretiens avec les habitants d’un lieu, mais l’enregistrement
automatique des parcours place un corps de manière précise dans l’espace et le
temps, et prend en compte des données à la fois physiques et mentales. Le fait de
localiser devient ainsi le moyen pour que d’autres possibilités de représentation
émergent.
Dans les Emotion Map de Christian Nold, même les récits et les commentaires
des participants qui étoffent les parcours sont localisés, jusqu’à, comme dans San
Francisco Emotion Map, saturer par cumul d’informations la représentation carto-
graphique. Celle-ci n’est plus tout à fait un instrument de navigation dans un
espace physique, mais une image “illisible”, une cartographie collective d’un espace
émotif.

esther polak, NomadicMilk 11


Les projets artistiques fondés sur la localisation à l’aide du GPS de l’artiste hollan-
daise Esther Polak placent les coordonnées spatiales et temporelles dans un
contexte différent, plus économique et donc plus politique. Son premier projet
AmsterdamRealtime12 (2002) fait exception. Une vingtaine de personnes munies
10. Henri Lefebvre, La Production de
d’un récepteur GPS enregistrent leurs parcours, tout en poursuivant leurs occu-
l’espace, Anthropos, Paris, 2000.
Edward Soja, Thirdspace : Journeys to pations habituelles à Amsterdam. Puis, dans un espace d’exposition, tous les
Los Angeles and Other Real and
parcours convergent en temps réel et dessinent sur fond noir une carte d’Ams-
Imaginated Places, Blackwell, Oxford,
1996. terdam. Chaque participant peut aussi faire imprimer son parcours. Des discus-
11. http://www.mobilisable.
sions et des échanges surviennent spontanément à partir de ces portraits tout à
net/2008/?page_id=24
12. http://realtime.waag.org/ fait particuliers.

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Cette carte d’Amsterdam est assez proche du travail de
Dan Belasco Rogers bien qu’elle introduise un autre point
de vue : la subjectivité se déplace et la cartographie résulte
de l’expérience collective d’un petit groupe de personnes.
Les réactions et les commentaires spontanés des partici-
pants face à leurs itinéraires montrent aussi à Esther
Polak que la géolocalisation peut déclencher d’autres
formes de représentations individuelles. Ainsi, à côté du
GPS et de sa capacité d’enregistrer des parcours au quoti-
dien, Esther Polak s’intéresse beaucoup à cet aspect
discursif et collectif. Elle le conserve ensuite dans ses
projets GPS ultérieurs.
En 2004-2005, elle développe Milkproject 13 dans lequel
elle suit et localise le transport et surtout la transforma-
tion du lait de la Lettonie à Amsterdam. Herbe, vache, lait,
fromage, nourriture, énergie, toutes les personnes qui Esther Polak, AmsterdamRealtime,
2002.
contribuent à cette chaîne alimentaire, à ses transforma-
tions, portent pendant une journée un dispositif GPS qui
enregistre leurs mouvements. La carte qui en résulte
englobe la grande échelle, la distance entre la Lettonie et
les Pays-Bas et, en même temps, plonge dans un monde
subjectif et mobile, parfois à une très petite échelle comme
dans le cas des déplacements de quelques centaines de
mètres autour d’une ferme ou sur un marché. Des récits
s’ajoutent aux tracés GPS. Chacun décrit son activité en
observant les enregistrements de ses parcours14.
Puis, à partir de 2006, elle commence à travailler sur un autre projet GPS, Esther Polak, Milkproject,
2004-2005.
NomadicMilk en Afrique de l’Ouest, essentiellement au Nigeria. Pour ce projet,
elle suit encore une fois la production du lait et se focalise sur les différents acteurs
13. http://milkproject.net/
impliqués : d’une part, les nomades, les Fulanis, qui produisent et vendent le lait, 14. Voir aussi Andrea Urlberger,
“Rapprochement et emboîtement.
et, d’autre part, les transporteurs nigérians, qui distribuent du lait (en poudre ou
Comment les médias localisés relient
concentré), de provenance essentiellement européenne, sur tout le territoire. Ces l’art aux territoires ?”, dans Veduta,
biennale de Lyon (dir.), L’Art, le
deux activités sont captées par l’enregistrement des parcours, puis commentées
territoire – Art, espace public, urbain,
et expliquées par les différents acteurs. Certu, Lyon, 2008, p. 188-201.

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Esther Polak, NomadicMilk, 2006. Pouvoir produire du lait frais ou du nonno, une sorte de yaourt fulani, puis le
vendre implique des déplacements fréquents pour la survie des troupeaux de
bovins, la recherche de nourriture, l’évitement des épidémies, des conflits ou des
régions trop chaudes à certaines périodes de l’année15. Esther Polak explique qu’ici
15. “M. Idiris s’est souvenu de son ce sont les vaches qui sont menées vers la nourriture et non, comme dans les
voyage durant la saison des pluies. Au
formes d’agriculture sédentaire, la nourriture apportée aux vaches.
début il avait clairement progressé vers
le nord, en direction de Kaduna, mais Elle enregistre ces parcours à travers le Nigeria, et produit une carte qui ne
après quelques semaines il s’était
ressemble pas du tout aux cartes numériques et dynamiques de ses projets anté-
brusquement dirigé vers l’est. Puis il
était revenu en direction de son rieurs ou d’autres artistes utilisant le GPS. NomadicMilk fabrique ces cartes de
campement de saison sèche et il était
déplacements avec un petit robot qui dessine, sur le sable, des lignes représentant
resté les deux derniers mois de la saison
des pluies dans la région. J’étais les cheminements des nomades ou des camionneurs saisis par GPS. Ces cartes
surprise, qu’était-il arrivé ? Après
éphémères, qui rappellent d’ailleurs les représentations des songlines ou dreaming
l’avoir questionné, nous avons établi
qu’il avait d’abord eu des informations tracks des aborigènes d’Australie, peuvent ainsi facilement être montrées aux
concernant la crise religieuse de juin
participants nigérians, surtout aux Fulanis, car, alors que les cartes produites pour
2009 à Kaduna par la radio, mais qu’il
n’en avait pas tenu compte et qu’il était AmsterdamRealtime ou Milkproject devaient être projetées, ces cartes sont
parti quand même. Plus tard, il avait
tracées directement sur le sol, un support partout disponible. A partir de ces cartes,
rencontré quelques Fulanis au marché,
qui lui avaient expliqué qu’il risquait sa les trajectoires peuvent être commentées, enrichies et expliquées.
vie et celle de son troupeau s’il se
Pour Esther Polak, l’intérêt du GPS réside dans sa capacité de produire une repré-
rendait à Kaduna. Cela l’avait donc
décidé à rentrer et à ne pas voyager loin sentation réaliste de la mobilité, d’engendrer des récits, de connecter des situations
cette année”. Commentaire de l’artiste à
locales à des expériences spatiales à un niveau global et de rendre perceptibles des
propos du parcours de M. Idiris tracé
sur le sol (http://www.nomadicmilk.net). temporalités.

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En raison de ces articulations multiples, le GPS apparaît dans son travail comme
particulièrement intéressant pour souligner des forces économiques, donc poli-
tiques, sans pourtant prendre une position idéologique. L’artiste instaure, comme
Christian Nold, une distance avec les événements, une vue d’ensemble, mais en
même temps elle plonge dans le détail des vies et des micromouvements.

“chaque ligne que nous traçons avec le gps


nous rappelle notre existence16.”

Toutes ces cartes géolocalisées s’inscrivent à la fois dans une vaste expérimenta-
tion artistique de la cartographie17 et dans une recherche autour des nouveaux
dispositifs technologiques géolocalisés qui se répandent massivement dans tous
les usages, connectant deux domaines qu’on pensait séparés, le monde physique
et le monde virtuel.
Liant étroitement cartographie et déplacements, le GPS permet une nouvelle
représentation à travers l’usage d’un territoire. Cartographier le mouvement est
d’autant plus nécessaire que celui-ci ne s’inscrit pas dans un espace physique figé.
Déplacements et territoires s’hybrident pour former un seul espace. Comme l’ex-
plique Alain Bourdin, toute la ville est un espace de flux où l’on ne peut plus faire
abstraction des questions de mouvement18. Un des textes les plus influents sur la
domination des flux, La Société en réseaux de Manuel Castells19, se réfère à ces
emboîtements. Si les technologies de la géolocalisation lient mobilités physiques
et mobilités virtuelles et font émerger des nouvelles pratiques et des nouvelles
représentations, les cartographies GPS en art ne reflètent pas n’importe quelle
mobilité. Il s’agit essentiellement de la mobilité humaine. Une cartographie appa-
16. Masaki Fujihata / The Making of
raît là où un ou plusieurs corps ont éprouvé le monde ; la carte est le résultat de Masaki Fujihata’s Landing Home
in Geneva, DVD, 2005.
cette rencontre, de ce frottement qui ne permet plus de détecter de différences
17. Katharine Harmon, The Map as Art,
entre existence, déplacements et territoire. Princeton Architectural Press,
New York, 2009.
Le GPS a de cette manière une portée autre que d’être une simple commodité qui
18. Alain Bourdin (dir.), Mobilité et
évite d’avoir à se repérer sur une carte numérique. Ce dispositif peut changer les écologie urbaine, Descartes & Cie, Paris,
2007.
représentations et en conséquence les cartographies territoriales en se glissant au
19. Manuel Castells, La Société en
plus près de notre corps. Greffe ou prothèse20, comme la montre au poignet qui a réseaux, Fayard, Paris, 1998.
20. Notion développée par Pascal
permis de se situer dans le temps, le GPS permet de se situer aussi dans le temps,
Amphoux, http://www.mobilisable.
mais surtout dans l’espace. L’utilisation comme greffe ou comme prothèse apparaît net/2008/?page_id=24

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dans tous les projets artistiques, mais c’est Dan Belasco Rogers qui l’arrime de la
manière la plus étroite à son corps pour produire une carte presque en continue.
Cette idée de permanence apparaît aussi dans le projet NomadicMilk dans lequel
des Fulanis portent par intermittence des récepteurs GPS durant toute une saison.
Connaître de façon automatique et sans effort de repérage sa position exacte
dans l’espace produit une inscription objective, “mesurable” dans le monde en
s’appuyant sur des données subjectives liées à la mobilité. La cartographie issue
de cette géolocalisation introduit une distance entre un événement et l’observation
de cet événement, c’est-à-dire qu’on évolue dans l’espace et qu’on se voit évoluer.
Esther Polak a découvert ce potentiel d’auto-observation dans sa première expé-
rience GPS Amsterdam Realtime, 2002. Elle explique : “Il est vrai qu’à Amsterdam
nous proposions aux participants d’imprimer leur trajectoire. Nous ne nous
sommes pas attendus à ce que les gens aient des réactions si fortes face à leurs
parcours. Il y avait un jeune homme qui était si impressionné par ses trajets en
2002 qu’il a pensé les montrer à ses petits-enfants. Mais il n’avait que vingt-quatre
ans et même pas d’enfants21.”
Ces cartes GPS contiennent donc incontestablement une forte dimension indivi-
duelle, mais en même temps le monde n’y est pas exclu. En effet, ces cartes ne sont
pas des cartes purement mentales. Il faut sortir, se confronter au monde, c’est un
mélange entre objectivité et subjectivité ; une situation intermédiaire émerge. Si la
question du contrôle liée à la géolocalisation existe certainement chez certains
artistes, dans les pratiques artistiques évoquées ici le GPS a le plus souvent un carac-
tère intime, subjectif, de lien à un territoire et d’interrogation du rôle de l’auteur.
La localisation du corps dans l’espace et l’observation de son fonctionnement
qu’évoque Peter Sloterdijk dans Sphères 22 instaurent une certaine distance entre
le vécu et la perception de l’espace vécu. Cette perception peut être considérée
comme une forme inédite d’observation permettant de faire et de décrire comment
on fait simultanément. Cette cartographie contient ainsi un caractère fortement
narratif. Autrement dit, la cartographie GPS permet de relier étroitement “les arts
21. Esther Polak, entretien, février 2007,
Amsterdam. http://www.ciren.org/ de dire et les arts de faire”, évoqués par Michel de Certeau pour lequel “l’art de
ciren/laboratoires/Paysage_
tourner des phrases a pour équivalent l’art de tourner des parcours23”.
Technologique/art/polak/index.html
22. Peter Sloterdijk, Sphères III. Jean-Louis Boissier ajoute : “Ce que produit le GPS, on peut l’appeler un objet spatio-
Ecumes, Maren Sell, Paris, 2004.
temporel. Une carte, puisqu’elle est la trace d’un déplacement qui se développe bien
23. Michel de Certeau, L’Invention du
quotidien, Gallimard, Paris, 1980, p. 151. sûr à la fois dans l’espace et dans le temps, est un objet spatiotemporel. Toutes les

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cartes ne sont pas des objets spatiotemporels, mais ici il s’agit d’une carte qui est Masaki Fujihata, Field-Work@Alsace,
2002-2004.
étroitement liée à un écoulement du temps. C’est un itinéraire avec un début et une
fin, une série d’itinéraires classés dans la même carte, en l’occurrence une carte tridi-
mensionnelle. Tout ça est automatiquement réalisé, moyennant quelques correc-
tions24.” Parcourir le monde et enregistrer des parcours ressemblent ainsi à une
transformation automatique de l’espace visible en espace “lisible”, en récit.

Le récit sous une autre forme est d’ailleurs étroitement lié à l’usage du GPS.
Commenter ses parcours est récurrent dans ces cartographies. Même si les motiva-
tions des déplacements de Dan Belasco Rogers restent imprécises, il indique néan-
moins que l’enregistrement est étroitement lié à la totalité de sa vie quotidienne.
Christian Nold, Esther Polak, mais aussi Masaki Fujihata dans ses travaux Field-
24. Jean-Louis Boissier, entretien,
Work@Alsace, 2002-2004, ou Landing Home in Geneva, 2005, vont se soumettre à juin 2006, Paris. http://www.ciren.org/
ciren/laboratoires/Paysage_
divers commentaires sur leurs parcours. Comment se déplace-t-on, pourquoi, quelles
Technologique/art/sciboz/index.html
émotions nous lient à des lieux spécifiques ? L’artiste japonais Masaki Fujihata25 a 25. http://www.fujihata.jp/ et
http://www.arpla.fr/canal20/adnm/?p=278
expérimenté fréquemment les enregistrements GPS, notamment autour du récit, de
26. http://www.centreimage.ch/
la mobilité ou de l’immobilité. Dans Field-Work@Alsace26, les parcours enregistrés expos_events.php?id=14
27. Andrea Urlberger, “Géolocaliser les
sont ses propres parcours en Alsace, où sont localisés ses rencontres et entretiens
pratiques artistiques, la question de la
filmés avec des personnes vivant des deux côtés de la frontière franco-allemande27. frontière”, ETC, n° 85, Montréal, mars,
avril, mai 2009, p. 6-9.
Jeremy Woods utilise le récit encore différemment, écrivant parfois directement
28
28. http://www.gpsdrawing.com/jw/
des textes dans l’espace. Il parcourt l’espace pour écrire par exemple : “It is not down work/meridians.html

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Masaki Fujihata, Field-Work@
Alsace, 2002-2004.

in any maps; true places never are29”, une citation de Moby Dick, d’Herman Melville.
Le GPS enregistre le déplacement et donc le texte30.
La représentation cartographique GPS passe par le récit, mais un récit particulier,
proche de la navigation. On navigue à travers des textes comme on navigue à
travers des lieux en s’appuyant sur des coordonnées spatiales et temporelles qui
fonctionnent comme des microrécits. Dans son article “The Territory is the Map
– Space in the Age of Digital Navigation31”, Bruno Latour explique que, depuis son
apparition, le support numérique procède à une transformation radicale de la carte
et notamment à une extension du terme de navigation. La navigation à partir de
29. “Ce n’est sur aucune carte ; les
endroits vrais n’y sont jamais”, Janet cartes ou la navigation qui engendre des cartes ont toujours existé. On peut mobi-
Abrams et Peter Hall (éd.), Else / Where,
liser sa mémoire des cheminements déjà effectués, suivre des panneaux, demander
Mapping New Cartographies of
Networks and Territories, University of son chemin. Autrefois on naviguait en calculant les cordonnées spatiales sur le
Minnesota Design Institut,
papier, aujourd’hui avec le GPS on calcule sans papier. Naviguer avec des instru-
Minneapolis, 2006.
30. http://www.gpsdrawing.com/jw/ ments signifie que l’écran de contrôle domine. La carte numérique est le résultat
work/meridians.html
de cette navigation, elle la matérialise, mais elle matérialise également son insta-
31. http://www.bruno-latour.fr/articles/
index.html bilité. Les cartes GPS sont transformables, elles sont des plateformes de navigation

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qui proposent plusieurs versions. Les exemples artistiques radicalisent encore
plus cette diversité, ces changements d’échelles, ces retournements en utilisant les
tracés GPS sous forme de lignes de sable, de projection, d’impression, de cartes
individuelles ou collectives, générées en temps réel ou de manière différée.
Dans un autre article, “Give Me a Gun and I Will Make All Buildings Move32”, Bruno
Latour expose la nécessité de représenter les objets, les bâtiments, le monde
physique, non de manière statique, mais en restituant leur instabilité complexe, leur
évolution à la fois conceptuelle et temporelle. Comme Etienne Jules Marey a su saisir
un aspect du mouvement des êtres humains et des animaux avec un appareil photo-
fusil, Bruno Latour propose de rechercher un dispositif (théorique) qui permette de
capter la mobilité du monde. Bien que ce texte vise en premier lieu la représentation
des constructions, il étend sa réflexion sur des territoires et sur l’espace physique
dans son ensemble où la question fondamentale consiste à interroger la représen-
tation, la cartographie des éléments en mouvement dans un espace mobile.

Quelle image du monde ces pratiques artistiques autour du Global Positioning


System font-elles émerger ? Le GPS permet aux artistes de produire des cartes qui
représentent une conception étendue et instable du monde tout en s’appuyant
fortement sur des expériences concrètes dans un espace physique. Les corps mesu-
32. Bruno Latour, “Give Me a Gun and I
rent le monde et se confondent avec le territoire. Ces cartes du monde s’étendent, Will Make All Buildings Move” (2007),
dans Reto Geiser (éd.), Explorations in
car elles incluent à la fois l’air et le temps. Mais elles deviennent plus lacunaires,
33
Architecture, Teaching, Design,
centrées sur l’expérience d’une ou plusieurs personnes, se vidant à certains Research, Birkhäuser, Bâle, 2008.
33. Le GPS est un outil tout à fait
endroits et se remplissant à d’autres. Ainsi, en dépit de la production importante
spécifique, s’inscrivant dans ce que
de données, on voit beaucoup moins de détails que sur les cartes traditionnelles, Peter Sloterdijk définit comme une
“prise en compte” de l’air. En raison de
mais on voit autre chose. Elles montrent l’orientation, le repérage dans l’espace
l’importance des satellites, le GPS
dans NomadicMilk et parfois la désorientation comme dans certaines parties de intègre l’atmosphère terrestre à
l’intérieur de son dispositif. Autrement
Field-Work@Alsace de Masaki Fujihata.
dit, l’atmosphère, cet espace entre la
Ce n’est plus une situation figée, stable, mais c’est un événement résultant du surface terrestre et les satellites, est le
lieu où se déploient les ondes radio qui
lien dynamique entre corps et territoire. Ces cartes représentent ainsi des réseaux
permettent la localisation. Cet espace
en constante vibration, impliquant des pluralités, des coréalités, une coexistence. est en conséquence essentiel pour le
fonctionnement du GPS. On pourrait
L’espace n’a plus la simplicité d’une surface plane, figée, lisse avec des entrées
dire que le GPS rend l’air “visible”, voire
multiples rendues par la plupart des cartes. En partie libérés de la topographie, explicite. “Rendre l’air explicite” est,
pour Peter Sloterdijk, étroitement lié au
ces travaux montrent des lieux discontinus, hétérogènes, dont certains apparais-
fait de rendre le monde dans son
sent clos, réservés, et d’autres ouverts et fluides. ensemble “explicite”.

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La carte radar

principe Laurence Cremel est paysagiste DPLG.

Je propose avec la carte radar une nouvelle carte géographique. Son nom provient
de sa capacité à capter les éléments vus et à en donner leur positionnement dans
l’espace.
La carte radar rappelle le panoramique des tables d’orientation, elle est destinée à
ceux qui, comme moi, agissent sur l’espace réel. Elle devient, une fois constituée, le
garant de l’espace extérieur lorsque je travaille à mon bureau à la conception d’un
projet d’aménagement.
La carte radar transpose une vue à plat. Elle traduit l’épaisseur, la profondeur de
champ et la matière des éléments qui se trouvent dans notre angle de vue. Elle traduit
ces trois dimensions d’un site. En effet, les distances révélées des éléments vus et leur
taille forment le fond de la carte et montrent l’étendue des éléments cachés. La ligne
d’horizon détectée dans la vue présente l’aspect d’une ligne découpée.
page précédente
La carte est élaborée à partir d’un balayage de la vue à trois cent soixante degrés.
Carte de la vue (détail), élaborée
Elle représente l’espace terrestre et illustre l’intervention de l’homme. Ainsi, elle se depuis la terrasse du bâtiment
de Cassan à Jussieu, le long de
réfère à l’espace réel, l’espace du vivant et du construit qui nous entoure, l’agencement
la Seine à Paris, août 2009.
qui, dans la majorité des cas, a déjà subi de nombreuses interventions où coexistent
cohérence et disharmonie. Sur la carte s’impriment les éléments qui accrochent la vue.
Leur transposition rend concrètes les profondeurs de champ, révèle les formes et les
orientations d’un lieu.

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méthode

la réalisation d’une carte radar


Préalablement à l’établissement de la carte radar se trouve un repérage in situ ;
on y fait le choix d’un point de vue. Celui-ci est stratégique, il est choisi pour ses
qualités propres, comme peuvent en avoir un point haut, un lieu d’attraction ou
simplement un lieu de passage, de rencontre ; c’est un endroit qui permet un
regard à trois cent soixante degrés comme, jadis, les All Embracing Views de
Robert Barker (tableaux circulaires et sans bornes).

Le panorama est une représentation mue par le désir de voir, de saisir où l’on
se trouve et donc de comprendre sa position dans l’espace. Pour faire l’expérience
de l’horizon à trois cent soixante degrés, le spectateur doit tourner autour de son
propre axe, ce qui lui permet de voir la totalité de ce qui l’entoure.

La position centrale du regardeur est une fenêtre proposée par le cartographe ;


elle permet d’emblée un ancrage dans le site choisi. Les vues panoramiques étaient
autrefois aquarellées sur un support de papier, collé ensuite sur une toile ; la carte
radar se fabrique à partir d’une prise de vue photographique à trois cent soixante
degrés et construit une étendue à parcourir.

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Les éléments qui accrochent la vue. L’image panoramique nous procure des
informations sur les strates visibles jusqu’à l’horizon, elle montre les éléments
vus, à commencer par la rencontre du ciel avec les éléments opaques. Elle indique
la qualité de l’élément (sa substance, sa forme, sa position verticale ou horizontale)
et, ainsi, dit s’il s’agit de végétation, de bâti, de surface d’eau ou de terres agricoles.
C’est de cette vue et de sa décomposition que va naître la carte radar.

Le basculement. Arrive le moment où l’on bascule du monde visible au format


de la carte lisible à l’horizontal. Les éléments visibles depuis le point de vue central
sont mis à plat. Il s’agit d’une décomposition de la vue en éléments distincts. De
là, la carte réalisée permet de comprendre ce qu’on voit mais aussi ce que l’on ne
voit pas, de définir les profondeurs de champs, les espacements entre les éléments.
Un élément de la vue sera plus ou moins amplifié selon sa position vis-à-vis de
l’observateur. Ainsi, une tour élevée, même à distance de l’observateur, va obstruer
la vue et créer un cône de non-visibilité sur tout ce qui se trouve derrière elle. De
même, un arbre, par sa présence au premier plan, peut créer un écran important
et avoir sur la carte radar un impact fort. L’impact dépend alors non seulement de
la dimension de l’objet mais aussi de son positionnement par rapport à l’observa-
teur. Le choix du point de vue est donc primordial.

Robert Barker, All Embracing Views.

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Constitution de la carte radar. Le dessin saisit l’information grâce à l’observa-
tion directe. Le code graphique simplifie, organise et clarifie l’information pour
une meilleure lecture. La vue détermine la forme de la carte. En effet, le report des
éléments dessine petit à petit le périmètre de la vue. Apparaît alors un éclatement
de l’horizon, qui n’est plus concentré sur une ligne. La carte répertorie et détache
les morceaux de territoire qui étaient liés entre eux dans la vue.

lecture d’une carte radar


La carte radar lit les étendues visibles. Elle exprime la composition de notre
horizon. La carte détecte les espaces dégagés, les couloirs de vues. Elle révèle les
courbes de la topographie, les lignes de force d’un territoire, les formes urbaines,
les émergences... Par la saisie des éléments contre lesquels butte la vue, le péri-
mètre de vision se dessine, un système de cercles concentriques détermine la
distance entre l’objet vu et l’observateur. La carte radar met en évidence l’impact
des objets dans l’espace et rend compte du proche et du lointain.
Grâce à toutes ces informations, une mutation du site peut s’effectuer. Il faut
savoir que chaque suppression ou nouvelle émergence aura une incidence sur la
carte radar. Elle est datée, elle fait état d’un paysage à un moment donné.
La carte radar est avant tout une lecture du territoire, c’est sa vocation première,
mais elle est aussi un outil au service de l’élaboration d’un projet. En effet, ce
moyen engendre de nouvelles orientations ou perspectives et met l’accent sur le
lieu essentiel à développer. Grâce à lui, on est capable d’évaluer l’impact d’un
aménagement, d’une construction, d’une plantation. La carte montre la résonance
d’une nouvelle construction sur un horizon, elle donne un aperçu du nouvel
horizon.

application

La carte radar est constituée de trois éléments : la vue panoramique, la carte des
éléments vus et la carte de la vue. Les cartes suivantes sont des exemples de cartes
radar, avec des modes de lecture variés adaptés à chaque site et à sa problématique.
Le choix des cartes présentées dans cet article correspond à l’évolution de mes
expériences sur des sites très différents.

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cartes radar élaborées sur un site industriel ferroviaire
situé entre la ville de saint-pol-sur-mer et le port industriel de dunkerque, septembre 1997.

C’est à Dunkerque que ma première carte radar a été constituée. Pour comprendre et apprécier le site sur lequel j’avais choisi de faire mon diplôme de fin d’étude,
j’avais besoin de constituer un outil capable d’appréhender les étendues immenses qui se trouvaient face à moi. Le site était une mer de rails, bordée par des
objets industriels de grandes dimensions et une façade de ville pavillonnaire ridiculement petite. Mon but était de savoir m’orienter et de composer des rapports
entre ces deux entités radicalement opposées et pourtant si proches dans leur géographie.
Les cartes des éléments vus évaluent ici l’impact de l’industrie (repéré en orange) et celui de la ville (repéré en noir). Les éléments industriels imposants sont
présents en permanence. Côté ville, on aperçoit la lisière urbaine, puis les quelques édifices institutionnels visibles. Ainsi, seuls les clochers, l’octroi et la
communauté de communes émergent dans l’horizon. En bleu, sont dessinées les surfaces au sol visibles depuis des points de vue stratégiques choisis pour leur
qualité visuelle, spatiale, ou de point de rencontre entre ville et industrie.
Les cartes de sélection (en noir) issues des cartes des éléments vus sont un travail de projection. Ici, il a été possible de trouver un équilibre entre les éléments
industriels et les éléments urbains grâce aux vues révélées par la carte radar. Des filtres et des cadrages permettent ainsi de légitimer la présence industrielle car
l’industrie produit des objets à caractère fort, des formes spécifiques et étonnantes qui, en quantité réduite et à une distance suffi sante, deviennent remarquables
et positives.

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carte de la vue depuis le parc de brimborion à sèvres, septembre 2000.

La carte1 des éléments vus depuis le belvédère de Brimborion montre un


horizon dessiné par un éclatement du territoire. Ces îles accolées les unes
aux autres dans la vue ne sont en fait qu’une multitude de morceaux de
territoires séparés par des centaines de mètres, voire des kilomètres si la vue
est profonde.

1. Carte réalisée en collaboration avec Cathy Guitton.

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point de vue depuis le belvédère de bellevue :
un horizon dentelé par les émergences du bâti parisien, septembre 2000.

La carte représente l’horizon visible depuis le balcon de Bellevue. La ligne d’horizon


représentée en rouge n’est plus une ligne tendue devant nos yeux. Le cône de vue est
dentelé par l’alternance des objets émergents proches et lointains (photo F. Morizot,
septembre 2000).

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carte radar depuis le temple à nicola lenivets, juillet 2009.

Dans le parc nouvellement créé par l’atelier 710 à Nicola Lenivets en Russie, j’ai choisi d’élaborer trois cartes radar à partir de trois points importants du parc. Ce
sont des lieux stratégiques, parce que l’un (le “temple”) est établi sur un point de basculement topographique, l’autre est situé dans l’axe du parc et le dernier
est un belvédère dominant la vallée de l’Ougra.
Cette carte est établie depuis le temple, implanté sur un point haut du plateau, dans un champ cultivé, avec une vue dégagée, dont l’horizon est ici marqué par la
limite entre les champs et les boisements. La première carte fait apparaître les éléments présents dans la vue. Au premier plan, on aperçoit des champs puis des
bosquets d’arbres accompagnant le bâti du village de Nicola Lenivets. La vue est limitée par la forêt dont la lisière arrête le regard, puis, au fond, on voit la forêt
qui prend les formes de la topographie la plus élevée. Le clocher de l’église est représenté en rouge car il est un élément repère dans le paysage. La carte de la vue
(en noir) montre les surfaces visibles de manière stricte sans distinction des matières. Elle indique que l’ouverture, la vue, est nettement orientée selon un axe nord/
sud, qui est très profond vers le sud. Il apparaît également que la vue est plus importante à l’ouest qu’à l’est. En réalisant des carrés gagnés sur le boisement et
bordés par des haies sur la rive est (en gris clair sur la carte), l’atelier 710 conforte cette orientation première nord-sud. La hauteur de ces haies déterminera l’horizon
de demain. Si elles sont entretenues et taillées pour rester basses, la vue vers les aménagements créés dans la partie est, en gris foncé, sera conservée.

ci- dessous : Carte des éléments vus, carte de la vue et panoramique à 360° depuis le temple de Nicola Lenivets. Festival Archstoyanie, Russie, juillet 2009.

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carte radar depuis l’axe de la première partie du parc à nicola lenivets, juillet 2009.

Cette carte radar est constituée dans l’axe principal du parc. Elle montre des ouvertures visuelles importantes vers l’est et l’ouest. L’axe orienté nord-est/sud-ouest
est peu perceptible dans sa forme car il est interrompu par des boisements à ses extrémités et seule la prairie tondue indique sa trajectoire. Mais la carte radar
indique avant tout que le trajet dessiné nord-sud est le lieu de saisie des paysages est et ouest. Cet axe ouvert est alors non seulement une orientation, une
trajectoire qui lie un point à un autre, mais c’est aussi un observatoire dont la qualité est de rendre visibles les éléments qui l’entourent. Ici, ce sont les œuvres
disposées de part et d’autre de l’axe (représentées en rouge) et la vue profonde sur le paysage lointain.

ci- dessous : Carte des éléments vus, carte de la vue et panoramique à 360° depuis l’axe du parc de Nicola Lenivets. Festival Archstoyanie, Russie, juillet 2009.

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carte radar de la vallée de l’ougra à nicola lenivets, juillet 2009.

La carte radar est constituée à partir d’un petit belvédère qui regarde la vallée de l’Ougra. La carte montre que le point de vue est adossé au relief du coteau, la
vue est donc mono-orientée. La carte présente un petit cône de visibilité. Elle indique une vue très étroite et densément plantée. La rivière est à peine perceptible,
la vue sur la courbe de la vallée est infime. On constate la fragilité de cette vue qui est davantage marquée par les boisements des coteaux que par la présence
de l’eau. Le premier plan est brouillé par la présence des végétaux et les arbres peuvent à terme fermer la vue sur l’eau et amoindrir le dessin de la courbe.

ci- dessous : Carte des éléments vus, carte de la vue et panoramique à 360° de la vallée de l’Ougra dans le parc de Nicola Lenivets. Festival Archstoyanie,
Russie, juillet 2009.

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carte de vue, élaborée depuis la terrasse du bâtiment de cassan à jussieu,
le long de la seine à paris, août 2009.

La carte radar permet de saisir une vue panoramique de Paris, une vue large où l’horizon est découpé par le relief et l’émergence du bâti. Pour le site de Jussieu,
trois cartes doivent être réalisées, en fonction de trois hauteurs de point de vue. La carte de la terrasse Cassan, réalisée ci-dessous, est une carte depuis le niveau
intermédiaire. Il me reste à effectuer la carte radar depuis le haut de la tour de Jussieu et une autre depuis le Gril d’Albert, sol repère du campus. Ces trois cartes
rassemblées deviendront un outil complet capable d’identifier les horizons parisiens depuis les différentes hauteurs du campus de Jussieu.

ci- dessous : Carte des éléments vus, carte de la vue.

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carte radar des espaces ouverts depuis le pont hoche à nanterre, novembre 2009.

Le pont Hoche est un point stratégique de ce territoire. Les vues proches et lointaines s’y rassemblent. Le pont, en léger surplomb, fait le lien entre les
grands espaces ouverts de l’échangeur A14 / A86 et les percées ponctuelles sur la ville de Nanterre. Au nord, l’horizon est dessiné par les infrastructures ;
au sud, c’est la ville qui limite la vue. Les vues sud-est et nord-ouest sont cadrées par le gabarit de la rue, elles incluent la ripisylve de la Seine et, à
son opposé, les hauts édifices de la Défense. Cette carte montre le rôle de pivot que joue le pont sur ce territoire, elle déploie la qualité visuelle que
procure cette infrastructure et signale l’influence primordiale de cet élément sur l’aménagement futur de la parcelle repérée en jaune.

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page précédente et ci- dessous : Carte des éléments vus, carte de la vue et panoramique à 360° depuis le pont Hoche à Nanterre.

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mathias poisson

Graphie du déplacement

Que reste-t-il d’une promenade ? Comment un espace perçu en mouvement peut-il Mathias Poisson est artiste
promeneur.
être dessiné ? Comment un trajet est-il mémorisé ? Peut-on représenter une journée
d’exploration d’un territoire ? Je tente de répondre à ces questions en passant des
journées à marcher dans des villes inconnues, à ausculter des quartiers, à explorer
des zones marginales, à trouver des échappées, à musarder sous les ponts, dans les
bois, et à contempler les paysages qui sont là. Je témoigne de sensations, de préoc-
cupations et d’observations survenues lors de ces déambulations hasardeuses. Je
dessine des cartes qui décrivent ce que j’ai vécu ou je dessine des cartes qui propo-
sent d’accomplir des marches possibles sur des territoires que j’ai arpentés.

les cartes descriptives


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Quartier de peine, 21,4 x 13,8 cm,
J’ai commencé cette recherche à Beyrouth en 2001. J’écrivais un guide touristique stylo bic et aquarelle, 2003,
Marseille.
expérimental sur les villes méditerranéennes. J’avais besoin de mémoriser mes
parcours. J’ai pris l’habitude de faire des cartes de mes dérives. La plupart de ces
cartes ont été dessinées de mémoire au retour d’une promenade, à la main, sans
fond de plan, dans une chambre ou un atelier de passage. Je laisse apparaître ce que
le geste et le souvenir me restituent. Le dessin fait le récit d’une déambulation, gros-
sissant certains éléments perçus, omettant d’autres, déformant les points de vue.

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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31
août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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Promenade aux calanques, 30,5 x 24 cm, crayon de papier et aquarelle, 2004, Marseille.

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Carte postale de promenade
napolitaine. Traversée de Naples,
9 x 14 cm, impression offset, 2005,
Naples, 5 000 exemplaires.

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Instant de marche, 20 x 20 cm,
impression numérique, 2006,
Marseille.

les cartes prescriptives

Ces cartes invitent le lecteur à pratiquer des lieux précis selon un protocole défini
et expérimenté. Elles sont élaborées à la suite d’observations répétées et documen-
tées pour décrypter un espace et le donner à pratiquer à des promeneurs
inconnus. C’est avec Alain Michard (chorégraphe) qu’a commencé l’édition de
cartes à utiliser comme des modes d’emploi. A Naples, pour l’exposition Napoli
Présente au musée d’Art contemporain de Naples (PAN), j’ai réalisé huit cartes
postales de promenade pour visiter cette ville touristique à partir de ses clichés
mourants. A Bordeaux, en 2006, toujours en dialogue avec Alain Michard, j’ai
dessiné la carte de Promenade blanche, en tactile et en braille, après avoir exploré
la ville avec un groupe de déficients visuels. D’autres cartes m’ont ensuite été
commandées à Rennes (Entre les dalles, avec le centre culturel du Colombier) et
à Dijon (Autrement vu, une traversée sensible du campus carte dessinée avec des
étudiants, avec l’Atheneum). Ces cartes prescriptives proposent des marches
variées qui peuvent aboutir à des expériences où le lecteur devra prendre position
dans l’espace public en tant qu’observateur aventureux.

110 grap h ie du déplacemen t

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Prendre à gauche puis à droite puis à gauche…, 21,4 x 13,8 cm, stylo bic et aquarelle, 2003, Marseille.

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Carte postale de promenade napolitaine. Zones d’agitation, 9 x 14 cm,
impression offset, 2005, Naples, 5 000 exemplaires.

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Promenades périlleuses dans les paradis de Corbières, 65 x 40 cm, impression numérique, 2008, Marseille.

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Entre les dalles, 68 x 48 cm, impression offset, 2009, Rennes, 5 000 exemplaires.

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Zone urbaine en 2001 0 5 km

Villages existants en 2001 Nord

Limite des arrondissements


urbains en 2010

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emmanuel cerise

Le rapport entre ville et villages


à Hanoi à travers les plans
historiques
ou le plan comme outil de production de paysages urbains

Le paysage urbain de Hanoi tel que nous l’étudions aujourd’hui résulte de l’histoire Emmanuel Cerise est architecte,
docteur en architecture et chercheur
particulière qui, dans le temps long, a lié la ville et ses villages . Hanoi est situé au
1
à l’IPRAUS.
cœur du delta du fleuve Rouge, dans une plaine alluvionnaire caractérisée par la
densité des groupements villageois. Ces derniers ont joué un rôle particulier dans
page précédente
la formation et la transformation d’Hanoi, de la capitale impériale à celle de la La ville et les villages. En 2010,
cent quarante-huit villages sont
république socialiste du Viêtnam. Eléments constitutifs et générateurs de la ville,
situés à l’intérieur des limites des
ils ont contribué à façonner un paysage marqué par la coexistence des univers arrondissements urbains.

villageois et urbains, et par la présence de l’agriculture dans la ville. Cette relation


1. Cet article est fondé sur les réflexions
entre les villages et la ville est à l’origine de formes architecturales et urbaines, et issues de mon travail de doctorat
intitulé Fabrication de la ville de
de modes de production de la ville qui continuent de marquer la métropole
Hanoi entre planification et pratiques
contemporaine. habitantes – Conception, production et
réception des formes bâties, soutenue
C’est en se sédentarisant, au contact de la culture chinoise, que les habitants
en 2009 à l’université de Paris-8 sous la
de la région ont acquis les deux piliers fondateurs de leur culture : la riziculture direction de Pierre Clément.
2. Par cité, il faut comprendre village ;
et la cité, c’est-à-dire le village . L’importance du village dans la culture vietna-
2
des auteurs comme Philippe Papin ou
mienne n’est pas seulement liée à son rôle éminemment central dans une société Camille Briffaut ont montré le rôle de la
cité dans la construction de la culture
agraire, mais aussi à la maîtrise du territoire qu’impliquent le village et la société
vietnamienne présentée comme hybride
rizicole, notamment la nécessité de construire et d’entretenir des infrastructures et métissée, empruntant à la Chine
comme aux coutumes ancestrales des
hydrauliques : digues, canaux, terrassements, etc. La place essentielle du village
3
peuples “errants” (voir note 4) présents
dans l’identité culturelle vietnamienne et son rôle dans le processus d’émanci- dans le delta du fleuve Rouge. Les cités
qui se multiplièrent avec le temps et qui
pation du Viêtnam par rapport à la Chine sont perceptibles dans les codes de
4
furent le berceau de cette société
lois édictées par les empereurs. Le code Gia Long (promulgué en 1815, du nom métisse sont les villages agricoles …/…

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du premier empereur de la dynastie des Nguyên), peut-être plus encore que les
…/… de la plaine, opposés aux
groupements humains des montagnards précédents, se fonde sur le code chinois des Tsing. Cependant, les Vietnamiens
et aux peuples nomades.
l’ont adapté à leur société ; ils ont simplifié et assoupli le code chinois, en fonc-
3. Phan Huy Lê, “Research on the
Vietnamese Village: Assessment and tion des mœurs annamites moins rigides que celles de leur voisin du Nord. Là
Perspective”, dans Nhung Tuyet Tran et
où le code chinois inscrit la famille, le code vietnamien inscrit les individus par
Anthony Reid, Viêt Nam, Borderless
Histories, New Perspectives in Southeast village, faisant appel à la solidarité qui unit les habitants d’une même cité. En
Asian Studies, Alfred W. MacCoy, Kris
fait, la communauté du village a été plus rapidement élaborée et efficace que la
Olds (Managing Editor), R. Anderson
Sutton et Thongchai Winichakul, Series solidarité du groupe primaire ou familial 5.
Editors, Singapour, 2006, p. 30.
“L’homme n’existe dans la société que comme membre du village. L’Etat ne le
4. Avant la colonisation chinoise, le
Viêtnam était peuplé de groupes dits concevait pas vivant isolément, entouré de sa seule famille. Les obligations qui
“errants”, c’est-à-dire non attachés à un
pesaient sur le pays, tels les impôts, les corvées, le service militaire, étaient fixées
territoire. La Chine a exercé une maîtrise
quasi absolue du pays annamite de 111 par le village : l’administration ne se préoccupait pas de la façon dont elles étaient
av. J.-C. à 931 apr. J.-C. Il s’agissait d’une
réparties à l’intérieur du groupement communal.” Nguyên Van Huyên 6.
colonisation de peuplement alors même
que les Annamites défrichaient encore la
plaine du fleuve et s’initiaient à
Dans cet article, nous questionnerons le rapport entre ville et villages sur une
l’agriculture. La période de colonisation
se confond avec la période d’occupation. période de presque cent cinquante ans d’histoire urbaine. Cette histoire récente,
La conquête du pays se fait par
jalonnée de ruptures politiques et culturelles, est marquée par une forte croissance
invasions massives : d’une part, la
population chinoise suit l’armée ; d’autre urbaine, accompagnée d’un développement économique et démographique, qui a
part, les soldats sont sollicités pour
suscité la réalisation de nombreux documents cartographiques. Nous avons adopté
s’installer sur les territoires conquis. La
conquête ne se fait plus par la guerre, une périodisation communément admise : la colonisation française de 1873 à 1954,
mais par l’installation des soldats
puis la période socialiste – bao câp – de 1954 à 1986 et, enfin, l’ouverture à l’éco-
chinois ; les mariages interethniques
chinois-vietnamiens sont alors nomie de marché – dôi mó’i – politique inaugurée en 1986. La période précoloniale
nombreux. Sous les Han, il s’agit
est évoquée pour rappeler les fondements culturels de la ville, notamment la forte
principalement de mariages entre des
soldats chinois et des femmes kinh, influence chinoise.
l’ethnie majoritaire, alors qu’ils sont
Les documents de planification urbaine, notamment les représentations carto-
rares, voire inexistants, avec les ethnies
minoritaires – les montagnards – aussi graphiques, sont des sources majeures pour étudier le rapport entre ville et
présentes au Tonkin.
villages, significatif de la façon de concevoir le territoire. Ces représentations,
5. Camille Briffaut, La Cité annamite,
tome second : Les Sédentaires, Librairie vecteurs des intentions et des décisions politiques relatives à la ville, ont contribué
de la société du recueil Sirey, Paris, 1912,
à façonner son espace matériel. Instrument des pouvoirs qui se sont succédé à
p. 56.
6. Nguyên Van Huyên, La Civilisation Hanoi, les plans portent en eux les référents de l’idéologie politique en vigueur,
ancienne du Viêtnam, éditions Thê
soit coloniale, occidentale, soit socialiste et internationaliste, parfois nationaliste.
Gió’i, Hanoi, 1944, p. 184. Dans cet
ouvrage, Nguyên Van Huyên Les formes de symbolisation, les conventions graphiques et les modes de figura-
(1908–1975), membre de l’EFEO, se réfère
tion de l’espace à l’œuvre dans ces documents ont joué un rôle déterminant dans
fréquemment aux travaux de Pierre
Gourou. la désignation et la définition des espaces architecturaux, urbains et paysagés. Or

118 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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le rapport entre ville et villages n’a pas toujours été pris en compte dans les repré-
sentations cartographiques, état des lieux ou projection de ville. La façon de consi-
dérer cette relation dans la production de plan révèle les représentations mentales
de ses auteurs, ce qu’ils considèrent comme étant de la ville ou non. Ainsi, la
perception et la représentation des lieux, dont rendent compte les plans dressés
à différentes époques, ont contribué à renforcer ou, à l’inverse, à effacer les inte-
ractions entre ville et villages.

la ville précoloniale

Avant la colonisation du Viêtnam par la France, la conception de l’espace urbain


est régie par des principes indissociables de la culture chinoise, qui véhicule une
gestion urbaine et hiérarchisée de ses territoires sous influence, tels que le Nord
du Viêtnam. La production cartographique est alors dominée par les ouvrages de
géographie impériale 7, commandités par les empereurs vietnamiens, ayant pour
but de dresser un état des lieux du territoire administré par le souverain.
Ces documents révèlent que le statut de la ville a une incidence sur son organi-
sation, tant politique qu’administrative, et sur l’aménagement de son territoire.
Alors capitale de l’empire vietnamien, Hanoi 8 suit les principes d’aménagement
de l’espace nécessaire à toute capitale de ce rang. Ces règles fixent les hauteurs de
7. Si le Viêtnam devient indépendant de
bâtiments, le choix des matériaux de construction et des types de décoration. La
la Chine en 931, les souverains
présence de l’empereur définit aussi l’organisation de la ville en quartiers selon vietnamiens assurent la continuité avec
les empereurs chinois, en adoptant leur
leur fonction et la place de leur population dans la classification socioprofession-
type de gouvernement et
nelle. Le plan est l’expression d’une société hiérarchisée et pyramidale : l’empereur d’administration. Les géographies
impériales sont composées de cartes,
se situe au sommet de cette pyramide.
mais aussi d’informations
Le modèle urbain alors utilisé est originaire de Chine. La ville s’emboîte dans complémentaires renseignant l’histoire
du lieu, les limites des entités
trois enceintes : la première enferme le palais impérial, la deuxième correspond
administratives, la population inscrite
à la citadelle, qui est le lieu du pouvoir politique et militaire, et la troisième limite (soit civilement, soit militairement), les
superficies de terres agricoles et les
l’ensemble de la ville. Le palais est le centre géographique des deux premières
impositions levées annuellement (en
enceintes qui respectent une géométrie inspirée de la symbolique de la géomancie, espèce, en paddy et en nature).
8. La ville, devenue capitale en 1010, se
c’est-à-dire le carré et les formes orthogonales – représentation du Ciel. La
nomme alors Thang Long ; elle prend le
dernière enceinte, quant à elle, s’adapte aux éléments géographiques, en parti- nom de Hanoi lorsqu’elle est destituée
de sa fonction de capitale en faveur de
culier aux cours d’eau ; le palais impérial n’en est donc plus le centre physique
Hué, lors de l’avènement de la dynastie
mais son centre symbolique. L’intérieur de la troisième enceinte est composite. Nguyên en 1802.

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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Il comprend des édifices que l’on peut assimiler à des équipements urbains ou
religieux, tels que le camp des Lettrés, l’école mandarine, la sapèquerie, le village
des lépreux (un équipement sanitaire à l’échelle de la ville) ou encore le temple
de la Littérature, chùa Hai Bà, les temples dédiés aux quatre orientations 9… On
y trouve également des ensembles villageois avec des vergers, des champs, des
rizières et toutes terres agricoles qui sont la raison d’être des villages. Les pagodes
et les maisons communales des villages, accompagnant la vie des paysans, ont
pour la plupart un rôle local. La ville est une composition paysagère dont les
villages sont indissociables.

période coloniale, Hanoi une ville française

Les premiers plans français sont dressés par les militaires 10, pour rendre compte
de leurs actions et pour organiser la ville suivant les besoins occidentaux.
Construction géographique mesurée et représentée à l’échelle, le plan va progres-
sivement devenir un outil de gestion et de projet, utilisé par les autorités colo-
niales. Ainsi, en 1890 un premier “plan d’ensemble d’alignement 11” projette un
nouveau quartier quadrillé au sud de la ville et de nombreuses modifications dans
9. Ces quatre temples, situés au nord, à
les quartiers existants. Ce document est élaboré par le service de la voirie munici-
l’est, au sud et à l’ouest, avec le palais
impérial au centre, positionnent la ville pale dont le but, visible à travers la lecture du plan et le contexte colonialiste de
dans le cosmos et participent à
cette époque, est de faire d’Hanoi une ville française. Pour cela, le projet s’appuie
l’équilibre géomantique du territoire.
10. Le plan de 1883 légende en rouge les sur un nouveau réseau de voirie – larges rues plantées d’arbres, avec trottoirs et
bâtiments occupés par les troupes
chaussée asphaltée – et sur la construction d’équipements publics 12 – mairie,
françaises. 1883 est la date de signature
du traité de protectorat du nord du théâtre, écoles, palais de justice… Les urbanistes français de la période coloniale
Viêtnam, qui marque la fin d’une longue
n’appréhendent pas les villages comme des éléments constitutifs de la ville, mais
période de conquête militaire.
11. “Plan de la ville de Hanoi”, 1890, comme des composantes extérieures. Aussi le périmètre de la ville est-il stricte-
dressé par M. Leclanger, chef du service
ment circonscrit à la zone urbanisée.
de la voirie municipale. Illustration b
p. 131. L’organisation urbaine proposée dans le plan de 1890 est la suivante : au centre,
12. Le service de la voirie municipale se
une ville à l’urbanité très forte, puis un faubourg qui a vocation à s’urbaniser et,
charge de la construction des rues et le
service des bâtiments publics de celle en périphérie plus éloignée, la campagne et les villages souvent exclus des projets.
des équipements. Plusieurs architectes
Ces entités ne sont pas nommées sur le plan, mais apparaissent à travers les limites
se sont relayés à la tête de cet important
service de l’administration coloniale, mentionnées : la ville à l’intérieur de la “limite de la ville”, le faubourg entre celle-ci
dont Auguste-Henri Vildieu, qui en est
et la “limite de la concession française” et la campagne à l’extérieur de cette
une figure emblématique. Il a signé de
nombreux bâtiments à Hanoi. dernière.

120 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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nord

a)

nord

Représentation asiatique / représentation coloniale.


palais
citadelle
a) Ce document est dressé sur ordre de l’empereur alors que
porte de la ville
les Français se sont déjà saisis d’Hanoi et y ont installé un
protectorat en 1883. Les aménagements humains sont
3e Enceinte de la ville de Hanoi
indissociables des éléments géographiques, notamment les

fleuve
routes et le réseau hydrologique dans le Sud de la province.

Rouge
“Province de Hanoi” dans la Géographie descriptive de
l’empereur Dông Khánh (1886-1888), 42 x 32 cm, conservé Limite de la province de Hanoi

à la Bibliothèque nationale du Viêtnam, Hanoi, A 537/5 f°5°.

b) La transcription du document vietnamien grâce aux route principale

conventions de représentation occidentale facilite la route secondaire

comparaison avec le plan colonial de la même période. Aussi, réseau hydraulique


ces deux documents mis à la même échelle montrent les
partie de la ville
différences fondamentales entre deux modes de représentation représentée sur le
plan français
de la ville. Omniprésence de l’eau dans un cas, accentuation de
ce qui est bâti dans l’autre ; dimension du territoire d’Hanoi ;
emboîtement des enceintes…
b)
c) Il s’agit d’un des premiers plans d’Hanoi levé et dressé
par les Français. La représentation se réduit à la citadelle,
la ville marchande et le secteur relativement dense au sud-est
du lac Hoàn Kiêm, où s’est installée la concession française.
“Plan de Hanoi”, 20 août 1883 – plan original au 1/10 000 réalisé
à partir d’un levé exécuté par le sous-lieutenant Launay de la
colonne expéditionnaire du Tonkin, le chef de bataillon Coronnat
étant chef d’Etat-major du général Bouet,
échelle : 1/10 000, 45 x 53 cm, conservé au Centre des archives
d’outre-mer, FR CAOM 1PL/89.

c)

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Nord
a

a
0 1 km

c
b

Voie existante
Voie projetée
d e Limites de la ville
Limites de la concession

k Jardin, verger
h
Palais - 1ère enceinte Pagode
i h
f
Citadelle - 2 enceinte
e
j
l
Ville - 3e enceinte
o
g r
p q
6 m
q
Nom des villages
x
72 n p
12 a : Yen Phu p
55 14
72 b : Nam Trang
42 F
c : Yên Binh
13 d : Thuy Chuong ville G
n L
e : Khan Xuan n w C "faubourg
28 62 g" O
f : Ngoc Ha n M
g : Van Bao Ha D E
23 n N Q
h : Huu Thiêp t H
24 s y P Q
nord 51 i : Dai Yên
j : Liêu Giao u
30 champ de tir
k : Vinh Phuc dépotoire v
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36 57 l : Tô Ma
z F Q
m : Tap Ma R
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28 E : Liên Duong A
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54 p : Yên Trach "fa n e
q : Co Giam F : Phu Lâm S pag
G : Ham Khanh cam
r : Van Tan K
32 27 H : Giao Phuong
s : Thanh Nho abattoire
t : Thanh Nhan I : Dông Tan
J : Thuyên Quông B
u : Xa Dan
v : Tho Quan K : Vân Hô
Quartier marchant des 36 rues 48 17 L : Long Duc
w : Linh Quong
x : Yên Hoa M, Phuc Cô
Villages y : Tiên My N : Duc Viêm
z : Trung Phung O : Co Xa
Palais et équipements P : Village des lépreux
A : Trung Tu
Q : Luong Yên
Rues et routes B : Kim Liên
C : Linh Dông R : Cam Hôi
Lacs D : Nam Ngu S : Thinh Yên

0 1 km

a) b)
6 – Vân Miêu (pagode des corbeaux), temple provincial de la littérature (Lieu de réunion des mandarins provinciaux).
12 – Truong Thi (camp des lettrés) emplacement actuel de la chambre de commerce
13 – Trang Tiên, sapéquerie (il en existait deux au Tonkin, la première à Hanoi et la seconde à Sontay)
14 – Hoc Tinh Duong, école mandarine
17 – Dan Nam Giao, esplanade pour le sacrifice sous les rois lê (emplacement actuel de la fabrique d'allumettes)
23 – Village de Kinh Hàc où s'élevait jadis le palais des rois Trinh. Le village est encore habité aujourd'hui par des familles de la
descendance des Trinh.
24 – Dinh - Chua Trinh, pagode élevée sous les Lê à la mémoire des Trinh.
27 – Duong Tê Hai, village des lépreux.
30 – Lac de Thuy Quan sur lequel les marins du Roi s'exercaient à la manœuvre des armes.
32 – Chua Hai Ba, pagode des deux sœurs, élevée à la mémoire des sœurs Trung qui délivrèrent l'Annam du joug chinois.
36 – Pagode de Kiên Son, dédiée à Chu Diêu (moineau rouge) gardien des régions sud du ciel.
42 – Pagode de Duc Thiên Ôn (Boulevard Gia Long)
48 – Dinh Kim Liên, Pagode dédiée aux trois génies Thanh-Long (dragon vert), Chu-Diêu (moineau rouge) et Bach-Hô (tigre blanc)
gardiens des régions Est, Sud et Ouest du Ciel.
51 – Chué Hàm Lonh, pagode bouddhique construite sous les Lê, 1460-1491)
54 – Chua Tô Ong (construite sous la dynastie des Lê)
55 – Dinh Tu Uyên, dédiée au lettré Tu Uyên, héros du poème populaire : Bich câu ky ngô.
57 – Chua Hoa Ma (pagode bouddhique 1342-1370)
62 – Chua Hoi Thuân, dédiée au génie Quan Dê.
72 – Am Chung Sinh, pagode réservée aux âmes errantes.

Organisation des “faubourgs” de la Selon ce principe, certains villages constitutifs de la structure urbaine du Hanoi
ville coloniale dans le secteur des
précolonial qui assuraient un rôle économique et démographique au sein de la
villages de la ville asiatique.
ville, sont dissociés de celle-ci. Seuls les villages situés dans la zone de “faubourg”
a) Le plan représente Hanoi au
susceptible d’être rapidement intégrée à la ville sont concernés par la planification
moment de la conquête des
Français en 1873. Ainsi nous urbaine. Ainsi l’ordre urbain colonial remet en cause l’organisation spatiale de la
donne-t-il une vision de la ville
ville ancienne ; les règles d’urbanisme produites s’appliquent sur un territoire
asiatique avec la citadelle, la ville
marchande et un large secteur contrôlé selon de nouveaux critères. Le découpage territorial ainsi défini permet
mixte compris dans la troisième
de préserver certains secteurs qui ne sont pas pris en compte dans le nouveau
enceinte, composé de lacs, de
villages, de terres agricoles, de périmètre urbain. Les villages localisés à proximité du centre urbain illustrent cette
temples et d’équipements urbains.
tendance : situés à l’intérieur des limites de la ville avant la colonisation, ils en
Analyse du “plan de Hanoi”, 1873,
dressé par Pham Dình Bách,…/… sont exclus après la redéfinition et la réduction du périmètre de la ville par

122 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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l’administration française. Ils conservent une relative autonomie et sont, en …/… édité par le service
géographique de l’Indochine en
quelque sorte, des conservatoires des pratiques et des compétences habitantes.
1916, plan d’origine au 1/12 500,
Entre 1890 et 1924, la localisation et la morphologie des villages ont connu des 68 x 65 cm.

modifications. Ainsi, les regroupements villageois implantés sur le site du projet


b) Les villages, qui faisaient
du quadrillage colonial ont disparu (comme par exemple les villages de Long autrefois partie intégrante du
système urbain, sont exclus du
Do – L et Phu Lâm – F), ainsi que ceux situés au nord de la citadelle. D’autres,
système urbain colonial. A la
implantés sur le territoire des projets d’extension de ce quadrillage, en particulier lecture du plan de 1890, on
s’aperçoit qu’ils sont hors de la
celui du nouveau quartier indigène, ont vu leur superficie se réduire (comme Liên
ville ; le plan montre qu’ils sont
Duong – E, Thuyên Quông – J ou encore Giao Phuong – H). A l’inverse certains toutefois dans la concession
française et, même si cette zone
villages se sont considérablement développés, en particulier ceux situés derrière
abrite encore très peu
la voie ferrée et au sud du temple de la Littérature (comme Linh Quong – w et d’installations coloniales, elle sera
appelée à s’urbaniser. Analyse du
Luong Xa quasiment inexistants en 1890, très développés en 1924). La croissance
“Plan de la ville de Hanoi”, 1890,
de ces villages proches de la ville est due aux phénomènes migratoires. En effet, dressé par M. Leclanger, chef du
service de la voirie municipale.
le gouvernement colonial développe le secteur économique d’Hanoi, mais l’admi-
Fonds des travaux publics de la
nistration française n’a pas de politique claire pour le logement des autochtones ; municipalité d’Hanoi, document
original au 1/5 000, signé le 9 avril
les nouveaux venus, profitant de l’attractivité économique de la ville, s’installent
1890, FR CAOM FM 1TP/162 – pièce
alors dans les villages environnants. n° 14.

L’intervention française a un effet paradoxal : elle efface les regroupements 13. Voir l’article d’Emmanuel Pouille,
“Ernest Hébrard et la question de
villageois dans la ville (selon l’acception coloniale du terme), en particulier dans
l’urbanisme en Indochine”, dans Pierre
les secteurs de projets ; mais, en même temps, elle contribue à préserver, voire à Clément et Nathalie Lancret (dir.),
Hanoi, le cycle des métamorphoses,
développer, les structures villageoises situées à l’extérieur de son cadre adminis-
formes architecturales et urbaines,
tratif, par omission. Ce faisant, elle repousse les villages à l’extérieur de la ville ; Recherches / IPRAUS, Paris, 2001,
p. 117-125.
ce qui correspond à une mutation profonde de l’espace urbain vietnamien, notam-
14. Sa réflexion s’inscrit dans la
ment du rapport entre le rural et l’urbain. Ces villages, exclus du contrôle urbain, continuité des nombreux plans dessinés
par les métropolitains pour les villes de
deviendront rapidement le lieu du contre-pouvoir colonial et de la résistance
la colonie, tels que ceux d’Henri Prost
vietnamienne. pour Casablanca, Fès, Meknès,
Marrakech ou encore Rabat (auxquels
En 1924, l’architecte grand prix de Rome Ernest Hébrard dresse un “plan général”
Hébrard fait directement allusion).
pour Hanoi conformément à la loi Cornudet 13 édictée en 1919 et révisée en 1924 Hébrard connaît personnellement Henri
Prost et Léon Jaussely avec lesquels il
qui préconise aux communes de plus de dix mille habitants de se doter d’un plan
entretient des liens d’amitié. Ils étaient
d’aménagement 14. Hébrard n’est pas un adepte de la tabula rasa ; au contraire, il ensemble étudiants à l’Ecole des
beaux-arts de Paris et ils se sont croisés
projette la ville en tenant compte de l’existant. Selon l’architecte, en situation
à Rome, à la villa Médicis. Yiakoumis,
urbaine, il est possible de faire “intervenir l’esthétique locale lorsque d’anciens Yerolympos et Pedelahore, Ernest
Hébrard, 1875-1933. La vie illustrée d’un
monuments méritent d’êtres conservés et mis en valeur ”. En témoigne le quartier
15
architecte, de la Grèce à l’Indochine,
du gouvernement où les éléments architecturaux et urbains, tant coloniaux que Potamos, Athènes, 2001, p. 14-15.

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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vietnamiens, sont, selon les besoins et les possibilités, conservés dans sa proposi-
tion. C’est le cas de la pagode au pilier unique qui est isolée pour être mise en
15. Ernest Hébrard, “L’urbanisme en
valeur et de celle du village de Ngoc Hà qui est intégrée au projet d’extension du
Indochine”, L’Architecture, vol. XLI,
n° 2, 15 février 1928, p. 15. jardin botanique. Ainsi, s’il modifie radicalement le secteur, à l’inverse d’une
16. Comme il le préconise dans son
tabula rasa, il compose un “plan en dentelle” s’adaptant au contexte.
article, pour les quartiers industriels
projetés, l’urbanisme “devra tenir Hébrard a une vision économique du développement urbain. Prévoyant une
compte exclusivement des besoins
hausse du prix du foncier, il préconise à la municipalité d’acquérir les terrains
modernes à satisfaire en réservant
largement les extensions futures”, agricoles alentours, en vue de l’extension de la ville. Ainsi, le maillage de voies qui
Ernest Hébrard, “L’architecture en
est l’essentiel de son projet dans les quartiers d’extension traverse rarement les
Indochine”, op. cit. L’aménagement de
ce secteur n’est pas sans rappeler le villages existants autour d’Hanoi, ils sont intégrés aux nouveaux quartiers.
projet de “cité mondiale” qu’Hébrard
L’architecte fait toutefois une exception à ce principe lorsqu’il dessine les quartiers
avait présenté en 1912 avec le sculpteur
Hendrik C. Andersen. La cité mondiale industriels de l’autre côté du fleuve 16. Le dessin de ce “quartier industriel” est plus
est présentée au public en 1912 sur la
rationnel, suivant la logique propre aux fonctions projetées sur un site vierge,
proposition du philosophe belge Paul
Otlet qui aide à la publication du projet. faisant abstraction des structures spatiales existantes, des villages et du découpage
L’idée apparaît au sein de l’intelligentsia
agricole.
européenne de la fin du XIXe siècle et est
évoquée à nouveau lors de la création En 1943, moins de vingt ans après le projet d’Hébrard, ses successeurs, Henri
de la Société des Nations. La cité
Cerutti-Maori et Louis-Georges Pineau 17, dressent un “Plan d’aménagement et d’ex-
mondiale d’Hébrard symbolise
“l’aspiration à une pax mundialis tension”. Ce projet s’inscrit dans la continuité de celui d’Hébrard et s’y réfère
émanant de l’Europe des intelligences”.
ouvertement. Pour l’extension de la ville, il reprend notamment les aménagements
Giuliano Gresleri, “La Cité mondiale,
1913”, dans Jean Dethier et Alain paysagers qui composent avec les villages situés autour de la ville héritée.
Guiheux, La Ville, art et architecture en
Les moyens de représentation graphique et les principes d’aménagement de
Europe, 1870-1993, Centre Pompidou,
Paris, 1994, p. 164-165. l’espace urbain utilisés dans ce plan sont ceux de l’urbanisme de zones. Dans le
17. Louis-Georges Pineau était
cas d’Hanoi, le zoning s’étend sur un territoire encore occupé par des rizières et
architecte principal des bâtiments
publics de l’Indochine de 1930 à 1945, et des villages, dont certains sont conservés dans le projet. Ils sont identifiés dans la
directeur adjoint du Service central
légende parmi les “constructions annamites” dans la catégorie des “villages de type
d’architecture et d’urbanisme d’Hanoi
en 1941 et 1942, alors que le service était traditionnel”. Cependant, les villages conservés, situés notamment autour du lac
en charge de la conception de ce plan.
Tây et au sud de la ville, aux marges de la zone de projet, sont peu nombreux
Henri Cerutti fut envoyé en Indochine
en 1937 pour prendre la tête du Service comparé à leur grand nombre présent sur le territoire à urbaniser. Lorsque les
central d’architecture et d’urbanisme de
villages laissent leur place à des quartiers résidentiels, les pagodes ne sont pas
l’Indochine où il resta jusqu’en 1947.
18. Le dình est la maison communale détruites mais, au contraire, le projet est dessiné à partir de celles-ci en les inté-
du village, où les institutions
grant dans des “espaces libres” qui structurent certains secteurs. C’est le cas des
villageoises se réunissent pour
administrer le village. C’est un des villages situés au sud du lac Tây et le long de la rivière Tô Lich. Les édifices reli-
éléments fondamentaux de la société
gieux, tel que le dình 18, sont alors dépossédés de leur usage et de leur valeur spiri-
villageoise, sans lequel le village
n’existe pas. tuelle au profit de leur intérêt architectural et spatial.

124 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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a)

a
g

al
uvi
t fl
por Les villages dans le projet d’Hébrard.

a) Reproduction du “Plan directeur d’Hanoi”,


h réalisé par Ernest Hébrard en 1924, dans
b c Ernest Hébrard, “L’urbanisme en Indochine”,
g L’Architecture, vol. XLI, n° 2,
15 février 1928, p. 38-48.

b) L’architecte compose avec les villages côté


d ville et les ignore dans les quartiers
industriels. Analyse du projet en le
superposant au plan de Hanoi de 1925.
f e
“Plan de la ville d’Hanoi”, dressé par le
nt

e e lieutenant colonel Edel et édité par le Service


u po

géographique de l’Indochine, novembre 1925,


vea

document d’origine au 1/10 000, 92 x 130 cm,


nou

Centre des archives de l’IFA, fonds Louis-


Georges Pineau, IFA/AN Pinge 33/02.

a : Grand parc proposéé d : Quartier


Q ti iindigène
di è g : Quartier industriel proposé Nord
N d

b : Centre sportif e : Nouveau quartier h : Quartier Gia Lam


c : Quartier du gouvernement f : Nouveau quartier indigène agrandi

0 1 km b)

Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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Lac Tay

Jardin botanique

Dinh du village Ngoc Ha

Villas unifamilliales
de type européen

a)
a)

Riv
ièr
eT
oL
ich

Chua Lang

Compartiments de type urbain


Villa de caractère annamite urbain

Pagode de village
Thanh Quang

b)
b)

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Le texte accompagnant le projet trahit également une volonté de créer une diffé-
renciation visible entre la ville et les villages. Les recommandations écrites contri-
buent à affirmer le caractère propre à chaque zone. Ainsi, dans la zone A, réservée
aux villas unifamiliales européennes, le règlement prévoit de combler les mares
existantes, de détruire les étables, les écuries, les porcheries et les autres équipe-
ments d’ordre ruraux ou agricoles. A l’inverse, dans la zone F destinée aux villages
annamites de type traditionnel, le caractère rural est conservé, voire reconstitué
dans les nouvelles constructions qui ne doivent pas utiliser la tuile mécanique,
l’ardoise, la tôle, le zinc, le béton etc. Les zones ainsi créées sont étanches, le type
page précédente
de construction prévu dans une zone étant proscrit dans une autre. Les villages dans le projet de
Pineau et Cerutti-Maori. Détail sur
certains secteurs ruraux devenus
période bao câp, ville socialiste quartiers résidentiels, les édifices
religieux sont conservés pour leur
qualité architecturale, mais
Après l’indépendance en 1954, l’influence soviétique et chinoise joue un rôle dans dépossédés de leur valeur d’usage
et de leur spiritualité. Analyse du
les orientations de la planification d’Hanoi. Les plans dressés en ces circonstances
plan “Hanoi et délégation spéciale,
réservent une attention particulière à la définition administrative des espaces, plan d’aménagement”, 1943,
Service central d’architecture et
témoignant ainsi de la montée en puissance de la gestion bureaucratique et admi-
d’urbanisme, dressé par Pineau et
nistrative du territoire. Le modèle socialiste de gestion du territoire national Cerutti-Maori, document d’origine
au 1/10 000, Centre des archives de
intègre les agglomérations urbaines dans des provinces de très grande superficie.
l’IFA, fonds Louis-Georges Pineau,
La définition de ces nouvelles limites administratives et l’idéologie communiste IFA/AN Pinge 33/02.

dans laquelle l’agriculture et les campagnes jouent un rôle moteur dans la société
productiviste contribuent à renégocier les rapports entre rural et urbain.
Les modèles urbains mis en œuvre pendant cette période demeurent dans l’igno-
rance des caractéristiques locales, en particulier de la relation de la société vietna-
mienne à son organisation villageoise. On observe là un paradoxe entre, d’une
part, le découpage administratif qui redonne une place aux villages dans les limites
de la ville et, d’autre part, les méthodes et modèles importés d’Union soviétique
qui tendent à les ignorer. 19. Les Khu tâp thê sont généralement
des immeubles de quatre à cinq
La volonté de construire une ville socialiste et l’urgence de la reconstruction
niveaux, avec des appartements dont
créent les conditions favorables à une nouvelle politique du logement, celle des l’attribution suivait des grilles et des
ratios très précis. Ce type de logement
Khu tap thé, dits KTT . Ces quartiers résidentiels seront, avec le programme d’in-
19
est intimement lié au système politique
dustrialisation, le geste architectural et urbain majeur de la période bao câp. Ces de cette époque, il faisait partie de la
pratique d’encadrement de la
KTT sont d’abord construits dans la première couronne d’urbanisation de Hanoi,
population. Khu tâp thê peut se
sur les anciennes terres agricoles des villages qui ont servi à leur donner un nom. traduire par “unité collective”.

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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De la ville coloniale à la ville socialiste.

a) Ce plan est un des derniers dressés


par les Français avant leur départ en
1954. Sur ce document, le nom des
rues représente un enjeu politique de
cette époque. En effet, dans le
contexte particulier de cette fin de
colonisation, alors qu’en 1945 Ho Chi
Minh a déjà déclaré l’indépendance,
en 1951 les noms des rues sont
modifiés par décret au profit de noms
vietnamiens. La limite de la ville est
visible, elle est notifiée par des
hachures dans le schéma en haut à
droite. Plan de “Hanoi économique”,
1953, imprimé par l’Union
commerciale, Liên Thuong, Hanoi et
Hai Phong – document original sans
échelle, 42 x 52 cm, USA, Texas Tech
University, The Vietnam Center and
Archive, 12080114[map].
a) b)
b) Il s’agit d’un des premiers plans de
Hanoi dressé par le gouvernement
indépendant du Viêtnam. Ce
Limites de Hanoi - ville coloniale et ville socialiste document renoue avec les
représentations anciennes où
la zone urbaine n’est pas dissociée du
territoire auquel il appartient.
En même temps, il préfigure la
planification future d’Hanoi,
actuellement pensée sur un très large
territoire. “Plan de la ville d’Hanoi”,
1955, document original au 1/25 000
levé et publié en cent soixante
exemplaires par le service du cadastre
de la ville d’Hanoi en janvier 1955,
63 x 83 cm, Bibliothèque nationale,
Hanoi, VZ139.

c) et d) Mis à l’échelle, ces deux


documents expriment une différence
fondamentale de perception de la
Nord
ville entre la pensée urbaine
française et celle mise en avant par le
gouvernement indépendant :
0 5 km 1953 1955 désormais, la ville est indissociable
de son territoire rural.
c) d)

Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


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Pour chacun d’eux, les lacs, autrefois utilisés par les habitants de ces villages, sont
aménagés en espaces publics situés au centre ou en périphérie des nouveaux quar-
tiers. Les villages perdent leurs activités agricoles ; ils sont convertis en quartiers
urbains tout en conservant leur structure spatiale interne.
Les reproductions du projet des années 1960 ne sont pas assez précises pour
évaluer la place des villages dans l’aménagement des extensions de la ville.
Toutefois, les réalisations des KTT, des équipements et des secteurs d’industrie
montrent que les nouvelles structures ont pris place à proximité des villages, mais
jamais à la place de ceux-ci ; aucun village n’est détruit.
La campagne et les villages entretiennent un rapport particulier et ambigu avec
le pouvoir et le gouvernement socialiste dès les débuts de la résistance indépen-
dantiste. Les résistants, dès les premières heures, s’appuient sur la paysannerie
pour organiser les révoltes et pour rassembler les travailleurs, les ouvriers et les
paysans. Mais, très vite, le système traditionnel rural fondé sur un pouvoir manda-
rinal corrompu est dénoncé et rejeté par les révolutionnaires communistes, d’au-
tant plus que les notables des villages avaient souvent été intégrés au système
colonial français 20. Le “plan général d’Hanoi pour l’an 2000 21” est le premier projet
de ville où les structures villageoises sont à ce point niées, maintenues à l’écart du
processus d’aménagement et d’extension d’Hanoi, pourtant projeté sur un vaste
territoire alors agricole. En 1984, dans l’atlas d’Hanoi, les villages ne sont pas
20. Il est arrivé que des propriétaires
dessinés, rien ne les distingue du tissu urbain existant ou projeté. Au-delà de la
terriens, des paysans cossus ou des
zone de projet, dans la partie rurale de la province d’Hanoi, les nombreux villages notables villageois soient condamnés et
exécutés par des tribunaux populaires.
sont conservés. S’ils sont représentés dans les territoires réservés pour le dévelop-
Le but était, d’une part, de montrer au
pement urbain après l’an 2000, ils ont totalement disparu dans la zone de projet. prolétariat des campagnes la déchéance
de ces anciens seigneurs et, d’autre part,
Le projet de 1981 s’étend sur une superficie importante. Ce changement dimen-
de déstabiliser la puissance et
sionnel de la planification urbaine aurait pu donner lieu à un passage progressif l’influence des notables des villages
vietnamiens. “Les Américains au
de la ville à la campagne. Le schéma de ville, organisé par couronnes concentriques,
Viêtnam”, article volontairement
aurait pu aussi se prêter à un équilibrage entre ville et campagne, les dernières anonyme dans Les Temps modernes,
dirigé par Jean-Paul Sartre, n° 236,
couronnes moins urbaines intégrant les villages. Mais, paradoxalement, ce projet
janvier 1966, p. 1153-1193.
dessine des limites franches entre la zone urbaine et la zone rurale ; il utilise cette 21. Ce plan est approuvé en avril 1981,
il est le travail d’une coopération entre
frange urbaine dans une tout autre logique, celle de l’industrialisation.
le Service d’urbanisme du Viêtnam et
l’Institut d’urbanisme de Léningrad.
Voir William S. Logan, Hanoi,
Biography of a City, University of New
South Wales Press, Sydney, 2000.

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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Schéma directeur de 1981

Confrontation entre le projet de 1981 et


celui de 1992, deux visions radicalement
opposées sur le rapport entre la ville et ses
villages.

a) Les villages ne sont pas pris en compte


dans le projet de 1981,
une séparation franche existe entre ville et
campagne. Analyse du “Plan général
d’Hanoi pour l’an 2000”, dressé par l’Institut
d’urbanisme de Léningrad en coopération
avec le Service d’urbanisme du Viêtnam. Emprise du projet
de 1981
Edité en 1984.
Zones industrielles
existantes et projetées
b) Analyse du plan d’Hanoi en 1992, en
Extension prévue
accentuant la présence des villages autour au delà de 2010
et dans la zone urbaine. Plan d’Hanoi,
dressé par le Service géographique du Chemin de fer projeté

Viêtnam, document d’origine au 1/10 000.


Ville existante en 1981

c) Les villages et la ville en 1992 et dans le


Village
Schéma directeur de 1998 où ils sont
intégrés au projet. “Schéma directeur à
l’horizon 2010”, dressé par l’Institut
d’urbanisme d’Hanoi, le NIURP du ministère
de la Construction et l’IAURIF, approuvé en
juin 1998, document d’origine au 1/25 000.
a)

développement urbain et relation ville / village


dans la ville contemporaine

Le dõi mói marque une rupture radicale dans le développement de Hanoi. Il s’ap-
puie désormais sur l’économie de marché et l’internationalisation. En 1992 un
plan-constat est dressé par le service géographique du Viêtnam et un schéma
directeur pour Hanoi 2010 est dessiné par le ministère de la Construction (avec
l’aide de l’IAURIF). Dans ces documents, les villages réapparaissent comme
éléments existants du paysage urbain et suburbain à prendre en compte dans le
projet.

130 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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Hanoi en 1992 Schéma directeur de Hanoi à l'horizon 2010

Nord
Zone urbaine

Villages existants en 1992

Villages compris dans le projet de 1992 0 5 km

Ville existante en 1992

b) c)

Le schéma directeur conserve quasiment tous les villages, y compris dans la zone 22. Georges Rossi et Pham Van Cu’ (dir.),
Péri-urbanisation dans la province de
de projet et à l’intérieur de la zone à urbaniser après 2010 ; leur localisation et leur
Hà Nôi, atlas infographique de la
existence sont pérennisées, mais leurs terres agricoles disparaissent. Les villages province de Hà Nôi, maison d’édition de
la cartographie (Nhà xuât ban Ban dô),
situés en dehors de la zone de projet ne sont pas pris en compte ; ils sont dessinés
Hanoi, 2002. Voir également Sylvie
sur le schéma directeur en l’état. Or une étude 22 montre à quel point l’impact du Fanchette et Nicholas Stedman, A la
découverte des villages de métier au
développement urbain d’Hanoi modifie considérablement les villages de la
Viêtnam. Dix itinéraires autour de
province dès les années 1990. Hanoi, IRD/Thê Gió’i, Paris-Hanoi, 2009.

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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Un village sur le plan de Hanoi en 1992

Haie végétale
limite du village

Canal

Lac - mare

Digue

Rue du village

Édifice religieux

Persistance de la structure Maison


spatiale du village.
Courbe de niveau
Représentation d’un village
dans la banlieue d’Hanoi sur Nord
le plan de 1992. Plan
d’Hanoi, dressé par le Service
géographique du Viêtnam,
document d’origine au 0 500 m
1/10 000.

La révision du plan en 1996 s’inscrit moins dans la continuité des structures


existantes. Les références à l’histoire et à l’ancienneté du centre-ville ont disparu
de la légende et de la représentation graphique. Les villages ne sont plus repré-
sentés dans la première couronne d’urbanisation, ni au-delà de celle-ci ; leur repré-
sentation graphique est symbolique et peu précise. Ils ne jouent plus un rôle
significatif dans l’organisation territoriale.
Dans le schéma directeur suivant, “Plan général pour Hanoi – capitale 2020 23”,
23. Approuvé en juin 1998 et produit
par le ministère de la Construction les villages existants présents dans la zone de projet sont préservés et intégrés à
(NIURP) en coopération avec des
la composition urbaine proposée 24. Les villages indiqués en légende comme
partenaires japonais et sud-coréens et
l’architecte en chef d’Hanoi, ce plan est “villages à conserver dans l’aménagement urbain”, auxquels sont systématique-
dressé à l’échelle de la province.
ment associées de nouvelles zones de logements, sont considérés comme des
24. Les villages sont représentés avec
une distinction (sur le plan et dans la éléments moteurs de l’urbanisation de leur environnement proche. Ce phénomène
légende) entre ceux compris dans le
est visible aux marges de la ville future, notamment dans les villes nouvelles proje-
projet de couleur jaune et ceux hors du
projet en beige clair. tées au nord de l’agglomération.

132 le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques

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Le statut et le rôle accordés aux villages sont différents dans la proposition de
2005, version révisée du plan pour 2020. Ils sont toujours intégrés aux extensions
urbaines, mais ne jouent plus un rôle moteur dans la fabrication urbaine. Ils sont
inclus dans un continuum spatial réservé pour le développement d’un habitat bas,
composé de villas, de maisons en bande ou de nouveaux compartiments. Les limites
des villages existants, visibles sur le plan de 1998, sont estompées dans la représen-
tation graphique du projet révisé. Ce mode de représentation tend à effacer les
caractéristiques intrinsèques des villages, notamment leurs limites. Les villages
situés dans la zone de projet sont assimilés dans de nouvelles zones résidentielles
qui ne correspondent pas aux structures villageoises. Cette façon de fondre les
villages dans le projet contredit les objectifs patrimoniaux et environnementaux
du schéma directeur. Certes la ville est désormais pensée dans son grand territoire,
mais il manque encore aux concepteurs des plans une connaissance fine de la
culture territoriale pour tirer profit des atouts environnementaux et géographiques
de l’imbrication ville / villages d’Hanoi. Les dernières représentations graphiques,
projets ou constats, juxtaposent la ville et les villages, sans rendre compte de leur
interrelation.
Au terme de ce parcours historique, il apparaît que l’attention portée au rapport
entre ville et villages a participé de la définition d’un paysage urbain caractéris-
tique d’Hanoi. Toutefois la prise en considération de l’imbrication des univers
urbains et villageois varie selon les idéologies politiques à l’œuvre dans les plans,
les villages étant considérés comme un moteur de l’urbanisation ou exclus du
25. Les villages urbains, nommés ainsi
périmètre urbain.
pour la première fois dans la légende de
Les questions relatives aux villages urbains 25 sont actuellement au cœur des la version révisée du schéma directeur
(2005), correspondent aux anciens
débats, alors que le territoire administratif d’Hanoi s’est encore élargi en 2008 et
villages. Ce sont les seuls éléments
que le schéma directeur de la capitale, prévu désormais à l’horizon 2030, semble évoquant l’espace rural dans un espace
urbain alors pensé sans discontinuité
ne pas retenir les structures existantes, tels que les villages, pour dessiner la ville
sur l’ensemble de la zone projetée.
future 26. 26. Depuis l’élargissement administratif
d’Hanoi, Ha Dong est devenu un
De plus l’intérêt de la relation entre ville et villages n’est pas propre à la région
arrondissement urbain (quân) et
d’Hanoi. En Asie du Sud-Est, le fait urbain n’étant pas fondé sur une opposition l’ensemble des arrondissements urbains
compte cent quarante-huit villages.
au monde rural, de nombreuses villes entretiennent des relations privilégiées avec
Hanoi, désormais d’une superficie de
leurs villages environnants. Cependant, l’histoire de la ville et sa tradition de plani- plus de trois mille trois cents kilomètres
carrés, possède également un vaste
fication urbaine font d’Hanoi un cas d’étude remarquable en ce qui concerne les
territoire rural composé de districts
villages et leur dialogue avec la sphère urbaine. ruraux (huyên).

le rappor t entre ville et villages à hanoi à travers les plans historiques


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denis delbaere

Grand paysage : le projet


est dans l’écart entre la carte
et le terrain
Entretien avec Jacques Sgard

DENIS DELBAERE : Jacques Sgard, vous avez été (et vous demeurez) l’un des Denis Delbaere et Jacques Sgard sont
paysagistes DPLG.
principaux propagateurs d’une pratique du projet de paysage à la grande
échelle. Les territoires sur lesquels vous travaillez depuis cinquante ans sont
en général de très grandes dimensions, ce qu’on appelle dans le monde paysa-
giste le “grand paysage”. La saisie de ce grand paysage a naturellement
convoqué chez vous l’outil cartographique. Pouvez-vous nous expliquer de
quelle manière ?
JACQUES SGARD : En effet, la carte constitue pour moi un mode d’entrée privi-
légié dans le paysage, et la lecture d’une carte IGN est toujours pour moi une
expérience stimulante ! Le paysage se construit pour moi dans la relation entre la
carte et le terrain, les deux ne racontant évidemment pas la même chose. Mais c’est
justement cet écart qui est porteur du projet. L’expérience de cet écart, je peux la
faire dans les deux sens : de la carte au terrain ou du terrain à la carte. Dans le
page précédente
premier cas, je consulte les cartes avant de me rendre sur place. Dans l’autre, je
Carte en couleur du projet du Val
prends la voiture pour sillonner le territoire en long et en large, je m’arrête à Suzon, SDAU de Dijon, 1975 (détail).

certains endroits qui me parlent ou m’intriguent, je les parcours à pied dans la


mesure du possible, et là je prends des photos et je fais des croquis. Puis je rentre
à l’atelier et je déplie la carte. Ce qui est intéressant, ce n’est donc pas ce que la
carte nous apprend du paysage, mais ce qu’elle ne nous dit pas. Le paysage est
affaire de sensibilité, et cette dimension-là est absente de la carte. Cela n’a rien de
regrettable, car c’est ce manque qui justement me révèle la singularité du paysage.

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Voilà une manière de faire qui ne doit pas vous mettre en grande sympathie avec
les cartes dites “sensibles”, qui pourtant sont parfois considérées comme un outil
spécifique du projet de paysage.
Oui, je ne me suis jamais dit qu’il fallait faire des cartes sensibles. Aujourd’hui,
je préfèrerais parler de “cartes narratives”. Ces cartes ont une triple mission.
Premièrement, elles me permettent de raconter mon déplacement. J’y associe la
surface de la carte à des croquis faits sur le terrain, afin de restituer de la façon la
plus directe possible ma perception du paysage. Deuxièmement, ces cartes narra-
tives me permettent de compiler une multitude de données sur le territoire,
données de tous ordres, géographiques, historiques, sociologiques. Cette fonction
de synthèse de la carte me paraît essentielle. Car en général, sur un territoire
donné, bien des choses sont écrites, tellement de choses que personne n’a le temps
de les lire ! Un préalable indispensable au projet de paysage est justement de
prendre connaissance de tout cela, d’en extraire l’essentiel et de le traduire dans
la carte. Il y a là un travail de recoupement des informations, de superposition des
données, qui permet l’émergence d’une véritable matière de projet. Enfin, la carte
est un outil de communication. Justement parce qu’elle opère une synthèse, elle
porte une vision du paysage qui peut être comprise par mes interlocuteurs et
partagée avec eux. Cet aspect des choses n’est pas bénin, car en grand paysage, il
n’y a pas de projet sans vision partagée.
Evidemment, avec l’informatique, nous avons perdu cela. Un ordinateur est très
fort pour démultiplier les cartes. On n’en a jamais fait autant ! Mais la synthèse
de tout cela, qui est le véritable objectif de la carte pour le paysagiste, n’est pas ce
pour quoi un ordinateur est fait. Dessiner la carte à la main, passer et repasser aux
mêmes endroits, cerner peu à peu les points forts, constants, tenaces, d’un terri-
toire, voilà ce qui est irremplaçable.

Cette distinction très claire que vous opérez entre ce qui relève de la carte et ce
qui relève du paysage explique peut-être que vos cartes présentent souvent un
traitement graphique plutôt “sec”, quoique non dénué à mon avis d’une réelle
beauté : codes graphiques abstraits, hachures, flèches, nomenclatures et légendes
rigoureuses. Votre enseignement à l’ENSP coïncide avec la montée en puissance,
au début des années 1975, de ce mode de représentation jusque-là peu, voire pas

136 grand paysag e : le pro jet est dan s l’éca r t en tre la ca r te et le terrain

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usité. Les étudiants paysagistes dont vous suiviez les diplômes jouaient de la
superposition des cartes, sur calque, comme pour saturer le territoire d’informa-
tions multiples et cerner ce qui deviendra l’objet, le cœur, de leur projet.
C’est exact. Car faire un projet de grand paysage, ça ne veut pas dire aménager
tout le paysage, bien sûr, et les commanditaires le comprennent bien ; ils appré-
cient de nous savoir encore un peu hommes de terrain, c’est-à-dire capables de
revenir à des préoccupations précises, concrètes, à l’intérieur d’espaces resserrés.
Je travaille actuellement à un plan de paysage sur les Causses et les Cévennes, un
territoire situé à cheval sur cinq départements et deux régions. La prise en consi-
dération de ce grand paysage me conduit à cerner ce qui, en lui, donne un sens et
porte un projet. Et la carte m’aide beaucoup pour cela.
Je prends un autre exemple. Dans les années 1970, j’ai réalisé une étude de grand
paysage sur la Côte d’Or, dans le cadre de la préfiguration du schéma directeur
d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) de Dijon. Au cours de mes promenades,
j’ai trouvé un petit vallon encaissé, assez sauvage, qui m’a immédiatement séduit.
Il s’agissait du Val Suzon. Par la suite, en me documentant, j’ai trouvé un article
de la revue Archeologia qui parlait des “éperons barrés” de l’âge du fer. Il s’agissait
d’une spécificité géomorphologique de la région, une sorte d’excroissance ratta-
chée au plateau par un étroit pédoncule, un peu à la manière d’une péninsule. Ces
éperons ont joué un rôle prépondérant dans les premières implantations humaines,
car il suffisait de couper les isthmes qui les reliaient au plateau pour les trans-
former en oppidums imprenables. J’ai pris les cartes et repéré ces éperons comme
des formes récurrentes dans le paysage. Je suis alors retourné sur le terrain et j’ai
observé comment ces sites sont reliés aux villages alentour. Les brèches creusées
dans le relief, à peine perceptibles jusque-là et oubliées de tous, prenaient alors un
sens nouveau, et devenaient des espaces stratégiques pour parler à la fois de la
topographie de ce territoire, de sa relation avec les formes de l’habitat et de la
dimension du temps. Je tenais le fondement de mon projet.
La fonction de la carte n’est donc pas de faire état du paysage, mais bien d’en-
gager le processus de projet. Un autre exemple : l’Institut d’aménagement et d’ur-
banisme de la région Ile-de-France (IAURIF) m’avait commandé, au milieu des
années 1990, la réalisation de l’Atlas des paysages de Seine-Saint-Denis. Ce travail
m’a conduit à arpenter ce territoire déchiré par un réseau compliqué de grandes
infrastructures de transport, pour y découvrir une diversité inattendue de sites

grand p aysage : le pro jet est da n s l’éca r t en tre la ca r te et le terrain


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différents, présentant des qualités certaines, mais qu’il était devenu impossible de
penser comme formant un ensemble, un paysage propre à la Seine-Saint-Denis,
sans que le regard se braque instantanément sur le maillage des infrastructures
qui les transforme en isolats. Ce constat, né de l’expérience du grand paysage et
animé par un désir de synthèse cartographique du territoire, m’a donc conduit à
concevoir cet atlas non comme un inventaire de sites, mais comme une proposi-
tion de création d’un nouveau maillage, paysager celui-là, indépendant des infra-
structures et permettant de relier les sites entre eux.

Votre manière de faire les cartes et de regarder le grand paysage à travers elles,
et non par elles, résulte-t-elle d’influences particulières ?
Pas vraiment, je n’ai pas eu de “maître en cartographie”, et d’ailleurs je n’ai jamais
voulu inventer une nouvelle sorte de cartographie. Si j’ai eu recours abondam-
ment, dès le plan de paysage de Lamalou-les-Bains (mon premier projet de paysage
en 1955), aux hachures et aux flèches, c’est tout simplement parce que c’était ainsi
qu’on faisait à cette époque. En revanche, cette manière d’utiliser la carte pour le
projet de paysage vient de mon expérience néerlandaise. Le professeur Bijhouwer,
qui dirigeait mon stage d’étudiant aux Pays-Bas en 1954, m’a appris beaucoup par
l’usage qu’il faisait des cartes à l’occasion des projets de refonte complète du terri-
toire qui avaient alors lieu : la poldérisation de l’Ijsselmeer, les plans d’extension
des grandes villes hollandaises et les premiers plans de paysage. Revenu en France,
j’ai naturellement voulu procéder de même. Mais il a fallu attendre les OREAM
(Organisations pour les études d’aménagement d’aires métropolitaines) pour qu’il
me soit vraiment donné de composer de grands projets sur carte. Mais je le
précise : à ce moment-là, ce n’est pas moi qui dessinais les cartes, mais des carto-
graphes spécialement affectés aux bureaux d’étude des OREAM, et qui travaillaient
à partir de mes croquis réalisés sur place. Le terrain, c’est là que je préfère me
trouver. Le terrain, c’est tout le plaisir de notre métier.

138 grand paysag e : le pro jet est dan s l’éca r t en tre la ca r te et le terrain

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Carte en couleur du projet du Val
Suzon, SDAU de Dijon, 1975.

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Rapidement on est aspiré dans la boucle de Rouen. Le système
portuaire s’impose rive gauche tandis que la vieille ville s’est accro-
chée aux collines rive droite. Tournant le dos à la Seine, elle est
encore traumatisée par d’anciennes invasions barbares et ne jette
que des coups d’œil furtifs à son fleuve.
Si la mer ne manifeste plus sa vague déferlante, elle accorde
encore une onde imperceptible qui berce les bateaux amarrés. On
suit encore la forêt de Brotonne sur notre gauche. Puis tout s’ouvre,
les coteaux se sont écartés du fleuve qui nourrit à leurs pieds de
vastes marais qui disparaissent dans la butte de Tancarville.

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ingrid saumur

Le voyage, la carte et le récit

Carte IGN, de Cassini, d’état-major, de l’île au trésor, toutes ont cette magie, du fait Ingrid Saumur est paysagiste DPLG.

que, dans la limite de leur cadre, elles définissent un ailleurs où l’on ne peut poser
le pied1. Echappatoire suprême, une carte laisse cours à tous les scénarios possibles.
Ce qui est passionnant, c’est cet étrange mimétisme entre la carte et l’écriture, voire
leur complémentarité. Si le texte peut user de métaphores pour figurer un espace,
un continent, une île, il trouvera ses limites dans le positionnement exact des
choses et ne donnera que de vagues repères d’échelle et de distances, comme le
rappelle Christian Jacob2 en s’appuyant sur les textes de Denys le Périégète.
L’écriture serait impuissante face à la représentation cartographique. D’ailleurs,
on dit bien “lire une carte”, car c’est un ensemble de signes comparables à des
lettres, mots ou phrases lorsqu’ils sont assemblés sur un support, dans un ordre
ou une logique dépendant du bon vouloir de celui qui tient le stylo. En tant que
page précédente
paysagiste, la carte est pour moi un outil d’exploration et de subjectivité ; je prends
Carte 1 : Carte réalisée d’après la
le pouvoir avec le stylo, décide du moindre trait, sélectionne, réinterprète. En me carte IGN 1/25000 et des
impressions de voyage.
détachant de toutes les conventions habituelles de représentation, je peux
confronter l’imaginaire, alimenté de lectures, de peintures, de voyages cartogra-
phiques, à la réalité, faire coïncider les choses. 1. Cet article est tiré de mon diplôme
“De Paris au Havre, voyage en Seine”,
“De Paris au Havre” est un voyage ordinaire que j’ai entrepris dans le cadre de
soutenu en juillet 2009.
mon diplôme de paysagiste. Le voyage, la carte et le récit ont été les trois outils 2. Christian Jacob et Franck Lestringant,
Arts et légendes d’espaces. Figures du
que j’ai utilisés. Quels sont les éléments essentiels qui caractérisent ce parcours ?
voyage et rhétorique du monde,
Quelles sont les “scènes” significatives ? Celles retenues par l’imaginaire ? Montrer Rue d’Ulm, Paris, 1981.

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les lieux, faire un éloge de leur singularité. Ces trois outils, étroitement liés, m’ont
permis de répondre à ces questionnements, d’exprimer une vision actuelle, une
vision historique, et enfin de proposer une vision nouvelle du territoire fluvial
dans vingt ans. La carte est ici indissociable du texte, subjective, de l’ordre de
l’intuition, du sensible.

En voyage, je m’appuie sur la carte IGN, me repose entièrement sur son caractère
exhaustif. Elle constitue la clé de lecture des paysages que je traverse : je suis dans
la boucle de Chanteloup, je suis au pied du plateau du Vexin, je vois le clocher de
Mantes. Je griffonne la carte, je sais déjà que je vais retracer mon itinéraire. Je
récite les toponymes, prends des photos, esquisse quelques croquis, note une
impression, une anecdote, attrape des bribes de discussions, capte un bruit, une
lumière singulière.
Pour communiquer ce voyage, j’ai besoin de le redessiner. Je fais mes choix, je
dessine ma carte comme j’écris, à plat, et l’histoire prend forme. Avec la pointe de
mon stylo, je refais le voyage, recolle les morceaux : la carte vient relier mes prises
de notes et révèle mes absences qui deviendront des ellipses dans le récit. La carte
IGN en fond me permet de ne pas perdre le fil. Je choisis mon cadrage, l’échelle, mes
codes de représentation, ma légende : tout relève de mon propre choix (carte 1).
Sur la carte, je ne représente que ce que j’ai vu, rencontré, exploré : souvent, les
paysages de plateaux n’apparaissent pas ou peu car mon trajet s’est concentré au
bord du fleuve. Pour montrer une autre vision de ce territoire, je fais le trajet
Paris-Le Havre en train :

8 h 55 : Le nez collé à la fenêtre, je scrute les paysages qui défilent.


La Seine pointe son nez quelques fois lorsqu’on l’enjambe. J’entame
avec elle un réel jeu de pistes, devinant à chaque indice sur quelle
rive on se trouve. Nous voilà rive gauche, je ne me suis pas aperçue
de la traversée. Je ne reconnais plus la Seine que j’ai pourtant
explorée maintes fois. Mes points de repère étaient jusque-là dépen-
dants du détour et des boucles, de la lenteur de l’articulation entre
les paysages : en ligne droite, je suis désorientée. Seuls quelques
indices émergent : la butte de l’Hautil, les cheminées de Porcheville,
la falaise abrupte rive gauche, quelques écluses.

142 le voyage, la car te et le récit

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En parallèle, je construis mon récit au bord du fleuve ; alimenté par des croquis,
des références historiques, artistiques, il doit compléter la carte de voyage,
exprimer le déroulement, le mouvement. Sur la carte, les choses sont un peu figées,
placages de couleurs, de signes, de textures, la position de surplomb ne fait plus
apparaître la dynamique du voyage. Lorsque le récit se superpose à la lecture de
la carte, je retrouve les sensations du voyage.

En permanence, les coteaux basculent de


droite à gauche et nous font tanguer avec eux.
On entre dans la dernière boucle avant de
quitter l’Ile-de-France. La vue s’élargit de plus
en plus et les reliefs prennent du pouvoir : la
Seine prend son élan afin d’entamer une
longue ligne droite qui nous conduira à travers
Vernon jusqu’au barrage de Port-Mort et la
falaise de Gargantua. En construisant la
colline, le géant aurait été incommodé par un
gravier dans son soulier : lancé plus loin, le
menhir est aujourd’hui une curiosité locale.

Ce voyage, d’autres l’ont fait avant moi, en bateau à vapeur, à cheval, à bord d’un Profils.

pousseur. Ici, la représentation cartographique m’a permis de redessiner le terri-


toire en m’appuyant sur leurs témoignages. Pour le voyage de Thomas Blaikie au
XVIIIe siècle, je sais que je vais tracer la vision d’un jardinier. Je m’appuie sur la
carte de Cassini, en fond, et reporte les indications du voyageur concernant les
espaces agricoles et naturels, les événements bâtis. Grâce à cela, je définis ma
légende : “belles plaines”, “vignes”, “forêts”, “collines”, “ponts”... Je retrace aussi son
3. Nom féminin (latin legenda, chose à
itinéraire (en bateau, à cheval) (carte 2). Dans la légende j’essaie de synthétiser le lire, de legere, lire) 1. Récit à caractère
merveilleux, où les faits historiques
récit, d’en extraire l’essence. Le mot “légende ” renvoie dans sa définition à ce
3
sont transformés par l’imagination
caractère merveilleux cher aux cartes. populaire ou l’invention poétique.
2. Représentation embellie de la vie, des
exploits de quelqu’un et qui se conserve
Là, nous avions une très agréable vue ; la contrée vers le nord et dans la mémoire collective. 3. Ensemble
des conventions (signes, couleurs) qui
vers la gauche est entièrement formée de collines basses couvertes
permettent la compréhension d’une
de vignobles, et à main droite il y a une belle plaine cultivée de blé carte, d’un schéma, etc.

le voyage, la car te et le récit


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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31
août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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Carte 2 : Carte réalisée d’après le jusqu’à l’île Belli dont on dit qu’elle a été très belle dans le temps ;
voyage de Thomas Blaikie.
puis nous sommes arrivés à Meulan, où il y a un pont sur le fleuve
[...]. Saint-Germain semble une des villes les plus agréables et
propres que j’ai vues [...]. La ville est située sur une colline ; vers l’est
il y a une vue étendue de toute la contrée vers Paris, qui d’ici semble
presque une plaine 4.
4. Thomas Blaikie, Sur les terres d’un
jardinier, journal de voyages 1775-1792,
De la même manière, j’utilise un guide à l’intention des voyageurs en bateaux à
L’Imprimeur, Paris, 1997, p. 155-156.
5. B. Saint-Edme (Edme-Théodore vapeur5 du XIXe siècle. Je dois faire une sélection plus importante des informations
Bourg), Itinéraire des bateaux à vapeur
car ce guide touristique est relativement exhaustif et le point de vue peu affiné. Je
de Paris à Rouen et de Rouen au Havre,
avec une description statistique, ne conserve que les commentaires concernant les paysages et les usages agricoles
historique et anecdotique des bords de
du territoire, les villes mentionnées, les vents, les points de vue en belvédère
la Seine ; suivi d’un guide du voyageur,
E. Bourdin, Paris, 1836. (carte 3).

144 le voyage, la car te et le récit

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Le sol n’est pas également bon dans toute son étendue, pourtant la Carte 3 : Carte réalisée d’après
l’Itinéraire des bateaux à vapeur de
grande quantité d’engrais qu’offre le voisinage de la capitale et le
B. Saint-Edme.
soin particulier que l’on donne à la culture suppléent la qualité du
terrain. Il s’y trouve beaucoup de collines, des plaines de la plus
grande fertilité et des pâturages excellents. On cultive une très
grande quantité de légumes et d’arbres fruitiers dans les terres
sablonneuses et légères ; ils forment le principal produit des
communes rurales les plus voisines de Paris6.

A Conflans-Sainte-Honorine, je rencontre Jeannette et Irénée du Irjea. Le témoi-


gnage de ce couple de mariniers me permet de retranscrire en carte la vision des
“routiers du fleuve”. Contrairement aux voyageurs des XVIIIe et XIXe siècles qui se
plaçaient plus en tant que touristes ou explorateurs, les mariniers ont une vision
logistique du fleuve. Le dialogue a été compliqué car la notion de “paysages du
fleuve” leur est inconnue. En fait, ce que j’obtiens, ce sont des lieux ponctuels
6. B. Saint-Edme, Itinéraire des bateaux
relatifs à la navigation et au transport de marchandises. Les bourses d’affrètement, à vapeur, op. cit.

le voyage, la car te et le récit


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les ports, les darses, les écluses, les change-
ments de pilote, les passages difficiles, mais
aussi les lieux de baignade, éléments récurrents
lors de l’attente pour le passage des écluses.
Irénée me montre des cartes anciennes du
temps des remorqueurs. A partir de ces infor-
mations, je retrace une carte de leur vision du
trajet Paris-Le Havre, où la Seine devient un fil
sur lequel s’accrochent des fonctionnalités du
fleuve, des temps de parcours (carte 4).

Le voyage, la carte et le récit permettent de


construire un “état des lieux” du territoire entre
Carte 4 : Carte réalisée d’après le Paris et Le Havre, de révéler ses évolutions, ses persistances : la Seine aval est un
récit de voyage des mariniers.
espace fonctionnel. D’une carte de voyage, je passe à une carte des enjeux qui
compile les visions des différents voyageurs et la mienne : puis j’entame l’écriture
d’une fiction sur ce territoire. Pour exprimer une vision prospective, je construis
mes scénarios à partir de cartes, de photos et de croquis. Je me replace en tant que
voyageur, en 2030, dans un paysage bouleversé par la crue centennale et les chan-
gements climatiques. Je me positionne aux côtés du fleuve dans un esprit de résis-
tance : il faut redonner un espace de liberté à la Seine. La représentation du fleuve
est bouleversée, je ne dessine que le lit majeur, et mon itinéraire premier est
perturbé. Je me replace sur ma première carte de voyage, que je garde en fond, et
viens inventer de nouvelles situations : rapidement, je change d’échelle et resserre
les cadrages sur des sites singuliers, que j’avais pointés auparavant : Conflans-
Sainte-Honorine, Mantes-la-Jolie... De la carte, je passe à la coupe et au croquis :
le projet doit être dans le registre du “possible” et la carte ne suffit plus. Les lieux
de projets s’accrochent au fil de la Seine : le récit-fiction viendra les relier, les
ordonner à travers différents actes et personnages qui prennent le relais pour
raconter les lieux. La Seine devient “scène”, acte 1 : “Paris-Nanterre” ; acte 2 :
“Montesson-Conflans-Sainte-Honorine”... La carte replace les actions, “géographie”
le déroulement, devient un extraordinaire support d’expression du projet. C’est la
synthèse d’une pensée, d’une projection et prend toute son ampleur lorsqu’on
déroule sa légende à travers des récits, croquis, coupes qui viennent l’habiter.

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Carte 5 : La Seine en 2030, carte
de projet au 1/100 000.

Voyage Paris-Le Havre en 2030


Acte 2 : “Montesson-Conflans-Sainte-Honorine”
Au loin se dessine la côte de Boivins. Je me réjouis d’avance car je
sais que Conflans-Sainte-Honorine approche : ce fut mon coup de
cœur du précédent voyage. J’avais connu Conflans plus calme :
aujourd’hui, les bateaux de touristes affluent et déversent leur flot
de curieux sur les quais du port Saint-Nicolas. On se demande qui
fait le spectacle, les vieux mariniers plantés sur leurs ponts ou les
badauds hagards. J’ai rendez-vous sur la terrasse du château.

Madame le maire de Conflans-Sainte-Honorine :


Le 10 février 2010, on ne voyait plus le poteau repère au bord du
port Saint-Nicolas et les passerelles étaient relevées à la verticale.
C’était à l’époque où j’étais conseillère à la mairie. La ville était le
théâtre de nombreux bouleversements : l’arrivée du canal Seine-
Nord, la refonte de la station d’épuration d’Achères, la nouvelle
plateforme multimodale.

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Projets cartographiques

Anthologie

Les paysagistes comme les artistes ont un rapport biaisé à la cartographie qu’ils détour-
nent le plus souvent à des fins toutes personnelles. Grâce aux cartes ils proposent un
regard singulier sur le territoire ou tout simplement sur les procédures cartographiques
elles-mêmes. Qu’elles soient utilisées par le paysagiste pour exprimer son propre regard,
faire un diagnostic, prendre position, qu’elles deviennent un outil d’animation et de
partage entre divers acteurs sociaux, la carte appartient à ce que l’on appelle une
“démarche de projet”. C’est cette même démarche, au fond, qui anime les artistes, à ceci
près qu’ils considèrent souvent davantage les cartes comme un moyen d’investigation
plastique et conceptuel ou comme un déclencheur d’imaginaire que comme un outil de
fabrication. Certes les paysagistes s’intéressent à la matière même des cartes, ou à ce
que Bruno Tanant appelle la “turbulence créatrice” du dessin, mais c’est pour mieux
comprendre les paysages réels sur lesquels ils interviennent alors que les artistes s’in-
téressent davantage aux territoires possibles dont ils dessinent ainsi les contours pour
page précédente
mieux interroger la réalité du monde dans lequel nous vivons. Mais les artistes comme
La carte comme création au cœur
les paysagistes s’emparent de cet instrument pour créer de nouvelles conditions de des paysages : présentation du
diagnostic territorial du canton
visibilité et développer une approche sensible de notre environnement. Les cartes sont
d’Aniane (Hérault), ENSP, 2010.
pour eux une manière de faire des mondes. C’est en partant de ces présupposés que Félix Bourgeau, Simon Lacourt et
Thomas Orssaud.
nous avons décidé de montrer ensemble les cartes des uns et des autres dans la mesure
où elles ouvrent également l’activité cartographique à un imaginaire dont nous ne
pouvons nous passer pour voir, analyser et transformer notre monde.
Gilles A. Tiberghien et Michel Viollet

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Claude Chazelle est paysagiste DPLG

La cartographie traduit ici une typologie paysagère établie sur des fondamentaux et non sur la physionomie ou l’occupation du sol.
L’approche typologique proposée met en avant les fondamentaux constitutifs du substrat paysager. Elle explore quatre niveaux :
– Les unités de paysages, déjà repérées dans le cadre des atlas de paysages, identifient les territoires morphogéographiques ;
– Les structures paysagères : structures spatiales et structures d’articulation traduisent, au sein des unités de paysages, les grands traits
de caractères physiques et sémiotiques et, selon l’échelle, les structures emboîtées des sites ou des lieux ;
– Les gammes de paysages sont définies par des variations de caractères et d’ambiances fondatrices de sens et de continuité de sens
(par exemple : gamme des paysages de l’eau, des pentes abruptes, du plateau volcanique, etc., puis, à une échelle emboîtée, gamme des
paysages des implantations humaines, des villages, etc.). Leurs domaines d’appartenance, unités ou structures spatiales qui les portent,
regroupent et classent les caractères identifiants sensibles et perçus ;
– Les motifs d’intérêt paysagers, mais aussi leurs logiques d’enchaînement et leur sens, qualifient les caractères susceptibles d’agir dans
le sentiment paysager.

Cartographie réalisée pour la Charte architecturale et paysagère de la communauté de communes du pays de


Salers dans le Cantal (2006-2007), vingt-deux communes (exemple de la commune de Saint-Cernin).
Carte de représentation des paysages : sur cette carte sont représentés les gammes de paysages et leurs domaines
d’appartenance. Les espaces signifiants, les sites et les lieux commencent ainsi à être identifi ables, tant dans leurs
limites que dans leurs logiques d’enchaînements et de continuités.
Fonds IGN 1/25 000. Cartographie des gammes de paysages : Marguerite Aime-Sintes, assistante paysagiste.

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Le but de cette typologie est d’identifier, à l’échelle du territoire, les grandes unités paysagères puis, à travers elles, les grandes “entités
paysagères”, ici définies, au-delà de leur réalité physique, par tout ce qui concourt à révéler, porter et qualifier l’esprit des lieux (les capacités
de sentiment paysager en ces lieux). L’entité paysagère définit un paysage dans ses dimensions physiques et sensibles, réelles autant que
potentielles, visibles comme invisibles, tangibles autant qu’intangibles. Cette définition conduit à poser la question du rapport entre forme
et sens et requiert, par là, d’interroger, au-delà du support, les regards.

ci- dessous
Extraits zoom sur les structures spatiales et les structures d’articulation les
plus signifiantes à retenir en vue du diagnostic des enjeux. Ces structures
sont exprimées en termes de dynamiques afin de souligner que leur
principal intérêt paysager réside, bien au-delà de la forme statique, dans
leur théâtralité propre et dans leur présence “scénique” mise en relation
avec le contexte paysager.
Fonds IGN 1/25 000. Cartographie des structures d’enjeux paysagers :
Thierry Bedu, assistant paysagiste.

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Karen Lebergott est artiste. Elle vit et enseigne à Chicago.

Tracés de cartes : déplacement, dislocation

Les photographies de ces œuvres multidimensionnelles évoquent une dislocation à l’intérieur des fragments de cartes. Ce travail nous
fait considérer qui, et ce qui, est à la base de la mémoire historique. La notion de crise, au premier plan depuis les débuts du modernisme,
hier, se reflète physiquement dans les plans flottants – tordus, distordus, sans correspondance au lieu ni à une réalité physique continue.
Pour faire l’expérience du lieu par opposition à l’espace, il faut re-tracer l’expérience initiale à travers les événements de ce lieu, à la
fois connus et recréés – à travers l’imagination et le “fait”. Pour voir le lieu, nous devons déployer la possibilité d’une régénération/
recréation.
En commençant à se mouvoir dans l’espace
réel, ces cartes adoptent le point de vue selon
lequel ce que nous voyons puisse en réalité
décrire la chose disparue aussi bien qu’imaginée,
la chose intermédiaire entre le connu et l’incon-
naissable. Elles enjoignent au spectateur de
reconsidérer l’impression de confiance et de puis-
sance que donnent les cartes traditionnellement.
Alors qu’on suit la mémoire à la trace dans les
cartes partielles, la défiance vis-à-vis de cette
mémoire se traduit aussi par la remise en cause
des notions de continuité et de totalité. En imitant
la tentative de mainmise sur la mémoire et le fait,
on obtient des surfaces peintes, marquées par l’in-
décision, l’élision, la fragmentation. C’est le
mouvement à travers l’espace et le temps qui
définit le lieu historique, imaginé ou bien recréé.
Le paysage en changement constant, qui n’est en
réalité que destruction et régénération ininter-
rompues, reprend le déracinement et la redéfini-
tion produits par le mouvement des constructions.
De par notamment ces mutations géographiques,
temporelles, ou ces strates labiles, nous arrivons
à la notion de mouvement de l’histoire. C’est en
défaisant et re-traçant les cartes, c’est par la
re-présentation que les idées de résistance et de
déplacement de groupes de populations (en
partie dus à des mutations géographiques / urba-
nistiques) trouvent, en tant que thèmes histo-
riques, une présence tangible.

Traduit de l’américain par Xavier Carrère.

Red Breath, technique mixte, 270 x 140 cm, 2009. page suivante : Towering, photographie, 46 x 31 cm, 2009.

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Jacques Sgard est paysagiste DPLG.

Ces croquis d’analyse des paysages et des sites culturels des Causses et des Cévennes préfigurent les plans qui seront réalisés en vue de
l’inscription du territoire au patrimoine mondial de l’Unesco, au titre des paysages culturels issus de l’agropastoralisme. Ce dossier est
présenté par le ministère de l’Ecologie et du Développement durable.
Apparemment, comme le montre la carte de la structure paysagère et le confirme la carte des paysages présentées ici, les deux régions
s’opposent par le relief, la nature des sols (plateaux calcaires des Causses, dômes granitiques de la montagne cévenole, vallées schisteuses
de la basse Cévenne) ; le contraste offert par les types de paysage et le mode de construction de l’habitat et des abris pour le bétail est
également frappant. En réalité, ces territoires sont complémentaires les uns des autres ; le pastoralisme, avec ses vastes étendues qui
découvrent les lointains, ses innombrables
témoignages d’une culture pastorale qui
remonte à la nuit des temps, impose la vision
d’un paysage culturel unique.
Les deux croquis présentés sont – quoi
qu’il puisse paraître ! – le résultat d’allers et
retours nombreux entre la carte (1/250 000,
1/100 000, 1/25 000) et la visite de terrain ;
c’est le contact avec celui-ci qui m’a permis
de découvrir l’essentiel et surtout de préciser
ce qui, à mes yeux, constitue la “valeur
universelle et exceptionnelle” requise pour
l’inscription au patrimoine de l’Unesco. A
quoi il convient d’ajouter les innombrables
textes et les conversations qui enrichissent
notre regard et notre connaissance des
lieux et font découvrir ce que ces paysages
représentent pour ceux qui ont eu à les
parcourir et à les connaître.

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Clément Aubry est artiste.

Carte rouge (manifeste), technique mixte sur carte géologique, 100 x 80 cm, 2005.

Utopographie
A l’origine de l’élaboration de Carte rouge, il était une carte, une carte géologique destinée à un usage professionnel. Ce document a subi
une intervention picturale dont le but était de détourner sa fonction initiale pour qu’il devienne un objet plastique. Ce document géogra-
phique de départ, cette représentation de l’espace des hommes, est matière à imagination. Toute fiction s’inspire du réel afin que la réalité
puisse s’enrichir par la fiction, et ce va-et-vient participe à la perte de repère indispensable à l’imagination. Conjointement, Robert Filliou
rappelle que “l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art”.
Beaucoup d’artistes utilisent la cartographie comme un outil pour leur travail. “Ces artistes ont été amenés à interroger la carte comme
instrument de représentation. En faisant apparaître, par et dans leurs œuvres, les dimensions réflexives et créatrices de la carte, ils ont fait
apparaître du même coup en quoi celle-ci, beaucoup plus qu’une simple intention de représentation, portait également en elle un projet
d’interprétation et de transformation du territoire1.” L’utopographie se propose de partager ce projet en augmentant les possibilités territo-
riales par le biais de la pratique artistique.
L’utopographie est l’écriture de lieux qui n’existent pas (u- privatif, topos, le lieu, et graphein, l’écriture). Il s’agit ici de non-lieux et non de
beaux lieux. Conventionnellement la carte est un outil qui sert à se situer, à avoir des certitudes et des preuves. Ici la carte sert à se perdre.
La typologie particulière qui est utilisée dans cette carte est le résultat de l’observation passionnelle de documents topographiques. Elle construit
ici des masses de couleurs, des lignes, des signes, et l’absence de légende invite le spectateur à s’approprier les significations suggérées.
Le dessin d’une utopographie s’apparente à l’écriture d’une histoire, d’un roman ou d’un essai. Point, ligne et surface deviennent ainsi nom,
phrase et paragraphe. La carte n’est pas assujettie à un propos premier, elle est son propre sujet dont la signification narrative n’appartient qu’à
l’imaginaire du regardeur.

1. Jean-Marc Besse, Le Goût du monde, Actes Sud / ENSP, Arles-Versailles, 2009, p. 142.

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Anne-Sophie Perrot-Nani est artiste et paysagiste.

Cart[p]eaugraphie, variation pour archipels et coups de soleil, 2007. Fragments de peau déshydratés sous presse et plexiglas, 10 x 15 cm.

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François Bonneaud est paysagiste DPLG.

Le traitement graphique recherchait l’expressivité du ressenti paysager : lumière des étangs, ombre de la forêt, ouverture des champs,
cloisonnement des prés bocagers, présence du bâti affirmée par le rouge, taches colorées des vergers sur les côtes. Une carte expressive...
mais qui restait muette par l’absence de toponymie : c’était une option graphique rendue possible par la faible étendue du territoire d’étude.
La carte forme alors une “œuvre” unique qui sert de référence pour la suite de l’analyse paysagère. Avec le recul, on peut dire aussi que
les choix graphiques, éloignés des codes de représentation traditionnels en cartographie (type IGN), a posé parfois des problèmes de
compréhension pour les non-initiés à la cartographie paysagère.

François Bonneaud et Véronique Brunet,


paysagistes DPLG, Carte sensible des paysages de
la Petite Woëvre, PNR de Lorraine, 1992.
Nature de l’étude : Etude de mise en valeur
paysagère de la zone humide de la Petite Woëvre
(trente-cinq communes entre Meuse et Meurthe-
et-Moselle). Territoire représenté : 30 km par
40 km. Echelle : 1/25 000. Technique utilisée :
pastel sur tirage papier noir et blanc du fonds
IGN 1/25 000 (le travail d’une époque révolue).

Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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François Bonneaud et Stéphane
Bertin, paysagistes DPLG, Plan de
paysage, carte de localisation des
unités paysagères, pour la
communauté de communes des Lacs
et des Hauts Rupts, 2006. Nature de
l’étude : plan de paysage de la
communauté de communes des Lacs
et des Hauts Rupts, regroupant cinq
communes autour de Gérardmer
dans les Vosges. Territoire
représenté : 15 km par 30 km.
Echelle : 1/25 000. Technique
utilisée : Fonds IGN 1/25 000 avec
renforcement du relief, de la forêt et
de l’urbanisation. Couches issues du
SIG et superposées avec un logiciel
de traitement d’images informatisé.

François Bonneaud et Stéphane


Bertin, paysagistes DPLG, Plan de
paysage, carte de localisation des
actions, pour la communauté de
communes des Lacs et des Hauts
Rupts, 2006.
Nature de l’étude : plan de paysage
de la communauté de communes
des Lacs et des Hauts Rupts,
regroupant cinq communes autour
de Gérardmer dans les Vosges.
Territoire représenté : 15 km par
30 km. Echelle : 1/25000. Technique
utilisée : Fonds IGN 1/25 000 avec
renforcement du relief de la forêt et
de l’urbanisation. Couches issues du
SIG et superposées avec un logiciel
de traitement d’images informatisé.

Sur un fond cartographique de repérage, on renforce les éléments les plus pertinents par rapport à l’expression des caractéristiques et des
enjeux paysagers (dans le massif vosgien : le relief, le contraste ouvert / fermé, la dispersion du bâti). On superpose ensuite sur ce fond
les informations issues de l’analyse (délimitation des unités paysagères) ou les propositions d’actions.
L’utilisation des systèmes d’information géographique (SIG) a considérablement modifié l’approche de la cartographie. Si l’expressivité
des cartes se standardise en raison de la dépendance aux différentes couches numériques disponibles, la facilité à les produire permet en
revanche de multiplier les cartes thématiques ou sectorielles. La carte n’est plus une œuvre unique de référence produite par le paysagiste,
mais elle se décline en plusieurs séries cartographiques, permettant d’étayer et de synthétiser l’analyse paysagère et l’argumentaire du
projet paysager.
La carte devient également un outil d’animation lors d’ateliers avec des élus ou la population, l’outil informatique permettant une grande
réactivité et une prise en compte quasi immédiate des propositions et des décisions prises. La carte devient alors ainsi une coconstruction
issue d’un travail collectif. Cette approche est très importante dans les démarches de plan de paysage où la recherche d’un consensus est
primordiale.

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Alain Marguerit est paysagiste DPLG.

SPATIALISER recoller & spatialiser


Le projet de territoire
N

LE PROJET DE TERRITOIRE Vallées des Gaves

Atelier Montagne

40 km Vers Pau Vers Tarbes

LOURDES

Réserve naturelle du massif de Pibeste

ARGELÈS-GAZOST

Col de Couraduque
Val d’Azun
Vallée du Gave de Pau

Hautacam

Gorges d’Estaing
PIERREFITTE
SOULOM
Col du Soulor ARRENS-MARSOUS
ARRENS-MARSOUS

Gorges de Cauterets

Lac du Tech
Lac d’Estaing
Gorges de Luz
Tourmalet-La Mongie

Forêt domaniale de Copet

BARÈGES
CAUTERETS

Vallée du Bastau
Le Lys Luz-Ardiden LUZ-SAINT-SAUVEUR Forêt domaniale de l’Ayre et du Lisey
Forêt domaniale
de Peguère

Pont-d’Espagne

10 km

Pragnères

5 km

GÈDRE

2 km

1 km
Gorges de Gèdre et Gavarnie
0

Le réseau de déplacements publics et mutualisé de fond de vallée Le réseau des villages perchés en relation
L’axe de déplacement en site propre entre Lourdes et Pierrefitte-Soulom avec la centralité de la vallée
La route en liaison directe avec Lourdes La route des villages
La relation avec Arrens-Marsous, Cauterets, Luz Saint-Sauveur Le chemin du versant
La relation avec les stations de Gavarnie et de Gèdre GAVARNIE
Les polarités urbaines et leurs villages en réseau
Les relations à la haute montagne
Vallée des Espécières Cirque de Troumouse
Le réseau de transport public organisé vers les sites d’altitude
- En hiver -En été
Le réseau des remontés mécaniques
Les liaisons piétonnes entre Val d’Azun, Cauterets et Luz St Sauveur
Grands domaines durables
Cirque de Gavarnie
Les sommets : territoire naturel préservé 2 500 ha
Les estives : territoire agricole des transhumances d’été 500 ha
Les espaces intermédiaires : un projet agro-forestier en relation avec la vie urbaine.
Les boisements constitués : territoire agricole de transition entre plaine et estives
Les versants abrupts et les rebords des estives : l’exploitation ou l’entretien des boisements
préservent les vallées des risques d’éboulement. Les chemins d’accès sont supports de gestion
Les terrasses
et d’itinéraires touristiques vers les sommets.
La plaine : réserve de terre agricole exploitable toute l’année
Les premières terrasses une gestion agropastorale à assurer autour des villages en développement
sur le versant.

LA MISE EN RELATION = Le Gaves et ses berges créent des continuités de liaison à travers la vallée et entre les villages :
support des circulations douces et des espaces d’agrément.
100 ha

LE PROJET GLOBAL PARTAGÉ Ministère de l’Écologie, de l’Energie, du Développement Durable et de l’Aménagement du Territoire
Direction Générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature
ATELIER DES PAYSAGES - Alain Marguerit
SOBERCO Environnement - Atelier Pascal Gontier
L’Oeil / Laurent Davezies - Ecologie Industrielle Conseil AT E L I E R M O N TA G N E
Communauté de communes du Haut-Allier - Lozère
Communauté de communes de la Station des Rousses - Jura
Pays des Vallées des Gaves - Hautes-Pyrénées
25 Mai 2009
Présentation commune à Paris

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SE POSITIONNER

LA STRATÉGIE DE PROJET

La carte

Au-delà de l’image, la belle image qui illustre le territoire, la carte est plus ou moins expressive, impressionniste ou détaillée selon la
thématique à laquelle elle répond et surtout la sensibilité de celui qui la réalise. Les cartes présentées ici sont des outils de travail, des
outils d’expression d’une démarche spécifique, les “ateliers projet” commandités par le ministère de l’Ecologie et du Développement
durable.
La carte (comme la maquette) est l’outil central de l’atelier, lieu de partage et de confrontation des acteurs. Elle affirme un diagnostic,
des prises de position ou une spatialisation par le paysagiste à chaque phase d’élaboration du projet. “Nous pouvons affirmer ceci : dans
des situations complexes, c’est-à-dire là où dans un même temps il y a non seulement de l’ordre mais aussi du désordre, là où il y a non
seulement des déterminismes mais aussi des hasards, là où émerge l’incertitude, il faut l’attitude stratégique d’un sujet ; face à l’ignorance
et à la confusion, sa perplexité et sa lucidité sont indispensables.” (Edgard Morin)
La carte revêt des formes différentes selon les phases du projet et les moments de la discussion. De la carte analytique on passe à la
carte stratégique, au plan guide puis au plan d’action, pour arriver au plan d’aménagement. Cette approche par phases se doit d’être itéra-
tive pour être créatrice.
Pour chaque atelier, c’est le niveau du débat qui illustre la carte et non l’inverse. Le niveau d’expression, la qualité, la précision du dessin
traduit le niveau auquel se situe le débat sur l’évolution du territoire. La carte est au service des acteurs du projet autour de la table. Si le
débat est fructueux, la carte évolue et devient un outil partagé qui n’appartient pas qu’au paysagiste, comme il se doit de tout projet.

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Marie Denis est artiste plasticienne.

Cartes du monde ciselées avec un cure-dent à l’aide d’un compte-fil, dans la pruine d’un grain de raisin.
Planisphère, raisin jaune “Muscat”, et Mappemonde, raisin rouge “Alphonse Lavallée”, 1995 à 2010.
Tirages d’exposition couleur dit “classic”, format 20 x 30 cm et 30 x 30 cm.

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Extrait du schéma départemental des paysages de l’Essonne. Maître d’ouvrage : conseil général de l’Essonne.
Maître d’œuvre : agence Folléa-Gautier, paysagistes–urbanistes. Réalisation : 2007-2010.

Le schéma départemental des paysages de l’Essonne ou le projet de paysage territorial au défi de sa représentation cartographique

L’avenir va nous conduire à représenter non pas le paysage mais le projet de paysage, non plus à l’échelle d’un site, mais à l’échelle d’un
territoire. Pour cela, on ne peut se contenter de représenter seulement les espaces ouverts non bâtis, comme on tend à le voir au travers
des expériences récentes. Le paysage inclut l’espace bâti, les infrastructures et surtout les relations entre ces trois éléments fondateurs du
territoire. Se pose ainsi le défi de la lisibilité de la représentation, face à la complexité assumée du réel.
Le département de l’Essonne, en réalisant son schéma départemental des paysages, ouvre une voie. La carte de projet est une tentative
de synthèse. Elle fait le choix de montrer comment peut s’organiser la rencontre de la ville, de la nature et des infrastructures, formulée
par des concepts. Il est clair qu’en spatialisant, la carte devient le bras armé de la politique de paysage du conseil général : le document
stratégique du schéma, aux côtés des outils opérationnels.

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Bertrand Folléa et Claire Gautier sont paysagistes DPLG.

La Charte paysagère et environnementale des garrigues de Nîmes métropole ou le défi de la cartographie pédagogique, sensible et lisible

La cartographie du paysage pose bien des défis. En voici trois exemples.


Premier défi : nous avons la responsabilité de rendre la lecture du paysage accessible, partageable et compréhensible par tous, pour en
faire un sujet de débat et non un objet de pouvoir. Or la cartographie est un instrument de pouvoir. Comment résoudre cette
contradiction ?
Deuxième défi : l’écart est immense entre l’expérience sensible du paysage perçu à hauteur d’homme et la représentation désincarnée
qu’en offre la cartographie traditionnelle. Comment exprimer une “sensibilité synthétique” du territoire ? Comment échapper à la fois à
la submersion de l’expérience sensible, incommunicable à force de richesse et de foisonnement, et à la désincarnation du paysage par sa
transcription cartographique, incommunicable à force de sécheresse et de pauvreté ?
Troisième défi : la représentation traditionnelle du territoire (disons la carte Michelin ou IGN pour faire vite) ne représente pas – ou très
peu – l’espace non bâti, alors même que celui-ci est façonné par les hommes depuis des milliers d’années, voire par la nature depuis des
millions d’années. Dès lors que l’on reconnaît la valeur paysagère et structurante de ces espaces non bâtis, on doit les représenter. Mais
le paysage ne se réduit pas à l’espace non bâti. Comment, dès lors, assurer la lisibilité de la représentation, intégrant en synthèse à la fois
le bâti, le non-bâti et les infrastructures ?
La cartographie utilisant la troisième dimension (3D) permet de relever en partie ces trois défis : elle offre une compréhension sans
effort de l’organisation fondatrice du territoire, facilement partageable ; elle se rapproche de l’expérience sensible en évitant l’abstraction
de la carte 2D ; elle remet au cœur de la représentation la topographie, composante essentielle du paysage, et offre la possibilité de repré-
senter de façon lisible à la fois le non-bâti, le bâti et les infrastructures.

Extrait de la Charte paysagère et environnementale des garrigues intercommunales de Nîmes métropole.


Maître d’ouvrage : Nîmes métropole. Maître d’œuvre : agence Folléa-Gautier, paysagistes–urbanistes. Réalisation : 2009-2010.

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Anne Durez est artiste.

Les bénéfices du doute, 2010.

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anna-bella geiger
Anna-Bella Geiger est artiste, elle vit et travaille à Rio de Janeiro.

Brésil 1500-1996, 1996, gravure et sérigraphie, feuille d’or et crayon de couleur, 46 cm x 81 cm.

Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


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Carte support de présentation des unités de paysage du Val-d’Oise (95), nord en bas de la feuille, échelle 1/250 000, conçue pour une publication au 1/75 000.
Carte produite dans le cadre de l’Atlas des paysages du Val-d’Oise, étude réalisée par Michel Collin, paysagiste mandataire, Vue d’ici, géographes cartographes,
Michèle Elsair, paysagiste, pour le compte d’un groupement de commande réunissant la DDT 95, la DRIEE Ile-de-France et le conseil général du Val-d’Oise.
Réalisation 2009-2010, utilisant les bases de données altimétriques et topographiques de l’IGN , MOS Ile-de-France de l’IAU.

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michel collin et pascal chevallier
Michel Collin est paysagiste DPLG et Pascal Chevallier est géographe.

Une équipe pluridisciplinaire


Paysagiste et géographe, nous travaillons ensemble depuis longtemps et produisons des études
territoriales (atlas de paysages, plans de paysages). De nombreux échanges nous sont néces-
saires pour parvenir aux cartes qui viennent alimenter nos études. Le paysagiste apporte l’ex-
périence de la perception des territoires pour identifier ce qui va déterminer l’expression
cartographique, et lui permettre de porter sur les productions un regard sensible. Avec le temps
et l’expérience, nous avons tous les deux cheminé, nous nous sommes imprégnés de nos
approches respectives, et la répartition entre le “factuel” et le “sensible” s’est transformée en
une sorte de compétence partagée, de professionnalisme en duo.

Exprimer la part de la charpente naturelle


Les enjeux de paysages reposent pour beaucoup sur les éléments de nature et leur rôle dans la
structure et la perception des territoires, c’est pourquoi nous accordons beaucoup d’importance
à leur expression cartographique : les reliefs, les eaux, la végétation des boisements composent
une “charpente naturelle” qui dessine pour l’essentiel les diverses unités paysagères d’un
territoire.
Le rôle de la géomorphologie est déterminant. Les logiciels nous permettent de disposer de
plusieurs figurations des reliefs, qui sont utiles en amont même des explorations de terrain
pour une première analyse des unités de territoire. A l’échelle des atlas, nous optons pour
l’ombrage qui offre la lecture directe d’une sorte de “maquette”, sur laquelle se lisent les éléments
d’occupation des sols.
Du fait que la source virtuelle de lumière se situe nécessairement en haut à gauche et que la
position habituelle du nord des cartes est en haut également, la représentation conventionnelle
des reliefs ne permet pas de figurer l’ensoleillement réel des pentes. Une représentation vrai-
ment sensible des paysages nécessite ainsi, dans le cas des ombrages, de positionner le nord en
bas, comme c’est le cas dans la carte présentée ici.

Représenter les composantes urbaines


Dans le cas du Val-d’Oise, il faut rendre compte des effets de “collage” et de morcellement de la
banlieue. Une légende des zones urbaines est nécessaire, qui détaille les types de tissus et
permet de rendre compte de certaines sensations : les villages anciens “enfouis” dans les marées
pavillonnaires, la forte présence des ZUP qui forment un nouveau balisage, les immenses zones
d’activités. Les infrastructures sont représentées a minima en gris, mais il faut rendre compte
des effets de coupure.

La carte : une objectivation utile mais qui ne suffit pas à rendre compte des paysages
Le paysage étant affaire de perception, il est indispensable de faire part des sensations à l’aide
de photographies, de textes, ainsi que de coupes et de diagrammes exprimant les logiques d’en-
chaînement et de structure.
Sur les cartes, pas de territoires cachés ou inaccessibles par exemple, comme celui de l’eau,
qui apparaît nettement et qui souvent structure l’image, alors que, dans bien des cas, sur le
terrain, on ne voit pas l’eau, faute de chemins ou parce qu’elle est masquée dans des vallées
fermées par la végétation.
La carte est aussi associée aux pratiques du zoning souvent néfastes au paysage. Il faut bien
sûr s’en servir mais aussi s’en méfier, prudence donc ! On peut facilement se laisser fasciner
par la fabrication d’une image flatteuse du territoire, sans l’associer réellement aux modes de
perception et aux ambiances.

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alain freytet
Alain Freytet est paysagiste DPLG.

Les cartes de paysage permettent aux paysagistes de rassembler et de partager en une seule et belle image des impressions dispersées sur
un vaste territoire. Bien que vues du ciel, elles tentent d’offrir l’évidence d’un premier contact avec un site. Sans légende, allégée d’un aller
et retour fastidieux entre l’image et le texte, l’attention des acteurs et partenaires peut se porter directement sur la qualité des lieux et
évoquer les aménagements qui les concernent. Sous des allures d’objectivité, ces cartes sont orientées. Elles rehaussent des motifs qui sur
le terrain nous ont touchés ou sur lesquels se portent des menaces ou des enjeux plus ou moins importants.

Ces deux “cartes des paysages” des Agriate et de Roccapina ont été dessinées pour le Conservatoire du littoral en Corse. Réalisées au
pastel et au crayon de couleur avec l’aide de Pierre Le Den, paysagiste illustrateur, retravaillées à l’ordinateur, elles ont été l’une des pièces
maîtresses des projets de paysage.

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Lors des premiers échanges, leur présentation affichée ou projetée a contribué à faire naître une image partagée des paysages. La
convergence des regards a souvent permis d’oublier un temps les désaccords possibles sur le devenir des sites. En phase de diagnostic,
leur qualité plastique a maintenu les échanges sur la valeur des paysages perçue sur un mode sensible. Elles ont été le support d’une
concertation cartographique en précisant, par exemple, le nom et les limites des unités paysagères, des sites et des lieux à utiliser pour
parler de ce territoire. Les discussions sur l’orthographe des toponymes corses furent parfois plus animées que les échanges sur le projet
lui-même…
La carte des Agriate est dessinée au 1/25 000. Celle de Roccapina est au 1/5000. Ces échelles moyennes permettent à la fois d’obtenir
une vision générale de ces grands sites naturels tout en permettant une vision spécifique des sites sur lequel le Conservatoire du littoral
engage des projets d’acquisition, de protection ou d’aménagement. Ces cartes ont servi ou vont servir à la médiation des projets de terri-
toire et des plans d’aménagement : panneaux d’information sur site, dépliants, publications, projections ou expositions…
Pour ne pas perturber la carte des paysages avec des éléments incertains parce que futurs, les orientations paysagères ont fait l’objet
d’une cartographie spécifique dans laquelle des pictogrammes schématiques viennent se surimposer au fond en couleur.
La carte devient le fond sensible au service d’une stratégie paysagère.

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Ile Campbell, île Bounty, îles Antipodes, îles Snares, 2006, quatre peintures murales et cartes géographiques marouflées, mine de plomb, échelle 1/25 000,
2 x (395 cm x 1 410 cm) et 2 x (395 cm x 820 cm). Vue de l’exposition Antipodes, Frac Lorraine, Metz, 2006.

Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


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David Renaud est artiste.

Îles Antipodes, 2005, peinture acrylique et carte marouflée, 250 cm x 250 cm, collection particulière.
Vue de l’exposition Naturalia, château de Trebesice, République tchèque.

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Pascal Aubry est paysagiste DPLG.

Le schéma d’orientation pour les paysages (SOP) de la communauté urbaine de Brest (CUB) est l’aboutissement d’une démarche expéri-
mentale de “Plan de paysage” réalisée entre 1990 et 1992 par une équipe comprenant Pascal Aubry, Claude Chazelle, Alain Mazas, paysa-
gistes DPLG, et Jean-Luc Hadji Minaglou, sociologue.
Ce SOP comportait une carte réalisée à l’échelle du 1/10 000, en utilisant les moyens cartographiques de la banque de données urbaines
(BDU) de la communauté urbaine : le fond de carte est constitué de l’assemblage des données de l’Institut géographique national (IGN), en
ce qui concerne notamment la topographie et l’hydrographie, et du cadastre, en ce qui concerne le repérage des parcelles et de l’habitat.
L’occupation agricole du sol a été reportée sur la carte, au crayon de couleur, à partir de l’interprétation des photographies aériennes de
l’IGN ; elle devait ultérieurement faire l’objet d’une saisie informatique.
Cette carte localise et représente, de façon sensible et symbolique, les grands motifs de paysage et les continuités paysagères, inventés
lors de la reconnaissance paysagère des lieux, sites et pays de la communauté urbaine. “Inventé” est le terme utilisé pour les inventeurs
de trésor, nous le reprenons ici pour insister sur la préexistence, sur le terrain physique, de l’élément de l’espace concret que nous recon-
naissons en tant que motif de paysages, et aussi, sur le “terrain culturel”, du motif qui schématise notre regard.
Une légende accompagne cette carte qui ne peut, ni ne doit, être dissociée du moindre extrait de celle-ci, quelle qu’en puisse être l’échelle.
Celle-ci est très différente des légendes habituelles des cartes de géographie dans la mesure où elle associe les données localisées sur la
carte avec, d’une part, des émotions et impressions ressenties sur le terrain physique et, d’autre part, des opinions et des savoirs recueillis
lors de l’analyse du “terrain culturel”. Formellement, cette légene se présente donc comme un livret assez volumineux comprenant des
textes et des représentations photographiques. Méthodologiquement, elle doit permettre de situer l’aménageur, utilisateur de cette carte,
dans une problématique qui ne soit pas seulement de l’ordre de l’exploitation de l’espace concret comme seul support physique pour la
localisation d’activités, mais de sa reconnaissance en tant que substrat paysager ayant une certaine épaisseur culturelle.
La totalité de la carte1 doit encore pouvoir être consultée à la banque de données urbaines de Brest métropole. L’extrait présenté ici,
évidemment sans légende, et donc inutilisable, concerne la ville et les ports de Brest.
L’entité “ville lumière” comprend la ville reconstruite par Mathon mais aussi toute la frange urbaine littorale qui, sur le rebord du plateau
Léonard, donne une image lumineuse de Brest, en contraste avec la roche sombre de la falaise, les eaux profondes de la rade et, selon les
conditions météorologiques, la couleur du ciel.
L’entité “ville du plateau” a été reconnue et nommée ainsi par rapport, d’une part, au réseau des vallons et des ruisseaux et, d’autre part,
azux autres modes d’urbanité que constituent les villages et les bourgs. Elle est représentée par un bâti de couleur brun-rouge brique sur
un fond ocre jaune teintant les parcelles privées ; le domaine public reste blanc et les voies sont seulement indiquées au trait.
La gamme des bleus teinte les éléments de l’espace qui “appartiennent” à la rade. Le bleu pâle qui a été choisi pour teinter toute la partie
comprise entre le niveau de la mer, ou plus exactement de la rade, et le niveau à plus de 10 mètres, colore et met en évidence le “domaine
de la rade et de la mer”. Pour aider la lecture de ce domaine, les courbes de niveaux de 0 à 12 ont été également tracées en bleu. Il conviendra
sans doute de ne pas gommer cette différence entre ce qui constitue le domaine de la rade et ce qui est du domaine de la terre, du plateau
du Léon, par la côte rocheuse, pour et par l’aménagement de l’espace concret.
Les remblais du polder constituant le socle du port de commerce ont été qualifiés d’“eau de rade cristallisée” pour qu’ils ne soient pas
confondus avec le véritable sol du plateau Léonard sur lequel est édifiée la ville.

1. Elle a fait l’objet d’une édition dans l’ouvrage de Pierre Donadieu et Michel Périgord, Clés pour le paysage, Ophrys, Paris, 2005.

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Bruno Tanant est paysagiste DPLG.

La cartographie du paysagiste est l’affirmation d’une lecture orientée du territoire, un regard qui doit assumer sa subjectivité.
Je ne crois pas à l’objectivité en paysage. Le paysagiste, comme tout un chacun, a une histoire propre qui corrige et oriente ce qu’il voit.
Par la cartographie, il s’agit de mettre en concurrence plusieurs fragments, plusieurs formes, plusieurs histoires : éclats qui s’addition-
nent, se soustraient, pour confronter leur autonomie et leur origine. Tous ces éléments ont un point commun : ils n’ont plus leur vocation
première, ce qui leur permet une grande mobilité, une grande liberté. Les éléments repérés et sélectionnés jouent avec le voisinage qu’on
leur impose ou que les événements déterminent. Ainsi, ils se modifient, s’éclairent, s’effacent.
Enfin, il s’agit d’un moyen plastique qui gomme les anciens contours et offre d’autres plans, d’autres surfaces, parfois insolites ou
dérangeantes. On fige un instant les éléments. Minuscules géométries et vastes étendues, qui parfois s’ignoraient, se combinent et inven-
tent, souvent à notre insu, de nouveaux paysages.
La cartographie nous montre que la frontière de nos projets n’est pas définie. La limite n’est marquée que sur un bout de papier, elle
n’existe pas. La feuille est toujours trop petite.

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marc rumelhart

Eco-logiques pour les projets


de paysage

Autobiographie d’un héritage

Finalement, finalement Marc Rumelhart est écologue,


ingénieur horticole, professeur et
Il nous fallut bien du talent
responsable du département
Pour être vieux sans être adultes. d’écologie de l’ENSP.

Jacques Brel

Jardinier, artiste, ingénieur : par ce triptyque, voici dix ans1, Jean-Luc Brisson
tentait de cerner la nature des paysagistes. L’intitulé jalonnait d’un cairn solide le
chemin de l’école du paysage de Versailles, en quête chronique d’identité. Il inter-
rogeait aussi mon propre parcours d’enseignant au service de la refondation d’une page précédente
Planche tirée de Jacques
profession.
Montégut, Atlas des semences de
Entré dans le jardinage par le potager paternel, jardinant à domicile comme au travail, j’assume mauvaises herbes, Société
aussi mes diplômes : ingénieur horticole, écologue. Pas assez artiste pour me prétendre paysagiste, française de phytiatrie et de
j’ai tout de même, plus tôt que d’autres, compris et défendu la dimension créatrice et poétique du phytopharmacie, Versailles, 1971.
métier. J’ai fleureté, de ce fait, avec l’art et l’invention : ce n’est pas un modèle courant chez mes pairs.

Cousin de l’horticulture, l’art paysager marche de cheville avec le jardin. Mais peu disposé à le
reconnaître, il tend, dans son orgueil adolescent, à mépriser le jardinage. Or, pour enseigner l’éco-
logie à des futurs paysagistes, j’ai réactivé puis maintenu contre toute sagesse, avec quelques
complices, une dimension jardinière que n’assument plus les ingénieurs horticoles, et qui n’est
guère dans la culture des écologues. 1. Exposition Le jardinier, l’artiste et
l’ingénieur, Paris, Espace Electra,
Vigilant, Jean-Luc Brisson sait que l’enchaînement de ces choix pourrait bien
20 septembre-10 décembre 2000.
éclairer l’histoire, ancrée à Versailles, du paysagisme en France. Voilà comment L’ouvrage homonyme est paru la même
année chez L’Imprimeur, Besançon.
Les Carnets du paysage m’ont commandé un récit des enseignements qui, depuis
2. Les sigles sont explicités en fin
un tiers de siècle, se sont regroupés à l’ENSP2 sous le drapeau de l’écologie. Rude d’article.

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challenge que de résumer en quelques pages cette aventure singulière. Puisse ce
témoignage aider un peu tous ceux qui cherchent à former des paysagistes écolo-
giquement pertinents.

l’écologie comme drapeau

L’écologie comme science pense le monde en systèmes, réseaux d’éléments soli-


dairement reliés par des échanges d’information, d’énergie et de matière ; étudiez
ces éléments pour eux-mêmes, vous allez vers la biologie ou la physique. Le projet
de paysage transforme le monde en tissant des correspondances entre des points
de vue, autrement étrangers les uns aux autres ; quand il privilégie un point de
vue, il risque de réduire sa force. Ainsi l’écologie partage-t-elle avec le projet une
approche obstinément transversale du réel. Cela justifie-t-il de conserver cette
référence pour, dans la brièveté d’un intitulé, afficher nos missions ?
L’écologie est l’une des rares nouvelles venues, au regard des sciences qui irriguaient l’art des jardins
au début du XXe siècle. Elle a donc joué un rôle majeur dans l’émancipation de la démarche de projet
vis-à-vis de sa paternité horticole. Inspirés par la vision généreuse qu’avait Jacques Montégut3 de la
discipline, nous avons bel et bien trouvé à travers elle des motivations projectuelles innovantes.
Notre enseignement affiche certes une dimension géographique4. Mais la géographie convoque à
part égale les sciences humaines, qui ont leur propre champ d’enseignement et de recherche. Elle est
par ailleurs peu concernée par la transformation artisanale de l’espace qui fonde le projet de paysage.
Du génie paysager, autre drapeau séduisant, nous ne traitons qu’une part, car nous partageons
avec le département des techniques la responsabilité de la formation à l’art de réaliser une idée.
D’ailleurs la dimension analytique de notre enseignement serait masquée par cet affichage5.

Géographie, génie paysager : entre ces deux pôles, et passée à la moulinette dans
3. Voir ici même l’hommage que je lui
laquelle, quelques toqués et moi, nous l’avons malaxée, l’écologie a pris une consis-
consacre, p. 196 , et p. 182 la partie
“Ingénieur urticole”. tance peu banale. Il faut, par le détour d’une rétrospective, dire ici ce qu’elle
4. C’est cette dimension géographique
recouvre et en quoi elle est appliquée au projet de paysage.
qu’explore l’écologie du paysage, à
laquelle le précédent numéro des
Carnets du paysage s’intéressait de
près.
sortie d’éclusage
5. D’autres intitulés essayés, comme
“Connaissance du milieu”, ne
Cette singularité s’est construite en parallèle à la “filiation révoltée” dont résulta,
conviennent pas mieux.
6. Voir ma notice “Jacques Coulon et les en France, la renaissance du paysage au sein de l’horticulture, et du paysagisme
dernières promotions de la section du
au sein de l’ingénierie6. Il se trouve que j’en fus aussi l’un des acteurs, parmi les
paysage à l’ENSH”, dans Michel Racine
(dir.), Créateurs de jardins et de plus intérieurs.
paysages en France du XIXe siècle au
Ingénieur était l’un de mes désirs de petit garçon. Après le bac, je poursuivis
XXIe siècle, Actes Sud / ENSP,
Arles-Versailles, 2002, p. 307-311. naturellement ce Graal imprécis. Le vrai choix avait été celui du baccalauréat : la

180 éco- logiques pour les projets de paysage

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biologie ménageait alors le goût du concret et du dessin, ensemencé par des profs
de collège un peu instit’s. L’adjectif horticole doit plus au hasard. Un “bac bio”
ouvrait par nature à une “prépa*7 agro*” mais, au bout, des métiers flous m’atti-
raient moins que la perspective de passer deux ans à goûter du vivant. J’ignorais
que Versailles m’attendait au tournant du concours8 : option de l’agronomie, la
porte latérale de l’horticulture m’était encore dissimulée.
En prépa, nos blouses grises d’écoliers ont blanchi : on nous programmait pour
le laboratoire ! Par bonheur, je gardais un solide attrait pour le concret et l’action.
D’abord dans mon jardin secret, le Bugey, campagne de liberté où je vécus, jusqu’à
vingt ans, dans un mi-temps de loisirs. Mais aussi à Lyon, ma ville natale, dont
j’apprivoisai l’aimable urbanité.

l’horti*, canal historique

C’est en mobylette que, de Montrouge où je logeais pendant le concours, je rendis


visite à l’école d’horticulture. Défilaient, exotiques, les pavillons de meulière, les
cités de Châtenay-Malabry, les hangars de Villacoublay, les futaies enclavées, les
horizons sans montagnes. Même pas vu le Potager du roi ! Le badigeon de ses
serres fatiguées laissait entrevoir des plantes vertes en sommeil : j’avais connu
plus exubérant au parc de la Tête d’Or. Bredouille, je repartis tête basse, par la
sombre rue Hardy, remonter sur ma selle en Skaï.
Un élève ingénieur horticole était alors deux fois marginal. D’abord, l’horticul-
7. Les termes signalés par un astérisque
ture était le parent pauvre de l’agronomie. Ensuite, le corps enseignant nous invi-
sont définis dans le lexique en fin
tait encore à nous intéresser au réel, tandis que les agronomes en herbe s’envolaient d’article.
8. Concours commun d’accès aux
vers les délices de l’abstraction. J’étais ravi de voir se calmer la domination des
grandes écoles d’agronomie. L’ENSH s’y
maths et d’enfin pouvoir éprouver l’étendue des formes et fonctions du vivant, si était rattachée, en gardant des
coefficients spécifiques ; un 17 en
copieusement schématisées en prépa.
français m’y fit admettre, en septembre
Hélas, les matières spéciales9, au cœur de l’horticulture, n’ont pas su me séduire, 1971.
9. Cultures légumières, arboriculture
faute de façons assez actives. Comme ingénierie, nous destinant à concevoir la
fruitière, floriculture, arboriculture
production de légumes, de fleurs, de fruits ou de parcs, l’horticulture se gardait du d’ornement et pépinière.
10. Voir Alain Durnerin, “Architectes-
jardinage. La science des sols, abstraite et chimiodominée, ignorait l’approche
paysagistes, horticulteurs et jardiniers à
sensible et active de la terre par le jardinier. l’Ecole nationale d’horticulture de
Versailles de 1874 à 1914”, dans Michel
Pas d’art non plus, faut-il le préciser ? Initialement intégrée à la formation des
Racine (dir.), Créateurs de jardins et de
jardiniers supérieurs10, la pratique artistique s’en était détachée en 1945 avec la paysages, op. cit., p. 92-99.

éco- logiques pour les projets de paysage


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création de la section du paysage et de l’art des jardins. Surnageaient quelques
canons esthétiques néoromantiques, d’un formalisme crade et simplet.

le savoir-créer, don du ciel techniciste


La gestion de parcs et jardins, pour les IH engagés dans cette voie, incluait évidem-
ment des créations. Mais cet art tombait du ciel : jamais on ne nous le fit pratiquer
en simulant la création d’espaces et d’ambiances, porteurs d’usages et de fonctions.
Outre la connaissance des plantes, le seul apport préparant à cette mission était
d’ordre technique, comme si concevoir un jardin n’exigeait pas d’autres savoirs que
ceux que demande un projet de maraîchage, de pépinière ou de verger.

Plus attractifs, à mon gré, étaient les enseignements11 qui diffusaient des savoirs
intéressant toutes les branches de l’ingénierie : botanique, zoologie, biologie, géné-
tique, écologie, physiologie, pathologie…
Paradoxalement, les matières scientifiques, continuatrices des prépas, offraient une pédagogie plus
pratique que l’ingénierie, pourtant située en aval. Les sciences établies, qui n’avaient rien à prouver,
livraient certes le pointu de leur savoir, telle la physiologie en plein essor, mais elles étaient, miracle,
représentées par des naturalistes. Les ingénieries, a contrario, se donnaient une image scientifique,
croyant ainsi se dépouiller de leur gangue d’empirisme. L’évolution de la littérature professionnelle, à
l’exemple de PHM-Revue horticole ou du Bon Jardinier, est significative de ce mouvement.

Fille ingrate de l’art des jardins, cette horticulture reniait le compagnonnage et


la maïeutique qui animent la pratique artistique et le jardinage. Trente-cinq ans
plus tard, je vois que je n’ai pas cessé de régler ces comptes-là. La manière parti-
culière dont j’ai conclu mon parcours horticole m’a donné des outils déterminants
pour cette évolution.

ingénieur urticole12
11. Dispensés par des enseignants
(Claude Bigot, Maryvonne Decharme, Nous étions alors invités à choisir, en troisième et dernière année, une spécia-
Martine Mitteau, Jacques Montégut) et
lité. Autant inspiré par le bonhomme que par la discipline, je devins, sous la
des chercheurs de l’INRA (Rémi Coutin,
Albert Faivre-Amiot, Bernard direction de Jacques Montégut, malherbologue en herbe.
Trouvelot).
La malherbologie* offrait à Montégut d’enseigner botanique et écologie au-delà des deux ans de tronc
12. Urticole (jeu de mots) : qui cultive
commun. Mais son public débordait le cercle de l’horticulture. Son acuité d’observation, ses talents de
ou habite (colere) l’ortie (urtica).
dessinateur et d’écrivain en faisaient une référence unique dans l’univers phytosanitaire, qui appréciait
13. J’entends ceux qui ont suivi une
ses outils pratiques et ses travaux sur la biologie et l’écologie des adventices.
spécialisation sous sa direction, tels
Michel Cambornac (fondation Yves Trop pédagogue pour avoir dégagé dans sa carrière le temps d’une thèse, et affranchi
Rocher et jardin botanique de la
par son statut de la publimania académique, Montégut veillait à ce que ses élèves13 ne
Gacilly), Paul Henquinez, Jean-Pierre
Reduron (Ombellifères de France), etc. suivent pas son exemple. Attentif aux évolutions du recrutement, il avait établi, avec

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quelques centres de recherche, des relations permettant aux élèves ingénieurs d’y faire
un “troisième cycle”. Je n’ai pas saisi ces perches, assumant mon destin de simple ingé-
nieur. La perspective d’une année avec Montégut suffisait à mes ambitions. Je n’ai jamais
regretté ce choix car je lui dois ma vocation de botaniste écologue, et bien des partis pris
pédagogiques. Hormis une laborieuse initiation à la recherche14, et quelques cours suivis
à l’Agro*, je passais beaucoup de temps à accompagner les pérégrinations du maître.

J’aime le mot sortie : dès lors qu’on est dehors, tout est différent. On doit porter
attention aux choses, qui résistent aux modelages de nos interprétations ex cathedra.
Craignant la routine, ou convaincu que le terrain ne bégaie jamais, Montégut repérait ses sorties,
même les anciennes. Il veillait à nous transmettre en détail son savoir naturaliste et ses tuyaux de
guide, mais aussi à dialoguer pour faire évoluer nos réflexions sur l’écologie des espèces et des commu-
nautés. L’exploration en petit comité permet les questions dont on s’approprie les réponses : on passe,
sur un sujet, le temps qu’il faut, pas celui que vous laissent le groupe et la tenue de l’horaire.

Revisités au fil des ans, une dizaine d’itinéraires15 construisaient un solide


fondement de savoirs, dans tous les domaines naturalistes. Leur diversité bota-
nique en avait orienté le choix, mais la géologie, les sols, l’autécologie*, les grou-
pements végétaux et leurs successions, les usages et conduites par l’homme étaient
aussi observés et informés sur le terrain.
Comme nous n’étions, hélas, pas toujours dehors, j’ai beaucoup appris en
mettant de l’ordre dans l’herbier, en manipulant les échantillons rapportés des
sorties, et en indexant la littérature botanique et malherbologique.
14. Monographie botanique, écologique
Mais aussi en préparant avec les techniciens du matériel didactique vivant, car Montégut faisait et écophysiologique des amarantes
beaucoup manipuler. Semis, rempotage, repiquage, arrosage, étiquetage : de ces précieux gestes adventices.
jardiniers, j’ai plus appris là qu’en deux ans d’horticulture. Des équipées délocalisées en région, je 15. Pièce d’eau des Suisses et coteaux
rapportai grand butin : l’exploration partagée de territoires et de leurs usages donnait une clé pour de Satory ; arboretum de Chèvreloup ;
entrer dans la conversation généreuse et cultivée du patron, ce grand savant. vallée de la Bièvre ; forêt de Beynes ;
vallée de la Mauldre ; parc de Grignon
et coteaux de Thiverval ; massif
enfant prodigue forestier de Rambouillet ; massif de
Fontainebleau ; bois de Bandeville ;
coteaux de la Roche-Guyon.
Quoique inspiratrice de certains de mes choix ultérieurs, ma parenthèse algé- 16. Deux ans de coopération
(1974-1976), dont seize mois à titre de
rienne mérite d’être contée à part. Il suffit ici de savoir que Montégut, venu se
16
VSNA, comme professeur de sciences
régaler de la flore adventice des Hauts Plateaux, me sollicita pour un éventuel naturelles, mathématiques et chimie au
lycée mixte de Djelfa.
recrutement à l’ENSH : après un an d’interruption, l’école avait redémarré17. Au 1er
17. En septembre 1975, un an avant le
septembre 1976, je pris mes fonctions de maître-auxiliaire. Conscient que ma décret de création. L’ENSP, qui succédait
à la section du paysage et de l’art des
passion pour l’enseignement risquait de réitérer son modèle de parcours, Montégut
jardins de l’ENSH, en resta
me conseilla de m’inscrire sans attendre en DEA. “établissement rattaché” jusqu’en 1994.

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Je trouvais à Orsay (université de Paris-Sud) un bel enseignement d’écologie végétale, adapté à
mes besoins. Autour de Marcel Guinochet se concentrait un renouveau de la phytosociologie. En
appui à un cours de phytoécologie générale de haut niveau, Georges Lemée nous faisait bénéficier
de ses résultats sur les écosystèmes des réserves biologiques de Fontainebleau. L’encadrement
serré de leurs collaborateurs (Solange Blaise, Jean-Paul Briane, Jean Guittet, Jean Lacourt, Aimé
Schmitt) avait installé parmi les étudiants un esprit d’équipe stimulant. Guinochet par sa hauteur
de vues et sa posture de systématicien18, Lemée par la tonicité et la transversalité de ses apports,
y compris in situ, ont élargi mon approche de l’écologie scientifique. J’ai acquis rapidement une
gamme étendue de références méthodologiques et de terrain. En outre, je pris pied cette année-là
dans l’Amicale de phytosociologie, que j’allais accompagner une quinzaine d’années.

Parallèlement, je prenais en route le train de la formation des paysagistes DPLG. En


direction des élèves de première année, je reconduisis les enseignements thématiques
mis en place l’année précédente par Noëlle Dorion19, qu’inspirait un calendrier de
Montégut.

un calendrier pratique pour initier un savoir théorique


Une demi-douzaine de séances saisissaient les optima phénologiques* suc-
cessifs de l’année scolaire pour introduire des points de systématique ou de
biologie en rebond d’une excursion appropriée :
- morphologie foliaire, feuillus au stade feuillé ;
- végétaux inférieurs et Éricacées ;
- reconnaissance hivernale des feuillus, l’arbre et l’arborescence ;
- Gymnospermes ;
- flore vernale, formes biologiques et indicateurs écologiques ;
- TD de floristique, Graminées.
Avec Roland Vidal20, nous arpentions le terrain pour préparer les exposi-
tions d’échantillons suivies de tests de reconnaissance qui prolongeaient les
sorties. Nous avons constitué rapidement un herbier de référence, enrichi
les polycopiés existants (notices géologiques, listes floristiques) et amendé
certaines des clés d’identification trop concises qu’avait rédigé Montégut.
18. Il a dirigé, avec Roger de Vilmorin,
l’édition de Flore de France, la dernière
complète en date, qui réunit les
synthèses et révisions des meilleurs Estimant devoir offrir aux élèves de deuxième année un savoir écologique plus
spécialistes (CNRS, Paris, 5 vol.,
construit, je puisai dans mes acquis en gestation pour bâtir un cours d’écologie
1973-1984).
19. Ingénieur horticole (1972), alors générale et écosystémique. Aux classiques facteurs et agents climatiques,
assistant de C. Bigot en physiologie
édaphiques, biotiques et anthropiques*, j’ajoutai, à l’instar de Montégut, le tiroir
végétale à l’ENSH, et qui fit sa carrière
après 1992 à l’INH (Agrocampus Ouest) commode du topographique qui permet d’évoquer les groupements pionniers :
d’Angers.
dunes, éboulis, tourbières, adventices des cultures.
20. Alors aide-technique, venue en 1977
de la pépinière ENSH qui fermait ses En flux tendu, mes élèves avaient droit à un propos fraîchement cueilli par
portes. Aujourd’hui docteur en sciences
plongées fébriles dans mes notes et les rares traités alors disponibles… ce qui lui
de l’environnement (2003), ingénieur de
recherches à l’ENSP. conférait, m’ont rapporté quelques anciens, un ton enthousiaste, communicatif,

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fondant une culture, voire des outils professionnels ! De mon point de vue l’essai
était surtout assez prétentieux, car la synthèse et les bons choix d’exemples
conviennent mieux aux gens d’expérience. La rédaction de mon mémoire de DEA21
consomma toutes mes vacances – contrainte que j’attribuai naïvement au cumul
d’ambitions de ma première année d’exercice.

organiser la soupe primitive

Le début de la suite ne m’appartient plus en propre, car Montégut avait entre-temps


sollicité un ancien élève de plus pour la jeune école du paysage. Ayant acquis à
l’ENESAD le titre d’ingénieur d’agronomie22, et à Montpellier des compétences de
pastoraliste*, Pierre Donadieu était parti coopérer comme enseignant et chercheur
en Algérie puis au Maroc. Dès son arrivée à la rentrée 1977, et jusqu’en avril 1986,
quand s’ouvrit le concours23 dont je fus lauréat, nous fîmes équipe pour développer
un centre de ressources en écologie au service des paysagistes.
Sous son impulsion, nous avons rapidement fait évoluer l’enseignement de deuxième
et troisième année, tandis que je gardais la main sur la première année. Notre préoccu-
pation commune était d’adapter notre offre à ce que nous comprenions des compé-
tences attendues des paysagistes DPLG. Problème : nous étions en même temps, à notre
place, en train de les profiler ! Ce serait trop lourde entreprise de reconstituer par le
menu nos essais successifs. M’efforçant de rappeler plus bas ce qu’ils nous ont appris,
je ne retiendrai ici que certains acquis généraux de cette décennie de collaboration.

Pierre Donadieu nous a d’abord apporté son réseau de relations, notamment dans
21. Monographie des groupements
le monde agronomique.
végétaux de la vallée de Maincourt-
L’enseignement actuel de “lecture de l’espace”, par exemple, doit une fière chandelle au coup de sur-Yvette (Yvelines).
main que nous ont donné Yves Peyre et Bernard Fournier, de l’INA-PG, pendant deux ou trois ans, 22. Corps d’ingénieurs du ministère de
pour monter un enseignement actif de lecture des caractères physiques d’un territoire. C’est avec l’Agriculture, destiné à fournir les
eux que j’ai compris quels bénéfices on peut espérer du commentaire de travaux menés par des cadres de l’enseignement supérieur
élèves aux niveaux d’information disparates. agronomique, des DDA et de divers
services décentralisés ou non.
C’est aussi avec Donadieu que j’ai mieux compris, dans ce domaine en refonda-
23. Maître de conférences en “écologie
tion, l’intérêt de la contribution des élèves à la constitution d’un corpus collectif appliquée au projet de paysage”. Tous
les autres enseignants, mis à part
de références.
M. Corajoud, P. Donadieu et les
C’est sur une sienne idée que nous avons initié l’exercice de “Levés de structures végétales24”, titulaires de l’ENSH, étaient contractuels
aujourd’hui valeur sûre de notre enseignement d’utilisation des plantes. Initialement, chaque élève ou vacataires.
devait étudier, sur vingt motifs d’assemblages végétaux, en situation urbaine ou para-urbaine, les 24. Voir p. 192 la partie “Créer des
relations entre leur organisation spatiale et leurs ambiances, usages et fonctions. espaces vivants”.

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Avec Roger Bellec25 puis Pierre Dauvergne26, Pierre Donadieu fut enfin un acteur
25. Secrétaire général de l’ENSP de 1977 à majeur de la structuration pédagogique initiale de l’ENSP.
1985, R. Bellec fit également office de
Dans cette école en effervescence des années 1975-1985, les personnalités appelées à enseigner
directeur des études, avec l’appui d’un
pour des raisons très diverses ne représentaient souvent qu’elles-mêmes, faute d’expériences
tout petit secrétariat. Il fut un formidable
communes. Aucune logique explicite n’aidait à situer l’importance d’une matière et sa bonne place
animateur de l’équipe pédagogique
dans la progression. Les volumes horaires dépendaient souvent de l’énergie déployée par les ensei-
disparate de la “première décennie”.
gnants prosélytes de leur domaine. La place centrale des ateliers de projet, leur démarrage dès la
26. Paysagiste DPLG (1964), enseignant à
première année, rien n’est allé de soi.
la section du paysage de 1968 à 1974 puis
à l’ENSP de 1975 à 1985. Fort de son Cette situation offrait des occasions majeures d’expérimentation. Par elles se sont
expérience dans les approches
construites, dans une grande liberté, bien des convictions partagées dont la somme
pluridisciplinaires à l’échelle
urbanistique (OREAM, villes nouvelles, fait une école de pensée et d’action proprement interdisciplinaire, trame de nos déci-
CNERP), il anima des ateliers de
sions actuelles. Mais elle posait aussi des problèmes d’organisation, d’affichage et de
planification paysagère, fonda les bases
d’un département de sciences humaines compréhension des attendus généraux et de la progression sur quatre ans.
et plaida une implication des paysagistes
La dotation indigente27 en postes titulaires avait conduit à solliciter les chaires de l’ENSH, seules
dans la recherche.
à disposer de permanents. Cette structure orientait la ventilation des savoirs : Gilles Clément
27. Il a fallu œuvrer dix ans pour que soit
intervenait en partie pour le compte de la chaire de cultures ornementales ! Les enseignants de
ouvert le premier concours (remporté
l’Horti furent peu à peu rejetés par les élèves paysagistes, leur discours ne s’étant guère adapté à
par Michel Corajoud en décembre 1985)
ce public différent. Certaines de leurs matières furent reprises par les agrégats en cours d’émer-
de maître de conférences explicitement
gence à l’ENSP.
destiné à l’ENSP, en Théorie et pratique
du projet de paysage. Mon propre poste Grâce à des gens de synthèse comme Pierre Donadieu, se clarifièrent plus rapi-
fut le deuxième. En 2010, deux
dement les contours d’unités profilées selon les attendus de formation, en sus de
départements sur cinq (enseignements
artistiques et techniques) sont toujours l’emploi opportuniste des ressources en place. Sans états d’âme, nous les
dépourvus de poste titulaire.
nommâmes départements, tant nous étions convaincus que le paysage, par-delà
28. Consulter aussi Pierre Donadieu,
“Eléments pour une histoire de la sa jeunesse et ses effectifs réduits, constitue un champ spécifique28. Le processus
recherche à l’Ecole nationale supérieure
d’agrégation était à peu près achevé en 1983, autour de cinq unités : ateliers de
du paysage de Versailles (ENSP)”, publié
dans Projets de paysage le 26 juin 2009. projet, arts plastiques, écologie, sciences humaines et techniques.
URL : http://www.projetsdepaysage.fr
29. Sébastien Argant, Alain Freytet,
Olivier Jacqmin et François Roumet,
paysagistes DPLG, vacataires ; Gabriel
monter une équipe
Chauvel, paysagiste DPLG, maître de
conférences contractuel ; Pauline
On me pardonnera de ne pas détailler les circonstances qui ont conduit à appuyer
Frileux, professeur agrégé, docteur en
ethnoécologie, ingénieur de recherche ; l’activité actuelle du département d’écologie sur une équipe principale de huit
Liliana Motta, artiste, botaniste,
enseignants29, et les raisons pour lesquelles d’autres collaborations se sont, à
vacataire ; Marc Rumelhart, IH,
professeur titulaire. estime intacte, distendues30. Il serait en revanche regrettable de ne pas narrer, à
30. François Adam, Pierre Georgel et
titre d’exemple, l’arrivée de mes deux plus anciens collaborateurs.
Christophe Veyrat-Parisien, paysagistes
DPLG ; Pierre Bazin, ITH ; François Lorsque, dans une soutenance de diplôme*, la parole vient aux jurés, il m’arrive
Freytet, ITF.
d’être à court de verbe, tant la prestation est parfaite, le trajet lisible, bien commu-
31. Alain Freytet, Mémoires et possibles
d’un lieu : l’arboretum Vilmorin à …/… niqué. Celle d’Alain Freytet31 fut la première à me donner ainsi envie de n’y rien

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ajouter. J’ai pourtant pris la parole pour dire que je comprenais à quoi pouvait aussi
servir un diplôme : un élève peut tout à fait révéler à son maître, à cette occasion, des
savoirs ou savoir-faire qu’il ignorait jusque-là. J’ai pensé que ce serait un honneur de
travailler à ses côtés. Et très vite, il mettait au service de notre enseignement ses talents
variés : dessinateur, cartographe32, naturaliste et… pédagogue. Ils ont superbement
dynamisé et diversifié nos activités de lecture de l’espace et de diagnostic paysager.
J’ai déjà évoqué ailleurs33 quelques-unes de ses qualités professionnelles. Promoteur convaincant
de la spécificité des paysagistes, mais familier du travail interdisciplinaire, il en tire un enthou-
siasme, une aptitude à l’encouragement qui font accepter par les élèves l’exigence forte de ses
attentes de production. Avec lui, je n’ai pas peur de prétendre que nous avons érigé au rang d’un
art savant la conception des excursions et des voyages pédagogiques, et l’apprivoisement de la
géologie et du relief par les futurs paysagistes.

L’arrivée de Gabriel Chauvel34 procède d’un contexte tout autre, mais lui aussi
instructif.
En 1986, à la suite d’une crise de croissance importante qui avait engendré le départ de Bernard
Lassus puis d’Allain Provost, Gilles Clément souhaita lui aussi s’éloigner un moment de l’école. Il
était, parmi les paysagistes35, le seul fin connaisseur de végétaux capable d’enseigner ce à quoi
mon parcours horticole ne m’avait pas préparé : raisonner la mobilisation de ce savoir au service
de la fabrication d’espaces. La perspective de son départ m’inquiétait donc beaucoup, vu l’inadé-
quation de mes références d’enseignant – déjà riche d’expertises mais vide de projets
autonomes.
Or dans le même temps, Michel Corajoud recevait une lettre d’un ancien étudiant de la section
du paysage, qui exprimait le désir de renouer avec l’univers d’échanges d’expériences et de débat
…/… Verrières-le-Buisson, mémoire de
que représentait pour lui l’école, après une douzaine d’années de pratique professionnelle trop
TPFE, ENSP, Versailles, 1985, 118 p.
isolée. Connaissant mon inquiétude, Michel Corajoud organisa une rencontre avec Gabriel
32. Voir ici même p. 30 l’article que
Chauvel dans son village introuvable des bords de Vilaine, près de Redon. Mais il laissa ce soir-là
nous cosignons sur les blocs-
si peu de place à la parole de son élève que je n’eus d’autre choix que de faire confiance à l’intuition
diagrammes et p. 171 un échantillon
du maître bavard, longuement argumentée pendant le voyage de retour.
très réduit de ses cartes de paysages.
Bien m’en prit. Gabriel Chauvel est un expérimentateur de première catégorie, un 33. Marc Rumelhart, “Mise en jambes
pour sortir des chemins battus”,
inventif détonnant et un bricoleur génial. En outre, quoiqu’il s’en défende, il aime et
Les Carnets du paysage, n° 11
sait écrire, et possède l’art de résumer une pensée ou une découverte par une formule “Cheminements”, automne/hiver 2004,
p. 109-111.
concise d’une efficacité didactique redoutable. Nous avons presque immédiatement
34. Voir ma notice “Gabriel Chauvel (né
accordé nos violons. J’ai très vite compris que son expérience d’entrepreneur, de en 1948)”, p. 314-315 dans Michel Racine
(dir.), Créateurs de jardins et de
paysan et de jardinier allait répondre au-delà du souhaitable à mon constat de
paysages, op. cit.
carence sur l’utilisation des plantes. Et lui, impatient de transmettre, s’est mis dare- 35. Voir la partie “Organiser la soupe
primitive”, p. 185. A cette date, Gilles
dare à concevoir des cours dont la préparation partagée a forgé une complicité très
Clément avait tout de même déjà animé
productive. Longuement penchés sur la table lumineuse, nous avons tissé nos diapos aussi quelques ateliers de projet.
36. Sauf mention contraire, je n’emploie
de jardin et de campagne pour nous raconter des histoires évolutives dans lesquelles
36
ce mot qu’au sens large de réalisation
nous trouvions tous deux bénéfice. Il revisitait par ma “science” ses intuitions paysagiste ou jardinière.

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écologiques, je découvrais à quel point le jardin est aussi un ensemble de milieux
écologiques, et le jardinage un outil d’exploration biologique sans équivalent.
Je ne sais même plus qui a proposé le premier d’offrir aux élèves une pratique
jardinière, mais le fait est que, dès le printemps 1986, celle-ci se mettait en place
dans un coin déshérité du Potager du roi, sur un épandage de vases de curage.
Nous raconterons un jour cette aventure-là, qui dure toujours et s’est même
exportée hors les murs.

état des lieux

Ces quelques rappels historiques, un peu factuels, ne peuvent évidemment pas


dire de manière synthétique la genèse des options qui sont aujourd’hui celles du
département d’écologie de l’ENSP. Pour tenter de satisfaire à cet objectif, volet
central de la “commande” initiale évoquée en préambule, j’ai choisi de suivre la
suggestion de la principale destinataire de l’exercice37, en adaptant un texte interne
qui faisait le point, en 1999, sur l’esprit dans lequel nous concevions, et concevons
encore largement, notre mission de formation.
J’évoquerai en premier lieu des manières d’aborder le réel, plus caractéristiques
et durables que le détail, heureusement évolutif, des contenus, dont je dégagerai
37. Pauline Frileux, voir note 28.
Ma lenteur de rédaction a hélas interdit toutefois les principaux axes actuels dans un deuxième temps.
de mettre au point la forme dialoguée
dont nous avions d’abord rêvé pour
cet héritage. cabotage
38. Se reporter également, dans
Les Carnets du paysage, n° 19,
“Ecologies à l’œuvre”, au débat Une écologie du projet devrait tendre à privilégier38 l’intérêt pour le réel aux
“Comment rapprocher l’écologie du
dépens du virtuel, le raisonnement inductif plutôt que la démonstration déduc-
paysage et le projet de paysage ?”,
printemps / été 2010, p. 29-55. tive, la phénoménologie plutôt que la modélisation, le fait local avant la règle
39. Métaphore empruntée à Michel
générale. Mieux que le long cours et le vol direct, le cabotage39 et la pérégrination
Serres, Les Cinq Sens, Hachette
littératures, Paris, 2003. Au chapitre sont complices des tendances didactiques qui irriguent majoritairement les
“Visite”, il emploie plutôt le terme
pensées et les pratiques paysagères. Mais, comme la démarche de projet, cette
randonnée (odysséenne), mais c’est
l’idée. attitude impose une contrainte spécifique : elle doit être expérimentée.
40. Pour combler un peu le manque
En incitant à une pratique, nous divergeons d’autres institutions qui, plus
cruel d’exemples, consulter François
Freytet, Marc Rumelhart et al., “Les disposées à diffuser des méthodes et des règles40, donnent bien vite au quidam
forestiers, fabricants de paysage”,
le sentiment d’être promu spécialiste… au risque d’engendrer la réponse toute
Forêts Entreprise, n° 140, 2001, p. 25-34
et 41-42. faite, la recette ou la généralisation – mères de bien des vices paysagers.

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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31


août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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Il faut préciser que nos méthodes ne s’adressent pour le moment qu’à ceux qui peuvent vivre
nos expériences pratiques. Dans le champ du paysage41, il est par exemple très difficile de ne pas
avoir partagé un terrain pour rendre avis et conseils audibles par leur demandeur. Mais notre
devoir est de rendre compte de ces expériences. A partir de ces comptes rendus, et en relevant
aussi bien les échecs que les réussites, des recherches comparatives, du genre de celle dont Nolwenn
Nicolas livre ici une étape42, permettront de suggérer des méthodes à un plus large public.

mélange

Handicapante, cette réticence à la modélisation recèle aussi des vertus pédago-


giques. Depuis 1975, le recrutement des élèves est resté très ouvert. Ce large éven-
tail de parcours et l’absence d’a priori qui l’engendre sont les moteurs de notre
attitude presque empirique.
• Certains arrivent avec des réponses : d’abord surpris qu’il en existe d’autres, ils peuvent décou-
vrir le plaisir et l’efficacité de la reformulation des questions. Nous les invitons à observer et à
décrire fidèlement le réel, sur une palette restreinte de cas concrets bien choisis. Moins confor-
table qu’un catalogue d’énoncés magistraux, ce pari vise à fonder plus durablement savoirs et
savoir-faire. Sitôt quitté le mode univoque qui, à une question, souffle une réponse, s’ouvre la soif
inextinguible de reconstruire son propre bagage, garante d’une adaptabilité salutaire (si l’on place
le niveau d’ambition professionnelle au-delà du copier-coller).

• Dans l’état de relation à l’environnement que diffusent les approches scolaires relayées par des
médias bavards et omniscients, d’autres zappent du réchauffement planétaire aux OGM, traversant
le tangible en sourds et en aveugles. Nous les invitons à explorer laborieusement le monde à une
échelle tactile, les pieds sur terre et le regard portant “seulement” jusqu’à l’horizon ; et d’abord
à ne pas tenir pour rien leur expérience, quand bien même serait-elle très locale, ou très esthétique,
très affective, etc. Alors ils découvrent avec quelles petites satisfactions peut s’amorcer progressi-
vement leur bagage, et donner place périodiquement aux engrangements nouveaux. Nous voici
envers eux le devoir de l’ethnologue : respecter chaque taxonomie vernaculaire.

Tous réclament bientôt, cependant, qu’on emplisse leur besace, charge à eux de trier.
Reconnaissons parfois transvaser quelque merveille de notre grand sac poussiéreux,
sans souci du qu’en-fera-t-on. Mais toujours, parce que nous regardons à l’aval ce que
les projets racontent de ces savoirs distribués, nous revenons à prêcher l’appropria-
tion d’un petit nombre de références et à vilipender la thésaurisation stérile.

compagnonnage

41. C’est là une autre différence avec


L’évolution de nos modalités pédagogiques traduit évidemment cette attitude.
l’écologie “du paysage”.
L’évaluation, par exemple, doit permettre à chaque étudiant de mesurer ses acquis et 42. Voir ici même p. 198, “Formes et
statuts de l’écologie dans la production
ce qu’il lui reste à acquérir au regard de son parcours personnel, et non d’une moyenne
étudiante paysagiste à l’ENSP de 1979 à
ou d’une référence collective. C’est alors dans un registre qualitatif, plus exigeant, 1991”.

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qu’une correction doit s’exprimer, en s’adressant à des travaux individuels ou élaborés
par de tout petits groupes. Cela rejoint les pédagogies d’atelier, qui aiguisent la capacité
critique en mettant en scène des corrections collectives, très professionnalisantes.
Un autre signe est lisible dans l’organisation des journées. Contrairement à une
démarche classique consistant à exposer une question en salle avant de l’illustrer
sur le terrain, nous aimons d’abord visiter (dessiner, relever, récolter, enquêter…)
un site, un jardin, un chantier, une réalisation, une pépinière…
Cette somme de regards différents sur un même objet devient un bien commun, à partir duquel
nous pouvons alors, en salle, du côté de la pratique, offrir une approche plus confortable, à d’autres
échelles de perception, et de plus amples possibilités de recherches documentaires ; ou encore
susciter, après un bref travail de mise en forme, le partage entre les étudiants par la restitution
collective des observations de terrain ; du côté de la théorie, exposer un point de vue élargi, un
éclairage différent, ou présenter des résolutions différentes de questions analogues.

le mythe des attendus

Au bilan, sur plus de trois décennies, le volume des enseignements abandonnés est
très voisin de celui des activités présentes. Or si tous nos élèves, anciens et actuels,
se plaignent globalement de ne pas avoir fait assez de biologie et d’écologie, aucune
génération, autant qu’on puisse le vérifier, n’a jamais dénoncé de scandaleuses
erreurs de pondération thématique. Cela signifie tout simplement qu’il n’existe pas
d’attendus incontournables – du moins dans un volume horaire donné.
Si l’on prend la question par l’aval, c’est-à-dire par les domaines de compétence
professionnelle des paysagistes, nous sommes toutefois clairement identifiés sur
deux grands ensembles de savoir-faire que je développerai pour finir. On pourrait
les nommer savoir-lire et savoir-écrire. Mais voyons tout de suite en quoi la ques-
tion des “bases”, classiquement considérées comme prérequises, est en partie une
mauvaise question dans notre contexte.

le besoin fait le biologiste

On pense d’ordinaire, et nous avons longtemps pensé, que l’acquisition par les
paysagistes de compétences professionnelles liées au vivant présuppose un
minimum de culture biologique. Mais notre recrutement large contredisant large-
ment ce schéma, nous en sommes venus à assumer l’idée que notre pari pédago-
gique doit lui aussi s’en détacher.

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Non seulement il n’est jamais trop tard pour se cultiver dans ce domaine, mais en outre il existe
peut-être bien une culture biologique et botanique orientée spécifiquement vers le projet de
paysage. Si c’est bien celle-ci que nous voulons enseigner, comment mieux le faire qu’à travers
l’enseignement des savoirs et des savoir-faire qui la mobilisent ?

Pour nous, au niveau d’approfondissement où les paysagistes ont besoin de les


mobiliser, la biologie et la botanique peuvent donc être appréhendées de manière
incidente.
Rien ne prouve d’ailleurs que les exercices expérimentés par le passé (herbiers systématique, phéno-
logique…) aient été plus efficaces du point de vue qui nous préoccupe : connaître les plantes pour mieux
les utiliser, soit comme outils de diagnostic, soit comme matériaux de création d’espace.

On a le droit – c’est celui que prend par exemple Gilles Clément – de penser qu’un
paysagiste doit être un bon botaniste et un biologiste correct pour faire du vivant,
dans toute sa complexité, le moteur même de ses réflexions projectuelles. Mais un
tel point de vue, à notre sens, remet en question, à durée d’études constante, le
profil de paysagiste projeteur et généraliste que l’école de Versailles continue à
tenter de former.
Sortir dans la rue ou dans la campagne livre mille exemples d’installations végétales, parfois
riches en espèces, conçues par des créateurs “connaissant” bien les plantes, et qui se révèlent
médiocres quant à l’espace ou aux effets produits, ou peu adaptés au contexte écologique ou gestion-
naire. Symétriquement, nous avons parfois été très heureusement surpris, visitant les réalisations
de nos anciens élèves, d’y trouver la manifestation de réflexions très fines sur l’usage des plantes
ou sur la création d’écosystèmes artificiels aimables et durables. Ce n’est sans doute pas à l’école
qu’ils en avaient acquis tous les mécanismes, mais nous voulons croire que nous avons contribué
à leur en donner le désir ; ce n’est pas si simple qu’il paraît et, en tout cas, ce n’est pas mineur.
Depuis que nous avons abandonné l’enseignement spécifique de la biologie végétale, au profit
d’un développement de la formation à l’utilisation des plantes, on nous reproche chroniquement
son “absence” – formulation excessive de sa réduction-dispersion. Au point que les permanents
corvéables exorcisent parfois cette culpabilisation en dispensant des cours facultatifs, acrobatiques
et matutinaux, de biologie et de botanique au succès variable, mais émouvant. Quand les collègues
insistent, je leur demande de donner du “temps-élève” pour étancher plus officiellement cette soif
de culture biologique. Cela relativise immédiatement les reproches.

territoires et figures de la terre : croiser les


regards, goûter la quête obstinée des mille signes
d’intelligence de l’homme avec le monde
43. J’ai un peu exploré les relations
qu’entretient avec l’art l’ingénieur-
Savoir lire l’espace, c’est savoir qualifier un site pour y repérer les ressources et
jardinier-botaniste, dans les nos 3, 9-10 et
contraintes avec lesquelles le projet de paysage doit négocier. Pour nous, cette 13-14 des Carnets du paysage. Cette
question est également présente dans ce
lecture a toujours intérêt à nouer des relations entre les regards cognitif et
numéro consacré aux relations du
sensible, objectif et poétique43. paysage avec la cartographie.

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• Les sciences “naturelles” dont se nourrit la lecture de l’espace sont nombreuses.
Leurs savoirs sont bien établis. Mais pour les enseigner dans une école de projet,
il faut trier, hiérarchiser, traduire, vulgariser, donner à pratiquer.
Les géosciences sont les plus sollicitées pour éclairer les pratiques44. Nous insistons sur les
facteurs de genèse des formes du terrain, les temps de constitution des modelés, et la puissance
évocatrice d’un vocabulaire descriptif rigoureux. Nous alertons sur les services différents rendus
par les disciplines voisines selon les échelles en jeu et les questions posées. La biogéographie est
abordée au cours des voyages pédagogiques, pour situer les relevés réalisés dans les étages et séries
de végétation et exercer in situ à la lecture des cartes de végétation. Celles-ci sont aussi mobilisées
pour éclairer plus individuellement les lectures de couvert végétal. On a vu que l’écologie factorielle
et systémique enseignée aux premières générations emplissait le vide de nos références en termes
d’applications paysagères. Exit sa transmission magistrale ; nous ne l’évoquons que quand une
excursion ou un TD l’appellent. De la phytosociologie, nous n’utilisons collectivement que les
méthodes de relevé de terrain, mettant à disposition ses résultats à la demande.

• Mais nous somme tenus, également, d’aller sur le terrain des sciences de
l’homme et de la société. Cherchant en effet à cerner, en termes de lecture de l’es-
pace, un champ particulier pour l’écologie, on rencontre la difficulté relevée par
Georges Bertrand45 : il est impossible et vain, dans nos territoires de vieille civili-
sation, de séparer systèmes écologiques et sociaux.
Notre premier devoir est évidemment de bien connaître les apports du département de sciences
humaines, notamment au travers d’enseignements mutualisés comme le diagnostic territorial de
deuxième année et l’option “territoires à l’œuvre” du mémoire de troisième année. Nous devons
pour notre part inviter nos élèves à prendre leurs distances avec l’anthropophobie latente de
l’écologisme militant et à relever partout, au contraire, les traces du génie vernaculaire. Qu’ensuite
on les restaure ou qu’on les transpose, il faut savoir les lire et les dire, car un projet de paysage
digne de ce nom ne peut pas être indifférent à leur empilement. Ces missions de réconciliation
sont réitérées au cours des séminaires itinérants et des voyages, par exemple en forêt ou en haute
montagne, supposées vierges au-delà du raisonnable, mais aussi, tout simplement, à la campagne,
lue comme “œuvre de nature” par nombre de nos jeunes recrues. Nos interfaces avec les ateliers
de projet donnent l’occasion de prêter une attention proprement paysagère aux productions
humaines dont l’écologie a sa lecture propre, souvent négative : modelés anthropiques, agriculture
intensive, végétations rudérales*. Le paysage contemporain se construit souvent dans ces sites
dynamiques : on se doit, pour commencer, de ne pas en occulter les qualités.

44. Pour n’en rester qu’aux publications


accessibles, consulter à ce sujet Amal
créer des espaces vivants
Al-Freijat, “Modane en Maurienne,
inventer les nouveaux passages de Si l’on veut un instant explorer l’épistémologie de cette “discipline”, projeter avec des plantes mobi-
la vallée”, Les Carnets du paysage, lise évidemment des sciences comme la botanique, la biologie, l’écologie végétale, mais aussi des
n° 18, “Du côté des ingénieurs”, ingénieries et techniques variées comme l’horticulture, l’arboristerie, la foresterie, l’agronomie, le
automne / hiver 2009-2010, p. 137-155. pastoralisme*, etc. Quand on a cité tous ces emprunts, on n’a toujours pas parlé de ce qui fait paysage
45. G. Bertrand, “Pour une histoire dans le vivant et qui doit pouvoir se ranger du côté de l’esthétique. En réalité, il est bien question de
écologique de la France rurale”, vol. 1, revendiquer une part de l’héritage de l’art des jardins, ce champ vaste et inclassable qui résume à
p. 35-111, dans G. Duby & A. Wallon lui seul tout le reste. Plus sagement, on peut admettre que l’art de créer, avec des végétaux et des
(éd.), Histoire de la France rurale, animaux, des espaces, des usages, des fonctions, des ambiances, etc., s’étudie et s’enseigne efficace-
Le Seuil, Paris, 4 vol., 1975-1976. ment, aujourd’hui, en adoptant le point de vue interdisciplinaire de l’ethnoécologie, science des

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relations entre les hommes et leur environnement. A condition d’y inclure implicitement la dimen-
sion créative de ces relations.

Ici les savoirs ne sont pas très établis ; ils sont encore, pour l’essentiel, à consti-
tuer ou, pour le moins, à raviver, rajeunir, accommoder. L’un de nos appuis réside
dans les traités d’art des jardins, que nous avons appris à revisiter pour y puiser,
par-delà les réponses et techniques spécifiques, les attitudes et les quêtes qui
traversent les époques et les styles.
Nous avons commencé à explorer, pour chacun des trois grands dispositifs spatiaux que sont le
couvert, le découvert et la lisière, comment les motifs d’assemblages spatiaux préconisés (et les
conduites associées) servent des intentions : jalonner, border, garnir, guider, montrer, protéger, clore,
abriter, ombrager, produire (du bois, des fruits, du foin…), etc. Le corpus est énorme, et l’on trouve à
chaque plongée de nouveaux éléments d’éclairage. La recherche ferait bien de s’en occuper…

Mais il faut aussi explorer par secteurs les réalisations concrètes issues des
démarches actuelles et passées des paysagistes praticiens.
Des chercheurs46 commencent cette exploration, mais il faudrait aussi susciter des travaux
d’élèves47. Les projets de paysage constituent en effet une documentation très confidentielle, qu’il
faut aller chercher, ou compléter, dans les agences. La recherche, faible en effectifs, aurait avantage
à voir s’accumuler les monographies factuelles, même de qualité disparate.

Pédagogiquement, la formule “créer des espaces vivants” évoque un rôle d’ap-


prenti-sorcier, que nous offrons d’assumer.
• Comme garde-fou, nous proposons d’analyser les expériences des prédéces-
seurs et des contemporains, d’acquérir des références en visitant des jardins et
des chantiers, en relevant des structures végétales48.
Décrivant la structure horizontale et verticale d’un assemblage végétal, sans se priver d’enquêter
et de se documenter, on peut comprendre les processus expliquant sa forme et son fonctionnement
actuels, mais aussi l’histoire des interactions entre les végétaux constitutifs, et celle de leur conduite
par l’homme. On devient alors capable de mieux faire le chemin inverse : anticiper au prix de
quelles actions telle plantation pourrait produire tel motif de paysage dans dix, vingt ou
46. Voir ici même la contribution de
cinquante ans. Nous avons abandonné, et pas encore su reconstruire, l’approche systématique par
Nolwenn Nicolas (p. 198) et l’article de
“milieux” du jardin, enseignée dans les années 1980 et 1990. Quoique nettement plus écologique,
Françoise Dubost et Bernadette Lizet,
par le recours à la notion de groupement végétal adapté, elle finissait par trop ressembler aux
“Travailler sur l’image de nature : les
catalogues botaniques si peu stimulants de nos parcours horticoles.
jardins des Grands Moulins”, Les
• Comme moteur, nous incitons d’une part à des simulations soumises à critique, Carnets du paysage, n° 19, “Ecologies à
l’œuvre”, printemps-été 2010, p. 180-199.
d’autre part à une “vraie” pratique jardinière.
47. On trouvera à l’ENSP, dans ce
Jusqu’en 2007-2008, une sorte de pratique simulée s’obtenait en isolant artificiellement, dans la registre, les mémoires produits par les
pratique de projet, la part qui concerne les végétaux et, plus largement, la constitution de milieux options “Analyse de projet” et “Lecture
accueillants pour le vivant. Nous appelons postfaces et interfaces ces exercices de “projet végétal” de trois critique” de troisième année.
jours, greffés en cours d’avancement sur des ateliers de projet propices. Depuis lors, nous animons en 48. Les prémices sont évoqués dans la
première année le nouveau troisième atelier, intitulé selon les contextes “conduire le vivant” ou “inviter partie “Organiser la soupe primitive”,
le vivant” avec pour sous-titre “le droit à l’erreur”. Etat des lieux, visites de références, esquisses rapides, p. 185.

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projets de chantiers, chantier de trois jours, projets revisités tirant leçons du chantier : toutes les phases
de l’atelier donnent l’occasion de manipuler des plantes en combinant réalité et fiction, dans une étroite
relation avec les gestionnaires et les jardiniers. L’introduction d’une phase d’essais en vraie grandeur
(une grande première !) permet d’introduire dans la conception les préoccupations de réalisation et
d’entretien – vœu fréquemment émis mais jamais réalisé quand l’atelier ne quitte pas les tables de dessin.

L’évolution du jardinage étudiant au Potager du roi depuis 1986, ses bénéfices


pour l’inscription de l’école dans son site, ses difficultés vitales dans une école de
conception, ses essaimages hors les murs et, surtout, ses vertus pédagogiques et
de liant interdisciplinaire, méritent un exposé digne d’une place dont il ne dispose
pas ici. Il suffit de rappeler qu’il peut donner à l’étudiant, dès ses premiers mois
à l’école, une confiance durable quant à sa capacité à modifier un lieu, à le rendre
plus aimable en même temps que productif, en nécessaire complicité avec ses
qualités initiales. Les enseignants du projet, qui savent combien la crainte d’agir
peut différer dangereusement les apprentissages, devraient méditer ce rôle déclen-
cheur potentiel d’une pratique directe.

l’astuce porteuse de sens

Apprendre à agir, pour nous, veut dire d’abord tirer un parti optimal des ressources
existantes. C’est dans ce sens que le partage entre analyse et projet est lui aussi
artificiel.
Quand nous aidons les élèves à savoir lire l’espace, ce n’est presque jamais sans les inviter à quali-
fier les dynamiques en route, les enjeux, les évolutions possibles et à s’interroger sur les formes
qu’elles peuvent prendre, c’est-à-dire sur les projets en gestation. Quand, à l’inverse, nous aiguisons
leurs outils de création et de construction, ce n’est presque jamais sans exiger qu’ils disent en
même temps précisément de quoi l’on part et comment on le fait bouger.

Au-delà des apparences, cette attitude est inhérente à l’art des jardins depuis l’ori-
gine, et seule une dérive récente a pu laisser croire à l’autonomie créatrice du projet
de paysage. Voilà pourquoi nous attachons tant de valeur à l’interface pédagogique
entre les ateliers de projet et les champs cognitifs ou les pratiques enseignés par
notre département.
Malgré l’écologisme ambiant, ou peut-être à cause de ses idéaux trop exclusivement
conservateurs, nos sociétés n’ont pas fini de se débarrasser du formalisme en matière
d’aménagement et de gestion de l’espace. A travers les choix techniques que nous ensei-
gnons, notre mission première consiste, sans brider la créativité, à éveiller l’amour de la
transformation complice, de la récupération maligne, de l’installation durable (car rajeu-
nissable), de l’économie d’énergie. L’écologie n’est pas loin… mais le jardinage non plus !

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lexique
agro : abréviation familière pour agronome. L’Agro était l’INA-PG.
anthropique : lié à l’action des êtres humains.
autécologie : part de l’écologie qui étudie les exigences, préférences et phobies des espèces vis-à-vis
des facteurs du milieu. S’oppose à la synécologie, qui s’intéresse aux communautés.
chorologie : étude des aires actuelles et passées de répartition spatiale des être vivants.
diplôme : raccourci courant quoique abusif pour TPFE.
horti : abréviation familière pour ingénieur horticole. L’Horti était l’ENSH.
malherbologie : branche de l’agronomie consacrée à l’étude des “mauvaises herbes”.
mésologie : approche de l’écologie par les milieux de vie.
pastoralisme : branche de l’agronomie consacrée à l’élevage itinérant (sur parcours).
phénologie : branche de la biologie végétale qui étudie les phénomènes liés aux saisons.
prépa : abréviation familière pour classe préparatoire aux grandes écoles.
rudéral : qui affectionne les décombres et les lieux sous forte influence humaine.

sigles et abréviations
CEPE : Centre d’études phytosociologiques et écologiques (créé en 1961 à Montpellier).
CNERP : Centre national d’étude et de recherche du paysage (Guyancourt, 1972-1978).
DDA(F) : Direction départementale de l’agriculture (et de la forêt).
DEA : diplôme d’études approfondies (ancêtre de l’actuel master 2).
DPLG : diplômé par le gouvernement.
ENESAD : Ecole nationale d’enseignement supérieur agronomique de Dijon.
ENGREF : Ecole nationale du génie rural et des eaux et forêts (Nancy, Paris, Clermont-Ferrand).
ENH : Ecole nationale d’horticulture (devenue ENSH par la suite).
ENSH : Ecole nationale supérieure d’horticulture (Versailles).
ENSP : Ecole nationale supérieure du paysage (Versailles et Marseille).
IH : ingénieur horticole.
INA-PG : Institut national agronomique Paris-Grignon (fondu dans AgroParisTech).
INH : Institut national d’horticulture (aujourd’hui Agrocampus Ouest) d’Angers.
INRA : Institut national de la recherche agronomique.
ITF : ingénieur des travaux forestiers.
ITH : ingénieur des travaux horticoles.
OREAM : Organisation pour les études d’aménagement d’aires métropolitaines (années 1970).
TD : travail dirigé, travaux dirigés.
TP : travail pratique, travaux pratiques.
TPFE : travail personnel de fin d’études (du cycle paysagiste DPLG).
VSNA : volontaire du service national actif.

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jacques montégut (1925-2007),
pionnier et passeur enthousiaste

Né languedocien, Creusois adoptif, ingénieur agricole,


Jacques Montégut débuta sa carrière en pathologie à
Grignon sous la direction de son maître Guyot et en
compagnie de son ami Massenot. De là date sa passion
pour la mycologie ; amateur de haut vol, il fut membre
actif de la Société mycologique de France… et myco-
phage averti et partageur.
Ci-contre, poêlée mémorable lors du voyage inau-
gural de l’ENSP conduit par Lucienne Taillade-Collin Centre-Ouest… où il reçut l’estime des plus grands :
dans le Vexin français en septembre 1976. Aymonin, Bournérias, Géhu, Jovet, etc.
Féru de systématique, il en rendait l’approche
Il a laissé à l’ENSH une trace humaine unanimement passionnante en fabriquant des documents illustrés
appréciée. Patron estimé, simple, il respectait ses originaux qui facilitaient les comparaisons parmi la
personnels, qu’il informait comme ses élèves, s’in- flore spontanée et horticole. Fin morphologiste, il
quiétant de leur vie de famille. Négociateur efficace de rendait limpides les logiques géométriques des formes
budgets et de moyens, il sut convaincre parfois l’ad- végétales, inventant des clés d’identification originales
ministration de l’ ENSH, souvent ses partenaires sur critères ou organes peu inventoriés.
professionnels (dont il obtenait, en échange de ses Dendrologue intéressé de bonne heure à cerner la
prestations, des services et matériels en nature). nature singulière des arbres, il aimait la classification
Homme d’une grande urbanité, débateur respectueux, d’Hutchinson, qui séparait phylums ligneux et
il participait volontiers aux instances et à la vie de herbacés, et perçut d’emblée la pertinence du regard
l’école, ne rechignant pas à partager quelques festins renouvelé de Francis Hallé.
étudiants, auxquels il donnait d’émouvantes chansons Passionné de physiologie, il suivait ses avancées. Il
“mélo”. expérimenta avec ténacité germination, dormances,
floraison… pour cerner au plus près le tempérament
Naturaliste sans ostracisme disciplinaire, il devint écophysiologique des plantes, dont il observait in situ
très bon botaniste, notamment comme fidèle excur- les cycles de développement avec une précision
sionniste de la Société botanique de France, des fascinante.
Naturalistes parisiens, de la Société versaillaise de Phytogéographe informé, il profitait de tous ses
sciences naturelles, de la Société botanique du voyages, à l’affût d’observations chorologiques*, pour

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mieux comprendre l’histoire des processus d’étage- rassemblait ses écrits, on disposerait d’un énorme et
ment, de naturalisation, de vicariances… précieux corpus d’écologie appliquée, composant une
Ecologue pionnier au contact d’Emberger, de pensée originale qui n’a pas pris une ride.
Molinier…, il fit fructifier ses acquis d’agronome en
omettant rarement d’associer aux relevés floristiques Voici quelques extraits de témoignages que j’ai
le recueil fin de données géomorphologiques et pédo- recueillis en juin 2007 auprès d’anciens élèves d’une
logiques. Ainsi, respectueux des méthodes et résultats seule promotion d’IH :
de la phytosociologie, il s’était peu à peu fabriqué une “Je voudrais souligner qu’il est le seul professeur qui
méthode à lui, teintée de mésologie* et d’autécologie* a su intéresser et donc éduquer des personnes, dont je
à la manière du CEPE. suis, totalement réfractaires à la discipline aride qu’est
Introducteur précoce d’un cours de biogéographie et la systématique végétale. C’est sans doute là que toutes
écologie à l’ENSH, grande école d’agronomie, il en fit ses qualités trouvent leur point de convergence : savoir
bénéficier les élèves de la section du paysage et du faire partager sa passion pour donner envie d’en savoir
CNERP. plus” (Alain Derevier).
Membre de la Société des amateurs de jardins alpins, “C’est une encyclopédie qui disparaît. Il était remar-
il avait créé à Grignon un des premiers jardins bota- quable par ses compétences et sa simplicité. Aujourd’hui
niques écologiques et aimait, dans son jardin personnel, c’est la nature qui est en deuil” (Charles Lattouf).
introduire sans exclusive de belles vivaces indigènes. “Le professeur Montégut était un homme éminem-
Pédagogue passionné et passionnant, déclencheur de ment respecté par son immense savoir tant en bota-
vocations, Montégut était incapable de garder pour lui nique qu’en physiologie végétale ; il était passionné et
une découverte ou une information nouvelle. Il fallait cela se traduisait de façon éclatante lors de ses cours,
qu’il partage. C’était aussi un vulgarisateur de très d’une qualité remarquable. Je garde personnellement
grand talent, faisant résonner, autour de textes d’un un souvenir très fort de son enseignement, de ses
lyrisme maîtrisé, ses fabuleux dessins au trait et ses conseils […]. Adepte de vacances en Oisans, je pense
photos d’un professionnalisme rare. très souvent à lui et à ses évocations du plateau d’Em-
Par la nature dispersée et l’édition confidentielle de paris où il aimait herboriser…” (Yves Lespinasse).
ses productions, Montégut fut plus un “développeur” “Comme je désherbais mon jardin à l’heure de la
qu’un chercheur. Précurseur du génie écologique, par sépulture, je peux dire que j’étais dans un environne-
exemple dans le domaine alors balbutiant de l’épura- ment en communion avec un monde que le talentueux
tion tertiaire des eaux usées (adaptation des tech- Montégut a su nous faire découvrir, aimer et respecter.
niques de lagunage), il assurait volontiers un rôle Chapeau, Montégut !” (Jean-Yves Péron).
d’expert et de conseil, tant en malherbologie (missions
en Espagne, au Maghreb…) qu’auprès des paysagistes
(Sgard, Lassus, Saint-Maurice, Hardy, Clarac…). Si l’on

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nolwenn nicolas

Formes et statuts de l’écologie


dans la production étudiante
paysagiste à l’ENSP de 1979 à 1991

Au moment de l’élaboration de son projet, le paysagiste a généralement recours Nolwenn Nicolas est paysagiste DPLG
(2007), agrégée en arts appliqués,
à une diversité documentaire s’inscrivant dans différents registres disciplinaires
doctorante à l’école doctorale ABIES.
afin de l’aider à élaborer ses pistes de réflexion1. A cette concentration d’éclai-
rages variés portant sur le site à transformer, et sa démarche projectuelle, le
concepteur associe une pratique de terrain. Nous nous attacherons ici à
page précédente
comprendre les différentes modalités de pratiques projectuelles expérimentées
Bertrand Richard, “La route
par les étudiants paysagistes lors de leurs diplômes à l’Ecole nationale supérieure landaise ou la recherche d’une
esthétique de la sécurité”, mémoire
du paysage de Versailles (ENSP).
de TPFE, ENSP, Versailles, 1989.
Au cœur de la formation du paysagiste, le projet croise des disciplines telles Symbolisation des essences
rencontrées au bord de la route.
que l’écologie, la géographie, les arts plastiques, la technique, la sociologie, etc.,
qui fondent le caractère transdisciplinaire du projet de paysage. En effet, au 1. Cet article est la photographie à un
moment “t” d’une recherche en cours
cours du processus de projet le praticien fait appel à des sources documentaires
portant sur la part prise par la pratique
variées, issues de disciplines dont les méthodes, voire les objets de recherche, du site dans les démarches de projet de
paysage étudiantes et professionnelles.
sont proches du paysage (l’histoire du site, par exemple, au travers de l’étude de
La période abordée se trouve donc
cartes anciennes), mais aussi à des méthodes de terrain (relevés botaniques, limitée du fait de l’inachèvement actuel
de cette étude.
entretiens dirigés avec des habitants…) usitées dans d’autres domaines.
2. “La transdisciplinarité est
La transdisciplinarité2 consiste alors à la traversée de ces disciplines, en utili- complémentaire de l’approche
disciplinaire ; elle fait émerger de la
sant pour certaines d’entre elles leurs méthodes ou modes de représentations, et
confrontation des disciplines de
à la construction d’outils méthodologiques et représentationnels plus spécifiques nouvelles données qui les articulent
entre elles ; et elle nous offre une
aux besoins du paysagiste. Loin d’une déviation ou d’un détournement négli-
nouvelle vision de la nature et de la
geant les apports spécifiques de ces sciences, elle permet tout en s’appuyant sur réalité. La transdisciplinarité ne …/…

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certains acquis disciplinaires, de créer de nouveaux modes de réflexion, d’élabo-
ration et de partage du projet3.
Nombreuses sont les sciences humaines4 et les sciences de la vie qui revendi-
quent une pratique de terrain, mais s’agit-il du même type de pratique que celle
mise en œuvre par le paysagiste ?
Par pratique, nous comprendrons l’ensemble des actions situées, menées par le
praticien, telles que l’observation, la collecte, le parcours, l’entretien avec des
usagers, la transformation directe de l’existant… Cette pratique multiforme a pour
fonction tout d’abord d’amender la connaissance du site d’intervention, de débus-
quer ainsi des pistes potentielles de projet au regard des qualités et contraintes
éprouvées in situ, puis d’affiner progressivement les propositions spatiales du
…/… recherche pas la maîtrise de concepteur au cours du processus d’élaboration du projet.
plusieurs disciplines, mais l’ouverture
de toutes les disciplines à ce qui les
traverse et les dépasse”, Edgard Morin, pratique de terrain et pratique de site
Charte de la transdisciplinarité,
adoptée au premier Congrès mondial de
la trandisciplinarité, Convento da Le terrain, d’après Jacques Lévy et Michel Lussault, est “une entité spatio-tempo-
Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994.
relle et une instance épistémique où se manifeste l’attitude empirique d’un cher-
3. “Le projet a, bien entendu, comme
visée ultime la transformation et cheur dans sa tentative d’établissement de faits scientifiques. Il supporte deux
l’amélioration des lieux, mais il est,
types de méthode de production de données : l’observation et l’enquête, et tend à
avant cela, une méthode qui permet de
révéler les différentes manières dont se confondre sémantiquement avec elles. […] Il est, dans le cadre de la production
l’espace peut se transformer. Rendre
du savoir disciplinaire, à la fois le lieu et le moment du déploiement d’une méthode
compte de cette démarche, c’est rendre
accessible à tous (vos enseignants, et d’un savoir-faire, et le lieu et le moment d’une pratique et d’une expérience.
aujourd’hui, et, demain, les décideurs,
[…] Dans tous les cas, les modalités du savoir-faire sont : l’observation directe, la
les usagers, les entreprises),
l’enchaînement des décisions qui ont mesure et le prélèvement, l’enquête directe par questionnaires ou par entretiens5”.
conduit à la mise en forme proposée.
Dans cette acception, la pratique du terrain a donc pour objet l’acquisition de
[…] Dans la conduite et l’art du
paysagiste, une attention particulière savoirs propres à une discipline. Les méthodes mises en œuvre sont de l’ordre de
doit être portée à la négociation”,
la collecte d’informations et de données, compilées et interprétables par la suite.
M. Corajoud, “Le projet de paysage :
lettre aux étudiants”, dans J.-L. Brisson Le site, d’après les mêmes auteurs, “suppose de considérer un lieu donné comme
(dir.), Le Jardinier, l’artiste et
un potentiel de localisation pour des réalités qui ne s’y trouvent pas encore”. Le
l’ingénieur, L’Imprimeur, Besançon,
2000. site est ici par définition lieu de projet, de prospective, où sont croisées et confron-
4. Colloque de géographie, “A travers
tées des données collectées via des méthodes et des sources disciplinaires variées.
l’espace de la méthode : les dimensions
du terrain en géographie”, Arras, 2008. La pratique paysagiste du site intègre une pratique de terrain. Celle-ci participe
5. Jacques Lévy et Michel Lussault,
des fondements culturels du praticien qui, à force de fréquentations empiriques
Dictionnaire de la géographie et de
l’espace des sociétés, Belin, Paris, 2003. et intentionnelles de terrains et de projets, constitue sa culture professionnelle.

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l’écologie appliquée au projet de paysage

Le caractère transdisciplinaire du projet de paysage pose la question de la place


et du statut donnés aux diverses disciplines participant à son élaboration. Pour
en restreindre l’ampleur, nous la poserons dans le cadre de l’enseignement du
projet. L’écologie est l’une des disciplines structurant la démarche projectuelle du
paysagiste pendant sa formation, aussi bien au cours de pratiques de terrains
vouées à transmettre des connaissances disciplinaires (comme le relevé de struc-
tures végétales, la reconnaissance botanique, etc.) que lors de pratiques de sites
où l’enseignement d’écologie est partenaire du projet. C’est pourquoi nous abor-
derons l’étude de ces questions au travers de la relation entre l’écologie et le projet
de paysage, relation que l’étudiant expérimente en même temps que l’enrichisse-
ment mutuel ou les contradictions qu’elle peut engendrer.
L’écologie est une “science qui étudie les relations entre les êtres vivants entre
eux et avec leur milieu”. Or l’écologie mise en pratique par les étudiants paysa-
gistes ne vise pas des objectifs scientifiques propres à l’écologue, mais bien l’en-
richissement du projet, lieu de croisements disciplinaires. C’est ce qu’a rappelé
Marc Rumelhart, lors d’une conférence, en évoquant cette destination appliquée :
“Admettons […] que, lorsqu’on dit écologie du paysage, on entende bien que l’ana-
lyse écologique constitue «seulement un volet parmi d’autres» pour la compréhen-
sion des paysages. Admettons aussi que quiconque utilise cette combinaison de
mots sait la nécessité de croiser les approches cognitives et sensibles, et l’artifice
de leur séparation. Autrement dit, la complémentarité solidaire du paysage comme
objet (comprendre) et du paysage comme sujet (ressentir). […] Même s’il en est
ainsi, il reste que l’expression écologie du paysage ne dit pas si l’on cherche
«seulement» à lire le paysage, ou si l’on veut agir sur lui. […] En français, nous
n’avons pas actuellement d’expression particulière pour désigner une écologie qui
se proposerait d’aider à intervenir sur le paysage. Peut-être pourrait-on proposer
quelque chose comme «génie écopaysager» ? […] Cette écologie tournée vers l’ac-
tion est en tout cas la seule qui intéresse in fine les architectes-paysagistes, à
6. Marc Rumelhart, Quelques
vocation de maîtres d’œuvre6.”
spécificités du paysage des
L’expérimentation et l’acquisition de ce “génie écopaysager” peuvent être obser- paysagistes, notamment vis-à-vis
de l’écologie du paysage,
vées à deux moments clés de la formation du paysagiste à l’ENSP : lors de la
mastère “sciences forestières”,
première exploration collective de terrain, pendant le voyage inaugural de première ENGREF, Nancy, 1997.

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année, puis au terme de la formation, au moment du diplôme, lorsque l’étudiant
synthétise à sa manière les enseignements transdisciplinaires qui ont alimenté ses
expériences de projet.

Le voyage inaugural de première année constitue la première exploration de


terrain pour les étudiants. C’est en quelque sorte une initiation à l’observation
et à l’interprétation du réel. C’est à cette occasion d’ailleurs que j’ai vécu ma
première exploration mobilisant le regard curieux de l’écologie, en accompa-
gnant Marc Rumelhart, à vélo, dans la campagne autour du domaine de
Chamarande. Le principe était simple, les étudiants ignoraient où le parcours
les conduisait. Nous étions guidés par l’équipe enseignante, nous arrêtant là où
elle faisait halte, la suivant dans des lieux que nous aurions ignorés quelques
jours auparavant.
Loin d’être anodin, l’itinéraire avait fait l’objet de repérages préalables. Marc
Rumelhart marquait des arrêts devant des formes végétales particulières, montrant
comment la hauteur et l’architecture d’un arbre donnent des informations sur son
âge et son histoire, ou livrait des repères aidant à l’identification botanique. Nous
étions ainsi initiés à notre première pratique attentive des lieux, à repérer leurs
qualités, que l’écologie, par l’intermédiaire des enseignants, permettait de
commencer à nommer. La pratique du terrain constitue là le mode de découverte
et de connaissance des lieux de projet mais aussi le médium pédagogique de l’éco-
logie dans la formation. La discipline est enseignée simultanément à la pratique
du site.
C’est cette pratique du site que j’ai vue évoluer pendant ma formation à l’ENSP
en tant qu’étudiante, et qui m’a intéressée au point d’y consacrer mon diplôme7.
Il s’agissait pour moi d’expérimenter et d’interroger les modalités de notation et
de partage du site. La marche était mon médium intime de projet et d’exploration.
C’est en croisant le récit oral et écrit de ces marches avec des maquettes, qui
mettaient certaines qualités spatiales en situation de perception, que mes inten-
tions de projet se sont définies et affirmées. Mes intentions d’exploration et d’ex-
7. Nolwenn Nicolas, Marche et projet
périmentation pendant ma pratique de site ont infléchi mes propositions de
de paysage : démarche. Le chemin se
raconte. Site d’expérimentation en pays projet. Ces dernières tendaient à améliorer les parcours pédestres entre deux
de Rance, mémoire de TPFE encadré par
plateaux et une vallée en privilégiant leur perception future au regard de leur
Jean-Luc Brisson et Marc Rumelhart,
ENSP, Versailles, 2007. forme.

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L’écologie a été pour moi un moyen de nommer les éléments en présence et
d’envisager des actions de gestion cohérentes avec les contraintes du site. Pouvoir
dire que tel boisement de châtaigniers, par sa forme et sa gestion, emprisonne le
son de la route, mettant ainsi les marcheurs à l’abri, est un exemple de la vision
globale et transversale dont le paysagiste a besoin pour améliorer la qualité spatiale
et usagère du site.
Le “génie écopaysager” était alors un tremplin parmi d’autres pour interroger
le réel, l’interpréter et en avoir une lecture des plus complètes avant et pendant
l’intervention. Par exemple, en visite sur le site avec moi, mes encadrants m’in-
vitèrent à agir directement dans la matière en taillant quelques branches
obstruant une vue sur la vallée depuis un sentier de crête. Cette intervention
simple et minimale transforma en quelques minutes la lecture du relief et nous
permit de mettre au jour un repère spatial évident. Cette ouverture visuelle sur
la rivière advint en croisant un savoir-faire pratique avec ma connaissance du
terrain – qui me permettait de définir l’emplacement idéal pour une vue sur un
méandre de la Rance.

C’est avec l’envie de poursuivre ce questionnement sur la pratique du site dans


le projet de paysage que j’ai entrepris une thèse8 où j’interroge la relation que le
paysagiste, qu’il soit étudiant ou professionnel, entretient avec ses lieux de projet :
la pratique du site est-elle un outil majoritairement utilisé dans le projet de
paysage ? Quelles formes y prend-elle ? Les étudiants que je rencontre au cours
de leurs travaux de dernière année font un constat similaire au mien : leur pratique
du terrain a changé, elle s’est précisée et souvent renforcée dans ses entrelace-
ments avec différentes disciplines, piliers de la formation.
Au sortir de leur formation, les étudiants paysagistes construisent leur posture
de concepteur. La manière dont ils intègrent dans leur diplôme les apports de ces
8. “Marche : démarches de projet de
disciplines doit donc indiquer quelles adaptations propres au projet de paysage y paysage. Pourquoi et comment la
pratique de terrain est-elle un outil du
sont éventuellement développées. Au travers de l’analyse de quelques diplômes
projet de paysage ?”, thèse en cours,
choisis entre 1979 et 19909, c’est-à-dire au moment de la genèse de l’ENSP, quand sous la direction de M. Rumelhart.
9. Cet état des lieux mérite d’être étendu
les enseignements et leurs apports disciplinaires se positionnaient, nous verrons
aux trente ans de production étudiante
ici sous quelles formes l’écologie participe à l’élaboration du projet de paysage de l’ENSP. Ce travail en cours est en
partie l’objet de ma thèse, où il sera mis
étudiant, autrement dit la manière dont les futurs paysagistes intègrent l’écologie
en écho avec les pratiques de terrain
dans leurs diplômes. Quelle communication en font-ils ? professionnelles.

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la nécessité d’une méthode

Afin de comprendre quelles formes prend l’écologie dans les productions


étudiantes, il m’a fallu définir une méthode de sélection et d’analyse des mémoires
de TPFE10. Telle qu’elle est enseignée aux étudiants paysagistes, l’écologie relève
pour une grande part de pratiques de terrain. J’ai donc décidé de retenir les travaux
qui, dans leurs intitulés, situent leur objet projectuel dans la pratique usagère des
lieux (promenade, chemin, route, perceptions…) et ceux qui interrogent la méthode
d’exploration du processus de projet, notamment s’ils revendiquent une posture
empirique face au site. J’ai ajouté ceux dont les auteurs sont aujourd’hui des
figures de référence de la profession.
L’analyse de ces mémoires a permis de mettre au jour trois grandes orientations
de l’écologie dans les productions étudiantes, pendant les dix premières années
de l’ENSP :
• l’écologie comme objet d’études et d’expérimentations au sein du projet ;
• l’écologie comme outil de connaissance du site ;
• l’écologie alimentant des actions de projet.
Il est nécessaire de signaler ici que si notre analyse, pour des raisons de clarté
et de synthèse, se trouve conduite par le spectre de l’écologie, le projet de paysage
s’élabore aux croisements de multiples autres disciplines allant des arts plastiques
à la géographie, en passant par la philosophie, la technique, etc.
10. Aujourd’hui couramment dénommé
TPFE (coutume qui oublie l’importance
déterminante de la soutenance orale), ce
mémoire de travail personnel de fin
l’écologie : un objet d’étude et d’expérimentation
d’études a longtemps été confondu avec projectuelles
le diplôme (de paysagiste DPLG) – dont il
est une clé majeure, mais pas unique, de
délivrance. Au point que la rubrique Les diplômes témoignant de cette posture revendiquent différents objectifs. On
correspondante du centre de
peut tout d’abord distinguer des mémoires dont la vocation est de participer acti-
documentation de l’école est abrégée
DPLG (le sigle TPFE étant réservé aux vement à une sorte de grammaire paysagère dont l’écologie est l’outil principal. Il
mémoires d’architecte, plus
s’agit par exemple de postures typologiques répertoriant, sur une région géogra-
anciennement nommés ainsi). Les
anciens élèves des dix ou quinze phique déterminée, l’ensemble des formes végétales rencontrées11. La forme
premières promotions disent
donnée à ce type d’inventaire et de classement est systématique, le but étant de
volontiers : “Mon DPLG portait sur tel
sujet.” pouvoir comparer les relevés entre eux. L’écologie y est représentée par le relevé
11. Thierry Bouchet et A. F. Rougier,
botanique et structurel du couvert végétal. Les formes graphiques telles que la
“Typologie végétale méditerranéenne”,
mémoire de TPFE, ENSP, Versailles, 1987. coupe et le plan, mais aussi la photographie, témoignent de la relation de ces

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structures végétales avec leurs contextes spatiaux et usagers, tandis que les
tableaux synthétiques recensant les hauteurs, la qualité sanitaire des plantations
ou encore leur densité corroborent de manière technique les premières constata-
tions. Ce type de démarche de projet, qui accorde généralement une large place à
l’analyse in situ et s’inscrit dans des commandes publiques, est ainsi susceptible,
par l’inventaire de l’existant, de conseiller les élus et commanditaires locaux.
Dans la même perspective technique d’inventaire des formes entre écologie et
paysage, l’objectif visé peut aussi être du domaine de la pédagogie12. En ce cas,
l’étude, dans un premier temps, n’est pas située, c’est le “patrimoine végétal comme
donnée de base pour la réinvention13” qui est l’objet d’un décryptage paysager.
Nous sont alors présentés les différents procédés de conduite du végétal par la
taille et la gestion, schématisés et dessinés à l’usage des paysagistes.

D’autres mémoires se caractérisent plutôt par le type de site choisi ou projeté. 12. Marion Gilliot, “Techniques de
plantation, formes et structures
Pendant ces dix ans d’école, la préoccupation de bâtir un fond de connaissances
végétales”, mémoire de TPFE, ENSP,
et de savoir-faire communs à l’usage des paysagistes eux-mêmes semble avoir Versailles, 1985.
13. Ibid.
trouvé un certain écho. Bon nombre de propositions sont des arboretums ou des 14
14. Alain Freytet, “Mémoires et
sites d’expérimentation végétale appelés “jardin expérimental15”, “laboratoire à possibles d’un lieu. L’arboretum de
Verrières”, mémoire de TPFE, ENSP,
dominante végétale ”, ou encore “laboratoire de paysage ”.
16 17
Versailles, 1985 ; Véronique Boulard,
Au-delà du choix fonctionnel accordé au site – un lieu dédié aux plantes et à leur “Vers une organisation fonctionnelle
plus moderne du jardin botanique de
mise en scène –, la démarche générale s’appuie sur un inventaire de l’existant le
Palerme”, mémoire de TPFE, ENSP,
plus complet possible, pour ce qui relève tant des essences végétales en présence Versailles, 1986 ; Florence Mercier,
“Vers une organisation fonctionnelle
que de leurs associations, de leurs formes, mais aussi de la nature du sol. On trouve
plus moderne du jardin botanique de
dans ces travaux des listes botaniques organisées selon les unités paysagères Palerme”, mémoire de TPFE, ENSP,
Versailles, 1986.
déterminées, ou encore des cartes de répartition du végétal sur l’ensemble du site . 18
15. Pascale Jacotot, “Devenir de la
Ces sites ont pour fonction de présenter à un public des ambiances végétales ou Combe Valton”, mémoire de TPFE, ENSP,
Versailles, 1986.
des spécimens. L’inscription de l’écologie dans ces travaux a impliqué un position-
16. Isabelle Schmitt, “Pratique
nement tout particulier face au statut du végétal, qui, bien qu’envisagé dans sa paysagères en pays berrichon”, mémoire
de TPFE, ENSP, Versailles, 1986.
dimension plastique (couleurs, textures, associations…), est saisi dans sa dyna-
17. Jean-François Quesson, “Un
mique temporelle, sans distinguer les essences horticoles des essences pionnières laboratoire de paysage”, mémoire de
TPFE, ENSP, Versailles, 1987.
(ce qui serait un jugement de valeur). La plante vaut non pas pour sa rareté, ou sa
18. Abordant plus loin l’écologie
sophistication, mais pour l’effet produit, par son nombre, pour sa relation avec comme filtre d’appréciation du site,
nous ne nous attacherons pas ici à cette
l’existant qui a été relevé précédemment. Les essences spontanées sont valorisées
orientation qui se superpose aux
et par là les dynamiques écologiques. démarches étudiées.

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Dans d’autres diplômes, parallèlement aux démarches précédentes, l’écologie
Pascale Jacotot, “Devenir des
carrières de la combe Valton”, comme objet d’étude est envisagée sous l’angle de la plasticité. La dimension
mémoire de TPFE, ENSP, Versailles,
sensorielle du végétal, sa texture19, son organisation spatiale, les associations, ou
1986.
Carte du couvert végétal et relevé encore les vibrations visuelles créées sont des sujets de réflexions conceptuelles
des essences de la combe Valton.
quant aux méthodes à employer et aux formes engendrées.
Ces travaux tendent à produire des connaissances théoriques, parfois
abstraites même, sur le matériau de base commun au paysagiste et à l’écologue :
19. Joseph Andueza, “Le monde végétal
le vivant.
sur la sellette : les plantes ont-elles une
texture ?”, mémoire de TPFE, ENSP, Les orientations prises par les auteurs ne se réfèrent pas à un terrain pratiqué
Versailles, 1984 ; Dominique Caire, “Les
mais à la connaissance empirique de la discipline écologie. C’est ainsi que, par
textures végétales”, mémoire de TPFE,
ENSP, Versailles, 1988. exemple, certains s’appuient sur la nomenclature botanique pour mettre en

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place leur “projet théorique20” ou encore explorent le principe de collecte et de
classement d’une base de données21. L’objectif visé n’est alors pas de produire
un projet de transformation d’espaces vécus et réels, mais réside dans la propo-
sition théorique d’outils et de méthodes conceptuels non situés.

l’écologie : un outil de connaissance du site

Un des caractères les plus constants des divers ateliers de projet de l’ENSP est le
rôle qu’y tient l’écologie dans la connaissance de “l’existant”. C’est par l’inventaire
et l’observation que l’étudiant prend connaissance du site. Herbiers, listes floris-
tiques, prélèvements de sols, croquis d’ambiances, portraits botaniques, relevés
de structures… : les données collectées résultent d’un regard orienté par des ques-
tionnements d’écologue. Devant quelles qualités de milieux suis-je, quelles sont
les caractéristiques du sol, quelles plantes peuvent s’y installer ? Quelle est la santé
des végétaux en place, quelles sont leurs formes, à quoi sont-elles dues ? Quand le
site a-t-il été bouleversé ?, etc.
Décrivant22 ainsi les lieux, on comprend leur évolution et on peut tester empiri-
quement les premières intuitions de projet. La communication de cette phase dans
20. Dominique Caire, “Les textures
les mémoires de diplômes est malheureusement souvent minimale ou implicite.
végétales”, op. cit.
Du fait de l’effort de synthèse que demande le partage du projet, l’étudiant met de 21. Bruno Gadrat, “Il était une fois le
hêtre, une base de données et un
côté des séquences entières de son processus de réflexion au profit de données ou
paysagiste”, mémoire de TPFE, ENSP,
propositions qui lui paraissent plus formalisées ou objectivées. Les notes du carnet Versailles, 1986.
22. “Souvent en géographie, on oppose
de terrain, les photos nombreuses ou encore les croquis d’intention faits in situ
(et fait se succéder) description et
sont souvent absents. Les listes de végétaux, signe d’expertise, y trouvent en explication, la première étant supposée
plus directe et objective, plus
revanche une place plus grande.
immédiate. Or la description suppose
Le diplôme de Bertrand Richard23 est un exemple de ce type de posture dans le en aval un choix et une catégorisation
de ce que l’on voit, en amont un langage
projet. La communication de l’expérience du site implicitement présentée comme
et des conventions stylistiques ; elle
essentielle au processus de réflexion et de programmation est réduite à des contient déjà de l’explication. Peut-on
décrire un paysage dont on ne
synthèses cartographiques condensant de la manière la plus complète possible
comprend rien ?” Jacques Lévy et
l’inventaire fait in situ. Ces synthèses font l’objet d’une attention toute particu- Michel Lussault, Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés,
lière, elles sont indicatrices d’enjeux quant aux potentialités du site.
op. cit.
Les cartes présentées montrent une notation de l’existant végétal, à des fins 23. Bertrand Richard, “La route landaise
ou la recherche d’une esthétique de la
d’amélioration du paysage de la route pour l’usager qui l’emprunte. Elles ont
sécurité”, mémoire de TPFE, ENSP,
comme principale orientation les conditions de perception de l’automobiliste. Les Versailles, 1989.

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rythmes des masses boisées sur les bords de route et les essences variées en
présence sont représentés de manière schématique. Les qualités pointées rensei-
gnent sur les ambiances rencontrées.
La carte est alors une interprétation du site, inductrice de projets. Ici, la linéarité
amplifiée par la schématisation est l’un des facteurs contraignants du site. Bertrand
Richard part d’un constat : la route semble être un ruban uniforme dont on ne sait
pas nécessairement quantifier ni même qualifier l’épaisseur des limites. Le conduc-
teur est immergé dans un ensemble homogène où peu de repères spatiaux lui
permettent de se localiser.
De là, d’abord sur le site, puis par croisement avec des documents cartogra-
phiques et photographiques (qui restent implicites dans la démarche présentée),
l’étudiant interroge l’épaisseur des limites boisées. Comment vaincre ou diversifier
cette monotonie de la ligne droite ? Comment mettre en valeur la diversité végétale
relevée in situ ? Comment permettre aux usagers de se repérer sur la route ?
Comment donner à lire et à comprendre les qualités géographiques alentour ?
L’écologie est ici l’un des filtres d’observation du site, s’intégrant dans une explo-
ration transdisciplinaire parfois guidée simultanément par plusieurs disciplines,
et dont l’objectif premier est la contribution aux questionnements et à l’argumen-
tation du processus de projet.

l’écologie : un moteur d’actions projectuelles

L’écologie peut aussi prendre une part active dans le processus de transforma-
24. Martine Renan, “Expérimentations”, tion. La gestion est l’une de ces stratégies. Elle intègre au cœur de la réflexion le
mémoire de TPFE, ENSP, Versailles, 1986.
jardinage ainsi que les méthodes de conduite et d’entretien des végétaux et du
25. “Préverdir, c’est apprendre dès le
début aux différents acteurs à travailler sol. L’échelle d’intervention associée aux qualités du site nécessitent une adap-
ensemble, à comprendre un site, à en
tation des techniques aux usages actuels et futurs, à une certaine économie de
voir se dessiner l’avenir. L’évolution de
la ville ne puise pas alors son moyens, mais aussi à l’identité du lieu. Les formes du projet sont alors déduites
fondement uniquement sur des
d’un va-et-vient entre l’observation du site existant et les actions jardinières,
architectures de chiffres, de besoins, de
programme, de quantités d’espaces, de parfois même forestières, que le paysagiste envisage sur des temps longs.
zonage. Elle s’appuie aussi sur un
Ainsi Martine Renan24 propose-t-elle dans son diplôme une stratégie de gestion, le
projet, que l’on voit grandir et que l’on
peut adapter progressivement dans le préverdissement25, qui anticipe le phasage du projet. Après un inventaire botanique
temps”, Martine Renan, rencontre avec
et édaphique, elle propose de mettre en valeur l’existant, en partie en friche, par le
A. Peter, le 4 octobre 1984, “Planter
avant de bâtir : le préverdissement”. biais d’actions de gestion telles que la taille, l’éclaircie, la sélection de sujets, l’élagage,

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le nettoyage… Il s’agit ensuite de replanter certaines
zones selon le principe spatial de l’alignement afin de
structurer le site. Dans ce type de démarche, la dimen-
sion temporelle prend une place importante, l’observa-
tion empirique du développement végétal spontané
suscite de la part des enseignants et des étudiants une
curiosité toute particulière pour les gestions spécifiques
aux domaines agricoles, forestiers et jardinés.
Afin de préciser et de choisir les modes d’entretiens
les plus adéquats pour son projet, Charles Viala26 a
procédé lors de son diplôme à des expérimentations
jardinières dans une friche située sur son site. Il nous
explique sa démarche : “Mes premières préoccupa-
tions furent de dresser sous forme de plan le décou-
page de l’espace tel qu’il m’est apparu […] ; faire un
inventaire partant de cette ébauche de plan sous
forme de cartographie des éléments minéraux et végé-
taux […]. J’ai continué à faire des photos car elles
constituaient pour moi des outils de travail lorsque je
me trouvais à distance du terrain, mais je compris dès
ce moment qu’il me fallait abandonner ma passivité si
je voulais réussir à rendre les choses lisibles. Ce terme
de lisibilité s’est imposé à moi puisque je voulais
rendre ces outils de travail explicites. Mes premières
opérations actives sur le terrain furent de dégager les
points de repère essentiellement minéraux (escalier, murs, rocher). Très vite j’ai Bertrand Richard, “La route
landaise ou la recherche d’une
étendu cette démarche au monde végétal qu’il me fallait rendre lisible lui aussi.
esthétique de la sécurité”, mémoire
Pour ce faire, ce sont des opérations conventionnelles de jardinage que j’ai menées de TPFE, ENSP, Versailles, 1989.
Carte du paysage et résumé des
sur ces plantes et sur ces scènes qui a priori me paraissaient intéressantes. J’étais
abords de la route.
curieux enfin de voir le devenir de ces plantes spontanées à partir du moment où
l’on mène sur elles les mêmes soins que sur les plantes de nos jardins. J’ai eu la
chance de pouvoir concrétiser les différentes opérations auxquelles je pensais en 26. Charles Viala, “Jardin Saint-Pierre,
ville de Hyères”, mémoire de TPFE, ENSP,
matière d’entretien et de pouvoir immédiatement juger du résultat. […] L’entretien
Versailles, 1988.
est la clé de la lisibilité27.” 27. Ibid., p. 69.

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Charles Viala montre ici que l’expérimentation est aux fondements des formes
du projet ; c’est en testant que l’étudiant élabore sa stratégie de gestion mais aussi
l’évolution de son projet. Le processus de réflexion intègre vraiment le monde
végétal comme un élément vivant du projet, que le paysagiste doit considérer dans
ses dimensions dynamiques.
L’écologie est ici davantage abordée sous l’angle énoncé par Marc Rumelhart,
comme un “génie écopaysager” où l’entrelacement entre observations botaniques
et actions de transformation du site fonde les questionnements de l’étudiant quant
à la forme et au rôle du projet, mais aussi quant au statut du paysagiste. Ce dernier
endosse ici une responsabilité vis-à-vis du vivant sur le long terme.
Cette posture interrogeant la place du paysagiste dans le projet fait l’objet d’une
démarche toute particulière dans le diplôme d’Alain Freytet (1985). L’action de
l’écologie, de l’ordre de la gestion, accompagne la participation des acteurs du site.
C’est en collaboration avec une association locale, qui encadre des enfants dans
des “stages nature” et un “club nature”, qu’une part du projet se déploie dans l’ac-
tion jardinière sur le site.
Cinq orientations pédagogiques pour la gestion sont émises : “admirer et créer
[…], regarder et observer […], comprendre et apprendre […], connaître et retenir […],
faire et pratiquer”. Le projet est loin de se limiter à une proposition spatiale et de
renouvellement végétal, il place les acteurs au centre de la réalisation du projet,
ils sont la garantie d’une continuité de l’élan amorcé par le paysagiste.
Telle qu’on peut la pister dans ces dix ans de mémoires de diplômes, l’écologie
se révèle donc polymorphe ; de la simple observation jusqu’à l’action de transfor-
mation en passant par la transmission aux usagers et acteurs du site, elle est l’un
des fils d’Ariane du projet.

une relation écologie / projet influencée par


le contexte enseignant

En ce qui concerne le projet de paysage, les positionnements théoriques et métho-


dologiques que nous avons pu repérer sur ces dix ans semblent en partie liés à la
structure de l’enseignement du projet pendant la majeure partie de cette période.
Deux ateliers aux postures théoriques et projectuelles différentes accueillaient les
étudiants : l’un, encadré par Bernard Lassus, était dédié à Charles Rivière Dufresny ;

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l’autre, animé par Michel Corajoud, se référait à André Le Nôtre. Il ressort à la
lecture des mémoires que les orientations, quant à la pratique du terrain et à la
part prise par l’écologie dans les démarches développées, ne sont similaires ni
dans le contenu ni dans la forme.
Les étudiants de l’atelier Dufresny28 tendent à une conceptualisation de leur
démarche. Lorsque celle-ci s’appuie sur un inventaire du site, ce qui n’est pas
systématiquement le cas, elle se voit traversée par des concepts extraits des formes
et constats du terrain. Ces concepts réinsufflent des formes supplémentaires au
site, spécifiques au sens qui les recouvre (formes symboliques). L’écologie y tient
un rôle de support de connaissances empiriques pour la théorisation de la
démarche ou bien constitue, comme d’autres disciplines traversées par le projet
de paysage, un apport technique et plastique (formes).
Les étudiants de l’atelier Le Nôtre29 ont pour point de départ l’exploration du
site qui se trouve certes, au cours du processus de projet, croisée à des données
extérieures au terrain, mais sans pour autant substituer ou rapporter aux premières
formes du site de nouvelles formes. L’existant demeure le fil conducteur de la
démarche. L’écologie y est davantage un filtre d’appréciation du site, guidant l’étu-
diant dans son exploration qui est métissée d’apports disciplinaires des plus
variés.
Mais, par-delà cette organisation quelque peu caricaturale des ateliers de projet,
et à côté d’elle, les apports des autres enseignants se superposent, se croisent pour
le plus grand bénéfice de la conception. Dans la perspective d’un prolongement
de cet article, il serait fort intéressant d’étudier comment des ateliers plus indé-
pendants conduits par Gilles Clément, Pierre Dauvergne, Alexandre Chemetoff,
ou encore par Daniel Mohen, interrogent et orientent alors certains aspects de la
pratique paysagère en gestation.
Le foisonnement de cette décennie de diplômes montre que des personnalités
aux positionnements très divers ont, par leur encadrement et leurs conseils prodi-
gués aux étudiants, influencé et interrogé la démarche projectuelle du paysagiste
ainsi que la place et le rôle de l’écologie dans ce processus. Le paysage tend à être
28. Voir par exemple le mémoire de
abordé dans toute sa complexité, et non pas seulement en fonction de telle ou telle
TPFE de D. Caire, “Les textures
de ses dimensions. Les questionnements professionnels, éthiques et scientifiques végétales”, op. cit.
29. Voir par exemple le mémoire de
des diplômés sont placés au cœur d’un mouvement plus global et transversal : le
TPFE de P. Jacotot, “Devenir des carrières
projet. de la Combe Valton”, op. cit.

formes et statuts de l’écologie dans la production étudiante paysagiste à l’ensp


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Licence eden-75-d121d6529c7c4568-a19cf643cb144bbb accordée le 31
août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz

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On imagine la ténacité qu’il aura fallu pour donner le jour à cet
ouvrage imposant, commencé il y a plus de quinze ans sous les
Atlante del giardino italiano, 1750-1940. Dizionario
auspices du ministère de la Culture italien et en étroit rapport avec
biografico di architetti, giardinieri, botanici, commitenti, de très nombreuses institutions de recherche ou d’organismes de
letterati e altri protagonisti tutelle du patrimoine, mais aussi d’organismes professionnels
vincenzo cazzato (dir.) comme l’AIAP, l’association italienne des architectes-paysagistes.
Une entreprise au long cours donc, mais que tous les acteurs-auteurs
instituto poligrafico e zecca dello stato, rome, 2009,
se sont appropriée et qui en fait un instrument utile pour poursuivre
2 volumes (vol. i : italia settentrionale ; vol. ii :
la dynamique de la recherche. Paradoxalement en effet, on ne peut
italia centrale et meridionale), 1158 p., 100 euros.
que souhaiter que cet ouvrage, ne serait-ce que par sa forme papier,
soit vite dépassé : donnant vie à des personnes peu connues per-
L’histoire des jardins et des paysages, dans toute sa richesse, sa mettant les rapprochements, il est probable et souhaitable que des
diversité, sa complexité aussi, a reçu une contribution majeure avec connaissances nouvelles viennent compléter ou ajouter des notices,
la publication, fin 2009, de l’ouvrage dirigé par Vincenzo Cazzato, que des fonds d’archives réapparaissent, rendant l’actualisation
Atlante del giardino italiano, 1750-1940. Cet ouvrage, dont le titre nécessaire ! Ainsi, espérons que puisse être bientôt reprise la notice
français complet pourrait être “Atlas du jardin italien, 1750-1940. sur le Florentin Pietro Porcinai (1910-1936), autour duquel une
Dictionnaire biographique des architectes, jardiniers, botanistes, association a récemment été fondée pour fédérer les recherches
commanditaires, hommes de lettres et autres protagonistes” repré- sur son œuvre et permettre que les archives, les parcs et jardins
sente en effet, à travers les biographies de plus de mille deux cents créés soient préservés et mieux connus.
personnes ayant œuvré de près ou de loin dans le domaine des
jardins, une présentation magistrale de l’apport de l’Italie au monde Une spécificité de cet ouvrage est son approche régionale. Il est
du jardin entre le XVIIIe et le XXe siècle. en effet séparé en deux tomes, l’Italie du Nord et l’Italie centrale
L’ouvrage, en deux volumes, est aussi le signe du foisonnement et méridionale, et à l’intérieur de chacun des tomes, par région
de la recherche sur les jardins chez nos voisins italiens : cette administrative, chacune coordonnée par un chercheur reconnu sur
entreprise a réuni les contributions de près de deux cents auteurs, la région. A l’intérieur des régions, les entrées sont classées alpha-
coordonnés par une trentaine de chercheurs, eux-mêmes sous la bétiquement, l’index biographique final et le système d’astérisques
houlette de Vincenzo Cazzato. Ce dernier, professeur d’histoire de renvoyant dans le corps des notices à d’autres entrées, permettant
l’architecture, d’art des jardins et d’architecture des jardins à l’uni- de suivre les figures de régions en régions, d’un propriétaire à
versité de Lecce, est une personnalité reconnue du domaine de l’autre, de ses inspirateurs à ses disciples. On imagine qu’il a dû
l’histoire des jardins, et sa bibliographie fournie donne un reflet être difficile de trancher, pour ranger par exemple Russel Page dans
de l’étendue de ses recherches, des Pouilles au Latium, du Baroque le Piémont plutôt qu’en Toscane…
au XXe siècle. Deux ouvrages récents ont été spécialement remarqués Ce parti pris du regroupement par régions peut paraître étrange
et distingués par les prix Grinzane-Cavour et Giardini Botanici dans notre France centralisatrice, d’autant plus qu’il ne s’agit pas
Hanbury, La memoria, il tempo, la storia nel giardino italiano fra d’entrée par lieux mais par personnages, a priori des gens qui
‘800 e ‘900 (Poligrafico delle Stato, Rome, 1999), et Ville e giardini voyagent et peuvent se déplacer. Ce choix correspond cependant
italiani : I disegni dui architetti e paesaggisti dell’American à une réalité politique et culturelle italienne bien ancrée qui donne
Academy in Rome (Poligrafico delle Stato, Rome, 2004). L’ouvrage aux régions beaucoup d’importance, et en fait des entités territo-
témoigne ainsi, à travers la diversité des parcours des auteurs – sur riales puissantes et homogènes, qui ne communiquaient pas for-
lesquels rien n’est dit mais qu’un familier du domaine reconnaîtra cément beaucoup avec les régions voisines. Et, de fait, les notices
comme les chercheurs de référence –, de cette dynamique déjà montrent de nombreux exemples de concepteurs, botanistes qui
ancienne de la recherche sur les jardins : au fil des entrées de ce naissent, vivent et meurent dans la même ville, la même région.
dictionnaire, sont évoqués les très nombreux lieux étudiés, les Ce classement découle aussi de la méthode de travail qui a présidé
fonds d’archives explorés, les synthèses déjà publiées. Ainsi l’Atlas, à cette entreprise. Souhaitant s’appuyer sur les réseaux de cher-
comme nous l’appellerons ci-après, vient-il ajouter sa pierre à l’édi- cheurs, propriétaires, professionnels déjà en place, Vincenzo
fice déjà solide de l’histoire des jardins en Italie, après d’autres Cazzato a orchestré des groupes de travail par région – la difficulté
contributions de référence comme la Bibliografia del giardino e étant probablement que les chercheurs auraient pu vouloir échan-
del paesaggio italiano (1980-2005) (Leo S. Olschki, Florence, 2007) ger et compléter les notices de leurs collègues plus qu’ils n’ont pu
où Luigi Zangheri présentait la richesse des publications en Italie le faire. Ce choix, s’il rend un peu plus difficile le repérage des
et dont nombre des références ont été écrites par les auteurs de entrées pour des non-familiers de l’Italie, permet une bonne appré-
l’ouvrage qui nous intéresse ici. hension des modifications intervenues sur un territoire précis, de

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la diffusion des modes, des techniques, des échanges entre concep- faire émerger des figures, de traduire l’état des recherches : ainsi
teurs qui interviennent dans des sites voisins ; il se révèle un Charles Garnier n’a-t-il droit qu’à une partie de page… Le projet
véritable atout du point de vue de la connaissance des lieux eux- est bien de faire un point, de traduire les recherches déjà effectuées
mêmes à travers les deux cents ans que couvre l’ouvrage, et permet en espérant qu’elle soient complétées, d’où la présence, par exemple,
de connaître des régions dont l’histoire des jardins est moins de très nombreux profils d’Américains, “issus” des travaux de
connue, comme les Pouilles, avec des personnalités aussi diverses Vincenzo Cazzato dans le livre cité ci-dessus, et qui, faute de
que le propriétaire sir James Lacaita, le sculpteur Leandro recherches, ne sont pas équilibrés par la mention d’autres étrangers
Ezechiele… – Belges, Espagnols, etc. – ayant fait des relevés des jardins romains.
Il faut par ailleurs signaler que cet ouvrage se concentre sur les Le caractère scientifique de l’ouvrage est accentué par les courtes
créateurs et personnages œuvrant à partir de 1750 environ, date bibliographies spécialisées de chaque notice qui complètent la
choisie par Vincenzo Cazzato parce qu’elle marque la réalisation vaste bibliographie générale, et surtout par la propension marquée
du parc de Caserte, “«chant du cygne» du jardin baroque italien”. des auteurs à se placer dans une lignée de chercheurs qui, de
De nombreux ouvrages ayant été consacrés à la période précédente, génération en génération, font émerger les connaissances.
remonter plus haut dans le temps aurait rendu l’ouvrage pharao-
nique, et surtout aurait donné moins de visibilité à des profils Cet ouvrage permet donc une immersion dans les jardins italiens
moins connus, pour lesquels les auteurs appellent justement de et, outre les services qu’il rendra aux chercheurs pour des recherches
leurs vœux des recherches plus approfondies. Enfin, la date de précises, invite à se perdre en jouant à “saute-notice” et offre donc
1940, pendant la Seconde Guerre mondiale, a été retenue pour ce un voyage dans les jardins, à la rencontre des hommes qui ont
qui est de la date de naissance, afin d’inclure les concepteurs qui façonné les lieux. On note d’ailleurs que, si l’ambition se limite,
ont œuvré durant la seconde moitié du XXe siècle – comme Ferrante dans le titre, aux jardins, l’ouvrage intègre des gens qui ont travaillé
Gorian, actif en Vénétie jusqu’en 1995, mais sans se lancer dans sur de plus vastes territoires, et en particulier sur la construction
le sujet des concepteurs contemporains sur lesquels on n’aurait de l’espace public de la ville, les promenades, les parcs publics.
pas assez de recul. La période retenue n’est pas des mieux connues Cette lecture vagabonde donne d’abord à voir la grande diversité
quant au jardin italien, et le lecteur, a fortiori un Français, peut des métiers qui ont trait au jardin, à côté des nombreux architectes
regretter que l’ouvrage ne propose pas, en annexe, une table chro- et paysagistes. Une attention spéciale est portée aux métiers tech-
nologique des figures présentées, qui aurait permis une vision niques qui en créent l’armature, même si elle ne se voit pas ; on
diachronique et donné des repères, esquissé des filiations. Peut- sent probablement là la marque des chercheurs qui sont appelés
être est-il trop tôt encore, et nous sommes ainsi invités à nous pour des interventions dans des jardins historiques et souffrent
plonger dans les parcours singuliers de ces hommes et femmes, de ne pas avoir toujours les outils pour restituer les logiques tech-
qu’ils soient célèbres ou non. niques ayant présidé à la conception du lieu. Là encore, on aurait
L’auteur, dès la jaquette, place le projet dans le sillage des aimé avoir le moyen de repérer tous les hydrauliciens, ou tous les
Créateurs de jardins, ouvrage paru sous la direction de Michel géomètres, et on peut souhaiter qu’une version informatisée per-
Racine en deux volumes, en 2001 et 2002 ; cet ouvrage a représenté mette ces rapprochements.
une des premières tentatives en France de présentation de figures On rencontre donc au fil des pages des ingénieurs, des hydrau-
de concepteurs en insistant justement sur leur filiation et en faisant liciens, des géologues, des marbriers, des entrepreneurs… La période
le choix d’intégrer des concepteurs encore actifs, voire assez jeunes. voit aussi le règne végétal toujours mieux connu grâce à des bota-
Cet hommage signale en même temps la différence de parti pris, nistes, naturalistes, savants et à leurs protecteurs, souvent des
l’Atlas assumant d’être un ouvrage destiné surtout aux chercheurs, religieux d’ailleurs qui, tel le cardinal Silvio Valenti Gonzaga,
assez peu illustré quoique avec des documents rarement montrés permettent ces recherches et leur application dans la création.
alternant les vues actuelles des jardins, des détails de réalisation Enfin, l’ouvrage présente de très nombreux jardiniers, souvent
et des portraits des personnages présentés. Il vise moins un large des familles, et met ainsi en relief cette composante unique du
public que l’ouvrage sur les Créateurs de jardins, qui, publié à patrimoine vivant que sont les jardins.
l’Ecole du paysage de Versailles, avait aussi pour objectif de don- Les artistes ont aussi la part belle dans l’ouvrage, qu’ils soient
ner à voir le métier et les enjeux des paysagistes actuels et de les sculpteurs comme les Bonazza en Vénétie, musiciens, peintres
inscrire dans une histoire faite de filiations et de ruptures. appelés à parfaire des créations, ou même à créer des jardins
L’Atlas, lui, propose des notices de longueurs inégales, non imaginaires, tel le peintre sicilien Ettore De Maria Bergler (1850-
calibrées par avance, de cinq lignes pour le Lombard Carlo Arienti 1938) qui a réalisé un “jardin peint” pour le Grand Hôtel Villa Igeia,
à trois pages pour le Piémontais Giuseppe Roda pour ne citer propriété de la famille Florio qui avait créé tout autour d’immenses
qu’eux. L’espace consacré ne reflète d’ailleurs pas forcément l’im- jardins. Des peintres, graveurs, étudiants étrangers sont également
portance du personnage, puisqu’il répond au parti pris initial de souvent cités pour leur rôle de témoins, qui ont permis par leur

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œuvre de mieux connaître les jardins créés, et d’y intervenir, ainsi l’histoire par petites touches, à travers les siècles et les hommes.
du graveur Antonino Bova (1688-1775) grâce auquel on a des témoi- Toutes les notices n’ont pas le même recul, notamment pour des
gnages très fiables de villas palermitaines. Plusieurs notices met- paysagistes plus récents dont la présentation est plus factuelle,
tent aussi en avant le rôle des antiquaires, qui ont aidé à comme si elle attendait l’épreuve du temps, mais toutes veulent
reconstituer des programmes de statuaires dans des jardins, ou témoigner, avant que les modifications urbanistiques et la pression
permis que des compositions nouvelles soient créées à partir de immobilière ne fassent disparaître à tout jamais des espaces.
pièces anciennes chargées d’histoire. Le lecteur français sera spécialement attentif, même s’ils sont
Enfin, de très nombreuses notices ont été consacrées à des com- difficiles à identifier dans l’ouvrage, aux différentes personnes
manditaires dont on mesure le rôle essentiel, chacun dans leur qui ont participé aux échanges entre la France et l’Italie. L’influence
région, dans leurs différentes propriétés, dans l’apparition de de la France s’est bien sûr fait sentir inégalement du Piémont aux
nouvelles formes, de nouvelles recherches, soit en repérant les Pouilles, en fonction des aléas de notre histoire politique commune,
artistes et créateurs à la mode, soit en faisant œuvre de paysagistes mais la période napoléonienne a nécessairement marqué l’espace
eux-mêmes, comme Antonio Caccianiga en Vénétie par exemple. italien avec des personnages comme Miollis (1759-1828) chargé
Souvent passionnés de sciences, d’agronomie, ils travaillent étroi- d’appliquer les directives de Bonaparte en matière d’édilité et
tement avec les concepteurs, tel Rinaldo Alberico Barbiano di d’urbanisme. Un autre élément a été la formation qu’ont reçue des
Belgiojoso d’Este qui suit de près les projets de Leopoldo Pollack professionnels italiens en France, ainsi Giuseppe Marchelli auprès
fin XVIIIe en Lombardie. Il faut d’ailleurs souligner le fait qu’à côté de Percier et Fontaine, ou bien la francophilie comme celle du
de commanditaires isolés comme Luigi Crivelli (1819-1901), pas- cardinal Giuseppe Doria Pamphili, un moment en poste à Paris.
sionné de vers à soie, qui a aussi une fort belle villa, on note de Ce sont aussi parfois des créateurs qui sont appelés, comme
très nombreuses familles qui, génération après génération, ont Jacques Gréber, Edouard André à Rome et Lucques, ou, bien avant,
continué d’appeler les meilleurs artistes comme les Borghèse avec François Anquetil, au service du duc de Parme au XVIIIe siècle, ou
leur dernier représentant notable Marcantonio IV. Ces dynasties, encore Léon Dufourny qui mène à bien dès 1789 de nombreux
ainsi que celles de jardiniers comme les Romains Busiri Vici, repré- projets, à Catane et à Palerme, pour le nouveau jardin botanique.
sentent pour l’historien une source très précieuse pour observer L’histoire de ces échanges n’est pas finie : la France possède à
les évolutions dans le goût pour les jardins. Rome l’un des plus beaux jardins avec la villa Médicis, mais éga-
lement la villa Strohl Fern, où réside le lycée français, parc magique,
La dimension patrimoniale est un fil rouge dans les notices, objet de toutes les convoitises et aujourd’hui menacé par des
puisque l’état des lieux actuels est évoqué, parfois pour montrer projets immobiliers. Les créateurs français continuent d’être appe-
la perte de lisibilité et la banalisation qui menacent, par exemple lés, puisqu’on vient d’inaugurer à Turin un jardin de Gilles Clément
à propos du petit jardin fait par Clemente Busiri Vici dans le palais sur le toit du parc d’Art vivant…
Colonna de Rome. La figure de l’architecte et de l’archéologue est
donc essentielle, comme Luigi Canina, (1795-1856) qui a été l’arti- Cette lecture spécifi que sur les échanges entre l’Italie et les
san, entre autres, des importantes transformations dans les jardins autres nations de jardins et de paysages regorge bien sûr
de la villa Borghèse dans les années 1822-23, en même temps qu’il d’exemples et d’analyses que nous ne pouvons entreprendre ici,
a mené des fouilles dans les différentes propriétés Borghèse autour mais l’ouvrage, dans le détail de ses notices, donne une mesure
de Rome et effectué des recherches. Par ailleurs, les différentes éclatante de l’influence du jardin italien en Europe, bien au-delà
notices montrent les réactions diverses des grandes familles, des de l’époque baroque, avec des personnalités comme Pietro Porcinai,
villes, par rapport à leur patrimoine de jardins : certaines, dès la parmi les fondateurs de l’IFLA, qui a dessiné notamment la piazza
fin du XIXe siècle, ont voulu tenter de réinventer les jardins anciens du Centre Pompidou. La littérature italienne aussi, à laquelle une
dont elles avaient hérité comme le feront les Pecci-Blunt en appe- partie est consacrée à la fin de l’ouvrage, permet ce rayonnement
lant Jacques Gréber dans leur villa près de Lucques. Au contraire, du jardin italien : d’Anna Banti à Giacomo Zanella, en passant
certains, comme les Boncompagni Ludovisi, ont été contraints de par Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957) et le jardin du
vendre et lotir, détruisant des jardins remarquables. Plusieurs Guépard, on retrouve les parfums, l’alternance d’ombre et de
entrées sont donc consacrées à des critiques, des historiens de lumière des bois et des terrasses, le murmure des fontaines et le
l’art, des architectes et restaurateurs qui, tel Giacomo Boni avec monde de mythologie et de poésie des sculptures… Souhaitons
ses recherches et son administration du Palatin entre 1860 et 1910, donc que les chercheurs et passionnés partent avec cet ouvrage
ont bâti les premières théories de la restauration de jardins. à la découverte de ce monde méconnu des jardins italiens depuis
Ainsi, les auteurs nous proposent une lecture savante qui se le XVIIIe siècle.
précise de notice en notice et permet une vision très détaillée de
lieux, disparus ou existants, mais nous oblige à en reconstituer stéphanie de courtois

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obligent à changer de point de vue, ce dans tous les sens du terme. En
effet, ces photographies manifestent un cadrage serré, voire des gros
Itinéraires d’un jardinier
plans détaillant les formes végétales ou celles des matières et matériaux.
pascal cribier Les textes émanent, quant à eux, de divers spécialistes avec lesquels
xavier barral, paris, 2009, 315 p., 55 euros. Pascal Cribier entretient un dialogue, un compagnonnage ; ce sont
aussi des entretiens qu’il a accordés à des critiques. Ils introduisent
Itinéraires d’un jardinier, paru en 2009, fait suite à l’exposition, Les un autre regard sur les réalisations présentées. Le jeu du texte et de
racines ont des feuilles qui s’était tenue à l’espace Electra à Paris en l’image est ici remarquable, car le lecteur-spectateur est constamment
2008. Ces deux titres nous rappellent le positionnement de Pascal invité à passer de l’un à l’autre sous une forme qui défie la linéarité
Cribier dans le champ du paysagisme français : l’ancrage dans la de la lecture. Chaque photographie panoramique est précisément et
tradition historique du jardin d’un côté, l’intérêt pour l’aventure du longuement légendée, rendant difficile une lecture suivie. Les légendes
vivant et la recherche botanique dans ce qu’elle a de plus actuelle de sont à saisir comme des déictiques qui informeraient sur l’organisation,
l’autre. Entre ces deux pôles, le souci permanent de l’espace, venu de les usages ou la formation de l’espace représenté. Elles s’appuient sur
sa formation initiale d’architecte, expliquant les multiples incursions l’image, opèrent des cadrages ou, au contraire, jouent du hors cadre.
dans le domaine de l’urbanisme contemporain. Le goût pour l’histoire Le recours à une nomenclature savante ou professionnelle informe
des jardins, voire leur archéologie – comme le révèle la collaboration aussi le regard ordinaire qu’appelle naturellement la photographie.
étroite avec des historiens et archéologues des jardins dans ses projets Rédigées en collaboration avec l’historien des jardins Hervé Brunon,
patrimoniaux – façonne un profil différent d’autres figures du paysa- ces légendes manifestent, à nos yeux, une forme d’écriture proprement
gisme tel Gilles Clément, qui, lui aussi, se revendique jardinier et paysagiste, en tout cas dans leur rapport à l’image. Les images pano-
botaniste, et accorde au jardin un statut de laboratoire. ramiques montrent différents moments des jardins et aménagements
réalisés : les états antérieurs à l’intervention, différents stades de
Pour Pascal Cribier, un ouvrage monographique ne saurait être que maturation, mais aussi différentes saisons, différents états. L’ensemble
s’il participe d’un dispositif plus vaste de présentation critique de son des vues et des textes constituent comme un précipité des œuvres.
œuvre, dispositif polyphonique, incluant des performances. En effet, Ainsi le livre déplie-t-il un espace qui joue des pouvoirs de l’image et
c’est surtout le projet d’exposition qui a permis à Laurent Le Bon de du verbe : un espace de représentation au sens plein de ce terme.
convaincre le paysagiste de l’intérêt et de la nécessité de porter sur
son œuvre un regard rétrospectif. On aurait envie de s’arrêter sur presque toutes les réalisations
L’exposition nous immergeait dans les réalisations du paysagiste, présentées, tant celles-ci manifestent une intelligence appropriée au
grâce à des montages photographiques projetés sur des panneaux à lieu en même temps qu’une forme d’expérimentation inventive. Il
hauteur d’homme, parmi lesquels le spectateur pouvait déambuler. nous faut néanmoins en sélectionner quelques-unes, par souci de
Ces déambulations débouchaient sur des mises en scène grandeur réalisme avant tout, mais aussi pour donner au lecteur l’envie de se
nature telle l’exposition des fabuleux systèmes racinaires – donnant plonger dans le livre et d’y accomplir les parcours qui lui agréent.
à voir et à comprendre le titre énigmatique de l’exposition – ou encore L’intervention sur les zones industrielles autour de Lyon, en colla-
les cultures de champignons souterraines qui donnaient la sensation boration avec Patrick Ecoutin, manifeste un souci de l’ordre mineur
de contact direct avec le milieu vivant. Le livre adopte pareillement qui, s’il est attentif aux usages, n’en est pas moins structurant car
une stratégie d’exposition qui en règle l’économie et lui confère son porteur d’une cohérence d’ensemble. Ces programmes de zones indus-
originalité. trielles exigent une forme de réalisme qui consiste à prendre à bras le
La première partie est consacrée à la présentation des réalisations corps les situations telles qu’elles sont pour les faire évoluer dans une
qui s’enchaînent suivant l’ordre neutre de l’alphabet. Chacune donne direction claire. Ils nécessitent également une bonne dose d’opiniâtreté
lieu à une ou plusieurs doubles pages composées de six photographies pour faire face aux rythmes de l’administration et à la complexité des
panoramiques invitant à la promenade. Le dispositif s’inscrit délibé- relations entre acteurs. C’est tout cela dont témoignent les réalisations
rément dans l’esthétique du pittoresque, que le peintre Watelet avait pour les zones industrielles de Chassieux et de la Mouche, à Saint-
théorisé au XVIIIe siècle pour l’art des jardins, comme composition Genis, Laval et Irigny.
d’une suite de scènes s’enchaînant dans l’espace. Chaque photographie Le marais de Larchant en Seine-et-Marne, devenu un haut lieu de
constitue bien une scène et la composition de celles-ci permet l’expé- l’observation botanique, est l’un des sites d’où proviennent les systèmes
rience d’un parcours visuel, d’autant que le format panoramique racinaires spectaculaires exposés à l’espace Electra. Datant du Moyen
favorise la projection mentale du spectateur, à la manière des pano- Age, ce marais constitue un milieu aquatique où les lentes fluctuations
ramas des fêtes et expositions. En outre, plusieurs photographies de de l’eau accompagnent les adaptations de la flore. Ainsi les aulnes
formats différents, souvent accompagnées de textes, viennent s’insé- ont-ils produit un système racinaire aquatique original, visible lorsque
rer au milieu des doubles pages dans un cahier central, qui nous les eaux redescendent. Les saules, quant eux, ont développé des collets

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exhaussés, leur permettant d’échapper à l’asphyxie lors de la montée ces autres habitants du sol qui ne sont pas des plantes, pourraient
des eaux. Fortement réduit par rapport à ses dimensions d’origine, le alors être comparées aux relations que le monde végétal entretient
marais a fait, depuis la fin des années 1970, l’objet d’une entreprise avec le monde animal dans l’espace aérien. Le sol devient alors la
de sauvetage et de réhabilitation portée par les propriétaires du lieu. limite, un miroir, suggère Francis Hallé, sur lequel se reflètent ces
Conduite sous la responsabilité des scientifiques du Muséum national deux mondes complémentaires, le souterrain et l’aérien.
d’histoire naturelle, la réhabilitation a bénéficié des conseils d’Anne L’autre texte, “Le geste du jardinier”, retrace les actions de défrichage,
Elisabeth Wolf, botaniste et paysagiste attachée au Muséum. Pascal de drainage, pour installer de nouveaux sujets, créer des espaces,
Cribier y est intervenu en 1987, à la demande de l’un des propriétaires, mais aussi des liaisons visuelles, ouvrir le jardin sur l’horizon et la
pour créer du lien entre les habitations et les canaux patiemment créés. mer. Le jardin se développe grâce à l’aménagement de séquences
Il a imaginé de scander le grand canal d’une colonnade de peupliers d’espaces adaptés aux sols et aux expositions, mais aussi d’espaces
noirs et de peupliers d’Italie qui apportent une verticalité au dessin d’aménités aux abords de la maison, qui parlent aux sens et à l’ima-
du canal, tout en contribuant à développer les jeux d’ombre et de ginaire comme la prairie d’été incarnant le temps des vacances, sa
lumière. L’intervention de Pascal Cribier vient se glisser dans la conti- nonchalance et sa liberté. Le jardin évolue dans un climat qu’il faut
nuité d’un long processus qui lui préexiste, pour lui apporter un inflé- sans cesse apprivoiser et plusieurs événements ont pu ruiner bien
chissement personnel répondant à une commande. des efforts. La taille régulière des arbres constitue une réponse à la
L’aménagement du ranch de la Cense – un domaine de trente-six violence des vents, leur élagage systématique participe de la réparti-
mille hectares à Dillon dans le Montana – manifeste un changement tion de la lumière et de la coexistence des espèces.
d’échelle qui ne semble en rien désemparer le paysagiste. Son inter- L’aménagement du jardin des Tuileries à Paris manifeste le respect
vention révèle un sens consommé de l’espace et du paysage et qui et l’intérêt de Pascal Cribier pour les espaces publics. Cette réalisation
passe tant par une conception d’ensemble des accès, des circulations, s’inscrit dans la continuité des aménagements des jardins historiques
de la distribution et de la gestion de l’eau, que par l’aménagement ainsi que des jardins privés de Paris, de par la démarche qui consiste
des terrassements et l’implantation du bâti dans la topographie. Elle à se glisser dans un existant pour en dégager les potentiels, notam-
fait place aussi bien au traitement des détails, comme les clôtures ment d’usages, ici “se glisser sur les pas de Le Nôtre et rester discret”
délimitant les espaces fonctionnels du manège ou des parkings. Le explique Monique Mosser. Son texte d’accompagnement, “Aménités
texte de François Macquart Moulin, Des wapitis aux Black Angus, spatiales, aménité(s) sociale(s)”, retrace les divers aléas du concours
analyse la géographie du Montana, qui ne résulte pas seulement de et dénonce les contresens d’usage que ne cessent de programmer
phénomènes naturels, certes spectaculaires et déterminants, mais les gestionnaires actuels du jardin au nom d’une rentabilité écono-
aussi d’un peuplement. Pour compléter ce premier aperçu, on pourra mique toute-puissante. Le fil directeur du projet réside dans une
suggérer au lecteur le roman de Jonathan Raban, Bad Land, très sorte de négatif du dessin historique du jardin de Le Nôtre, un jardin
précisément documenté1. Si les populations indiennes avaient su très minéral immergé dans un contexte encore campagnard. Le parti
composer avec la nature, la colonisation de l’Ouest par les fermiers de Cribier a été de recréer des jardins verts et frais, véritable respi-
américains a ouvert la voie à une volonté jamais démentie de sou- ration de la ville, accueillant une grande diversité d’usages rendus
mettre cette terre à l’exploitation capitaliste des ressources naturelles, compatibles avec le plaisir esthétique. La minéralité du jardin s’ex-
générant de redoutables déconvenues écologiques et humaines que prime par le traitement du sol en stabilisé parfaitement adapté au
souligne François Maquart Moulin. grand vide de la terrasse des Feuillants, ainsi qu’aux généreuses
allées qui permettent tant de cheminer que de s’installer sur une
Avec le jardin sur la Côte en Seine-Maritime, nous avons un exemple chaise ou un fauteuil pour bénéficier de l’ombre des arbres, ou pro-
représentatif du projet de paysage qui se dessine dans le temps. Les fiter de la scène d’un parterre ou d’un bosquet. La continuité du
doubles pages retracent une aventure qui s’étale sur une petite tren- traitement du sol, l’ouverture des divers espaces confère un sentiment
taine d’années, depuis l’acquisition d’un terrain par son propriétaire, de liberté de fluidité que ressent le visiteur. Le choix des essences
sa préparation, les premiers aménagements, puis la configuration du du couvert, leur diversification et la disposition des sujets en cohé-
jardin, suivie de l’acquisition d’autres terrains destinés à constituer rence avec le dimensionnement des tracés qui furent repris du jardin
autant de nouvelles pièces. Le projet tisse travail sur l’espace et travail historique, assure non seulement une belle cohérence à l’ensemble,
sur le vivant. Deux textes encadrent les nombreux documents pho- mais des qualités d’usage auxquelles les visiteurs sont sensibles et
tographiques : “Des feuilles souterraines” de Francis Hallé et “Le geste qu’ils traduisent dans leurs comportements… ce dont témoignent
du jardinier” de Titou Heucé. “Des feuilles souterraines” expose une plusieurs panoramiques des doubles pages. Qu’il constitue un lieu
“idée neuve”, un regard actuel sur le vivant qui convie à reconsidérer d’aménités pour les Parisiens ne fait aucun doute, tant l’envie d’y
les catégories canoniques de la botanique. Les racines fines des plantes aller lire est grande, aux premiers rayons de soleil ou à la fraîcheur
seraient aux racines de structure ce que sont les feuilles aux branches du couvert en plein été, l’envie d’y flâner aussi, ou même de le tra-
aériennes. Les relations entre les racines fines et les champignons, verser pour passer d’une rive de la Seine à l’autre.

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La première partie de l’ouvrage, sur laquelle nous venons de nous En réalité, nous apprennent les auteurs, les sites ne sont plus vrai-
arrêter, est marquée par la richesse des photographies en couleur. ment ce qu’ils étaient. “Cela fait plus de cent ans que l’on protège des
La seconde partie, intitulée Dates, offre une information synthétique paysages, et l’on finit par ne plus très bien savoir ce qui a présidé à
sur chaque projet. La liste des projets et réalisations y est présentée tel choix, telle démarche, tel combat. [...]. Ce temps long d’une politique
chronologiquement, grâce à des reproductions, principalement en confère à cet inventaire toute sa valeur ; mais pour les acteurs d’au-
noir et blanc, des dessins, plans et maquettes, ainsi qu’à des textes jourd’hui, il était temps de procéder à un inventaire de l’inventaire,
de présentation pour les concours et commandes privées. Cette de rouvrir certains dossiers oubliés, ou de considérer autrement ceux
seconde partie est élégamment mise en page, la beauté des documents qui sont perpétuellement ouverts. Ceci à un moment singulier où
et le soin des textes y contribuant pour beaucoup. Nombreux sont l’Etat, qui est le principal acteur de cette politique n’est plus le seul
les projets dits d’affinités, qui découlent d’une rencontre avec un intervenant sur le terrain, où les politiques locales se sont largement
maître d’ouvrage. Une lecture attentive de ces dates nous donne à construites sur les questions d’identité et de gestion de l’espace, où
voir un réseau de connivences complexe : les commanditaires ren- les échelles de décision se sont multipliées [...]. La politique des sites
contrés, les amis, les collaborateurs avec lesquels les compétences a elle aussi pérégriné d’un ministère à l’autre tout au long de son
se partagent, bref se forge un compagnonnage essentiel au métier histoire, et les acteurs locaux, les élus, les habitants ne savent parfois
de jardinier. On soulignera, au passage, les nombreux textes de plus à quelle entité se vouer...” (p. 11).
présentation de concours signés de Monique Mosser. A l’heure où la politique du paysage marque le pas, où le Grenelle
En un cycle qui se clôt, la liste des projets s’achève sur l’exposition de l’Environnement ignore même la notion, il y a en effet urgence à
de 2008 à l’espace Electra, qui avait justement fourni l’argument du revenir aux fondamentaux et à rappeler que le paysage est l’une des
livre. La toute dernière partie est constituée d’une notice biographique entrées principales sur la grande échelle du territoire, et que c’est bien
et d’une bibliographie des articles et ouvrages consacrés aux réali- à cette échelle que les grands défis environnementaux et sociaux posés
sations de Pascal Cribier. par la ville contemporaine trouveront leur juste résolution. De plus, le
Bien plus qu’un beau livre – ce qu’il est aussi –, cet ouvrage consti- voyage de nos deux paysagistes au pays des sites montre que si “[on]
tue un outil pour entrer dans la compréhension d’une démarche a fréquemment recours à l’image de la cloche pour désigner ce qui
paysagiste. On ne saurait trop le recommander aux spécialistes, mais établirait la coupure entre le site protégé et le reste du monde [...] ce
aussi aux amateurs de jardins et de paysage qui pourront se livrer n’est qu’en partie vrai : d’une part parce qu’un grand nombre de sites
aux nombreuses lectures qu’autorise une construction complexe, protégés ont concerné des paysages relevant de la quotidienneté [...]
comme autant de parcours. et surtout parce que ces sites demeurent vécus et habités quotidien-
frédéric pousin nement, et ne sont pas que des lieux destinés au passage, à la visite,
au tourisme. La cloche n’est pas une membrane imperméable”(p. 13).
1. Jonathan Raban, Bad Land, an American Romance, Picador, Londres, 1996 (titre L’importante documentation photographique de l’ouvrage (dont on
français Terre de poussière). regrette parfois l’excessive profusion) témoigne d’ailleurs abondamment
de cette porosité des sites au quotidien et à l’ordinaire.
Cette exploration paysagiste des sites présente l’intérêt majeur
d’interroger cette notion. Afin de l’actualiser, sans la banaliser car
De sites en sites (l’Auvergne)
pour les auteurs “un site, ce n’est pas n’importe quel lieu” (p. 10), le
cyrille marlin et alexis pernet lexique propose de complexifier notre approche autour des notions
fûdo editions, cunlhat, 2009, 120 p., 19 euros. d’“anti-site”, ou encore de “site dans le site”.
Un petit regret toutefois : si l’hypothèse qui sous-tend ce travail est
Les paysagistes Cyrille Marlin et Alexis Pernet explorent depuis cinq que la protection des sites est aussi un projet de paysage, n’y aurait-il
ans les sites protégés en Auvergne au titre de la loi de 1930 sur la pas eu lieu de présenter ces espaces à travers ce prisme ? Certes, des
protection des sites et des monuments naturels. Ils nous proposent entrées du lexique telles que “dossier”, “non-aménagement”, “parking”
ici une recension de leurs arpentages, qui nourrit d’amples réflexions ou encore “périmètres (superposition des)”, ouvrent des vues sur cette
sur ce type de paysage très particulier que sont les sites. Un lexique dimension de la chose. Mais au-delà, la cartographie de ces lieux
de cinquante pages enrichit notre compréhension des sites et donne considérés sous l’angle de ce que le projet de protection y a apporté
lieu à des explorations notionnelles dont certaines, gageons-le, feront et en a modifié eut été un support très explicite, et sans aucun doute
école (par exemple la rubrique “On s’est bien occupé”). magnifique tant on connaît les talents de dessinateur d’Alexis Pernet.
Il pourrait sembler anachronique de se ressaisir des sites protégés. Il faut saluer enfin l’initiative de Fûdo Editions, qui achève ici sa
Ne sont-ils pas l’effet d’une vision fixiste et périmée du paysage, quatrième publication autour de la question de l’art et du paysage.
enfermée sous la cloche protectrice de conceptions nostalgiques et Bienvenue à bord !
purement pittoresques ? denis delbaere

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Cartes et paysages : tenter la médiation au XVIIIe siècle,
la question des paysages en plan et en perspective.
nicolas verdier

L’usage de la carte ou du plan pour représenter le monde


qui nous environne est aujourd’hui une méthodologie
placée du côté des évidences. La multiplication des cartes
et plans dans la presse nationale en fournit l’illustration,
même si l’essor actuel des GPS offre peut-être les signes
d’une remise en cause de cet état de fait. Cette évolution
récente sous-entend une historicité du rapport à la carte ;
historicité d’autant plus complexe qu’elle doit être articu-
lée à celle du concept de paysage. Pour tenter d’appréhen-
der ces processus, nous nous concentrerons sur le moment
des premières mises en carte du paysage et sur la diffi-
culté qu’il y a à rendre un paysage encore principalement
pensé comme une vue horizontale, voire aérienne, dans la
carte pour laquelle s’impose la projection zénithale. Ce
moment, ici principalement le XVIIIe siècle, est celui de la
production de représentations composites qui donnent à
voir les difficultés de ce passage que les normalisations des
premières années du XIXe siècle aplaniront en partie.
Mots clés : carte, plan terrier, normalisation, projection,
optique, précision, vrai, Lespinasse.

Maps and landscape: attempting mediation in the 18th


century ; landscapes in perspective and in plan.
nicolas verdier

Today, the use of maps and plans to represent the world


around us has become an obvious methodology. This is il-
lustrated by the increasing number of maps appearing in
national papers, even though the booming market of GPS
may signal a change. This recent development implies a
historical connection to maps that is all the more complex
as it is necessarily intertwined with the historical concept
of landscape. In order to apprehend these processes, we
shall focus on the first landscape mappings and the diffi-
culty of representing a landscape that is still mainly conceived
as a horizontal, or even aerial view when maps require a
zenithal projection. The composite representations produced
in the 18th century show that this transition was difficult to
implement. This issue was partially solved through stan-
dardization in the early 19th century.
Key words: map, “terrier plan”, standardization, projection,
optic, precision, true, Lespinasse.

Une tranche de persuasion massive : le bloc-diagramme


alain freytet et marc rumelhart

Rendre perceptible la composante verticale d’un territoire


qu’on restitue en réduction : l’intention, ambitionnée avec
brio par les modèles des Anciens ou les plans-relief de
Vauban, est bien servie par les maquettes modernes. Mais
le pari supplémentaire du bloc-diagramme, en lien étroit
avec l’art de la perspective, est de saisir cela sur une feuille
de papier, autrement dit en deux dimensions seulement.
Donner du relief à la carte : géographes, géologues, bio-
géographes se sont affrontés à ce challenge. Car tous ont
besoin d’ancrer avec précision, dans les traits physiques

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des territoires, les déterminismes des phénomènes qu’ils Mots clés : paysage, menhir, sédiment, cartographie, zéro Where am I? How to map a mobile world?
étudient. terrestre, zéro marin, littoral. GPS and artistic practices
Notre propos n’est pas de dresser ici l’histoire du bloc- andrea urlberger
diagramme, intimement liée à celle de la représentation Underneath the maps
du relief. Mais puisque les pratiques paysagistes, voici une The land-sea continuity Today, many devices - from GPS to mobile phones - are a
vingtaine d’années, se sont emparées avec profit de ce laurence robert, agnès baltzer and serge cassen great help for localization purposes. By constantly respon-
puissant outil, il est temps de témoigner de la variété des ding to the «Where am I» question, they have changed the
services qu’il peut rendre au projet de paysage. How does watching life below the sea inform us about what relationships between individuals, travel and territories,
Mots clés : bloc-diagramme, projet de paysage, relief, goes on above the water surface – coastline, dry land, thereby transforming our spatial representations.
dessin, représentation. landscape? When receding, the sea uncovers rocks that are Artists such as Dan Belasco Rogers, Christian Nold or Esther
sometimes identified as menhirs. Thanks to their position Polak use them to produce dynamic maps that represent
The block diagram: a powerful and persuasive cut and dating, they become markers, witnesses of the past mobility. By recording all his daily travels, Dan Belasco
alain freytet and marc rumelhart sea level. If we follow these lines of monoliths from the Rogers creates a map with his body. Christian Nold links
coast into the sea, a link can be established between human together journeys, emotions and narratives while Esther
The need to render visible the vertical component of a activities over the last ten thousand years and the different Polak shows perceptions and territorial uses from African
territory, which was brilliantly achieved by the Ancients stages of increases in sea level. Below the line of the lower nomads’ travels in an unexpected way. By recording these
with their models and Vauban with his relief maps, is well tides, sediments store a great deal of information. Once travels, the artists can propose vast and unstable represen-
served by today’s models. On the other hand the block seismic profiles have been determined, sea level fluctuations tations while strongly relying on concrete experiences.
diagram, which draws on the art of perspective, offers the can be analyzed by taking sediment samples. Therefore, bodies merge with territories and maps show a
additional challenge of rendering three dimensions on a Maps neither represent nor measure the continuity between discontinuous and heterogeneous space, a constantly vi-
sheet of paper, i.e. in two dimensions only. the land and the sea as there are a marine datum and a brating world, a space inside which travels and territories
Geographers, geologists and biogeographers have all been terrestrial datum. An altimetric model linking the submer- are no longer different, but hybridize to form an entity.
faced with the challenge of giving relief to a map. Indeed ged and emerged parts of the coastline in a coherent way Key words: geolocalization, GPS, localized media, contem-
all need to fix firmly and with precision the phenomena is under way. porary art, mobility, travels, journeys.
they study in the physical character of the territories. Landscape designers need these mapping tools for developing
Our intention is not to tell the story of the block diagram the land in such a way that it reflects the fragility and
which is closely related to relief representation. However, as fluctuating rising sea level that sometimes quickly floods
landscape designers have successfully used this powerful the coastline. La carte radar
instrument for the last twenty years or so, it is time to testify Key words: landscape, menhir, sediment, cartography, laurence cremel
to the variety of services if can offer to landscape design. terrestrial datum, marine datum, coastline.
Key words: block diagram, landscape design, relief, drawing, La carte radar lit les étendues visibles. Elle exprime ce qui
representation. constitue notre horizon. La carte détecte les espaces déga-
gés. Elle révèle les courbes de la topographie, les lignes de
Où suis-je ? Comment cartographier un monde mobile ? force d’un territoire, les formes urbaines. Par la saisie des
GPS et pratiques artistiques éléments contre lesquels butte la vue, le périmètre de vision
Les dessous des cartes andrea urlberger se dessine, un système de cercle concentrique détermine
ou la continuité terre-mer la distance entre l’objet vu et l’observateur. La carte radar
laurence robert, agnès baltzer et serge cassen Du GPS aux téléphones portables, de nombreux dispositifs met en évidence l’impact des objets dans l’espace et rend
permettent aujourd’hui la localisation. Répondant en compte du proche et du lointain.
Comment l’observation de ce qui se passe sous la mer nous permanence à la question : “Où suis-je ?”, ces appareils Grâce à toutes ces informations, une mutation du site peut
informe sur ce qui se passe au-dessus de l’eau, sur le litto- changent les rapports entre les individus, les déplacements s’effectuer. Chaque suppression ou nouvelle émergence
ral, la terre ferme, le paysage ? Quand la mer se retire, elle et les territoires, transformant ainsi nos représentations aura une incidence sur la carte radar. Elle est datée, elle
découvre des rochers parfois identifiés comme des menhirs. spatiales. fait état d’un paysage à un moment donné.
Leur position et leur datation en font des “marqueurs”, Des artistes comme Dan Belasco Rogers, Christian Nold La carte radar est avant tout une lecture du territoire, c’est
témoins du niveau marin passé. Si l’on suit ces lignes de ou Esther Polak en font un usage tout à fait particulier en sa vocation première, mais elle est aussi un outil au service
monolithes depuis la côte jusque dans la mer, on peut produisant des cartes dynamiques, capables de cartogra- de l’élaboration d’un projet. Grâce à elle, on est capable
établir un lien entre les activités humaines depuis dix mille phier la mobilité. Dan Belasco Rogers enregistre tous ses d’évaluer l’impact d’un aménagement, d’une construction,
ans et les différentes étapes de la remontée des eaux. En déplacements quotidiens et crée ainsi une carte grâce à d’une plantation. La carte donne un aperçu du nouvel horizon.
dessous de la ligne des plus basses mers, les sédiments son corps, Christian Nold relie parcours, émotions et Mots clés : carte radar, vue panoramique, profondeur de
archivent de nombreuses informations. Leur prélèvement, narrations, et Esther Polak montre de façon inattendue champ, horizon, lecture du territoire, projet d’aménagement.
après avoir réalisé des profils sismiques, permet d’analyser les perceptions et les usages territoriaux à partir des dé-
les fluctuations du niveau marin. placements de nomades africains. L’enregistrement de The radar map
En cartographie, il n’y a pas de représentation ou de mesure ces parcours permet à ces artistes de proposer des repré- laurence cremel
avec une continuité de la terre jusqu’à la mer, puisqu’il sentations étendues et instables tout en s’appuyant for-
existe deux zéros, un terrestre et un marin. Un modèle tement sur des expériences concrètes. Dans ce contexte, A radar map reads visible areas. It shows what our horizon
altimétrique reliant de façon cohérente les parties immer- les corps se confondent avec le territoire et les cartes is composed of and identifies open spaces. It reveals topo-
gées et émergées qui composent le littoral est en cours de montrent un espace discontinu et hétérogène, un monde graphical curves, strong lines of a territory, urban forms.
réalisation. en constante vibration, un espace dans lequel déplacements The capture of the elements which hit our eyes shapes a
Le paysagiste doit se munir de ces outils cartographiques et territoires ne se différencient plus, mais s’hybrident viewing area while a system of concentric circles determines
et faire des aménagements qui racontent cette fragilité, pour former une entité. the distance between the object seen and the observer. A
ce niveau de la mer qui fluctue et qui monte, ennoyant mots clés : géolocalisation, GPS, médias localisés, art radar map emphasizes the impact of objects within space
parfois rapidement le littoral. contemporain, mobilité, déplacements, parcours. and ascertains the proximate and the distant.

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Thanks to all this information, sites can be transformed. the city and the countryside. It then became a socialist city Le voyage, la carte et le récit
What is important to know is that a radar map is influenced that denied the role of villages and their geography. Finally, ingrid saumur
by any removal or new construction. It bears a date and since the opening up of Vietnam’s economy, it has turned
shows a landscape at a given time. into an international metropolis where villages are consid- Les cartes fascinent, stimulent l’imaginaire mais sont
First and foremost, a radar map reads a territory. That is its ered either as a cultural and patrimonial potential, or as aussi de fabuleux outils pour qui veut communiquer un
first vocation. It is also used as a tool for developing projects. an obstacle to urban growth. projet, une vision d’un territoire. Dans le cadre de mon
It gives the possibility to assess the impact of a new deve- Besides, field observations show that there are discrepancies diplôme de paysagiste à l’ENSP de Versailles, j’ai entrepris
lopment, a construction, a plantation. It gives an insight between projects and reality, with village structures persist- une exploration du territoire entre Paris et Le Havre. En
into a new horizon. ing in Hanoi. suivant la Seine, en éprouvant chaque boucle, chaque
Key words: radar map, panoramic view, depth of field, Key words: Hanoi, historic map, urban village, urban détour, les cartes ne m’ont pas quittée : elles m’ont orien-
horizon, territory reading, development project. project, planning. tée, inspirée, je les ai redessinées, transformées, réinter-
prétées, utilisées pour développer mon propos, exposer ma
vision. Rapidement, la carte n’a plus suffi à exprimer le
parcours, les rencontres, le relief, les impressions, les odeurs,
Le rapport entre ville et villages à Hanoi à travers les Grand paysage : le projet est dans l’écart entre la carte les lumières. Le récit est apparu naturellement pour com-
plans historiques ou le plan comme outil de production et le terrain pléter ces cartes, les “légender”. De la carte au texte, et
de paysages urbains denis delbaere vice versa, s’est installé un jeu inépuisable de décryptage,
emmanuel cerise de traduction, du mot au trait, des phrase à la légende. Le
Le paysagiste Jacques Sgard, l’un des principaux promoteurs texte et la carte entretiennent une relation privilégiée et
Situé au cœur du delta du fleuve Rouge, dense et fertile, du projet de paysage à grande échelle en France, nous parle permettent, combinés, d’entamer un récit de fiction ; ce
Hanoi a connu une histoire urbaine mouvementée, faite ici de son rapport à la carte. Outil indispensable pour saisir sont des outils de projet à part entière.
de ruptures politiques et sociales mais également de le “grand paysage”, la carte ne doit cependant jamais Mots clés : voyage, Seine, récit, fiction, imaginaire, légende,
continuités culturelles et spatiales. Elle nous révèle le prétendre se substituer au paysage. Entre son objectivité projet, mariniers, croquis, territoire.
rapport ambigu qu’entretiennent la ville et les villages. relative et l’immersion dans les plis du terrain que suppose
Les projets de ville conçus pour Hanoi reflètent les idées et l’expérience du paysage, il y a en effet un écart irréductible, Travel, maps and stories
idéologies concernant le rapport ville/villages. Leurs repré- qu’il serait vain de vouloir combler en inventant des “cartes ingrid saumur
sentations graphiques illustrent tant l’éventuelle recon- sensibles”. A l’inverse, Sgard développe un rapport très
naissance des villages urbains que la volonté de les intégrer pragmatique à la carte, d’abord espace de récolement et Maps are fascinating and stimulate our imagination. They
à la ville projetée. d’agrégation des informations, de synthèse des connais- are also wonderful tools for those who want to convey a
Ainsi, d’une ville vietnamienne où les villages sont une sances, et d’affirmation d’une vision communicable du project or the way they see a territory. As part of my gra-
composante urbaine essentielle, Hanoi est transformée en territoire. D’ailleurs, c’est parce que la carte ne parvient duating as a landscape designer at the ENSP of Versailles,
ville coloniale française avec une claire délimitation entre pas à représenter le paysage qu’elle devient matière de I started exploring the territory between Paris and Le Havre.
ville et campagne ; elle devient ensuite une ville socialiste projet. Le projet de paysage est ce qui fait le lien entre la Maps helped me find my way and inspiration all along the
niant le rôle des villages et leur géographie ; enfin, depuis carte et le paysage, ce qui met en dialogue critique l’une Seine, at every turn and meander. I drew them again,
l’ouverture économique, elle est une métropole interna- vis-à-vis de l’autre. A travers quelques exemples, Sgard nous transformed, reinterpreted and used them to develop my
tionale considérant ces villages tantôt comme un potentiel raconte comment il s’y prend project and explain my vision. As maps rapidly became
patrimonial et culturel, tantôt comme un obstacle à la Mots clés : carte, carte sensible, projet de paysage, grand insufficient for expressing the journey, encounters, the
croissance urbaine. paysage, représentation. relief, impressions, scents and light, stories naturally arose
Par ailleurs, l’observation sur le terrain montre les décalages to complete them and insert captions. An endless game of
entre projet et réalité, avec une persistance des formes Big landscape: projects lie in the gap between map deciphering and translation took place between text and
villageoises à Hanoi. and land maps and vice versa. From word to stroke, from sentences
Mots clés : Hanoi, plan historique, village urbain, projet denis delbaere to caption. Text and maps enjoy an excellent relationship
urbain, planification. and the two together can make up the starting points of a
Jacques Sgard, a landscape designer and one of the main story. They are proper project tools.
The relationship between city and villages in Hanoi promoters of large-scale landscape projects in France, Key words: travel, Seine, story, fiction, imagination, caption,
through historic maps or the map as a production tool talks about his relation with maps. Although the map is project, bargemen, sketch, territory.
for urban landscapes a necessary tool for capturing “big landscapes”, it should
emmanuel cerise never replace the landscape itself. It would be pointless
to create “sensitive maps” to fill the gap between relatively
Located right in the heart of the dense, fertile Red River objective maps and the immersion into the folds of the Projets cartographiques
Delta, Hanoi has had a busy urban history filled with po- land. Conversely, Jacques Sgard has developed a very Anthologie
litical and social disruptions but also cultural and spatial pragmatic approach to maps. They are spaces used for
continuities. This history reveals the ambiguity between checking and gathering information, synthesizing knowle- Qu’elles soient utilisées par le paysagiste pour exprimer
the city and villages. dge and affirming the communicable vision of a territory. son propre regard, faire un diagnostic, prendre position,
City projects devised for Hanoi reflect the ideas and ideolo- Besides, maps become a project material precisely because qu’elles deviennent un outil d’animation et de partage
gies relating to the relationship between cities and vil- they cannot completely represent the landscape. A lands- entre divers acteurs sociaux, la carte appartient à ce que
lages. Their graphic representations illustrate a potential cape project creates a link between a map and a landscape l’on appelle une “démarche de projet”. C’est cette même
recognition of urban villages as much as the will to incor- and establishes a critical dialogue between the two. démarche qui anime les artistes, à ceci près qu’ils considè-
porate them in the planned city. Jacques Sgard uses a few examples to tell us how he goes rent souvent davantage les cartes comme un moyen d’in-
Thus, the Vietnamese city of Hanoi of which villages form about it… vestigation plastique et conceptuel ou comme un déclencheur
an essential part of the urban landscape was transformed Key words: map, sensitive map, landscape design, big d’imaginaire que comme un outil de fabrication. Les artistes
into a French colonial town with a clear separation between landscape, representation comme les paysagistes s’emparent de cet instrument pour

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créer de nouvelles conditions de visibilité et développer Montégut, we gladly passed on the knowledge of earth subjects into their diploma shows the affinities developed
une approche sensible de notre environnement. Les cartes and life sciences without any fear of venturing closely towards within the project. Through the analysis of a few diplomas
sont pour eux une manière de faire des mondes. art and creation. dating back between 1979 and 1990, i.e. during the evolu-
Mots clés : carte, paysage, art, démarche de projet, ima- Giving a meaning to the use of plants within projects without tion of the ENSP, when courses and subject contributions
ginaire, approche sensible. just harping on the academic recommendations that appeared became more accurate, we can see under which forms
right after “les Trente Glorieuses” was another challenge ecology becomes part of the graduates’ landscape designs,
Mapping projects entirely. What was proportionately more original was the in other words how future landscape designers include
Anthology still-ongoing invention of project ethnoecology somewhere ecology in their diplomas.
between the art of gardens, the garden knowledge, lands- Key words: procedure, approach, field experience, landscape
Whether maps are used by landscape designers to express cape engineering and practical ecological reflections. We design graduates, ENSP, diploma, subject, ecology, landscape
the way they see things, make a diagnosis or take up a also met some of the teachers who were co-responsible for project.
position, or whether they become an animation or sharing this adventure. The person who got them together takes
tool among various social participants, they are part of credit only for respecting and trusting practitioners and Traduit du français en anglais par Mireille Vachaumard.
what is called a “project approach”. Artists are motivated graduates with diplomas in an equal footing.
by a similar approach, except that they see maps more as Key words: autobiobraphy, teaching, ENSP, ecology, eth-
a plastic and conceptual investigation tool, or an imagina- noecology, landscape design.
tion booster, rather than a manufacturing tool. Artists and
landscape designers alike use this instrument to create new
conditions of visibility and develop a sensitive approach to
our environment. They consider maps as a way of making Formes et statuts de l’écologie dans la production
worlds. étudiante paysagiste à l’ENSP de 1979 à 1991
Key words: map, landscape, art, project approach, imagi- nolwenn nicolas
nation, sensitive approach.
Au cours du processus de projet, le paysagiste a généralement
recours à une diversité documentaire s’inscrivant dans
différents registres disciplinaires afin de l’aider à élaborer
Eco-logiques pour les projets de paysage. Autobiographie ses pistes de réflexion. A cette concentration d’éclairages
d’un héritage variés portant sur le site à transformer, et sa démarche
marc rumelhart projectuelle, le concepteur associe une “pratique de terrain”.
Nous tentons de comprendre les différentes modalités de
Il fallait raconter la singulière mise en place à Versailles, pratiques projectuelles expérimentées par les étudiants
depuis 1975, d’un enseignement de l’écologie au service des paysagistes dans leurs diplômes. Au sortir de leur formation
démarches de projet de paysage. Le plus facile fut d’aider à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, ces
les paysagistes à pister les ressources et contraintes d’un jeunes paysagistes construisent leur posture de concepteur.
territoire, sans tenir pour indicibles ses qualités perceptives. La manière dont ils intègrent dans leur diplôme les apports
Sur le modèle de pédagogie expérimenté par un pionnier, de ces disciplines met en évidence leurs affinités disciplinaires
Jacques Montégut, on s’est fait passeurs d’un recours jubi- mises en place au sein du projet.
latoire aux savoirs des sciences de la Terre et de la vie, sans Au travers de l’analyse de quelques diplômes choisis entre
craindre de se risquer au voisinage de l’art et de la création. 1979 et 1990, c’est-à-dire au moment de la genèse de l’ENSP,
Donner du sens à l’utilisation des plantes dans les projets quand les enseignements et leurs apports disciplinaires se
sans rabâcher les préconisations académiques disponibles précisent, nous voyons ici sous quelles formes l’écologie
à l’issue des Trente Glorieuses était un tout autre défi. Plus participe à l’élaboration du projet de paysage étudiant,
originale en proportion fut donc l’invention, toujours en autrement dit comment les futurs paysagistes intègrent
route, d’une ethnoécologie du projet, à la croisée de l’art l’écologie dans leurs diplômes.
des jardins, des savoirs jardiniers, des ingénieries paysagères Mots clés : processus, démarche, pratique de terrain,
et d’une pensée écologique pratique. On rencontre aussi étudiant paysagiste, ENSP, diplôme, discipline, écologie,
quelques-uns des enseignants co-responsables de l’aventure : projet de paysage.
leur rassembleur ne se reconnaît comme mérite que d’avoir
considéré à égale estime et confiance praticiens et diplômés. The forms and status of ecology in the ENSP graduates’
Mots clés : autobiographie, enseignement, ENSP, écologie, landscape design production from 1979 to 1991
ethnoécologie, projet de paysage. nolwenn nicolas

Eco-logics for landscape designs. Autobiography of a When drawing up a project, landscape designers usually
legacy. resort to documents relating to different subjects to help
marc rumelhart them elaborate ways of reflecting. The various lights shed
on the site to be transformed and its project approach are
One had to tell of the unique implemention of an ecology complemented by the conceivers’ “field experience”.
course in Versailles in 1975 to serve landscape project ap- We attempt to understand the various project methods
proaches. The easiest thing was to help landscape designers tested by the graduates of the Ecole nationale supérieure
detect resources and constraints of a territory, without du paysage (ENSP) of Versailles. Once they have graduated,
regarding its perceptive qualities as indescribable. By re- these young landscape designers develop their roles as
ferring to a teaching method tested by the pioneer Jacques conceivers. The manner in which they build these different

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crédits photographiques É
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Couverture et pages 60-73 : Muriel Moreau.


Page 3 : Ricardo Carneiro.
Pages 4, 8 : Rosanna Ricalde.
Page 33 : Alain Freytet.
Pages 46, 52 : image réalisée par Agnès Baltzer, 2009.
Pages 49, 50 : Serge Cassen, 2009.
É
Page 51 : d’après deux photos d’Agnès Baltzer, 2009. n°  ÉPUIS
Page 53 : document réalisé par Agnès Baltzer, 2009.
Page 54 : schémas réalisés par Agnès Baltzer, 2010.
Page 55 : schéma modifié par Agnès Baltzer d’après Lebihan et Villard, 2006.
Page 57 : SHOM/IGN.
Page 58 : photos Laurence Robert, 2010.
Pages 74, 80, 81 : Christian Nold.
Pages 77, 78 : Dan Belasco Rogers.
É
Page 83 : Esther Polak. ÉPUIS n° 
Page 84 : NomadicMilk.
Pages 87, 88 : Masaki Fujihata.
Page 97 (haut) : Florence Morisot.
Page 148 : Thomas Orssaud.
Pages 152,153 : Karen Lebergott.
Page 157 : Anne-Sophie Perrot-Nani.
Pages 162, 163 : Marie Denis.
Page 166 : Anne Durez. n° 
Page 167 : Anna-Bella Geiger.
Pages 172 : studio Rémi Villaggi.
Page 173 : David Renaud.
Page 196 : Marc Rumelhart.

n° 

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LES NUMÉROS PEUVENT ÊTRE COMMANDÉS À L’UNITÉ, À L’ADRESSE SUIVANTE :
ÉPONA
7, RUE JEAN-DU-BELLAY
75004 PARIS

NUMÉROS 4, 5, 6, 7, 8, 11 : 18,29 € L’EXEMPLAIRE n° -

NUMÉRO 9-10 : 28 €
NUMÉROS ,  : 20 €
NUMÉRO - : 30 €
NUMÉROS , , ,  : 26 €
+ FRAIS DE PORT PAR NUMÉRO : FRANCE : 3,90 €, ÉTRANGER : 5,90 € É
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août 2022 à E16-00982132-Pazun-BArbarz


n° 

n° 

n° 

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Les Carnets du paysage
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