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SOI-MÊME COMME MULTITUDE : LE CAS DU RÉCIT À MÉTEMPSYCOSE

AU 18E SIÈCLE

Jean-François Perrin

Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | « Dix-huitième siècle »

2009/1 n° 41 | pages 168 à 186


ISSN 0070-6760
ISBN 9782707157904
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DOI 10.3917/dhs.041.0168
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David, détail de l’ébauche peinte du Serment du Jeu de Paume, 1792,


Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.
MéTEMPSYCOSE

Soi-même comme multitude : le cas


du récit à métempsycose au 18e siècle
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« Il n’y a, dit-on, que des individus dans la nature, mais quels
sont ces individus ? Cette pierre est-elle un individu ou une agré-
gation d’individus ? » C’est ce que demande Rousseau dans une
note fameuse de l’Émile 1. La thèse de Diderot dans le Rêve de
d’Alembert est connue, on la retrouvera d’ailleurs dans le cours de
cet article ; en voici une version critique anticipée chez Bayle : « on
tient […] que l’univers n’est qu’une seule substance et que ce tout
qu’on appelle générations et corruptions, mort et vie, n’est qu’une
certaine combinaison ou dissolution de modes 2 ». Le contexte est
l’analogie, selon lui évidente, entre « le système de Spinoza » et
une forme du « dogme » de la métempsycose. En effet, comme
je le montrerai, l’assimilation de la transmigration des âmes au
concept spinoziste de modification est un lieu commun du temps,
et discuter de la métempsycose et des systèmes de croyance qui lui
sont liés, c’est toujours, chez Bayle comme chez beaucoup, discu-
ter de l’hypothèse moniste inscrite dans le Deus sive natura. C’est
une des raisons, parmi d’autres, qui m’ont poussé à développer
une enquête sur les enjeux philosophiques des récits à métempsy-
cose dans la littérature de l’Âge classique.
C’est qu’en effet, depuis la fin du 17e siècle jusqu’à la fin du
18 , ce thème est dans l’air du temps 3. Il est traité doctrinalement
e

1. Jean-Jacques Rousseau, Émile, livre IV, OC IV, Paris, Gallimard, Bibliothè-


que de la Pléiade, 1969, p. 584.
2. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique (éd. 1740), art. « Abumusli-
mus », vol. I, p. 38, n. A.
3. Voir Robert Favre, La Mort au siècle des Lumières, Lyon, PUL, 1978,
p. 500-504. Jean-François Perrin : « Petits traités de l’âme et du corps : les
contes à métempsycose (17 e-18 e siècles) », dans Régine Jomand-Baudry et

dix-huitième siècle, n° 41 (2009)


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dans la littérature de voyage et dans les lettres de missions ; il est
dans les dictionnaires (celui de Voltaire compris) et dans l’Ency-
clopédie ; en philosophie, il intéresse crucialement les platoniciens
de Cambridge 4, Locke, Leibniz 5, etc. ; bref, il suscite une intense
curiosité 6. Sur le plan littéraire, de la fin du 17e siècle jusqu’au
milieu du 18e, ce sont une bonne quinzaine de récits qui abor-
dent le thème, dans le conte principalement (mais aussi au théâ-
tre 7), depuis le Quiribini du chevalier de Mailly jusqu’à l’étrange
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Atalzaïde en 1746 ; mais surtout, la mémoire d’un narrateur
métempsycosé prend statut de matrice narrative dans trois récits
développés : Les Aventures merveilleuses du Mandarin Fum-Hoam
de Gueullette (1723), L’Histoire véritable de Montesquieu (non
publiée 8), et Le Sopha (1742) de Crébillon.
L’idée du présent travail sera d’analyser ce modèle narratif insis-
tant dans la fiction du 18e siècle 9, en tant qu’il peut faire symp-
tôme d’un nœud de problèmes d’ordre proprement philosophique,
que le mode fictionnel de la pensée permet de travailler sur le plan

Jean-François Perrin (éd), Le Conte merveilleux au 18e siècle, une poétique expéri-


mentale, Paris, Kimé, 2002, p. 123-139.
4. Voir sur ce point les commentaires d’Étienne Balibar au Glossaire de son
édition de John Locke, Identité et différence, Paris, Seuil, « Points Essais », 1998,
p. 238.
5. Gottfried Wilhelm Leibniz, Monadologie, § 71-72  ; Nouveaux Essais, II, xxvii, § 6.
6. Un missionnaire (le père Bouchet) écrit ceci à Huet à la fin du 17e siècle :
« Pendant le séjour que je fis il y a quelques années en Europe pour les affaires de
cette mission, j’eus à répondre à plusieurs questions que des personnes savantes
me firent souvent sur la doctrine des Indiens, et principalement sur l’opinion
qu’ont ces peuples de la métempsycose ou de la transmigration des âmes. Elles
souhaitaient, entre autres choses, de savoir en quoi le système indien est conforme
au système de Pythagore et de Platon, et en quoi il est différent » (Lettres édifiantes
et curieuses écrites des missions étrangères, XIIIe recueil, Paris, 1711, p. 95).
7. Voir Martial Poirson, « Changements d’état : métempsychose et mobilité
sociale dans le conte (dramatique) : Le Diable à quatre ou la Double métamorphose
de Sedaine », Féeries n° 4, Grenoble, Ellug, 2007, p. 175-198.
8. Première publication 1892. Selon Pierre Rétat, la première rédaction se place
entre 1728 et 1734. Introduction à l’Histoire véritable, dans œuvres complètes de
Montesquieu, 9, Oxford, Voltaire Foundation, 2006, p. 109-111.
9. Mon corpus est centré sur la première moitié du 18e. Pour la suite, voir
Michel Delon : « L’obsession de la métempsycose à la fin du 18e siècle », dans
Daniela Gallingari (éd.), Presenza di Cagliostro, Florence, Centra editoriale tos-
cano, 1994, p. 71-79.
métempsycose 171
littéraire. Parmi ces difficultés, on retrouvera l’aporie que formule
Rousseau à l’adresse du matérialisme contemporain, concernant les
rapports de l’individu avec le Tout selon les lieux communs reçus
du spinozisme ; on retrouvera également le problème classique des
rapports de l’âme et du corps ; mais aussi une interrogation plus
moderne à l’égard de la définition lockienne de l’identité comme
responsabilité devant la communauté, exclusivement fondée sur la
conscience-mémoire de soi dans le temps.
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Commençons par le plus classique. Dans un article sur les
conceptions de l’âme « matérielle » développées par les traités
libertins clandestins, Aram Vartanian dégageait deux tendan-
ces fondamentales : celle qui fait de l’âme une fonction ou un
effet de la machine-corps dans la mouvance post-cartésienne qui
conduit à La Mettrie et aux matérialistes des Lumières, et celle qui
la présente comme un flux universel, une émanation de l’« âme du
monde » informant chaque organisme singulier 10. Selon le traité
de L’Âme matérielle, « l’âme d’un chien dans les organes d’Aristote
et de Cicéron n’eût pas manqué d’acquérir toutes les lumières de
ces deux grands hommes 11 ». C’est en effet que, dans cette concep-
tion issue de l’épicurisme, le flux de ce qu’on appelle aussi « l’âme
ignée » est un invariant universel, alors que l’équation des corps
qu’elle anime est singulière et spécifique ; si bien que la qualité et
la puissance des facultés de l’âme sont déterminées par les caracté-
ristiques de l’organisme qu’elle habite 12. En revanche, la concep-
tion mécaniste post-cartésienne, une fois débarrassée de son volet
métaphysique, aboutit à nier la thèse d’une âme universelle au
profit d’un fonctionnalisme qui la dérive uniquement de l’orga-
nisation spécifique de la machine cérébrale qui la produit, jusqu’à
leur commune dissolution. C’est cette conception qui l’emporte

10. Aram Vartanian, « Quelques réflexions sur le concept d’âme dans la litté-
rature clandestine » dans Olivier Bloch (dir.), Le Matérialisme du 18e siècle et la
littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982, p. 149-163.
11. Ibid., p. 151.
12. C’est au fond la thèse du narrateur métempsycosiste dans les Contes Chinois
de Gueullette : « Notre âme est comme un caméléon qui, suivant les différents
corps où elle passe, y prend des impressions différentes, et y est sujette à toutes
les passions du corps qu’elle occupe » (Thomas-Simon Gueullette, Les Aventures
merveilleuses du mandarin Fum-Hoam, Contes Chinois, t. I, Paris, Mazuel, 1723,
p. 61).
172 jean-françois perrin
au 18e siècle ; cependant, on peut observer dans certains traités
à prétention scientifique, et dans certaines fictions intégrant des
scénarios « métempsycosistes », une mise en tension des deux pro-
blématiques – ou de celles-ci avec l’approche spiritualiste.
Charles Bonnet, par exemple, s’applique à faire tenir ensem-
ble la thèse de l’universalité des âmes humaines avec celle de leurs
détermination variables par les organismes qu’elles animent (cela
sous postulat spiritualiste) : « Quand toutes les âmes seraient exac-
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tement identiques, il suffirait que Dieu eût varié les cerveaux pour
varier toutes les âmes. Si l’âme d’un huron eût pu hériter du cer-
veau de Montesquieu, Montesquieu créerait encore 13 ». On va dès
lors rencontrer chez lui une sorte de « narrème » métempsycosiste
élémentaire faisant office de fiction de pensée ; on lira ainsi dans
son Analyse abrégée de l’Essai analytique que « si telle est la loi de
l’union de l’âme et du corps qu’à certaines fibres et à un certain
état des fibres répondent constamment dans l’âme certains senti-
ments, certaines perceptions, il faudrait convenir que l’âme d’un
huron, logée dans le cerveau d’un Montesquieu, y éprouverait les
mêmes sentiments, les mêmes perceptions que l’âme d’un Mon-
tesquieu […] [et] les mêmes suites, les mêmes combinaisons de
sentiments et de perceptions. [Car] la liaison de nos idées dépend
originairement de celle des fibres sensibles » (p. 38-39).
En revanche, la transmigration « expérimentale » d’une âme
humaine dans un organisme animal comme celui d’un mollusque
la rendrait incapable de ses performances moyennes ordinaires :
« L’âme humaine placée dans le cerveau de l’huître, y acquerrait-
elle jamais des notions de morale et de métaphysique ? Sa nature
demeurerait pourtant la même, mais elle ne pourrait y déployer son
activité comme elle la déploie dans son propre cerveau. Elle serait
donc extrêmement dégradée par la seule diversité de l’organisation »
(p. 37). Que Bonnet ait en tête ici une rêverie métempsycosiste se
confirme par la suite du raisonnement qui introduit l’hypothèse du
ressouvenir des expériences passées : « et s’il était possible qu’une
âme ainsi dégradée conservât le souvenir de ce qu’elle aurait été
dans le corps humain, ce serait pour elle le plus affreux malheur

13. Charles Bonnet, Analyse abrégée de l’essai analytique, chap. XV, dans
La Palingénésie philosophique, Genève, 1770, p. 35-36.
métempsycose 173
que d’être condamnée à habiter le corps d’une huître » (Ibid.). Dans
cette dramatisation assez littéraire de sa science 14 (Maupertuis est
plus technique 15), Bonnet retrouve ici un lieu commun du savoir
ordinaire sur le pythagorisme ou les religions en Inde : la déchéance
de l’âme transmigrée dans un corps animal.
Ce qui est mis là en tension entre l’âme et ses déterminations
cérébrales, c’est une tentative de conciliation d’un spiritualisme
invétéré avec une version modernisée (l’imaginaire de la fibre)
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des mécanismes du vivant. Mais c’est aussi un peu plus qu’impli-
citement, via le « narrème » métempsycosiste, l’expérience de soi
comme tout autre qui se trouve ici réfléchie (comme abjection radi-
cale d’ailleurs). Pour que la problématique s’élargisse à l’expérience
d’un soi-multitude, c’est l’Histoire véritable du véritable Montes-
quieu qu’il faut lire. Cette fiction met en scène le récit autobio-
graphique d’un métempsycosé ayant conservé la mémoire de ses
avatars tant humains (masculins et féminins) qu’animaux. Mais,
à la différence de ses prédécesseurs dans ce genre (sur lesquels je
reviendrai), Montesquieu utilise ce dispositif pour travailler en
laboratoire littéraire les problèmes de l’identité personnelle. Cette
immense mémoire « pythagoricienne » dont jouit le narrateur est
en effet prise entre deux intuitions fondamentales du « soi » qu’elle
constitue. D’un côté, au début du récit, le narrateur se présente
comme un concentré d’humanité sans individualité spécifique :
« ayant continuellement changé, je ne me regarde pas comme
un individu, j’ai été très souvent fripon, assez rarement honnête
homme, c’est la faute de l’humanité plus que la mienne 16 » (L. II,
p. 141). Mais d’un autre côté, au lieu de persister à s’identifier
dans la suite du récit comme abrégé de la multitude ou homme

14. Delisle de Sales fera pire (ou plus drôle) : voir son « Drame raisonnable » où
l’huître, l’albinos et le nègre blanc discutent avec Newton sur les niveaux d’intelli-
gence dans le vivant. Philosophie de la nature, Amsterdam, 1770, t. 3, p. 211 sv.
15. « Le sentiment le plus léger ou le plus confus, qu’aurait une huître, suppose
autant une substance simple et indivisible que les spéculations les plus subli-
mes et les plus compliquées de Newton » (Maupertuis, Lettres philosophiques, V,
1752, dans Œuvres II, Hildesheim, Olms, 1965-1974, p. 248). Comme on sait,
il défend l’hypothèse d’un niveau moléculaire de la perception et de la mémoire,
voir l’Essai sur la formation des corps organisés, § XXXI, Berlin, 1754, p. 31-32.
16. Montesquieu, Histoire véritable, in Œuvres Complètes de Montesquieu, vol. 9,
ouvr. cité.
174 jean-françois perrin
sans qualité (ce qui est un peu la position du «Spectator » addiso-
nien), il remarque en quelques endroits que ses incarnations l’ont
modelé ; ainsi d’une succession d’avatars féminins qui l’ont propre-
ment caractérisé : « mon âme avait été tellement affectée dans toutes
ces vies qu’elle n’était plus propre qu’à mouvoir les organes d’une
femme, aussi dans mes transmigrations suivantes me trouvai-je une
faiblesse inconcevable dans le caractère » (L. III, p. 165). Pourtant,
affleure aussi – peut-être progressivement ? – une intuition diffuse
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de soi comme équation individuelle irréductible à chacun des ava-
tars endossés : « il est très difficile que dans nos transmigrations,
nous nous dégagions tout à fait de nos premières manières d’être,
je pourrais me comparer dans toutes mes vies à ces insectes qui
semblent naître et mourir plusieurs fois, quoiqu’ils ne fassent que se
dépouiller successivement de leurs enveloppes » (p. 167). On pense
ici à ce que dit Montaigne d’une « forme sienne » insistante, dans
l’épreuve même de la fluidité et du dérobement 17.
Mais d’un autre côté, ce qui imprègne le style du narrateur,
ce qui le distingue en somme, provient aussi bien de telle ou telle
de ses personnalités passées : « je suis fou, dit-il à son interlocu-
teur, de prendre un style figuré dans une narration qui doit être
simple. C’est que je sens, dans ce moment, des impressions de la
situation de mon esprit dans cette transmigration-là, où je n’em-
ployais guère le style simple » (p. 147 18). On pense cette fois à ce
qu’écrira Rousseau du style bigarré qu’il adoptera dans les Confes-
sions comme expression des couleurs variées de son âme dans le
revécu de la réminiscence affective 19. Au début du livre IV, le héros
invité à décider lui-même de son prochain avatar, hésite entre plu-
sieurs célébrités de l’Antiquité : « je ne me trouvais point heu-
reux et cependant je ne pouvais consentir à changer ma personne
contre celle de qui que ce fût » ; la cause de cette hésitation, c’est
la contradiction intérieure entre l’amour de soi et le désir d’être
autre 20. Ainsi l’Histoire véritable aura mis en tension la dialectique

17. Essais, III, 2.


18. Note 368-370. Je cite la seconde rédaction.
19. Jean-Jacques Rousseau, « Ébauches des Confessions », Œuvres Complètes I,
Paris, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 1154.
20. « C’est que les dieux donnent à chaque homme un amour dominant pour
sa propre personne et pour la condition des autres, et avec cela ils gouvernent
métempsycose 175
de l’âme et de ses corps-avatars, et plus largement surtout, celle du
soi-même et du soi-même comme Autre(s) 21. Cette problématique
est certainement ce qui requiert au premier chef Montesquieu,
en résonance avec ce que tentent les romanciers modernes pour
renouveler l’approche narrative de l’analyse morale par la produc-
tion d’un spectateur impliqué.
C’est Gueullette qui a eu l’idée, comme conteur orientalisant,
de renouveler le genre en substituant une matrice métempsycosiste
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aux cadres narratifs imités des Mille et Une Nuits dont il venait
encore de donner une variante (au masculin) dans ses Contes Tar-
tares ; la conséquence en est que les aventures racontées le sont
désormais en première personne, comme dans le roman-Mémoires
déjà en vogue à l’époque 22 – et singulièrement sa variante pica-
resque : Montesquieu a vu la ressource qu’il pouvait tirer de cette
forme nouvelle pour encadrer l’enquête anthropologique et morale
projetée dans son Histoire véritable 23. À l’époque où Gueullette
entreprend les Contes Chinois, les récits à métempsycose en cir-
culation ne développent qu’un scénario : celui de la transmigra-
tion volontaire – dont il s’est d’ailleurs lui-même servi dans ses
Soirées Bretonnes. quant à celui de la transmigration imposée (ou
naturelle) avec ressouvenir de plusieurs vies antérieure, il procède
de la légende pythagoricienne reprise dans un bref dialogue satiri-
que de Lucien intitulé Le Songe ou le Coq, où Pythagore (incarné
en coq) présente (sans grands détails) à Micylle la série de ses ava-
tars humains et animaux 24. Comme le héros de Lucien, mais dans
un format quasi romanesque (quarante-six soirées, dix-neuf récits
présentant les vies des principales transmigrations du mandarin), le
narrateur-multitude de Gueullette entreprend de raconter l’histoire

l’univers » (ouvr. cité, p. 170).


21. Ce qui fait débat : Aurélia Gaillard insiste sur l’irréductibilité d’un soi (dans
« Montesquieu et le conte oriental : l’expérience du renversement », Féeries n° 2,
Grenoble, Ellug, 2004-2005, p. 124), Pierre Rétat soulignant plutôt le question-
nement (ouvr. cité, p. 116-118).
22. Voir René Démoris, Le Roman à la première personne du Classicisme aux
Lumières (1975), réed. Genève, Droz, 2002.
23. Le projet d’Avertissement prouve que Montesquieu avait lu les Contes
Chinois. Ouvr. cité, p. 130.
24. Lucien, Le Songe ou le Coq. Une traduction de Perrot d’Ablancourt circule
depuis la fin du 17e siècle, Montesquieu la connaît. Ouvr. cité, p. 114, n. 38.
176 jean-françois perrin
de ses avatars : dix incarnations masculines, six féminines, trois
animales. Conditions, âges, types, situations sont d’une grande
variété, ce qui procure un abrégé satirique du monde tel qu’il est,
sous couleur orientale, dans des registres souvent proches de l’his-
toire comique, de la nouvelle tragique ou du roman picaresque.
En revanche, Gueullette semble peu soucieux de travailler centra-
lement les problèmes identitaires découlant du passage d’un corps
à un autre ; la mémoire absolue du mandarin narrateur n’est pas
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accordée à ses précédents avatars, et lui-même ne réfléchit pas
devant son auditrice sur la dimension proprement intérieure de
son histoire. Ainsi, l’expérience déroutante du corps de l’autre
sexe, qui chez Montesquieu engage toute une problématique dont
Aurélia Gaillard a montré l’importance 25, n’est pas ici thématisée
comme telle ; non plus que l’enquête sur la persistance éventuelle
d’un soi du métempsycosé dans le devenir multiple de ses incar-
nations ; la thèse du mandarin est en effet que l’âme se comporte
« comme un caméléon » à l’égard des caractéristiques psycho-
physiologiques de ses avatars 26. On aurait tort cependant de réduire
ce recueil à une collection de récits sans grands enjeux de pensée ;
comme chez Lesage, c’est moins dans le narré lui-même que dans
l’agencement de la narration que Gueullette crypte la dimension
critique de ses fictions ; on en verra bientôt une illustration.
J’en viens maintenant à l’insistante association de ce que
le 18e siècle comprend sous la catégorie de spinozisme avec le
« dogme » (comme on dit) de la métempsycose. Ce sont bien
des lieux communs d’époque, déjà résumés par Bayle à l’article
« Abumuslimus », à propos d’une forme non pythagoricienne de
la métempsycose : « Quelque différence qu’il y ait entre ce dogme
et le système de Spinoza, le fond est toujours le même : on tient
de côté et d’autre que l’univers n’est qu’une seule substance et que
tout ce qu’on appelle générations et corruptions, mort et vie, n’est
qu’une certaine combinaison ou dissolution de modes 27. » Même
esprit dans une note de l’article « Spinoza », dont le système est
comparé (comme moins absurde) à celui des variantes chinoises

25. Aurélia Gaillard, art. cité, p. 121-124.


26. Voir la note 12.
27. Voir la note 2.
métempsycose 177
des sectateurs de Foe ou de Xiaca (pour nous Bouddha 28) ; Diderot
paraphrase d’ailleurs Bayle dans l’article « Indiens » de l’Encyclo-
pédie, à propos de « la doctrine de Xecia » dans son volet ésotéri-
que : « c’est une espèce de Spinosisme assez mal entendu ». Comme
témoin « moyen » de la persistance de cette approche au cours du
18e siècle, on peut citer la lettre VI des Mémoires secrets de la répu-
blique des lettres (1744), où Boyer d’Argens en vient à écrire ceci :
« la seule différence qui se rencontre entre le sentiment des platoni-
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ciens & des spinozistes, c’est que les premiers, avant que de réunir
entièrement les âmes particulières à celle du monde, leur faisaient
faire quelque voyage dans le corps de plusieurs animaux ; & que les
spinozistes donnent moins de peines à leurs modifications, & n’exi-
gent point qu’elles en reforment de nouvelles 29 ». De Dom Des-
champs au Dictionnaire des athées de Sylvain Maréchal, on pourrait
ainsi multiplier les citations attestant cette assimilation tout au long
du siècle 30. Tout se passe comme s’il était possible, depuis Bayle,
de comprendre comme analogiques les doctrines pythagoricienne
ou orientale de la métempsycose et la doctrine spinoziste (toujours
entendue comme matérialisme radical), pour traiter du rapport
entre l’Un et le Tout, l’âme des êtres et l’âme du monde, etc. Ou
encore comme si, finalement, on pouvait raisonner (si j’ose dire)
aussi bien en termes spinozistes, qu’en termes métempsycosistes
pour étayer le fameux aphorisme moniste du Rêve de d’Alembert :
« il n’y a qu’un seul grand individu ; c’est le tout 31 ».
Cet intertexte philosophiquement confusionniste est sans doute
à l’œuvre dans un conte comme Le Sopha, dont l’avant-dernier cha-

28. Dictionnaire historique et critique, ouvr. cité, vol. 4, art. « Spinoza », note B,
p. 255.
29. Boyer d’Argens, Mémoires secrets de la République des Lettres, t. 2 (1744),
Genève, réimpr. Slatkine, 1967, p. 184.
30. Dom Deschamps (identifié par d’Alembert ou Rousseau comme proche
de Spinoza) : « il n’est rien de ce qui vit actuellement qui ne soit un composé de
tout ce qui est mort précédemment […] c’est une métempsycose continuelle »
(Observations métaphysiques, cité dans Yves Citton, L’Envers de la liberté, Paris,
Éd. Amsterdam, 2007, p. 159). Sylvain Maréchal, « Les Siamois admettent le
spinosisme, et la métempsycose qui n’est encore que le spinosisme », Dictionnaire
des athées anciens et modernes, article « Siamois », 1800. Cf. aussi art. « Indiens »
et « Chinois ». Je cite l’éd. de Bruxelles, 1833.
31. Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Paris, GF, 2002, p. 104.
178 jean-françois perrin
pitre met en scène une âme métempsycosée en sopha, s’excitant,
en mode platonicien, sur la supériorité de pures extases spirituelles
partagées avec une belle endormie en proie à un rêve érotique, alors
que cette illusion même est le résultat d’un agencement de circons-
tances aisément analysable sous l’angle du nécessitarisme libertin.
Dans les Contes Chinois de Gueullette, c’est un autre aspect de la
confusion régnant sur ces questions qui se forme en fiction para-
doxale, puisque c’est dans le cadre d’une apologie de l’Islam comme
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religion révélée que les arguments matérialistes classiques contre le
pythagorisme seront développés. La princesse à laquelle Fum-Hoam
raconte ses vies est en effet musulmane, mais n’est devenue l’épouse
du roi de Chine qu’à condition de n’être pas contrainte à abjurer :
l’enjeu du récit mandarinal est donc sa conversion au dogme de la
métempsycose, donné pour synonyme de la religion chinoise. Or
c’est l’inverse qui se produira : le mandarin est en réalité le musul-
man Alroamat (frère de la princesse), ses récits métempsycosistes
sont des fables et son but est de convertir la Chine.
C’est dans ce cadre qu’il adresse au roi une vigoureuse criti-
que de la métempsycose, dont le paradoxe chez ce missionnaire du
Vrai Dieu, est qu’elle soit intégralement paraphrasée de l’argumen-
taire épicurien standard, tel qu’on le trouve exposé au Livre III du
De rerum natura. Ainsi de l’argument suivant : « Si l’âme était
immortelle, & que la transmigration dans les corps fût ordinaire,
tous les êtres qui jouissent de la vie n’auraient aucune inclination,
ni habitude particulière à leur espèce, puisque leur âme en serait
indépendante 32 » ; argument dont voici la transposition dans la
prédication d’Alroamat chez Gueullette : « Si cela était, & que
l’âme passât ainsi de corps en corps, elle serait bien malheureuse
d’être assujettie aux inclinations dominantes de celui où elle
réside : car enfin les bêtes féroces conservent toujours la triste et
cruelle semence de leur espèce : la ruse & la malice sont héréditai-
res aux renards et aux singes ; la fuite & la timidité est le partage
des daims et des cerfs, et c’est bien avilir l’âme que de dire qu’elle
ne puisse pas changer les habitudes du corps où elle se trouve »

32. Lucrèce, De Natura rerum, livre III, v. 748 sv., trad. Boyer d’Argens, Mémoi-
res secrets…, ouvr. cité, p. 177.
métempsycose 179
(t. II, p. 325-326 33). Autrement dit, admettre la métempsycose
équivaut à nier la possibilité de différencier des espèces dans le
monde animal, ramené à une collection d’individus sans proprié-
tés stables. Un autre argument repris de Lucrèce concerne les limi-
tes du potentiel de corps disponibles par rapport à la multitude
des âmes en attente, si bien que « naisse une émulation précipitée
pour la préférence de s’introduire dans un corps qui vient d’être
formé » – ce qui peut s’envisager aussi sous l’angle d’une théorie
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du contrat, la communauté des âmes, « par un accord fait entre
elles », ayant « convenu que la première arrivée ait le droit d’être la
première reçue dans un corps qui en a besoin » (Ibid, p. 327 34).
Qu’est-ce que classifier le vivant ? Existe-t-il autre chose que des
individus ? La liberté de l’âme heureuse ou désespérée est-elle un
agencement nécessaire ? Y a-t-il une politique des âmes ? Où passe
la frontière entre savoir et croyance ? Entre fable et argument ? Tou-
tes questions jaillissant à l’interface d’une sorte de flirt doctrinal
entre ce que le siècle connaît sous les noms de Pythagore ou Platon
et ce qu’il identifie sous celui de Spinoza, avec les configurations
paradoxales et ironiques qu’en fabriquent les récits à métempsy-
cose, qui par hypothèse nient l’étanchéité des règnes, les cloisons
entre espèces, les lois de l’union de l’âme et du corps, les limites
de la mémoire individuelle, etc., et dont les narrateurs ou les héros
conjuguent par définition l’être soi comme devenir multiple.
Venons-en à Locke : chez lui, la thématique métempsycosiste
sert à élaborer des fictions expérimentales concernant la définition
de l’identité personnelle. On le trouve au chapitre 27 du livre II de
l’Essai : la problématique qui cadre cela est la démonstration que
le problème de l’identité personnelle est mieux compris par une
théorie de la conscience de soi que par une théorie de la substance.
Ce qui définit la conscience, c’est son aptitude à reconnaître ses
actes passés devant le tribunal de la communauté et celui de Dieu.
Elle s’identifie comme mémoire de soi dans le temps, et non selon
l’identité aléatoire de son support individuel. Cette thèse est étayée
par une série de fictions de pensée paradoxales, présupposant parfois

33. Thomas-Simon Gueullette, Les Aventures merveilleuses du mandarin Fum-


Hoam, Contes Chinois, Paris, Mazuel, 1723. La deuxième partie de l’argument
paraphrase toujours Lucrèce aux v. 741 et sv.
34. Voir Lucrèce, ouvr. cité, vers 777 et sv.
180 jean-françois perrin
un schéma métempsycosiste. Par exemple, Locke demande au §
14, si tel pythagoriste chrétien croyant à la préexistence des âmes,
et pensant que son âme a jadis animé le corps de Socrate, peut
s’assumer comme Socrate s’il n’en pas de mémoire effective 35. Ou
encore il suppose au § 15, un échange de corps entre l’âme d’un
prince et celle d’un savetier, chacune conservant sa mémoire ; et
il montre qu’il faudrait admettre que le prince dans le corps du
savetier serait bien resté la même personne pour lui-même, mais
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évidemment pas le même homme pour autrui, « restant toujours le
même savetier dans l’opinion de chacun, lui seul excepté 36 ». Au §
16, il admet que si sa conscience d’avoir vu « l’Arche et le Déluge »
était du même ordre que celle qu’il a d’écrire présentement son
traité, il assumerait les deux choses devant un tribunal, comme
relevant de la responsabilité du « même moi » (Essai, p. 270). Ainsi
un même soi n’est pas théoriquement incompatible avec une mul-
titude d’avatars individuels, pourvu qu’il en ait la mémoire. Ce qui
comptera devant Dieu ou la communauté, c’est l’assomption d’une
responsabilité, fondatrice, justement, de l’identité personnelle.
Ce cadre offre un contexte intéressant pour deux contes à
métempsycose du 18e siècle qui pourraient peut-être se lire comme
de bons exemples d’une approche « lockienne » des problèmes
de l’identité. Premier exemple : Atalzaïde, conte attribué par les
contemporains à Crébillon 37. Le cadre initial est le suivant : un
prince nommé Cornukan fait l’amour avec sa femme Zarnerou ;
cependant, le commentaire de la scène dans les mémoires laissés
par Cornukan est le suivant : « je fus témoin de l’outrage que je
me faisais à moi-même […] [j’étais] désespéré de mon propre bon-
heur » (p. 19 38). Le paradoxe est résolu lorsqu’on apprend que son

35. Delisle de Sales joue peut-être avec Locke quand, la coquille du Drame
raisonnable concluant « je sais que je ne sais rien », il commente en note : « ne
dirait-on pas que l’âme de Socrate a passé dans le corps d’une huître, par la loi de
la métempsycose, pour le punir d’un grand crime dont on a flétri sa mémoire ? »,
Philosophie de la nature III, ouvr. cité, p. 228.
36. John Locke, « Ce que c’est qu’identité et diversité », Essai philosophique
concernant l’entendement humain, livre II, chap. 27, § 15, traduction Coste, Ams-
terdam, 1755.
37. Attribution douteuse selon Jean Sgard, « Catalogue des œuvres de Cré-
billon », RHLF, n° 1, 1996, p. 18.
38. Atalzaïde, ouvrage allégorique, imprimé où l’on a pu, 1746.
métempsycose 181
corps était alors animé par le dieu Witnou, pendant que son âme
vêtue d’un corps fantastique, évoluait dans les airs : « Witnou […]
obligeait son âme par un pouvoir surnaturel de sortir de son corps,
dans l’instant où il était le plus souhaitable pour elle d’y rester »
(p. 21). Ainsi, en termes lockiens, l’énoncé : « je fus témoin de
l’outrage que je me faisais à moi-même » confond ironiquement
identité personnelle et identité substantielle, ou plus simplement
personne et individu. Mais si la pointe littéraire brouille la distinc-
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tion lockienne, c’est sans doute en s’y appuyant ; dans son § 23,
Locke imaginait « deux consciences distinctes & incommunicables,
qui agiraient dans le même corps » (p. 273) – l’une le jour, l’autre
la nuit ; c’est la même fiction, à ceci près que le contexte libertin
introduit un motif relationnel, celui de la rivalité mimétique.
Dans la suite du récit, Cornukan maudit le fruit des amours du
Dieu : la princesse Atalzaïde est vouée à perdre sa virginité avant
son mariage. Plus loin, le futur époux est introduit dans le récit
sous les traits d’un jeune homme ignorant son nom (comme Per-
ceval), et qui a le don de changer de visage au fil des rencontres, les
femmes l’identifiant mimétiquement à l’objet de leur désir. Ce que
l’épilogue du conte révélera, c’est que l’âme d’Atalzaïde les animait
lors de la copulation, car c’est la solution trouvée par Witnou pour
pallier la malédiction initiale : « j’ai voulu qu’Atalzaïde […] fût
à [son époux] dans des temps éloignés de ceux où elle pouvait
lui être infidèle, et qu’il fût lui-même l’objet de ses infidélités »
(p. 120). On retrouve ainsi la pointe équivoque liant l’identité
personnelle et l’identité individuelle ou physique ; le conteur n’est
d’ailleurs pas avare de variations ornées autour d’une formule de
type ils se sont trompés, mais avec eux-mêmes 39. Ce conte met en
scène ce qu’on pourrait peut-être appeler des individus-multitude
investis chacun par une conscience leurrée de soi et d’autrui.
J’aborde maintenant le second conte, où la transmigration
volontaire de l’âme ouvre sur une réévaluation du rôle du corps,
mais aussi des rituels communicationnels, dans la reconnaissance

39. Par exemple Atalzaïde, justifiant ses « chutes » auprès du héros : « je vous
méconnus vous-même dans votre propre personne » (p. 116). On est proche de
l’imaginaire érotique crébillonnien. Voir Jean-François Perrin, « Le fantasme de
suppléance », dans Jean Sgard (éd.), Songe, illusion, égarement dans les romans de
Crébillon, Grenoble, Ellug, 1996, p. 63-78.
182 jean-françois perrin
par autrui de l’identité personnelle : il s’agit des Âmes rivales de
Moncrif, qui date des années 1730. En voici le cadre abrégé : grâce
à une formule magique, le « mandiran », le prince Mazulhim et la
princesse Amassita qui doivent bientôt s’épouser, quittent ensemble
leur corps pour jouir d’une extase spirituelle stellaire. Cependant le
jaloux Sikandar, prétendant éconduit, possède aussi le mandiran ;
et lors de la réincarnation des deux amants, il pénètre en même
temps que Mazulhim dans le corps de celui-ci. Ce que le conteur
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résume ainsi : « deux rivaux dans la même personne » (p. 160 40).
(En termes lockiens, on traduirait volontiers deux personnes rivales
dans le même corps). Les deux rivaux s’entendent au moins pour
diriger leur commune machine vers la princesse : celle-ci doit alors
affronter un comportement incohérent de son amant : il se jette
à ses pieds, mais à moitié, et s’il proclame des serments d’amour,
c’est d’un air distrait et sur un ton convenu, ce qui la vexe. Ainsi
l’âme de Mazulhim se trouve dans une situation analogue à celle
du prince de Locke : le corps de Mazulhim demeure en effet le
même Mazulhim pour son amante, alors qu’il ne l’est plus qu’à
moitié pour lui-même. Le conteur saisit l’occasion pour glisser un
commentaire de moraliste ironique : « dans un amant les inéga-
lités et l’inconstance ne sont que l’ouvrage d’une âme étrangère
qui le fait agir malgré lui, tandis que la véritable âme reste tou-
jours fidèle » (p. 161). Différents contextes affleurent ici ; l’homo
duplex 41, l’attelage platonicien, les maximes précieuses, etc. Mais
surtout, la confusion de la personne et de l’individu est ici recodée
dans un énoncé moral à portée générale. Aucune conscience n’est
constante ni univoque ; si elle le croit, elle s’illusionne. On a sans
doute tort de se prendre pour une seule personne.
La suite du conte réconcilie les amants. Nous les retrouvons dans
une situation encore plus compliquée, à l’occasion d’une cérémonie
de mariage manigancée par le jaloux Sikandar. Celui-ci s’est arrangé
pour faire animer le corps de la princesse par une âme à son service ;
cependant ce jour-là, par suite de circonstances que j’élide, c’est le

40. Paradis de Moncrif, Les Âmes rivales, dans Contes, éd. Uzanne, 1879.
41. Montesquieu glisse des commentaires de cet ordre dans l’Histoire vérita-
ble : « quand vous verrez des gens dont le caractère est incompatible avec leur
caractère même, composez-les de deux âmes, et vous ne serez plus surpris » (L. II,
p. 155).
métempsycose 183
corps de Sikandar qui va se trouver partagé en copropriété par trois
âmes : la sienne, et celles des deux amants. Pendant la cérémonie,
l’individu Sikandar va évidemment développer un comportement
surprenant, au point d’interrompre le mariage : son discours est un
contrepoint de sens et de non-sens, doublé par-dessus le marché
d’un réquisitoire contre lui-même. Aux yeux du conteur et du dieu
Brama (qui veille à l’arrière-plan du récit et qui viendra juger les
protagonistes à la fin), rien n’est plus « normal » « quand plusieurs
âmes se trouvent rassemblées dans un même corps » (p. 171). Mais
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dans la communauté participant au mariage interrompu, tout le
monde prend le corps de Sikandar pour la personne de Sikandar
– sauf les âmes des deux amants, Brama et le conteur. C’est alors
qu’intervient à nouveau le dialogue du moraliste et de ses lecteurs,
mais en connivence cette fois avec le public représenté. Certains
courtisans prennent en effet l’incohérence de Sikandar pour un jeu
de langage partageable : « [ils] regardèrent d’abord comme une plai-
santerie cette manière sérieuse et conséquente de dire des choses ou
extravagantes et obscures ou impossibles à croire ; et ils appelèrent
cela persifler » (p. 172).
Comme chez Crébillon (Meilcour) ou Duclos (Acajou), la folie
de l’égaré exprime satiriquement celle de la mondanité, et pointe
au-delà vers la duplicité convenue des signes sociaux et de leur
usage. Si jamais le persiflage ainsi défini recouvre un consensus du
18e siècle français sur le sens du non-sens dans la langue à la mode,
ce conte y repère surtout un accord dans la communauté pour
identifier ses membres par leur aptitude au brouillage de l’identité
personnelle, à l’ennuagement de soi pour autrui. La nuance, par
rapport à l’analyse des moralistes classiques, est peut-être l’accent
mis sur le degré de tolérance en la matière : en effet, si la polypho-
nie dissonante de Sikandar n’altère pas d’abord son identification
sociale, il la perd bientôt, en passant pour effectivement fou dès
lors que son incohérence, reconnue permanente, brouille toute
possibilité de lui reconnaître une identité stable : « ils pensèrent
qu’un persiflage continuel est un délire ». La place manque pour
poursuivre comme il faudrait l’analyse de la fin du conte, mais
l’essentiel était d’essayer de montrer que, lu dans un cadre loc-
kien, ce récit de Moncrif semble bien participer dans son ordre
à une problématisation critique des rapports entre les notions de
personne et d’individu, et du rapport de ces deux notions à celle
184 jean-françois perrin
de la communauté en tant qu’elle assigne l’identité. Sans doute y
a-t-il dans ce conte, aussi bien que dans Atalzaïde, de quoi nourrir
une approche transindividualisante du chapitre « On Identity and
Diversity » et de ses cousins fictionnels 42.
Dans un de ses « comptes rendus d’orientalisme », datant de
1938, René Daumal résume ainsi l’Avadâna de l’oiseau Nîlakan-
tha traduit du tibétain en appendice d’une Vie de Marpa (11e siè-
cle, maître de Milarepa) qui venait de paraître : « un prince de
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Bénarès, manifestation d’un bodhisattwa Avalokiteçvara, ayant
revêtu par jeu le corps d’un coucou, se trouva contraint de conser-
ver cette figure par la traîtrise d’un ministre ambitieux qui, entre-
temps, lui avait volé son corps humain 43 ». Dépouillé de son cadre
bouddhiste – laïcisé si l’on veut –, ce scénario de transmigration
volontaire qui tourne mal circule aux 16e-18e siècles dans la litté-
rature européenne, depuis le Peregrinaggio di tre figliuoli del re di
Serendippo, de Christoforo Armeno, publié à Venise en 1557, lui-
même adapté de deux ouvrages persans « au moins », nous indique
Georges Bourgueil, éditeur de l’adaptation française de Béroalde
de Verville : L’Histoire véritable ou le Voyage des princes fortunés
(1610 44). On le retrouve ensuite en 1698 dans un conte du che-
valier de Mailly : Quiribini, puis dans une séquence des Mille et
Un Jours (1710-1712) : l’Histoire du prince Fadlallah – elle-même
adaptée d’un recueil turc par l’orientaliste Pétis de La Croix – et
il fournit encore le noyau d’une pièce de Carlo Gozzi, Il Re cervo
(1761 45) ; signalons enfin la mention d’une version indienne dans

42. S’il est vrai que (selon G. Simondon) « la réalité collective première […]
doit être cherchée dans ce qui, à l’intérieur même de l’individu, le met en relation
avec une réalité plus large, plus étendue que son individualité […] qui constitue
un milieu associé à l’individu » (Didier Debaise, « Le Langage de l’individuation
(lexique simondonien) », Multitudes, 18, automne 2004, p. 106).
43. René Daumal, « Deux textes tibétains sur la conversion des oiseaux » dans
Les Pouvoirs de la parole, Paris, Gallimard, 1972, p. 189.
44. Béroalde de Verville, Le Voyage des princes fortunés, Albi, éditions Passage
du Nord-Ouest, 2005, p. 9.
45. Sur l’histoire de cette transmission européenne voir Raymonde Robert :
« Le Voyage des trois fils de Serendip », dans Aspects du classicisme et de la spiri-
tualité (dir. A. Cullières), Klincksieck, 1996, p. 159-171. Également la notice de
Paul Sebag à l’Histoire du prince Fadlallah dans son édition des Mille et un Jours,
Phébus, 2003, p. 633-634.
métempsycose 185
le fameux rapport du père Bouchet sur la métempsycose en Inde,
où Moncrif a puisé l’idée de son « mandiran 46 ».
Voilà donc bien un schème narratif qui fascine l’Europe let-
trée 47. Or ce que nous en dit Daumal, c’est que, quant au fond,
nous n’y comprenons strictement rien : « de telles permutations
d’enveloppes corporelles sont attribuées toujours à des hommes
parvenus à un degré de réalité supérieur au nôtre, nous ne pouvons
en parler, ni savoir si les lamas instruits les tiennent pour des faits
littéralement ou symboliquement réels ». Les contes à métempsy-
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cose français issus de cette tradition seraient ainsi structurés par un
malentendu radical touchant la réalité des croyances qu’ils mani-
pulent : ce serait une nouvelle pièce à verser (pour le 18e) au pro-
cès de l’« orientalisme » occidental, en cours d’instruction depuis
Edward Saïd 48. Sans doute. Pourtant, c’est bien à cette époque et
dans cette culture – certes orientées globalement vers tout autre
chose que la méditation transcendantale et la compassion pour
tous les êtres –, que démarrent vraiment en Europe la diffusion,
l’interprétation et la discussion publique de cette matrice narrative
et des croyances qui la fondent – comme aussi de leurs répondants
doctrinaux dans la pensée occidentale, de Pythagore à Spinoza en
passant par Origène. Mais s’il est vrai que la conception moderne
de l’identité personnelle suppose, d’après Locke, la disjonction
méthodique de la conscience et de la substance (matérielle ou
immatérielle), si bien que « la conception que nous avons de nous-
mêmes est pour ainsi dire détachable de son incarnation » (Char-
les Taylor 49), on peut comprendre que le schéma métempsycosiste
ait dû y contribuer comme fiction heuristique, qu’il s’agisse de tra-
vailler le rapport entre individu, personne et communauté, de fon-
der le moi comme responsabilité devant autrui, de scruter les mul-
titudes à l’œuvre dans la figure de soi. Que l’opération soit rendue
possible par la critique générale de la Fable et des croyances qui

46. C’est le « mandiram » dans la « Vie » du roi Vieramarken. Voir Isabelle et


Jean-Louis Vissière (éd.), Lettres édifiantes et curieuses des jésuites de l’Inde au dix-
huitième siècle, Publ. de l’U. de Saint-Étienne, 2000, p. 173.
47. Elle intéressera encore Gautier (Avatar) et Mishima l’universalise dans
La Mer de la sérénité.
48. Edward W. Saïd, Orientalisme (1978), Paris, trad. Seuil, 2005.
49. Charles Taylor, Les Sources du moi, la formation de l’identité moderne, Paris
Seuil, 1998, p. 228.
186 jean-françois perrin
caractérise le 18e siècle, c’est l’évidence ; qu’on puisse y lire aussi
une structure de méconnaissance caractéristique du rapport de
l’Occidental aux autres civilisations doit être accordé ; il se pourrait
cependant que l’adage De te fabula narratur vaille ici d’être rappelé,
pour suggérer que l’attention du 18e siècle à la métempsycose et
aux récits de transmigration révèle réciproquement l’efficacité de
ces formes-sens venues d’Extrême-Orient (mais aussi d’autres épo-
ques de l’Occident), à se faire rechercher, (re)connaître et surtout
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interpréter, modelant peut-être plus qu’on ne croit, chemin faisant,
les communautés interprétatives successives qui les interrogent.

Jean-François Perrin
Université de Grenoble, UMR LIRE-CNRS 5611

Voyez Essaim, Isolement,


Mœurs (état de), Polype, Réseau.

David, Sieyès assis, détail du dessin préparatoire, esquisse


du Serment du Jeu de Paume, 1791, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

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