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Notes de lecture

Sous la direction de Gérard Laudin


Dans Dix-huitième siècle 2017/1 (n° 49), pages 729 à 813
Éditions Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle
ISSN 0070-6760
ISBN 9782707196484
DOI 10.3917/dhs.049.0729
© Société Française d'Étude du Dix-Huitième Siècle | Téléchargé le 24/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.186.1.21)

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Notes de lecture
sous la direction de Gérard Laudin

éditions de textes
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Aventuriers russes du temps de Pierre le Grand. Histoires de marins, de chevaliers et de gentilshom-
mes (1700-1730), éd. et trad. Myriam d’Avezac-Odaysky, Paris, Institut d’Études slaves,
coll. « Bibliothèque russe de l’Institut d’Études slaves », t. CXXXIII, 2016, 168 p.
Les trois textes, Histoire du matelot russe Basile, Histoire d’un certain fils de gentilhomme,
Histoire du brave chevalier russe Alexandre, illustrent le constat que la transition pétrovienne
ne fut pas que politique, militaire, sociale, elle donna aussi naissance à une création litté-
raire où la tradition vieux-russe et les influences occidentales se mêlèrent dans des récits
très bigarrés, mettant en scène le héros nouveau, un jeune Russe de petite noblesse, ne
comptant que sur ses mérites pour s’élever, entreprenant, avide de gloire, cherchant fortune,
qui, à l’imitation du tsar Pierre, part à l’étranger. Là s’arrête la comparaison, car le héros de
l’histoire, s’il sait par son intelligence et son savoir, accéder aux hautes sphères sociales et
jusqu’à la cour des rois, et même s’il s’instruit un peu, vole surtout d’aventure en aventure, à
travers une Europe occidentale (Angleterre, Pays-Bas, Hollande…) et même un monde de
fantaisie, plein de périls : rencontres diverses, des grands de la terre aux brigands, naufrages
en mer et rejet sur une côte déserte, embuscades, enlèvements, égarements dans des forêts,
duels, épiques combats chevaleresques, déguisements, et last but not least, de belles dames à
séduire envers lesquelles l’amour courtois et la galanterie ne sont pas toujours de mise. Tout
ne se termine pas bien, deux héros trouvent une mort tragique. L’avant-propos de Pierre
Gonneau resitue le genre de la nouvelle pétrovienne dans le contexte politique du règne de
Pierre le Grand et dans la tradition littéraire russe, note les niveaux de langage – archaïs-
mes, emprunts aux langues étrangères – et les rapprochements/imitations avec les œuvres
étrangères. Nous ne savons malheureusement rien des auteurs. Un glossaire des néologismes
relevés s’avèrera utile pour les spécialistes de la langue. Ajoutons que ces récits entraînent
avec brio le lecteur réjoui dans ces cavalcade romanesques aux multiples et imprévus rebon-
dissements.
Claude Michaud

Madame d’Arconville, moraliste et chimiste au siècle des Lumières, éd. et dir. Marc-André
Bernier et Marie-Laure Girou-Swiderski, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « Oxford
University Studies in the Enlightenment », 2016, 266 p.
Ce volume est le fruit d’un travail attendu, après qu’un premier volume collectif, dirigé
par P. Bret et B. Van Tiggelen, en 2011, chez Hermann, a fait découvrir la polygraphe inclas-
sable Geneviève Thiroux d’Arconville (1720-1805), « femme de sciences et de lettres », qui
publia anonymement jusqu’en 1783. La Présidente se signale en effet par une série de traduc-
tions et, entre autres, un essai de chimie, l’Essai sur l’histoire de la putréfaction (1764), qui
témoigne de ses compétences expérimentales, se livrant à partir de 22 ans à un appétit de
savoir qui ne se démentira pas jusqu’à la fin de sa vie. Elle laisse ainsi les 5000 pages manuscri-
tes des Pensées, Réflexions, Anecdotes récemment redécouvertes par un antiquaire mauricien et
rachetées par l’Université d’Ottawa en 2007 (pour la copie numérisée), puis 2012.

dix-huitième siècle, n° 49 (2017)


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Il s’agit, à dire vrai, malgré le sous-titre, d’une édition critique limitée – mais pouvait-il
en être autrement par rapport au volume de manuscrits existant ? L’« Histoire de mon
enfance », et « Sur moi », tirés des PRA, n’excèdent pas 62 pages, à ajouter à la vingtaine
de la préface de l’Essai, par nécessité largement annotée. Elle offre également la très utile
table des matières des 12 volumes des PRA, dans leur pagination manuscrite, qui complète
l’index thématique déjà publié en 2011.
L’ensemble est chapeauté par une « Introduction générale » à deux voix des éditeurs
qui resitue Thiroux d’Arconville dans le paysage philosophique et intellectuel de son temps,
et par six articles regroupés en deux volets, à la suite des textes correspondants, « La mora-
liste », « la chimiste ». Tous émanent, sauf deux, des collaborateurs du volume de 2011.
Là où ce dernier s’attardait surtout sur l’œuvre de traductrice scientifique et sa trajec-
toire vers « l’écriture autonome », celui-ci montre la cohérence profonde de son parcours
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intellectuel. « La pratique de la chimie nourrit l’intuition d’une inconstance fondamentale
des êtres dont se fait l’écho l’ensemble de son œuvre, et en particulier, la réflexion morale
et le récit de soi », lit-on en introduction (p. 23). La quatrième de couverture résume les
liens entre deux versants significatifs de son activité : « à la thèse d’une nature en perpétuelle
fermentation fait écho une pensée morale qui se refuse à enfermer les individus dans des
identités fixes. » Bref, les éditeurs revendiquent nettement sa place « dans l’aventure intel-
lectuelle des Lumières », là où P. Bret se montrait plus nuancé, notant chez elle des « attitu-
des non univoques – jusqu’aux frontières des contre-Lumières ». Au-delà du conservatisme
de la Présidente, de sa foi religieuse, et des affinités notées avec les moralistes classiques (le
pessimisme augustinien et l’accent mis sur l’amour-propre), l’introduction rappelle utile-
ment la réhabilitation de cette passion, moteur du progrès des sciences, dans son Premier
Discours sur la chimie, préface de sa traduction des Leçons de chimie (1759). Le sujet même
choisi pour les expériences conduites par la Présidente dans son laboratoire, la putréfaction,
pendant plus de dix ans, nous place en outre au plus près des valeurs du siècle – l’utilité,
de ses interrogations scientifiques, comme il témoigne, de façon biographique, du rôle de
la sociabilité savante pour l’auteur. De même, les souvenirs des châteaux en Espagne et des
identités fictives imaginées par l’enfant, dans l’Histoire de ma vie, sont en continuité avec le
refus d’une vision fixiste des caractères, dans d’autres chapitres des PRA.
D’une façon générale, les articles prolongent et approfondissent les conclusions de
ceux de 2011. E. Bardez développe ainsi (p. 176-177) la suggestion de son précédent arti-
cle (2011, p. 47), en pointant, au-delà des finalités pratiques du sujet, l’intérêt pour les
transformations de la matière entre les différents règnes, qui la rapproche de Diderot ou
Lavoisier. J. Hayes replace la réflexion de la Présidente sur le mariage dans un ensemble
plus vaste de femmes « moralistes » de son siècle, Lambert, Puisieux, Verzure, éclairant sa
prédilection pour l’amitié. M. Carlysle relie la relation de l’auteure aux sciences à l’activité
de traduction. Trois articles au moins nous font bénéficier d’une exploitation approfondie
des PRA : M.-L. Girou-Swiderski replace les deux inédits dans les 12 volumes et en définit
le projet singulier, « autarcique » ; tandis que M.-A. Bernier s’attache à cerner les traits
de son écriture moraliste (« Le sourire de la raison, ironie, art de dire et connaissance de
soi ») qui s’ouvre vers les sciences humaines. Le dernier article, de S. Benharrech, revient
enfin sur un dernier aspect inattendu de la femme de sciences, qui a cultivé avec soin des
plantes exotiques dans ses serres de Crosne, dans les années 1760. Les souvenirs de la bota-
niste « paresseuse », (PRA, t. II, « Sur l’agriculture », t. IX, « Sur la botanique ») qui se dit
ignorante, comme Rousseau, est l’occasion d’observer la hantise de l’imposture, dont elle
veut éviter le soupçon, comme femme, après les accusations lancées contre son sexe dans
la Lettre à d’Alembert.
Au total, ce volume très soigné modifie sensiblement l’image de la polygraphe inclas-
sable, qui fait l’objet d’un intérêt nouveau et croissant ces dernières années. Il se signale par
sa cohérence éditoriale et critique, et le soin avec lequel les textes sont établis et présentés. Il
éditions de textes 731
met à la disposition des textes qui complèteront de façon utile le dossier de l’écriture intime
féminine ou de l’autobiographie, dont ces souvenirs de la vieille femme emprisonnée sous
la Révolution. Mais surtout, il laisse espérer une suite à cette entreprise éditoriale.
Laurence Vanoflen

Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres complètes. Tome I : Romans et contes, éd. Jean-Michel


Racault, Guilhem Armand, Colas Duflo et Chantale Meure, Paris, Classiques Garnier,
coll. « Bibliothèque du 18e siècle », 2014, 1052 p., 13 ill.
Cette très importante édition permet d’avoir une vue d’ensemble de l’œuvre de fiction
du père de Paul et Virginie. Autour d’une équipe animée par Jean-Michel Racault, sans
doute le meilleur spécialiste de cet auteur, ce premier volume de l’œuvre complète de
Bernardin de Saint-Pierre – la première depuis 1818 ! – profite des travaux les plus récents,
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et, en particulier, de ceux de l’Université de la Réunion. Les principes méthodologiques
nouveaux de cette édition participent à la révision textuelle d’une œuvre dont Louis Aimé-
Martin, légataire des papiers de Bernardin, avait, à partir de manuscrits disparates, composé
un ensemble discutable. Le seul ouvrage dont le texte soit sûr est celui de Paul et Virginie
que Colas Duflo publie d’après la première édition séparée et revue de 1789. Pour les autres
textes, dont des versions manuscrites, complètes ou non, sont conservées à la BM du Havre
dans un maquis de liasses souvent indéchiffrables (p. 466-467), les éditeurs ont préféré
mettre en annexe des « transcriptions sélectives » de ces documents. Le classement choisi
est en partie chronologique, ce qui explique la présence en ouverture du volume de l’« Avis
sur cet ouvrage » publié en 1788 au tome IV des études de la nature où il précède Paul et
Virginie et L’Arcadie, mais qui est surtout une défense des idées scientifiques de Bernardin
largement contestées par la science contemporaine. On mesure ainsi combien la fiction qui
suit cet « Avis », confirme, selon lui, « combien tout se tient dans la nature et tout se rassem-
ble dans les études » (p. 97). La « pastorale » de Paul et Virginie eut une première ébauche
dans les manuscrits du Voyage à l’île de France (1773), qui sera publié lors d’un second tome.
Dans une section de sa préface intitulée « Structures de Paul et Virginie », C. Duflo montre
comment ce roman, contrairement à d’autres œuvres de Bernardin, est un objet achevé et
cohérent. Une solide annotation d’un texte si souvent édité séparément bénéficie de l’ap-
port des autres contributions du volume. L’Arcadie est la sœur infortunée du chef-d’œuvre
de Bernardin, qui en publia le livre premier intitulé « Les Gaules » dans le volume de 1788,
le reste étant resté manuscrit dans les dossiers du Havre, ce qui autorise J.-M. Racault à en
suggérer le scénario inachevé. En reproduisant la version de 1804, l’éditeur relie cet épisode
précédé d’un « Fragment » largement autobiographique à l’amitié perdue de Rousseau et à
ses Confessions. Dans ce « roman archéologique » relevant d’une « altérité utopique », c’est la
France pré-révolutionnaire qui, comme le remarque J.-M. Racault, est le sujet sous-jacent
décelable. Chantale Meure publie, de son côté, sous le titre générique de « Contes indiens
et aventures philosophiques » cinq récits au statut éditorial premier assez hétéroclite, dont
un inédit du Havre. La Chaumière indienne et Le Café de Surate avaient paru en 1791 et
1792 comme des échos à son voyage dans l’océan Indien dont Bernardin méditait alors de
réécrire la relation. Deux autres textes ont été publiés en 1818 par Aimé-Martin. « L’éloge
philosophique et historique de mon ami », sans doute rédigé au retour de son grand voyage,
évoque, sous une forme académique empreinte de nostalgie sentimentale, un compagnon
disparu. Ces pages sont à peu près contemporaines des « Voyages de Codrus », autre récit
« archéologique » dans une Grèce inspirée de Fénelon, de Ramsay et de l’abbé Barthélemy,
dont le héros, comme Bernardin lui-même, parcourt le monde pour en saisir le sens – sorte
d’ébauche de Bildungsroman à la française. Pour conclure le volume, Chantale Meure publie
un texte inédit conservé dans trois manuscrits du Havre : « L’Histoire de l’Indien » souligne
la rédaction par fragments à insérer dans une hypothétique œuvre aboutie qui caractérise
l’exercice de la génétique littéraire chez Bernardin. Une fois encore, il s’agit d’un récit de
voyage en Asie et en Europe du Nord qui recoupe l’expérience de l’auteur, dont l’Indien
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Azim – nouveau Persan – est le regard décalé. Ce premier volume des Œuvres complètes de
Bernardin de Saint-Pierre prouve, à la fois par le choix judicieux des éditions ou manuscrits
de référence et par l’intertextualité révélée de productions apparemment disparates, la cohé-
rence d’une œuvre en mouvement si longtemps limitée à la « pastorale » de Paul et Virginie
qui en obscurcissait le dessein.
François Moureau

Fortunée Briquet, Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs écrits, éd. Nicole
Pellegrin, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2016, 403 p.
Les récents ouvrages de Jean-Luc Chappey et d’Antoine Lilti sur la question de la répu-
tation ont mis en évidence l’ampleur de l’intérêt des hommes du siècle des Lumières pour
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la célébrité de leurs contemporains, certes au masculin. L’introduction et le commentaire
(p. 17-74 et 313-364) de la réédition de cet ouvrage par Nicole Pellegrin s’inscrit dans une
telle perspective historiographique, tout en le faisant au féminin. Fortunée Briquet (1782-
1815) est fille d’un riche notaire royal : une culture libérale acquise à domicile lui permet
ainsi de s’initier tout autant au dessin et aux sciences naturelles qu’aux lettres. Devenue une
écrivaine d’une grande érudition, elle propose donc, en 1804, ce monument d’érudition
présentant la vie et l’œuvre de 564 femmes auteures avec parfois des jugements critiques et
des extraits de textes. Il s’agit d’un véritable manifeste pro-féministe, au style élégant et litté-
raire, dans la mesure où son auteure prône l’égalité des hommes et des femmes. Ce n’est pas
un hasard si les érudits du siècle suivant présentent cet ouvrage de manière critique, voire avec
violence verbale (« ouvrage superficiel », « travail superficiel mais utilisable » d’une « femme
savante » préfigurant les Bas-bleus et dont la beauté est entachée par l’infidélité), suscitant
ainsi une dépréciation durable à son égard, d’autant plus que son mari est qualifié de « prêtre
apostat et juge révolutionnaire ». L’introduction de Nicole Pellegrin insiste tout particuliè-
rement sur le contexte révolutionnaire, soit à travers la figure de son mari qui finira sa vie
comme professeur de lettres à l’école Centrale de Niort, soit dans un climat de diversification
des expérimentations et des projets en matière d’éducation des filles, alors que Fortunée est
professeure d’Histoire naturelle à l’école Centrale de Niort, ce qui lui permet d’accéder à une
gloire parisienne et européenne, certes éphémère, en tant que poétesse. Mais, très vite, jugée
par les hommes à partir de la perte de son charme physique, de sa maladie et de son divorce,
« elle perdit aussi vite l’amour des lettres que celui du ménage », et meurt jeune à trente trois
ans. Il convient alors au lecteur que nous sommes de parcourir l’ouvrage au gré des entrées
qui font écho à notre connaissance du mouvement des Lumières et de la Révolution fran-
çaise. à côté d’Aubry (Olympe de Gouges), jugée « sans grande éducation » mais « douée de
nature », de Madame Robert (Louise de Keralio) sachant faire conjointement « l’éloge de la
nation » et de son sexe, de Madame de Beauharnais (Fanny Mouchard), appréhendée, d’une
œuvre à l’autre, dans son « talent » et sa « sensibilité », de Madame Necker jugée par « la
bienfaisance » exprimée dans ses « vues sages », de Madame Roland (Marie-Jeanne Phelipon)
parlant « avec la philosophie la plus douce et la plus généreuse », – nous sommes ici en
compagnie de femmes devenues célèbres –, on trouve la simple « femme aimable » valorisant
« le talent de son père » (Françoise Marchand), « la production très intéressante » d’Adèle
Souza et de bien d’autres écrivaines ayant une éphémère réputation d’auteures. Il convenait
alors que Nicole Pellegrin dissèque, en fin d’ouvrage et avec beaucoup de pertinence érudite,
la genèse du genre « Dictionnaire » propre à cette œuvre, ouvrant ainsi une recherche future
sur l’identification des sources d’informations consultées pour son élaboration.
Jacques Guilhaumou

Georges-Louis Leclerc de Buffon, Œuvres complètes, Histoire générale et particulière, avec la


description du Cabinet du Roi, t. IX [1761], éd. Stéphane Schmitt avec la collaboration
de Cédric Crémière, Paris, Champion, 2016, 719 p.
éditions de textes 733
Après le travail précis de présentation de cette édition critique de l’Histoire naturelle
conduit au fil de la publication des volumes (voir DHS n° 41, 43, 44), il reste peu à dire
sur l’entreprise elle-même, sinon à ajouter notre admiration à celle de Martine Groult pour
l’œuvre accomplie par les deux éditeurs. Pour ce qui est de ce nouveau volume, il suit l’or-
dre habituel. Après une rapide introduction et une longue étude érudite, consacrée cette
fois aux sources de la Renaissance dans l’Histoire naturelle (p. 15-81), suivie d’un précieux
index des auteurs et ouvrages qui y sont mentionnés (p. 83-232), est donné le contenu du
neuvième volume de Buffon, qui comprend les descriptions des animaux suivants : lion,
tigre, panthère, once, léopard, jaguar, cougar, lynx, caracal, hyène, civette, zibet, genette et
loup noir (p. 237-627). On aime à se plonger dans ces évocations suggestives – par les mots
ou par l’image – d’animaux exotiques. Le volume s’achève par des annexes permettant de
replacer ces textes dans leur contexte (articles de l’Encyclopédie, extraits de périodiques : le
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Journal encyclopédique globalement élogieux et la Correspondance littéraire très sévère), des
index nominum, operum, locorum et populorum, specierum, ainsi qu’une abondante biblio-
graphie. Mais ce volume, s’il est bâti comme les précédents, a aussi son originalité, qui
réside dans la présence au sein de la section « Les tigres » d’une digression inattendue sur les
animaux communs à l’ancien continent et au nouveau monde, qui suscite l’intérêt du cher-
cheur (p. 341-370). Parti d’une discussion sur le terme de « tigre » mal appliqué au sujet
des espèces américaines, Buffon se sert de ce prétexte pour exposer ses vues sur l’influence
du climat dans la répartition, les migrations et les mutations des différents animaux sur la
surface de la terre. Il réalise ainsi un projet qui est pour lui important, à savoir la mise en
relation des données de la zoologie avec celles de la théorie de la terre. Une raison de plus de
saluer la publication de ce volume, qui nous montre à la fois – au regard de ses sources – la
continuité de l’ouvrage avec le 16e siècle et ses innovations.
Sylviane Albertan-Coppola

Casanova, Histoire de ma vie, éd. Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luna, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II et III (1336 et 1318 p.).
« Un des plus grands plaisirs de Paris est celui d’aller vite » (II, 137), note Casanova, fraî-
chement évadé des Plombs, installé dans la capitale au début de ce second des trois volumes de
L’Histoire de ma vie désormais disponibles dans la bibliothèque de la Pléiade. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luna (qui ont dirigé cette remarqua-
ble édition) sont allés vite… et pour le plus grand plaisir du lecteur. Il s’est passé à peine plus
de 3 ans entre la numérisation du manuscrit autographe de l’Histoire de ma vie acquis par la
BnF, qui rendait possible et nécessaire une nouvelle édition du texte, et la parution de ces deux
derniers volumes, après un premier en 2014. Rédigé, au soir de la vie de Casanova, entre 1790
et 1792 (et remanié lors de deux campagnes successives), le manuscrit autographe est resté très
longtemps inaccessible. D’abord profondément dénaturé par les deux éditions Brockhaus des
décennies 1820 et 1830 (la traduction allemande lourdement expurgée de Schütz et l’adapta-
tion française profondément réécrite de Laforgue), le texte original de Casanova fut enfin édité
en 1960 (par Brockhaus-Plon, édition reprise dans la collection « Bouquins » en 1993), avec
une fidélité encore approximative et un appareil critique aujourd’hui dépassé. Le manuscrit,
quant à lui, restait, depuis les années 1970, d’un accès relativement confidentiel. Sa numé-
risation, en ouvrant désormais à tous le laboratoire de l’écrivain Casanova, inaugure, selon
Gérard Lahouati, une « nouvelle ère du casanovisme » (I, 1182). Cette édition dans la Pléiade,
qui entend donner du manuscrit « une transcription aussi fidèle que possible » (Avertissement
du t. II, p. xi), pourrait en être le premier acte, en même temps qu’un bilan des trente derniè-
res années d’études et d’érudition casanovistes (exploitées dans le colossal appareil de notes et
recensées dans une bibliographie d’une vingtaine de pages).
Ces deux volumes correspondent respectivement aux tomes IV à VII et VIII à X
de l’Histoire de ma vie, publiés pour la première fois dans leur organisation originale. Il
734 Notes de lecture
couvrent dix-sept ans (de 1757 à 1774) de la carrière d’aventurier de Casanova, celle qui
fait suite aux temps de sa jeunesse vénitienne, et qui commence avec son second séjour à
Paris. Dans le volume 2, les années fastes de cette carrière. Sur fond d’une guerre de Sept
Ans qui ravage l’Europe, Casanova semble poussé, dans ses plaisirs, dans ses voyages et
ses missions (Hollande, Suisse, Allemagne, Italie…), de ville en ville, de « belle en belle »,
de bal en bal, de repas en repas, de gains en dettes, par un vent léger et allègre : « nous ne
sommes que des atomes pensants, qui vont où le vent les pousse » (II, 139) ; « J’aimais,
j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent, et je le dépensais ; j’étais heureux,
et je me le disais » (II, 809). Dans le volume 3, le vent tourne, et les voyages (Angleterre,
Allemagne, Pologne, Russie, Espagne…) s’accompagnent de disgrâces, de dettes et de
désenchantements. L’Histoire de ma vie s’achève brutalement en 1774, quelques temps
avant que Casanova ne revienne enfin à Venise, grâce à un sauf-conduit tant attendu. De ce
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retour, point de clôture aveugle du récit, rien ne sera dit.
Au lecteur happé par le rythme haletant de l’existence et de l’écriture, sur lequel le
mémorialiste prend rarement le temps de se retourner (quoique de plus en plus à mesure
que le récit avance), l’appareil critique considérable de ces deux volumes offre trois occa-
sions de ralentir, de s’arrêter, pour prendre du champ et mettre en perspective la lecture.
1°) En fin de volume, les notes apportent précisions ou approfondissements savants
sur le prodigieux réseau de lieux traversés (on regrettera, à ce propos, l’absence de cartes,
qui s’avèrent pourtant très utiles, comme c’est le cas dans l’édition de J.-C. Igalens et
É. Leborgne, en cours dans la collection « Bouquins ») ou sur la gigantesque galerie de
portraits, visage kaléidoscopique de l’Europe des Lumières (de l’obscure sage-femme d’un
coin sombre du Marais aux plus grands personnages du siècle). Les notes redressent minu-
tieusement les chronologies réelles, pointant les entorses et les oublis du mémorialiste en
permettant aussi d’évaluer la part de la fiction (précieux écart d’où surgit l’écriture). Cette
« composition littéraire » (II, 1213) de sa propre vie culmine, on ne s’en étonnera pas,
quand Casanova orchestre, en un récit d’une remarquable construction, sa rivalité avec
le grand Voltaire auquel il rend visite en 1760 (vol. II, tome V, ch. vii). Il alterne alors,
en un récit unique qui fusionne sans doute des visites rendues à plusieurs époques, les
conversations diurnes de Ferney (sur des questions de poésie épique, de traduction et de
philosophie) et les soirées avec deux demoiselles dans une chambrette de Genève. étonnant
contrepoint où la discussion sur la théorie de Hobbes est suivie des plaisirs déshabillés qui
le trouvent « dans l’état de nature ». Ce travail de l’écrivain, les notes en restituent enfin la
matérialité en précisant, pour chaque chapitre, l’état du manuscrit et la nature des rema-
niements (matière, apparence de l’écriture, manque ou suppression de feuillets, pagination
interrompues, nombre des corrections…).
2°) En bas de page, une première série de notes s’attarde sur la langue si particulière de
Casanova dont chaque tournure italianisante est systématiquement identifiée et « traduite »
avec rappel de la racine ou de l’expression italienne d’origine. Le lecteur peut ainsi, sans
effort, et quel que soit l’endroit d’où il commence sa lecture, entendre l’italien sonner
dans le français et apprécier ces magnifiques « écarts » (là encore) que Casanova défendait
lui-même, dans une première préface, contre les fameux « puriste(s) constipé(s) ». Comme
cette « faute madornale » qu’il doit confesser (II, 143) ou cette « jouissance fictice » (II,
290), rêve nocturne où il croit posséder l’amazone de l’auberge de Zurich, pour laquelle
il ira jusqu’à se déguiser en sommelier. Ou encore cette nuit de « débats » passée, à Gênes,
avec la jeune Annette (II, 544). L’expression concentre heureusement les plaisirs jumeaux
de l’amour et de la conversation.
3°) Un dernier appel de notes, toujours en bas de page, donne à lire les principales
variantes et corrections du manuscrit, les passages biffés. Elles rappellent que sous le flux
apparemment régulier de la plume, l’Histoire de ma vie est une « entreprise en chantier »
(dont les étapes et les enjeux étaient longuement expliqués dans la notice du volume I). Elles
éditions de textes 735
permettent de mesurer combien certaines scènes ont été particulièrement ciselées (comme
celle de l’auberge de Zurich, où il se déguise en sommelier pour séduire la jeune amazone
(II, 289-290) ; voire d’apercevoir, au gré d’une biffure, toutes les contradictions du jeu
amoureux : Mlle de M-re, tout juste initiée à l’amour par Casanova, lui lance : « Tout ce que
je sais actuellement, c’est que je dois vous détester. » L’écrivain corrige, plus tard en : « tout
ce que je sais actuellement, c’est que nous m’avez séduite » (II, 27). à la lecture simultanée
des deux versions, on croit voir résumer les contradictions de la femme marivaudienne, qui
fascine alors Casanova.
Augmenté de riches appendices (versions Schütz et Laforgue des chapitres disparus,
versions antérieures conservées de certains chapitres ou épisodes ; extraits de correspon-
dances et de textes de contemporains sur Casanova…), l’appareil critique considérable
n’entrave en rien la circulation du lecteur au sein de cette somme – laquelle est facilitée
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par la présence d’un précieux index (noms, lieux, ouvrages), de résumés à la fin de chaque
volume, et de bandeaux-titres en haut de chaque double page (détail qui a son importance,
car le lecteur peut sauter ainsi facilement d’épisode en épisode, retrouvant, dans le défilé de
ces micro-récits, la bonne échelle de lecture et de composition de l’Histoire de ma vie).
Les meilleures conditions sont donc enfin réunies pour qu’on lise Casanova, qu’on
le relise, et même pour qu’on le relise encore, car l’autre excellente édition de l’Histoire de
ma vie, par Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne, dont les deux premiers volumes
sont parus (en 2013 et 2015) est en passe de s’achever chez Robert Laffont (collection
« Bouquins »).
Fabrice Moulin

Destutt de Tracy, Commentaire sur l’Esprit des lois de Montesquieu, Œuvres complètes,
t. VII, éd. Claude Joly, Paris, Vrin, 2016, 290 p.
À la charnière des 18e et 19e siècles, la pensée libérale fait l’objet d’une profonde
reformulation qui tient compte de l’expérience révolutionnaire et des développements
de l’économie politique. Il s’agit de dégager les principes qui permettront d’accomplir la
double exigence de liberté et d’égalité, en assurant la sécurité des personnes, la garantie de
la propriété et l’exercice des libertés politiques et économiques. Destutt de Tracy a ainsi
l’ambition dans ce Commentaire sur l’Esprit des lois de Montesquieu, rédigé entre 1806
et 1807, « d’établir quelques principes de l’art social » : en se frottant à l’ouvrage central
de la pensée politique du 18e siècle, en consacrant de longues pages au fameux chapitre
sur la Constitution d’Angleterre (Esprit des lois, XI, 6) pour renouveler la conception de
la représentativité politique qui est l’objet de vifs débats, en examinant avec attention les
livres sur les gouvernements et le commerce, Destutt de Tracy entend comme Montesquieu
partir des faits mais il déplace le cadre de questionnement qui opère dans L’Esprit des lois.
Il s’agit donc autant de mettre le grand ouvrage à l’épreuve de la méthode de l’Idéologie
pour éclairer la liberté que de former, dans cette lecture même, les idées essentielles qu’il
faut avoir en vue pour réformer l’économie et l’organisation sociale. Destutt de Tracy s’est
« posé en s’opposant », ce qui fait que l’intérêt de ce Commentaire est autant dans les thèses
avancées (il constitue une pièce essentielle dans le corpus tracéen, puisque le sixième volume
des Éléments d’idéologie, qui devait être consacré à la législation, n’a jamais vu le jour) que
dans la formation d’une pensée politique dans l’exercice de la lecture. C’est certainement ce
double aspect qui a présidé au succès éditorial de l’ouvrage, puisqu’il s’agit du livre le plus
diffusé de l’auteur et d’un classique de la pensée libérale. La très substantielle introduction
de Claude Joly éclaire parfaitement la genèse et l’aventure éditoriale du Commentaire, et
propose de « reconstituer la chaîne de ces idées » que l’on trouve au fil d’un texte qui s’est
astreint à suivre l’ordre de L’Esprit des lois. L’ouvrage comprend également les Observations
de Condorcet sur le vingt-neuvième livre de l’Esprit des lois, qui a été rédigé vers 1780, car
Destutt de Tracy y renvoie en indiquant : « On y verra avec quelle force de dialectique
736 Notes de lecture
il réfute Montesquieu et avec quelle supériorité de vues il refait son ouvrage. On y verra
surtout que, si je suis loin d’une si haute capacité, je ne suis pas moins éloigné d’une telle
sévérité. » Ainsi, s’il manque l’objet de ce livre dans l’économie propre de L’Esprit des lois
– le livre XXIX, qui au départ devait être le dernier de L’Esprit des lois, est consacré au légis-
lateur – c’est parce que la visée est tout autre. Ces commentaires des derniers livres ne sont
pas seulement essentiels pour mesurer les effets de réception de l’œuvre de Montesquieu,
ils donnent à voir les déplacements qui se font dans la lecture. Si les angles d’attaques du
questionnement politique peuvent être distingués, c’est que les débats sur les positions qui
en découlent s’alimentent aussi de ce dialogue sur les œuvres.
Denis de Casabianca

Fougeret de Monbron, Margot la Ravaudeuse, trad. et éd. Édouard Langille, New


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Translations, Modern Humanities Research Association, vol. 8, 2015, 70 p.
Dans une collection destinée à offrir des traductions en anglais d’ouvrages jamais ou
imparfaitement traduits et qui présentent un intérêt certain du point de vue esthétique
ou intellectuel, Édouard Langille propose la version anglaise du roman de Fougeret de
Monbron devenu un classique de la littérature libertine du 18e siècle. La traduction est
celle du texte présenté par Maurice Saillet dans son édition de 1958 (Cercle précieux du
livre et Jean-Jacques Pauvert) de la seule édition parue du vivant de l’auteur (Hambourg,
1800 [1753]). S’appuyant sur les travaux de Maurice Saillet, Jack-Howard Broome, et plus
récemment d’Emmanuel Boussuge, le rédacteur retrace le parcours haut en couleurs d’un
personnage dissident, sorte de précurseur de cette bohème littéraire décrite par Robert
Darnton pour la période prérévolutionnaire : anglophile, auteur du Cosmopolite (1750)
et peut-être premier traducteur de Fanny Hill de Cleland. Il précise les circonstances de
parution et de diffusion de Margot la ravaudeuse, son relatif succès européen par le biais de
plusieurs traductions, les restrictions dont le roman est l’objet auprès du public anglophone
et en France par sa relégation jusqu’en 1980 dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale.
En 1958 C. Tchou et J.-J. Pauvert rééditent, avec d’autres ouvrages de l’Enfer, celui de
Fougeret de Monbron. Les travaux des chercheurs qui se développent dans les années 80
vont contribuer au classement de l’ouvrage dans les classiques du roman libertin (antho-
logies de R. Trousson et de P. W. Lasowski). Édouard Langille souligne, avec R. Darnton,
l’arrière-plan idéologique de ce courant romanesque : anticléricalisme, rationalisme et indi-
vidualisme, revendication d’une liberté de penser visant l’Église et la Couronne. Margot la
ravaudeuse illustre l’émergence au 18e siècle de l’autobiographie fictionnelle de la prostituée
et la familiarité de son auteur avec la fiction anglaise. L’auteur de l’introduction compare
Margot la ravaudeuse avec Fanny Hill et Thérèse philosophe, réfutant au passage l’idée que
l’« l’Histoire de Manon », récit inséré dans le roman de Boyer d’Argens, ait été écrit par
Fougeret de Monbron. Il voit dans le personnage de Margot, moins une sœur de Manon
Lescaut ou de Marguerite Gauthier qu’un personnage balzacien avant la lettre, « métaphore
de la modernité » parlant le langage cynique de la réussite économique. Il justifie ses choix
de traduction (reproduction des noms propres et des titres, transposition du vocabulaire de
la prostitution, identification des lieux, équivalents monétaires). Les notes de Fougeret de
Monbron sont présentées en bas de page, celles du traducteur en fin de volume, apportant
des éclaircissements sur l’identité de personnages mentionnés, des précisions lexicologi-
ques, topographiques… Cette traduction fournira à un public de spécialistes et d’étudiants
anglophones tous les éléments nécessaires pour une lecture informée du roman de Fougeret
de Monbron.
Carole Dornier
éditions de textes 737
Laurent de Franquières, Lettres familières. Correspondance avec Jean-Jacques Rousseau, éd.
Clarisse Coulomb et Jean Sgard, Paris, Classiques Garnier, coll. « Correspondances et
mémoires », 23, 2015, 342 p.
On ne présente plus Jean Sgard, de l’université de Grenoble-Alpes, spécialiste du
roman et des journaux au 18e siècle. Quant à Clarisse Coulomb, grenobloise également, elle
est historienne et spécialiste des parlements dans la France moderne – une des raisons pour
lesquelles ce tandem s’est penché sur le destin d’un parlementaire français peu connu, sinon
pour sa brève correspondance avec Rousseau, Laurent Aymon de Franquières. Sa person-
nalité et sa correspondance familière, notamment de voyage, méritait il est vrai un éclairage
plus important par le biais de cette publication bienvenue. « Le plus invisible des hommes
des Lumières », comme le surnomme affectueusement Jean Sgard, fut un riche héritier
grenoblois (1744-1790), fils de magistrat et magistrat lui-même, sans toutefois vénérer sa
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fonction. Homme de science, honnête homme, curieux de tout, ennemi du mariage car
amoureux de sa liberté, il affiche une personnalité atypique qui a de quoi séduire Rousseau
et explique peut‑être le bref échange épistolaire qu’ils eurent, en particulier sur la question
de la foi, tandis que le philosophe se retirait à Bourgoin (1768-1769), et avant que le
conseiller au Parlement ne se lance lui-même dans une série de voyages, comme « libéré »
par cette rencontre.
L’édition présente en premier lieu (selon un ordre un peu contestable), la rencon-
tre Rousseau-Franquières, puis les fragments de lettres de Rousseau écrites à Franquières,
retrouvées dans les papiers de son ami Charles d’Herculais, qui avait cette manie de
« l’extrait » (ars excerpendi), activité consistant à recopier et classer des fragments de tout
ce que l’on a lu afin de se constituer un magasin d’idées. Herculais a donc découpé et
utilisé les meilleurs morceaux des lettres de Rousseau comme ornements de ses propres
extraits ! Viennent ensuite, dans le volume, une notice sur les relations entre Herculais et
Franquières ; puis les préfaces qui accompagnaient chaque tome d’extraits compilés par
Herculais ; une brève biographie de « Laurent de Franquières, ou l’errance des Lumières » ;
enfin seulement, l’importante correspondance de voyage de ce dernier (96 lettres adressées
à une demi-douzaine de membres de sa famille). Cette conception du volume, logique si
l’on veut mais hâchée, et qui relègue à la fin le morceau de résistance consacré à Franquières
lui‑même, est un peu regrettable, d’autant qu’usant de contributeurs multiples, elle entraîne
d’inévitables redites (nous passons sous silence de nombreuses annexes en fin de volume).
On soulignera bien sûr l’intérêt du « produit d’appel » placé en première position,
à savoir trois extraits de lettres de Rousseau recopiées par Herculais (29 novembre 1768,
26 février 1770, 23 mars 1770), ainsi que la célèbre lettre du 15 janvier 1769, envoyée
à Franquières puis renvoyée à Rousseau (selon son vœu) par son correspondant, ce qui
explique qu’elle fut connue bien antérieurement, et publiée dans la grande édition de la
correspondance de Rousseau par R.‑A. Leigh. Cette lettre, qui est une réponse aux inter-
rogations métaphysiques de Franquières, revêt une importance toute particulière au plan
de la connaissance générale du philosophe, en ce qu’elle reconstitue fidèlement l’itinéraire
spirituel de Rousseau qui, dans une démarche assez originale (plus autobiographique que
didactique), entend renseigner son correspondant par son seul exemple ‑ sans prétendre
l’exhorter par une quelconque doctrine.
Toutefois le plus intéressant est pour nous à venir, dans cette correspondance de voyage
où le jeune homme, puis l’homme encore jeune, d’abord pour des raisons familiales, puis
peu à peu débarrassé de sa charge de magistrat pour cause de réforme Maupéou, part en
voyage de plus en plus loin, et découvre par petite touches, puis à grandes enjambées, la
France et l’Europe. Qu’il ne soit pas un grand écrivain ne change rien à l’affaire. On s’amuse
de le voir, dans ses premières lettres, sacrifier à tous les clichés, voire à toutes les balourdises
en matière de style épistolaire, à grand renfort de métaphores mythologiques. Comme il
n’est jamais sorti de chez lui, il commet des bévues sans nom, comme ces commentaires
738 Notes de lecture
antisémites qui accompagnent sa visite, un jour de Sabbat, de la synagogue de Bordeaux,
dont il dit sortir précipitamment pour mieux pouffer de rire. Il emprunte sans vergogne
ses descripions architecturales aux guides de l’époque, et adresse, au bas de ses lettres, de
petits « poutous » à son chien Sultan. Tout est pour lui occasion de superlatifs : « la plus
belle chose », « la plus belle vue », « la plus belle fête… du monde ». Mais peu à peu son
œil s’affûte et sa langue se délie. Il aime amuser ses lecteurs par des récits burlesques dont
il est la victime : ainsi, bien que magistrat, il se fait emprisonner à Bayonne au moment
de passer en Espagne, faute de passeport et faute d’habit crédible également – car il aime
voyager, par commodité, dans une tenue plus que négligée (lettre du 3 décembre 1769).
Cette mésaventure l’amusera longtemps. Peu à peu la curiosité l’emporte, et une attitude
qu’on peut qualifier de philosophique : tout lui est occasion de leçon, de réflexion (même
les bergers landais, couverts de peaux de bêtes, juchés sur des échasses : « et j’ai fait ensuite
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sur la route beaucoup de réflexions à ce sujet »). Le disciple de Rousseau est en marche,
et sacrifiera aux mêmes admirations, comme devant le Pont du Gard dont l’évocation fait
écho à celle des Confessions. 1769-1789 : l’amplitude de ces lettres de voyage couvre une
période d’intense formation, même si elle correspond déjà à la maturité de l’homme. On
aurait aimé connaître sa participation active à la nouvelle société, puisque, parlementaire
réformiste et même républicain, il fut maire de Grenoble en 1789 ; mais sa mauvaise santé,
hélas, ne lui en laissa pas le temps. Cette vie brève consacrée, même superficiellement, au
service d’autrui et à la connaissance du monde, n’en a que plus d’intérêt.
Odile Richard-Pauchet

Ange Goudar, L’Histoire des Grecs ou de ceux qui corrigent la fortune au jeu, éd. Guillaume
Simiand, Paris, Éditions de la Marmotte, 2016, (4)-XXVII-(3)-232 p., 1 ill.
Ce texte a parfois trompé certains libraires d’anciens qui se limitent à la lecture de
la page de titre. Les « Grecs » sont les tricheurs professionnels au jeu, dont Ange Goudar
était un expert reconnu internationalement. Son ami et complice Casanova parlait d’un
« homme d’esprit, maquereau, voleur au jeu, espion de police, faux témoin, fourbe, hardi
et laid », dont la femme, la célèbre Sara, sut l’entretenir dans les moments les plus difficiles
de sa carrière. Si le traité de Philidor sur « l’analyse du jeu des échecs » paru en 1749 est
une leçon technique sans seconde pour les joueurs d’une honnêteté un peu hors d’âge,
l’ouvrage de Goudar, sans révéler, on s’en doute, l’art de « corriger la fortune au jeu »,
propose, en 1757, sous la forme des « Statuts de l’Ordre des Grecs », diverses solutions
cyniques et des anecdotes nourries d’une expérience personnelle ; elles éclairent la manière
dont l’économiste qu’il fut aussi sait évoluer dans un monde, où, depuis le « système » de
Law, on peut transformer l’or en papier et le papier à nouveau en or au bénéfice des plus
habiles. Goudar est un philosophe de la modernité à une époque où les intellectuels théo-
risent les circuits économiques. G. Simiand reproduit et annote les trois parties de l’édition
originale de 1757 publiée à Avignon sous l’adresse de « La Haye » et se perd un peu dans
les rééditions suivantes, parfois dites « pirate » sous le contrôle de Goudar (?), à la date de
1757 encore (autre pagination) et 1758, dont la composition des sections est différente et
trouve sa place dans les « Suppléments » du volume. Au total, il y eut, selon l’excellente
bibliographie du Docteur Mars (1966), sept éditions sous fausse adresse de 1757 à 1776,
et le livre sut faire scandale dans la presse, ce qui ne dut pas déplaire à Goudar. L’Ordre
des Grecs est une véritable société parallèle qui a ses règles, dont celles d’un « Hôpital des
Grecs invalides », espèce d’abbaye de Thélème des vieux délinquants, qui annonce par le
détail des prescriptions le « Règlement pour les filles publiques » du Pornographe (1770) de
Restif de la Bretonne.
François Moureau
éditions de textes 739
Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire, t. IX (1762), éd. R. Granderoute,
U. Kölving et alii, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du 18e siècle, 2014, 517 p.
Avec ce neuvième volume de la Correspondance littéraire se poursuit la belle aventure
éditoriale qui ramène progressivement à la lumière ce que le regretté R. Mortier appelait
justement « un monument au passé de l’Europe et à la richesse de la culture française du
18e siècle ». Le présent volume ne renferme, si l’on ose dire, que la production de l’année
1762. Mais quelle année ! Rappelons que durant cette seule année sont données sur la scène
un grand nombre de pièces, que paraissent aussi une foule d’écrits théoriques ou polémi-
ques et surtout deux chefs-d’œuvres de J.-J. Rousseau, l’Émile et le Contrat social, tout cela
sur fond de guerre opposant âprement Philosophes et Anti-Philosophes. Le contexte politi-
que et social de cette année très chargée en événements de tous ordres alimente également
une importante production imprimée. Au cours de cette année s’engagent les préliminaires
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des négociations conduisant à la paix avec l’Angleterre, les jésuites, à la stupeur de leurs
contemporains, sont frappés d’interdit et le malheureux Calas est exécuté à Toulouse, à
l’issue d’un procès qui marqua profondément les esprits en son temps.
Donnant suite à leur ambitieux projet, dont les premières réalisations remontent à 1753,
Grimm et ses amis de la Correspondance littéraire continuent à adresser à leurs abonnés privi-
légiés des bulletins bi-mensuels les informant sur tous ces sujets. Cela nous vaut un vaste
panorama de ce qui s’écrit et se pense dans la République des Lettres au cours de cette année
climatérique à bien des égards. échappant à la censure, ces bulletins, qui regorgent d’in-
formations, de « brèves » et de petits secrets, nous permettent de suivre de près l’actualité
intellectuelle française et surtout d’avoir un point de vue, certes orienté, mais incisif, parfois
décapant, sur quantité de sujets. Ces derniers n’ont évidemment pas tous droit au même trai-
tement. Grimm consacre de nombreux développements à la vie de la scène (jugements sans
concessions, souvent amusants, sur les productions de Voltaire, de Belloi, de Palissot, etc.) et
au monde des arts (vive admiration pour Vanloo et Bouchardon). Il passe, en revanche, assez
rapidement sur les libelles et divers écrits générés par l’affaire de la suppression des jésuites,
commencée en 1761 et qui se termine dans le ressort du Parlement de Paris avec les célèbres
arrêts du 6 août. Les contemporains se sont passionnés pour les innombrables écrits relatifs à
cette affaire. Grimm et ses amis, eux, n’ont que peu de considération pour cette production, à
une notable exception près, les « comptes rendus » de La Chalotais : « toutes ces feuilles pour
et contre les jésuites, laisse tomber Grimm, sont détestables » (1er août). « Grimm » consacre
l’essentiel de ses analyses en cette année aux ouvrages de Rousseau dont il a une connaissance
approfondie et dont il perçoit d’emblée toute l’importance, à défaut d’y adhérer pleinement
(ex. 15 juin). On trouvera encore, sans surprise, plusieurs passages développés portant sur
l’affaire Calas, qui fait « frémir » ce porte-parole du mouvement philosophique.
Tous ces sujets sont éclairés par une annotation surabondante où s’étale une impres-
sionnante érudition. Signalons en particulier les notes sur l’éducation et les théories poli-
tiques, les recherches lexicologiques et biographiques, pour ne rien dire des précisions à
caractère administratif (ex. le statut de tel ou tel petit territoire suisse au 18e siècle)… Il
faut également saluer le travail de l’équipe éditoriale en matière d’établissement du texte
– on pense ici à certaines éditions désinvoltes et défigurées du 19e siècle – et l’intérêt de la
précieuse introduction (p. xiii-lxxxvi). Tout cela suppose d’immenses lectures sur les sujets
les plus variés. Le spécialiste tatillon pourra, certes, trouver quelques rarissimes détails à
reprendre dans son domaine. Le P. Guillaume-François Berthier, directeur des Mémoires de
Trévoux, ne meurt pas, par exemple, en 1784, comme l’affirment les commentateurs, qui
reprennent les dictionnaires en usage (ex. le Grente ou la version papier du Dictionnaire des
journalistes), mais en décembre 1782. Il s’agit là, bien entendu, de négligeables erreurs, que
l’on évite difficilement lorsqu’on se hisse au niveau d’exigence qui est celui de nos commen-
tateurs. Il nous tarde déjà d’avoir en mains la suite de leur précieuse édition.
Christian Albertan
740 Notes de lecture
Helvétius, Œuvres complètes, t.1, De l’esprit, éd. Jonas Steffen, Paris, Honoré Champion,
2016, 600 p.
Tout dix-huitiémiste doit se réjouir de la parution du De l’esprit, après celle du
De l’homme qui constitue le tome 2, publié en 2011, des œuvres complètes d’Helvétius,
et rendre hommage au remarquable travail éditorial réalisé par Jonas Steffen. Le chercheur
disposera désormais du texte de la première émission de l’édition originale, antérieure à la
censure de l’abbé Barthélémy et à l’édition fantaisiste de Lefebvre de La Roche, en 1795.
De nombreuses erreurs d’attribution ont marqué les publications successives d’un ouvrage
qui provoqua un des plus grands scandales du siècle, fut au centre de toutes les polémi-
ques, et donna en 1758 un nouveau souffle à la fronde antiphilosophique. L’auteur, un
ancien fermier général, maître d’hôtel de la reine, aurait dû faire imprimer à l’étranger ce
livre d’inspiration lockienne qui rassemblait les propositions les plus hardies en matière
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de religion, de morale et de politique. Au lieu de demander aux services de la librairie une
permission simple ou tacite, Helvétius, contre toute raison, et malgré les mises en garde de
ses amis, voulut obtenir un privilège général. Les ennuis que subit le censeur Jean-Pierre
Tercier qui n’avait pas perçu les audaces pourtant évidentes de l’ouvrage, les rétractations
humiliantes auxquelles l’auteur dut se plier ensuite, représentent un exemple canonique
des incohérences et des défaillances de la censure préventive, en dépit de la réputation
d’extrême sévérité contre les ouvrages impies qu’elle avait acquise.
Gerhardt Stenger rappelle dans un avant-propos que De l’esprit fut un des livres les plus
lus et les plus cités de la deuxième moitié du 18e siècle. Il mentionne aussi l’ouvrage récent
de Roland Krebs, Helvétius en Allemagne, qui insiste sur l’immense fortune que connut De
l’esprit outre-Rhin. L’exaltation des passions, productrices de grandes actions et de grandes
œuvres, par-delà la morale commune des « honnêtes gens », attachés à des vertus médiocres,
fait souvent penser à Nietzsche, qui fut un lecteur attentif d’Helvétius.
On ne peut qu’être frappé par le radicalisme de l’auteur du De l’esprit, un radicalisme
systématique et sans concession : aucun intermédiaire entre la perception sensorielle et
l’entendement, aucune différence possible chez les individus soumis à la même éducation,
une morale qui trouve son fondement et sa fin dans le seul intérêt ; le bien collectif comme
résultat d’un traitement habilement géré par les pouvoirs publics du désir de jouissance
qui réside en tout homme et plus largement des passions tirant toujours leur origine de la
sensibilité physique.
Une des grandes qualités du travail éditorial de Jonas Steffen, outre une floraison de
notes éclairant parfaitement les ouvrages dans lesquels Helvétius a tiré ses références, est
d’avoir rassemblé pour la première fois les annotations de Rousseau, Voltaire et Diderot. Or
leurs réactions souvent vives sont à la mesure des différences qui les séparent d’Helvétius.
Si on voit moins de voleurs et d’assassins chez les riches, dit l’auteur du De l’esprit, c’est que
« le profit du vol n’est jamais, pour un homme riche, proportionné au risque du supplice ».
« Quelle folie ! Ce n’est point cela, c’est qu’ils ont mille moyens plus commodes de voler et
d’assassiner », s’écrie Rousseau. Si Voltaire est parfois admiratif, il manifeste aussi souvent
son irritation et son profond désaccord. Le « bon sens » chez Voltaire et sa critique de
l’« enthousiasme » s’opposent fortement au rôle moteur qu’Helvétius attribue aux passions :
« S’agit-il de ces questions un peu compliquées, où, pour apercevoir ou démêler le vrai,
il faut quelque effort et quelque fatigue d’attention ? L’homme de bon sens est aveugle
[…] et c’est, si je l’ose dire, où le bon sens finit que l’esprit commence. » Pour Voltaire,
au contraire, le « bon sens » est une raison commune aux hommes de tous les temps, une
puissance virtuelle attendant des conditions favorables pour se transformer en la raison véri-
table, seule capable de lutter contre les jugements inspirés par les passions aveugles. Quant
à Diderot, quoique matérialiste et athée comme Helvétius, il ne cesse de réintroduire de
la complexité dans l’argumentaire de l’auteur de L’Esprit, en soulignant, parfois avec une
sympathie amusée les naïvetés du philosophe. En accordant à la seule influence extérieure
éditions de textes 741
la conduite des êtres humains, Helvétius oublie l’action exercée par l’« organisation » physi-
que, si différente chez chaque individu et surtout les données virtuelles présentes à l’origine
qu’un contexte historique et éducatif est en mesure d’actualiser et de développer dans un
second temps, selon de multiples facteurs qu’Helvétius néglige ou oublie d’examiner. Autre
critique : le philosophe ne méprise-t-il pas les libertés individuelles dont les femmes ne
sauraient être privées, lorsqu’il conseille d’attribuer les plus belles d’entre elles aux guerriers
victorieux ? Sur le plan politique, il semble difficile de percevoir chez Helvétius l’amorce
d’une pensée démocratique. La foule aveugle ne peut prendre en main son destin. Seul
le sage qui possède « l’œil d’aigle des passions » peut penser l’intérêt de l’état et prévoir
son éventuelle destruction. Réhabiliter la philosophie d’Helvétius, comme semble le suggé-
rer Gerhardt Stenger, est discutable. En revanche l’ouvrage offre un grand intérêt pour
l’histoire culturelle : histoire du livre, de la censure, des luttes antiphilosophiques et tout
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particulièrement des Lumières elles-mêmes, car cette édition montre parfaitement combien
celles-ci reposent sur des tensions multiples, des divisions de tout ordre, et ne sauraient se
réduire à une unité de façade. La surprenante radicalisation des thèmes à la mode au milieu
du siècle, est en elle-même un fait culturel dont cette édition permet de mesurer toute l’am-
pleur. Elle constitue un élément déclencheur qui relance chez les autres philosophes l’esprit
critique et l’inspiration personnelle, comme le prouvera plus tard, la Réfutation d’Helvétius
de Diderot.
Didier Masseau

Correspondance de Valentin Jamerey-Duval, bibliothécaire des ducs de Lorraine, éd. André


Courbet, (tome II, 4 janv. 1746 – 1er déc. 1760), Paris, Honoré Champion, 2015,
1092 p.
Ce deuxième volume de l’édition critique de la correspondance de Valentin Jamerey-
Duval met à la disposition non seulement du public érudit, mais aussi des lecteurs inté-
ressés par l’histoire d’un des personnages les plus fascinants de l’histoire intellectuelle et
culturelle de la France et plus largement de l’Europe des Lumières, sa correspondance entre
l’année 1746 (où il était bibliothécaire à la cour ducale à Florence en Toscane) et l’année
1760 (où il était déjà bien établi comme chef du cabinet des médailles à la Cour impé-
riale de Vienne). De même que le premier volume également édité par André Courbet,
cette édition critique excelle par le soin apporté aux notes et aux détails biographiques,
culturels et historiques relatifs à Jamerey-Duval et à ses correspondants. Parmi ceux-ci figu-
rent non seulement des connaissances de longue date comme le baron de Pfützschner,
conseiller intime de l’empereur, et le Frère Zozine, supérieur de l’Ermitage Sainte-Anne
chez qui le jeune Jamerey-Duval avait passé les années décisives de sa formation d’autodi-
dacte, mais également de nombreux nobles, appartenant notamment à la diaspora lorraine,
tel le comte de Richecourt, ainsi que des écrivains comme Alexandre Deleyre, un proche
ami de Jean-Jacques Rousseau qui transmit à ce dernier des fragments des mémoires de
Jamerey-Duval. L’édition de la correspondance est précédée d’une introduction dense et
très instructive d’André Courbet qui resitue bien le personnage de Jamerey-Duval dans
les milieux sociaux de l’époque qu’il fréquenta, et qui réussit aussi à mettre en lumière des
traits saillants de son caractère : le besoin de « reconnaissance de son savoir par des pairs »
(p. 11) ; sa prise de distance à la fois symbolique et ostentatoire par rapport à la société de
la cour et sa réticence face à ses honneurs, ses habitus et ses distinctions (p. 25) dont il se
tenait à l’écart en « faisant preuve de détachement vis-à-vis des biens matériels » (p. 9) ; ou
encore son engagement social qui se prolongera dans une critique radicale des injustices et
des inégalités sociales dans ses Mémoires – qu’il refusera toutefois par prudence de publier
de son vivant. Vouloir le qualifier d’« intellectuel », comme le fait A. Courbet (p. 9), paraît
toutefois assez problématique ; de même que l’affirmation à la page 31 soutenant que les
Mémoires de Jamerey-Duval représenteraient « le premier récit autobiographique connu »
742 Notes de lecture
(p. 31). La thèse, avancée dans la préface selon laquelle les Mémoires, dont Rousseau avait
pris connaissance à travers son ami Deleyre, auraient eu une influence sur la genèse et la
conception du texte des Confessions, paraît, elle, très intéressante et mériterait d’être pour-
suivie. Accompagnée d’une bibliographie des travaux cités (où il manque parfois l’indica-
tion des pages des articles cités), d’un « glossaire des mots anciens et locutions anciennes »
et de cinq index – extrêmement utiles pour l’utilisation de ce volume totalisant près de
mille pages – se référant aux personnes, aux personnages, aux lieux, aux communautés et
aux « divers objets et plantes » cités dans la correspondance, cet ouvrage constitue presque
le modèle d’une édition critique fort utile, à la fois érudite et d’une lecture accessible à tout
lecteur intéressé.
Hans-Jürgen Lüsebrink
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Loaisel de Tréogate, Dolbreuse ou l’Homme du siècle, ramené à la vérité par le sentiment
et par la raison. Histoire philosophique, éd. Charlène Deharbe, Paris, Société des textes
français modernes, 2015, 332 p.
Loaisel de Tréogate (1752-1812) a écrit un certain nombre de romans avant et après la
Révolution avant de privilégier plutôt les œuvres dramatiques dans sa dernière période de
création. Il appartient à cette génération marquée par Rousseau, comme Dorat ou Baculard
d’Arnaud, et son esthétique romanesque se ressent de cet héritage vertueux et larmoyant.
Dolbreuse, publié en 1783 et réédité quatre fois dans la dizaine d’années suivantes, connut
un écho favorable. Il s’agit d’un roman-mémoires dont le personnage principal est lié
depuis l’enfance à la fille d’un ami de son père, Ermance, qui cumule toutes les vertus et
avec laquelle il a la révélation de l’amour en lisant La nouvelle Héloïse. Mais, une fois marié,
obligé d’aller à la cour et de laisser Ermance pour une longue période, il cède à la tenta-
tion du libertinage. Toutes sortes de malheurs s’ensuivent, dont la vertu sortira néanmoins
triomphante, dans un style constamment exalté qui n’a pas toujours bien vieilli. Le texte
est édité avec beaucoup de soin et précédé d’une introduction très substantielle. Même s’il
faut bien avouer qu’il est difficile de s’intéresser à cette œuvre pour elle-même, on ne peut
que remercier l’éditrice de mettre à notre disposition ce roman, ne serait-ce qu’à titre de
document significatif d’un moment de l’histoire du genre. Il permet de se faire une idée du
contexte littéraire dans lequel écrivent Laclos, Rétif, Bernardin de Saint-Pierre ou Sade.
Colas Duflo

Montesquieu, Correspondance choisie, éd. Philip Stewart, Paris, Classiques Garnier, 2015,
284 p.
De la correspondance conservée de Montesquieu (moins de mille lettres, la plupart
ayant disparu), la présente édition rassemble une sélection de lettres (entre 15 % et 20 %
de la correspondance totale) allant de 1721 à 1755. Philip Stewart, qui codirige avec
Catherine Volpilhac-Auger le tome II de la correspondance dans les éditions des Œuvres
complètes (Lyon, ENS Éditions et Paris, Classiques Garnier, 2014), a constitué un recueil
qui entend être accessible – la graphie et la ponctuation sont modernisées, les annotations
vont à l’essentiel pour porter un éclairage sur le texte sans être trop chargées de documen-
tation. Il s’agit de donner à lire, de livrer le meilleur texte sans priver le lecteur du plaisir
d’entrer dans ces échanges épistolaires. Philip Stewart a également retenu quinze lettres de
correspondants de Montesquieu, notamment Madame de Tencin, qui peuvent jeter une
lumière contextuelle sur sa vie. Dans cette correspondance, on parle de nouvelles politiques,
cueillies dans la presse et ailleurs, de nouvelles du monde et de nouvelles littéraires bien
entendu. Mais l’on voit aussi un Montesquieu plus familier, à travers les demandes qu’il fait
de nouvelles auprès de ses amis, voire galant – on y trouve des poésies précieuses assez inat-
tendues. Montesquieu n’est pas un homme de la cour, mais certains de ses correspondants
le sont, ou en sont proches. « Monsieur le président » – car Montesquieu gardera toute sa
éditions de textes 743
vie le titre de la charge de Président à mortier au Parlement de Bordeaux dont il a hérité,
même s’il ne l’a exercée que pendant dix ans – apparaît également très soucieux de l’Acadé-
mie de Bordeaux, des questions scientifiques qui y sont débattues et de sa pérennité insti-
tutionnelle. Lorsqu’il est à Paris, il est attentif aux affaires administratives de ses propriétés
bordelaises, il s’occupe de l’aménagement et de la mise en valeur de ses terres, il commente
les ventes de son vin ; quand il est à Bordeaux, il n’a qu’une envie, c’est de savoir ce qui se
passe à Paris. La correspondance esquisse aussi une cartographie de ses intérêts lors de ses
voyages, en Italie, à travers l’Europe jusqu’en Angleterre. Cette anthologie permet ainsi de
découvrir un Montesquieu aux dimensions multiples, loin de la figure un peu austère que
la postérité a retenue.
Denis de Casabianca
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Le Malheureux Nikanor, ou l’Aventure de la vie du gentilhomme russe N********
[Nestchastnyi Nikanor, ili Prikljutchenie jizni rossijskogo dvorjanina N********], éd.
Tatiana Avtouhovitch, Saint-Petersbourg, Nauka, coll. « Literaturnye pamiatniki » /
« Monuments littéraires », 2016, 335 p., nombr. ill.
Tatiana Avtouhovitch, une chercheuse de renom dans l’étude du roman russe du
18e siècle, propose une édition critique d’un des premiers romans russes. L’ouvrage est
publié dans la série prestigieuse « Monuments littéraires » de la maison d’édition scientifi-
que « Nauka » et ce fait témoigne de l’importance du travail. T. Avtouhovitch a consacré
beaucoup d’années à ce texte encore presque inconnu des historiens de la littérature russe.
Les trois parties du roman Le Malheureux Nikanor furent rédigées de 1775 à 1787. Le nom
de son auteur est resté inconnu pendant deux siècles. Les historiens de la littérature russe
attribuaient la paternité de cette œuvre aux différents romanciers, maîtres de la littérature
populaire à destination des couches sociales non élevées qui ne possédaient pas de grande
compétence littéraire (la petite noblesse, la bourgeoisie, même les paysans lettrés), tels que
Matvei Komarov ou Nikolaï Oznobichine. Des recherches scrupuleuses dans les archives
permettent à T. Avtouhovitch d’indiquer d’une façon catégorique que l’auteur de ce roman
très célèbre à l’époque fut Alexandre Petrovitch Nazariev (né en 1724/1725, mort au plus
tôt en 1789). Cet écrivain fut connu pour ses odes, reproduites en annexe dans l’édition
présentée. La chercheuse révèle le caractère autobiographique du sujet, codé par Nazariev
dans la lettre initiale et les huit étoiles dans le nom du héros. Avtouhovitch présente l’his-
toire du texte romanesque, la parution de ses parties dans différents lieux et dans des inter-
valles temporels correspondant avec les données biographiques concernant les séjours et
les occupations de l’auteur, étant demeurée toute sa vie un sous-officier qui a traversé des
aventures pareilles à celles de son personnage. L’éditrice souligne les rapports intertextuels
de ce roman russe avec les romans occidentaux et la topique romanesque propre à la tradi-
tion européenne. Elle trouve aussi beaucoup de rapports avec les faits historiques du passé
russe et avec l’époque de l’écrivain. L’édition possède un riche et scrupuleux commentaire,
un dictionnaire de la langue russe de l’époque qui sans doute facilitera la rencontre du
lecteur avec ce texte tiré de l’oubli.
Anguélina Vatcheva

Ann Radcliffe, Julia ou les souterrains du château de Mazzini. Première traduction française
de A Sicilian Romance, éd. Valérie Maffre et Dominique Triaire, Montpellier, Presses
Universitaires de la Méditerranée, coll. « Imprimatur », 2016, 273 p.
Il faut saluer la naissance de la collection Imprimatur aux Presses Universitaires de
Méditerranée : elle présente en effet de grandes œuvres étrangères de littérature ou de philo-
sophie, dans la première traduction française qui en fut donnée.
C’est le cas avec le roman d’Ann Radcliffe, Julia ou les souterrains du château de
Mazzini, réédité ici par les soins de Valérie Maffre et de Dominique Triaire dans la traduc-
744 Notes de lecture
tion qu’en donna en 1797, soit sept ans après sa publication en langue anglaise, une
certaine Mme Moylin-Fleury, connue par ailleurs (assez peu) pour quelques romans à la
diffusion très restreinte.
Moins lu que L’Italien ou que Les Mystères d’Udolphe, Julia offre la même grammaire
gothique et en prodigue les décors, les situations et les personnages. Le lecteur pourra
goûter, dans le style élégant de Mme Moylin-Fleury, une intrigue qui le conduira, par les
profondeurs des souterrains, jusqu’aux origines de l’héroïne. Il pourra également apprécier
l’acclimatation à la France d’une matière romanesque que la traductrice, dans un avertis-
sement liminaire du plus grand intérêt, présente en soulignant les modifications qu’elle
apporte au texte original. C’est ce texte de 1797 qui fut lu en France et qui, au même
titre que d’autres traductions (de Lewis, de Walpole, ou d’autres romans d’Ann Radcliffe),
forgea une sensibilité gothique à la française. Tel qu’il fut traduit, le roman rencontra en
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France un succès qu’attestent plusieurs rééditions ; il fallut du reste attendre 1867 pour
qu’une nouvelle traduction en français soit proposée au public.
Une introduction et une annotation aussi précises qu’efficaces apportent toutes les
informations que le lecteur peut souhaiter trouver, notamment à propos des modifications
apportées par la traductrice.
Sont annoncées pour les mois qui viennent les publications, dans la même collection,
et par conséquent selon les mêmes principes, des titres suivants : Les Voyages du capitaine
Lemuel Gulliver en divers pays éloignés (1727) de Swift, les Recherches philosophiques sur
l’origine des idées que nous avons du beau et du sublime (1765) de Burke, Werther (1776) de
Goethe.
Sophie Lefay

Rétif de la Bretonne, Le Paysan et la Paysanne pervertis, éd. Pierre Testud, Paris, Honoré
Champion, coll. « Champion Classiques », 2016, 1462 p.
On doit saluer ce volume imposant comme un petit mais incontestable événement
éditorial. Il régalera tous les amateurs de Rétif, évidemment, mais aussi tous les spécialistes
du roman du dix-huitième siècle qui trouvent enfin accessible, dans une édition critique
de référence, un des textes les plus intéressants du tournant des Lumières en matière d’écri-
ture épistolaire. Avouons que l’objet est complexe et passionnant : sous un titre qui fait
sentir son rousseauisme, se trouvent amalgamés deux romans qui, jusque là, devaient être
lus séparément dans des éditions de poche peu fiables, en l’absence de réédition depuis
la première publication de 1787. Résumons : Rétif se fait un nom en 1775 avec l’intérêt
de scandale porté au Paysan perverti, qui marque une étape importante dans le roman
épistolaire, sorte de manifeste d’apparence rousseauiste mais profondément rétivien par les
ambiguïtés intégrées dans la trame des aventures du héros, Edmond. Agacé par Nougaret
qui a tenté le premier le contrepoint en rebondissant sur les péripéties de la sœur du héros
initial, Ursule, Rétif donne en 1780 sa Paysanne pervertie, fruit, à l’en croire, d’une inspira-
tion fulgurante d’un mois. Et tirant les conséquences de la complémentarité recherchée des
deux romans, il les fond en un seul en 1787, Le Paysan et la Paysanne pervertis, non sans que
cette dernière opération n’entraîne des torsions dans les textes originels, scrupuleusement
consignées par l’éditeur. Ajoutons, comme le rappelle également l’éditeur, l’importance
du jeu de l’illustration dans l’histoire éditoriale (plus de 120 gravures pleine-page ornent
richement le volume), et nous aurons l’idée du caractère monstrueux et fascinant de ce texte
profus, diffus, mais porté par un sens remarquable de l’intrigue et par le goût des situations
délicieusement ambiguës.
Une ample introduction (p. 7-42), justifiée par l’envergure du texte, permet de prendre
la mesure de l’immense travail accompli pour rendre ce chef d’œuvre lisible : on ne peut
qu’apprécier le souci de concilier la rigueur de l’établissement du texte et la nécessité de le
conformer aux usages actuels, avec un sens aigu du discernement dans ces opérations diffi-
éditions de
éditions detextes
textes 745
ciles (n’oublions pas que Rétif, en tant qu’écrivain imprimeur, n’est pas avare de singularités
d’usages qui s’ajoutent à celles du siècle lui-même). Il fallait sans doute rien moins que le
spécialiste incontesté et éditeur abondant de Rétif, Pierre Testud, pour mener à bien cette
délicate entreprise. Le résultat est à la hauteur de l’énergie et des compétences investies :
on redécouvre, en seize parties, 462 lettres et près de 1 300 pages de texte, les trajectoires
parallèles ou croisées du frère et de la sœur en proie aux tentations de la fin du siècle. Ils
incarnent, chacun à sa façon, les espoirs et les désillusions, les aspirations et les apories des
deux grands sujets de Rétif, l’art et la sexualité. Mais loin d’être des héros allégoriques,
les deux personnages centraux se présentent comme les vecteurs d’une mise à l’épreuve
sociale et fantasmatique de ces deux forces créatives. On comprend mieux alors le pouvoir
de séduction exercé par ce roman sur Balzac : la relation trouble d’Edmond et de Gaudet
d’Arras, inspirera, comme on sait, celle entre Lucien de Rubempré et Vautrin. L’intérêt est
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de voir ici à la source la « philosophie de Gaudet d’Arras » (p. 28) qui constitue une clé
importante du récit.
On ne peut donc que se réjouir de pouvoir enfin disposer de ce texte, labyrinthe narra-
tif exténuant et exaltant autant que variation philosophique et morale perverse, dans une
édition, qui, contrairement à ses héros, n’est pas pervertie.
Alain Sandrier

Rousseau, Rousseau juge de Jean Jaques (manuscrit « Condillac » avec les variantes ultérieu-
res), éd. J.-F. Perrin, O. C., t. XVIII, Paris, Classiques Garnier, 2016, 1094 p.
Un monument. Rarement une édition critique aura mérité un tel qualificatif, par l’am-
pleur de la recherche, le soin philologique apporté à l’établissement du texte, la profondeur
d’une pensée qui restitue pleinement la richesse et la cohérence de cette œuvre exigeante,
restée longtemps mal-aimée et sous-évaluée par la critique, mais revisitée avec profit depuis
une vingtaine d’année. J.-F. Perrin propose une lecture neuve de ces trois Dialogues de
Rousseau juge de J.-J. (RJJJ), enrichie par un travail continu mené sur le « dernier Rousseau »
(Politique du renonçant, Kimé, 2011 et Rousseau, le chemin de ronde, Hermann, 2014). Il
faut présenter l’appareil critique pour mesurer l’ambition de cette édition exhaustive. Le
texte de Rousseau n’occupe que 400 pages du volume. Les deux autres tiers comprennent
l’introduction (une centaine de pages), l’histoire du texte et les principes de son établisse-
ment (40 pages) ; les notes (300 pages) qui sont de deux types (notes historiques ou lexica-
les, notes de glose) ; enfin deux annexes (200 pages) intitulées respectivement « l’atelier de
l’œuvre » (variantes, corrélations avec la correspondance et les Considérations sur le gouver-
nement de Pologne) et « dossier documentaire » (contexte biographique des années 1772-76,
amitiés, protections, témoignages).
Au lecteur distrait et peut-être égaré dans les « tunnels » du second dialogue, J.-F. Perrin
offre une utile carte de navigation sous la forme d’un examen suivi de la « trame argumen-
tative » (p. 843-866) qui réjouira tous les futurs chercheurs. Il est vrai qu’on ne se lance pas
à la légère dans un texte aussi dense, que ce soit pour le lire par curiosité, l’étudier ou, au
préalable, l’éditer. Pour ce dernier, il faut une boussole, des instruments de sonde, et surtout
un projet intellectuel qui permette de rendre lisible cette œuvre si déroutante. J’affirme par
expérience que J.-F. Perrin relève totalement ce défi en tenant les deux bouts de la chaîne
qui fait les éditions de références : en amont, une attention scrupuleuse aux manuscrits
et aux premières éditions, en posant les questions herméneutiques et philologiques qu’ils
impliquent ; en aval, un haut niveau d’abstraction maintenu dans l’interprétation fouillée
que J.-F. Perrin propose de l’œuvre. Celle-ci est d’une certaine manière imposée par la ligne
juridique suivie par Rousseau lui-même. Dans RJJJ, l’auteur des Confessions abandonne
la trame narrative biographique et privilégie trois modes de discours qui sont aussi des
moyens de repenser le réel à travers l’examen du « cas J. J. » : le judiciaire, l’anthropologique
746 Notes de lecture
et le politique. Les trois dialogues suivent cette progression analysée dans l’introduction à
travers les images obsédantes des Dialogues (l’enterré vif, les figures du cyclope et du bouc
émissaire) et la mise en scène d’une parodie de justice (voir la section intitulée « Du procès
par fiction considéré comme l’un des beaux-arts », p. 60-70). Le Français énonce dans le
3e dialogue une méthode de lecture de l’ensemble des œuvres de Rousseau « dans un ordre
rétrograde à celui de leur publication » (p. 472). Cette hypothèse est examinée par J.-F.
Perrin qui rappelle que depuis la préface du Narcisse (1753), « Rousseau a toujours publi-
quement réfléchi sur la cohérence des évolutions tactiques de sa démarche, en tant que
celle-ci procède d’une thérapeutique concertée de traitement du mal par le mal » (p. 71).
Par la stratégie de lecture qu’il impose, RJJJ est représentatif de la manière du « dernier
Rousseau » qui « n’a jamais cessé de penser créativement » (p. 75) les rapports de l’homme
de la nature à « l’homme de l’homme », comme le prouve la reformulation de l’anthropolo-
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gie rousseauiste exposée par « Rousseau » dans le 2ème Dialogue. J.-F. Perrin interprète subti-
lement cette résolution d’une dialectique argumentative qui informe les écrits des années
1750 en un effet musical « d’unification mélodique » des thèses rousseauistes, réexposées à
partir du personnage central J. J. (archétype de l’homme naturel), objet de l’enquête. Par
sa dimension dialogique (au sens des dialogues platoniciens mais aussi au sens bakhtinien),
RJJJ présente des caractéristiques semblables, surtout dans le 3e dialogue, à l’écriture poly-
phonique de Diderot : on y trouve, selon des positions idéologiques différentes, une même
« approche socratique de l’affrontement de la doxa » (p. 82), une même volonté d’interroger
la place du penseur dans la cité.
Le choix philologique d’éditer le « manuscrit Condillac » est justifié dans l’intro-
duction (p. 18-23). Il s’agit d’un texte inédit, acquis récemment par la BnF, constituant
vraisemblablement la première transcription du manuscrit original (aujourd’hui perdu) des
Dialogues, dont il subsiste trois copies ultérieures que Rousseau désigne comme des « mises
au net ». C’est une véritable découverte : l’édition reproduit 3000 variantes par rapport au
texte connu jusqu’ici (basé sur le ms de Genève), et en propose une remarquable synthèse
dans « l’extrait raisonné des variantes » (p. 867-894). Sur cette volonté d’exhaustivité, je
ne peux que souscrire à l’avis de J.-F. Perrin : « en l’absence évidente de critère objectif
autorisant à omettre toute variante », puisqu’elles représentent « tout ce qui subsiste d’une
élaboration mentale qui nous est à jamais dérobé, on les a considérées comme de précieux
vestiges de l’histoire stylistique de l’œuvre » (p. 136). Cette édition marque donc une étape
décisive dans « l’archéologie des états manuscrits », comme dans l’exploration de l’œuvre
rousseauiste.
En somme, une belle idée de cadeau pour se faire des amis.
Érik Leborgne

Pietro Verri, Méditations sur l’économie politique, trad. d’Anne Machet, Maria Vitali-Volant
et Frédéric Manche, éd. André Tiran, avec la collab. de Pier Luigi Porta, Anne Machet
et Maria Vitali-Volant, Paris, Classiques Garnier, coll. « Écrits sur l’économie », 2015,
442 p.
Après le traité de Galiani, De la monnaie (Paris, Economica, 2005 ; voir DHS 38,
2006), André Tiran et ses collaborateurs donnent une nouvelle édition, bilingue elle
aussi, d’une autre œuvre fondamentale dans l’histoire de l’économie politique en Italie, les
Meditazioni sulla economia politica de Pietro Verri (1ère édition, anonyme, Livourne, 1771).
Après l’école napolitaine, l’école milanaise.
Verri se fait apprécier du chancelier réformateur Kaunitz par des études construites
sur une observation chiffrée et réaliste de la médiocre situation économique du Milanais,
terre d’Empire. Dans ses Meditazioni, il s’élève à une réflexion théorique sur les mécanismes
de l’économie et même à une théorie générale de la société. Il étudie les conditions d’une
croissance de l’activité productrice (l’industria). Il y voit la source d’échanges et de rappro-
éditions de textes
Revues 747
chements entre les peuples. Il s’interroge sur le commerce, sur l’argent, sur sa valeur, sur les
prix et leurs mécanismes, sur les freins au développement de l’activité : taxes et impôts, lois
qui brident les échanges, privilèges, corporations. à la fois économiste et philosophe, il s’est
nourri de Locke, Montesquieu ou Helvétius comme de Forbonnais, Melon ou Quesnay,
mais il paraît ne pas connaître Galiani. Ses réflexions ont attiré l’attention des économistes
de son siècle et du suivant. Lecteur attentif, Condorcet lui conseille de revoir sa théorie des
prix, trop mathématique. Jean-Baptiste Say voit en lui le plus judicieux des économistes
avant Adam Smith, qui l’a lu, mais sans l’avouer.
Aristocrate, il dénonce cependant les charges qui retirent aux agriculteurs miséreux
tout désir de participer à la croissance de la production. Il désigne celle-ci comme « repro-
duction annuelle », terme peut-être inspiré de l’agriculture, mais qu’il applique aussi à la
manufacture. Il est favorable à la liberté du commerce des grains mais il s’écarte clairement
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des physiocrates en affirmant le rôle moteur de l’activité manufacturière, qu’il place au
même rang que l’agriculture. Il divise la société en trois nouvelles classes : reproducteurs
(artisans aussi bien qu’agriculteurs), médiateurs (marchands et transporteurs), consomma-
teurs (propriétaires terriens aussi bien que mendiants). Un plus grand nombre de proprié-
taires favoriserait l’accroissement de la production agricole ; aussi souhaite-t-il, dans les
successions, une égalité des héritiers qui entraînerait la division des grands domaines. Les
impôts sont une préoccupation primordiale des gouvernants ; il souhaite leur simplifica-
tion, et de ne les voir peser que sur les biens possédés, terres ou marchandises. Il rêve d’une
suppression des taxes douanières dans toute l’Europe, ce qui pourrait en faire un précurseur
du Zollverein, sinon de l’Union Européenne. Animateur de la vie intellectuelle à Milan, il
aurait aussi suggéré à Beccaria le sujet de son traité Des délits et des peines (1764).
La traduction a le mérite de clarifier le texte originel tout en le suivant fidèlement ;
elle en simplifie les longs enchaînements syntaxiques et facilite, si nécessaire, l’approche
des termes dont use Verri. Dans son souci de généralisation, ce dernier ne précise pas les
faits, les pays, les auteurs auxquels il fait allusion ; le lecteur regrette la rareté de notes qui
l’éclaireraient là-dessus. Ce besoin de savoir a d’ailleurs été éveillé par les remarquables
apports des textes d’introduction, qui retracent la formation et le développement des idées
économiques et philosophiques de Verri, tout comme les orientations de la réforme écono-
mique et administrative de l’Empire en son temps et leur application dans le Milanais. Le
point est fait sur la biographie du comte Verri, sur ses relations amicales et familiales, et
sur sa correspondance. La publication et la réédition des Meditazioni sulla economia politica
sont resituées dans les circonstances contemporaines de la production du livre en Italie. Ces
études se fondent sur une importante bibliographie qui doit être un apport très précieux de
ce volume. La présente édition se veut et doit être une contribution à l’élargissement des
sources et des perspectives pour l’histoire de l’économie politique.
Michel Dubuis

REVUES
Études dix-huitiémistes dans les Balkans : Lectures de Jean-Jacques Rousseau aux XIXe et
XXe siècles, dir. Raïa Zaïmova, Études Balkaniques, vol. XLIX/1 (2013), 137 p.
Ce volume de la revue édité par l’Institut d’études Balkaniques et le Centre de
Thracologie de l’Académie Bulgare des Sciences réunit dix études et une bibliographie
relatives à la réception de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau dans les pays de l’Europe du
Sud-Est ainsi qu’en Russie qui sont issues d’un colloque international organisé à l’Uni-
versité Sofia en octobre 2012 par la Société bulgare d’Étude du XVIIIe siècle en coopé-
ration avec les deux instituts mentionnés ci-dessus. Touchant des aires géographiques et
culturelles ainsi que des époques historiques assez diverses allant de la Russie des Lumières
(Rodolphe Baudin : « Rousseau romancier dans la Russie des Lumières ») à l’Albanie de
748 Notes de lecture
la fin du 19e siècle (la « Renaissance albanaise » étudiée par Eriona Tartari) en passant par
la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce et l’Empire ottoman, ce dernier abordé à travers une
étude entreprise par Margarita Dobreva et Raïa Zaïmova sur « Émile ou de l’éducation dans
le contexte de la presse osmano-turque des années 1870 ». Ces études réunies montrent,
de manière neuve et convaincante, les multiples effets « catalyseurs » du texte Rousseau
dans des contextes marqués par la naissance des nationalismes et un certes encore timide
et très inégal processus de modernisation culturelle et sociale. À l’exception des études de
Margarita Serafimova sur « Les Promenades de Jean-Jacques Rousseau » comme « espace de
subjectivité » et de Rennie Yotova sur « L’idée de bonheur chez Rousseau » qui abordent
des thématiques plus générales et moins neuves, on trouve dans ce dossier des matériaux
et des analyses intéressants sur les lectures et les traductions de l’œuvre de Rousseau dans
l’espace Est-européen, mais également sur ses usages et son impact socio-culturel et politi-
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que. Sa réception en Bulgarie dans les années 1860 et 1870 servit ainsi, comme le montre
Nadezhda Alexandrova, de « socle » philosophique pour la réflexion des pédagogues bulga-
res de l’époque « sur les réformes de l’éducation des jeunes filles » (p. 76). À Constantinople
à la même époque, comme le met en lumière l’étude de Margarita Dobreva et de Raïa
Zaïmova, Rousseau et en particulier son Émile, constituèrent une référence importante pour
le mouvement de réforme des « Jeunes Ottomans » et leurs porte-paroles, comme Namid
Kemal et Ziya Pacha, même si les ouvrages de Rousseau demeurèrent interdits pendant
le règne d’Abdoul Hamid II (1876-1908). En Albanie à la fin du 19e siècle, Rousseau, et
notamment son œuvre pédagogique et politique, devinrent une base importante pour la
réflexion sur la religion civile, le principe de laïcité et les fondements d’une nouvelle pensée
constitutionnelle, comme le souligne l’étude d’E. Tartari. Tsvetomir B. Todorov, enfin,
parvient à montrer les formes d’instrumentalisation antisémite de l’œuvre de Rousseau
dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale en Bulgarie, où des auteurs comme Geo
Rodbran voyaient en lui l’instigateur d’une « révolution qui leur fût favorable [aux spécula-
teurs juifs étrangers] » (p. 126). Soulignons enfin l’effort fait, dans plusieurs contributions
à ce dossier riche et diversifié, pour saisir les traductions, entières ou partielles, sous forme
de livres ou dans des périodiques, de l’œuvre de Rousseau : c’est le cas pour les traductions
roumaines, dans l’article très bien documenté d’Ileana Mihaila (« Reflets de Jean-Jacques
Rousseau dans la culture roumaine moderne »), pour les traductions grecques dans l’étude
d’Anna Tabaki (« La réception de Rousseau en Grèce fin du XVIIIe – premières décennies
du XIXe siècle ») et dans la bibliographie détaillée établie par Raïa Zaïmova et Nikolay
Aretov, intitulée « Jean-Jacques Rousseau en Bulgarie. Éléments de bibliographie » (p.
131-137). Ce dossier, dans lequel on peut toutefois regretter que les citations et références
en russe et en grec ainsi qu’en écriture cyrillique n’aient été transcrites et traduites que
partiellement, constitue ainsi à la fois un utile tableau d’ensemble de la problématique de
l’impact de Rousseau dans les cultures du sud-est européen et la culture russe, ainsi qu’une
très bonne base pour de futures recherches.
Hans-Jürgen Lüsebrink

Häuser und Allianzen. Houses and Alliances. Maisons et alliances, dir. Franz M. Eybl,
Jahrbuch der Österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des 18. Jahrhunderts 30
(2015), Bochum, Verlag Dr. Dieter Winckler, 2016, 338 p.
Les six premiers articles, cinq en allemand et un en français, donnent son titre au
volume. Deux concernent Isabelle de Parme, son mariage avec le futur Joseph II et les
tableaux de Meytens qui illustrèrent l’événement, actuellement à Schönbrunn, et la corres-
pondance amoureuse qu’elle entretint avec sa belle-sœur l’archiduchesse Marie-Christine
– par ailleurs publiée par Élisabeth Badinter – qu’il convient de relire en tenant compte
du vocabulaire emphatique du temps, et replacer dans l’histoire générale de la sexualité :
amitié, amitié romantique, manifestations physiques de l’amitié, intimité et amour entre
REVUES
éditions de textes 749
femmes, les distinctions sont parfois ténues et les marges indistinctes. Les archives des
Esterházy – les livres de comptes – révèlent l’intensité des transferts culturels de leur cour, à
Eisenstadt comme à Fertöd, par l’internationalisme européen des gens qu’ils employaient :
il n’y eut pas que Haydn, qui fut entouré de beaucoup d’Italiens pour la musique ; les archi-
tectes venaient d’Italie (Carlone, Martinelli) et de France (Thomon, Moreau), les cuisiniers
de France, les administrateurs du domaine étaient généralement des Allemands, mais on
rencontre aussi un Anglais pour le cheptel de 200 000 moutons. Les fiefs impériaux en
Italie du Nord, menacés par la présence espagnole à Milan, recherchaient la protection de
l’empereur ; un petit vassal comme Francesco Maria Malaspina (1694-1754), militaire au
service de Vienne, récompensé par un siège au Conseil d’État, put récupérer après quel-
ques décennies de contestation, son fief de Malgrate. La reconnaissance de la Pragmatique
Sanction peut être suivie dans le journal que tint l’empereur Charles VI, à l’intérieur de la
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famille – le rôle des impératrices, dont la veuve de Joseph 1er –, à l’échelle de ses États : son
impatience lors des négociations avec la diète de Hongrie. La maison de Lorraine, dont
les liens avec les Habsbourg de Vienne étaient intenses, casa ses cadets dans les prébendes
du Saint-Empire : des trois frères du duc Léopold, l’un fut abbé de Stavelot et Malmédy,
l’autre archevêque-électeur de Trêves ; le coup de maître fut le mariage de son fils, le futur
empereur François-Étienne, avec Marie-Thérèse d’Autriche.
La deuxième section, quatre contributions en allemand, traite des arts et des scien-
ces. La première s’intéresse aux antiquaires, au sens que le terme avait dans les différentes
langues, en particulier en Allemagne, aux sociétés savantes créées par les protagonistes, à
leurs publications, telles les Göttingischen Gelehrten Anzeigen. Une deuxième, à partir de
la description des fresques du palais Farnèse par Bellori et des œuvres de Maulbertsch à
Kroměříž et à Mikulov, de Franz Josef Wiedon à l’église de Sonntagberg, de Johann Wenzel
Bergl à Melk, montre comment les fresques se mêlent à la décoration de stuc. La troisième
évoque la vie de Karl von Knoblauch (1756-1794), bien connu de Jean Mondot, un repré-
sentant de la Spätaufklärung radicale, et son œuvre principale, ses Politisch-philosophische
Gespräche, 12 dialogues entre un marquis français et un baron allemand à la recherche
d’une organisation rationnelle de la société au moment de la Révolution française. La
dernière est consacrée au poète néolatin Giovanni Battista Graser, un Aufklärer catholique
tyrolien professeur de rhétorique, et à son poème didactique dédié à Marie-Thérèse, De
praestantia logica (1756).
La dernière section, quatre articles en allemand, un en anglais, est consacrée aux
recherches en cours. La révolution des transports dans la monarchie des Habsbourg au
temps de Marie-Thérèse et surtout de Joseph II est évoquée par la construction de la route
pavée reliant la Moravie à la Galicie et les problèmes afférents : il faut des ingénieurs,
un financement, et une force de travail, fournie par la corvée (Straßenrobot), en dépit de
son faible rendement ; et ensuite, il faut entretenir. L’exploitation des bois en Transylvanie,
pour les mines, les salines, les verreries, est encore peu étudiée ; les premières mesures de
protection datent de Joseph II ; les ouvrages de sylviculture viennent d’Allemagne. La publi-
cation des textes du théâtre ambulant est un chantier à ouvrir ; le manuscrit Ia 38589 de
la Bibliothèque de Vienne contient 14 pièces inspirées du théâtre latin et élisabéthain, de
l’Italie, de la France, des Provinces-Unies ; exemple est donné des scènes 3 et 4 de l’acte IV
de Ein verlichter Verdruß, d’après le Dépit amoureux de Molière, imprimé en regard. Suit la
biobibliographie de six auteurs peu connus des Lumières tardives autrichiennes : Heinrich
Gottfried von Bretschneider, Friedrich Franz Edler von Entnersfeld, Johann Dionys John,
Johann Mathias Korabinsky, Anton Linhart et Karl Josef Michaeler. Pour clore, une revue
bibliographique sur la question de l’emploi du latin et des autres langues en Hongrie, de
1700 à 1844 (mentionnons les contributions sur Kazinsczy, un « jacobin » hongrois, dont
celle de Ferenc Bíró, et sur Berzevicky, dont celle d’Éva H. Balázs) fait suite à un précédent
article dans le n° 28 (2013) de cette même revue. Des dix recensions en fin de volume,
750 Notes de lecture
quatre portent sur des ouvrages de langue française. N’oublions par la nécrologie de Leslie
Bodi, cet « antipodische Germanist » (ce Hongrois émigré enseignait à Melbourne), dont le
Tauwetter in Wien est dans toutes les mémoires.
Claude Michaud

La Littérature philosophique clandestine dans les correspondances, La Lettre clandestine, n° 23,


Paris, Classiques Garnier, 2015, 414 p.
Fidèle à son rendez-vous annuel, avec une admirable ponctualité La Lettre clandes-
tine va son chemin, de mieux en mieux présentée, offrant à chaque fois semble-t-il un
contenu plus conséquent. On aurait pu croire à l’origine que son thème unique était limité
et qu’on en aurait assez vite fait le tour. Il n’en est rien et il paraît évident que la matière ne
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manquera pas pour de nombreux autres numéros.
Le dossier de cette année 2015 recoupe un autre chantier également en pleine effer-
vescence : celui des correspondances, qui a donné matière dans ces dernières années à des
réalisations majeures. Rencontre heureuse, et en fait inévitable : la littérature philosophique
clandestine se doit de contourner les diverses censures et interdictions qui entendent la
frapper ; l’échange épistolaire entre des initiés complices en est un moyen privilégié. La
moisson promettait d’être abondante et le fut. La place manque pour détailler le contenu
des sept interventions sur ce thème, toutes riches de matière, d’où ressort comme une
évidence l’omniprésence de Voltaire, tant auteur de littérature sulfureuse qu’amateur avide
de se procurer les dernières parutions, manuscrites ou publiées.
La Lettre clandestine, en sa finalité, relève si l’on peut dire, d’un genre hybride, assez
analogue d’ailleurs à notre revue Dix-huitième Siècle. Mais ici le projet pédagogique est
encore davantage marqué. Proposant, à chaque numéro, un ensemble thématique qui relève
quelque peu de la catégorie Actes de colloque, elle offre aussi une partie Varia qui équilibre
presque exactement le Dossier annuel, tant pour le nombre des intervenants que pour celui
des pages. Elle laisse aussi une place très conséquente à l’actualité par des comptes rendus,
peu nombreux mais qui permettent d’aller au fond des choses (il est telle recension d’une
étude sur le Theophrastus redivivus qui occupe pas moins de douze pages) ; et peut-être
surtout un bulletin bibliographique minutieux qui détaille le contenu de chaque ouvrage
répertorié, reproduisant la table des matières ou le titre de chaque article dans le cas de
travaux collectifs, sorte d’intermédiaire entre la vraie recension et la simple liste de titres.
S’y joignent in fine une présentation des auteurs et un résumé de leur participation, en fran-
çais et anglais, plus un index détaillé. En un mot, ce volume annuel remplit parfaitement
sa finalité pédagogique, fournissant à chaque fois un état présent des recherches dans un
domaine où l’on ne cesse de faire des découvertes.
Henri Duranton

Le Traité des trois imposteurs et la littérature philosophique clandestine, dir. Maria Susana
Seguin, La Lettre clandestine, 2016, n° 24, Paris, Classiques Garnier, 428 p.
Dans le monde des manuscrits clandestins, le Traité des trois imposteurs tient une place
à part, d’abord par le nombre important de copies connues, réparties dans toute l’Europe
et outre-Atlantique, ensuite par le mystère qui l’entoure. La recherche s’en est emparée ces
vingt dernières années, tentant notamment d’identifier le mythique De tribus impostoribus,
et écrivant un véritable « roman bibliographique ». C’est le mérite du dossier dirigé par
M. S. Seguin que de faire le point sur une histoire éditoriale passablement embrouillée.
S. Berti, qui revient sur l’attribution de l’Esprit de Spinoza (1719), conclut, sur la base de
nouveaux arguments, à la paternité de Jan Vroesen. T. Gruber remonte le cours du temps :
il étudie la tradition des trois imposteurs au Moyen Âge, et la rattache à la parabole des trois
anneaux. La brochure publiée en 1753 par le libraire viennois Paul Straube a-t-elle un lien
éditions de textes
REVUES 751
quelconque avec le texte dont on fait remonter l’origine au 16e siècle ? G. Ernst, qui a étudié
cette version, nuance la thèse d’un texte composite, formé d’une partie ancienne, datant
du 16e siècle, et d’une partie postérieure, de la fin du 17e siècle. Sans aller aussi loin, et se
gardant d’écrire un « roman philologique », elle admet l’existence d’un texte sur les trois
imposteurs ayant circulé entre le 16e et le 17e siècle, formé de deux parties de ton et de style
très différents. Présenté par F. Ronco, le témoignage de Iustus Kahl, calviniste converti au
catholicisme, sur la circulation, dans les dernières années du 16e siècle, d’un traité des trois
imposteurs, est une pièce de plus à verser au dossier. A. Mothu, en s’appuyant sur le témoi-
gnage de Bonaventure des Périers, soutient lui aussi l’existence d’un De tribus impostoribus
dans la première moitié du 16e siècle. Le deuxième dialogue du Cymbalum mundi (1537-
1538) fait apparaître le thème de l’imposture religieuse. G. Paganini pencherait plutôt pour
la thèse adverse. Le témoignage qu’il étudie, celui de l’auteur anonyme du Theophrastus
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redivivus (1659), premier traité philosophique athée de l’âge moderne, alors qu’il multiplie
les allusions aux manuscrits clandestins alors en vogue, ne fait nulle mention d’un quel-
conque De tribus impostoribus. En revanche il connaissait fort bien les thèmes qui seront
plus tard vulgarisés par le Traité des trois imposteurs, à savoir l’explication du phénomène
religieux et l’idée selon laquelle il y aurait un complot cherchant à abuser le peuple. Mais
l’Esprit de Spinoza mérite-t-il vraiment cette étiquette d’athéisme dont ses adversaires l’ont
affublé ? W. Schröder étudie la métaphysique du traité, et rend compte de son caractère
composite : il réunit des thèses d’origine spinoziste, mais aussi tirées de Hobbes, Vanini et
Gassendi. L’ensemble, sans réelle cohérence, permet quatre lectures différentes, du théisme
à l’athéisme en passant par le panthéisme et le spinozisme populaire. En définitive, ce texte
ne fait que tendre vers l’athéisme, et assure la transition entre Spinoza et d’Holbach. La
même tendance à une lecture déiste se retrouve, sur un plan exclusivement thématique
cette fois, dans l’examen auquel N. Gengoux soumet le Theophrastus. La figure du Christ
est le porte-parole d’une religion humaniste, horizontale, rationnelle et intérieure ; elle n’est
plus d’un imposteur mais d’un dénonciateur de l’imposture chrétienne. Pour Leibniz, qui
se range au côté des apologistes de la religion, l’imposteur est bien Spinoza. Il le met en
scène, travesti en misosophe, dans un dialogue des années 1670. Mais, comme le montre
M. Laerke, la réfutation de Leibniz repose sur un contre-sens de l’Éthique. Cela confirme
que l’imposture est largement imaginaire, comme le note P.-F. Moureau.
Trois textes, issus du dernier congrès des Lumières à Rotterdam, s’intéressent au
commerce des livres. M. Bokobza-Kahan, qui a étudié les Chroniques de l’avocat Barbier,
s’appuie sur leur témoignage pour mieux comprendre les modalités des acheminements
éditoriaux des Nouvelles ecclésiastiques. Un autre témoin, Thomas Pichon, copiste et collec-
tionneur de manuscrits subversifs, livre de précieuses informations sur la circulation du
livre en Europe. À partir de sa correspondance, G. Artigas-Menant montre quelles relations
il entretenait avec les libraires, quel soin il prit au déménagement de sa bibliothèque, alors
qu’il avait résolu de quitter Londres pour rejoindre Marie Leprince de Beaumont en Savoie,
où elle s’était retirée. Dans une lettre à l’autrice, il mentionne même Les Trois Imposteurs.
On ne quitte pas l’Angleterre avec la contribution d’E. Muceni, qui s’intéresse aux fausses
adresses. Après Cologne qui fut longtemps le lieu fictif favori de l’imprimerie dissidente,
Londres s’impose au 18e siècle comme la « capitale virtuelle des impressions clandestines ».
Jean Nourse est la nouvelle étiquette à succès jusque dans les années 1780. Elle profite de la
notoriété du libraire John Nourse, quant à lui bien réel.
Au titre des Varia, on trouve une étude de F. de Graux sur l’emploi de l’épithète libertin
dans le discours public : il insiste sur son acception sociale, notamment dans le contexte de
l’artisanat et des corporations, et montre que le mot n’a pas une fonction descriptive, mais
un effet perlocutoire, ce qui impose de resituer les occurrences dans leur contexte énonciatif.
A. Mothu détaille la querelle qui opposa Prosper Marchand et Jean-Frédéric Bernard autour
de l’édition du Cymbalum mundi de 1711, véritable passe d’armes entre deux libraires tous
752 Notes de lecture
deux avides de coups commerciaux. M. Fujiwara revient sur le rôle de Saint-Hyacinthe dans
la diffusion du manuscrit des Difficultés sur la religion, et s’interroge sur les interventions prati-
quées sur le texte par Lévesque de Burigny. Enfin M. Tizziani détecte dans le Mémoire de Jean
Meslier les réemplois des Essais de Montaigne, s’efforce de définir ses stratégies de réécriture,
et conclut à l’intelligence de la lecture du curé d’Étrépigny.
Nicolas Brucker

Le scandale – o escândalo, Sigila, revue transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret,


n° 33, printemps-été 2014, Paris, Gris-France, [2014], 192 p.
L’intérêt ou l’attrait ne manque pas à la plupart des articles de cette livraison, qu’ils
portent sur les sens du mot scandale ou sur quelques exemples de scandales dans l’histoire
de la littérature et des arts (y compris le septième), du 16e au 21e siècle. Un seul touche
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le 18e : Jacqueline Baldran, «Barbarus hic ego sum », p. 99-112, évoque les controverses et
scandales qu’a provoqués Jean-Jacques Rousseau, de par le contenu de ses œuvres ou leur
présentation, ou de par son comportement, ses ambiguïtés, ou les inquiétudes et les réac-
tions anticipées suscitées par l’attente de ses Confessions.
Michel Dubuis

HISTOIRE DES IDÉES


Bénédicte Abraham, « Au commencement était l’action ». Les Idées de force et d’énergie en
Allemagne autour de 1800, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
coll. « Dialogues entre les cultures », 2016, 261 p.
L’auteur de L’Idée d’énergie au tournant des Lumières ne peut que se réjouir, près de
trente ans plus tard, d’un essai parallèle et complémentaire. Le point de départ est un
même constat dans le monde germanophone qu’en France. Le lexique de la force et de
l’énergie caractérise le passage du mécanisme au vitalisme et de l’histoire cyclique à une
dynamique du progrès, mais le monde allemand connaît un développement particulier
des notions de Trieb et de Drang qui sont du côté de la pulsion et de l’impulsion et qui
caractérisent l’affirmation d’une conscience nationale. L’enquête s’étend de 1750 environ à
la fin du Saint Empire romain germanique (1806), elle permet de repenser l’articulation de
la Hochaufklärung à la Spätaufklärung en lien avec le Sturm und Drang bien sûr, mais aussi
le piétisme, la Empfindsamkeit, le classicisme weimarien et le romantisme naissant. « Existe-
t-il une spécificité allemande des idées de force et d’énergie ? », demande l’auteure qui la
voit en effet dans l’influence du piétisme et dans l’aspiration à unifier une nation que son
éclatement rend impuissante. Des textes aussi différents que les testaments de Frédéric II et
le Werther de Goethe témoignent d’un même appel à l’action. La force focalisée se distin-
gue de l’énergie centrifuge et la croissance (Wachstum) du développement (Entwicklung).
Une deuxième partie illustre l’importance de la problématique dans le champ scientifique.
L’Introduction à l’art vétérinaire d’Erxleben en 1769 fournit un discours de la méthode et
oppose les forces intérieures aux forces extérieures. Blumenbach qu’on a nommé le Buffon
allemand introduit le Bildungstrieb ou nisus formativis dans l’embryologie et dans les scien-
ces de la vie. Herder fait de l’histoire tout entière de l’humanité une « histoire naturelle de
forces, d’actions et d’instincts ». L’être humain se définit par la force qui le porte à devenir
un être toujours différent. Toute l’historiographie allemande bascule d’un savoir accumu-
latif et compilateur dans une herméneutique des forces en action. La troisième partie de
l’essai s’attache à l’idée d’énergie en littérature. Deux débats sont présentés, l’un porte sur la
promotion de l’originalité, sur une imitation conçue comme émulation et sur une défense
et illustration de la langue allemande, l’autre sur le génie comme privilège à s’émanciper
des règles et à créer du nouveau. Le Faust illustre les tentations et les risques d’une telle
éditions de textes
HISTOIRE DES IDÉES 753
émancipation qui permet la mutation du Kraftgenie en Tatmensch. Ainsi se justifie le titre de
l’essai : au début, n’est plus le verbe, mais, comme le dit Faust, l’action. Le livre est dense et
passionnant de la première à la dernière page.
Michel Delon

Vanessa Alayrac-Fielding, La Chine dans l’imaginaire anglais des Lumières, Paris, PUPS,
coll. « Mondes anglophones », 2016, in-4° carré, 344 p.,104 ill.
Ne pas consulter ce beau livre, ne fût-ce que pour son illustration, serait se priver d’une
enquête savante sur un aspect positif de ce qui a été, par ailleurs, un impérialisme dont la
Chine se souvient encore. Les Français ne connaissent guère de l’Empire du milieu pendant
la dynastie Qing que l’aventure jésuite, les chinoiseries de l’art rocaille et les porcelaines
réalisées pour le marché européen dits de la Compagnie des Indes, dont la technique de
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fabrication était jusqu’au début du 18e siècle inconnue en Europe. L’A. nous ouvre les
portes, avant les désastreuses guerres de l’opium du siècle suivant, d’une relation qui fut à
l’origine, entre les Britanniques et leurs interlocuteurs asiatiques, d’une variante intéressante
d’un imaginaire chinois qui envahit l’Europe des Lumières. L’ouvrage en distingue plusieurs
périodes depuis la création en 1600 de l’East India Company qui va organiser largement
dès la fin du siècle la consommation de la production chinoise (soie, laque, outre la porce-
laine) et répandre la consommation du thé. La Chine envahit aussi les cabinets de curiosités
avec des objets parfois montés, hélas ! L’Angleterre, comme l’Europe continentale, va s’ins-
pirer de cet exotisme nouveau par une représentation fantasmée dans les arts graphiques
et décoratifs, voire dans la littérature et par la création très originale des jardins anglo-chi-
nois admirés par tous les voyageurs du temps (voir notre compte rendu du livre de Gabor
Gelléri dans ce volume). Mais cette importation étrangère dans un monde protégé par l’in-
sularité suscitera des réactions dont l’A. donne le détail. L’ambassade de Lord Macartney,
à la fin siècle, signera une incompréhension réciproque qui aura de lourdes conséquences
lors les décennies suivantes. Il reste que de nombreux débats, souvent issus de la littérature
jésuite, sont communs avec ceux de l’Europe continentale : origine de la langue et du
peuple chinois, athéisme et confucianisme, modèle agraire et bonne gouvernance de l’Em-
pire du Milieu. On notera, quand même, diverses singularités britanniques comme le style
sino-gothique dans la décoration, l’architecture et le mobilier (Chippendale) qui évoque
les origines « saxonnes » de l’Angleterre, dont l’exubérance s’accordait, croyait-on, avec le
goût chinois. La théorie assez complexe d’ailleurs et la pratique du jardin anglo-chinois
participent aussi de cette fusion d’une tradition européenne, qui savait, en Italie particuliè-
rement, mêler l’art à la nature, avec la représentation que laissaient les voyageurs du jardin à
la chinoise où le minéral et le végétal se combinaient dans un parfait artefact de l’harmonie
céleste. La bibliographie témoigne de l’importance des sources exploitées dans un ouvrage
aussi complet qu’agréable à l’amateur de « chinoiseries ».
François Moureau

Saint-Simon ou le sens de l’intrigue, dir. Jacques Berchtold, Marc Hersant, Paris, Classiques
Garnier, 2014, 354 p.
Dans l’inépuisable bibliographie saint-simonienne, cet ouvrage, comme nous en
informent les auteurs, vise à compléter un premier recueil d’articles paru en 2011, intitulé
La Guerre civile des langues. Composé, pour l’essentiel, de travaux élaborés à l’occasion d’un
des derniers programmes de l’agrégation de lettres, il s’articule autour d’un des épisodes les
plus célèbres des Mémoires, « l’intrigue du mariage du duc de Berry », épisode dans lequel
nous sont relatées par le célèbre mémorialiste l’ensemble des démarches qu’il entreprit, au
cours de l’année 1710 pour aboutir à l’union du troisième petit-fils de Louis XIV avec la
fille du futur régent, Philippe d’Orléans, aux dépens de sa cousine héritière de la maison
754 Notes de lecture
de Condé, intrigue de cour, s’il en est, opposant de redoutables factions rivales postulant
sans scrupule sur les lendemains d’un règne finissant et dans laquelle Saint-Simon nous dit
déployer sans compter sa maîtrise. Détaché de son contexte, ce récit, une centaine de pages
dans l’océan des Mémoires, peut être pris comme une sorte de joyau susceptible d’une lecture
autonome qui nous interpelle comme une œuvre dans l’œuvre, avec sa propre structure, l’éco-
nomie de son propos, son authenticité, non sans qu’on y retrouve l’essentiel des caractéristi-
ques de l’ensemble de l’ouvrage, la marque de tout ce que l’immensité de ce texte peut offrir
dans son infinie diversité. À partir de là les 14 auteurs mis à contribution s’interrogent sur
les signes de cette ambivalence. D’abord sur ce qui donne à l’ensemble de l’épisode son unité
et sa vigueur et, prioritairement, la double acception du terme même d’intrigue qui désigne,
tout à la fois, l’action menée, la conspiration de cour que le duc conduit d’une main de maître
et la façon même d’en conter l’histoire, avec le souci de piquer la curiosité du lecteur (Damien
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Crelier, Patrick Dandrey). Puis l’atmosphère dans laquelle baigne cet épisode : tragique (Jean
Garapon), violent (Jacques Bertchtold), ésotérique à qui n’est pas du sérail, paralysant face
au monarque (François Raviez), finalement soumis aux hasards de la Providence (Delphine
Mouquin de Garidel). Le contenu du récit lui-même interroge car il est fondamentalement
récit d’un exploit couronné de succès : le roi est gagné à la cause des Orléans et, à terme, aveu
d’un double échec dans ses conséquences immédiates qui font de Mme de Saint-Simon une
dame d’honneur à regret et, à terme, de l’union réalisée, un échec (Claude Habib, Caroline
Jacot Grapa). Quant à l’auteur, présent à toutes les pages de son œuvre, il est ici plus parti-
culièrement manifeste comme chantre de l’amitié (Malina Stéfanovska) et l’incarnation d’un
chef de guerre (Catherine Volpilhac-Auger). Reste le texte en lui-même, ce qui en fait la valeur
littéraire, ses moments d’éloquence (Odile Richard-Pauchet), les rapprochements qu’il peut
faire naître avec les lettres de son temps ou nos propres curiosités (Philippe Hourcade, Marc
Hersant). L’ouvrage reprend, en annexe, une partie des travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie
sur la sociologie matrimoniale des Mémoires de Saint-Simon à laquelle s’ajoute une abondante
bibliographie portant sur l’œuvre du mémorialiste. Un index clôt la publication.
Jean Boissière

Jean-Claude Bonnet, La Gourmandise et la faim, Histoire et symbolique de l’aliment (1730-


1830), Paris, Le livre de Poche, Paris 2015, 452 p.
L’intérêt de la gourmandise et plus généralement de l’alimentation pour les études
dix-huitiémistes n’est plus à démontrer. Dans son ouvrage La gourmandise et la faim,
J.-C. Bonnet donne toute son ampleur à ce vaste champ d’étude en partant, dans une
première partie intitulée « le savoir culinaire », des comportements liés à la table et donc des
« civilités » de la table. On retrouve, bien sûr, le processus de civilisation déjà bien décrit
chez Norbert Elias, mais avec un éclairage particulier du côté des maîtres de la cuisine et
de leurs œuvres écrites. J.-C. Bonnet consacre de nombreuses pages aux livres de cuisine
et étend son enquête à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il étudie aussi la réception
du thème alimentaire et culinaire dans les périodiques et souligne à propos de l’eau à quel
point les savoirs du temps étaient en retard sur les soucis d’hygiène qui commençaient
pourtant à être très sérieusement pris en compte.
La deuxième partie développe une investigation subtile et passionnante sur le rapport de
trois grands auteurs à la cuisine. Nous le suivons chez Rousseau, Diderot et L.-S. Mercier. Le
rapport de Rousseau à la cuisine et à la nourriture éclaire bien plus que ce seul aspect de sa
personnalité. Il est révélateur de tout l’homme, comme J.-C. Bonnet s’emploie à le dévoiler
avec une justesse constante du regard et de l’expression. Il note cette remarque si parlante à
propos d’Émile qui préfère ce qui est simple : « tous nos ragoûts fins ne lui plaisent point ;
mais il est toujours prêt à parcourir la campagne et il aime fort les bons fruits, les bons légu-
mes, la bonne crème et les bonnes gens ». En croisant les écrits autobiographiques (Confessions,
HISTOIRE DES
éditions IDÉES
de textes 755
Dialogue de Jean-Jacques) avec ses œuvres fictionnelles (l’Émile, la Nouvelle Héloïse, Les Rêveries)
et des témoignages de contemporains (François d’Escherny), J.-C. Bonnet parvient à donner
à ce « Rousseau à table » une profondeur remarquable. Tout autre est, bien sûr, l’image de
Diderot. Au lieu des stratégies calculées de l’auteur des Confessions pour augmenter les plaisirs
de la sobriété, J.-C. Bonnet nous montre dans un chapitre intitulé « Diderot ou le démon
de l’appétit » un homme qui ne se refuse aucun des plaisirs de la table, grand amateur et
organisateur de « festins » et grand consommateur de vin. Il aime à rapporter dans ses lettres
à Sophie Volland les repas au Grandval chez le baron d’Holbach, ou à Langres. Il apprécie
non seulement la bonne chère mais toute la sociabilité ou la convivialité qui l’accompagne.
D’ailleurs, comme le note J.-C. Bonnet, il aime mettre en scène dans sa correspondance
« les tables bruyantes et concertantes » (p. 238). Mais Diderot s’intéresse aussi à l’arrière-plan
économique des tables bien garnies et des nourritures, abondantes ou non. Les années 60
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voient en effet les mesures de libéralisation des prix susciter de violentes émeutes liées au prix
et à la rareté du grain. C’est à ce moment-là qu’il prend le parti de son ami l’abbé Galiani
contre les physiocrates et leur défenseur l’abbé Morellet. Diderot amateur de bons repas n’a
pas supporté l’apparition de la famine. Le contexte socio-économique voire sociologique de
la cuisine tient une place importante également dans le Tableau de Paris de L. S. Mercier
qui repère – anticipant Bourdieu ! – l’assignation alimentaire des différentes classes sociales.
Mais c’est surtout le Paris, ventre prodigieux toujours inassouvi, que Mercier décrit avec un
réalisme neuf et parfois cru. Une dernière partie de l’ouvrage justifie l’empan chronologique
choisi (1730-1830) puisque, franchissant les limites de l’Ancien Régime, il s’intéresse non
seulement aux suites des problèmes frumentaires sous la Révolution (affaire Simonneau) mais
aussi au renouveau des pratiques culinaires consécutif aux bouleversements révolutionnaires.
La Révolution se mêle d’ailleurs de la symbolique alimentaire quand elle interdit de « tirer les
rois » au mois de janvier, mais inaugure de nouvelles fêtes avec des banquets civiques (p. 313).
Sous l’Empire, avec Grimod de la Reynière (1758-1837) et son Almanach des Gourmands
(1803-1812) suivi de son Manuel des amphitryons (1808) naîtra la gastronomie. Pour J.-C.
Bonnet, c’est l’occasion de tracer un portrait brillant de ce très original personnage, ami entre
autres de Rétif de la Bretonne et de Mercier, chez qui libertinage et cuisine se côtoyaient
souvent, comme l’illustre cette remarque : « Il est prouvé que chaque chose dans ce bas monde
veut être servie, cueillie ou mangée à son point ; depuis la jeune fille qui n’a qu’un instant
pour nous montrer sa beauté dans toute sa fraîcheur et sa virginité dans tout son éclat, jusqu’à
l’omelette qui demande à être dévorée en sortant de la poêle » (p. 352). Mais en fait, l’in-
novation de Grimod fut surtout « médiatique ». À partir de son Almanach, la médiatisation
de la cuisine fut assurée par la diffusion régulière d’informations sur le sujet. De façon plus
inattendue dans ce contexte, J.-C. Bonnet fait une place à l’auteur des Mémoires d’outre-tombe
mais surtout ici de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Dans cet ouvrage en effet, récit de voyage
oblige, Chateaubriand est amené à rendre compte aussi des mœurs alimentaires rencontrées
en chemin. Le dernier portrait de cette série de personnages liés à la gastronomie est celui
d’Antonin Carême (1784-1833), « le cuisinier artiste » dont le patronyme a des allures d’an-
tiphrase et qui pourtant a fixé les grandes règles de l’art culinaire dans son Art de la cuisine
française au dix-neuvième siècle publié en 1833-35. Mais c’est Brillat Savarin (1755-1826) qui
dans La Physiologie du goût (1825) avait établi définitivement le sérieux du concept de gastro-
nomie. L’ouvrage de J.-C. Bonnet, très nourrissant pour l’esprit, offre en outre un véritable et
constant régal de lecture.
Jean Mondot

Elisabeth Bourguignat, Persifler au siècle des Lumières, préf. Arlette Farge, Paris, Creaphis
Éditions, 2016, 316 p.
Depuis sa première publication en 1998, cet ouvrage est devenu un classique.
Soulignant, dans l’avant-propos, que ce livre « m’a toujours accompagné » et d’ajouter : « Je
756 Notes de lecture
ne pourrais dire le nombre de fois où je l’ai lu pour mes recherches ou pour enseigner »,
Arlette Farge exprime un sentiment partagé par nombre de chercheurs. Pour ma part, j’avais
été très marqué, en tant qu’historien du discours, par le fait que le terme persiflage, néolo-
gisme apparu en 1735, était perçu comme un mot à la mode au 18e siècle (« Le persiflage
est partout », Fréron, 1744), et donc décrit comme tel. Dans le même mouvement discur-
sif, sa signification demeurait quelque peu opaque pour les contemporains: « Ce mot était
nouveau pour moi, ou plutôt je l’avais entendu plusieurs fois sans en avoir deviné le sens »
(Prévost, 1745). Elisabeth Bourguinat nous montre alors en quoi la Révolution française lui
porte un coup fatal en l’associant au langage mystificateur de Cour et des salons d’Ancien
régime. Reste que ce mot a une valeur analytique propre pour l’historien : il conserve en effet
une modernité au carrefour de l’histoire sociale des idées, de l’analyse discursive des formes
littéraires et de l’histoire culturelle. C’est d’abord à partir des ouvrages où il est question
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de persiflage que l’analyse se situe au plus près des ressources discursives de la littérature
du 18e siècle. Le choix particulièrement heureux d’utiliser, dès le départ de l’enquête, les
informations contenues dans la base de données Frantext permet à Élisabeth Bourguinat de
reconstituer, de proche en proche, une constellation significative de termes et de notions à
laquelle les hommes des Lumières ont recours pour circonscrire le persiflage. Il s’agit alors
moins de rechercher un univers caché derrière le phénomène du persiflage que de montrer
comment advient, dans des textes littéraires, la modernité du persiflage par la mise en cohé-
rence d’une hétérogénéité discursive. Nous sommes ainsi invités à un parcours remarquable,
comme l’écrit Arlette Farge, de la lexicologie à l’histoire et à l’histoire des comportements,
le tout écrit de façon fluide, alerte, sans que l’érudition lexicologique pèse lourdement sur
le style. Par ailleurs, au-delà de la modernité propre au siècle des Lumières que nous révèle
l’étude du mot et de son champ sémantique, cet ouvrage s’inscrit dans une réflexion sur la
modernité du présent en matière de rapports du féminin au masculin. En effet, persifler n’est
pas affaire de libertinage au sens ordinaire, mais relève plutôt de la soumission de la femme
à un savoir, une rhétorique, un langage qui oblige la femme à faire l’aveu de sa dépendance,
acte performatif qui ne renvoie pas nécessairement à un acte physique.
Jacques Guilhaumou

Catherine Cessac, La Duchesse du Maine (1676-1753). Entre rêve politique et réalité poéti-
que, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières 46 », 2016, 413 p., 7 ill.
Un des trois éditeurs des actes du grand colloque de Sceaux consacré à la duchesse
du Maine (Bruxelles, 2003) qui renouvela la connaissance que l’on avait de ce personnage
singulier et assez fascinant des premières Lumières, l’A. lui consacre une monographie,
historique, littéraire et artistique dont le sous-titre peint exactement les ambiguïtés de cette
princesse de sang royal contrainte d’épouser un bâtard légitimé du Roi-Soleil et qui fit de
la Cour de Sceaux l’exact envers d’un Versailles qui s’assoupissait dans les derniers rayons
du règne. Petite-fille du Grand Condé, la duchesse avait de son ancêtre cette fougue un peu
désordonnée manifestée par le vainqueur de Rocroi et le héros d’une Fronde des Princes
dont l’échec fut aussi l’ultime victoire de la France chevaleresque. Utilisant de nombreux
documents manuscrits inédits, ainsi que la presse et les mémoires du temps, dont ceux
illustres de sa confidente, la future Mme de Staal, cet ouvrage peint au plus près le portrait
contrasté de la « reine de Sceaux », pour qui ce royaume poétique en valait bien un autre.
En 1718-1719, l’affaire dite de la Conjuration de Cellamare l’a souvent poursuivie dans
la littérature historique, qui juge toujours sévèrement les vaincus : vouloir substituer au
roi enfant, Louis XV, son oncle, Philippe V d’Espagne, était certes une aventure assez
extravagante qui pouvait bouleverser l’ordre européen, c’était aussi constituer une Europe
dynastique autour de la filiation capétienne. Mais la duchesse, dont le mari perdit son
statut de légitimé par décision régalienne du Régent, avait déjà décidé de se consacrer à
l’essentiel, faire de Sceaux cette fête galante dont l’opéra et la peinture fournissaient un
HISTOIRE DES
éditions IDÉES
de textes 757
modèle transposable par sa seule volonté dans la réalité d’un château et de son parc. Dans
les dernières années du règne du Roi-Soleil, elle avait déjà paradoxalement illuminé les
seize Grandes Nuits de Sceaux (1714-1715) de spectacles qui avaient disparu de Versailles
et des autres résidences royales. Entourée d’artistes et de poètes réunissant pour elle seule
quelques protagonistes de la Querelle des Anciens et des Modernes, l’ordonnatrice souve-
raine et insomniaque de l’Ordre de la Mouche à miel, aussi minuscule que pouvait être une
reine dans sa ruche, organisa, secondée par l’abbé Genest et Nicolas de Malézieu, ces fêtes
nocturnes où la musique de l’Aixois italianisant Jean-Joseph Mouret s’adaptait à des jeux
comiques plus près de la Foire que des prestiges de l’Opéra ou de la Comédie-Française.
Fermée depuis 1697 par décision du roi (qui n’eut rien à voir avec une mythique satire
contre Mme de Maintenon), la troupe italienne de l’Hôtel de Bourgogne y survivait par ses
types comiques et ce mélange de musique et de poésie rendant supportable pour la censure
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la dérision universelle qui s’y exprimait. Il y a toujours eu un peu de politique dans ce
crépuscule d’un monarque septuagénaire qui survivait lui-même à sa gloire. Après 1719, la
vie de la duchesse sera davantage parisienne ; elle qui aimait tant jouer la comédie et danser
était, comme Madame Palatine, assidue à tous les spectacles ; Marivaux lui dédia La Seconde
Surprise de l’Amour ; elle disserta d’esthétique poétique – le statut du vers – avec Houdar
de la Motte, mais, surtout, elle fit une prise de guerre essentielle avec Voltaire qui lui avait
lu à Sceaux en 1716 sa tragédie inédite d’Œdipe et qui y fit encore représenter Rome sauvée
en 1750. Il écrivit pour elle et souvent chez elle des contes qu’elle lui inspirait. Elle fut,
évidemment, la princesse Mélinade du Crocheteur borne et c’est à Sceaux que Voltaire rédi-
gea Babouc, Memnon et Zadig. Veuve en 1736, la fin de sa vie fit oublier la piquante reine
des « mouches à miel ». Les mémoires de Rose Delaunay, devenue baronne de Staal, publiés
en 1755, deux ans après le décès de la souveraine de Sceaux dont elle fut la confidente et la
complice dans l’affaire de Cellamare, peuvent décevoir, car ce qui fut le brillant de la Cour
de Sceaux n’y apparaît guère. Fort heureusement, le solide volume de Catherine Cessac
joint en annexe divers documents inédits qui complètent cette biographie d’une figure
originale, bien que trop souvent négligée, du premier 18e siècle.
François Moureau

Monique Cottret, Histoire du jansénisme 17e-19e siècle, Paris, Perrin, 2016, 403 p.
Cette belle synthèse, sur un sujet que l’on pourrait croire rebattu, dispense au lecteur la
perception qu’a du jansénisme une de ses meilleures spécialistes. Un des moindres mérites de
l’ouvrage n’est pas d’envisager le mouvement dans toute son extension chronologique, sans
privilégier la haute époque port-royaliste, dans laquelle, selon certains – Sainte-Beuve – il
se résume dans toute sa pureté, sans négliger un 18e siècle qui ne serait que politique – le
jansénisme le fut dès ses débuts – et in fine en affrontant avec finesse la complexité, sinon la
complication, des destins des jansénistes à la fin de l’Ancien Régime et plus encore sous la
Révolution et l’Empire. Un autre attrait du livre est l’usage toujours approprié et éclairant des
citations des grands auteurs, qu’il s’agisse des protagonistes du jansénisme ou de ses commen-
tateurs, tel Sainte-Beuve ; elles donnent au récit sa respiration. Les grands textes, autant de
marqueurs, l’Augustinus, la Fréquente communion, Les Provinciales – « Et Pascal vint » – sont
finement analysés, tout comme sont campées les grandes figures, celles que l’on attend, les
Arnauld, Nicole, Saint-Cyran – et le récit de l’émiettement de son cadavre ! p. 72-73 –, celles
moins connues du siècle des Lumières, Charles Rollin, Maultrot, Jabineau et bien d’autres.
Un long et subtil développement est consacré à l’abbé Grégoire, patriote, républicain, dont le
jansénisme n’est pas objet de doute pour l’A. Toutes les questions posées par le jansénisme, la
première étant l’emploi même d’un terme qui fut l’injure proférée par les adversaires, les jésui-
tes en premier, sont revisitées à la lumière des recherches récentes. Tout le monde s’accorde sur
le fait que « c’est bien l’anathème et la persécution qui fabriquent le jansénisme » (p. 11) et
758 Notes de lecture
que l’Unigenitus fut « la grande catastrophe héritée du Roi-Soleil » (p. 151). Les liaisons avec
le gallicanisme, avec les Lumières plurielles, avec l’opposition parlementaire (Le Paige, Robert
de Saint-Vincent), avec le parti « patriote », avec la tolérance, les droits humains, la liberté,
avec les différentes phases de la Révolution, y compris la période robespierriste, tout comme
la responsabilité dans la déchristianisation ou décléricalisation – ce n’est pas la même chose –
sont tour à tour évoquées et minutieusement contextualisées. On relèvera l’insistance sur tout
ce qui se rapporte à la mort du chrétien et qui fit tant pour la diffusion et la mémoire du jansé-
nisme, la profanation du cimetière de Port-Royal (belle évocation, p. 141-144) et les refus du
sacrement de l’extrême-onction, à laquelle l’abbé Grégoire échappa de peu. Pendant plus de
deux siècles, les jansénistes, bien divers, furent des opposants, des insoumis. « L’insoumis est
persécuté. Le rebelle est une victime. Voilà ce qui rend le jansénisme sympathique » (p. 325),
ce qui n’est en rien contradictoire avec l’œil critique de l’historien. Cet ouvrage nous en offre
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un magnifique exemple.
Claude Michaud

La Langue parlée. Écrits et parole d’Oc, 1700-1789, dir. Jean-François Courouau, Genève,
Droz, 2016, 553 p.
Jean-François Courouau n’a de cesse d’amplifier les perspectives ouvertes par Philippe
Gardy et lui-même sur la connaissance des écrits en langue d’oc sous l’Ancien Régime
et la Révolution française. L’un de ses récents ouvrages, MOUN LENGATGE BEL. Les
choix linguistiques minoritaires en France (1490-1660) (Genève, Droz, 2008), porte tout
particulièrement sur l’émergence d’une parole populaire dans les écrits en langues « minori-
taires ». Il montre qu’il n’existe pas, d’une langue minoritaire à l’autre, d’expression directe
d’une conscience populaire, voire d’un désir de s’adresser au peuple dans sa langue. Sous le
masque populaire, l’auteur est bien là, ce qui explique pourquoi par exemple les mazarina-
des dialectales, autour de la Fronde, ne se distinguent guère des écrits équivalents en fran-
çais. Le choix des lettrés de recourir à la langue du peuple vise à diffuser leur propre idéolo-
gie dans une société dominée par le bilinguisme et la diglossie. à ce titre, si l’introduction
du français dans les villes, à côté de campagnes où l’usage de l’occitan est quasi général,
a subi une intense accélération au cours des dernières décennies de l’Ancien Régime, au
point que les méridionaux francophones maîtrisent parfaitement bien la langue nationale, il
convient de ne pas se laisser prendre à une vision mythifiée, diffusée par certains auteurs de
l’époque, de la francisation de l’occitan urbain. Cet ouvrage se propose donc de synthétiser
la réalité particulièrement complexe des usages linguistiques de l’occitan, en explorant les
genres littéraires majeurs : la poésie (Jean-François Courouau), la poésie (Philippe Gardy),
ainsi que les chants religieux (Xavier Bard et Pierre-Joan Bernard), les textes lyriques (Jean-
Christophe Maillard), la production lexicographique et grammaticale (David Fabié), et la
prose (Jean-François Courouau). Il en ressort non pas des univers parallèles entre occitano-
phones et francophones, mais un processus de transmission et de traduction d’un univers
à l’autre quasi-permanent, en particulier entre les extrêmes de la division sociale, ainsi du
châtelain et des paysans. Il convenait donc « de retenir toutes les manifestations, parfois
les plus minimes, qui témoignent d’un usage écrit mais aussi oral d’une langue occitane
prétendument illégitime » précise Jean-François Courouau en introduction (p. 37). Ainsi
l’interrogation finale est et demeure toujours la même à propos des usages de l’occitan :
langue du « peuple », mais qu’est-ce que le « peuple » ?
Jacques Guilhaumou

Political Ideas of Enlightenment Women : Virtue and Citizenship, dir. Lisa Curtis-Wendlandt,
Paul Gibbard et Karen Green, Farnham, Ashgate, 2013, ix+ 251 p.
Cet ouvrage bienvenu, dont les éditeurs scientifiques sont tous issus d’Australie,
comprend deux parties : une première consacrée aux idées politiques de femmes vivant sur
HISTOIRE DES
éditions IDÉES
de textes 759
le Continent, surtout en France, une seconde centrée sur des autrices des îles britanniques.
Mise à part Émilie Du Châtelet, qui relaie et défend en France les idées de Mandeville sur
les avantages économiques des passions égoïstes des hommes, les autrices françaises – du
moins Octavie Belot, Marie-Madeleine Jodin et Etta Palm d’Aelders – se situent surtout par
rapport à Jean-Jacques Rousseau, prenant plus ou moins de distance avec ses idées sur l’édu-
cation et le rôle social des femmes. Etta Palm débattit avec Louise Keralio-Robert de ce que
devait être la citoyenneté et la vertu pour une femme. Plus radicale était Armande Gacon-
Dufour, qui se préoccupait de l’éducation des basses classes. Après ce premier ensemble de
cinq essais vient un chapitre sur la contemporaine allemande de Kant Elise Reimarus ; puis
un autre qui présente la réception italienne des œuvres de Mary Wollstonecraft, réception
préparée depuis le début du 18e siècle par des Italiennes, dont l’activité était encouragée
par les salons, et qui publiaient sur l’éducation féminine. C’est par une étude de salons
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français de la Restauration que s’achève cette première partie. On ne peut que se féliciter
de l’attention qui y est portée à des figures peu connues, parfois largement oubliées, même
des études féminines.
La seconde partie se penche sur quelques figures anglaises dont la renommée était
établie de leur temps déjà – Mary Wollstonecraft, Catharine Macaulay et Anna Laetitia
Barbauld – mais aussi sur des autrices de moindre envergure – Catherine Trotter Cockburn,
dramaturge et philosophe de la première moitié du siècle et Charlotte Brooke, une Anglo-
Irlandaise pionnière de la traduction de textes en gaëlique irlandais. La dernière pièce de
Trotter, The Revolution of Sweden (1706), s’appuie avec audace sur les idées politiques de
John Locke. à la fin du siècle Macaulay, dans ses opuscules politiques, fait de même ; et elle
promeut un régime républicain, tout comme Anna Laetitia Barbauld. Avant Wollstonecraft
elle demande, dans ses Letters on Education de 1790, une éducation identique pour garçons
et filles car, dit-elle, la vertu n’a pas de sexe. Les chapitres 11 et 12, qui portent, pour l’un,
sur Macaulay et Wollstonecraft, pour l’autre, sur cette dernière surtout, couvrent un terrain
assez connu : d’abord l’idée selon laquelle la raison est également l’apanage des hommes et
des femmes, puis le parallèle entre la condition féminine et l’esclavage.
Cet ouvrage permet donc d’avoir une vision plus européenne de l’engagement fémi-
niste au 18e siècle et ouvre la voie à d’autres travaux montrant l’articulation entre les idées
d’intellectuelles novatrices et celles de femmes dont le militantisme prend des formes plus
prudentes ; il devrait également permettre le développement de l’étude de la réception des
idées féministes à travers l’Europe pendant les Lumières.
Isabelle Bour

Rousseau et la Méditerranée : la réception de Jean-Jacques Rousseau dans les pays méditerra-


néens, dir. Jacques Domenech, Paris, Honoré Champion, 2016, 468 p.
À vingt ans d’écart, les actes réunis par Jacques Domenech du colloque internatio-
nal organisé les 20-22 janvier 2011 à l’Université de Nice-Sophia Antipolis par le Centre
Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature (UFR LASH) et l’Équipe « Autour de
J.-J. Rousseau » (CNRS Paris-Sorbonne) viennent compléter les actes du colloque du Caire
des 26-28 février 1990 sur la réception de Voltaire et de Rousseau en Égypte (actes publiés
au Caire en 1991 par le Centre d’études françaises, mais peu diffusés ; voir compte rendu
dans la Revue tunisienne des études philosophiques, n°56-57, 2016). Ce colloque avait égale-
ment donné lieu au dossier « Rousseau en Égypte » publié dans le sixième numéro des
Études Jean-Jacques Rousseau (1992-1995), avec une reprise de l’article d’Amina Rachid,
« Haykal lecteur de Rousseau », complété par celui d’Akram El-Sissi, « Quelques précisions
sur l’influence de Rousseau sur Haykal », et les contributions de Hassan Hanafi, « Voltaire
et Rousseau en Égypte », de Camélia El-Banna à propos de la traduction arabe d’Émile faite
par Adel Zeitar, et d’Aziza Saïd, « L’état présent des études rousseauistes en Égypte », à quoi
s’ajoutait le court mais célèbre texte de Jacques Berque, « Rousseau et l’Islam ».
760 Notes de lecture
Ici, le thème de la Méditerranée est traité en un sens très large : d’une part la
Méditerranée dans l’œuvre de Rousseau, et d’autre part l’œuvre de Rousseau dans l’espace
méditerranéen.
Le premier aspect nécessite de revenir sur la mer, sur la Corse bien sûr, et sur le sud plus
généralement dans l’œuvre de Rousseau. L’ouvrage contient une édition critique du Projet
de constitution pour la Corse (par Jacques Domenech et Vincent Gray, p. 291-344), précédée
d’une étude de V. Gray sur la mer dans le texte de Rousseau sur la Corse. Agnès Rogliano-
Desideri compare l’image de Rousseau et celle de l’éphémère roi de Corse Théodore. Il est
également question des puits et fontaines de la Méditerranée chez Rousseau, et de son inté-
rêt pour la musique italienne. Deux études traitent de la Méditerranée gréco-latine de l’An-
tiquité, l’une de la ville d’Athènes (Jérôme Bottgen), et l’autre de Cicéron (Valérie Pérez).
Certaines contributions se raccrochent à la thématique centrale d’une façon parfois
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très lâche, en s’essayant par exemple à des parallèles entre Rousseau et Albert Cossery, ou à
des comparaisons autour de l’autobiographie chez Vittorio Alfieri, chez Taha Hussein ou
encore dans la littérature francophone du Maghreb.
Mais le cœur de l’ouvrage et son apport le plus original sont constitués par une explora-
tion de l’histoire de la réception de l’œuvre de Rousseau dans l’espace méditerranéen : récep-
tion en termes de « présence, influence, innutrition, adaptation, dissémination » (p. 9).
Pour la zone hispanique, Lydia Vásquez et Juan Manuel Ibeas Altamira étudient la
réception, élogieuse ou négative, de Juan-Jacobo en Espagne – et en Amérique latine –, dans
les révolutions des années 1810 et dans les débats sur l’éducation.
Pour la zone des Balkans, Lorena Dedja et Esmeralda Selita montrent l’influence
de la pensée de Rousseau sur la Renaissance albanaise, et en particulier dans l’œuvre de
Sami Frashëri (Shqipëria, L’Albanie, 1899). Raïa Zaïmova repère les jalons de la présence
de Rousseau dans les chrestomathies bulgares diffusées par les écoles laïques grecques au
19e siècle, chez les critiques du début du 20e siècle et dans la philosophie marxiste inspirée
de Moscou. Elle signale l’importance de l’anti-Émile de Liubène Karavelov : Hadji Nitcho,
Le Fils à Maman (1870). Ileana Mihaila retrace l’histoire des traductions en roumain des
œuvres de Ióne-Iacobú.
Les articles de Barbara Innocenti et de Giulo Gentile donnent une cartographie idéo-
logique très précise des références à Gian-Giacomo en Italie à la fin du 18e siècle, en distin-
guant trois milieux de réception : la pensée réformatrice, la pensée révolutionnaire et le
jusnaturalisme catholico-royaliste. Dans le premier cas, le rousseauisme venait au service
du projet d’une monarchie populaire ; dans le second cas, pour les Jacobins méridionaux
(surtout à Naples), le rousseauisme était porteur de l’idéal de l’instruction publique et d’une
politique égalitariste ; dans le dernier cas, celui de la « littérature de barrage » (selon l’ex-
pression de G. Gentile), il était le produit d’un « cerveau sauvage » (p. 243), l’ennemi de
la religion, de la morale et du trône. Parmi tous les réactionnaires du temps, B. Innocenti
cite notamment Alfonso Muzzarelli, l’auteur de L’Emilio disingannato (1782), et Lorenzo
Ignazio Thiulen, pour qui la démocratie moderne était « une folie épidémique » (p. 237)
venue du nord des Alpes. Juliette Grange revient sur le principe des nationalités au 19e siècle
et au début du 20e en Italie, en Grèce et en Turquie, à travers les échos rousseauistes chez
Rhigas Velestinlis, Giuseppe Mazzini et Mustapha Kemal, lequel disait s’être directement
appuyé sur le Contrat social pour fonder une théorie de la constitution et de la souveraineté
nationale applicable à la jeune Turquie post-ottomane.
Au Maghreb, Pascale Pellerin suit la réception de Rousseau en Algérie des premiers
mouvements indépendantistes jusqu’à l’époque contemporaine, en particulier dans la
pensée politique de Messali Hadj, qui paraphrasait Rousseau dans son journal El-Ouma et
a relaté dans ses Mémoires sa visite de l’île Jean-Jacques Rousseau lors de son exil à Genève
dans les années 1930. P. Pellerin suggère une relecture du dernier chapitre du Contrat social
sur la religion civile dans le cadre de l’islam politique de Messali Hadj. Elle relève aussi les
Histoire des
éditions idées
de textes 761
références à Rousseau chez Ferhat Abbas, Kateb Yacine et Amar Ouzegane, dans les débats
autour de la Constituante algérienne de 1963, ainsi que dans les colonnes du quotidien
El-Watan dans les années 1990. Elle note que « les intellectuels algériens se réclament de
Rousseau quant aux principaux problèmes de l’Algérie contemporaine, qu’il s’agisse des
problèmes de l’Islam, de la démocratie, de la corruption, ou des effets de la mondialisa-
tion » (p. 135). Sonia Cherrad revient sur l’image mitigée de la ville d’Alger dans Émile et
Sophie, ou les Solitaires. Ahmed Jdey relève le fort intérêt pour Rousseau exprimé dans la
Revue tunisienne des études philosophiques (qui lui consacre d’ailleurs sa dernière parution,
déjà citée).
On retiendra de cette étude d’histoire des idées l’intense activité de traduction des
œuvres de Rousseau dès le 18e siècle dans la plupart des langues du bassin méditerranée – y
compris le catalan, le basque et le galicien –, médiation indispensable à la diffusion et à
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l’empreinte de sa pensée sur « le Midi », pour reprendre une catégorie importante de l’Essai
sur l’origine des langues. Se dégage aussi une césure nord/sud marquée par la géographie
alpine, sensible comme dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, lequel avait « passé les
monts », et constitutive de l’ensemble méditerranéen. Enfin, la date du colloque qui est à
l’origine de cet ouvrage (2010) prend rétrospectivement une portée symbolique et définit
imperceptiblement un certain style dans le traitement du thème : on était alors à la veille de
l’année du tricentenaire de Rousseau, mais surtout, et sans le savoir, à la veille des nombreux
changements politiques qu’allaient connaître les pays du sud de la Méditerranée.
Antoine Hatzenberger

Deutschlandbilder aus Coppet: Zweihundert Jahre De l’Allemagne von Madame de Staël /


Des images d’Allemagne venues de Coppet : De l’Allemagne de Madame de Staël fête
son bicentenaire, dir. Anja Ernst und / et Paul Geyer, Hildesheim, Zürich, New York,
Georg OlmsVerlag, 2015, 480 p.
Cet ouvrage collectif franco-allemand envisage De l’Allemagne sous trois angles : le
contexte intellectuel de sa genèse, le projet de fonder une étude comparée des cultures
européennes, la réception de l’œuvre. M.-C. Hoock-Demarle s’attache aux influences dont
Coppet est le foyer, qu’elle définit comme une « communauté de pensée », lieu d’inspi-
ration et d’interaction pour ses membres, qui appartiennent à différentes nations, mais
aussi ouvert à l’extérieur. Coppet est, à l’image du livre qui en est le produit, à la fois
émetteur et récepteur. Staël va aussi chercher son information dans les journaux qui font
connaître la littérature allemande au public français. G. Laudin propose un tour d’hori-
zon des périodiques français et des types de réception qu’ils actualisent. Un Panthéon des
auteurs allemands, qu’on retrouve dans De l’Allemagne, se dessine alors, selon des orienta-
tions successives, de la germanophilie enthousiaste à la restauration du classicisme à la fran-
çaise. Le canon littéraire allemand ainsi défini s’articule étroitement aux facteurs sociaux,
selon une démarche propre à la Kulturgeschichte. G. Gengembre et J. Goldzink étudient les
catégories qui orientent la méthode comparative staëlienne (temps, espace, gouvernement,
religion, sexe, mœurs, etc.) et qu’on voyait déjà à l’œuvre dix ans plus tôt dans De la litté-
rature. L’examen du terreau intellectuel d’où germa De l’Allemagne réserve des surprises :
J.-D. Candaux s’étonne de l’absence de la Suisse, et singulièrement de Zurich dans l’ins-
piration de Staël. Il souligne cependant le rôle des intellectuels zurichois dans l’essor de la
littérature allemande en Europe.
Manifeste fondateur de l’approche comparée des cultures, De l’Allemagne est porté
par le concept d’esprit européen. Staël oppose à l’instrumentalisation de la raison un idéal
culturel européen. P. Geyer parle « d’Aufklärung de l’Aufklärung » pour désigner cette dialec-
tique. L’Europe staëlienne, ni impériale, ni hégémonique, pas même classique, se signale
bien plutôt par l’universalité, la diversité et le rapprochement des cultures. S’appuyant sur
la linguistique, B. Heymann s’intéresse aux stratégies discursives du texte staëlien, et se
762 Notes de lecture
demande comment le savoir sur l’étranger est produit et communiqué. Elle distingue pour
cela deux modes : l’appropriation compréhensive, antithèse du jugement de valeur, et l’ex-
périence esthétique. Une autre lecture dialectique, celle de R. Terdiman, fait intervenir le
concept de différence, auquel il associe ceux de tolérance et de citoyenneté du monde. Ainsi
la confrontation à la différence crée la condition de possibilité de la tolérance. Le scepti-
cisme, doute sur la véracité de la certitude, naît en réaction à la différence. La question de la
frontière, de son expérience et de son nécessaire dépassement, occupe aussi la contribution
de W. Wehle. Non sans provocation, celui-ci part de l’idée que De l’Allemagne n’est pas un
livre sur l’Allemagne, mais sur la France, et à travers celle-ci sur l’expérience esthétique. Au
contact de la culture allemande, la France doit se régénérer, et ainsi perpétuer son leadership
culturel sur l’Europe. S. Setzkorn voit elle aussi dans De l’Allemagne un plaidoyer pour
l’affranchissement de toutes les formes d’assujettissement, mais pour le montrer elle recourt
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à une approche genrée. Le genre littéraire, entre journal de voyage et causerie de salon, de
même que l’ambition politique, philosophique et pédagogique manifestent une liberté qui
est caractéristique de la femme supérieure, et doivent se lire dans le contexte de la « querelle
de sexes ».
Le cosmopolitisme de Staël, qui se pense d’abord d’un point de vue esthétique, s’illus-
tre du côté italien dans plusieurs textes majeurs, de Corinne à De la manière et de l’utilité des
traductions (1816), lettre adressée aux intellectuels italiens qui provoqua une violente polé-
mique et contribua au débat romantique en Italie. M. Domenichelli montre cependant que
de tous les modèles politiques c’est le modèle anglais qui inspira le plus fortement la pensée
de Staël. L’ambivalence est au cœur de l’Allemagne staëlienne. S. Genand met en lumière
ses deux faces : aversion et fascination. Le voyage actualise dans la forme de l’expérience
cette ambivalence, en présentant successivement le sentiment d’abandon, d’isolement et de
perte, et l’ouverture vivifiante à l’autre. L’attitude complexe de Staël sur l’Allemagne n’est
pas sans rapport avec la mort du père, et peut être lue dans une perspective freudienne.
Pour F. Lotterie, l’Allemagne staëlienne est une réponse à la violence imposée par le sexe
masculin : contrairement au libertinage français, où elle joue le rôle de victime, la femme
s’épanouit dans l’idéal chevaleresque allemand, et se transcende dans l’enthousiasme.
Cette Allemagne, entre mythe politique et mythe littéraire, est sans cesse à inventer… et à
traduire. A. Amend-Söchting étudie la théorie staëlienne de la traduction et ses applications
sur des textes étrangers, tels que le Faust I ou Maria Stuart, que Staël veut s’approprier en
y imprimant sa marque.
De l’Allemagne met en place un canon esthétique qui définira le romantisme. R. Malita
montre comment s’élabore ce canon, selon quelles étapes, selon quelle axiologie, selon
quelle logique. Elle approfondit les concepts de génie, de poetavates et de metanoïa. Mais
Staël n’a du romantisme allemand qu’une vision tronquée : elle n’a pas pris la mesure du
mouvement d’Iéna dans sa portée révolutionnaire. P. Collini y voit l’influence d’August
Wilhelm Schlegel et de son cours de littérature dramatique. Goethe, Schiller et Bürger
occupent presque à eux seuls toute la scène romantique. Dans l’autre sens, Staël a influencé
la pensée romantique, si l’on en juge par le concept goethéen de Weltliteratur. G. Kaiser
montre qu’avant l’expression, et la fortune qu’on lui connaît, Staël avait théorisé la relation
entre la réception de l’étranger et la connaissance de soi. M. Winkler se penche sur une
autre théorie, celle de la tragédie historique, dont Staël fait un moment essentiel de la prise
de conscience nationale, mais à laquelle elle donne une dimension européenne. L’influence
de Schiller fut déterminante, mais aussi celle de Constant, comme l’explique F. Rosset. La
célèbre préface de Wallstein, que Constant reprit et développa vingt ans plus tard, en pleine
bataille romantique, restitue le point de vue de Coppet sur le théâtre allemand.
Le rôle de De l’Allemagne dans la diffusion de la littérature et de la culture allemandes
en Europe est considérable. R. Lessenich, qui explore l’aire britannique, montre que Staël,
comme adversaire de Napoléon et défenseur de la liberté et de la tolérance, fut d’abord
Histoire des
éditions idées
de textes 763
appréciée des Whigs, puis des conservateurs Tories. L’image de l’Allemagne qu’elle contri-
bua à diffuser fut indirectement orientée politiquement. La relation avec Jean Paul fut
difficile. M. Schmitz-Emans détaille tout ce qui oppose les deux écrivains, à commencer
par leur rapport à l’oralité, mais aussi le jugement esthétique. La diffusion de De l’Allema-
gne en Russie dans le premier 19e siècle a nourri le débat sur la langue, l’identité nationale,
le modèle culturel. N. Leclerc s’emploie à montrer que le livre eut la fonction d’un verre
grossissant, soulignant les contradictions de la société russe. En Pologne, la publication
d’extraits du livre dans des journaux contribua à sa fortune, comme l’établit Z. Naliwajek.
Le débat sur le romantisme s’en est trouvé considérablement modifié. H. Chudak se réfère
aux déclarations des libraires pour souligner l’influence de De l’Allemagne sur le mouve-
ment romantique polonais, et sur la question de l’identité nationale, qui lui est étroitement
associée. L’intérêt pour la culture allemande s’en trouva encore accru. L’Espagne est l’objet
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des études d’U. Schöning et de M. Montesinos Caperos : la dichotomie classicisme vs
romantisme se nourrit de l’influence de Staël, dont les écrits sont discutés dans les princi-
paux journaux littéraires. M. Menicacci explique les causes du retard de l’Italie par rapport
au mouvement romantique européen, et l’intérêt tardif des intellectuels pour les auteurs
romantiques allemands.
Nicolas Brucker

Olivier Ferret, Voltaire dans l’Encyclopédie, Paris, Société Diderot, coll. « L’atelier », 2016,
413 p.
Le volume semble reprendre le sujet bien connu du livre de Raymond Naves, Voltaire
et l’Encyclopédie (Paris, 1938 et réimpressions). Mais, comme le précise O. Ferret, sa recher-
che vise à se distinguer de l’approche de Naves : tandis que ce dernier s’efforçait de présen-
ter l’histoire des relations de Voltaire avec l’Encyclopédie et ses hommes (les vicissitudes qui
portèrent à la collaboration de Voltaire à l’Encyclopédie et à son détachement de l’entreprise,
à la fin des années 1750), dans le livre de Ferret, il y a peu de place pour ces aspects.
Comme le souligne le titre de son ouvrage (Voltaire dans l’Encyclopédie), Ferret vise à
explorer les différents aspects de la présence de Voltaire dans le Dictionnaire : tout d’abord,
il considère les allusions, les mentions, ou les citations à ou de Voltaire dans les articles de
l’Encyclopédie. Ensuite, il esquisse une typologie des mentions de Voltaire dans les articles :
il précise donc si les mentions-citations concernent des références générales à Voltaire ou
si elles concernent la transposition de passages tirés de ses œuvres ; enfin, il distingue entre
références à Voltaire poète ou à Voltaire historien ou à Voltaire philosophe. On esquisse
aussi les différents emplois pour lesquels les références ou les citations de Voltaire sont
faites : on distingue entre la simple référence, l’emploi comme ornement et l’emploi comme
exemple. La recherche méticuleuse de Ferret se poursuit en prenant en considération le rôle
joué par le chevalier de Jaucourt dans l’exploitation de Voltaire dans l’Encyclopédie : c’est
en effet le chevalier qui a écrit beaucoup d’articles qui font référence ou transposent des
textes de Voltaire (les pages de Ferret viennent s’ajouter à la bibliographie plus ou moins
récente qui a étudié et analysé le travail et la contribution de Jaucourt à l’Encyclopédie). Un
autre chapitre de l’ouvrage examine les contributions de Voltaire au Dictionnaire, ou plus
précisément les quarante-cinq articles que Voltaire a écrits pour l’Encyclopédie. Une analyse
particulière est réservée à l’article histoire et à l’article imagination. Enfin, on étudie
aussi la réutilisation que Voltaire fait du texte de ses articles dans des ouvrages postérieurs
(Questions sur l’Encyclopédie, etc.). Ferret s’est appuyé, dans sa recherche, sur les versions
numériques existantes de l’Encyclopédie : le projet ARTLF de l’Université de Chicago et
le projet ENCCRE d’édition numérique collaborative et critique du Dictionnaire, qui est
encore en cours. Mais la précision, la méticulosité de son travail, la richesse des résultats
obtenus sont hors de doute et ne peuvent que déclencher l’admiration de tout lecteur.
Gianluigi Goggi
764 Notes de lecture
Joël Fouilleron, Le Rapport à l’autre dans l’ancienne France. Croyances, cultures, identités
collectives (16e-19e siècle), Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014,
542 p.
Cet ouvrage, contrairement à ce que son titre annonce, concerne beaucoup moins
une interrogation sur la construction des altérités culturelles dans la France d’Ancien
régime qu’une réflexion autour de l’histoire religieuse, de la résistance de l’église à la laïci-
sation de l’état français et aux hétérodoxies qui permettent d’esquisser la naissance d’une
opinion publique en France. En une quinzaine d’articles, il montre notamment le lien
entre géographie physique et pratique religieuse. En effet, les montagnes du Cantal isolent
et protègent. Les compétitions entre les villes sont souvent liées à des résistances contre
les décisions de l’état, expulsion des jésuites, Concordat, etc. Cette opinion publique se
constitue également à l’intérieur des familles, de ses origines provinciales qui marquent
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parfois durablement ceux qui ont choisi de partir pour la capitale. L’analyse de la naissance
d’une opinion publique serait mutilée sans une étude des bibliothèques qui éclairent la
pénétration des idées. Mais comme l’écrit pertinemment Joël Fouilleron, à la différence de
celle du livre, « l’histoire de la lecture reste plus postulée qu’écrite, condamnée à la friche
par la maigreur des sources ». Il donne à ce sujet, une étude très documentée de l’ouvrage
de Charles Gobinet, Instruction de la jeunesse en la piété chrétienne, un art de bien lire les
bons livres. Il y critique la boulimie de lecture. Il faut lire peu mais lire bien. La lecture doit
être régulière et assidue. Mais il faut séparer les bons livres des mauvais représentés par les
romans « qui infectent l’esprit et corrompent le cœur ». Les romanciers sont des empoison-
neurs. L’ouvrage de Gobinet, publié en 1655, connaît un succès non négligeable tout au
long du 19e siècle. Une version en arabe paraît à Jérusalem en 1879. Si le volume est centré
autour d’une problématique chrétienne, conflit entre jésuites ou jansénistes, catholiques et
protestants, résistance au Concordat, on y trouve aussi des approches originales sur l’abbé
Dulaurens qui rompt avec son éducation jésuitique et voit publier, à son insu, en 1743, le
Discours sur la beauté et la Vraie origine du géant de Douai qui subissent les foudres de la
censure. Il y défend l’égalité des sexes et exalte la vertu, le mérite, la science et l’industrie.
Joël Fouilleron revient également sur la carrière dramatique de Fabre d’églantine, carrière
semée d’embûches qui lui permet de rêver à d’autres origines et de se fabriquer une autre
identité et qui prépare, selon Joël Fouilleron, son avenir révolutionnaire. Si cet ouvrage
nous permet de découvrir ou redécouvrir des problématiques originales, son style trop
chargé en rend la lecture parfois difficile.
Pascale Pellerin

Gabor Gelléri, Philosophies du voyage. Visiter l’Angleterre aux 17e-18e siècles, Oxford,
Voltaire Foundation, coll. « Oxford University Studies in the Enlightenment », 2016,
XII-207 p.
Curieusement, comme le remarque l’A., les travaux sur les relations de voyage de langue
française en Angleterre au 18e siècle, et encore plus au siècle précédent, sont rares, malgré
l’anthologie thématique parfois discutable publiée en 1999 par Jacques Gury. Et pourtant
l’Angleterre seule, pour le Royaume-Uni, à laquelle se consacre l’A., est clairement, entre
1681 et 1800, le pays d’Europe dont les relations imprimées sont les plus nombreuses, 309,
contre 280 pour l’Italie et 158 pour la France selon le décompte établi par Gilles Boucher
de la Richarderie (1808) complété en 2003 par Daniel Roche (Humeurs vagabondes). On
note, par ailleurs, une inflation considérable dans les deux dernières décennies du 18e siècle,
qui proposent près de la moitié de ces récits. L’ouvrage structuré chronologiquement traite
d’abord avec raison du 17e siècle, comme préambule à cette découverte de l’Angleterre, ce
qui met fortement en cause l’idée reçue d’une « anglomanie » née des Lettres philosophiques,
dont une certaine « voltairomanie » est largement la source. Après l’empathie des protes-
tants français du milieu du 17e siècle pour le voyage dans un royaume libéré du papisme,
éditions de textes
Histoire des idées 765
les dates de 1685 et de 1688, Révocation de l’Edit de Nantes et « Glorieuse Révolution »,
amènent l’émigration outre-Manche de plusieurs dizaines de milliers de huguenots qui vont
dévaloriser le jugement habituel de la « France toute catholique » et nourrir une littérature
viatique rédigée par ces errants et d’autres comme le protestant bernois Béat de Muralt,
membre de cette « Helvetia mediatrix », à laquelle un chapitre bien venu est consacré pour
la distinguer heureusement de la production des régnicoles français. Rédigées à la suite de
son voyage en 1693-1694, mais publiées seulement en 1725, les Lettres sur les Anglais et les
Français de Muralt inaugurent brillamment un exercice comparatif qui fera florès durant
tout le siècle et sera à l’origine d’un exercice rarement original dont les voyageurs futurs ne
se priveront pas. Le tableau de la p. 160 donne une idée assez précise de l’« anglomanie »
versus « anglophobie » qui va envahir le siècle et de l’effet des circonstances politiques –
guerre de Sept Ans et guerre d’Amérique – sur le « patriotisme » naissant des Français. Dès
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1706, les Délices de l’Angleterre de Claude Jordan, variante britannique d’autres « délices »
européens, introduisent une matière de guide qui témoigne d’une archéologie du tourisme
dont l’essor véritable se verra dans la seconde moitié du siècle. L’A. fait un choix parmi la
masse des publications qui furent, avec d’autres voyages plus lointains, l’une des mannes
de la librairie européenne des Lumières. L’étude permet néanmoins de mettre en évidence
quelques relations moins connues, comme celle de Pierre-Jacques Fougeroux, père du bota-
niste Fougeroux de Bondaroy (et non « de Bonderoux », p. 119). Ce gendre de Duhamel
du Monceau est l’un des premiers en 1728 à s’éloigner de la vulgate viatique qui met
Londres au centre du récit pour décrire l’Angleterre des parcs et des jardins, cette campagne
anglaise à découvrir pour le voyageur continental. En 1770, encore, Pierre-Jean-Grosley
publiera trois volumes uniquement consacrés à Londres, espèce de concentré à elle seule de
l’Angleterre pour la plupart des voyageurs. L’A. traite évidemment, avec plus ou moins de
détails, d’une série de voyages parmi les plus originaux, sans justifier nécessairement son
choix. Le voyage scientifique et technique de la première révolution industrielle anglaise
que l’on peut certes qualifier de « philosophique » manque un peu d’épaisseur dans ce
volume. Et on regrette l’absence presque complète des relations restées manuscrites et qui
furent, sans être médiocres, réservées, comme il était de coutume, au cercle intime. L’A.
joint à son analyse, sans que cela s’impose, des pièces de théâtre sur le thème du Français
à Londres, des romans et des mémoires personnels. Les Lettres philosophiques sont-elles un
récit de voyage ? Frédéric Deloffre parlait plus volontiers d’« une machine de guerre philo-
sophique ». Quant au Pour et contre de Prévost, qui fit connaître en France la littérature
anglaise, et des compilations comme Le Voyageur français de l’abbé Joseph de la Porte (noté
Delaporte par l’A.), ces exemples sont à la limite du sujet. Quelques pages neuves sont
néanmoins consacrées aux voyageuses, encore rares parmi les écrivaines du siècle comme
Mmes du Bocage et de Genlis, à cause du statut équivoque, à l’époque, de la femme seule
en voyage. Une ouverture sur la découverte des Highlands écossaises et la poésie ossianique
dans la seconde moitié du siècle n’aurait pas été inutile pour contraster avec la Grande-
Bretagne. Même s’il tourne parfois au catalogue chronologique, l’ouvrage est une solide
étude qui sera utile à tous ceux qui s’intéressent aux rapports tumultueux de deux voisins
séparés moins par la Manche que par leurs préjugés.
François Moureau

Juan Goytisolo, José María Blanco White. El Español et l’indépendance de l’Amérique hispa-
nique, trad. dir. Philippe Dessommes, prologue Marián Durán, Lyon, Presses universi-
taires de Lyon, coll. ‘‘Ida y vuelta/Aller-retour’’, 2016, 372 p.
L’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique a pu être un aboutissement du
18e siècle, où sont nés ses acteurs et ses premiers témoins. José María Blanco y Crespo
(1775-1841) en est un témoin à la fois accueillant et critique ; il est aussi un héritier des
Lumières. Fils d’un commerçant irlandais de Séville, il opte pour les lettres et le sacerdoce.
766 Notes de lecture
Ses lectures (Bayle, Feijoo, etc.) lui font prendre de la distance avec les pratiques de l’Église
espagnole, qu’il voit fausser la piété et en empêcher l’approfondissement. Passé à Madrid,
il sert un temps Godoy. En 1808, il choisit la résistance au tyran Napoléon et suit la Junta
Central à Séville, puis à Cadix, où on le charge de la rédaction d’un périodique que sa liberté
critique fait bientôt supprimer. Il s’exile à Londres et y reprend le patronyme White. On l’y
encourage à publier un mensuel de réflexion politique, El Español (1810-1814). Les pério-
diques, documents, correspondances qu’il reçoit, ses lectures (Humboldt, fray Servando
de Mier), ses rencontres (Miranda, Bolívar) l’informent sur les activités de la régence et
des Cortes à Cadix, ou sur celles des juntes locales par lesquelles les Espagnols d’Amérique
(les criollos, ou les « Américains ») expriment leurs aspirations à l’autonomie. Il défend leur
droit à s’administrer eux-mêmes et n’est pas éloigné en cela du projet des ministres éclairés
de Charles III, repris par Godoy mais jamais appliqué, de leur donner une autonomie
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qui les garderait attachés à la couronne. Il soutient leur droit à commercer et produire
librement, en homme des Lumières qui voit dans l’économie un fondement constitutif
des états. Aussi critique-t-il les tergiversations de la régence et des Cortes, sensibles aux
intérêts commerciaux du monopole de Cadix. Il censure leur aveuglement, et le choix de
l’affrontement militaire, qui renforce en Amérique l’aspiration à une indépendance qui lui
semble inévitable mais prématurée. Esprit éclairé, il plaide pour la recherche du savoir, pour
l’instruction des indiens et des « castes » (noirs libres, métis, mulâtres) et pour leur droit à
la citoyenneté. Il reproche au gouvernement de Cadix sa complaisance pour la traite des
noirs. Il s’élève contre le maintien, dans la Constitution de 1812, de l’intolérance religieuse ;
à cette date il adhère à l’Église d’Angleterre.
Cette anthologie fait vivre les élans et les déceptions d’un homme qui vit avec émotion
l’histoire de son temps : elle blesse « [son] amour de la liberté rationnelle et véritable ».
Comme d’autres Espagnols éclairés, il est atterré de voir ressurgir « la fureur démocratique »
des jacobins et, au retour de Ferdinand VII, « l’arbitraire du trône ». Il admire l’Angleterre,
qui jouit de la liberté religieuse et civile.
Au moment où Blanco White était redécouvert par les chercheurs universitaires, Juan
Goytisolo, romancier et essayiste critique, l’a fait connaître à son public, au risque de se
l’identifier à lui-même, comme on le lui a reproché. Sa présentation est une entraînante
introduction à une anthologie qui appelle le lecteur à se faire une idée personnelle d’un
auteur attachant, dont l’optimisme éclairé bataille avec les circonstances. Cette première
traduction en sert la lecture. Le prologue approfondit la réflexion en situant la pensée de
Blanco White dans l’histoire de l’Amérique espagnole.
Michel Dubuis

Annette Graczyk, Die Hieroglyphe im 18. Jahrhundert. Theorien zwischen Aufklärung


und Esoterik, Berlin, München, Boston, Walter de Gruyter GmbH, coll. « Hallesche
Beiträge zur europäischen Aufklärung », 2015, 324 p.
Avant leur déchiffrement par Champollion en 1822, les hiéroglyphes, associés ou non
à l’espace égyptien, demeurent l’objet d’une réflexion purement spéculative, perçus comme
les restes énigmatiques d’un mode de communication perdu de savoirs oubliés (antédilu-
viens ?, langage naturel ?), ou d’un savoir divin encodé par les prêtres. On sait que Goguet
crut voir en 1770 dans des similitudes entre les caractères chinois et les hiéroglyphes égyp-
tiens la preuve que l’égypte avaient été une colonie fondée par les Chinois. évoqués par
Hérodote, Diodore et Plutarque, les hiéroglyphes retiennent l’attention des Pères de l’église,
en particulier de Clément d’Alexandrie qui le premier distingua les hiéroglyphes propre-
ment dits de formes d’écriture cursive (dont le démotique). En 1419, les livres d’Horapol-
lon, récemment redécouverts, arrivent à Florence où ils suscitent l’intérêt des humanistes.
Willibald Pirkheimer en donne une traduction latine parue en 1512 avec des gravures de
Dürer. Redécouvert aussi alors, le Corpus Hermeticum, sans doute rassemblé à Byzance
Histoire des
éditions idées
de textes 767
avant la fin du 11e siècle et attribué au (mythique) Hermès Trismégiste, est traduit en
latin par le platonicien Marsile Ficin en 1463. Les philosophes de la Renaissance y voient
la confirmation de leurs hypothèses cosmologiques. Au 17 e siècle, le jésuite Anathasius
Kircher, considéré comme le fondateur de l’égyptologie (Œdipus Ægyptiacus, 1652-1654),
voit dans les hiéroglyphes le premier système de notation renfermant tous les savoirs de
l’ancienne Égypte.
Au 18e siècle, les hiéroglyphes deviennent un enjeu intellectuel important. Leur parti-
cipation au langage visuel ou à l’image, au geste et à divers symbolismes leur assure une
présence dans des champs épistémologiques variés aux confins de la théologie, des réflexions
sur les origines du langage et de la civilisation (avec en particulier chez Vico, Warburton
et Herder), dans l’esthétique (Diderot, d’Alembert, Condillac), dans l’emblématique, dans
la physiognomonie (Lavater), et bien entendu aussi dans la théosophie (Saint-Martin et
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Eckertshausen). En raison de leur présence dans les réflexions rationalistes comme dans
l’ésotérisme, qui se voue à la recherche des « vérités fondamentales » des religions, leur
étude apporte ainsi une contribution au débat sur les interférences thématiques entre ce
qu’il est d’usage d’appeler Lumières et anti-Lumières, car, si les principes de vérificabilité
et de causalité fondent l’épistémologie des Lumières alors que les Anti-Lumières opèrent
largement avec les concepts d’analogie et de correspondances, il y a chez les penseurs des
Lumières aussi beaucoup de pensée analogique. On trouve ainsi, dans les réflexions sur les
hiéroglyphes de penseurs du religieux comme Vico ou Herder, des croyances non remises
en doute et présentes aussi chez les penseurs ésotériques (toutefois sans dimension ésoté-
rique), tandis que des penseurs ésotériques comme Saint-Martin ou Eckartshausen cher-
chent à satisfaire aux critères du rationalisme ou de l’empirisme des Lumières en tentant
de montrer l’existence d’organes de perception supérieurs permettant d’entrer en contact
avec le divin. C’est finalement Lavater qui, dans sa physiognomonie, va le plus clairement
sur le terrain ésotérique. La porosité entre les champs du rationalisme et de ses contraires
a conduit l’A. à parler d’ésotérisme et non d’hermétisme, un terme trop lié à l’alchimie
(Encyclopédie, art. hermétique) et surtout au platonisme et à sa réception, ainsi qu’à la
physiognomonie et à la caractérologie astrale. à l’inverse, l’adjectif ésotérique, qui se répand
vers la fin du 18e siècle, opposé à exotérique, est lié à l’idée de savoir (tenu) secret. En cela,
l’A. suit la terminologie de Monika Neugebauer-Wölk et d’Antoine Faivre, qui a distingué
quatre critères permettant de définir la pensée ésotérique : 1) l’idée de correspondances
non-causales entre les parties visibles et invisibles du cosmos ; 2) la croyance en l’idée de
nature vivante et/ou divine ; 3) le recours à l’imagination religieuse comme instrument
d’accès aux savoirs suprasensibles ; 4) la croyance en une purification accompagnant les
processus de métamorphose conduisant à la reconstruction d’un homme lié au divin.
De la riche matière abordée par A. Graczyk, nous retiendrons les cas de Vico, de
Herder et de Diderot. Giambattista Vico, qui a développé dans la Scienza nuova (1725)
une théorie de la formation de la civilisation et des hiéroglyphes originale tout en s’effor-
çant de demeurer au plus près des récits vétérotestamentaires, rapporte les hiéroglyphes à
un langage adamitique, et l’attention qu’il porte parallèlement à la formation du langage
chez les peuples païens l’incite à y voir le témoignage d’une pensée prélogique opérant avec
des images et des représentations sensibles. Le pasteur luthérien Herder n’est guère éloigné
de ces perspectives quand il interprète le récit de la Genèse en sept jours, qu’il nomme le
« hiéroglyphe de la création » (Die älteste Urkunde des Menschengeschlechts / Le plus ancien
document du genre humain, 1774-1776), comme un morceau de poésie orientale parlant aux
sens, mais c’est sur les travaux d’orientalistes (en particulier du De sacra poesi Hebraerorum
de Robert Lowth) qu’il se fonde et non sur Vico qu’il ne connaîtra que quelques années
plus tard. Il note certes que les hiéroglyphes égyptiens représentent symboliquement des
forces cosmiques, en particulier l’idée de fécondation universelle bisexuée, mais il ne les
comprend pas comme des messages divins mais comme des notations de nature discursive.
768 Notes de lecture
Alors que tous les penseurs étudiés ici rapportent les hiéroglyphes à la question des origines
de la civilisation, Diderot est le seul à ne pas s’intéresser à l’ancrage historique des hiéro-
glyphes ou à leur signification dans une civilisation théocratique. A. Graczyk s’interroge
sur les raisons qui ont pu pousser l’auteur de la Lettre sur les sourds et muets, qui détache
le langage initial des hommes du langage animal, à faire du hiéroglyphe un concept pour
les théories de l’art. Elle y voit moins une position critique envers Les Beaux-Arts réduits à
un même principe de Batteux que la volonté d’opposer une approche synthétique de l’art à
l’approche analytique de Condillac (p. 129) et de souligner que le langage artistique et le
langage analytique ne se développent pas de façon synchrone.
Gérard Laudin

Dario Ippolito, Lo spirito del garantismo. Montesquieu e il potere di punire, préf. Nadia
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Urbinati, Rome, Donzelli, 2016, 111 p.
Rédigé par une plume élégante, ce petit livre a un double intérêt. Le premier est de
nous éclairer sur la philosophie pénale de Montesquieu. Chacun sait qu’au temps des
Lumières l’édifice du droit pénal élaboré au cours des siècles précédents va être ébranlé par
un vent puissant de critiques qui souffle dans toute l’Europe. Le mouvement intellectuel
des Lumières s’attaque aux archaïsmes du droit pénal, jugés inacceptables à une époque
de progrès de la civilisation. Des réformateurs proposent une répression plus certaine et
plus modérée, plus efficace et plus humaine, réduite à ce qui est nécessaire à l’intérêt de
la société. Comme nous le rappelle l’A., Montesquieu donne une impulsion décisive à ce
mouvement de réforme qui revendique l’adoucissement du droit pénal : il souhaite réduire
la liste des délits en en éliminant les actes qui ne font qu’exprimer liberté de pensée, liberté
de conscience, liberté de conduite individuelle. Il insiste sur la supériorité de la prévention,
sur la nécessité de mieux proportionner les peines, de n’utiliser la peine de mort que dans
des hypothèses restreintes. Il démontre qu’une peine modérée mais certaine vaut mieux
qu’un châtiment excessif et aléatoire. Sa pensée pénale va également dans une direction
que de nos jours nous qualifierions de laïque, car elle veut mettre fin à la confusion entre
crime et péché. De surcroît, l’A. souligne que Montesquieu ne fait pas seulement ressor-
tir la dureté et l’irrationalité du système des délits et des peines ; ses critiques s’adressent
aussi à la procédure criminelle inquisitoire, accusée de bafouer les droits de la défense. Le
deuxième intérêt que recèle ce stimulant essai critique est de nous inviter à réfléchir sur
l’actualité de la réflexion pénale de Montesquieu. La thèse de l’A. est que L’Esprit des lois
permet de penser l’« esprit du garantisme ». Par ce terme technique du vocabulaire juridi-
que italien, il faut entendre la protection que la loi doit être en mesure de garantir à chaque
individu. Le terme acquiert une signification précise dans les domaines pénal et judiciaire :
il désigne tout particulièrement le primat des droits individuels de liberté face au pouvoir
de punir de l’État. Dans Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale (Rome, 1989), le
juriste Luigi Ferrajoli a notamment étudié et théorisé les principes généraux devant former
le système des garanties dans la justice pénale. Ferrajoli y distingue un garantisme pénal et
un garantisme judiciaire. Le premier concerne les libertés fondamentales avant l’enquête,
le deuxième pendant l’enquête. D’un côté, on trouve les garanties pénales substantielles,
comme par exemple le principe de légalité (pas de crime sans loi) et le principe d’économie
du droit pénal (pas de loi pénale sans nécessité) ; d’un autre côté, les garanties procédurales,
par exemple le principe juridictionnel (pas d’inculpation, sans procès) et le principe accu-
satoire, qui préconise notamment la séparation entre le juge et la partie plaignante. Bien
sûr, dans Lo spirito del garantismo, l’A. ne veut pas prouver que tous les principes formant
le paradigme « garantiste » en vigueur dans les démocraties libérales contemporaines sont
déjà opérants chez Montesquieu. Ce qu’il s’agit plutôt de montrer est que Montesquieu,
à travers son analyse du despotisme pénal, de la cruauté des supplices, de l’incertitude
des jugements, œuvre pour une nouvelle culture juridique et judiciaire, caractérisée par la
Histoire des
éditions idées
de textes 769
tutelle des garanties individuelles : pour mieux apprécier l’« esprit du garantisme », il faut
donc relire L’Esprit des lois. Formons le vœu que cet ouvrage bien documenté et très agréa-
ble à lire puisse être traduit en français.
Luigi Delia

Paschalis M. Kitromilides, Enlightenment and religion in the Orthodox world, Oxford


University Studies in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2016, 329 p.
Ce recueil de douze articles, dirigé par P. M. Kitromilides, professeur de Science poli-
tique à l’Université d’Athènes, éditeur de From Republican Polity to National Community.
Reconsiderations of Enlightenment Political Thought (Oxford, 2003. CR dans DHS n° 36,
2004) et de Adamantios Korais and the European Enlightenment (Oxford, 2010 ; CR dans
DHS n° 46, 2014), pallie un manque : il aborde la question du rapport entre Lumières et
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religion, jusque là examinée généralement dans les seuls pays de l’Ouest, en l’étendant à
l’Europe de l’Est. Cette perspective nouvelle amène les contributeurs à s’intéresser dans
un premier temps aux principaux centres de l’Orthodoxie que sont au 18e siècle le monde
hellénophone (P. M. Kitromilides, V. N. Makrides, E. Nicolaidis, D. Moschos) et l’Em-
pire de Russie (I. Carras, E. Smilianskaia). L’introduction de la cosmologie moderne dans
l’éducation grecque et l’alternative aux Lumières qu’a représentée la Philokalia, corpus de
textes émanant d’anciens ascètes chrétiens et de Pères de l’Église, font ainsi l’objet d’analyses
précises, de même que, dans le domaine russe, les travaux de Voulgaris et de Levshin où s’af-
frontent le spirituel et le rationnel. La seconde partie du volume aborde les difficultés spéci-
fiques rencontrées par de plus petites communautés comme la société roumaine arrimée à
ses croyances traditionnelles et rejetant avec autant de force le catholicisme que l’athéisme
(A. Pippidi), ou le peuple bulgare tendant davantage – mais très lentement – à s’émanciper
au contact des Lumières (V. Maragos), ou encore le monde serbe transformé notamment
par les vues humanistes de Dositej Obradovic (N. Ristovic, B. Aleksov) et par les efforts
des évêques pour améliorer l’éducation populaire (M. Petrovic). Le dernier chapitre révèle
combien les modes de représentation occidentaux ont imprégné l’art religieux orthodoxe
(E. Drakopoulou). Cette approche novatrice, qui met l’accent sur les réactions particulières
suscitées par la rencontre des Lumières avec la tradition religieuse des « nations » appar-
tenant à cette aire géographique, est d’autant plus importante que l’accès aux Lumières a
souvent constitué le point de départ de la marche vers la modernité pour des communautés
qui plongeaient leurs racines culturelles et linguistiques loin dans le passé.
Sylviane Albertan-Coppola

Mladen Kozul, Les Lumières imaginaires: Holbach et la traduction, Oxford, Voltaire


Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2016, XII +282 p.
Mladen Kozul, dont on connaît les travaux sur Sade et sur la critique de la religion
et la médecine des Lumières, propose cette fois une première étude d’ensemble sur d’Hol-
bach traducteur. Son livre, qui fait le point sur « presque vingt ans de recherche » (p. XI)
– où ils auront donc dû voisiner avec bien d’autres enquêtes – témoigne de toute évidence
d’une fréquentation assidue de bien des archives et d’une connaissance approfondie du
détail souvent tortueux de la production clandestine et/ou hétérodoxe des Lumières ; cette
longue maturation aura permis d’autre part d’élaborer un questionnaire théorique raffiné,
que l’auteur construit en dialogue avec Alain Sandrier et Jean-François Jandillou tout en
se réclamant aussi de Julia Kristeva, de Jean-Pierre Cléro et de bien d’autres. Je m’empresse
d’ajouter, pour n’effaroucher personne, que Mladen Kozul réussit le joli tour de force de
mobiliser ces diverses références sans jamais jargonner et en expliquant au fur et à mesure
tout ce que le lecteur a besoin de savoir pour suivre sa démonstration.
Les traductions du Baron, qui sont en réalité le produit d’un travail d’équipe, dépas-
sent « en quantité […] l’ensemble de ses œuvres originales » (p. 1) ; cela seul justifiait
770 Notes de lecture
qu’on leur consacre enfin une monographie. Elle découvre en l’occurrence une pratique
de la traduction très différente de ce que nous attendrions spontanément aujourd’hui : les
« traductions » de d’Holbach abrègent ou réaménagent leurs originaux, ajoutent de copieux
paragraphes qui sont le fait du traducteur ou combinent des originaux que rien ne prédesti-
nait à voisiner dans un même volume et qui prennent ainsi une résonance dont les auteurs
des textes premiers ne devaient pas se douter. Certains textes prétendument « traduits de
l’anglais » sembleraient même ne correspondre à aucun original précis : il arrive ainsi à
d’Holbach d’attribuer des textes de son cru à un certain John Davisson qu’il invente appa-
remment de toutes pièces.
Mladen Kozul rappelle d’abord, comme il se devait, que pareilles pratiques s’expli-
quent pour une part par toute une tradition « classique » de traductions moins soucieuses
de transcrire littéralement leurs originaux que de les ajuster aux habitudes et aux attentes de
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leur nouveau public ou aux normes d’un bon goût ou d’une raison censée universelle : une
bonne traduction était idéalement une version améliorée du texte source.
Ces habitudes largement partagées ne sont évidemment qu’un point de départ, qui
aboutit, sous la plume du Baron, à une pratique largement inédite. Ses traductions les plus
importantes sont des textes de combat, qui contribuent, au voisinage de l’Encyclopédie, à
la « rapide radicalisation des Lumières en France » (p. 1) et ne retiennent, de leurs sources,
que ce qui convient aux polémiques françaises. Ce qui implique des choix de vocabulaire
qui rejoignent des programmes précis, mais aussi tout un travail de décontextualisation :
Mladen Kozul montre à plusieurs reprises comment tels arguments qui, en Angleterre, sont
le fait de pasteurs foncièrement pieux qui polémiquaient contre le papisme ou contre les
ambitions de la High Church, dénoncent chez d’Holbach des méfaits communs à toutes
les religions. Les traductions de Toland omettent systématiquement les paragraphes qui
affirment qu’un protestantisme réduit à ses pures coordonnées évangéliques ferait une reli-
gion de part en part raisonnable ; cela revient, au bas mot, à biffer la bonne moitié de son
Christianisme sans mystères…
Les auteurs anglais sollicités se voient donc enrôlés dans un débat qui n’était pas
toujours le leur et où d’Holbach leur fait endosser bien des développements qu’il ajoute de
son propre chef mais il semble du coup cautionner. Il y aurait là, pour un peu, « la première
manipulation médiatique d’envergure en France » (p. 12). D’Holbach attribue les idées
maîtresses qui lui sont chères à toute une cohorte d’auteurs anglais célèbres – ou présentés
comme tels – qui ne les professaient pas forcément, et donne ainsi l’impression que ces
idées qui, en France, restent minoritaires et condamnées à circuler sous le manteau, sont,
outre-Manche, très largement partagées par des esprits éminents. Le Baron s’invente ainsi
« une armée de l’ombre » (p. 152) d’alliés, qui ne le sont que du fait de ses présentations
très orientées de leurs textes. Le lecteur français, que ses habitudes ne portaient guère à
s’inquiéter de la fidélité des traductions et qui, en l’occurrence, aurait souvent eu du mal
à accéder aux originaux (ou, très simplement, à lire l’anglais), ne se doutait pas qu’on lui
faisait découvrir ainsi des Lumières largement imaginaires.
Il y aura donc fallu bien des manipulations, qu’il n’est bien sûr pas question de détailler
dans cette notice. Mladen Kozul s’y emploie, pour sa part, admirablement. Il se garde aussi
bien de les juger : « disqualifier les stratégies holbachiques en y voyant une imposture serait
méconnaître le contexte dans lequel le Baron agit » (p. 240). Son exégète admirerait donc
plutôt l’inventivité d’un auteur qui prenait, comme l’autre, son bien où il le trouvait, quitte
à l’y inscrire quelquefois lui-même, et qui aura, en outre, fait preuve d’un beau désintéres-
sement : le Baron s’est en somme effacé de son œuvre parce qu’il comptait que les Anglais
auxquels il feignait de céder la parole sauraient, mieux que lui-même, faire triompher ce
qui était pour lui la Bonne Parole. Ce qui le distingue entre autres de Voltaire, lui aussi
friand de masques et de pseudonymes, mais tout aussi soucieux de se faire constamment
deviner parce qu’il tient tout au long de son immense production à se positionner comme
Histoire des
éditions idées
de textes 771
« chef intronisé des philosophes » (p. 248). Les Lumières imaginaires esquissent sur ce point
quelques parallèles très suggestifs, qui sont parmi les plus belles pages d’un essai qui n’en
manque pas.
Paul Pelckmans

Lectures du Journal helvétique 1732-1782. Actes du colloque de Neuchâtel 6-8 mars 2014,
dir. Séverine Huguenin et Timothée Léchot, Genève, éditions Slatkine, coll. « Travaux
sur la Suisse des Lumières », 2016, 413 p., ill.
Organisé par deux jeunes chercheurs, ce colloque a réuni quelques-uns des meilleurs
spécialistes de l’histoire de la presse dans la continuité de Jean Sgard et de ses dictionnaires
des journaux et des journalistes (1992, 1999). Robert Darnton avait, grâce aux Archives
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de la Société Typographique de Neuchâtel, mis en évidence, pour la seconde moitié du 18e
siècle, le dynamisme des presses de la principauté helvétique réformée passée sous auto-
rité prussienne en 1707 (1982). L’histoire complexe du Journal helvétique, qui, pendant
un demi-siècle et sous divers titres, organisa ce que d’aucuns ont nommé l’émergence de
« l’helvétisme », est analysée dans sa continuité, mais surtout par des études thématiques
originales. à la fois gazette dont l’information vient en grande partie des feuilles étrangères,
adaptée au public local grâce à un tarif minime d’abonnement, mais surtout journal ou
bibliothèque de la production intellectuelle de la partie romande de la Suisse, sans négliger
l’apport germanophone dont elle se distingue souvent fort peu, les divers avatars du Journal
helvétique échappent au milieu du siècle à ce statut de périodique en marge de l’espace fran-
cophone pour devenir un instrument important des Lumières, dont témoignent, par exem-
ple, les articles qui iront nourrir ensuite la version d’Yverdon de l’Encyclopédie parisienne.
Exilé à Neuchâtel en 1764, le moins philosophe des philosophes, Rousseau, parlera alors
du « fumier » du Journal helvétique. L’importance du courrier des lecteurs pour ce que Jean-
Daniel Candaux nomme l’« helvétisation » des feuilles neuchâteloises suggère nettement
leur statut de moteur intellectuel et scientifique dans un univers enclavé. La partie théma-
tique du volume apporte l’éclairage nécessaire sur les aspects les plus saillants des versions
du périodique, dont, à la manière du Mercure de France, des « pièces fugitives » littéraires,
souvent décriées par la critique, qui méritent pourtant quelque attention par leur colora-
tion locale, de même que les adaptations des comptes rendus de la scène parisienne. Mais
une qualité remarquable de ces livraisons mensuelles semble résider dans ce qu’on pourrait
appeler l’appétit des sciences utiles, que l’on retrouvera en France dans les Affiches, annonces
et avis divers, et qui se nomme dans une section du Journal helvétique les « découvertes des
sciences et des arts » : météorologie, physique, débat sur l’inoculation, agriculture. Très
loin de la frilosité de la presse française, ces feuilles discutent aussi du droit naturel et de la
liberté de conscience. Il manque peut-être un article sur la politique éditoriale des divers
responsables de ces périodiques que l’on rencontre ici ou là dans un volume qui éclaire un
pan important de la presse réformée hors des refuges protestants traditionnels.
François Moureau

Laetitia Levantis, Venise, un spectacle d’eau et de pierres, Architecture et paysage dans les récits
de voyageurs français 1756-1850, Grenoble, éd. Ellug, 2016, 292 p.
Entre histoire de l’art, histoire des pratiques culturelles et des sensibilités, l’auteur
retrace l’histoire du regard que les voyageurs français jettent sur Venise et sa lagune entre
1756, moment de la parution de la première édition du Voyage pittoresque en Italie de
Charles-Nicolas Cochin, et 1850, date du séjour de Théophile Gautier dans la cité des
doges. Une première partie intitulée « Le voyageur face à l’urbanisme et à l’environnement
vénitien » étudie à travers guides touristiques et récits de voyage, les réactions visuelles des
voyageurs, subissant le choc de l’apparition de Venise, démentant parfois une première
772 Notes de lecture
représentation que leur avait fournie un récit ou une peinture de marine. L’auteur montre
que le voyageur de la deuxième moitié du 18e siècle s’empresse d’opérer « un tri au sein
d’un environnement perçu comme un spectacle d’optique » puis goûte avec stupéfaction
un paysage qui ressemble à un décor de théâtre. Si Hogarth apprécie la sinuosité capri-
cieuse du Grand Canal, les Français, sont souvent déconcertés par une configuration
urbanistique et architecturale qui leur semble désordonnée et contraire aux principes qui
doivent, selon eux, s’appliquer à toute ville. Le territoire labyrinthique des ruelles de Venise
les inquiète, et les canaux dépourvus de parapets leur semblent dangereux. à l’inverse,
le voyageur romantique, aime à se glisser dans les profondeurs de la cité pour y trouver
couleur locale et pittoresque, mais ne s’éloigne pas toujours des lieux communs qu’inspire
le peuple italien. La deuxième partie traite de la perception et de l’interprétation de l’ar-
chitecture vénitienne. Avant l’ère romantique, les voyageurs épris de classicisme déplorent
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l’irrégularité du gothique et, dans l’optique de l’histoire de l’art naissante, admirent les
palais et monuments témoignant du triomphe de la Renaissance. Les édifices évoquant de
près ou de loin l’esthétique de Palladio suscitent l’enthousiasme. Au début du 19e siècle,
et en particulier chez Chateaubriand, Venise apparaît comme une belle mourante, dont
témoignent les meurtrissures des édifices les plus prestigieux. En s’enfonçant dans la lagune,
elle offre des souvenirs historiques, que l’ère de la modernité risque de faire disparaître. La
troisième partie, en s’appuyant souvent sur les travaux d’Alain Corbin, montre fort bien
comment les eaux croupissantes, génératrices de miasmes finissent par être perçues, dès la
fin du 18e siècle, comme un élément à la fois fascinant et vivifiant, susceptible de guérir de
multiples maladies du corps et de l’esprit, avant que le tourisme européen connaisse une
étape triomphante au 19e siècle.
Cet ouvrage issu d’une thèse soutenue à l’université Pierre Mendès France de Grenoble
en 2009 montre bien comment la perception de la singularité de Venise est un puissant
révélateur pour l’histoire culturelle, car si, en une centaine d’années, la surprise du voyageur
est toujours aussi grande quand il découvre la Sérénissime, les modes de perception et
les représentations connaissent, en revanche, des changements sensibles. Les récits étudiés
témoignent d’engouements esthétiques partagés par des contemplateurs d’un même milieu
et d’une même culture, tout en révélant, surtout au 19e siècle, des subjectivités qui contem-
plent leurs désirs et leurs rêves en se projetant dans ce miroir que figure l’eau de la lagune.
En dépit de quelques lourdeurs de style et d’une petite erreur à propos de l’abbé Le Blanc,
qui n’est pas un artiste comme Soufflot, mais un homme de lettres, l’ouvrage est bien
informé, nuancé et souvent novateur.
Didier Masseau

Elisabetta Mastrogiacomo, Libertinage et Lumières. André-François Boureau-Deslandes


(1689-1757), préf. Gianni Paganini, Paris, H. Champion, 2015, 336 p.
Issu d’un travail de thèse naguère publié en italien (Libertinismo e Lumi : André-
François Boureau-Deslandes (1689-1757), Naples, Liguori, 2009), cet ouvrage, divisé en
cinq chapitres construits selon le double critère chronologique et thématique, « comporte
une analyse détaillée de tous les travaux de l’auteur, en privilégiant ses textes inédits,
erronément attribués, ignorés ou à peine recensés ». Par le biais de différents prismes, en
tête l’analyse de textes peu connus ainsi que la prise en compte de différentes éditions et
traductions, le volume offre une précieuse vision d’ensemble de la production variée de
Boureau-Deslandes. L’A. s’efforce notamment d’établir aussi précisément que possible la
chronologie des œuvres de Boureau-Deslandes et d’en évaluer la valeur dans le contexte où
elles furent conçues et écrites. Il faut d’autant plus saluer la parution de ce volume que les
rares travaux critiques consacrés à Boureau-Deslandes remontaient à la moitié des années
1970. Esprit aux intérêts multiples et pluridisciplinaires, « commissaire de la marine » ayant
consacré à celle-ci différents écrits, physicien, spécialiste des sciences de la nature, réforma-
Histoire des
éditions idées
de textes 773
teur attentif aux débats économiques et politiques, Boureau-Deslandes ne fut pas moins
philosophe et historien de la philosophie : son Histoire critique de la philosophie, longtemps
discréditée (« scriptor miserabilis » dira de lui Brucker), apparaît aujourd’hui comme une
contribution marquante dans le domaine de l’histoire de la philosophie. Figure liminaire
et de transition entre libertinisme et première philosophie des Lumières, héritier du siècle
du libertinage érudit, dont il s’approprie les techniques, Boureau-Deslandes se présente à
plein titre comme l’un des esprits les plus représentatifs de la culture philosophique de la
première moitié du 18e siècle. De nombreux thèmes qu’il aborde seront d’ailleurs appro-
fondis par la suite par certains des philosophes les plus célèbres : retenons ici la théorie
sensualiste de la connaissance, envisagée dans son Pygmalion, ainsi que l’idée d’une histoire
de la philosophie comme histoire des progrès de l’esprit humain, sur laquelle reviendra
notamment d’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Boureau-Deslandes
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fournit également les matériaux pour la confection de tout un pan d’articles de l’Encyclo-
pédie : la dette intellectuelle que les encyclopédistes ont contractée avec le penseur athée
et matérialiste est sans doute plus profonde qu’ils ne voudront le reconnaître. Le dernier
chapitre du livre rappelle l’engagement éclairé de Boureau-Deslandes dans la proposition de
réformes en matière économique et politique tout comme sa lutte contre la corruption et
les inégalités sociales. Assorti d’une riche bibliographie, le volume reproduit, en appendice,
deux documents : la Lettre de M.D… à M., trésorier de France, et le texte inédit Epitaphion
jambeum M. Varignonis.
Luigi Delia

Sarga Moussa, Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux 18 e et 19 e siècles, Paris, PUPS, coll.
« Imago mundi », 2016, 298 p.
Ce livre est le fruit d’une longue réflexion de l’A. sur les voyages dans le Proche-Orient
entre Lumières et romantisme. Il interroge, dans ces récits, le statut singulier des popu-
lations nomades par rapport à celui des sédentaires islamisés. L’islam, né dans les déserts
d’Arabie avant de s’étendre dans des pays du pourtour méditerranéen historiquement issus
des anciens empires, est originellement bédouin. Et pourtant, dans le monde arabo-mu-
sulman, les Bédouins – en arabe, habitants du désert – furent, dès l’Antiquité, victimes
d’une image négative qui fut renforcée dans l’Europe médiévale par les relations de pèleri-
nage : réputés pillards, barbares et, plus encore, produits de l’enfer, ils portaient sur eux le
signe de la malédiction divine. Une première partie du livre est consacrée à l’analyse de ces
divers documents jusqu’à la première modernité. L’image des Bédouins va subir au cours
du 18e siècle une révision liée, pour une grande part, à l’idéologie primitiviste des Lumières,
dont la Vie de Mahomed (1730) de Boulainvilliers est, avant Rousseau, le témoignage : le
Prophète ne pouvait naître que dans la solitude d’un désert qui conduisait l’homme à l’es-
sentiel. Dans Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (1742), Voltaire ne sera pas convaincu,
on s’en doute, de « ces horreurs des déserts ». Publié en 1717 et en 1735, quoique réalisé
dans les années 1660, le voyage du chevalier d’Arvieux marque, pourtant, la première pierre
de la réécriture anthropologique de ce peuple d’une « heureuse simplicité », qui nourrira
largement et parfois mot pour mot, l’article bédouins de l’Encyclopédie (1751) compilé
par Diderot. Il y reviendra dans l’Histoire des deux Indes (1780) de Raynal par l’éloge de
leur poésie amoureuse, une « musique si touchante et si fine ». Mais c’est avec la relation
en allemand du Saxon au service du Danemark Carsten Niebuhr (1772-1778), fortement
inspirée par Rousseau, que s’imposera le thème apparemment contradictoire d’une société
primitive et hospitalière répondant aux lois naturelles et par là même civilisée. Dès 1777,
Buffon corrigera, à cette lecture, ses « Variétés dans l’espèce humaine » de 1749. Suivront
une série de relations qui, de Savary voyant dans les Arabes nomades des « martyrs de la
liberté » (1785) à Volney qui les juge à l’aune de l’égalitarisme social (1787), installera
durablement cette nouvelle version du « mythe », malgré la réticence de certains intellec-
774 Notes de lecture
tuels marqués, comme Cornelius De Pauw (1773), par une antipathie toute voltairienne
à l’égard d’une religion révélée sous le soleil brûlant des mirages de l’Arabie désertique.
L’expédition d’égypte va, par l’expérience de nombreux savants accompagnant Bonaparte,
remettre à nouveau ces « Arabes errants » harcelant les troupes de la République dans l’an-
cienne catégorie bannie par les philosophes du siècle. Le 19e siècle, dont traite ensuite l’A.,
naîtra de cette nouvelle contradiction.
François Moureau

Pierre Musitelli, Le Flambeau et les ombres. Alessandro Verri, des Lumières à la Restauration,
Rome, École française de Rome, « Coll. de l’École française de Rome », 2016, X +
394 p.
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Alessandro Verri (1741-1816) souffre à n’en pas douter de la comparaison avec son
aîné Pietro, figure intellectuelle incontestée d’un 18e siècle italien que l’on voudrait tout
entier « venturiano ». Alessandro, à Milan membre de l’Académie des Pugni, collaborateur
du Café, compagnon de voyage de Beccaria, le consciencieux protecteur des prisonniers par
sa fonction, devint à Rome un réactionnaire, un contre-révolutionnaire, un adversaire des
passions du volgo, un défenseur du trône et de l’autel, un presque traître aux yeux de son
frère, un renégat des Lumières. La lecture des œuvres d’Alessandro, de sa correspondance
volumineuse avec son frère, puis avec la veuve de ce dernier, sœur du vice-président de la
République italienne, permet de nuancer fortement cette quasi-condamnation ; elle révèle
les éléments de continuité, parallèlement à ceux de rupture, entre le Milanais et le Romain,
bref, non pas deux Verri, mais un Verri de l’entre-deux. Une œuvre de jeunesse comme le
Saggio di morale cristiana montre l’attachement de son auteur à un christianisme modéré. Sa
contribution au Café, toute empreinte d’humaniste qu’elle fût, ne remit jamais en cause la
priorité de la tranquillité publique. Lors de son séjour à Paris, il se démarqua de la « coterie
d’Holbach », des athées, des fanatiques, des têtes échauffées ; il y gagna une indépendance,
qui s’épanouit à Rome, patrie d’adoption. La découverte du patrimoine de la ville ponti-
ficale, le compagnonnage avec la riche marquise Boccapaduli Gentili, la fréquentation de
son salon et des bibliothèques engagèrent Alessandro dans la carrière littéraire. Il commença
par des traductions de Homère, Pope et Shakespeare (Hamlet, Othello), écrivit quelques
tragédies qui furent des échecs, se tourna alors vers le roman : l’Avventure di Saffo mettait
le lecteur en garde contre les dangers de la passion, un antidote à Werther et à La Nouvelle
Héloïse. Il s’enthousiasma pour l’antique et les ruines dans lesquelles il vit moins la course
vers la mort que l’annonce d’une renaissance ; ses Nuits romaines offrent un parcours qui
conduit les ombres des sépulcres à la basilique Saint-Pierre. Il fut, avec d’autres, un artisan
du réveil linguistique italien, tout comme Alfieri il était un misogallo. La Révolution, l’oc-
cupation de l’Italie, l’expérience du Trienno, l’aversion pour celui qu’il nomma plus tard
« le monstre de Sainte-Hélène » renforcèrent ses convictions réactionnaires. Ses dernières
œuvres historiques témoignent de sa partialité plus que du souci de recherche de la véra-
cité. Voici donc le parcours de cet interprète de la culture académique de son temps, avec
ses limites, mais aussi ses avancées, replacé avec talent et un bonheur d’écriture, dans une
évolution qui mène au Risorgimento.
Claude Michaud

Lucien Nouis, De l’infini des bibliothèques au livre unique, L’archive épurée au 18e siècle,
Paris, Classiques Garnier, 2013, 298 p.,
Lucien Nouis part d’un topos au 18e siècle, celui du « ménage » à faire dans la biblio-
thèque, ou de la « bibliothèque choisie » : l’impératif de tri ou de réduction veut rendre
les volumes moins volumineux, voire non volumineux. L’enquête porte en somme sur la
gestion de la quantité, voire du mètre linéaire et du poids, en matière de papier imprimé,
éditions de textes
Histoire des idées 775
non pas d’un point de vue technique de conservation ou d’archivage, mais plutôt du point
de vue de l’imaginaire, du ressenti, des fantasmes du lecteur et manieur de volumes, livré à
l’oppression de la chose écrite et chose de papier, sous sa double face volumineuse et livres-
que. Lucien Nouis analyse les mécanismes du sursaut, de la défense, de la survie lectrice
pour ainsi dire, à travers trois ensembles bien dessinés, trois postures qui, chacune à leur
manière, déclarent : livres, vous ne me dévorerez pas. Le premier ensemble, centré autour
de Diderot, de d’Alembert et de l’Encyclopédie, examine le projet ou le rêve d’une refonda-
tion des savoirs autour d’un remodelage du volume même de la bibliothèque. Essentielle
est ici l’imagination de la catastrophe et d’un monde qui ressurgirait neuf, c’est-à-dire armé
de l’Encyclopédie, et débarrassé du reste. Le deuxième s’organise autour de Mercier, et d’une
restitution de la chose écrite à la nature, aux cycles de la vie et de la mort, génération
après génération : « les vers mangeront nos idées ainsi que nos corps » (p. 210). Mercier
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conçoit le livre et l’univers du livre biodégradables. Le troisième ensemble gravite autour de
Rousseau, en tant que sujet d’un mouvement de reprise de soi, qui ordonne le livre au moi
essentiel, dessine une hygiène de la relation livresque, marquée par la figure de Robinson
Crusoë. D’un bout à l’autre, l’étude de Lucien Nouis rebondit sur une question axiale : la
question de la chose écrite, qu’elle soit perçue comme excroissance mortifère ou matière en
croissance, entraîne avec elle la question de la nature.
Partie de l’injonction faite aux volumes d’émacier leur propre volume, cette étude,
fermement conduite et très suggestive, situe pour finir le 18 e siècle par rapport à nous-
mêmes et aux réorientations contemporaines de la question (dématérialisation, nouvelles
perception de la « place » disponible, problématiques de « navigation » et non plus de
« réduction »).
Claude Rétat

Les Nouvelles Ecclésiastiques. Une aventure de presse clandestine au siècle des Lumières (1713-
1803), dir. Monique Cottret et Valérie Guittienne-Murger, Paris, Éditions Beauchesne,
2016, 362 p.
Après avoir utilisé pendant de longues années dans le cadre de leurs travaux le périodi-
que janséniste des Nouvelles ecclésiastiques, un groupe d’historiens lui consacre aujourd’hui
un volume bienvenu qui a, entre autres objectifs, celui de revenir sur la doxa faisant d’une
part imaginer « l’histoire religieuse du 18e siècle comme un ensemble cohérent et unanime-
ment obscurantiste » (p. 47), d’autre part de penser les écrits clandestins comme émanant
de la seule littérature philosophique et pamphlétaire ou pornographique. Or « la plus
longue entreprise en ce domaine – explique d’emblée M. Cottret dans l’introduction au
volume (p. 11-48) – relève » bel et bien « du domaine religieux », plus précisément de
l’univers catholique (p. 11-12). Nées en 1713 en réaction à la Bulle Unigenitus, les Nouvelles
traverseront le siècle des Lumières et la Révolution, faisant ainsi preuve d’un militantisme
sans faille, et d’une organisation en réseau et de complicités telles que malgré une répres-
sion sévère, leur diffusion ne se trouva jamais interrompue. C’est donc cette aventure que
retracent les trois parties de l’ouvrage. Après une introduction éclairant la représentation
du périodique comme « un chantier en mouvement », une première partie en observe la
« fabrique », une seconde sa « réception » et sa « lecture » et la troisième en examine sa vie
et sa fin dans la période révolutionnaire.
La fabrique du journal, c’est avant tout l’information qui lui arrive, et les Nouvelles
Ecclésiastiques sont très bien informées. Même si, comme l’explique F. de Noirfontaine
(p. 51-69) à travers le cas des religieuses opposantes à l’Unigenitus, l’origine des sources
demeure en grande partie inconnue, les lecteurs, témoins de première heure, étaient ceux
qui apportaient de la documentation. Parmi ces ‘‘communicants’’ figuraient aussi des agents
de liaison et des informateurs plus éminents, de même que des correspondants étrangers. Ce
point, éclairé par E. Lacam (p. 72-93) à partir de l’exemple de la correspondance de l’abbé
776 Notes de lecture
J.-C. Augustin Clément, « cheville ouvrière des réseaux augustiniens » en Méditerranée
durant la seconde moitié du siècle (p. 71), souligne la dimension européenne du journal.
Ce n’est pas pour autant que les directeurs de l’organe de presse se montrent ouverts au
dialogue souhaité par ces correspondants : le jansénisme parisien désire rester maître des
opinions en la matière.
Mais la fabrique du périodique ne concerne pas que le discours : pour mieux se vendre,
précise C. Gouzi (p. 95-128), celui-ci va être au fait de l’évolution des techniques et du
goût du temps pour l’illustration. Dès le début du 18e siècle les lecteurs s’abonnent et
aiment faire relier leurs collections ; le journal se transforme et prend l’allure d’un livre.
L’illustration suit et de ce point de vue les Nouvelles sont un cas unique. Une mise en
images variée, dont les frontispices sont des « jalons essentiels et encore méconnus dans
la naissance de la caricature politique et religieuse » (p. 138), régénérée pendant près de
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soixante ans, ne pouvait que séduire le lectorat. Les évêques se trouvent d’ailleurs au cœur
du dispositif iconographique et éditorial des Nouvelles. La typologie que dressent de ces
derniers O. Andurand (p. 131-159) met ainsi en lumière la vision qu’en offre la gazette.
L’A., suivant en ce sens la division ternaire adoptée par le journal, distingue les « saints »
évêques parmi lesquels on trouve Colbert de Croissy ; la catégorie opposée correspond aux
« diables » : autrement dit les évêques impies et persécuteurs. Entre ces deux groupes, se
dessine celui des « convertis ».
Mais face aux Nouvelles, il y a leur Supplément jésuitique, ou « premières anti-Nouvelles »,
dont l’existence fut si éphémère (1734-1748 avec des parutions irrégulières) qu’elle n’a pas
donné lieu à études. Ce manque est ici comblé, toujours par O. Andurand (p. 161-179)
qui rappelle, après J. Sgard (1990), les origines d’une presse de controverse, avant d’exa-
miner l’échec du Supplément, alors même que les Nouvelles étaient condamnées depuis un
mandement de 1732. Las ! Louis Patouillet, directeur du Supplément et pourtant polémiste
de talent, semblait, d’après l’A., manquer de style et d’originalité, et même de stratégie
éditoriale. Dans cette bataille de la communication, ses feuilles face au journal janséniste
paraissent en fin de compte bien chaotiques. Qu’en fut-il en revanche de ce pendant autri-
chien, en quelque sorte, des Nouvelles, intitulé Wienerische Kirchenzeitungen, qui a paru
de 1784 à 1789 en toute légalité ? J. Guilbaud (p. 181-199) relève l’importance de son
rédacteur en chef, le prêtre Marx Anton Wittola, sur la scène viennoise politique et reli-
gieuse, et son action en deux temps : d’une part la traduction d’auteurs français réputés
jansénistes et d’autre part la polémique menée, notamment contre des figures jésuites de
Vienne (p. 185-186). L’étude des gazettes jansénistes se poursuit au niveau européen avec
P. Vismara (p. 201-221) qui observe la présence, l’influence et la diffusion du périodique
français en Italie. Sa pénétration dans ce pays est importante car il s’agit avant tout de cibler
les prérogatives que s’arroge la cour de Rome. Cette seconde partie du volume éclaire ainsi
parfaitement bien tout au long du siècle la circulation de l’information et l’importance des
réseaux en vue d’une « bataille entre deux théologies et deux ecclésiologies qui s’affrontent »
(p. 221). Le jansénisme, aux yeux de certains rédacteurs des Annales ecclésiastiques et des
Nouvelles, était peut-être bien un « fantôme » (cité p. 212), lequel ne les empêcha pourtant
pas, comme le soulignent les auteurs, de lutter jusqu’à la Révolution.
1793 : en cette terrible année, que « le journal janséniste poursuive son cours relève
du paradoxe » estime M. Cottret (p. 225), d’autant que depuis 1790 sa vigueur est moin-
dre. L’heure est apparemment davantage à défendre la religion malmenée et non plus le
seul jansénisme. Aussi est-ce la raison pour laquelle les Nouvelles finiront par accepter que
certains, jansénistes ou non, s’expriment sur le papier. C’est la conclusion à laquelle en
arrive M. Cottret (p. 225-274) après avoir analysé le brillant sens politique du périodique.
Les rédacteurs sauront manœuvrer entre la loi et le dogme, mais le journal, à la fin de
cette année 1793, dut malgré tout s’exiler à Utrecht, offrant ainsi le terrain médiatique aux
Annales de la religion qui le réoccuperont en 1795, tout en partageant nombre de simili-
Histoire des
éditions idées
de textes 777
tudes avec les Nouvelles. Les rédacteurs, regroupés autour de l’abbé Grégoire, feront des
Annales « un véritable relais pour informer et réorganiser le clergé dans les départements »
(G. Colot, p. 252-274, ici p. 260) et continueront à promouvoir les meilleurs aspects de
l’Église primitive. Leurs « sœurs » gênoises, les Annali politico-ecclesiastici (1797-1799), rédi-
gées sous la houlette de E. Degola, dans la continuité des Annali ecclesiastici de Florence, se
donneront pour mission, d’après C. Farinella (p. 275-294), d’instaurer un régime « mettant
la démocratie et la liberté sous le contrôle d’un catholicisme réélaboré à la lumière du jansé-
nisme » (p. 291). Mais la victoire de Bonaparte à Marengo signa définitivement leur arrêt.
L’histoire des Nouvelles – et de leurs « avatars » – est bien exceptionnelle puisqu’en
guise de conclusion, V. Guittienne-Murger (p. 295-328) en prolonge l’étude jusqu’en 1828
en raison d’un manuscrit dont elle prépare l’édition. En effet, après l’arrêt du périodique
en 1803, un prêtre, J.-L. Rondeau, entame en 1806 ses Nouvelles ecclésiastiques pour le 19e
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siècle, rédaction qu’il poursuit jusqu’en 1827. S’agissant davantage d’un mémoire sur les
affaires religieuses du temps que d’un périodique censé mobiliser l’opinion, ces nouvelles
Nouvelles offrent une « grande fresque de la lutte […] entre deux conceptions de l’État, de
l’Église et de la chrétienté » (p. 327).
Suite au prochain épisode donc qui prendra la forme d’un livre issu des 1100 pages
manuscrites dudit Rondeau, et peut-être d’un autre, notamment sur les relations des
Nouvelles parisiennes avec Utrecht, fruit de travaux encore à mener.
Notons que les auteurs accompagnent ce volume, essentiel quant à l’histoire religieuse,
mais aussi quant à l’histoire de la circulation de l’information, d’un édifiant « Tableau
comparatif des récits du refus des sacrements » d’une religieuse, d’une précieuse « liste chro-
nologique et exhaustive des frontispices » et d’un très riche « Dossier cartographique »
indiquant la provenance au niveau européen des informations. Pour parfaire ce volume
d’un immense intérêt, un index aurait été bienvenu, mais il s’agit là d’un reproche qu’on
peut vite oublier au regard de la qualité de ces travaux.
Hélène Cussac

Réal Ouellet, La relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècles). Au carrefour des


genres, Paris, Hermann, 2015, 164 p.
Ce livre réunit des articles en grande partie déjà publiés, mais remaniés, de Réal
Ouellet, spécialiste des récits de voyage en Nouvelle France au 18e siècle et en particulier
de l’œuvre de La Hontan, dont il a publié une excellente édition critique en deux volumes
aux Presses de l’Université de Montréal en 1990. Les sept chapitres de ce livre développent
de manière originale, sur la base de récits de voyage en langue française concernant l’Amé-
rique du Nord et les Antilles des 17e et 18e siècles, différents angles d’approche de ce genre
hybride dont R. Ouellet souligne, dans le chapitre conclusif, l’appartenance au champ de
la littérature (au sens que l’époque donnait à ce terme) : « En plus d’animer la relation »,
écrit-il à ce propos, en évoquant les références intertextuelles souvent très différenciées des
récits de voyage analysés, « cette vaste métaphorique culturelle, de même que les citations
savantes tirées de la Bible ou des auteurs antiques, enracine solidement le texte dans un
corpus perçu à l’époque comme littéraire » (p. 135). Dans les différents chapitres sont
successivement traités le « pacte viatique » (I), « la mise en texte du voyage » (II), la dimen-
sion aventurière du récit de voyage (III) ainsi que les enjeux de la description (IV) et du
commentaire (V) au sein du genre. Les deux derniers chapitres abordent la question très
intéressante de la « parole rapportée » des authochtones en invoquant aussi les probléma-
tiques de la traduction et des formes de représentation du dialogue interculturel (VI) ainsi
que celle du « sujet scripteur », de son rôle et de sa posture. Cet ouvrage, tout en contenant
quelques redites (dues à sa structure), offre ainsi une très bonne introduction à l’étude des
récits de voyage non pas dans l’ensemble de l’Amérique – le titre est à cet égard un peu
abusif, parce que l’Amérique du Sud ainsi que tous les récits non-francophones ne sont
778 Notes de lecture
pas pris en considération –, mais en Nouvelle France et partiellement aussi aux Antilles
françaises. Il s’avère en particulier stimulant à travers les analyses génériques et rhétoriques
qu’il développe – celle par exemple des topoi, des rapports entre le journal personnel et le
genre de la relation de voyage, ou encore celle de la dimension encyclopédique des récits
de voyage. Les six chapitres analytiques sont complétés par une vaste bibliographie – dans
laquelle il manque cependant quelques titres de référence, notamment en anglais, en italien
et en allemand – ainsi que par des index onomastique et thématique très utiles. En les
parcourant, on est frappé notamment par l’absence de noms comme ceux de Jorge Juan,
Amédée François Frézier, La Condamine et surtout Alexander von Humboldt dont les rela-
tions de voyage, qui ont profondément marqué l’histoire du genre du récit de voyage dans
les Amériques au 18e siècle, concernaient, certes, l’Amérique du Sud, mais auraient mérité,
au moins dans l’introduction et dans la conclusion de ce livre, une mention et une mise en
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perspective historique et (trans)culturelle.
Hans-Jürgen Lüsebrink

Paul Pelckmans, La Sociabilité des cœurs. Pour une anthropologie du roman sentimental,
Amsterdam-New York, Rodopi, 2013, 280 p.
Paul Pelckmans, bien connu des dix-huitiémistes pour ses études d’histoire des idées (voir
son essai sur Le Problème de l’incroyance au dix-huitième siècle, Presses de l’université Laval,
2013) comme pour ses travaux sur l’histoire de la littérature (et sur Prévost en particulier),
raconte dans l’introduction de ce volume qu’il a longtemps eu le projet d’un livre d’ensemble
sur le roman sentimental, qui aurait pris son point de départ dans le paradoxe que représente
pour nous l’immense succès, à l’époque même des Lumières triomphantes, de ces dizaines
de milliers de pages larmoyantes devenues aujourd’hui pour la plupart illisibles par excès de
pathétique. Incertain de mener jamais à bien cette somme, l’auteur présente ici un ensemble
d’articles qui en dessine les contours et en donne quelques échantillons, regroupés en trois
parties. La première aborde quelques romans et nouvelles du 17e siècle, La Sœur jalouse, Célie,
La Duchesse d’Estramène, éléonor d’Yvrée, Les Illustres françaises, tâchant de déchiffrer dans ces
textes un ancien régime de la sensibilité, où s’articulerait l’invention de l’homme moderne et
la révolution du sentiment décrite par des historiens comme Philipe Ariès. La deuxième est
centrée autour de Prévost, et s’intéresse particulièrement, à partir d’analyses du Cleveland,
de nouvelles du Pour et Contre ou du dénouement des Campagnes philosophiques, à la proxi-
mité paradoxale entre ces récits critiques et la tentation du fantastique, permise en son fond
par la mise en scène de l’excès de l’émotion, comme le vérifie l’étude d’un descendant des
héros prévostiens, le Liebman de Baculard d’Arnaud. La troisième, consacrée à Rousseau et
à sa postérité, consacre deux études à La Nouvelle Héloïse, avant de s’intéresser aux effusions
pathétiques mises en scène par des auteurs bien moins parcourus par la critique : La Morlière,
le Chevalier de Boufflers, Adélaïde de Souza, Isabelle de Charrière, Germaine de Staël. Paul
Pelckmans écrit avec un plaisir communicatif et le lecteur de ces chapitres ne peut qu’admirer
la capacité de l’auteur à présenter des œuvres méconnues en en donnant des analyses détaillées
tout en ménageant des aperçus d’ensemble sur la période à laquelle elles appartiennent et en
les situant, comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, dans une mutation anthropologique
qui, passant du holisme de la société d’Ancien Régime à un individualisme moderne, favorise
le triomphe de la sensibilité et l’effusion de soi, la communion des âmes sensibles trouvant
dans les attachements passionnels la sociabilité de rechange qui leur manque une fois les
cadres traditionnels révoqués, solution incertaine dont la fragilité est envisagée par les roman-
ciers mêmes qui la mettent en scène, comme le souligne la lecture fine de Paul Pelckmans qui,
sans faire mine d’essayer de défendre la cause perdue d’une littérature devenue pour nous en
partie étrangère, réussit malgré tout à lui redonner du sens et de l’intérêt.
Colas Duflo
éditions de textes
Histoire des idées 779
Jean-Alexandre Perras, L’Exception exemplaire. Inventions et usages du génie (16e-18e siècle),
Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le 17e siècle », 2015, 413 p.
Tandis que les démocraties actuelles sont bousculées par le populisme et la dénoncia-
tion des élites, les historiens des idées s’intéressent au statut des individus exceptionnels.
À quelques mois de distance ont paru la traduction française de Fureur divine, une histoire
du génie de Darrin M. Mc Mahon (Fayard, 2016), l’essai de Thierry Laugée, Figures du
génie dans l’art français (1802-1855) (PUPS, 2016) et en décembre 2015 le présent travail.
La spécificité de J.-Fr. Perras est de s’appuyer scrupuleusement sur l’apparition du mot en
français et sur la diversification de ses significations. « Génie » est introduit dans Pantagruel
(1532) par l’écolier limousin qui pèche contre le naturel mais se réclame de son « génie
apte nate ». Le mot est traduit du Genius, dieu tutélaire latin, il signale une singularité et
un écart par rapport à la règle de l’usage, en plein débat sur l’innovation et la néologie. « Il
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met en scène le premier conflit entre un génie particulier et ce qui deviendra […] le génie
de la langue. » Génie et Genius ne cessent de se redéfinir pour situer l’une par rapport à
l’autre la traduction, l’imitation et l’illustration de la langue française, mais aussi une nature
donnée pour innée et une prédisposition poétique. Apparaît une distinction qui se veut
supériorité au-dessus du commun. Le genius rejoint l’ingénium dans une contamination
des étymologies.
La deuxième partie de l’étude s’attache aux régularités, c’est-à-dire au statut de la règle
dans les poétiques du 17e siècle. La régularité poétique est liée à la régularité politique. Le
génie peut revendiquer un écart et une irrégularité, mais ne peut faire accepter un dérègle-
ment. Le maniérisme italien et espagnol est condamné et le caprice ne peut être qu’un degré
supérieur de maîtrise de la règle. L’articulation de l’Art poétique et du Traité du sublime
illustre la subtilité de cette position entre singularité de l’exception et exception à la règle.
Le sublime et l’originalité deviennent l’exemplarité du génie. La Querelle des Anciens et des
Modernes interprète différemment la capacité à s’approprier la tradition.
La troisième partie étudie l’expérience esthétique du 18e siècle. Quel statut l’empirisme
du siècle peut-il donner au génie ? Il engage un questionnement de la régularité histori-
que, des conditions d’apparition du génie, dépendant de causes morales aussi bien que
physiques. Dubos insiste sur une physiologie du génie et sur l’influence des climats, mais
Condillac le ramène à la simplicité, à sa capacité de saisir le génie de la langue, tandis
qu’Helvétius en fait une attention forte et concentrée : autant de voies d’une désacrali-
sation du génie. Diderot intervient pour faire la part de l’esprit d’invention et de l’esprit
de méthode. L’invention impose sa manière déréglée, qui renvoie pourtant à un « ordre
sourd ». Le génie perçoit des analogies et opère des sauts dans l’océan de la nature. Il va
plus loin et plus vite, il choisit dans la multiplicité des possibles. En semblant sortir de la
nature, il honore l’infinie richesse de celle-ci. Jusqu’où la société peut-elle le tolérer ? Le
Philosophe et le Neveu en débattent. La conclusion marque le décalage entre le génie et le
grand homme auquel la Révolution française élève le panthéon. Elle illustre une nouvelle
fois « l’équilibre précaire entre l’exemplarité et l’exceptionnalité des génies ». Ces quatre
cents pages reposent sur une lecture attentive aussi bien que suggestive des textes. L’empan
chronologique met en valeur des continuités et des tournants dans une reconnaissance du
génie qui ne va pas sans assignation à demeure.
Michel Delon

Pierre le Grand et ses livres. Les arts et les sciences de l’Europe dans la bibliothèque du Tsar,
dir. Olga Medvedkova, Paris, Alain Baudry et Cie, coll. « République des Lettres –
Respublica Literaria », 2016, 751 p.
Une équipe internationale de chercheurs russes et occidentaux a réussi à constituer une
sorte de gigantesque catalogue raisonné de presque tout l’ensemble des ouvrages dont le tsar
russe cosmopolite Pierre le Grand (1672-1725) avait eu la jouissance. Il a utilisé les livres
780 Notes de lecture
acquis au profit de l’élargissement de ses propres connaissances et celles de son peuple, et
il a légué sa bibliothèque à la ville de Saint-Pétersbourg qu’il a fait construire aux embou-
chures du fleuve Neva, ouvrant sur le monde. Les archives de la collection sont conservées
aux Archives des Actes anciens de l’État de la Russie, à Moscou, et dans la Bibliothèque de
l’Académie des Sciences sur l’île Basile à Saint-Pétersbourg. Le livre-catalogue de presque
tous les livres de Pierre le Grand est gigantesque de par ses dimensions matérielles (24,4 x
32,5 cm), par la richesse de ses illustrations, et par le souffle épique connu de la prose
classique russe, qui anime les descriptions détaillées de la provenance de ces livres, de notes
sur l’exemplaire, sur la reliure et d’éventuelles annotations, enfin de la bibliographie. Cette
description quasi exhaustive est précédée (p. 9-121) de sept grandes études sur les aspects
les plus éminents du collectionneur : le parcours historique d’inventaires de la bibliothèque
du tsar (Irina Khmelevskikh) ; sa bibliothèque nomade et tout spécialement ses lectures
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martiales (Emilie d’Orgeix) ; les agents et les acquéreurs aux quatre coins de l’Europe, appe-
lés populairement « les oisillons du nid de Pierre » (Olga Medvedkova et Ernest A. Zitser) ;
les livres français du tsar (Philippe Malgouyres) ; la perspective comme opération d’appro-
priation de l’espace (Pascal Dubourg Glatigny) – tous ces thèmes focalisent l’image du
tsar comme inventeur et artisan d’un pays moderne, comme « Pygmalion de la Russie »
(Wladimir Berelowitch). Le registre des 287 ouvrages choisis occupe presque 600 pages du
présent catalogue illustré et commenté. Il est établi par Irina Khmelevskikh, de l’Académie
des Sciences de Russie, traduit et complétée par K. Guha, O. Medvedkova et P. Malgouyres
(p. 123-716). L’imposant ouvrage finit par quatre listes informatives (p. 717-750) : institu-
tions et catalogues en ligne, bibliographie, index des acteurs de l’édition, enfin liste d’entrées
du catalogue. Sans oublier les noms de tous les membres de l’équipe qui a œuvré entre les
années 2002-2016, et que Medvedkova, la grande architecte du projet et du livre-catalogue,
énumère dans son introduction générale. On ne peut ici que classer brièvement tous ces
livres par leur destination (usuels de toutes sortes que Pierre le Grand tient à sa proximité
pour s’instruire : divers dictionnaires de langues, des atlas, des manuels de mathématique,
d’astronomie, de géographie antique et moderne), et par leurs genres de pédagogie didacti-
que, laïque et pro-scientifique. Les auteurs d’introductions soulignent à plusieurs reprises ce
fait : il ne s’agit pas d’un cabinet de curiosité ni d’un rayon de bibliophilie représentative au
seuil du siècle des Lumières, mais de livres utiles pour l’architecture navale, les fortifications,
la formation de l’armée, achetés avec un programme ferme de sécularisation et d’enseigne-
ment (les humanistes de Pétrarque à Érasme). Les livres acquis en différents langues – du
grec ancien au latin, et dans les langues modernes occidentales, sont parfois aussitôt traduits
en russe, soit dans la Chambre des ambassadeurs, soit sur commande directe du tsar – les
Métamorphoses d’Ovide en 226 illustrations, traduites d’après une édition augsbourgeoise en
1722, par exemple (cat. 203). Ils sont imprimés souvent en urgence, dans un temps record,
ce qui donne l’occasion au tsar d’amorcer un bref traité critique de traductions. L’atelier
impérial est le germe de l’Imprimerie de Saint-Pétersbourg. Petr Postnikov, représentant
russe à la cour de Louis XIV, envoie des livres français à la Chambre des ambassadeurs entre
1702 et 1710, et Pierre Ier les récupère ensuite pour son usage personnel à Pétersbourg.
Une lettre de Pierre à Louis XIV, signée le 18 janvier 1716, confirme l’emploi de Le Fort
en qualité d’agent ; ce complice et intime du tsar depuis 1678, l’accompagna lors de son
premier voyage en Europe ; dès février 1716, Philippe d’Orléans s’engage à les aider, lui et
un autre agent russe [Archives des Actes anciens d’état de la Russie (RGADA) fonds 9 ;
Medvedkova p. 41]. Certes, pendant son voyage triomphal à Paris de trois mois, au début
de 1717, Pierre le Grand achète parfois directement chez les imprimeurs. Le livre Éléments
de géométrie de Nicolas de Malézieu, de 1705, par exemple, est spécialement personnalisé,
avec une dédicace au « Czar, grand duc de Moscovie… ».
Ce n’est que le couronnement logique de premières acquisitions de Pierre Ier, pendant
son premier séjour en Europe qui l’a mené de la Hollande à l’Angleterre (1698-1700).
éditions de textes
Histoire des idées 781
Pierre le Grand n’avait pas seulement appris l’architecture navale, mais il pratiquait facile-
ment le dessin, et possédait aussi la technique de la gravure à laquelle l’avait initié Adriaen
Schoonebeek (1661-1705), auteur d’une dizaine d’ouvrages décrits dans le catalogue –
la p. 782 donne une orthographe différente : « Adriaan Schoonebeck ». De l’un à l’autre
essai, les noms étrangers ne sont pas toujours uniformes. Jean Lefort, p. 565, 570, etc., est
souvent « La Fort » » et l’ancien propriétaire du volume pétrarquiste, qui signe son ex-libris
en latin « Palmstrauch », cat. 213, est orthographié d’abord « Palmstruch » (p. 106 et
107) puis par erreur « Palmstrik » (p. 547). Le culte orthodoxe des images peut être mis
en rapport avec la collection prépondérante d’une masse de livres illuminés de gravures,
des arts mécaniques et d’architecture, et de nombreux ouvrages sur les Beaux-Arts. Les
traités de Léon Battista Alberti (cat. 1), de Félibien (cat. 108), de Palladio (cat. 208), de
Cesare Ripa (Iconologie, cat. 225 et 226), enfin de Vitruve (ne pas négliger les cinq feuillets
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inédits, avec un fragment de la traduction du traité Sur l’Architecture, envoyé d’Amster-
dam au tsar, le 19-X-1715 ; RGADA fonds 9, livre 25, f. 451-455), ne cèdent en rien aux
gravures d’après les dessins de Holbein le jeune (cat. 116), ni à une étonnante collection de
Rubens (cat. 229). Certains livres sont reçus par le tsar comme cadeaux de son entourage,
certains sont des butins de guerre, certains proviennent de bibliothèques confisquées à ses
sujets. Les notices descriptives qui déclinent de manière systématique l’historique de chaque
exemplaire de la bibliothèque du tsar, représentent également la mosaïque de ses relations
à l’extérieur et à l’intérieur de la Russie – la bibliothèque d’André Winius (1641-1717),
traducteur, collectionneur et propriétaire d’un choix de livres remarquable, par exemple,
transférée à Saint-Pétersbourg en 1718… Parfois les deux sont confondus, comme dans le
cas d’achat aux héritiers de Jacob Bruce en Angleterre, et à la veuve de l’architecte Joseph
Le Blond (1679-1719) en France ; et Bruce et Le Blond, tous les deux, ont travaillé à Saint-
Pétersbourg au service du roi. (Joseph Le Blond a été l’objet d’un précédent ouvrage d’Olga
Medvedkova, publié chez le même éditeur et dans la même collection, en 2007).
Ainsi, le lecteur d’aujourd’hui se trouve au cœur du laboratoire d’un État que le tsar
réforme en profondeur et qu’il construit grâce aux livres aussi (conformément au « Projet
pour la Russie » de Leibniz, que Pierre le Grand nomma conseiller privé). L’objet mental
même du livre-catalogue ciblant le rôle de l’esprit européen en conjonction avec le nouvel
esprit russe, présente une possibilité de multiplication des sciences ouvertes. De Saint-
Pétersbourg, que Pierre le Grand a promue capitale de la Russie, à travers Paris, il va conti-
nuer d’irradier et de communier à jamais avec l’esprit européen ici et aujourd’hui.
Branko Aleksić

Gilbert Py, avec la collaboration de Colette Scherer, Civilisation et culture dans l’Europe des
Lumières, Presses universitaires de Rennes, 2015, 227 p.
Si l’on admet sans difficultés que l’idée de civilisation comme progrès dans le domaine
des mœurs, des connaissances, des idées, et sa critique, sont centraux dans le mouvement
des Lumières en Europe, on voit plus difficilement ce qu’il faut entendre ici par culture :
car la référence au sens du mot allemand Kultur qui renverrait à une « Europe des peuples »
contestant l’idée de progrès ne peut concerner qu’une interprétation tardive dans l’Europe
du 18e siècle. Georges Gusdorf a fait en 1971, dans ses Principes de la pensée au siècle des
Lumières, une histoire des deux termes et concepts, mettant en évidence le passage d’une
conception uniforme de la civilisation à une notion plurielle mais mettant en garde contre
l’interprétation rétrospective, qui est ici constante (p. 118 : « les Lumières […] préparent
[…] la Révolution »). Voir les Lumières rétrospectivement, depuis la fin du siècle, c’est
faire adhérer sans examen à une conception, tardive, d’un mouvement polymorphe dont
les limites chronologiques, les foyers géographiques et les fondements intellectuels ont fait
débat depuis que s’est introduit sur la scène intellectuelle la notion de Lumières radicales.
Ces controverses exigent pour le moins une approche précautionneuse de la période et de
782 Notes de lecture
sa cohérence supposée, comme le découpage séculaire ne peut ignorer les transformations
profondes de conceptions, de goût, de modes de sociabilité qui s’opèrent entre la première
moitié du siècle, le moment de la montée en puissance et du triomphe des Philosophes, la
fin du siècle et la période révolutionnaire. Or l’unité du siècle est ici constamment présup-
posée : ainsi de l’ironie jugée comme spécificité du roman des Lumières, alors que les succès
de Prévost, son rôle de passeur (Le Pour et contre), l’influence de Richardson soulignent,
avec la vogue du roman sensible en Europe, une autre dimension et l’évolution du goût des
lecteurs au cours du siècle. Ne sont jamais distinguées par ailleurs une Europe des realia
étudiée ici comme un espace composite dont on récapitule des données géographiques,
politiques, sociales et économiques et ce que Gusdorf a appelé un espace mental, un ensem-
ble de valeurs et de pratiques communes qui contribue à forger une conscience et donc une
identité européenne. Chaque zone géographique est présentée séparément du point de vue
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politique et économique sans qu’on distingue comment les Européens se voyaient eux-mê-
mes à l’intérieur de cet espace et comment naît la conscience de cette Europe. Au lieu d’un
renvoi aux acquis de l’histoire intellectuelle et culturelle autour de thématiques et de princi-
pes communs on lit un inventaire sans véritable synthèse de différents aspects de la culture
européenne. Certains facteurs de constitution de cette Europe des Lumières ne sont pas mis
en évidence : une Europe chrétienne se définissant largement par l’évolution de son rapport
à l’Antiquité ; le rôle du Refuge protestant dans la circulation des idées par les traductions
nombreuses et rapides, des périodiques hollandais francophones, que l’auteur mentionne de
la même façon que les journaux français à monopole sous contrôle du pouvoir ; le rapport à
l’Islam et à l’Empire ottoman… On notera en revanche la place surdimensionnée accordée
à la question de l’éducation et des traités d’éducation qui conduit, entre autres, à un dernier
chapitre sur une comparaison Rousseau/Kant.
L’auteur voit dans les Lumières une tension entre une Europe cosmopolite et une
Europe des patries respectueuses de l’histoire et des traditions. Le patriotisme au milieu
du siècle renvoie-t-il à une montée du nationalisme ou au souci du bien public, à la vertu
civique (voir l’ouvrage mentionné plus haut de Gusdorf, p. 367-375) ?
On note des inexactitudes (Essai sur le beau, du P. André en 1741 et non 1754, p. 102),
des formules hâtives (la VOC, modèle moderne de la multinationale, p. 25), des détails anec-
dotiques oiseux (sur Struensee, « médecin et amant de la reine », p. 25 ; sur la duchesse du
Maine, « petite, plutôt laide mais instruite », p. 126) ; des simplifications : sur la période
1700-1800, « les grandes famines disparaissent » (p. 36 : à condition d’omettre celle, très
meurtrière de 1709, le « complot de famine » de 1725…), des lacunes comme celle du nom
de Ledoux dans l’architecture du siècle ; des ignorances : la critique d’art commence avec La
Font de Saint-Yenne (1747) non avec Diderot, dont les Salons, s’ils ont créé un genre, ont une
diffusion marginale à son époque (voir les travaux de René Démoris et Florence Ferrand).
Sous la plume de l’auteur, Louis XIV fut un modèle en Europe pour le souci qu’il
manifestait pour son peuple (p. 37), selon une référence aux Mémoires du Roi-Soleil. Il
faut ignorer apparemment les mouvements d’opposition après la mort de Colbert, dont la
Lettre de Fénelon au souverain n’est qu’un exemple parmi d’autres, relayés à l’extérieur par
la propagande des puissances rivales, mouvement étudié il y a déjà longtemps par Lionel
Rothkrug (Opposition to Louis XIV). La naissance de l’économie politique et la pénétration
des idées anglaises (Petty, Child, Davenant) dès la fin du 17e siècle, en particulier par la
diffusion des publications de la Royal Society, n’étant pas mentionnée, il semble que l’éco-
nomie commence avec les physiocrates (p. 37). Il paraît difficile de soutenir que « le maté-
rialisme gagne le bas-clergé » en s’appuyant uniquement sur le testament du curé Meslier.
On amalgame la Fable des abeilles de Mandeville et une citation de Pietro Verri qui associe
bonheur et vertu, lieu commun stoïcien qui n’est pas le conséquentialisme de Mandeville
pour qui l’harmonisation des intérêts individuels (« vices privés ») fait la prospérité de la
collectivité (« vertus publiques »). Le Spectacle de la nature de l’abbé Pluche est classé dans
Histoire des
éditions idées
de textes 783
les ouvrages de sciences naturelles comme « phénomène de mode » mais rien n’est dit de la
théologie naturelle (Deerham) et des raisons de son succès. On confond « sentimentalisme
anglais » et intuitionnisme moral à propos de Shaftesbury et Hutcheson (p. 107). Philippe
Pinel est défini par son rapport à la « mystique révolutionnaire », non par son rôle dans la
naissance de la psychiatrie (p. 173).
On trouve par ailleurs des négligences et redites marquant une relecture rapide : p. 27,
la note 4 reprend la 3 ; p. 126, l’expression « nouvelle préciosité » est employée trois fois
dans deux paragraphes ; l’article philosophe de l’Encyclopédie est mentionné deux fois mais
de façon différente (p. 108-115), sans que soit précisée son histoire éditoriale (voir éd.
H. Dieckmann).
Il paraît difficile de recommander un ouvrage dont l’objet reste mal défini, qui, sur
beaucoup de points, ignore l’état de l’art, et qui comporte des approximations et simplifi-
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cations contre lesquelles il semblerait plutôt souhaitable de mettre en garde les étudiants et
les non-spécialistes.
Carole Dornier

Christophe Régina, Genre, mœurs et justice. Les Marseillaises et la violence au 18e siècle,
Presses Universitaires de Provence, 2015, 282 p.
Cet ouvrage interroge les mœurs d’une époque du point de vue des formes ordinai-
res de violence, tout en mettant l’accent sur la position des femmes impliquées dans des
affaires de violences conjugales, d’adultères et de rapts de séduction, voire de violences plus
extrêmes. La source archivistique prise en compte consiste dans les procédures instruites
par la sénéchaussée de Marseille. Il s’agit alors d’étudier le rapport des femmes à la violence
dans le cadre de la conflictualité quotidienne. Les 900 procédures intégralement retrans-
crites constituent un corpus imposant, et servent ainsi de base à la grande richesse de la
description raisonnée des multiples affaires présentées ; elles concernent essentiellement le
monde de l’artisanat et de la petite boutique. Qui plus est, ce corpus, une fois analysé,
permet d’appréhender les rapports de genre au sein de la conflictualité sous la forme de
récits, de mise en scène de soi, significatives des façons de se dire et de dire l’autre, certes au
prisme des choix normatifs de la justice. Ici les femmes sont à la fois actrices et victimes des
violences. à ce titre, il convenait d’abord, dans une première partie, de situer les violences
dans le cadre du couple d’Ancien Régime. L’analyse des « mauvais traitements » subis par
les femmes s’explique d’abord par la rupture d’un fragile équilibre – ce que l’historien
appelle « la souveraineté domestique » –, entre les rôles dévolus au mari et à la femme, ce
qui revient à nuancer l’idée d’un féminin totalement asservi par le masculin. Les violences,
surtout verbales et physiques, ne sont que le paroxysme de toutes sortes de brimades et de
vexations au quotidien. Doxa, savoir judiciaire et narration sont liés dans l’appréhension
des plaintes par les juges soucieux de comprendre les enjeux financiers, les désordres sexuels
à la source des motifs de la plainte et d’en circonscrire les formes par leur mise en scène.
La seconde partie de l’ouvrage aborde plus précisément le problème de la sexualité, sous la
forme des amours clandestins. Le crime d’adultère est perçu essentiellement par la justice
comme un crime féminin, ce qui souligne d’autant le fait que la justice se met en scène en
énonçant une vérité sur ce qu’il est de la réalité du jeu des acteurs, à un certaine distance de
la réalité sociale. Les « vies scandaleuses », ainsi présentées, renvoient à une certaine image
de l’empire de la séduction, même si des motifs plus concrets, par exemple l’infirmité du
conjoint et le besoin d’argent, sont invoqués. À côté des plaintes populaires, la stratégie des
élites a aussi sa place dans un tel monde de l’adultère avec en arrière plan les luttes d’in-
térêt, de pouvoir et d’honneur, ainsi du cas de la demoiselle Rose Michel Reynoir Cornet
longuement analysé (pages 123-158). La troisième partie porte sur les violences extrêmes,
« homicides de soi », meurtres (certes proportionnellement peu nombreux) et infanticides.
Ici l’archive judiciaire donne à voir une part de subjectivité propre à être amplifiée par l’ana-
784 Notes de lecture
lyse de l’historien, qui en conclut sur la manifestation d’un capital commun, du fait le plus
objectif à la donnée strictement subjective, dans les archives judiciaires étudiées. Il désigne
ce capital humain comme un « convivre » avec autrui, un « vivre ensemble ».
Jacques Guilhaumou

Anguélina Vatcheva, Potomstvou Ekaterina II. Ideii i narativnye strateguii v avtobiographii


imperatritzyi [Catherine II à la postérité. Idées et stratégies narratives dans l’autobiographie
de l’impératrice], Sofia, Éd. de l’Université de Sofia « St Clément d’Ohrid », 2015,
717 p. Résumé bulgare (p. 699-708) et résumé anglais (p.709-717).
Le livre est rédigé en russe par la professeure Anguélina Vatchéva, excellente spécia-
liste de la littérature et de la culture russe du 18e siècle. Il porte sur l’héritage littéraire de
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l’impératrice de Russie Catherine II (1729-1796) : « Idées et stratégies narratives dans son
autobiographie ». L’ouvrage englobe les deux étapes d’un long travail dont le premier livre
date de 2008, enrichi aujourd’hui d’analyses portant sur l’idée de « monarque éclairé ».
La première partie, « Le roman de l’impératrice. Le discours romanesque dans les notes
autobiographiques de Catherine II », est une interprétation novatrice d’un texte naguère
considéré comme documentaire. Le « discours romanesque » de Catherine II s’avère la
langue universelle du roman de l’époque des Lumières, un style qui répète les situations,
les topoï concernant le destin typique des femmes de l’époque (l’enfance, la féminité, le
mariage malheureux, l’hypocondrie, la lecture solitaire, « l’amazone », etc.). En fait, ces
thèmes s’entrelacent au discours politique, ce qui exprime le choix de l’impératrice de se
distancier de la manière rousseauiste dont l’autobiographie est construite sur le principe
des « confessions ».
Les réflexions de Catherine II sur le plan philosophique font l’objet de la seconde
partie du livre, intitulée « Le problème du monarque éclairé dans l’autobiographie de l’im-
pératrice ». Anguélina Vatchéva y aborde la conception du « monarque éclairé » que se fait
l’impératrice. Très influencée par les idées nouvelles de l’époque et par ses relations avec les
encyclopédistes, Catherine II apparaît comme l’une des prétendantes au label de « philo-
sophe couronnée ». L’auteure retrace le jeu intertextuel dans le texte de Catherine II qui
remonte elle-même au modèle antique (Plutarque et Marc Aurèle), puis elle examine les
éléments d’un désaccord voilé avec Frédéric le Grand sur les conceptions de Machiavel.
Dans la rédaction tardive de ses Mémoires, Catherine II se compare avec son époux
Pierre III qu’elle chassa du trône. En même temps l’impératrice fait une comparaison impli-
cite entre sa propre personnalité et Elisabeth Petrovna, et même avec la figure mythifiée de
Pierre le Grand.
L’autobiographie n’est qu’un traité sur le souverain en général, un testament pour les
générations futures, un texte mémorial qui doit éliminer ses traits négatifs et construire son
image mythologique et parfaite, l’image d’un souverain immortel.
Raïa Zaïmova et Margarita Serafimova

Valentina Vestroni, Jardins romanesques au 18e siècle, Paris, Garnier, « L’Europe des
Lumières », 2016, 218 p.
Bien que son titre laisse penser qu’il étudie l’inscription et l’évocation des jardins dans
le roman français du 18e siècle, l’ouvrage se propose d’abattre « le fossé » entre romans et
traités, en abordant de manière transversale la question de la révolution paysagère, reposant
elle-même sur la mise en scène d’un lieu, le jardin anglais, qui « se déclare à la fois ouvert et
fermé, taillé dans la nature sans être nature ». Au jardin à la française que l’auteur présente
comme celui de « l’orgueil » en lien étroit avec la figure du monarque, se substitue celui
de la « sensibilité » dans lequel triomphent la ligne sinueuse, une perspective s’ouvrant sur
l’infini et des itinéraires symboliques faisant appel aux sens. S’opère alors le passage de la
éditions de textes
Histoire des idées 785
description à la narration, permettant d’exprimer les grands thèmes de l’imaginaire roma-
nesque du 18e siècle : la mélancolie, aussi bien que la séduction et le libertinage. En dépit
de certaines analyses convaincantes, on ne trouvera rien de vraiment neuf dans cet ouvrage
qui se réduit parfois à un montage de citations1.
Didier Masseau

(Re)lire L’Esprit des lois, dir. Catherine Volpilhac-Auger et Luigi Delia, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2014, 196 p.
Sorties depuis une quinzaine d’années de la sphère purement littéraire, les recherches
sur Montesquieu se sont – notamment grâce à l’édition des Œuvres complètes en cours à
Oxford – profondément renouvelées en élargissant leur champ à la philosophie morale
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et politique, à l’histoire ou l’anthropologie, à la science et au droit. C’est dans ce sillage
que s’inscrit le présent volume par les liens subtils qu’il tisse entre les divers domaines de
la pensée de Montesquieu, à partir de l’ouvrage fondamental de L’Esprit des lois. Issu du
séminaire de l’ENS de Lyon (UMR 5037), soutenu par le Collegium de Lyon, il permet de
mesurer les dernières avancées de la recherche, en particulier sur l’importance de la lecture
du Spicilège et des Pensées pour la compréhension de L’Esprit des lois. Montesquieu apparaît
ainsi dans toute sa dimension d’homme des Lumières.
Le premier sujet abordé est celui du rapport de l’individu à la société, qui prend le pas
chez Montesquieu sur le rapport de l’individu à lui-même. Céline Spector montre que le
terme d’“amour-propre”, étroitement associé à la misère de l’homme sans Dieu, est singu-
lièrement absent de L’Esprit des lois, au profit d’une conception du monde dans laquelle
l’homme peut se sentir chez lui dans la société civile. Diego Vernazza revient sur la notion
d’inquiétude jadis magistralement étudiée par Jean Deprun pour faire ressortir comment
Montesquieu, éloigné de toute vision innéiste de l’inquiétude humaine, rattache celle-ci aux
conditions physiques, politiques et sociales dans lesquelles l’homme vit. Gabrielle Radica
souligne de même à quel point Montesquieu est conscient de la relativité historique et
géographique des relations familiales et considère la protection de la famille comme garante
de la liberté individuelle.
Deux autres articles s’intéressent ensuite à la justice et au droit dans L’Esprit des
lois. Le premier, dû à Till Hanisch, met en avant les formes de la justice dans l’œuvre de
Montesquieu, à partir de sources modernes autant qu’antiques. Le second, rédigé par Dario
Ippolito, insiste sur la forte présence de la problématique du droit naturel dans L’Esprit des
lois, pourtant peu cité dans les ouvrages classiques sur la question.
Le troisième temps du volume traite de la façon dont les apparentes contradictions
de la pensée de Montesquieu sont analysées en termes de dialogue avec les penseurs passés
et contemporains. Jean Terrel pose, à partir du livre X de L’Esprit des lois, le problème
de la conquête. Norbert Campagna se demande pourquoi, dans le livre XI, Montesquieu
soutient le principe selon lequel un citoyen ne peut être jugé que par ses pairs, le peuple
par le tribunal du peuple, les nobles par le tribunal des nobles. Carlo Borghero cherche au
livre XXVI une des conclusions majeures de Montesquieu, à savoir la nécessité pour légifé-
rer d’éviter contradiction et confusion.
Pour finir, Alessandro Tuccillo – à travers les Riflessioni sur L’Esprit des lois de Personè –
jette un éclairage neuf sur les « Lumières anti-esclavagistes » en Italie, ancrées dans le
livre XV de L’Esprit des lois, tandis qu’Isabelle Brancourt s’interroge sur l’influence réci-
proque de D’Aguesseau et de Montesquieu, dont les statues encadrent symboliquement le
portail d’entrée du Palais de justice d’Amiens, édifié sous l’Empire.

1. Un compte rendu du même ouvrage paru dans la RHLF fait état d’emprunts directs et non
signalés à l’ouvrage de Sophie Le Ménahèze, L’Invention du jardin romantique (Spiralinthe, 2001)
[N. d. É.].
786 Notes de lecture
L’intérêt de ce petit ouvrage novateur, dégagé de tout a priori interprétatif, est donc
majeur, à la fois par l’étendue de son champ de recherche et la profondeur de ses analyses.
Sylviane Albertan-Coppola

Ayşe Yuva, Transformer le monde ? L’efficace de la philosophie en temps de révolution France-


Allemagne, 1794-1815, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016,
340 p.
Voilà un essai qui ouvre de nouvelles perspectives sur la définition du mot philosophie
et son rapport à l’espace politique, notamment au moment de la révolution. Il réinterroge
la distinction traditionnellement opérée entre la France, pays de la révolution politique et
l’Allemagne, pays de la révolution philosophique en se concentrant sur trois différents grou-
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pes de penseurs, les Idéologues, le groupe de Coppet et les kantiens ou post-kantiens. Alors
que « les auteurs français construisent l’image d’une philosophie allemande foncièrement
inefficace et scolastique », certains auteurs allemands, de leur côté, refusent aux écrits du 18e
siècle leur « caractère de nouveauté radicale » et envisagent la Critique de la raison pure ou la
Doctrine de la science de Fichte comme « une sorte d’équivalent de l’événement politique ».
Ayşe Yuva tente de montrer le lien entre les théories philosophiques et leurs implications
politiques. Si la philosophie est appelée à prendre part au gouvernement des hommes, il
est légitime de se poser la question de sa diffusion et de sa capacité « à remettre en cause les
rapports de domination existants », problématique sous-jacente à cet essai. Pour les thermi-
doriens, il s’agit de terminer la révolution et de dissocier radicalement la philosophie répu-
blicaine de la philosophie révolutionnaire. Se pose avec acuité la question de l’instruction
et de la popularisation de la philosophie. Qui doit-on instruire et par quels moyens ? Le
philosophe doit-il devenir un agent de l’État ou garder une stricte indépendance à l’égard
des pouvoirs établis ? Les réponses divergent quant à ces multiples questionnements. Mme de
Staël et Benjamin Constant plaident pour une autonomie des philosophes qui peuvent
certes éclairer les gouvernants mais ne jamais aliéner leur liberté politique. La diffusion de
la philosophie est également essentielle chez Condorcet et les Idéologues. Elle tient une
place primordiale chez Fichte qui, dans ces derniers écrits, se tourne vers les institutions
universitaires, communauté de savants par excellence, seules aptes à diffuser les idées philo-
sophiques. L’adjectif philosophique constitue un enjeu, idéologique mais aussi national. Cet
essai soulève de très nombreuses questions, celle du lien entre bonheur et philosophie,
celui du droit de la guerre que Benjamin Constant se pose avec acuité, enfin celui du
lien entre métaphysique et philosophie ou du religieux et du politique. Les institutions
peuvent-elles être modifiées avant que les esprits le soient ? à quel moment peut-on parler
d’opinion publique et quelle place doit-on lui accorder ? En nous rappelant que les textes et
les discours sont, à leur façon, une pratique et une intervention politique, la richesse de cet
ouvrage invite à repenser notre propre émancipation philosophique et/ou politique.
Pascale Pellerin

HISTOIRE
Scarlett Beauvallet-Boutouyrie, Emmanuelle Berthiaud, Le Rose et le Bleu. La fabrique
du féminin et du masculin. Cinq siècles d’histoire, Paris, Belin, 2016, 379 p.
Deux historiennes nous proposent une synthèse particulièrement bien informée sur la
manière dont se formule sur la longue durée, soit de l’époque moderne aux temps contem-
porains, la différence des sexes. Plus précisément, elles suivent pas à pas les modes de fabri-
cation, dans la société française, des attributs associés au masculin et au féminin dans leurs
différences et leur hiérarchisation au profit de la domination masculine. Il s’agit d’abord de
considérer la nature différentielle des sexes telle qu’elle est présentée dès l’Antiquité sous
Histoire
éditions
éditions detextes
de textes 787
diverses oppositions : le sec et l’humide, le divin et le terrestre, l’homme viril et la femme
utérus, etc., et jusque dans les interrogations les plus contemporaines sur le « cerveau a-t-il
un sexe ». La dimension historique proprement dite prend consistance avec le chapitre II
sur le vivre-en-société des deux sexes. Héritant de la subordination du féminin au masculin,
l’époque moderne fabrique, pas à pas, la représentation du « bon mari », consacrée par
le 18e siècle, et surtout la Révolution française. Le cheminement vers l’égalité des droits,
proclamé au nom du droit naturel, s’en trouve d’autant plus limité que les femmes sont
globalement exclues de la scène politique, en dépit de leur participation aux événements
révolutionnaires, et que leur place dans le monde du travail est sous dépendance masculine.
Qui plus est, le Code civil (1804) met un terme aux avancées des Lumières en ouvrant tout
particulièrement un espace pour des figures spécifiques de criminelles au 19e siècle.
Cependant c’est sans nul doute le siècle des Lumières qui ouvre largement le monde
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de l’éducation aux hommes et aux femmes, en attendant l’éducation républicaine pour
tous. Le chapitre III en donne de nombreux exemples, du modèle éducatif rousseauiste à
des formes de pédagogie moderne, dont l’exemple de Clément Gaillard de Saint-Germain,
écrivant à huit ans sur des feuilles reliées son « journal », une année de dialogue pédagogique
avec ses parents. Bien sûr les différences de traitement entre filles et garçons se perpétuent
encore un long moment avant l’établissement de la mixité dans l’université au 20 e siècle.
Un autre facteur majeur de différenciation consiste dans l’apparence en fonction des critères
de beauté. Ici le siècle des Lumières rompt avec la mode du corps contraint pour les classes
privilégiés, et permet aux classes éclairées de glorifier l’apparence du naturel, surtout pour les
hommes, tout en maintenant les classes populaires dans son habillement usuel, en attendant
l’accès à du bon marché au siècle suivant. Certes les jeux de rôle, pendant l’enfance, main-
tiennent aussi les différences entre filles et garçons, les travaux d’aiguille restant l’apanage
du féminin, mais la présence des femmes dans les salons leur donne accès à la philosophie,
alors que les sociétés populaires leur permettent, sous la Révolution française, de participer
aux événements politiques. La multiplication des lieux du féminin dans les interstices des
territoires dominants du masculin enclenche, au-delà des stéréotypes maintenus et des résis-
tances au changement, un progrès irréversible dans le rapport hommes-femmes.
Jacques Guilhaumou

Maïté Bouyssy, Une histoire culturelle de la Révolution, Paris, Publications de la Sorbonne,


2016, 355 p.
Ainsi que le rappelle Mona Ozouf, dans sa préface de l’ouvrage, le député révolu-
tionnaire Barère a laissé, dans ses archives personnelles, un ensemble de 30 000 feuillets
manuscrits rédigés en exil. Maïté Bouyssy a trouvé, au sein de cette masse documentaire,
une curiosité, Le Salon imaginaire ou le 20e siècle, ensemble de notices succinctes, allant
de l’aphorisme au bref récit, et apparentées à un rébus. Elle s’est ainsi attachée, au fil des
pages, à les déchiffrer, à y délier ce qui relève du temps présent (1815) et du temps anté-
rieur à la Révolution française. Pour chaque notice, le travail d’interprétation relève alors
d’une méthode spécifique propre à cerner des jeux de langage, à rendre compte d’un imagi-
naire historiographique. C’est à titre que l’on peut parler ici d’une histoire culturelle de la
Révolution française.
Prenons le cas, parmi tant d’autres, d’une « métaphysique sous inventaire », dont nous
connaissons pour notre part un analogue chez un autre régicide exilé, Sieyès. Certes, comme
chez Sieyès, l’objet et le sujet social renvoient au tiers autrui : tous deux anciens députés, le
sujet politique a été et reste le tiers-état. Mais la métaphysique de Barère est minimaliste,
elle se réduit à l’énoncé, « Je pense, je sens et je veux », à la différence de Sieyès. Certes, de
même que pour notre abbé, il s’agit de prendre ses distances avec les Idéologues. Empiriste
positif, là où Sieyès est plutôt un nominaliste proche de l’empirisme, Barère partage alors
avec lui le constat qu’il faut s’intéresser aux choses, en prenant ses distances avec les mots
788 Notes de lecture
sources d’erreurs par le jeu de l’imagination. Tous deux partagent également l’idée que le
nouvel état social issu de la Révolution française résulte d’une « fiction » en appui sur des
constructions juridiques, dont ils ont été en partie les maîtres d’œuvre. Reste que la ques-
tion métaphysique est centrale là où il s’agit d’une métaphysique des vertus, de l’ethos, de
la morale sociale chez Barère qui met ainsi un accent particulier sur ce qui fait lien avec
les pratiques religieuses et morales du peuple depuis les Romains jusqu’aux figures muettes
actuelles des sans-voix. C’est là qu’apparaît la figure de Prométhée reprise d’une allégorie
d’Eschyle : « Cette allégorie dans Eschyle peut signifier que la puissance tyrannique trouve
toujours la force prête à exécuter ses décrets ou ordres, et que le véritable courage ne cède
jamais la victoire à l’injustice ». Ainsi cette figure mythologique offre une autre allégorie
cachée : « La témérité qui cherche les périls extrêmes. » Nous sommes là devant des allégo-
ries à peine voilées sur le rapport des acteurs de la Révolution française avec des catégories
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antithétiques, le courage et la violence. Au fil des pages, Maïté Bouyssy, lecteur éclairé, nous
propose donc ainsi de longs commentaires, sur la base de sa grande érudition, d’une grande
partie de ses notices et termine par une interrogation : faut-il lire Barère vieillissant pour
penser la Révolution ? Son livre nous incite à le penser fortement.
Jacques Guilhaumou

Marc Cheynet de Beaupré, Joseph Pâris-Duverney. Financier d’État (1684-1770). La vertu


des maîtresses royales (1720-1770), Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque d’his-
toire moderne et contemporaine », 2016, 983 p.
Voici la seconde partie de cette thèse monumentale et foisonnante (voir DHS 46,
p. 777). Remis en selle après la chute de Law, les frères Pâris jouèrent un rôle majeur pour
liquider le système : ils restaurèrent les recettes générales, mirent la Ferme générale en régie,
instaurèrent en 1721 le Visa. Bénéficiant de la faveur de Madame de Prie, maîtresse du duc
de Bourbon, premier ministre, Joseph Duverney à Versailles travailla à la rationalisation de
la comptabilité publique, fit rétablir les milices, inspira au contrôleur général des finances
les six diminutions monétaires entre 1724 et 1726. La disgrâce du duc entraîna celle de
Duverney qui goûta alors du séjour à la Bastille. La guerre de succession de Pologne y mit
fin ; qui mieux que les Pâris pouvaient efficacement assurer le ravitaillement des troupes,
comme ils l’avaient si bien fait lors de la Succession d’Espagne ? Joseph fut nommé en
1733 directeur général des vivres, s’adjoignit ses frères Claude et Jean et un neveu, et fut
massivement en Allemagne pendant ce court conflit. Cette activité de munitionnaire se
déploya avec une plus grande ampleur lors de la guerre de succession d’Autriche, Joseph, au
plus près des généraux, Saxe, Belle-Isle, Noailles, etc., parvenant même à infléchir le cours
des opérations en fonction des nécessités de l’intendance : étaient-ce les subsistances qui
devaient aller aux troupes ou les troupes aux subsistances ? Pendant la guerre de Sept Ans, il
navigua au milieu des intrigues de cour, entre le clan d’Argenson et le camp Choiseul. Il fut
défendu par la Pompadour, dont la correspondance avec Duverney, « Mon cher Nigaud »,
est riche d’enseignement et introduit son dernier grand œuvre, la construction de l’École
militaire. On suit le combat pour emporter la décision, une École et non une Académie
de la Noblesse, et assurer un financement digne du monument, les difficultés avec l’ar-
chitecte Gabriel et avec Marigny. La visite de la famille royale en 1760 fut une consécra-
tion d’honneur. Ce fut à cette occasion que se nouèrent les relations avec Beaumarchais,
suivies des entreprises communes en forêt de Chinon, d’une curieuse correspondance, et
pour Beaumarchais, après la mort de Duverney, dix ans de procédure avec le comte de
La Blache, ponctuée par des pamphlets qui participèrent à la gloire de l’écrivain. Ajoutons
une multitude d’informations sur la vie privée de Duverney, son hôtel parisien, son château
de Plaisance, sa maîtresse, filleule de la reine de Suède Ulrique-Éléonore, sa fille Louise-
Michelle, et sur ses catastrophiques neveux. Sauf découverte improbable de nouvelles sour-
Histoire
éditions de textes 789
ces, nous avons avec les deux volumes, un instrument de premier ordre où tout chercheur
en histoire financière et économique trouvera sa provende.
Claude Michaud

Anne Conchon, La corvée des grands chemins au 18e siècle. Économie d’une institution.
Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016, 354 p.
La corvée des grands chemins, en plein siècle des Lumières, fut l’objet d’attaques viru-
lentes ; ce système aurait été attentatoire à la liberté de chacun, oppressif, inhumain et de
surcroît inefficace pour doter la France d’un réseau routier performant. Le présent ouvrage
ne réhabilite pas la corvée ; il veut se déprendre de jugements hâtifs et comprendre quelles
sont les logiques qui ont incité le gouvernement royal à généraliser en 1737 le recours à la
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corvée, puis en 1786, à l’abandonner pour le remplacer par l’impôt. La corvée des chemins
assujettissait les taillables des communautés principalement rurales situées à 3 lieues de part
et d’autre de la route à construire, à des prestations de travail et de charrois pendant la morte
saison des travaux agricoles. Les modalités variaient en fonction des conditions locales, densité
de la population, éloignement, disponibilité des matériaux, difficultés dues au relief, pénibi-
lité des tâches… Les corvéables, âgés de 18 à 60 ans environ, couchés sur des rôles par des
syndics, pouvaient se faire remplacer, moyennant finance. Ils étaient répartis sur les tronçons
de route, surveillés par des piqueurs (i. e. des pointeurs à partir des rôles) et des conduc-
teurs de travaux, sous l’autorité des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Le pragmatisme admi-
nistratif atténuait l’arsenal répressif prévu par les textes contre l’absentéisme. Il est à noter
qu’aucune révolte populaire n’eut la corvée des chemins pour cause, en dépit de la détestation
qu’elle suscitait (cf. Jean Nicolas). À partir de 1760, dans le contexte difficile de la guerre de
Sept Ans, les premiers projets de réforme apparurent : l’intendant de Caen institua le rachat
par les communautés proportionné au principal de la taille, tandis que celui de Limoges,
Turgot, fut partisan d’une contribution reposant sur l’ensemble de la généralité, accompagnée
d’une grille de rémunération pour des travailleurs salariés. Les physiocrates, dont Mirabeau,
se déchaînèrent contre la corvée, ces travaux forcés qui n’avaient même pas pour eux d’être
performants : le travail peu intensif, pour tout dire dilapidé sur les routes, enlevait à la campa-
gne une main-d’œuvre utile et motivée. Les arguments mêlaient le pathos humanitaire à de
savants calculs (Du Pont) sur la valeur de la journée de travail et les gains de productivité du
salariat. La suppression de la corvée des chemins par Turgot ne survécut pas à son ministère
(1776). Mais le chantier était ouvert, alimenté par la volumineuse documentation adminis-
trative et comptable, par des enquêtes (1777, 1781), par les contributions du monde savant.
L’expérimentation des intendants de Caen et de Limoges fut suivie par celle des assemblées
provinciales du Berry et de Haute-Guyenne. La solution de l’imposition obligatoire, et non
plus optionnelle, finit par prévaloir, elle fut instituée par arrêt du 6 novembre 1786, non sans
difficultés : modalités de l’assiette de l’impôt, retards dans son recouvrement au sein d’une
paysannerie peu monétisée qui acceptait plus volontiers une « servitude volontaire » que le
difficile paiement d’une somme d’argent, nouveaux contrats avec les entrepreneurs testés par
les ingénieurs, règles pour l’affectation des fonds entre entretien (avec des cantonniers) et
construction, recrutement d’une main-d’œuvre salariée, des paysans comme par le passé et
pas plus compétents… La brièveté d’exercice du nouveau système (1786-1789) ne permet
guère d’affirmer sa supériorité. Il semble néanmoins qu’il ait permis de réduite les coûts du
financement. Au total, une belle démonstration des rationalités et des logiques qui ont présidé
aux choix du gouvernement et une mise à distance critique de poncifs longtemps admis.
Claude Michaud

Soldats et civils au 18e siècle ; échanges épistolaires et culturels, dir. François Genton et Thomas
Nicklas, Éditions et presses universitaires de Reims, 2016, 278 p.
790 Notes de lecture
Six contributions en allemand, autant en français, y compris l’introduction, pour
évoquer la coexistence des sociétés civile et militaire en France et dans le Saint-Empire
au siècle des Lumières, et marquer le contraste entre ces deux aires, une France devenue
souvent antimilitariste après les désastres de la guerre de Sept Ans, une Allemagne où la
fusion des deux sociétés est un fait culturel, surtout si on se réfère à la Prusse (un mili-
taire pour 27 habitants) et à la Hesse-Kassel (un pour 14), ce fournisseur de mercenaires
« vendus » par le prince, à l’Angleterre surtout pour la guerre d’Indépendance américaine.
Les échos de ces militaires hessois combattant outre-Atlantique, confrontés à un type de
guerre qu’ils ignoraient, la « petite guerre », contre toute une population, nous parviennent
par la correspondance reçue par un conseiller de Hesse-Kassel, Georg-Ernst von und zu
Gilsa, cette « petite guerre » qui fut théorisée par Johann Ewald (Abhandlung über den
kleinen Krieg, 1785) dont le journal, 1100 pages, de 1776 à 1784, est le plus important
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témoignage sur cet épisode militaire. D’autant de prix sont les Mémoires de Friedericke
Riedesel zu Eisenbach, une femme donc, épouse d’un officier brunswickois, connaissant la
rude vie des camps, la captivité, l’angoisse pour son mari et ses enfants, découvrant aussi
l’esclavage des noirs dans un pays luttant pour sa liberté. Le contact entre militaires et civils
s’établit de façon plus pacifique dans les villes de garnison, Épinal où les militaires, casernés
dans une île de la Moselle, n’ont guère de contact avec les civils que par les fournisseurs
et sous-traitants (et quelques mariages), Mont-Dauphin, sur son éperon rocheux, qui ne
devint jamais la ville de 2 000 habitants espérée par Vauban, Briançon où les rapports entre
les deux populations égales en nombre, furent souvent tendus, les civils voulant préserver
leurs libertés face au lieutenant militaire. Une seconde séquence évoque la représentation
du soldat dans les belles-lettres. Le soldat, c’est la guerre, et la guerre est, dans la pensée des
Lumières, générée par l’absolutisme. Nombre de textes désenchantent le soldat, son œuvre
de mort, son abrutissement par la discipline, sa misère sexuelle. Candide déserte un horri-
ble champ de bataille, le thème du déserteur (Sébastien Mercier) hante la littérature. Mais
là encore, contraste entre la France, très critique, et l’outre-Rhin où intellectuels, artistes,
prédicateurs trouvent une part d’inspiration dans le militaire, tels le prédicateur berlinois
August-Friedrich-Wilhelm Sack, ou Gleim, auteur de chants de guerre, reliés à tout un
réseau de correspondants vers le milieu du siècle (Klopstock, Wieland, Kant, Lessing…).
Frédéric II distribue les médailles qui établissent l’histoire métallique du règne. Un univer-
sitaire comme Christian Fürchtegott Gellert, d’abord farouchement antimilitariste, finit
par conclure que la carrière militaire est un Beruf comme un autre s’il est exercé avec un
dévouement religieux. L’honneur militaire perdu est l’obstacle au mariage de Tellheim
avec Minna von Barnhelm dans la pièce de Lessing (1763). Les quartiers des militaires
chez les civils, cette intrusion dans l’intimité, mettant en contact de façon forcée les deux
sociétés, avec les dangers afférents, prédation, incivilités, brutalité, mais aussi attraits et
dangers de la séduction, furent exploités dans les comédies et les drames, Le Barbier de
Séville, Le Déserteur de Mercier, Henriette, oder der Hussarenraub de Adam Beuvius, Die
Einquartierung im Pfarrhaus de Achim von Arnim, le comte Thoranc de Dichtung und
Wahrheit. Il n’est pas jusqu’à l’opéra populaire qui ne s’empara du thème militaire : Le
Liégeois engagé, opéra burlesque en langage poissard, livret de l’avocat Jacques-Joseph Fabry,
le futur père de la révolution liégeoise, et musique de Jean-Noël Hamal, le maître de Grétry,
met en scène l’engagé wallon qui se met à « fransquillonner », i. e. à parler la langue des
nouveaux maîtres, et la mère et la fiancée qu’il faut quitter.
Claude Michaud

Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et Droits de l’homme, Paris, Kimé, 2016, 472 p.
Dans le présent ouvrage, Jean-Pierre Gros propose une synthèse de ses recherches pendant
vingt-cinq ans sur l’égalitarisme jacobin au cours de la Révolution française. Tous les aspects
d’une économie sociale basée sur les droits de l’homme et étendue aux domaines les plus
éditions de textes
Histoire 791
divers de la politique sociale y sont abordés. Sur la base de l’égalité fraternelle et du bonheur
commun les Jacobins, et surtout les Montagnards, considèrent les multiples facettes d’une
telle économie sociale : le droit de subsistance et le collectivisme face à l’économie de marché,
l’impossible redistribution du droit de propriété, la juste répartition des richesses jusque dans
l’impôt progressif, le droit au travail et la formation ouvrière, le droit à l’existence et la protec-
tion sociale, et enfin le droit à l’éducation en lien avec la promesse de l’émancipation, le tout
dans la continuité de l’héritage des Lumières. Cependant, une telle œuvre sociale, avec sa
part d’utopie concrète, apparaît prise en charge avant tout par les montagnards qualifiés de
« radicaux réfléchis », et non par les plus radicaux qualifiés ici de « terroristes », d’« activistes
intolérants », voire partisans d’un « maximum démocratique » à l’exemple de Marat. Ainsi
se précise « une terreur douce » face à une « une terreur anarchique », voire sanguinaire plus
spectaculaire, mais qui ne doit pas nous faire oublier le caractère démocratique de la politique
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montagnarde. Face à de tels abus de pouvoir attestés dans les excès d’un certain nombre de
représentants en mission, l’étude d’ensemble des missions « met en évidence les faux-sem-
blants d’une lutte des classes », le caractère factice de l’opposition entre riches et pauvres face
à un « idéal jacobin postulant une société régénérée et réconciliée avec elle-même, une grande
famille où les classes seraient confondues par l’éducation, où les extrêmes de la richesse et de
la misère seraient supprimés, où chacun aurait accès à la propriété et vivrait dans l’honnête
aisance du fruit de son travail » (p. 103-104). Présentement, l’accent est mis sur le réformisme
radical des Montagnards, en lien avec leur vision concrète de l’utopie sociale, qui suppose
certes une conscience de classe, mais sans sa concrétisation dans une lutte de classes par le fait
de la volonté de « confondre les classes » (Jeanbon Saint-André). À ce titre, Jean-Pierre Gross
considère que les robespierristes ne sont pas des extrémistes, prêts par exemple à l’abandon
du droit foncier : ils préfèrent concilier l’impératif égalitaire et le respect de la légalité. Et
d’en conclure : « Mon dessein a été de montrer que le projet égalitaire des jacobins n’était pas
condamné d’avance à sombrer dans la violence, ni à donner naissance à un régime policier,
mais qu’il a suscité, au contraire, des initiatives politiques pleines d’imagination et a su créer,
momentanément l’harmonie sociale » (p. 403).
Jacques Guilhaumou

Georges Lefebvre, Les Thermidoriens, Le Directoire, préf. Jean-Clément Martin, Paris,


Armand Colin, 2016, 390 p.
Jean-Clément Martin, qui a dirigé l’Institut d’Histoire de la Révolution française dont
Georges Lefebvre a été le fondateur en 1937, justifie cette double réédition – un livre publié
en 1937 sur Les Thermidoriens et un cours publié de 1942-1943 sur Le Directoire – par le
constat de l’ampleur de l’entreprise de Lefebvre, et par là-même par sa marque durable
dans les études sur la Révolution française. À la (re)lecture de ses ouvrages, on est frappé
par la capacité de synthèse de Lefebvre, après de longues années de travaux dans les archives
autour de ses principaux sujets de recherche. Dans le premier ouvrage, le propos porte
principalement sur les relations conflictuelles entre le « dedans » (La Convention) et le
« dehors » (l’action des Jacobins et de leurs ennemis), une fois les robespierristes exécutés
comme « terroristes ». Il en ressort que « la maîtrise de la rue » d’abord par les sans-culottes,
consécutivement à la tentative de continuation de la terreur révolutionnaire, puis par la
jeunesse dorée apte à soutenir et enclencher la réaction ne fait d’abord, d’événement en
événement, que priver ces mouvements antagonistes de leurs chefs, en particulier parmi les
législateurs, alors que la situation monétaire et sociale s’aggrave avec la suppression du maxi-
mum. La conclusion de Lefebvre sur l’œuvre des thermidoriens est cependant nuancée : en
leur faveur, « on peut faire valoir qu’ils étaient, en grande majorité, d’honnêtes gens », mais
que « les hommes de premier plan firent défaut » (p. 181) ce qui explique sans doute leur
incapacité à empêcher la réaction sociale, tout en laissant en héritage la Constitution de l’an
III. Le cours sur Le Directoire fait suite à cet ouvrage, mais il se présente plus comme une
792 Notes de lecture
synthèse soucieuse de présenter les événements et leurs enjeux, sans prêter une attention
privilégiée, comme chez les thermidoriens, aux hommes et à leur capacité à gouverner, ce
qui ouvre à l’historien la possibilité de s’intéresser conjointement aux événements politiques
et à l’histoire des idées, alors qu’il avait déjà prêté une attention particulière aux désignants
– de « terroristes » à « royalistes » –, appliqués aux hommes de la Révolution.
Jacques Guilhaumou

Neutres et neutralité dans l’espace atlantique durant le long 18e siècle (1700-1820). Une
approche globale / Neutrals and Neutrality in the Atlantic World during the long eigh-
teenth century (1700-1820). A global approach, dir. Éric Schnakenbourg, Bécherel,
Les Perséides, coll. « Le Monde atlantique », 2015, 493 p.
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Éric Schnakenbourg est professeur d’Histoire moderne spécialiste de l’histoire des rela-

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tions internationales en Europe et dans l’espace atlantique aux 16e-18e siècles. Il dirige le
Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (C. R. H. I. A.) à l’université
de Nantes.
Neutres et neutralité dans l’espace atlantique durant le long 18e siècle (1700-1820) est le fruit
d’un travail collectif engagé en 2013 et piloté (pour l’expertise des propositions) avec Marc
Bélissa et Clément Thibaud. Le recueil propose d’étudier la neutralité comme une réalité
transversale d’un espace atlantique marqué par la fluidité des circulations au cours d’un long
18e siècle allant de la guerre de Succession d’Espagne aux indépendances latino-américaines.
La première partie s’intéresse à la modification des circulations atlantiques lors des
guerres avec des contributions d’Ana Crespo Solana (avec le cas de Cadiz entre 1700 et
1740), Holger Weiss (la traite danoise), Eric Schnakenbourg (le commerce antillais durant
la guerre de Sept Ans), Boris Deschanel (les sociétés Chauvet à Marseille entre 1785 et
1802) et Silvia Marzagalli (la navigation américaine durant les guerres françaises des années
1793-1815). La seconde propose l’étude de quatre acteurs de la neutralité atlantique :
Barry Stiefel (les juifs comme intermédiaires neutres), Manuel Covo (les adaptations des
marchands et capitaines de navire à la neutralité dans le commerce caribéens), Dominique
Goncalvès (l’association – Consulat royal – des planteurs et commerçants cubains) et
Clément Thibaud (les adaptations des marchands du Venezuela et de la Nouvelle Grenade).
La troisième partie explore les pôles géographiques du commerce neutre avec des contri-
butions de Victor Enthoven (le port franc hollandais de Saint-Eustache), François Antoine
(les ports francs flamands), Miguel Dantas da Cruz (les échanges atlantiques du Portugal)
et Ale Pålsson (l’île suédoise de Saint-Barthélemy). Le dernier volet de l’ouvrage propose
trois études de la neutralité dans les rivalités entre états conduites par François Ternat (avec
l’émergence des états-Unis), Marc Belissa (avec la consolidation des états-Unis) et Nicolas
Terrien (avec l’effondrement de l’empire atlantique de l’Espagne). La principale absente de
ce recueil consacré au grand espace atlantique, et le lecteur le regrette, est l’Afrique.
Les relations internationales sont marquées, au 18e siècle, par l’intensification des échan-
ges internationaux, de la concurrence, des rivalités coloniales ou encore des agissements belli-
queux. étudier cette époque à travers le prisme de la neutralité est à la fois peu commun et
fécond. Le concept est habituellement mobilisé pour l’analyse des relations politiques et diplo-
matiques internationales. L’ouvrage dirigé par Éric Schnakenbourg renoue avec les travaux
de Richard Pares dans les années trente sur le commerce neutre dans l’espace atlantique et
enrichit les recherches récentes sur les relations transcendant les frontières politiques dans
cette zone. Les études convergent pour montrer qu’en dépit des conflits qui déstabilisent les
réseaux et les équilibres économiques la dynamique reste forte pour tous les acteurs du négoce
atlantique. L’analyse des neutres et de la neutralité révèle les périodes de guerre comme des
phases de redéploiement des relations commerciales et de ruptures, même temporaires, dans
les systèmes de l’Exclusif qui organise habituellement le commerce entre les métropoles et
leurs possessions ultramarines avec l’exclusion des étrangers. L’ouverture des ports aux neutres
éditions de textes
Histoire 793
ne fait, en partie, que légaliser un commerce habituellement interlope notamment avec les îles
antillaises neutres et densifient ainsi l’américanisation et la créolisation des échanges dans l’Est
atlantique. L’étude montre un basculement historique : sur la fin de la période étudiée (à la
charnière des 18e et 19e siècles), la neutralité atlantique est plus du fait des jeunes États-Unis
que de nations de la vieille Europe.
Le recueil proposé par Éric Schnakenbourg enrichit ainsi l’intelligence générale des
relations (avec leurs évolutions) de l’espace atlantique.
Bernard Herencia

Philippe Tessier, François Denis Tronchet ou la Révolution par le droit, Paris, Fayard, 2016,
510 p.
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Bonaparte a qualifié François Denis Tronchet de « premier jurisconsulte de France »,
ce qui donne la mesure de son prestige au cours de la Révolution française, alors qu’il est
quasi inconnu de nos jours. Reste tout au plus l’image de l’avocat de Louis XVI et du prin-
cipal rédacteur du Code civil de 1804. Sa carrière d’avocat et sa destinée d’homme politique
méritaient une biographie dont nous disposons enfin grâce à Philippe Tessier. Tout au long
des 13 chapitres de son ouvrage, nous suivons pas à pas son action, avec sa part conjointe
de tradition et d’innovation, que l’on peut qualifier de pragmatique. Né en 1726, après des
études de droit, il est avocat à 19 ans. Au cours des années 1760, son ascension sociale se
confirme : sa clientèle comprend tout autant des hommes d’affaires que des nobles. Disposant
de nombreux biens fonciers, il a le un train de vie d’un sénateur d’Empire, panthéonisé à sa
mort en 1806. Nous disposons de l’ensemble de ses consultations juridiques en tant qu’avocat
au parlement de Paris qui témoigne de sa capacité à donner une vie pratique à sa culture des
normes juridiques, à créer de nouveaux raisonnements en fonction des intérêts de ses clients.
Homme de réseau, proche des jansénistes, il fait fructifier rapidement son faible capital de
départ, il se spécialise dans les successions, et n’hésite pas, à ce titre, à se référer à une « loi
naturelle d’égalité » qu’il concrétisera dans son ralliement au principe d’égalité de droit en
1789. Constituant, il se consacre à l’abolition de la féodalité et des privilèges au plan juridi-
que, ainsi qu’au droit successoral. Monarchiste favorable à la réforme, c’est sur la demande
de la Convention qu’il accepte d’être le défenseur du roi, ce qui lui permit d’exprimer, de
manière pragmatique, à la fois un acte légitime de la Convention et son attachement au roi.
Il adopte alors une tactique englobante de nature formaliste et procédurière, avec l’appui de
Malesherbes et Sèze qui argumentent plus spécifiquement sur le contenu de l’inviolabilité, ce
qui lui évite de se confronter avec les députés montagnards, en particulier Robespierre. Ce qui
lui vaudra de ne pas être inquiété pendant la Terreur, bien que républicain modéré. Discret
pendant l’an II et l’an III, il revient sur la scène politique et se donne l’image d’un républi-
cain soucieux de conservation sociale et de tradition, d’un partisan de l’ordre attaché aux
acquis de la Révolution de 1789 mais régi par un pouvoir fort. Il devient certes un juriscon-
sulte de premier plan, mais son modérantisme n’est guère original pour l’époque, de même
que sa culture régie par la lecture de l’histoire et de la littérature qui le rapproche plus des
républicains américains que des Lumières françaises. C’est en fin de compte sa participation
essentielle à l’élaboration du Code civil en tant qu’acte de rupture dans la forme avec le droit
d’Ancien Régime qui permet de le qualifier de révolutionnaire.
Jacques Guilhaumou

Gergely Tóth, Szent István, Szent Korona, államalapítás a protestáns történetírásban (16-18.
század) / Saint Étienne, la Sainte Couronne, la fondation de l’État dans l’historiographie
protestante, Budapest, MTA BTK, 2016.
Gergely Tóth est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la langue latine du
18e siècle en Hongrie. En cette qualité, il s’est déjà bien distingué dans l’édition critique
794 Notes de lecture
d’une série de descriptions géographiques et historiques de la Hongrie issues du projet
ambitieux élaboré par Matthias Bél (1684-1749), un pasteur évangélique hungaro-slovaque
qui entreprit la description historique et géographique du Royaume de Hongrie dans le
genre des descriptions de pays très à la mode à cette époque. Pour ce faire, il réunit une
importante documentation issue d’un travail de recherches historiques et de correspon-
dances avec les autorités locales hongroises. Le travail du savant érudit fut déjà couronné
de succès de son vivant : il publia 5 gros volumes contenant la description de dix comitats
du pays. Les autres volumes sont demeurés à l’état de manuscrits dans des archives variées.
Fort de son expérience dans l’édition des textes historiques, Gergely Tóth s’est lancé dans
des recherches historiographiques dont le but était d’examiner la représentation de l’his-
toire du premier roi de Hongrie, saint Étienne Ier, et de la Sainte Couronne de Hongrie,
symbole suprême de l’État hongrois, par les historiens protestants de l’époque moderne
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(16e-18e siècles). Le dernier livre de Gergely Tóth permet au lecteur de découvrir une histo-
riographie protestante qui se développait face à l’historiographie catholique de l’époque.
Cette écriture historienne alternative pouvait enrichir la recherche historique de l’époque
tout en se servant de ses propres résultats dans les débats politico-religieux. Par exemple,
un des membres de la garde de la Sainte Couronne, l’évangélique Péter Révay, démontra
au début du 17e siècle que les images en émail sur cette couronne représentant les empe-
reurs byzantins prouvaient qu’elle avait été commandée par Constantin le Grand. Il en
résulta une autre théorie diffusée par le calviniste János Kocsi Csergő qui affirmait que les
Hongrois avaient été convertis au christianisme par des prêtres orthodoxes grecs. L’auteur
réussit même à identifier un auteur évangélique, Gottfried Schwarz, qui avait fait une sorte
de synthèse des différents courants historiographiques protestants sur les origines de l’État
hongrois pour s’en servir comme d’une arme idéologique contre les symboles catholiques.
L’ouvrage de Gergely Tóth s’intègre dans le projet scientifique intitulé « Lendület » Sainte
Couronne de Hongrie (2012-2017) de l’Institut d’Histoire du Centre de Recherches en
Sciences Humaines de l’Académie Hongroise des Sciences qui a déjà publié plusieurs
monographies en hongrois et en langue allemande sur la genèse des représentations de la
Sainte Couronne de Hongrie. Le projet scientifique envisage des recherches interdiscipli-
naires sur l’histoire de la Sainte Couronne de Hongrie et de la représentation étatique et
nationale dans la Hongrie de l’époque moderne.
Ferenc Tóth

HISTOIRE DES SCIENCES


La Fabrique de la modernité scientifique. Discours et récits du progrès sous l’Ancien Régime,
dir. Frédéric Charbonneau, Oxford, coll. « Oxford university Studies in the
Enlightenment », 2015, 247 p.
Les études rassemblées dans ce volume portent moins sur l’idée de progrès que sur la
place qu’occupent, dans les récits de progrès, les figures des savants – et des médecins tout
particulièrement –, les procédés d’héroïsation ou « stratégies d’iconisation » qu’employèrent
leurs biographes. À bien y regarder cependant, on ne rencontre que peu de vraies « icônes »,
ou formellement trop d’« icônes », certains auteurs du volume abusant un peu du terme et
de ses dérivés, conséquence d’un respect trop à la lettre du cahier des charges de Frédéric
Charbonneau… Si la réédition des Œuvres de Vésale par Boerhaave et Albinius instituent
sans nul doute l’anatomiste dans une filiation glorieuse à Hippocrate (Hélène Cazès), les
autres récits de progrès étudiés sont plus ambigus, versant dans la fiction (« épistémologie
libertine » de Cyrano de Bergerac, où « l’aventure de la connaissance [apparaît] comme un
processus chaotique, incontrôlé et incontrôlable » – Frédéric Tinguely, p. 82) ou la rhéto-
rique (la centaine d’éloges funèbres de médecins analysés par Frédéric Charbonneau usant
des mêmes topoi – dévouement, sacrifice de soi sur l’autel de la connaissance). Tous les
Histoire DES
éditions deSCIENCES
textes 795
autres savants convoqués apparaissent soit comme de grands noms de l’histoire des scien-
ces dont l’émergence fut pourtant laborieuse de leur vivant (William Harvey, découvreur
ignoré, solitaire et mélancolique selon Claire Grignon), soit comme des gloires éphémères
oubliées par la postérité : Théodore Tronchin, promoteur de l’inoculation, sacralisé en son
temps par Voltaire (Catriona Seth) ; Théophile de Bordeu, praticien à succès, resté dans la
mémoire collective le principal protagoniste du Rêve de d’Alembert de Diderot (Alexandre
Wenger). Sur fond de croisade newtonienne par Voltaire, Descartes continua d’être une
référence majeure au 18e siècle de d’Alembert à Condorcet (Josiane Boulad-Ayoub) ; inver-
sement, les « résistances tardives » à Newton chez Bernardin de Saint-Pierre ou Louis-
Sébastien Mercier sont en partie l’indice d’une contestation de la suprématie nouvelle d’un
langage mathématique désormais fermé aux élites littéraires (Joël Castonguay-Bélanger).
Enfin, les critiques qui furent formulées très tôt à l’encontre des théories de Buffon sur
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le système de la génération ou la formation de la terre portèrent préjudice aux intuitions
qu’il développa dans son Histoire des quadrupèdes, immense travail de compilation que le
naturaliste amenda et corrigea jusqu’à sa mort (Swann Paradis).
C’est la loi de tout ouvrage collectif : l’originalité ou la clarté des analyses proposées
sont inégales, comme aussi le positionnement des auteurs par rapport à leur objet d’études,
certains s’efforçant de corriger les jugements de l’histoire en redorant leur icône favorite
(témoin, le tableau pathétique des allers-retours entre Paris et Montbard d’un Buffon vieux
et myope, « endur[ant] la souffrance décuplée par quelque soixante-dix pierres vésicales
s’entrechoquant au gré des cahots sur les routes bourguignonnes en piteux état », p. 196).
Ont particulièrement retenu notre attention les études ouvrant et refermant le volume.
L’étude très dense qu’Hélène Cazès consacre à la réédition des Œuvres de Vésale présente
un cas assez fascinant de « restitution » double du texte original, par la constitution d’un
fac-similé enrichi des lacunes de l’édition originale ; parce qu’il ressuscita proprement l’ana-
tomie, « le retour à Vésale fonde un récit où l’histoire de la médecine constitue le retour
aux sources (le texte comme la nature) en progrès » (p. 34). Alexandre Wenger montre
pour sa part l’évolution des images de Bordeu de son vivant (et par ses soins) puis au-delà.
De fondateur d’une médecine vitaliste, il régressa au statut de « précurseur » (de l’ana-
tomie de Bichat en particulier), forme de « relégation dans la préhistoire des sciences »
(p. 209). L’article et l’ouvrage se referment sur d’intéressantes perspectives méthodologiques
et un plaidoyer « pour une intégration raisonnée de la fiction dans l’histoire des sciences »
(p. 215-216).
Jean-Christophe Abramovici

Histoire de la santé. 18e-20e siècles. Nouvelles recherches francophones, dir. Alexandre Klein et
Séverine Parayre, Laval : Presses de l’Université de Laval, 2015, 232 p.
Alexandre Klein, philosophe et historien des sciences, est chercheur à la faculté des
sciences de la santé à l’université d’Ottawa. Séverine Parayre, docteure en sciences de l’édu-
cation, est chercheuse associée au laboratoire Techniques et Enjeux du Corps de l’université
Paris-Descartes. Ces jeunes chercheurs ont initié et dirigé cet ouvrage collectif dont l’am-
bition est double : proposer un panorama des recherches en langue française en histoire
de la santé à l’époque moderne et contemporaine ; nourrir et œuvrer à la consolidation
institutionnelle de la discipline dans le monde francophone.
A. Klein et S. Parayre ouvrent l’ouvrage sur un exposé synthétique de l’émergence de
l’histoire de la santé comme programme de recherche. L’histoire de la médecine, longtemps
réservée aux médecins et aux progrès dans l’art de soigner, connaît de nombreuses trans-
formations dans les décennies récentes. Trois perspectives historiographiques principales
peuvent être dégagées, en dehors de leurs évidentes relations : l’histoire médicale de la
médecine fondée par Charles Daremberg (et poursuivie avec les travaux de Mirko Dražen
Grmek, Marie-José Imbault-Huart ou encore Danielle Gourevitch) ; l’histoire épistémologi-
796 Notes de lecture
que de la médecine marquée par les recherches fondatrices de Georges Canguilhem, Michel
Foucault, Claire Salomon-Bayet et François Dagonet prolongées par celles de Jean-Pierre
Peter, Othmar Keel, Roselyne Rey, Peter Keating et Christian Bonah ; l’histoire de la santé
issue des travaux de Jacques Léonard. Cette dernière propose, au fil de recherches de plus
en plus nourries, un véritable nouveau paradigme au centre d’un réseau d’échanges avec
de multiples disciplines (philosophie, anthropologie, sociologie, démographie, psycholo-
gie, géographie, etc.) pour l’étude des soins, des soignants, des soignés dans des cadres
personnels, interpersonnels, institutionnels et sociaux. L’histoire de la santé va notamment
inclure l’histoire technique de la médecine et son histoire intellectuelle ou encore l’histoire
épistémologique des sciences médicales pour adopter, rappellent les auteurs, une « forme
proprement buissonnante et proliférante » décrite par J.-P. Peter en 1992. Mais cette forme
porte, évoquent-ils, en elle-même un risque d’éclatement et de chapellisation en fonction
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des objets, des thématiques, des méthodologies ; ce que traduit (et cultive) l’absence insti-
tutionnelle en France d’une discipline universitaire dédiée à l’histoire de la médecine. Cette
dimension institutionnelle existe en Suisse ou au Canada mais reste fragile par le relatif
isolement des chercheurs contrairement à la forte cohérence institutionnelle de ce champ
de recherche dans le monde anglo-saxon.
Cette histoire et ces difficultés ont conduit A. Klein et S. Parayre à œuvrer depuis 2011
à la construction d’espaces d’échanges et de réseaux de recherche en histoire de la santé
dans le monde francophone. Ils ont mis en place le blog « Historiens de la santé. Réseau de
recherche en histoire de la santé » qui compte à ce jour plus de trois cents membres issus
de disciplines très diverses mais qui tous se reconnaissent sous la bannière « histoire de la
santé ». L’outil permet d’assurer une veille scientifique à travers la mutualisation des infor-
mations relatives aux manifestations et publications. Leur ouvrage véhicule le même esprit
en proposant de faire un bilan sur la richesse et la pluralité de l’histoire de la santé tout en
diffusant des recherches récentes.
Le recueil proposé réunit des communications remaniées mais aussi des études inédites
françaises et canadiennes ainsi que suisses et brésiliennes. Les textes s’intéressent à diverses
époques de l’histoire moderne et contemporaine et dégagent implicitement les lignes de
force de l’histoire de la santé dans le monde francophone (et francophile). L’introduction
des directeurs de l’ouvrage est suivie d’une synthèse des travaux québécois proposée par
François Guérard, professeur d’histoire de la santé à l’université du Québec à Chicoutimi.
Le livre est ensuite organisé en quatre temps. Le premier – « Institutions, soins et préven-
tions » – s’intéresse à la contagion dans les institutions hospitalières au 18e siècle (Claire
Garnier), à l’émergence des éducateurs de santé (les instituteurs de l’école primaire) en
France au 19e siècle (Séverine Parayre) et aux réflexions d’Elise Freinet (institutrice épouse
du pédagogue Célestin Baptistin Freinet) sur l’éducation à la santé (Xavier Riondet). Le
second temps – « La parole aux malades » – évoque, à partir d’études de correspondances,
l’autonomie des patients dans leur parcours de soin au 18e siècle (Alexandre Klein) et le
regard d’une épileptique québécoise sur l’institution et ses acteurs au début du 20e siècle.
Le troisième – « Le point de vue des médecins » – introduit à l’œuvre du docteur vaudois
Samuel Auguste Tissot au 18e siècle (Alexandre Kein) et à celle du docteur parisien Marcel
Labbé au début du 20e siècle (Claire Marchand). Enfin, le dernier temps – « Médias et
méditations » – interroge le rôle de la publicité dans l’émergence du marché du soin (Didier
Nourrisson), étudie le cas particulier de la publicité pour l’aspirine entre 1920 et 1970 au
Québec (Denyse Baillargeon) et analyse les évolutions des représentations populaires liées à
la question du poids dans le Brésil du 20e siècle (Denise Bernuzzi de Sant’Anna).
Toutes les études – proposées ici par des historiens, notamment des historiens des
sciences, des philosophes ou encore des spécialistes des sciences de l’éducation – convergent
finalement pour mettre en avant les acteurs de l’histoire de la santé : institutions, médecins,
patients, soignants, éducateurs, publicitaires et journalistes.
éditions de textes
Littératures 797
Nous formulons cependant un regret : en dehors de l’aspect strictement linguistique
et des objets d’études appartenant aux espaces francophones, l’ouvrage aurait pu proposer
un article soulignant les particularités de l’histoire francophone internationale de la santé
et explicitant ses nécessaires relations avec les études anglo-saxonnes notamment avec les
travaux récents de Jonathan Andrews, Gert Henry Brieger, John Chynoweth Burnham,
Roger Cooter, Eleanor Krohn Herrmann, Sandra Lewenson ou encore de Steve Sturdy.
L’ouvrage montre finalement le dynamisme et la pluralité des études francophones en
histoire de la santé moderne et contemporaine et contribue à leur construction institution-
nelle (au moins de fait) : il est une « vitrine » et un « manifeste » affirment A. Klein et S.
Parayre. Il n’est peut-être pas « la première » pierre d’une histoire francophone internatio-
nale de la santé, mais assurément une importante étape dans son édification.
Bernard Herencia
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Alexandre Koyré, De la mystique à la science. Cours, conférences et documents, 1922-1962,
nouvelle édition revue et augmentée par Pietro Redondi, Paris, Éditions EHESS,
2016, 334 p.
Ce recueil reprend, en le complétant de quelques inédits, une série de documents
publiés une première fois en 1986 et qui permettent de suivre, à l’aide de résumés et de
quelques notes de cours, l’enseignement qu’Alexandre Koyré dispensa à l’école Pratique
des Hautes études de 1922 jusqu’à sa mort. L’ensemble est précédé de deux introductions,
l’une de 1986, l’autre écrite pour la nouvelle édition et qui sont, ensemble, une belle intro-
duction à l’œuvre et à la pensée d’A. Koyré, dont l’importance cruciale n’est évidemment
plus à démontrer.
Les résumés de cours permettent notamment de (re)découvrir qu’à la différence de
ses grands livres, qui portent surtout sur un long 17e siècle (Böhme, Newton, Galilée),
l’enseignement d’A. Koyré aura traversé aussi tout le 18e siècle. Il se trouve d’ailleurs que la
série de notes de cours la plus abondante de l’ensemble (p. 141-172) porte sur les débuts
des Lumières françaises. La suite du siècle est surtout présente par des résumés, qui sont
forcément plus sommaires, mais qui réussissent aussi le petit tour de force de rester, dans
leurs étroites limites, parfaitement transparents. On y découvre, au fur et à mesure, une
vue d’ensemble de la pensée des Lumières dont il serait sans doute excessif de prétendre,
un bon demi-siècle plus tard, qu’elle ouvre encore des perspectives neuves : on y retrouve
plutôt les amorces, qu’on imagine quelquefois décisives, de bien des questions auxquelles
on a abondamment répondu depuis. C’est dire que l’enseignement d’A. Koyré aura porté
ses fruits presque d’emblée – et qu’un bon historien de la dix-huitiémistique pourrait en
faire son miel.
Le recueil se termine sur deux conférences inédites, qu’A. Koyré avait, à son habitude,
entièrement rédigées avant de les prononcer. Je signale que la seconde présente une rapide
mais excellente vue d’ensemble sur l’école Française de Spiritualité (Bérulle, Condren).
Il y a là un arrière-plan, souvent insoupçonné mais aussi bien décisif, à la fois de telles
réflexions déistes et des Lumières chrétiennes – et, du coup, une lecture qu’on pourrait
recommander en marge de séminaires sur ce genre de sujets et qui aimeraient esquisser
aussi leur préhistoire.
Paul Pelckmans

LITTÉRATURES
Écrire et penser en Moderne (1687-1750), dir. Christelle Bahier-Porte et Claudine Poulouin,
Paris, Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2015, 443 p.
Après l’anthologie qu’a donnée Anne-Marie Lecoq des textes essentiels de la Querelle
des Anciens et des Modernes (2001, anthologie encadrée par un essai de Marc Fumaroli et
798 Notes de lecture
par une postface de Jean-Robert Armogathe) et l’ouvrage de Larry Norman, The Schok of
the Ancient (2011), il s’agit, pour les contributeurs de ce volume, en mettant l’accent sur les
Modernes, de revenir sur les certitudes léguées par l’histoire littéraire. Autour de trois axes
(« Positionnements théoriques » – « Vers une épistémologie moderne » – « Peut-on écrire
en moderne ? »), près de trente spécialistes interrogent sous cet angle la période qui va de la
lecture par Perrault de son poème Le Siècle de Louis le Grand (1687) jusqu’aux commence-
ments de l’Encyclopédie (1750).
L’objet de l’ouvrage est de montrer que les Modernes, loin de former un groupe homo-
gène – ils ne se revendiquent du reste pas comme tels –, adoptent positions et stratégies
complexes, inattendues, obliques, comme le révèle par exemple la façon dont ils utilisent
contre le clan des Anciens les œuvres des Anciens eux-mêmes. Un autre exemple, celui de
François Poulain de La Barre, finement analysé, invite à nuancer le féminisme systémati-
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quement associé au clan des Modernes (en raison de l’Apologie des Femmes de Perrault).
On sera sensible à des études ponctuelles montrant le caractère problématique du ratta-
chement de La Fontaine aux Anciens ou la façon dont le nom même de Boileau est instru-
mentalisé par ses adversaires qui souhaitent se faire une place dans le monde des Lettres.
D’autres contributions s’attachent à analyser ce en quoi peut consister la « modernité » de
telle figure, qu’elle soit centrale (Bayle, Fontenelle) ou périphérique (Thémiseul de Saint-
Hyacinthe, Mme de Murat). On appréciera également des éclairages précieux sur un certain
nombre de domaines traditionnellement moins bien lotis que la littérature dans les études
critiques : il en va ainsi de contributions portant sur la théologie, sur la réflexion politique
ou juridique, et particulièrement sur la musique, versant mal connu de la Querelle, où
les oppositions entre Anciens et Modernes se superposent à une rivalité entre Français et
Italiens. Le volume est également riche d’analyses sur des réorientations, adaptations, repri-
ses ou infléchissements de formes traditionnelles (celles notamment de la tragédie ou de la
fable) ou même de conceptions rhétoriques ou stylistiques.
Le lecteur sera heureux de trouver en fin de volume une substantielle bibliographie,
elle-même suivie d’un index des noms d’auteurs et de critiques.
Comme on l’aura compris, les auteurs de cet ouvrage ne cèdent jamais à la tenta-
tion du schématisme. La diversité et la précision des approches proposées n’empêchent pas
cependant que quelques grands questionnements donnent sa cohésion au recueil : il en va
ainsi, comme on pouvait du reste l’attendre, de l’interrogation sur les héritages, du rapport
à l’histoire et aux normes esthétiques. L’ensemble met enfin en valeur la validité et la perti-
nence de la périodisation proposée.
Sophie Lefay

Stéphanie Bernier-Tomas, Conter en vers au siècle des Lumières. Du divertissement mondain


au genre libertin. Paris, Champion, 2015, 782 p.
On ne dira jamais assez à quel point le 18e siècle, taxé si volontiers de « désert poéti-
que », a été obsédé par le vers. Il est partout, du discours philosophique à la pointe épigram-
matique, ou à la convivialité mondaine. En prenant pour sujet de recherche le conte en vers
l’auteure pouvait être sûre que la matière ne lui manquerait pas. De fait elle a été si abon-
dante qu’elle s’est crue contrainte de faire un choix et de s’en tenir à l’imprimé, et même
plus particulièrement à quatre auteurs, constamment cités : Voltaire et Piron, à un moindre
degré Gresset et Grécourt. Ce qu’on peut regretter, d’abord parce qu’invoquer Voltaire n’est
guère s’aventurer en terres inconnues. On aurait, pour notre part, volontiers fait l’écono-
mie de quelques citations de Voltaire pour autant d’exemples du charmant chevalier de
Boufflers, ici complètement ignoré, dont la virtuosité ne le cède en rien au maître. D’autre
part, faire l’impasse sur la production manuscrite, c’était se priver d’autres corpus qui ont
aussi leur intérêt et où la règle de l’anonymat est propice à des audaces interdites dans l’im-
LITTÉRATURES
éditions de textes 799
primé. À côté du conte de fées, du conte oriental, du conte libertin, très justement retenus,
l’A. y aurait par exemple rencontré maintes occurrences du conte janséniste, incongru et
pourtant bien présent dans les chansonniers. Autre indice d’un manque : il est fait une
recension fort complète des termes désignant le membre viril, à propos duquel les auteurs
rivalisent de périphrases ingénieuses. Mais le moindre coup de sonde dans un chansonnier
manuscrit n’aurait pas manqué de rencontrer la fameuse béquille du père Barnabas, qui sert
de clausule à d’innombrables couplets. Sans compter, plus sérieusement, qu’une ouverture
sur un corpus plus étendu aurait pu donner matière à une enquête sérielle dont l’intérêt est
signalé au passage (p. 463-464), mais dont la piste n’est pas suivie.
L’étude se déploie selon une triple approche, historique et sociologique (« La vogue
du conte en vers »), thématique (« L’imaginaire libertin »), générique et poétique enfin
(« Poétique et esthétique du conte en vers »). Dans ces limites, l’enquête est très aboutie.
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Les divers aspects du conte en vers sont scrupuleusement présentés et abondamment illus-
trés. Le tout dans une langue soignée et parfois riche de jolies trouvailles.
On peut cependant regretter que l’auteure n’ait pas su faire de sacrifices dans sa rédac-
tion. Consacrer près de 800 pages à un genre dont il est souvent rappelé ici même qu’il est
mineur paraît excessif. D’autant qu’une préférable concision est sacrifiée à de nombreuses
redites et surtout à une abondance qu’on peut juger exagérée de citations de sources secon-
daires. Certes reprendre longuement les maîtres en la matière (Sylvain Menant, Michel
Delon, bien d’autres encore, mais pas Antoine Lilti, à peine mentionné en note) est faire
preuve d’une sympathique modestie, mais qu’on peut juger excessive, surtout quand elle
s’étend à des auteurs parfois bien anciens et qu’on peut juger dépassés. Exemple entre cent,
à l’appui d’une analyse du Régiment de la Calotte, s’inspirer du brave Léon Hennet (1886)
est lui accorder un honneur qu’il ne méritait sans doute pas.
Ce qu’on peut en tout cas porter au crédit de cette longue étude, c’est une évidente
empathie avec son sujet, l’aveu d’un plaisir éprouvé à la fréquentation de ces textes, et le
désir discret de les réhabiliter. Même Voltaire en aurait besoin, alors que dire des autres !
Cette poésie n’est pas la nôtre et il serait bien vain de la juger à l’aune de Baudelaire, voire
de René Char. Mais il n’y a pas de honte à proclamer haut et fort que, par exemple, le
Ver-Vert de Gresset est en son genre un chef-d’œuvre.
Henri Duranton

Lectures de Montesquieu. Lettres persanes, dir. Carole Dornier, Rennes, PUR, coll. « Didact
Français », 2013, 202 p.
Avec l’inflation des publications agrégatives, ce volume tente de se faire une place au
milieu des variations sur le programme de lettres modernes consacré aux Lettres persanes :
il lui faut compter non seulement avec les recueils similaires dirigés par Philip Stewart
(Classiques Garnier) ou Christophe Martin (PUPS), la monographie d’Aurélia Gaillard et
Frédéric Calas (Atlande), mais encore l’abondante critique suscitée par un roman qui a déjà
été au programme du concours. Ajoutons que l’étude du roman bénéficie également des
importants développements des études consacrées à Montesquieu depuis plusieurs décen-
nies : l’histoire éditoriale du roman en a été d’ailleurs largement éclaircie. Il serait donc
illusoire de ne chercher que de l’originalité dans ce qui est avant tout un outil de travail
utile pour un public en recherche d’efficacité. D’ailleurs deux études de la dernière partie
se présentent explicitement comme des reprises d’articles majeurs parus anciennement
(J.-M. Goulemot et J.-P. Courtois). Et la directrice du recueil, qui a rédigé outre l’intro-
duction, trois contributions concluant systématiquement chacune des parties du volume,
n’a pas craint de proposer d’utiles synthèses sur des thématiques importantes (la censure, le
témoignage, la dépopulation) en puisant à ce que la critique a pu solidement établir. De la
même façon, on trouvera des variations attendues sur la polyphonie énonciative (F. Calas),
la place des femmes (M. Bokobza-Kahan), l’intertextualité orientaliste (F. Tinguely). De
800 Notes de lecture
manière moins prévisible, F. Magnot propose une étude de la « métaphore économique »
qui complète ce qu’elle en dit dans le recueil dirigé par Ch. Martin. L’ensemble, avec les
autres contributions que nous ne pouvons toutes détailler, forme une collection de « lectu-
res » nécessairement inégales mais stimulantes.
Alain Sandrier

Alexeï Evstratov, Les Spectacles francophones à la cour de Russie (1743-1796). L’invention


d’une société, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « Oxford University Studies in the
Enlightenment », 2016, 390 p., nombr. ill. et tables
Dans son nouveau livre, Alexeï Evstratov reprend le sujet principal de ses recherches :
l’histoire du théâtre russe du 18e siècle et spécialement du théâtre de la cour sous le règne
de la Grande Catherine. Cette fois-ci le chercheur concentre son attention sur les spectacles
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francophones à la cour de Russie pendant une longue période envisageant les époques élisa-
béthaine et catherinienne – du début du règne de la tsarine Elisabeth Petrovna jusqu’à la
mort de Catherine II (1743-1796). En effet l’étude présentée embrasse plusieurs processus
dans la culture russe de la fin du 17e siècle, quand naquit le théâtre russe à la cour du tsar
Alexeï Mikhaïlovitch, et durant le 18e siècle entier. Les huit chapitres de l’étude monogra-
phique portent sur les troupes étrangères, invitées en Russie pour les divertissements des
courtisans et les citadins des deux capitales – Saint-Pétersbourg et Moscou, les efforts d’éta-
blissement d’une institution théâtrale permanente, les cas de « diplomatie culturelle » entre
les cours de Russie et de France et l’échange des acteurs, la réception des modèles français et
occidentaux par l’empire du Nord, l’attitude des auteurs russes envers la dramaturgie fran-
çaise ou francophone venant de l’étranger, le rôle des exemples pour stimuler la création de
la dramaturgie nationale russe. Le répertoire non seulement des troupes françaises spéciale-
ment invitées (comédies de Molière, Destouches, Boissy, Marivaux, Regnard, La Chaussée,
Favart, Collé), mais aussi les pièces commandées par l’impératrice russe aux écrivains euro-
péens éminents (Voltaire, Diderot, Sedaine), et même rédigées en français par Catherine II
elle-même et son entourage de courtisans, ambassadeurs (parmi lesquels l’ambassadeur de
France, le comte Louis-Philipe Ségur), visiteurs étrangers (par exemple le prince de Ligne),
sont dans le cadre d’intérêt d’A. Evstratov. Celui-ci reconstitue le calendrier des spectacles à
la cour et dans les villes de Saint-Pétersbourg et Moscou. Il publie de nombreuses données
statistiques, richement illustrées par des schémas et des tables sur les titres les plus fréquents
de comédies et d’opéras comiques en Russie. Evstratov analyse aussi le statut socioculturel
du public assistant aux spectacles des troupes françaises et des visiteurs des représentations
des pièces francophones jouées par les courtisans eux-mêmes dans les palais et résidences
impériaux. Le théâtre francophone à l’époque de Catherine II devient un moyen effectif de
création d’une société élitaire et cosmopolite qui augmente le prestige de la cour de Russie
en Europe. D’un autre côté, les spectacles de palais servent d’exemples à suivre pour le
théâtre de la ville et pour toutes les couches nobiliaires et bourgeoises de la société russe.
Les lieux où ont été données les mises en scène francophones et la conception de l’espace
théâtral dans la politique culturelle de la Grande Catherine attirent aussi l’attention de
l’auteur. Ce sont l’opéra du palais, le théâtre de l’Ermitage, qui établit par son architecture
« l’égalité » dans le cercle restreint au sein de la cour, les institutions d’éducation comme le
Corps des cadets et le Smolny Institut des filles nobles, enfin le théâtre dans la ville. L’étude
approfondie d’Alexeï Evstratov offre un matériau abondant jusqu’à présent mal étudié et
presque inconnu sur les rapports culturels entre la Russie et l’Europe Occidentale, spécia-
lement avec la France au 18e siècle. Son analyse jette une nouvelle lumière sur les efforts
civilisateurs de Catherine II qui dirigea avec grand soin le processus d’élaboration de la
nouvelle culture russe, dans laquelle la littérature et le théâtre jouaient un rôle essentiel.
AnguélinaVatcheva
éditions de textes
LITTÉRATURES 801
Imposture et fiction dans les récits d’Ancien Régime. Actes du 27e colloque international de la
SATOR à l’université Sorbonne Nouvelle _ Paris 3, les 12-13 et 14 juin 2013, dir. Nathalie
Kremer, Jean-Paul Sermain, Yen-Maï Tran-Gervat, Paris, Hermann, « Collections de la
République des Lettres », 2016, 417 p.
L’objectif de la SATOR, la Société d’Analyse de la TOpique Romanesque fondée
en 1986, est d’inventorier, pour mieux comprendre les processus de l’écriture narrative
avant 1800, les topoï narratifs (définis par Michelle Weil, comme des « configuration[s]
narrative[s] récurrente[s] »). L’intérêt pour les évolutions des topoï (la façon dont ils se
recyclent, se réactualisent à travers les époques et les œuvres) autorise en effet à réunir vingt
et une contributions qui débordent les bornes chronologiques annoncées par le titre. C’est
pourquoi, après une introduction en trois temps (une présentation collective qui rappelle
les attentes du colloque Fictions de l’imposture, impostures de la fiction : dégager les constan-
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tes de la topique de l’imposture dans la fiction d’Ancien Régime, un article synthétique
de N. Kremer sur sept traits caractéristiques de l’imposteur et de sa machinerie, un autre
de J.-P. Sermain, qui traite des mutations de la figure de l’imposture et des évolutions
des paradigmes de lecture, en mettant en regard l’Ancien Régime et « l’âge démocrati-
que »), le recueil s’ouvre sur une première partie, « Archétypes de l’imposture ». Liza Méry
y envisage le Satiricon de Pétrone comme un texte fondateur de la topique à l’étude ; Loren
Gonzales s’attache à Ysengrimus, magistral roman du faux de la tradition pré-renardienne ;
elle conclut son propos sur la « dynamique herméneutique » où se trouve placé le lecteur
quand la fiction se dénonce pour telle.
L’organisation chronologique du recueil appelle deux autres parties, « Critiques de
l’imposture au Moyen Âge » (trois contributions dont celles de Madeleine Jeay, qui en
satorienne fidèle explore la base de données : www.satorbase.org, et celle d’Andréa Rando
Martin qui s’attache aux critiques de l’imposture des religions païennes à travers le Roman
de Perceforest) et « Vertiges de l’imposture à la Renaissance ». Un tel intitulé a pu être inspiré
par la méandreuse contribution de Jan Herman, plongé dans le premier et le deuxième
Quichotte (l’enchantement et le désenchantement de Dulcinée y sont envisagés sous l’angle
de la tromperie ; l’étude serrée de l’épisode de la grotte de Montesinos, dont sont énumérés
les nombreux topoï, offre aussi des précisions terminologiques, simulation, dissimulation,
méprise, imposture…).
La littérature des 17e et 18 e siècles est la mieux représentée. Se succèdent en effet trois
parties : « Les postures d’imposteurs au Grand siècle », « Essor de l’imposture romanesque
au 18e siècle » et « Lumières sur l’imposture ». Michel Fournier livre une réflexion sur
les métamorphoses que connaît au 17e siècle la figure du séducteur-imposteur : il dégage
les étapes et figures-clefs qui conduisent d’une entité démoniaque (diable, sylphe) aux
imposteurs d’une autre nature que sont Tartuffe ou Don Juan. J.‑P. Sermain, prolongeant
ses propres recherches sur le conte de fées, revient sur les impostures de classe qui y sont
fréquentes et souligne l’imposture génétique qui préside à ces écrits cousus d’intertextes.
C’est aux voix fallacieuses que s’attache Sarah Nancy, en étudiant les évolutions du topos
de l’imposture vocale entre le 17e et le 18e siècles ; elle met en lumière leur intrication avec
le donné épistémologique, crise des signes propice aux jeux de la tromperie (au 17e siècle),
conception de la fiction comme monde autonome de mensonge sciemment consenti par
le lecteur (pour le 18e siècle). La contribution de Daniel J. Worden porte la lumière sur
un ouvrage méconnu de Tyssot de Patot, qui file, sous l’angle du libertinage d’esprit, le
thème de l’imposture politico-religieuse. Dimitri Garncarzyk interroge les théories de la
fiction au 17e et au 18e siècles, notamment celles qui s’énoncent au travers des fictions
narratives (Swift, Fielding), analysant aussi bien le topos des mensonges d’Homère que le
« merveilleux vraisemblable » de l’esthétique classique ou un merveilleux moderne qu’il
tente de définir. Le classement chronologique appelle ensuite une étude genrée des Lettres
du marquis de Roselle de Mme de Beaumont, proposée par Marie-Hélène Chabut qui, dans
802 Notes de lecture
un article fondé sur le concept de performativité de J. Butler, montre que la subversion des
topiques par la femme-écrivain touche moins les topoï de la vraie vertu et de l’honneur
que ceux des normes de classe et de genre. Un article original de Michel Bideaux clôt la
cinquième section. Y sont exposés les résultats d’une enquête menée dans la Bibliothèque
universelle des romans, vaste collection romanesque (1775-1789), objet idéal pour les recher-
ches de la SATOR. Il y analyse les réécritures de la célèbre imposture de Dom Sébastien, roi
de Portugal, et les artifices qui saturent les fictions de Télémaque, au travers des extraits de
Mme de Villedieu et de Marivaux, l’occasion de vues justes sur la parodie et ses conditions
de réussite, et d’une analyse stimulante de l’incipit des célèbres Aventures de Télémaque. Les
scénographies fictives des traductions font l’objet ensuite de deux contributions. Beatrijs
Vanacker étudie les différentes manières dont de pseudo-traductions françaises sont recon-
duites, levées ou transformées lors de leur traduction allemande ; Mladen Kozul étudie avec
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brio (quoique à la limite de la littérature narrative, champ de recherche de la SATOR) le
caractère instable de l’autorité du texte, la manière dont Holbach s’en inspire et dégage
les topoï du « récit préfaciel holbachique ». Le texte d’Alexandre Stroev revient sur les
faux Pierre III, Pougatchev, Stiepan Maly et le plus voltairien de tous, Stjepan Zanović. La
dernière contribution, due à Jean-Pierre Dubost, offre à l’ouverture un rappel bien fait de la
longue histoire du Traité des trois imposteurs puis explore la correspondance de Sade, le reste
de son œuvre aussi, pour y établir la remarquable continuité de l’idée d’imposture, notam-
ment religieuse. Il s’appuie en particulier sur La Vérité, où la haine de la chimère donne à la
fiction son énergie, l’imposture s’avérant dès lors essentielle à la fiction sadienne.
Le volume est riche de ses contributions variées, et de ses appendices (deux index
rerum et nominum utiles, même s’ils s’avèrent, à l’usage, incomplets, une bibliographie
« indicative » dont certaines lacunes sont dommageables – il nous semble que les magistrales
Supercheries littéraires de J.-F. Jeandillou auraient dû y trouver leur place). L’ensemble est à
verser au dossier critique des impostures narratives, comme un ouvrage de détail (études de
cas, mises au point – terminologie et notions) et de synthèse (vastes perspectives, multipli-
cité des approches critiques, indexation des topoï). Le renouvellement reste relatif, la ques-
tion protéiforme de l’imposture étant bien étayée par ailleurs. Au reste, anciennes écoles et
nouvelles ne s’accordent pas toujours (sur la terminologie notamment), ce dont témoigne
aussi le volume où l’acception exacte de l’imposture fluctue d’une contribution à l’autre.
Stéphanie Géhanne Gavoty

Nouveaux regards sur la trilogie de Beaumarchais, dir. Sophie Lefay, Paris, Classiques Garnier,
coll. « Rencontres », 2015, 271 p.
Dans le segment très concurrentiel et prolifique des publications de concours, la
directrice du volume rassemble des études qui ont l’ambition, selon le titre, d’offrir de
« nouveaux regards » sur la trilogie espagnole inscrite au concours de l’agrégation externe
de lettres en 2016 et à nouveau à l’agrégation interne en 2017. Défi manifestement difficile
à relever, concours ou pas, pour des pièces qui constituent un « classique aggravé » (Paul
Bénichou, voir « Introduction », p. 7), labourées par deux bons siècles de critique et de
répertoire, Mère coupable mise à part. Comme c’est souvent le cas dans ce type de publi-
cation à destination d’un public avide de références, on notera d’ailleurs que le volume
reprend la belle étude de J.-P. de Beaumarchais « Trois mariage et une trilogie » (RHT,
2007), tout en recueillant également une étude inédite du même auteur. C’est donc ce
mélange de nouveaux territoires et de chemins balisés, de synthèses et de découvertes qui
fait à la fois l’intérêt et la limite de l’exercice. On se contentera ici de distinguer ce qui a
paru utile ou original : telle belle variation sur le rôle du mari (F. Le Borgne) qui peut faire
office de belle leçon de concours, à l’instar du parcours maîtrisé de la problématique de la
lettre, plus convenue pourtant (B. Obitz-Lumbroso). Le rappel de la trajectoire qui mène
des parades à la trilogie (J. Ruimi) mérite le détour, tout comme les aperçus stimulants sur
LITTÉRATURES
éditions de textes 803
« la folle vitesse des échanges » dans le seul Mariage (F. Magnot). Voilà qui suffit pour attirer
l’attention sur ce recueil au-delà de la seule perspective du concours.
Alain Sandrier

Pierre Morere, Sens et sensibilité : pensée et poésie dans la Grande-Bretagne des Lumières,
Lyon, coédition ELLUG-PUL, coll. « Esthétique et représentation : monde anglo-
phone (1750-1900) », 2015, 340 p.
Pierre Morère nous montre bien à travers cet ouvrage que la raison des Lumières n’est
pas froide, mais empreinte de sensibilité. La poésie britannique du 18e siècle est un « espace
de confluences » entre sens et sensibilité. Si les poètes ne sont pas philosophes, ils sont
profondément influencés par la pensée des Lumières. Parce qu’elle rejette les dogmes et ne
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se prétend donc pas absolue, la pensée empirique laisse des espaces libres que peut occuper

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l’imagination, au sens que lui donne Coleridge, c’est-à-dire une force de création poétique,
par opposition au vagabondage de l’esprit (« fancy »). La pensée empirique est donc parfai-
tement compatible avec la sensibilité dans la Grande-Bretagne des Lumières. Le sentiment
au sens où l’entend Samuel Johnson est à la fois objectif, fondé sur le jugement (au sens
d’« opinion ») et subjectif (« feeling »). Le sensible et la pensée sont complémentaires et
nullement contradictoires. Les poètes du 18e siècle sont fortement influencés par la pensée
empirique initiée par John Locke, par la dialectique entre liberté et nécessité, nature et
culture, ce qui ne les empêche nullement de « redécouvrir le sens par-delà l’immédiatement
sensible », comme l’explique l’A. Le poète n’est plus dans « le splendide isolement du clas-
sicisme » mais réceptif à la réalité de la nature, tous ses sens en éveil. « Les sens s’éveillent,
s’exaspèrent, s’entrechoquent jusqu’à suspendre le jugement », selon la belle formule de l’A.,
mais ce jugement reprend inévitablement ses droits dans la poésie des Lumières. L’« inquié-
tude », le « malaise » qui caractérisera les Romantiques non seulement sont déjà présents
chez les poètes des Lumières mais représentent cette force vive qui inspire la création en
pleine conscience des limites humaines, de la fragilité du corps.
Sens et sensibilité sont les mots clefs de cette période qui commence à la Glorieuse
Révolution de 1688-1689 et s’achève à Waterloo en 1815. L’A. suggère quelques différences
entre la France et l’Angleterre. Alors que la raison semble être la seule clef de voûte de la
pensée française des Lumières, s’opposant très clairement à la religion, la pensée anglaise
et écossaise concilie raison et religion, raison et sensibilité. Il faut dire que le contexte
religieux est différent, le latitudinarisme britannique étant beaucoup plus tolérant que le
catholicisme de l’époque.
Les deux premiers chapitres sont consacrés au rapport étroit entre sens et sensibilité et à
la place de l’imagination. Puis l’A. examine plus particulièrement l’Essay on Man d’Alexan-
der Pope, les Seasons de Thompson dans un chapitre intitulé « ferveur et poésie », avant de
s’attacher aux nouvelles conceptions de la poésie, exprimées par Alexander Pope dans Essay
on Criticism ainsi que Johnson dans Lives of the English Poets. Enfin il montre l’évolution
des conceptions esthétiques en terminant par le premier manifeste romantique, les préfaces
des Lyrical Ballads de Wordsworth. Il a fallu attendre ce dernier pour que soit remise en
cause la diction poétique. Jusque-là la poésie s’en était accommodée.
L’A. a parfaitement rempli son contrat initial, montrer le lien étroit qui unit la pensée
et la poésie britanniques au 18e siècle. Cet ouvrage au-delà même de l’étude de la poésie,
apporte un éclairage philosophique sur la spécificité des Lumières anglaises, sur les rapports
étroits et harmonieux entre raison et sensibilité. Il intéressera à la fois les philosophes et
les dix-huitiémistes quelle que soit leur discipline. Le lecteur suit pas à pas l’A., avec un
réel plaisir car l’ouvrage est le fruit d’une pensée claire et équilibrée. Le style est fluide,
limpide, en l’absence de tout jargon. Deux index, l’un consacré aux notions, l’autre aux
noms propres et aux œuvres permettent un repérage précieux.
Cécile Revauger
804 Notes de lecture
Stéphane Pujol, Le Philosophe et l’original. Étude du Neveu de Rameau, Presses universitai-
res de Rouen et du Havre, 2016, 216 p.
Le programme de l’agrégation de Lettres nous vaut cette année un nouvel ouvrage sur
Le Neveu de Rameau qui ne fait pas seulement le point sur les débats autour de l’œuvre mais
apporte aussi une touche plus personnelle dans l’approche et la lecture du célèbre texte de
Diderot. Dans une longue et substantielle introduction, Stéphane Pujol signale d’abord que
la trame principale du Neveu s’insère dans un contexte précis, la bataille encyclopédique,
tout en soulignant fort justement que l’œuvre échappe en même temps à toute dimension
strictement contextuelle. Il rappelle ensuite que le titre du manuscrit autographe est bien
Satyre 2de ; la mention Le Neveu de Rameau est essentiellement le fruit d’une tradition édito-
riale qui remonte à la traduction de Goethe. Ce changement de titre, fait au détriment de
l’indication générique, privilégie désormais la figure de l’« artiste bohême », ce qui n’est
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pas sans incidence sur la lecture et l’interprétation de l’œuvre. S’inspirant d’une réflexion
d’Henri Coulet, éditeur du Neveu dans l’édition dite DPV des Œuvres complètes de Diderot,
il se demande enfin si ce n’est pas précisément notre époque qui a conféré au personnage,
somme toute fort vil, de Rameau le rôle de « clochard sublime » (p. 16) – voire « céleste »,
à la manière des Beatniks ? – que d’aucuns se plaisent à déceler derrière le marginal critique
et le paria provocateur.
Conscient des nombreuses et redoutables difficultés inhérentes au Neveu de Rameau,
S. Pujol affirme d’emblée que l’immense plaisir ressenti par le public à la lecture du texte
ressortit moins à « la compréhension de ses enjeux esthétiques ou philosophiques qu’au
sentiment de parcourir une œuvre unique » (p. 16). Spécialiste du dialogue philosophique
au siècle des Lumières, il présente ici une synthèse fort utile non seulement aux agrégatifs
mais à tous ceux qui ont besoin de faire le point sur cette œuvre énigmatique. Dans la
première partie, il analyse cette impression de naturel qui se dégage irrésistiblement de la
lecture du Neveu, soulignant que derrière l’apparente liberté de composition deux ques-
tions principales organisent le développement du dialogue : « Qu’avez-vous fait ? » et « Que
faites-vous à présent ? ». Il nous met en garde de ne pas confondre le je du narrateur ni avec
le Moi du dialogue ni avec celui de l’auteur, et ne manque pas de nuancer fortement l’idée
que le philosophe interlocuteur du Neveu n’est qu’un personnage falot. Après avoir décrit
tous les éléments théâtraux proches de la comédie dont fourmille Le Neveu, S. Pujol se
penche, dans la deuxième partie, sur le dialogisme propre à l’œuvre qui aboutit à un véri-
table brouillage des voix où, on l’a souvent constaté, Rameau défend des idées que Diderot
exprime ailleurs ; en même temps, le bouffon incarne une forme de matérialisme vulgaire
qui met à mal certaines valeurs phares des Lumières comme la vertu ou la bienfaisance.
S’il n’est pas faux d’affirmer que Diderot, ici et ailleurs, « s’amuse à se parodier sans pour
autant se désavouer » (p. 82), il faut surtout aller plus loin : si Diderot n’a jamais publié ou
même fait circuler son chef-d’œuvre, n’est-ce pas parce qu’il a fini par abandonner la morale
professée dans la Lettre à Landois suivant laquelle le bonheur est nécessairement associé à la
vertu ? Avec un personnage moins méprisable et moins médiocre que le Neveu de Rameau,
le dialogue aurait probablement tourné à l’« apologie de la méchanceté » (Réfutation d’Hel-
vétius) que Diderot redoutait tant.
Le dernier chapitre, intitulé « Diderot et la crise de l’esthétique classique », pose le
problème de l’articulation entre esthétique et éthique qui est, selon S. Pujol, au cœur de la
pensée de Diderot écrivain et philosophe. Après avoir rapidement rappelé les enjeux de la
querelle des Bouffons – dont la relative importance dans le texte, observe-t-il avec raison,
« ne doit toutefois pas faire illusion » (p. 147) – que Duni venait de relancer au début des
années 1760, il se tourne vers les idées de l’auteur en matière de création esthétique où il
rencontre la question du génie. Tout se passe, commente-t-il, « comme si le personnage
de Rameau constituait une nouvelle et complexe mise en scène de ces deux idées force de
la réflexion esthétique de Diderot, l’enthousiasme et la sensibilité, dans le rapport qu’elles
éditions de textes
LITTÉRATURES 805
entretiennent avec le génie » (p. 157). Le drame du Neveu est que, malgré la fertilité de
génie que son interlocuteur lui accorde volontiers, il s’arrête juste en deçà de la création.
Conscient de son échec, il valorise le seul vrai talent qu’il possède, le parasitisme, affirmant
dans un ultime élan provocateur préférer être sublime dans le mal. Diderot a beau protester
et lui objecter les délices de la vertu. La morale du philosophe est sans valeur dans une
société où l’or est la seule puissance incontestable, la seule valeur indiscutable reconnue.
Qui a tort ? Qui a raison ? Si la question reste en suspens, c’est parce qu’elle est mal posée.
Ce n’est pas tant Rameau qu’il faut blâmer, mais la société qui l’a produit, lui et ses sembla-
bles. Le drame du philosophe est que son antagoniste a raison dans la pratique. D’une
voix prophétique, Le Neveu de Rameau n’annonce pas la victoire jubilatoire des Lumières
sur leurs adversaires mais au contraire la société de Balzac où l’argent domine les lois, la
politique et les mœurs.
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Gerhardt Stenger

Stéphanie Roza, Comment l’utopie est devenue un programme politique. Du roman à la


Révolution, Paris, Classiques Garnier, 2015, 400 p.
Comment l’idée d’une communauté des biens et d’une société sans propriété privée,
d’abord formulée dans la tradition utopique depuis Thomas More, apparaît-elle, dans le
contexte des derniers soubresauts de la Révolution, avec la « Conjuration des égaux »,
comme une exigence à réaliser en effet ? Tel est le chemin que propose de suivre le remar-
quable livre de Stéphanie Roza, en analysant successivement la présence de cet idéal
communautaire chez trois auteurs : Morelly, Mably et Babeuf. Ce trajet, que Stéphanie
Roza décrit comme une « politisation progressive de l’utopie », commence chez Morelly,
dès le passage de La Basiliade au Code de la nature. Si le premier texte relève en effet du
genre de l’utopie narrative et doit être décrit dans une lignée où l’on trouverait More, Veiras
et surtout Fénelon, le second, alors même qu’il doit peut-être encore plus à More quant à
aux idées politiques, sort de la fiction et se présente comme un modèle législatif abstrait
où les thèses du roman, en particulier en faveur de la communauté des biens comme seule
vraie solution au malheur humain, sont défendues dans un texte purement théorique qu’il
devient du coup envisageable de s’approprier dans l’Histoire (à la différence du hors-temps
de l’Utopie). On s’étonne tout de même au passage que Stéphanie Roza ne cite ni dans
son texte ni dans sa bibliographie l’ouvrage de Jean-Michel Racault, L’Utopie narrative en
France et en Angleterre, 1675-1761 (Oxford, Voltaire Foundation, 1991) qui est sur le sujet
la référence qui lui aurait permis de situer La Basiliade dans son contexte d’écriture et
de mieux caractériser l’utopie narrative elle-même. Chez Mably, il n’y a plus d’utopie à
proprement parler et, plus largement, aucune de ses œuvres n’est consacrée à la description
d’une société idéale pratiquant la communauté des biens. Mably ne croit pas vraiment
qu’il soit possible de se libérer totalement de la propriété privée. Mais Stéphanie Roza
montre très bien que ce motif est pourtant partout présent chez lui dès lors qu’il s’agit de
réfléchir sur l’histoire antique, sur le droit politique ou sur le rapport entre l’état de nature
et l’état social ; la discussion avec les thèses de Locke, de Rousseau ou des physiocrates est
ici parfaitement retracée. Avec Babeuf, le moment historique décisif et littéralement extra-
ordinaire de la Révolution produit la confrontation de l’héritage de cette tradition jusque
là idéalisante de la réflexion sur une société communautaire et de l’exigence d’actualisation
du moment politique. Stéphanie Roza décrit de manière très intéressante la façon dont
l’héritage de Rousseau devient, par conviction et par nécessité historique, un programme
politique, allant jusqu’à la préparation d’un coup de force visant à réaliser dans la pratique
cette communauté des biens et des travaux théorisée dans le Code de la nature. Comme
on le sait, cette Conjuration des égaux valut à ses promoteurs la condamnation à la peine
capitale. On ne peut s’empêcher de rêver à cette curieuse coïncidence qui veut que deux
des pourfendeurs les plus fameux de la propriété privée, décrite comme cause fondamentale
806 Notes de lecture
du malheur social, l’inventeur de l’Utopie fictionnelle, Thomas More, et le conjuré d’une
utopie réalisée, Babeuf, finirent tous deux décapités.
Colas Duflo

David Smith, Bibliographie des œuvres de Mme de Graffigny 1745-1855, Ferney-Voltaire,


Centre international d’étude du 18e siècle, 2016, XLV-(1)-534 p., ill.
Réalisée par l’un des éditeurs de la correspondance de Mme de Graffigny publiée à
Oxford (1990-2016, 15 vol.), ce volume reprend les principes d’une érudition sans conces-
sion ayant présidé à la publication de cette œuvre majeure de l’auteur des Lettres d’une
Péruvienne, qui reste avec 133 éditions entre 1747 et 1855 le roman français du 18e siècle
le plus souvent réimprimé dans sa langue et en traduction. Mais cette bibliographie aussi
complète que possible propose en outre un catalogue que l’on peut croire définitif de ses
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autres publications et des traductions, le plus souvent documenté par la correspondance
elle-même de la bonne Lorraine. La partie centrale concerne évidemment le chef-d’œu-
vre de la romancière publié en décembre 1747 ou en janvier suivant, dont onze éditions
parurent sans date sous l’adresse singulière d’« à peine ». Découvrir l’originale était une
tâche digne du bibliographe. On sait par la correspondance que le manuscrit fut remis
contre 300 livres et douze exemplaires à la Veuve Pissot, libraire, pour une impression sans
approbation ni privilège (P. 1) à cause de la fameuse interdiction des romans entre 1727
et 1750 si bien documentée par Françoise Weil (1986). Fin janvier 1748, cette édition
sous anonymat de l’auteur fut saisie, ce qui n’empêcha par la libraire d’en faire immédia-
tement réimprimer des exemplaires (P. 2). Parisienne par ses pratiques typographiques et
à pagination maximale – contrairement aux contrefaçons à pagination réduite pour raison
économique –, l’originale ne peut être recensée que parmi quatre de ces impressions. Mais
l’habileté des contrefacteurs étant sans limites, la quatrième d’entre elles (P. 4) apparem-
ment parisienne à un ou deux détails près fut selon toute vraisemblance publiée à Londres
par Robert Wilson. Les autres éditions « À peine » sans date de 1748 ont des origines
assez classiques pour des contrefaçons, Lyon, Avignon, Hollande ou Liège, ce qui prouve le
succès immédiat du roman. La première édition avec privilège parut en 1752 chez Nicolas-
Bonaventure Duchesne à Paris (P. 22A). Dès mai 1748, la première traduction anglaise
avait été donnée à Londres (P. 16) et fut rapidement réimprimée (P. 17-19A et B). Les
autres œuvres sont, évidemment, d’un intérêt moindre, même si divers recueils les ont
rassemblées, dont son théâtre publié dès 1766 (O. 1). C’est en effet avec Cénie représen-
tée avec succès à la Comédie-Française puis à la Cour, que le nom de Mme de Graffigny
parut officiellement dans le paysage littéraire parisien. Publiée en 1751 par Duchesne,
éditeur habituel des nouveautés théâtrales, mais à l’adresse de son beau-père André Cailleau
(C. 1 A), l’originale est connue sous deux états, des cahiers ayant été recomposés ; une
émission reparaîtra en 1756 sous l’adresse de Duchesne (C. 1 B). Plus de trente éditions
ou traductions sont répertoriées jusqu’en 1829. La Fille d’Aristice fut retirée, elle, après
trois représentations à la Comédie-Française : l’inévitable Duchesne consentit néanmoins à
publier la comédie en 1759 en deux émissions in-8 et in-12, avec une dédicace à l’impéra-
trice Marie-Thérèse, ce qui explique les deux éditions viennoises et la traduction allemande
qui en suivirent. Chambeau, d’Avignon, contrefacteur notoire des pièces de théâtre pari-
siennes, ne manqua pas de s’en saisir, et ce fut tout. Cette savante bibliographie s’ouvre avec
les deux contes que Mme de Graffigny avait confiés à la Société du Bout-du-Banc, animée
par son amie la comédienne Jeanne Duclos et par le comte de Caylus. Ils furent publiés,
l’un dans le Recueil de ces messieurs compilé en 1745 par Caylus et l’autre, la même année,
dans les Cinq Contes de fées : sans adresse évidemment, les deux volumes furent publiés, l’un
à Troyes par la Veuve Oudot, experte dans ce type de publications pour Caylus et dans les
réimpressions très lucratives de la Bibliothèque bleue, et l’autre à Paris, chez le Veuve Pissot,
futur éditeur des Lettres d’une Péruvienne. Mme de Grafigny inaugurait ainsi modestement
LITTÉRATURES
éditions de textes 807
une carrière de romancière. Comme pour les autres volumes de cette collection de Ferney-
Voltaire (Diderot, Helvétius), ce monument relié mérite tous les éloges.
François Moureau

Łukasz Szkopiński, L’Œuvre romanesque de François Guillaume Ducray-Duminil, Paris,


Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2015, 298 p.
Préfacé par Michel Delon, l’ouvrage de Ł. Szkopiński propose une étude d’ensemble
sur les romans de François-Guillaume Ducray-Duminil (1761-1819), auteur à succès en
son temps, porté au théâtre, puis oublié, dont l’influence est ici réévaluée. À côté de la
production journalistique (Journal d’annonces, affiches et avis divers, puis Petites affiches de
Paris), pédagogique, poétique, dramatique et patriotique, l’ouvre romanesque frappe par
son unité. Les quinze romans publiés entre 1787 et 1816, avec leurs titres similaires attrac-
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tifs, profitent de la mode enfantine dans la fiction et se situent au croisement incertain du
pédagogique et du populaire, comme du « gothisant », du moralisant et du didactique. Des
motifs récurrents, un dénouement « positif », des personnages types (brigands, fous, person-
nages historiques, « indigènes »), une typologie claire (agresseur / victime, hormis quelques
exceptions analysées avec pertinence) caractérisent ces textes hésitant entre romans d’aven-
tures plus ou moins didactiques comme Lolotte et Fanfan… et Petit Jacques et Georgette, plus
sombres comme Alexis ou la maisonnette dans les bois, Victor ou l’enfant de la forêt, Cœlina
ou l’enfant du mystère, romans de mœurs et de famille, avec même un roman historique
L’Hermitage Saint-Jacques ou Dieu, le Roi et la patrie dédié à la fille de Marie-Antoinette.
L’étude analyse les matrices événementielles qui présentent des héros jeunes, le plus
souvent orphelins, peu décrits psychologiquement, emportés dans un tourbillon de malé-
dictions, mariages secrets, remariages, bigamies, drogues, testaments… le tout porté par
des scènes dialoguées très théâtrales (ce qui explique la facilité des adaptations), une narra-
tion liée au roman feuilleton qui procède par chapitrages frappants, métalepses, liens entre
lecteur et narrateur (qui s’auto-représente et communique ses explications, ses justifications,
voire ses émotions) et dénouements deus ex machina.
Au-delà de la présentation d’un corpus massif, l’auteur aborde trois points impor-
tants : la perspective idéologique de Ducray-Duminil, qui salue 1789, ne publie pas de
romans sous la Terreur, se rallie aux Bourbons et modifie – comme d’autres – le contenu
politique de ses textes au fil des rééditions ; une écriture didactique qui ajoute à la narration
des conversations orientées, des réflexions et joue de l’ambiguïté des publics destinataires
enfantin et/ou populaire ; enfin la fortune littéraire de ces romans qui sont des best-sellers,
doublés par de nombreuses traductions européennes et surtout l’adaptation théâtrale de
sept romans par René Charles Guilbert de Pixérécourt (sans oublier un mélodrame de Paul
de Kock). Si Ducray-Duminil est évoqué en plus ou moins bonne part par les romanciers
du 19e siècle comme Balzac, Hugo ou Sue, Ł. Szkopiński revient avec finesse sur l’influence
croisée entre le romancier et Ann Radcliffe. Une bibliographie ordonnée et un index des
noms, ainsi qu’un choix d’illustrations complètent cette synthèse intéressante et très utile
sur un auteur plus souvent cité que lu ou étudié.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Daniele Vecchiato, Verhandlungen mit Schiller. Historische Reflexion und literarische


Verarbeitung des Dreißigjährigen Kriegs im ausgehenden 18. Jahrhundert, Hannover,
Wehrhahn Verlag, 2015, 394 p.
Célèbre pour ses tragédies historiques, Friedrich Schiller fut aussi brièvement profes-
seur d’histoire à l’Université d’Iéna. à côté de quelques écrits portant sur des questions de
philosophie de l’histoire, il a consacré des études de grande ampleur à deux événements
fondateurs de l’histoire moderne qui l’ont occupé sur une longue période de sa vie : la
révolte des calvinistes des Pays-Bas espagnols contre Philippe II d’Espagne (1788) et la
808 notes
Notesde
delecture
lecture
guerre de Trente Ans (1790-1792). Aux mêmes sujets, il a consacré deux tragédies, Don
Carlos (1787), et la trilogie Wallenstein (1798-1799). Cet ensemble de textes constitue un
excellent point d’observation pour étudier deux formes de « mises en discours », l’une
dramatique, l’autre historiographique, de l’histoire. Néanmoins, ce n’est qu’assez récem-
ment qu’on s’est avisé de l’étudier sous cet angle : paru en 1995, le volume Schiller als
Historiker (1995), coordonné par un historien (Otto Dann), un germaniste (Norbert
Oellers) et un comparatiste (Ernst Osterkamp) a suscité de nombreuses publications. Au
même moment, dans Wissenschaft aus Kunst (1996), Daniel Fulda étudie comment et pour-
quoi, à partir des années 1760 environ, de grands historiens se montrent soucieux d’appli-
quer à l’histoire savante des procédures d’écriture susceptibles de la rendre plus séduisante,
tandis qu’un souci de fidélité documentaire anime de nombreux auteurs de drames et de
romans historiques. S’engage ainsi un rapprochement de l’écriture savante et l’écriture litté-
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raire de l’histoire qui permettra à l’historien Theodor Mommsen de se voir décerner pour
son œuvre d’historien le prix Nobel de littérature en 1902.
C’est sur ces recherches que fait fond le présent ouvrage, issu d’une thèse préparée en
cotutelle italo-allemande, dirigée par Stefania Sbarra (Venise) et Ernst Osterkamp (Berlin,
Humboldt). Daniele Vecchiato y montre que la trilogie de Wallenstein et la Geschichte des
Dreißigjährigen Kriegs de Schiller ne sont en rien isolées dans leur temps : en effet, depuis
1760, de nombreuses œuvres littéraires, drames et romans historiques populaires, sont
consacrées aux opérations de la guerre de Trente Ans et à Wallenstein, auparavant absents
des thématiques littéraires et bien moins présents dans les écrits savants que les traités de
Westphalie. Il existe un lien entre cette « redécouverte » de quelques héros des années 1618-
1648 et le contexte intellectuel de l’époque, marqué par un intérêt accru pour l’histoire
nationale ou régionale, et qui est aussi le contexte politique de la guerre de Sept Ans, de la
Ligue des princes de 1785 (Fürstenbund), de la Révolution française et de l’époque napo-
léonienne, mais le nombre de publications qui en résulte permet de parler de l’« histoire
d’une fascination » dans l’Allemagne de la fin du 18e siècle. Schiller, s’il dénonce en 1787
la « marchandise à la mode » que constituent les romans historiques, n’en est pas moins
un écrivain devant vivre de sa plume, et il a déjà su se montrer capable, avec Don Carlos,
d’investir un sujet historique d’enjeux politiques et éthiques complexes bien étrangers à
certaines œuvres avant tout divertissantes.
C’est ce « dialogue » avec les œuvres parues en son temps sur la guerre de Trente Ans,
sur Guastave Adolphe et sur Wallenstein qui explique le titre retenu, « Pourparlers avec
Schiller », en référence à l’étude de Stephen Greenblatt, Shakespearean Negotiations (1988),
qui étudie les « rhizomes » reliant les drames de Shakespeare aux « chronicle plays » de son
temps. Un examen précis des principales œuvres tirant leurs sujets de la grande guerre de
religion du 17e siècle fait apparaître des parentés thématiques très nettes avec les analyses
de Pufendorf (Schwedisch- und Deutsche Kriegsgeschichte, 1688) reprises par les (historiens)
protestants : ceux-ci en effet ont vu en Gustave Adolphe un défenseur des princes alle-
mands et des « libertés germaniques » contre les Habsbourg, un rôle repris par Wallenstein
quand il se décida à trahir l’empereur Ferdinand II. À l’inverse, les (historiens) catholiques
voyaient en Wallenstein un traître sans projet politique mais mû par sa seule ambition et
en Gustave Adolphe un conquérant n’agissant que pour les intérêts de la Suède (ce que
confirment largement les études les plus récentes).
Des auteurs luthériens comme la romancière saxonne Benedikte Naubert, le drama-
turge de Bohême Komareck, le sympathisant de la Révolution que fut Rebmann, ou encore
Anton von Halem ou Niklas Vogt, présentent Wallenstein comme un général qui, mû par
l’idée du bien commun, voulut établir la paix en Europe. S’il a trahi Ferdinand II, c’est,
tout comme Gustave Adolphe, pour le bien de l’Europe et de l’Empire. Il est ainsi porteur
du projet de paix perpétuelle et d’équilibre européen formulé par l’abbé de Saint-Pierre
et par Rousseau, puis dans les années 1790 par Kant, et dont on aime à rappeler alors en
éditions de textes
LITTÉRATURES 809
Allemagne qu’il remonte à Henri IV. Komareck cite ainsi plusieurs vers de la Henriade dans
sa pièce Albrecht Wallenstein. Vogt, auteur également d’un plaidoyer en faveur de l’équilibre
européen (1787), ne présente pas seulement Wallenstein en héritier des projets de paix
de Gustave Adolphe, mais dans un essai de 1805, quatre ans après la paix de Lunéville, il
va jusqu’à en faire un précurseur de Napoléon, seul alors selon lui en mesure d’établir la
paix en Europe. Rebmann, établissant un lien explicite avec les révolutionnaires français,
montrait en 1794 dans ce qu’il désigne comme un « semi-roman » sur Wallenstein un géné-
ral victime du jeu trouble des ecclésiastiques catholiques, mais aussi cédant à « l’attraction
magique du pouvoir ». Le Wallenstein de Schiller est certes plus ambigu, mais sa trahison
est vue par Max Piccolomini, autre héros de la pièce, comme un acte politique de rébellion
contre la politique de puissance des Habsbourg, et Schiller, dans un autre essai, établit un
parallèle entre Gustave Adolphe et Henri IV, qu’il évoque nouveau brièvement au dernier
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acte de la trilogie.
La thèse de Daniele Vecchiato, en se fondant sur un ensemble de recherches récen-
tes, apporte ainsi une preuve éclatante de la fécondité d’études thématiques soucieuses de
contextualisation et constitue une contribution majeure et novatrice à la compréhension
des enjeux de la trilogie de Schiller : il la montre réinvestie d’enjeux qui excèdent largement
la référence à la Révolution, souvent invoquée mais généralement sans guère de précision,
et tandis que d’autres thèmes la replacent dans le plus long terme de l’histoire des idées au
18e siècle, la question de l’équilibre européen.
Gérard Laudin

Martin Wählberg, La Scène de musique dans le roman du 18e siècle, Paris, Classiques
Garnier, 2015, 453 p.
Comme le prouve la riche bibliographie secondaire de cet ouvrage, nombreuses et
souvent de qualité sont les études vouées à l’analyse des rapports entre littérature et musi-
que au 18e siècle, constat qui n’enlève rien à la pertinence de celle proposée par l’A. C’est en
effet sous l’angle précisément défini par son titre que Martin Wählberg mène son enquête,
approche qu’il justifie par l’argument selon lequel « il faut nécessairement raconter pour
rendre compte des effets » de la musique sur les personnages romanesques. Un tel projet
laissait craindre une fastidieuse recension, voire un catalogue de scènes narratives puisées
dans le vaste corpus examiné par l’A. Il n’en est rien, à la faveur d’un plan bien pensé comme
d’un va-et-vient parfaitement agencé entre micro-lectures et renvois multipliés aux connais-
sances et théories musicales constituant la toile de fond du corpus romanesque retenu.
Nonobstant quelques incursions significatives dans la première partie du siècle, celui-ci
concerne surtout la seconde, préférentiellement même son dernier tiers, par quoi se trouve
notablement enrichie notre connaissance de ce qu’il est convenu d’appeler « le tournant
des Lumières ». Quoique l’A. ne puisse évidemment faire l’économie de quelques œuvres
majeures et incontournables (de la Nouvelle Héloïse au Neveu de Rameau, avec un excursus
bienvenu du côté des Affinités électives), c’est à l’exploration d’un grand nombre de minores
qu’est logiquement dévolue l’enquête, y compris lorsqu’elle met en avant des œuvres de
second plan dues à des auteurs du premier, tel Le Philosophe ignorant de Voltaire, dont l’A.
propose au passage une relecture orientée par la résurgence, dans le débat contemporain, de
théories antiques unissant étroitement modes musicaux et régimes politiques. On décou-
vrira notamment, à la lecture de cet ouvrage fort bien documenté, de stimulantes réflexions
sur les rapports du genre romanesque et de l’opéra comique ; et l’on méditera à loisir sur
la thèse bien argumentée, dans une section joliment appelée « de l’orchestre au désir »,
selon laquelle c’est le genre libertin qui fournit le plus amplement matière à l’ekphrasis
musicale comme à l’analyse des effets de la musique sur la subjectivité des protagonistes.
Pour la pertinence du propos, la conduite intelligente du discours et la double culture dont
fait montre son auteur (littéraire et musicale, mais aussi française et allemande), on ne peut
810 Notes de lecture
que recommander la lecture de ce livre d’ailleurs dépourvu de tout jargon et accessible à
ceux même qui n’auraient qu’une culture musicale rudimentaire.
Pierre Hartmann

ARTS ET MUSICOLOGIE
Olivier Baumont, « A l’Opéra, monsieur ! ». La musique dans les Mémoires de Saint-Simon,
Paris, Gallimard, coll. « L’Infini nrf. », 2015, 300 p.
Le titre, surprenant de prime abord, reproduit une exclamation de stupeur lancée un
jour de 1717 par Saint-Simon à son ami Philippe d’Orléans l’invitant à venir s’entretenir
ensemble d’affaires d’état dans sa loge d’opéra. Ainsi est affiché ici le caractère paradoxal de
notre ouvrage, où l’aveu du mémorialiste comme éloigné de la musique et des spectacles n’a
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pas empêché Olivier Baumont, claveciniste de renom, à nous inciter à relire les Mémoires et
parfois les autres œuvres, sous l’angle précis de cette discipline et de ces activités.
Une fois le programme fixé, le procédé est simple consistant à relever dans le texte
toute mention des auditions musicales à la cour de France, aux mariages, chez Louis XIV,
aux environs jusqu’à Paris. Bals et spectacles sont passés en revue, divertissements de carna-
val décrits et racontés, ainsi que les offices religieux, quotidiens ou extraordinaires, triom-
phants ou funèbres, à la guerre et dans les autres pays européens. La mort du Roi même se
fait en musique. L’évocation musicale et festive de la Régence est abordée en partie II, où
l’Opéra tient le premier rang avec ses bals nouveaux et ses représentations, et Paris avec ses
défilés, ses cérémonies, la renaissance manquée des ballets autour du petit Louis XV. Voici
ensuite, à l’occasion de l’ambassade espagnole, amplement mise en valeur, l’intensité de
la vie musicale et festive de la cour de Philippe V. En partie III, sont passées en revue des
figures individuelles d’amateurs distingués ou non pratiquant l’instrument, la danse ou le
chant. L’activité chansonnière satirique tient une certaine place chez un Saint-Simon qui
d’ailleurs n’en fut pas épargné et possédait six tomes de recueils, hélas, disparus. Si donc le
mémorialiste ne fut ni mélomane ni pratiquant (quoique excellent danseur), l’exhaustivité
de ses relations, la précision quasi technique de son lexique a pu autoriser la démarche
d’Olivier Baumont, lequel ne manque pas d’évoquer les partitions d’opéras mystérieuse-
ment atterris dans la bibliothèque ducale. Dans l’univers si visuel des Mémoires surgit ici
un autre univers fait de sons et de bruits. La IVe et dernière partie est plus littéraire, qui
exploite les images et le lexique empruntés à la musique et à la danse, et où l’on remarque le
maréchal de Villeroy s’empêtrer « dans le musical de ses phrases » (p. 222).
En résumé, constatons que l’auteur témoigne avoir bien conscience du caractère parfois
un peu fragile de ses démonstrations, mais l’amateur de la convergence des arts que je suis,
ne se plaindra pas d’un ouvrage qui connaît bien Saint-Simon et qui se lit agréablement
et avec fruit.
Philippe Hourcade

Aurélien Davrius, Jacques-François Blondel. Un architecte dans la « République des arts ».


Étude et édition de ses Discours, Genève, Droz, 2016, 746 p.
Tous ceux qu’intéresse l’architecture au 18e siècle se réjouiront de disposer de ce
fort volume de plus de sept cents pages que leur procure Aurélien Davrius.
Après une belle préface de Pierre Caye analysant les apports spécifiques de Blondel à la
théorie architecturale, A. Davrius présente en une vingtaine de pages l’auteur qu’il étudie
et le projet de son livre, à savoir un florilège de textes de (ou relatifs à) Blondel. Le reste du
volume consiste en effet en l’édition de textes de la main de Blondel, mais aussi d’écrits qui
peuvent lui être attribués, de lettres qu’il rédigea ou qu’il reçut, d’articles que divers jour-
nalistes consacrèrent à son école. On trouvera encore dans l’ensemble réuni par A. Davrius
ARTS ET MUSICOLOGIE
éditions de textes 811
non seulement des extraits de ses discours et du très volumineux Cours d’architecture (dont
Blondel entreprit en 1771 une publication menée à son terme, après sa mort, par Pierre
Patte) mais aussi l’inventaire après décès des biens de Blondelou, l’éloge que lui consacra,
quelques semaines après sa mort, le Journal des Beaux-Arts. Quelques-uns des textes présen-
tés sont inédits et proviennent des archives nationales ou de celles de l’Institut de France : ce
ne sont pas toujours les plus intéressants. Il faudra de la patience et de la bonne volonté au
lecteur désireux de tirer profit de cet ensemble touffu, hétérogène, et assez peu commode.
Si tous les textes sont précisément annotés, certains sont précédés d’introductions – parfois
fort copieuses –, alors que d’autres ne le sont pas : une telle disparité ne contribue pas à la
lisibilité de l’ensemble. On peut également regretter que la bibliographie proposée en fin de
volume fasse l’objet d’un classement peu rigoureux et qu’elle soit quelque peu lacunaire (en
particulier pour les études récentes). Un index vient opportunément clore l’ensemble.
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Les textes retenus ainsi que les notices d’A. Davrius présentent l’image d’un Blondel
« ouvert à une modernité française modérée » (p. 165), prenant ses distances à la fois avec
les excès du style rocaille des premières décennies du siècle et avec la fascination plus tardive
de certains théoriciens pour les architectures originaires (Marc-Antoine Laugier et la cabane
primitive). Le plus intéressant concerne sans doute ce qui se rapporte à l’École des Arts
fondée par Blondel, aux concours d’émulation qu’il organisa et aux conceptions pédago-
giques qui furent les siennes : celles-ci trouvèrent des prolongements dans l’organisation
d’un enseignement qu’il délivra d’abord hors de l’Académie et largement contre elle, puis,
à compter de 1762, au sein de l’institution qu’il avait attaquée et qu’il voulut réformer.
On retiendra également l’histoire de ses relations avec des acteurs aussi divers que Bastide
(l’auteur de La Petite Maison ainsi que l’éditeur et continuateur de L’Homme du monde
éclairé par les arts), Julien-David Leroy, son collaborateur (l’auteur des Ruines des plus beaux
monuments de la Grèce), ou le marquis de Marigny. Ces éclairages variés, au même titre que
les documents réunis, permettront au lecteur attentif de se faire une idée précise de la place
de Blondel dans la « République des arts » que mentionne A. Davrius dans le titre de son
ouvrage.
Sophie Lefay

Benoît Dratwicki, La musique à la cour de Louis XV. François Colin de Blamont (1690-
1760) : une carrière au service du roi, Presses universitaires de Rennes / Centre de
Recherche du Château de Versailles, coll. « Histoire- Aulica. L’Univers de la cour »,
2015, 363 p.
Musicologue et musicien, Benoît Dratwicki a eu l’intention de combler une lacune
et de réparer une injustice en s’intéressant à la vie musicale sous Louis XV, éclipsée dans
la mémoire par l’époque précédente et par conséquent quelque peu déconsidérée et négli-
gée dans ses auteurs et dans ses œuvres. Et c’est à travers la carrière et la production de
Colin de Blamont qu’il a choisi de traiter son sujet. Ce compositeur très peu présent dans
les concerts d’aujourd’hui et dans les parutions de disques, avait fait l’objet d’une étude
demeurée inédite de Catherine Massip en 1971. Quatre chapitres, d’inégale longueur, vont
remplir ce programme.
Le court premier chapitre reconstitue « jeunesse et formation » d’un homme né en
1690 d’une famille d’artistes, et de bonne heure attaché à la cour royale, non sans avoir fait
un détour à Sceaux chez la duchesse du Maine, non sans avoir connu des protecteurs, des
collaborateurs comme l’abbé Pellegrin, Fontenelle, le président Hénault, et des amis, grâce
à sa figure et à ses talents reconnus très vite. Tout cela le mena à la nomination en 1719 à la
surintendance de la Musique de la Chambre du roi.
Le chapitre II, plus long que tous les autres, riche en informations, fait suivre la « gran-
deur » et les « servitudes » de Colin de Blamont au service d’un roi naturellement peu
intéressé par la musique et par les spectacles. Mais l’arrivée en 1725 d’une épouse royale
812 Notes de lecture
mélomane, Marie Lesczynska, va ouvrir une époque nombreuse en concerts intérieurs ou
de plein-air, profanes et parfois religieux. Il y eut vie musicale à la cour, dont l’auteur décrit
avec précision l’organisation complexe et le fonctionnement régulier, ainsi que les program-
mes dont il peut tirer quelques traits caractéristiques : Rameau ne fut pas le plus joué,
l’ancien répertoire fut volontiers repris sous l’influence de notre surintendant, la musique
italienne fut accueillie, et furent reçus Hasse le Saxon, Farinelli et Cafarelli. Sont ensuite
évoqués les bals de la cour, les spectacles lyriques, les comédies française et italienne. On
perd un peu de vue Colin de Blamont, sauf quand il est question de ses œuvres créées à
Fontainebleau : Les Cécropes en 1733, Les Amours du Printemps en 1738. De même, pour
le théâtre des Petits Appartements, de 1747 à 1750, où l’auteur détaille des prologues, les
Fêtes grecques et romaines et plus encore, Les Fêtes de Thétis, qu’il réhabilite. On passe ensuite
aux événements de ce qu’on appelait alors l’Extraordinaire, auxquels participait la célèbre
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Grande bande des violons du roi, on passe aux opéras en concert ou de concert, aux festivi-
tés exceptionnelles : naissances, mariages, convalescences qu’on célébra en 1720, 1725,
1727, 1728, 1729 année du Ballet du Parnasse, de La Nymphe de la Seine, des Caprices
d’Erato, 1730, 1739, 1744 et 1745. Puis est abordée la musique sacrée : l’œuvre connue de
Colin de Blamont en ce domaine fut publiée en 1732, étudiée par l’auteur pièce par pièce,
notamment un Te Deum exécuté en 1726, qui suscita une querelle entre la Chambre et la
Chapelle du roi.
Le chapitre III envisage les activités de Colin de Blamont à Paris, notamment au
Concert spirituel créé en 1725 et à l’Académie royale de Musique, amplement présentés et
décrits. En fait, c’est pour remarquer le peu d’implication de notre musicien : ses œuvres
disparaissent du répertoire du premier dès 1730, et son œuvre lyrique fut peu présente
sur la scène du second. Elles font cependant l’objet d’amples analyses dans les pages qui
suivent : Les Fêtes grecques et romaines de 1723, ballet héroïque par excellence maintes fois
repris et retouché jusque dans les années 1770, Endymion , pastorale de Fontenelle exécutée
avant 1731, elle aussi retouchée ensuite. Enfin, Les Caractère de l’Amour de 1738, encore
un ballet héroïque où le récitatif fut renouvelé. De tout cela, Benoît Dratwicki fait un bilan
nuancé ou mitigé, p. 268-269. Si enfin, Colin de Blamont fut peu attiré par la musique
instrumentale de chambre, il publia trois recueils de cantates, deux de motets, cinq d’airs
sérieux et de cantatilles dont la définition est donnée. Tout cela, destiné à la ville comme à
la cour, fait l’objet d’un examen minutieux.
Le chapitre IV prend 1733 comme date de point de départ pour résumer les aspects
musicologiques et esthétiques de l’œuvre profane et sacrée de Colin de Blamont, puis
analyser son Essai sur les goûts ancien et moderne de la musique française, relativement aux
paroles d’opéra versifié et paru en 1754, avec dédicace disparue à Mme de Pompadour : il
s’agit d’une tentative de conciliation modérée entre musiques italienne et française, d’un
testament adressé aux deux disciples, Bury et Cardonne. On s’achemine vers la fin avec
l’évocation des honneurs reçus, de la succession et de l’héritage, le personnage en lui-même,
ses livres, ses collections, ses amis. La conclusion résume le livre et insiste sur le caractère
un peu distant et évolutif de l’œuvre. Au total, un livre utile à consulter, avec iconographie
intéressante et bibliographie à compléter quelque peu.
Philippe Hourcade

Amélie Tissoires, L’opéra mental. Formes et enjeux de l’écriture du spectacle chez J.-J.
Rousseau, Paris, Champion, 2015, 472 p.
Ce livre, tiré d’une thèse dirigée par J.-F. Perrin, examine la manière dont les œuvres
narratives et autobiographiques de Rousseau illustrent sa conception du spectacle, exposée
dans ses textes théoriques (Dictionnaire de Musique, Essai sur l’origine des langues, Lettre à
d’Alembert) mais aussi dans La Nouvelle Héloïse et dans les Confessions (« Toutes mes idées
sont en images », déclare-t-il à la fin du livre IV). Le « bon spectacle » selon Rousseau est
ARTS ET MUSICOLOGIE
éditions de textes 813
celui qui produit les mêmes effets que ceux du spectacle musical, en particulier l’opéra
italien. Dans l’œuvre de Rousseau, le spectacle sort du seul champ artistique, il s’intériorise
pour participer au plaisir et à l’émotion du spectateur : A. Tissoires parle alors d’« opéra
mental » pour désigner le processus. Ce concept suppose une réflexion sur la représentation
et les conditions du visible, sur l’écriture de ce spectacle intérieur, et sur sa réception chez
l’écrivain comme le lecteur. Pour interroger la forme et le rôle que joue l’opéra mental
dans l’œuvre de Rousseau, A. Tissoires organise son enquête en trois temps : la reconsti-
tution du dispositif spectaculaire à partir de la pensée de l’origine (Second Discours, Lettres
à Malesherbes), la transcription du spectacle sous forme de « tableaux scripturaires », la
convergence des thématiques liées au spectacle mental dans les textes autobiographiques.
En s’appuyant sur l’épisode de l’illumination de Vincennes, A. Tissoires montre que la
formulation de l’anthropologie rousseauiste coïncide avec les premières manifestations de
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ce spectacle mental (distance, rapport à la mimèsis, évidence de l’image, effets moraux). Elle
définit, au moyen de l’analyse des sujets d’estampes de La Nouvelle Héloïse, une poétique du
tableau révélateur d’une vérité (celle de l’homme de la nature, que l’homme de l’homme n’a
pas complètement étouffé), et d’une certaine perfection morale. L’autobiographie en tant
qu’écriture du signe mémoriel (voir le livre de J.-F. Perrin Le Chant de l’origine) constitue le
lieu privilégié de la transcription du spectacle mental. De ses éléments structurels (person-
nage, voix narrative, diégèse, musique du style) se dégagent trois figures : l’auditeur, le
compositeur, le copiste. Le livre d’A. Tissoires témoigne d’une grande sensibilité à l’écriture
de Rousseau. Elle propose des lectures nouvelles (l’épisode de l’Arménien enchanté de l’air
italien qu’il découvre, p. 324-325 ; le développement sur la chambre obscure, p. 349-353),
et des mises en perspective judicieuses par rapport aux modèles théoriques de du Bos,
Marmontel ou Diderot (p. 150-159). Ses hypothèses de lecture relient la réflexion histo-
ricisante de Rousseau sur le fonctionnement de la réception musicale à « sa pensée du
sentiment intérieur et de la voix de la nature » (p. 312). Sa notion d’opéra mental est
une manière originale de réhabiliter les émotions en élargissant les catégories esthétiques
à un champ anthropologique, ce qui correspond bien à la démarche et à l’ambition de
Rousseau.
Érik Leborgne

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