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de Charles Reznikoff
Muriel Pic
Dans Critique 2008/11 (n° 738), pages 889 à 903
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320599
DOI 10.3917/criti.738.0889
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 58.213.8.7)
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Charles Reznikoff
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Paris, Prétexte éditeur,
Holocauste, 2007, 172 p.
trad. par Jean-Paul Auxeméry
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intitulé Témoignages, ensemble de poèmes publiés en 1965
et 1968 1, dont leur auteur affirme : « Ce que j’ai voulu faire,
c’est réaliser un montage, en donnant un certain rythme aux
mots employés par les témoins, et arriver à créer ainsi une
émotion particulière » (p. 168).
La puissance du rythme, dans Holocauste, encourage à
scander le poème à voix haute. En revanche, Reznikoff ne
conserve pas les marques orales propres aux témoignages :
au contraire, la ponctuation est radicalement simplifiée, res-
treinte au point et au point-virgule, évacuant les marques de
l’oralité que sont les points de suspension et les exclama-
tions ; de la même façon, il rehausse souvent le niveau de
langue par la substitution à certains termes d’équivalents
pris dans un registre plus élevé. Son habileté lexicale apparaît
clairement si l’on compare les versions anglaises du témoi-
gnage et du poème : « spattered » pour « covered » (« écla-
boussé » au lieu de « couvert »), « lit up » pour « illuminated »
(« éclairé » pour « illuminé »), « the living » pour « the people »
(« les vivants » pour « les gens »), etc. L’oralité dans le texte de
Reznikoff se joue grâce à la syntaxe et met en scène une voix
qui s’extériorise en rendant publics ses propos, la voix du
témoin. L’auteur écrit pour l’écoute autant que pour la page 2.
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groupe nominal, « crâne écrasé » (« skull crush »), dont l’hor-
reur vient frapper plus encore l’oreille grâce à l’effet d’allité-
ration en k. Si la logique syntaxique prime dans cette dernière
occurrence, dans la mesure où le groupe nominal fait figure
d’incise, dans la précédente c’est la logique prosodique qui
l’emporte grâce au rejet : « son sang ». Ici se joue l’effet d’inter-
ruption propre au montage selon Benjamin 3, que Reznikoff
ne travaille pas au niveau de l’articulation des documents
mais au sein de la continuité prosodique avec la suspension
et le rejet. L’enjeu du montage est de donner « un certain
rythme aux mots employés par les témoins, et d’arriver à
créer ainsi une émotion particulière », celle-là même de
l’auteur face aux témoignages et du lecteur face aux poèmes :
« Un critique a écrit qu’en lisant Témoignages, il n’a vu qu’un
monde d’horreur et de violence. Je n’ai pas inventé ce monde,
mais c’est aussi ce que j’ai ressenti » (p. 169). Pour restituer
bara, 2005, p. 373. Sans doute cet aspect a-t-il encouragé Claude Régy
à adapter Holocauste pour la scène en 1998, au théâtre de la Colline
à Paris, dans une première traduction de Jean-Paul Auxeméry qui
faisait suite à celle de Dominique Bedou en 1987.
3. W. Benjamin, « L’auteur comme producteur », Essais sur
Brecht, trad. Phillipe Ivernel, éd. Rolf Tiedemann, Paris, La Fabrique,
2003, p. 139-140 : « ici, le théâtre épique reprend donc – avec le principe
d’interruption –, vous le remarquez sans doute, un procédé qui vous
est familier depuis ces dernières années, par le film et la radio, par la
presse et la photographie. Je parle du procédé du montage : l’élément
monté interrompt l’enchaînement dans lequel il est monté. »
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de cas. C’est ce matériau qu’il utilise dans Témoignages : « Je
travaillais pour un éditeur de livres de droit, et lisais des cas
de tous les États et de toutes les périodes jusqu’au moment
où le pays devint une nation [...]. Il me semblait que l’on
pouvait rendre compte de ce matériel couvrant le siècle et
demi durant lequel les États-Unis devinrent une nation, non
pas du point de vue d’un individu, comme dans un journal,
ni sous l’angle de l’insolite comme dans la presse, mais depuis
tous les points de vue – autant de points de vue que les
témoins en fournissent eux-mêmes 5 ».
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nieur nazi, « résistant allemand » 7, qui le rédige dans la prison
du Cherche-Midi, en 1945, avant son suicide. Texte annexé
au document de Nuremberg (PS 1553) 8, il n’est pas reproduit
par les publications officielles du procès sur les faits de 1942.
Rejeté par le tribunal car il présente plusieurs versions, en
allemand et en français, qui, comme le remarque le procureur
Dubost, ne coïncident pas toujours, il sera néanmoins rapi-
dement placé à la disposition du public dans les centres de
documentation. Ce texte, qui compte différentes versions 9,
sera en revanche cité au procès Eichmann, partiellement,
c’est-à-dire pour les parties qui concernent le camp d’exter-
mination de Belzec en Pologne. C’est en effet une description
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on ne devait voir aucun mort ce jour-là –
ni aucun autre jour, si possible ;
en tout cas peu de temps seulement.
Mais l’odeur de la région, même sur la route principale :
une pestilence. (p. 50-52).
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lieux demeurent anonymes (la nuit, le ghetto, une gare), au
même titre que l’énonciation soutenue de façon récurrente
dans le recueil par le pronom indéfini « on ». Les marques de
l’identité du locuteur sont supprimées : noms propres de per-
sonnes et de lieux, pronoms personnels, indications précises
de temps disparaissent. L’organisation syntaxique est trans-
formée : tout au long du recueil, les connecteurs logiques, en
l’occurrence « mais », viennent structurer la description de
l’horreur, tandis que la polysyndète, figure de syntaxe qui
multiplie les liens de coordination, en l’occurrence la série de
« et », produit un effet de ralenti dans la description. Le poète
donne une unité d’action à deux témoignages restituant des
événements qui n’ont en commun ni la date ni le lieu, qui
n’ont pas été délivrés au même moment, et n’ont pas le même
support : l’un est un témoignage spontané antérieur au
procès, l’autre une déposition faite au cours de ce dernier. Au
fil du montage des témoignages dans la section « Chambres
à gaz et camions à gaz », le poète restitue de bout en bout, de
la rafle au ghetto aux chambres à gaz ou aux camions à gaz,
une opération d’extermination. En même temps, il retrace le
dernier moment de milliers d’individus : ceux que le texte
désigne comme « les hommes », « les femmes », « les enfants »,
« le bébé », et qui sont aux mains de la brigade allemande SS,
sur laquelle aucun détail n’est donné. Reznikoff supprime la
10. Procès des grands criminels de guerre, op. cit., t. IV, p. 260-
262
11. L. Poliakov, Le Bréviaire de la haine, op. cit., 1951, p. 220.
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cognitive inédite des témoignages. En évacuant le double
contexte historique et juridique de l’événement raconté et du
procès – Reznikoff ne donne en fin de volume que deux brefs
repères historiques sur quelques événements précis, comme
l’insurrection des juifs du ghetto de Varsovie en 1943 –, le
poète livre moins à son lecteur une preuve qu’une trace. Un
témoignage n’est preuve que dans la mesure où il a été consti-
tué comme tel. Coupé de son contexte, il n’est que trace, reste
fragile du passé : « une trace ineffaçable n’est pas une
trace 13 ». Rendus invisibles dans les poèmes, comme effacés,
les témoignages sont néanmoins conservés. Ce paradoxe du
montage, entre conservation et effacement, place ainsi le lec-
teur face à cette réalité de la trace, toujours menacée de dis-
parition. Ce dernier, s’il veut saisir la portée du travail poé-
tique, doit alors localiser et identifier de nouveau les
témoignages, et s’inscrire dans une démarche cognitive qui
redouble le geste de mémoire du recueil. Le poème ne se subs-
titue en aucun cas aux témoignages : bien plutôt, il les pré-
serve doublement de l’oubli, en les montant et en encoura-
geant à un retour aux sources. Le montage dans Holocauste
est donc, en troisième lieu, celui des traces.
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littéraires. Le détail dans le témoignage est garant de la vérité,
producteur de vraisemblance. Ces détails qui relèvent de
l’ancrage spatio-temporel de l’action, Reznikoff les supprime
au profit de cadrages sur des motifs particuliers qui font alors
images sous l’effet du gros plan. Le détail devient allégorie. Bien
souvent, ces images en appellent à une mémoire symbolique
et littéraire : la charrette des cadavres au début du texte évoque
le char de la mort qui traverse les villages décimés par des
épidémies ou qui, simplement, invite à monter ceux pour qui
est venu le temps du dernier voyage. L’auteur du Cinquième
Livre des Macchabées est également attentif aux images et à
l’isotopie religieuses qui traversent les témoignages. Pour ne
donner qu’un exemple, toujours dans le poème intitulé
« Chambres à gaz et camions à gaz », il restitue au style direct
la malédiction lancée par une vieille femme, « Le sang de mes
enfants sur ta tête ! », en référence à l’Ancien Testament (Rois,
2, 32). Présentes dans les témoignages, ces images littéraires
et religieuses trouvent une visibilité superlative dans le poème
qui, ainsi, pointe l’impossibilité d’une pure objectivité dans le
récit des événements, la mémoire en appelant à l’imaginaire
religieux pour dire l’horreur du vécu. À l’encontre de ce proces-
sus, et sans trahir le témoignage, le poète amplifie les images
en les détournant des stéréotypes au profit d’une vision allé-
gorique. L’imagination a alors pour rôle de frapper la mémoire
du lecteur grâce aux images plutôt que de pallier ses lacunes.
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mais aussi l’analyse littéraire, qui plutôt que d’usurper le
sens d’un texte doit le déployer dans toute sa complexité. Car
il y a dans tout écrit ou toute œuvre quelque chose qui, silen-
cieusement, attend d’être dit par un autre : « Ce manque,
cette distance, inexprimée parce que recouverte par l’expres-
sion, est ce à partir de quoi l’œuvre, pourtant dite une fois,
parfaitement dite et incapable d’être redite, tend irrésistible-
ment à se redire, exigeant cette parole infinie du commentaire
où, séparée d’elle-même par la belle cruauté de l’analyse [...],
elle attend que soit mis fin au silence qui lui est propre 16 ».
Et c’est à ce silence dans les témoignages, intrinsèque à toute
expression, que nous font revenir les poèmes de Reznikoff.
Grâce au montage, le témoignage se défait de sa fonction de
preuve au profit d’un retour à cet état de trace, fragment de
vécu, qui garantit de pouvoir restituer quelque chose de la
vérité. Dans le cas du rapport Gerstein, la variation poétique,
dans l’exégèse de la trace et du sens qu’elle implique pour le
lecteur, fait ainsi ressurgir toutes les variantes historiques
du témoignage.
Holocauste encourage en tout cas à se réinterroger sur
la qualité et la nature des documents, le poète posant une
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