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Le montage de témoignages dans la littérature : Holocauste

de Charles Reznikoff
Muriel Pic
Dans Critique 2008/11 (n° 738), pages 889 à 903
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0011-1600
ISBN 9782707320599
DOI 10.3917/criti.738.0889
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 58.213.8.7)

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Le montage de témoignages
dans la littérature :
Holocauste
de Charles Reznikoff

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Charles Reznikoff
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Paris, Prétexte éditeur,
Holocauste, 2007, 172 p.
trad. par Jean-Paul Auxeméry

Clarté, rythme et concision caractérisent l’écriture de


Charles Reznikoff (1894-1976). En témoigne son ultime
œuvre, Holocauste, recueil de poèmes écrit à partir des témoi-
gnages consignés dans les comptes rendus du procès de
Nuremberg et les enregistrements du procès Eichmann. Sans
concession au pathétique, Reznikoff saisit les matériaux
bruts et leur donne une existence poétique où l’émotion est
rythme. Efficace et économe, sa poésie est d’une parfaite sim-
plicité, admirablement rendue par la traduction de Jean-Paul
Auxeméry : c’est par la mesure du vers que l’écriture « objec-
tiviste » restitue la démesure des hommes. Mais comment,
sans trahir, opérer la transposition du témoignage dans le
poème, ou, pour reprendre le terme que le poète emploie dans
un entretien joint au recueil, son « montage » (p. 168) ?

Le rythme et l’émotion : le montage prosodique


Né dans le ghetto juif de Brooklyn à New York, ville où il
résida toute son existence et à laquelle il consacra un roman,
By the Waters of Manhattan (1930), Reznikoff vient d’une
famille d’émigrants russes. Il épouse en 1930 Marie Syrkin,
fille de Nachman Syrkin, le fondateur de « Labor Zionism »,
l’aile gauche du parti sioniste américain. Marie encouragea
HOLOCAUSTE DE CHARLES REZNIKOFF 879

vivement le projet d’Holocauste. Que ce soit dans les dernières


années de sa vie que le poète utilise des témoignages dans
lesquels il est affectivement impliqué, en raison de la mémoire
et de l’identité collective qui sont les siennes, voilà qui indique
la charge émotive attachée à ce texte. Mais de cette dimension
subjective, rien ne transparaît dans le singulier régime énon-
ciatif d’un recueil où l’écriture travaille justement à déplacer
le système émotionnel dans une rythmique. Ainsi Holocauste,
composé de douze sections (« Déportation », « Invasion »,
« Recherche », « Ghettos », « Massacres », « Chambres à gaz et
camions à gaz », « Camps de travail », « Enfants », « Divertis-
sements », « Fosses communes », « Marches », « Évasions »),
utilise une technique d’écriture déjà éprouvée avec le recueil
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intitulé Témoignages, ensemble de poèmes publiés en 1965
et 1968 1, dont leur auteur affirme : « Ce que j’ai voulu faire,
c’est réaliser un montage, en donnant un certain rythme aux
mots employés par les témoins, et arriver à créer ainsi une
émotion particulière » (p. 168).
La puissance du rythme, dans Holocauste, encourage à
scander le poème à voix haute. En revanche, Reznikoff ne
conserve pas les marques orales propres aux témoignages :
au contraire, la ponctuation est radicalement simplifiée, res-
treinte au point et au point-virgule, évacuant les marques de
l’oralité que sont les points de suspension et les exclama-
tions ; de la même façon, il rehausse souvent le niveau de
langue par la substitution à certains termes d’équivalents
pris dans un registre plus élevé. Son habileté lexicale apparaît
clairement si l’on compare les versions anglaises du témoi-
gnage et du poème : « spattered » pour « covered » (« écla-
boussé » au lieu de « couvert »), « lit up » pour « illuminated »
(« éclairé » pour « illuminé »), « the living » pour « the people »
(« les vivants » pour « les gens »), etc. L’oralité dans le texte de
Reznikoff se joue grâce à la syntaxe et met en scène une voix
qui s’extériorise en rendant publics ses propos, la voix du
témoin. L’auteur écrit pour l’écoute autant que pour la page 2.

1. Plus précisément : Témoignages, États-Unis, 1895-1990 puis


1891-1900, et sous-titrés Récitatif, trad. Jacques Roubaud, Paris,
Hachette / POL, 1981.
2. Ch. Reznikoff, “Obiter Dicta”, The poems of Charles Reznikoff,
1918-1975, ed. Seamus Cooney (1976), Black Sparrow, Santa Bar-
880 CRITIQUE

Tout au long d’Holocauste, la transposition du témoignage au


poème s’élabore grâce à une double logique syntaxique et
prosodique que la forme du verset permet d’exploiter pleine-
ment :
Au coin d’une maison gisait un bébé,
le crâne écrasé,
et le mur de la maison éclaboussé de sa cervelle et de
son sang (p. 52).
La chute de cette séquence est marquée par un décalage
du groupe nominal « son sang », entraînant un effet dramati-
que de suspension. Reznikoff orchestre les blancs qui rendent
visible le souffle et s’imposent comme des marques rythmi-
ques. Plus haut déjà, le poète isolait et mettait en valeur un
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groupe nominal, « crâne écrasé » (« skull crush »), dont l’hor-
reur vient frapper plus encore l’oreille grâce à l’effet d’allité-
ration en k. Si la logique syntaxique prime dans cette dernière
occurrence, dans la mesure où le groupe nominal fait figure
d’incise, dans la précédente c’est la logique prosodique qui
l’emporte grâce au rejet : « son sang ». Ici se joue l’effet d’inter-
ruption propre au montage selon Benjamin 3, que Reznikoff
ne travaille pas au niveau de l’articulation des documents
mais au sein de la continuité prosodique avec la suspension
et le rejet. L’enjeu du montage est de donner « un certain
rythme aux mots employés par les témoins, et d’arriver à
créer ainsi une émotion particulière », celle-là même de
l’auteur face aux témoignages et du lecteur face aux poèmes :
« Un critique a écrit qu’en lisant Témoignages, il n’a vu qu’un
monde d’horreur et de violence. Je n’ai pas inventé ce monde,
mais c’est aussi ce que j’ai ressenti » (p. 169). Pour restituer

bara, 2005, p. 373. Sans doute cet aspect a-t-il encouragé Claude Régy
à adapter Holocauste pour la scène en 1998, au théâtre de la Colline
à Paris, dans une première traduction de Jean-Paul Auxeméry qui
faisait suite à celle de Dominique Bedou en 1987.
3. W. Benjamin, « L’auteur comme producteur », Essais sur
Brecht, trad. Phillipe Ivernel, éd. Rolf Tiedemann, Paris, La Fabrique,
2003, p. 139-140 : « ici, le théâtre épique reprend donc – avec le principe
d’interruption –, vous le remarquez sans doute, un procédé qui vous
est familier depuis ces dernières années, par le film et la radio, par la
presse et la photographie. Je parle du procédé du montage : l’élément
monté interrompt l’enchaînement dans lequel il est monté. »
HOLOCAUSTE DE CHARLES REZNIKOFF 881

cette émotion, il ne s’agit pas de s’en inspirer littéralement,


de la décrire ou de la commenter, mais de construire un point
de vue qui évacue les énonciations biographiques et subjec-
tives au profit d’une objectivité poétique.
Reznikoff fut le fondateur, avec Louis Zukofsky, Georges
Oppen et Carl Rakosi, du groupe littéraire des « Objectivis-
tes », dont l’impératif poétique est l’objectivation et la
méthode d’écriture, le montage, clairement revendiqué en
référence au modèle cinématographique et au maître en la
matière, Eisenstein 4. Pour lui, le montage est avant tout celui
des points de vue. Juriste de formation, Reznikoff réalise en
1928 pour la compagnie Corpus Juris une encyclopédie juri-
dique où il retranscrit des milliers de témoignages et de récits
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de cas. C’est ce matériau qu’il utilise dans Témoignages : « Je
travaillais pour un éditeur de livres de droit, et lisais des cas
de tous les États et de toutes les périodes jusqu’au moment
où le pays devint une nation [...]. Il me semblait que l’on
pouvait rendre compte de ce matériel couvrant le siècle et
demi durant lequel les États-Unis devinrent une nation, non
pas du point de vue d’un individu, comme dans un journal,
ni sous l’angle de l’insolite comme dans la presse, mais depuis
tous les points de vue – autant de points de vue que les
témoins en fournissent eux-mêmes 5 ».

L’objectif et le subjectif : le montage des points de vue


Avec Holocauste, le montage est, en second lieu, celui des
points de vue à partir des matériaux que sont les témoignages
sur le génocide juif, extraits de deux grands procès de crimi-
nels de guerre. Pour prendre un exemple situé au cœur du

4. Lettre de Louis Zukofsky à Ezra Pound du 14 décembre 1931,


Selected Letters of Ezra Pound and Louis Zukofsky. The Correspondence
of Ezra Pound (1927-1963), vol. V, New York, ed. Barry Ahearn, New
Directions Books, 1987, p. 112. Sur Zukofsky, voir Benoît Turquety,
« L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie
cinéma », dans « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproque-
ment) », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), no 2, 1er décembre
2006, http://www.fabula.org/lht/2/Turquety.html.
5. Ch. Reznikoff, cité par Kenneth Burke, dans l’introduction de
ce dernier à l’édition de Testimony de 1934 chez Objectivist Press à
New York, « The Matter of the Document », p. 13 (trad. M. Pic).
882 CRITIQUE

recueil, le sixième poème, intitulé « Chambres à gaz et


camions à gaz », composé de cinq temps, réunit dans sa pre-
mière section deux témoignages : on doit le premier à Herman
Graebe (PS 2992) 6, qui témoigna à Nuremberg en qualité
d’ancien ingénieur et directeur de la succursale que l’entre-
prise de construction Josef Jung à Soligen avait établie à Sdol-
bunow, en Ukraine ; il occupa le poste de septembre 1941 à
janvier 1944. Lors de l’audience du 2 janvier 1946, l’affidavit
de Greaebe, réécriture de la déposition orale faite en alle-
mand, est lu en entier par le colonel Storey, porte-parole du
ministère public américain. Il décrit une rafle sauvage dans
le ghetto de Rowno en Ukraine le 13 juillet 1942. Le second
témoignage est un mémoire de Kurt Gerstein, officier et ingé-
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nieur nazi, « résistant allemand » 7, qui le rédige dans la prison
du Cherche-Midi, en 1945, avant son suicide. Texte annexé
au document de Nuremberg (PS 1553) 8, il n’est pas reproduit
par les publications officielles du procès sur les faits de 1942.
Rejeté par le tribunal car il présente plusieurs versions, en
allemand et en français, qui, comme le remarque le procureur
Dubost, ne coïncident pas toujours, il sera néanmoins rapi-
dement placé à la disposition du public dans les centres de
documentation. Ce texte, qui compte différentes versions 9,
sera en revanche cité au procès Eichmann, partiellement,
c’est-à-dire pour les parties qui concernent le camp d’exter-
mination de Belzec en Pologne. C’est en effet une description

6. Dans la version française du Procès des grands criminels de


guerre, t. I, p. 248, 264 ; t. IV, p. 260-262 ; t. XIX, p. 531-533, 555 ;
t. XX, p. 220, 688 ; t. XXII, p. 32, 510, Tribunal militaire de Nuremberg,
Nuremberg, 1949.
7. L. Poliakov, Le Bréviaire de la haine, Paris, Calmann-Lévy,
1951, p. 220.
8. Les sources officielles du procès de Nuremberg ne citent pas
le rapport Gerstein. Ce qui apparaît sous la cote PS 1553 sont des
factures à l’Obersturmführer Gerstein pour des livraisons d’acide
prussique aux camps d’Oranienburg et d’Auschwitz : « Le procureur
Dubost signala qu’il joignait au document PS 1553 un rapport en
français : ce rapport était celui de Gerstein », Florent Brayard,
Comment l’idée vint à M. Rassinier, Paris, Fayard, 1996, p. 332.
9. Voir, de Florent Brayard – qui m’a encouragée à travailler sur
Charles Reznikoff et que je tiens à remercier ici –, « Un rapport précoce
de Kurt Gerstein », Bulletin du centre de recherche français de Jérusa-
lem, printemps 2006, p. 69-88.
HOLOCAUSTE DE CHARLES REZNIKOFF 883

des opérations de gazage effectuées le 18 août 1942. Dans les


lignes qui suivent, je donne la section du poème où s’enchaî-
nent les témoignages, la fin de celui de Graebe et le début de
celui de Gerstein. Je marque le lieu du montage dans le texte
de Reznikoff grâce au signe //, le poème ne les séparant quant
à lui que par un nouveau paragraphe au sein de la section 1 :

Une charrette descendait une rue, tirée par deux chevaux ;


des gens morts aux membres raides gisaient sur la
charrette
et des jambes et des bras pendaient par-dessus les ridelles.
//
Une gare de chemin de fer avec seulement deux quais
contre une butte de sable jaune ;
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on ne devait voir aucun mort ce jour-là –
ni aucun autre jour, si possible ;
en tout cas peu de temps seulement.
Mais l’odeur de la région, même sur la route principale :
une pestilence. (p. 50-52).

Pour mesurer le travail opéré sur les témoignages, il faut


se reporter aux parties de chacun d’eux correspondant au
passage cité du poème. Je donne le texte de Graebe à partir
de la version française des textes officiels du procès de
Nuremberg, publiée en quarante-deux volumes en 1949,
sachant que Reznikoff a travaillé sur l’équivalent en langue
anglaise, publié la même année en quarante volumes, tou-
jours à Nuremberg. Pour le témoignage de Gerstein, je donne
la version publiée dans la section « documents » de l’ouvrage
de Léon Poliakov Le Procès de Jérusalem, qui restitue le rap-
port Gerstein tel qu’il a été cité dans le procès, et donc tel que
Reznikoff l’a lu à partir des sources officielles en langue
anglaise, enregistrements ou sténogrammes. La comparaison
permet de saisir l’économie des détails biographiques propres
à la subjectivité du témoin, mais aussi l’exactitude du prélè-
vement que fait le poète de certains termes. Tandis que des
passages sont supprimés, d’autres (en italique) sont réécrits
et des mots (soulignés) repris tels quels :

H. Graebe : Juste après avoir quitté le Dr Pütz, je rencontrai


une voiture ukrainienne à deux chevaux où s’empilaient des cada-
vres ; la voiture se dirigeait vers le train de marchandises. On
voyait des bras et des jambes raidis dépasser les ridelles.
884 CRITIQUE

J’emmenai 74 juifs qui étaient restés enfermés dans la maison et


les conduisis à Sdolbunov 10.
K. Gerstein : Le lendemain, nous partions à Belzec. Une
petite gare spéciale de deux quais s’incline à la colline de sable
jaune, immédiatement au nord de la route et du chemin de fer.
Au sud, près de la chaussée, quelques maisons de service avec
l’affiche « Lieu de service Belzec de la SS armée. » – Globocnec me
présente à SS-Hauptsturmführer Obermeyer de Pirmasens, qui
me fit voir avec grande retenance les installations. Ce jour, on ne
vit pas les morts, mais l’odeur de toute la région, aussi de la grande
chaussée, était pestilente 11.
Reznikoff élimine les indices énonciatifs en systémati-
sant la tournure passive, propice à l’anonymat. Temps et
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lieux demeurent anonymes (la nuit, le ghetto, une gare), au
même titre que l’énonciation soutenue de façon récurrente
dans le recueil par le pronom indéfini « on ». Les marques de
l’identité du locuteur sont supprimées : noms propres de per-
sonnes et de lieux, pronoms personnels, indications précises
de temps disparaissent. L’organisation syntaxique est trans-
formée : tout au long du recueil, les connecteurs logiques, en
l’occurrence « mais », viennent structurer la description de
l’horreur, tandis que la polysyndète, figure de syntaxe qui
multiplie les liens de coordination, en l’occurrence la série de
« et », produit un effet de ralenti dans la description. Le poète
donne une unité d’action à deux témoignages restituant des
événements qui n’ont en commun ni la date ni le lieu, qui
n’ont pas été délivrés au même moment, et n’ont pas le même
support : l’un est un témoignage spontané antérieur au
procès, l’autre une déposition faite au cours de ce dernier. Au
fil du montage des témoignages dans la section « Chambres
à gaz et camions à gaz », le poète restitue de bout en bout, de
la rafle au ghetto aux chambres à gaz ou aux camions à gaz,
une opération d’extermination. En même temps, il retrace le
dernier moment de milliers d’individus : ceux que le texte
désigne comme « les hommes », « les femmes », « les enfants »,
« le bébé », et qui sont aux mains de la brigade allemande SS,
sur laquelle aucun détail n’est donné. Reznikoff supprime la

10. Procès des grands criminels de guerre, op. cit., t. IV, p. 260-
262
11. L. Poliakov, Le Bréviaire de la haine, op. cit., 1951, p. 220.
HOLOCAUSTE DE CHARLES REZNIKOFF 885

subjectivité énonciative du témoin dans le poème, en effaçant


la personne de ce dernier, au profit de l’énonciation collective
des victimes. Pour ceux qui n’ont pas pu témoigner, le poète
éloigne également le vers du lyrisme en évacuant sa propre
présence. Celui qui écrit et scande les faits ne donne pas plus
son identité que celle du témoin ni n’indique le hic et nunc du
témoignage, à savoir un tribunal. Le témoignage est coupé de
son contexte, seuls les mots demeurent.

Conservation et effacement : le montage des traces


Avec Reznikoff, la poésie met en place une connaissance
par le montage 12 : dans ses poèmes se joue une modalité
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cognitive inédite des témoignages. En évacuant le double
contexte historique et juridique de l’événement raconté et du
procès – Reznikoff ne donne en fin de volume que deux brefs
repères historiques sur quelques événements précis, comme
l’insurrection des juifs du ghetto de Varsovie en 1943 –, le
poète livre moins à son lecteur une preuve qu’une trace. Un
témoignage n’est preuve que dans la mesure où il a été consti-
tué comme tel. Coupé de son contexte, il n’est que trace, reste
fragile du passé : « une trace ineffaçable n’est pas une
trace 13 ». Rendus invisibles dans les poèmes, comme effacés,
les témoignages sont néanmoins conservés. Ce paradoxe du
montage, entre conservation et effacement, place ainsi le lec-
teur face à cette réalité de la trace, toujours menacée de dis-
parition. Ce dernier, s’il veut saisir la portée du travail poé-
tique, doit alors localiser et identifier de nouveau les
témoignages, et s’inscrire dans une démarche cognitive qui
redouble le geste de mémoire du recueil. Le poème ne se subs-
titue en aucun cas aux témoignages : bien plutôt, il les pré-
serve doublement de l’oubli, en les montant et en encoura-
geant à un retour aux sources. Le montage dans Holocauste
est donc, en troisième lieu, celui des traces.

12. Voir M. Pic, « La littérature et la connaissance par le mon-


tage », dans le cadre d’un volume collectif sur les travaux de Georges
Didi-Huberman, Penser par l’image, dir. Laurent Zimmerman, Paris,
Cécile Defaut, 2006, p. 147-177.
13. J. Derrida, L’Écriture et la différence (1967), Paris, Le Seuil,
1979, p. 339.
886 CRITIQUE

En conservant du témoignage la vulnérabilité de cendre,


le poème nous renseigne également sur ce qui rend la trace et,
en particulier le témoignage, si fragile : outre qu’elle doit tra-
verser les âges, la parole du témoin possède une qualité pro-
prement littéraire. Si cette dernière est perceptible dans tout
récit, elle s’intensifie ici en raison de l’implication affective et
émotive du sujet dans les mots restituant l’expérience vécue.
En effet, dénué qu’il est d’intention littéraire, le témoignage
obéit pourtant à des principes poétiques que le travail de
cadrage et de soustraction dans le montage de Reznikoff fait
apparaître. Ainsi, en lisant Holocauste et, en parallèle, les
témoignages à partir desquels le poète travaille, on constate
que ces derniers produisent un « effet de réel 14 » et des images
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littéraires. Le détail dans le témoignage est garant de la vérité,
producteur de vraisemblance. Ces détails qui relèvent de
l’ancrage spatio-temporel de l’action, Reznikoff les supprime
au profit de cadrages sur des motifs particuliers qui font alors
images sous l’effet du gros plan. Le détail devient allégorie. Bien
souvent, ces images en appellent à une mémoire symbolique
et littéraire : la charrette des cadavres au début du texte évoque
le char de la mort qui traverse les villages décimés par des
épidémies ou qui, simplement, invite à monter ceux pour qui
est venu le temps du dernier voyage. L’auteur du Cinquième
Livre des Macchabées est également attentif aux images et à
l’isotopie religieuses qui traversent les témoignages. Pour ne
donner qu’un exemple, toujours dans le poème intitulé
« Chambres à gaz et camions à gaz », il restitue au style direct
la malédiction lancée par une vieille femme, « Le sang de mes
enfants sur ta tête ! », en référence à l’Ancien Testament (Rois,
2, 32). Présentes dans les témoignages, ces images littéraires
et religieuses trouvent une visibilité superlative dans le poème
qui, ainsi, pointe l’impossibilité d’une pure objectivité dans le
récit des événements, la mémoire en appelant à l’imaginaire
religieux pour dire l’horreur du vécu. À l’encontre de ce proces-
sus, et sans trahir le témoignage, le poète amplifie les images
en les détournant des stéréotypes au profit d’une vision allé-
gorique. L’imagination a alors pour rôle de frapper la mémoire
du lecteur grâce aux images plutôt que de pallier ses lacunes.

14. R. Barthes, « L’effet de réel », dans Le Bruissement de la lan-


gue, Paris, Le Seuil, 1984.
HOLOCAUSTE DE CHARLES REZNIKOFF 887

Mais la fragilité du témoignage n’est pas seulement le fait


d’une transmission subjective propre à l’acte de remémora-
tion ; c’est également le fruit des circonstances concrètes et
matérielles, touchant les modalités d’acheminement des tra-
ces jusqu’à nous et à leur état physique rarement intact. Le
rapport donné plus haut de Kurt Gerstein est un bon exemple
de cette précarité, avec ses différentes versions et son français
hésitant : pour le citer, il faut le retravailler, ne serait-ce que
pour la correction de la langue. Le rapport Gerstein est
devenu la cible des révisionnistes, de Paul Rassinier à Geor-
ges Roques, dont l’étude s’intitule Les Confessions de Kurt
Gerstein, étude comparative des différentes versions 15. Est
exploitée à des fins idéologiques la fragilité du document,
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mais aussi l’analyse littéraire, qui plutôt que d’usurper le
sens d’un texte doit le déployer dans toute sa complexité. Car
il y a dans tout écrit ou toute œuvre quelque chose qui, silen-
cieusement, attend d’être dit par un autre : « Ce manque,
cette distance, inexprimée parce que recouverte par l’expres-
sion, est ce à partir de quoi l’œuvre, pourtant dite une fois,
parfaitement dite et incapable d’être redite, tend irrésistible-
ment à se redire, exigeant cette parole infinie du commentaire
où, séparée d’elle-même par la belle cruauté de l’analyse [...],
elle attend que soit mis fin au silence qui lui est propre 16 ».
Et c’est à ce silence dans les témoignages, intrinsèque à toute
expression, que nous font revenir les poèmes de Reznikoff.
Grâce au montage, le témoignage se défait de sa fonction de
preuve au profit d’un retour à cet état de trace, fragment de
vécu, qui garantit de pouvoir restituer quelque chose de la
vérité. Dans le cas du rapport Gerstein, la variation poétique,
dans l’exégèse de la trace et du sens qu’elle implique pour le
lecteur, fait ainsi ressurgir toutes les variantes historiques
du témoignage.
Holocauste encourage en tout cas à se réinterroger sur
la qualité et la nature des documents, le poète posant une

15. C. Mattogno, Il rapporto Gerstein, Anatomia di un falso, ed.


Sentinella d’Italia, Monfalcone,1985 ; Pierre Vidal-Naquet, Les assas-
sins de la mémoire (1987), Paris, La Découverte, 2005 ; André Chelain,
La Thèse de Nantes et l’affaire Roques, Paris, Polémique, 1989.
16. M. Blanchot, « L’Absence de livre », L’Entretien infini, Paris,
Gallimard, 1997, p. 571.
888 CRITIQUE

question essentielle : qu’est-ce que témoigner ? La parole du


témoin, imparfaite encore car humaine, n’est pas tant une
promesse de vérité (donner sa parole de dire le vrai) qu’une
trace qui, inlassable mémoire du désastre, demeure en
« entretien infini » avec le passé. C’est ce que nous montre la
parole du poète qui « doit laisser des traces de son passage,
non des preuves. Seules les traces font rêver 17 ».

Muriel PIC
© Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/02/2024 sur www.cairn.info via Nanjing University (IP: 58.213.8.7)

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17. R. Char, La Parole en archipel, dans Œuvres complètes, Paris,


Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 382.

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