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OÙ EST PASSÉE LA POÉSIE FRANÇAISE ?

Portrait d’un univers paradoxal

Anne Dujin

La Découverte | « Revue du Crieur »

2016/3 N° 5 | pages 62 à 77
ISSN 2428-4068
ISBN 9782707192165
DOI 10.3917/crieu.005.0062
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2016-3-page-62.htm
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la poésie française ?
Portrait d’un univers paradoxal
Où est passée
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PAR Anne Dujin

La poésie française est un univers paradoxal, où sont à l’œuvre


des dynamiques sociales et historiques qui le clivent en
profondeur. Pratiquée par un grand nombre de Français-es, elle
n’est lue que par une infime minorité. Ses formes d’expression
populaires ( concours de la RATP, sites Internet, blogs, tweets… )
connaissent un succès certain – elle apparaît en effet comme un
art « brut », accessible –, mais ses formes éditoriales, bien que
dynamiques, ne pèsent rien ou presque sur le marché de l’édition.
Enfin, sa part légitime, autorisée, continue d’être travaillée par
une rupture remontant à la fin du xixe siècle : à la revendication
de l’autonomie de l’œuvre prônée par la Modernité, de la langue
poétique comme nécessairement expérimentale, s’oppose une
poésie convaincue de sa capacité à ( re )dire la vérité du monde,
à renouer le fil entre les mots et les choses. Si ces contradictions
témoignent bien d’une crise, il s’agit d’une crise active, où
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se cherchent de nouveaux sens et de nouvelles fonctions.

Ce pourrait être l’intrigue d’un roman dans un festival, une revue ou une maison
policier, le récit d’une disparition mystérieuse. d’édition, connaissent les lieux d’existence de
D’autant plus mystérieuse que les protagonistes la poésie contemporaine, elle est bien présente
de l’affaire ne s’accordent pas sur le diagnostic et visible aux yeux de qui se donne la peine de
de la situation. Pour certains, la poésie a disparu la chercher. Enfin il y a ceux qui considèrent
de l’espace public en France, boudée par des qu’elle est partout, même si elle ne se nomme
médias qui ne s’intéresseraient qu’à ce qui est plus nécessairement poésie, naviguant sous
rentable et par un lectorat qui aurait diminué le pavillon d’autres genres, qu’il s’agisse de la
comme peau de chagrin. Pour d’autres, elle chanson, du slam ou des arts numériques.
est une belle endormie, toujours vivante mais
comme retranchée dans nos souvenirs d’éco- Quand on l’interroge sur le sujet, le poète
liers. Pour d’autres encore, ceux qui, engagés Olivier Cadiot répond : « La seule chose que je
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pourrais vous dire, même si ça ressemble à une échap- Autre poète, autre vision de la situation.
patoire, c’est que, justement, je n’ai trouvé comme Jean-Pierre Siméon, qui représente au sein de
réponse à ces questions que celle de faire une série la poésie contemporaine une tradition plus
de livres. En m’occupant intensément de ce sujet au lyrique, auteur de La poésie sauvera le monde ( Le
point de ne plus pouvoir répondre par un point de vue Passeur Éditeur, 2015 ), est également le direc-
pessimiste ou optimiste. » Cette réponse sonnerait teur du Printemps des poètes. Créée en 1999,
presque comme un renoncement, dans la bouche cette manifestation incarne chaque année au
de l’auteur de L’Art Poetic’ ( P.O.L., 1988 ). Ce mois de mars le grand moment d’existence
recueil, composé d’énoncés minimaux presque sociale de la poésie, avec affichage de poésie
enfantins, qui paraissent détourner les phrases dans le métro, lectures publiques et manifes-
d’un manuel de grammaire, a été considéré tations dans les écoles. Jean-Pierre Siméon est
comme un jalon majeur dans l’entreprise « lit- habitué à défendre la « cause » de la poésie, à en
téraliste » engagée dans les années 1970. Selon parler au grand public et à chercher sans relâche
celle-ci, la poésie est avant tout un lieu d’expéri- à ce que médias et institutions lui fassent plus
mentation du langage, et non plus d’expression de place. Serait-il à son chevet, comme à celui
du sentiment. Après avoir ensuite consacré vingt d’un grand malade ? « Non. Il faut arrêter avec
ans à l’écriture romanesque, Olivier Cadiot s’est le misérabilisme, qui fait du tort à la poésie. [ … ]
pourtant trouvé rattrapé par une question qui Il n’y a probablement jamais eu autant de lecteurs
n’en finit plus de hanter la modernité : la littéra- ni même d’éditeurs de poésie. Mais on est en plein
ture est-elle morte ? Si elle ne l’est pas, alors où paradoxe : l’intelligentsia refuse de le voir. On
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est-elle passée ? En découdre avec les postures refuse de le reconnaître. » La poésie serait donc
déclinistes tout en recherchant les véritables bien vivante, et qui plus est désirée, forte d’un
lieux d’existence de la littérature contemporaine, solide héritage. Mais elle ne parviendrait plus à
telle est l’entreprise engagée dans son Histoire de capter l’attention des prescripteurs, et notam-
la littérature récente, tome I ( P.O.L., 2016 ). Mais, ment celle des médias, qui renoncent à lui
sur la poésie en particulier, sa réflexion est encore assurer une existence sociale.
en travail : « Elle occupe ou trop de place si on finit
par la confondre avec tout effort d’écriture, ou pas La poésie serait bien vivante,
assez si on la limite à un genre. D’un côté elle risque
de se rétrécir et finir en aphorismes accrochés dans mais elle ne parviendrait
un coin du métro, de l’autre elle devient une notion plus à capter l’attention
trop large, perd son histoire et sa spécificité technique
des médias.
pour devenir presque un sentiment, un supplément
formel. » Si la question « où est la poésie ? » se En réalité, la poésie en France ne se laisse
pose bien, c’est d’abord parce qu’on ne sait plus pas aisément saisir. Et celui qui la cherche n’en
bien ce qu’elle est. finit pas de buter sur des paradoxes successifs.
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Le premier tient à son existence éditoriale : alors écoulé environ 18 millions d’exemplaires. Si
que les poètes français sont au sommet du pan- Apollinaire arrive en tête avec près d’un million
théon de la littérature consacrée – les poètes et demi d’exemplaires pour Alcools, des poètes
sont très représentés parmi les auteurs de la contemporains comme Yves Bonnefoy ont
« Pléiade » –, le poids de la poésie dans le marché atteint des niveaux de vente très élevés ( autour
de l’édition est aujourd’hui infime. Un deuxième de 100 000 exemplaires ).
paradoxe concerne la visibilité de la poésie dans
l’espace médiatique. La faible place consacrée Ces chiffres toutefois ne sauraient mas-
à la poésie dans les journaux, les revues ou les quer le paysage d’ensemble. Le sociologue
émissions littéraires contraste avec l’omnipré- Sébastien Dubois a montré, à partir des statis-
sence du qualificatif de « poétique », qui peut tiques du Syndicat national de l’édition ( SNE )
concerner toute forme d’expression. Tandis que que la poésie, associée au théâtre, représente
le « poétique » est partout, le poème, lui, n’est plus depuis 1990 entre 0,2 % et 0,4 % du chiffre d’af-
nulle part. Un troisième paradoxe touche enfin à faires de l’édition française 1. Outre le fait que ce
l’expérience même de la poésie. Les poètes ama- chiffre mêle la poésie et le théâtre, il porte sur
teurs sont nombreux, et le sont au moins autant la totalité des ouvrages, y compris les antholo-
que les lecteurs de poésie. Mais alors que, dans gies des auteurs les plus célèbres. Si bien que
les autres domaines d’expression artistique, la la poésie contemporaine ne représente qu’une
fréquentation des œuvres est bien supérieure à la part infinitésimale du marché de l’édition.
pratique de création, le lectorat de la poésie est, en Cependant, ces chiffres sont stables et compa-
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comparaison de l’écriture de poèmes, bien étroit. rables à ceux que l’on observe chez nos voisins
européens. On ne peut, dès lors, parler d’ef-
Peut-on donc faire crédit à l’idée que la fondrement du marché de la poésie en France.
France serait devenue une terre aujourd’hui peu Les statistiques de la Bibliothèque nationale,
favorable à la poésie, en comparaison d’autres qui portent sur le dépôt légal d’ouvrages, per-
aires culturelles, notamment hispanophone, mettent d’ailleurs d’apprécier plus précisément
arabe ou chinoise ? Y aurait-il une malédiction la dynamique de la production contemporaine.
spécifiquement française en la matière ? Entre 2000 et 2004, le pourcentage de dépôts
de livres de poésie oscille entre 3,3 % et 3,7 %.
Un marché introuvable… Il s’édite donc beaucoup de livres de poésie au
La collection « Poésie » de Gallimard, qui regard du poids de la poésie sur le marché des
a publié en format poche plus de 500 poètes ventes de livres. Cela tient notamment au fait
français et étrangers, et qui représente après la que le secteur est très subventionné – via les
« Pléiade » la plus grande consécration littéraire aides du Centre national du livre ou des conseils
qu’un auteur puisse espérer, fête en 2016 ses régionaux, ce qui permet à d’importantes col-
cinquante ans. Depuis sa création, il s’en est lections de poésie contemporaine ( comme celle
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de P.O.L. ) d’exister –, mais aussi à la ténacité économique de la poésie existe : il s’est autono-
et la vitalité de petites maisons d’édition indé- misé, spécialisé, permet à des auteurs de publier
pendantes, qui vivent hors des grands circuits au sein d’un monde éditorial reconnu. Pourtant,
marchands du secteur. Cela n’est bien sûr pas cette autonomie économique et institutionnelle
sans conséquences sur le spectre de diffusion de la poésie contraste avec sa complète dilu-
de ces ouvrages, le plus souvent restreint. Mais tion, en tant que genre littéraire, dans l’espace
si la poésie occupe une place très minoritaire médiatique et le débat public.
dans l’économie du livre, elle s’appuie néan-
moins sur un écosystème éditorial, spécialisé et L’intellectuel français
incontestablement vivant, porté par de jeunes a eu raison du poète
éditeurs et fondateurs de revue. Comme l’ex- En décembre 1852, Flaubert écrivait
plique Réginald Gaillard, fondateur des édi- à Louise Colet : « Il faut déguiser la poésie en
tions Corlevour et de la revue Nunc : « Il suffit France, on la déteste. » Formule à laquelle font
de se rendre au Marché de la poésie, qui se tient tous écho, de manière quasi contemporaine, les
les ans au mois de juin place Saint-Sulpice, à Paris, propos de Baudelaire : « La France n’est pas poète ;
pour prendre conscience de cette vitalité de l’édition elle éprouve même, pour tout dire, une horreur
en poésie. L’impression de relative disparition s’ex- congénitale de la poésie. Parmi les écrivains qui se
plique par le silence ( lui aussi relatif ) qui l’entoure. servent du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont
Mais, pour qui s’y intéresse, beaucoup d’informa- les plus prosaïques. [ … ] Cela vient [ … ], je crois,
tions, de manifestations, sont facilement accessibles, de ce que la France a été providentiellement créée
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entre autres sur le Net. » Matthieu Baumier et pour la recherche du Vrai préférablement à celle du
Gwen Garnier-Duguy, fondateurs en 2012 de Beau 2. » La surdétermination de notre vie litté-
la revue en ligne Recours au Poème, qui compte raire par le roman et l’essai se comprend-elle à
aujourd’hui 18 500 abonnés, partagent ce dia- la lumière de notre préférence pour le Vrai ?
gnostic d’une actualité éditoriale dynamique.
Leur ambition fut précisément de la rendre On touche là à la question de la place de
plus visible : « Il nous est apparu que la poésie était la poésie, et plus encore de celle de la figure du
vivace en termes de publications et qu’un maga- poète, dans le débat public. En France, cette
zine totalement libre, en ligne, gratuit, accessible à place est aujourd’hui peu favorable. Sartre
tous, recensant le travail de ce que l’on continue de pourrait avoir contribué à cette situation, lui
nommer les “ petits éditeurs ” avait sa raison d’être qui a défini dans Qu’est-ce que la littérature ? le
sur la place publique, c’est-à-dire sur le Net. » poète comme celui qui « considère les mots comme
des choses », et par conséquent « refuse d’utiliser
Ce n’est donc pas dans la dynamique du le langage »3, à l’inverse du prosateur qui fait
marché du livre qu’il faut chercher les raisons de plein usage du signe pour communiquer, pro-
l’existence paradoxale de la poésie. Un espace duire de la signification. Cantonnant le poète à
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une fonction sociale historique, celle d’assurer En France comme ailleurs,


le lien avec l’« incommunicable », Sartre fait de
l’écriture romanesque le seul lieu possible d’en-
la parole poétique a trouvé
gagement social de l’auteur contemporain. Dès un terreau favorable dans
lors, la poésie n’a plus rien à dire de collectif. Au les révolutions, les mouvements
mieux exprime-t-elle la singularité des expé- de libération…
riences individuelles.
En France comme ailleurs, la parole poé-
Souvenons-nous néanmoins que l’histoire tique a trouvé un terreau favorable dans les
française a suscité quelques grands moments révolutions, les mouvements de libération, les
d’existence de la figure du poète dans le débat situations d’occupation et de résistance. On
public, moments où la parole poétique a incarné renoue alors avec la fonction originelle du
et porté les aspirations collectives. Après verbe poétique, celle qui fait communier les
Lamartine et Hugo, représentants majeurs de hommes dans le langage, qui dit un état du
la figure du poète prophète dans le sillage des monde et donne un sens collectif aux événe-
révolutions de 1830 et 1848, la Seconde Guerre ments. La vitalité de la poésie arabe, elle-même
mondiale et la Résistance sont l’occasion d’un inscrite dans une tradition millénaire, se com-
retour à une poésie engagée dans la cité. De prend aussi à la lumière des tensions politiques
nombreux poètes surréalistes ( Aragon, Éluard, qui traversent le Moyen-Orient. Le conflit
Char ) ont opéré un tournant parfois qua- israélo-palestinien est central dans l’œuvre
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lifié d’humaniste qui les a fait très largement du poète palestinien Mahmoud Darwich, et
connaître. Poème emblématique de la Résis- explique pour partie son rayonnement inter-
tance, d’abord paru dans le recueil clandestin national. Il n’en reste pas moins que l’évacua-
Poésie et Vérité, « Liberté » fut imprimé sur des tion du poète du débat public en France a été
tracts et parachuté en 1942 sur le sol français plus précoce et plus profonde que chez nombre
à des milliers d’exemplaires par les avions bri- de nos voisins. À propos de la situation du
tanniques de la Royal Air Force. Puis, dans les poète en Espagne, Zoraida Carandell, profes-
années 1950, ce poème sera mis au service de seure de littérature et civilisation de l’Espagne
l’ambition de la démocratisation culturelle, contemporaine à l’université Paris-Ouest, sou-
écrit sur les tableaux noirs et d’innombrables ligne que le poète a occupé, dans les années
affiches. Combien d’enfants ont appris les 1960 et 1970 en particulier, l’espace dévolu
célèbres vers « Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon en France aux « intellectuels » ( penseurs, phi-
pupitre et les arbres / Sur le sable sur la neige / losophes, écrivains en général ), de sorte qu’on
J’écris ton nom », devenus pour toute une géné- attend encore aujourd’hui des poètes espagnols
ration le symbole de l’émancipation par l’accès qu’ils prennent position sur des questions
à la culture nationale ? de la vie publique. La figure de Luis García
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Montero, héritier de la pensée de gauche, explorée – bien moins que dans le domaine du
proche des communistes et candidat aux élec- spectacle vivant, où des bataillons de critiques
tions du parlement autonome de Madrid en suivent et commentent l’actualité. Parallèle-
2015, en est un exemple. ment, les émissions qui s’intéressent aux auteurs
contemporains, comme « Ça rime à quoi » sur
C’est à la lumière de cette structuration France Culture, dont la déprogrammation
spécifique du débat public en France qu’il faut à la rentrée 2015 a ému le milieu poétique,
comprendre la place faite à la poésie dans les s’adressent à un public déjà très averti. Il n’y a
médias. Pour Jean Birnbaum, directeur du donc pas, ou peu, de possibilité d’acculturation
Monde des livres, l’idée largement répandue d’un public néophyte à la poésie contemporaine.
dans les milieux poétiques selon laquelle les Il est d’ailleurs symptomatique que le dernier
médias se détournent de la poésie pour ne s’in- poète qui attira l’attention des médias français
téresser qu’aux productions éditoriales les plus n’en fut en réalité pas un 4. Il s’agit de Michel
rentables, et en particulier le roman, est fausse : Houellebecq, pour son recueil Configuration du
« C’est le reproche permanent qu’on nous fait, mais dernier rivage ( F lammarion, 2013 ). C’est avant
ce n’est pas vrai. On peut consacrer un article tout sa notoriété de romancier qui lui valut que
à un essai d’anthropologie qui aura été vendu à l’on s’intéresse à ses poèmes. En revendiquant
300 exemplaires ! Les raisons de la faible représen- dans plusieurs interviews n’avoir pas ou peu lu
tation de la poésie dans les médias ne sont pas là. » les poètes contemporains, et utilisant la rime et le
Selon lui, c’est davantage dans une méconnais- vers dans une esthétique qui rappelle davantage
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sance réciproque des mondes poétique et jour- la poésie du xixe siècle, Houellebecq témoigne,
nalistique que les réponses seraient à chercher peut-être malgré lui, de la difficulté de la poésie
contemporaine à s’inscrire dans l’air du temps.
Depuis 2011, Le Monde des livres consacre
à la poésie, sous la plume de Didier Cahen, Il est symptomatique que
une chronique mensuelle, « Transpoésie », qui
le dernier poète qui attira
rend compte de trois recueils récemment parus.
Autre pari, celui de l’hebdomadaire Le 1, lancé l’attention des médias français
en 2014, qui propose chaque semaine un poème n’en fut en réalité pas un :
en résonance avec le thème du numéro. Citons Michel Houellebecq.
également la revue Esprit, dans laquelle Jacques
Darras suit l’actualité poétique. Reste que, dans Cette faible présence médiatique contraste
l’ensemble, les médias français lui font peu de avec ce que l’on observe dans le monde anglo-
place. Si des sujets sont régulièrement consa- saxon, où le Times Literary Supplement exerce
crés aux auteurs emblématiques, classiques ou un rôle critique majeur sur la production poé-
consacrés, la création contemporaine y est peu tique, où des revues comme le New Yorker
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ou la New York Review of Books publient à chaque supérieur : 6 % des quinze ans et plus ont lu un
numéro plusieurs poèmes contemporains. Tou- livre de poésie au cours des douze derniers mois.
tefois, dans le monde anglo-saxon comme ail- La poésie a ceci de singulier que les praticiens
leurs, ce différentiel de traitement médiatique sont aussi nombreux que les lecteurs. Alors que,
de la poésie comparé à la France ne s’explique pour les autres formes d’expression artistique,
pas par un lectorat plus avide de poésie. C’est la fréquentation des œuvres est bien plus large
bien plutôt une certaine conception de la place que la pratique ( au moins vingt fois plus pour
du poète et de la poésie dans le débat public qui le roman ). La poésie a donc un lectorat étroit,
semble prescrire aux médias un traitement plus rapporté au nombre de ceux qui la pratiquent.
favorable. Le critique et poète portugais Pedro Sans doute car cette pratique paraît acces-
Mexia déclare ainsi à propos de la situation dans sible, comme l’est celle du journal intime, ou
son pays : « La poésie bénéficie d’une visibilité supé- aujourd’hui celle de la photo numérique. De la
rieure à son importance réelle en termes de ventes : les même manière que beaucoup n’apprennent pas
critiques préféreront écrire un papier sur un recueil les rudiments techniques de la photographie,
de poésie qui s’est vendu à 150 exemplaires plutôt nombreux sont ceux qui écrivent des vers sans
que sur un best-seller qui a en a fait 100 000 5. » s’inscrire dans une démarche littéraire.

Le paradoxe des poètes non lecteurs Pour saisir cette dynamique, rien de tel
Gardons-nous donc de penser que seuls qu’un tour sur les réseaux sociaux, notamment
les Français auraient cessé de lire de la poésie, Twitter, Instagram ou Tumblr, où le hashtag
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rebutés par des formes impénétrables et élitistes. #Poesie donne un aperçu de cette poésie dite
Il n’est probablement aucun pays où la lecture de « amateur ». Favorables à la diffusion d’une écri-
poésie serait une pratique partagée par la majo- ture de forme brève, lieux par excellence de l’ex-
rité. C’est là que se loge le troisième paradoxe pression personnelle, les réseaux sociaux sont
qui caractérise la situation de la poésie : les lec- devenus des espaces de circulation intense du
teurs de recueils de poésie ne sont pas plus nom- vers. La pratique la plus courante, sur Twitter
breux que ceux qui en écrivent. Les enquêtes sur comme Instagram, est de photographier son
les pratiques culturelles des Français montrent poème, permettant en outre un travail visuel
que plus de 3 millions de Français ( 6 % des sur la forme elle-même ( typographie, dessins
quinze ans et plus ) ont écrit, au cours des douze ou photos accompagnant le texte… ). Mais, à
derniers mois, des poèmes, des nouvelles, ou un y regarder de près, les poèmes qui circulent sur
roman 6. Et, au sein de ces pratiques d’écriture, les réseaux sociaux partagent quelques caracté-
la poésie est très bien représentée ( 66 % ), soit ristiques communes. La première est qu’ils se
presque autant que le journal intime ( 68 % ), et situent tous ou presque dans une esthétique de
loin devant le roman ( 15 % ) 7. Or le nombre de l’intime, de l’effusion du sentiment, qui s’inscrit
lecteurs de poésie n’est pas significativement dans une tradition que l’on peut qualifier de
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romantique. La seconde porte sur le plan formel : Sur les réseaux sociaux,
le travail du vers y prend la forme de la rime, voire
de la versification ( bien que souvent approxima-
la poésie obéit à des codes
tive ). Effusion lyrique mise en forme par le vers qui sont bien davantage ceux
et la rime, telle pourrait être la définition de la du XIXe que du XXe siècle.
poésie telle qu’elle se donne à voir sur les réseaux
sociaux. C’est donc une esthétique pour partie compte lui aussi : « L’auteur spontané ne peut se
surannée, obéissant à des codes qui sont bien convertir en lecteur actif parce qu’il ne dispose pas
davantage ceux du xixe que du xxe siècle, qui la d’une information suffisante sur les nouvelles formes
caractérise. Pour autant, ce phénomène prend poétiques. Hormis de très rares exceptions, son goût
de l’ampleur, notamment aux États-Unis, où est celui de la génération antérieure, ce qui explique
le plus célèbre de ces poètes numériques, Tyler ses truismes et la forme désuète de ses écrits. Mû par
Knott Gregson – dont le nombre d’abonnés sur un désir légitime mais vague de s’exprimer, l’amateur
Instagram atteint 295 000 –, a été repéré par un manque de ce savoir que procure la lecture assidue de
éditeur. Son premier recueil, Chasers of the Light la bonne poésie. Ce n’est pas seulement une connais-
( À la poursuite de la lumière, non traduit ) a atteint sance théorique, mais une expérience qui devient une
les 120 000 exemplaires vendus. Dans un pays où seconde nature, autrement dit un savoir-faire 9. »
la fréquentation des séminaires de creative wri-
ting hébergés par des universités prestigieuses Toutes les pratiques culturelles connaissent
différencie encore les poètes jugés sérieux et les ces clivages internes, entre des pratiques recon-
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autres, cette nouvelle dynamique semble ouvrir nues et consacrées qui connotent la culture
le jeu, sans pour autant bousculer le paysage savante et reposent sur la maîtrise de cer-
éditorial et poétique. Mais, comme le notait le tains codes, et des formes plus populaires, qui
New York Times en novembre 2015 à propos des ignorent largement ces conventions. Toutefois,
« poètes du Web », ces derniers restent caracté- la poésie se caractérise par un non-dit : elle est
risés, aux yeux du lectorat averti, par une écriture un art éminemment technique, sans pour autant
spontanée, non travaillée, voire brute, qui fait que cela soit explicite comme c’est le cas pour la
leur charme autant qu’elle permet de ne pas les peinture ou la musique. Alors que de nombreux
considérer comme des poètes à part entière 8. amateurs s’y essaient, le « champ » officiel de la
poésie qui se reconnaît comme tel fonctionne en
Ce constat sur la poésie amateur n’est pas gardien du temple, garant du respect de règles
nouveau. Il est fait par de nombreux poètes à tra- techniques tacites. Le vers contemporain a beau
vers le monde, et autant de directeurs de revue être libre, il n’en est pas moins codifié. Mais ses
qui reçoivent périodiquement des poèmes : leurs codes sont peu partagés, et seule la lecture des
auteurs lisent manifestement peu de poésie. Le auteurs contemporains permet d’y accéder. En
poète et critique mexicain Octavio Paz en rend cela, la situation de la poésie contemporaine
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présente de nombreux traits communs avec celle Structure de la poésie moderne 10, montre com-
de la musique contemporaine : si la pratique de ment trois poètes français majeurs – Baude-
la musique, y compris la création musicale, est laire, Mallarmé et Rimbaud – marquèrent la
plus répandue que jamais, la création contem- poésie européenne à jamais. Baudelaire fut
poraine obéit à des conventions largement igno- le premier, tout en ayant été profondément
rées du grand public, qu’il s’agisse de la musique marqué par le romantisme, à rompre avec lui
dodécaphonique ( qui a bientôt cent ans ) ou pour instaurer un programme nouveau, celui
de la musique électro-acoustique. La musique de la modernité. Ce programme se caractérise
contemporaine a ses créateurs, très reconnus par la dépersonnalisation du « je » du poète ( qui
dans les réseaux internationaux de la discipline. n’exprime plus ses états d’âme ), la toute-puis-
Elle constitue un monde vivant et dynamique, sance du « moi créateur » ( qui n’est plus ins-
bien qu’elle soit peu écoutée. piré par une réalité extérieure ) et une attention
inédite à l’innovation formelle, qui devient
Le vers contemporain a beau l’horizon de toute création. La figure du poète
prophète, engagé en politique, dont Lamartine
être libre, il n’en est pas
et Hugo avaient été les plus éminents représen-
moins codifié. Mais ses codes tants, appartient désormais au passé. Mallarmé
sont peu partagés. puis Rimbaud investiront à leur tour ce parti
pris de la modernité et iront jusqu’à affirmer un
Une poésie française aux prises refus de toute compromission avec le monde.
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avec un héritage trop lourd ? Rimbaud est celui qui s’engagera le plus loin,
On a évoqué jusqu’ici une série d’hypo- dans Une saison en Enfer, dans la tentative de
thèses qui interrogent la demande de poésie, création d’un « antimonde ». La poésie fran-
qu’il s’agisse des éditeurs censés l’éditer, des çaise restera marquée au fer rouge par cette
médias censés en parler, ou des lecteurs censés expérience et cette figure du poète. D’où une
la lire. Mais on ne peut interroger la situation tentation poétique, spécifiquement française,
de la poésie en France sans questionner son de tourner le dos au réel et à l’expérience.
offre : à quoi ressemble la poésie contempo- Et avec lui, au grand public.
raine ? De quoi parle-t-elle ? Dans quel héri-
tage s’inscrit-elle ? La poésie française, plus que celle d’autres
pays, se débat avec cet héritage, à la fois majeur
C’est l’une des thèses les plus fréquem- et encombrant, comme se révèlent souvent les
ment avancées pour expliquer la situation dons prodigués sur les berceaux par les bonnes
paradoxale de la poésie en France : son carac- fées. En affirmant que « ce n’est point avec des
tère particulièrement ardu et peu accessible. idées qu’on fait des vers. C’est avec des mots »,
Hugo Friedrich, dans son essai paru en 1956 Mallarmé ( qui aurait eu cette formule lors d’une
72 — Où est passée la poésie française ?

conversation avec Degas ) acta la rupture avec le Des héritiers déchirés


romantisme d’un Hugo qui déclarait quelques Comment les poètes contemporains
décennies avant : « Les mots sont les passants mysté- ont-ils reçu cet héritage ? Qu’en font-ils ? Peu se
rieux de l’âme » ( Les Contemplations, 1856 ). Mais sont essayés à dresser le panorama de la poésie
si les grands poètes modernes que furent Baude- française contemporaine. Sans doute parce qu’il
laire, puis Mallarmé et Rimbaud, projetèrent la se laisse difficilement saisir, tant la diversité des
poésie française au rang d’avant-garde absolue, écritures poétiques est aujourd’hui grande. On
et ce pour tout le xxe siècle, ils plongèrent leurs peut saluer deux tentatives à cet égard, celle de
héritiers dans un doute profond. Certes, la poésie Jean-Michel Espitallier avec Caisse à outils. Un
peut se vanter d’être le seul usage non utilitariste panorama de la poésie française aujourd’hui 12, et
du langage. Sartre disait qu’elle ne se sert pas celle de Jean-Michel Maulpoix dans son texte
des mots, mais qu’elle les sert. Mais si elle ne « La poésie française depuis 1950 13 ».
parle pas du réel, comment pourrait-elle être un
lieu d’engagement ? Comment pourrait-elle dire Affirmant le désir de saisir comment
quelque chose du monde ? se déploie aujourd’hui la poésie, « cette grosse
machine qui continue de faire travailler diffé-
Si la poésie ne parle pas remment la langue », Espitallier explore à la fois
du réel, comment pourrait-elle la question de sa définition et de son étendue
être un lieu d’engagement ? aujourd’hui, celle des héritages, des ruptures et
continuités historiques qui traversent le champ
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Ces poètes français ont en outre établi une poétique contemporain, et enfin la question de
coupure nette avec les formes traditionnelles la diversité des formes et des nouveaux terri-
de l’expression poétique qui prévalaient avant toires d’expérimentation. Premier constat, et
eux. Ils ont été le laboratoire d’une avant-garde défi majeur pour la poésie contemporaine,
qui inspira le monde entier. Mais, ce faisant, ils celle-ci doit aujourd’hui faire le deuil d’une
se sont éloignés, plus que dans d’autres pays, définition de l’art poétique qui reposerait sur
des formes populaires de la poésie. Friedrich un « idéal objet-poème », ou même un « com-
souligne par comparaison que « bien des poèmes mode étalon-poésie ». La poésie doit assumer
espagnols modernes sont ainsi très proches des la fin des lois canoniques qui l’ont longtemps
chants lumineux de Rimbaud et de Mallarmé et régie. Les critères formels ( le vers, la rime… ),
de leurs héritiers, tout en conservant leur spécificité pas plus que les sujets traités, ne lui permettent
hispanique ». Si bien que « l’oreille d’un Espagnol – et ce depuis longtemps – de s’autodésigner
perçoit dans nombre de vers de Federico Garcia comme un genre spécifique. Une première
Lorca les échos familiers des “ romances ” autoch- frontière sépare les poètes qui prennent acte de
tones, alors que l’étranger n’y voit que des devi- cette extension continue de la poésie au-delà de
nettes bien peu populaires »11. ses frontières naturelles, et ceux qui continuent
73 — Où est passée la poésie française ?

de chercher à la contenir dans un espace identi- majeurs de ce renouvellement. La prose est éga-
fiable, définissant ainsi un intérieur et un exté- lement un instrument essentiel du travail poé-
rieur à ce champ. tique contemporain. Présente chez Jaccottet et
Bonnefoy sur le mode du récit, elle est également
Côté héritage et généalogies, la situation au cœur du travail d’Emmanuel Hocquard, cette
de la poésie est d’abord caractérisée par la fin des fois pour assourdir le poétique, inviter à une écri-
grands systèmes et écoles en « isme » ( roman- ture plus prosaïque, plus littérale. L’esthétique du
tisme, symbolisme, surréalisme ), qui ne struc- fragment, de la liste, de l’inventaire, de l’énumé-
turent plus la création contemporaine, même ration, telle que la pratique par exemple Valère
si leur influence la traverse encore. « Plus qu’à Novarina, constitue une autre voie de renouvelle-
des tendances, écoles, groupes, il semble que ce soit ment formel. Quant à la poésie sonore, la perfor-
aujourd’hui à des individualités hors normes et à de mance, la poésie numérique, la vidéo-poésie… il
sublimes francs-tireurs que se réfèrent beaucoup de s’agit d’autant d’espaces au sein desquels « c’est la
contemporains14. » Espitallier évoque Raymond poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces
Roussel, Marcel Duchamp et Francis Ponge expériences pionnières, est en train de reconfigurer
comme des figures auxquelles se réfèrent de ses définitions et d’en repousser les limites 15 ».
nombreux explorateurs du langage. Le même
constat vaut pour les tenants d’une poésie plus Le paysage est donc divers, voire en ébul-
classique sur le plan formel : Philippe Jaccottet lition. Pour autant, une ligne de partage existe
et Yves Bonnefoy sont aujourd’hui deux figures au sein du champ poétique contemporain qui,
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tutélaires incontournables pour les poètes pour poreuse et mouvante qu’elle soit, n’en est
contemporains. Ce constat de la prédomi- pas moins structurante. C’est dans un ouvrage
nance des figures sur les écoles dans la création qui n’est pas consacré à la poésie que se trouve
contemporaine dit aussi en creux que les der- tracée cette ligne avec le plus de clarté. Dans Les
nières décennies n’ont vu émerger aucun cou- Mots et les Choses, à la fin du chapitre intitulé
rant significatif nouveau. « Représenter », largement consacré à Don Qui-
chotte comme œuvre fondatrice de la modernité,
Pour autant, la poésie ne cesse de conquérir Michel Foucault définit le poète comme celui
de nouveaux territoires formels. En dépit de la qui « sous les signes établis et malgré eux, [ … ]
« crise du vers » nommée pour la première fois entend un autre discours, plus profond, qui rappelle
par Mallarmé, le travail du vers reste au centre le temps où les mots scintillaient dans la ressem-
de nombreuses écritures poétiques. Profondé- blance universelle des choses 16 ». Alors que, jusqu’au
ment renouvelé dans sa forme et ses lois, il est tournant de l’époque moderne, le poète disait le
aujourd’hui lieu d’expérimentations. La revue monde et faisait exister les choses en les nom-
Action Poétique, et notamment le travail d’Henri mant, son rôle est maintenant tout autre. Il est
Deluy ou Jacques Roubaud, est un des lieux investi d’une fonction sociale nouvelle, celle de
74 — Où est passée la poésie française ?

renouer les mots et les choses, entre lesquels un Ray ou Marie-Claire Bancquart. Les seconds,
interstice s’est ouvert, qui ne cessera de s’élargir. poètes « du refus », veulent au contraire s’éloi-
La parole poétique est alors investie du pouvoir gner d’une réflexion sur le monde. S’appuyant à
de redonner au réel et aux discours une cohé- la fois sur la rupture mallarméenne et sur l’ap-
rence, capable de rassembler les hommes dans pareil théorique des années 1960, notamment la
une expérience commune du langage, qui ne sert sémiologie de Roland Barthes qui proclame la
plus seulement à communiquer, mais à être au mort de l’auteur et l’autonomie de la forme, ils
monde. Or c’est précisément là que se situe la affirment que le monde n’est plus donné dans le
rupture des poètes français du xixe siècle, qui ont langage, et que cette perte est définitive. La poésie
récusé ce sacerdoce poétique de remise en cohé- est alors la possibilité de questionner – voire
rence du réel et du langage. En poésie comme déconstruire – le langage en tant qu’il média-
dans d’autres formes d’art, s’affirme alors le tise notre rapport au monde. Antonin Artaud,
primat du geste créateur, qui n’aurait plus besoin Henri Michaux et Georges Bataille ont été les
d’une justification extérieure à lui-même. fondateurs de cette approche. Denis Roche,
Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen
On peut dire que les poètes contempo- en sont, entre autres, les héritiers.
rains se polarisent autour de cette proposition
foucaldienne. Et c’est cette ligne de partage On peut aujourd’hui continuer
que pose également Jean-Michel Maulpoix, qui
distingue les « poètes de l’acquiescement » aux
de distinguer les « poètes de
l’acquiescement » aux pouvoirs
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pouvoirs du langage, et ceux « du refus ». Les
premiers écrivent pour renouer les mots et les du langage, et ceux « du refus ».
choses. Ils le font lucidement, avec la conscience
de la brèche qui s’est ouverte entre ces deux Cette ligne de partage, Nathalie Quintane
ordres, mais ils redonnent néanmoins une place la constate également bien qu’elle la désigne
centrale à l’expérience, la présence, ou l’intime. autrement, en parlant de « couillons » pour les
Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et André du premiers et de « monstres » pour les seconds.
Bouchet sont les principaux représentants de Dans un texte qui a connu un grand retentis-
cette poésie dans la seconde moitié du xxe siècle. sement dans le monde poétique 17, elle oppose
Les néolyriques, qui commencent à écrire dans ceux que les monstres appellent les « lyriques »,
les années 1980 et qui, après la rupture mallar- à ceux que les couillons appellent les « for-
méenne, veulent réaffirmer la légitimité du sujet, malistes ». Le monstre formaliste est néces-
se situent dans cet héritage. Cette génération sairement « froid », et « produit une écriture à
fut celle de poètes tels que Guy Goffette, André la même température ». Le couillon lyrique est
Velter, Jean-Yves Masson, Jean-Pierre Siméon revenu, « dès les années 1950 à la “ simplicité ”,
et, avant eux, Jacques Réda, Pierre Oster, Lionel à l’“ origine ”, voire à une naïveté revendiquée ».
75 — Où est passée la poésie française ?

Se plaçant explicitement dans le camp des Des visions de l’avenir contrastées


monstres, Nathalie Quintane revendique ce Ces lignes de partage qui traversent le
texte comme un texte de combat, dans lequel elle champ de la poésie contemporaine engagent
veut rappeler que le champ poétique contempo- bien plus que des partis pris esthétiques. Dès lors
rain est loin d’être pacifié, comme certains vou- que ce sont des visions du monde qui entrent
draient le croire : « “ Lyriques ” et “ Formalistes ” en conflit à travers ces approches, se placer
sont, qu’ils le veuillent ou non, porteurs d’une idéo- dans l’une ou l’autre des perspectives induit un
logie ; qu’il n’y ait plus d’“ écoles ” identifiables n’a regard très différent sur l’avenir de la poésie et
pas entraîné la dilution des anciennes “ causes ” dans les conditions mêmes de son existence sociale.
le no man’s land brouillon des années 80/90. »
Croire au pouvoir du verbe poétique, c’est
Quintane soutient également, et ce point se situer dans la continuité historique du rôle du
est important, que la partie n’est pas équilibrée, poète dans la société. C’est croire que la poésie
les lyriques étant nettement plus nombreux que a une mission, « célébrer la cohérence du monde, de
les formalistes, en France comme à l’étranger ; l’être et du langage », pour reprendre l’expression
tandis que les grandes maisons d’édition, en de Jean-Michel Maulpoix. C’est également, le
particulier Gallimard –, qui revendique la « tra- plus souvent, affirmer qu’il existe un « genre »
dition moderne » – mais aussi les institutions poésie, et que tout geste artistique qui travaille
culturelles et les pouvoirs publics leur font plus le langage ne saurait être considéré comme de
de place. Ce point pourrait être relativisé, car la poésie, bien que les frontières de ce genre
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l’approche formaliste – de quelque façon qu’on soient en travail. Dès lors, assurer la visibilité de
la nomme – est très bien représentée, pour ne la poésie en tant que parole singulière devient un
pas dire dominante, dans des maisons d’édi- enjeu majeur. La poésie est une voix dissonante,
tion comme P.O.L. ou Flammarion. Et que une autre voix dans un océan de signes infor-
son magistère intellectuel et universitaire reste matifs et publicitaires. Pour cette raison, il faut
considérable – ce dont se plaignent suffisam- l’apprendre, la transmettre, selon une perspec-
ment les « lyriques ». Jean-Marie Gleize, poète tive qui rappellerait celle de l’éducation popu-
de la « littéralité », partisan de la « simplification laire des années 1950, dont on se souvient qu’elle
lyrique », héritier des avant-gardes des années a fait une place importante aux poètes. Croire
1960-1970 et du courant textualiste, dirigea aux pouvoirs du verbe poétique, c’est en somme
de 1999 à 2009 le Centre d’études poétiques, vouloir que la poésie soit porteuse d’une parole
exerçant une grande influence sur la critique sur le monde, et que cette parole soit entendue.
poétique. En revanche, il est certain que les
manifestations qui entendent promouvoir la Bien différente est la perspective de ceux
poésie auprès du grand public mettent davan- qui dénient au verbe poétique toute fonction
tage en avant la tendance lyrique. spécifique. Il ne s’agit plus alors de savoir ce
76 — Où est passée la poésie française ?

qui est poésie ou ce qui ne l’est pas, mais de de la poésie qui, de conférences en festivals,
s’engager toujours plus avant dans l’aventure de permet aux poètes contemporains de se faire
la forme, en se saisissant de la langue pour la connaître et de partager leurs travaux. Quant
faire fonctionner autrement, et démonter, sinon au lectorat, il n’a jamais été et ne sera jamais un
dénoncer, ses usages utilitaristes. Dès lors, il est « lectorat de masse », comme l’est devenu celui du
moins question de transmission que d’expéri- roman. Mais il existe, incontestablement. Pour
mentation. Les limites de la poésie sont sans couper court au débat qui traversait déjà le pre-
cesse repoussées et de nouvelles pratiques ( per- mier xxe siècle sur le public potentiel de la poésie,
formance, poésie sonore, poésie ready-made… ) le poète Juan Ramon Jiménez désigna les lecteurs
trouvent un public, certes restreint, sans qu’il de poésie de l’expression d’« immense minorité ».
y ait besoin que ce dernier se soit familiarisé Et, au-delà des lecteurs actifs de poésie, il existe
avec l’histoire ou les canons du genre poétique. un désir réel de poésie comme pratique sociale,
Acquiescer à la fin du « genre », récuser toute comme en témoignent d’année en année le succès
perspective éducative ou pédagogique qui repla- du Printemps des poètes ou celui des concours de
cerait le lecteur et aspirant-auteur dans la conti- poésie amateur organisés par la RATP 18.
nuité des « maîtres », faire le pari du seul travail
du langage et de son expérimentation… c’est Si crise de la poésie il y a, c’est essentiel-
regarder tout autrement l’avenir de la poésie. lement d’une crise de confiance intérieure qu’il
s’agit, confiance dans ce qu’elle est aujourd’hui
Y a-t-il, pour finir, matière à une véritable légitime à dire, et comment elle peut le dire.
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énigme sur la situation de la poésie en France ? Peut-elle encore parler du monde, témoigner
L’idée que la poésie française serait en crise est de l’expérience intime, sans tomber dans le
une véritable ritournelle dans les milieux lit- piège du pathos et du particulier ? Doit-elle
téraires, depuis au moins trois décennies. En poursuivre l’aventure formelle, au risque de s’y
1937, Éluard prononçait une conférence inti- enfermer, comme d’autres formes d’art, et de
tulée « L’avenir de la poésie », preuve que l’inter- ne plus être accessible qu’aux explorateurs du
rogation sur l’existence sociale de ce genre était langage ? C’est d’abord ce questionnement et la
déjà présente. Il est clair que la poésie n’a pas profonde incertitude qui le sous-tend, qui nour-
disparu en France. Pourtant, elle ne se donne à rissent le sentiment de situation paradoxale de
voir qu’éclatée et insaisissable. Plusieurs raisons la poésie en France.
autorisent pourtant à être optimistes. Au-delà
des grandes maisons d’édition, pour lesquelles la Mais on ne saurait oublier que le roman
poésie est une activité marginale, de nombreux a connu, dans les années 1960, une crise de
petits éditeurs publient des recueils. De nouvelles confiance tout aussi profonde. Car l’ambition
revues apparaissent et l’activité de traduction est romanesque, qui culmine dans le roman natu-
bien vivante. Il existe une actualité internationale raliste, d’être un miroir fidèle du réel et de
77 — Où est passée la poésie française ?

l’expérience humaine, s’est elle aussi trouvée mise La poésie ne peut plus prendre en charge
à mal au cours du xxe siècle. La Seconde Guerre l’ambition originelle de dire le monde, qui lui
mondiale et le traumatisme de la Shoah ont a longtemps échu. La poésie française, parce
porté un coup décisif à la crédibilité de la littéra- qu’elle a été un laboratoire privilégié des avant-
ture à dire le monde. La critique littéraire intime gardes, a été travaillée par des crises successives,
ensuite au roman, et à la littérature en général, qui l’ont à chaque fois questionnée et, pour finir,
de se méfier de toute ambition de « représenta- épurée dans son projet même. Aujourd’hui, elle
tion », du monde comme de l’intime. Le roman s’interroge, de manière discrète il est vrai, sur ce
entre dans l’« ère du soupçon 19 » et le Nouveau qu’elle peut dire, et donc sur la place qu’elle peut
Roman se présente comme une tentative de légitimement occuper dans l’espace social et le
réponse esthétique à cette situation. Sans pour débat public. La poésie française est à cet égard en
autant apaiser le débat ni la crise de confiance plein travail. Travail qui consiste, comme l’écrit
qui traverse le champ romanesque, et au risque Jean-Michel Maulpoix « à interroger la réalité au
de plonger le lectorat dans « une immense stupeur sein du travail de la langue, plutôt qu’à s’impliquer
vide, un ne-pas-comprendre définitif et total 20 ». directement dans les débats de [ son ] temps ». Cela ne
Et pourtant, force est de constater, un demi- présage en rien d’un quelconque déclin, ni même
siècle plus tard, que le roman est redevenu un d’une présence sociale moins intense à l’avenir.
lieu majeur, sinon le lieu par excellence, d’explo-
ration et de compréhension du monde.
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1. S. Dubois, « The French poetry 6. Chiffres 2008 du ministère de la 13. www.maulpoix.net/Diversite.html.
economy », International Journal of Arts Culture : www.pratiquesculturelles. 14. Ibid., p. 111.
Management, vol. 9, n° 1, 2006, p. 23-34. culture.gouv.fr/08resultat.php. 15. Ibid., p. 228.
2. « Théophile Gautier », V, in L’Art 7. Voir « L’écriture en amateur », 16. M. Foucault, Les Mots et les Choses.
romantique, XX, « La Pléiade », Développement culturel, n° 111 Une archéologie des sciences humaines,
Gallimard, Paris, 1954, p. 1033-1034. 8. A. Alter « Web Poets’ Society. New Gallimard, Paris, 1966, p. 63.
3. J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, breed succeeds in taking verse viral », 17. N. Quintane, « Monstres
« Folio », Gallimard, Paris, 1985, p. 18-19. New York Times, 7 novembre 2015. et couillons, la partition du champ
4. M. Rueff, « La poésie des non-poètes. 9. O. Paz, L’Autre voix. poétique contemporain », octobre
Retour aval », in L’Inquiétude de l’esprit Poésie et fin de siècle, « Arcades », 2004, consultable sur www.sitaudis.
ou pourquoi la poésie en temps de crise ?, Gallimard, Paris, 1992, p. 135. fr/Incitations/monstres-et-couillons-
Éditions Cécile Defaut, Paris, 2014. 10. H. Friedrich, la-partition-du-champ-poetique-
5. P. Mexia, Courrier International Structure de la poésie moderne, contemporain.php.
n° 703, 22 au 28 avril 2003. Cité par Livre de Poche, Paris, 1999. 18. Pour l’édition 2016, plus de 8 000
S. Dubois, « Le paysage de la poésie 11. Ibid., p. 205. poèmes ont été reçus par la RATP.
contemporaine », consultable sur 12. J.-M. Espitallier, Caisse à outils. 19. N. Sarraute, L’Ère du soupçon,
<www.poesiecontemporaine.fr/images/ Un panorama de la poésie française Gallimard, Paris, 1956.
documents/poesieeurope.pdf>. aujourd’hui, Pocket, Paris, 2006. 20. Ibid., p. 52.

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