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Anne Dujin
2016/3 N° 5 | pages 62 à 77
ISSN 2428-4068
ISBN 9782707192165
DOI 10.3917/crieu.005.0062
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2016-3-page-62.htm
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Ce pourrait être l’intrigue d’un roman dans un festival, une revue ou une maison
policier, le récit d’une disparition mystérieuse. d’édition, connaissent les lieux d’existence de
D’autant plus mystérieuse que les protagonistes la poésie contemporaine, elle est bien présente
de l’affaire ne s’accordent pas sur le diagnostic et visible aux yeux de qui se donne la peine de
de la situation. Pour certains, la poésie a disparu la chercher. Enfin il y a ceux qui considèrent
de l’espace public en France, boudée par des qu’elle est partout, même si elle ne se nomme
médias qui ne s’intéresseraient qu’à ce qui est plus nécessairement poésie, naviguant sous
rentable et par un lectorat qui aurait diminué le pavillon d’autres genres, qu’il s’agisse de la
comme peau de chagrin. Pour d’autres, elle chanson, du slam ou des arts numériques.
est une belle endormie, toujours vivante mais
comme retranchée dans nos souvenirs d’éco- Quand on l’interroge sur le sujet, le poète
liers. Pour d’autres encore, ceux qui, engagés Olivier Cadiot répond : « La seule chose que je
64 — Où est passée la poésie française ?
pourrais vous dire, même si ça ressemble à une échap- Autre poète, autre vision de la situation.
patoire, c’est que, justement, je n’ai trouvé comme Jean-Pierre Siméon, qui représente au sein de
réponse à ces questions que celle de faire une série la poésie contemporaine une tradition plus
de livres. En m’occupant intensément de ce sujet au lyrique, auteur de La poésie sauvera le monde ( Le
point de ne plus pouvoir répondre par un point de vue Passeur Éditeur, 2015 ), est également le direc-
pessimiste ou optimiste. » Cette réponse sonnerait teur du Printemps des poètes. Créée en 1999,
presque comme un renoncement, dans la bouche cette manifestation incarne chaque année au
de l’auteur de L’Art Poetic’ ( P.O.L., 1988 ). Ce mois de mars le grand moment d’existence
recueil, composé d’énoncés minimaux presque sociale de la poésie, avec affichage de poésie
enfantins, qui paraissent détourner les phrases dans le métro, lectures publiques et manifes-
d’un manuel de grammaire, a été considéré tations dans les écoles. Jean-Pierre Siméon est
comme un jalon majeur dans l’entreprise « lit- habitué à défendre la « cause » de la poésie, à en
téraliste » engagée dans les années 1970. Selon parler au grand public et à chercher sans relâche
celle-ci, la poésie est avant tout un lieu d’expéri- à ce que médias et institutions lui fassent plus
mentation du langage, et non plus d’expression de place. Serait-il à son chevet, comme à celui
du sentiment. Après avoir ensuite consacré vingt d’un grand malade ? « Non. Il faut arrêter avec
ans à l’écriture romanesque, Olivier Cadiot s’est le misérabilisme, qui fait du tort à la poésie. [ … ]
pourtant trouvé rattrapé par une question qui Il n’y a probablement jamais eu autant de lecteurs
n’en finit plus de hanter la modernité : la littéra- ni même d’éditeurs de poésie. Mais on est en plein
ture est-elle morte ? Si elle ne l’est pas, alors où paradoxe : l’intelligentsia refuse de le voir. On
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Le premier tient à son existence éditoriale : alors écoulé environ 18 millions d’exemplaires. Si
que les poètes français sont au sommet du pan- Apollinaire arrive en tête avec près d’un million
théon de la littérature consacrée – les poètes et demi d’exemplaires pour Alcools, des poètes
sont très représentés parmi les auteurs de la contemporains comme Yves Bonnefoy ont
« Pléiade » –, le poids de la poésie dans le marché atteint des niveaux de vente très élevés ( autour
de l’édition est aujourd’hui infime. Un deuxième de 100 000 exemplaires ).
paradoxe concerne la visibilité de la poésie dans
l’espace médiatique. La faible place consacrée Ces chiffres toutefois ne sauraient mas-
à la poésie dans les journaux, les revues ou les quer le paysage d’ensemble. Le sociologue
émissions littéraires contraste avec l’omnipré- Sébastien Dubois a montré, à partir des statis-
sence du qualificatif de « poétique », qui peut tiques du Syndicat national de l’édition ( SNE )
concerner toute forme d’expression. Tandis que que la poésie, associée au théâtre, représente
le « poétique » est partout, le poème, lui, n’est plus depuis 1990 entre 0,2 % et 0,4 % du chiffre d’af-
nulle part. Un troisième paradoxe touche enfin à faires de l’édition française 1. Outre le fait que ce
l’expérience même de la poésie. Les poètes ama- chiffre mêle la poésie et le théâtre, il porte sur
teurs sont nombreux, et le sont au moins autant la totalité des ouvrages, y compris les antholo-
que les lecteurs de poésie. Mais alors que, dans gies des auteurs les plus célèbres. Si bien que
les autres domaines d’expression artistique, la la poésie contemporaine ne représente qu’une
fréquentation des œuvres est bien supérieure à la part infinitésimale du marché de l’édition.
pratique de création, le lectorat de la poésie est, en Cependant, ces chiffres sont stables et compa-
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de P.O.L. ) d’exister –, mais aussi à la ténacité économique de la poésie existe : il s’est autono-
et la vitalité de petites maisons d’édition indé- misé, spécialisé, permet à des auteurs de publier
pendantes, qui vivent hors des grands circuits au sein d’un monde éditorial reconnu. Pourtant,
marchands du secteur. Cela n’est bien sûr pas cette autonomie économique et institutionnelle
sans conséquences sur le spectre de diffusion de la poésie contraste avec sa complète dilu-
de ces ouvrages, le plus souvent restreint. Mais tion, en tant que genre littéraire, dans l’espace
si la poésie occupe une place très minoritaire médiatique et le débat public.
dans l’économie du livre, elle s’appuie néan-
moins sur un écosystème éditorial, spécialisé et L’intellectuel français
incontestablement vivant, porté par de jeunes a eu raison du poète
éditeurs et fondateurs de revue. Comme l’ex- En décembre 1852, Flaubert écrivait
plique Réginald Gaillard, fondateur des édi- à Louise Colet : « Il faut déguiser la poésie en
tions Corlevour et de la revue Nunc : « Il suffit France, on la déteste. » Formule à laquelle font
de se rendre au Marché de la poésie, qui se tient tous écho, de manière quasi contemporaine, les
les ans au mois de juin place Saint-Sulpice, à Paris, propos de Baudelaire : « La France n’est pas poète ;
pour prendre conscience de cette vitalité de l’édition elle éprouve même, pour tout dire, une horreur
en poésie. L’impression de relative disparition s’ex- congénitale de la poésie. Parmi les écrivains qui se
plique par le silence ( lui aussi relatif ) qui l’entoure. servent du vers, ceux qu’elle préférera toujours sont
Mais, pour qui s’y intéresse, beaucoup d’informa- les plus prosaïques. [ … ] Cela vient [ … ], je crois,
tions, de manifestations, sont facilement accessibles, de ce que la France a été providentiellement créée
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Montero, héritier de la pensée de gauche, explorée – bien moins que dans le domaine du
proche des communistes et candidat aux élec- spectacle vivant, où des bataillons de critiques
tions du parlement autonome de Madrid en suivent et commentent l’actualité. Parallèle-
2015, en est un exemple. ment, les émissions qui s’intéressent aux auteurs
contemporains, comme « Ça rime à quoi » sur
C’est à la lumière de cette structuration France Culture, dont la déprogrammation
spécifique du débat public en France qu’il faut à la rentrée 2015 a ému le milieu poétique,
comprendre la place faite à la poésie dans les s’adressent à un public déjà très averti. Il n’y a
médias. Pour Jean Birnbaum, directeur du donc pas, ou peu, de possibilité d’acculturation
Monde des livres, l’idée largement répandue d’un public néophyte à la poésie contemporaine.
dans les milieux poétiques selon laquelle les Il est d’ailleurs symptomatique que le dernier
médias se détournent de la poésie pour ne s’in- poète qui attira l’attention des médias français
téresser qu’aux productions éditoriales les plus n’en fut en réalité pas un 4. Il s’agit de Michel
rentables, et en particulier le roman, est fausse : Houellebecq, pour son recueil Configuration du
« C’est le reproche permanent qu’on nous fait, mais dernier rivage ( F lammarion, 2013 ). C’est avant
ce n’est pas vrai. On peut consacrer un article tout sa notoriété de romancier qui lui valut que
à un essai d’anthropologie qui aura été vendu à l’on s’intéresse à ses poèmes. En revendiquant
300 exemplaires ! Les raisons de la faible représen- dans plusieurs interviews n’avoir pas ou peu lu
tation de la poésie dans les médias ne sont pas là. » les poètes contemporains, et utilisant la rime et le
Selon lui, c’est davantage dans une méconnais- vers dans une esthétique qui rappelle davantage
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ou la New York Review of Books publient à chaque supérieur : 6 % des quinze ans et plus ont lu un
numéro plusieurs poèmes contemporains. Tou- livre de poésie au cours des douze derniers mois.
tefois, dans le monde anglo-saxon comme ail- La poésie a ceci de singulier que les praticiens
leurs, ce différentiel de traitement médiatique sont aussi nombreux que les lecteurs. Alors que,
de la poésie comparé à la France ne s’explique pour les autres formes d’expression artistique,
pas par un lectorat plus avide de poésie. C’est la fréquentation des œuvres est bien plus large
bien plutôt une certaine conception de la place que la pratique ( au moins vingt fois plus pour
du poète et de la poésie dans le débat public qui le roman ). La poésie a donc un lectorat étroit,
semble prescrire aux médias un traitement plus rapporté au nombre de ceux qui la pratiquent.
favorable. Le critique et poète portugais Pedro Sans doute car cette pratique paraît acces-
Mexia déclare ainsi à propos de la situation dans sible, comme l’est celle du journal intime, ou
son pays : « La poésie bénéficie d’une visibilité supé- aujourd’hui celle de la photo numérique. De la
rieure à son importance réelle en termes de ventes : les même manière que beaucoup n’apprennent pas
critiques préféreront écrire un papier sur un recueil les rudiments techniques de la photographie,
de poésie qui s’est vendu à 150 exemplaires plutôt nombreux sont ceux qui écrivent des vers sans
que sur un best-seller qui a en a fait 100 000 5. » s’inscrire dans une démarche littéraire.
Le paradoxe des poètes non lecteurs Pour saisir cette dynamique, rien de tel
Gardons-nous donc de penser que seuls qu’un tour sur les réseaux sociaux, notamment
les Français auraient cessé de lire de la poésie, Twitter, Instagram ou Tumblr, où le hashtag
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romantique. La seconde porte sur le plan formel : Sur les réseaux sociaux,
le travail du vers y prend la forme de la rime, voire
de la versification ( bien que souvent approxima-
la poésie obéit à des codes
tive ). Effusion lyrique mise en forme par le vers qui sont bien davantage ceux
et la rime, telle pourrait être la définition de la du XIXe que du XXe siècle.
poésie telle qu’elle se donne à voir sur les réseaux
sociaux. C’est donc une esthétique pour partie compte lui aussi : « L’auteur spontané ne peut se
surannée, obéissant à des codes qui sont bien convertir en lecteur actif parce qu’il ne dispose pas
davantage ceux du xixe que du xxe siècle, qui la d’une information suffisante sur les nouvelles formes
caractérise. Pour autant, ce phénomène prend poétiques. Hormis de très rares exceptions, son goût
de l’ampleur, notamment aux États-Unis, où est celui de la génération antérieure, ce qui explique
le plus célèbre de ces poètes numériques, Tyler ses truismes et la forme désuète de ses écrits. Mû par
Knott Gregson – dont le nombre d’abonnés sur un désir légitime mais vague de s’exprimer, l’amateur
Instagram atteint 295 000 –, a été repéré par un manque de ce savoir que procure la lecture assidue de
éditeur. Son premier recueil, Chasers of the Light la bonne poésie. Ce n’est pas seulement une connais-
( À la poursuite de la lumière, non traduit ) a atteint sance théorique, mais une expérience qui devient une
les 120 000 exemplaires vendus. Dans un pays où seconde nature, autrement dit un savoir-faire 9. »
la fréquentation des séminaires de creative wri-
ting hébergés par des universités prestigieuses Toutes les pratiques culturelles connaissent
différencie encore les poètes jugés sérieux et les ces clivages internes, entre des pratiques recon-
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présente de nombreux traits communs avec celle Structure de la poésie moderne 10, montre com-
de la musique contemporaine : si la pratique de ment trois poètes français majeurs – Baude-
la musique, y compris la création musicale, est laire, Mallarmé et Rimbaud – marquèrent la
plus répandue que jamais, la création contem- poésie européenne à jamais. Baudelaire fut
poraine obéit à des conventions largement igno- le premier, tout en ayant été profondément
rées du grand public, qu’il s’agisse de la musique marqué par le romantisme, à rompre avec lui
dodécaphonique ( qui a bientôt cent ans ) ou pour instaurer un programme nouveau, celui
de la musique électro-acoustique. La musique de la modernité. Ce programme se caractérise
contemporaine a ses créateurs, très reconnus par la dépersonnalisation du « je » du poète ( qui
dans les réseaux internationaux de la discipline. n’exprime plus ses états d’âme ), la toute-puis-
Elle constitue un monde vivant et dynamique, sance du « moi créateur » ( qui n’est plus ins-
bien qu’elle soit peu écoutée. piré par une réalité extérieure ) et une attention
inédite à l’innovation formelle, qui devient
Le vers contemporain a beau l’horizon de toute création. La figure du poète
prophète, engagé en politique, dont Lamartine
être libre, il n’en est pas
et Hugo avaient été les plus éminents représen-
moins codifié. Mais ses codes tants, appartient désormais au passé. Mallarmé
sont peu partagés. puis Rimbaud investiront à leur tour ce parti
pris de la modernité et iront jusqu’à affirmer un
Une poésie française aux prises refus de toute compromission avec le monde.
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de chercher à la contenir dans un espace identi- majeurs de ce renouvellement. La prose est éga-
fiable, définissant ainsi un intérieur et un exté- lement un instrument essentiel du travail poé-
rieur à ce champ. tique contemporain. Présente chez Jaccottet et
Bonnefoy sur le mode du récit, elle est également
Côté héritage et généalogies, la situation au cœur du travail d’Emmanuel Hocquard, cette
de la poésie est d’abord caractérisée par la fin des fois pour assourdir le poétique, inviter à une écri-
grands systèmes et écoles en « isme » ( roman- ture plus prosaïque, plus littérale. L’esthétique du
tisme, symbolisme, surréalisme ), qui ne struc- fragment, de la liste, de l’inventaire, de l’énumé-
turent plus la création contemporaine, même ration, telle que la pratique par exemple Valère
si leur influence la traverse encore. « Plus qu’à Novarina, constitue une autre voie de renouvelle-
des tendances, écoles, groupes, il semble que ce soit ment formel. Quant à la poésie sonore, la perfor-
aujourd’hui à des individualités hors normes et à de mance, la poésie numérique, la vidéo-poésie… il
sublimes francs-tireurs que se réfèrent beaucoup de s’agit d’autant d’espaces au sein desquels « c’est la
contemporains14. » Espitallier évoque Raymond poésie dans son ensemble qui, en s’emparant de ces
Roussel, Marcel Duchamp et Francis Ponge expériences pionnières, est en train de reconfigurer
comme des figures auxquelles se réfèrent de ses définitions et d’en repousser les limites 15 ».
nombreux explorateurs du langage. Le même
constat vaut pour les tenants d’une poésie plus Le paysage est donc divers, voire en ébul-
classique sur le plan formel : Philippe Jaccottet lition. Pour autant, une ligne de partage existe
et Yves Bonnefoy sont aujourd’hui deux figures au sein du champ poétique contemporain qui,
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renouer les mots et les choses, entre lesquels un Ray ou Marie-Claire Bancquart. Les seconds,
interstice s’est ouvert, qui ne cessera de s’élargir. poètes « du refus », veulent au contraire s’éloi-
La parole poétique est alors investie du pouvoir gner d’une réflexion sur le monde. S’appuyant à
de redonner au réel et aux discours une cohé- la fois sur la rupture mallarméenne et sur l’ap-
rence, capable de rassembler les hommes dans pareil théorique des années 1960, notamment la
une expérience commune du langage, qui ne sert sémiologie de Roland Barthes qui proclame la
plus seulement à communiquer, mais à être au mort de l’auteur et l’autonomie de la forme, ils
monde. Or c’est précisément là que se situe la affirment que le monde n’est plus donné dans le
rupture des poètes français du xixe siècle, qui ont langage, et que cette perte est définitive. La poésie
récusé ce sacerdoce poétique de remise en cohé- est alors la possibilité de questionner – voire
rence du réel et du langage. En poésie comme déconstruire – le langage en tant qu’il média-
dans d’autres formes d’art, s’affirme alors le tise notre rapport au monde. Antonin Artaud,
primat du geste créateur, qui n’aurait plus besoin Henri Michaux et Georges Bataille ont été les
d’une justification extérieure à lui-même. fondateurs de cette approche. Denis Roche,
Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen
On peut dire que les poètes contempo- en sont, entre autres, les héritiers.
rains se polarisent autour de cette proposition
foucaldienne. Et c’est cette ligne de partage On peut aujourd’hui continuer
que pose également Jean-Michel Maulpoix, qui
distingue les « poètes de l’acquiescement » aux
de distinguer les « poètes de
l’acquiescement » aux pouvoirs
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qui est poésie ou ce qui ne l’est pas, mais de de la poésie qui, de conférences en festivals,
s’engager toujours plus avant dans l’aventure de permet aux poètes contemporains de se faire
la forme, en se saisissant de la langue pour la connaître et de partager leurs travaux. Quant
faire fonctionner autrement, et démonter, sinon au lectorat, il n’a jamais été et ne sera jamais un
dénoncer, ses usages utilitaristes. Dès lors, il est « lectorat de masse », comme l’est devenu celui du
moins question de transmission que d’expéri- roman. Mais il existe, incontestablement. Pour
mentation. Les limites de la poésie sont sans couper court au débat qui traversait déjà le pre-
cesse repoussées et de nouvelles pratiques ( per- mier xxe siècle sur le public potentiel de la poésie,
formance, poésie sonore, poésie ready-made… ) le poète Juan Ramon Jiménez désigna les lecteurs
trouvent un public, certes restreint, sans qu’il de poésie de l’expression d’« immense minorité ».
y ait besoin que ce dernier se soit familiarisé Et, au-delà des lecteurs actifs de poésie, il existe
avec l’histoire ou les canons du genre poétique. un désir réel de poésie comme pratique sociale,
Acquiescer à la fin du « genre », récuser toute comme en témoignent d’année en année le succès
perspective éducative ou pédagogique qui repla- du Printemps des poètes ou celui des concours de
cerait le lecteur et aspirant-auteur dans la conti- poésie amateur organisés par la RATP 18.
nuité des « maîtres », faire le pari du seul travail
du langage et de son expérimentation… c’est Si crise de la poésie il y a, c’est essentiel-
regarder tout autrement l’avenir de la poésie. lement d’une crise de confiance intérieure qu’il
s’agit, confiance dans ce qu’elle est aujourd’hui
Y a-t-il, pour finir, matière à une véritable légitime à dire, et comment elle peut le dire.
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l’expérience humaine, s’est elle aussi trouvée mise La poésie ne peut plus prendre en charge
à mal au cours du xxe siècle. La Seconde Guerre l’ambition originelle de dire le monde, qui lui
mondiale et le traumatisme de la Shoah ont a longtemps échu. La poésie française, parce
porté un coup décisif à la crédibilité de la littéra- qu’elle a été un laboratoire privilégié des avant-
ture à dire le monde. La critique littéraire intime gardes, a été travaillée par des crises successives,
ensuite au roman, et à la littérature en général, qui l’ont à chaque fois questionnée et, pour finir,
de se méfier de toute ambition de « représenta- épurée dans son projet même. Aujourd’hui, elle
tion », du monde comme de l’intime. Le roman s’interroge, de manière discrète il est vrai, sur ce
entre dans l’« ère du soupçon 19 » et le Nouveau qu’elle peut dire, et donc sur la place qu’elle peut
Roman se présente comme une tentative de légitimement occuper dans l’espace social et le
réponse esthétique à cette situation. Sans pour débat public. La poésie française est à cet égard en
autant apaiser le débat ni la crise de confiance plein travail. Travail qui consiste, comme l’écrit
qui traverse le champ romanesque, et au risque Jean-Michel Maulpoix « à interroger la réalité au
de plonger le lectorat dans « une immense stupeur sein du travail de la langue, plutôt qu’à s’impliquer
vide, un ne-pas-comprendre définitif et total 20 ». directement dans les débats de [ son ] temps ». Cela ne
Et pourtant, force est de constater, un demi- présage en rien d’un quelconque déclin, ni même
siècle plus tard, que le roman est redevenu un d’une présence sociale moins intense à l’avenir.
lieu majeur, sinon le lieu par excellence, d’explo-
ration et de compréhension du monde.
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