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« ALL EUROPE CONTRIBUTED TO THE MAKING OF KURTZ » : L’EUROPE

EN ACCUSATION DANS AU CŒUR DES TÉNÈBRES DE JOSEPH CONRAD

Judith Sarfati Lanter

Lextenso | « Revue Droit & Littérature »

2020/1 N° 4 | pages 245 à 257


ISSN 2552-8831
ISBN 9782275074719
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« All Europe contributed
to the making of Kurtz » :
l’Europe en accusation
dans Au cœur des ténèbres
de Joseph Conrad
Judith Sarfati Lanter
Maître de conférences en Littérature comparée
Faculté des Lettres, Sorbonne Université
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On connaît l’importance de Joseph Conrad dans l’histoire littéraire, tant par ses choix
esthétiques emblématiques de la rupture moderniste, que par les débats qu’ont sus-
cités ses œuvres, notamment au sein des études postcoloniales. Mais la controverse
autour d’Au cœur des ténèbres, qui a touché aux enjeux éthiques de la figuration de
l’Histoire et des colonisés, a eu tendance à faire passer au second plan les questions
d’ordre juridique posées par le texte et qui en réhabilitent pourtant la dimension
subversive. Car à partir de la figure centrale de Kurtz, enfant monstrueux de « toute
l’Europe », le récit de Conrad dénonce non seulement la voracité coloniale des nations
européennes, mais aussi les assises juridiques qui en ont légalisé l’expansion.

D ans son poème The Hollow Men (Les Hommes creux, publié en 1925) rédigé après la Première
Guerre mondiale, T. S. Eliot évoquait l’effondrement moral et spirituel de l’humanité en faisant
référence à Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness, 1899) de Joseph Conrad. Kurtz, personnage cen-
tral du récit de Conrad, se trouvait ainsi érigé en figure prémonitoire d’un siècle qui allait s’avérer
délétère et meurtrier – interprétation symbolique qui lui est longtemps restée attachée, comme
en attestent bien des œuvres ayant par la suite fait référence au personnage, comme le Triptych
peint par Francis Bacon en 19761 ou Apocalypse now (1979) de Francis Ford Coppola qui transpose
l’intrigue en pleine guerre du Vietnam.

1.  À ce sujet, voir l’exposition Bacon en toutes lettres, organisée par Didier Ottinger au Centre Pompidou, du 11 septembre 2019 au
20 janvier 2020.

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Le thème

Le récit de Conrad débute et s’achève au bord de la Tamise, sur un navire immobilisé dans
l’attente du jusant, et dont l’équipage est contraint d’écouter l’un des marins, Marlow, évo-
quer un périple au Congo qui l’a fortement éprouvé. Envoyé en Afrique pour le compte d’une
­compagnie belge de commerce d’ivoire, il a été mandaté pour retrouver Kurtz, un employé auquel
la ­Compagnie a confié la direction d’un comptoir et dont le silence fait craindre qu’il ne soit tombé
malade. Kurtz est en effet un agent zélé et extraordinairement prolifique en ivoire –  mais qui,
comme le découvrira Marlow, pratique pour cela des méthodes inavouables. « Homme creux »
par excellence, dont l’absence de consistance morale a facilité la dérive, Kurtz a cédé à ses instincts
cupides et à une hubris meurtrière, se livrant à des razzia et à des sacrifices humains pour asseoir
son emprise sur les Indigènes et amasser de l’ivoire en quantité phénoménale. Dans un passage très
suggestif, le personnage est aussi explicitement décrit comme étant le produit de toute l’Europe :
« Le Kurtz originel avait reçu une partie de son éducation en Angleterre, et – ainsi qu’il eut la bonté
de le dire lui-même – ses sentiments penchaient du bon côté. Sa mère était à demi anglaise, son
père à demi français. Toute l’Europe avait contribué à produire Kurtz.2 ». Le portrait de Marlow
témoigne quant à lui d’un trajet à travers toute l’Europe – à l’instar de celui de Conrad lui-même :
il est citoyen britannique, enrôlé dans la Compagnie (belge), où il prend la suite d’un Danois mort
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mystérieusement durant sa mission. De nombreux éléments invitent donc à lire Au cœur des ténèbres
au regard de son contexte européen. Mais ce type de lectures, qui prend au sérieux l’ancrage histo-
rique du récit, a longtemps été négligé au profit d’une interprétation qui en mettait en avant la part
allégorique et insistait sur un imaginaire lié à la tradition littéraire du fantastique et du gothique.
Or, il convient de prendre en compte la dimension référentielle du récit si l’on veut considérer à
leur juste mesure la lucidité et l’engagement de Joseph Conrad, qui visent une Europe compromise,
en droit et dans les faits, par ses ambitions coloniales. C’est la teneur de cette critique, et les ques-
tions d’ordre juridique et idéologique posées à l’Europe par le biais de la fiction, qu’on essaiera ici
d’identifier, en rappelant d’abord les raisons pour lesquelles la réception de l’œuvre en a longtemps
minoré la dimension éminemment politique.

I. Fiction autotélique ou fiction politique ?

Alors que dans An Outpost of Progress (Un avant-poste du progrès, 1897), l’autre nouvelle de Conrad
se déroulant en Afrique, l’entreprise coloniale se trouvait dénoncée par une ironie toute flauber-
tienne – comme l’indiquait d’emblée le titre –, Au cœur des ténèbres campe une atmosphère bien plus
inquiétante, faisant du voyage au Congo une découverte du Mal et de la folie, la jungle primitive
figurant un monde antédiluvien, propice à l’expression des instincts meurtriers. Kurtz s’est laissé

2.  « The original Kurtz had been educated partly in England, and – as he was good enough to say himself – his sympathies were
in the right place. His mother was half-English, his father was half-French. All Europe contributed to the making of Kurtz. » Heart of
Darkness/Au cœur des ténèbres, trad. Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, Folio Bilingue, 1996, pp. 220‑221. Pour les références des cita-
tions, cette édition sera ensuite désignée par l’abréviation HD. Le titre choisi en français est celui de la traduction de Jean Deurbergue,
dont on peut cependant noter qu’elle restreint la polysémie du titre anglais, Heart of Darkness pouvant être traduit aussi bien par Au cœur
des ténèbres, Cœur des ténèbres, ou encore Cœur de ténèbres (titre qui évoquerait plus explicitement le personnage de Kurtz lui-même).

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Le thème

prendre aux sortilèges du monde sauvage : « Ce monde l’avait pris, aimé, enlacé, s’était insinué
dans ses veines, avait consumé sa chair, et scellé son âme à la sienne propre par les cérémonies
inimaginables de quelque initiation démoniaque3. » Figure faustienne et fascinante, il demeure
aussi, jusqu’au bout, énigmatique : le récit de Marlow, qui devait mener jusqu’au « cœur des
ténèbres », se présente en effet comme une quête inaboutie – ce dont le narrateur nous avertit
d’emblée, en annonçant que les histoires de Marlow sont toujours « inconclusive4 ». Cet horizon
déceptif a nourri tout un pan de la critique qui a insisté sur le caractère impénétrable de l’expé-
rience rapportée par Marlow, associée à une langue lacunaire et inadéquate à rendre compte
des « ténèbres » – elles-mêmes pensées, selon les commentateurs, à l’aune du mal métaphysique,
de la pulsion de mort ou encore du « réel » lacanien5. Dans son article « Connaissance du vide :
Cœur des ténèbres » (reproduit dans Poétique de la prose, 19716), Tzvetan Todorov affirme ainsi qu’au
cœur du récit résiderait un centre absent, un vide renvoyant à l’échec du désir de connaissance
et figurant par là même le point d’origine – le centre vide – à partir duquel s’élaborerait toute
fiction. Cette lecture allégorisante et métalittéraire qui voit en Au cœur des ténèbres une allégorie de
la fiction en dit peut-être plus long sur le contexte de la critique des années 1970, marqué par un
structuralisme concevant le texte comme autotélique et refusant la notion de référence, que sur le
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récit de Conrad lui-même, tant se trouvent minorés son ancrage historique et la réflexion éthique
à laquelle il invite7. Car pour les contemporains de Conrad, la puissance subversive de Au cœur
des ténèbres relevait certes en partie de la structure déceptive du récit, qui se joue des attentes du
lecteur et des clichés exotiques attachés au récit d’aventure, mais elle tenait aussi aux questions
d’ordre politique et juridique portées par le récit de Marlow, à sa dimension testimoniale et à sa
puissance d’interpellation, touchant non seulement à la colonisation du Congo sous l’égide du roi
des Belges, mais aussi à la responsabilité des puissances européennes dans ce processus. Dans cette
perspective, on peut considérer que l’élaboration poétique et mythique qui caractérise Au cœur des
ténèbres vise moins à déréférentialiser le récit et à en augmenter le degré d’abstraction qu’à figurer
de manière éprouvante les conséquences de l’ordre juridique colonial, par ailleurs légitimé au
niveau européen par la lutte contre la traite et l’esclavage.
On peut ainsi interpréter de plusieurs manières l’indication concernant la filiation euro-
péenne de Kurtz. Chantre de la mission civilisatrice, Kurtz est ainsi l’emblème de son temps,
celui de l’impérialisme européen et du scramble for Africa qui caractérisa le dernier quart du
xixe  siècle et dont la littérature se fit largement l’écho8. Les lecteurs du très conservateur
Blackwood’s magazine, dans lequel fut publié en trois livraisons le texte de Conrad, s’attendaient

3.  « [the wilderness] had taken him, loved him, embraced him, got into his veins, consumed his flesh, and sealed his soul to its own
by the inconceivable ceremonies of some devilish initiation. », HD, pp. 214‑215.
4.  « Indécis[es] », HD, pp. 38‑39. La traduction ne rend qu’imparfaitement le terme anglais.
5.  Voir notamment les articles réunis dans : Josiane Paccaud-Huguet (dir.), Heart of Darkness : Une leçon de ténèbres, Minard, 2002 ; ainsi
que l’ouvrage décisif de Richard Pedot, Heart of Darkness : Le sceau de l’inhumain, éditions du Temps, 2003 ; et les articles reproduits dans
l’édition Norton : Heart of Darkness, Kimbrough R. (éd.), New York, London, A Norton Critical Edition, [1963, 1971], 1988.
6.  Tzvetan Todorov, « Connaissance du vide : Cœur des ténèbres », in Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978.
7.  Sur ce point, voir la contribution de Régis Salado, « Le jeu du cœur et du creux dans Heart of Darkness », Journée d’étude organisée
par Inès Cazalas et Judith Sarfati Lanter (Sorbonne Université, Université Paris-Diderot, 25 au 26 janvier 2018), publiée en ligne :
http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/colsem/pdf/Reegis_Salado.pdf
8.  Qu’on songe par exemple aux œuvres de Jules Verne (Cinq semaines en ballon, 1863), de Rider Haggard (Les Mines du roi Salomon,
1885), et bien sûr à celles de Rudyard Kipling (1865‑1936), contemporain de Conrad (1857‑1924) dont George Orwell disait qu’il était
le « prophète de l’Empire ».

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Le thème

ainsi à lire un récit célébrant l’« aventure » coloniale et contribuant à alimenter le dualisme


entre l’Europe et l’Afrique désignée comme lieu de « ténèbres9 » (selon une métaphore cou-
rante héritée de l’époque des Lumières), où l’homme occidental peut éprouver son courage,
au risque d’être happé et repris par la vie sauvage (fantasme que cristallisera en 1912 le roman
d’Edgar Rice Burroughs, Tarzan of the Apes). Cette vision dichotomique et la représentation
stéréotypée de l’Afrique et des Africains qui en découle, ne sont au demeurant pas absentes de
Au cœur des ténèbres. L’écrivain Chinua Achebe, dans une conférence restée célèbre qu’il donna à
l’université du Massachussetts en 197510, souligna ainsi avec fracas le racisme victorien dont le
texte est imprégné, notamment par sa tendance à occulter le point de vue et la voix des Noirs,
et à les déshumaniser. Cette attaque, bien qu’elle s’appuie sur une lecture partielle du récit de
Conrad, a eu le mérite d’attirer l’attention sur son substrat idéologique et de le replacer dans un
environnement culturel que la critique avait jusque-là largement négligé – comme en témoigne
par exemple l’article de Todorov.
Cette réorientation de la lecture du texte, caractéristique par ailleurs des évolutions du champ
critique dans une période poststructuraliste de diversification des approches théoriques, sera par
la suite reprise et modérée par Edward Said dans Culture et impérialisme (1993), où il réhabilite la
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dimension subversive de Au cœur des ténèbres11. Celle-ci apparaît nettement dans certains passages du
texte, si on les mesure à l’aune du contexte ethnocentriste dans lequel écrit Conrad : ainsi quand
Marlow s’interroge sur le sens possible des cris des Indigènes, quand il reconnaît son ignorance
quant à leurs croyances et à leurs coutumes, renonçant par là à réduire ces usages à du connu, et
lorsqu’il opère des rapprochements entre Indigènes et colons blancs (désignés non sans ironie par le
terme pilgrims) qui tendent à souligner la retenue morale (restraint) des premiers et la déréliction des
seconds. Conrad ne fait cependant preuve d’aucun angélisme, et son propos ne vise pas à inverser
simplement l’axiologie, courante à son époque, entre peuples « sauvages » et nations « civilisées ».
Si révélation il y a, dans ce récit qui multiplie et déjoue en même temps les effets d’attente, c’est
bien celle de l’indissociabilité entre civilisation et barbarie – la frontière ne passant pas entre colons
et colonisés, Blancs et Noirs, mais au sein de chaque homme. C’est l’un des sens que l’on peut
attribuer aux mots prononcés par Kurtz au moment de sa mort (« The horror ! the horror ! ») : ils
témoignent d’« une vérité entr’aperçue » (« glimpsed truth12 »), celle du mal qui se niche en chacun
de nous et que l’absence de frein extérieur suffit à faire ressurgir13. Le cœur des ténèbres réside dans
les replis obscurs de la psyché.

9.  L’explorateur Henry Morgan Stanley intitule ainsi le récit de son exploration à travers l’Afrique équatoriale Through the Dark
Continent (1878).
10.  La conférence de Chinua Achebe (« An image of Africa : Racisme in Conrad’s Heart of Darkness », 1975) a été reproduite
notamment dans la Massachusetts Review, 57 (1), 2016, pp. 14‑27. Elle a donné lieu à de nombreux débats.
11.  Edward W. Said, Culture et impérialisme [1993], trad. Paul Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000 (1993 pour l’édi-
tion en anglais). Voir notamment, sur Au cœur des ténèbres, pp. 61‑71.
12.  HD, pp. 304‑305.
13.  C’est ce que dit Marlow dans l’une des invectives qu’il adresse aux marins auxquels il livre son récit, soulignant qu’ils ne doivent
leur moralité qu’à l’existence des lois, de la police, et du gibet – tout un appareil de coercition dont la peur, ainsi que la crainte de
la rumeur publique, contribuent à la régulation des comportements. Voir HD, pp. 216‑217. Ce passage (et d’autres encore) semble
anticiper ce qu’affirmera Freud lui-même dans Malaise dans la culture (1929) où il fait de la culture, édifiée à partir d’un renoncement
pulsionnel, une forme de surmoi collectif, mais dont il souligne aussi la relative ineffectivité.

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Le thème

II. « … libres comme l’air »

Mais le récit dit encore autre chose : que les ténèbres ne sont pas dans les périphéries du
monde civilisé, mais logent en son cœur – c’est-à-dire en Europe –, là où la barbarie s’accomplit
au nom même de la civilisation. Rappelons que l’exploration du bassin du Congo par Henry
Morton Stanley, de 1874 à 1877, en même temps qu’elle effaçait l’une des dernières terra incognita
de la carte du continent, allait susciter de nouvelles convoitises chez les puissances européennes,
dont la fièvre coloniale était alimentée par la recherche de matières premières et galvanisée
par l’essor du nationalisme. Les partis coloniaux, qui se développent alors partout en Europe,
poursuivent des visées mercantiles mais revendiquent aussi la volonté d’exporter les lumières
de l’Europe chez les peuples « barbares », dont certaines pratiques – l’anthropophagie rituelle
notamment – avaient connu une grande publicité. Léopold II, qui rêve quant à lui d’étendre le
domaine de sa souveraineté, envoie des expéditions au Congo avec le motif prétendu de mettre
fin à la traite afro-arabe des esclaves, dont les plaques tournantes se situent alors à Zanzibar, au
Katanga, et à l’est du Congo14. En 1876, lors de la conférence géographique de Bruxelles, il crée
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l’Association internationale pour l’exploration et la civilisation en Afrique, dont le but affiché
est abolitionniste. En 1878 naît sous son égide le Comité d’études du Haut Congo, qui se veut
lui aussi philanthropique, mais dont les objectifs sont cette fois plus explicitement économiques.
Puis viendra l’Association internationale du Congo, au nom de laquelle H. M. Stanley, recruté
par Léopold, est chargé de prendre possession de larges pans de territoires au Congo. Léopold II
parvient ainsi à coloniser le Congo par le biais des sociétés qu’il fonde et contrôle. Cette coloni-
sation, qui se fait à titre personnel, se déploie sous le couvert de justifications philanthropiques,
alors même que Stanley, pour pénétrer de nouveaux territoires, s’allie à l’un des plus tristement
célèbres marchands d’esclaves et d’ivoire de la région, Tippo Tip15.
C’est justement dans l’une des filiales des sociétés créées par Léopold II, la Société Belge pour
le Commerce du Haut Congo, que Conrad, après avoir sillonné les mers sous pavillons français
puis britannique, se fait lui-même enrôler en 1890 afin de prendre le commandement d’un vapeur
sur le fleuve Congo. L’expédition, comme en témoigne son journal publié en 192516, sera l’une
des expériences les plus éprouvantes de sa vie, dont on retrouve de multiples traces dans Au cœur
des ténèbres17. Après avoir, comme Marlow, remonté le Congo de Bowa à Matadi, puis parcouru à
pied les 350 kilomètres jusqu’à Kinshasa, Conrad tombe gravement malade et doit être rapatrié
en Europe, où il arrive en janvier 1891. Son expérience fut donc brève (moins de huit mois), mais
elle laissa une empreinte indélébile : outre les difficultés rencontrées durant son voyage, Conrad

14.  Voir à ce sujet : David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, trad. Isabelle Rosselin, Arles, Actes Sud, « Lettres néerlandaises »,
2012, p 50 sq.
15.  Ibid., pp. 52‑53. Voir aussi, Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold. La terreur coloniale dans l’état du Congo 1884‑1908, trad.
Marie-Claude Elsen et Frank Straschitz, Paris, Tallandier, Texto, 2008, pp. 221‑223.
16.  Joseph Conrad, A Personal Record, édité par Zdzisla Kajder et J. H Stape, Cambridge University Press, 2008.
17.  On se gardera néanmoins de faire de ce récit, dont l’inspiration autobiographique est indéniable, un texte relevant de l’autobio-
graphie. Il est notamment important de maintenir la distinction entre Conrad lui-même et Marlow, protagoniste du récit et narrateur
dont la fiabilité est à maints égards contestable, tant il apparaît prompt à la mauvaise foi et à la contradiction, et aveugle aux implica-
tions véritablement subversives de son récit.

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Le thème

fut témoin de l’exploitation, des mutilations et des meurtres dont étaient victimes les Africains,
sacrifiés sur l’autel de l’ivoire et du caoutchouc dont la demande était alors en pleine expansion
en Europe.
Il constate aussi le jeu de dupe qui s’est joué au niveau juridique, à la fois dans la signature
des traités qui visaient à étendre les territoires de Léopold, et dans les arguments avancés pour
faire entériner cette extension par les autres nations européennes. À partir de 1882, les initia-
tives commerciales des associations de Léopold deviennent en effet un projet politique : le roi
rêve d’une confédération de souverains indigènes qui dépendraient de lui. Il s’agit ­désormais
non seulement d’acheter des terres, mais aussi d’obtenir tous les droits sur ces terres, en lan-
çant de vraies campagnes de signature de traités (257 seront signés), d’un chef de village à
l’autre, suivant les indications formulées par Léopold lui-même au sujet de ces traités : « Il
faut y ajouter au moins un article portant qu’ils nous délèguent leurs droits souverains sur les
territoires […]. Il faut que ces traités soient aussi courts que possible et qu’en un article ou
deux, ils nous accordent tout18. » Les traités, rédigés dans des langues que les chefs ne com-
prennent pas, invoquent des notions de droit de la propriété et de droit constitutionnel (telles
que « souveraineté », « exclusivité » ou « perpétuité ») qui leur sont tout aussi étrangères. En
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échange de leurs terres – et de tous les droits afférents, relatifs aux sentiers, à la pêche, au com-
merce, à la perception –, ils reçoivent des objets importés d’Europe (étoffes, couteaux, bonnets,
livrées, alcool et colliers de corail19). En 1885, lors de la Conférence de Berlin où Bismarck
réunit les puissances européennes, Léopold parvient à faire reconnaître le nouvel État indé-
pendant du Congo, État dont il est le souverain mais aussi le propriétaire – ce qui constitue
une situation tout à fait singulière. En contrepartie de cette reconnaissance, il prend plusieurs
engagements20, dont celui de lutter contre la traite des esclaves. Sur ce point en particulier se
manifeste l’acuité critique de Joseph Conrad, témoin de faits accablants et systémiques, que
corroborent par ailleurs les archives coloniales21 : l’esclavage est en effet aboli, mais au profit
du travail forcé qui crée parfois des situations bien pires. Les sociétés commerciales, agissant,
comme en Grande-Bretagne, au nom d’idéaux philanthropiques étroitement corrélés à un
­impérialisme de conquête, initient des expéditions militaires à l’intérieur des terres en pro-
cédant à l’enrôlement forcé des Indigènes. Elles instituent par ailleurs un impôt en nature,
payable en travail et en marchandises (ivoire et caoutchouc essentiellement). À partir de la fin
des années 1880, la hausse de la demande en caoutchouc explose, accroissant spectaculaire-
ment les bénéfices des sociétés exploitantes et la fortune personnelle de celui qui en est le pre-
mier actionnaire, Léopold II. La situation pour les Indigènes est quant à elle catastrophique,

18.  Cité par Christine Denuit-Somerhausen, « Les traités de Stanley et de ses collaborateurs avec les chefs africains, 1880‑1885 », in
Jean-Jacques Symoens et Jean Stengers (dir.), Le Centenaire de l’État indépendant du Congo. Recueil d’études, Bruxelles, Académie royale des
sciences d’outre-mer, 1988, pp. 77‑146. Sur ce sujet, voir aussi : Steven Press, Rogue Empires : Contracts and Conmen in Europe’s Scramble for
Africa, Cambridge, London, Harvard University Press, 2017.
19.  Sur la nature et le contenu de ces traités, le témoignage d’Henry Morgan Stanley lui-même est édifiant. Voir H. M. Stanley,
The Congo and the Founding of its Free State : A Story of Work and Exploration, New York, Harper and Brothers, 1885, tome II, pp. 196‑197 sq.
20.  Au nombre de trois : renoncer à tout financement de la part de l’État belge, garantir le libre-échange (ce qui intéresse directement
les autres puissances coloniales), et combattre le commerce des esclaves. Les deux premiers seront violés dès 1890 quand, au bord de
la ruine, Léopold demande une aide financière à la Belgique, et décide de nationaliser (au profit de l’État indépendant du Congo) les
ressources du territoire. Voir à ce sujet, David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, op. cit., pp. 99 sq.
21.  Ibid, p. 103 sq.

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Le thème

car la réquisition de la main-d’œuvre et le temps passé à récolter ivoire et caoutchouc pour


s’acquitter de l’impôt entraînent une déstructuration complète de la production agricole et,
partant, des famines et des pandémies22. En outre, afin de les contraindre à fournir suffisam-
ment de ressources et à répondre aux exigences quantitatives des sociétés concessionnaires, les
populations sont soumises à un régime violemment coercitif – tortures, mutilations, exécutions
sommaires sont pratiquées à grande échelle.
Dans Au cœur des ténèbres, Marlow témoigne de ces pratiques, en évoquant les corps meurtris et
les cadavres rencontrés sur sa route. La simple description suffit souvent à faire voler en éclats
les justifications de la colonisation. La « civilisation », loin de rédimer les contrées africaines, a
produit l’enfer sur terre : c’est ce qu’énonce littéralement la scène où, découvrant les corps enche-
vêtrés des agonisants venus mourir à l’ombre d’un bosquet, Marlow évoque « le cercle ténébreux
de quelque Inferno » (« the gloomy circle of some Inferno23 »). Le détour par Dante ne doit pas être
compris comme un écart vis-à-vis de la teneur testimoniale du récit, mais comme la plus exacte
manière de saisir l’impression ressentie – cet indicible de l’expérience qui échappe à la langue
quotidienne, mais dont la littérature peut, elle, rendre compte.
Dans ce même passage, Marlow veille par ailleurs à souligner la légalité du processus ayant
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abouti à l’asservissement des Indigènes, « amenés de tous les recoins de la côte, dans toute la
légalité de contrats temporaires » (« brought from all the recesses of the coast in all the legality
of time contracts24 »). Il ironise sur la liberté soi-disant octroyée aux travailleurs soumis à ces
« contrats » et qui une fois épuisés par leur tâche « avaient alors le droit de s’éloigner en rampant
et de se reposer » (« were then allowed to crawl away and rest25 »), le « repos » relevant bien
sûr de la litote. Tout le discours de Marlow, par les jeux antinomiques qu’il instaure, souligne
l’hypocrisie de ce cadre légal, soi-disant meilleur que l’esclavage : « Ces silhouettes moribondes
étaient libres comme l’air et presque aussi ténues26. » De tels passages, dans l’œuvre de Conrad,
ont donc une portée heuristique, dans la mesure où ils remettent en question la définition très
restrictive de l’esclavage (relation de propriété de jure, et non de facto, d’un maître sur son esclave)
qui maintient un cloisonnement juridique avec celle de travail forcé, les deux notions étant pré-
sentées dans la législation antiesclavagiste de Léopold II (elle-même issue de l’Acte général de la
Conférence de Berlin) comme étant mutuellement exclusives au lieu de s’inscrire dans un conti-
nuum et d’être pensées par paliers27.

22.  On évalue ainsi à 6 millions le nombre de morts liés à l’extraction du caoutchouc entre 1896 et 1908, date de la rétrocession de
l’État indépendant du Congo à la Belgique. Voir Adlwin Roes, « Towards a History of Mass Violence in the Etat Indépendant du
Congo », South African Historical Journal, N˚ 4 (2010), pp. 634‑670.
23.  HD, pp. 78‑79.
24.  HD, pp. 80‑81.
25.  Ibid.
26.  « These moribund shapes were free as air – and nearly as thin. » Ibid.
27.  Voir les articles 6 et 9 de l’Acte général de la Conférence de Berlin (26 février 1885), et l’Acte général de la Conférence de
Bruxelles (2 juillet 1890). C’est l’approche qu’adoptera la Convention relative à l’esclavage adoptée par la SDN en 1926, et dont on trouve
encore des traces dans les principales conventions internationales en matière de droits de l’homme nées dans le cadre colonial : ainsi la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ou encore l’article 8
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, qui réserve un alinéa séparé à chacune des notions.
Cette vision cloisonnée sera ensuite remise en cause : voir par exemple l’article 2 du Protocole de Palerme (2000). Pour une analyse
de ces questions, voir Michel Erpelding, « L’esclavage en droit international : aux origines de la relecture actuelle de la définition
conventionnelle de 1926 », Journal of the History of International Law, 17, 2015, pp. 170‑220.

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Le thème

La filiation européenne de Kurtz, si on considère ce personnage comme étant à la fois


l’hyper­bole et le révélateur de l’horreur coloniale, doit donc être entendue comme un acte
d’accusation à l’encontre des nations européennes qui ont permis que les exactions se dé-
ploient dans un cadre légal. Même lorsque ces exactions seront par la suite connues, et que
s’enclenchera la première campagne internationale contre la politique menée par Léopold II
au Congo, aucune des puissances coloniales n’ira jusqu’à officiellement dénoncer cette po-
litique comme esclavagiste – et aucun des grands représentants de la doctrine juridique de
l’époque, ne considèrera d’ailleurs le travail forcé comme une forme d’esclavage – ainsi les
positions des juristes oscillent-elles entre le silence le plus complet (ainsi Gustave Moynier ou
John Westlake) et l’apologie de l’œuvre « civilisatrice » de Léopold II (Ernest Nys ou Edouard
Descamps28). C’est Edmund D. Morel qui, le premier, posera la question de la véritable na-
ture des liens de servitude dans lesquels sont maintenus les Indigènes, et il y répondra sans
ambiguïtés dans un pamphlet publié en 1903, The Congo Slave State29. C’est ensuite le rapport
écrit en 1904 par Roger Casement, consul britannique à Boma avec lequel Conrad échangea
sur la situation au Congo, puis celui que rédigera en 1906 le juriste bruxellois Félicien Cattier,
qui auront un impact décisif sur le devenir du pays, auquel Léopold II se verra contraint de
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renoncer le 15 novembre 1908, au profit de la Belgique. Cattier soutient que les formes de
travail forcé au Congo doivent être considérées comme une forme d’esclavage, et souligne par
ailleurs que la colonie ne s’est développée ni dans l’intérêt des Indigènes, ni même dans celui
de la Belgique, mais dans l’intérêt exclusif du Souverain30. Dans Au cœur des ténèbres, Marlow
soulignait lui aussi l’imposture de la « mission » coloniale dans des passages qui acquièrent
une force d’autant plus grande qu’ils ne relèvent pas du commentaire mais de descriptions qui
rendent de manière sensible le climat délétère et la cupidité des « Pélerins » et de Kurtz lui-
même : au détour d’un chemin gisent ainsi des amas de tuyaux jetés pêle-mêle dans un fossé,
des excavations qui ne servent à rien mais qui ont été données à creuser aux Indigènes par
« désir philanthropique de [leur] donner quelque chose à faire » (« the philanthropic desire
of giving [them] something to do31 »), illustrant l’inanité des soi-disant projets de développe-
ment du pays (en l’occurrence le chemin de fer), tandis que « des files de Nègres poussiéreux »
(« strings of dusty niggers ») s’engouffrent dans les profondeurs de la forêt d’où ne ressort
qu’« un précieux petit filet d’ivoire » (« a precious trickle of ivory32 »), soulignant le coût hu-
main exorbitant de ce trafic.

28.  Voir Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations : The Rise and Fall of Modern International Law 1870‑1960, Cambridge Uni-
versity Press, 2002, pp. 159‑164.
29.  Edmund D. Morel, The Congo Slave State : A Protest Against the New African Slavery : An Appeal to the Public of Great Britain, of the United
States, and of the Continent of Europe, Liverpool, John Richardson § Sons, 1903.
30.  Le rapport de Félicien Cattier, livré dans le cadre d’une commission d’enquête internationale au Congo, était en effet sans
appel : « La vérité est que l’État du Congo n’est point un État colonisateur, que c’est à peine un État : c’est une entreprise financière.
[…] La colonie n’a été administrée ni dans l’intérêt des indigènes, ni même dans l’intérêt économique de la Belgique : procurer au
Roi-Souverain un maximum de ressources, tel a été le ressort de l’activité gouvernementale. » F. Cattier, Étude sur la situation de l’État
indépendant du Congo, Bruxelles, Lancier, 1906, p. 341.
31.  HD, pp. 78‑79.
32.  HD, pp. 86‑87.

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Le thème

III. L’Europe, cœur des ténèbres

Dès lors, on aurait tort d’interpréter les référents mythiques et mythologiques qui traversent le
récit comme une euphémisation de son propos. La tonalité fantastique et gothique, qui caractérise
maints passages du texte doit au contraire être lue comme une manière de figurer de manière
frappante l’action mortifère des Pélerins. Ainsi les attributs de Kurz, son crâne nu semblable
à de l’ivoire, sa voracité sans limite et la puissance hypnotique de sa voix, en font un nouveau
Méphistophélès, à la fois victime et propagateur de l’ensorcellement dont les Blancs semblent
frappés. L’évocation du siège de la Compagnie, situé au cœur de la ville semblable à un « sépulcre
blanchi » (« whited sepulchre33 ») est elle aussi émaillée de multiples référents mythiques – comme
la description des vieilles femmes dans l’antichambre, figures de Parques ou sorcières de Macbeth
qui semblent sceller le destin des nouvelles recrues ; ou celle de la carte de l’Afrique accrochée au
mur, sur laquelle s’étire « comme un serpent34 » le fleuve Congo ; ou encore l’évocation inquié-
tante du directeur de la Compagnie, incarnation des ténèbres au cœur de l’Europe, soulignant
la continuité entre barbarie et civilisation35. La configuration proprement littéraire de l’œuvre
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de Conrad fait donc entrer en résonance la réalité historique contemporaine avec des références
mythiques et littéraires (Shakespeare, Dante, la tradition gothique etc.) habitées par la question du
mal, qui ainsi devient indissociablement historique et métaphysique.
La cible de la dénonciation est encore amplifiée par les effets d’élargissement contextuel que
produit ce substrat mythique – dans un récit où, par ailleurs, les noms de lieux sont presque
systémati­quement biffés : la Compagnie peut ainsi devenir la concaténation de toutes les sociétés
commerciales européennes œuvrant dans les colonies, et les exactions commises au sein de l’État
indépendant du Congo semblent être une version aggravée (mais de même nature) que les abus
commis partout en Afrique au nom de l’héritage des Lumières. La métaphore des Lumières, reven-
diquée au xviiie siècle par la philosophie française, allemande (Aufklärung) et anglaise (Enlightenment)
est d’ailleurs reprise de manière très ambivalente au sein du récit dans l’évocation d’une étude à
l’huile peinte par Kurtz, sur laquelle est représentée une femme drapée sur un fond ténébreux,
portant une torche allumée qui éclaire son visage aux yeux bandés36, comme pour figurer les lumières
aveugles de la Raison.
En effet, au-delà de la description accablante des crimes commis au nom de la civilisation, le
récit subvertit les assises idéologiques du discours colonial, dont sont raillés les accents messia-
niques, et dévoilée la violence sous-jacente. Marlow évoque avec une ironie cinglante l’enthou-
siasme de sa tante louant les « Bâtisseurs, avec un B majuscule » (« Workers, with a capital37 »,

33.  HD, pp. 48‑49. Traduction modifiée. Bruxelles n’est jamais désignée que par périphrase – en l’occurrence, comme l’indique Jean
Deurbergue, une expression qui semble empruntée à l’Évangile : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens, hypocrites ! car vous êtes
comme des sépulcres blanchis… » (Matthieu, XXIII, 27).
34.  « Like a snake », HD, pp. 52‑53.
35.  Voir HD, pp. 53‑55.
36.  HD, pp. 114‑115. À noter que le drapeau planté sur ses territoires par le Comité d’études du Haut-Congo (l’une des associations
de Léopold) s’inspirait de la même métaphore, l’étoile jaune sur un fond bleu-nuit figurant la lumière de la civilisation opposée à
l’obscurité.
37.  HD, pp. 60‑61.

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Le thème

référence à Thomas Carlyle) et voyant en son neveu nouvellement embauché par la ­Compagnie
« quelque chose comme un messager de la lumière, quelque chose comme un apôtre subalterne »
(« something like an emissary of light, something like a lower sort of apostle.38 »). Kurtz lui-même,
l’agent d’élite de la Compagnie, se fait le porte-parole d’un discours idéaliste et emprunt de cet
élan humaniste affiché par les sociétés de Léopold II. Marlow évoque ainsi un rapport rédigé par
Kurtz pour le compte d’une bien-nommée « Société internationale pour l’abolition des mœurs
sauvages » (« International Society for the Suppression of Savage Customs39 »), morceau d’élo-
quence dont la lecture procure « le sentiment d’une Immensité exotique gouvernée par une au-
guste Bienveillance » (« the notion of an exotic Immensity ruled by an august Benevolence40 ») ;
mais le rapport est assorti d’un post-scriptum qui semble en contredire radicalement la teneur
philanthro­pique : « Exterminez toutes ces brutes » (« Exterminate all the brutes !41 ») – or, ce
que suggère le récit, et le personnage même de Kurtz qui par son comportement expose la vraie
nature de l’entreprise coloniale, c’est que ce post-scriptum n’est que l’expression la plus directe
et la moins hypocrite de la volonté d’abolir les mœurs sauvages (selon le nom de la société com-
manditaire du rapport). Il exprime sans voile rhétorique le pendant d’un rêve humaniste qui
prétend exercer « un pouvoir pratiquement sans limites au service du bien » (« a power for good
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practically unbounded42 »). À l’instar de l’articulation entre culture et barbarie qu’opérera un
demi-siècle plus tard Walter Benjamin et, après lui, les tenants de l’École de Francfort43, Conrad
pointe donc la part obscure de l’esprit des Lumières et du messianisme européen qui a pu en
découler. Aussi violent soit-il, le post-scriptum de Kurtz porte par ailleurs la trace de maintes
productions intellectuelles se réclamant de cet héritage dans le dernier quart du siècle44, comme
Savage Africa (1864) de William Winwood Reade ou encore The Descent of Man (1871) de Charles
Darwin, appliquant la théorie de l’évolution à l’espèce humaine (divisée en « races ») et prophé­
tisant la disparition des Africains45. Dans Au cœur des ténèbres, l’inquiétant médecin de la Compagnie
qui ausculte Marlow avant son départ pour l’Afrique illustre la dérive du scientisme positiviste, qui
a pu étayer aussi bien la physiognomonie que les pensées racialisantes46.

38.  Ibid.
39.  HD, pp. 220‑221.
40.  HD, pp. 222‑223.
41.  Ibid.
42.  HD, pp. 220‑221.
43.  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], Œuvres, volume III, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre
Rusch, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2000 ; et Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison. Fragments philoso-
phiques [1944], trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, Tel, 1974.
44.  Sven Lindqvist a restitué le climat intellectuel de l’époque concernant la question raciale, telle que prise en charge par des
anthropologues, des naturalistes, des historiens et des juristes. Voir Exterminez toutes ces brutes, trad. Alain Gnaedig, Paris, Le Serpent à
Plumes, 1999.
45.  Ainsi dans Savage Africa : « L’Afrique sera sauvée. Les Africains accompliront cette rude tâche. Les marais seront asséchés et les
déserts irrigués par des canaux, les forêts transformées en bois. Ce sera une tâche difficile, et les Africains disparaîtront progressive-
ment. Il nous faut apprendre à considérer ce résultat avec sang-froid. Il illustre la loi bienfaisante de la nature, qui statue que le faible
doit être éliminée par le fort. » (cité par Sven Lindqvist, p. 173). Quant à Darwin, on peut notamment se reporter au chapitre 6 (« On
the Affinities and Genealogy of Man ») de The Descent of Man. Il ne s’agit nullement pour Darwin d’appliquer les lois de la sélection
naturelle à l’humanité (laquelle, selon Darwin, contrevient justement au processus de la sélection naturelle en prenant soin des faibles
et des malades, ce qui témoigne de son aptitude à l’empathie et sa hauteur morale) : mais Darwin souligne que, au fur et à mesure que
se creusera l’écart entre l’homme et le reste des animaux, les cultures dites « primitives » seront amenées à s’assimiler ou à disparaître.
46.  HD, pp. 58‑59.

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Le thème

Si l’ambition de Conrad est d’abord de pointer le problème juridique que posent les traités euro­
péens au sujet du Congo, il vise donc aussi par là à mettre au jour la part maudite d’une Europe
pourtant forte, à la fin du xixe siècle, de sa prospérité et de son rayonnement intellectuel. Le portrait
qui est fait de Kurtz, ce « splendide entraîneur d’hommes » (« splendid leader ») capable d’« élec-
tris[er] de vastes assemblées » (« He electrified large meetings »), et dont l’éloquence pourrait être
mise au service de « la politique, du côté populaire » et d’un « parti extrême » (« extreme party47 »)
résonne ainsi de manière tout à fait singulière pour qui connaît la suite de l’Histoire, celle des totalita­
rismes appuyés sur le culte de la personnalité. Si la colonie est une hétérotopie, au sens que Foucault
donnait à ce terme48, elle apparaît aussi comme un terrain d’expérimentation juridique qui permet
d’échapper aux normes de la métropole mais qui ne sera pas sans effet sur celle-ci. Robert Cornevin
a pointé, à cet égard, la particularité de l’impérialisme de Léopold II, faisant de ses colonies le der-
nier asile d’un absolutisme chassé du reste du monde (et notamment de la Belgique) par la pression
des mouvements libéraux et démocratiques49. Mais cette singularité, liée au périmètre accordé au
pouvoir du roi, ne doit pas conduire à négliger le statut d’exception mais aussi d’expérimentation
dans lequel étaient maintenues les colonies dans d’autres pays européens – statut qui est ensuite venu
infléchir la conception du pouvoir politique dans les métropoles elles-mêmes. Dans L’Impérialisme,
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second volet des Origines du totalitarisme, Hanna Arendt a ainsi montré que la violence d’État avait pu
opérer dans les colonies sans être soumise aux institutions nationales prévalant en métropole, tout en
exerçant par la suite une influence considérable sur la politique nationale50. Rappelant la généalogie
de la pensée raciale depuis le xviiie siècle, elle souligne son extension nouvelle lors de la « ruée vers
l’Afrique », période où l’histoire européenne se confond avec celle de l’impérialisme, et dont Arendt
fait l’étape préparatoire des totalitarismes à venir et de l’extermination des Juifs d’Europe51. Durant
cette période, la pensée raciale a servi de caution pour imposer le droit colonial et masquer les forces
destructrices de la nouvelle doctrine impérialiste, avant de venir « détruire le concert des nations eu-
ropéennes52 » lui-même. À la « race », pensée comme principe du corps politique, allait s’adjoindre
la bureaucratie comme principe de domination des territoires conquis, c’est-à-dire la mise en place
de gouvernements hybrides sans précédents, autorisant toutes formes d’arbitraire53. Ce sont sur ces
mêmes principes (race et bureau­cratie) que s’appuieront ensuite l’impérialisme continental et les

47.  HD, pp. 312‑313.


48.  Michel Foucault, « Des espaces autres », in Dits et écrits, vol. IV, 1994, pp. 752‑762 [p. 755]. Foucault distingue l’utopie (l’empla-
cement sans lieu réel) et l’hétérotopie, qui renvoie à des lieux réels qui sont des espaces d’exclusion (comme la clinique psychiatrique,
la prison, mais aussi le cimetière, la maison de retraite, la maison close, la colonie), mais qui, en même temps, permettent au centre
de se définir.
49.  Robert Cornevin, Histoire du Congo Léopoldville-Kinshassa. Des origines préhistoriques à la République démocratique du Congo, Paris, éditions
Berger-Levrault, « Mondes d’outre-mer », 1980, p. 173.
50.  Voir notamment : Hannah Arendt, L’impérialisme. Les origines du totalitarisme, trad. Martine Leiris, révisé par Hélène Frappat, Paris,
Points Essais, 2002, p. 41 et p. 70. L’œuvre de Conrad est mentionnée à plusieurs reprises par Hannah Arendt.
51.  Ibid., p. 369.
52.  Ibid., p. 117.
53.  Hannah Arendt évoque notamment le cas de l’Afrique du sud, mais elle cite aussi des sources issues d’autres réalités coloniales,
telle que la correspondance de Lord Cromer, consul britannique en Égypte. Cromer affirmait ainsi que l’« influence personnelle »
sans traité politique légal ou ratifié pouvait suffire pour « diriger les affaires publiques avec une efficacité satisfaisante » (lettre datée de
1886). C’est ce qu’Arendt nomme « la philosophie du bureaucrate ». Voir Hanna Arendt, op. cit., pp. 165‑166. Sur ces questions, voir
aussi l’article de Marie Baudry, « Relire Au cœur des ténèbres avec Hannah Arendt », Journée d’étude organisée par Inès Cazalas et Judith
Sarfati Lanter (voir supra), en ligne : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/colsem/pdf/Marie_Baudry.pdf

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Le thème

mouvements annexionnistes – le nazisme et le bolchevisme devant plus au pangermanisme et au


panslavisme, selon Arendt, qu’à toute autre idéologie ou mouvement politique54.
On peut discuter bien sûr une telle assertion, mais on relèvera que dans Au cœur des ténèbres,
Conrad suggère incontestablement des effets de continuité entre la mission civilisatrice, que
cherche à légitimer l’éloquence trompeuse de Kurtz, la déshumanisation des Indigènes, et l’œuvre
de mort qui s’exerce au Congo mais étend aussi son ombre jusqu’en Europe. Dans le dernier para-
graphe, où l’on revient à la narration-cadre après que Marlow a fini son récit, le narrateur évoque
ainsi l’ombre enveloppant la Tamise et menant « jusqu’au cœur d’immenses ténèbres » (« into
the heart of an immense darkness55 ») : la reprise du titre souligne que les ténèbres ne se situent
pas dans un ailleurs, mais viennent miner l’Europe et y trouvent même leur point d’origine. C’est
ce que semble encore entériner la grande scène avec la fiancée de Kurtz à laquelle Marlow rend
visite à Bruxelles après la mort de ce dernier. Le cadre raffiné dans lequel elle vit, sa blondeur
diaphane et toute victorienne, sa candeur et son visage éploré en font a priori l’antithèse de ces
ténèbres qui ont gagné le cœur de Kurtz et l’ont poussé à d’abominables actions. N’osant dévoiler
la vérité sur ce qu’était réellement Kurtz, Marlow ment à la fiancée quand elle lui demande quels
ont été ses derniers mots, et il substitue aux mots effectivement prononcés (« The horror ! The
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horror ! ») le nom de la fiancée elle-même. Il cherche ainsi à préserver la jeune fille, qui croit en
la bonté de Kurtz et a foi en une « grande illusion rédemptrice » (« great and saving illusion56 ») ;
mais en mentant, Marlow dit en même temps la vérité, car il pointe malgré lui la réversibilité, et
même l’identité, entre l’horreur coloniale et la civilisation dont la jeune fille semble être la quin-
tessence.
Loin d’affaiblir le témoignage de Conrad et de le couper de la réalité historique, la configu-
ration poétique du récit permet au contraire d’en dévoiler le scandale en lui donnant le visage
éprouvant de l’horreur mythique57. Kurtz, « figuration animée de la mort, sculptée dans un
vieil ivoire » (« animated image of death carved out of old ivory58 »), nouveau Minotaure de la
forêt labyrinthique, incarne en même temps le mal qui fermente au cœur de l’Europe et qui
allait bientôt la conduire au désastre. La narration, dans Au cœur des ténèbres, dépouille ainsi le
messianisme européen de ses oripeaux humanistes et met à nu le règne de l’arbitraire et de la
violence sous l’habillage juridique : « Ce n’était que du vol à main armée, du meurtre qualifié
à grande échelle, et les hommes s’y livraient les yeux fermés […]. La conquête de la planète,
qui signifie pour l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint, ou bien ont le
nez un peu plus camus que nous, n’est pas un joli spectacle, si l’on y regarde de trop près59. »
L’héroïsme de la mission coloniale et son action de façade en faveur des droits humains se

54.  Hannah Arendt, op. cit., p. 179.


55.  HD, pp. 332‑333. Dès l’ouverture du récit, Londres est perçue comme « la ville monstrueuse [qui] avait laissé sa marque sinistre
sur le ciel » (« the monstruous town was still marked ominously on the sky », HD, pp. 28‑29).
56.  HD, pp. 330‑331.
57.  Conrad n’est donc pas un « mythologue » au sens de Barthes, car le réel s’appréhende chez lui aussi à travers les fictions et les
représentations mythiques – mais des représentations à valeur critique. Voir Roland Barthes, Mythologies (1957), Paris, Seuil, 1970,
p. 245‑247.
58.  HD, pp. 260‑261.
59.  « They grabbed what they could get for the sake of what was to be got. It was just robbery with violence, aggravated murder on
a great scale […]. The conquest of the earth, which mostly means the taking it away from those who have a different complexion or
slightly flatter noses than ourselves, is not a pretty thing when you look into it too much. », HD, pp. 36‑37.

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Le thème

trouvent rapportés à une pure entreprise de conquête accomplie par la force brute. On notera
enfin que, en mettant à bas une telle vision héroïque et en refusant toute vision exotique ou
romantique des lointains, Conrad s’en prenait aussi à toute une tradition littéraire du récit
d’aventure et du récit de voyage qui, de F ­ enimore Cooper à Frederic Marryat, de Stevenson
à Jules Verne ou encore Rudyard ­Kipling, avait largement concouru au mythe de territoires
vierges à civiliser, contribuant à glorifier l’impérialisme européen et à le faire passer pour un
mouvement d’expansion naturelle. Pointer la convergence entre l’action accomplie au nom du
droit et la barbarie coloniale, entre l’idéal messianique et la violence de la conquête, relevait
donc d’un geste de subversion à la fois politique et littéraire, exposant non seulement la béance
entre le légal et le légitime mais aussi le terreau idéologique de tout un pan de la culture eu-
ropéenne, pour mieux affirmer, peut-être, ce que peut a contrario une certaine politique de la
littérature, sa valeur éthique et sa puissance de dessillement.
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Droit & Littérature - Numéro 4 257

Livre_D&L4.indb 257 17/06/2020 17:31:27

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