Vous êtes sur la page 1sur 20

LA LITTÉRATURE ET LE BIEN

Michel Terestchenko

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2011/1 n° 37 | pages 427 à 445


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707168917
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-1-page-427.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.


© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


La littérature et le bien

Michel Terestchenko

Le lucre, la cupidité, le cynisme, la lâcheté, l’égoïsme, l’ambi-


tion, l’ensemble des vices humains mais aussi la souffrance et la
détresse, toute la palette, infiniment riche et diversifiée, de l’expé-
rience humaine du mal constitue un fonds inépuisable dans lequel
romanciers, dramaturges et poètes ne cessent de s’alimenter, comme
s’il s’agissait là, indiscutablement, d’une ressource bien plus riche
et féconde du peu qui pourrait être tiré du bien, de la bonté et du
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


bonheur. Parce que la vie des hommes est pour la plupart une vallée
de larmes et la méchanceté, sous toutes ses formes, une veine qu’on
n’a jamais fini d’explorer, arrosant toujours à neuf l’imagination, il
y a là une source de l’inspiration créatrice tout simplement inextin-
guible. À quoi il faut ajouter que la littérature est, chez nous, l’ultime
tentative de salut d’une humanité déchue – sans ce vieux fonds du
péché originel, où donc en seraient nos bibliothèques ? – lorsque
s’avance sur la scène de l’histoire (en Occident tout d’abord) la figure
nouvelle d’un Dieu à l’agonie, bientôt mort. Mais cette rédemption
ne va pas jusqu’à transformer de vieilles outres en outres neuves.
Ce sont bien les mêmes hommes, avec leurs désirs et leurs passions
dévastatrices ou banales, qui peuplent nos livres. Mais du bien et de
la bonté, on ne saurait rien dire, sauf à tomber dans un romantisme
de mauvais aloi. Rien donc d’intéressant, de profond et d’un peu
vrai. L’affaire est entendue. Le dossier est clos. Mais l’est-il tout
à fait ? Telle est la question incongrue, gratuite apparemment, que
nous voudrions poser, à nouveaux frais comme on dit. Et, pour y
répondre, suivre un sillon qui ne l’a pas été suffisamment, s’il l’a
428 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

jamais été, non pas dans les contes pour enfant (ils sont souvent bien
cruels) ou les romans pour jeune fille, enfin rien qui se rapporte à
une littérature édifiante, mais dans l’œuvre d’écrivains de premier
plan qui, eux aussi, travaillent et pétrissent la pâte humaine à pleines
mains, et voir ce qu’on peut en dire. À ce stade, nous n’en savons
encore rien. Sauf, encore à titre d’hypothèse, ceci.
Tout porte à croire que la bonté droite, directe et sans défaillance
n’est pas du domaine de l’humain, saturée comme elle l’est par son
incarnation christique. Et de fait, ce sont bien des figures christi-
ques – le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski ou Billy
Budd dans le roman éponyme de Melville – qui, dans notre tra-
dition littéraire, sortent de la boîte lorsqu’il s’agit de donner une
voix et un visage à la bonté. Mais les exemples sont rares, et pour
cause ! Chez Dickens peut-être, mais là encore cela lui vient de
son optimisme chrétien, et il n’est pas sûr qu’aujourd’hui on ne
préfère s’en tenir à distance, quand on ne s’en gausse pas tout à
fait. L’humour féroce et le cynisme de Thackeray, son contempo-
rain, nous paraissent tellement plus justes. Hugo encore peut-être.
Bernanos sans doute. Mais, dans ces deux cas, on reste dans le
registre de la sainteté, qu’elle soit laïque ou non. Chez Shûsaku
Endô, également, mais s’il est japonais, l’écrivain est surtout un
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


fervent catholique. Dieu est encore la référence dans L’angoisse du
roi Salomon de Romain Gary, quoique cette fois-ci il s’agisse de le
remplacer et pour l’homme de faire le bien qu’Il ne fait pas. Mais
la bonté simplement humaine qui ne renverrait à rien d’autre, où
la trouvera-t-on dans notre panthéon d’œuvres ? Quelle expression
aura-t-elle ? Pure, entièrement désintéressée, ou équivoque et grise,
ou encore mêlée à d’autres traits ? Chez Camus, ah oui, il faudra y
venir, parce que là on tient le bout : non le fil qui nous mène vers
la sainteté et la perfection, mais celui qui conduit vers la fraternité
et la solidarité des humains. C’est une première piste, parce qu’elle
nous permet d’élaborer une première formulation de la question :
n’y a-t-il d’expression romanesque de la bonté qui ne soit, implici-
tement ou non, chrétienne, c’est-à-dire qui ne doive, par définition,
être entièrement désintéressée et sacrificielle ?
Lorsqu’on tire les fils et que la pelote se dévide, finalement on
s’aperçoit qu’elle est plus longue et complexe qu’on ne le pen-
sait. Les textes qui suivent sont une première contribution à cette
aventure inédite, une sorte de pendant au livre célèbre de Georges
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 429

Bataille, La littérature et le mal et qui prendrait le contre-pied de ce


qu’il affirmait en 1958 lors d’un entretien télévisé : « Si la littérature
s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse »1.
Ajoutons ce que nous savons déjà, cette fois-ci de façon certaine :
le portrait multiforme de l’homme qui se dégage de l’invention
littéraire, qu’elle soit de chez nous ou d’ailleurs, n’est pas soluble
dans la vision réductrice que voudrait nous imposer l’utilitarisme
dominant, aussi sophistiquées puissent être ses variations. C’est déjà
ça et c’est un début prometteur. Peut-être la pluralité des motiva-
tions humaines, des facteurs sociaux et des finalités symboliques
qui s’entrecroisent sans s’annuler dans le don maussien est-elle la
bonne manière d’envisager ce que les écrivains ont à nous apprendre
sur la richesse et les formes diverses de la bonté humaine, si l’on
veut éviter de s’en tenir uniquement aux expressions, évidemment
admirables, de kénose christique que lui ont données certains de
nos plus grands romanciers.
Un dernier mot. Il convient de distinguer les traits distinctifs
d’un personnage, comme le romancier les conçoit et les fait vivre,
de la nature du regard que lui-même porte sur le monde, amer,
sceptique, féroce, ou froidement objectif et clinique ou, au contraire,
empli de sympathie et de compassion. Ces distinctions générales,
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


encore trop simples, appellent à d’autres complications qui vien-
dront en leur temps.

I. Ludmila Oulitskaia. Une leçon d’humanité

« La nature a logé dans le Russe une capacité extraordinaire de foi,


un esprit perspicace et un don de la réflexion, mais tout cela vole en
poussière au choc de l’insouciance, de la paresse et de la frivolité
des rêveurs… Eh oui… »
Anton TCHÉKHOV, « En chemin », Nouvelles.

Il est des écrivains qui deviennent avec le temps les compa-


gnons fidèles de nos vies. À les lire, une sympathie délicate se
noue qui nous lie à eux comme avec des amis proches et, bien que

1. [En ligne]: <http://films7.com/videos/la-litterature-et-le-mal-entretien-avec-


georges-bataille>.
430 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

nous ne les connaissions pas personnellement – en quoi serait-ce


nécessaire ? –, nous partageons l’univers dans lequel se meuvent
leurs personnages, la tonalité affective et sensible qui traverse leur
monde et qui est inséparable d’un style. Ainsi en est-il pour moi de
l’œuvre du grand écrivain russe, Ludmila Oulitskaia (née en 1943),
aujourd’hui célébrée comme un des auteurs les plus remarquables de
sa génération2. Ce fut d’abord le charme inoubliable de Mensonges
de femmes3. Six récits, qui ne sont ni des nouvelles – Oulitskaia
est cependant une nouvelliste de grand talent4 – ni un roman, mais
des histoires de petits mensonges inutiles, pathétiques ou gracieux
– en cela différents du caractère stratégique, pratique ou utilitaire
du mensonge masculin – proférés par divers personnages qui tous
gravitent autour de Génia, aux âges divers de son existence. Puis,
avec gourmandise, tous les autres livres, parmi lesquels Sonietchka
et De joyeuses funérailles, à mes yeux les plus réussis, que j’évo-
querai brièvement dans cette petite « mise en bouche » (je laisserai
de côté, pour l’heure, Daniel Stein, l’interprète, le récit émouvant,
entre fiction et réalité, de la biographie d’un Juste polonais, devenu
moine carmélite en Palestine, mais qui tranche trop avec le reste
de l’œuvre pour qu’on s’y attarde ici).
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


Mensonges de femmes

« Mon Dieu, comme elles [les femmes] peuvent mentir ! Bien


entendu, nous parlons uniquement de celles qui, contrairement à
Pénélope, sont douées pour cela… En passant, par mégarde, pour
rien, avec ferveur, à l’improviste, en douce, à bâtons rompus, déses-
pérément, sans la moindre raison… Celles qui possèdent ce don
mentent depuis leurs premières paroles jusqu’à leur dernier mot.

2. Après d’autres récompenses, Ludmila Oulitskaia vient de se voir attribuer le


prix Simone de Beauvoir 2011. Son œuvre a été admirablement traduite en français,
principalement par Sophie Benech, qui dirige les éditions Interférences.
3. Trad. Sophie Benech, Paris, Gallimard, 2007, coll. « Folio ».
4. Voir également, Un si bel amour et autres nouvelles, trad. Sophie Benech,
Paris, Gallimard, 2002, coll. « Du monde entier », ou encore Les pauvres parents,
trad. Bernard Kreise, Paris, Gallimard, 1993, coll. « Folio ». Le dernier ouvrage paru
en français, Les sujets de notre tsar (trad. Sophie Benech, Paris, Gallimard, 2010),
est également un recueil de trente-sept très courtes nouvelles.
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 431

Que de charme, que de talent, que de candeur et d’insolence, que


d’inspiration créatrice et de panache ! Il n’y a là ni calcul, ni espoir
de profit, ni machinations… C’est juste une chanson, un conte, une
devinette. Mais une devinette sans réponse. Chez les femmes, le
mensonge est un phénomène de la nature, comme les bouleaux, le
lait ou les frelons », écrit Ludmila Oulitskaia aux premières pages
de Mensonges de femmes. Ce n’est pas là une thèse, une formule
théorique, évidemment, mais un programme comme on en reçoit
à l’entrée d’un concert.
Dans la première histoire, Diana, Génia s’installe avec son fils
dans une maison de campagne et, plusieurs soirées durant, écoute,
tout en vidant des bouteilles de Xérès, le récit de sa voisine, Irène,
une rousse flamboyante au destin malheureux. Fille de parents aux
origines on ne peut plus rocambolesques et mariée une première
fois à un alcoolique invétéré, elle perd à l’accouchement un garçon,
puis donne naissance l’année suivante à une petite fille, prénommée
Diana, qu’elle va bientôt idolâtrer, tant elle est douce, adorable et
intelligente. Mais à l’âge d’un an, celle-ci attrape la grippe et meurt
soudainement, laissant sa mère dans un profond désespoir. Génia ne
peut retenir ses larmes en apprenant tant de douleur injuste : voici à
vingt ans une jeune femme, déjà mère de deux enfants morts. Après
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


une longue période de dépression, Irène rencontre l’homme de sa
vie, un musicien aristocrate, dont elle s’éprend follement et qui
lui donnera bientôt des jumeaux. Mais poursuivie par le malheur,
elle perdra son mari et ses deux garçons quelques années plus tard
dans un accident de voiture dont elle sera la seule à sortir vivante,
désormais insensible à toute souffrance.

« Lorsque l’histoire fut terminée, le soleil s’était complètement levé.


— Si on faisait du café, proposa Irène.
— Non, merci. Je vais aller dormir un peu.
Génia se retira dans sa petite chambre et s’allongea, le visage sur
l’oreiller. Avant de s’endormir, elle eut le temps de penser : « Comme
ma vie est stupide ! On peut même dire que ce n’est pas une vie du
tout… J’ai cessé d’en aimer un, je suis tombée amoureuse d’un autre…
Vous parlez d’un drame ! Pauvre Irène… Perdre quatre enfants… »
Elle éprouvait un chagrin particulièrement déchirant pour Diana, la
petite Diana aux yeux bleus et aux longues jambes qui aurait quinze
ans aujourd’hui. »
432 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

Quelques jours plus tard, Génia rencontre Véra, une amie


d’Irène, et lui répète, encore pleine de compassion, la triste histoire
qu’elle vient d’entendre. Génia découvre alors que tout a été inventé
et n’est que le fruit d’une imagination particulièrement féconde.
Blessée, honteuse, emplie du sentiment amer d’avoir été prise pour
une gourde, elle quitte aussitôt le village pour une destination où
personne ne viendra assassiner en imagination des enfants et un
mari qui ne furent jamais.
Dans le second récit, intitulé Le grand frère, nous retrouvons
Génia de nouveau à la campagne en été avec quatre enfants, ses
deux fils et deux autres garçons, de huit à douze ans. Ceux-ci pas-
sent leurs journées avec Nadia, une fillette enjouée de dix ans,
à la fois exaspérante et charmante, qui s’avère être une parfaite
mythomane. Mais de tous les mensonges qu’elle invente, le plus
pathétique est celui où elle prête à son grand frère Iouri l’origine
des jeux auxquels elle s’adonne avec ses compagnons. Car ce grand
frère… n’a jamais existé !
Dans le troisième, Fin de l’histoire, Génia a trente-cinq ans. Elle
devient la confidente de sa nièce, Lialia, une adolescente de treize
ans qui lui raconte les amours clandestines qu’elle entretient avec
un homme marié plus âgé qu’elle (le cousin germain de Génia, un
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


illustrateur de renom). Une confession dont elle apprendra de la
bouche même du soi-disant coupable qu’elle est une pure affabu-
lation de la jeune fille.
Le quatrième récit, Un phénomène de la nature, raconte la
délicieuse relation entre une jeune fille au physique ingrat, Macha,
et une dame âgée, Anna Véniaminovna, ancien professeur de lit-
térature, adulée de ses élèves, qui lui fait découvrir la passion de
la poésie et lui récite les merveilleux vers qu’elle a composés sans
jamais oser les publier. Au lendemain de l’enterrement de la vieille
dame, tous se retrouvent dans son appartement et Macha, désireuse
d’honorer sa mémoire, déclame à haute voix quelques-uns de ces
poèmes que, dans son admiration, elle a appris par cœur. Cherchant
à comprendre la gêne de son auditoire, elle apprendra de Génia que
les auteurs de ces petits bijoux sont les plus éminents poètes de la
littérature russe du XXe siècle, Marina Tsvétaïeva et autres.

« Génia se dirigeait vers le métro en traversant le parc où la pauvre


petite victime avait un jour rencontré une dame brillante qui avait
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 433

enseigné la poésie russe pendant cinquante ans, et elle essayait de


comprendre pourquoi Anna Véniaminovna avait fait cela. Peut-être
avait-elle eu envie de ressentir, une fois dans sa vie, ce qu’éprouve
tant un grand poète qu’un insignifiant scribouillard quand il récite ses
vers devant un public et sent les émotions qu’il inspire à des cœurs
ingénus et sensibles. »

Dans le cinquième récit, Une bonne occasion, Génia est engagée


par un réalisateur connu afin de conduire des entretiens avec de jeu-
nes prostituées russes à Zurich et d’écrire le scénario du film qu’il a
l’intention de réaliser. Au fur et à mesure de sept rencontres qui se
déroulent dans des bars de strip-tease, le fil d’une même trajectoire,
d’une « métahistoire » imaginaire, se déroule invariablement : le
père capitaine, tôt décédé, le beau-père violeur, la fuite du domicile
familial, la rencontre avec l’homme aimé qui à son tour meurt bru-
talement, la prostitution, puis les fiançailles avec un riche banquier
suisse et le conte de fée qui s’annonce. La réalité, bien entendu,
est tout autre, vile et sordide : « Une vie de chien. Des mensonges
misérables. Et une vérité qui l’était plus encore. »
Le dernier récit, L’art de vivre, le plus long de tous, met en scène
Génia alors qu’elle s’apprête à partir à l’étranger pour son travail
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


et court dans tous les sens pour achever les derniers préparatifs que
réclament enfants, mari et une amie encombrante, Lilia, récem-
ment convertie au judaïsme orthodoxe, partiellement handicapée
et toujours désargentée. L’esprit libre, une fois installée dans le taxi
qui la mène à l’aéroport, songeant aux jours qu’il l’attend, elle est
victime d’un effroyable accident de voiture. Le reste de l’histoire
est consacré à la lente convalescence de Génia et son retour à une
espèce de vie normale après une longue période pendant laquelle,
le corps brisé, elle ne songe qu’au suicide. Ici, le mensonge prend
une forme différente que dans les récits précédents. Non pas l’ima-
gination d’une réalité qui n’existe pas et qu’on s’invente, mais le
renoncement à ses propres principes, et qui va à l’encontre de ce
que Génia avait toujours transmis aux autres, à Lilia en particulier :
l’énergie de vivre, coûte que coûte. Dans l’incapacité de la mettre
soi-même en œuvre, au moment où cela est le plus nécessaire, la
leçon apparaît rétrospectivement comme un mensonge.

« — Je ne sais pas, Lilia. Je ne sais plus rien maintenant. C’est comme


si je n’existais pas.
434 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

Génia sourit à l’écouteur, mais celui-ci ne pouvait pas transmettre ce


sourire et, à l’autre bout du fil, Lilia poussa un gémissement et fondit
en larmes.
— Si tu n’existes pas, cela veut dire que personne n’existe. Alors
comme ça, tu m’as toujours menti ? Tu mentais quand tu me disais qu’il
fallait que je me lève, que je fasse travailler mon bras, que je réapprenne
tout ? C’étaient juste des paroles en l’air ? Dire que moi que je me
donnais du mal, et peut-être uniquement pour que tu me félicites ! Tu
existes ! Tu existes ! Si tu n’existes pas, alors tu es une menteuse et
une lâcheuse ! Génia, dis- moi quelque chose… »

Ces six récits se passent durant les années 1980-1990 et dans


la période qui suit l’effondrement du régime soviétique. Mais
Oulitskaia ne peint ni ne critique un monde social qui n’est indiqué
que par quelques traits très brefs et laconiques. Comme Tchékhov
– un autre grand auteur de nouvelles –, elle peint des individus
vivants, de chair et d’os, généralement dans le cadre domestique
d’un capharnaüm bruyant – et dans quel autre monde sommes-nous
davantage dévoilés, mis à nu sans ces fards protecteurs de la vie
sociale et mondaine ? – avec une amitié, une compassion délicate,
une sensibilité aimante, qui ne font l’objet d’aucun jugement moral.
Et bien qu’il ne se passe pas grand chose dans ses récits (hormis
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


le dernier), pas plus que dans son œuvre en général – on fait les
courses, on rapièce des chaussettes, on travaille, on repasse, on
picole, plutôt beaucoup, on songe aux ardeurs physiques de l’amour
et l’on s’y abandonne parfois, à tous les âges de la vie (un thème
qui apparaît également dans les nouvelles La maison de Lialia,
Goulia ou Une vie longue, longue5) – on est comme envoûté par
le charme tendrement ironique qui se dégage de son écriture et de
son univers romanesque fantasque. Et le bonheur qu’on prend à
suivre ses personnages, à la fois forts et fragiles, dont la vie est
plutôt « bancale » – tel est le jugement que Génia porte sur sa pro-
pre existence –, et que la créativité du mensonge rend plus vivante
et riche, est à coup sûr l’indice que l’on a affaire à un écrivain de
premier ordre.
Le mensonge chez ces mères et ces épouses ordinaires, prises
dans le cours (souvent échevelé) de la vie quotidienne et plei-
nes de talents enfouis ou développés, n’est pas le travestissement

5. Publiées dans Les pauvres parents, op. cit.


LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 435

de la réalité à des fins utilitaires, égoïstes ou de profit, mais le


moyen de la colorer, de lui donner une dimension gracieuse et
gratuite de poésie et de rêve, d’ouverture à l’ailleurs, au possible.
Bien que les victimes de ces petites trahisons se sentent flouées et
trompées, aux yeux du lecteur, leur auteur échappe à l’indignation
morale qui accompagne le fait de mentir. Parce qu’ici mentir, cela
signifie vivre, sur un autre plan. Les personnages, dans le monde
d’Oulitskaia, se meuvent toujours dans la réalité et les difficultés
du quotidien – et à l’époque soviétique, comme durant la période
qui lui succède, ces difficultés étaient nombreuses – mais, par un
génie qui leur est propre, ils échappent à la grisaille, à l’ennui, à
la morne torpeur des jours, par le rêve, le mensonge, la sexualité,
l’anticonformisme, parfois une certaine dose de folie, qui est une
manière de « poétiser » leur existence. Et c’est à cette capacité
humaine proprement poétique de se mettre à l’écart du réel et de
l’enchanter qu’elle attache son talent, bien plus qu’à la critique d’un
système social ou politique particulier, bien qu’elle ne cache rien du
dégoût qu’il lui inspire. La dissidence à l’égard du régime se joue
à un autre niveau que l’engagement politique, qui ne constitue pas
le thème principal de son œuvre. Plus que la valeur des idéaux, et
la capacité de les défendre publiquement, c’est la qualité humaine
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


secrète des êtres qui l’intéresse et retient son attention, quels que
soient leurs croyances, leurs convictions ou leur mode de vie et,
de fait, chez elle, ils sont très divers. De ce point de vue, on peut
être un dissident admiré pour son courage et un parfait salopard
dans la vie privée, ce qu’elle laisse entendre de façon tout à fait
explicite6. La dissidence, telle que la pratiquent ses personnages,
s’exerce au plan de l’existence individuelle et domestique – une

6. Voir De joyeuses funérailles, trad. Sophie Benech, Paris, Gallimard, 1999, coll.
« Folio », p. 103-104. C’est le seul endroit dans son œuvre, à ma connaissance, où
Oulitskaia évoque un « dissident connu », et le portrait de l’homme, à la fois héroïque
et débauché, n’est guère flatteur : « Mais, apparemment, il y avait chez lui une ligne
de démarcation entre les moitiés supérieure et inférieure : si le haut était d’excellente
qualité, le bas était fortement avarié ». Ludmila Oulitskaia ne saurait pourtant être
suspectée de complaisance envers le régime communiste. Proche des dissidents,
elle avait perdu son poste de biologiste à l’époque soviétique lorsque les autorités
avaient découvert qu’elle prêtait sa machine à écrire à des auteurs de livres clandestins
(samizdat). Ludmila Oulitskaia vient de faire paraître un ouvrage (non encore traduit)
sur la dissidence qui a connu, dès sa sortie, un immense succès en Russie.
436 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

sorte de résistance passive si l’on veut – plutôt que dans des prises
de position publiques.
Si Ludmila Oulitskaia est une moraliste – de fait, elle peint (mais
toujours sans acrimonie ni cynisme) le cœur de l’être humain tel
qu’il est, tour à tour, médiocre et talentueux, étriqué et inventif,
grave et insouciant, égoïste et généreux –, c’est qu’elle ne fait
pas profession de morale. Mais quel grand écrivain l’a jamais
fait, s’appellerait-il Dostoïevski, Bernanos ou Mauriac ? Ludmila
Oulitskaia est une romancière d’une infinie délicatesse, compassion
et tendresse pour les êtres humains – particulièrement pour les
marginaux, ainsi ceux qui étaient obligés, à l’époque soviétique,
de mener leur vie intime dans le secret, tels les homosexuels7 – et
à chacun de ses livres, nous lui ouvrons la porte comme à une amie
longtemps attendue. Plus que tout autre, celui sur lequel plane l’aile
légère et tranquille de la bonté, d’une bonté à toute épreuve, est le
court roman, Sonietchka8.

Sonietchka

Sonia est d’abord une jeune bibliothécaire au physique ingrat


qui, ayant renoncé à l’espérance de l’amour, trouve consolation à
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


son existence terne et insipide – cette fois-ci, à l’arrière-plan, l’hori-
zon gris et maussade de l’univers soviétique est omniprésent – dans
la lecture de tous les livres qu’elle peut emprunter. Puis le miracle
inattendu, absolu, total, frappe un jour à sa porte : la rencontre avec
un homme exceptionnel bien plus âgé qu’elle, Robert Victorovitch,
un artiste de talent libéré des camps, à cette époque ouvrier à l’usine
et qui, au bout de quinze jours, la demande en mariage. Et c’est
le bonheur sans ombre entre ces deux êtres si disparates que vient
couronner bientôt la naissance d’une fille, Tania. La lumineuse
et paisible Sonia, éperdue de gratitude envers le sort heureux qui
lui est réservé, consacre ses années aux tâches ménagères et à son
foyer, tandis que Robert Victorovitch se remet à son art, trouvant
progressivement un certain succès et l’aisance qui l’accompagne.
Puis un jour, alors que Tania est devenue adolescente, entre dans

7. Voir la nouvelle Un si gentil garçon, dans Un si bel amour, op. cit.


8. Trad. Sophie Benech, Paris, Gallimard, 1996, coll. « Folio ». Prix Médicis
étranger ex aequo, 1996.
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 437

la maisonnée une malheureuse jeune fille de son âge à la beauté


éblouissante, Jasia, avec laquelle elle s’est liée d’amitié et qui
s’installera bientôt à demeure. Une liaison finira par s’installer
entre Robert et ce petit elfe, que Sonia découvrira par hasard et
qu’elle bénira : « Comme c’est bien qu’il ait désormais à ses côtés
cette belle jeune femme, tendre et raffinée, cet être d’exception,
comme lui ! songeait Sonia. Et comme la vie est bien faite de lui
avoir envoyé sur ses vieux jours ce miracle qui l’a incité à revenir
à ce qu’il y a de plus important en lui, son art… »
« Vidée de tout, légère, les oreilles bourdonnant d’un tintement
limpide, elle entra chez elle, s’approcha de la bibliothèque, y prit
un livre au hasard et s’allongea en l’ouvrant au milieu. »
Lorsque Robert meurt d’une hémorragie cérébrale, Sonia
retourne à sa solitude paisible et à ses lectures chéries, sans jamais
cesser de bénir le ciel de lui avoir donné ce qu’elle pensait ne jamais
connaître et qu’elle ne s’est jamais approprié. Sonietchka est le
roman du Grand Merci à la vie. Et de tous les livres d’Oulitskaia,
c’est celui qui baigne dans la lumière poétique la plus pure. Le
plus drôle, et qui est une véritable ode à la joie de vivre, est De
joyeuses funérailles.
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


De joyeuses funérailles

Ce roman cocasse, joyeux, se passe à New York (au moment du


putsch de Moscou en août 1991) dans le loft délabré d’un peintre
juif russe émigré aux États-Unis, Alik, qui est sur le point de mou-
rir. Autour de lui, toute une cohorte de personnages plus ou moins
loufoques, sa femme Nina, à demi-folle, ses anciennes maîtresses,
Valentina et Irina, une ancienne acrobate devenue avocate, et sa
fille presque autiste, Maïka, surnommée Tee-shirt, qui n’accepte
de communiquer qu’avec le vieil homme, et d’autres visiteurs
que personne ne semble connaître. L’argent manque toujours, les
factures s’accumulent, payées de temps à autre on ne sait trop par
qui. Sous les fenêtres, un orchestre paraguayen joue une bruyante
musique qui casse les oreilles de tout le monde, mais avec lequel
danseront les invités lors de l’enterrement. On entre, on sort, on
boit, dans une agitation permanente autour du lit où plaisante encore
l’agonisant. De cet univers, il a toujours été et reste le centre. On
ne sait trop si c’est ou non un peintre de talent, mais ce qui est
438 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

certain, c’est qu’il a fait de son existence une œuvre d’art réussie
et que sa mort en est presque l’apothéose. Au centre de la scène,
le duel que se livrent un prêtre orthodoxe libéral et un rabbin qui
l’est moins pour le salut de cette âme impénitente qui finira par
être baptisée in petto par sa femme aux derniers instants. Après
l’avoir inhumé, ses amis se réunissent une dernière fois et il leur
adresse, par l’intermédiaire d’un message enregistré par Tee-shirt,
son ultime hymne à la vie :

— Les gars ! Les filles ! Mes chéris !


Nina se cramponna à l’accoudoir. La voix d’Alik poursuivait :
— Je suis là, les gars ! Avec vous ! Allez, servez à boire ! Buvons et
mangeons ! Comme toujours ! Comme d’habitude !
Avec quelle simplicité il avait, par des moyens mécaniques, démoli
en une seconde le mur séculaire, lancé un caillou depuis l’autre rive
recouverte d’un brouillard impénétrable, et échappé avec désinvolture,
l’espace d’un instant, au pouvoir de la loi implacable, sans recourir aux
violences de la magie, ni à l’aide des nécromanciens ou des médiums,
des tables bancales ou des soucoupes sautillantes… Il avait simplement
tendu la main à ceux qu’il aimait.

Que retient-on lorsqu’on a refermé l’œuvre d’Oulitskaia ? Outre


© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


le bonheur d’avoir goûté le style d’un écrivain de grand talent,
une fraternelle et puissante leçon d’humanité. Quelque chose de
profondément bon irradie ses livres et pourtant Ludmila Oulitskaia
ne fait jamais profession de « bons sentiments ». Elle a raison, bien
évidemment : c’est ainsi qu’il faut s’y prendre. On perçoit même en
elle des colères à peine dissimulées : envers les régimes qui corrom-
pent les hommes et anéantissent la spontanéité de la vie, bien sûr,
mais aussi, en vrac, les postures morales ou idéologiques, certaines
expressions imbéciles de l’athéisme, ou encore la fascination pour
Dostoïevski qu’elle juge un écrivain plutôt douteux. Après coup,
ce n’est pas seulement l’auteur brillant et doué que l’on en vient à
aimer, mais la personne libérale, intelligente et chaleureuse qu’elle
est certainement dans la vie, et qu’on a le sentiment d’avoir vrai-
ment rencontrée. Un verre à la main, à la terrasse d’un café, qui ne
voudrait s’inviter à sa table ?
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 439

II. L’angoisse du roi Salomon


ou le cœur bête de Romain Gary

« C’est ce qu’on appelle sentimentalisme, chez les salauds. »


Romain GARY (Émile Ajar), L’angoisse du roi Salomon.

« Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne


littérature. » Le mot d’André Gide, passé en adage, est si unaniment
accepté qu’à peine on oserait en discuter la véracité. Existe-t-il
seulement des contre-exemples ? Jean Valjean dans Les Misérables
de Victor Hugo, Alexis Karamazov dans Les Frères Karamazov de
Dostoïevski ou Rachel dans Les temps difficiles de Dickens sont
des êtres parfaitement bons, mais cela ne fait pas de ces œuvres, où
se rencontrent également des personnages d’une noirceur et d’une
perversité singulière, des exemples convaincants de ce que pourrait
être une littérature des « bons sentiments ». Ce n’est pas que de
tels sentiments n’existent pas et que les hommes soient incapables
de répondre parfois aux incitations de la bienveillance, de la bonté
et de la générosité, mais écrire un roman où il ne s’agirait que de
cela conduirait inévitablement l’auteur à tomber dans le « senti-
mentalisme » insipide, dans une naïveté larmoyante et ridicule, le
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


cul-cul-la-praline, le tout-le-monde-il-est-beau-il-est-gentil, le joli-
joli, un angélisme de pacotille. Quel écrivain de talent voudrait se
rendre aussi risible ? Mieux vaut admettre ce qu’écrivait François
Mauriac dans son Journal : « Rien ne pourra faire que le péché ne
soit l’élément de l’homme de lettres et les passions du cœur le pain
et le vin dont chaque jour il se délecte. Les décrire sans connivence
[…] est sans doute à la portée du philosophe et du moraliste, non de
l’écrivain d’imagination dont l’art consiste à rendre visible, tangible,
odorant, un monde plein de délices criminelles, de sainteté aussi. »9
Eh bien ! Il ne s’agira ici ni de l’un ni de l’autre, mais de la bonté
tout de même, sans rien de sirupeux ni de rose bonbon.
Dans le magnifique (et avant-dernier) roman de Romain Gary,
publié en 1979 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, L’angoisse du
roi Salomon10, la bonté dispendieuse, la bienveillance munificente

9. Cité dans Mauriac devant le problème du mal, Actes du colloque du Collège


de France, réunis et publiés par André Séailles, Paris, Klinsieck, 1994, p. 90.
10. Paris, Mercure de France, 1979, réédité chez Gallimard, dans la coll.
« Folio ».
440 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

du héros, Salomon Rubinstein, est insatiable, inconditionnelle


et totalement désintéressée, mais s’il en est ainsi, c’est qu’elle
provient d’abord d’une protestation. Une protestation rageuse et
colérique contre la vieillesse qui interdirait les plaisirs de la vie et
vous apprête à la mort, contre la misère et la détresse des oubliés
de l’existence, contre l’impuissance ou l’indifférence du Dieu qu’il
faut bien remplacer puisqu’il fait si mal son travail ; du moins est-ce
ainsi qu’un des personnages, Chuck, interprète la raison métaphysi-
que des largesses et de la bénévolence de ce vieil homme solitaire
de quatre-vingt-quatre ans qui dépense sa fortune au bénéfice de
l’association SOS-Bénévoles, fondée par lui au soir de sa vie. Le
roman est tout entier traversé par un humour étincelant qui est
comme la sublimation d’une rage à peine contenue : la générosité
pleinement gratuite est une sorte de pied de nez, de résistance
ironique, lancé avec panache à la figure de Dieu et à la cruauté
imbécile des hommes.

Faire la leçon à Dieu

Le narrateur, Jean, est un chauffeur de taxi, bricoleur à ses heu-


res, qui se trouve engagé par M. Salomon. Par quoi leur relation,
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


qui deviendra bientôt une profonde amitié, commence-t-elle ? Par
une première course en ville au terme de laquelle le vieil homme
l’invite à prendre un verre, et tout à trac, sans raisons convenables,
moins encore rationnelles, sort son chéquier et liquide le restant dû
pour l’achat du véhicule.

« Je sentais que j’avais rencontré quelqu’un de spécial et pas seulement


un marchand de confection qui avait réussi au-delà de toute espérance.
J’an ai parlé le soir même avec Chuck et Tong, avec qui je partage la
piaule, et ils m’ont d’abord écouté comme si j’étais tombé sur la tête
et avais eu des visions religieuses entre le boulevard Poissonnière et le
Sentier […] C’est vrai que monsieur Salomon avait quelque chose de
biblique, et pas seulement à cause de son grand âge » [p. 16].

S’il a fait fortune en ouvrant des magasins dans l’Europe entière,


il dépense désormais son argent en finançant une association dont
les bénévoles prennent nuit et jour les appels téléphoniques de
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 441

désespérés qui n’en peuvent plus avec les malheurs de la vie. À


l’occasion, ils leur rendent visite et leur apportent petits cadeaux
ou aides diverses, selon les besoins. Salomon Rubinsten, le roi du
pantalon et du prêt-à-porter, a besoin de quelqu’un qui le conduise,
ce sera Jean. Et pourquoi donc ? Parce qu’il a la tête de l’emploi.
Non du point de vue de l’apparence – de ce côté-là, il a plutôt une
gueule de voyou – mais du fait de sa sensibilité aux causes perdues,
les bébés phoques qu’on massacre en Alaska, les goélands qui
crèvent suite à la marée noire en Bretagne. Voilà qui vous prépare
dangereusement au bénévolat, parce que la « désensibilisation »,
c’est la condition première du fascisme et du terrorisme, et que c’est
justement ce talent dont Jean est dénué : « J’ai toujours été prêt
à faire n’importe quoi pour diminuer quand ça souffre » [p. 59].
Deux de ses amis se joignent à lui, un jeune homme noir, Yoko et
Chuck, à la froide tête métaphysique, mais qui n’est guère mieux
loti que lui : « C’est un grand mystère que Chuck, qui n’a que des
idées en tête, se met à avoir du cœur dès que quelqu’un s’adresse
à lui dans le malheur » [p. 33].
Et voici que Salomon les subjugue tous trois par son élégance
souveraine, son refus obstiné de se laisser aller aux renoncements de
la vieillesse, ses largesses dispendieuses, sa manière de faire « pleu-
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


voir ses bontés sur tous les cas humains qui lui étaient signalés »
[p. 23] et que Chuck interprète comme une manière de se substi-
tuer à Dieu : « Pour Chuck, le roi Salomon fait du remplacement,
de l’intérim vu que le titulaire n’est pas là et il se venge de lui en
Le remplaçant pour Lui signifier son absence […] Pour lui, le roi
Salomon faisait de l’intérim pour donner une leçon à Dieu et lui
faire honte » [p. 45]. Et ça, si l’on suit Gary, c’est le propre de la
relation que les Juifs entretiennent avec le Créateur :

« Il [Salomon] gesticule, voilà. C’est comme s’il brandissait le poing et


faisait des signes pour protester et pour faire comprendre à Jéhovah que
c’est injuste de tout faire disparaître, de tout emporter, et, en premier
lieu lui-même […] Tu ne comprendras jamais le vieux tant que tu ne
sauras pas qu’il a avec Jéhovah des rapports personnels. Ils discutent,
ils s’engueulent. C’est très biblique, chez lui. Les chrétiens, dans leurs
rapports avec Dieu, ils ne vont jamais jusqu’à l’engueuler. Les juifs,
si. Ils lui font des scènes de ménage » [p. 33].
442 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

La protestation, l’humour et l’angoisse

Au cœur du roman, la relation compliquée qu’entretiennent


Salomon et Jean avec Cora Lamenaire, une ancienne chanteuse
réaliste de soixante-cinq ans, qui fut célèbre avant-guerre mais qui
tomba dans l’oubli à cause de la relation amoureuse qu’elle entre-
tint avec un collabo. Le vieil homme envoie Jean lui apporter une
corbeille de fruits confits, parce que, une nuit, elle a appelé SOS-
Bénévoles. Quoi qu’il prétende ne pas la connaître, on apprendra
bientôt qu’il a été amoureux d’elle à l’époque de sa gloire, qu’elle a
protégé sa clandestinité lorsqu’il est resté enfermé durant plusieurs
années dans une cave (pour échapper à la déportation) ; après sa
déchéance, alors qu’elle travaillait comme dame pipi dans un res-
taurant, il lui a acheté un appartement et continue de lui verser une
rente. Mais entre les deux, c’est depuis des décennies le refus de
se revoir et l’échange de reproches vindicatifs : pour l’un, parce
qu’elle n’est pas venue lui rendre visite dans sa cachette ; pour
l’autre, parce qu’il continue de la poursuivre de ses reproches alors
qu’elle lui a sauvé la vie. Toute l’affaire du jeune homme sera de
réconcilier ces deux-là que leur fierté sépare l’un de l’autre, alors
qu’ils vivent dans une triste solitude. Quand il ne prend pas des
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


appels au milieu de la nuit, M. Salomon collectionne des timbres-
poste et des cartes postales.
Jean se prend d’amitié pour la vieille dame, vient souvent lui
rendre visite, la sort en boîte de nuit, l’emmène canoter au Bois de
Boulogne, puis devient son amant parce que ce n’est parce qu’on
est âgée qu’on n’y a plus droit. Dans le même temps, Jean tombe
amoureux d’une jeune libraire, Aline, chez qui il s’installe bientôt
sans rien lui cacher de sa liaison avec l’ancienne étoile de la chan-
son. Si c’est par amour qu’il lui offre une dernière fois les plaisirs
de l’union physique, c’est au nom d’un amour en général :

« […] C’était pas personnel avec mademoiselle Cora, Chuck, c’était


personnel avec l’injustice. J’ai encore fait le bénévole » [p. 163].

Et, plus loin encore, cet aveu :

« — On n’a pas idée de baiser une femme par pitié.


J’ai dû me retenir. J’ai vraiment dû me retenir.
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 443

— Je ne l’ai pas baisée par pitié. J’ai fait ça par amour. Tu comprends
très bien ce que c’est, Chuck. C’est par amour, mais ça n’a rien à voir
avec elle. […]
— Oui, l’amour du prochain, dit-il.
J’ai sauté de mon lit et je suis sorti. Il me faisait trop sentir » [p. 165].

Toute la contradiction de la relation de Jean avec la vieille dame


éclate dans ce dialogue. Car c’est tout à la fois elle qu’il aime –
sans quoi, ce serait vraiment trop dégueulasse, de la pitié ou de
l’aumône justement – et elle, en tant qu’elle est une femme âgée à
laquelle il serait injuste de préférer une jolie jeune fille de son âge
sous prétexte que cette dernière n’aurait pas de rides et que la vie
ne lui est pas encore « passée dessus ». Bien sûr, ça ne peut pas
tenir. Jean s’emploie à réunir Cora et Salomon, qui partiront tous
deux, à la fin du roman, vivre ensemble à Nice.
L’angoisse qui travaille les personnages, Salomon et Jean, est
liée aux ravages du temps, à l’injustice cruelle de la vieillesse
qui n’est pas une raison pour ne plus pouvoir profiter des joies
de l’existence et espérer dans tout ce qui nourrit l’espoir des plus
jeunes. Et toute l’admiration et l’amour que Jean éprouve pour le
vieil homme – lequel se fait refaire les dents pour vingt ans ou plus,
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


s’habille avec l’élégance d’un homme qui a la vie devant soi, et
se fait conduire chez une prostituée, on ne sait pas si c’est pour le
plaisir ou pour l’humour encore – vient de l’immense protestation
que celui-ci proclame comme si ses actes et ses largesses désinté-
ressées gueulaient pour lui contre le grand désordre de l’univers.
Jean fait face, à sa manière, contre ce chaos, plus métaphysique
qu’humain ou social, en passant son temps à vérifier la définition
des mots dans les dictionnaires, parce que, là du moins, les choses
sont à leur place et c’est sans mauvaise surprise.
La bonté, chez M. Salomon, chez Jean aussi, procède d’une
sensibilité à fleur de peau qui refuse bien sûr de se plier aux calculs
de l’intérêt bien compris, mais aussi à toutes les formes d’apai-
sement que procurent les leçons de la sagesse. Mais le caractère
déraisonnable de la générosité tous azimuts – « Quand on n’a pas
le cœur bête, c’est qu’on n’a pas de cœur du tout » [p. 70] – obéit
à une raison supérieure lorsqu’elle est une protestation contre la
grande déraison de l’ordre des choses. Dès lors, elle n’a rien de naïf,
d’imbécile ou d’angélique : elle est l’expression souveraine de la
444 PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE

liberté de dire Non à l’injustice cosmique dont les hommes sont les
complices et les artisans en second. C’est pourquoi, chez Gary, la
bonté dispendieuse est le propre des êtres d’une intelligence supé-
rieure. Et, comparable en cela à ce que devrait être la bonté divine,
elle s’exerce sur les bons et les méchants, sur les cons aussi.
De cette dernière catégorie, M. Tapu, le concierge de l’immeuble
cossu où habite Salomon, est le parfait représentant, caricatural
même avec son béret et son mégot aux lèvres. Mais, en homme de
cœur, Jean ne l’oublie pas, quoi que ce soit d’une façon particuliè-
rement adaptée à son cas :

« J’avais de la peine pour lui et je faisais des trucs exprès pour le


motiver, j’arrachais une baguette métallique de la moquette, je cassais
une vitre ou je laissais la porte de l’ascenseur ouverte pour lui donner
satisfaction. C’était un mec qui avait besoin d’assistance […] Il avait
besoin de moi, il lui fallait quelqu’un de personnel à détester, parce
que sans ça c’était le monde entier et c’était trop grand. Il lui fallait
quelqu’un et quelque chose de palpable […] Quand j’ai compris que je
lui manquais, je me suis mis à l’aider. J’ai commencé par pisser contre
le mur dans l’escalier, à côté de sa loge. Il n’était pas là mais il m’a
tout de suite reconnu quand je suis redescendu. Il m’attendait […] Je
lui ai fait un bras d’honneur et je suis parti. Depuis, il me considère
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)


avec satisfaction… » [p. 96-97].

On l’aura compris, la bonté, chez Roman Gary, est tout sauf une
affaire de morale. Si elle répond à une obligation, celle-ci est d’un
autre ordre que le respect de principes, de règles et de prescriptions,
qu’elles soient sociales ou autres. Quelque chose comme un don
inconditionnel qui s’adresse, comme un vivant reproche, à l’anti-
don divin, pour lui dire son fait, et qui s’enracine dans la colère
d’une protestation qui se refuse au désespoir tout autant que dans
les élans de la sensibilité. On pourrait voir en cela une forme de
naïveté – de fait, elle est assumée comme telle puisque Jean tente
parfois en vain de s’en guérir (« J’aimerais bien être un truand qui
n’a pas froid aux yeux et qui a tout le confort. Tout le confort ?
Le confort moral. Qui s’en fout quoi » [p. 19]) – mais quand cette
naïveté commence à manquer, c’est le monde entier qui court à la
« désensibilisation ». Et lorsque cela advient, ce sont les Juifs qu’on
extermine, les bébés phoques qu’on tue à coup de gourdin et Aldo
Moro qu’on assassine.
LA LITTÉRATURE ET LE BIEN 445

Moquer la sensibilité, la brocarder du nom insultant de « sen-


timentalisme », au fond c’est l’emploi des salauds. Mais c’est le
« cœur bête » de l’homme en colère qui voit l’injustice, qui la
dénonce et la combat jusque dans ses conséquences métaphysiques
et théologiques. Aussi pourrait-on dire que Gary « voltairise »
lorsqu’il reprend les armes de l’humour et de l’ironie de son illustre
prédécesseur à des fins assez semblables. En 1979, lorsqu’il écrit
L’angoisse du roi Salomon, Gary dresse le poing contre la défi-
cience de Dieu et la méchanceté imbécile des hommes ; bientôt,
il tournera la main contre lui-même. Mais cela, il est nous interdit
de l’interpréter.
© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

© La Découverte | Téléchargé le 16/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

Vous aimerez peut-être aussi