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Michel Terestchenko
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Michel Terestchenko
jamais été, non pas dans les contes pour enfant (ils sont souvent bien
cruels) ou les romans pour jeune fille, enfin rien qui se rapporte à
une littérature édifiante, mais dans l’œuvre d’écrivains de premier
plan qui, eux aussi, travaillent et pétrissent la pâte humaine à pleines
mains, et voir ce qu’on peut en dire. À ce stade, nous n’en savons
encore rien. Sauf, encore à titre d’hypothèse, ceci.
Tout porte à croire que la bonté droite, directe et sans défaillance
n’est pas du domaine de l’humain, saturée comme elle l’est par son
incarnation christique. Et de fait, ce sont bien des figures christi-
ques – le prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski ou Billy
Budd dans le roman éponyme de Melville – qui, dans notre tra-
dition littéraire, sortent de la boîte lorsqu’il s’agit de donner une
voix et un visage à la bonté. Mais les exemples sont rares, et pour
cause ! Chez Dickens peut-être, mais là encore cela lui vient de
son optimisme chrétien, et il n’est pas sûr qu’aujourd’hui on ne
préfère s’en tenir à distance, quand on ne s’en gausse pas tout à
fait. L’humour féroce et le cynisme de Thackeray, son contempo-
rain, nous paraissent tellement plus justes. Hugo encore peut-être.
Bernanos sans doute. Mais, dans ces deux cas, on reste dans le
registre de la sainteté, qu’elle soit laïque ou non. Chez Shûsaku
Endô, également, mais s’il est japonais, l’écrivain est surtout un
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6. Voir De joyeuses funérailles, trad. Sophie Benech, Paris, Gallimard, 1999, coll.
« Folio », p. 103-104. C’est le seul endroit dans son œuvre, à ma connaissance, où
Oulitskaia évoque un « dissident connu », et le portrait de l’homme, à la fois héroïque
et débauché, n’est guère flatteur : « Mais, apparemment, il y avait chez lui une ligne
de démarcation entre les moitiés supérieure et inférieure : si le haut était d’excellente
qualité, le bas était fortement avarié ». Ludmila Oulitskaia ne saurait pourtant être
suspectée de complaisance envers le régime communiste. Proche des dissidents,
elle avait perdu son poste de biologiste à l’époque soviétique lorsque les autorités
avaient découvert qu’elle prêtait sa machine à écrire à des auteurs de livres clandestins
(samizdat). Ludmila Oulitskaia vient de faire paraître un ouvrage (non encore traduit)
sur la dissidence qui a connu, dès sa sortie, un immense succès en Russie.
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sorte de résistance passive si l’on veut – plutôt que dans des prises
de position publiques.
Si Ludmila Oulitskaia est une moraliste – de fait, elle peint (mais
toujours sans acrimonie ni cynisme) le cœur de l’être humain tel
qu’il est, tour à tour, médiocre et talentueux, étriqué et inventif,
grave et insouciant, égoïste et généreux –, c’est qu’elle ne fait
pas profession de morale. Mais quel grand écrivain l’a jamais
fait, s’appellerait-il Dostoïevski, Bernanos ou Mauriac ? Ludmila
Oulitskaia est une romancière d’une infinie délicatesse, compassion
et tendresse pour les êtres humains – particulièrement pour les
marginaux, ainsi ceux qui étaient obligés, à l’époque soviétique,
de mener leur vie intime dans le secret, tels les homosexuels7 – et
à chacun de ses livres, nous lui ouvrons la porte comme à une amie
longtemps attendue. Plus que tout autre, celui sur lequel plane l’aile
légère et tranquille de la bonté, d’une bonté à toute épreuve, est le
court roman, Sonietchka8.
Sonietchka
certain, c’est qu’il a fait de son existence une œuvre d’art réussie
et que sa mort en est presque l’apothéose. Au centre de la scène,
le duel que se livrent un prêtre orthodoxe libéral et un rabbin qui
l’est moins pour le salut de cette âme impénitente qui finira par
être baptisée in petto par sa femme aux derniers instants. Après
l’avoir inhumé, ses amis se réunissent une dernière fois et il leur
adresse, par l’intermédiaire d’un message enregistré par Tee-shirt,
son ultime hymne à la vie :
— Je ne l’ai pas baisée par pitié. J’ai fait ça par amour. Tu comprends
très bien ce que c’est, Chuck. C’est par amour, mais ça n’a rien à voir
avec elle. […]
— Oui, l’amour du prochain, dit-il.
J’ai sauté de mon lit et je suis sorti. Il me faisait trop sentir » [p. 165].
liberté de dire Non à l’injustice cosmique dont les hommes sont les
complices et les artisans en second. C’est pourquoi, chez Gary, la
bonté dispendieuse est le propre des êtres d’une intelligence supé-
rieure. Et, comparable en cela à ce que devrait être la bonté divine,
elle s’exerce sur les bons et les méchants, sur les cons aussi.
De cette dernière catégorie, M. Tapu, le concierge de l’immeuble
cossu où habite Salomon, est le parfait représentant, caricatural
même avec son béret et son mégot aux lèvres. Mais, en homme de
cœur, Jean ne l’oublie pas, quoi que ce soit d’une façon particuliè-
rement adaptée à son cas :
On l’aura compris, la bonté, chez Roman Gary, est tout sauf une
affaire de morale. Si elle répond à une obligation, celle-ci est d’un
autre ordre que le respect de principes, de règles et de prescriptions,
qu’elles soient sociales ou autres. Quelque chose comme un don
inconditionnel qui s’adresse, comme un vivant reproche, à l’anti-
don divin, pour lui dire son fait, et qui s’enracine dans la colère
d’une protestation qui se refuse au désespoir tout autant que dans
les élans de la sensibilité. On pourrait voir en cela une forme de
naïveté – de fait, elle est assumée comme telle puisque Jean tente
parfois en vain de s’en guérir (« J’aimerais bien être un truand qui
n’a pas froid aux yeux et qui a tout le confort. Tout le confort ?
Le confort moral. Qui s’en fout quoi » [p. 19]) – mais quand cette
naïveté commence à manquer, c’est le monde entier qui court à la
« désensibilisation ». Et lorsque cela advient, ce sont les Juifs qu’on
extermine, les bébés phoques qu’on tue à coup de gourdin et Aldo
Moro qu’on assassine.
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