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ART ET FÉMINISME, UN NO MAN'S LAND FRANÇAIS ?

Géraldine Gourbe et Charlotte Prévot

L'Harmattan | « L'Homme & la Société »

2005/4 n° 158 | pages 131 à 144


ISSN 0018-4306
ISBN 2296016383
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2005-4-page-131.htm
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Art et féminisme,
un no man’s land français ?

Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

En février 2005 s’est tenue au Centre Georges Pompidou, à Paris, une


exposition intitulée Dyonisiac. Le propos tenu par sa commissaire,
Christine Macel, était de développer la notion de flux créateur, par le
biais d’une lecture de Nietzsche. Au travers d’une dizaine d’artistes
internationaux, il s’agissait de présenter une vitrine de l’art d’aujourd’hui,
posant la jouissance, l’énergie débordante et la subversion comme de
« nouveaux » axes de lecture et d’exposition de l’art contemporain.
Impossible d’échapper à une campagne de diffusion reposant non sur la
lecture croisée de Nietzsche et de l’art contemporain, mais bien plus sur
une liste de noms d’artistes confirmés sur le marché de l’art. Pourtant, un
regard peu aiguisé pouvait rapidement constater que dans cette vitrine de
l’art d’aujourd’hui, aucune femme n’apparaissait. De là à penser que les
femmes ne peuvent défendre la création contemporaine, de là à penser
que le flux créateur est réservé aux seuls détenteurs du phallus...
C’est ainsi que l’exposition, contestée d’un point de vue esthétique et

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économique 1, l’a été également par un regroupement spontané de
féministes engagées dans les problématiques de l’art 2.
Pourtant, même si cette institution et le public ne pouvaient nier cette
critique féministe pointant l’absence criante de femmes dans cette vitrine
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de l’art d’aujourd’hui, la seule alternative demandée était que soit établie


une liste d’artistes femmes pour contrer, en mieux, celle proposée par
l’exposition. Les militantes féministes ont perçu dans cette demande de

1. Cf. Harry BELLET et Benjamin ROURE , « Les vedettes de l’art trash au Centre
Pompidou » et Geneviève B REERETTE, « Des figures de l’excès, plus désagréables que
dérangeantes », in Le Monde, 20 février 2005.
2. Site des artpies : http://artpies.samizdat.net/

L’homme et la société, no 158, octobre-décembre 2005


132 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

liste alternative ce même piège toujours tendu de devoir se légitimer ;


elles ont donc refusé de pallier au manque de l’institution et ont préféré
sensibiliser le public amateur et éclairé aux pratiques d’effacement de
tout discours critique.
Comment passer de ce constat et de cette expérience de terrain à une
analyse structurelle des pratiques rejetant la critique féministe ?
Une fois le malaise posé et les questions déclenchées, nous nous
confrontons à une frilosité, en France, dans les champs de l’histoire de
l’art, de la critique et de l’esthétique, face aux actions féministes. Il ne
reste qu’une possibilité qui consiste à emprunter les outils anglo-saxons
des années soixante-dix et quatre-vingt pour appréhender autrement que
par le choc et la frustration cet état de fait.
Ces outils nous sont notamment fournis par les premiers textes de
critiques féministes sur l’histoire de l’art dont Linda Nochlin 3 est une
figure incontournable. En effet, forte de sa pratique militante dans les
mouvements de libération des femmes 4 aux États-Unis et de son
engagement dans le développement d’une théorie féministe sur l’art, elle
apparaît comme l’une des pionnières dans l’articulation entre
l’expérience militante féministe et les pratiques professionnelles dans le
milieu de l’art. Confrontée à cette question : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu
de grandes artistes femmes ? », maintes fois rencontrée sur le terrain des
manifestations, Linda Nochlin dénonce les pièges de cet énoncé négatif
dans lequel les militantes se fourvoyaient en apportant des listes de noms
de femmes artistes pensant récuser l’énoncé de départ. Selon elle, la
priorité du mouvement de libération des femmes dans le champ de l’art
ne peut pas se satisfaire de l’écriture d’une généalogie des pratiques
incluant les femmes dans les grands mouvements d’histoire de l’art. Il
s’agit bien plus de prendre en considération le point de vue à partir

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duquel sont émis les énoncés afin de cerner comment ils orientent et
limitent la fabrication des savoirs, et non pas de pallier les manques, ou
de faire le travail à la place des historiographes. Dès lors, Linda Nochlin
réclame une réorientation du mouvement féministe dans l’art vers le
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centre même de la discipline pour la faire exploser. Ainsi, écrit-elle :


« Alors même que le récent surgissement de l’activité féministe dans ce pays
fut un événement libérateur, sa force avant tout émotive, […] s’est focalisée […],
sur le présent et les besoins immédiats plutôt que sur l’analyse historique des
questions intellectuelles fondamentales que soulève automatiquement l’attaque

3. Linda NOCHLIN présentera au New Museum de Brooklyn une exposition sur le


post-féminisme en 2006.
4. Groupes féministes manifestant devant les musées dès les années soixante-dix : la
Woman Art Coalition (W.A.C.), la Woman Artist in Revolution (W.A.R.).
Art et féminisme, un no man’s land français ? 133

féministe du statu quo. Mais comme toute révolution, […], la révolution féministe
devra tôt ou tard s’en prendre aux fondements rationnels et idéologiques des
diverses disciplines intellectuelles ou universitaires — l’histoire, la philosophie, la
sociologie, la psychologie, etc. 5 »

Avec clairvoyance, elle insiste sur les nécessaires prises de conscience


et critiques du point de vue unique (masculin, bourgeois et blanc) dans les
formations épistémologiques des savoirs. Elle relie les conceptions
historiques du génie moderne à des successions de mythes progressistes
dans lesquels une femme ne peut exister en tant qu’artiste. Pour répondre
à sa question emblématique, elle suggère de définitivement quitter la
recherche de l’approbation historique pour en venir à poser les conditions
de possibilité du geste artistique, d’un point de vue politique, socio-
culturel et institutionnel.
Dans cette percée théorique, alors que Nochlin propose comme
alternative politique la recherche d’une égalité entre les hommes et les
femmes depuis les institutions 6, Griselda Pollock, nourrie par les textes
d’Althusser sur l’interpellation et l’idéologie, de ceux de Brecht sur la
distanciation au théâtre, de Foucault sur les formations discursives du
pouvoir et de Lacan et de ses disciples, critique point par point certaines
conceptions naïves du mythe créateur et d’un pouvoir bilatéral. Elle se
propose de problématiser en art une théorie politisée de la représentation
posant les questions de l’artiste, du modèle, et des conditions de
réception. Si, pour Nochlin, l’artiste est un créateur, Pollock rebondit sur
« les conditions de possibilité du geste artistique » émises par la
théoricienne américaine et réalise une révolution 7 en attribuant à l’artiste
le statut de « producteur », incluant de fait tout un « cadre » 8 politique,
économique et social qui permet de retravailler la question de l’objet
« produit », du public « consommateur » et des savoirs « producteurs ». Il

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5. Linda NOCHLIN, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », in
Femmes, art et pouvoir, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 201.
6. Dans ce texte manifeste, elle annonce la possibilté d’un changement fort de
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paradigme dans le champ de l’histoire de l’art. Cependant, sa méthodologie d’analyse de


cette discipline, la cantonne le plus souvent à la relecture d’œuvres modernes produites
par des hommes utilisant l’image de la femme comme une iconographie récurrente et non
à des propositions d’artistes féministes, contemporaines de sa réflexion. Intégrant la
catégorie de « femme » comme donnée établie dans la représentation, elle échoue dans la
problématisation entre les termes « art » et « féminisme ».
7. Le mot « révolution » aura pour nous le sens de mouvement rotatif, portant en lui la
notion de changement.
8. Utiliser le mot « cadre » en parlant du travail de Griselda Pollock est pour nous un
moyen d’utiliser sa propre terminologie ; cf. Rozsika PARKER and Griselda POLLOCK
(eds), Framing Feminism, Art and the Women’s Movement 1970–1985, Pandora Press,
Canada, Ontario, 1987.
134 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

ne s’agit plus de dévoiler le sens caché et mystérieux de l’œuvre, mais


bien plus de recourir au questionnement suivant comme méthode
d’analyse : « Comment et pourquoi un objet d’art a-t-il été fait, pour qui
a-t-il été fait, dans quel dessein, et avec quelles contraintes et possibilités
a-t-il été produit et initialement utilisé ? 9 ». Elle avance le concept
d’intentionnalité comme méthode analytique ; et en plaçant de fait l’objet
d’art dans une dépendance face à son producteur, elle rompt avec la
notion de l’autonomie de l’œuvre d’art et permet de l’éloigner du mythe
de la neutralité. Le point de vue universel et scientifique est remis en
cause par la réaffirmation de l’expérience subjective multiple des
spectateurs face à la production artistique. Le spectateur, au même niveau
de légitimité que l’artiste, devient producteur de sens.
Cette avancée conceptuelle féministe de Pollock s’inscrit dans le
contexte des revendications identitaires exacerbées des années soixante-
dix qui permet aux pays anglo-saxons de commencer à penser un retour à
l’individu. Dans un même temps, les grandes universités américaines
s’investissent dans la diffusion et la reconnaissance des travaux de
Cixous, Deleuze, Derrida, Guattari et Foucault pour ne citer qu’eux…
Nous nous retrouvons confrontées, au même moment et jusqu’à
aujourd’hui en France, à une difficulté structurelle, philosophique et
politique de prendre en compte, dans le champ des savoirs, le point de
vue du « je », comme méthodologie féministe, après la mort annoncée de
l’auteur.
D’un territoire à l’autre, si les sources sont quasi identiques, leur
lecture et leur réappropriation par les théoriciens de l’art diffèrent quant à
leur usage politique. Il conviendrait de disséquer cet écart afin de le
mettre à plat. Toutefois, cette entreprise s’avère complexe et faute de
temps, nous préférons nous demander ce qui se dit et ce qui se produit

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dans le contexte français des champs qui nous concernent, c’est-à-
dire art et féminisme ?
Toute la difficulté, pour lier ces deux termes, réside dans leurs
décalages linguistiques, philosophiques, économiques et utopiques. Force
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est de constater que la volonté révolutionnaire à partir des années


soixante-dix se retrouve en chacun d’eux. Toutefois, si l’art a eu pour
rêve un agir politique, un être au quotidien social, il n’en demeure pas
moins que la portée a été avant tout symbolique. À l’inverse, si le
féminisme a eu pour volonté de renverser, par le biais du symbolique, un
état de fait social, aujourd’hui, les avancées sociales et politiques sont

9. Griselda POLLOCK, Vision and Difference : Feminism, Feminity and the Histories of
Art, Londres, New York, Routledge, 1988, p. 26.
Art et féminisme, un no man’s land français ? 135

loin d’être suivies par le symbolique. On explique aux petites filles


qu’elles pourront être artistes plus tard, il n’empêche qu’elles sont
confrontées au quotidien à d’autres images que celles de leur réussite
sociale et professionnelle. Maternité et vie maritale passant pour buts à
atteindre, quoiqu’il arrive, comme accomplissement de soi.
Face à ce double échec, l’articulation entre les deux termes se retrouve
à nouveau compliquée en raison d’un déni réciproque. Nous observons,
de la part de certaines théoriciennes féministes françaises, une conception
portant un discrédit sur l’art, qui repose sur plusieurs réserves. L’art étant
avant tout inscrit dans le champ du symbolique, il se retrouve d’emblée
nié en tant que projet par l’empirisme de certains courants féministes qui
le considèrent alors comme un symptôme. Il est accepté en tant que
vecteur et moyen, mais réfuté comme acte fondateur. Et, s’il devient
argument empirique, ce n’est que par le biais d’une lecture de l’activité
marchande et capitaliste qui discrédite toute modalité militante
alternative. Il reste également que l’art, dans sa représentation collective,
demeure la production d’une culture d’élite. Il convient de préciser que
ces réserves sont loin de se limiter à certaines féministes mais, plus
généralement, sont véhiculées par tous les détracteurs de l’art contem-
porain depuis maintenant plusieurs décennies. Elles dénotent avant tout
une profonde ignorance des enjeux artistiques et des politiques culturelles
actuelles concernant l’ancrage social et les effets sociaux de l’art 10.
Ce constat d’une reconnaissance difficile de l’art comme porteur d’un
autre agir féministe s’avère être douloureux et parfois inhibant pour les
chercheuses, militantes et artistes souhaitant développer une pensée
féministe au sein de l’art contemporain. Ce qui expliquerait que certaines
trouvent refuge dans la relecture des collectifs de femmes des années
soixante-dix en France. Il nous semble pourtant que la question de la

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fabrication d’un mythe de l’artiste française féministe des années
soixante-dix au regard du mouvement d’art féministe anglo-saxon peut se
poser. Ne sommes-nous pas en effet totalement dans un fantasme quant à
la réalité d’une production artistique féministe ? L’ambiguïté des motiva-
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tions d’une recherche sur la possible politisation des collectifs de femmes


en art doit être pointée : puisqu’aucune structure, à l’instar de la Woman

10. En effet, les artistes, depuis quarante ans, se sont posé la question du travail
sociologique et anthropologique et ont impulsé une nouvelle dynamique esthétique
reposant sur le documentaire, la rencontre et l’échange avec l’autre. De plus, les
institutions culturelles voient leurs budgets et fonctionnements évoluer considérablement
depuis l’avènement de la pédagogie, proposant alors elles-mêmes aux artistes de devenir
des travailleurs sociaux.
136 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

House à Los Angeles et de la Galerie A.I.R. à New York 11, n’a été mise
en place par les collectifs, de même qu’il n’y a pas eu, de façon
récurrente et efficace, de mouvement de revendication concernant la
quasi-absence de femmes artistes dans les institutions culturelles et les
galeries, peut-on se permettre de prendre le risque de faire l’impasse sur
cette potentialité d’un féminisme dans l’art, ou doit-on se perdre dans
l’admiration nostalgique des traces d’un possible avoir eu lieu ? À
entendre les différentes historiennes de l’art, il est difficile d’affirmer
qu’un art féministe ait existé en France 12. Cette interrogation est d’autant
plus importante que nous assistons, ces dernières années, en France, dans
le discours des professionnels de l’art, à une régression quant aux
questions sur la représentation de l’identité qui elles-mêmes suscitaient
un intérêt relativement superficiel 13. S’il est à noter qu’en France, depuis

11. La Woman House est née à l’initiative d’une artiste américaine Judy Chicago,
rejointe plus tard par Miriam Shapiro, qui décide de fonder un programme éducatif d’art
pour les femmes au sein de l’institution académique californienne. Les étudiantes devaient
penser et élaborer ensemble leur programme fondé sur une critique des formations
épistémologiques (histoire, critique, sociologie, philosophie, économie de l’art) générant
leur difficulté à exister en tant qu’artistes femmes.
Sur la côte Est, des artistes féministes décident, pour pallier l’absence de
représentation des artistes femmes dans les galeries et les musées, de créer leur propre lieu
de production et de diffusion. La Galerie Air est une coopérative d’artistes féministes.
Ces deux lieux, par la qualité artistique et critique indéniable de leur programme, et
par leur retentissement national et international dès leur première exposition, sont devenus
des symboles de l’activité d’art féministe américain.
12. « Mais le terme “ art féministe ” ne fut jamais adopté par les plasticiennes et les
critiques d’art françaises, et aucun mouvement autonome d’artistes féministes ne se
développa en France », in Diana QUINBY, Le collectif Femmes/Art à Paris dans les années

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70, une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, Thèse dirigée par
Françoise Levaillant, Histoire de l’Art et archéologie, Université Paris I, 2003, p. 55.
13. Pourtant, dès les années quatre-vingt, le milieu culturel français s’est posé les
questions de l’identité, notamment grâce au travail de Jean-Hubert Martin avec son
exposition Les Magiciens de la Terre (1989) à La Villette et par la suite pléthore
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d’expositions sur les thèmes de la constitution de l’identité (sur l’adolescence surtout).


Très rarement, cependant, les œuvres étaient suivies d’un projet politique structurel sur les
identités de genre entre autres choses. L’œuvre demeure encore un objet autonome et
neutre, et non une production de discours comme le préconisait Griselda Pollock. Nous
sommes sans cesse confrontées à cette difficulté de pouvoir faire dire quelque chose à une
œuvre qui dépasserait le stade de l’immédiateté visuelle. Il n’est donc pas étonnant que
l’exposition du Centre Georges Pompidou : Masculin/Féminin, du sexe dans l’art (1995),
ait été largement décriée par les critiques d’art, et principalement à l’étranger, quant à sa
vision dominante sur le genre qui se réduisait aux sexes biologiques, notamment dans le
cadre de la sexualité hétérosexuelle et où toutes les remises en cause de cette binarité
(genre/sexe) émanaient des pratiques sexuelles qualifiées de « déviantes ». Ces mêmes
sexualités portaient alors le masque de l’exotisme.
Art et féminisme, un no man’s land français ? 137

les années soixante, aucune structure artistique féministe n’a été pérenne,
il faut également prendre en considération que les institutions culturelles
françaises sont, de la même façon, encore aujourd’hui, restées
imperméables à toute mise en cause de l’accession à la légitimité du geste
artistique féministe, malgré les percées réelles de celui-ci dans le champ
de l’art contemporain aux États-Unis.
La difficulté de toute tentative féministe dans l’art, en parallèle de
cette incapacité de l’institution à la légitimer, est de déjouer une
rhétorique stigmatisante et ses mécanismes d’auto-légitimation, qui
reposent sur un argument récurrent, à savoir, le fait qu’il n’y a pas eu de
« grandes » artistes femmes comme le posait déjà Nochlin dans son texte
manifeste, il y a trente ans. De plus, les jugements de valeur pleuvent
pour discréditer une pratique féministe au travers de la mise en avant du
sexe de l’artiste : l’art féminin, l’art des femmes sont souvent collapsés,
dans les discours sur l’art, avec l’art féministe. La catégorie « femme »
n’a pas été interrogée de même que la relation entre sexe biologique et
genre. Il est d’ailleurs troublant de noter que cette confusion
terminologique est portée autant par les spécialistes de l’art que par
certaines « partisanes » féministes (militantes, artistes, théoriciennes).
Bottons en touche définitivement cette volonté essentialiste. Mais ne
rejetons pas pour autant l’idée de toute responsabilité. Il est un fait que la
féminisation des professions de la culture est réelle et ce à des postes
stratégiques et de décision. Pourtant, les initiatives féministes sont
discrètes et à chaque fois critiquées pour leur spécialisation identitaire.
Il est également reproché aux artistes féministes de se focaliser sur
l’autobiographie, à tel point qu’elles en deviendraient narcissiques. Une
rupture que nous devrions considérer comme progressiste comparée à la
stigmatisation des féministes comme hystériques ! La névrose ne serait

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plus extériorisante, mais intériorisante ! Si le « je » autobiographique ne
s’inscrit pas depuis la position du masculin, de la blanchitude et de la
bourgeoisie, il est balayé par l’argument communautaire. Ainsi, la
représentation de récits personnels propre aux artistes masculins ne sera
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jamais taxée de névrosée ou de particulariste à moins qu’ils ne soient pas


hétérosexuels. Derrière cette classification esthétique d’un art féministe,
qui serait étiqueté « narcissique » ou « autobiographique », se cache la
rhétorique récurrente du républicanisme français pour lequel primeraient
une neutralité et une universalité 14.

14. Le groupe d’avant-garde américain Fluxus avait exclu, dans les années soixante-
dix, certaines artistes (Carolee Schneemann, Shigeko Kubota,…) arguant le fait que leurs
productions performatives ne respectaient plus les principes de neutralité et d’universalité,
138 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

Toutefois, les expositions et recherches artistiques des années quatre-


vingt-dix semblaient s’ouvrir aux influences des études sur le genre et le
post-colonialisme, au travers d’expositions traitant du corps, de l’identité
et de la sexualité. Il n’en demeure pas moins que l’on a eu le plus grand
mal à questionner leurs images et leurs représentations. En effet, encore
aujourd’hui, nous n’avons pas suffisamment approfondi conceptuel-
lement les articulations entre matérialité et genre, sexe, identité, pour
pouvoir dépasser une iconographie littérale demandant sans cesse à ce
que ces quatre éléments soient toujours liés sous peine de danger.
Ce constat souligne un réel problème de compétences croisées entre
des champs spécifiques, et révèle toute la difficulté de la spécialisation
professionnelle des intervenants, qu’ils soient artistes, critiques,
commissaires d’exposition… Ainsi, il nous semble important de revenir
momentanément sur la réception et ses effets, dans le milieu de l’art, du
concept de « performance du genre et parodie » tel qu’il a été élaboré
dans Trouble dans le genre 15 par Judith Butler. En effet, la philosophe
elle-même souligne dans ses écrits ultérieurs la mésinterprétation de son
évocation du « drag » et pointe les dérives malencontreuses d’une
transposition pure et simple du travestissement vers la mascarade des
genres. Butler cherchait avant tout à dépasser la polémique féministe
entre essentialisme et constructivisme. Son expérience militante la place
sans aucun doute dans une urgence sociale qui ne peut prendre en compte
à part égale le réel et le symbolique, à l’instar des féministes françaises.
La conception de l’art chez Butler n’est pas prise en compte ; ce qui
s’illustre par les propos qu’elle tient sur la performance du genre où les
effets répressifs n’ont pas le même effet sur un « drag » dans un théâtre
que sur un « drag » dans l’espace public. Comme nous l’avons dit
(note 14), plusieurs artistes féministes américaines, dont Carolee

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principes inspirés par le zen, et de ce fait devenaient “ narcissiques ”, “ baroques ” et


“ brouillonnes ”. Avant même que les mouvements féministes de la fin des années
soixante commencent aux États-Unis, ces femmes artistes, en s’appropriant leur corps
comme médium artistique et critique, ont fait les frais, dans le milieu de l’art, de leur
position pré-féministe.
Aujourd’hui encore, les femmes, qui utilisent leur propre corps ou les expériences qui
en sont issues, sont fréquemment taxées de « narcissiques » ; et si cette critique se
retrouve généralisée dans les champs de la musique, du cinéma et de la littérature en
France, il n’en demeure pas moins que seul le champ de l’art contemporain différencie
encore le narcissicisme d’une femme de la quête identitaire masculine.
15. Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La
Découverte, Paris, 2005.
Art et féminisme, un no man’s land français ? 139

Schneemann 16, ont été exclues du groupe d’artistes avant-gardistes


Fluxus pour des raisons de choix artistiques hétérocentrés.
La philosophe Judith Butler considère le geste artistique et la création
comme des objets autonomes et non comme des pratiques contextuelles
(politique et social) comprises dans un circuit économique. Pourtant, dans
une question de statut, l’artiste comme le « drag », dans la rue, est
confronté au fait social.
Le problème de ce malentendu entre ce texte de Judith Butler et les
milieux de l’art repose, entre autres, selon nous, sur la transposition
immédiate d’un champ disciplinaire à un autre sans analyse contextuelle.
Ainsi, nous observons ces dernières années des discours et des pratiques
qui souhaitent aborder de façon critique les identités de genre, au travers
de la représentation du corps, et qui renouent par absence de théorisation
avec une conception « premier degré » pour laquelle le signifiant est le
signifié. Ainsi, ces notions de genre, de sexualité et de race ont été
tellement affiliées au corps dans sa matérialité qu’il semble difficile
aujourd’hui de représenter ces questions dans des médiums autres que la
chair. Nous sommes face à une telle assimilation entre corps et genre,
qu’esthétiquement, certains médiums seront moins pertinents, voire pas
adaptés du tout : le genre devient une esthétique en soi. Dès les années
soixante, les artistes femmes se sont posé la question du médium dans
une volonté de trouver une pratique vierge de toute hiérarchisation et
d’oppression. Se tournant assez rapidement vers le corps lui-même, la
vidéo, le son, elles ont alors pu mener un réel défrichage esthétique tant
quant aux techniques qu’aux imageries développées. Le travail de la
nudité et de la chair, du retour à la terre est alors symptomatique des
pratiques de l’époque. De plus, des artistes comme Ana Mendieta, Nancy
Spero, Judy Chicago, Mary Beth Edelson et Betsy Damon entre autres, en

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refusant de prendre comme acquise la distinction entre culture populaire
et culture d’élite, ont également tenté de résoudre une réelle impasse de
l’art contemporain.
Le travail des artistes féministes des années 1960-1970 a contribué à
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l’apparition et à la circulation des gimmicks, motifs visuels récurrents,


empruntés naïvement par tout un chacun sans pleine conscience de ce
qu’ils sous-tendent. Réciproquement, ces gimmicks féminins sont
systématiquement confondus avec ce que pourrait être une esthétique

16. Dès les années soixante, l’artiste américaine Carolee Schneemann, en réaction
quant à l’utilisation du corps féminin comme modèle et fétiche, transpose sa pratique de
peintre dans l’espace filmique et performatif afin de déconstruire les représentations
discriminantes sur le corps genré et sexualisé.
140 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

féministe. Ainsi, par exemple, la nudité explicite du corps n’est-elle pas


une gageure d’une orientation féministe dans les arts plastiques.
Paradoxalement, si une esthétique féministe n’est pas encore définie et
affirmée en France, nous sommes tout de même aptes à dire ce qui ne
l’est pas. L’idée de perméabilités réciproques n’est toujours pas opérante
tant conceptuellement qu’esthétiquement. Comment alors, en effet, pen-
ser la possibilité, en France, d’une recherche pluridisciplinaire sur les
identités ?
Ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence est avant tout le
manque de nouvelles méthodologies, que ce soit face à la constitution du
savoir, du discours, que face à leurs médiations. Le fait de s’interroger
dès lors sur les méthodes de travail des groupes féministes dans les
années soixante-dix et non sur leurs productions, démarche qui serait
caractéristique d’une nostalgie précédemment évoquée, n’est pas
innocent dans cette quête de modalités d’articulation autres entre art et
féminisme.
Une des modalités fondatrices, initiale et principale pour le
mouvement art et féminisme anglo-saxon, reposait sur la pratique du
Consciousness Raising (pratique anglo-saxonne permettant l’éveil à soi
par la prise de parole en groupe). Il a été le fil conducteur de deux
expériences devenues mythiques dans l’histoire de l’art. Nous voudrions
focaliser notre attention sur l’articulation entre des réflexions et des
pratiques initiées par ces communautés d’artistes femmes. Le Feminist
Art Program, à l’université de Fresno en Californie (1971), par exemple,
projet pédagogique militant établi, dans un premier temps, par Judy
Chicago, conduit tout un groupe d’étudiantes à réfléchir sur un
enseignement qui leur permettrait d’accéder à une réalisation de soi en
tant qu’artiste. Le modèle d’identification « maître-élève » dans les écoles

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d’art, la relation entre celui qui sait et celui qui ne sait pas, est alors
problématisé. Judy Chicago, personnage charismatique, développa
différents protocoles d’enseignement qui servirent à transposer cette
relation « maître-élève » inscrite, jusqu’alors, dans une tradition du génie
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moderne vers un principe d’égalité dans la transmission des savoirs et des


pratiques. Les ateliers, non mixtes, de Consciousness Raising permet-
taient d’explorer les expériences personnelles des étudiantes et de les
amener à une prise de conscience du collectif. Certains « protocoles »
redécouverts dans des archives 17 de l’époque témoignent de la façon dont
ces groupes de parole procédaient.

17. Au-delà du travail théorique, des écrivains ont développé toute une production
littéraire fictionnelle prenant en compte les modalités du Consciousness Raising, qui eut
Art et féminisme, un no man’s land français ? 141

Une quinzaine de femmes au maximum, et toujours les mêmes, se


retrouvent dans l’espace domestique de l’une d’entre elles, pour que soit
posée une problématique susceptible, au travers de récits personnels, de
leur permettre de se révéler à elles-mêmes. Les modalités de prise de
parole sont strictes : temps de parole limité et égal, prise de parole
soumise à une gestuelle déclenchante commune (se donner la main, se
lancer un ballon…), la parole se fait face à tous et doit être audible par
tout le monde et, à aucun moment, une personne ne doit couper la parole
à l’autre. Toutefois cet échange d’expériences ne repose pas uniquement
sur une prise de parole libérée de tout jugement et une écoute
respectueuse et généreuse. Comme il ne s’agit pas seulement d’une
thérapie, il convient alors de dépasser ce stade narratif et affectif. Les
récits personnels peuvent, suivant l’orientation du groupe et de la
discussion, déclencher un essai d’abstraction par images, schémas ou
mots-clés, toute forme de synthèse qui s’éloigne de la forme individuelle.
Dans certains cas, une personne demeure à l’extérieur du cercle et a pour
consigne d’évacuer toute singularité personnelle, au terme des récits, pour
synthétiser une conclusion politique. Le Consciousness Raising est avant
tout à regarder comme une méthodologie initiant un apprentissage pour
ces femmes à exister au sein d’une parole collective. Il est frappant, à la
relecture de ces archives, de constater que les différents intitulés de
réflexion qui guident chaque séance reposent systématiquement sur le
statut de la femme dans la société et de façon quasi récurrente de la
possibilité d’un geste artistique pour les femmes :
« Est-ce qu’une artiste féministe a quelque chose à offrir qu’aucun autre
artiste n’a ? [...] À quel degré et de quelle manière une artiste femme reconnue
peut-elle utiliser son succès comme une ressource et une arme pour imposer le
statut de la femme artiste dans la société ? 18 »

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Ces questions révèlent non pas une quête de la production d’objets
artistiques à tout prix mais plutôt une prise de conscience de l’impact réel
du geste artistique. Nous retenons de ces modalités un recours au
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symbolique (les images résumant les récits, les jeux de gestuelles et


d’occupation d’espace) pour penser des situations empiriques
personnelles et politiques. Si, jusqu’à aujourd’hui, dans les pays anglo-
saxons, une production artistique emblématique peut être systèma-

une influence au-delà des cercles militants féministes ; cf. Anne KOEDT, Radical
Feminism, Quadrangle Books, New York, 1973 et Alix Kates SHULMAN, Memoirs of an
Ex-Prom Queen, 1969.
18. WEB (West-East Coast Bag), Consciousness Raising Rules, 1972, from WEB,
Juin 1972, p. 1.
142 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

tiquement identifiée comme féministe, cela résulte en partie du fait


qu’une critique féministe sur l’art a été initiée et élaborée par les tenantes
de groupes de Consciousness Raising. Celles-ci étaient d’ailleurs pour la
plupart simultanément universitaires, artistes, critiques, militantes. Ainsi,
il n’est pas innocent que ce croisement des compétences ait entraîné au
sein du collectif la naissance d’identités professionnelles et artistiques
multiples contribuant à donner une force politique et esthétique au
féminisme.
Il nous semble que l’absence d’une telle expérience par les collectifs
de femmes artistes en France serait une des explications possibles de ce
vide théorique et pratique entre art et féminisme. Ainsi, la pratique du
Consciousness Raising apparaît comme une éventuelle alternative aux
rapports d’évitement entre féminisme et art en France tels que nous les
avons brièvement décrits.
Les réflexions amenées par les groupes de Consciousness Raising, que
ce soit dans les collectifs féministes ou d’artistes, présentent d’impor-
tantes limites. Elles apparaissent de façon flagrante dans la conception
naïve de l’idée de l’individuel et du collectif qui les sous-tend. Au sein
même des consignes de mise en place d’un groupe de Consciousness
Raising, il était établi que les membres devaient rester les mêmes, aucune
nouvelle arrivante n’était acceptée. De plus, ces femmes se retrouvaient
autour d’identités communes (hétérosexualité, lesbianisme, maternité, art,
radicalisme féministe…). Dans le fonctionnement même des groupes de
Consciousness Raising était inscrit l’identique et le même qui définis-
saient une certaine catégorie de femme blanche, hétérosexuelle, et d’un
milieu socioculturel plutôt élevé ; d’où l’impossibilité d’investir pleine-
ment une réflexion sur la notion de collectif qui a conduit à une
stigmatisation et une dépolitisation de cette méthodologie féministe,

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participant, parmi d’autres facteurs, à un backlash généralisé aux États-
Unis comme en France d’ailleurs.
Nous retrouvons les termes de ce réductionnisme caricatural dans les
associations d’idées entre féminisme, new-age, mouvement hippie…
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Encore présent dans les réticences de certaines féministes françaises qui


reculent devant l’expérimentation de cette méthodologie dans le champ
de l’art.
De plus, ce manque d’ouverture politique et social a été l’un des
points de dissonance au sein des mouvements féministes (les
mouvements lesbiens, les mouvements chicanos, afro-américains…) dans
leur ensemble. Ce clivage s’est ressenti très fortement, puisqu’au moment
où s’institutionnalisaient des théories féministes, des recherches sur le
Art et féminisme, un no man’s land français ? 143

postcolonialisme investissaient les mêmes outils intellectuels dans une


lecture plus affirmée et plus radicale. Il est vrai que le féminisme, dans le
champ qui nous concerne, l’art, a permis de façon indéniable de
relativiser la notion de point de vue unique et de mettre en cause de façon
systématique la formation des savoirs ; dans un mouvement de continuité,
il a ouvert la porte à un ensemble de cultures dites « minoritaires » dont il
faisait partie. Mais le postcolonialisme pointe son indignité dans la
constitution des savoirs où les spécialistes se substituent à la parole de
leur objet comme s’il s’agissait, par manque de compétence, de brandir
une quelconque ingérence culturelle. La notion d’expérience est alors
revalorisée et proposée comme alternative au fait de « parler à la place
de… », position vecteur de domination 19. Sont alors posées comme pos-
tulat, lors de toute prise de parole et de toute réception de discours, les
questions du « qui parle et depuis où ? ». Il s’agira donc, en pratique, de
ne jamais prendre un objet artistique hors de son contexte, comme un
objet autonome et neutre, mais bien plutôt de toujours chercher à
questionner l’identité de l’auteur comme vecteur de compréhension de
l’œuvre.
Le point de départ de cet article n’était pas de prouver une vivacité du
féminisme sur la scène artistique française actuelle, tant que nous
n’aurons pas développé une réflexion qui pose frontalement cette
question : le féminisme peut-il être un outil opérant au sein même de la
création d’un jugement de valeur, dans le champ de l’art contemporain ?
Si nous souhaitons revenir sur les protocoles d’action émis par la
méthodologie des féministes dès les années soixante-dix, c’est en partie
parce que nous éprouvons ce besoin de nous pencher sur la notion
d’expérience phénoménologique du réel.
En effet, la phénoménologie nous semble avoir un point de rencontre

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avec le féminisme en cela que leurs théorisations ont pour départ le vécu,
et le fait que c’est au travers des actes personnels que l’on peut avoir une
vraie vision du monde, c’est-à-dire passer par la perception pour
l’expérimenter, un entrelacs perpétuel entre l’intérieur et l’extérieur. La
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notion d’individualité du point de vue est alors à retravailler comme


faisant émerger une « expérience » collective enchâssée dans un contexte
culturel. L’œuvre d’art peut alors être lue comme le vecteur d’une de ces

19. N’oublions pas les échanges entre Gilles Deleuze et Michel Foucault, le premier
parlant du travail du second pour en extraire la sève et disant ainsi que ce qu’il avait réussi
avant tout était d’avoir permis de faire prendre conscience de l’indignité de parler pour les
autres ; cf. le texte n° 106, « Les intellectuels et le pouvoir », in Michel FOUCAULT, Dits et
Écrits, Gallimard, Paris, 1994.
144 Géraldine GOURBE et Charlotte PREVOT

expériences fondatrices liant une parole individuelle, une expression


propre, à un contexte culturel indéniable qui agit esthétiquement et
politiquement sur le geste et la forme du discours individuel ; puisqu’un
artiste ne travaille jamais ni seul ni hors contexte.
La phénoménologie permet également une mise à plat de ce qui est
pensé comme étant un « en-soi » afin d’en extraire une expérience
« pure », dégagée de toute analyse a posteriori (psychologique, socio-
logique, historique…), un être au monde plus exact. Elle nous permet
alors de dévoiler au mieux toute la construction sociale et culturelle qui
prend en charge autant les identités de genre que l’art, et encore plus l’art
créé par les femmes.
La phénoménologie partant de la question de l’intentionnalité ou
encore du point de vue comme fondement de notre construction des
savoirs, nous pouvons alors, par elle, initier une remise en cause de la
notion même de « discipline » telle que nous l’avons abordée au début de
notre article avec les historiennes de l’art Linda Nochlin et Griselda
Pollock.
Dans une théorie féministe de l’art, lier philosophie phénoméno-
logique et féminisme comme fondement intellectuel nous permet peut-
être une fois pour toutes de dépasser les oppositions binaires entre grand
art et art populaire, entre élitisme et accessibilité.
La phénoménologie est avant tout « une pratique » et il s’agira alors,
comme l’était le projet de Merleau-Ponty, de mettre en place une réelle
méthode.
En effet, il nous semble qu’aujourd’hui, toute réflexion sur art et
féminisme en France soit brimée par des présupposés historiques et
esthétiques qui n’ont toujours pas fait le lien avec une expérimentation
des protocoles d’action annoncés par le Consciousness Raising et donc

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par le collectif. Pour cette raison, la notion même de collectif a été
reléguée à un « a eu lieu », comme si la communauté ne pouvait plus
transmettre. Il conviendra alors, non pas de se positionner depuis un
possible mouvement ou groupe féministe en art, ce qui serait réducteur,
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mais bien davantage de travailler à une nouvelle esthétique, au sens


philosophique du terme, qui permette de prendre en compte des arts et
des artistes laissés en bord de route par un discours esthétique cloisonnant
et inapplicable à certaines formes et à certains gestes artistiques.
Octobre 2005

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