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LA

NOUVELLE REVUE

TOME CENT SEPTIÈME

TOME cvU.
La Nouvelle revue

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


. La Nouvelle revue. 1897-07-01.

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LA

NOUVELLE REV Il E

DIX-NEUVIÈME ANNÉE

TOME CENT SEPTIÈME

Juillet-Aoùt

PARIS
ADMINISTRATION ET RÉDACTION
28, RUE DE RICHELIEU, 28

1897
DIALOGUESSUR L'RT ET LA SCIENCE

DES RAPPORTS DE L'ART ET DE LA SCIENCE

CALLIAS. PAMPHILE

CALLIAS (lisant)

«
A la fin d'un repas chez le peintre anglais Haydon, le poète
John Keats leva son verre en proposant le toast suivant « Hon-
nie soit la mémoire de Newton » Les assistants furent assez
étonnés et Wordsworth, avant de boire demanda une expli-
cation. Keats répondit « Parce qu'il a détruit la poésie de l'arc-en-
ciel en le réduisant à un prisme )'. Et l'on but à la confusion de
Newton. » (1).
Ceci se passait, cher Pamphile, au commencement du siècle
avant les chemins de fer, les bateaux à vapeur, le télégraphe élec-
trique, le téléphone, la photographie et la bicyclette. Que ne
dirait-il pas aujourd'hui l'idéaliste Keats? Et ce qu'on pouvait
prendre, il y a peu de temps encore, pour la boutade d'un esprit
blessé ne vous apparaît-il pas aujourd'hui comme l'expressionde la
simple vérité ?
En présence de la marche envahissante des sciences à notre épo-
que, il me semble déjà voir poindre le jour où se réalisera la som-
bre prédiction de Renan il viendra un temps où le grand artiste
sera chose vieillie presqu'inutile le savant, au contraire, vaudra
toujours de plus en plus. L'avènementde la scienceverra la fin du
règne de la beauté.
Comment voulez-vous, en effet, qu'il n'y ait pas antagonisme et

(t) 1\1, Guyau Les problèmes cle l'esthétique contemporaine, p. 89.


incompatibilité entre ces deux antithèses d'un côté, l'Art né de
l'inspiration, où tout est convention, fantaisie et mensonge, dont
tous les efforts tendent à manifester l'idéal, et de l'autre, la Science
née de l'observation patiente et méthodique des faits, où tout est
règle et mesure, et dont l'unique souci est la constation du réel.
Evidemment ceci tuera celà. Ce que nous gagnons, d'un côté, en
confort matériel, nous le perdons, de l'autre, en art et en poésie.
Avec le règne de la machine, le sentiment esthétique s'en va.
Il ne faut pas avoir vécu aux champs pour ne pas regretter l'in-
vasion du Progrès sous la forme de ces horribles machines, fau-
cheuses, semeuses, batteuses, etc. La moisson, par exemple dont
le nom seul évoque dans notre esprit des images si variées, gran-
dioses et riantes tour à tour, n'est plus aujourd'hui qu'une simple
opération industrielle. Bientôt, la faux, fer inutile, se verra relé-
guée dans quelque coin obscur, jusqu'à ce que, rongée par la rouille,
elle disparaisse, et avec elle son passé de noble et dur labeur.
C'est aussi mécaniquement que s'exécutent les semailles. Et « le
geste auguste du semeur chanté par le poète ne vivra bientôt plus
que dans notre souvenir. Et ainsi de même pour tout ce que nous
nommons encore les travaux des champs, mais ce que d'autres
appellent, plus conformément aux idées du jour, l'Industrie agri-
cole.
Après le paysan, c'est le marin que l'industrie ravale. J'ai vu
récemment à Dieppe des bateaux de pèche. à vapeur Et voilà le
vieux chalutier à voile avec son équipage libre, véritable famille
unie par le sentiment des dangers courus en commun et des succès
auxquels chacun a sa part, transformé en une sorte d'usine à
pêche avec ses ouvriers salariés.
Cr oyez-vous qu'ils n'ont pas raison ceux qui prétendent que l'In-
dustrie deviendra de plus en plus incompatible avec l'Art.
Et la Science? Quelles sont les découvertes qui ont fait progres-
ser l'Art ? Nous avons bien vu des artistes prendre pour règle les
lois de Chev reul ou les photogrammes de Marey.Maisil me semble que
l'expérience est faite aujourd'hui et que, ni la découverte du con-
traste des couleurs, ni celle des lois du mouvement par la photo-
graphie instantanée n'ont introduit dans l'art le moindre élément
de beauté. Ces faits scientifiques n'ont rien appris aux vrais artis-
tes, et ils en ont fourvoyé un grand nombre de moindre enver-
gure.
Et si nous voulons sauver l'Art du naufrage qui le menacc, gar-
dons-nous des savants qui ne le comprennent pas, des habitudes
scientifiques qui nous en éloignent et de la Science elle-même qui
le détruira.

PAMPHILE

Voilà, certes, mon cher Callias, un sujet bien digne des médita-
tions de tout homme qui s'intéresse aux progrès de l'esprit humain.
Vous savez que je ne partage point les idées que vous venez d'émet-
tre. Et vous avez tout l'air de me porter un défi. Eh bien je l'ac-
cepte, et je vais essayer de vous montrer que la Science n'est pas
la grande coupable que vous dites, et que l'antinomie de l'Art et
de la Science existe plus à la surface que dans le fond des choses.

CALLIAS

Je vous en prie, cher Pamphile, je vous écoute.

PAMPHILE

Je veux v ous faire voir tout d'abord qu'il n'y a pas entre l'Art
et la Science, entre les artistes et les savants, l'antagonisme que
vous pensez.
Au point de vue psychologique, par exemple, il existe les plus
grandes analogies entre l'esprit scientifique et l'esprit artistique-
C'est une vérité bien établie aujourd'hui que l'œuvre scientifique
exige, chez son auteur, l'intervention des facultés créatrices de
l'esprit, de l'imagination et de l'invention, tout comme l'œuvre
d'art. Les exemples abondent. Je ne vous parlerai pas de Galilée,
de Newton, de Képler et de bien d'autres dont les immortelles
découvertes sont le fruit de ces facultés créatrices de l'esprit. Nous
en avons des exemples plus près de nous et tout d'actualité pour
ainsi dire. Examinez de près l'œuvre du grand homme de science
de notre époque, de Pasteur, et vous verrez quelle part dans ses
découvertes revient à un véritable instinct de divination absolu-
ment semblable à celui du poète.
J'ai eu l'occasion de voir longtemps et de près un autre savant
trop tôt enlevé à la science neurologique qu'il a pour ainsi dire
fondée en notre pays, l'illustre Charcot, et celui-là aussi, je puis
vous l'affirmer, dans sa méthode, dans son enseignement, dans ses
goûts et jusque dans sa personne, était un artiste dans toute
l'acception du mot.
CALLIAS

Je vois bien par là tous les services que l'Art peut rendre à la
Science, mais il n'en résulte pas qu'il y ait réciprocité et que
l'artiste puisse gagner quelque chose à devenir un savant.

PAMPHILE

C'est justement cette seconde face de la question que je vais


aborder. Veuillez remarquer que si le génie inventifest nécessaire
au savant, une autre de ses plus grandes qualités, l'aptitude à
l'observation de la nature, n'est pas moins nécessaire à l'artiste
chez lequel elle est d'ordinaire développée au plus haut degré.
Voilà un nouveau rapprochement, l'observation assidue de la
nature crée la Science. Et cette Science, l'artiste doit-il la fuir
comme néfaste? Je ne le pense pas. Je crois, aucontraire, qu'elle
doit exercer sur l'Art une influence des plus salutaires, et pour
vous dire toute ma pensée, je crois qu'elle devient même aujour-
d'hui une des conditions essentielles de sa propre existence et de
ses progrès dans l'avenir.
Dans toute ceuvre d'art, il y deux choses: l'invention et l'exé-
cution. L'œuvre d'art est la traduction d'une idée dans un langage
matériel. Pour citer la sculpture, par exemple, les formes sont les
moyens d'expression que possède l'artiste pour exprimer sa pensée.
Deux éléments entrent donc dans la composition de l'œuvre
d'art la pensée et sa traduction, l'art et le métier. Mais il faut
ajouter que ce sont là deux parties d'un même tout, aussi indisso-
lublement unies que l'âme et le corps dans la nature humaine et
aussi indispensables l'une que l'autre à sa constitution.
Et si, d'un côté, la conception première, l'idéecréatrice nalt dans
le cerveau de l'artiste sans apprentissage spécial, la forme maté-
rielle dont elle doit être revêtue ne saurait exister sans de fortes
et multiples études, et c'est là que la Science intervient.

CALLIAS

Vous me faites tout l'effet, Pamphile, de vous battre contre des


moulins à vent. Il est bien certain qu'il n'y a pas d'art sans métier
et que tout métier doit être enseigné et appris.
PAMPHILE

Mais je donne ici au mot métier une signification plus étendue


que celle quïl comporte généralement et qui consiste dans la
connaissance approfondie de l'emploi des couleurs, par exemple,
ou bien du maniement de la glaise, ou encore de la taille du
marbre. Ceci est la partie la plus matérielle de l'art. Mais il faut
en plus que l'artiste ait à sa disposition les moyens d'expression
propres à son art. Dans les arts plastiques, par exemple, il faut
qu'il apprenne à connaître ces formes matérielles qui deviendront
comme le langage qu'il doit parler. Et ces connaissances qui lui
sont indispensables, font en réalité partie intégrante du domaine
scientifique. Il ne faut pas se laisser effrayer par les mots. Qui dit
savoir dit science. Et l'artiste atteindra d'autant plus sûrement le
but qu'il se propose qu'il saura davantage, qu'il aura à sa dispo-
sition un plus grand nombre de moyens pour exprimer sa pensée
et qu'il en disposera plus librement.
Théophile Gautier ne disait-il pas que s'il écrivait bien, c'est
qu'il avait beaucoup appris et qu'il possédait un vocabulaire plus
riche.

CALLIAS

Je vous accorde ceci bien volontiers mais j'attends mieux de


la démonstration que vous m'avez promise.

P:IbiPIiILE

En effet, ce que je viens de vous dire n'est qu'une manière de


préambule et j'entre dans le vif de la question.
J'ai plus particulièrement en vue ici les arts plastiques qui me
sont plus familiers.
Faut-il vous rappeler qu'à toutes les grandes époques de l'Art,
la recherche du vrai a été le but vers lequel ont tendu tous les
efforts des artistes et que ce n'est qu'à ce prix qu'ils ont atteint
les sommets.
Dans l'Antiquité, Platon lui-même dit qu'en ce qui concerne les
arts dont le but est l'imitation, la perfection de leurs ouvrages
dépend de l'égalité qui se trouve entre l'imitation et la chose imitée.
Aristote émet les mêmes idées. Et ces philosophes ne faisaient que
reproduire l'opinion généralement admise par les Grecs que la
vérité de l'imitation était le premier mérite d'une statue. De nom-
breux témoignages en font foi. Et si vous êtes curieux je ne puis
que vous engager à lire les pages si documentées qu'EmericDavid,
dans son livre sur la Statuaire consacre à établir cette assertion.
Plus tard, lorsque l'art romain, héritier de l'art grec, eut sombré
avec la chute de l'Empire d'Occident, et qu'après de longs siècles
de barbarie, l'Art commença à sortir de son engourdissement, on
le vit, au seuil du Moyen-Age, d'abord tâtonnant, chercher des
formules à Rome ou à Byzance. Mais il n'atteignit tout son éclat
que vers le XIIIe siècle, lorsque les artistes qui peuplaient nos
cathédrales de tout un monde de statues, puisèrent leurs modèles
autour d'eux, dans la nature, et, aussi bien dans la constructionde
leurs figures que dans le choix de leur ornementation, devinrent
de sincères et admirables réalistes,
Et plus tard encore, lorsque cet amour de la nature se porta sur
un objet plus haut dont le culte domine l'Art tout entier, sur la
forme humaine dépouillée de ses voiles, dans la splendeur de sa
nudité, nous assistonsà ce grand renouveauqui d'Italie a gagné toute
l'Europe et que l'on adésignédu nom symboliquede Renaissance.
Ainsi partout où l'Art a fleuri nous retrouvons le culte du Vrai,
l'amour de la nature.

CALLIAS

Je n'en disconviens pas. Mais tous ces grands amants de la


nature étaient-ils pour cela des savants?

PAMPHILE

Permettez-moi de poursuivre ma démonstration. Remarquez


encore qu'aux diverses époques de l'Art, l'imitation de la nature
a eu une influence décisive sur son évolution. Nous la retrouvons,
en effet, au début lorsque l'art progresse quand il décline c'est
qu'il s'en éloigne. Chacune des périodes de l'histoire de l'Art
comprend ces deux phases. Tout d'abord l'artiste n'a qu'un but,
celui de rendre avec une perfection de plus en plus grande le
modèle qu'il a sous les yeux. Son seul maUre est la Nature. Et,
dans toutes ses compositions, quelques variées qu'elles soient,
c'est dans cette mine inépuisablequ'il puise pour rendre sa pensée.
A ce moment, l'art est individuel. Chaque artiste a sa manière
propre de rendre ce qu'il voit. C'est la phase d'ascension. L'art
progresse.
Puis un jour la chose est fatale un artiste arrive à une
perfection qui soulève l'admiration générale, Son succès fait naitre
l'envie et, sur sa trace, se pressent les geais qui se parent des
plumes du paon. Sa gloire attire les jeunes autour de lui. Il fait
école. Au lieu de chercher leur inspiration dans la nature, les
apprentis de l'art la cherchent dans ses œuvres qu'ils imitent ou
copient. Le maitre est né. Et avec lui la tradition, l'académie, le
poncif. Dès ce moment, c'est le déclin de l'art, c'est la décadence
qu'un retour seul à la nature permet d'arrêter quelquefois.
Il est donc démontré par l'histoire que l'étude de la nature peut
seule faire progresser l'Art.
Or cette étude de la nature, et c'est là où je veux en venir,
qu'est-ce si non l'unique obj et, la seule préoccupation de la Science ?
L'Histoire dit aux artistes Si vous avez le souci de votre art,
observez avec soin, étudiez la nature, copiez-là, avant tout faites
vrai. Le progrès est à ce prix. Mais cette recherche de la vérité,
quels sont les moyens que l'homme possède pour s'y livrer, si ce
n'est ceux que la Science met à sa disposition.
L'artiste donc, s'il ne veut pas, à lui tout seul, et pour son com-
pte personnel, refaire la Science, aurait grand tort de la négliger.

CALLIAS
Il me semble, mon cher Pampliile, que votre belle démonstra-
tion porte un peu à faux. Certes, je vous l'accorde, l'artiste n'est
rien, ne peut rien sans la nature. Mais pour la comprendre et la
copier est-il besoin d'être si grand clerc? Et ne suffit-il pas à l'ar-
tiste de se placer en face d'elle et de la regarder ? Pourquoi des
études qui paraissent plutôt destinées à suppléer à son observa-
tion. La bonne mère nature n'est-elle pas toujours présente, et,
si l'artiste en a besoin, n'est-il pas toujours assuré de la trouver
prête à le servir pour le plus grand profit de son oeuvre ?

PAMPHILE
Détrompez-vous, la nature ne livre pas son secret à ceux qui
passent. C'est la Gaea de la Mythologie antique qui ne se découvre
que devant ses fidèles adorateurs.
En effet, bien observer et bien voir ¡¡'est pas chose si simple et
si facile qu'on le suppose.
L'éducation, les préjugés de toutes sortes dont se compose la vie,
l'étude des maîtres ont mis devant nos yeux un prisme qui déforme
les objets et dont il est bien ditficile de se défaire. Ce que nous
voyons dans la nature est plus l'image mentale que nous portons
en nous réveillée par la présence de l'objet, que l'image vraie de
l'objet ou du phénomène que nous observons. Il y longtemps déjà
que Montaigne a dit « c'est l'esprit qui oye et qui veoid », ce que
Peisse a excellemment traduit en disant L'œil ne voit dans les
choses que ce qu'il y regarde et il ne regarde que ce qui est déjà
en idée dans l'esprit.
C'est-à-dire que nous ne voyons les choses que comme nous
avons appris à les voir et nous ne retenons de l'image qui frappe
notre rétine que ce qui est en accord avec l'image mentale pré-
conçue et créée par l'éducation,
Voir les choses telles qu'elles sont dans la réalité n'est point le
fait d'un esprit vulgaire. Et c'est la Science qui nous donnera les
moyens de bien voir et de bien observer par nous-mêmes. C'est la
Science qui nous délivrera des lunettes des autres.

CALLIAS

Il n'y a qu'un malheur, mon cher Pamphile, c'est que votre


théorie se trouve démentie par les faits. Vous dites que la Science
est indispensable à l'Art parce que l'observation de la nature ne
va pas sans la Science. Mais comment expliquez-vous la perfection
de l'art antique, de l'art grec en particulier, justement à une
époque où les Sciences n'existaient pour ainsi dire pas ? On dit
que Michel-Ange a disséqué pendant douze ans et que tous les
grands artistes de la Renaissance avec lui doivent à l'anatomie
leur supériorité dans la représentation du corps humain. Mais les
artistes de l'Antiquité, du moins ceux de la belle époque, ne dissé-
quaient pas. L'anatomie n'existait pas encore, et cependantils ont
donné de la forme humaine une représentation si admirable que
nul après eux ne l'a surpassée.

PAMPHILE

Et d'abord il ne faudrait pas confondre science et science. Si les


grecs ne connaissaientni la vapeur, ni l'électricité, il est facile de
démontrer qu'ils possédaient à fond les sciences en rapport avec
la confection des oeuvres d'art et en particulier la science du « nu ».
S'ils ont été de si grands artistes c'est qu'ils étaient en même
temps de grands savants. Il est vrai qu'ils ne disséquaient pas,
mais il ne faut pas confondre l'anatomie et la morphologie, la
science que donne la dissection du cadavre et celle que donne
l'inspection de la forme vivante et agissante. Il y a loin, en effet,
plus loin qu'on ne pense généralement entre l'étude des parties
constituantes du corps humain et sa conformation extérieure. Et
le jeune artiste qu'on bourre de notions anatomiques, se trompe
étrangements'il croit connaitre la forme humaine.
Je vais plus loin, je dis que l'anatomiste de profession, qui a
beaucoup disséqué, qui connait jusque dans ses plus petits détails
la structure du corps, se trompe également s'il croit posséder, en
outre et comme par surcroit, l'entière connaissance de la forme
extérieure.
Entre l'anatomie et le nu, il y a toute la distance du cadavre au
vivant. Le médecin, l'anatomiste lui-même le plus exercé a de
singulières surprises si, sans autre préparation que ses connais-
sances puisées sur le mort, il est mis en présence de la nature qui vit.
C'est que l'anatomie, ainsi que son nom même l'indique, n'ar-
rive à ses fins qu'à la condition de couper, de séparer les organes,
d'en détruire les rapports et ce cadavre qui est la matière sur
laquelle elle concentre ses etIorts, avant de devenir ce « je ne sais
quoi qui n'a de nom dans aucune langue » commence, dès les pre-
miers moments, à perdre l'accent individuel de la forme que seules
peuvent donner la souplesse et la fermeté des tissus où circule
la vie.
Ce n'est pas à l'anatomie que les grands maïtres qui ont disséqué
doivent d'avoir fait des chefs-d'oeuvre. Les dessins anatomiques
de Léonard de Vinci sont là pour montrer nombre d'erreurs ana-
tomiques qui dépendent tout simplement de mauvais procédés de
dissection. L'écorché de Michel-Ange nous apparait comme un
simple jeu, une pure oeuvre d'imagination. Ce n'est point une
oeuvre de science, et je défie l'anatomiste le plus habile de mettre
un nom sur chacune des saillies musculaires qui y sont figurées.
Ce n'est donc pas à cause de leur science anatomique, mais malgré
elle, que ces grands artistes ont exécuté tant d'œuvres si justement
admirées.
En résumé, l'étude de la forme est la synthèse vivante de l'ana-
TOME CVII 4
tomie du mort. Elle a pour fondements, il est vrai, aujourd'hui,
les notions que fournit le cadavre, mais les anciens nous ont mon-
tré qu'elles ne lui sont pas rigoureusement indispensables.
Son procédé est la synthèse, son moyen est l'observation du nu;
son but est de décrire les formes multiples du nu en mouvement
et d'en découvrir les causes elle demande donc à être étudiée en
elle-même et pour elle-même et elle fournit des connaissancesque
l'Anatomie pure et simple ne peut donner.
J'ajouterai que, étant tous composés des mêmes organes, des
mêmes tissus, des mêmes os et des mêmes muscles, l'anatomie est
la même pour nous tous. Combien au contraire la forme diffère
avec chacun de nous Et je neparle pas seulement du visage, mais
du corps tout entier.
Le corps lui aussi a sa forme et son expression propre. L'ana-
tomie est donc une généralisation, elle s'adresse à l'espèce la
forme est particulière, elle s'adresse à l'individu.
Et voilà pourquoi les anciens qui n'étaient pas des anatomistes
ont créé néanmoins de si magnifiquesfigures du corps humain. C'est
qu'ils connaissaientjusque dans ses moindres détails et ses moin-
dreschangements cette forme humaine à laquelle ils avaient voué
un culte si profond qu'ils en avaient revêtu leurs dieux.
Comment avaient-ils acquis cette science? Est-ce dans la fré
quentation journalière des gymnases, dans l'assistance aux Jeux
Olympiques où se montraient les plus forts et les plus agiles ?
C'est bien vraisemblable.
D'ailleurs peu importe. Ce qui est certain, c'est que cette science
du nu était pour eux l'objet d'un véritable culte. Pour eux, la
beauté du corps humain était divine. L'Olympe était peuplé de
nudités idéales et magnifiques qui n'étaient autre chose que la
nature elle-même divinisée dans ce qu'elle avait de plus parfait.
Ainsi l'admiration des belles formes était le culte de leur reli-
gion, dont la science du nu devenait le catéchisme. Et c'est jusque
dans le peuple tout entier, que ce goût de la beauté plastique éten-
dait ses racines. Et les artistes, en condensant toutes ces notions
éparses, en réalisant, dans leurs oeuvres, l'idéal de tout un peuple,
apparaissent comme les radieuses floraisons d'une souche com-
mune.
Il n'est donc pas surprenant que les artistes appelés à traduire,
dans le marbre, les aspirations de ce peuple qu'on a appelé avec
raison un peuple de sculpteurs, aient donné tous leurs soins à
l'étude du nu. Nous ne possédons d'eux aucun traité didactique
sur la matière, mais il en a très certainement existé. Un des plus
grands d'entre eux a laissé une statue qu'il a appelée Canon ou
Rèb le des proportions du corps humain. Nous savons que la statue
était accompagnée d'un ouvrage (lui a été perdu.
D'ailleurs il n'importe. Les œuvres sont là qui témoignent d'une
science du nu si étonnante qu'en leur présence, nous nous deman-
dons lequel nous devons le plus admirer, ou de l'artiste qui a
modelé de telles formes, ou du savant qui les a construites.

CALLIAS

Je viens d'éprouver, mon cher Pamphile, un grand plaisir en


vous entendant parler de l'art grec comme vous venez de le faire.
Car nul plus que moi, vous le savez, n'est un fervent admirateur
de cette heureuse époque qui vit fleurir un art si parfait, si achevé,
que, plus de vingt siècles après, les artistesycherchent encore leurs
modèles et désespèrent de le jamais pouvoir égaler. Mais j'avoue
que je ne croyais pas que ces merveilleux artistes étaient en même
temps de si grands savants. Il est vrai que je n'y avais jamais
songé. Leur art est si parfait que la Science, si science il y a, ne
s'y laisse pas voir.

PADIPHILE

Et c'est là justement leur suprème mérite. Car je n'ai jamais


prétendu que la Science dùt passer avant l'Art. Elle est faite au
contraire pour le servir. Son rôle est tout de modestie et d'efface-
ment. C'est elle, si vous le voulez bien, qui construit les fondations
et tout le gros œuvre de l'édifice qu'ensuite l' 4rt parera à son gré,
Mais, bien que cachée, son action n'en a pas moins une importance
capitale, c'est elle qui rend 1'(euvre d'art viable et lui assure la
durée, telles ces sublimes phalanges de dieux et de déesses sorties
des mains des artistes grecs, et dont la radieuse nudité, sans
laisser rien voir de la charpente osseuse qui la soutient, nous illu-
mine, nous profanes, au travers des siècles, comme au jour même
où elles furent créées, les flots pressés de leurs adorateurs.

CALLIAS

Je crois bien saisir le fil de votre argumentation. Vous me


montrez des savants qui sont artistes, puis des artistes que vous
déclarez des savants et vous concluez aux affinités de l'Art et de la
Science, et au mutuel concours que se doivent prêter ces deux
grandes manifestations de l'esprit humain. Je crois avoir néan-
moins de sérieuses objections à vous opposer. Voyez ce qui se
passe autour de nous. Vous ne nierez point que notre temps ne
compte de grandsartistes. Où est leur science ? Une somme d'expé-
rience personnelle acquise par la pratique du métier, à laquelle
s'ajoute un ensemble de traditions puisées dans l'atelier du maître
et qu'on se transmet de générations en générations, voilà en
général tout leur bagage scientifique. Et cela suffit. L'oeuvre de
nos grands artistes est là pour le prouver.

PAMPHILE

Reste à savoir si un peu plus de Science ne ferait pas nos artistes


plus grands encore.

CALLIAS

Je ne le pense pas, car pour moi rien ne vaut contre la brutalité


du fait, et toutes les théories ne détruiront pas ce que je crois
démontré par l'expérience. Mais s'il vous faut des raisons, je puis
vous en donner et vous les apprécierez, je pense, car elles sont
d'ordre psychologique.
Mis en face de la nature, l'artiste de génie en reçoit une impres-
sionprofonde et toute personnelle. Et c'est cette impression qu'in-
consciemment il transforme et rend sous forme d'oeuvre d'art.
Croyez-vousqu'il songeàlapasseraucribledelaScience? Maisnon.
L'artiste est un instinctif. C'est ce qui fait sa force et sapuissance. C'est
sa supérioritésurle raisonneur qu'est le savant. Et tout cetamasde
faits qui constituent la Science ne pourrait, s'il venait à envahir
son cerveau, que nuire à la spontanéité, à la force de cette mani-
festation unique, véritable réflexe, qu'est la création du génie.
J'ajouterai, pour creuser le fossé, que si l'humanité, comme l'a
dit Pascal, est semblable à un homme toujours le même qui
apprend continuellement,on ne peut pas dire qu'elle soit comme
un même artiste qui travaille toujours. L'Art est personnel, la
Science ne l'est pas. La Science est le résultat des efforts successifs
et additionnés de nombreuses générations. L'artiste ne puise que
dans son propre fond. Il est le seul père de son ceuvre. Aussi l'Art
avait-il atteint son sommet que la Science était à peine née? Et,
avec toute notre science moderne, avons-nous dépassé l'art de
l'Antiquité ?
PAMPHILE

Je vois, mon cherCallias, que vous avez sur l'imaginationcréatrice


les idées généralementrépandues et vous partagez sur legénie fer-
reurcommune. Vouspensez, avec les auteursdel'Encyclopédie,que
ce quelegénieproduitestl'ouvrage d'un moment. Vous le considérez
comme une sorte d'inspiration qui se manifeste avec éclat et spontané-
ment, comme en dehors de la volonté, véritable entrainement qui
rappelle par plus d'un côté la fureur des antiques sybilles en proie
au Dieu qui les tourmeuteet parle par leur bouche. C'est enfin, pen-
sez-vous, un état cérébral exceptionnel en vertu duquel l'oeuvre d'art
sort enfantéetout d'unepièce semblableà l'antique Athéné s'élançant
casquée et armée du cerveau du père des dieux.
Les analyses de la psychologie moderne ont montré qu'il en
fallait rabattre. En pénétrant plus avant dans l'intimité des grands
maUres, en étudiant leurs procédés de travail et en cherchant à
préciser les circonstances qui ont vu naitre les chefs-d'œuvre, on
a constaté que le génie créateur reposait plus qu'on ne pensait sur
le raisonnement, l'esprit de méthode et le bon sens, et qu'il est
souvent fait de patience et de travail obstiné. « Le génie, avait
déjà dit Butfon, n'est qu'une longue patience ». Vous en trouverez
de nombreux exemples pour ce qui est des littérateurs dans les
travaux récents auxquels je viens de faire allusion.
Mais si vous voulez bien réfléchir un instant, vous verrez que,
la plupart du temps, il en est de même dans les arts plastiques.
Songez à toute la distance qui sépare la première idée d'une
œuvre d'art, croquis ou maquette, et son expression définitive. Il
suffit d'av oir vu à l'oeuvre un artiste qui ait véritablement le souci
de son art, pour se rendre compte de combien d'efforts, de recher-
ches patientes, d'études de toute sorte, de sacrifices même et, pour
tout dire, de travail opiniàtre et prolongé, se paye la production
d'un chef-d'œuvre. Et il en a toujours été ainsi. On raconte que Ghi-
berti employa quarante ans à exécuter les portes du baptistère de
Saint-Jean, ces portes dont Michel-Ange disaient qu'elles étaient
dignes d'être les portes du paradis. Rembrandtlui-mème,disent ses
historiens, changeait et effaçait sans cesse, et passait deux ou trois
mois à peindre une tête. Léonard de Vinci abandonna plusieurs
de ses ouvrages sans les terminer parce qu'il cherchait, dit Vasari,
l'excellence sur l'excellence, la perfection sur la perfection. Et si
j'ajoute que parfois une circonstance heureuse et imprévue, en un
mot le hasard, joue un rôle décisif, vous conviendrez que les ana-
logies sont nombreuses entre l'oeuvre de science et l'œuvre d'art.
Je signalerai encore un autre point de ressemblance entre la
Science et l'Art. Vous dites que l' Art est personnel; mais la
Science l'est-elle moins? A mon avis elle ne l'est ni plus ni moins.
Qu'est-ce qui fait la Science ? C'est le savant. Si son oeuvre
achevée appartient à tous et entre dans le patrimoine commun, il
n'en est pas moins vrai qu'elle procède de son cerveau et qu'elle
porte le cachet de sa personnalité. Car je n'entends ici par savant
que celui qui fait quelque nouvelle découverte, et qui recule les
limites du savoir humain. Celui qui se contente d'apprendre sans
rien ajouter au capital scientifique est un pur dilettante et n'est
pas plus un savant que l'artiste qui fait des copies dans un musée
n'est un artiste.
Mais vous me direz que le savant a le grand avantage de pou-
voir utiliser, dans sa marche en avant, tous les matériaux amassés
par d'autres avant lui. Je sais bien, en effet, que toutes les grandes
découvertes qui ont transformé le monde, ont été précédées d'une
longue série d'efforts préparatoires et qu'il n'en est pas une seule,
comme l'a très bien fait remarquer M. G. Lebon, dont on puisse
dire qu'elle a été créée par un seul cerveau humain.
Mais croyez-v ous que l'œuvre d'art soit créée d'une façon bien
dift'érente et que celle-là au moins procède d'un seul cerveau ?
Songez à tout ce que l'artiste reçoit du milieu qui l'entoure, de la
civilisation dans laquelle il vit, et surtout du mouvement artis-
tique qui l'a précédé. Je ne vois pas Phidias ou Raphaël au milieu
d'un siècle de barbarie. Un grandartiste ne se montrepas sans avoir
eu des prédécesseursimmédiats souvent obscurs et que sa gloire,
dans l'éloignement des àges, contribue encore à effacer, mais qui
lui ont préparé les voies et fourni les moyens d'atteindre plus
haut, qui ont été, en un mot, comme la tige et les rameaux sans
gloire de la plante dont il est la glorieuse fleur. Chacune des
grandes époques de l'Art nous montre cette filiation.
Et si vous m'en croyez, mon cher Callias, nous concluerons de
cerapprochementque, comme la Science, l'Art naîtet se développe
progressivement. Pas plus que la Science il n'est destiné à périr;
mais, comme elle aussi, il doit se transformer.
(A suivre). Dr PAUL RICHER.
DIALOGUESSUR L'ART ET LA SCIENCE(1)

(Suite)

II
LE VRAI DE L'ART

CALLIAS. PAMPHILE

CALLIAS

Vous avez cherché à me démontrer dans notre dernier entretien,


mon cher Pamphile, que le but des arts plastiques était, confor-
mément aux idées émises par les philosophes grecs, l'imitation
exacte de la nature et que l'artiste avant tout devait chercher à
faire vrai. Il me semble que cette opinion est un peu trop exclusive
et qu'en la prenant au pied de la lettre on arriverait à d'étranges
conclusions.
Par exemple, j'ai entendu, un jour, un photographe distingué
comparer la chambre noire au crayon de l'artiste, et réclamer,
pour la photographie, son entrée dans le domaine de l'art, au
même titre que le dessin. Lorsque la photographie en couleur
sera inventée, ce qui ne saurait plus être qu'une question de
temps, c'est avec la peinture qu'elle demandera à traiter d'égal
à égal.
Que répondrez-vous alors? Si, comme vous le dites, le but
unique de l'art est la parfaite ressemblance avec la nature, notre
photographe avait raison. Quelle supériorité peut avoir l'habileté

(1) Voir la Noucelle Revue du 1" juillet.


manuelle d'un homme sur l'objectif de la chambre noire, si le but
à atteindre est le même. J'ajouterai, avec mon ami, que, dans ce
cas, tous les avantages sont du côté de l'appareil, car il est plus
sûr et en tous cas plus rapide. C'est donc à brève échéance la fin
de l'art du peintre, ou bien il faut que vous me fassiez cette
concession, qu'il y a autre chose en art que la reproduction
exacte du modèle.
Vous dites que l'artiste doit faire vrai. Mais il faut admettre
alors qu'il y a, en art, un très grand nombre de « vrais », autant
au moins que d'artistes. Supposez, par exemple, que vous puissiez
faire revivre, en un même moment, Raphaël, Michel Ange, Léo-
nard de Vinci, Velasquez, Rembrandt, Rubens et que vous les
placiez devant le même modèle. Tous sauraient le reproduire avec
exactitude, et cependant quelles différences, quels contrastes
même entre les oeuvres qui sortiraient de leurs mains Placez en
même temps à côté d'eux un appareil photographique et dites-
moi si c'est le produit de la machine, qui bien que certainement
plus exact encore, sera l'œuvre d'art ?
C'est qu'il ne suffit pas pour faire une œuvre d'art de copier
servilement la nature. La vérité n'est qu'un facteur. Il y en a un
autre, qui est la contribution personnelle de l'artiste, ce que Bacon
appelle « homo additus naturce ». «La nature n'est que le prétexte
se plaisait à répéter le paysagiste J. Dupré. L'art est le but en
passant par l'individu. Pourquoi, dit-on un van Dyck, un Rem-
brandt, avant de dire ce que le tableau repr ésente? C'est que le
sujet disparaît et que l'individu, le créateur seul subsiste. En
veut-on un autre exemple ? On dit communément « bête comme
un chou » mais qui oserait dire bête comme un chou peint
par Chardin? C'est que l'individu, l'être humain a passé par là. »
Vous conviendrez que cet apport personnel que l'artiste ajoute
au vrai de la nature pour constituer foeuvre d'art, va un peu à
l'encontre de votre thèse. Car, en somme, tout l'art consiste dans
ces modifications plus ou moins étendues que l'artiste fait subir à
la réalité, dans ce parti pris adopté par lui et que Taine définit si
bien « une altération systématique du rapport réel des choses ».
Que devient en tout ceci la rigueur scientifique, puisque science il
y a ? Et un contemporain n'a-t-il pas eu raison d'écrire que le
commencement de l'art est la déformation.
PAMPHILE
Vous touchez là, mon cher Callias, à une question qui me
préoccupe depuis longtemps, car cette objection que vous soule-
vez, je me la suis faite à moi-même bien des fois, et mon amour
pour la vérité ne va pas jusqu'à donner, dans les représentations
de la nature, le premier rang aux épreuves photographiques.
Mais, en tenant même pour absolument fondées vos observations
sur la nécessité pour l'artiste d'altérer sciemment le rapport réel
des choses dont parle Taine et nous aurons à nous expliquer
sur ce qu'il convientd'entendre par là -je ne pense pas que cette
constatation soit de nature à diminuer le rôle de la Science vis-à-
vis de l'Art ? J'y verrais au contraire une des meilleures preuves
de la nécessité du savoir pour l'artiste.
Il me semble, en effet, qu'en outre du sentiment esthétique qui
est ce que Topffer appelle le sixième sens ou « la bosse ) et sans
lequel il n'y a pas d'artiste, le degré de science permettraitd'établir
entre les artistes une sorte de hiérarchie.
D'abord au bas de l'échelle, je placerais ceux qui ne savent rien.
Malgré tous les dons artistiques,il est bienclair qu'ils ne sauraient
faire que des œuvres incomplètes, les moyens d'expression leur
manquant. Puis il y aurait ceux qui savent, mais d'une façon
insuffisante. S'ils réussissent c'est comme par hasard, car bien des
connaissances leur échappent et c'est sans sûreté ni maîtrise qu'ils
marchent vers le but qu'ils se sont proposé.
Enfin il y aurait les vrais, les grands artistes. Ce seraient ceux
qui capables de reproduire, dans leur exactitude absolue, les rap-.
ports réels des choses, les modifient sciemment au gré de leur fan-
taisie ou de leur génie. Ceux-là, tout en restant des artistes, sont en
même temps de grands savants. Grâce à de laborieuses études, ils
connaissent le jeu des lumières sur la surface vivante, les nuances
infinies des formes humaines dans le repos et dans l'action. La
nature, en un mot, semble leur avoir livré tous ses secrets, et, lors-
qu'en la copiant, ils en altèrent certains traits, c'est en pleine con-
naissance de cause s'ils transforment, c'est dans la plénitude de
leurs moyens.
C'est donc grâce à la Science que l'artiste se voit délivré de la
tradition du Maître, de l'obsession de l'Ecole. Elle lui permet
d'être lui-mème. Placé face à face avec la nature, le seul, l'unique
maitre, l'artiste reconquiert sa liberté et ne relève plus que de son
génie.
Il me semble donc que l'objection que vous avez soulevée vient
à l'appui de ma théorie loin de la renverser.
D'ailleurs l'utilité de la Science a été formellement reconnue par
un grand artiste qui fut à la fois un des savants les plus remarqua-
bles de son temps. Vous connaissez ce que dit Léonard de Vinci à
ce sujet. « La Science, dit-il, a pour office de distinguer ce qui est
impossible de ce qui est possible. L'imaginationlivrée à elle-mème
s'abandonnerait à des rêves irréalisables: la Science la contient en
nous enseignant ce qui ne peut pas ètl'e. Il ne suit pas de là que
la Science renferme le principe de l'Art, mais qu'on doit étudier la
Science ou avant l'Art ou en mëme temps, pour apprendre dans
quelles limites il est contraint de se renfermer. » Vous ne récuse-
rez pas, mon cher Callias, untémoignage si autorisé.

CALLIAS

Il est vrai. Ces paroles du grand Léonard sont un enseignement


précieux, car elles fixent d'une façon précise le rôle de la Science.
Mais, en deçà de ces limites extrèmes, l'artiste est libre de se mou-
voir à son gré. Dans tous les càs, les règles qui peuvent alors le
diriger sont du domaine de l'esthétique, et ici la Science n'a plus
rien à faire.

PAMPHILE

J'ai supposé avec vous jusqu'à présentque l'artiste ne devait pas


se contenter d'imiter la nature, mais bien la modifier de parti pris
en la copiant, et j'ai voulu vous montrer que, même avec ce système,
le rôle de la Science au lieudediminuer nefaisait que brandir. Mais
il y a lieu de se demander ce que doit être cette altération systéma-
tique de la réalité qui, selon vous, résume l'Art tout entier. Je
serais bien aise que vous me dissiez comment vous entendez la
chose.

c aLLras

Avant de vous répondre, je voudrais, vous rappeler à quel point,


dans certaines productions de l'art, se trouve réduite cette imi-
tation de la nature. Que pensez-vous, par exemple, des esquisses
et des maquettes. Vous savez aussi bien que moi quelle intensité
d'expression et, pour tout dire, quelle somme d'art se rencontre
dans ces œuvres si éloignées cependant de la réalité.

PAMPHILE

Je le sais, en effet, et me souviens d'un mot de Diderot à ce pro-


pos qui me semble être d'une grande vérité. Après avoir dit que
les esquisses ont communément un feu que le tableau n'a pas, que
c'est le moment de chaleurde l'artiste, de vervepure sans le mélange
de l'apprêt que la réflexion met à tout, il ajoute « C'est l'âme du
peintre qui se répand librement surla toile. La pensée rapide carac-
térise d'un trait, or plus l'expression est vague, plus l'imagination
est à l'aise. » Et c'est bien là, ce me semble, le nœud de la ques-
tion.
Si nous cherchons, en effet, à analyser l'impression produite par
la vue de l'esquisse, nous verrons qu'elle jouit de ce privilège de
laisser à l'imagination du spectateur le soin de l'achever Et
l'imagination la complète bien mieux que l'artiste le plus habile le
pourrait faire. Nulle image, en effet, n'est plus adéquate à notre
sentiment esthétique, car elle est plus dans notre esprit que sur la
toile. Elle est plus notre création que celle de l'artiste. L'oeuvre de
l'artiste, réduite pour ainsi dire à l'état de signe, réveille, dans
notre esprit, toute la masse des souvenirs que nous portons en nous
relatifs au sujet représenté et avec lesquels notre imagination
construit une œuvre nouvelle dont celle que perçoit notre rétine,
n'a été que l'occasion et le prétexte. L'oeuvre d'art, dans ce cas, ce
n'est pas l'artiste qui la fait, c'est le spectateur.
Et c'est là la raison en dehors de celles tirées de l'envahisse-
ment du snobisme -du succès d'un certain faire mis à la mode par
quelques artistes qui profitent consciemment ou inconsciemment
de cette tendance de notre esprit. Il y a, vous le savez aussi bien que
moi, toute une école en sculpture qui ne livre plus au public que
des esquisses, des morceaux inachevés. n est vrai que, le plus sou-
vent, la foule passe sans rien comprendre. Mais les raffinés y
découvrent des beautés cachées, des intentions mirifiques, des
tendances géniales dont, le plus souvent, l'artiste est innocent.
C'est de plusieurs manières que l'artiste se trouve entrainé à
adopter ce faire qui lui est vraiment commode. Les plus excusa-
bles sontceux qu'illusionnent d'imprudents amis. Vous vous repré-
sentez facilement la scène. L'artiste est là qui pétrit la glaise,
l'ami contemple ravi la forme qui peu à peu s'ébauche sous ses
doigts. Pour peu que ce dernier soit homme d'imagination, son
esprit va plus vite que la main du sculpteur. Bientôt l'esquisse,
malgré son insuffisance et ses imperfections, a réveillé en lui le
sentiment esthétiquele plus vif et l'émotion la plus sincère.
Son enthousiasme se traduit naturellement pH des exclamations
dithyrambiques suivies de conseils. L'oeuvre est parfaite, il n'y faut
plus toucher, tout nouveau travail ne pourrait que diminuer l'im-
pression si vive qui s'en dégage. Et l'artiste se laisse conv aincre. Il
est si facile de croire celui qui vous dit que vous avez du génie.
Les artistes ne sont-ils pas des grands enfants, vaniteux et cré-
dules ?
Mais il en est d'autres qui certainementn'ont pas l'excuse de la
naïveté. Ceux-là, ce sont les habiles. Ils savent ce qu'ils font et, ce
faisant, ils déshonorentl'Art.
Je vois que je me suis laissé un peu entrainer. Excusez moi,
cher Callias.

C ALLIAS

Je ne vous ai point interrompu, mon cher Pamphile, tant il me


plaisait de vous entendre ainsi parler d'un abus que je réprouve
autant que vous. Car, si je suis amoureux des esquisses parce qu'el-
les me livrent sans fard et sans apprêt la première pensée de l'ar-
tiste, je suis loin de prétendre qu'elles sont le but et la fin de
l'Art.
Je trouve, comme vous, que le difficile n'est pas de commencer,
mais d'achever l'œuvre, et tous les vrais artistes en racontent la
genèse de la même façon. C'est au début, l'esquisse enlevée avec
enthousiasme. Cette esquisse se complète dans la joie de produire,
dans la félicité de l'idéal entrevu que foeuvre doit réaliser. Puis le
travail s'avance, les détails se précisent, et voilà qu'avec cette préci-
sion peu à peu le rêve s'envole. Il semble que la divine chimère
refuse de se laisser matérialiser. Et l'ceuvre achevée ne laisse, le
plus souvent, à l'artiste qu'un sentiment d'impuissance, qu'une
incurable mélancolie.
C'est dans cette lutte perpétuelle avec le beau toujours entrevu,
jamais réalisé, que l'artiste dépensc le meilleur de son coeur et de
ses forces. Ses efforts toujours renouvelés, jamais satisfaits, sont
comme les épées du poète,
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.
C'est là satorture. Mais c'est aussi sa grandeur et sa noblesse.
Et, pour revenir à l'objet de notre discussion, vous comprendrez
que ce qui conduit l'artiste dans les modifications qu'il fait subir à
la nature, c'est justement cet idéal qu'il tente de réaliser dans ses
ceuvres, guidé par le sentimentinné et personnelqu'il a de labeauté.
Il ne craint pas d'altérer la nature, de la violenter même jusqu'à
ce qu'il ait trouvé, sous la forme matérielle, l'idée qu'il poursuit.
Raphaël disait que n'ayant point trouvé de modèle assez beau pour
peindre sa Galatée, il avait suivi une certaine idée de beauté qu'il
avait toute formée dans son esprit. C'est ainsi que ce grand peintre,
lorsque la nature lui refusait ce qu'il lui demandait, savait s'en
passer.
PAMPHILE
Prenez garde, Callias, c'est là une théorie fort dangereuse, car
elle éloigne de la nature et ouvre la porte à toutes les fantaisies,
à toutes les exagérations et, disons-le à toutes les folies.
Pour le malheur de la thèse que vous soutenez, le tableau de
la Galatée n'est pas le meilleur de Raphaël. Que peut bien être
cette certaine idée de beauté ou cet idéal, même chez le plus
grand artiste, si ce n'est un assemblage de souvenirs puisés dans
la nature, et le plus souvent même aujourd'hui, dans les ouvrages
si parfaits de l'art grec. Mais l'art grec lui-même ne connaissait
point cet idéal dont vous parlez, qui plane au-dessus de la nature
et la régente au besoin. Il se contentait de la suivre de près et de
l'imiter avec discernement. Il a su faire un choix des formes
qu'elle lui présentait et c'est en les copiant qu'il a créé ces types
immortels représentant les sentiments les plus divers.
Voyez Jupiter, c'est la puissance; Hercule, la force physique;
Apollon, le rayonnement de l'intelligence uni à l'harmonieux
développement du corps Mars, la vertu guerrière Mercure,
l'agilité Vénus, la grâce Junon, la beauté altière, etc. Et partout
et toujours c'est la nature humaine elle-même non torturée ni
violentée, mais épanouie dans ce qu'elle a de meilleur et de plus
parfait. L'art grec n'a point cherché la réalisation d'un idéal
surhumain, et, tout en suivant une méthode qui peut semblerbien
terre à terre, les sommets qu'il a atteints sont si hauts qu'ils sont
habités par les dieux et que nous y voyons aujourd'hui le
refuge de ce que depuis nous avons appelé l'idéale beauté.
Où l'artiste pourrait-il puiser l'idée qu'il se fait du beau, si
ce n'est dans la nature elle-même ? Car vous le savez, « nihil est
in intellectu quod non prins fuerit in sensu ». Il ne saurait être
question d'une illumination intérieure, sorte de révélation faite
à l'artiste par un principe supérieur et en dehors de la voie des
sens. Et si alors cet idéal, au nom duquel vous voulez corriger
la nature, n'a d'autre origine que cette même nature, dont il n'est
en somme qu'un souvenir composite et affaibli, comment peut-il
jouer le rôle que vous lui assignez?
Et d'ailleurs, si vous voulez bien y réfléchir, vous conviendrez
que cette idée de la beauté, cette sorte de modèle intérieur que
l'artiste porte en soi, ne se formule dans son esprit que d'une
manière bien vague et bien incomplète. La représentation mentale
qu'il s'en fait est si peu précise qu'elle ne peut le guider avec
quelque sûreté. La preuve en est dans ses hésitations continuelles,
dans sa constante incertituded'avoir atteint l'idéal entrevu.
Et cet idéal, comme il est pauvre si la nature ne vient pas le
féconder J'entendais un artiste dire un jour avec beaucoup de
vérité « Nous ne portons qu'une figure dans notre esprit ». La
chose est si vraie qu'il est des artistes qui, même en face de la
nature, ne peuvent se soustraire à la tyrannie de cette forme
unique qui les possède et dont on retrouve les traits dans toutes
leurs œuvres.
CALLIAS

Et cependant, s'il suffit de copier exactement la nature, com-


ment se fait-il que les belles oeuvres d'art soient si rares. Car il
me semble que pour imiter avec succès un modèle, un peu d'habi-
leté manuelle suffit. Et vous savez comme moi que cette habileté
ne manque pas parmi nos artistes. Il y en a même qui sont prodi-
gieusement habiles et néanmoins n'aboutissent à rien de grand, à
rien d'élevé. Il y a, suivant moi, une sorte d'antagonisme entre
cette habileté et le but même de l'art. L'école italienne de sculp-
ture en est aujourd'hui la preuve. Et la perfection du rendu de
ses étoffes, de ses dentelles de marbre n'ajoute pas la moindre
valeur d'art à ses oeuvres. Il y a là des mièvreries qui nuisent à
l'ensemble et une si habile imitation de la nature qu'elle conduit
au trompe-l'oeil qui n'est pas, ce me semble, le but suprëme de
l'Art.
Aussi, je préfère cent fois ces sculpteurs que tourmente la noble
passion de rIdée et qui, pour rendre leurs oeuvres expressives, ne
craignent pas d'altérer les formes que leur présente la nature. Il
me semble qu'en exagérant le modelé, en accentuant certaines
dépressions ou certaines saillies, ils arrivent à décupler l'impres-
sion qui se dégage du modèle. C'est de leurs oeuvres qu'on dit
c'est plus vrai que nature. La vie parait y circuler plus intense. Ce
sont vraiment des créateurs. Ils accomplissent ce miracle de
disposer à leur gré de la lumière qui éclaire leurs ouvrages et de
créer véritablement l'atmosphère oil ils les font vivre. Sans
altérer la blancheur du marbre, dérobant à la peinture ses effets,
ils vont jusqu'à y répandre la magie de la couleur.

PAMPHILE

Vous vous laissez emporter par votre imagination, mon cher


Callias, et vous demandez à la sculpture plus qu'elle ne peut
donner.
Je connais les tendances dont le but est de mettre de la couleur
dans la sculpture, et je ne puis voir là qu'une confusion regretta-
ble. J'accorde qu'il existe, en sculpture, certaines conventions
admises qui n'ont d'autre but que la couleur, par exemple, la
façon de creuser les pupilles pour simuler le jeu de la lumière
dans l'œil, peut-être aussi l'exagération, sur l'ourlet des lèvres, de
la limite qui sépare la muqueuse de la peau, peut-être encore
d'autres, mais de peu d'importance.
Quand à modeler, par exemple, un oeil à la façon d'un bas-
relief dans une tête en ronde bosse, et cela dans l'intention de
faire lumineux, de faire" blond c'est assurément dépasser les
limites permises. L'effet de couleur obtenu ne saurait l'être qu'aux
dépens de la forme, car une ronde bosse n'est pas exclusivement
destinée à être vue de face. Il faut que, de tous les côtés, la ligne
ait la même correction et la même précision. Or, vu de profil,
l'œil de la tête sus-dite n'offre qu'une surface plate en perspective,
il n'existe pour ainsi dire pas. Et ce n'est point là un exemple
inventé pour les besoins de la démonstration, je l'ai puisé dans
l'œuvre d'un sculpteur de grand talent. C'est pourquoi il est bon
de répéter aujourd'hui ces principes fondamentaux, cependant si
simples et si vrais, que la couleur d'une sculpturerésulte du jeu de
la lumière à la surface de la forme et que le sculpteur n'est pas
plus maitre de la lumière que de la couleur. Son oeuvre est
éclairée par le soleil du bon Dieu. La lumière peut venir d'en
haut, d'en bas, de droite, ou de gauche, suivant les circonstances.
Il faut que, sous ces éclairages divers, de même que, sous les
aspects les plus différents, foeuvre demeure la même et que la
forme conserve sa valeur.
Or, il est aisé de comprendre qu'une altération d6 forme des-
tinée, par exemple, à produire une lumière, si le jourvient d'en
haut, produira une ombre si elle est éclairée en sens inverse.
Le sculpteur reste donc avec ses formes et le peintre avec ses
couleurs, et toujours, comme le dit Taine, un art s'abaisse, quand,
laissant de côté les moyens d'intéresser qui lui sont pr opres, il
emprunte ceux d'un autre art.
Aussi, lorsque je vous entends dire d'un sculpteur, qu'il repré-
sente les êtres entourés de l'atmosphère où ils vivent et qu'il les
revêt de clarté, j'avoue ne pas comprendre.
Ou bien ces paroles ne veulent rien dire du tout, ou bien elles
veulent dire tout simplement que le sculpteur a altéré la forme
qu'il a représentée dans le sens de l'atténuation des ombres. Il a
comblé les creux du modelé comme s'il avait étendu à la surface
de la forme une enveloppe qui, tout en épousant exactement les
contours et les saillies, en aurait en partie comblé les dépressions.
Une oeuvre ainsi exécutée parait, en effet, vue au travers d'une
gaze légère. Mais cet aspect ne s'obtient qu'aux dépens de la forme
qui s'aveulit.
C'est, somme toute, un truc assez grossier. Dans certains cas, le
résultat en est curieux et intéressant, mais ce n'est pas là le grand
Art. Point de sculpture sans la précision de la forme.
Les antiques ont dédaigné de semblables artifices. Leurs
œuvres s'étalent dans la splendeur de leurs formes sans voile,
conservant après deux mille ans, sous le soleil qui nous éclaire, le
même caractère de franchise et de netteté qu'elles avaient au sortir
de la main de leurs auteurs.
Il est bien évident que ce que je viens de dire, à propos de la
forme en sculpture, s'applique d'une façon beaucoup moins étroite
à la peinture. Pour le peintre, tout se réduit à des apparences il ne
voit les choses que sous un seul aspect, et la lumière, dont il dis-
pose à son gré, lui donne, dans le choix des formes et dans leur
interprétation, une liberté que n'a point le scuplteur. Néanmoins
l'étude des belles époques lui montrera que le dessin est la base
fondamentale de son art; la couleur, quelqu'important que soit
son rôle, ne saurait valoir, si la forme solidement construite ne
lui fournit un ferme soutien.
Il suflit de jeter un coup d'oeil sur les expositions de nos
modernes Symbolistes pour constater à quelles abherrations
l'idéalisme à outrance, dédaigneux des formes et du dessin, peut
conduire les artistes.

CALLIAS

Décidément, mon cher Pamphile, je v ous trouve bien sévère.


Et l'art que vous nous préparez en bannissant toutes les tenta-
tives dont le but est de sortir des sentiers battus, me semble
diablement terre à terre. Il sera peut-être très exact mais il lui
manquera des ailes, et vous le maintenez dans une dépendance
telle de la nature qu'il est fort à craindre qu'il ne devienne jamais
que le rival inférieur de la photographie ou du moulage sur nature.

PAMPHILE
Il m'est facile de vous montrer que tout en demeurant le plus
près possible de la nature, l'artiste n'abdiquepoint sa personnalité,
qu'il y a toujours place pour une interprétation personnelle de la
forme et qu'en aucun cas je ne veux le réduire au rôle de machine
à copier.
Avez-vous songé quelquefois à ce que pouvait être une imita-
tion parfaitement exacte de la nature? Elle est matériellement
impossible. Et même en sculpture, qui est l'art qui s'en rapproche
le plus, puisqu'il reproduit les objets sous les trois dimensions,
la copie ne peut pas être absolument adéquate à l'original. Sans
parler des poils, de la barbe et des cheveux, dans l'imitation des-
quels il entre toujours une part énorme de convention, le nu lui-
même ne se laisse point si facilement saisir.
C'est un préjugé de croire, par exemple, que le moulage
reproduit très fidèlement la nature. Il suffit d'avoir vu un masque
moul~ sur une figure vivante pour constater qu'il n'en est rien.
Sans tenir compte même de l'occlusion des yeux nécessitée par
l'opération du moulage, ce masque ressemble plutôt à un mort
qu'à un vivant. Le nez est effilé, les joues sont aplaties, les tempes
creusées. Le portrait est méconnaissable. La déformation s'ex-
plique facilement par l'immobilité obligée du modèle et par le poids
même du plàtre qui comprime les tissus, en expulse le sang et,
par suite, en diminue le volume dans des proportions vraiment
étonnantes.
Dans un masque, ces déformations sautent aux yeux, parce que
les formes ici plus délicates se laissent plus facilement altérer.
Mais le résultat est le même, quoique moins saillant, pour toute
autre partie du corps, pour les mains, les bras, les jambes, etc.
Il est un fait scientifique que l'on connait peu, mais qui me
semble éclairer d'un nouveau jour le problème de la représen-
tation artistique des formes. C'est le suivant le volume des
diverses parties de notre corps n'est pas constamment le même, il
est. au contraire, dans un état perpétuellement instable. Il change
pour ainsi dire à tout moment, avec nos attitudes, avec nos actes,
av ec nos sentiments, nos émotions, avec nos pensées même. C'est
un des attributs de la vie que ces changements incessants dans le
volume des membres et par suite dans leur forme. D'où il suit que,
dans la nature, la forme elle-même est variable, fugitive et incons-
tante. C'est le propre de l'Art de la fixer au moment qui convient.
Le sculpteur sait combien, dans le millimètre de matière que laisse
le praticien autour de l'oeuv re inachevée, il y a place pour les
formes les plus variées, presque les plus opposées. Et, dans ce
cas, le déplacement matériel des surfaces ne dépasse pas ce qui se
produit réellement, dans la nature, sous l'influence vitale.
On voit par là combien, tout en serrant de très près la réalité,
l'artiste trouve place pour un choix personnel de la forme. Et
puisque la nature est changeante, l'opération qui consiste à la
fixer dans une forme immuable, quelque soit le degré d'exactitude
qu'elle comporte, est toujours une interprétation.
Ce que je viens de dire s'applique à la forme elle-même,
immobile pour ainsi dire. abstraction faite des changements
incessants et des nuances si variées que le mouvement y introduit.
A plus forte raison, les mêmes réflexions peuvent-elles être faites,
si l'artiste reproduit une action qu'il est impossible au modèle de
figurer exactement dans l'atelier et qui, le plus souvent, ne
s'observe, dans la nature, que pendant un temps relativement très
court. Et c'est là cependant le but suprême de l'Art qui doit surtout
nous donner une image de la vie avec son cortège de mouvements,
d'émotions et de sentiments.
Où l'artiste, par exemple, trouvera-t-il l'image de la frayeur si
ce n'est sur le visage de cet homme que menace un imminent
danger? Croyez que l'idée qu'il s'en pourrait faire serait bien
fausse et bien pâle à côté de cette image-là.

CALLIAS

Mais alors, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, le premier


rang en art devrait, en suivant vos principes, appartenir à la
photographie. Car, si le moulage sur nature défigure la forme, il
n'en est pas de même de l'épreuve photographique. Elle est la
nature même reproduite trait pour trait, saisie au vol. Le mou-
vement le plus rapide peut être fixé et l'impressionla plus fugitive
est saisie pour toujours. L'artiste est loin d'avoir de semblables
facilités.

PAMPHILE

Je crois vous l'avoir déjà dit, mon amour pour la vérité, ne va


pas jusqu'à donner, parmi les représentations de la nature, le
premier rang aux images photographiques. Mais je tiens à ne
laisser subsister aucun doute dans votre esprit, et puisque vous
revenez sur cette question, je veux m'en expliquer clairement avec
vous.
Certes, la photographie touche de près à l'art et peut lui rendre
les plus grands services. Mais, en somme, elle n'est qu'un procédé
scientifique c'est l'expression la plus complète d'une méthode
d'investigation qui consiste dans l'inscription des phénomènes
naturels et qui, imaginée par M. le Prof. Marey porte le nom de
métlzode graplziqzae. C'est justement à cause de cette précision
rigoureuse dans la reproduction de la nature que la photographie
peut être si utile à l'Art, mais c'est aussi par là qu'elle s'en éloigne
d'une façon absolue. Il ne faut pas prendre pour le but ce qui n'est
qu'un moyen d'y arriver. La photographie qui peut prêter à
l'artiste un secours des plus précieux, ne constituera jamais elle-
même une œuvre d'art. Celui qui, au lieu de se servir de la photo-
graphie comme document, se contenterait de la copier servilement
n'arriverait pas à un résultat supérieur. Pourquoi? Parce que
l'appareil est aveugle et inconscient, et que ce qui fait l'œuvre de
l'artiste c'est la composition, l'arrangement, le choix des modèles
et j''tjouterai l'interprétation.
Je sais bien que derrière l'appareil il y une intelligence et que
cette intelligence peut arranger la scène, grouper les personnages,
choisir son moment, disposer même d'un éclairage particulier. Il
a même été fait dans ce sens des essais fort intéressants. Mais, en
les étudiant de près, nous constaterons facilement l'impuissance où
se trouve la photographie de se hausserjusqu'à l'Art. Remarquons
d'abord qu'il s'agit là d'un genre tout spécial, car c'est avec le
dessin d'illustration que la photographie prétend rivaliser. Or,
malgré tous ses efforts, le photographe restera toujours inférieur
à l'illustrateur. Et la raison en est dans la nature même de ces
deux modes de figuration des choses. Le dessin d'illustration est
peut-être celui qui comporte la plus grande part de fantaisie et
qui, par le rapprochement qu'on peut en faire avec les esquisses
et même "les caricatures, s'éloigne le plus de l'exactitude photo-
graphique.
D'autre part, tout en copiant très sincèrement la nature, l'artiste
qui fait un dessin, c'est-à-dire, une reproduction réduite du modèle,
est conduit à supprimer un grand nombre de détails inutiles,
pendant qu'il accentue d'autres traits, et, ce faisant, il imprime à
son oeuvre ce cachet personnel où se révèle l'originalité de son
tempérament. L'objectif au contraire est impitoyable. Tout en
réduisant, il ne négligera rien, et, dans l'espace d'un centimètre, il
reproduira exactement le même nombre de plis que tel vêtement,
par exemple, en offrira, dans la nature, sur l'étendue d'un mètre.
Et cette multiplicité des détails, en outre qu'elle nuit à l'intérêt
de l'ensemble, a pour effet de faire paraitre l'objet tout entier de
moindre dimension. Sur la photographie, la nature se trouve pour
ainsi dire diminuée, rapetissée, tandis que, sur un dessin de même
format, elle conser vera ou même verra s'accroitre le caractère de
grandeur dont elle est réellement revêtue. De telle sorte que,
malgré son exactitude, la photographie s'en éloigne plus que
l'artiste qui, par le caractère de son interprétation, arrive à rendre
exactement ou même à accentuer l'effet produit par la vue de
l'objet lui-même dans ses dimensions réelles.
Ce qui a lieu pour la représentationd'un seul objet, arrive à plus
forte raison s'il s'agit d1mgroupement de plusieurs objets. L'artiste
aura soin de concentrer l'attention dit spectateur sur un point et
TOME CVII. 16
il ne traitera pas de la même façon toutes les parties de sa compo-
sition. L'objectif, au contraire, montrera partout la même rigueur,
et l'attention divisée, attirée en mille endroits par une égale pré-
cision des détails, ne saura plus où se prendre.
Les mêmes observations peuvent encore être faites au sujet de
la photographie d"un paysage, sur laquelle, en outre d'une pers-
pective fausse le plus souvent, on relèvera toujours une égale
valeur des différents Flans, l'absence d'atmosphère, et une abon-
dance nuisible de détails. En résumé, la photographie d'un
paysage est un excellent document géographique, elle ne vaudra
jamais, au point de vue de l'Art, le plus petit dessin d'un maUre.
Vous voyez donc, mon cher Callias, que je suis bien loin de
demander au peintre cette précision et cette exactitude que je
reproche à la photographie. Si je m'élève contre les tendances qui
consis',ent à se passer de la nature ou à la maltraiter de partipris,
je n'en pense pas moins que l'artiste est une intelligence qui doit
la comprendre, un cœur qui doit la sentir, et que, dans son
oeuvre, la part de l'interprétation, pour restreintes qu'en soient les
limites, n'en a pas moins une importance capitale.
Il reste toujours vrai que c'est dans la nature et non dans son
imagination, que l'artiste doit incessamment puiser ses modèles.
Il doit en être l'observateur assidu, le suivant fidèle. C'est le seul
maUre qu'il puisse suivre sans crainte, sans servitude. Car il con-
serve la liber té de choisir dans les formes multiples qu'elle lui
offre, et c'est dans ce choix raisonné ou instinctif que réside la
supériorité de l'Art.
Et croyez qu'il y a place ici pour les longues recherches, les
patientes études, les hésitations nombreuses et parfois aussi les
déboires cruels. Si ce n'est point le décevant fantôme de l'Idéal
que l'artiste poursuit, c'est la Vie elle-même sous ses aspects mul-
tiples et changeants.
Et il se crée alors un idéal nouveau, s'il convient d'appeler
ainsi le but vers lequel tendent tous les efforts de l'artiste. Mais
cet idéal n'a plus rien de commun avec l'ancien que le nom. Au
lieu de chercher sa formule aux époques disparues de l'Art, ou
dans les régions trompeuses de l'imagination pure, il borne ses
recherches au monde qui nous entoure, il essaye de surprendre le
secret de la vie des êtres qui composent notre univers et de la
faire palpiter dans ses œuvres. La tâche est vaste et digne de ses
efforts. Mieux il saura la remplir, plus il sera grand.
Le but certes est difficile à atteindre, mais il n'est point hors de
sa portée. Les moyens dont il dispose pour y arriver, n'ont rien
de mystérieux, il les trouvera autour de lui, dans les expressions
phénoménales de la nature dont l'observationet la compréhension
lui seront singulièrement facilitées par le secours que la Science
peut lui apporter.
Ne regrettez rien, cher Callias, si je fais descendre l'artiste du
piédestal où l'aveugle admiration des modernes l'a installé, ce
n'est point pour l'amoindrir. Songez que les admirablesartistes du
Moyen-Age se considéraient comme des ouvriers de l'image, des
imagiers. Pour les Grecs, les artistes étaient simplement des
« faiseurs ». Sans déchoir l'artiste peut fouler le sol où nous mar-
chons. Il y puisera, nouvel Antée, les forces nécessaires pour
remplir sa mission. Car s'il n'est plus le demi-dieu d'autrefois,
il reste le prêtre de la nature qu'il doit manifester aux autres
hommes.
Toute imitation du passé sera stérile. Toute invention pure res-
tera vaine. Le vrai seul durera. La beauté qui consiste dans la
perfection de la forme et dans l'expression de la 'vie n'existe pas
hors de la nature. C'est à l'artiste de l'y saisir et de la répandre
dans ses ouvrages.
(A suivre.)
Dr PAUL RICHER.
DIALOGUESSUR L'ART ET LA SCIENCE`''

(Suite et fin)

III
L'A. VEXIR DE L'ART'

CALL1AS. PAMPHILE.

CALLIAS

Vous m'av ez, mon cher Pamphile, presque réconcilié avec la


Science et les développements dans lesquels vous êtes entré ont
fait tomber chez moi plus d'un préjugé. Mais je n'en pense pas
moins que l'Art est aujourd'hui dans une situation vraiment criti-
que, et j'ai les doutes les plus cruels sur son avenir. Nos artistes me
semblent se heurter à des difficultés croissantes de jour en jour.
S'il est vrai, par exemple, et vous le pensez comme moi, que le
nu soit la base fondamentale des arts plastiques vous conviendrez
que l'artiste d'aujourd'hui est, sous ce rapport, beaucoup moins
favorisé que ne l'étaient ses ancêtres de Grèce.
Les occasions qu'il a d'étudier le nu sont rares, défectueuses
et ce nu lui-même quel est-il ? N'y a-t-il pas lieu de croire qu'à
notre époque, la forme corporelle n'est plus ce qu'elle était au
temps des Grecs. Les nécessités du climat, les conventions sociales
et religieuses, jusqu'à nos tendances scientifiques et littéraires,
sont autant de causes qui se sont liguées pour amener un abaisse-
ment dans la plastique humaine.
PAMPHILE
Il ne faut rien exagérer et je suis tout disposé à croire que la
pensée moderne n'a point ravallé, autant qu'on pense, son insépa-
rable et matériel compagnon.
D'ailleurs, même à Athènes, la beauté ne courait pas les rues.
Cicéron dit que, parmi la foule des jeunes gens que l'on voyait de
son temps à Athènes, c'était à peine s'il s'en trouvait un qui fut
v éritablement beau. Croyez, cher Callias, que l'immortelle nature
n'a pas perdu le moule où furent coulés les héros de l'antiquité.
Seulement les temps sont changés. Ceux que la Grèce eut mis sur

Trône..
des autels peinent aux derniers degrés de l'échelle sociale, Apollon
s'est fait clown ou cycliste. Hercule travaille" à la barrière du
&
On a pu croire un instant que le siècle de la Science verrait
l'abâtardissement physique des classes libérales. Heureusement il
n'en est rien. La renaissance des exercices du corps à laquelle
nous assistons depuis une vingtaine d'années nous en apporte la
preuve. Il suffit d'avoir assisté aux matchs de Football pour
découvrir, parmi ces jeunes gens qui sont les savants de l'avenir,
des types plastiques dignes de rivaliser avec les anciens. On dit
que Platon, Chrysippe, le poète Timocréon avaient été d'abord
athlètes. Pythagore passait pour avoir eu le prix du pugilat et
Euripide fut couronné comme athlète aux jeux Eleusiniens. Je salue
le retour de notre jeunesse à ces ant'ques traditions.

CALLIAS

Ainsi vous croyez que, même aujourd'hui, l'artiste a sous la main


un nu digne de ses études.

PAMPHILE

Certainement, mais à la condition de le chercher là où il est. Et


je dirais à l'artiste qui veut étudier le nu « Méfiez-vous du
modèle d'atelier, Antinoüs de profession, qui ne se découvre que
pour l'immobilité de la pose et passe l'autre partie de son temps
soigneusement vêtu et dans l'oisiveté. Mais allez aux foires où les
"faiseurs de poids renouvellent les travaux d'Hercule allez au
cirque, où les acrobates et les clowns sont souvent de véritables
modèles de formes bien pondérées. Fréquentez les réunions spor-
tives. Vous verrez aux jeux de Football des jeunes gens, se livrer
aux mouvements les plus variés, et parfois les plus violents. Allez
aussi au vélodrome si l'attitude du coureur sur sa machine vous
choque parfois, voyez le, lorsqu'il entre dans l'arène, les jambes
entièrement nues, le buste voilé d'un simple maillot, et vous ne
serez pas longtemps à vous convaincre, que cet exercice est un de
ceux qui assure au corps, avec une heureuse harmonie des formes,
la force et la souplesse.
Priez ensuite un de ces hommes de passer à votre atelier, et
lorsqu'il apparaitra entièrement nu devant vous, vos modèles de
profession feront piètre figure. Vous saurez ce que devient le
nu qui agit, et ce qu'est la forme humaine dans la plénitude de
la vie et de l'action.
J'ajouterai que, de nos jour~, l'artiste trouve, pour cette étude
de la forme humaine le secours le plus pr écieux dans les docu-
ments précis que la Science met à sa disposition. Les ouvrages
spéciaux ne manquent pas. L'anatomie en lui indiquant la raison
des formes extérieures lui en facilite la compréhension. Ces
formes elles-mêmes sont l'objet de descriptions méthodiques
qui l'aideront dans le choix de ses modèles en les lui expliquant
pour ainsi dire de la tête aux pieds. L'ethnographie lui fera
connaître les caractères qui différencient les races. L'anthropo-
logie, avec ses mensurations si multipliées et si précises, lui four-
nira un canon moyen des proportions humaines.

CALLIAS

Souffrez, mon cher Pamphile, qu'ici je vous arrête car j'ai une
sainte horreur de tout ce qui est règle et mesure en art, et je crois
que le canon dont vous parlez, pour scientifique qu'il soit, ne
saurait avoir une influence plus heureuse que tous les canons
artistiques qui ont vu le jour, et ils sont nombreux. Si, par
malheur, un artiste le prenant pour modèle, y conformait ses
ouvrages, il ne produirait plus que des oeuvres qui se ressemble-
raient toutes, n'auraient aucune individualité et partant point de
vie.

PAMPHILE

Pas plus que vous, je ne prétends qu'un canon artistique, quel-


qu'il soit, doive être pour l'artiste une règle immuable à laquelle
il conforme toutes ses œuvres. Une telle pratique, c'est bien évi-
dent, ne pourrait conduire qu'à la monotonie des productions
artistiques et à la suppression de toute vie et de toute originalité,
ainsi que vous le dites fort bien.
Mais il n'en est pas de même du canon scientifique dont je
parle. Cette moyenne basée sur un nombre considérable d'indivi-
dualités qui ne représente exactement aucune de ces individualités
et, d'autre part, se rapproche le plus de toutes à la fois, constitue,
à vrai dire, comme la règle générale qui régit les rapports des
diverses parties du corps entre elles.
Parce qu'il ne procède d'aucune école artistique, parce qu'il a
été conçu en dehors de toute préoccupationesthétique, parce qu'il
n'est, en définitive, qu'une moyenne scientifique, il me semble
qu'il reproduit justement les seules proportions à enseigner à
l'artiste, non bien entendu pour qu'il les reproduise dans ses
œuvres, mais pour lui servir de guide en face de la nature, pour
lui permettre d'apprécier en toute connaissance les proportions du
modèle qu'il aura sous les yeux. Vous me direz peut-être que la
moyenne n'est point le fait de l'artiste, que ce qu'il cherche dans
la nature, c'est plus l'exception que la règle, plus l'individu que
le type, plus les extrêmes que la moyenne. A quoi, je pourrais
répondre que la connaissance de la règle lui permettra de mieux
j uger des exceptions, la connaissance du type accentuera les carac-
tères des individus, et la connaissance de la moyenne donnera
une plus juste notion des extrêmes.
En résumé, le canon scientifique possède sur les canons artis-
tiques le grand avantage de n'être la formule d'aucun artiste et
d'aucune école. Il n'est qu'un simple guide sans valeur esthétique
et qui laissera à l'interprétation que l'artiste doit en faire toute sa
valeur et toute son originalité.
Je reprends maintenant, si vous le permettez, l'énumération
des services que la Science doit rendre à l'artiste dans l'étude du
nu. Lorsque l'artiste connaitra la morphologie du corps humain
et ses proportions générales, la physiologie lui fournira sur les
mouvements si complexes de la machine humaine, les éclaircisse-
ments nécessaires. La forme en mouvement, c'est là l'énigme que
l'artiste passe sa vie à déchiffrer. Cette science lui enseignera le
rôle des divers agents du mouvement, les os et les muscles. Elle
lui montrera que tout mouvement nait du déplacement des leviers
osseux sous l'influence de la contraction musculaire. Elle lui dira
qu'il ne suffit pas de gonfler un muscle pour en indiquer la contrac-
tion. Cette dernière se reconnalt plus à certaines indications du
modelé qu'à une augmentation de volume. Il est des cas dans
lesquels le muscle contracté s'aplatit au lieu de se gonfler, et
il est des muscles relâchés qui font de grosses saillies.
C'est encore la physiologie qui révèlera à l'artiste comment,
dans un mouvement donné, la contraction, l'effort musculaire se
répartit différemment et inégalementdans les diverses parties du
corps. En un mot, elle lui apprendra la variété de la forme dans
l'unité du mouvement.
Et les artistes éviteront le reproche qu'adressait déjà Léonard de
Vinci à ses contemporains (\ l'artiste doit savoir, dit-il, dans les
divers mouvements et efforts, quel nerf ou muscle est cause de tels
mouvements, et faire seulement ceux-là apparentsetgrossis, etnon
les autres partout, comme font beaucoup qui pour paraitre grauds
dessinateurs, font leurs nus ligneux et sans grâce, de sorte qu'ils
semblent à les voir un sac de noix plutôt qu'une surface humaine,
et vraiment un paquet de raves plutôt que des nus musculeux.
Dans l'étude des mouvements, l'Art trouvera un auxiliaire pré-
cieux dans les photographiesinstantanées,qu'elles soient isolées ou
bien sériéesméthodiquementetengrandnombresuivantlaméthode
que M. le professeur Marcy appliqué un des premiers et qu'il a
considérablement perfectionné. Le mouvement se trouve ainsi
décomposé en une série d'images plus ou moins nombreuses, qui tou-
tes représentent un temps différent de l'action qu'elles permettent
d'étudier à loisir. Chacune n'en est qu'une phase très courte, mais
toutes réunies, elles la reconstituent. Et si nous les faisons passer
successivement et à une allure donnée devant nos yeux nous
aurons véritablement l'illusion du déplacement de l'objet qui se
meut. C'est ce que réalisent ces appareils mis à la mode depuis peu
de temps sous les noms de kinétoscopes, de cinématographes ou
autres et qui rapidement ont pris tant d'extension.
CALLIAS

Je vous attendais là, cher Pamphile, certainement les appareils


dont vous parlez sont de fort curieuses inventions, et j'aipris moi-
même le plus grand intérêt à ces exhibitions de photographiesani-
mées. Mais quel rapport y a-t-il entre cette lanterne magique toute
perfectionnéequ'elle soit et l'Art ?
PAMPHILE

Aussi n'est-ce pas de ces reconstitutions du mouvement qu'il s'a-


git, mais bien de son analyse par la série des épreuves photogra-
phiques considérées à part.

CALLIAS

Pour mon compte, je crois absolument dangereux et funestes


pour l'Art ces procédés, excellents d'ailleurs au point de vue de
l'étude scientifique, qui décomposent le mouvement le plus rapide
en une suite d'images dont chacune ne peut représenter que l'arrêt
de l'action et non l'action elle-mème. La figuration du mouvement
dans les arts plastiques, c'est-à-dire à l'aide de formes immobiles,
ne peut être qu'une convention, et que vient faire alors cette v érité
vraie en photographie, fausse en art ?

PAMPHILE

Je suis loin de prétendre que toutes ces images instantanées


doivent devenir des modèles pour l'artiste. Ce sont des documents
précieux qui l'instruiront des procédés que la nature emploie pour
produire tel ou tel mouvement, mais documents entre lesquels il
aura à choisir, parmi lesquels il semble cependant qu'il puisse
trouver l'image qui répondra le mieux à son sentiment esthétique.
Le plus souvent, en effet, la nature elle-même n'offre-t-elle pas
à l'artiste l'idéal rêvé il suffit de la prendre à son heure, à son
moment.
Voulez-vous que je vous donne un exemple des services qu'à ce
propos la Science peut rendre à l'Art? Je le prendrai dans la
figuration qu'ont faite les artistes de la course. Depuis la
Renaissance jusqu'à nos jours les artistes n'ont eu qu'une seule
manière de représenter un homme qui court. Je ne vous décrirai
pas cette formule si connue et si peu variée il suffira de vous
signalerles figuresdu Jardin des Tuileries Attalante et Hippomène,
Apollon et Daphné, qui la résument de la façon la plus heureuse.
Rappelez vos souvenirs et v ous verrez que l'ange vengeur de la
fresque « Héliodore chassé du temple » de Raphaël, « les Tireurs
d'arc du dessin de Michel Ange, le couple d'amants de la
« Fontaine d'aitioui- de Fragonard, la « Nymphe chasseresse »
et le « ainqueuraux combats de coqs de Falguière, l' « Hippo-
V
mène » d'Injalbert, les jeunes filles des « vainqueurs de Salamine »
de Cormon, enfin les « Coureurs de Boucher pour vous citer
quelques autres exemples pris à des époques différentes, ne sont
en somme que des variantes de ce même type. Eh bien! Ce type
est faux scientifiquement. Il est antiphysiologique. C'est à
proprement parler une pose d'atelier, mais ce n'est point une
attitude du mouv ement, et on ne le retrouve, dans la réalité, à
aucun des moments de la course, ainsi qu'il est facile de s'en
convaincre par l'inspection des séries chronophotographiques.

CALLIAS

Voilà quinÙstbienindifférent.Quemïmporteque vos coureurs


dans la nature ne ressemblent point à ceux qu'ont fait les artistes,
dont vous venez de parler. Je considère qu'au point de vue de
l'art, ils n'en ont pas moins fait de véritables chefs-d'muvre, et
cela me suffit. Vous m'apportez-là vous-mème la preuve que le
vrai de l'Art n'est point le vrai de la Science. Et, dans l'espèce,
c'est la Science qui a tort, et vous avec, si vous vous autorisez
d'elle pour juger les oeuvres d'art en question.

PAMPHILE
mien
Aussi bien vous me prêtez un sentiment qui n'est pas le
et vous triomphez un peu trop vite. J'ai constaté un simple fait,
celui du désaccord des artistes et de la Science au sujet de la
figuration de la course. Mais je n'ai point dit aux artistes vous
avez eu tort et vos œuvres sont mauvaises parce qu'elles sont
contraires aux lois scientifiques..Te vous accorde bien volontiers
que ces remarquables ouvrages nous donnent l'impression très
vive de légèreté et de v itesse, parfaitement conforme à l'idée que
nous nous faisons de la course. J'ajouterai même que cette
impression est telle que ces figures de coureurs semblent ne pas
peser. Elles touchent à peine terre comme soutenues par des ailes
invisibles. Elles semblent soustraites aux lois de la pesanteur.
En un mot, elles ne courent pas, elles volent. Et c'est là, ce me
semble, le nceud de la question. Vous savez que l'expression voler,
dans la littérature aussi bien que dans le langage ordinaire, est
souvent prise dans le sens de courir.
« Va, cours, vole et nous venge », dit don Diègue à Rodrigue.
Eh bien! Les artistes ont usé de la même métaphore que les
littérateurs et ayant à faire courir des personnages, ils les ont fait
voler.
Et voilà, ce me semble, la raison pour laquelle les statues des
Tuileries, par exemple, nous plaisent si fort, et pourquoi nous
nous garderons bien de les critiquer.
Mais ne sera-t-il jamais permis aux: artistes de représenter de
vrais coureurs en chair et en os, luttant avec leurs muscles contre
la pesanteur et contre la résistance de l'air? Croyez-vous qu'en
s'inspirant de la vérité v raie de la nature, ils ne pourraient pas
renouveler l'ancienne formule et trouver, pour représenter la
course, des formes neuves et variées.

CALLIAS

En examinant les photogrammes de la course, rien ne fait pré-


voir, ce me semble, qu'il en puisse jamais sortir quelque chose
d'heureux au point de vue de l'art.

PAMPHILE

Détrompez-vous, cher Callias, et pardonnez-moi de vous aveir


célé jusqu'ici une petite découverte fort intéressante. Mais l'expé-
rience est faite et c'est l'art antique, l'art grec qui s'en est chargé,
J'ai eu la curiosité de rechercher comment, dans l'antiquité, les
artistes avaient représenté la course, et voilà en deux mots les
résultats de mes recherches. On n'y trouve peut-être pas, chose
bien curieuse, un seul exemple du type si cher à l'Art depuis la
Renaissance jusqu'à notre époque. Mais en revanche on trouve
une grande variété dans l'expression du mouvement. Parmi ces
attitudes diverses toutes consacrées à la représentation de la même
action, le plus grand nombre se rattachent à trois types absolu-
ment distincts. Et ce n'est pas sans surprise que nous avons vu
que ces trois types correspondaient à trois moments différents de
la course, moments que la photographie instantanée nous révèle
aujourd'hui et précise de la façon la plus nette et la plus démons-
trative. N'est-ce pas curieux de voir l'art grec si bien d'accord avec
la Science moderne ?
CALLIAS

Ceci nous prouve que la photographie instantané en'est pas


indispensable à l'ar tiste et qu'on peut, sans elle, bien voir et bien
interpréter la nature.

PAMPHILE

D'accord, mon cher Callias; mais ces premiers artistes ne subis-


saient pas l'influence de la tradition qui nous opprime. Ils voyaient
et observaient la nature naïvement et sans idées préconçues. Et,
s'il est vrai que sans la photographie instantanée ils avaient vu
juste, il n'est pas moins vrai que c'est à elle que nous devons
aujourd'hui de mieux comprendre leurs oeuvres. C'est aussi, ce
me semble, la justification de ceux qui, parmi les modernes, ne
veulent point négliger, dans l'étude et la repr ésentation du mou-
vement, l'appoint si important que peut leur apporter ce nouveau
et précieux mode d'investigation.
Je pourrais vous citer, mon cher Callias, bien d'autres exemples
pour vous prouver tous les services que la Science peut rendre à
l'Art au point de vue de la représentation du mouvement. Mais je
craindrais d'abuser de votre attention.

CALLIAS

Vous n'abusez point, mon cher Pamphile, et je serais curieux


de savoir, en outre de l'anatomie, de la physiologie, et de l'anthro-
pologie déjà énumérées, quelles sont les sciences que vous jugez
devoir être utiles aux artistes.

PAMPHILE

J'indiquerai sans hésitation la botanique qui est la base de toute


ornementation, la zoologie absolument indispensable pour la
représentation des animaux, la géométrie qui enseigne les lois
de l'équilibre et de la perspective. Je citerai encore l'archéologie
et l'histoire, sans quoi il est absolument impossible de reproduire
une scène de passé avec quelque vérité. Et je pourrais citer des
artistes qui ont pratiqué ces sciences pour le plus grand succès de
leur art..Je ne suis donc pas un révolutionnaire. Faut-il ajouter
que toutes les connaissances sur les sujets les plus divers qui
caractérisent l'homme instruit et font sa supériorité sur le com-
mun, seront naturellement loin d"être nuisibles aux artistes.

CALLIAS

Enfin, pour conclure, je vois que vous voudriez que les artistes
fussent à la fois des lettrés et des savants.

P AMPHILE
Je ne crains pas de le dire, l'artiste aujourd'hui doit apprendre
et apprendre beaucoup. Je pense que plus il saura, plus il sera
grand. Les traditions de l'atelier ne lui suffisent plus. Le conseil
que donnait Carpeaux à ses élèves d'observerla nature un cahier de
notes à la main pour en fixer, par le dessin, chaque mouvement,
chaque expression, est certes excellent, mais cette pratique, quel-
qu'utile qu'elle soit, ne saurait suppléer au reste. Vous ne pouvez
pas condamner l'artiste, s'il n'a d'autre moyen d'étude, à refaire à
lui tout seul la science. Qu'il fasse des observations personnelles,
rien de mieux. Mais qu'il ne délaisse pas celles que d'autres ont
faites avant lui et coordonnées pour lui dans des ouvrages spéciaux.

C ALLIAS ·

Mais votre artiste, mon cher Pamphile, avec un semblable pro-


gramme d'études, saura tout, à l'exception de son art qu'il n'aura
pas eu le temps d'apprendre.

PAMPIIILE
A mes yeux, la seule chose à enseigner dans les ateliers c'est le
métier au sens le plus étroit, c'est-à-dire la partie technique la
plus matérielle de l'art. Pour quelqu'un doué d'aptitudes natu-
relles et il n'y a pas d'artistes sans cela ce ne doit être qu'un
jeu, un véritable délassement.
Mais ce qu'on ne devrait pas enseigner, comme on le fait aujour-
d'hui, c'est l'Art lui-mème. Car ce qu'on apprend alors au jeune
artiste c'est un art déterminé c'est-à-dire une formule, c'est l' Art
antique ou celui de la Rcnaissancc. Ces magnifiques époques ainsi
TOME ev Il. :19
enseignées pèsent de tout leur poids sur les épaules de nos artistes
qui y perdent toute leur originalitépersonnelle et tous les précieux
dons de notre race. Qui nous donnera un art vraiment national?
Je ne crains pas de le dire, c'est l'étude de la nature. Ce que j'ap-
prendrais au jeune artiste, ce n'est pas l'Art, mais la Science
dans ses rapports avec la réalité qui nous entoure. Car la Science
seule peut nous délivrer des préjugés que des siècles de tradi-
tion ont accumulé dans notre cerveau, et seule elle peut nous per-
mettre d'observer avec sincérité.
Les grandes époques de l'art du passé, sont admirables, mais il
ne s'agit pas aujourd'hui de les pasticher et de les refaire. Elles
sont faites et bien faites et nul artiste de nos jours n'y atteindra,
car ce n'est pas en imitant qu'on arrive aux sommets. Cessons de
montrer aux artistes la décourageanteperfection de l'Art grec.
Il y a autre chose à faire, et pourquoi pas d'aussi grand? Em-
pruntons au passé ses méthodes. Gardons cet enseignement que
toujours l'Art a été grand lorsquïl s'est rapproché de la Nature,
qu'il y a puisé ses inspirations et ses modèles. Si l'Art antique ne
ressemble pas à la Renaissance, ni la Renaissance à l'Art gothique,
c'est que le milieu oit ces arts ont éclos et grandi était différent,
c'est que la Nature que l'artiste a prise pour conseillère et pour
maitresse était différente.
Notre temps ne ressemble à aucune de ces époques. Et l'art qui
y poussera ses racines ne ressemblera à aucun autre.

CALLIAS

Reste à savoir si notre époque justement à cause des progrès


scientifiques et de la marche envahissante de l'industrie, n'est
point comme une terre inféconde où la plante rare de l'art, ne
pouvant trouver les sucs nourriciers nécessaires à son existence
se trouve fatalement condamnée à périr.

PAMPHILE

Non, mon cher Callias, je vous le répète, l'Art ne doit pas périr,
car il est intimement lié à la Science tous deux n'étant que les
deux faces d'un même problème, et comme deux manifestations
différentes d'un même principe, le ~'rai. Et, de même qu'on ne
saurait assigner de limites aux progrès de la Science, de même il
est impossible de prévoir où l'Art s'arrètera. Il n'est pas vrai de
dire avec un grand philosophe contemporain que le règne de la
sculpture est fini le jour où l'on cesse d'aller à demi-nu. Car le nu
restera toujours la suprême expression de l'Homme et je vous ai
montré que la Science permettait aujourd'hui à l'artiste d'en
pénétrer tous les secrets. Il n'est pas plus vrai de dire avec le
même philosophe qu'il n'y a pas d'épopée avec l'artillerie. Car les
guerres à venir verront de gigantesques luttes. L'héroïsme indi-
viducl y sera d'autant plus grand qu'il sera fait en partie de
calme froid et d'abnégation. Vous avez peut-être vu les batteries
d'artillerie au grand galop de leurs chevaux dévaler, comme une
trombe, dans la plaine. Sur un signe l'ouragan s'est arrêté. En un
clin d'oeil, les pièces sont en ligne, chacun est à son poste de
combat. Et tout aussitôt le tonnerre gronde et ses coups répercutés
par les collines de l'horizon se succèdent à intervalles réguliers.
C'est la foudre non plus aveugle et inconsciente, mais mise au
service d'une intelligence qui en dirige les coups. Puis, en moins
de temps qu'il n'en faut pour le dire, les salves tirées, les lourds
attelages s'ébranlent à nouveau pour disparaitre bientôt dans un
tourbillon de poussière, allant poursuivre sur un autre théàtre
leur œuvre de dévastation et de mort. Et cette effroyable orga-
nisme que meut la volonté d'un homme, joint à la puissance
effrayante de son action, la mobilité des déplacements rapides et
l'inexorable justesse d'un instrument de précision.
Ces combats de demain, cher Callias plaise à Dieu que nous ne
les voyons jamais, pour n'être plus la lutte d'Hector et d'Achille
sous les murs d'Ilion, n'en auront pas moins une terrible
grandeur et une eflroyable beauté.
Vous redoutez pour l'Art les progrès de l'industrie sous le
prétexte que l'homme est remplacé par la machine. Mais la
machine elle-même aura sa poésie parce qu'elle est l'oeuvre de
l'homme et que c'est l'homme qui la conduit. Il a dompté par son
intelligence les forces aveugles de la nature. Son trav ail opiniâtre
est arrivé à des résultats qui effrayent aujourd'hui l'imagination,
et ce que l'avenir fait entrevoir nous donne le vertige. Il a porté
à des distances incalculées le champ de son action. Les machines
qu'il invente sont une émanation de lui-même et comme de nou-
veaux organes qu'il s'est donné. Il s'est créé lui-même une seconde
fois. La matière est son esclave, et les travaux des cyclopes de la
fable ne sont que jeux d'enfant auprès de la colossale production
des usines dont les hautes cheminées, comme des bouches d'enfer,
vomissent des tourbillons de flammes et de fumée. Et de là sortent
ces puissantes locomotives qui, plus rapides que le vent, sillon-
nent la terre entière et, supprimant les distances, rapprochent les
peuples de là sortent ces rois de la mer, les cuirassés formida-
bles, qu'on prendrait de loin pour des montagnes flottantes. Et
l'homme ne disparait pas au milieu de ce travail de géant. Il est
là qui le domine et grandit moralement de toute la distance qui
sépare sa taille exiguë de celle des monstres de fer qu'il met en
mouvement.
L'homme est maUre de l'espace sur terre et sur mer. La route
de l'air s'ouvrira bientôt devant lui, et l'avenir seul sait ce
que lui réserve d'émotions neuves et grandioses la conquête de
l'empyrée.
Que l'artiste s'éveille. Les longs espoirs lui sont permis. Qu'il
cherche son inspiration et ses modèles, non dans le passé qui ne
peut renaîtrc, mais dans le présent qui vit et palpite autour de
lui. C'est là qu'il trouvera tes germes de l'art nouveau.
Quel sera cet art ? Il serait téméraire de le prédire. Mais nous
pouvons bien affirmer que l'âge d'or est passé et avec lui le blanc
cortège des nymphes et des déesses. Les temps de foi ne sont plus
qui virent s'élever les cathédrales du Moyen-Age naïves et
sublimes. La Science domine le siècle et devant elle les fantômes
du passé s'évanouissent. Elle poursuit sa marche fatalement, irré-
sistiblement. Noble est son but, hautes ses visées mais, tel un
conquérant, elle laisse parfois derrière elle des deuils et des déses-
poirs. L'oeuvre du progrès ne va pas sans tristesse. Notre âge est
l'âge de la houille et du fer. La noire fumée du charbon nous
couvre d'un voile qui trop souvent cache le ciel à nos regards.
Mais la dignité de l'homme grandit dans la souffrance, etle travail
mettra toujours à son front la divine auréole qui anoblit et glo-
rifie.
Je ne sais si l'art qui naltra de là sera gai, mais à coup sûr il
sera grand.
FIN
Dr PAUL RICHER.
LES PROVINCES

Meaplé.
Pages.
ier Juillet. Gorraine, par Souriau. Gascogne, par Jol Raseo. Lyonnais,
par Etienne Charles. Provence, Elzéard Rougier. Touraine, par
Henri Guerlin. Béarn, par Louis par
L8,ourrette 162
15 Juillet. Bretagne, par Louis Tiercelin. Provence, par Elzéard Rougier.

Mesplé,
Poitou, par Tornezy. Gascogne, par Jol Rasco. Algérie, par Armand
351
1e° Août. par Elzéard Rougier. Flandres, par P. Carpentier.
Prooence,
Languedoc, par J.-C. Lyonnais, par Etienne Charles. Gascogne, par dol
Etasc. Aueergne, par A. Ehrard. Corse, par Beppino de Penta. Algérie,
par Armand 539
Août.

Mesplé.
Auvergne, par G. Desdevises du Désert. Poitou, par A. T.
15
Gascogne, par Jol Rasco. Nor-mandie, par Léopold Mabilleau. Gangtte-
doc, par P.-G. Touratne, par Henri Guerlin. Corse, par Beppino de
Penta. Algérie, par Armand 734
ÉTUDES SOCIALES, PHILOSOPHIE,ÉCONOMIE POLITIQUE

A. ELBERT.
Joseph h DENAIS

Hector TAMBURINI
Le fanatisme en Turquie (fin)
Le bilan de l'instruction publique.. 498
61

Le principe de l'annualité des budgets 663

VARIÉTÉS
Duchesse de FITZ-JAMES.
Docteur Paul RICHER. Vieux souvenirs (Fin).
Dialogues sur l'art et la science. 41,
6

RENARD. 228, 440

passé.
Mm.Georges Un cabaret historique à Londres. 269
Charles M. LIMOUSIN. Kabbale littérale occidentale.

Sport.
La 281
Georges de DUBOR Médecins et médicaments au siècle
MEUNIER. Scrences.
FABENS.
50:>

STAFFE. Mode.
Stanislas 178, 369, 561 755
Raoul 188
Baronne
RÉVILLE. Carnet monddin.189, 179, 574 764
Vicomtesse de 192, 382
LITTÉRATURE POÉSIE ROMANS NOUVELLES

Emile
Michel
VERHAEREN.
CORDAY.
Charles LE GOFFIC
CONTES VOYAGES
Les Visages de la Vie.
La Payse, II, 111, IV, V, 78, 244, 469, 633
La croix. 131
55

L. GIRAUDON GINESTÉ.
Ivanhoé RAMBOSSON. Un
La forêt magique.
ressuscité 323
684

PAGES COURTES
Paris.
Soars.
russe.
t" Juillet. Comtesse de Sesmaisons Ce qui se dit à 159
15 Juillet. C)[}1 tes se de Sesmaisons Ce qui se dit Paris Camille
l\1allclair Note.· d'art Emile Sauty 342
1°~ Août. Comtessede Sesmaisons Ce qui, se dit à Paris Valère Gille
Incocation aux Muses, les Heures, Artémis, les Chasseurs Serge
Berdiaiew Une coix 524
15 Août. Comtesse de Sesmaisons Ce qui se dit à Parls S. Brissaud:

de oouverat. Paul Duplan Barge.


O~i~ande ci la Grece; Maurice Guillemot La nie; Henry Dobler
7`out passe, rcoe Charles Tenib La rirriére Jules Bertaut: Chapelle
Cln bron~e de 7ll

Le secrétaire gérant C.-J. BERGEROT.

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