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Jean Vioulac
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1. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die tranzendantale Phänomenologie.
Eine Einleitung in die Phänomenologische Philosophie, Hua VI, § 2, p. 4 ; trad. franç. par G. Granel,
p. 10.
2. Krisis..., Complément III, p. 348 ; trad. franç., p. 382.
3. Nietzsche, Généalogie de la morale, Ire dissertation, § 12 et IIIe dissertation, § 13, § 17 et
§ 20 ; KSA, 5, p. 278, p. 364, p. 377 et p. 390 (et passim).
4. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, 1883, et Nouveaux essais de psychologie
contemporaine, Paris, 1885 ; Avant-propos, p. XIX, et article « Stendhal », p. 207.
De Nietzsche à Husserl 207
théoriques aux vécus originaires dans lesquels elles ont puisé leur sens, et
finalement à réduire la science au monde de la vie dont elle n’est qu’une
« prestation ». La mise en œuvre de ce projet prend, sous les formes succes-
sives d’un approfondissement continuel, toujours la même voie, celle de
l’universelle epoch. Contrairement à ce que croient les « phénoménologues
débutants » – qui « pensent qu’il arrivera bien un moment tout de même où il
faudra lever l’epoch phénoménologique, qu’il faudra bien que revienne le
moment où l’on aura à nouveau une expérience naturelle »1 –, l’epoch ne
s’épuise pas dans sa fonction méthodologique : elle est la phénoménologie,
elle est définitive, elle est en elle-même la refondation de la rationalité.
L’epoch est à la fois méthodique et définitive : elle est une méthode qui se
révèle vérité, un moyen qui se découvre fin en soi. Le phénoménologue
renonce à toute position d’objectivité pour accéder au sol des significations
objectives : mais ce que révèle cette suspension de jugement, c’est que
l’objectivité est insensée et que le sujet est la seule source de sens. Bref, la
négation du monde le fait apparaître comme constitué par les visées de sens,
et manifeste sa structure phénoménale : « Ce que j’avais là autrefois devant
les yeux comme “le” monde étant et valant pour moi, cela est devenu un
simple phénomène. »2 En cela, l’epoch est le dénouement de la crise que
constitue le nihilisme contemporain et ouvre une voie de dépassement pour
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que cela ?” est une position de sens (eine Sinn-Setzung), envisagée à partir de
quelque chose d’autre »1. La transvaluation a ainsi pour fonction exclusive
de restaurer la rationalité en lui donnant la source effective et profuse qui est
la sienne, la vie ; elle vise à libérer l’homme du fétichisme de l’objectivité
pour se reconnaître détenteur de la vérité et du sens du monde. En cela, la
« négation d’un monde véridique, d’un être, pourrait être une manière divine de
penser... »2. Contre le « désespoir » généré par « l’absence de toute ontologie
positive de la subjectivité »3 qui caractérise la métaphysique hégélienne, la
transvaluation nietzschéenne se veut une conversion de l’esprit qui divinise
l’homme : « Toute la beauté, toute la sublimité que nous avons attribuées
aux choses réelles et imaginaires, je les veux revendiquer comme la propriété
et le produit de l’homme (will ich zurückfordern als Eigentum und Erzeugnis des
Menschen) : comme sa plus belle apologie. L’homme en tant que poète, pen-
seur, dieu, amour, puissance. »4
réduction, dont le sens ontologique est reconnu dès les Ideen avec
l’apparition d’ « une distinction fondamentale : celle de l’être comme vécu et
de l’être comme chose (Sein als Erlebnis und Sein als Ding) »1. Avec la Chair est
atteint le sol originaire de donation du monde, un domaine d’évidences con-
crètes qui se situe en deçà de la distinction entre intention et vérification, et
qui constitue bien plutôt le milieu de leur unité première. Dès 1907, dans les
leçons sur Chose et espace, Husserl reconnaît la signification transcendantale
de la subjectivité incarnée (Ichleib)2, et tout le développement de la phénomé-
nologie consiste à thématiser la vie transcendantale comme origine et sens
du monde. La Krisis récapitule alors toutes ces avancées ontologiques.
L’ultime radicalisation de l’epoch consiste en effet à frapper de réduction
l’objectivité en tant que telle et en totalité, à opérer ce que Philosophie première
appelait « une epoch à l’endroit de toute objectivité, qui équivaut à sa réduc-
tion à néant ». Par cette annulation de la couche objectivo-logique se révèle
ainsi la richesse et la plénitude de la couche primordiale : mais il se révèle
aussi que l’épreuve que la chair fait d’elle-même est « le sens d’être du
monde donné d’avance dans la vie » (der Seinssinn der vorgegebenen Lebenswelt) à
partir duquel devient possible une « ontologie en tant que science aprio-
rique »3. C’est là tout l’enjeu de la Krisis : « Apporter la compréhension fon-
damentale du fait que l’a priori universel de la couche objectivo-logique,
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inconnu – qui s’appelle le Soi. Il habite ta Chair, il est ta Chair (ein mächtiger
Gebieter, ein unbekannter Weiser – der heiszt Selbst. In deinem Leibe wohnt er, dein
Leib ist er). »1 Il est clair ici que la pensée nietzschéenne du corps, loin de tout
biologisme, relève de la pensée phénoménologique de la chair : pas seule-
ment parce que Nietzsche use expressément du vocable Leib, mais parce
qu’il définit le corps comme un Soi, qu’il le définit donc comme corps sub-
jectif, et non pas comme le corps objectif des sciences positives. La diffé-
rence entre corps vécu et corps conçu est ainsi explicitée par Nietzsche :
« Quelle différence entre le corps (Leib) que nous éprouvons, voyons, sen-
tons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste ! »2
C’est donc sur cette Chair éprouvée dans la passivité et l’affectivité que se
déporte tout le poids de la subjectivité transcendantale et de sa fonction de
constitution : « Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?” ; c’est
l’interpréter lui-même, en tant que forme de la Volonté de puissance, qui
existe (non cependant en tant qu’ “être”, mais en tant que processus, que
devenir) en tant qu’affection (als ein Affekt) »3 ; « L’interprétation d’un événe-
ment soit comme agir, soit comme souffrir – tout agir étant donc un souffrir
(ein Leiden). » 4 En accédant à ce domaine, la pensée « fraye la voie qui mène
jusqu’aux Mères de l’être », et la méthode impose de s’en tenir à lui.
Nietzsche note ainsi pendant les années de rédaction du Zarathoustra : « Ce
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1. Ainsi parlait Zarathoustra, « Von den Verächtern des Leibes » ; KSA, 4, p. 40.
2. Fragments posthumes (1881-1882), 14 [2], p. 497 ; KSA, 9, p. 623.
3. (1885-1887), 2 [151], p. 142 ; KSA, 12, p. 140.
4. (1885-1887), 2 [145], p. 140 ; KSA, 12, p. 138.
5. (1884-1885), 37 [4], p. 311 ; KSA, 11, p. 577 – nous soulignons.
6. (1885-1887), 5 [56], p. 206 ; KSA, 12, p. 205.
7. (1884-1885), 37 [4], p. 312 ; KSA, 11, p. 578.
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rien qui doive être condamné en soi : il s’agit d’une conséquence nécessaire
de la vie, de l’accroissement de la vie. L’apparition de la décadence est aussi
nécessaire que toute montée ou poussée impérieuse de la vie : il ne tient pas
à nous de l’éliminer. La raison veut, inversement, qu’on lui fasse droit... (die
Vernunft will umgekehrt, daß ihr ihr Recht wird...). C’est l’ignominie de tous les
socialistes systématiques que de penser qu’il pourrait y avoir des circonstan-
ces, des “combinaisons” sociales, dans lesquelles le vice, la maladie, le crime,
la prostitution, la détresse cessent de se développer... mais c’est condamner la
vie même. Il n’est donné à aucune société de rester jeune. »1 Si la métaphy-
sique – et par suite l’histoire de l’humanité européenne – est décadence, c’est
pour cette seule raison de fond : parce qu’elle est une tentative pour échap-
per au déclin de la vie en se réfugiant dans une rationalité froide et exsangue,
et qu’elle tente donc de fuir l’affaiblissement de la vie en quittant la vie. C’est
cette réaction mauvaise qui caractérise la décadence – « le décadent véritable
choisit toujours des remèdes qui lui font du mal »2.
Si Nietzsche n’a pas mené à son terme le projet d’une ontologie de la
vie, c’est donc pour des raisons propres à sa pensée. Il convient de relativi-
ser l’importance de la voie ontologique chez Nietzsche, et tout d’abord
parce qu’il n’a pas écrit de traité sur La Volonté de puissance : on sait désormais,
par les travaux de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, que le projet fut défi-
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