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DE NIETZSCHE À HUSSERL

La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique


nietzschéen

Jean Vioulac

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2005/2 n° 73 | pages 203 à 227


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130551614
Article disponible en ligne à l'adresse :
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DE NIETZSCHE À HUSSERL
La phénoménologie comme accomplissement systématique
du projet philosophique nietzschéen

Il y a un pont invisible de génie à génie – c’est


là la véritable « histoire » réelle d’un peuple, toute
autre est variation innombrable et fantomatique
dans une matière plus mauvaise, copie de mains
malhabiles.
Nietzsche, Nachlaß, 1869-1874,
19 [1], KSA, 7, p. 418.

Le 24 octobre 1887, le jeune Privatdozent Edmund Husserl prononce à


l’Université de Halle sa conférence inaugurale « Les buts et les tâches de la
métaphysique » : c’est l’acte fondateur d’un travail d’enseignement et de
recherche qui aboutit en 1900 à la publication des Recherches logiques. Le même
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jour, Nietzsche est à Nice où il est arrivé le 22 octobre au soir après un voyage
très éprouvant depuis Venise ; il s’installe dans la « véritable chambre de tra-
vail tapissée à neuf » qu’il loue à la Pension de Genève avec pour seul dessein
celui qu’il confie à Peter Gast : « Travailler pour le grand pensum de ma vie
dont il faut à présent que je m’acquitte »1 – c’est-à-dire rédiger La volonté de
puissance. Essai d’une transvaluation de toutes les valeurs qu’il a annoncé en conclu-
sion de la Généalogie de la morale2. Cet ultime séjour à Nice est tout entier consa-
cré à cette élaboration, et les deux cahiers de l’automne 1887 et de
l’hiver 1888 constituent le seul recueil quelque peu ordonné et unitaire de
notes en vue de l’œuvre projetée. Dès le 13 février pourtant se manifestent
les premiers signes du renoncement. Nietzsche écrit à Peter Gast : « C’était
une torture, et je n’en ai absolument pas le courage nécessaire. Je ferai mieux
dans dix ans. » 3 Mais ce temps ne lui fut pas donné et sa philosophie est restée
à l’état de chantier. Husserl a ainsi inauguré son itinéraire au moment même
où Nietzsche se décidait à rédiger « le grand pensum de [s]a vie » si longtemps
différé ; il a travaillé à son premier livre, Philosophie de l’arithmétique, alors que
Nietzsche renonçait à celui qui devait couronner son œuvre. Cette conco-
mitance ne se réduit pas à l’anecdote. Le travail qu’engage Nietzsche en
octobre 1887 se situe en effet dans le droit fil de la Généalogie de la morale dont il

1. Nietzsche, Lettre à Franz Overbeck du 12 novembre 1887, et à Peter Gast du 18 juil-


let 1887.
2. Généalogie de la morale, IIIe dissertation, § 27, dans Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe
in 15 Einzelbänden, Herausgegeben von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, München - Berlin -
New York, dtv / De Gruyter, 1980 (désormais abrégé KSA), Bd 5, p. 409.
3. Lettre à Peter Gast du 13 février 1888.
Les Études philosophiques, no 2/2005
204 Jean Vioulac

vient juste de corriger les épreuves : il s’agit en premier lieu d’entreprendre


une véritable généalogie de la métaphysique, sous les titres de « psychologie
de la métaphysique » ou de « dérivation psychologique de notre croyance à la
raison »1. Aux premiers jours de son séjour à Nice, il formule ainsi le projet
d’instituer « à la place de la “théorie de la connaissance” une doctrine des perspec-
tives des affects »2 : c’est-à-dire de réduire la science et la métaphysique à une
« psychologie » comprise comme affectivité. C’est alors la logique elle-même
qui se voit fondée sur une production de l’activité psychologique : « La
logique (telle que la géométrie et l’arithmétique) n’est valable que pour des
vérités fictives que nous avons créées. La logique est la tentative pour com-
prendre le monde réel selon un schème de l’être (Seins-Schema) posé par nous-
mêmes. »3 Au-delà des coïncidences chronologiques, le travail de Nietzsche à
l’automne 1887 recèle ainsi une secrète affinité avec celui de Husserl. Dans sa
thèse d’habilitation, Sur le concept de nombre, qui paraît au même moment, Hus-
serl oppose en effet la « psychologie génétique » de Franz Brentano à la thèse
d’une autonomie du système formel logico-mathématique défendue par son
maître Weierstrass : si Husserl se veut philosophe des mathématiques et non
pas simple mathématicien, c’est qu’il reconnaît que la question de la fonda-
tion des mathématiques n’est pas un problème mathématique, mais relève
d’une philosophie que Husserl comprend alors comme « psychologie » :
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« L’analyse du concept de nombre », écrit-il, « appartient intrinsèquement à la
psychologie. » La généalogie des mathématiques qu’entreprend Husserl le
mène alors à fonder les idéalités sur l’activité du sujet : « Les nombres sont
des créations de l’esprit dans la mesure où ils constituent des résultats
d’activités que nous exerçons à l’égard de contenus concrets. »4
C’est donc la même tâche qui échoit, au même moment, à Nietzsche et à
Husserl : contre la thèse métaphysique d’une autonomie de la rationalité qui
a trouvé son achèvement dans le système hégélien, engager un travail généa-
logique visant à la refonder sur la vie du sujet. Un « pont invisible » relie
Nietzsche à Husserl, et la « véritable “histoire” réelle » (die wahrhaft reale
« Geschichte ») de la pensée fait de cette arche le lieu décisif de la modernité.
Que Husserl n’ait jamais lu Nietzsche, qu’il ne l’ait même jamais pris au
sérieux, et qu’il soit par conséquent impossible d’établir une influence
directe des écrits de Nietzsche sur l’émergence du mouvement phénoméno-
logique importe peu ici. Heidegger le précise : « S’enquérir des dépendances
et influences entre penseurs, voilà bien mésentendre la pensée. Tout pen-
seur est dépendant, à savoir de l’adresse de l’être. »5 Un penseur n’est pas un
érudit, ses sources ne sont pas livresques : le penseur est celui qui investit le

1. Fragments posthumes (1885-1887), 8 [2], p. 318 et (1887-1888), 9 [98], p. 59 ; KSA, 12,


p. 327 et p. 391.
2. (1887-1888), 9 [8], p. 22 ; KSA, 12, p. 342.
3. (1887-1888), 9 [97], p. 59 ; KSA, 12, p. 391.
4. Husserl, Philosophie der Arithmetik, Hua XII, trad. franç. par J. Englisch, p. 360 et
p. 357.
5. Heidegger, « La parole d’Anaximandre », Holzwege, G.A.5, p. 370, trad. franç., p. 445.
De Nietzsche à Husserl 205

domaine de la vérité qui configure son époque et répond à l’appel de l’être


qui résonne en elle. La « véritable histoire » de la pensée est l’histoire de la
vérité, son destin ou sa fatalité, « toute autre est variation innombrable et
fantomatique dans une matière plus mauvaise, copie de mains malhabiles ».
Nietzsche et Husserl ne disent pas pareil, mais ils pensent le Même, et par
leur attention au Même habitent le même site historial et pensent ce qu’il
donne à penser. C’est cela seul qui fait d’eux des penseurs : « Penser cet
Unique et ce Même et parler de ce Même de façon convenable. »1 Dans une
note du printemps 1888 – au moment où il pressent l’effondrement final et
l’inachèvement fatal de sa tâche – Nietzsche, comme s’il voulait régler sa
succession, précise comment l’on reconnaîtra ceux qui appartiennent au
Même qu’il lui fut donné de penser. Le texte est précisément intitulé « À
quoi je reconnais mes pairs (meines Gleichen) » ; il définit sa pensée comme
une « philosophie vécue (erlebt) », une « philosophie expérimentale » qui
révèle « l’histoire cachée de la philosophie »2. Avec Jean-Luc Marion3, il faut
souligner la proximité avec Husserl, qui voyait dans la phénoménologie la
« nostalgie secrète de toute la philosophie moderne »4. La révélation du vécu
qui fonde toute prestation idéalisante est en effet le cœur à la fois de la tâche
de Nietzsche et de celle de Husserl : la phénoménologie constitue à ce titre
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l’accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen.
L’abîme qui sépare la scientificité et l’austérité de la phénoménologie
transcendantale des prophéties et dithyrambes du disciple de Dionysos
semble de prime abord rendre inconcevable leur simple mise en relation.
L’état de chantier dans lequel Nietzsche et Husserl ont laissé leur philo-
sophie, la forme fragmentaire et posthume qui est désormais la leur impo-
sent pourtant d’emblée un rapprochement : l’échec à constituer une œuvre
n’est pas en effet un trait biographique contingent, mais fait signe vers un
caractère essentiel de leur pensée – à savoir un projet, une tâche indéfinie,
voire une exigence et un devoir – qui ne saurait en aucun cas se constituer
en doctrine. Mais ce n’est évidemment pas dans le détail de leur mise en
œuvre que ces deux projets se rapprochent : c’est par leur appartenance à un
même site de l’histoire de la pensée, à une même époque du destin de l’être,
qui ne leur laissait le choix ni des questions à traiter ni des solutions à envisa-
ger. Nietzsche et Husserl répondent en effet à un même problème, auquel
ils attribuent la même origine, et lui apportent la même solution en suivant
les mêmes voies.

1. Qu’appelle-t-on penser ?, I, V, p. 20 ; trad. franç., p. 48.


2. Nietzsche, Fragments posthumes (1888-1889), 16 [32], p. 244 ; KSA, 13, p. 492.
3. J.-L. Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie,
Paris, PUF, 1989, p. 31-33.
4. Husserl, Ideen... I, § 62, Hua III, p. 148.
206 Jean Vioulac

Le nihilisme comme crise de l’humanité européenne

La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, véritable


testament de Husserl, constitue sans aucun doute le texte le plus important,
et le plus lucide, sur le statut de la phénoménologie dans l’histoire, sur sa
fonction et sa portée. Le problème le plus constant auquel Husserl s’est
confronté, depuis ses premières recherches sur la validité des idéalités
mathématiques, est celui du scepticisme, du relativisme et du positivisme,
menaces permanentes qui pèsent sur l’idéal de la science, auxquelles il tente
de répondre par une refondation du sens. Son itinéraire le conduit alors à
élargir sans cesse le domaine de cette crise du sens, pour finalement, dans les
années 1930, l’aborder comme une crise de la civilisation européenne dans
sa totalité, saisie en son fond comme « une crise radicale de la vie ». Cette
catastrophe du sens, qui prend sous ses propres yeux la forme de l’État
national-socialiste, impose alors à Husserl la prise en charge de « notre
détresse vitale » (Lebensnot), de « notre époque malheureuse » : les questions
qu’aborde la Krisis sont « les questions qui portent sur le sens ou sur
l’absence de sens de toute cette existence humaine »1. Lorsqu’un regard
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rétrospectif lui permet de situer la phénoménologie dans la téléologie de
l’histoire européenne, Husserl la définit ainsi comme une réaction à
l’avènement du nihilisme. La conférence de Vienne de mai 1935, La crise de
l’humanité européenne et la philosophie, identifie très précisément « le danger des
dangers » (Gefahr der Gefahren) qui pèse sur l’Europe comme « la grande lassi-
tude » (grosse Müdigkeit), et donne expressément pour tâche à la phénoméno-
logie de « sortir du brasier nihiliste (... aus dem Vernichtungsbrand des Unglau-
bens), du feu roulant du désespoir qui doute de la vocation spirituelle de
l’Occident à l’égard de l’humanité, des cendres de la grande lassitude »2. Le
parallèle est ici frappant avec la première dissertation de la Généalogie de la
morale, dans laquelle Nietzsche définit le nihilisme comme « la grande lassi-
tude » et y voit « notre plus grand danger... la fatalité de l’Europe ». La
« grande lassitude » (grosse Müdigkeit), « la fatigue, le dégoût de la vie », la
« profonde dépression » (tiefe Depression)3 constituent en effet la première
définition nietzschéenne du nihilisme : c’est celle qu’il emprunte aux Essais
de psychologie contemporaine de Paul Bourget qui définissait le « nihilisme »
comme « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité
de tout effort », comme « la philosophie dégoûtée de l’universel néant »4. Si

1. Husserl, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die tranzendantale Phänomenologie.
Eine Einleitung in die Phänomenologische Philosophie, Hua VI, § 2, p. 4 ; trad. franç. par G. Granel,
p. 10.
2. Krisis..., Complément III, p. 348 ; trad. franç., p. 382.
3. Nietzsche, Généalogie de la morale, Ire dissertation, § 12 et IIIe dissertation, § 13, § 17 et
§ 20 ; KSA, 5, p. 278, p. 364, p. 377 et p. 390 (et passim).
4. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, 1883, et Nouveaux essais de psychologie
contemporaine, Paris, 1885 ; Avant-propos, p. XIX, et article « Stendhal », p. 207.
De Nietzsche à Husserl 207

Nietzsche ne reste pas cependant prisonnier de la perspective psycholo-


gique de Paul Bourget, c’est qu’il devine immédiatement dans cette
« fatigue » le symptôme d’une crise du sens : « Le grand danger (die grosse
Gefahr), ce n’est pas le pessimisme, mais l’absurdité de tout ce qui arrive ! (die
Sinnlosigkeit alles Geschehens !). La véritable, la grande angoisse, c’est celle-ci :
le monde n’a plus de sens. »1 C’est le problème de fond qui s’impose alors à la
pensée : celui d’un avènement inéluctable du nihilisme, caractérisé par une
« grande lassitude », saisi avec effroi comme l’ « effondrement de la foi en
un sens de l’histoire et en un sens de l’humanité »2, et défini comme
l’avènement de l’absurde.
Ce n’est pourtant pas le point de rencontre essentiel entre Nietzsche et
Husserl. Le constat du nihilisme est en effet, aux Temps modernes, le point
de départ de toute pensée lucide, et l’urgence de tout effort spirituel est de
se confronter à cet empire du non-sens. Toute la littérature européenne du
XIXe siècle, dans le sillage de Schopenhauer, se situe dans cette thématique
fondamentale3. Mais là où Schopenhauer constituait une ontologie de
l’absurde, en faisant de l’absurdité et de la Grundlosigkeit une détermination
positive de la réalité4, Nietzsche et Husserl répondent en voyant dans
l’absurdité la déception d’une intention de sens. C’est dans la VIe Recherche
logique que l’absurdité (Absurdität) reçoit sa signification phénoménologique
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fondamentale de déception : elle est le vécu d’un « conflit radical entre
intention et quasi-remplissement », auquel correspondent « les concepts
corrélatifs de fausseté et de non-être » : elle est « l’idéal négatif de la déception
ultime »5. Dans la Krisis, cette structure phénoménologique est élargie jusqu’à
définir l’événement même de l’histoire occidentale, et dès les premières
pages l’époque du non-sens se voit caractérisée par la découverte que
« l’événement historique n’est rien d’autre qu’un enchaînement incessant
d’élans illusoires et d’amères déceptions »6. Or telle est bien la caractéris-
tique fondamentale du nihilisme pour Nietzsche. Contre le nihilisme dog-
matique de Schopenhauer, il précise que la grande lassitude n’a pas sa source
dans l’essence dernière de la réalité, mais dans les idéalités à partir desquelles
elle est évaluée : « Le nihilisme apparaît aujourd’hui non parce que le dégoût
de l’existence serait plus grand qu’autrefois, mais parce qu’on est devenu
méfiant en général à l’égard d’un “sens” du mal ou même de l’existence. Une
interprétation s’est effondrée, il semble qu’il n’y ait plus aucun sens dans
l’existence, que tout soit vain. »7 À Schopenhauer qui considérait l’abjection

1. Nietzsche, Fragments posthumes (1884-1885), 39 [15], p. 359-360 ; KSA, 11, p. 625-626.


2. Husserl, Krisis..., § 5, trad. franç., p. 18.
3. Voir Anne Henry, Schopenhauer et la création littéraire en Europe, Paris, 1989.
4. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, I, § 23, trad. de A. Burdeau
revue et corrigée par R. Roos ; p. 155 et passim.
5. Husserl, Logische Untersuchungen, VI, § 39, p. 126, et Ideen... I, § 52, p. 98 : « Ce qui
répugne à ce sens (Sinn) est précisément absurde (widersinnig) dans l’acception la plus stricte de
ce terme. »
6. Krisis..., § 2, p. 4 ; trad. franç., p. 11.
7. Nietzsche, Fragments posthumes (1885-1887), 5 [71], p. 213 ; KSA, 12, p. 212.
208 Jean Vioulac

de la vie comme un fait – « la vie porte l’empreinte si nette d’un caractère


propre à nous inspirer le dégoût que l’on a peine à concevoir comment on a
pu le méconnaître »1 –, Nietzsche répond directement que seule la déception
de l’idéal au nom duquel on jugeait la vie peut expliquer ce dégoût : « Désor-
mais il ne reste plus que le monde abject et on met cette déception (Enttäus-
chung) sur le compte de son abjection. De ce fait, le nihilisme est là : on n’a gardé
que les valeurs jugeantes (die richtenden Werthe) – et rien de plus ! »2 La cause
du nihilisme est alors clairement définie par la déception vis-à-vis de cette
interprétation qui s’est effondrée : « Le déclin de l’interprétation morale du
monde, qui n’a plus de sanction, finit dans le nihilisme : “Rien n’a de sens”
(le caractère inutilisable d’une interprétation du monde à laquelle on a consa-
cré une force énorme – éveille le soupçon que toutes les interprétations du
monde pourraient être fausses). »3 La « grande lassitude » se révèle ainsi
comme le vécu subjectif – l’ « état psychologique », dit Nietzsche – du
conflit entre une recherche de sens et un événement. Un fragment de
fin 1887 - début 1888 dit en toute clarté : « Le nihilisme en tant qu’état psy-
chologique devra survenir quand nous aurons cherché dans tout événement un
sens qui ne s’y trouve pas : en sorte que celui qui cherche finira par perdre cou-
rage. Le nihilisme sera alors la conscience progressive du long gaspillage de
force, le tourment du “en vain”... » La « déception », doit-il conclure, est la
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« cause du nihilisme (also die Enttäuschung als Ursache des Nihilismus) »4.
Le point de départ de Nietzsche et de Husserl, dans la prise en charge du
problème du nihilisme, consiste donc pareillement à définir l’avènement du
non-sens par un divorce entre des idéaux « jusqu’alors prévalents » et la réa-
lité. La cause du nihilisme européen est donc cette antinomie entre valeurs et
vie : « Le nihilisme radical est la conviction du caractère absolument insoute-
nable de l’existence (Dasein), si on la compare aux valeurs les plus hautes que
nous connaissons (...). C’est là l’antinomie (dies ist die Antinomie) : pour
autant que nous croyons à la morale, nous condamnons l’existence (verurthei-
len wir das Dasein). »5 Or le simple constat de ce divorce installe la pensée
dans un état d’urgence et lui indique sa tâche : l’antinomie entre les vécus
intuitifs et les sens qui y sont visés est une crise qui appelle son dénouement,
dans une alternative stricte reconnue par Nietzsche dès les années 1885-
1886 : « On commence à entrevoir le contraste entre le monde que nous
vénérons et le monde que nous vivons : le monde que nous – sommes. Un
choix nous reste : détruire soit notre vénération, soit nous-mêmes. En ce
dernier cas, c’est le nihilisme. »6 Si cette opposition est suprême danger, c’est
précisément qu’elle ne peut se résoudre que dans un choix en faveur de
l’une ou l’autre branche de l’alternative ; le penseur est ainsi confronté

1. Schopenhauer, op. cit., Suppléments, chap. XLVI, p. 1334-1335.


2. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 9 [107], p. 64 ; KSA, 12, p. 397.
3. (1885-1887), 2 [127], p. 129 ; KSA, 12, p. 125.
4. (1887-1888), 11 [99], p. 242 ; KSA, 13, p. 46.
5. (1887-1888), 10 [192], p. 20 ; KSA, 12, p. 571.
6. (1885-1887), 2 [131], p. 132-133 ; KSA, 12, p. 129.
De Nietzsche à Husserl 209

abruptement à la possibilité vertigineuse d’un suicide de l’humanité, d’un


« sacrifice [de la vie] au Moloch de l’abstraction »1. Par cette révélation il se
voit alors investi d’une « indicible responsabilité », il « porte sur [s]es épaules
le destin de l’humanité »2 : il devient en effet dépositaire de l’humanité et
doit accomplir la mission, propre au philosophe, de la réforme des valeurs,
de la destruction de l’idolâtrie et de la « mentalité grossièrement fétichiste »3
qui caractérisent la métaphysique. « Où placerons-nous notre espérance ?
dans de nouveaux philosophes, nous n’avons pas le choix ; dans des esprits
assez vigoureux et intacts pour amorcer l’avènement de valeurs opposées,
pour réévaluer et renverser les valeurs éternelles »4. Le philosophe n’a « pas
le choix » parce qu’il sait l’autre branche de l’alternative, et doit par là même
assumer une responsabilité écrasante : éviter à l’humanité son auto-
destruction sur l’autel de ses idéaux néants ou, comme le dit Husserl à
Vienne en 1935, faire échapper l’humanité au « brasier d’annihilation de
l’incroyance (Vernichtungsbrand des Unglaubens) »5 – autant dire : conjurer
l’holocauste.

Le nihilisme comme destin de la Grèce


Ce diagnostic initial sur la nature du nihilisme impose de lui-même leur
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tâche aux philosophes : mais il impose aussi un traitement semblable du
problème, qui consiste à interroger la légitimité des idéaux contredits par le
vécu. Contre l’ontologie pessimiste de Schopenhauer, Husserl et Nietzsche
opèrent un même mouvement qui consiste à déporter la critique du déce-
vant au déçu : le nihilisme apparaît comme la révélation d’un antagonisme
structurel entre les idéaux et la réalité. Mais ce qui caractérise le nihilisme
contemporain n’est pas ce contraste entre les idéaux et la réalité, c’est la révé-
lation de ce contraste, révélation permise par son extrême accentuation et
par la menace de rupture. Dans cette révélation, le nihilisme contemporain
apparaît comme résultat et conséquence de la visée originelle de significations
fictives. L’abord du problème du nihilisme à partir de la structure phénomé-
nologique de la déception impose la reconnaissance de son statut historial :
il est la crise dans laquelle se révèle la vérité constitutive du destin de
l’Europe. « Pourquoi l’avènement du nihilisme est-il désormais nécessaire (not-
wendig) ? Parce que ce sont nos valeurs elles-mêmes qui, en lui, tirent leur
dernière conséquence ; parce que le nihilisme est la logique poursuivie jus-
qu’à son terme de nos grandes valeurs et de nos idéaux (die zu Ende gedachte
Logik unserer großen Werthe und Ideale). »6 L’avènement du nihilisme contempo-
rain est ainsi l’événement terminal de l’histoire dans lequel son sens et sa

1. L’Antéchrist, § 11 ; KSA, 6, p. 177.


2. Ecce Homo, « Le Cas Wagner », § 4 ; KSA, 6, p. 364.
3. Crépuscule des idoles, « La “raison” dans la philosophie », § 5, KSA, 6, p. 77.
4. Par-delà bien et mal, § 203 ; KSA, 5, p. 126.
5. Husserl, Krisis..., Complément III, p. 348.
6. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [411], p. 363 ; KSA, 13, p. 190.
210 Jean Vioulac

« logique » deviennent visibles : en cela, il en constitue la crise. Ce sont les


premiers mots qu’écrit Nietzsche à son arrivée à Nice en octobre 1887 :
« Pour l’histoire du nihilisme européen. En tant que conséquence nécessaire
des idéaux prévalents jusqu’alors : absence absolue de valeur (Als notwendige
Consequenz der bisherigen Ideale : absolute Werthlosigkeit)... le nihilisme accompli
en tant que crise (als Krisis). »1 L’enquête sur la légitimité des idéaux qui
menacent « le monde que nous vivons » est donc généalogique et histo-
rique : c’est ce qui fonde toute l’entreprise de la Krisis. La Conférence de
Vienne en fournit un condensé saisissant : il s’agit très clairement pour Hus-
serl « de renouveler l’intérêt du thème si souvent traité de la crise euro-
péenne en développant l’idée historico-philosophique (ou encore le sens
téléologique) de l’humanité européenne »2. L’ampleur de la crise impose
alors que soit formulée l’hypothèse que « tout le mode de pensée [occiden-
tal] repose sur de funestes préjugés, et qu’en développant ses effets il ait lui-
même sa part de responsabilité dans la maladie de l’Europe »3. L’histoire de
l’Europe est la téléologie de la raison : mais la catastrophe nihiliste révèle
que ces « idées de la raison » ne sont que de « funestes préjugés ». Le
Ve appendice à la Krisis constitue pour ce problème un texte crucial, dans
lequel la téléologie de l’histoire européenne reçoit son explicitation phéno-
ménologique la plus radicale : elle est le « mouvement » par lequel
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« l’intention “philosophie”, l’unique intention qui “traverse” les époques (...)
cherche son remplissement à travers les différentes formes qu’elle a tentées
de prendre. Elle est au début très indéterminée, comme c’est d’ailleurs géné-
ralement le cas des intentions, puis elle se détermine dans sa tentative de
remplissement (...) et dans ce mouvement l’intention est renouvelée ».
L’histoire occidentale est une visée intentionnelle qui cherche sa vérifica-
tion : l’époque du nihilisme est sa « déception ultime », dans laquelle il
devient manifeste que cette visée de sens est invérifiable, c’est-à-dire
insensée. – Et puisque Husserl donne au Logos absolu le nom de « Dieu »,
puisqu’il fait de l’histoire « le processus de l’autoréalisation de la divinité »
(Selbstrealisierungs-prozess der Gottheit)4, il faut donner à l’avènement du nihi-
lisme contemporain le nom qui lui revient : celui de la mort de Dieu.
Tout le poids du nihilisme porte alors sur la visée inaugurale de ce sens
insensé. L’explication avec le nihilisme consiste donc à interroger « les
patriarches, les fondateurs originels de nos intentions de pensée », c’est-à-
dire les fondateurs de l’ « intention “philosophie”, du projet “science” ». Le
questionnement de Husserl atteint alors sa radicalité la plus extrême, en
posant « la question suivante : le projet “science” (philosophie) est-il un
projet “raisonnable”, pourvu de sens, dont on puisse envisager qu’on

1. (1887-1888), 9 [1], p. 19 ; KSA, 12, p. 339.


2. Husserl, Krisis..., Complément III ; trad. franç., p. 347.
3. Ibid., p. 350.
4. Krisis..., Appendice V ; trad. franç., p. 434-435, et manuscrit inédit des années 1930
cité par R. Toulemont, dans L’essence de la société selon Husserl, Paris, 1962, p. 278.
De Nietzsche à Husserl 211

l’atteigne ? »1. Il convient de souligner ici la radicalité de la pensée de Hus-


serl, puisque c’est « l’idée de la science universelle »2, qui guidait les Médita-
tions cartésiennes et qui était le « rêve »3 de toute la phénoménologie, qui se
retrouve mise en question. L’étude de cette intention inaugurale y décèle en
effet un « préjugé » : « La tradition antique préjuge tacitement qu’il y a une
vérité “ultimement valable”, qu’il y a un être-en-soi ultimement valable,
absolu (...) un monde vrai. » Ici apparaît ce qui est sans doute le signe le plus
flagrant de l’intimité entre la phénoménologie et la pensée nietzschéenne : la
remise en cause de la valeur de la science et de son statut d’idéal constitue en
effet l’acte le plus radical et le plus propre de Nietzsche. Les analyses déve-
loppées par Husserl dans la Krisis se rattachent ainsi à celles de Nietzsche
dans Par-delà bien et mal, dans lequel le « cauchemar de l’Europe » apparaît
comme la conséquence de « la pire, la plus invétérée et la plus dangereuse de
toutes les erreurs : l’invention platonicienne de l’esprit pur et du bien en
soi »4. L’histoire de l’Europe, doit alors conclure Husserl, est le destin de ce
préjugé inaugural, elle consiste en une « logicisation du monde de la vie » qui
oublie que « celui-ci continue toujours à rester en vigueur ontologiquement,
il est le soubassement de validité pour tous les projets de connaissance »5.
En pensant la téléologie européenne, la phénoménologie découvre ainsi la
cause du nihilisme dans la fondation originaire (Urstiftung) de la rationalité
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occidentale en Grèce ancienne, fondation dans laquelle est occulté et
refoulé le monde de la vie (Lebenswelt), seule source effective de la cons-
cience et de la raison.
Par son ultime avancée, la phénoménologie retrouve ainsi l’intuition la
plus constante de la pensée de Nietzsche : de La Naissance de la tragédie jus-
qu’au Crépuscule des idoles, Nietzsche voit en effet toujours dans l’invention
grecque de la rationalité l’origine du nihilisme occidental. La Krisis découvre
dans l’ « idéal théorique » – dans l’idée que l’homme idéal est l’homme théo-
rique, idéal formulé en Grèce et réactivé à la Renaissance6 – la cause de la
crise européenne : Husserl reprend ainsi le diagnostic initial de Nietzsche,
formulé dès La Naissance de la tragédie et sur lequel il ne reviendra plus, qui
voit dans la civilisation théorique ou « civilisation alexandrine » l’origine de
l’angoisse moderne : « Notre monde moderne est tout entier pris dans le
filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idéal l’homme théorique (...)
Le désastre qui sommeille au sein de la civilisation théorique se met peu à

1. Krisis..., Appendice V ; trad. franç., p. 434-435 et p. 440.


2. Méditations cartésiennes, § 3, trad. franç. par E. Levinas et G. Peiffer, p. 6.
3. Krisis..., Appendice XXVIII ; trad. franç., p. 563 : « La philosophie comme science,
comme science sérieuse, rigoureuse, et même apodictiquement rigoureuse : ce rêve est fini (der
Traum ist ausgeträumt). »
4. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Préface ; KSA, 5, p. 12 – et lettre à Overbeck du 9 jan-
vier 1887 : « Platon est coupable de tout ! Il reste le plus grand Malheur de l’Europe ! » (KSA,
15, p. 163).
5. Husserl, Krisis..., Appendice V, trad. franç., respectivement p. 433, p. 438 et p. 441.
6. Krisis..., § 3, trad. franç., p. 12 : « Selon l’idéal qui guide la Renaissance, l’homme
antique est celui qui se forme lui-même grâce à la pénétration théorique de la libre raison. »
212 Jean Vioulac

peu à envahir d’angoisse l’homme moderne. »1 De cet idéal mortifère,


Socrate est « l’archétype et l’ancêtre » : il incarne – si l’on peut dire – ce refus
de la vie, il est celui qui, affecté d’une « hypertrophie de la faculté logique », a
« fait de la raison un tyran » dressé contre les instincts, qui a « instauré une
lumière perpétuelle » dirigée contre l’abîme de la nuit dionysiaque, et qui a
fait de la dialectique une « forme de vengeance » contre l’innocente jouis-
sance de la vie. Bref, Socrate est responsable d’une monstrueuse inversion
des valeurs, qui a fait de la froide raison une valeur supérieure à la vie, et il a
« empêtré » toute l’histoire européenne dans le « préjugé rationaliste » (Ver-
nunft-Vorurtheil)2. C’est ce préjugé, en dernière instance, qui constitue la
cause effective du nihilisme : « La croyance aux catégories de la raison est la
cause du nihilisme (der Glaube an die Vernunft-Kategorien ist die Ursache des Nihi-
lismus), nous avons mesuré la valeur du monde à des catégories qui relèvent
d’un monde purement fictif. »3 L’histoire européenne n’est que la consé-
quence fatale de la position inaugurale de cet idéal, elle est la longue tenta-
tive pour vérifier cette intention de sens. Par la mise au jour du « préjugé
rationaliste » est ainsi révélée « l’histoire cachée de la philosophie », à savoir un
dénigrement du monde de la vie : « L’histoire de la philosophie est une rage
secrète contre les conditions premières de la vie. »4 Les Grecs, peut résumer
Nietzsche en une formule paradoxale mais essentielle, se sont faits « raison-
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nables jusqu’à l’absurde » (absurdvernünftig zu sein)5 : l’ère de l’absurdité achevée
est le résultat inéluctable du projet même de la rationalité.

La philosophie comme transvaluation

La lucidité qui révèle au penseur l’origine du nihilisme lui fait dans le


même moment entrevoir le dénouement tragique auquel il peut aboutir
– celui d’un sacrifice des vivants aux idoles glaciales de la rationalité. Le pen-
seur ne peut donc pas en rester à la mise au jour de la téléologie de l’Europe ni
se satisfaire de la pertinence de sa philosophie de l’histoire : la tâche qui lui
revient expressément est de surmonter cette fatalité par le renversement de
cette rationalité exsangue et la restauration du sens. Tel est précisément le
statut historial de la phénoménologie que découvre Husserl dans les années
de rédaction de la Krisis : en réponse au manquement de la vie dans l’Urstiftung
grecque, la phénoménologie se révèle comme l’Endstiftung, la refondation
finale de la rationalité européenne. Le projet le plus global de la phénoméno-
logie consiste en effet à faire la genèse du sens en reconduisant les formations

1. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 18, p. 121 et p. 123 ; KSA, 1, p. 116-117.


2. Crépuscule des idoles, respectivement « Le problème de Socrate », § 4, § 10, § 7, et « La
“raison” dans la philosophie », § 5 ; KSA, 6, respectivement p. 69, p. 72, p. 70 et p. 77.
3. Fragments posthumes (1887-1888), 11 [99], p. 242 ; KSA, 13, p. 49.
4. (1888-1889), 14 [134], p. 105 ; KSA, 13, p. 318.
5. Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 10 ; KSA, 6, p. 72 – souligné par
Nietzsche.
De Nietzsche à Husserl 213

théoriques aux vécus originaires dans lesquels elles ont puisé leur sens, et
finalement à réduire la science au monde de la vie dont elle n’est qu’une
« prestation ». La mise en œuvre de ce projet prend, sous les formes succes-
sives d’un approfondissement continuel, toujours la même voie, celle de
l’universelle epoch. Contrairement à ce que croient les « phénoménologues
débutants » – qui « pensent qu’il arrivera bien un moment tout de même où il
faudra lever l’epoch phénoménologique, qu’il faudra bien que revienne le
moment où l’on aura à nouveau une expérience naturelle »1 –, l’epoch ne
s’épuise pas dans sa fonction méthodologique : elle est la phénoménologie,
elle est définitive, elle est en elle-même la refondation de la rationalité.
L’epoch est à la fois méthodique et définitive : elle est une méthode qui se
révèle vérité, un moyen qui se découvre fin en soi. Le phénoménologue
renonce à toute position d’objectivité pour accéder au sol des significations
objectives : mais ce que révèle cette suspension de jugement, c’est que
l’objectivité est insensée et que le sujet est la seule source de sens. Bref, la
négation du monde le fait apparaître comme constitué par les visées de sens,
et manifeste sa structure phénoménale : « Ce que j’avais là autrefois devant
les yeux comme “le” monde étant et valant pour moi, cela est devenu un
simple phénomène. »2 En cela, l’epoch est le dénouement de la crise que
constitue le nihilisme contemporain et ouvre une voie de dépassement pour
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l’humanité européenne : la phénoménologie, précise en ce sens la Krisis,
fonde « la possibilité d’un changement radical de l’humanité dans son
ensemble par cette epoch qui l’atteint dans ses profondeurs philosophi-
ques »3. En effet, l’epoch « consiste à soumettre réellement toute chose au ren-
versement (Umsturz), tout ce qui valait ou pourrait valoir pour moi »4 ; elle est
une universelle « transvaluation » (Umwertung)5 des significations, qui les
déleste de leur index mondain pour les rapatrier dans le pur vécu. L’epoch
laisse ainsi subsister le monde dans son intégralité, mais libéré de ses arrière-
mondes : elle révèle que le monde n’est rien au-delà de sa présence phénomé-
nale, que le monde n’a pas d’au-delà mais consiste tout entier dans son imma-
nence aux vécus – et finalement que le sujet est le sens et l’origine du monde.
Elle ouvre ainsi à une manière de penser qui renonce à la visée d’un monde
transcendant qui constituait la cause du nihilisme – elle accomplit en ce sens
la « transvaluation de toutes les valeurs » (Umwertung alles Werte) dans laquelle
Nietzsche avait fini par reconnaître sa tâche propre.
On s’interdit tout accès à la pensée de Nietzsche si l’on s’obstine à rava-
ler la transvaluation à un libertinage au sens des XVIIe et XVIIIe siècles6 : la

1. Husserl, Erste Philosophie II (1923-1924), Hua VIII, 53e leçon, p. 174.


2. Krisis..., § 17, p. 79 ; trad. franç., p. 90.
3. Krisis..., § 40 ; trad. franç., p. 171-172.
4. Erste Philosophie II, 52e leçon, p. 166.
5. Ideen... I, Hua III, § 31, p. 55 ; trad franç. P. Ricœur, Idées directrices pour une phénoméno-
logie, p. 99.
6. « Je traite les philosophes connus jusqu’ici comme de méprisables libertins », Fragments
posthumes (1888-1889), 22 [24], p. 336 ; KSA, 13, p. 594 – « libertins », en français dans le texte.
214 Jean Vioulac

transvaluation, précise systématiquement Nietzsche, concerne toutes les


valeurs, et leur fait subir à toutes, quelles qu’elles soient, la même mutation
d’essence. La tâche de la transvaluation nietzschéenne est parfaitement
exposée dès le premier sermon de Zarathoustra : elle consiste en une
« métamorphose de l’esprit » (Verwandlung des Geistes) qui lui permet de se
libérer du fardeau de la transcendance – figure de l’esprit que symbolise le
chameau –, non pas simplement pour détruire – ce que symbolise le lion –
mais pour retrouver l’innocence de l’enfant, c’est-à-dire de la vie en sa
« sainte affirmation ». La métamorphose de l’esprit est sa conversion, par
laquelle, « ayant perdu le monde, il conquiert son propre monde », monde
dans lequel l’esprit trouve un « commencement nouveau », et dans lequel il
retrouve son « premier mouvement »1. Ce monde propre conquis par
l’Umwertung est « innocence et oubli, jeu, roue qui se meut d’elle-même » – la
vie absolue dans sa pure immanence. La transvaluation a ainsi pour fonction
d’éliminer la référence à la transcendance afin de refonder le sens sur la pure
immanence de la vie : c’est sa fonction même, sa raison d’être – constituer
une réponse à l’objectivisme absolu de la métaphysique et au désespoir qu’il
génère immanquablement chez les sujets : « Il est d’une importance capitale
que l’on abolisse le monde vrai. Il est la grande mise en doute et dévalorisa-
tion de ce monde que nous sommes : il a été jusqu’ici notre attentat le plus dange-
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reux contre la vie. »2 L’ « abolition du monde vrai » est son epoch par
laquelle est révélé le monde total et plein de la vie subjective. Par cette trans-
valuation, la vie se réapproprie le sens du monde en découvrant son statut
phénoménal ; Nietzsche le précise en une formule : « “L’étant” comme phé-
nomène ; renversement des valeurs » (“Das Seiende” als Schein ; Umkehrung der
Werthe)3. La transvaluation apparaît donc clairement comme la réponse au
nihilisme que le fragment cité de 1885-1886 définissait comme « contraste
entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, le monde
que nous sommes », elle consiste à abolir ce contraste par la destruction du
« monde que nous vénérons » au profit du seul monde de la vie. En ce sens,
elle est le dépassement de la métaphysique et ouvre à un autre commence-
ment pour la pensée. Nietzsche note en 1887 : « Dépassement des philosophes
par l’anéantissement du monde de l’étant (Überwindung der Philosophen durch
Vernichtung der Welt des Seienden) ; période intermédiaire du nihilisme :
avant qu’une force soit là, capable de retourner les valeurs et de diviniser, de
bénir le devenant, le monde apparent en tant que l’unique monde (die schein-
bare Welt als die Einzige). »4
Il est clair dès lors que, bien loin d’ouvrir à la barbarie d’un irrationa-
lisme terroriste, la pensée de Nietzsche est toute entière tendue vers une
refondation de la rationalité sur le vécu. Un aphorisme du Gai Savoir dit

1. Ainsi parlait Zarathoustra, « Des trois métamorphoses », KSA, 4, p. 29-31.


2. Fragments posthumes (1888-1889), 14 [103], p. 75 ; KSA, 13, p. 281.
3. (1885-1887), 7 [54], p. 303 ; KSA, 12, p. 312.
4. (1887-1888), 9 [60], p. 40 ; KSA, 12, p. 367.
De Nietzsche à Husserl 215

ainsi : « Nous autres, assoiffés de raison (Vernunft-Durstigen), voulons regar-


der nos expériences vécues (Erlebnis) dans les yeux et avec autant de rigueur
qu’une expérimentation scientifique. »1 La transvaluation a pour finalité une
refondation du sens, une restauration de la raison – au sens où, dans le Cré-
puscule des idoles, Nietzsche évoque sa « raison restaurée » (meine wiederherges-
tellte Vernunft)2 – ou encore une libération de l’esprit – puisque dans Ecce
Homo Nietzsche précise qu’ « il convient de prendre le mot “esprit libre”
dans un sens et un seul : celui d’esprit libéré (freigewordner Geist), qui a repris
possession de lui-même »3. De la même manière que la réduction, d’abord
purement négative, révèle la plénitude constituante de la vie subjective, la
transvaluation nietzschéenne n’en reste pas à la destruction des idoles : elle
révèle au contraire l’infinie ressource créative de la vie. Le fragment de 1888
intitulé « À quoi je reconnais mes pairs » insiste sur cette fonction prépara-
toire de la destruction : « Une philosophie expérimentale telle que celle que
je vis anticipe même à titre d’essai sur les possibilités du nihilisme radical : ce
qui ne veut pas dire qu’elle en reste à un non, à une négation, à une volonté
de nier. Bien au contraire, elle veut parvenir à l’inverse. »4 L’ « inverse » de la
négation de la vie doit être compris en son sens le plus radical : le problème
n’est pas ici, superficiellement, de remplacer un jugement (négatif) par un
autre (positif), ce qui maintiendrait la transcendance de la valeur au nom de
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laquelle on juge la vie ; il s’agit d’accéder à « une forme d’acquiescement
supérieur, née de la plénitude et de la surabondance », c’est-à-dire de
s’immerger dans la puissance d’affirmation qui est propre à la vie et qui la
définit en son essence. L’ « inversion » d’un jugement porté sur la vie
consiste donc à reconnaître qu’il n’y a de jugement que porté par la vie : que
la vie est la seule instance de valorisation, la seule source des valeurs. Or
bien loin d’une défaite de la pensée, ce refus de tout acte judicatif se rappor-
tant à des objets transcendants ouvre à la forme de savoir la plus haute, la
plus rigoureuse et la plus vraie. « Cet ultime oui, le plus joyeux, le plus exalté,
le plus exubérant », écrit ainsi Nietzsche dans Ecce Homo, « n’est pas seule-
ment la compréhension la plus haute (die höchste Einsicht), mais aussi la plus
profonde, celle qui est le plus rigoureusement confirmée et soutenue par la
vérité et la science (die von Wahrheit und Wissenschaft am strengsten bestätigte und
aufrecht erhaltene). »5 C’est en effet la Sinngebung propre à la vie qui est révélée
par la transvaluation : « Nos valeurs sont des interprétations projetées dans les
choses. Y a-t-il un sens dans l’en-soi ? Le sens, précisément, n’est-il pas
nécessairement un sens relationnel, une perspective ? Tout sens est volonté
de puissance », « ... il n’y a pas d’ “état de fait en soi”, au contraire, il faut tou-
jours projeter un sens au préalable pour qu’il puisse y avoir un état de fait. Le “qu’est ce

1. Le Gai Savoir, § 319 ; KSA, 3, p. 551.


2. Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », § 2 ; KSA, 6, p. 89.
3. Ecce Homo, « Humain, trop humain », § 1 ; KSA, 6, p. 322.
4. Fragments posthumes (1888-1889), 16 [32], p. 244 ; KSA, 13, p. 492.
5. Ecce Homo, « Naissance de la tragédie », § 2 ; KSA, 6, p. 311.
216 Jean Vioulac

que cela ?” est une position de sens (eine Sinn-Setzung), envisagée à partir de
quelque chose d’autre »1. La transvaluation a ainsi pour fonction exclusive
de restaurer la rationalité en lui donnant la source effective et profuse qui est
la sienne, la vie ; elle vise à libérer l’homme du fétichisme de l’objectivité
pour se reconnaître détenteur de la vérité et du sens du monde. En cela, la
« négation d’un monde véridique, d’un être, pourrait être une manière divine de
penser... »2. Contre le « désespoir » généré par « l’absence de toute ontologie
positive de la subjectivité »3 qui caractérise la métaphysique hégélienne, la
transvaluation nietzschéenne se veut une conversion de l’esprit qui divinise
l’homme : « Toute la beauté, toute la sublimité que nous avons attribuées
aux choses réelles et imaginaires, je les veux revendiquer comme la propriété
et le produit de l’homme (will ich zurückfordern als Eigentum und Erzeugnis des
Menschen) : comme sa plus belle apologie. L’homme en tant que poète, pen-
seur, dieu, amour, puissance. »4

La vérité du corps et le monde de la vie

Un même diagnostic sur l’ère du nihilisme achevé conduit donc


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Nietzsche et Husserl à une même voie de dépassement, celle de la refonda-
tion de la rationalité occidentale par son Umwertung. Que ce soit sous la
forme d’une « inversion du platonisme »5 ou d’un « renversement carté-
sien »6 de la philosophie, Nietzsche et Husserl cherchent à remédier à une
perversion congénitale de l’esprit européen en le ressourçant à son origine
perdue, la vie. Par là même, ils mettent au jour l’origine de tout sens et de
toute validité, et imposent à toute pensée son enracinement dans ce sol : la
« philosophie de l’avenir » que la transvaluation rend possible prend alors la
figure d’une ontologie de la vie. La phénoménologie s’inaugure certes dans
les Recherches logiques par une mise hors jeu de l’ontologie, mais l’ontologie
qui est alors annulée « vise à des déterminations aprioriques pour des objets
d’une conscience possible ». La phénoménologie est pure, écrit Husserl
en 1901, en ce qu’elle « n’effectue aucun acte positionnel empirique ni judi-
catif se rapportant à des objets transcendants à la conscience. (...) Ainsi
comprises, toutes les recherches du présent ouvrage (...) ne comportaient
pas de thèmes ontologiques »7. Mais en radicalisant par l’epoch ce refus de
tout « acte positionnel se rapportant à des objets transcendants », la phéno-

1. Fragments posthumes (1885-1887), 2 [77], p. 105 et 2 [149], p. 141 ; KSA, 12, p. 97 et


p. 140.
2. Fragments posthumes (1887-1888), 9 [41], p. 30-31 ; KSA, 12, p. 354.
3. Michel Henry, L’essence de la manifestation, 2e éd., Paris, 1990, p. 906.
4. Nietzsche, Fragments posthumes (1887-1888), 11 [87], p. 238 ; KSA, 13, p. 41.
5. La Naissance de la tragédie. Fragments posthumes (1870-1871), 7 [156], p. 308 ; KSA, 7,
p. 198.
6. Husserl, Méditations cartésiennes, § 2, trad. par G. Pfeiffer et E. Levinas, p. 5.
7. Logische Untersuchungen, VI, p. 236 – « objets », souligné par Husserl.
De Nietzsche à Husserl 217

ménologie donne la direction d’une refondation de l’ontologie dans


l’immanence du pur vécu subjectif. S’il faut attendre les années 1930 pour
que cette possibilité soit reconnue comme l’avancée ultime de la phénomé-
nologie, c’est précisément parce que Husserl restait jusque-là tributaire de sa
définition métaphysique de l’ontologie exclusivement orientée sur la trans-
cendance de l’objet ; c’est ce qu’il est contraint de reconnaître dans les
années de rédaction de la Krisis : « Nous autres qui sommes depuis l’école
prisonniers de la métaphysique traditionnelle objectiviste n’avons tout
d’abord aucun accès à l’idée d’un a priori universel relevant purement du
monde de la vie. »1 Dès les années 1920 pourtant, Husserl remet en cause le
modèle cartésien de réduction qui, dans l’interprétation qui est la sienne2, ne
donne qu’un « sol vide », un « esprit vide et loin des choses (Sachferne) » : la
radicalisation de la réduction qu’il opère dans le cours de philosophie pre-
mière consacré à la Théorie de la réduction phénoménologique abandonne ce for-
malisme pour découvrir la richesse infinie de la vie transcendantale. La
« réduction à néant » de toute objectivité révèle en effet la singularité irré-
ductible de la vie, qui « est en soi ce qu’elle est. (...) La vie existe de telle
manière qu’a priori elle n’a nul besoin de l’existence de ce qui en elle est posé
comme existant. (...) Je puis la considérer dans une epoch à l’endroit de
toute objectivité, qui équivaut à sa réduction à néant »3. Cette nouvelle
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démarche « a l’immense avantage de nous ouvrir l’accès à la compréhension
la plus large et la plus profonde des structures de la subjectivité elle-
même » : « Loin que ce soit seulement un sol vide qui est postulé dans cette
méthode ou invoqué avec une unique proposition “ego cogito” dans un esprit
vide et loin des réalités, il se présente au contraire aussitôt concrètement
dans sa particularité d’essence comme vie transcendantale infinie. (...) Le
résultat qui se fait jour en est grandiose et surprenant : j’ai déployé devant
moi un champ infiniment ouvert d’une expérience d’un genre nouveau, disons
même que c’est par là précisément que j’ai préparé à mon intention le champ
d’expérience de ma subjectivité transcendantale. »4 La réduction radicale de l’objecti-
vité, le recentrement sur la subjectivité, se révèlent comme la donation intui-
tive du monde même : « Renoncer à toute chose signifie gagner toute chose.
Peut-être le renoncement radical au monde est-il le chemin nécessaire per-
mettant de saisir dans l’intuition la réalité vraie en dernière instance. »5
La sphère d’être purement subjective qui est atteinte ici et qui donne sa
plénitude – et sa vie – à la subjectivité transcendantale, c’est ce que Husserl
nomme la Chair, ou le Corps vivant (Leib) : elle constitue le gain propre de la

1. Krisis..., § 36, trad. franç., p. 160.


2. Comme l’a montré Michel Henry, Husserl se fonde dans L’Idée de la phénoménologie sur
une « interprétation aberrante » de Descartes qui fait du cogito une évidence formelle et vide.
Voir « La méthode phénoménologique », dans Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990,
p. 66 sq.
3. Erste Philosophie II (1923-1924), 51e leçon, p. 160.
4. Ibid., 52e leçon, p. 164 et p. 166.
5. Ibid., p. 166 – souligné par Husserl.
218 Jean Vioulac

réduction, dont le sens ontologique est reconnu dès les Ideen avec
l’apparition d’ « une distinction fondamentale : celle de l’être comme vécu et
de l’être comme chose (Sein als Erlebnis und Sein als Ding) »1. Avec la Chair est
atteint le sol originaire de donation du monde, un domaine d’évidences con-
crètes qui se situe en deçà de la distinction entre intention et vérification, et
qui constitue bien plutôt le milieu de leur unité première. Dès 1907, dans les
leçons sur Chose et espace, Husserl reconnaît la signification transcendantale
de la subjectivité incarnée (Ichleib)2, et tout le développement de la phénomé-
nologie consiste à thématiser la vie transcendantale comme origine et sens
du monde. La Krisis récapitule alors toutes ces avancées ontologiques.
L’ultime radicalisation de l’epoch consiste en effet à frapper de réduction
l’objectivité en tant que telle et en totalité, à opérer ce que Philosophie première
appelait « une epoch à l’endroit de toute objectivité, qui équivaut à sa réduc-
tion à néant ». Par cette annulation de la couche objectivo-logique se révèle
ainsi la richesse et la plénitude de la couche primordiale : mais il se révèle
aussi que l’épreuve que la chair fait d’elle-même est « le sens d’être du
monde donné d’avance dans la vie » (der Seinssinn der vorgegebenen Lebenswelt) à
partir duquel devient possible une « ontologie en tant que science aprio-
rique »3. C’est là tout l’enjeu de la Krisis : « Apporter la compréhension fon-
damentale du fait que l’a priori universel de la couche objectivo-logique,
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celle des sciences mathématiques et de toutes les autres sciences aprioriques
au sens habituel du mot, se fonde dans un a priori universel en soi antérieur,
celui justement du monde de la vie. »4 La radicalisation de la réduction trans-
cendantale a expressément pour fonction de réduire non plus seulement le
monde objectif à l’ego constituant, mais de réduire cet ego à la vie qui le
fonde. Husserl reprend alors au § 43 les analyses de 1924 et thématise « un
nouveau chemin vers la réduction » distinct du « chemin cartésien », dont le
« gros désavantage » est de donner un ego transcendantal « vide de
contenu »5, ou plus précisément de n’accéder qu’à la surface de la subjecti-
vité : « Les fonctions transcendantales (...) appartiennent à une dimension
de la vie de l’esprit cachée durant des millénaires. (...) Tout cet ensemble
demeure “à la surface”, laquelle est pourtant, mais de façon inaperçue, la
surface d’une profondeur infiniment riche. »6 Le sens dernier de la réduction
consiste ainsi à définir la subjectivité par l’épreuve que la vie fait d’elle-
même : or cette épreuve du vivre se révèle comme le sens même du « monde
de la vie » (Lebenswelt) ou « monde primordial », qui, précise Husserl, est « le
seul vrai monde » (die einzig wahre Welt)7. C’est en effet « la possibilité d’être
éprouvé qui décide en dernière instance », et qui fonde la réduction du

1. Ideen... I, § 42, p. 142 ; trad. franç., p. 175.


2. Ding und Raum (1907), Hua XVI, § 47, p. 162 ; trad. franç. par J.-F. Lavigne, p. 198.
3. Krisis..., § 14, p. 70 ; trad franç., p. 80 et § 51 ; trad. franç., p. 197.
4. Krisis..., § 36 ; trad franç., p. 160.
5. Krisis..., § 43 ; trad franç., p. 175-176.
6. Krisis..., § 32 ; trad franç., p. 134-135.
7. Die Krisis... Ergänzungsband (1934-1937), Hua XXIX, no 11, p. 140.
De Nietzsche à Husserl 219

monde théorique : « Le contraste entre le subjectif du monde de la vie et le


“monde objectif”, le monde “vrai”, consiste en ceci que ce dernier est une
substruction théorico-logique, la substruction de ce qui par principe n’est
pas perceptible, de ce qui par principe, dans son être-soi-même propre, ne
peut pas être éprouvé, tandis que le subjectif du monde de la vie est caracté-
risé de part en part précisément par ceci qu’il peut être effectivement
éprouvé (das lebensweltlich Subjektive in allem und jedem eben durch seine wirkliche
Erfahrbarkeit ausgezeichnet ist). » Par l’épreuve du vivre, Husserl surmonte
donc le « vide de contenu » auquel aboutissait son interprétation de
l’évidence : il définit désormais l’ “évidence-originaire” (Urevidenz) comme la
prestation d’un vivre originel : « Toute évidence des opérations objectivo-
logiques (...) possède les sources cachées de son fondement dans l’opération
ultime qui est celle de la vie. » Le « vivre » est, dès lors, « confirmation de
l’être » (Seinsbewährung)1. L’épreuve de sa propre chair par un sujet fournit
ainsi un domaine « intuitif de fond en comble » dans lequel est donné le sens
d’être du vrai monde, par lequel devient possible le programme fixé
dès 1924 : « Saisir dans l’intuition la réalité vraie en dernière instance »2, c’est-à-
dire constituer une ontologie du monde de la vie : celle-ci aura alors pour
tâche d’ « ouvrir systématiquement l’intentionnalité vivante qui règne dans
ce fondement »3.
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Husserl n’a pas eu le temps de développer cette ontologie de la vie qui
constitue le sens dernier de la phénoménologie. La Krisis reste essentielle-
ment programmatique, et Husserl y répète constamment ses doutes sur la
« scientificité » de cette connaissance « d’un genre absolument nouveau » :
« À vrai dire, comment le monde de la vie doit-il devenir un thème indépen-
dant, cela nous ne le savons pas encore. Nous sommes ici des débutants
absolument. »4 Certains manuscrits inédits des années 1930 permettent
cependant de lui donner ses caractéristiques essentielles. Le manuscrit
de 1933 intitulé Téléologie universelle5 est à ce titre crucial : Husserl y tente en
effet de déterminer la nature de la couche primordiale, et la définit en ces
termes : « La primordialité est un système pulsionnel. » Ce texte opère en ce
sens la plus radicale des réductions, puisque c’est l’intentionnalité égoïque
elle-même qui se voit fondée sur l’archè-intentionnalité de la « pulsion »
(Trieb). Pour définir le monde primordial ou monde de la vie, Husserl for-
mule alors l’hypothèse d’ « une intentionnalité pulsionnelle universelle ». Un
tel texte ne peut être sous-estimé, puisqu’il répond à la nécessité énoncée
dans la Krisis de déterminer « l’intentionnalité vivante qui règne dans ce fon-
dement » : or il est clair qu’avec l’hypothèse d’une « intentionnalité pulsion-
nelle universelle », Husserl se rapproche de la pensée nietzschéenne de la

1. Krisis..., § 34 d), p. 130 ; trad. franç., p. 144-145.


2. Erste Philosophie II (1923-1924), 52e leçon, p. 166 – souligné par Husserl.
3. Krisis..., § 30, trad. franç., p. 132.
4. Krisis..., § 34, trad. franç., p. 152.
5. Zur Phänomenologie der Intersubjektivität (1928-1935), Hua XV, no 34, p. 593-597, trad.
franç. par J. Benoist, dans Philosophie, no 21.
220 Jean Vioulac

Volonté de puissance. Par la « formule » de Volonté de puissance, Nietzsche


désigne en effet à la fois « l’essence du monde »1 et « l’essence de la vie »2
c’est-à-dire « l’essence la plus intime de l’être (das innerste Wesen des Seins) »3.
En dépit des divergences de style entre la « formule » nietzschéenne et la
science recherchée par Husserl, c’est bien la même réalité dernière que cher-
chent à penser Wille zur Macht et Lebenswelt. Nietzsche doit en effet insister
sur la nouveauté de sa pensée de la vie : « Qu’est-ce que la vie ? Ici une défi-
nition nouvelle et plus précise du concept de “vie” devient nécessaire. Ma
formule, la voici : la vie est Volonté de puissance »4 – si Nietzsche traduit la
nouveauté de cette pensée par le terme de « volonté », c’est qu’il se situe sans
équivoque dans la postérité de la distinction capitale établie par Schopen-
hauer entre le monde comme volonté et le monde comme représentation, et
qu’il revendique l’héritage de la « rupture radicale » reconnue par Michel
Henry, « à savoir le rejet explicite et décisif de l’interprétation de l’être
comme représentéité »5. Or c’est précisément par ce rejet que la phénomé-
nologie conquiert le monde de la vie : la fonction de l’epoch consiste en der-
nière instance à « réduire à néant » toute objectivité, et à la révéler comme la
« couche objectivo-logique » ou « substruction théorico-logique » qui « tra-
vestit » (verkleidet) par un « vêtement d’idées » (Ideenkleid) la couche primor-
diale. Par la reconnaissance de l’hétérogénéité principielle de la vie et de la
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représentation, et par la thématisation du vécu comme donation de « la réa-
lité vraie en dernière instance », la phénoménologie se tient « à la porte
d’entrée de ce royaume des Mères de la connaissance, que nul encore n’a
foulé »6 – et ce faisant, elle tente d’accomplir le projet de Nietzsche énoncé
dès La Naissance de la tragédie : « Frayer la voie qui mène jusqu’aux Mères de
l’être. »7
Nietzsche a lui-même tenté de mener à bien ce projet, et, par une médi-
tation des questions de méthode, a déterminé la voie d’accès à ce domaine
originaire – la Chair. Le sermon que Zarathoustra adresse à « Ceux qui
méprisent la Chair » opère d’emblée une distinction capitale entre le « Moi »
(das Ich) et le « Soi » (das Selbst). Le Moi, caractérisé par toutes les opérations
conscientes, apparaît comme une fonction dérivée du Soi : « Intelligence et
esprit ne sont qu’instrument et jouet ; le Soi se situe derrière. Le Soi
s’informe aussi par les yeux des sens, il écoute aussi par les oreilles de
l’esprit. Le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il
conquiert, il détruit. Il règne, et il est aussi le maître du Moi. » Or quand il
faut définir positivement le Soi, Nietzsche le nomme Chair : « Derrière tes
pensées et tes sentiments, mon frère, il y a un puissant Seigneur, un Sage

1. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 186 ; KSA, 5, p. 107.


2. Généalogie de la morale, IIe dissertation, § 12 ; KSA 5, p. 316.
3. Fragments posthumes (1888-1889), 14 [80], p. 58 ; KSA, 13, p. 260.
4. Fragments posthumes (1885-1887), 2 [190], p. 160 ; KSA, 12, p. 161.
5. Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, chap. V, Paris, PUF, 1985, p. 159.
6. Husserl, Krisis..., § 42 ; trad franç., p. 174.
7. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 16, p. 110 ; KSA, 1, p. 103.
De Nietzsche à Husserl 221

inconnu – qui s’appelle le Soi. Il habite ta Chair, il est ta Chair (ein mächtiger
Gebieter, ein unbekannter Weiser – der heiszt Selbst. In deinem Leibe wohnt er, dein
Leib ist er). »1 Il est clair ici que la pensée nietzschéenne du corps, loin de tout
biologisme, relève de la pensée phénoménologique de la chair : pas seule-
ment parce que Nietzsche use expressément du vocable Leib, mais parce
qu’il définit le corps comme un Soi, qu’il le définit donc comme corps sub-
jectif, et non pas comme le corps objectif des sciences positives. La diffé-
rence entre corps vécu et corps conçu est ainsi explicitée par Nietzsche :
« Quelle différence entre le corps (Leib) que nous éprouvons, voyons, sen-
tons, redoutons, admirons et le “corps” que nous enseigne l’anatomiste ! »2
C’est donc sur cette Chair éprouvée dans la passivité et l’affectivité que se
déporte tout le poids de la subjectivité transcendantale et de sa fonction de
constitution : « Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?” ; c’est
l’interpréter lui-même, en tant que forme de la Volonté de puissance, qui
existe (non cependant en tant qu’ “être”, mais en tant que processus, que
devenir) en tant qu’affection (als ein Affekt) »3 ; « L’interprétation d’un événe-
ment soit comme agir, soit comme souffrir – tout agir étant donc un souffrir
(ein Leiden). » 4 En accédant à ce domaine, la pensée « fraye la voie qui mène
jusqu’aux Mères de l’être », et la méthode impose de s’en tenir à lui.
Nietzsche note ainsi pendant les années de rédaction du Zarathoustra : « Ce
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“miracle des miracles” (diesem “Wunder der Wunder”)... tout ce phénomène
“Chair” (dieses ganze Phänomen “Leib”) est, au point de vue intellectuel, aussi
supérieur à notre conscience, à notre “esprit”, à nos façons conscientes de
penser, de sentir et de vouloir, que l’algèbre est supérieur à la table de multi-
plication. L’ “appareil neuro-cérébral” n’a pas été construit avec cette
“divine” subtilité dans la seule intention de produire la pensée, la sensation,
la volonté : il me semble tout au contraire que justement pour produire le
penser, le sentir et le vouloir, il n’est nul besoin d’un “appareil”, mais que ces
phénomènes, et eux seuls, sont la chose elle-même (die Sache Selbst). »5 Nietzsche doit
alors reconnaître et expliciter le statut méthodologique de la Chair : « Le
phénomène de la Chair (Das Phänomen des Leibes) est un phénomène plus
riche, plus clair, plus saisissable [que la conscience] : à placer au premier
rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de sa signification
ultime. »6
C’est donc « guidée par le fil conducteur de la Chair (am Leitfaden des Lei-
bes) »7 qu’est élaborée l’ « hypothèse » de la Volonté de puissance. Et c’est
selon une approche identique à celle de Husserl que Nietzsche fonde cette
hypothèse : à partir d’une vie immanente obtenue par réduction, il en vient à

1. Ainsi parlait Zarathoustra, « Von den Verächtern des Leibes » ; KSA, 4, p. 40.
2. Fragments posthumes (1881-1882), 14 [2], p. 497 ; KSA, 9, p. 623.
3. (1885-1887), 2 [151], p. 142 ; KSA, 12, p. 140.
4. (1885-1887), 2 [145], p. 140 ; KSA, 12, p. 138.
5. (1884-1885), 37 [4], p. 311 ; KSA, 11, p. 577 – nous soulignons.
6. (1885-1887), 5 [56], p. 206 ; KSA, 12, p. 205.
7. (1884-1885), 37 [4], p. 312 ; KSA, 11, p. 578.
222 Jean Vioulac

caractériser le monde originaire selon les caractéristiques évidentes de cette


vie immanente, c’est-à-dire comme un jeu infini de « pulsions » (Triebe) et
plus précisément comme une « vie pulsionnelle » (Triebleben). Le § 36 de Par-
delà bien et mal est exemplaire de cette démarche. Nietzsche opère en effet
d’emblée une réduction du monde au donné évident, qui révèle le monde
total et plein de la subjectivité vivante ( « Si rien ne nous est “donné”
comme réel (nichts Anderes als real “gegeben” ist) sauf notre monde de désirs et
de passions (unsre Welt der Begierden und Leidenschaften)... » ). Le résultat immé-
diat de cette réduction est à la fois de définir l’immanence par la pulsion
( « ... nous ne pouvons descendre ni monter vers aucune autre réalité que
celle de nos pulsions (Triebe)... » ), et de définir la sphère réduite comme inte-
raction de pulsions ( « ... la pensée n’est que le rapport mutuel de ces pul-
sions (Denken ist nur ein Verhalten dieser Triebe zu einander)... » ). À partir de ce
donné absolu, « il est permis de nous demander si ce donné ne suffit pas (ob
dies Gegeben nicht ausreicht) aussi à comprendre le monde » : « L’esprit même
de la méthode l’impose » – voire la « morale de la méthode » (moral der
Methode). Nietzsche évoque ici, significativement, la distinction entre l’être et
la représentation « au sens de Berkeley et de Schopenhauer » : c’est qu’il
s’agit en effet d’accéder à l’être du monde dans le strict maintien de la réduc-
tion de la couche objectivo-logique, à partir du seul donné réduit, et de la
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comprendre « comme une réalité du même rang » (... vom gleichen Realitäts-
Range). Nietzsche formule alors l’ « hypothèse » de la Volonté de puissance,
qui sert à caractériser « une forme plus primitive du monde des passions (eine
primitivere Form der Welt der Affekte), où tout ce qui se diversifie et se structure
ensuite dans le monde organique gît encore au sein d’une vaste unité ;
comme une sorte de vie instinctive (eine Art von Triebleben) où toutes les fonc-
tions organiques d’autorégulation, d’assimilation, de nutrition, d’élimi-
nation, d’échanges sont encore synthétiquement liées ; comme une préforme
de la vie ». En renonçant à saisir le monde dans le milieu de l’extériorité et
en reconnaissant la vérité de l’immanence du vécu, Nietzsche peut donc
définir le monde « vu de l’intérieur » (die Welt von innen gesehen), dans « son
“caractère intelligible” », comme « Volonté de puissance, et rien d’autre ».
Nietzsche accède ainsi à l’hypothèse ontologique de la Volonté de puissance
par une réduction du champ de la conscience qui, par la donation absolue de
la « pulsion » et de l’ « affect », lui fournit l’a priori universel du monde de la
vie. Le caractère définitif de la réduction de l’objectivité et de l’extériorité
impose alors la définition de l’essence de la vie par l’invisibilité et la subjecti-
vité ; un fragment contemporain de la rédaction de Par-delà bien et mal le pré-
cise ainsi : « Partout où nous voyons ou devinons un mouvement dans le
corps (Leibe), il faut conclure à une vie invisible subjective (subjektives unsicht-
bares Leben) qui s’y rattache. »1

1. Fragments posthumes (1884-1885), 40 [21], p. 375 ; KSA, 11, p. 639.


De Nietzsche à Husserl 223

Nietzsche par-delà métaphysique et phénoménologie

La phénoménologie husserlienne, à partir de l’idée directrice de science


rigoureuse, et dans l’éternel recommencement que lui imposent ses échecs
successifs, reprend et systématise le geste philosophique fondamental de
Nietzsche, celui d’une généalogie des significations conduite en direction de
la vie. Et de la même manière que Nietzsche tente de se fonder sur l’origine
alors mise au jour pour constituer une ontologie positive de la Volonté de
puissance, Husserl détermine ultimement l’Urevidenz de l’épreuve subjective
de la vie comme fondement d’une ontologie apriorique de la couche pri-
mordiale. Ce qui dans un premier temps pouvait rendre contestable le rap-
prochement de Nietzsche et de Husserl – l’absence de dépendance et
d’influence directes de l’un sur l’autre – constitue alors bien au contraire
l’argument décisif : la mêmeté de leur pensée ne peut pas s’expliquer, selon
les termes de Nietzsche, comme une « variation fantomatique dans une
matière plus mauvaise, copie de mains malhabiles », mais seulement par la
« véritable “histoire” réelle » de la pensée européenne : elle manifeste une
même écoute à l’adresse de l’être. Par suite, cette proximité essentielle fait
signe vers l’événement même qui constitue la modernité – à savoir
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l’achèvement catastrophique du projet grec de réalisation d’un Logos conçu
comme universalité formelle et vide. « Cet événement monstrueux » (diess
ungeheure Ereigniss)1 qu’est l’épuisement du sens abîme l’humanité dans le
néant sans même que l’Insensé parvienne à lui en faire prendre conscience.
Dans le pressentiment de cette débâcle finale, le penseur découvre alors la
responsabilité qui est la sienne – révéler la vérité cachée depuis la fondation
du monde, c’est-à-dire, comme l’écrit Husserl, « faire apparaître une sorte
d’énigme du monde inconnue aux époques antérieures... l’énigme de la sub-
jectivité »2. Nietzsche et Husserl, par la même attention à ce qui est à penser,
donnent ainsi à la « philosophie de l’avenir » sa tâche propre : la reviviscence
du sens par le dévoilement de sa source originaire, la chair.
Cette tâche, pourtant, Nietzsche ni Husserl ne l’ont menée à son terme.
Le premier rapprochement qui s’imposait entre l’œuvre de l’un et de l’autre
– l’inachèvement, le caractère posthume et fragmentaire – acquiert alors son
importance propre, et impose une question : la voie d’une ontologie de la
vie est-elle la bonne ? Le retour à la vie perdue peut-il prendre la forme
d’une science ? L’incarnation du Logos relève-t-elle du savoir ? L’ontologie
est-elle fondamentale ? En maintenant jusqu’au bout l’idéal régulateur de la
science rigoureuse, et en donnant comme but à la transvaluation l’élabo-
ration de cette science, Husserl reste sans aucun doute prisonnier de la
pensée métaphysique et de l’identification socratique entre le savoir et le
salut. Mais Nietzsche s’en échappe : c’est en effet précisément sur ce point

1. Le Gai Savoir, § 125 ; KSA, 3, p. 481.


2. Husserl, Krisis..., § 2, trad franç., p. 10.
224 Jean Vioulac

qu’il porte le soupçon le plus décisif. Nietzsche conteste radicalement le


mode de pensée métaphysique et renonce à cette identification du savoir et
du salut : bien au contraire, il diagnostique dans « l’équation socratique “rai-
son = vertu = bonheur”, la plus bizarre des équations possibles », la patho-
logie grecque fondatrice de la métaphysique : « À cette époque, on entrevit
le salut dans la rationalité (die Vernünftigkeit wurde damals errathen als Retterin)...
Le fanatisme avec lequel toute la pensée spéculative grecque se jette sur la
rationalité trahit une situation de détresse... » 1 Avec le Crépuscule des idoles, la
pensée de Nietzsche parvient à ses profondeurs les plus radicales : la mise au
jour de cette détresse vitale est en effet la réalisation du projet formulé en
octobre 1887 d’une « psychologie de la métaphysique » ou d’une « dérivation
psychologique de notre croyance à la raison ». Nietzsche a montré dans la
métaphysique en tant que telle une force hostile à la vie, qui permet de la
définir comme nihilisme ; il fait d’autre part de la vie l’origine même de l’être
et du sens : le nihilisme lui-même doit donc avoir sa source dans la vie, et
Nietzsche doit ultimement déterminer le principe vital immanent de fuite
hors de la vie – il doit tenter de résoudre le paradoxe dont la découverte
fonde toute sa pensée : comment la vie peut-elle en arriver à se retourner
contre elle-même ? Le Crépuscule des idoles donne à ce paradoxe sa solution :
la « foi en une “rationalité à tout prix” (Glaube an die “Vernünftigkeit um jeden
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Preis”) » est la tentative désespérée d’une vie déclinante pour échapper à son
déclin. La métaphysique est l’ultime recours d’un peuple grec vieillissant,
fatigué, déclinant, pour contrecarrer le mouvement de dégénérescence vitale
corrélatif à la débâcle de l’hellénisme. Mais le déclin et la déchéance sont consubs-
tantiels à la vie, et c’est donc contre la vie que se constitue la métaphysique : « De la part
de philosophes et de moralistes, c’est s’abuser que de croire échapper à la
décadence du seul fait que l’on prend parti contre elle. Il n’est pas en leur pou-
voir d’y échapper : ce qu’ils choisissent comme moyen, comme salut (als Ret-
tung), n’est en fin de compte également qu’une manifestation de décadence
– ils en altèrent l’expression, ils ne la suppriment pas. »2 La métaphysique,
c’est-à-dire la rationalité – qui fonde et définit la téléologie européenne dont
la modernité est l’aboutissement catastrophique – est ainsi définie par
l’invention d’une voie de salut pour échapper au déclin vital. C’est ainsi que
s’explique l’importance de Socrate : « Il fascinait en ce qu’il était une
réponse, une solution, une apparence trompeuse de la guérison de ce mal,
(...) il semblait être un médecin, un sauveur (ein Heiland). »3 Mais précisément
cette solution est trompeuse, inappropriée, elle constitue une échappatoire
vaine et factice. Nietzsche répète cette objection fondamentale quand il doit
réfuter l’ « ignominie » d’une solution politique au problème du déclin : « La
déchéance (Abfall), le déclin (Verfall), la dégénérescence (Ausschuß) ne sont

1. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 4 et § 10 ; KSA, 6, p. 69 et


p. 72.
2. Ibid., § 11 ; KSA, 6, p. 72.
3. Ibid., § 9 et § 11 ; KSA, 6, p. 71-72.
De Nietzsche à Husserl 225

rien qui doive être condamné en soi : il s’agit d’une conséquence nécessaire
de la vie, de l’accroissement de la vie. L’apparition de la décadence est aussi
nécessaire que toute montée ou poussée impérieuse de la vie : il ne tient pas
à nous de l’éliminer. La raison veut, inversement, qu’on lui fasse droit... (die
Vernunft will umgekehrt, daß ihr ihr Recht wird...). C’est l’ignominie de tous les
socialistes systématiques que de penser qu’il pourrait y avoir des circonstan-
ces, des “combinaisons” sociales, dans lesquelles le vice, la maladie, le crime,
la prostitution, la détresse cessent de se développer... mais c’est condamner la
vie même. Il n’est donné à aucune société de rester jeune. »1 Si la métaphy-
sique – et par suite l’histoire de l’humanité européenne – est décadence, c’est
pour cette seule raison de fond : parce qu’elle est une tentative pour échap-
per au déclin de la vie en se réfugiant dans une rationalité froide et exsangue,
et qu’elle tente donc de fuir l’affaiblissement de la vie en quittant la vie. C’est
cette réaction mauvaise qui caractérise la décadence – « le décadent véritable
choisit toujours des remèdes qui lui font du mal »2.
Si Nietzsche n’a pas mené à son terme le projet d’une ontologie de la
vie, c’est donc pour des raisons propres à sa pensée. Il convient de relativi-
ser l’importance de la voie ontologique chez Nietzsche, et tout d’abord
parce qu’il n’a pas écrit de traité sur La Volonté de puissance : on sait désormais,
par les travaux de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, que le projet fut défi-
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nitivement abandonné à l’été 1888, au profit d’un « Abrégé de [s]a philo-
sophie »3, le Crépuscule des idoles, et d’un projet en quatre livres, L’inversion de
toutes les valeurs. Le renoncement à la voie ontologique de dépassement de la
métaphysique appartient donc à l’œuvre de Nietzsche. Ce tournant ne sau-
rait être sous-estimé au nom de son caractère tardif : c’est toute la pensée de
Nietzsche qui se situe dans une méfiance fondamentale à l’égard du savoir
dans la forme qui est la sienne en Occident, c’est-à-dire d’un savoir qui
sépare la vie d’elle-même et brise l’immanence qui la définit pourtant en son
essence. Par-delà bien et mal dit en ce sens : « Nous ne voyons pas dans la
fausseté d’un jugement une objection contre ce jugement ; c’est là, peut-être,
que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de
savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie. »4
L’ « esprit libre » n’est pas, comme l’affirme toute la tradition métaphysique,
celui qui s’est libéré par le savoir, mais bien au contraire celui qui s’est libéré
du savoir, du savoir de structure métaphysique, caractérisé par l’asser-
vissement à l’objectivité. « L’esprit libéré qui a repris possession de lui-
même. »5 est celui qui a retrouvé la chair singulière qui est sa vie. La première
caractéristique que la deuxième partie de Par-delà bien et mal reconnaît à
l’esprit libre est alors la Sancta Simplicitas : « ... nous avons su dès le commen-

1. Fragments posthumes (1888-1889), 14 [75], p. 55 ; KSA, 13, p. 255-256.


2. Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 2 ; KSA, 6, p. 266.
3. Fragments posthumes (1888-1889), 19 [3], p. 290 ; KSA, 13, p. 542.
4. Par-delà bien et mal, § 4 ; KSA, 5, p. 18.
5. Ecce Homo, « Humain, trop humain », § 1 ; KSA, 6, p. 322.
226 Jean Vioulac

cement préserver notre ignorance pour jouir, à un degré presque inconcevable, de


la liberté, de l’insouciance, de l’imprudence, de la vivacité, de la joie de la vie
– en un mot, pour jouir de la vie ! »1
La tâche de la philosophie est dès lors de conduire à cette jouissance.
Mais comment, si le savoir constitue un obstacle ? Si Nietzsche met au jour
l’impuissance principielle du « connaître » à réconcilier l’homme avec sa vie,
il a aussi donné à la philosophie de l’avenir une direction nouvelle pour
l’accomplissement de sa tâche. Le quatrième et dernier livre de L’inversion de
toutes les valeurs devait être : « Dionysos. Philosophie du Retour éternel »2. La
pensée énigmatique et centrale de l’éternel Retour, dont Nietzsche se voulait
le prophète, dans laquelle il voyait sa pensée la plus propre et la plus abys-
sale, répond à cette unique tâche : l’incarnation du sens et le retour à la vie.
C’est ce que montrent sans équivoque les toutes premières notes prises par
Nietzsche après la révélation de Sils-Maria. Ce fragment, intitulé « L’éternel
Retour du Même. Projet », et daté « Début août 1881 à Sils-Maria, 6 000 pieds
au-dessus de la mer et bien plus haut encore par-delà toutes choses
humaines », nomme les tâches corrélatives à ce projet : « 1 / L’incarnation
(Einverleibung) des erreurs fondamentales. 2 / L’incarnation (Einverleibung)
des passions. 3 / L’incarnation (Einverleibung) du savoir et du savoir renon-
çant. »3 La pensée du Retour n’est donc pas une théorie, une conception, ni
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une thèse ou une définition : elle est, dit Nietzsche, un « poids » qu’il faut
avoir le courage de « s’incorporer », ou de « s’incarner » (Einverleiben) si l’on
veut insister sur le fait que c’est bien le Corps vivant ou la Chair (Leib) qui
est ici au centre. La pensée du Retour ne devient « doctrine » et n’est
« enseignée » que dans un second temps, et pour répondre à cette unique
fonction : parce que l’enseignement de la doctrine est « le moyen le plus
puissant de l’incarner en nous-mêmes (sie uns selber einzuverleiben) ». La
pensée de l’éternel Retour est ainsi en elle-même la transvaluation, le dépas-
sement de la métaphysique, et la philosophie de l’avenir : ce qui se joue en
elle n’est pas un savoir, mais « l’allégement de la vie » (die Erleichterung des
Lebens). C’est là le leitmotiv des fragments immédiatement consécutifs à la
révélation de Sils-Maria : la fonction de cette « incarnation » est de « méta-
morphoser », de « transfigurer »4 les hommes. Non seulement la pensée du
Retour n’est pas une connaissance, mais elle a pour fonction expresse de
faire renoncer l’homme à tout mode de savoir qui le sépare de sa propre vie.
Le texte de début août 1881 est là encore sans équivoque : « In summa
attendre pour voir jusqu’à quel degré le savoir et la vérité peuvent s’incar-
ner (wie weit das Wissen und die Wahrheit sich einverleiben können) et dans quelle

1. Par-delà bien et mal, § 24 ; KSA, 5, p. 41 – nous soulignons.


2. Fragments posthumes (1888-1889), 19 [8], p. 292, et 22 [14], p. 332 ; KSA, 13, p. 545 et
p. 589.
3. (1881-1882), 11 [141], p. 363 ; KSA, 9, p. 494.
4. (1881-1882), 11 [141], p. 363, 11 [143], p. 365, 11 [203], p. 390 et 11 [220], p. 394 ;
KSA, 9, p. 494, p. 496, p. 523 et p. 527.
De Nietzsche à Husserl 227

mesure une métamorphose de l’homme (eine Umwandlung des Menschen) inter-


vient, dès qu’enfin il ne vit plus seulement pour connaître. »1
L’essentielle proximité de la phénoménologie de Husserl avec la « philo-
sophie de l’avenir » dont Nietzsche se voulait le prophète met donc à nu
l’essence de la modernité comme catastrophe – au sens grec du dénouement
d’une tragédie, c’est-à-dire accomplissement de la logique du pire – de la
téléologie de l’histoire européenne. Elle permet ainsi de voir dans le renie-
ment de la vie l’acte fondateur de la métaphysique, et dans l’oubli de la vie le
motif de fond de son histoire. Mais elle montre aussi le péril inouï qui pèse
sur l’humanité, celui de son pur et simple anéantissement. Face à cette pers-
pective vertigineuse, la tâche du penseur n’est plus celle du savoir et de la
science : elle est bien, comme le devine Nietzsche, celle du salut – et d’un
salut qui consiste tout entier dans l’incarnation de la vérité.
Jean VIOULAC

1. (1881-1882), 11 [141], p. 364 ; KSA, 9, p. 495 – en gras dans le texte de Nietzsche.


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