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ÉTUDES SARTRIENNES

n° 23
2019, n° 23

Études sartriennes

Sur les concepts d’histoire : Sartre en dialogue

Sous la direction de Chiara Collamati et Juliette Simont


FONDATRICE

Geneviève IDT

DIRECTION

Jean-François LOUETTE (directeur), Vincent DE COOREBYTER et Juliette SIMONT (directeurs


adjoints)

COMITÉ SCIENTIFIQUE

Renaud BARBARAS (Université de Paris I), José Luis RODRIGUEZ GARCIA (Université de
Saragosse), Daniel GIOVANNANGELI (Université de Liège), Denis HOLLIER (Université de New
York), François NOUDELMANN (Université Paris VIII), Jean SALEM (Université Panthéon-
Sorbonne), Frédéric WORMS (Ecole Normale Supérieure de Paris), † Arlette ELKAÏM-SARTRE

COMITÉ DE RÉDACTION

Jean BOURGAULT, Florence CAEYMAEX, Alexis CHABOT, Michel CONTAT, Grégory CORMANN,
Vincent DE COOREBYTER, Gabriella FARINA, Alain FLAJOLIET, Christina HOWELLS, John
IRELAND, Jacques LECARME, Jean-François LOUETTE, Hervé OULC’HEN, Gilles PHILIPPE, Hadi
RIZK, Michel SICARD, Juliette SIMONT

RÉDACTION, ADMINISTRATION

La revue n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés.
Les manuscrits doivent être envoyés à : jeanfrancois.louette@wanadoo.fr, jsimont@ulb.ac.be
ou vdecoore@ulb.ac.be.
Sommaire

Sur les concepts d’histoire : Sartre en dialogue

Chiara COLLAMATI
Introduction………………………………………………………………9

Alexandre FERON
Dépasser le relativisme historique :
Merleau-Ponty et Sartre face à Aron…………………………………….13

Chiara COLLAMATI
Hegel (lu par) Kant (lu par) Marx………………………………………..29

Hervé OULC’HEN
Comment cartographier une totalité ?
Le « marxisme tardif » de Fredric Jameson……………………………….43

Matthias LIEVENS
L’hypothèse machiavélienne de Sartre :
le conflit comme garant de la liberté………………………………………57

Alix BOUFFARD
Processus et histoire chez Sartre et Lukács……………………………….73

Jérôme LAMY, Arnaud SAINT-MARTIN


Des modes d’existentialisme des techniques ?
Une relecture de la Critique de la raison dialectique………………………..89

VARIA

Gilles PHILIPPE
Les protocoles rédactionnels de La Reine Albemarle……………………..101

Jean BOURGAULT
« Un rêve de pierre ». À propos du « Fragment d’un journal romain »……113

Alain CORBELLARI
Sartre et le mythe tristanien………………………………………………...125

Alexis CHABOT
Le paradis perdu, un mystère sartrien……………………………………….137
LES CONCEPTS D’HISTOIRE

SARTRE EN DIALOGUE
Introduction

[…] nous abordons l’étude du différentiel avec une


exigence totalisatrice.
Sartre, Questions de méthode1

Dans un recueil de textes récemment paru sous le titre Les Temps modernes. Art, temps,
politique, Jacques Rancière s’empresse de préciser, dans l’Avant-propos, que le titre choisi ne
doit pas s’entendre selon l’usage qu’en fait Sartre dans la présentation de la revue homonyme2, à
savoir comme une « figure de style » pour désigner l’époque ou la condition moderne :

Sartre réclame l’engagement total de l’écrivain dans son “époque” conçue comme une totalité
ou synthèse signifiante. Aussi est-ce au singulier que son texte décline le temps ou l’époque3.

Dans le refus que le texte de 1945 opposait à toute « division arbitraire de l’histoire en
histoires4 », tout comme dans l’insistance sur le rapport de conditionnement réciproque qui lie un
écrivain à son époque, Rancière lit la prétention de Sartre à embrasser son temps d’un seul
regard5. Cela le rendrait incapable de penser les conditions de possibilité de son « appel » et du
diagnostic porté sur la modernité, à commencer par le fait que le temps est aussi une
« distribution hiérarchique des formes de vie6 ». Au fondement de cette lecture, il y a une idée qui
n’est pas sans écho dans les études critiques de la philosophie sartrienne et qui concerne la
méthode adoptée pour rendre dialectiquement intelligible une histoire singulière (les biographies
existentielles) ou collective (comme celle de la société soviétique).
Il y a seulement quelques années, par exemple, que Fredric Jameson – lequel n’hésitait pas
auparavant à s’approprier la distinction entre totalité et totalisation7 – manifeste sa perplexité vis-
à-vis de la méthode sartrienne. En s’interrogeant sur l’efficacité de celle-ci pour comprendre la
configuration actuelle du capitalisme (où les aventures biographiques semblent revêtir un intérêt
de plus en plus limité), Jameson pointe ce qui constitue, à ses yeux, « la faiblesse fondamentale »
de la pensée sartrienne des années 1960, à savoir « l’erreur de la totalité expressive, l’idée qu’un
particulier donné comprend le tout d’un moment social ou historique et se prêterait dès lors à une
exploration herméneutique8 ». De ce point de vue, la dialectique de Sartre serait biaisée par la
même « tendance monadique » qu’Althusser reprochait à la totalité hégélienne9 et qui

1
Sartre, Questions de méthode, dans Critique de la raison dialectique, t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard,
1960, p. 88.
2
Cf. Sartre, « Présentation des Temps Modernes », dans Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1948, p. 9-30.
3
Jacques Rancière, Les Temps modernes. Art, temps, politique, Paris, La Fabrique, 2018, p. 7.
4
Cf. Sartre, Situations, II, op. cit., p. 29.
5
Si, dans le passage cité, Rancière utilise la référence critique à Sartre comme prétexte pour justifier le titre de son recueil, il a
davantage déployé ses réserves vis-à-vis de la dialectique sartrienne dans Le Philosophe et ses pauvres, Paris, Flammarion, 2007,
p. 187-238.
6
Jacques Rancière, Les Temps modernes, op. cit., p. 18.
7
Cf. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], traduit par Florence Nevoltry,
Paris, éd. Beaux-arts de Paris, 2011, p. 459.
8
Fredric Jameson, « Actualité de Sartre », Postface à Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la subjectivité ?, édition établie et préfacée
par Michel Kail et Raoul Kirchmayr, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014, p. 180.
9
Cf. Louis Althusser, « L’objet du “Capitalˮ », section IV : « Les défauts de l’économie classique. Esquisse du concept de temps
historique », dans Lire Le Capital, Paris, Maspero, « Petite collection Maspero », 1975, p. 117-120.
caractériserait, de manière plus ou moins explicite, toutes les analyses produites dans l’horizon de
l’hégéliano-marxisme.
Les critiques adressées au caractère expressif de la totalité, à l’idée selon laquelle chaque
partie (ou chaque individu) serait la représentation du tout (de sa classe ou de son époque), ne
soulèvent pas seulement le problème de l’héritage hégélien au sein du marxisme. L’enjeu est plus
large : derrière la possibilité d’une unification dialectique de l’histoire, on a souvent vu
l’affirmation d’une subjectivité constituante (celle de l’historien ou du philosophe qui produit un
discours sur l’histoire) et le postulat d’une téléologie historique (un but ou une fin fonctionnant
comme critère à partir duquel seulement l’unité serait pensable)1. La polarisation entre les
approches totalisantes de l’histoire et les analyses « discontinuistes », tout comme l’opposition
entre unification et ruptures, ont favorisé mécompréhension et aplatissement de la pensée
sartrienne2.
Certes, on ne soulignera jamais assez que la totalité, chez Sartre, est toujours inachevée,
toujours en cours et toujours à (re)faire : elle ne peut se déployer que comme totalisation. Ce
terme vise justement à remplacer le substantif inerte d’une totalité fermée sur elle-même par une
activité processuelle. Il suffirait sans doute de cela pour soustraire la conception sartrienne du
temps historique à la substantialisation en forme de singulier collectif (l’Histoire ou l’époque) à
laquelle elle est souvent ramenée. Cependant, si l’on considère important de revenir sur le rapport
entre histoire et totalité c’est moins pour « sauver » Sartre des critiques que lui sont adressées que
pour nous situer, avec lui, au cœur des problèmes philosophiques et politiques vers lesquels ces
mêmes critiques font signe.
L’objectif de la méthode régressive-progressive est de restituer l’unité pluridimensionnelle
de tout acte, de tout événement, de toute histoire. Sartre ne se cachait pas les difficultés liées au
statut de cette unité, « condition de l’interpénétration réciproque et de la relative autonomie des
significations3 » – d’autant plus, dit-il, que « la forme actuelle du langage est peu propre à la
restituer4 ». On touche ici à un aspect fondamental dans l’analyse de la catégorie de totalité.
Celle-ci concerne en effet la possibilité d’une mise en intelligibilité de l’histoire et donc, aussi, de
sa représentation sur le plan de la pensée. C’est pourquoi le titre de ce dossier fait référence aux
concepts d’histoire. Il ne s’agit pas d’identifier le point de vue de la totalité à une subsomption du
réel sous la forme figée du concept. Au contraire, l’expérience critique menée par Sartre se donne
explicitement pour tâche de faire éclater la pensée conceptuelle5 : du point de vue matérialiste
que Sartre assume à la suite de Marx, le réel fait toujours obstacle à la conceptualisation. Et
pourtant c’est à partir de cette même résistance qu’il est possible de transformer le réel en
problème, de le rendre disponible pour des pratiques nouvelles. En ce sens, l’exigence
totalisatrice n’implique pas l’adoption d’un point de vue de survol qui ignorerait le caractère situé
de toute connaissance6. Elle se détermine plutôt comme une pratique de la pensée adéquate à la

1
C’est notamment l’argument foucaldien contre l’idée d’une histoire « indéfiniment offerte aux tâches de la reprise et de la
totalisation » : « Il fallait que l’histoire soit continue pour que la souveraineté du sujet soit sauvegardée ; mais il fallait
réciproquement qu’une subjectivité constituante et une téléologie traversent l’histoire pour que celle-ci puisse être pensée dans
son unité » (Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie » [1968], dans Dits et Écrits I,
1954-1975, Paris, Gallimard, 2001 p. 731).
2
On lira à ce propos l’entretien de Sartre avec Bernard Pingaud dans la revue L’Arc, n° 30, 1960, p. 87-96.
3
Sartre, Questions de méthode, dans Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 74.
4
Ibid.
5
Cf. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 359. Ainsi,
l’importance de la totalisation immédiate (ou incarnation) vient précisément de sa capacité à s’opposer à « l’exemplification du
concept » tout comme à la « conceptualisation de l’expérience », ibid., p. 39.
6
Cela vaut aussi pour cette forme très complexe de totalisation que Sartre nomme totalisation d’enveloppement (cf. Critique de
la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 311-348) et qui déplace l’analyse de l’histoire sur un plan proprement ontologique. Cf.
compréhension dialectique du réel, donc capable d’agir continuellement sur soi, pour maintenir
une ouverture qui est celle de l’histoire en train de se faire.
Dans les pages qui suivent il n’est pas question d’amoindrir la complexité interne à la
dialectique sartrienne, ni de proposer une lecture visant à réconcilier les difficultés qui la
traversent – on ne saurait pas trahir l’injonction de Sartre à penser contre soi-même. Nous
essayons, au contraire, de nous positionner sur les points de tension maximale de sa philosophie
et, par-là, de construire (ou reconstruire) des dialogues avec d’autres réflexions sur l’histoire qui
n’ont pas renoncé à utiliser de manière critique la notion de totalité. Ces rapprochements, parfois
inattendus, voudraient fonctionner comme une sorte de prisme, au sens optique du terme. Les
effets de réfraction qu’une telle opération imprime à la pensée de Sartre pourraient éclairer
quelques-unes des ombres qui l’habitent. Ainsi, les multiples déclinaisons de la notion de totalité
qui émergent au fil des dialogues proposés (à commencer par les différentes structures de la
totalisation sartrienne, en passant par les idées de totalité critique, de totum utopique, de
processus, jusqu’à celle de totalité comme complot) nous indiquent l’importance de la double
fonction que cette notion peut revêtir : d’une part, une fonction proprement « diagnostique »,
concernant la compréhension d’une situation historique par la reconstruction de l’ensemble de ses
conditionnements1; et, d’autre part, une fonction qu’on pourrait qualifier de « pronostique »,
visant à faire émerger les fissures, les écarts, les points d’instabilité contenus dans une situation
donnée et, par-là, à fournir une perspective pour agir en direction d’une transformation qualitative
du réel.
Cela permet de situer la philosophie sartrienne et son mouvement totalisateur dans un champ
problématique marqué par la nécessité d’articuler savoir et histoire, statut scientifique du discours
et conjoncture matérielle ; un champ de réflexion qui est aussi animé par des tentatives de
valoriser la multiplicité temporelle, les conflits entre temporalités hétérogènes qui se donnent au
sein d’une vie singulière, d’un groupe ou d’une société, tout en gardant ouverte l’intelligibilité
d’une « tendance », d’un « sens » ou d’une « vérité » de l’histoire. Cette question ne manquera
pas de déranger les partisans du relativisme historique, qui la ramèneront volontiers au registre
poussiéreux des philosophies de l’histoire. Nous croyons cependant que ce serait une erreur de la
liquider trop vite. On manquerait à la fois la spécificité de l’expérience critique menée par Sartre,
et la portée proprement politique de son travail de philosophe-historien.
Considérer les « interruptions dialectiques » en termes de simples ruptures ou d’exceptions
contingentes qui viendraient casser le cours du temps historique sous forme d’événements
ponctuels2 nous expose toujours au risque de l’évanescence et de la non-intelligibilité. Situer un
événement, avec son « différentiel », dans le mouvement totalisateur ne change pas seulement le
jugement qu’on porte sur lui, mais produit en même temps une modification dans sa structure
objectuelle, en permettant de dévoiler ses multiples significations, à la fois par rapport au passé et
à l’égard de la situation présente. Dès lors, on n’hésitera pas à définir la philosophie de Sartre
comme une philosophie politique de l’histoire, où un sens peut être intelligible sans pour autant

Juliette Simont, « La Critique de la raison dialectique : du besoin au besoin, circulairement », dans Michel Contat (éd.), Sartre,
Paris, Bayard, 2005, p. 195-210 (en particulier p. 199-206).
1
Un diagnostic nécessaire aussi à la compréhension du fonctionnement propre au mode de production capitaliste, qui trouve dans
le marché mondial une condition indispensable à sa reproduction. Cf. Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 310.
2
Qu’il s’agisse d’une insurrection politique ou d’une « conversion » dans la vie personnelle.
être prédéterminé1 et où la vérité, loin de pouvoir être « appliquée » au concret historique, est
toujours un rapport théorico-pratique, une épreuve à expérimenter au cours des luttes2.

Les textes qui composent ce dossier sont issus d’une journée d’études qui a eu lieu à
l’Université de Liège le 28 mai 2018. Ils ont bénéficié des lectures, des remarques et des
objections de ceux et celles qui ont participé à la discussion. Je tiens à remercier pour leur
contribution : Florence Caeymaex, Conall Cash, Grégory Cormann, Mauro Farnesi Camellone,
Alexis Filipucci, Soheil Ganbari-Matin, Alievtina Hervy, Antoine Janvier, Marieke Mueller,
Fabio Recchia. Merci enfin à Juliette Simont, pour sa confiance et pour ses précieuses remarques.

Chiara COLLAMATI
Université de Liège

1
« Notre tâche historique, au sein de ce monde polyvalent, c’est de rapprocher le moment où l’Histoire n’aura qu’un seul sens et
où elle tendra à se dissoudre dans les hommes concrets qui la feront en commun », Questions de méthode, dans Critique de la
raison dialectique, t. I, op. cit., p. 63 (les italiques sont de Sartre).
2
Voir sur ce thème le chapitre « Politiques de la vérité : entre Foucault et Sartre » dans l’ouvrage de Hervé Oulc’hen,
L’intelligibilité des pratiques. Althusser, Foucault, Sartre, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2016, p. 309-374.
Dépasser le relativisme historique :
Merleau-Ponty et Sartre face à Aron

Pour étudier le développement d’une pensée, il est tout particulièrement éclairant d’identifier
ce qu’on pourrait appeler son « adversaire intime » : une position philosophique qui est vécue,
explicitement ou implicitement, comme une tentation permanente de notre propre pensée,
tentation à laquelle on se refuse obstinément de céder, mais qui permet, dans le combat que l’on
mène constamment contre elle, d’élaborer et de préciser notre propre projet philosophique. Ainsi,
dans les polémiques intellectuelles menées contre un autre auteur ou courant philosophique, il
faut parfois savoir identifier une lutte menée contre soi-même, et dont l’enjeu n’est pas tant de
réfuter publiquement un adversaire que de surmonter définitivement une tentation travaillant
notre pensée de l’intérieur.
C’est ce que nous nous proposons de faire à propos des philosophies de l’histoire de Jean-
Paul Sartre et de Maurice Merleau-Ponty. Le relativisme historique, qu’incarne pour eux la figure
de leur ancien condisciple à l’École normale supérieure Raymond Aron, constitue en effet pour
eux un tel adversaire intime. Par relativisme historique, il faut entendre une conception
philosophique affirmant que la succession d’événements passés, présents et à venir n’a pas en
elle-même un sens et ne possède pas de logique propre ; c’est la conscience humaine qui, par un
mouvement rétrospectif, reconstruit le passé, en lui prêtant un sens et une logique, à partir de sa
propre perspective et en fonction de ses propres intérêts. Il en résulte qu’il n’y a pas de sens
absolu de l’histoire, simplement une pluralité de systèmes d’interprétation, relatifs aux différentes
époques historiques, aux groupes sociaux et peut-être même aux différents individus. Pour Sartre
et Merleau-Ponty, penser l’histoire sera donc, tout au long de leur parcours intellectuel, un effort
continuel pour surmonter le relativisme historique, qui représente pourtant une tentation
permanente vers laquelle les conduit leur propre pensée.
L’absolutisme hégéliano-marxiste, c’est-à-dire une certaine lecture de Hegel et de Marx qui
présente ces derniers comme dévoilant un sens absolu de l’histoire et comme mettant au jour de
manière définitive la logique ou rationalité propre de la succession historique (passée ou à venir),
n’a en revanche jamais constitué une telle tentation. Ils ont certes rencontré une telle conception
sur leur chemin et ont même consacré de nombreux écrits à lutter contre elle (en visant en
particulier le marxisme stalinisé qu’ils assimilent tous les deux à une forme d’hégélianisme).
Mais il s’agissait toujours d’un adversaire qui leur était étranger : en luttant contre une position
qu’ils estimaient théoriquement fausse et politiquement désastreuse, ils ne luttaient pas aussi
contre eux-mêmes. La perspective hégéliano-marxiste, une fois désabsolutisée, a ainsi même pu
constituer pour eux le moyen privilégié pour dépasser le relativisme historique. La question qui
travaille en effet Sartre et Merleau-Ponty au sujet de l’histoire est la suivante : comment fonder
une philosophie de l’histoire qui dépasse le relativisme historique tout en reconnaissant que ce
dernier a raison de refuser toutes les entités qu’utilise la tradition hégéliano-marxiste pour
affirmer l’existence d’un sens et d’une logique de l’histoire (totalité, esprit absolu, fin de
l’histoire, succession nécessaire de stades historiques, etc.) ?
Nous nous proposons donc de revenir sur les trajectoires de Sartre et de Merleau-Ponty pour
montrer comment l’effort pour dépasser le relativisme historique a constitué un moteur théorique
essentiel dans le développement de leurs réflexions sur l’histoire. Nous commencerons par
revenir sur la première philosophie de l’histoire de Sartre (esquissée dans L’Être et le Néant) pour
montrer la proximité étonnante que celle-ci entretient avec la position d’Aron. Nous nous
intéresserons ensuite à la manière dont Merleau-Ponty, dans l’immédiat après-guerre, pense
d’abord trouver dans le marxisme de Lukács une philosophie de l’histoire à même de dépasser le
relativisme d’Aron (et de Sartre) tout en refusant l’absolutisme hégélien – espoir qui s’amoindrit
progressivement au fil de la Guerre froide et qui conduit Merleau-Ponty à se rapprocher de plus
en plus des positions d’Aron tout en continuant obstinément de les refuser explicitement. Enfin,
nous verrons que, si dès 1945 Sartre cherche à dépasser son propre relativisme historique, il ne
parvient véritablement à le faire qu’au terme de la longue élaboration théorique qui le conduit à la
rédaction de la Critique de la Raison dialectique à la fin des années 1950.

Historicisme et relativisme chez Sartre dans L’Être et le Néant

L’intérêt de Sartre pour l’histoire et la philosophie de l’histoire ne date pas de 1945, ni de sa


rencontre avec le marxisme. Les grands événements historiques et politiques des années 1930 et
1940 (les accords de Munich, la mobilisation, la drôle de guerre, l’Occupation, etc.) l’ont en effet
conduit à prendre conscience de l’inscription historique de tout individu. Ainsi, dès la fin des
années trente, Sartre est à la recherche d’instruments philosophiques permettant de penser cet
ancrage historique. Ces instruments, il croit alors les trouver dans la reformulation
phénoménologique des acquis de l’École historique allemande (et en particulier de Dilthey) chez
les deux auteurs qui ont le plus contribué à façonner sa première conception de l’histoire :
Raymond Aron1 et Martin Heidegger2. Comme il l’écrit en février 1940 dans les Carnets de la
drôle de guerre :

L’Histoire était partout présente autour de moi. Philosophiquement d’abord : Aron venait
d’écrire son Introduction à la philosophie de l’histoire et je le lisais. Ensuite elle m’entourait et
m’enserrait comme tous mes contemporains, elle me faisait sentir sa présence. J’étais mal
outillé encore pour la comprendre et la saisir, mais pourtant je le voulais fort ; je m’y efforçais
avec les moyens du bord. C’est alors que parut le livre de Corbin. Juste quand il le fallait3.

Aron et plus encore Heidegger apparaissent à Sartre comme les seuls qui, au sein de la
tradition phénoménologique, tentent de prendre en charge la question de l’histoire4.
L’éloignement politique et affectif de Sartre et d’Aron dans l’après-guerre fait parfois
oublier leur relative proximité théorique et personnelle dans les années trente5. C’est pourtant à

1
Raymond Aron, principal introducteur de l’historicisme allemand en France, inscrit explicitement son travail dans le courant
phénoménologique (cf. Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1948, p. 10). Sartre subit son
influence par la lecture de ses deux thèses (Introduction à la philosophie de l’histoire et La philosophie critique de l’histoire),
ainsi que par leurs nombreuses discussions philosophiques.
2
Heidegger présente explicitement le chapitre 5 d’Être et Temps (« Temporalité et historicité », § 72-77) comme une
appropriation et une radicalisation de la démarche de Dilthey. Il s’agit de l’un des deux chapitres d’Être et Temps qui figurent
dans l’anthologie de textes de Heidegger traduite par Henri Corbin (Martin Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris,
Gallimard, 1938). Corbin traduit les § 72-76 du chapitre 5 (omettant donc seulement le § 77 qui porte sur Dilthey et le comte
Yorck).
3
Sartre, Carnets de la drôle de guerre (dorénavant abrégé CDG), Paris, Gallimard, 1995, Carnet XI, p. 406. Sur la référence à
Corbin, voir note précédente.
4
Husserl n’apparaît pas à Sartre comme un penseur de l’histoire : son appropriation active de la phénoménologie husserlienne,
qui se fait jusqu’en 1936-1937 (et donc à une époque où les conférences de Husserl sur la Crise sont inconnues), passe
principalement par les Ideen I (où la question de l’histoire est absente) et les Méditations cartésiennes (où elle n’apparaît que très
marginalement).
5
On rappelle souvent qu’Aron précède Sartre à Berlin et l’incite à s’y rendre pour découvrir la phénoménologie. Mais on signale
moins la proximité entre l’Introduction à la philosophie de l’histoire et L’Être et le Néant (Paris, Gallimard, « Tel », [1943],
2003, dorénavant abrégé EN), au niveau non seulement des thèses défendues concernant l’histoire, mais également des
travers les ouvrages d’Aron que Sartre élabore ses premières réflexions sur l’histoire1. Le travail
d’Aron permet notamment à Sartre de mettre en œuvre ce que nous pourrions appeler une
réduction de l’histoire, c’est-à-dire l’application de la réduction phénoménologique sur l’objet
« histoire » : ce dernier ne se présente plus alors comme un processus réel, mais comme un
simple phénomène pour une conscience (qui sera dite « historique »). Cette réduction que met en
œuvre Aron dans son Introduction à la philosophie de l’histoire permet de faire ressortir les
limites de l’objectivisme historique, qui prétend que l’histoire est un processus objectif causal
saisissable par une science positive2. Aron montre en effet que l’histoire n’est pas un processus
indépendant de la conscience humaine, mais un phénomène qui n’existe que pour une
conscience. L’histoire-phénomène n’est pas un fait auquel le sens serait immanent, mais
l’articulation d’une multiplicité de faits : c’est la place du fait dans l’ensemble qui lui donne son
sens. Or, l’articulation elle-même n’est jamais donnée, de sorte qu’il y a toujours pour chaque fait
une « pluralité de systèmes d’interprétation », ou encore une « pluralité de perspectives »
possibles. L’adoption d’une perspective particulière relève du choix de la conscience – choix qui
se fait en fonction des intérêts présents et en se projetant vers l’avenir (selon ce qu’Aron appelle
une « rationalisation rétrospective3 »). L’histoire apparaît donc comme un phénomène
rétrospectif relatif aux projets de la conscience historique qui le fait apparaître.
Sartre reprend cette conception de l’histoire dans L’Être et le Néant et l’illustre avec
l’exemple de l’entrée en guerre des États-Unis pendant la Première Guerre mondiale : c’est le
choix présent de s’engager aux côtés de la France plutôt que de l’Allemagne qui les conduit à
mettre en lumière certains faits (l’intervention de La Fayette lors de la guerre d’indépendance) et
à laisser d’autres faits dans l’ombre (l’importance de l’immigration et donc de la culture
allemande aux États-Unis)4. Mais le projet actuel de la conscience historique ne détermine pas
seulement le sens de tel fait passé, il détermine également la manière même dont se structure et
s’articule la trame historique. En effet, l’histoire n’est pas une simple succession de faits, mais
s’ordonne en des blocs homogènes (périodes, époques) entre lesquels il y a des continuités et des
ruptures. Sartre montre alors que ce sont les projets présents qui déterminent ce qu’on voit
comme une continuité ou une rupture5. Il prend l’exemple de la génération de l’entre-deux-
guerres : celle-ci a en effet constitué son époque en un tout clos par sa manière de se projeter dans
l’avenir6. Or, étant donné qu’il n’y a pas de point de vue absolu, qu’il n’y a que des perspectives,
que les êtres humains continuent à vivre et à se projeter dans l’avenir, il est impossible d’établir
une structuration définitive de l’histoire ou d’attribuer un sens définitif à un événement : « Ainsi
faudrait-il une histoire humaine finie pour que tel événement, par exemple la prise de la Bastille,
reçût un sens définitif7 ». Parce que cette perspective absolue de la fin de l’histoire est

conceptions philosophiques plus générales. On pourra par exemple comparer les développements d’Aron, dans la Section II (« La
connaissance de soi » et « La connaissance d’autrui ») de son ouvrage, avec ceux de Sartre dans l’EN. De nombreux passages de
l’EN sont des discussions implicites avec Aron ou la reprise de certaines de ses idées (et parfois même de certains de ses
exemples).
1
Dans les CDG, Sartre indique que ses premières réflexions sur l’histoire datent de septembre 1938 (CDG, p. 539), et prennent la
forme de discussions avec Simone de Beauvoir au sujet des causes de la guerre. L’enjeu consiste à la fois à reconnaître la validité
des thèses d’Aron et à les dépasser dans ce qu’elles ont d’insuffisant (CDG, p. 539-549).
2
Cf. Raymond Aron, op. cit., Section III, « Le déterminisme historique et la pensée causale », p. 195-330.
3
Raymond Aron, op. cit., Section II, 3e partie, § III, « Explication d’origine et rationalisation rétrospective », notamment p. 173-
174.
4
EN, Partie IV, chap. 1, II, B, p. 545.
5
« Le projet actuel décide […] si une période définie du passé est en continuité avec le présent ou si elle est un fragment
discontinu d’où l’on émerge et qui s’éloigne » (ibid., p. 546.)
6
Cf. ibid., p. 545-546.
7
Ibid., p. 546.
impossible, Sartre peut affirmer que le sens des événements et de l’histoire est sans cesse en train
d’être modifié par les consciences historiques qui se succèdent : « Le sens du passé social est
perpétuellement “en sursis”1 ».
Or l’historien, selon Sartre et Aron, ne peut jamais s’extraire de cette conscience historique
spontanée et atteindre une objectivité absolue. L’historien n’a pas un regard neutre, objectif sur le
passé, mais il est lui-même toujours un individu vivant faisant apparaître le passé selon ses
propres projets et ceux de la société : « L’historien est lui-même historique, c’est-à-dire qu’il
s’historialise en éclairant “l’Histoire” à la lumière de ses projets et de ceux de sa société2 ».
Chaque époque réécrit donc l’histoire de son propre point de vue et l’histoire n’est que
l’ensemble des récits et reconstructions successifs des événements passés3. Ainsi s’affirme une
conception de l’histoire qu’on peut caractériser comme relativiste, sceptique et subjectiviste.
Mais Sartre ne veut pas limiter sa conception de l’histoire au seul niveau épistémologique
qu’il reprend à Aron. C’est, nous semble-t-il, le sens de la dédicace que Sartre inscrit sur
l’exemplaire de L’Être et le Néant qu’il envoie à son ami en 1944 :

À mon petit camarade Raymond Aron / Pour l’aider à écrire « contre la mode de
l’existentialisme », cette introduction ontologique à l’Introduction à la philosophie de l’histoire
(écrite après coup comme toute introduction) / avec l’amitié de Jean-Paul Sartre4.

Si la dédicace se présente comme une boutade, on peut aussi y voir l’expression d’une certaine
volonté d’articuler L’Être et le Néant à l’Introduction à la philosophie de l’histoire. Sartre
indique en effet d’une part l’accord qui peut exister entre eux sur la conception de l’histoire, et
d’autre part l’intention de fonder ontologiquement les thèses épistémologiques d’Aron. Il se
tourne alors vers Heidegger5, répétant ainsi dans le champ français ce que Heidegger avait fait
avec Dilthey et l’historicisme allemand6. Sartre retient des développements de Heidegger sur
l’histoire non seulement la réduction de l’historique (objectif) à l’historicité (conférée par la
conscience historique)7, mais surtout la réduction de cette historicité à la temporalité dont elle
n’est qu’une « élaboration plus concrète8 ».
Nous voyons donc que la philosophie de l’histoire que Sartre esquisse dans L’Être et le
Néant, et dont on trouve les premières élaborations dans les Carnets de la drôle de guerre,
s’inscrit dans la filiation de l’historicisme allemand (par la médiation d’Aron et de Heidegger) et
se présente comme une forme de relativisme historique. Or, un tel relativisme historique constitue
la philosophie spontanée de l’histoire d’une grande partie de la génération intellectuelle qui s’est

1
Ibid.
2
Ibid.
3
On peut trouver une illustration d’une telle conception de l’histoire dans La Nausée, où Antoine Roquentin prend
progressivement conscience du caractère subjectif et arbitraire du travail historique.
4
« Raymond Aron 1905-1983. Histoire et politique », Commentaire, vol. 8, n° 28-29, février 1985, p. 181.
5
Sartre souligne dans les CDG l’importance de Heidegger : « Cette influence m’a paru quelquefois, ces derniers temps,
providentielle, puisqu’elle est venue m’enseigner l’authenticité et l’historicité juste au moment où la guerre allait me rendre ces
notions indispensables » (CDG, Carnet XI, p. 403).
6
Les paragraphes d’Être et Temps qui abordent la question historique se fixent en effet explicitement comme tâche une
« appropriation » ou « assimilation » des travaux de Dilthey : « Au fond, il s’agit simplement dans l’analyse qui va suivre de
prolonger les recherches de Dilthey et d’en stimuler l’assimilation par la génération actuelle, cette assimilation n’étant encore qu’à
l’état de perspective » (Martin Heidegger, Être et Temps, dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, traduit par Henri Corbin, Paris,
Gallimard, « Les Essais », 1938, § 72, p. 177 ; cf. aussi Être et Temps, § 77, trad. Martineau, p. 397).
7
C’est l’objet principal du § 73, qui met au jour le fait que l’historicité des choses (« l’historique, à titre secondaire ») trouve son
fondement dans l’historicité du Dasein (« l’historique, à titre primaire »). Cf. Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., p. 184.
8
« L’interprétation de l’historicité de la réalité-humaine se révèle comme étant simplement, au fond, une élaboration plus
concrète de la temporalité » (Martin Heidegger, Être et Temps, op. cit., § 74, p. 186).
formée en France pendant les années 1930, et notamment au sein de l’avant-garde philosophique
rassemblée par la revue Recherches philosophiques1 et au contact de ce personnage nodal du
paysage intellectuel de l’époque qu’est Bernard Groethuysen2. C’est cette philosophie de
l’histoire que Merleau-Ponty associera toujours à Sartre et qu’il ne cessera lui-même de chercher
à dépasser dans ses propres travaux.

Merleau-Ponty et le refus du scepticisme historique

Merleau-Ponty s’efforce en effet, tout au long de son parcours intellectuel, d’élaborer une
philosophie de l’histoire permettant de dépasser l’historicisme qui dominait lors de ses années de
formation dans la décennie 1930 et dont il a découvert les principes théoriques à travers les livres
d’Aron. Un tel point de départ dans l’exigence de dépassement du relativisme historique permet
de comprendre l’organisation même de son ouvrage de 1955, Les Aventures de la dialectique, qui
prétend raconter une expérience à la fois historique et personnelle de la dialectique marxiste3. Or
il n’est nullement anodin que Merleau-Ponty débute son cheminement avec un chapitre sur Max
Weber, qu’Aron a introduit en France avec les penseurs de l’École historique allemande et qui lui
permet de poser explicitement la question de la possibilité de dépasser le relativisme4. Son
analyse de Lukács (chapitre 2) se fait alors tout entière à partir de l’idée que ce dernier a tenté un
authentique dépassement du relativisme, non pas en le niant, mais en cherchant à le radicaliser5.
Or, dans la trajectoire même de Merleau-Ponty, la première tentative de formulation d’une
philosophie de l’histoire se fait précisément par une référence au marxisme lukacsien, qu’il
reformule au moyen des concepts de la psychologie de la Forme.
Dans l’immédiat après-guerre, Merleau-Ponty se demande en effet si le mouvement même
de l’histoire (c’est-à-dire le passage d’un certain état du social à un autre) obéit à une logique
identifiable. S’agit-il d’un pur enchaînement contingent et arbitraire, ou y a-t-il une logique ou
rationalité historique, c’est-à-dire y a-t-il, au sens propre, une histoire ? Sur cette question, il
s’agit, comme souvent chez lui, de dépasser deux positions antinomiques. Certes, il y a d’une part
la philosophie dogmatique qui pose la rationalité de l’histoire, c’est-à-dire l’enchaînement
nécessaire de différents moments historiques indispensables et assurant le développement
progressif de l’humanité – conception que Merleau-Ponty peut repérer non seulement dans la
philosophie hégélienne6, mais également dans le matérialisme historique des divers courants se
réclamant du marxisme7 (et notamment dans la « philosophie de Commissaire » de Roubachof8).

1
Sur l’importance de cette revue dans les années 1930, voir notamment Grégory Cormann, « Sartre, Heidegger et les Recherches
Philosophiques – Koyré, Levinas, Wahl. Éléments pour une archéologie de la philosophie française contemporaine », dans
Questions anthropologiques et phénoménologie. Autour du travail de Daniel Giovannangeli, Bruxelles, Ousia, 2014. Sur le
développement de l’historicisme en philosophie et sur la rencontre manquée avec les recherches qui se font au même moment en
histoire, voir Enrico Castelli Gattinara, Les inquiétudes de la raison. Épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-
guerres, Paris, Vrin, 1998.
2
Cf. Bernard Dandois, « Bernard Groethuysen et le jeune Sartre », Les Temps Modernes, n° 658-659, 2010, p. 159-172.
3
Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1955, préface, p. 9.
4
Ibid., chap. 2, p. 46-47.
5
« Sur ce chemin Weber s’arrête. Il ne pousse pas jusqu’au bout la relativisation du relativisme » (ibid., chap. 2, p. 47).
6
C’est ainsi que la philosophie hégélienne de l’histoire est comprise à l’époque (notamment sous l’influence des cours de
Kojève).
7
À la fin du XIXe siècle, le marxisme constitue, sur la base de certains textes de Marx et d’Engels, un récit historique selon lequel
l’histoire doit nécessairement passer par un certain nombre de stades (les modes de production esclavagiste, féodal, capitaliste,
puis communiste), stades qui reprennent les différents moments du développement de l’histoire chez Hegel, mais en leur donnant
une caractérisation économique. Cette conception « étapiste » ou évolutionniste de l’histoire s’impose tout autant dans le
marxisme de la IIe que de la IIIe Internationale.
8
Cf. notamment Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, Paris, Gallimard, 1980, Partie II, chap. 2, p. 275-284.
Mais, d’autre part, se dresse surtout ce que Merleau-Ponty appelle le « scepticisme historique1 »,
pour qui la rationalité que le dogmatisme croit découvrir est en réalité projetée par lui sur le passé
(de sorte que l’histoire n’est que rationalisation a posteriori de faits passés qui n’ont en eux-
mêmes ni logique ni sens). Pour une telle conception (que nous avons vue chez Aron et chez
Sartre), les événements passés ne deviennent proprement histoire que par l’opération de la
conscience historique (c’est-à-dire du sujet en tant qu’il se rapporte à ces événements).
L’enchaînement des formes sociales en tant que tel et en dehors de toute reprise par une
conscience historique n’a pas de sens et relève du hasard et de la contingence.
Merleau-Ponty, pour qui ces deux conceptions manquent tout autant l’histoire2, pense
trouver dans la conception marxiste de l’histoire, reformulée à partir de sa propre
phénoménologie gestaltiste, le moyen de surmonter cette antinomie. En effet, Merleau-Ponty
affirme que, pour le marxisme, « l’histoire est une Gestalt3 ». Comme la société, l’histoire est une
forme ou structure, qui appartient à un ordre propre de phénomènes dont on peut dégager la
signification et qui est irréductible à un sens projeté par le sujet4 : les événements passés ne sont
pas des faits atomistiques dépourvus de signification auxquels une conscience historique
extérieure imposerait une forme, mais ils s’organisent spontanément devant le regard et suggèrent
eux-mêmes une certaine forme. Du sens s’esquisse dans les faits, et une bonne « perception de
l’histoire » devra le fixer5. Ainsi, contre le scepticisme historique, il s’agit d’affirmer
l’irréductibilité de l’histoire à la conscience historique. Si une telle conception a le mérite de
montrer que toute histoire est nécessairement une « mise en perspective » et qu’il est impossible
d’accéder à un point de vue absolu et purement objectif, elle ne voit pas qu’elle est elle-même
une « mise en perspective » et repose en définitive, selon Merleau-Ponty, sur une « philosophie
de l’histoire honteuse6 » ; mais, plus grave encore d’un point de vue théorique, elle conclut du
caractère perspectiviste de l’histoire à sa relativité. S’il y a certes parfois plusieurs interprétations
possibles de l’histoire, toutes les interprétations ne sont cependant pas possibles7.
Mais parce que la forme qui s’esquisse dans l’histoire ne fait que s’esquisser, il y aura
nécessairement toujours un écart entre le sens suggéré par la constellation d’éléments et le sens
choisi par la conscience historique (la « Sinngebung décisoire8 »). Cela ne tient pas au fait qu’elle
n’a qu’une perspective partielle sur la constellation, mais à ce que, dans l’histoire elle-même, les
formes ne sont jamais tout à fait achevées. C’est en cela que réside certainement pour Merleau-
Ponty l’apport fondamental du marxisme pour penser l’histoire – apport qui invalide
1
Maurice Merleau-Ponty, « Pour la vérité », dans Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 204. Sur le débat souterrain entre
Aron et Merleau-Ponty sur la question de l’histoire, voir Kerry H. Whiteside, « Perspectivism and Historical Objectivity : Maurice
Merleau-Ponty’s Convert Debate with Raymond Aron », History and Theory, mai 1986, vol. 25, n° 2, p. 132-151.
2
« Il n’y aurait pas d’histoire si tout avait un sens et si le développement du monde n’était que la réalisation d’un plan rationnel ;
mais il n’y aurait pas davantage d’histoire – ni d’action, ni d’humanité – si tout était absurde, ou si le cours des choses était
dominé par quelques faits massifs et immuables, comme l’Empire anglais, la psychologie du “chef” ou de la “foule” », Maurice
Merleau-Ponty, « Pour la vérité », dans Sens et non-sens, op. cit., p. 204.
3
Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op. cit., p. 237.
4
Pour la critique de la théorie de la projection, voir Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement [1942], Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 1990, chap. III, p. 169.
5
« Le marxisme […] déchiffre les faits, il leur découvre un sens commun, il obtient ainsi un fil conducteur qui, sans nous
dispenser de recommencer l’analyse pour chaque période, nous permet de discerner une orientation des événements. À égale
distance d’une philosophie dogmatique de l’histoire qui imposerait aux hommes, par le fer et par le feu, un avenir visionnaire, et
d’un terrorisme sans perspectives, il a voulu procurer une perception de l’histoire qui fasse apparaître à chaque moment les lignes
de force et les vecteurs du présent » (Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op. cit., p. 198).
6
Maurice Merleau-Ponty, « Pour la vérité », dans Sens et non-sens, op. cit., p. 204. Ainsi Merleau-Ponty retourne-t-il le
scepticisme aronien contre Aron.
7
« Notre mise en perspective du passé, si elle n’obtient jamais l’objectivité absolue, n’a jamais le droit d’être arbitraire »,
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, Partie II, chap. 3, p. 513.
8
Ibid., p. 503.
définitivement toute tentative d’histoire dogmatique. Merleau-Ponty retient en effet de Marx
l’idée d’un inachèvement fondamental de l’histoire : non seulement l’histoire n’est pas finie, mais
la forme de société nouvelle qui s’esquisse dans le présent et vers laquelle on semble se diriger ne
se réalisera peut-être jamais. Il en résulte que la philosophie de l’histoire doit faire droit à la
contingence et que la logique historique doit être comprise comme une synthèse entre raison et
contingence :

Le propre du marxisme est donc d’admettre qu’il y a à la fois une logique de l’histoire et une
contingence de l’histoire, que rien n’est absolument fortuit, mais aussi que rien n’est
absolument nécessaire1.

De cet inachèvement de l’histoire et de la part de contingence irréductible qu’elle contient, il


résulte que toute saisie d’un sens historique, toute « mise en perspective » de faits historiques à
partir de la forme qu’ils suggèrent, affirmera nécessairement toujours plus que ce qui est
simplement esquissé ou donné. Ce qui fait néanmoins que la mise en perspective marxiste n’est
pas une simple perspective parmi d’autres (comme l’affirme le scepticisme historique2), mais la
perspective privilégiée sur l’histoire, tient au fait qu’elle est le point de vue du prolétariat.

La révolution marxiste […] est le prolongement et la conclusion logique du présent, mais cette
logique de l’histoire n’est selon [un marxiste] pleinement perceptible que dans une certaine
situation sociale et pour les prolétaires qui seuls vivent la révolution parce qu’ils ont seuls
l’expérience de l’oppression3.

Merleau-Ponty affirme, en s’appuyant sur les analyses de Lukács dans Histoire et conscience de
classe, que le point de vue du prolétariat a une supériorité épistémologique en ceci qu’il peut
avoir une vue sur la totalité4. L’importance du prolétariat n’est cependant pas seulement
épistémologique, mais également pratique : lui seul est en mesure de réaliser cette histoire
rationnelle. Ainsi Merleau-Ponty élabore-t-il dans l’immédiat après-guerre un existentialisme
marxiste s’inspirant fortement des analyses de Lukács dans Histoire et conscience de classe, et
correspondant assez fidèlement à la reconstruction qu’il en propose dans le second chapitre des
Aventures de la dialectique.
À partir de la fin des années 1940, Merleau-Ponty doute de plus en plus du fait que la lecture
de l’histoire proposée par le marxisme puisse se réaliser effectivement. Cependant les
coordonnées à partir desquelles il cherche à élaborer une philosophie de l’histoire n’évoluent pas
autant qu’on pourrait le croire à première vue. Il s’agit en effet toujours de rendre raison à la fois
de la contingence et de la rationalité dans l’histoire, en cherchant à dépasser le relativisme sans
tomber dans une position dogmatique. Pour cela, Merleau-Ponty se tourne, selon les textes, soit
vers la linguistique saussurienne5, soit vers les analyses de l’histoire de l’art.
C’est ce que l’on voit notamment dans « Le langage indirect et les voix du silence6 ». Il nous
semble en effet possible de lire l’ensemble de ce texte, et en particulier sa seconde partie, comme

1
Maurice Merleau-Ponty, « Autour du marxisme », dans Sens et non-sens, op. cit., p. 145-146.
2
C’est également la position défendue par Paul Nizan dans Les Chiens de garde [1932], Marseille, Agone, 2012.
3
Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, op. cit., p. 124.
4
« La supériorité du prolétariat sur la bourgeoisie […] réside exclusivement en ce qu’il est capable de considérer la société à
partir de son centre, comme un tout cohérent », Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, Paris, Éditions de Minuit, 1968,
p. 94.
5
Cf. notamment sa leçon inaugurale au Collège de France, Éloge de la philosophie, dans Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la
philosophie et autres essais, Paris, Gallimard, « Idées », 1960, p. 7-73.
6
« Le langage indirect et les voix du silence », dans Signes, Paris, Gallimard, 2001.
une tentative d’élaboration d’un concept adéquat d’histoire : l’histoire de l’art n’est qu’un lieu
privilégié pour étudier ce qui constitue l’essence de toute historicité. Dans un premier long
développement1, Merleau-Ponty s’efforce de montrer, contre l’histoire « sceptique », que l’unité
de l’histoire ne provient pas d’une conscience historique qui recompose rétrospectivement
l’histoire à partir de sa perspective, comme le pensent Aron ou Malraux (le Musée, puis le Musée
imaginaire, créent une unité qui n’existait pas auparavant entre différentes productions de
l’humanité et sont donc le véritable fondement de l’histoire de l’art ; de même la Bibliothèque
créerait l’unité d’une histoire de la littérature). En fait, si le Musée et la conscience historique
sont en mesure de dégager une unité, c’est que cette dernière doit déjà exister d’une certaine
manière dans l’histoire elle-même : loin de projeter l’unité, ils la retrouvent. Comme l’écrit
Merleau-Ponty :

La rêverie par laquelle chaque temps, comme disait Aron, se cherche des ancêtres n’est
cependant possible que parce que tous les temps appartiennent à un même univers2.

Cette histoire, qu’il désigne comme « histoire cumulative » par opposition à « l’histoire
cruelle3 », trouve son unité dans la « tâche unique » ou « problème unique » qui l’anime.
Merleau-Ponty l’explique à propos de la peinture :

L’unité de la peinture, elle n’est pas seulement au Musée, elle est dans cette tâche unique qui se
propose à tous les peintres, qui fait qu’un jour au Musée ils seront comparables, et que ces feux
se répondent l’un à l’autre dans la nuit4.

Or toute la difficulté consiste alors à déterminer ce qui fait cette unité propre de l’histoire.
Le second long développement consacré à l’histoire5, et qui constitue le point culminant de
la seconde partie du texte6, s’efforce quant à lui de montrer que cette unité est immanente à
l’histoire elle-même et qu’il n’y a pas de besoin de postuler l’existence de ces « monstres
hégéliens » que sont l’Esprit du monde ou la Raison – principes transcendants qui unifient encore
une fois l’histoire de l’extérieur. À cela, Merleau-Ponty répond que « l’esprit du monde, c’est
nous7 », de la même manière que Marx pouvait écrire dans La Sainte Famille que « l’histoire ne
fait rien […]. C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela8 ». C’est en
effet dans la praxis, ou activité humaine, que l’on peut trouver le principe immanent de l’unité de
l’histoire. Néanmoins celle-ci ne doit pas être comprise comme simple effet physique dans
l’extériorité, mais comme acte qui s’offre à l’humanité à venir comme susceptible d’être repris. Il
y a donc un « excès de l’œuvre sur les intentions délibérées9 », qui vient rendre possible sa
reprise comme répétition et réactivation par n’importe quel humain. Or, cette possibilité de
reprise et de communicabilité de droit entre toutes les époques vient du fait qu’il y a selon

1
Ibid., p. 95-102.
2
Ibid., p. 96.
3
Ibid., p. 97. L’histoire cruelle est une historicité « ironique ou même dérisoire, et faite de contresens, parce que chaque temps
lutte contre les autres comme contre des étrangers en leur imposant ses soucis, ses perspectives. Elle est oubli plutôt que mémoire,
elle est morcellement, ignorance, extériorité » (ibid.).
4
Ibid., p. 97. La fin de la phrase est certainement une référence implicite aux « Phares » de Baudelaire, qui cherche à exprimer
les liens entre les grands peintres à travers l’histoire.
5
Ibid., p. 104-122.
6
La séquence s’ouvre en effet par « Allons au bout du problème » (ibid., p. 104).
7
Ibid., p. 106.
8
Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte famille, Paris, Éditions sociales, 1972, chap. 6, p. 116.
9
Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », dans Signes, op. cit., p. 110.
Merleau-Ponty une « profonde affinité des situations1 », et que donc tout problème humain est en
droit compréhensible par tout être humain parce qu’il partage un certain niveau de généralité
(dont la source profonde se situe dans le corps propre humain2 et dans ce que Lévi-Strauss
appelle « le fond commun et indifférencié de structures mentales et de schèmes de sociabilité »
avec lequel naît tout enfant et qui fait de ce dernier un « social polymorphe3 »). Comme l’écrit
Merleau-Ponty en 1951, « s’il y a une seule tentative où s’enchaînent tous les temps, tous les
modes de pensée et tous les modes de vie […], c’est parce qu’il n’y a qu’une seule humanité4 ».
Ainsi, tout acte humain en tant qu’expression d’une situation humaine (c’est-à-dire transposition
dans le domaine culturel de ce qui se vit immédiatement) est communicable à d’autres et
transposable dans d’autres situations. C’est donc la « tentative continuée de l’expression [qui]
fonde une seule histoire5 » :

L’histoire de la peinture qui court d’une œuvre à une autre repose sur elle-même et n’est portée
que par la cariatide de nos efforts qui convergent du seul fait qu’ils sont efforts d’expression6.

Il en résulte donc que ce qui fonde l’unité de l’histoire humaine est la possibilité en droit
pour toute action humaine, en tant qu’elle est humaine, d’être reprise à l’avenir par d’autres êtres
humains, et que ce qui donne son sens à l’histoire est la manière dont ces actions sont reprises et
transformées par des êtres humains affrontant un même problème au fil du temps. Ce sens n’est
pas défini à l’avance, mais il se constitue à mesure que les hommes agissent et donnent ainsi
progressivement du sens à l’histoire qu’ils font (sans pour autant que ce sens soit explicitement
choisi par eux).
La mort de Merleau-Ponty en 1960 interrompt son travail philosophique avant qu’il n’ait pu
pleinement aborder, dans ses notes de travail, la question de l’histoire. Nous ne saurons donc
jamais quelle aurait été la philosophie de l’histoire qui serait venue achever les analyses qu’on
associe aujourd’hui à sa « dernière philosophie ». Il n’en reste pas moins que, d’après les notes
fragmentaires qui nous sont parvenues, Merleau-Ponty semble toujours essayer de penser
l’histoire à partir des mêmes coordonnées : bien qu’ayant renoncé à la perspective marxiste, il se
refuse de retomber dans une position relativiste et cherche un moyen pour affirmer l’existence
d’un sens de l’histoire.

Sartre : de l’absolu du présent à la Critique de la Raison dialectique

Sartre mettra bien plus de temps que Merleau-Ponty à trouver un cadre théorique à même de
dépasser le relativisme historique incarné par Aron. En effet, même si ses premières explorations
datent des Cahiers pour une morale (1947-48), ce n’est que la Critique de la Raison dialectique

1
Maurice Merleau-Ponty, « Titres et travaux », dans Parcours deux, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 34.
2
« Nous avons dans l’exercice de notre corps et de nos sens, en tant qu’ils nous insèrent dans le monde, de quoi comprendre
notre gesticulation culturelle en tant qu’elle nous insère dans l’histoire » (Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les
voix du silence », dans Signes, op. cit., p. 113).
3
Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton & Co et Maison des sciences de l’Homme, 1967,
chap. VII « L’illusion archaïque », p. 99 et p. 110.
4
Maurice Merleau-Ponty, « Titres et travaux », dans Parcours deux, op. cit., p. 34.
5
Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », op. cit., p. 113.
6
Ibid., p. 112. Dans La Prose du monde, Merleau-Ponty écrit : « [L]es difficultés que l’on trouve à donner une formule
rationnelle de chaque langue […] montrent qu’en un sens, dans cette immense histoire où rien ne finit ou ne commence soudain
[…], dans ce mouvement perpétuel des langues où passé, présent et avenir sont mêlés, aucune coupure rigoureuse n’est possible,
et qu’enfin, il n’y a, à la rigueur, qu’une seule langue en devenir » (La Prose du monde, texte établi et présenté par Claude Lefort,
Paris, Gallimard, 1969, p. 55-56).
qui propose une philosophie de l’histoire cohérente en mesure de surmonter le défi de
l’historicisme.
Cependant, Sartre a toujours eu certaines réticences à l’égard de la position d’Aron. S’il suit
ce dernier dans sa relativisation de la connaissance historique, il refuse néanmoins sa conclusion
sceptique quant à l’action historique. Le point de vue d’Aron n’est en effet pas celui de l’acteur
historique (l’individu agissant dans l’histoire), mais celui du spectateur qui cherche
rétrospectivement à donner un sens à l’histoire déjà faite. Il commet ainsi, selon Sartre, l’erreur
de confondre l’histoire en train de se faire et l’histoire déjà faite. Il adopte le point de vue des
générations ou historiens du futur qui regardent le présent comme un passé déjà accompli et
impossible à modifier : le passé n’apparaît que comme des possibilités mortes et comme des
significations à interpréter sans possibilité d’action1. En cherchant à regarder le présent du point
de vue de l’avenir, le relativisme aronien dénie toute pertinence à l’action historique présente et
inhibe toute velléité d’action. C’est précisément contre une telle approche que Sartre affirme la
nécessité d’« écrire pour son époque ».
Sartre entend ainsi mettre en avant une autre expérience de l’historicité, qui restitue à
l’action présente son caractère d’absolu :

La guerre et l’Occupation, en nous précipitant dans un monde en fusion, nous ont fait, par force,
redécouvrir l’absolu au sein de la relativité même2.

L’action présente est en effet un absolu irréductible3, et une juste conception de l’histoire doit
rendre compte de cette teneur particulière de l’histoire en train de se faire. Comme l’écrit Sartre :

Nous n’étions pas du côté de l’histoire faite ; nous étions, je l’ai dit, situés de telle sorte que
chaque minute vécue nous apparaissait comme irréductible4.

La découverte fondamentale de l’historicité pour Sartre est donc que nous sommes des êtres qui
faisons l’histoire par nos actions et nos décisions.
Mais comment rendre compte de cette histoire en train de se faire ? Selon le Sartre de
l’immédiat après-guerre, l’écrivain est mieux placé que l’historien pour saisir un tel phénomène –
mais à condition de renouveler les techniques romanesques5. En effet, comme le note Sartre :
« Notre problème technique est de trouver une orchestration des consciences qui nous permette
de rendre la pluridimensionnalité de l’événement6 ». C’est ce que Sartre tente notamment de
mettre en œuvre dans son roman Le Sursis (deuxième volet des Chemins de la liberté), dans
lequel il réalise, autour d’un événement unique (les accords de Munich en 1938), ce qu’on peut
appeler une phénoménologie concrète de l’histoire. Refusant d’adopter sur l’événement le point
de vue omniscient (c’est-à-dire faussement objectif) de l’historien futur, Sartre restitue le point de
vue interne de dizaines de personnes qui constituent autant de perspectives particulières sur ce
même événement. Ainsi l’événement historique se révèle comme une multiplicité indéfinie de
perspectives, sans point de vue absolu (de survol) qui révélerait la vérité de l’événement et

1
Ainsi Sartre écrit-il à propos d’Aron : « Il était quinquagénaire pour tout mais ça ne faisait pas un seul quinquagénaire, il fallait
additionner tous ces cinquante ans pour obtenir son âge véritable » (Lettres au Castor et à quelques autres, t. 2, Paris, Gallimard,
1983, p. 215).
2
Sartre, « Qu’est-ce que la littérature ? », dans Situations, II. Littérature et engagement, Paris, Gallimard, 1999, Partie IV, p. 229.
3
Ibid., p. 237.
4
Ibid., p. 232.
5
Ibid., p. 236.
6
Ibid., p. 306, n. 11.
assignerait à chaque perspective sa part de vérité. Pour Sartre, l’enjeu n’est pas purement
littéraire : il s’agit d’inventer un moyen pour rendre le caractère absolu de l’histoire en train de se
faire1.
L’appel à l’absolu de l’action historique présente n’est cependant pas suffisant pour dépasser
définitivement le relativisme historique. Il faut également affronter le relativisme sur le terrain
épistémologique et ontologique. C’est ce que se propose de faire la Critique de la Raison
dialectique, comme en témoigne le titre même de l’ouvrage.
La Critique de la Raison dialectique doit certainement se comprendre comme une réponse à
la Critique de la raison historique proposée par Dilthey. Selon Aron, le projet de ce dernier
trouve en effet son point de départ dans le « refus de l’hégélianisme » et « renonce à atteindre le
sens ultime de l’évolution2 ». Tout en cherchant à prolonger le travail critique effectué par Kant,
l’entreprise de critique de la raison historique se distingue cependant de celle de Kant sur un
point crucial : alors que Kant pouvait partir du fait des sciences physiques (la science
newtonienne) et poser la question transcendantale (à quelles conditions cette science est-elle
possible ? Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?), en revanche, selon
Aron, « il n’existe pas de science historique dont la validité s’imposerait de manière aussi
indiscutable que celle de la physique newtonienne s’imposait aux yeux de Kant3 ». Il en résulte
alors une question différente, comme l’explique Aron dans l’Introduction de son ouvrage pour en
justifier le sous-titre (« Essai sur les limites de l’objectivité historique ») :

Au lieu de la formule kantienne : « À quelle conditions une science historique est-elle


possible ? », nous nous demanderons : « Une science historiquement universellement valable
est-elle possible ? Dans quelle mesure l’est-elle ? » Faute d’une science historique dont
l’existence serait indiscutée, nous substituons la recherche des limites à celle des fondements4.

Or Sartre prend bien soin, dès le début de la Critique de la Raison dialectique, de se


démarquer d’une telle perspective en posant la vérité du marxisme comme un fait5. La question
n’est donc pas de savoir si le marxisme est vrai ou dans quelles limites il est vrai, mais bien de
mettre au jour les conditions de possibilité de la vérité du marxisme. Le problème du marxisme,
selon Sartre, est qu’il est vrai, mais n’est pas en mesure de fonder et de prouver la vérité de ce
qu’il affirme6. C’est ce que Sartre explique un peu plus loin dans l’ouvrage :

Toutes ces remarques formelles ne prétendent pas, bien entendu, ajouter quoi que ce soit à
l’évidence de la reconstruction synthétique que Marx a réalisée dans Le Capital : elles ne
veulent même pas en être le commentaire marginal : cette reconstruction, en effet, par son
évidence, rejette tout commentaire. Bien au contraire (quoiqu’elles ne soient possibles que sur
la base de cette reconstruction qui recrée en même temps la méthode et l’objet), elles se
replacent logiquement avant cette reconstruction historique, à un niveau d’indétermination et de

1
« Pour nous, le relativisme historique, en posant l’équivalence a priori de toutes les subjectivités, rendait à l’événement vivant
toute sa valeur et nous ramenait, en littérature, par le subjectivisme absolu au réalisme dogmatique », ibid., p. 239.
2
Raymond Aron, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Vrin, 1969, Introduction, p. 15.
3
Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 53-54.
4
Ibid., p. 10. « La critique de la raison historique détermine les limites et non les fondements de l’objectivité historique »
(Raymond Aron, La philosophie critique de l’histoire, op. cit., Conclusion, p. 290).
5
« Le matérialisme historique […] [est] la seule vérité de l’Histoire », Sartre, Critique de la Raison dialectique (précédé de
Questions de méthode), t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985, Introduction, A, II, p. 138 (désormais
abrégé CRD).
6
« On ne sait pas ce que c’est, pour un historien marxiste, que de dire le vrai. Non que le contenu de ses énoncés soit faux, loin
de là ; mais il ne dispose pas de la signification : Vérité » (CRD, Introduction, A, II, p. 139).
généralité plus grand : […] elles visent tout simplement à définir le type d’intelligibilité qui se
manifeste dans la reconstruction marxiste1.

Le projet critique de Sartre se démarque ainsi de l’entreprise de critique de la raison


historique en ayant pour objectif de mettre en œuvre pour le matérialisme historique ce que Kant
avait fait pour la science newtonienne et de fonder ainsi la validité d’une science déjà existante.
Cependant, comme l’affirme Sartre dès l’introduction, la difficulté de la tâche tient au fait que le
marxisme a lui-même été « contaminé par le relativisme historique qu’[il] a toujours combattu2 ».
En posant en effet que toute conscience est un produit historique, relatif à la formation sociale à
laquelle elle appartient, le marxisme aboutit à sa propre relativisation et ne parvient pas à rendre
compte de sa capacité à proposer des énoncés ayant une valeur de vérité au-delà de leur époque.
L’objectif de la Critique de la Raison dialectique est donc de libérer le marxisme tout autant de
son relativisme historique que de son stalinisme.
Pour parvenir à un tel objectif, il s’agit de « montr[er] la vérité de l’Histoire se définissant
elle-même et déterminant sa nature et sa portée au cours de l’aventure historique et dans le
développement dialectique de la praxis et de l’expérience humaine3 ». Toutefois, comme
Merleau-Ponty, Sartre refuse de poser au départ l’idée d’une totalité et d’un sens de l’histoire,
puisque la démarche critique a précisément pour but de les conquérir. Le point de départ de Sartre
se situe donc dans la dispersion des praxis individuelles, et l’enjeu de l’expérience critique qu’il
déploie est de montrer qu’il y a une totalisation en cours qui fonde l’unité de l’histoire. C’est ici
que l’on voit que le projet critique sartrien procède d’une manière bien plus hégélienne que
kantienne dans sa mise en œuvre. Plutôt qu’une tentative de reconstruction d’un tout à partir
d’éléments originaires, il s’agira pour Sartre d’une mise au jour progressive, au fil de l’ouvrage,
des présuppositions déjà présentes au début : la totalisation de l’histoire est en effet déjà là
implicitement dans la moindre praxis individuelle (comme il pourra l’établir à la fin de
l’ouvrage). Ainsi, l’anthropologie structurelle dont le premier tome de la Critique de la Raison
dialectique pose les fondements devait, d’après le projet initial de Sartre, être dépassée et intégrée
dans une anthropologie historique à même de ressaisir le mouvement progressif de totalisation
qui est à l’œuvre dans l’histoire concrète. L’enjeu de cette deuxième étape, qui devait faire l’objet
du second tome (dont la partie rédigée par Sartre a été publiée de manière posthume), était
« d’établir qu’il y a une histoire humaine avec une vérité et une intelligibilité4 ».
Sartre peut ainsi s’opposer à l’historicisme incarné par Aron (pour qui l’histoire n’existe
qu’en tant que produit d’une conscience historique, c’est-à-dire en tant que récit ou mise en récit
d’événements), en montrant qu’il y a une totalisation à l’œuvre dans le processus historique lui-
même. Il n’y a pas seulement totalisation au niveau de la praxis individuelle ni même au niveau
social. L’histoire est en effet, selon Sartre, « la totalisation de toutes les multiplicités pratiques et
de toutes leurs luttes5 » en un seul mouvement qui ne dépend pas d’une totalisation individuelle.
Le mouvement d’unification immanent à l’histoire humaine que Hegel et Marx avaient annoncé
se révèle, selon Sartre, être la vérité de la « période post-stalinienne » de l’histoire – période qui
se caractérise par la constitution d’un « one World6 ». Il ne s’agit pas tant d’affirmer qu’il n’y a
qu’un seul mouvement historique continu depuis le début de l’humanité que de mettre en lumière

1
CRD, Livre I, C, p. 325-326
2
CRD, Introduction, A, p. 138.
3
CRD, Introduction, A, p. 138-139.
4
CRD, Introduction, B, p. 184.
5
CRD, Livre II, D, p. 893.
6
CRD, Introduction, B, p. 166.
le fait que l’humanité est progressivement en train de s’unifier, c’est-à-dire de se constituer en un
système unique dont tous les éléments sont interdépendants. Sartre revient sur cette idée à la toute
fin de la Critique de la Raison dialectique :

L’histoire passée est une histoire pluraliste ; séparés par des obstacles qu’ils n’ont pas les
moyens de franchir quotidiennement, les peuples – sauf dans les cas de grandes migrations et
d’invasions – forment des ensembles relativement clos. Et chacun se distingue des autres par
d’irréductibles particularités […]. Ce pluralisme tend à se réduire mais, jusqu’au XIXe siècle –
inclusivement – des raisons que nous aurons à donner maintiennent le continent asiatique,
malgré la pénétration colonialiste et semi-colonialiste, et le « monde occidental » en état relatif
de non-communication. L’ensemble des facteurs actuels du « One World » (révolution
industrielle exigeant une économie planétaire – à travers l’impérialisme et par celui-ci –,
regroupement et décolonisation des peuples colonisés ou semi-colonisés, industrialisation sous
contrôle communiste des pays sous-développés) amène pour la première fois le processus
historique à totaliser l’humanité concrète et actuelle, c’est-à-dire les deux milliards d’hommes
aujourd’hui travaillant sur terre et dont les besoins, les travaux, les produits de ces travaux et les
divers ordres sociaux qu’ils engendrent réagissent les uns sur les autres, sur la condition de
chaque individu, et pour la première fois, dans l’unité d’un conditionnement mutuel1.

Sartre se situe ici au plus près du Marx de L’Idéologie allemande qui montre que le
développement du marché mondial consacre la constitution d’une « histoire mondiale » ou
« universelle »2. Avant la constitution du marché mondial qui rend l’ensemble des individus de
l’humanité dépendants les uns des autres, il pouvait encore y avoir des histoires régionales, mais
à partir d’un certain moment, les activités des individus sont progressivement intégrées en un
même mouvement totalisateur qui est à la fois le résultat de l’activité de tous et ce qui la
conditionne.
Cette totalisation historique (sans totalisateur) est cependant irréductible à une simple
composition des praxis individuelles et même collectives. C’est en cela que Sartre critique
l’écueil que constitue la conception engelsienne du processus historique, exposée notamment
dans la célèbre « Lettre à Bloch » de septembre 1890. En fait, si Sartre est prêt à accorder à
Engels une grande partie de sa description du processus historique3, il refuse toutefois
l’interprétation qu’Engels en propose ensuite. Ce dernier conçoit en effet le processus historique,
sur le modèle des processus naturels, comme une moyenne résultant de la confrontation des

1
Sartre, Critique de la Raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 310 (dorénavant abrégé
CRD, Livre III).
2
« Quand en Angleterre est inventée une machine qui prive de pain d’innombrables travailleurs en Inde et en Chine et bouleverse
toute la forme d’existence de ces empires, cette invention devient un fait au plan de l’histoire mondiale » (Karl Marx et
Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Les Editions sociales, 2014, Fragment I/5-3, p. 87-89).
3
« L’histoire se fait de telle façon que le résultat final est toujours issu des conflits d’une foule de volontés individuelles, dont
chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence ; il y a donc là d’innombrables
forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante –
l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, sans
conscience et sans volonté. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose
que personne n’a voulu » (Friedrich Engels, « Lettre à Bloch », 21 septembre 1890, dans Ludwig Feuerbach, trad. Émile
Bottigelli, Les Éditions sociales, « Classiques du marxisme », 1979, p. 155).
praxis individuelles1. Selon Sartre, une telle interprétation rend inintelligible le mouvement de
l’histoire et ruine tout idée de dialectique historique2.
Il s’agit donc pour Sartre de montrer contre Aron qu’il y a bien un sens immanent à l’histoire
(celui de l’unification croissante de l’humanité en un même monde), mais contre Engels que ce
sens est un mouvement dialectique de totalisation. Cette totalisation a toutefois ceci de particulier
qu’elle n’est pas l’œuvre d’un sujet individuel ou collectif, mais qu’elle est, selon la formule de
Sartre, une « totalisation sans totalisateur3 » :

S’il doit y avoir une Vérité de l’Histoire (et non des vérités – même organisées en système), il
faut que notre expérience nous découvre que le type d’intelligibilité dialectique précédemment
décrit s’applique à l’aventure humaine tout entière, ou, si l’on préfère, qu’il y a une
temporalisation totalisante de notre multiplicité pratique et qu’elle est intelligible, bien que cette
totalisation ne comporte pas de grand totalisateur4.

Or, ce qui rend possible cette totalisation anonyme, c’est le phénomène que Sartre avait déjà
mis au jour au niveau du pratico-inerte, à savoir la possibilité d’une activité passive ou d’une
synthèse passive. L’unification de l’humanité (qu’on appellerait aujourd’hui « mondialisation »)
est ainsi permise, selon Sartre, par l’unité de la « résidence matérielle » de l’humanité : tous se
rapportent à un même collectif (« le marché mondial ») dont chacun intériorise les exigences,
réglant sa praxis en fonction de ce collectif et prenant ainsi place dans son développement. C’est
en ce sens que Sartre peut affirmer que la matière est le « moteur passif de l’Histoire5 ». Ainsi, la
description de la Méditerranée de l’époque de Philippe II comme résidence matérielle organisant
les flux de métaux précieux et provoquant des effets économiques et sociaux en différents lieux
de l’Europe6 anticipe d’une certaine manière ce qu’aurait peut-être été la description de
l’unification de l’humanité sous l’effet du marché mondial. C’est en effet seulement sur le fond
d’une telle unification matérielle de l’humanité qu’il peut y avoir une unité de l’histoire
humaine : rien de ce qui arrive à l’humanité ne peut être isolé, car chaque événement agit, à
différents niveaux, sur l’ensemble des autres êtres humains et participe à une redéfinition
continuelle des possibilités d’action des hommes. Ainsi, l’unité matérielle est la condition de
possibilité qu’il y ait une processualité à l’œuvre touchant l’ensemble de l’humanité, et donc qu’il
y ait, à proprement parler, une histoire de l’humanité. C’est en effet sur la base de cette unité
matérielle qu’il peut y avoir une « totalisation d’enveloppement », notion que Sartre travaille
dans le Livre III de la Critique de la Raison dialectique et qui doit lui permettre d’établir, au
moment diachronique de l’expérience critique, qu’il y a bien une unité de l’histoire. S’il y a donc
une Histoire chez Sartre, celle-ci ne provient pas d’une signification déjà déposée
téléologiquement dans l’humanité à son début et qui serait progressivement réalisée (sur un
modèle hégélien), mais du fait que l’histoire s’unifie progressivement et qu’il revient à l’action

1
« C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi,
essentiellement, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. […] Les volontés individuelles – dont chacune veut ce à quoi la poussent
sa constitution physique et des circonstances extérieures, économiques en dernière instance […] – n’arrivent pas à ce qu’elles
veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune » (ibid.).
2
Cf. Sartre, Questions de méthode, dans CRD, t. I, p. 82 (note) et p. 120-121. Sur les différentes figures de la processualité dans
la CRD et la critique du modèle de processualité physico-chimique, voir dans le présent volume l’article d’Alix Bouffard,
« Processus et histoire chez Sartre et Lukács ».
3
CRD, Introduction, B, p. 183 et p. 190 ; ibid., Livre II, D, p. 893-894.
4
CRD, Introduction, B, p. 178-179.
5
CRD, Livre I, C, p. 234.
6
CRD, Livre I, C, p. 276-288.
humaine présente et à venir, en tant qu’elle participe à la totalisation en cours, d’orienter cette
histoire dans une certaine direction.
C’est alors que Sartre retrouve, au Livre III, la discussion avec Aron et le relativisme
historique. Il distingue en effet la « totalisation d’enveloppement », qui est le fondement réel de
l’unité de l’histoire humaine à partir d’un certain moment de son développement, du sens de
l’histoire, qu’il définit comme la réactualisation de la totalisation d’enveloppement « par le
travail de l’historien situé1 ». Or ce sens, étant donné le caractère situé de l’historien, est
nécessairement limité. Sartre refuse pourtant de conclure de la « limitation du sens » à la relativité
de l’histoire elle-même, comme il le faisait à l’époque de L’Être et le Néant. L’historien ne
« constitue » pas l’histoire, il « dévoile, explicite » l’histoire : ce qu’il révèle de l’histoire
correspond ainsi toujours à la réalité de ce qui s’est passé ; cependant, s’il n’est pas en mesure
d’intégrer ce qu’il dévoile dans une re-totalisation dialectique, ce qu’il affirme se révèle partiel et
devient faux2. Ainsi Sartre peut-il affirmer que la seule chose qu’il est possible de conclure du
caractère situé et perspectif de la connaissance historique est, non pas la relativité de l’objet (le
« connu ») comme le veut Aron, mais la relativité du sujet connaissant. Ce qui caractérise en
effet, selon lui, « l’idéalisme dogmatique et positiviste des historiens conservateurs » est que, s’ils
situent toujours bien l’objet étudié par rapport au chercheur, ils oublient en revanche de situer le
chercheur lui-même dans le développement historique3. La Critique de la Raison dialectique se
veut au contraire une enquête située et rendue possible par le processus historique en cours
unifiant l’histoire humaine.

Nous avons tenté de restituer la manière dont Sartre et Merleau-Ponty, tout au long de leur
trajectoire intellectuelle, se sont confrontés au relativisme historique incarné par Raymond Aron.
Cependant, la persistance et la ténacité de cet adversaire théorique ne peuvent s’expliquer si l’on
n’y voit qu’une discussion avec leur ancien condisciple à l’École normale supérieure ou avec
l’intellectuel engagé dans la Guerre froide. Le relativisme historique constitue en effet pour eux
un adversaire intime : il représente la philosophie de l’histoire spontanée de toute cette
génération, et les empêchera toujours d’adopter un hégéliano-marxisme dans sa version
absolutisante. Sartre et Merleau-Ponty refusent néanmoins cette philosophie spontanée et ont
constamment cherché à la dépasser. L’affrontement avec le relativisme apparaît alors comme
l’une des sources du développement et du dynamisme de leur réflexion : c’est en pensant contre
eux-mêmes qu’ils parviennent à élaborer leur propre pensée.

Alexandre FERON
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – PhiCo

1
CRD, Livre III, p. 308. Sur l’ensemble de ce passage, voir Juliette Simont, « Sartre et la question de l’historicité. Réflexions au-
delà d’un procès », Les Temps Modernes, n° 613, 2001, notamment p. 118-124.
2
« Ce qui se révèle, en effet, à travers la reconstruction située, c’est cette part de l’Être que la perspective choisie permet de
découvrir : et cette part de l’Être est totalement et pleinement réelle ; seule est relative la limite qui sépare en lui le connu de
l’inconnu et qui reflète d’autres limites : celles des historiens actuels », CRD, Livre III, p. 309.
3
CRD, Livre III, p. 312.
Du cercle à la spirale
Totalité ouverte et structures du temps historique

[On] ne veut pas dire que l’entreprise comme action réelle


des hommes sur l’Histoire n’existe pas, mais seulement que
le résultat atteint est radicalement différent de ce qu’il
paraît à l’échelle locale, quand on le replace dans le
mouvement totalisateur.
Jean-Paul Sartre

Cette totalité où tout serait réellement en ordre – non point


l’ordre en tant que tel, mais l’ordre de la liberté – ne peut
être pensée que comme Expérience, avec la relation
d’incertitude supremi generis qui s’y attache.
Ernst Bloch

Ni synchronie ni symétrie. Comme si les amis n’étaient


jamais des contemporains.
Jacques Derrida

Hegel (lu par) Kant (lu par) Marx1

« Accepter cette sorte de spirale, cette sorte de porte tournante de la rationalité, qui nous
renvoie à sa nécessité, à ce qu’elle a d’indispensable, et en même temps aux dangers qu’elle
contient2 » : avec ces mots prononcés lors d’un entretien de 1982, Michel Foucault décrit les
limites immanentes à toute rationalisation. L’image de la spirale est utilisée pour dissoudre la
prétention de la rationalité à se poser comme fondement transcendantal du geste critique :
injonction à reconnaître l’immersion de la raison dans le flux des pratiques, mais aussi
l’enveloppement du rationnel par la brume d’irrationnel qui l’entoure et le traverse tout à la fois.
Sous la plume de Sartre, l’image de la spirale semble revêtir un rôle fort similaire.
L’exigence d’auto-fondation de la raison dialectique ne peut trouver son principe dans une
extériorité verticale, ni ressortir immédiatement de l’immanence horizontale des pratiques3 : son
mouvement propre est plutôt celui d’une totalisation spiraliforme. C’est précisément à travers
l’image de la spirale que Sartre s’efforce de penser dialectiquement le caractère orienté d’une
histoire (singulière ou collective), le fait que celle-ci « repasse toujours par les mêmes points
mais à des niveaux différents d’intégration et de complexité4 », faisant de chaque tournant

1
Cf. Jacques Derrida, « Les temps des adieux. Heidegger (lu par) Hegel (lu par) Malabou », Revue Philosophique de la France et
de l’étranger, n° 1, janvier-mars 1998, p. 3-47.
2
Michel Foucault, « Espace, savoir et pouvoir. Entretien avec Paul Rabinow », dans Dits et Écrits, sous la direction de Daniel
Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, vol. 2, 1976-1988, p. 1098.
3
Sur l’articulation entre raison et pratique, on lira l’ouvrage de Hervé Oulc’hen, L’intelligibilité des pratiques. Althusser,
Foucault, Sartre, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2017, en particulier le chapitre IV, « L’homme de la praxis » (p. 213-
308). En relisant la définition sartrienne de la dialectique en tant que « logique vivante de l’action en situation » à l’aune de
l’archéologie foucaldienne, Oulc’hen pose à nouveaux frais le problème du statut du savoir et de la connaissance historique à la
fois chez Sartre et chez Foucault.
4
Sartre, Questions de méthode, dans Critique de la raison dialectique (précédé de Questions de méthode), t. I, Théorie des
ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 71 (dorénavant abrégé QM).
l’enrichissement et le resserrement des conditions initiales et, en même temps, le fait qu’une telle
orientation est traversée par ce qui, à première vue, apparaît comme une « brume d’irrationalité
non localisable1 ». La paradoxale coappartenance de ces deux dimensions au sein même du savoir
dialectique oblige Sartre à reconnaitre la présence d’un « non-savoir rationnel2 » renvoyant à
quelque chose comme à une pratique de la limite, au double sens du génitif : la limite que toute
pratique oppose aux tentatives d’une subsomption conceptuelle intégrale, mais aussi la nécessité,
pour la raison dialectique, de pousser la porte tournante de la rationalité et de pratiquer ce qu’elle
trouve de l’autre côté, bref ses propres limites3 – qui sont, tout à la fois, les limites de la
rationalité de la praxis, de la totalisation et de l’avenir social4.
L’anthropologie structurelle et historique qui fait l’objet des deux tomes de la Critique de la
raison dialectique ne peut pas trouver son fondement dans un savoir conceptuel, son objectif
étant de produire une « compréhension [de l’existence] qui ne se distingue pas de la praxis5 ». Il
ne s’agit pas, pour Sartre, de mépriser le moment théorique. Au contraire, celui-ci est requis par
l’expérience critique, mais justement « comme couche constitutive, non comme processus
globalement constituant6 ». Ainsi, par exemple, la notion qui est au cœur de cette anthropologie,
celle de « projet7 », n’est pas définissable au moyen de concepts, tout en restant dialectiquement
compréhensible. Contre la clôture circulaire de la dialectique hégélienne qui établit la pleine
identité entre le réel et le rationnel, l’argumentation sartrienne semble, sur ce point, redevable
autant à la philosophie existentielle de Kierkegaard8 qu’à la pensée critique de Kant9. On saisira
mieux le statut de ce non-savoir qui, pour Sartre, est néanmoins compréhension – à la fois
rationnelle et fictionnelle10 –, en le comparant au rôle des Idées de la raison chez Kant. À la
différence de l’entendement, qui permet de connaître, c’est-à-dire de subsumer par les concepts
les données de l’expérience, la raison est la pensée dans son mouvement pratique et elle opère
non pas à travers les concepts, mais à travers les Idées. Si, d’un côté, l’Idée ne peut jamais se
donner de manière adéquate dans le monde sensible, ni être réduite à une image (en tant qu’elle
renvoie à la totalité des formes du domaine phénoménal), de l’autre, elle est la condition
indispensable pour l’usage pratique de la raison. Dans cet usage, l’homme se représente ce qu’il
doit être, non pas sous la forme d’un savoir conceptuel, mais en tant que possibilité réelle dans la
pratique conforme à l’Idée. Par la praxis orientée vers la Praktische Idee, la raison intervient sur

1
QM, p. 72.
2
QM, p. 107.
3
« Rapport de la pensée à sa limite et à ce qu’elle en transgresse, en distord, en totalise, du fait, justement, d’être rapport à cette
limite, jamais bornée en extériorité, mais limitée dans le cercle d’une intériorité qui, du fait qu’elle intériorise sa limite, est déjà
au-delà d’elle en quelque façon », Juliette Simont, « La problématique de l’Idée régulatrice de Kant chez Sartre », dans Gilbert
Hottois (éd.), Sur les écrits posthumes de Sartre, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1987, p. 135.
4
Le travail critique que la raison dialectique accomplit sur elle-même doit permettre de fonder celle-ci, tout à la fois, « comme
rationalité de la praxis, de la totalisation et de l’avenir social », Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 134
(dorénavant abrégé CRD, I).
5
QM, p. 105.
6
Pierre Verstraeten, Violence et éthique. Esquisse d’une critique de la morale dialectique à partir du théâtre politique de Sartre,
Paris, Gallimard, 1972, p. 347. Dès lors, le savoir dialectique de l’histoire « se sait comme savoir, comme moment transitoire et
passager de l’avènement de l’unité dialectique » (ibid.).
7
« L’homme se définit par son projet. Cet être matériel dépasse perpétuellement la condition qui lui est faite », QM, p. 136.
8
« Kierkegaard fut le premier peut-être à marquer, contre Hegel et grâce à lui, l’incommensurabilité du réel et du Savoir », QM,
p. 20.
9
Sur l’influence exercée par la philosophie de Kant, Raymond Aron a insisté à plusieurs reprises, par exemple en lisant la notion
sartrienne de projet comme une reformulation du choix kantien du caractère intelligible. Cf. Raymond Aron, Histoire et
dialectique de la violence. Étude de la Critique de la raison dialectique de Sartre, Paris, Gallimard, 1973, p. 262. Voir à ce propos
Pierre Verstraeten, « Le mythe d’Er (du platonisme de Sartre à son kantisme) », dans Études sartriennes, n° 6, 1992, en particulier
p. 217-224.
10
Cf. Juliette Simont, « La problématique de l’Idée régulatrice de Kant chez Sartre », art. cité, p. 137-141.
le monde des phénomènes en le modifiant, sans être déterminée par eux dans l’enchaînement
infini des causes1. On comprend mieux, dès lors, le caractère rationnel du non-savoir sartrien,
tout comme le fait que la connaissance du projet peut advenir seulement de manière indirecte,
dans la mesure où elle est « présupposée par tous les concepts de l’anthropologie […], sans faire
elle-même l’objet de concepts2 ». Il ne s’agit pas ici d’aborder la conception sartrienne de la
dialectique par le recours à des oppositions simplistes, qui amèneraient à ranger celle-ci du côté
de Kant contre Hegel3, mais simplement de marquer comment l’impossible identité entre le plan
du savoir et le plan de l’histoire, l’ouverture de l’abime (Kluft) kantien entre l’Idée et son
actuation (Ausführung)4 trouve une figuration proprement sartrienne dans le mouvement en
spirale de la totalisation : dans les écarts entre chacun de ses tournants, Sartre s’efforce de penser
un agir politique comme pratique de la transformation.
Si le matérialisme historique entend ne pas renoncer au point de vue de la totalité (bien que
détotalisée et soumise au double mouvement de la régression et de la progression5), la spécificité
de l’image de la spirale tient à sa capacité de renvoyer à la frontière de la rationalité, au point où
celle-ci commence à devenir brumeuse, à s’embrouiller, à montrer son revers qui lui échappe, son
excédent. Un passage tiré du deuxième tome de la Critique de la raison dialectique résume de
manière efficace, bien que très condensée, les enjeux qui sont au cœur de cette tentative
sartrienne :

[…] réaliser le développement en spirale comme compromis entre la ligne axiale qui va du
besoin à l’objectif et le ratage toujours recommencé du ré-enroulement sur soi (c’est-à-dire
unifier le multiple par un déplacement continu de la quantité et de la rareté), bref, tourner et,
tout à la fois, fuir comme une maille qui file en engendrant le non-savoir, le non-su, l’incertain
[…] comme déterminations de l’être en intériorité, produire dans l’immanence un renvoi à la
temporalisation illimitée […], c’est cela même que notre expérience critique nous révèle
comme événement absolu (ou avènement de l’Histoire)6.

Pour tenter d’éclaircir ces lignes, il faudra préciser le statut épistémologique de la


totalisation comme développement en spirale et comprendre en quel sens Sartre pense ce
mouvement comme mouvement orienté. À partir de là, il sera possible de mesurer l’impact de la
conception sartrienne de la dialectique sur la détermination des structures du temps historique,
étant donné que la totalisation a à voir de manière essentielle avec la temporalisation. Mieux :
totaliser et temporaliser ne sont qu’un seul et même mouvement7. Dans le geste critique qui vise à

1
Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduit par Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, Paris, Gallimard,
« Folio Essais », 1980, p. 343.
2
QM, p. 105.
3
Pour une analyse capable de restituer la complexité du rapport que Sartre entretient avec la philosophie de Kant tout comme
avec celle de Hegel, je renvoie à Pierre Verstraeten, Sartre/Kant/Hegel. De la contrariété à la contradiction. Quelques itinéraires
du négatif, dans Pierre Verstraeten (éd.), Hegel aujourd’hui, Paris, Vrin, 1995, p. 139-166. Sur la critique que Sartre adresse,
notamment dans L’Être et le Néant, à la double figure de la totalité chez Kant (la totalité métaphysique qui a trait à l’Idéal
transcendantal et la totalité phénoménale qui renvoie à la troisième analogie de l’expérience), voir Juliette Simont, Jean-Paul
Sartre. Un demi-siècle de liberté, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2015, p. 39-57.
4
Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 335.
5
Cf. QM, p. 86-87.
6
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1986, p. 345-346 (dorénavant
abrégé CRD, II). Les italiques sont de Sartre.
7
Cf. CRD, I, p. 143-144.
fonder une dialectique délivrée de toute abstraction et de toute prédétermination est contenue
nécessairement une théorie de la temporalité historique1.
Au fil de cette analyse, la philosophie d’Ernst Bloch fonctionnera comme un contrepoint à la
voix de Sartre. La mélodie semblera étrange, au premier abord. Sartre et Bloch n’ont jamais eu
l’occasion de se confronter, d’entamer un dialogue philosophique ou de discuter leurs tentatives
respectives de renouvellement du marxisme – ni, probablement, n’auraient été intéressés à le
faire2. Cependant, le défi d’approfondir la théorie sartrienne du temps historique au moyen de ce
contrepoint blochien se justifie au moins par trois raisons. Premièrement, si l’on a pu déterminer
la spirale de la totalisation sartrienne comme un mouvement qui, partant des limites de la
dialectique hégélienne, s’accomplit entre Kant et Marx, on peut considérer la catégorie de totalité
ouverte (ou totum utopique) chez Bloch comme le résultat d’un effort comparable à celui de
Sartre. La fonction utopique blochienne a, en effet, son ancrage dans la philosophie de Kant3, et
c’est précisément pour dépasser les limites de celle-ci (à commencer par la scission entre forme et
contenu liée au caractère formel du Sollen) que Bloch s’efforce de penser, à travers Hegel et
Marx4, la notion paradoxale de médiation utopique. Ainsi, le caractère orienté de la totalisation
sartrienne résonne avec la tendance (Tendenz) qui rythme la dialectique à plusieurs niveaux
(mehrschichtige Dialektik), construite par Bloch précisément pour indiquer l’orientation du
processus historique vers ce qu’il nomme le novum5.
Deuxièmement, ces deux torsions de la dialectique sont indissociables d’un effort théorique
commun : celui qui, à partir du milieu des années 1950, amène Sartre comme Bloch non pas à
refuser, mais à traverser de façon critique les positions du structuralisme en ce qui concerne la
pensée de l’histoire6.
Troisièmement, la philosophie blochienne émerge, au sein du marxisme critique européen,
comme la tentative la plus rigoureuse de thématiser le caractère stratifié et pluridimensionnel de
la temporalité historique. Comme l’avait déjà remarqué Günter Anders en 1935, l’effort de
révision de la théorie marxiste passe, chez Bloch, par la construction d’une « philosophie
concrète de l’histoire », capable de saisir « le caractère dialectique du maintenant historique, le
fait qu’il contient en lui, simultanément, des couches historiques qui ne sont point
1
CRD, I, p. 167 : « Ce rapport temporel du futur au passé à travers le présent n’est rien d’autre que le rapport fonctionnel de la
totalité à elle-même : elle est son propre avenir par-delà un présent de désintégration réintégrée. L’unité vivante se caractérise par
la décompression de la temporalité de l’instant » (je souligne, CC).
2
Sartre, à ma connaissance, n’a jamais fait allusion au nom d’Ernst Bloch. Bloch, de son côté, lorsqu’il est interrogé sur son
rapport à la pensée française, ne manque pas de souligner sa distance théorique vis-à-vis de l’interprétation sartrienne du
marxisme, qu’il considère excessivement infléchie en direction subjectiviste (cf. Arno Munster, Ernst Bloch. Du rêve à l’utopie.
Entretiens philosophiques, Paris, Hermann, 2016, p. 165-188). Il est à remarquer, toutefois, que le rapport entre la liberté et la
facticité tel que Sartre le décrit dans L’Être et le Néant fait l’objet de remarques positives de la part de Bloch, qui valorise entre
autres la critique sartrienne de la philosophie de Heidegger. Cf. par exemple Ernst Bloch, Experimentum Mundi. Question,
catégories de l’élaboration, praxis, traduit par Gérard Raulet, Paris, Payot, 1975, p. 132.
3
Malgré son positionnement critique vis-à-vis du néokantisme, Bloch a été marqué, dans les années de sa formation, par la
philosophie d’Hermann Cohen, en particulier en ce qui concerne le statut problématique de l’origine et du caractère hypothético-
pratique de l’Idée. Cf. Lucien Pelletier, « Hermann Cohen dans la formation de la pensée d’Ernst Bloch », Dialogue, n° 52, juin
2013, p. 305-340.
4
« Comparé à Kant, [Hegel] a pour lui tous les atouts majeurs : la médiation, la dialectique, le processus, la plénitude du contenu,
les échelons à travers lesquels se concrétise la fin, mais ce qui a disparu, c’est le devoir-être. […] Kant n’a pas clos le monde
[mais] avec cette ouverture il ne peut rien commencer de réel ; c’est à peine s’il fait place à l’histoire » (Ernst Bloch, Sujet-Objet.
Éclaircissements sur Hegel [1962], traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1977, p. 469).
5
Cf. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. 1, traduit par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 245-247.
6
En 1959 Bloch participe au Colloque de Cerisy-la-Salle avec une conférence intitulée « Processus et structure » où il propose
une conception de la structure alternative à celle du structuralisme. Cf. Maurice de Gandillac, Lucien Goldmann, Jean Piaget (éd.),
Entretiens sur les notions de genèse et structure [1965], Paris, Hermann, 2011, p. 207-227. Comme le démontrent les extraits des
discussions reportés dans cet ouvrage, Bloch a eu des échanges approfondis avec Lucien Goldmann, Jacques Derrida, Maurice de
Gandillac. Voir aussi Arno Munster, Rêve diurne, station debout et utopie concrète, Paris, Lignes, 2016, p. 137-140.
synchronisées » ; autrement dit le fait que « ce n’est pas dans le même maintenant que tous les
contemporains se trouvent1 ».

La médiation comme déplacement des ruptures

Tout au long de l’expérience critique Sartre ne manque pas de souligner la spécificité de


celle-ci comme démarche philosophique. La philosophie, certes, a besoin des sciences sociales
comme disciplines auxiliaires, elle se transforme constamment grâce à cette interaction, mais elle
n’est pas destinée à se faire historiographie, anthropologie ou sociologie2. Le propre de la
philosophie concerne son double rapport à la totalité et à la vérité3 :

[…] toute connaissance partielle ou isolée des hommes ou de leurs produits doit se dépasser
vers la totalité ou se réduire à une erreur par incomplétude4.

C’est à Marx en tant qu’héritier critique de Hegel que Sartre reconnaît d’avoir accompli « la
tentative plus radicale pour éclairer le processus historique dans sa totalité5 », tout comme d’avoir
posé les bases pour la seule anthropologie possible, celle qui « considère l’homme dans sa
totalité, c’est-à-dire à partir de la matérialité de sa condition6 ». Il n’est pas inutile d’y insister
encore : la théorie des ensembles pratiques cherche à déterminer ce qui, dans l’histoire,
possède « valeur de vérité7 ». Une théorie doit établir l’ordre des conditionnements de la
multiplicité, déchiffrer un fait particulier comme révélateur d’un champ plus vaste, ou encore
déterminer, à titre d’hypothèse, la totalité au sein de laquelle un tel événement retrouvera sa
vérité8. Comme le rappelle Sartre lui-même, la totalisation n’est pas faite au hasard9. Il faut un
principe euristique à la lumière duquel les faits particuliers pourront être ramenés à la totalisation
en cours, par la médiation de différentes totalités partielles. Ce principe, à savoir le matérialisme
historique, « ne peut avoir de vérité que dans les limites de notre univers social10 ». Autrement
dit : il se définit tout d’abord comme assomption critique d’un point de vue partiel qui se connaît

1
Anders fait ici référence à l’ouvrage de Bloch publié en 1935 sous le titre de Erbschaft dieser Zeit – ouvrage qu’il considère
novateur non seulement eu égard à la philosophie de l’histoire, mais aussi pour la théorie marxiste de l’anachronisme. Celle-ci
s’est toujours focalisée sur un seul manque de synchronisation : entre la réalité et sa théorisation « idéologique ». Bloch a montré,
en outre, l’existence d’un tel décalage au sein de la réalité elle-même, permettant ainsi « de rendre compréhensibles une série
d’événements d’ordre politique, comme la situation allemande des années Trente, situation qui offre le spectacle d’une bataille
inextricable entre une quantité de prétentions précapitalistes, anticapitalistes, pseudo-capitalistes, etc. Ces prétentions
anachroniques sont celles des couches sociales qui le sont elles-mêmes, des couches qui datent et qui incarnent des périodes
diverses et des présents divers de l’histoire allemande », Recherches philosophiques, V, 1935-36, p. 412. Je remercie Grégory
Cormann de m’avoir signalé ce compte-rendu.
2
Sur le statut épistémologique de la Critique de la raison dialectique et sur le rapport de la philosophie aux « disciplines
auxiliaires » voir Emmanuel Barot, « Écrire avec science comment l’Autre existe son aliénation. Sartre et les concepts
fondamentaux de la sociologie », Études sartriennes, n° 10, 2005, p. 55-75.
3
Cf. CRD, I, p. 142. De même pour Bloch : « Même si la philosophie ne représente pas une science propre, dominant toutes les
autres sciences, elle représente quand même une connaissance et une conscience particulières du Totum contenu dans toutes les
sciences », Le Principe Espérance, vol. 1, op. cit., p. 337-338.
4
CRD, I, Préface, p. 11.
5
QM, p. 29.
6
QM, p. 107.
7
J’utilise cette expression en reprenant la distinction entre « teneur de vérité » (Wahrheitsgehalt) et « teneur chosale »
(Sachgehalt) que Walter Benjamin considère centrale pour toute démarche critique, dans son texte « Les Affinités électives de
Goethe » [1924-1925] : cf. Walter Benjamin, Mythe et violence, traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 161-
162.
8
Cf. QM, p. 27.
9
Ibid.
10
CRD, I, p. 129.
comme tel et qui revendique sa partialité seulement dans le but de l’abolir. L’exigence
totalisatrice de la dialectique doit se comprendre à la lumière d’une prise de parti, d’une
« partiticité » (Bloch la nomme begriffene Parteilichkeit) qui, seule, peut rendre le savoir actif-
transformatif. La « teneur de vérité » visée par l’expérience critique se détermine, par conséquent,
en un sens strictement matérialiste1. Peu après avoir posé la question de la vérité de l’histoire,
Sartre écrit ceci :

[…] l’expérimentateur doit, si l’unité de l’histoire existe, saisir sa propre vie comme le Tout et
comme la Partie, comme le lien des Parties au Tout, et comme le rapport des Parties entre elles,
dans le mouvement dialectique de l’unification ; il doit pouvoir sauter de sa vie singulière à
l’Histoire par la simple négation pratique de la négation qui la détermine2.

L’intelligibilité de l’histoire est liée à la possibilité d’une unification grâce à laquelle il serait
possible de sauter du particulier à l’universel. Mais un tel saut, qui se fait par la « négation
pratique de la détermination », ne serait-il pas une manière d’esquiver le long travail des
médiations et de renvoyer subrepticement l’intelligibilité dialectique à l’expression immédiate de
la totalité dans chacune de ses parties3 ? Si le mouvement d’unification totalisante doit permettre
de sauter d’un tournant à l’autre de la spirale, cela ne demanderait-t-il pas d’opérer préalablement
une « coupe d’essence4 », c’est-à-dire un sectionnement vertical de la spirale qui montrerait la
correspondance entre les différentes manifestations d’une vie singulière, tout comme entre celle-
ci et l’époque historique dans laquelle elle est inscrite5 ?
Or, Sartre ne méconnaît aucunement l’importance des médiations et de leur différenciation :
si l’exigence totalisatrice implique que « l’individu se retrouve entier dans toutes ses
manifestations6 », cela ne signifie nullement qu’il n’y ait pas de hiérarchie entre celles-ci. Une
telle hiérarchie doit être reconstruite par la recherche, par le travail de mise en intelligibilité
accompli par l’expérimentateur7 : elle concerne le plan de l’exposition philosophique. En ce sens,
les médiations (entre les sphères d’une vie singulière, entre celle-ci et son milieu social,
historique, culturel, etc.) constituent des passages nécessaires à la compréhension de l’articulation
entre manifestations différentes d’un seul et même plan : non pas le plan logique du

1
Le matérialisme chez Bloch acquiert toutefois une acception plus large : sa validité n’est pas limitée au domaine de « notre
univers social », mais s’étend à celui de la matière en général, donc de la nature – aspect inacceptable pour Sartre, toujours attentif
à critiquer l’idée d’une dialectique de la nature, notamment dans la formulation d’Engels. Il ne serait pas sans intérêt, cependant,
de creuser l’idée d’une détermination qualitative de la matière (sur laquelle Sartre fait reposer la tentative d’une psychanalyse des
choses à la fin de L’Être et le Néant), avec le matérialisme spéculatif blochien. Cf. Ernst Bloch, Das Materialismusproblem,
Francfort, Suhrkamp, 1972 ; Burghart Schmidt, Une téléologie naturelle qualitative, dans Gérard Raulet (éd.), Utopie Marxisme
selon Ernst Bloch, Paris, Payot, 1976, p. 137-152.
2
CRD, I, p. 142 (je souligne, CC).
3
D’un certain point de vue, la totalisation présente le même statut que la totalité : l’une comme l’autre poursuivent « ce travail
synthétique qui fait de chaque partie une manifestation de l’ensemble et qui rapporte l’ensemble à lui-même par la médiation des
parties ». La différence, fondamentale, touche au fait que la totalisation est un acte toujours en cours, jamais achevé : « Par un
double mouvement, chaque partie s’oppose à toutes les autres et au tout en voie de formation, cependant que l’activité de
totalisation resserre tous les liens et fait de chaque élément différencié son expression immédiate et sa médiation par rapport aux
autres éléments » (ibid., p. 138 ; je souligne, CC).
4
Cf. Louis Althusser, « L’objet du “Capitalˮ », section IV : « Les défauts de l’économie classique. Esquisse du concept de temps
historique », dans Lire Le Capital, Paris, Maspero, « Petite collection Maspero », 1975, p. 116.
5
Il n’est pas possible d’aborder ici la distinction que Sartre établit, dans le deuxième tome de la Critique de la raison dialectique
(p. 26-60), entre la totalisation immédiate (ou « incarnation ») et la totalisation médiée (ou « singularisation »). On lira sur ce
thème Vincent de Coorebyter, « Les boxeurs contre la cuisine anglaise : sens et totalisation dans la Critique de la raison
dialectique II », dans Juliette Simont (éd.), Les Écrits posthumes de Sartre, II, Paris, Vrin, 2001, p. 187-201.
6
QM, p. 89 (les italiques sont de Sartre).
7
« Ce n’est pas l’historien qui impose aux anciens ensembles la convergence de leurs pratiques : il la découvre sur le terrain
abstrait de la reconstruction rigoureuse du passé » (CRD, II, p. 311).
développement du concept comme chez Hegel, mais celui de la praxis comme réalité unitaire,
concrète et originelle.
Sur ce point, Sartre assimile sans reste la leçon de Marx : lorsque celui-ci insiste sur la
nécessité d’abolir la distinction métaphysique entre animal et ratio, entre nature et culture, entre
matière et forme, c’est pour montrer que, dans la praxis, l’animalité est l’humanité, la nature la
culture, la matière la forme. Si l’homme est un être dont l’essence est le genre (Gattungswesen)1,
son humanité et son être générique doivent être entièrement présents dans la manière dont il
produit sa vie matérielle. C’est ainsi qu’il faut lire, me semble-t-il, l’affirmation selon laquelle
l’expérimentateur doit pouvoir sauter de sa vie singulière à l’histoire : la praxis n’a pas besoin
d’une médiation dialectique pour se re-présenter ensuite comme positivité dans la forme de la
superstructure2. L’expérience menée par Sartre, étant critique et matérialiste tout à la fois,
supprime cette séparation et, dans la réalité historique, ne voit jamais la somme d’une structure et
d’une superstructure, mais toujours l’unité immédiate des deux termes dans la praxis :

[…] toutes les prétendues superstructures sont déjà contenues dans l’infrastructure comme
structure du rapport fondamental de l’homme à la matière ouvrée et aux autres hommes. Si
nous les voyons apparaître ensuite et se poser pour soi comme moments abstraits et comme
superstructures, c’est qu’un processus complexe les réfracte à travers d’autres champs et, en
particulier, dans le champ du langage. Mais pas une idée, pas une valeur, pas un système, ne
seraient concevables s’ils n’étaient déjà contenus, à tous les niveaux de l’expérience et sous des
formes variables, dans tous les moments de l’activité et de l’aliénation3.

Si les tournants de la totalisation doivent être abordés à partir du plan unitaire de la praxis4,
le rapport entre les différentes manifestations (structurelles et super-structurelles) de celle-ci ne
peut pas être pensé comme un rapport simplement causal. Au sein d’une dialectique à plusieurs
niveaux, le travail des médiations ne consiste pas à résorber une discontinuité présupposée : les
ruptures et les décalages produits par l’effet de « réfraction » entre les différents aspects de la
totalité sociale ne sont pas dépassés dans une synthèse supérieure, mais plutôt déplacés en vertu
de cette « unification tournante du multiple » que Sartre considère précisément comme
« déplacement continu de la quantité et de la rareté5 ». La totalisation, ratage toujours
recommencé du ré-enroulement sur soi de la spirale, est un mouvement qui, tout en tournant,
démaille le tissu des déterminations antérieures en les déplaçant, mais aussi en ouvrant dans
celles-ci des failles, des trous, des fuites. C’est pourquoi la totalité détotalisée indique aussi
l’impossibilité de penser la totalité comme actuelle6: si la spirale de la totalisation est obligée de

1
Cf. Karl Marx, Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, traduit par Emile Bottigelli, Paris, Éditions sociales,
1962, p. 61.
2
L’introduction de la « théorie de la dernière instance » pour préciser le rapport entre structure et superstructure est une exigence
avancée non pas par Marx, mais par Engels. Cf. Giorgio Agamben, « Le prince et le crapaud. Le problème de la méthode chez
Adorno et Benjamin », dans Enfance et histoire, Paris, Payot, 1989, p. 133-149.
3
CRD, I, p. 303, note (je souligne, CC). Également significatif le passage où Sartre écrit ceci : « On peut se tuer pour les sexes
des anges : et cela traduit un malaise profond de la société byzantine. Mais c’est justement l’un des sens de ce malaise qu’on
puisse se tuer, à Byzance et à ce moment-là de son histoire, pour les sexes des anges. […] Il serait beaucoup trop simple de
considérer […] que ces formes mythologiques de la lutte sont des épiphénomènes, simple traduction inefficace des vraies
transformations qui s’opèrent. S’il faut pousser, comme on le doit, jusqu’au bout le matérialisme, on reconnaîtra que ces fétiches
sont des choses : des déterminations de la matière, l’unification synthétique de diversités inertes et que ces choses agiront en tant
que choses sur les adversaires » (CRD, II, p. 98-99 ; les italiques sont de Sartre).
4
Cf. CRD, I, p. 115-135.
5
CRD, II, p. 346.
6
Les totalités impliquées dans ce mouvement ne sont jamais actuelles ; voir par exemple QM, p. 27 et p. 51.
toujours recommencer l’enroulement sur soi, si elle est condamnée à un ratage perpétuel, c’est
parce que « il y a quelque chose d’inactuel dans l’actualité1 ».
Cela revient précisément à refuser la coïncidence à soi du présent à travers une acception de
la dialectique comme champ (structuré) des possibles2. La disjonction entre le présent et
l’actualité est le geste théorique permettant d’ouvrir la totalité dialectique. Par-là, il devient
possible de penser le moment présent non pas comme immédiateté ponctuelle, dont la proximité
excessive ferait obstacle à la compréhension dialectique, mais au contraire comme étant en lui-
même différencié. Le présent, constitutivement en avance et en retard sur lui-même3, devient le
lieu de la médiation active : « Le présent médiatisé que l’on trouve chez Marx se distingue du
présent ordinaire […] parce qu’il constitue le seul lieu, le lieu temporel électif de notre action4 ».

Dialectique à plusieurs niveaux, ou l’a-synchronie maîtrisée

Les différentes temporalisations produites par la pluralité des conflits et des contradictions
qui structurent une société sont au centre de la réflexion de Bloch dès 1935, lorsqu’il publie
Héritage de ce temps5. Cet ouvrage constitue une tentative de comprendre philosophiquement et
d’activer politiquement le réservoir de pratiques, expériences, pulsions liées à la persistance de
modes de production précapitalistes et de formes différenciées de rapports sociaux. Bloch y
analyse tout particulièrement le cas de la société allemande : la rationalisation mise en œuvre par
l’alliance du capital et du national-socialisme6 s’y manifeste aussi comme processus de
synchronisation, de « mise au pas » (Gleichschaltung) des différentes sphères de la société dans
l’unité d’un État corporatif fondé sur le sang du peuple-nation.

Le peuple devient ainsi un fleuve purement organique, du passé duquel l’homme vient, dans
l’avenir duquel (un avenir extrêmement limité par les traditions) ses enfants vont. L’entité
peuple expulse le temps de l’histoire et expulse même l’histoire. C’est cette vraie collectivité
dont les fondements doivent avaler la désagréable lutte des classes du présent, phénomène
parfaitement superficiel et éphémère7.

L’attention de Bloch se concentre sur ce qui, par rapport à cette spécifique configuration du
capitalisme, présente un caractère non contemporain (Ungleichzeitig). Par-là il faut entendre un
passé qui n’est pas entièrement épuisé ou dépassé8, dont la persistance s’affirme comme
insistance dans le présent, en façonnant en profondeur le vécu des agents historiques et la
modalité de temporalisation de leur expérience. C’est pourquoi les éléments non contemporains
constituent aussi un terrain passible d’être investi politiquement : l’idéologie réactionnaire du
nazisme, par exemple, a réussi à s’approprier de ces éléments, en les pervertissant pour les
utiliser à son propre avantage. Bloch assume, dès lors, le défi de penser un héritage à partir des
ruines et des désastres et, par-là, de transformer la question de l’héritage en celle de la contre-

1
« Es gibt Ungleichzeitiges in der gleichen Zeit » (Ernst Bloch, Sujet-Objet, op. cit., p. 443).
2
Cf. QM, p. 64.
3
Sur le décalage interne au présent lui-même, voir par exemple Jacques Derrida, « “Il courait mort” : salut, salut. Notes pour un
courrier aux Temps Modernes », Les Temps Modernes, n° 587, 1996, p. 7-54.
4
Ernst Bloch, Experimentum mundi, op. cit., p. 83.
5
Cf. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, traduit par Jean Lacoste, Paris, Klincksieck, 2017. En particulier la section intitulée « La
non-contemporanéité et le devoir de la rendre dialectique » (p. 82-133).
6
Ibid., p. 88.
7
Ibid., p. 75.
8
« Un passé qui n’est pas seulement un passé non-dépassé du point de vue des classes, mais, matériellement aussi, un passé qui
n’a pas encore été tout à fait honoré » (ibid., p. 98).
attaque. Pour ce faire, il indique la nécessité de déplacer la catégorie de non-contemporanéité du
plan de la description phénoménale au plan proprement conceptuel. Le but est de ne pas laisser
tomber le vécu « du côté de l’irrationnel, de l’inutilisable1 », d’en faire au contraire quelque
chose de signifiant du point de vue théorique. C’est pour maîtriser les différentes a-synchronies,
pour articuler les facteurs subjectifs et les facteurs objectifs de la contradiction entre
contemporanéité et non-contemporanéité, que surgit « le problème d’une dialectique
révolutionnaire à plusieurs niveaux2 ». Celle-ci doit être conçue comme un outil pour transformer
l’expérience subjective de la non-contemporanéité en arme politique, donc pour soustraire la
connaissance de l’histoire aux déformations historicistes tout comme aux classifications rigides
de certaines approches sociologiques.

Avoir tout le passé pour ainsi dire dans une polyphonie infinie, sans voix dominante
[prolétarienne], c’est simplement de l’historicisme ; mais appliquer à tout le passé des lois ou
des figures formellement identiques, c’est simplement du sociologisme. Le marxisme, au
contraire, ne trouve pas partout sa dialectique comme elle se présente dans le capitalisme. Il la
module concrètement selon les différents états de la société. […] La polyrythmique et le
contrepoint d’une telle dialectique sont ainsi l’instrument de la totalité ; non pas, bien entendu,
de toute totalité pure et simple, mais de la totalité critique, non contemplative, qui intervient
pratiquement. […] Et une dialectique à plusieurs voix apparait surtout dans la dialectisation de
contenus encore « irrationnels » ; ce sont, dans leur élément positif conservé de façon critique,
les « nébuleuses » des contradictions non-contemporaines3.

Lorsque Sartre considère la temporalisation en tant que détermination essentielle de la


métamorphose d’une société4, il s’emploie à critiquer aussi bien l’historicisme que le
sociologisme5. La conception du temps historique comme contenant universel, homogène et
infiniment divisible constitue à la fois une prémisse et un résultat du processus du capital.
L’économie capitaliste a besoin d’engendrer une « temporalité-milieu » comme « signification de
la production, de la circulation monétaire, de la répartition des biens, du crédit, des intérêts
composés6 ». Une telle temporalité peut bien avoir un rôle descriptif et diagnostique par rapport
au développement social capitaliste, mais elle devra toujours être contestée et dynamisée par la
« détermination dialectique de la temporalité réelle (c’est-à-dire du rapport vrai des hommes à
leur passé et à leur avenir)7 ».
L’intégration de la temporalité vécue au mouvement totalisateur implique l’analyse
dialectique de la tension entre la temporalisation subjective et les différents régimes de
temporalité qui structurent les relations sociales et politiques : cette tension n’est pas résorbable
dans un « hyperorganisme temporel8 » ou dans un temps unique qui fonctionnerait comme
direction vectorielle de l’histoire. La spirale de la temporalisation, étant ce qui imprime à tout fait
nouveau une certaine courbure9 ou, pour reprendre une belle formule d’Isaac Babel, ce qui

1
QM, p. 82.
2
Ernst Bloch, Héritage de ce temps, op. cit., p. 100.
3
Ibid., p. 100-102.
4
CRD, II, p. 284.
5
Par exemple en reprochant aux courants gestaltistes de la sociologie américaine d’avoir substitué au mouvement de totalisation
dialectique des totalités actuelles. « Cela implique un refus de la dialectique et de l’Histoire, dans la mesure où la dialectique n’est
d’abord que le mouvement réel d’une unité en train de se faire et non l’étude, même fonctionnelle et dynamique, d’une unité déjà
faite » (QM, p. 51).
6
Ibid., p. 86, note.
7
Ibid. Les italiques sont de Sartre.
8
CRD, I, p. 634.
9
CRD, II, p. 246.
permet de saisir « la courbure secrète de la ligne droite1», est réfractaire à la possibilité d’une
parfaite synchronisation. Sartre considère en effet l’unité temporelle comme un obstacle à l’auto-
connaissance d’une société : par exemple, en analysant la formation des différents champs
pratiques de la société soviétique, il relève comment dans celle-ci « le passé adhère au présent
sans hiatus » ; une telle circularité entre le passé et l’actuel, nivelant tout décalage temporel, fait
de la société soviétique une totalité actuelle, fermée dans l’identité avec soi. C’est justement à
cause de l’absence « d’un recul véritable pour déterminer son passé [que] la société stalinienne se
fait sans se connaître2 ».
Ce principe reste tout aussi valable, selon Sartre, à un niveau plus formel d’analyse :
lorsqu’il s’agit de déterminer les conditions d’intelligibilité des conflits au sein d’un groupe
assermenté, le rapport des différents sous-groupes au champ pratique est abordé du point de vue
de leur vitesse de temporalisation et de leurs rythmes. La complexité des remaniements
perpétuels dans l’organisation interne du groupe ne peut pas être analysée comme un simple
« conflit du passé avec le présent ». Au contraire, il faut reconnaître que :

Ce ne sont pas nécessairement les « hommes du passé » qui nuisent à l’évolution et au succès
de la praxis, ni les « hommes nouveaux » qui expriment les vraies exigences. […] [L’option] la
plus « conservatrice » peut être malgré tout innovatrice et la plus « neuve » pénétrée de routine
et de traditions périmées3.

Dialectiser les contenus marginaux, la brume d’irrationalité non localisable qui traverse une
vie singulière, tout comme les nébuleuses des contradictions non contemporaines qui s’infiltrent
dans le noyau structurel de la vie sociale ; sortir de la « mise au pas » des différentes composantes
de la société : ce sont des manières de faire éclater la référence normative à un temps dominant
qui fonctionnerait comme mesure des retards et des arriérations ; pour sortir de la tendance,
enracinée dans certaines analyses marxistes, à distinguer les différentes époques exclusivement
sur la base du mode de production, à classer les séquences historiques dans un tableau
chronologique-évolutif. En ce sens, la rencontre « posthume » de Sartre avec Bloch peut devenir
un terrain fertile pour élaborer une pensée de l’histoire capable de moduler les structures du
temps historique, au sens où Sartre parle de « structures d’avenir4 », à partir de la prise en compte
du caractère hétérogène et polyrythmique de la totalité sociale.
Sans abandonner l’exigence totalisatrice déjà formulée par Marx en termes de
Weltgeschichte5, il s’agit de penser quelque chose comme un multiversum temporel, catégorie
que Bloch a forgée à partir de la notion d’espace élastique du physicien Riemann. Dans la
science physique6, cette expression désigne un type d’espace variable, au sein duquel les unités
de mesure peuvent être modifiées en fonction de l’objet considéré. Le champ de mesure, n’étant
pas fixé une fois pour toutes, est dans un rapport de dépendance causale avec la matière : sa
1
Cf. Isaac Babel, Cavalerie rouge, Paris, Gallimard, « Folio », 1983. On retrouve une activation politique de la spirale comme
figuration d’un autre rapport au temps historique dans l’expérience des luttes zapatistes au Chiapas ; voir à ce propos Jérôme
Baschet : La rébellion zapatiste, Paris, La Découverte, 2019 et Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs
inédits, Paris, La Découverte, 2018.
2
CRD, II, p. 285.
3
CRD, II, p. 63.
4
QM, p. 66.
5
Cf. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2014 ; Karl Marx, Les Manuscrits de 1857-
1858, dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2011.
6
Le recours aux catégories de la science physique pour penser la différenciation temporelle est présent aussi chez Sartre,
notamment lorsqu’il pense le décalage temporel à travers la notion d’hystérésis, en faisant de celle-ci un véritable outil pour
analyser le rapport entre histoire individuelle et histoire collective. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à mon article
« Sull’hystérésis come dimensione temporale dell’inerte », Studi Sartriani, Roma TrE-press, XII, 2018, p. 105-121.
forme n’est pas quelque chose d’homogène, car elle se transforme sous la pression changeante
d’une action matérielle. Comme l’espace de Riemann, le temps historique est soumis à la
pression des événements, et c’est à travers la matérialité de ces dernières qu’il reçoit une densité
plus ou moins grande, une détermination qualitative spécifique. Autrement dit, c’est le contenu
historique qui détermine la forme du temps :

Une variété de structures temporelles [Zeitstrukturen] ne se trouve pas dans la simple


chronologie d’une succession historique […], mais dans le problème d’une coloration du temps
des périodes historiques singulières et surtout, de plein droit, dans les différentes
superstructures. De telles structures différenciées ne sont pas, toutefois, celles qui permettraient
de réduire le progrès dans l’organisation économique, dans la technique ou dans l’art à un
dénominateur commun. […] Il s’agit d’une conception dynamique du temps qui ne considère
pas les séries temporelles de l’histoire humaine comme immuables et constituées partout de la
même manière […]. Cela manifeste une distinction touchant la densité du temps, surtout dans
sa structure qualitative1.

La catégorie de multiversum temporel répond à une double nécessité : d’une part, considérer
l’histoire à l’échelle mondiale – ce qui voulait dire, avant tout, se focaliser sur les situations
produites par la décolonisation et sur l’« immense matériel extra-européen » ; et, d’autre part,
remettre en question la référence à la contradiction principale entre travail salarié et capital
comme axe unique pour mesurer la non-contemporanéité d’autres classes ou groupes sociaux. Il
est important de souligner que le recours à la catégorie de multiversum marque un déplacement
significatif dans la réflexion blochienne sur l’histoire : au milieu des années 1930, la pluralité des
voix de l’histoire avait besoin de se rapporter, pour être activée politiquement, à ce que Bloch
nommait le cantus firmus du prolétariat2. À partir du milieu des années 1950, en revanche, la
réflexion sur la multiplicité temporelle pose un défi bien plus ambitieux : il s’agit de penser une
totalité critique qui n’admet pas la fixation d’un centre unique3 ni d’une origine, tout en gardant
une orientation.

Orientation de la totalité : le futur dans le passé

Dans la lecture que nous avons proposée, la spirale est la figure conceptuelle qui permet
d’ouvrir le cercle de la dialectique hégélienne : une ouverture à la fois médiatisée (avec les
conditions objectives de la situation historique, en tant que sédimentation des pratiques passées)
et orientée (s’il est vrai, comme on l’a vu, que le mouvement de totalisation ne se fait pas au
hasard). En ce sens, le problème de l’intelligibilité dialectique de l’histoire n’est pas séparable de

1
Ernst Bloch, « Differenzierungen im Begriff Fortschritt », dans Tübinger Einleitung in die Philosophie [1963-64 ; 1970],
Werkausgabe Bd. 13, Francfort, Suhrkamp, 1985, p. 134-136 (ma traduction, CC).
2
Cf. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, op. cit., p. 101.
3
L’importance du caractère décentré de la totalité avait déjà été soulignée par Bloch dans sa recension d’Histoire et conscience
de classe de Lukács (cf. Ernst Bloch, « Aktualität und Utopie. Zu Lukács’ Geschichte und Klassenbewußsein », dans Philosophische
Aufsätze zur objektiven Phantasie, Werkausgabe, Bd. 10, Francfort, Suhrkamp, 1985, p. 598-621). À l’approche lukacsienne de
l’histoire, focalisée exclusivement sur « la pure matière sociale », Bloch oppose la nécessité de considérer les différents niveaux
du rapport sujet-objet dans leur autonomie relative et comme moments particuliers de la totalité. Dans un prolongement de ce
travail, il faudrait creuser le fond commun des critiques adressées à Lukács par Sartre et par Bloch – bien que ce dernier connût de
manière beaucoup plus approfondie la pensée du philosophe hongrois, auquel il était lié par une grande amitié depuis leur
rencontre au séminaire de Georg Simmel à Berlin en 1910. Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon texte « Il sapere e la
storia : sulla totalità aperta (Bloch, Lukács, Althusser) », dans Chiara Collamati, Mauro Farnesi Camellone, Emiliano Zanelli
(éd.), Filosofia e politica in Ernst Bloch. Lo spirito dell’utopia un secolo dopo, Macerata, Quodlibet, 2019, p. 187-213. Pour une
confrontation entre les conceptions sartrienne et lukácsienne de la dialectique, notamment dans l’Ontologie de l’être social, voir
l’article d’Alix Bouffard dans le présent volume.
la possibilité de construire une « science médiatisée du futur1 ». Tout en revendiquant un statut
scientifique, un tel savoir ne peut pas être assimilé au positivisme historique et à son ambition
prévisionnelle : le futur qu’il prend pour objet est indissociable d’une remise en cause dialectique
du passé. À partir du moment où l’on reconnaît le caractère inachevé de la totalisation, on doit
considérer tout aussi bien le passé comme étant essentiellement inaccompli. À la différence de
son contenu factuel qui est advenu une fois pour toutes, le sens et la signification (existentielle et
politique) du passé restent, pour ainsi dire, en suspens. Un certain aspect d’une vie singulière ou
d’un groupe social, pris isolément, peut apparaître comme la répétition d’un passé inerte ; mais
l’horizontalité ruminante de la spirale est toujours traversée et dynamisée par la verticalité
praxique qui fait réapparaître le passé comme « passé-dépassant, c’est-à-dire comme avenir2 ». Si
le passé n’est pas fermé ou clôturé c’est précisément parce qu’il est le passé de ce présent et
qu’en tant que tel, il reste ouvert et encore en question3. De ce point de vue, la notion de totalité
sociale ne désigne pas seulement des situations données ou des relations ressortissant d’un
processus accompli (donc du présent et du passé), mais aussi et toujours la possibilité objective
d’un futur ou d’une nouveauté4.
Dans sa lecture-remontage des Thèses sur Feuerbach5, Bloch considère comme fil rouge du
texte marxien l’idée selon laquelle la réalité sociale est transformable (veränderbar). Tout
particulièrement dans la sixième Thèse, il décèle un schème temporel axé sur un futur qui est
objectivement inclus dans le présent en tant que possibilité6. En s’appuyant sur d’autres textes
marxiens de la même période, en particulier Sur la question juive (où Marx déploie sa critique de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen)7, Bloch revendique la nécessité de penser une
nouvelle figure de l’homme à partir des transformations historiques et matérielles de la société8.
Ainsi, montrer le caractère de classe de l’humanisme abstrait ne signifie pas renoncer à une
anthropologie : celle-ci semble requise, au contraire, pour pouvoir penser le caractère
universaliste d’une politique communiste9.

1
Cf. Ernst Bloch, Le principe Espérance, vol. 1, op. cit., p. 253.
2
QM, p. 72. C’est sur ce même niveau que Bloch élabore la distinction entre deux types de mémoire (liées à deux différents
usages du passé) : l’Er-innerung hégélienne (fonctionnant comme remémoration intériorisante) et l’Ein-gedenken (ou mémoire
utopique, tournée vers le futur). Cf. Ernst Bloch, Sujet-Objet, op. cit., p. 448-453.
3
Par exemple, en 1921, au moment où la Révolution spartakiste en Allemagne est confrontée à ses échecs, Bloch publie son
ouvrage sur la révolte des paysans allemands en 1525 (Cf. Thomas Münzer, Théologien de la révolution, traduit par Maurice de
Gandillac, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012). Le défi de l’analyse blochienne est justement celui de produire une lecture
synchronique des deux séquences historiques, en indiquant la possibilité, pour le prolétariat allemand, de reprendre à son compte
et de réactiver ce qui est resté inaccompli dans le passé, dans l’échec de la révolte des paysans. Sur le thème du « futur dans le
passé » voir Ernst Bloch, Experimentum Mundi, op. cit., p. 84-94.
4
« Tout comme le temps est, d’après Marx, l’espace de l’histoire, le mode futur du temps est l’espace des possibilités réelles de
l’histoire » (Le Principe Espérance, vol. 1, op. cit., p. 298).
5
Dans ce remontage, les Thèses sont classées en trois groupes, plus la Thèse XI qui est considérée à part. Bloch distingue le
« groupe relatif à la théorie de la connaissance » ; le « groupe anthropologique-historique » ; le « groupe relatif à la théorie-
praxis ». Cf. « La transformation du monde ou les onze thèses de Marx sur Feuerbach », dans Le Principe Espérance, vol. 1, op.
cit., p. 301-345.
6
C’est là un des aspects que Bloch (toujours attentif à ne pas opposer Hegel à Marx, ni à lire Hegel « en fonction » de Marx)
reproche à la dialectique hégélienne d’avoir forclos : « Même là où Hegel conçoit la possibilité non seulement comme abstraction
vide de la réflexion en soi, mais aussi comme moment en soi de la réalité, cette possibilité qu’il appelle “réelleˮ est complètement
encerclée par la réalité devenue. […] Il parle en dialecticien du cercle, tourné vers le passé ou, ce qui revient au même, en
dialecticien du déroulement éternellement semblable des choses, de l’éternel retour des choses prisonnières de leur cercle » (Le
principe Esperance, vol. 1, op. cit., p. 296 ; je souligne, CC).
7
Cf. Karl Marx, Sur la question juive, traduit par Jean-François Poirier, Paris, La Fabrique, 2006.
8
Cf. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, vol. 1, op. cit., p. 318.
9
Cf. Étienne Balibar, « Anthropologie philosophique ou Ontologie de la relation ? Que faire de la VIe Thèse sur Feuerbach ? »,
dans La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 2014 (nouvelle édition augmentée), p. 195-250.
L’enjeu devient celui d’une réappropriation, en vue d’une réactivation transformative, des
concepts qui fondent leur prétendue universalité sur l’occultement de leur propre détermination
historique. Bloch tente de ramener dans son champ, en les réinvestissant, les concepts
traditionnellement exploités par les idéologies bourgeoises : laisser vides certains espaces
théoriques en raison de leur apparente stérilité revient non seulement à les abandonner aux
ennemis, mais aussi à renoncer à leur potentiel politique. En ce sens, l’humanum comme
expérimentation historique toujours recommencée représente l’unique orientation acceptable du
point de vue de l’utopie concrète (utopisch-toleranten Zielpunkt)1. Lorsqu’il s’agit de montrer les
contradictions internes à l’humanisme bourgeois, Sartre suit à son tour l’argumentation de Marx
et, de manière significative, la traduit dans les termes d’une contraposition entre deux figures de
la totalité : la totalité en acte (clôturée par un concept d’homme résultant de la naturalisation et
universalisation de la figure historique du bourgeois) et la totalité absente2, centrée sur la figure
de l’homme à faire, en tant que « fin non connaissable mais saisissable comme orientation, d’un
être qui se définit par la praxis, c’est-à-dire de l’homme incomplet que nous sommes3 ».
On peut mieux cerner, à cet égard, la proximité de Sartre et Bloch en tant qu’héritiers
critiques de Marx en prolongeant les indications de ce dernier à propos de l’impossibilité de
penser un rapport de causalité linéaire entre les différentes sphères d’une totalité sociale. Celle-ci
est plutôt marquée par un jeu complexe de décalages temporels et d’anachronismes dont il s’agit
de penser et d’activer le potentiel politique, selon la célèbre analyse de la situation allemande
proposée par Marx en 18434 : précisément en raison du caractère « arriéré » de son système
économique (par rapport à des pays comme la France ou l’Angleterre), l’Allemagne pouvait
devenir le laboratoire pour expérimenter une forme d’émancipation « non seulement politique »,
c’est-à-dire contenue dans le périmètre juridico-étatique, mais aussi une forme d’« émancipation
véritablement humaine5 », capable de transformer toutes les dimensions de la vie et l’ensemble
des rapports sociaux.
La réflexion de Sartre semble traversée par un défi similaire à celui qui a poussé Bloch à re-
dialectiser certains concepts habituellement considérés stériles ou nocifs pour une pensée critique
et matérialiste de l’histoire6. C’est dans cette perspective qu’on devrait lire, par exemple, la
nécessité d’un certain degré de prévisibilité dialectique, conçue par Sartre non pas au sens d’une
« projection dans le futur du système invariant présent », mais précisément comme « invention
raisonnée du futur », qu’il n’hésite pas à définir en termes de progrès – pourvu que cette notion
soit entendue comme changement orienté7. Dans le déroulement en spirale de la totalisation, le
« non-être8 » qui donne la direction n’est pas un avenir vague ou indéfini, c’est pourquoi il doit

1
Ernst Bloch, « Differenzierungen im Begriff Fortschritt », dans Tübinger Einleitung in die Philosophie, Werkausgabe, Bd. 13, op.
cit., p. 129.
2
« Le bourgeois sérialise et remplace la totalité absente par l’unité fuyante et abstraite du concept. […] Dans la classe, chaque
bourgeois est bourgeois en tant qu’il est Autre et se fuit chez les Autres ; donc l’humain n’est que cette fuite infinie (récurrence
circulaire) » (CRD, I, p. 702).
3
Sartre, « Les racines de l’éthique », texte édité par Jean Bourgault et Grégory Cormann, Études sartriennes, n° 19, 2015, p. 50.
4
Cf. Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, traduit par GEME, Paris, Éditions sociales, 2018,
p. 285-297.
5
Cf. Karl Marx, Sur la question juive, op. cit., p. 62-63.
6
Bloch le fait avec la notion de « progrès », mais aussi, par exemple, avec celle de « citoyen » dans Droit Naturel et dignité
humaine, traduit par Jean Lacoste et Denis Authier, Paris, Payot, 2002.
7
Cf. CRD, II, p. 414-425.
8
L’intelligibilité dialectique doit partir de l’existence de ce non-être, de ce « néant actif et passif tout à la fois », qui détermine le
rapport en cours entre le tout constitué (résultat futur, abstrait mais déjà là, ou encore « le tout comme présence de l’avenir ») et la
totalisation constituante ; cf. CRD, I, p. 171. Cela vaut aussi, et de manière encore plus radicale, dans l’ontologie blochienne du
pas-encore : « Le Pas-encore caractérise la tendance dans le processus matériel, celle de l’origine à la recherche de son issue, et
donc de l’origine tendant à la manifestation de son contenu. […] Le Pas en tant que Pas-encore en processus fait donc de l’utopie
faire l’objet d’une invention médiatisée, autrement dit être dialectiquement compréhensible. Nous
devrions peut-être reprendre et prolonger les intuitions qui, sous forme d’annotations du tome
inachevé de la Critique de la raison dialectique, témoignent de l’obstination avec laquelle Sartre
a voulu penser l’histoire comme processus de transformation, jusqu’à reprendre à son compte une
notion philosophiquement et politiquement « dangereuse » comme celle de progrès, pour en faire
non pas la restitutio in integrum d’un contenu passé, mais l’ouverture d’une pratique instituante :
« Le progrès comme passage par la praxis humaine de son but abstrait à sa réalisation ne restitue
pas, il institue1 ».

Chiara COLLAMATI
Université de Liège

l’état réel de l’inaccomplissement » (Le Principe Espérance, vol. 1, p. 369-371). De ce point de vue, la notion blochienne d’utopie
concrète n’est pas si éloignée de la manière dont Sartre pense le rapport entre l’auto-normativité de la praxis et son inscription
historique. La pertinence d’un tel rapprochement (notamment à partir du rapport entre l’utopie concrète et la puissance de
négation propre à l’imagination chez Sartre) a été suggérée par Franco Fergnani, dans l’article « Utopia e dialettica nel pensiero di
Ernst Bloch », Rivista critica di storia della filosofia, n° 2, 1974, en particulier p. 204-206. Une lecture plus nuancée de ce
rapprochement entre Bloch et Sartre à propos de l’utopie est offerte par Hervé Oulc’hen dans « Il soggetto utopico della storia.
Programma, impulso, volontà », dans Chiara Collamati, Mauro Farnesi Camellone, Emiliano Zanelli (éd.), Filosofia e politica in
Ernst Bloch, op. cit., p. 215-233.
1
CRD, II, p. 417. Voir toute la section des annotations sur la question du progrès : ibid., p. 410-429.
Comment cartographier une totalité ?
Le « marxisme tardif » de Fredric Jameson

Le postmodernisme : ébauche de construction d’un concept

La démarche de Fredric Jameson est animée par un paradoxe fécond, qu’il exprime au tout
début de son ouvrage majeur, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif :
« Comment penser le présent historiquement à une époque qui, avant tout, a oublié comment
penser historiquement1 ». Ce présent, c’est celui du capitalisme tardif ou « troisième âge du
capitalisme2 », que Jameson qualifie de postmodernisme. Ce terme est grevé d’un grand flou
théorique, se prêtant aux élucubrations multiples des essayistes à la petite semaine. Jameson est
l’un des premiers à avoir relevé le défi de penser historiquement le postmodernisme en le prenant
au sérieux à la fois comme mode de production et comme phénomène culturel. Dans son ouvrage
Les origines de la postmodernité, Perry Anderson montre que le concept jamesonien de
postmodernisme opère cinq déplacements décisifs par rapport aux théorisations antérieures du
phénomène, encore tributaires de certaines options modernistes3. Premièrement, Jameson insiste
sur l’ancrage du postmodernisme dans l’économie, ce qui l’amène à l’envisager de manière
matérialiste « comme une nouvelle étape dans l’histoire du mode de production4 », plutôt que
comme une « rupture » esthétique, à la manière moderniste de l’héroïsme avant-gardiste.
Deuxièmement, Jameson propose une phénoménologie de la vie psychique postmoderne : celle
d’un moi décentré et fragmenté, en profonde mutation5. Troisièmement, le concept jamesonien de
postmodernisme s’applique aux productions culturelles les plus diverses, sans privilégier aucun
secteur en particulier. La volonté est clairement affichée de comprendre le postmodernisme
autrement qu’à travers la grille moderniste de l’aspiration de chaque art à l’autonomie pure6.
Quatrièmement, Jameson développe une approche géopolitique du postmodernisme comme
forme d’« hégémonie tendanciellement mondiale7 ». Loin de se limiter aux enclaves avant-
gardistes du modernisme, la géopolitique postmoderne repose sur une « plébéianisation » de la
culture8, tendanciellement soluble dans le marché, mais en même temps ouverte à de nombreux
groupes minoritaires jusqu’alors exclus. Cinquièmement, on a affaire à un concept non normatif a
1
Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif [1991], traduit par Florence Nevoltry, Paris,
éd. Beaux-arts de Paris, 2011, p. 15.
2
Jameson s’appuie explicitement sur l’ouvrage d’Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, 3 tomes, Paris, éd. 10/18,
1976.
3
Mentionnons Charles Jencks pour l’architecture, Ihab Hassan pour la théorie littéraire, Jean-François Lyotard et Jürgen
Habermas pour la philosophie.
4
Perry Anderson, Les origines de la postmodernité [1998], traduit par Natacha Flippi, Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2010, p. 79.
5
Ibid., p. 81-82.
6
Cela conduit Jameson à accorder une place importante au cinéma et à la vidéo, médiums composites par excellence. Ce que,
pour cette raison même, un tenant du modernisme comme Michael Fried, contemporain de Jameson, ne peut pas intégrer. Cf.
Michael Fried, « Art et objectité », dans Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine [1998], traduit
par Fabienne Durant-Bogaert, Paris, Gallimard, 2007, p. 134-135.
7
Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, op. cit., p. 90.
8
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 424-425.
priori de postmodernisme : renvoyant dos à dos l’adhésion idéologique au postmodernisme et son
rejet au nom d’une lecture décadentiste du présent – vieille antienne de la Kulturkritik –, Jameson
se donne « la mission dialectique de le traverser de part en part, afin de transformer notre vision
de l’époque1 ».
Cette construction du concept de postmodernisme implique de réactiver une approche
dialectique totalisante de facture hégéliano-marxiste. De Hegel, Jameson retient une certaine
forme de présentisme, c’est-à-dire un primat du présent décliné sur divers plans, ontologique,
épistémologique et pratique2. Le présentisme hégélien vient au secours de notre incapacité à
penser le présent dans ses propres termes. Pourtant, bien plus que toute époque antérieure, le
postmodernisme se manifeste lui-même aussi comme un présentisme, c’est-à-dire comme un
« monde synchrone aussi propre qu’un sou neuf3 », d’où toute survivance du passé comme toute
conscience anticipante de l’avenir semblent s’être complètement absentées. Mieux : le passé ne
survit plus que sur le mode complètement déshistoricisé du kitsch et de la vignette nostalgique
(ainsi qu’en témoigne le goût réifié de « l’authentique »). A contrario, le présentisme de Jameson
est dialectique : il entend traverser le présent apparemment lisse du postmoderne pour en saisir
les contradictions, en lien avec son récent passé moderniste, et ses potentialités utopiques
spécifiques, aussi problématiques soient-elles.
S’inscrivant par ailleurs dans l’héritage marxiste, Jameson revendique une approche
totalisante du capitalisme tardif postmoderne, alors même que le postmodernisme semble avoir
rendu caduque cette notion de totalité. Il y va d’un enjeu représentationnel, celui de parvenir à
voir le capital, selon l’expression de Susan Buck-Morss4 : pour répondre au défi d’une
cartographie adéquate du système capitaliste actuel, la totalisation demeure l’instrument
euristique le plus fécond. Ainsi, il s’agit moins d’interroger la pensée totalisante « pour la
véracité de son contenu ou sa validité, mais plutôt pour ses conditions de possibilité
historiques5 », suivant un geste comparable à celui de Sartre dans la Critique de la raison
dialectique, qui consistait à explorer les conditions de validité théoriques et pratiques de la
dialectique pour saisir l’histoire en cours, sans présupposer que la dialectique puisse expliquer le
réel du dehors, à la manière d’une loi prédictive de l’Histoire. Jameson reprend ce qu’il appelle la
« trouvaille sartrienne », à savoir la distinction entre totalité et totalisation thématisée dans
l’introduction de la Critique de la raison dialectique6 : à l’instar de Sartre, Jameson entend par
totalisation un acte en cours pour une praxis située (individuelle ou collective), ou encore un
mouvement d’unification synthétique inachevé, à la fois théorique et pratique7. En revanche, chez
Jameson, le concept de « totalité » renvoie non pas, comme chez Sartre, à un être imaginaire visé
à travers un analogon, mais à la réalité socio-économique, c’est-à-dire au mode de production
propre au capitalisme tardif. Cette totalité qu’est le système capitaliste contemporain n’en

1
Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, op. cit., p. 93.
2
Cf. Emmanuel Renault, Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015.
3
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 482. Sur le présentisme contemporain, cf. François Hartog, Régimes
d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
4
Susan Buck-Morss, Voir le capital. Théorie critique et culture visuelle, traduit par Maxime Boidy et Stéphane Roth, Paris, Les
Prairies ordinaires, 2010. Inspirée du Livre des Passages de Walter Benjamin, la démarche de Buck-Morss n’est pas sans faire
écho à celle de Jameson. Comme ce dernier, elle met en garde contre le tabou que la pensée critique contemporaine entretient à
l’égard de la pensée totalisante : on ne pourra changer le système dans sa globalité si l’on persiste à refuser de le penser dans sa
totalité.
5
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 550.
6
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Théorie des ensembles pratiques (1960), Paris, Gallimard, 1985, p. 161-163.
Notons que le premier ouvrage de Jameson – Sartre : the Origins of a Style, New Haven, Yale University Press, 1961 –, issu
d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction d’Erich Auerbach, est consacré à la littérature sartrienne.
7
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 459.
demeure pas moins irreprésentable comme telle. Jameson pointe ainsi l’échec de nos sociétés à
parvenir à une transparence d’elles-mêmes1.
Le prix à payer de l’intelligibilité du capitalisme tardif n’est-il pas alors celui d’une
dialectique négative ? Dans le chapitre conclusif de son ouvrage sur Adorno, Late Marxism,
Jameson se demande quel usage on peut faire d’Adorno à l’ère de la postmodernité : il retient en
particulier l’idée selon laquelle la catégorie de « totalité » n’est pas affirmative mais critique2 –
raison pour laquelle elle est par ailleurs inséparable de celle de totalisation. Jameson résume ainsi
le programme de recherches d’Adorno et l’exigence critique d’autoréflexion qui l’anime : une
détection de la totalité sociale, de ses effets contradictoires de présence et d’absence mêlées dans
les produits du capitalisme tardif, ainsi que dans les replis de la conscience fragmentée des
individus qui en sont les supports3. Jameson développe cette idée de « détection de la totalité »
dans son ouvrage sur Raymond Chandler, en allégorisant l’autoréflexion critique à travers la
figure du détective Philip Marlowe :

Puisqu’aucune expérience privilégiée ne permet plus de saisir la structure sociale dans son
ensemble, il faut inventer une figure dont la routine et les habitudes permettront d’agencer tant
bien que mal toutes ces parties séparées et isolées. […] Ce faisant, le détective remplit à
nouveau les exigences de la fonction de connaissance plutôt que celles de l’expérience vécue : à
travers lui, nous pouvons voir et connaître la société dans son ensemble4.

Le contexte est ici celui du Los Angeles des années 1940, « ville dépourvue de centre » qui
préfigure d’une certaine façon la postmodernité et « la situation du pays tout entier ». L’ethos
critique du détective est tout à fait pertinent pour l’élaboration d’un marxisme tardif à même de
produire une critique immanente et « micrologique » de la postmodernité.
Héritier des grandes figures du « marxisme occidental » qu’il amène d’une certaine façon à
son acmé, Jameson fait preuve d’un profond éclectisme méthodologique5. Loin de conduire à une
pâle synthèse œcuménique, son refus de tout exclusivisme méthodologique a des effets
dialectiques féconds. Je souhaite montrer comment Jameson fait jouer ensemble les concepts de
Sartre avec ceux du marxisme occidental, en opérant entre eux une sorte de « transcodage », de
traduction réciproque d’un discours dans un autre, dans le but de proposer une cartographie
cognitive du présent qui puisse en même temps valoir comme une cartographie transformative, et
pas simplement interprétative.

1
Ce qui permettrait de distinguer les sociétés postmodernes des sociétés modernes, si l’on suit par exemple l’hypothèse de Bruno
Karsenti sur la conscience des modernes comme réflexivité sociologique : cf. Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre : les
sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013.
2
Fredric Jameson, Late Marxism. Adorno or the Persistence of the Dialectic, New York, Verso, 1990, p. 232.
3
Ibid., p. 252.
4
Fredric Jameson, Raymond Chandler. Les détections de la totalité, traduit par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2014, p. 15.
5
Cf. Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, op. cit., p. 99-100 : « À Lukács, Jameson emprunta son attachement à la
périodisation et sa fascination pour le récit ; à Bloch, son respect des espoirs et des rêves cachés dans un objet-monde corrompu ;
à Sartre, son habileté à manier les textures de l’expérience immédiate ; à Lefèbvre, sa curiosité pour l’espace urbain ; à Marcuse,
son intérêt inlassable pour la consommation des hautes technologies ; à Althusser, une conception positive de l’idéologie, en tant
que nécessaire imaginaire social ; à Adorno, l’ambition de représenter la totalité de son objet comme “composition
métaphorique” ». Anderson montre en outre que la capture jamesonienne du postmodernisme a suscité des
répercussions fructueuses au sein du marxisme anglo-saxon contemporain : respectivement, chez Alex Callinicos, (Against
Postmodernity, Polity, Cambridge, 1989), David Harvey (The Condition of Postmodernity, Blackwell, Oxford, 1990) et Terry
Eagleton (The Illusions of Postmodernism, 1996). Parmi ces répercussions, figure bien sûr aussi l’ouvrage de Perry Anderson lui-
même, qui constitue une contribution majeure à l’intelligibilité de la postmodernité, ressaisie depuis ses prodromes dans la poésie
hispanophone (Rubén Darío, Federico de Onís) et dans le Black Mountain College (Charles Olson).
Une crise de représentation

Pour saisir l’importance de la notion de capitalisme tardif chez Jameson, il n’est pas inutile
de revenir à un texte phare d’Adorno de 1968, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? », qui
se propose de redéfinir en profondeur le concept de capitalisme, une fois constaté que le
capitalisme connaît une forme de stabilité économique (croissance constante, amélioration des
conditions de vie). Le capitalisme avancé se définit moins par la production et l’extorsion de
plus-value que par les rapports de domination qu’il exerce sur les individus. Le problème qu’il
pose alors aux masses devient celui de sa légitimité politique. Pour Jameson, cette crise de
légitimation est d’abord à comprendre comme une crise de représentation du capital : la totalité
sociale qu’il représente se dérobe à toute visée des sujets pour la saisir. À l’ère postmoderne, la
crise de représentation s’accuse comme impossibilité de la représentation1, alors qu’elle se
traduisait encore sous la forme d’un dilemme représentationnel à l’ère du modernisme. Pensons
par exemple à la conscience malheureuse de l’intellectuel moderniste dont Sartre se fait l’écho
dans son Plaidoyer pour les intellectuels : l’intellectuel était alors déchiré entre, d’une part, la
fonction sociale et idéologique de « technicien du savoir pratique » qu’il occupe au sein de la
division du travail, et, d’autre part, son aspiration à l’universel, à se constituer comme intellectuel
total et critique. Plus généralement, le dilemme représentationnel des modernes est celui du
privilège alloué à certains individus charismatiques (intellectuels, artistes) d’accéder à une
représentation de la totalité, privilège dont les masses aliénées seraient privées.
Adorno souligne déjà l’impossibilité de cartographier la totalité sociale dans sa conférence
de 1968, en se référant au slogan ordo-libéral, énoncé par Ludwig Erhard, de la « société en ordre
de bataille » :

C’est le passage à une domination indépendante du mécanisme du marché qui est son telos […].
Ce genre d’involution du capitalisme libéral trouve son corrélat dans l’involution de la
conscience, c’est-à-dire dans la régression des hommes en-deçà de la possibilité objective qui
leur serait aujourd’hui ouverte2.

Le capitalisme tardif, c’est une société devenue système, où prévaut la « désintégration par
l’intégration3 ». « Pas de système sans résidus », précise Adorno dans ses « Réflexions sur
Kafka », ajoutant que c’est dans les résidus qu’on lit l’avenir4. L’intégration apparente des
individus au système n’est que le « cache-misère » d’une désintégration plus fondamentale qui
atteint les individus jusque dans leurs capacités cognitives à se figurer la totalité sociale, rendant
du même coup très improbable la possibilité de se représenter un autre système que le
capitalisme. D’où l’idée formulée par Marcuse en 1969 d’une « fin de l’utopie », au double sens
de son accomplissement et de sa disparition5.
La totalité sociale n’est pas un hyperorganisme, même si elle fait croire aux individus qu’elle
en est un en s’imposant à eux comme un tout écrasant. Elle n’est rien d’autre qu’un ensemble de

1
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1. Le désir nommé utopie [2005], traduit par Nicolas Vieillescazes, Fabien Ollier,
Paris, Max Milo Éditions, 2007, p. 359.
2
Theodor W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle ? » [1968], dans Société : Intégration, Désintégration. Écrits
sociologiques, traduit par Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten, Florian Nicodème, Paris, Payot, 2011, p. 101.
3
Theodor W. Adorno, Dialectique négative [1966], Paris, Payot, 2003, p. 36.
4
Theodor W. Adorno, Prismes. Critique et culture de la société [1955], traduit par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot,
1986, rééd. 2010, p. 329.
5
Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Delachaux et Niestlé, 1969. Sur ce point, cf. Gérard Raulet, « Fin de l’utopie ou
nouvelle utopie ? Réflexions sur la condition post-moderne » [1986], dans Chronique de l’espace public. Utopie et culture
politique (1978-1993), Paris, L’Harmattan, 1994, p. 124-160.
médiations sociales – une « connexion aveuglante1 » – dont les individus ne sont que des
moments évanescents. C’est d’ailleurs dans ces termes que Jameson explicite le concept sartrien
de subjectivité : « Non pas une structure ni une essence, mais un moment, et un moment qui,
presque d’emblée, va de nouveau se perdre dans l’objectivité, le monde et l’action dans le
monde2 ». Les individus ne sont plus que des médiations évanouissantes, des « vanishing
mediators3 ». Le modernisme est grevé d’une tension opposant l’individu à la totalité, tension qui
n’a plus lieu d’être en contexte postmoderne, où les sujets fragmentés médiatisent une totalité
absente. C’est en ce sens que la totalité, dénuée de toute consistance ontologique sui generis, tend
à intégrer ses sujets en les désintégrant. Pour Jameson comme pour Adorno, il s’agit d’expliciter
cette tendance à l’intégration, qui ne saurait se confondre avec une quelconque loi de l’histoire,
dans la mesure où les processus d’intégration (nivellement, réification culturelle) s’impriment de
manière contradictoire chez les individus, sous la forme de la vie mutilée ou de la fragmentation
psychique.
Jameson reformule ainsi l’idée adornienne d’une critique immanente de la totalité sociale à
partir de la vie mutilée (pour reprendre le sous-titre des Minima Moralia). Comme le souligne
Rahel Jaeggi, la critique immanente prend chez Adorno la forme d’un « négativisme éthique »,
qui consiste à ne présupposer aucun critère normatif en amont de la réalité sociale qu’on cherche
à expliciter4. Le geste de Jameson consiste à étendre cette critique immanente à une forme de
négativisme esthétique – et non plus simplement éthique. Sa divergence avec le modernisme
d’Adorno se joue à ce niveau. En effet, Adorno caractérisait encore les œuvres d’art comme des
« choses à la seconde puissance5 », échappant à l’instrumentalisation marchande des choses
ordinaires. Cette utopie esthétique n’a plus lieu d’être à l’ère de la postmodernité. L’approche de
Jameson n’en demeure pas moins micrologique et fragmentaire en dépit de sa visée totalisante,
traquant dans les moindres de nos gestes et sentiments le mirage de l’être et de la présence –
auquel renvoient aussi bien l’en-soi-pour-soi sartrien que l’identique adornien.
La crise de représentation de la totalité sociale est le plus souvent occultée par ce que
Jameson nomme le « soulagement du postmoderne », qui accompagne les nouvelles formes de
réification culturelle : la transformation des relations sociales a rendu les artefacts et les œuvres
d’art à ce point méconnaissables qu’il « serait bien possible de trouver dans notre époque
amorphe des gens qui plaident en faveur de la désirabilité de la condition de choses6 ». La crise
de représentation du capitalisme tardif est indissociable d’un concept de réification comme
« effacement des traces de la production » : le produit « arrive avant nous, ne soulève aucune
question, comme une chose qu’il nous serait impossible d’imaginer faire par nous-mêmes7 ». Le
soulagement postmoderne tient alors au fait que la production n’est plus figurée sur le mode
élitiste de la création et de la signature de l’artiste. La distinction typiquement moderniste opérée
naguère par Clement Greenberg entre l’avant-garde, imitant les processus causaux de l’art, et le

1
Selon l’expression d’Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, traduit par Alexander Neumann, Paris, Payot, 2007, p. 60.
2
Fredric Jameson, « Actualité de Sartre », Postface à Sartre, Qu’est-ce que la subjectivité ? [1961], Paris, Les Prairies ordinaires,
2013, p 184.
3
Cf. Fredric Jameson, « The Vanishing Mediator, or Max Weber as Storyteller », The Ideology of Theory. Essays, 1971-1986.
Vol. 2 : The Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p. 3-34.
4
Rahel Jaeggi, « Une critique des formes de vie est-elle possible ? Le négativisme éthique d’Adorno dans Minima Moralia »,
traduit par Aurélien Berlan, Actuel Marx, n° 38, 2005/2, p. 135-158.
5
Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1969, p. 134.
6
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 436. Comme le souligne Jameson, c’est déjà le constat que fait Günther
Anders en 1956 dans L’obsolescence de l’Homme, à travers sa réflexion sur la « honte prométhéenne » vis-à-vis des machines et
des phénomènes corporels d’auto-réification.
7
Ibid., p. 439.
kitsch, n’en imitant plus que les effets1, tend à s’effacer au profit du second : le kitsch
postmoderne fournit à ses usagers une expérience réglementée, par procuration. Le prix à payer
de cette plébéianisation de la production est celui d’un effacement des coordonnées classiques de
la praxis (sujet, intention, œuvre, etc.).

L’effacement et la séparation : deux figurations du capital

Dans son ouvrage Représenter Le Capital, qui propose une lecture « figurale » de l’opus
magnum de Marx, Jameson précise que le secret de la temporalité du capitalisme est concentré
dans le verbe auslöchen (« effacer »), dont découlent « le passé et le futur, mais aussi une vision
du présent comme production dont l’originalité réside dans sa négativité et non dans quelque
contenu positif ou affirmatif », de telle sorte que le présent de la production « s’accomplit comme
effacement de ses parties constituantes2 ». Ces indications sont précieuses : non seulement parce
qu’elles soustraient Marx autant à l’idéologie productiviste qu’à l’idéologie hégélienne de
l’activité comme extériorisation de l’intérieur3 ; mais surtout parce qu’elles permettent de
comprendre rétrospectivement que le capitalisme tardif porte à son comble une temporalité
« présentiste » impliquée dans la logique du capital lui-même. Jameson souligne à la fin de La
totalité comme complot que « désormais, c’est l’étude du Capital qui est notre véritable
ontologie4 ». Il s’agit d’une ontologie négative, où la substantialité matérielle des produits « n’est
que la réalisation très éphémère d’une objectalité stable, car “l’acte de poserˮ transforme ce
résultat objectal en matériau brut d’une autre production, elle aussi vouée à l’effacement5 ». Sous
le capitalisme, toute production est simultanément processus de destruction. Ou, pour le dire dans
des termes sartriens que reprend Jameson, toute production est une forme d’anti-praxis, soumise
à une contre-finalité où le passé, pourtant rendu invisible par le processus de son effacement,
ressuscite sous la forme pratico-inerte du travail mort, qui reconfigure les conditions de l’action
historique6. Cette thèse pose un problème de figuration : comment se représenter la totalité du
mode de production autrement que par son absence, si le procès de travail s’accomplit en effaçant
ses propres moments ? Aussitôt posés, les sujets constituants et les produits constitués deviennent
de nouvelles présuppositions pour la praxis qui altère d’un seul tenant ses sujets, leurs intentions
et leurs produits dans un même processus totalisant.
Marx, souligne Jameson, ne cesse de rappeler qu’à l’échelle macro-historique « le capital
supprime les traces de sa préhistoire », c’est-à-dire l’existence des modes de production
précapitalistes, de même qu’au niveau micro-historique « il efface de l’objet produit les traces
immédiates de sa production7 ». Tout se passe comme si ces deux effacements venaient à
coïncider : l’effacement d’une formation sociale antérieure d’un côté, l’effacement de simples
gestes pratiques de l’autre. Qu’on la ressaisisse du côté de ses tendances globales, ou à travers les
objets (marchandises) et pratiques qui la médiatisent, l’agentivité du capital apparaît comme un
1
Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1939), dans Art et culture. Essais critiques [1961], traduit par Ann Hindry,
Paris, éd. Macula, 1988, p. 13-33.
2
Fredric Jameson, Représenter Le Capital. Une lecture du livre I [2011], traduit par Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies
ordinaires, 2017, p. 123-124.
3
Les deux idéologies peuvent fusionner comme métaphore de la pratique dans l’idée de « pro-duction par laquelle une réalité
nouvelle vient au monde », ainsi que le souligne Hans Joas, La créativité de l’agir [1992], traduit par Pierre Rusch, Paris, Le Cerf,
p. 101.
4
Fredric Jameson, La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain [1992], traduit par
Nicolas Vieillescazes, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, p. 123.
5
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit., p. 124.
6
Ibid., p. 134.
7
Ibid., p. 137.
pur système synchronique qui tend à raturer ses propres commencements, à l’instar de l’ordre
symbolique thématisé par Claude Lévi-Strauss dans son Introduction à l’œuvre de Marcel
Mauss : « Il était là soit tout entier, soit totalement absent1 ». Tant qu’il s’agit de cartographier
une totalité complètement synchrone, on aura affaire à des dilemmes représentationnels de ce
type : « Tout ou rien ». D’où l’antinomie de la pensée bourgeoise oscillant entre des images
dystopiques de régression et des images téléologiques de progrès comme « perfectionnement du
déjà là » : dans les deux cas, on a le fantasme d’une totalité close et arrêtée, témoignant d’un
profond « blocage de la futurité2 ».
À travers l’ontologie négative de la production comme effacement, Jameson entend déployer
en outre ce qu’il estime être une notion fondamentale chez Marx : la figure de la séparation.
Pourtant, précise-t-il, aucun marxisme ne s’est véritablement basé sur ce processus disjonctif – à
l’exception notoire de Sartre, avec son insistance sur la dispersion induite par la sérialité, le
pratico-inerte et, en dernière instance, par la rareté, moteur passif de l’Histoire telle qu’on l’a
connue jusqu’à présent. Mieux que les notions de réification et d’aliénation, qui nourrissent le
conflit des interprétations au sein du marxisme, la figure de la séparation constitue une grille
d’intelligibilité pertinente pour le diagnostic du postmodernisme, où :

La fragmentation psychique et la résistance aux totalités, l’interrelation par le biais de la


différence ainsi que le présent schizophrénique, et par-dessus tout la delégitimation
systématique […] illustrent tous, d’une manière ou d’un autre, la nature et les effets
protéiformes de ce processus disjonctif particulier3.

C’est donc naturellement cette notion de séparation que Jameson prend comme fil
conducteur de la lecture figurale qu’il propose du livre I du Capital. La crise de représentation est
consubstantielle au capital lui-même : elle précède toute crise politique de légitimation, ce qui fait
dire à Jameson, comme une sorte de leitmotiv de son ouvrage, que Le Capital n’est pas
prioritairement un livre politique. Le trope de la séparation dont découle le concept d’aliénation
dans les écrits du jeune Marx présente un avantage sur son équivalent dialectique hégélien
(l’extériorisation et la réintériorisation comme reprise en soi) : celui de laisser « le contenu du
processus ouvert à sa spécification par l’histoire ». Jameson précise :

Marx n’a pas à préciser quels éléments étaient présents dans le procès de travail avant que ne
commence la séparation, il lui suffit d’énumérer les différentes séparations (séparation d’avec
les moyens de production, le produit, l’énergie de l’activité humaine, les autres travailleurs)4.

L’énumération des différentes séparations ne fait signe vers aucune enclave inentamée par le
capital. La séparation au sens où l’entend Marx « peut être indifféremment un concept spatial ou
un concept temporel5 ». Porteuse d’une « négativité bienvenue », la séparation constitue le secret
de la spatialité en général, et de la spatialité du capital en particulier. Elle constitue aussi, du
même coup, le secret de la temporalité non contemporaine du capital, pour reprendre la
terminologie d’Ernst Bloch que Jameson mobilise dans sa lecture figurale. Chaque mode de

1
Ibid., p. 138.
2
Ibid.
3
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 546, et p. 589, n. 51, pour la mention de la dispersion chez Sartre. Dans
Représenter Le Capital, op. cit., p. 145, Jameson mentionne les analyses spatiales de David Harvey et Henri Lefèbvre, qui
pourraient également, aux côtés de Sartre, être de bons représentants d’un marxisme de la séparation.
4
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit., p. 109.
5
Ibid., p. 143.
production secrète son propre « système d’ek-stases temporelles1 », de sorte que les formations
sociales sont faites d’une superposition de temporalités multiples. Dans Le Capital, le concept de
séparation fonctionne d’abord pour l’opposition ville/campagne. Jameson en tire une
conséquence décisive pour l’intelligibilité du capitalisme tardif :

Sur le plan culturel, la domination du spatial confirme cette éclipse de la nature au profit de
l’urbain et trouve ses symptômes privilégiés dans la gentrification postmoderne et dans la
catastrophe écologique2.

De même que la temporalité capitaliste se donne à lire sur deux plans non synchrones (la
macro-temporalisation des cycles et transitions et la micro-temporalisation des existences), la
spatialité du capital renvoie à la fois à l’espace géographique qu’il colonise et exploite selon un
processus de séparation croissante et à la spatialité des corps travaillants. Du coup, le problème
représentationnel se déplace :

Comment sera alors racontée l’autre face de l’histoire, celle du travailleur, si le travail se retire
dans les replis profonds, voire inaccessibles, de la représentation, dans les secrets existentiels,
quasi innommables, du corps3 ?

La violence que le capital fait subir aux corps sous la forme du travail à mort4 est en même temps
ce qui mine toute possibilité de se le représenter comme totalité parfaitement synchrone. Le
capital se donne à lire à un niveau micrologique comme un processus de séparation des corps de
ce qu’ils peuvent. Jameson en tire un principe phénoménologique pour l’intelligibilité de la
pratique :

Ce qui permet à un acte d’accéder à la conscience, ce n’est pas sa réussite (car dans ce cas, ces
traces et ces accomplissements deviennent partie intégrante du monde de l’être) mais au
contraire son échec, le geste interrompu, l’outil brisé, le trébuchement, l’épuisement du corps5.

Jameson sait gré à Marx de s’être attelé à la tâche de « l’exploration patiente d’espaces, dans
la quête de cette réalité ultime de l’irreprésentable6 ». Cet irreprésentable est ressaisi au niveau
des corps à travers des phénomènes comme la fatigue, la séparation des corps d’avec leur espace
propre et, en dernière instance, la faim, « réduite à l’inanition et à la faiblesse sans nom » :

Comment, en fin de compte, voir la faim en tant que telle, et non pas seulement les corps à
travers lesquels s’impriment ses effets7 ?

1
Ibid., p. 101. Pour une confrontation éclairante entre Bloch et Jameson sur ce thème, cf. Walter Moser, « Le travail du non-
contemporain : historiographie ou historiophagie ? », Études littéraires, vol. 22, n° 2, automne 1989, p. 25-41.
2
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit., p. 144. Ces lignes font écho aux premières pages du Postmodernisme, op.
cit., p. 15-16.
3
Ibid., p. 148. On peut lire dans ces lignes un écho à Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966 : le
problème représentationnel se pose au moment où émerge l’épistémè moderne de l’homme comme être vivant, travaillant et
parlant. C’est donc d’abord le discours de l’économie politique (avant sa critique par Marx) qui a fait apparaître la dimension de
l’activité productive comme finitude anthropologique irréductible à l’espace tabulaire de la représentation qui caractérisait
l’épistémè classique. L’homme productif arc-bouté sur sa propre finitude prend le pas sur l’homme spéculaire, qui était érigé en
miroir de la nature. Cf. également Richard Rorty, L’homme spéculaire [1979], traduit par Thierry Marchaisse, Paris, Le Seuil,
1990.
4
Cf. Bertrand Ogilvie, Le travail à mort : au temps du capitalisme absolu, Paris, L’Arachnéen, 2017.
5
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit, p. 148.
6
Ibid., p. 162.
7
Ibid.
Penser le capital en son espace implique, chez Marx, que l’on « passe des statistiques et des
régions aux villes, aux rues, aux maisons, aux pièces, pour aboutir enfin à cette vision fugitive du
néant qui git dans la pièce du fond1 ». L’analyse spatiale opérée dans Le Capital opère des va-et-
vient féconds entre l’approche quantitative et l’approche qualitative, entre les niveaux macro et
micro de la temporalisation, ce qui n’est pas sans rappeler la méthode progressive-régressive
sartrienne2.
Ainsi, l’exemple de la fatigue au travail que Sartre déploie dans le deuxième tome de la
Critique de la raison dialectique fait tout à fait écho à cette phénoménologie de la pratique
comme échec esquissée par Jameson3. La description sartrienne de la fatigue donne à comprendre
la relation circulaire qui se noue entre la praxis et l’inertie au sein de la totalisation historique.
Pour être circulaire, cette relation n’en est pas moins asymétrique, du fait de la dépense d’énergie
de la force de travail et de la mémoire, uniment sociale et organique, de cette dépense. Il y a un
déséquilibre irréductible entre l’énergie fournie par le travail et l’énergie restituée par le repos,
qui n’équivaut jamais à une pure régénération de l’organisme. C’est en ce sens que l’avènement
de l’histoire, pour l’homme, correspond à « l’éclatement du cycle organique ». Le déficit
d’énergie qui résulte de la dépense effectuée par l’organisme pratique, c’est ce que Sartre appelle
les « frais de l’action », ou encore, pour l’échelle plus grande des totalisations en cours, « les frais
de l’Histoire4 ». On a affaire à une subjectivation contradictoire, où le sujet, dans sa souffrance
sociale, s’appréhende lui-même comme un irrécupérable « déchet ». L’organisme pratique
reconditionné en extériorité par sa fatigue est un organisme clivé, scindé entre un individu
praxique qui fait l’histoire sur fond de « présuppositions réelles » (Marx) qu’il s’emploie à
dépasser, et un individu irrécupérable tant biologiquement que socialement, marqué du sceau
d’une mort prochaine.
La double approche du capital en son temps (avec le trope de l’effacement) et en son espace
(avec le trope de la séparation) conduit Jameson à formuler la loi générale du capitalisme comme
« identité de la productivité et de la misère » : à travers cette coïncidence des opposés, « nous
atteignons un point depuis lequel le reste du système demeure visible, précisément en tant que
totalité5 ». Cette dialectique de la productivité et de la misère préfigure la crise de représentation
du capitalisme tardif, et en particulier, « les dilemmes bien plus apocalyptiques de la ville
mondiale sous la globalisation6 », dilemmes qui font l’objet de certaines analyses filmiques de
Jameson : ainsi, la lecture qu’il propose de Terrorizer d’Edward Yang dans son essai
« Recartographier Taipei », repris dans Fictions géopolitiques7.

Politiques postmodernes : des microgroupes à l’Histoire

La crise de représentation propre au capitalisme tardif rend problématique la possibilité


d’identifier un sujet de l’histoire. Mais cette ère n’en est pas moins aussi celle de la prolifération
des microgroupes, d’agents jusqu’alors exclus de la scène de l’histoire. Cette prolifération

1
Ibid., p. 162-163. Jameson renvoie à un reportage du Morning Star que Marx cite longuement. Cf. Karl Marx, Le Capital. Livre
I [1867], traduit par Jean-Pierre Lefèbvre, Paris, PUF, 1993, réédition 2006, chap. 23, p. 751-752.
2
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit., p. 77.
3
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 300.
4
Ibid., p. 301.
5
Fredric Jameson, Représenter Le Capital, op. cit., p. 165.
6
Ibid., p. 161.
7
Fredric Jameson, Fictions géopolitiques. Cinéma, capitalisme, postmodernité [1992], traduit par Jennifer Verraes, Nicolas
Vieillescazes, Paris, Capricci, 2011, p. 49-111.
s’accommode fort bien de ce que Jameson nomme « l’idéologie de la différence », rétive à toute
pensée dialectique et totalisante. Concept piégé et pseudo-dialectique, la différence invoquée
comme objet de revendication et de tolérance (le droit à la différence par exemple) masque
souvent « une standardisation et un effacement de la véritable différence sociale1 ». Il y a un
danger à voir dans la diversité des microgroupes un substitut à une classe ouvrière déclinante : on
se contente de jouer la carte de la différence contre la totalité, ce qui conduit à rendre « les
nouvelles micropolitiques disponibles pour les célébrations les plus indécentes du pluralisme et
de la démocratie capitalistes contemporains, le système se félicitant de produire des quantités
toujours plus grandes de sujets structurellement inemployables2 ». Comment éviter que les
nouveaux groupes ne soient solubles dans le marché ou dans l’image qu’en donnent les médias
dominants ? Il faut pour cela les arracher à l’idéologie de la différence et les réinscrire dans une
perspective à la fois oppositionnelle et totalisante. Ce qui implique d’abord de dépasser le
dilemme du système et de l’agency : les microgroupes émergents ne sont-ils que des contrecoups
du capitalisme tardif, des effets de sa dynamique d’auto-différentiation ? Ou sont-ils de nouveaux
agents de l’histoire, qui émergent du fait de leur opposition déclarée au système ?
Jameson s’appuie sur l’invention conceptuelle que Sartre a élaborée autour des ensembles
pratiques (séries et groupes) pour contrer non seulement ce vieux dilemme philosophique qui
recoupe l’antinomie entre liberté et déterminisme, mais surtout pour dépasser l’opposition, plus
spécifique à la postmodernité, entre le « vieux sujet fermé et centré de l’individualisme intro-
déterminé » et le « nouveau non-sujet du moi fragmenté ou schizophrénique3 ». La sérialité
constitue ainsi un bon analyseur des médias contemporains aux yeux de Jameson. En témoigne
notamment l’analyse (qui n’est pas sans rappeler celle d’Adorno et Horkheimer sur l’industrie
culturelle) des phénomènes de grande écoute radiophonique dans le tome I de la Critique de la
raison dialectique, phénomènes totalisants de rassemblements indirects, à la fois collectifs et
dispersifs. Le phénomène de grande écoute est une totalité absente, qui repose sur un rapport
sériel d’absence entre les usagers du mass média4. Jameson précise en ce sens :

Comme pour tous les arguments tirés du « public », il en résulte une sérialité dans laquelle le
public devient un Autre fantasmatique pour chacun de ses membres pris isolément, chacun
d’eux – quelle que soit sa réaction individuelle à ce produit précis – ayant aussi appris et
intériorisé la loi du profit qui l’excuse en se fondant sur les motivations de « tous les autres »5.

Reste que c’est surtout la dialectique sartrienne des groupes qui va retenir l’attention de
Jameson. D’abord parce qu’elle permet de reposer la question chère aux althussériens de la
position-sujet, comme troisième terme entre le sujet moderniste, garant d’un point de vue
privilégié sur la totalité, et le sujet postmoderne fragmenté. Les groupes sont des praxis
collectives qui produisent leurs sujets plutôt qu’elles ne les présupposent. Jameson propose ainsi

1
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit, p. 470.
2
Ibid., p. 443.
3
Ibid., p. 475.
4
Cf. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 378-382. Sartre précise p. 378 : « L’objet pratico-inerte (c’est
valable pour tout ce qu’on appelle mass media) ne produit pas seulement l’unité hors de soi dans la matière organique des
individus ; il les détermine dans la séparation et il assure, en tant qu’ils sont séparés, leur communication par l’altérité ». On
retrouve ici le trope de la séparation.
5
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 483. Lire également Fredric Jameson, « Entre structure et événement : le
groupe », dans Vincent Charbonnier, Eustache Kouvélakis (éd.), Sartre, Lukacs, Althusser. Des marxistes en philosophie, Paris,
PUF, 2005, p. 11-32. Pour une réactualisation de ces analyses, cf. Emmanuel Barot, « Sur la production matérielle de la culture
immatérielle », dans Michael Bourgatte, Vincent Thabourey (éd.), Le cinéma à l’ère du numérique. Pratiques & publics, MkF
éditions, 2012, p. 111-128.
de transcoder Sartre avec Althusser pour réactiver le paradigme de l’interpellation. La classe
comme telle constitue rarement un mode d’interpellation : c’est d’abord dans des unités plus
petites, les groupes (culturels, religieux, politiques ou autres), que les modes d’interpellation
définissent des positions-sujets. La conscience de classe constitue un cas limite où le groupe
« maîtrise le processus interpellatif d’une manière nouvelle (différente du mode réactif habituel)
de telle sorte qu’il devienne, même momentanément, capable de s’interpeller lui-même et de
dicter les termes de sa propre image spéculaire1 ».
Il faut donc distinguer d’une part l’auto-interpellation, phénomène-limite d’un groupe
étendu à l’échelle d’une classe, qui se suscite elle-même dans la visée utopique de sa propre
suppression2, et d’autre part l’interpellation réactive, la plus habituelle, où des positions-sujets
émergent dans des microgroupes sous la pression d’une praxis adverse3. Tel est, pour Jameson, le
dilemme représentationnel de Sartre : le fait de se demander « si la formation du véritable
collectif ne nécessite pas un ennemi extérieur4 ». À travers l’exemple des révolutionnaires de
1789, Sartre a en effet longuement développé l’émergence du groupe en fusion comme réaction à
une « totalité d’encerclement5 ». Se pose donc la question de la représentabilité des groupes : non
pas tellement de la connaissance réflexive qu’ils se donnent d’eux-mêmes par la médiation de
leurs représentants, pouvant aller du tiers régulateur en position tournante dans le groupe en
fusion aux individus communs mandatés par l’institution dans le groupe organisé, mais plutôt le
type de cartographie cognitive qu’ils incarnent. La condition de possibilité des groupes, c’est la
représentation d’une praxis adverse, dans le cadre global d’une histoire en cours comprise
comme lutte à multiples épicentres (dont la dialectique complexe est longuement déployée dans
le tome II de la Critique de la raison dialectique). On se gardera de rabattre d’entrée de jeu cette
lutte multidimensionnelle sur le schéma dual de la lutte des classes, puisqu’il s’agit d’abord
d’une lutte des groupes. Et on se gardera également de l’hypostasier à la manière de Schmitt
comme opposition ami/ennemi.
Question d’échelle d’abord : contrairement à la classe, les groupes sont suffisamment petits
« pour permettre un investissement libidinal d’un type plus narratif6 ». Le récit constitue la
modalité épistémique privilégiée de la cartographie cognitive : il est un élément structurant des
positions-sujets au sein des groupes. Par ailleurs, la synchronicité du postmodernisme tient au fait
que nous appartenons simultanément à plusieurs groupes, de sorte que les positions-sujets et les
récits qui s’y nouent ne peuvent être que « parcellisés ». Jameson insiste ainsi sur la
surdétermination du collectif postmoderne, qui « réside à la fois en nous et hors de nous, dans les
mondes sociaux multiples que, simultanément, nous habitons7 ». Contrairement aux classes qui
semblent « perpétuellement à distance d’elles-mêmes », les groupes nous offrent « les
gratifications de l’identité psychique », mais au prix de dangereuses réifications. Ainsi, les modes
d’interpellation qu’ils suscitent peuvent se figer du côté du nationalisme ou de la conspiration –
phénomène que Jameson interroge dans La totalité comme complot, à travers l’analyse du cinéma
américain à l’ère du Watergate. Est pointée alors l’incapacité des groupes à susciter en leur sein
de nouvelles formes d’agency. Les récits conspirationnistes minent toute possibilité d’une

1
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 476.
2
Ibid., p. 477.
3
Cette praxis adverse peut très bien advenir au sein d’un même groupe, qui s’auto-différenciera alors en sous-groupes ennemis.
4
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1, op. cit., p. 376.
5
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 457.
6
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 477.
7
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1, op. cit., p. 362.
cartographie cognitive de la totalité, dans la mesure où ils fantasment la totalité comme pure
synchronicité.
Réactiver une dialectique des groupes à l’ère du capitalisme tardif implique de réintroduire
de la diachronie en leur sein. Si Sartre est particulièrement pertinent pour la postmodernité, c’est
d’abord parce qu’il a pris très au sérieux la géopolitique et la démographie sur la base d’une
expérience vécue1, consistant à se déplacer du fait premier de la multiplicité (l’existence d’autres
gens) vers la subjectivité, et non l’inverse2. La synchronicité constitue un problème
représentationnel : « serais-je puni si j’oublie tous ces autres occupés à vivre en même temps que
moi3 ? » Tant qu’on en reste à la volonté folle de totaliser le synchronique, l’expérience
sartrienne ne peut qu’échouer ou prendre la forme d’une attaque préventive, qui n’est pas loin de
fantasmer la totalité comme complot : « Imaginer, englober par avance mentalement ces
multitudes numériques qui, ignorées, pourraient autrement vous écraser ontologiquement4 ». À ce
jeu, dit Jameson, on ne peut que perdre :

L’historien synchronique travaille à son propre détriment : le gagnant perd, comme Sartre
aimait à le dire ; plus le système synchronique se referme hermétiquement autour de nous, et
plus l’histoire s’évapore, et du même coup toute puissance d’agir politique, toute praxis
collective anti-systémique5.

Si Sartre s’en était tenu à cette totalisation impossible de la synchronicité, il ne permettrait


pas une cartographie véritablement critique de la postmodernité, puisqu’il ne ferait qu’épouser
l’une des tendances de la postmodernité consistant à se représenter la totalité comme complot. Si
cette tendance est un explanandum, en aucun cas nous ne saurions la prendre pour un explanans.
Or :

Malgré tous les fils tendus au-delà de ma « situation » dans la synchronicité inimaginable des
autres gens, Sartre est aussi […] le philosophe de la politique des microgroupes, de l’épreuve du
face-à-face, qui, quelle que soit son échelle […] doit rester disponible pour l’expérience vécue.
« Totaliser » n’implique pas une foi dans la possibilité d’accéder à la totalité, mais plutôt un jeu
avec la limite elle-même6.

Les microgroupes ne demeurent donc intelligibles qu’à partir de la situation concrète qu’ils
incarnent et qui, du point de vue de l’expérience critique, se ramène en dernière instance au face-
à-face, ou à ce que Sartre appelle la « réciprocité d’antagonisme ». Dans le deuxième tome de la
Critique de la raison dialectique, consacré principalement à une étude historique de l’URSS
comme « société directoriale », Sartre s’efforce de suivre ce fil diachronique du face-à-face (au
départ, la lutte Staline/Trotski)7 sur fond d’une synchronicité croissante. À mesure que le récit se
déroule, on perd en effet le fil de la diachronie, pour voir se développer une immense
« totalisation d’enveloppement » : la bureaucratie soviétique. Mais le concept de totalisation

1
Pensons à ses nombreux récits de voyage (Cuba, Naples, New York, etc.).
2
La dialectique de la rareté et du besoin par laquelle s’ouvre la Critique de la raison dialectique participe bien sûr de cette
expérience vécue de la démographie.
3
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 497.
4
Ibid., p. 498.
5
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1, op. cit., p. 166. Il faudrait interroger ici l’échec représentationnel de Flaubert que
Sartre développe dans L’Idiot de la famille à travers le schéma du « qui perd gagne » (que Jameson inverse ici) : Sartre insiste sur
l’effort de Flaubert pour nier toute diachronie, et pour totaliser l’histoire en extériorité, depuis une position de survol.
6
Fredric Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 498.
7
Rappelons que le début de l’ouvrage est consacré à une longue description d’un match de boxe (et à la brève description d’un
match de catch), dans le but de sonder les conditions formelles d’intelligibilité de l’histoire comme lutte.
d’enveloppement ne fait pas que s’appliquer à l’URSS. Il désigne plus largement « l’intégration
de tous les individus concrets par la praxis », « l’incarnation totalisante et singulière de toutes les
interactions prises ensemble1 », c’est-à-dire : une réalité singulière, l’histoire en tant qu’elle est
produite par l’ensemble des praxis individuelles, mais également en tant qu’elle déborde les
praxis en produisant des déviations, des contre-finalités, des résidus non prévus ni souhaités par
les hommes.
Dans sa préface à l’édition anglaise du deuxième tome de la Critique de la raison
dialectique, reprise dans Valences of the Dialectic, Jameson s’interroge sur l’absence du
capitalisme en tant qu’agent de l’histoire dans l’ouvrage de Sartre. Le concept phare du tome II,
la totalisation d’enveloppement, semble pourtant se prêter parfaitement à la crise de
représentation du capitalisme tardif. Ce point aveugle s’explique par l’inachèvement de
l’ouvrage : Sartre s’en tient à l’analyse des sociétés directoriales, mais il avait prévu d’étendre
son concept aux sociétés capitalistes non directoriales2. En quel sens, alors, la totalisation
d’enveloppement est-elle un outil pertinent pour penser la postmodernité ? Sartre nous place
devant un dilemme représentationnel : comme praxis-processus, la totalisation d’enveloppement
baigne encore dans l’élément du sens, puisqu’elle est téléologiquement reliée aux multiples
praxis intentionnelles qui font l’histoire ; comme processus-praxis, elle n’est plus que non-sens,
l’objet vide de notre visée. Cet objet vide, c’est l’Histoire en extériorité, l’être-en-soi de
l’Histoire. L’en-soi de l’Histoire n’est autre, pour nous agents situés, que « son inassimilable et
non-récupérable réalité3 ». Il vient redoubler à notre insu notre être-dans-le-monde, qui nous
spécifie en tant qu’organismes pratiques, d’un « être-au-milieu-du-monde », qui nous affecte de
la même inhumanité que les autres existants peuplant l’Univers. Ainsi, « la simple possibilité
qu’un refroidissement du soleil arrête l’histoire » suffit à constituer notre être-au-milieu-du-
monde comme extériorité transcendante, comme envers irrécupérable de notre histoire, ramenée
du même coup à son « provincialisme cosmique ». Cette facticité cosmique ne peut faire l’objet
d’aucune expérience critique à proprement parler, sauf à être transposée sur le registre discursif
de l’anticipation, propre à la science-fiction ou autres « archéologies du futur » telles qu’elles
sont étudiées par Jameson. Il faut convoquer la figure d’un témoin imaginaire, celle de l’extra-
terrestre, pour prêter un semblant de statut phénoménal à la face extérieure et cosmique de
l’histoire, vouée sinon à rester sans témoin. Jameson va plus loin que Sartre dans cette voie,
puisque pour lui la science-fiction et l’utopie permettent une cartographie cognitive allégorique
de la totalité sociale, depuis le point de vue d’une différence radicale valant à la fois comme
« émergence temporelle » et comme « transition historique4 ».

Je souhaiterais conclure cette réflexion par une allégorie que Jameson développe dans le
chapitre 13 du tome I des Archéologies du futur, à partir d’un passage de La Méditerranée de
Fernand Braudel :

Vie précaire, étroite, menacée, tel est le partage des îles. Leur vie intime si l’on veut. Mais leur
vie extérieure, le rôle qu’elles jouent sur le devant de la scène de l’Histoire, est d’une ampleur

1
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 97.
2
Fredric Jameson, Valences of the Dialectic, New York, Verso, 2009, p. 252.
3
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 319.
4
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1, op. cit., p. 160. On pensera notamment aux romans d’Ursula Le Guin, dont
Jameson propose de profondes analyses.
que l’on n’attendrait pas de mondes au fond misérables. La grande Histoire, en effet, aboutit
souvent aux îles1.

L’insularité, l’enclave sont des figures dialectiques, « objets de colonisation autant que sujets
de l’histoire2 ». L’insularité devient une allégorie utopique du local, des microgroupes opposés à
la logique du capitalisme tardif. Loin de renvoyer au fantasme d’une enclave précapitaliste, elle
renvoie à ces « collections de régions isolées les unes des autres qui pourtant se recherchent les
unes les autres3 ». L’allégorie de l’île permet ce que Jameson appelle un « mélange des mondes »,
procédé qu’il voit à l’œuvre dans le film Perfumed Nightmare du cinéaste philippin Kidlat
Tahimik, dont il propose une extraordinaire analyse, à mille lieues des antiennes misérabilistes
sur le cinéma du tiers-monde4. Surtout, l’allégorie de l’île permet de dialectiser les figures du
capitalisme tardif – la séparation, la synchronicité, la différence – de manière à en faire des armes
critiques retournées contre le capitalisme lui-même. Dans la Critique de la raison dialectique,
Sartre faisait un tout autre usage de Braudel : l’exemple de la fuite de l’or espagnol emprunté au
deuxième tome de La Méditerranée lui permettait de montrer comment la longue durée des
« destins collectifs et mouvements d’ensemble5 » se coulait dans la matière ouvrée pour se
retourner, à la manière d’une monstrueuse contre-finalité, contre la courte durée des individus et
des événements. La postmodernité fait voler en éclats cette opposition entre longue et courte
durée : c’est du côté de l’histoire quasi immobile et de la « part du milieu » que se tourne
Jameson pour construire son allégorie utopique de l’insularité. C’est désormais avec la
synchronicité plutôt que contre elle que l’on pourra contrer le capitalisme et élaborer des utopies
qui marchent.

Hervé OULC’HEN
Université de Liège

1
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, La Part du milieu, Paris, Armand
Colin, 1949, p. 183.
2
Fredric Jameson, Archéologies du futur, t. 1, op. cit., p. 374.
3
Fernand Braudel, La Méditerranée…, t. 2, op. cit., p. 191-192.
4
Fredric Jameson, Fictions géopolitiques, op. cit., p. 149-183.
5
C’est le sous-titre du deuxième tome de La Méditerranée.
L’hypothèse machiavélienne de Sartre
Le conflit comme garant de la liberté

Introduction

Dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel développe un argument
paradoxal selon lequel le conflit (de classe) peut renforcer l’État et contribuer à la création d’une
constitution libre. L’argument était révolutionnaire, rompant avec toute une tradition de pensée
sur les sources de la stabilité des régimes politiques. Il a été crucial dans les débats des dernières
décennies sur la démocratie radicale (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, Claude Lefort).
L’argument original de Machiavel est formulé en des termes plutôt généraux, ce qui a ouvert
le champ à une variété d’interprétations ainsi qu’à un débat sur les dynamiques précises par
lesquelles le conflit peut générer une société libre et sur leurs limites. Sartre ne discute jamais
l’œuvre de Machiavel (contrairement à Merleau-Ponty, par exemple1), et il utilise le terme
« machiavélien » plutôt dans son sens cynique et moraliste. Néanmoins, dans la Critique de la
raison dialectique, il développe un argument sur les effets libérateurs du conflit qui est
fondamentalement machiavélien. Une reconstruction de cet argument ne contribue pas seulement
à une meilleure compréhension du projet de la Critique de la raison dialectique, mais aide aussi à
conceptualiser de façon plus précise cette « hypothèse machiavélienne ». De plus, cet argument
constitue une clé pour le développement d’une approche sartrienne de la démocratie, qui manque
dans la Critique de la raison dialectique et qui, à quelques exceptions près, n’est pas abordé
fréquemment parmi des chercheurs s’inspirant de Sartre2.
Sartre a écrit des centaines de pages analysant des « sociétés directoriales », exemplifiées par
l’Union soviétique, mais n’a jamais accompli sa promesse d’étudier aussi des sociétés
« démocratiques bourgeoises ». La conséquence est un manque d’outils conceptuels pour penser
aussi les contours d’une société démocratique « non bourgeoise ». La reconstruction de
« l’hypothèse machiavélienne » de Sartre pourrait être le point de départ pour remplir ce vide.
Cette reconstruction peut aussi donner un éclairage différent sur le pessimisme présumé ou
la vision historique tragique de la Critique de la raison dialectique. Celle-ci est construite autour
d’une dynamique « circulaire » qui part de l’homme sérialisé, passe par sa libération dans le
groupe en fusion, mais inévitablement retombe dans la sérialisation en raison de
l’institutionnalisation du groupe3. En effet, l’analyse s’achève avec une description de

1
Maurice Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », dans Signes, Paris, Gallimard, 1969. Hadi Rizk est probablement le seul
spécialiste de l’œuvre de Sartre qui a, par exemple dans un bref passage dans son livre Comprendre Sartre, évoqué le rapport
entre Sartre et les réflexions machiavéliennes sur la division sociale (cf. Hadi Rizk, Comprendre Sartre, Paris, Colin, 2011, p.
199).
2
Malgorzata Kowalska, « La démocratie selon Sartre et la conjoncture idéologique actuelle », Les Temps Modernes, n° 632-633-
634, 2005 ; William L. McBride, « Sartre at the Twilight of Liberal Democracy as we have known it », Sartre Studies
International: An Interdisciplinary Journal of Existentialism and Contemporary Culture, 11, n° 1-2, 2005 ; Michel Contat,
« Sartre était-il démocrate ? », dans Pour Sartre, Paris, PUF, 2008 ; Hadi Rizk, « Singularité et multitude : les prémisses
sartriennes d’une pensée démocratique alternative au libéralisme », Ciencia Política, n° 2 2006 ; Hadi Rizk, Individus et
multiplicités. Essai sur les ensembles pratiques dans la Critique de la raison dialectique, Paris, Kimé, 2014.
3
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 678.
l’institution entièrement bureaucratisée. Toutefois, il est à souligner que le mode d’exposition de
la Critique de la raison dialectique, développant les modes fondamentaux de la socialité (la série,
le groupe, l’institution), n’a aucun rapport nécessaire avec des séquences historiques ou
chronologiques1. Qu’il y a un parallèle entre la séquence série-groupe-institution et l’histoire
réelle semble évident à première vue : cette séquence paraît une représentation pessimiste mais
adéquate du processus révolutionnaire en Union soviétique. Mais est-ce qu’il s’agit vraiment d’un
inévitable « cercle vicieux » de l’inertie et de la re-sérialisation ?
Il est possible de conceptualiser une dynamique alternative : un cercle vertueux de libération
par la dynamique du conflit social. Il s’agit d’une possibilité fragile, qui a ses limites, mais qui est
réelle néanmoins, et qui a des implications importantes pour la pensée politique. Comme
l’argument original de Machiavel a été repris par Claude Lefort en tant que point de départ de ses
réflexions sur la démocratie, « l’hypothèse machiavélienne » qu’on trouve dans la Critique de la
raison dialectique et qui est formulée dans des termes proprement sartriens, tels la praxis et
l’inertie, peut fournir une inspiration pour une nouvelle réflexion, sartrienne, sur le sens de la
démocratie.
Dans ce qui suit, l’argument de Machiavel sera d’abord brièvement esquissé. Ensuite seront
développés quelques éléments centraux de ce qui peut être appelé une « analytique du pouvoir »
sartrienne. Sur cette base seront esquissés les contours de « l’hypothèse machiavélienne » de
Sartre. La section finale dessine quelques implications générales de cet argument pour le débat
sur la démocratie.

Machiavel : conflit et liberté

Machiavel présente ses Discours comme un commentaire sur les premiers dix livres de
l’Histoire de Rome de Tite-Live, mais, en fait, il utilise plutôt ce texte comme un cadre pour le
développement de ses propres arguments. Une question cruciale qu’y pose Machiavel concerne
les conditions de la puissance de Rome. Selon lui, la liberté est essentielle : une cité qui secoue le
joug de la tyrannie est capable de grandes réalisations, mais quand la tyrannie remplace la liberté,
« le progrès s'arrête, et [la cité] ne peut plus croître ni en puissance ni en richesse2 ». Pour
Machiavel, la liberté présuppose l’absence de servitude et de domination imposées par un tyran
ou une puissance étrangère. En d’autres mots, elle requiert une forme d’autogouvernement et de
contrôle populaire. Machiavel étudie en détail les conditions d’une république libre, soulignant
l’importance de la diffusion parmi le peuple de la virtù, la disposition qui oriente les citoyens vers
l’intérêt général3. Pour lui, l’art de la politique est l’art de résister à la corruption, qui menace
constamment la virtù.
Toutefois, la condition cruciale pour créer et maintenir une république libre est la
reconnaissance de la division sociale. À l’encontre de visions politiques traditionnelles et
profondément enracinées, pour Machiavel le conflit ne constitue pas une menace pour l’État,
mais une source potentielle de puissance, de grandeur et de liberté. Il considère « les discordes »
et « les tumultes » entre « le peuple et les nobles » comme la cause principale du fait que Rome a
pu maintenir sa liberté.
Son analyse des classes sociales reste plutôt superficielle et basée sur des réalités sociales
prémodernes. Selon lui, leur conflit est fondamentalement ancré dans des désirs ou dispositions

1
Juliette Simont, Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 165.
2
Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, éd. Jean-Marie Tremblay, Chicoutimi, 2002, p. 65.
3
Quentin Skinner, Machiavelli. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 60.
opposées. Dans chaque république il y a deux factions, écrit-il, celle des nobles et celle du
peuple. Ce qui les oppose, c’est l’antagonisme entre « la soif de la domination » et « le seul désir
de n'être point abaissé1 ».
Selon Machiavel, cette lutte du peuple contre les nobles ou « les grands » a la capacité
étrange de devenir le moteur de la création de « lois et règlements favorables à la liberté de tous2
». Machiavel se réfère surtout à l’institution des tribuns de la plèbe, qui facilitait la participation
populaire à la vie politique et jouait un rôle important dans le maintien des libertés des Romains.
Si de telles institutions, qui peuvent contrôler les ambitions des nobles, sont absentes, le conflit
de classes devient lui-même le moyen pour restreindre ces ambitions et pour fonder de nouvelles
institutions libres. Même des luttes populaires qui ne sont pas guidées par une forme d’honneur
politique mais plutôt par la volonté de s’accaparer une partie des richesses des nobles, et qui à
première vue semblent négatives et dangereuses pour la liberté, peuvent avoir des effets
bénéfiques dans la mesure où elles réussissent à limiter l’avidité des riches.
Dans la fameuse comparaison entre Rome d’un côté et Sparte et Venise de l’autre, le rôle de
la division sociale est crucial. Sparte avait une population de petite taille, conséquence de son
refus d’ouvrir la porte aux immigrés, et ne connaissait pas le conflit social. Plus généralement, le
régime spartiate ne reconnaissait pas que les temps peuvent changer et que des circonstances
imprévues peuvent requérir des réponses sans précédent. Rome, en revanche, était beaucoup plus
flexible, acceptait l’influx d’étrangers et reconnaissait la réalité du conflit social. Sa population
étant plus large, Rome était secouée régulièrement par des désordres parfois très intenses.
Rome prenait donc une autre voie que Sparte : elle permettait aux mécontentements
populaires de s’exprimer et donnait même certains pouvoirs au peuple. Cela lui permettait de
mobiliser ces forces populaires massives, y compris pour faire la guerre. La stabilité de Sparte (et
de Venise) était basée sur la passivité du peuple. Mais si un État veut activement mobiliser la
puissance du peuple, il doit accepter ce qui peut sembler à première vue être une menace pour sa
stabilité. S’il réussit à mobiliser le peuple, il sera plus puissant que n’importe quelle tyrannie.
L’exemple romain est plein de leçons pour Machiavel :

Chaque État doit avoir ses usages, au moyen desquels le peuple puisse satisfaire son ambition,
surtout dans les cités où l’on s'appuie de son influence pour traiter les affaires importantes3.

Machiavel plaide donc pour une forme de société et de régime politique qui accepte le
conflit de classe en raison de ses effets bénéfiques à plusieurs niveaux : il donne une issue aux
ambitions et désirs populaires, aide à tempérer les ambitions oppressives des riches, contribue à
créer des institutions libres, il permet à l’État de mobiliser les énergies populaires et au peuple de
participer à la vie de l’État. Le paradoxe de l’argument machiavélien est donc que le conflit
n’affaiblit pas nécessairement l’État, mais peut le renforcer et dynamiser.
Surtout pendant les dernières décennies, cette thèse a été reprise dans différentes
interprétations du débat philosophique sur la démocratie. Claude Lefort a basé sa théorie du « lieu
vide du pouvoir » sur sa lecture de Machiavel, soulignant comment le conflit rend possible
l’émergence d’un lieu symbolique du pouvoir au-dessus des classes et empêche qu’il soit
monopolisé définitivement. Le résultat est une vision de la démocratie comme étant « sauvage »

1
Nicolas Machiavel, op. cit., p. 16.
2
Ibid., p. 14.
3
Ibid.
et « en effervescence » dans toutes ses parties1. De la théorie gramscienne de l’hégémonie
expansive qui permet à la classe hégémonique d’inclure et de mobiliser des forces populaires2,
via la lecture althussérienne de Machiavel3 jusqu’au « théorème de Machiavel » élaboré par
Étienne Balibar pour analyser l’émergence de « l’état national-social4 » et la théorie agonistique
de la démocratie élaborée par Chantal Mouffe5 : dans la théorie politique contemporaine
l’influence de cet argument machiavélien, interprété de différentes façons, a été profonde.

Éléments d’une analytique sartrienne du pouvoir

Avant de développer une version sartrienne de cette « hypothèse machiavélienne », il faut


dessiner les contours de ce qu’on pourrait appeler une « analytique sartrienne du pouvoir », en
vue d’établir les conditions théoriques de celle-là. Le lecteur de la Critique de la raison
dialectique qui s’intéresse au concept du pouvoir est confronté à un paradoxe : des mécanismes
de pouvoir sont omniprésents dans ce texte, mais le pouvoir n’est presque jamais examiné en tant
que tel. En plus, même si Sartre donne des descriptions parfois détaillées de l’oppression, de la
violence, de la domination, de l’aliénation et de l’extéro-conditionnement, il ne synthétise jamais
ces analyses dans une réflexion d’ensemble sur le pouvoir, ce qui est néanmoins essentiel si on
veut développer une voix sartrienne dans la théorie politique et démocratique. Les idées
développées dans la Critique de la raison dialectique ne permettent pas la construction d’une
théorie générale du pouvoir, mais on peut certes élaborer une « analytique du pouvoir », pour
reprendre une formule heureuse de Michel Foucault. Dans le contexte de cet article, cette
élaboration devra se limiter aux quatre principes méthodologiques suivants.

1. Pas de liberté sans pouvoir, pas de concept du pouvoir sans théorie du pratico-inerte

Dans L’Être et le Néant, le pouvoir était un point aveugle. Certes, Sartre s’approche d’une
problématique du pouvoir dans le fameux passage sur le conflit des regards, mais celui-ci ne peut
constituer le point de départ d’une analytique du pouvoir pour deux raisons. D’abord, si un jeu de
pouvoir est impliqué dans ce conflit, il est basé sur une forme de pouvoir étrangement absolutiste.
Le conflit des regards a une issue exclusive : ou bien je suis entièrement objectivé par le regard
de l’autre, ou bien j’objective l’autre. Cette logique exclusive ne se laisse pas facilement
transférer à une problématique du pouvoir social ou politique, qui doit être compris en des termes
relatifs, comme une balance du pouvoir et du contre-pouvoir. Ensuite, la conception sartrienne de
la liberté dans L’Être et le Néant est telle que le pouvoir, compris comme la capacité réelle de
réaliser un changement dans la situation, n’y a pas d’importance. Le seul « pouvoir » qui y
compte, c’est le « pouvoir d’effectuer un Néant6 ». Le désir de Sartre de penser la liberté de la
conscience comme absolue fait qu’il minimise l’importance de considérations de capacité ou de
1
Cf. Claude Lefort, Essais sur le politique (XIXe-xxe siècles), Paris, Seuil, 1986 ; Claude Lefort, Le travail de l’œuvre :
Machiavel, Paris, Gallimard, 1986, p. 486 ; Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979 ;
Miguel Abensour, « “Savage Democracy” and “Principle of Anarchy” », Philosophy & Social Criticism, vol. 28, n° 6, 2002, p.
703-726.
2
Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, Londres, Lawrence & Wishart, 1998.
3
Louis Althusser, Machiavelli and Us, Londres, Verso, 2000.
4
Étienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation Européenne, Paris, La Découverte, 2003.
5
Chantal Mouffe, « Hegemony, Democracy, Agonism and Journalism », Journalism Studies, vol. 7, n° 6, 2006, p. 964-975 ;
Chantal Mouffe, On the Political, Londres, Routledge, 2006 ; Chantal Mouffe, Agonistics. Thinking the World Politically,
Londres, Verso, 2013.
6
Hazel Barnes, « Translator’s Introduction », dans Jean-Paul Sartre, Being and Nothingness. An Essay on Phenomenological
Ontology, New York, Washington Square Press, 1993, p. XX.
succès : « Le succès n’importe aucunement à la liberté », car « “être libre” ne signifie pas
“obtenir ce qu’on a voulu”, mais “se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-
même”1 ». Ce cadre conceptuel ne s’applique pas aisément à des configurations de pouvoir
sociales et politiques.
L’introduction de la notion du « pratico-inerte » dans la Critique de la raison dialectique
change le terrain théorique. Le pouvoir devient crucial, dans sa double acception : tant comme
capacité d’agir (ou puissance) et de réaliser une transformation dans le champ pratique que
comme rapport entre agents. Les deux dimensions doivent être comprises à partir de la notion du
pratico-inerte. D’un côté, même si Sartre envisage toujours l’individu comme ontologiquement
libre, sa liberté peut être dénuée de sens quand le pratico-inerte (exigences, contre-finalités, anti-
praxis, etc.) mine sa capacité de réaliser pratiquement son projet2. Le pouvoir, compris comme
une capacité réelle d’action, devient donc dimension essentielle d’une compréhension
transformée de la liberté, qui concerne maintenant la « simple réorganisation dialectique de
l’environnement3 ». Sartre établit un lien étroit entre la liberté et la notion de la souveraineté,
dont l’importance pour une problématique du pouvoir est évidente. La « souveraineté, c’est
l’homme lui-même en tant qu’acte », écrit Sartre, « en tant qu’il a prise sur le monde et qu’il le
change4 ». De l’autre côté, le pouvoir comme rapport entre agents est maintenant compris comme
un rapport indirect, médié par le pratico-inerte. Sans l’aliénation de l’individu dans et par le
pratico-inerte, il n’y a pas de rapport de pouvoir.

2. La médiation comme enjeu de la lutte et condition du pouvoir

S’éloignant du cadre conceptuel de la confrontation directe des regards élaboré dans L’Être
et le Néant, l’exercice du pouvoir, dans beaucoup de descriptions de configurations de conflit et
de lutte de la Critique de la raison dialectique, apparaît comme indirect ou médié. Les formes de
cette médiation deviennent l’enjeu crucial de la lutte. Un exemple typique est l’analyse par Sartre
de la façon dont le rapport entre le patron et les travailleurs est médié par la machine.
L’objectivation du travailleur par la machine n’a pas la même signification que l’objectivation
produite par le regard de l’autre dans L’Être et le Néant : le travailleur « vit » dans l’impuissance
son rapport à la machine et aux exigences qui y sont inscrites. Il se rapporte à la machine et se
façonne lui-même comme impuissant en rapport avec cet objet qui est l’instrument de la praxis
des employeurs. Le choix même de cette machine par le patron n’est jamais que technique, mais
il a comme effet d’établir un rapport de pouvoir vis-à-vis de la praxis des travailleurs.

1
Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique [1943], édition corrigée avec index par Arlette Elkaïm-Sartre,
Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 528.
2
Dans la littérature sur Sartre, ce déplacement a été interprété de diverses façons : d’une liberté qui existe en « gradations », par
exemple, vers une interprétation de la conception sartrienne de la liberté comme « positive » (cf. Karen Green, « Sartre and de
Beauvoir on Freedom and Oppression », dans Feminist Interpretations of Jean-Paul Sartre, éd. Julien S. Murphy, University
Park, Pennsylvania State University Press, 1999, p. 177 ; Thomas R. Flynn, Sartre, Foucault and Historical Reason, 1: Towards
an Existentialist Theory of History, Chicago, University of Chicago Press, 1997, p. 130). En liaison avec cette dernière
interprétation, et en raisonnant à partir du républicanisme machiavélien, il me semble qu’un rapprochement entre la conception
politique de la liberté dans la Critique de la raison dialectique et la notion républicaine de la liberté non pas comme « positive »
mais comme « non-domination » peut être particulièrement productif (cf. Philip Pettit, Republicanism : A Theory of Freedom and
Government, Oxford, Clarendon, 1997 ; Cécile Laborde et John Maynor, Republicanism and Political Theory, Oxford, Blackwell,
2008). Pour une discussion de l’éthique de Sartre en liaison avec le républicanisme civique, voir Storm Heter, Sartre’s Ethic of
Engagement. Authenticity and Civic Virtue, Londres, Continuum, 2006.
3
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 506.
4
Ibid., p. 696.
Une autre illustration est la description du conflit entre les paysans et les nomades aux
frontières chinoises à l’époque des T’ang. Sartre y souligne particulièrement le rôle de la terre
comme médiation pratico-inerte entre deux collectifs :

Le champ [d’action] […] est médiation entre les deux groupes dans la mesure où chacun en fait
un moyen contre le moyen de l’Autre1 .

La lutte entre les deux collectifs n’est jamais directe, mais passe par des interventions dans ce
champ : les paysans occupent et s’approprient le terrain, tandis que les nomades volent les
produits des paysans. C’est par et dans le champ pratique que la confrontation se déroule comme
un jeu de pouvoir, c’est-à-dire comme « l’efficacité d’une praxis humaine, à travers la matière,
contre la praxis de l’autre2 ».
Les médiations constitutives de ce rapport de pouvoir sont parfois très complexes et peuvent
inclure la praxis d’agents passivisés. Le pouvoir du souverain, par exemple, est médié par
l’inertie des appareils d’État et de ses fonctionnaires. Le souverain n’exerce jamais son pouvoir
directement sur les sujets et n’a strictement aucun pouvoir en dehors du groupe institutionnalisé
dont il n’est, en dernière instance, qu’une partie. La médiation par les appareils d’État est donc
constitutive du pouvoir souverain.
Un dernier exemple est l’extéro-conditionnement, une technique de pouvoir visant à
gouverner les comportements d’individus sérialisés. L’extéro-conditionnement est un mode
d’exercice du pouvoir qui renforce l’inertie des collectifs et vise à les gouverner par le biais de
cette inertie. Mais il y a plus : l’aspect crucial de cette technique consiste en l’utilisation de
représentations (statistiques par exemple) des comportements des autres dans la série afin de
conduire les conduites de chaque individu sérialisé : « X pour cent de la population soutient cette
proposition » ou « a acheté tel produit ». Ainsi l’individu est mis sous pression pour faire la
même chose. De nouveau, le pouvoir est inévitablement médié, cette fois par les Autres ou par les
représentations des Autres.

3. L’anonymat et l’indétermination du pouvoir

Les médiations par lesquelles s’exerce le pouvoir le rendent « indéterminé » et, dans une
certaine mesure, même anonyme : le pouvoir n’est jamais localisable dans un lieu spécifique mais
émerge d’un ensemble de relations et de médiations.
Comme le pouvoir s’exerce toujours par le biais de médiations pratico-inertes, l’expérience
d’être le sujet du pouvoir est étrange et troublante : on n’est pas simplement dans l’emprise d’un
autre être humain identifiable (son regard), mais on est sujet à un jeu complexe et ensorcelé de la
matière travaillée, dont la source précise est impossible à déterminer. L’ouvrier qui est confronté
aux exigences des machines ou des techniques ne saurait par exemple identifier la source de cet
étrange pouvoir ou l’agent humain qui en est responsable :

Nous ne savons pas exactement si c’est l’ensemble industriel dominé par le charbon qui exige
[…] un travail individuel de seize heures pour chaque ouvrier ou si c’est l’industriel […] qui se
sert de l’éclairage au gaz pour accroître la production3.

1
Ibid., p. 247.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 271.
Cette indétermination est fondamentale. Quand l’exercice du pouvoir n’est pas seulement
médié par la matière travaillée, mais aussi par les Autres, une complexité supplémentaire émerge.
Dans le contexte de l’extéro-conditionnement par le souverain, il est impossible de décider, par
principe, si c’est le souverain qui exerce le pouvoir à travers les Autres, ou si ce sont les Autres
qui ont du pouvoir sur moi à travers le souverain. Plus généralement, on ne peut savoir si c’est le
souverain qui exerce le pouvoir sur les sujets sérialisés dans la société à travers les individus
institutionnalisés (les fonctionnaires d’État), ou si c’est le groupe institutionnalisé se constituant
en État qui exerce le pouvoir sur la société par le souverain, lequel est à la fois le sommet du
groupe institutionnalisé et son moyen.
En somme, le pouvoir opère de telle façon qu’il n’a pas une source ou un lieu déterminable :
il est « indéterminé » (une notion que Sartre lui-même utilise dans ce contexte1) et a une
dimension constitutivement invisible ou anonyme. Il émerge d’un ensemble complexe de
relations et de médiations. Cette compréhension du pouvoir constitue un défi important pour la
théorie démocratique si elle veut identifier et localiser les sources du pouvoir afin de pouvoir les
contester. Le pouvoir apparaît comme une réalité qui fuit toujours : on ne peut jamais le posséder,
parce qu’il fonctionne par le biais de médiations complexes qui échappent à la prise de l’individu.

4. L’hétéronomie du pouvoir

Pour manipuler un objet matériel, écrit Sartre, l’individu doit rendre son propre corps inerte.
Un organisme humain « se fait inerte (l’homme pèse sur le levier, etc.) pour transformer l’inertie
environnante2 ». Cela ne constitue évidemment pas un rapport de pouvoir, si on comprend le
pouvoir comme un phénomène social. Mais le type d’hétéronomie impliqué dans le cas d’un
individu qui essaye de transformer la matière en vue de la satisfaction d’un besoin fait sa
réapparition dans les descriptions de configurations complexes du pouvoir, et il sera crucial pour
« l’hypothèse machiavélienne ». Sartre écrit, par exemple, que :

Le groupe organisé exerce sa souveraineté sur les collectifs puisqu’il se comporte envers eux
comme un individu envers les objets de son champ pratique et puisqu’il agit sur eux
conformément à leurs lois, c’est-à-dire en utilisant leurs relations d’extériorité3.

De plus, « le souverain […] ne manœuvre pas le groupe à sa guise, pas plus que l’ouvrier ou
le technicien ne font ce qu’ils veulent des outils et du matériau4 ». Lorsque le souverain essaie de
manipuler la série par des techniques d’extéro-conditionnement, il y a une « action en retour de la
sérialité sur le souverain5 ». L’institution étatique devra se rendre inerte afin de pouvoir avoir un
impact sur l’inertie des séries dans la société. De même que l’individu doit se produire d’une
façon spécifique afin de pouvoir affecter son environnement matériel, une entité sociale comme
l’État doit se refaçonner en vue de la réalité sociale qu’elle veut contrôler, conduire, manipuler ou
gouverner. L’hétéronomie du pouvoir résulte donc du fait que le pouvoir est un rapport et que
tout acteur doit se produire de telle façon qu’il puisse avoir l’effet souhaité sur son objet ou sur
son opposant – plus précisément, sur la façon dont celui-ci est intégré dans (et médié par) le

1
Ibid., p. 713.
2
Ibid., p. 203.
3
Ibid., p. 717.
4
Ibid., p. 716.
5
Ibid., p. 738.
pratico-inerte. Dès lors, l’acteur est sujet à la loi de son objet dans la mesure même où il veut
affecter ce dernier.
Cette hétéronomie est cruciale si l’on veut comprendre la dynamique qui pousse le groupe à
s’institutionnaliser. L’institutionnalisation vise d’abord à donner au groupe une permanence
temporelle et à contrôler ses forces centrifuges. Toutefois, quand le groupe est en train de devenir
une institution souveraine, l’inertie et la sérialité qui s’établissent en son sein visent aussi à
pouvoir affecter, contrôler et gouverner les séries auxquelles il est confronté dans la société. Le
caractère spécifique de ces ensembles sociaux affectera la nature de l’institution même.

Les contradictions de la souveraineté

Un autre élément du cadre théorique mis en place par Sartre, et nécessaire pour comprendre
son argument machiavélien, concerne le fait que le souverain est confronté à une double
contrainte (« double bind »). Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre décrit en détail
comment le groupe doit s’institutionnaliser afin de se maintenir en vie et d’éviter sa dissolution et
son entière re-sérialisation. Dans ce processus le groupe se différencie intérieurement, opposant
un acteur souverain aux autres membres du groupe qui sont graduellement sérialisés et rendus
passifs. Il s’agit d’un vrai paradoxe dans la dialectique du groupe : le souverain sérialise les
autres membres du groupe en voie d’institutionnalisation, afin de prévenir la chute du groupe
dans la sérialisation. Dans les mots de Sartre :

Le souverain règne par et sur l’impuissance de tous ; leur union pratique et vivante rendrait sa
fonction inutile et d’ailleurs impossible à exercer. Cependant, son opération propre est de lutter
contre l’invasion du groupe par la sérialité, c’est-à-dire contre les conditions mêmes qui rendent
son office légitime et possible1.

Afin d’éviter la dissolution du groupe, le souverain rend inertes les membres du groupe :
chaque membre individuel du groupe devient un fonctionnaire, avec des tâches et des
prérogatives spécifiques, et dont le rapport de séparation vis-à-vis des autres membres passe par
la figure du souverain. En d’autres mots, pour garder les individus activement impliqués dans la
praxis du groupe, le souverain les rend passifs.
La double contrainte qui en résulte pourrait être formulée ainsi. D’un côté, le pouvoir du
souverain dépend de sa capacité à rendre inertes et passifs les autres membres du groupe
institutionnalisé, d’en faire des instruments de sa praxis. Rendant les autres impuissants, il peut
devenir incontestable lui-même. Mais, de l’autre côté, la réussite de la praxis du souverain
dépend de l’activité, de la capacité d’action et donc de la liberté de ses fonctionnaires : il doit
pouvoir les mobiliser et les activer pour atteindre des résultats.
Un élément-clé de l’analyse sartrienne du pouvoir souverain est qu’il n’émerge pas par le
biais d’un consensus actif, mais qu’il est plutôt le résultat de l’impuissance des autres membres
du groupe en voie d’institutionnalisation2. À un certain moment, il devient impossible pour eux
de résister au pouvoir du souverain :

Son pouvoir ne se fonde pas sur l’acceptation (comme acte positif d’adhésion) mais […]
l’acceptation du pouvoir est une intériorisation de l’impossibilité de le refuser3.

1
Ibid., p. 713.
2
Le concept de souverain chez Sartre est donc descriptif, et non pas normatif (cf. Thomas R. Flynn, Sartre and Marxist
Existentialism. The Test Case of Collective Responsibility, Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 119).
3
Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 714.
Pour sa part, le souverain renforce cette impuissance, par la sérialisation et l’extéro-
conditionnement des autres individus qui font partie de l’institution. Ces individus obéissent de
façon sérielle : le souverain réduit leur capacité autonome d’agir et donc leur liberté.
Paradoxalement, l’effet est que le pouvoir du souverain est réduit lui-même : si ces fonctionnaires
sont rendus inertes et passifs, leur capacité d’agir au nom du souverain sera diminuée aussi.
La complexité des rapports et des médiations qui produisent le pouvoir comme indéterminé
est à la base de cette double contrainte. Le groupe institutionnalisé est-il le moyen par lequel le
souverain réalise sa praxis (i. e. son impact dans la société) ? Ou à l’inverse, le souverain est-il le
moyen, pour le groupe, de maintenir sa praxis et d’éviter sa dissolution et sa re-sérialisation ? Il
est « impossible de décider a priori si l’objectivation pratique sera celle du souverain par le
moyen de son groupe ou du groupe par la médiation du souverain1 », écrit Sartre. La « double
contrainte » du pouvoir souverain est l’autre face de cette impossibilité.
Le souverain ne « détient » donc pas simplement le pouvoir : il est lui-même subordonné à
cette configuration complexe d’indétermination, et, en conséquence, il n’est pas complètement
souverain, mais pour utiliser la terminologie de Sartre, seulement « quasi-souverain ». Il se
positionne comme transcendant par rapport au groupe institutionnalisé, mais dans la mesure où
ses décisions doivent être reprises et mises en pratique par les fonctionnaires, il dépend d’eux, il
doit s’adapter à ses instruments humains et il est ainsi entraîné dans l’immanence de l’institution.
Il ne peut rester souverain que tant que l’institution reste opérationnelle et tant que les
fonctionnaires retotalisent sa totalisation pratique. Le souverain n’est rien sans l’institution et les
individus qui en font partie. Mais cela implique que, lorsque ceux-ci sont rendus vraiment inertes
et passifs, « il devient impossible, en effet, à l’homme ou au sous-groupe à demi paralysés qui
sont au sommet, de maintenir en ordre de marche cette pyramide de mécaniques dont chacune
doit faire marcher l’autre2 ». Le processus d’institutionnalisation qui rend le groupe inerte ne
passivise pas seulement les individus qui en font partie, mais sape aussi, en dernière instance, le
pouvoir du souverain et la capacité dynamique de l’institution en tant que telle.

État et société

Cette analyse des rapports paradoxaux et tendus au sein de l’institution vaut aussi pour le
contexte plus général des rapports entre l’institution souveraine (l’État) et les séries dans la
société. L’État gère et gouverne les séries et les rapports entre séries dont la société est composée.
Sartre décrit cette relation de l’État vis-à-vis des sérialités de classe de la manière suivante :

Issu d’une certaine espèce de sérialité (la classe dominante), il lui demeure hétérogène comme à
la classe dominée, puisqu’il constitue sa force sur son impuissance et qu’il se réapproprie le
pouvoir des Autres (classes dominantes) sur les Autres (classes dominées) en l’intériorisant et
en le transformant en droit3.

La double contrainte réapparaît à ce niveau : le pouvoir du souverain, comme agent central


au sein de l’appareil étatique, est fondé sur l’inertie, la passivité et l’impuissance des sujets
sérialisés qui sont incapable de lui résister, tandis que la praxis du souverain dépend de sa
capacité de les mobiliser et dynamiser, par exemple dans un effort de guerre ou afin de réaliser

1
Ibid., p. 713.
2
Ibid., p. 742.
3
Ibid., p. 724-725.
certains objectifs économiques. Le pouvoir de l’État et du souverain résulte de l’impuissance des
séries, mais l’impuissance passive des séries sape la capacité de l’État.
De nouveau, il y a un lien significatif entre cette double contrainte du pouvoir étatique ou
souverain d’un côté, et la configuration « indéterminée » du pouvoir de l’autre. Il est impossible,
par exemple, de déterminer si le peuple est le moyen par lequel le souverain exerce son pouvoir
et réalise sa praxis, ou si le souverain est le moyen de la praxis du peuple. Dans une remarque
significative, Sartre souligne ainsi l’ambiguïté de la phrase « mon peuple » utilisée par le
souverain : elle signifie « aussi bien le peuple qui m’appartient et le peuple auquel
j’appartiens1 ».

La spirale infernale de l’inertie dans une société directoriale

Avec ces outils conceptuels, il devient maintenant possible de démontrer la façon dont la
théorie politique que Sartre développe dans la Critique de la raison dialectique repose
crucialement sur une « hypothèse machiavélienne » et de comprendre l’enjeu de celle-ci. Une
question-clé pour la théorie politique est de savoir comment distinguer la démocratie des régimes
politiques non démocratiques. Ces derniers peuvent adopter différentes formes : totalitarisme2,
gouvernance ou gouvernementalité néolibérale3, technocratie, administration bureaucratique,
logiques consensuelles, etc.4. La Critique de la raison dialectique de Sartre contient le noyau
d’un pareil argument, même s’il reste pour une part implicite. Considérons d’abord l’explication
sartrienne de ce qui pourrait être appelé en termes génériques un « régime bureaucratisé » ou une
« société directoriale » : c’est dans ce cadre qu’apparaît, de la façon la plus claire, « l’hypothèse
machiavélienne ».
Dans le contexte d’une très longue analyse de la dégénérescence du groupe en institution,
Sartre dessine brièvement les contours des rapports entre l’État et la société dans une telle forme
de société non démocratique. Ce régime repose sur des mécanismes d’extéro-conditionnement et
de répression policière. Ce n’est qu’après quelques pages qu’il devient évident qu’il vise en fait
l’Union soviétique. Il s’agit d’une société non conflictuelle en ce que le souverain y détient le
« monopole du groupe5 » et que toute autre formation de groupes y est activement réprimée.
Sartre dessine le rapport, dans une telle société, entre le groupe souverain (le parti-État) et
les collectifs sériels au moyen d’un mécanisme généralisé de production de l’inertie et de la
passivité. Le groupe souverain agit sur les sérialités passives par le moyen de l’extéro-
conditionnement : il « accroît l’inertie des collectifs et gouverne par elle6 ». À cette fin, il repose
sur un ensemble complexe d’appareils, dont seulement les niveaux inférieurs ont un contact
direct avec les masses. À leur tour, ces organes ont été rendus inertes et sont sérialisés par le
souverain qui entend agir par eux sur les séries inertes qui les entourent dans la société. La façon
dont l’État s’organise et se façonne afin de pouvoir travailler sur les séries inertes (ce qui exprime

1
Ibid., p. 714.
2
Claude Lefort, Écrire. À l'épreuve de la politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992 ; Claude Lefort, La Complication. Retour sur le
communisme, Paris, Fayard, 1999.
3
Matthias Lievens, « From Government to Governance. A Symbolic Mutation and Its Repercussions for Democracy », Political
Studies, 63, S1, 2015, p. 2-17 ; Claus Offe, « Governance: An “Empty Signifier” ? », Constellations, vol. 16, n° 4, 2009, p. 550-
562 ; Antoon Braeckman, « Neo-Liberalism and the Symbolic Institution of Society: Pitting Foucault against Lefort on the State
and the “Political” », Philosophy & Social Criticism, vol. 41, n° 9, 2014, p. 945-962.
4
Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000 ; Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Paris,
Seuil, 2005.
5
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 744.
6
Ibid., p. 738.
l’inévitable hétéronomie des rapports de pouvoir) débouche donc sur ce que Sartre appelle une
« double pétrification1 ». Tant les sujets sérialisés que les fonctionnaires d’État sont « pétrifiés »,
ce qui permet au souverain d’éliminer ou de contrôler tout risque de changement ou de
contestation. Le rôle des organes étatiques inférieurs n’est pas d’être des médiateurs politiques
par le biais desquels des demandes ou des mécontentements populaires pourraient être canalisés
vers le souverain. Selon Sartre, cela est exclu par principe. Si la population est entièrement
sérialisée, et si le rôle des organes étatiques est de maintenir cet état sérialisé, il est impossible
aux sujets de formuler des revendications, car cela supposerait déjà l’existence de groupes : ce
n’est qu’au sein d’un groupe qu’on peut transcender un mode de pensée sériel et formuler des
demandes ou des idées politiques.
Si certains besoins sont quand même détectés dans la population sérialisée, ils ne peuvent
être déterminés que « du dehors, en tant qu’ils peuvent être déterminés par les biologistes, les
médecins, etc.2 ». Bien entendu, il peut y avoir de la violence sérielle, des refus, même des
émeutes dans la société, mais celles-ci ne peuvent être interprétées par les organes de l’État que
comme produites par des manipulations d’étrangers ou de meneurs, et non comme des formes
d’authentique mécontentement populaire. Le fonctionnaire d’État ne peut voir la population que
comme série passive, non comme agent politique. La configuration du pouvoir dans cette
situation-limite d’une complète sérialisation est donc entièrement composée de séries et ne peut
être vécue et comprise qu’en termes sériels : la « différence entre le dirigeant local et l’individu
dirigé est presque insaisissable : tous deux sont sérialisés, tous deux vivent, agissent et pensent
sériellement3 ». Leur rapport même se réifie. Le fonctionnaire a été rendu aussi inerte et sériel
que l’objet de son intervention et les deux réifications se renforcent mutuellement.
Les interventions des dirigeants locaux dans la série sont fondées sur des schèmes qui
émergent de la sérialité même : il s’agit de gouverner des choses, d’administrer des individus
réifiés et sérialisés plutôt que de les diriger politiquement en s’engageant par rapport aux
demandes, aux idées ou aux opinions qui émergent d’eux. Toute cette constellation est comprise
et pensée par ces acteurs en termes de lois mécaniques d’extériorité. Par exemple, si un effort est
fait pour élever le niveau de consommation ou pour réduire l’inflation, c’est parce que ces
facteurs sont vus comme des causes mécaniques d’émeutes. Ils ne sont pas interprétés en termes
politiques : il n’est pas question de gérer des divergences politiques, de répondre aux idées et
opinions des sujets, aux finalités de leur praxis.
Comme les fonctionnaires d’État extéro-conditionnent et manipulent l’inertie des séries, ils
deviennent eux-mêmes l’objet d’extéro-conditionnement et de manipulation par les échelons
supérieurs. Au sein de la bureaucratie, qui représente le stade suprême du processus
d’institutionnalisation du groupe, « l’humain » est donc totalement supprimé, « sauf en un point
infinitésimal au sommet », dont la souveraineté est soutenue par « l’impuissance des masses4 ».
Seul le souverain n’est donc pas entièrement paralysé, car il n’y a pas de niveau supérieur
qui peut le transformer en chose. Toutefois, même lui devient « inorganique par en dessous5 ». Le
système est donc presque entièrement composé d’individus qui sont pétrifiés et qui se pétrifient.
Sartre vise à démontrer que cela conduit à ce résultat : de facto, « l’impuissance des masses
devient l’impuissance du souverain6 ». Cela constitue même un danger pour l’État. L’inertie des

1
Ibid., p. 739.
2
Ibid. (les italiques sont de Sartre).
3
Ibid., p. 740.
4
Ibid., p. 741-742.
5
Ibid., p. 741.
6
Ibid., p. 742.
masses maintient le fonctionnaire d’État dans son état inerte, et fait qu’il est incapable de prendre
des initiatives politiques ou d’agir comme le transmetteur de demandes populaires vers le
souverain. Le fonctionnaire a peur de ses supérieurs, mais il est aussi pris dans une relation
sérielle de méfiance vis-à-vis de ses collègues : chacun reste inerte et passif, anticipant et
escomptant une attitude inerte et passive chez les autres. Au moment où des regroupements
populaires se manifestent par en bas (ce qui est très difficile en raison de la sérialisation et de
l’extéro-conditionnement, mais jamais entièrement exclu, puisque ontologiquement, les individus
restent libres), il est déjà trop tard : le souverain ne sera jamais capable de les détecter à temps et
de les interpréter correctement.

De la police à la politique

L’impuissance sérielle soutient la souveraineté et la paralyse en même temps : voilà le cercle


vicieux. Mais il y a aussi une autre possibilité, même si elle est fragile : le conflit des groupes
peut opposer à cette spirale négative un cercle vertueux. Retraçons les différentes étapes de
l’argument de Sartre en détail.
Lorsqu’il y a lutte de classes dans la société, argumente Sartre :

[L]a tension qui règne entre les classes, les luttes partielles, plus ou moins organisées, les
groupements – comme dissolution en cours des sérialités – obligent les « pouvoirs publics » à
une action plus complexe, les mettent en face de communautés – fussent-elles éphémères – qui
contestent le souverain1.

Confronté à un autre type de sujet, non sériel, le souverain doit se reconfigurer afin d’être
capable d’exercer du pouvoir sur lui. Il devra développer « une praxis souple et vivante » par
rapport aux groupes en fusion émergents, ce qui « empêchera la constitution du souverain sous sa
forme la plus bureaucratisée, c’est-à-dire sous sa forme policière2 ». Ce n’est que dans des
conditions de séparation sérielle que la police peut devenir toute-puissante, car elle représente la
forme extrême de la « pétrification » des fonctions souveraines. En revanche :

[D]ans une société « à chaud » comme dit si bien Lévi-Strauss, c’est-à-dire où les luttes de
classes sont – sous toutes les formes – perpétuellement vivantes contre le statut de sérialité
(chez les opprimés et chez les oppresseurs), la conduite du souverain sera une politique ; la
force répressive, toujours à l’arrière-plan, sera moins utilisée que les antagonismes (l’extéro-
conditionnement disparaît partiellement, se retrouve sous sa forme classique : diviser pour
régner), tactique et stratégie doivent être élaborées par des appareils et la circulation de la
souveraineté doit être assurée dans les deux sens3.

Ce passage est très riche et significatif, même si Sartre ne le développe pas en détail. La clé
en est la distinction entre la police (qui est une figure centrale du régime bureaucratique non
démocratique) et la politique (qui est un type de praxis dans une situation caractérisée par la
présence d’une pluralité de groupes)4. Confronté au bouillonnement des groupes, le pouvoir

1
Ibid.
2
Ibid.
3
Ibid. Les italiques sont de Sartre.
4
Cette distinction féconde appelle à un dialogue avec la théorie politique de Jacques Rancière, qui lui aussi distingue la politique
et la police. Le rapport entre ces deux auteurs reste sous-étudié et, lorsqu’il est abordé, la Critique de la raison dialectique n’est
pas au centre de l’attention. Cf. par exemple : Devin Zane Shaw, « The Nothingness of Equality: the “Sartrean Existentialism” of
Jacques Rancière », Sartre Studies International, vol. 18, n° 1, 2012 ; Christina Howells, « Rancière, Sartre and Flaubert from the
souverain ne peut plus traiter ses fonctionnaires comme s’ils étaient des choses. Il devra leur
donner des pouvoirs et la capacité d’agir en tant que médiateurs politiques qui peuvent prendre
des initiatives politiques. Alors ces fonctionnaires ne sont plus des gestionnaires passifs, mais des
agents politiques qui savent développer une réceptivité vis-à-vis des revendications et des
demandes populaires, et qui sont aptes à prendre part eux-mêmes au jeu politique.
Sartre se réfère particulièrement au conflit de classe, même si son analyse est en principe
valable pour tout type de conflit entre groupes qui défient un État bureaucratique ou non
démocratique. Ce conflit oblige l’État à affirmer son autonomie par rapport aux forces sociales,
plus particulièrement vis-à-vis de « la classe dominante qui le produit et le nourrit (le paye)
comme son appareil1 ». L’État « est une détermination de la classe dominante », écrit Sartre dans
un autre passage, mais c’est la lutte de classe qui conditionne cette détermination : cette lutte peut
contraindre l’État à se positionner au-dessus des forces sociales, à s’affirmer comme la négation
du conflit ou à se présenter « aux classes dominées comme leur garantie2 ». Sartre souligne qu’il
ne s’agit pas d’une simple mystification, mais que l’État, même s’il reste fondamentalement de
nature bourgeoise, peut se produire véritablement « comme national », en prenant « de
l’ensemble social – et dans l’intérêt des nantis – une vue totalisante3 ». C’est le conflit social qui
le pousse dans cette direction.
Toute cette analyse est parfaitement machiavélienne et de grande portée en ce qui concerne
la pensée de la démocratie (et du socialisme démocratique). La critique de l’État en tant que
détenteur du « monopole du groupe » vis-à-vis des séries passives est tranchante : une telle
société ne peut être libre, pas plus qu’elle n’est capable de mobiliser les énergies populaires et de
générer le pouvoir collectif nécessaire pour se défendre contre des forces hostiles étrangères.
Sartre développe cette analyse en vue « d’une débureaucratisation, d’une décentralisation,
d’une démocratisation » de l’Union soviétique4. Il est à souligner, toutefois, que la logique de son
argument implique que, fondamentalement, le souverain ne peut résoudre le problème d’en haut.
Il peut limiter la nature répressive de ses interventions, mais en dernière instance, la solution
devra venir d’en bas, par la formation libre de groupes et par le conflit des groupes. La vie
politique d’un État et, plus largement, d’une société, dépend fondamentalement de l’émergence
de groupes populaires à l’extérieur de et contre l’État.
Ainsi, un peu comme dans l’histoire du baron de Münchhausen, les groupes sont appelés à
créer eux-mêmes les conditions de la libération de leur propre liberté. Vu la condition initiale de
sérialisation, il n’est pas surprenant que, pour Sartre, la formation de groupes est un événement
au sens le plus fort du terme, un véritable saut ou une « apocalypse ». Une fois qu’une telle
dynamique est déclenchée, elle peut générer un cercle vertueux. Du moins l’analyse sartrienne
contient-elle une série d’éléments qui justifient une telle interprétation. Le conflit de groupes
contraint l’État à devenir « politique » et à arrêter d’intervenir en société uniquement par le
moyen de l’extéro-conditionnement. Une fonction cruciale de l’extéro-conditionnement est
« d’élever perpétuellement le seuil à franchir pour effectuer un regroupement5 ». Si l’État est
contraint de développer d’autres pratiques, plus politiques, ce seuil est donc abaissé. Ceci peut
faciliter encore le desserrement de liaisons sérielles et la formation de nouveaux groupes,

Idiot of the Family to the Politics of Aesthetics », Symposium: Canadian Journal of Continental Philosophy/Revue canadienne de
philosophie continentale, vol. 15, n° 2, 2011.
1
Ibid., p. 743.
2
Ibid., p. 723.
3
Ibid., p. 724. L’État est ainsi contraint à prendre en compte un « intérêt général » (cf. Grégory Cormann, « Le problème de la
solidarité : de Durkheim à Sartre », Études sartriennes, n° 10, 2005, p. 109).
4
Ibid., p. 745.
5
Ibid., p. 739.
renforçant ainsi la dynamique politique. Une dialectique de la libération de la liberté à plusieurs
niveaux peut ainsi se déclencher. L’appareil étatique même sera transformé à la suite de cette
dynamique : dans un contexte secoué par le conflit de groupes, la liberté est graduellement
libérée même au sein de l’institution étatique, ce qui ouvre un espace de démocratisation.
Une large partie de la Critique de la raison dialectique est occupée par une description de la
transformation du groupe en institution. Alors qu’au sein du groupe en fusion, il y a une
circulation libre et vivante des « tiers régulateurs », dans le processus d’institutionnalisation, cette
circulation est « bloquée » : une figure souveraine se différencie des autres membres du groupe-
institution et l’opposition qui en résulte s’achève dans la bureaucratie. Or, la conflictualité sociale
a la capacité de faire circuler la souveraineté de nouveau « dans les deux sens1 ». Le conflit peut
donc, dans une certaine mesure, aider à desserrer le « blocage » de la circulation de tiers. Le
souverain est maintenant obligé de reconnaître sa dépendance envers ses fonctionnaires, de leur
attribuer une marge de liberté et d’accepter entièrement son statut seulement « quasi-souverain ».
La conflictualité contraint donc l’institution souveraine à se reconstruire et se repositionner sur le
continuum entre le groupe en fusion et l’institution. Elle impose une relative
désinstitutionalisation et redynamise la circulation de la fonction du tiers régulateur, ce qui
constitue le noyau d’un processus de démocratisation. Plus l’institution adopte des caractères
d’un groupe, plus ses membres (et ses sujets) iront vers l’activation de leur liberté.

De Machiavel à Sartre : repenser la démocratie

La nature « machiavélienne » de l’argument de Sartre est évidente. À première vue, il


semble que Sartre réitère seulement quelques aspects de l’argument machiavélien original.
Toutefois, il fait avancer cet argument de façon décisive. L’argument de Machiavel misait surtout
sur l’établissement de contrepouvoirs et de contrôles sur le pouvoir : les nobles doivent alors
restreindre leurs ambitions, l’État doit chercher des bases de légitimité parmi les couches sociales
populaires, un système de « checks and balances » s’établit.
Sartre va plus loin. L’élément clé de son univers théorique est qu’au-delà des clivages de
classe, il y a une ligne de démarcation plus fondamentale entre la libre praxis et le pratico-inerte.
La formation de groupes n’établit pas seulement des contre-pouvoirs qui peuvent restreindre le
pouvoir d’État ou des classes dominantes. Elle est capable de modifier toute la configuration de
ces deux pôles et de déclencher une dynamique de libération à tous les niveaux de la totalisation
sociale. En effet, la formation de groupes et leur conflictualité produisent un changement dans
l’économie même du pouvoir. Leur effet tendanciel est de substituer aux formes de médiation via
la matière ouvrée inerte (de l’objectivité qui constitue les séries dans la société jusqu’aux
appareils d’État) des rapports sociaux médiés par des êtres humains. L’institution souveraine
devra ré-adopter, même si c’est de façon limitée et graduelle, des caractères du groupe
authentique, qui se fonde sur des rapports de réciprocité humainement médiés et sur la circulation
vivante des tiers régulateurs. Du côté de la société, les sujets sérialisés auront une possibilité plus
grande de se libérer de leurs chaînes sérielles et de transcender les médiations inertes.
Un deuxième point fort de l’argument de Sartre est qu’il permet d’aller au-delà de l’analyse
machiavélienne du conflit de classes en termes d’un conflit asymétrique entre « désirs ». Il est
impossible d’analyser ici en détail l’approche sartrienne du conflit de classes. Il suffit de
souligner que Sartre comprend, lui aussi, cette lutte comme étant asymétrique, mais une telle
asymétrie, plutôt qu’être ancrée dans des désirs, s’enracine dans des praxis opposées : d’un côté,

1
Ibid., p. 742.
les travailleurs qui essaient de rompre leurs chaînes pratico-inertes et, de l’autre, la bourgeoisie
qui veut maintenir ces médiations inertes. En ce sens, l’impact dissolvant de la conflictualité
sociale sur l’inertie n’a pas seulement un potentiel démocratique, mais représente aussi une
menace pour la bourgeoisie. Le désir « négatif » de la plèbe machiavélienne devient une
dynamique de libération qui dissout l’inertie chez Sartre. L’avantage de cette théorisation est
qu’elle permet aussi une liaison, par la notion du pratico-inerte, avec des analyses concrètes de
formes d’inertie historiquement et socialement différenciées, comme des modes de production.
En conclusion, il faut souligner que l’argument de Sartre présente un côté radical. Le cercle
vertueux ne semble pas avoir de limites principielles : en dernière instance, le conflit de groupes
peut saper les conditions même de l’institutionnalisation de l’État. Dès lors, il ouvre la possibilité
d’une forme de démocratie véritablement « sauvage », dont les ambivalences semblent cependant
rester impensées par Sartre1.

Matthias LIEVENS
Katholieke Universiteit Leuven

1
Il faut noter que, avant son usage par Claude Lefort et Miguel Abensour (cf. supra, note 10), la notion de « sauvage » a été
utilisée par Sartre lui-même. Dans La Cérémonie des adieux, par exemple, de Beauvoir et Sartre parlent de la « France sauvage »,
celle des émeutes et résistances par en bas. En outre, On a raison de se révolter, le recueil de conversations de Sartre avec
Philippe Gavi et Pierre Victor, a été publié dans une série de Gallimard appelée « La France sauvage ». Dans « Les communistes
et la paix », Sartre évoque la « souveraineté sauvage du peuple », une forme de délégation des pouvoirs publics qui s’exerce par le
biais de manifestations de rue (« Les communistes et la paix », dans Situations, VI, Paris, Gallimard, 1964, p. 165).
Processus et histoire chez Sartre et Lukács

« Le concept central des deux sciences vraiment nouvelles de l’époque moderne, la science
naturelle et l’historique, est le concept de processus, qui est fondé sur une expérience humaine :
celle de l’action1 ». Ce constat, formulé par Hannah Arendt en 1958, fait du concept de processus
un point majeur d’articulation entre connaissance de la nature et connaissance de l’histoire, au
point de constituer un élément clef de l’histoire des idées du XIXe siècle2. Mais la question garde
toute son actualité dans le contexte de la fin des années 1950. Le concept de « processus » hante
en effet nombre de débats philosophiques et politiques depuis le début du XXe siècle, notamment
en raison de la place qu’il occupe dans les textes de Marx et d’Engels, puis au sein du
matérialisme dialectique ainsi que dans les textes canoniques du marxisme-léninisme3 – au point
que l’expression même de « processus historique » en vient à fonctionner comme un syntagme
marquant une adhésion à la fois théorique et politique au diamat.
On peut alors comprendre que des penseurs qui s’inscrivent dans la tradition marxiste tout en
aspirant à produire une critique du stalinisme et de la conception de l’histoire dont il s’est nourri
se soient intéressés à la question de la processualité. La réflexion sur le concept de processus
présente en effet un double enjeu : elle appelle, d’une part, une confrontation politique avec
l’histoire de la stalinisation du marxisme, et, d’autre part, une interrogation sur la capacité du
concept de processus à rendre raison de la complexité, de l’unité et du sens de la réalité
historique. La question de savoir si la réalité, le monde social et l’histoire peuvent être
appréhendés comme des processus présente donc une signification aussi bien philosophique que
politique. Or, c’est bien une telle interrogation que l’on trouve à l’œuvre, quoique sous des
modalités différentes, dans la Critique de la raison dialectique4 de Jean-Paul Sartre et dans
l’Ontologie de l’être social5 de Georg Lukács.
Les réflexions lukácsiennes et sartriennes sur la processualité s’inscrivent chacune dans des
cadres méthodologiques fort différents : si Sartre, nourri par un héritage phénoménologique et
existentialiste, fait de l’expérience critique la pierre de touche de ses analyses, Lukács, quant à
lui, entend construire une théorie des catégories de l’objectivité et de l’être social qui parviendrait
à concilier l’historicité et le statut ontologique de ces catégories. Pourtant, et bien que l’Ontologie
de l’être social soit légèrement plus tardive que la Critique de la raison dialectique6 (la première
étant rédigée entre 1964 et 1971, la seconde entre 1957 et 1960), toutes deux ont en commun
d’être élaborées durant une période de critique du stalinisme ouverte par la répression soviétique

1
Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 297.
2
Le terme de « processus », courant dans les sciences naturelles du XIXe siècle, est présent chez Darwin (qui pense l’évolution
des espèces comme un processus historique) et se généralise avec les débats sur l’évolutionnisme.
3
Le concept philosophique de « processus », d’ascendance hégélienne, est omniprésent dans les textes de Marx comme
d’Engels ; il tend ensuite à devenir un élément de langage du marxisme-léninisme.
4
Sartre, Critique de la raison dialectique (précédé de Questions de méthode), t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris,
Gallimard, 1985 (désormais CRD, I) et Critique de la raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard,
1985 (désormais CRD, II).
5
Pour les parties disponibles en traduction française : Georg Lukács, Prolégomènes à l’ontologie de l’être social, Paris, Delga,
2009 (désormais Prolég.) ; Georg Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail, la reproduction, Paris, Delga, 2011 (désormais
OES, 1), et Georg Lukács, Ontologie de l’être social. L’idéologie, l’aliénation, Paris, Delga, 2012 (désormais OES, 2). Pour la
partie I, non traduite, nous renvoyons à l’édition des Georg Lukács Werke, volume 13 : Georg Lukács, Zur Ontologie des
gesellschaftlichen Seins, 1. Halbband, Darmstadt und Neuwied, Luchterhand Verlag, 1984 (désormais GLW, 13).
6
Entre 1964 et 1968 (OES), puis entre 1968 et 1971 (Prolég.).
de 1956 en Hongrie et les suites du XXe Congrès du PCUS1. Et surtout, Sartre et Lukács se
livrent chacun à un travail majeur de redéfinition du concept de processus – un travail qui se
déploie de façon tantôt explicite et thématisée, tantôt souterraine, mais dont l’existence même et
les modalités restent encore peu étudiées2. Aborder les liens entre Sartre et Lukács sous l’angle
de la réflexion de la processualité nous permettra de faire surgir des affinités conceptuelles elles-
mêmes relativement peu analysées3, et qui sont d’autant plus inattendues qu’aucun dialogue
direct n’a nourri l’écriture de l’Ontologie de l’être social et de la Critique de la raison
dialectique4.
Sans prétendre aucunement dresser une liste exhaustive des points de comparaison possibles
entre les deux livres, nous nous proposons de montrer que la réélaboration du concept de
processus, chez Sartre comme chez Lukács, fonctionne comme un élément central, non seulement
du dispositif de retournement critique du marxisme contre sa version stalinienne, mais en outre de
l’entreprise de fondation non dogmatique d’une connaissance de l’histoire. Le concept de
processus, examiné à la lumière d’une hypothèse de lecture qui lui donne une centralité
relativement inédite, se révélera comme la face obscure et méconnue du concept de praxis et,
plus précisément, comme l’envers matériel et objectif dont la praxis ne peut être séparée : nous
verrons que la forme et le sens de l’histoire ne peuvent être saisis que par le jeu de ses deux faces
inséparables, celle de la praxis et celle du processus. Par une enquête d’ordre avant tout
conceptuel, nous procéderons à l’examen de la réflexion sartrienne sur la processualité dans la
Critique de la raison dialectique, puis de la démarche lukácsienne dans l’Ontologie de l’être
social, pour enfin esquisser une analyse des acquis et des divergences de leurs approches de la
processualité de l’histoire humaine.

La construction sartrienne du processus historique

La Pravda énonce en 1947 que « l’existentialisme ignore le processus historique5 », preuve


parmi d’autres du caractère bourgeois de cette philosophie. Pourtant, Sartre commence à
employer l’expression de « processus historique » dès la rédaction des Cahiers pour une morale
(1947-1948), tandis que son intérêt pour la question de l’histoire ne fait que s’accroître6. Mais
c’est surtout dans la Critique de la raison dialectique que la processualité devient elle-même un
thème de réflexion, et, corrélativement, que le concept de processus fait l’objet d’une
1
Voir, sur Sartre, Emmanuel Barot (dir.), Sartre et le marxisme, Paris, La Dispute, 2011 ; et sur Lukács, Nicolas Tertulian,
« Georg Lukács et le stalinisme », Les Temps Modernes, n° 563, juin 1993, p. 1-45.
2
C’est tout particulièrement le cas concernant Sartre : le concept de « processus » n’a pas encore, à notre connaissance du moins,
fait l’objet d’une étude précise. La question de la processualité chez Lukács commence en revanche à recevoir de l’attention au
sein de la littérature secondaire. Cf. Frédéric Monferrand, « Genèse et complexité : les deux ontologies de Georg Lukács », Actuel
Marx, n° 62, 2017, Paris, PUF, p. 140-153.
3
On insiste généralement sur l’écart entre Sartre et les positions lukácsiennes postérieures à Histoire et conscience de classe
(1923), notamment en renvoyant à la critique de l’existentialisme formulée par ce dernier en 1948 (cf. Georg Lukács,
Existentialisme ou marxisme, Paris, Nagel, 1948).
4
La rédaction des deux tomes de la CRD est antérieure à la publication de l’OES, et les deux auteurs ont eu peu de contacts à la
fin des années 1950 (cf. István Mészáros, The Work of Sartre. Search for Freedom and the Challenge of History, New York,
Monthly Review Press, 2011, p. 231) ; on sait par ailleurs que Lukács n’a pas travaillé de façon approfondie la CRD. L’intérêt
d’une mise en perspective des deux ouvrages a cependant déjà été souligné : cf. Eustache Kouvelakis et Vincent Charbonnier
(dir.), Sartre, Lukács, Althusser. Des marxistes en philosophie, Paris, PUF, 2005 (voir en particulier le texte de Nicolas Tertulian,
« L’intelligibilité de l’histoire », p. 63-77) ; cf. Vincent Charbonnier, « Sartre et Lukács : des marxismes contradictoires ? », dans
Emmanuel Barot (dir.), op. cit., p. 159-178.
5
Le 8 février 1947, par un article de La Gazette de Lausanne, Sartre réagit à l’accusation de la Pravda par un texte qui tourne en
dérision le « processus historique » qu’on lui reproche de négliger (cf. Michel Contat et Michel Rybalka, Les écrits de Sartre,
Paris, Gallimard, 1970, p. 677-679).
6
Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 42 sqq., et p. 472-475.
réélaboration explicite. Car la question de la processualité occupe une place centrale dans
l’architecture complexe de l’ouvrage : c’est notamment en redéfinissant les modalités de
l’utilisation du concept de processus que Sartre critique le matérialisme dialectique ; c’est aussi
en réfléchissant sur la processualité caractérisant toute réalité humaine qu’il approfondit sa
conception de la praxis et parvient à faire droit au caractère transformateur de celle-ci aussi bien
qu’à son historicité et ses conditionnements ; enfin, c’est en s’interrogeant sur la processualité
spécifiquement historique qu’il reformule la question classique du sens et de l’unité de l’histoire.
Il est vrai que la diversité des usages sartriens du terme de processus rend délicate toute
tentative de dégager immédiatement un concept univoque de processus. Le terme intervient en
effet le plus souvent sans justification et pour désigner des réalités différentes : phénomènes
naturels, modalités de l’action individuelle ou collective, phénomènes sociaux et historiques.
Cette diversité d’usage a sans doute contribué à ce que les enjeux de la réflexion sartrienne sur la
processualité n’aient pas encore été pleinement mis en lumière1. Néanmoins, un examen
approfondi de la langue et du mouvement conceptuel de la Critique de la raison dialectique
permet de mettre au jour un travail continu, quoique parfois tortueux, qui part d’une
compréhension négative et critique du processus pour en réélaborer progressivement un concept
positif. Au fil des trois livres (ou des deux tomes), entrent ainsi en scène différentes figures de la
processualité, qui s’articulent de façon dynamique et nous conduisent, au terme des deux
premiers livres2, jusqu’au niveau du processus historique.

1. Figures de la processualité

La première de ces figures consiste dans les processus physico-chimiques. Sartre utilise en
effet souvent le terme de « processus » pour évoquer ces « transmutations d’énergie3 » ou ces
changements d’états de la matière que les sciences de la nature quantifient et dont elles
établissent les régularités. Qualifier un phénomène naturel de processus, c’est lui reconnaître un
caractère dynamique, mais ce dynamisme reste limité, car les éléments matériels qui traversent
ces changements d’états restent partes extra partes et en eux-mêmes inertes ; le processus
physico-chimique résulte du fait que des éléments matériels sont affectés passivement par leur
milieu externe. Ce modèle des transformations physico-chimiques contribue à donner au terme de
processus une première signification générale : un processus serait, au premier titre, un
changement à la fois linéaire, au sens où il s’agirait d’une succession de termes dont chacun est
strictement déterminé par le précédent, et unidimensionnel, au sens où l’effet y serait de même
échelle que sa cause et correspondrait seulement à une réorganisation des éléments présents au

1
Florinda Cambria, dans La matière de l’histoire, fait du concept de processus un élément mineur, et ce par différence avec quoi
la praxis doit être pensée ; elle laisse ainsi inexpliquée une grande partie des usages que Sartre fait de ce concept. Cf. Florinda
Cambria, La matière de l’histoire, Paris, Mimésis, 2013, p. 40-41 et p. 89. L’ouvrage éclairant de Hadi Rizk fait quant à lui un
certain nombre de remarques relatives à la dimension processuelles de la praxis, sans thématiser pour autant la question de la
processualité (cf. Hadi Rizk, Individus et multiplicités, Paris, Kimé, 2014). L’importance du thème de la processualité pour la
façon dont l’histoire est conçue dans la CRD a été quelques fois soulignée, notamment par Fredric Jameson dans le cadre d’une
réflexion sur la dialectique qui mobilise largement le concept de processus ; cf. Fredric Jameson, Valences of the Dialectic,
London, Verso, 2009, notamment chap. 8. Pour la lecture jamesonienne de Sartre, je renvoie, dans le présent volume, au texte de
Hervé Oulc’hen, « Comment cartographier une totalité ? Le “marxisme tardifˮ de Fredric Jameson ».
2
À la fin du premier tome de la CRD, nous accédons au « lieu de l’histoire », comme l’indique le titre de la dernière section du
livre II (section B de l’édition de 1985).
3
CRD, II, p. 282.
début du processus1. L’étude et la quantification de tels processus est cohérente avec la démarche
positiviste et la rationalité analytique des sciences de la nature, puisque le point d’arrivée du
processus physico-chimique est toujours strictement décomposable en la somme de ses éléments.
Un problème, pour Sartre, apparaît toutefois lorsqu’on importe dans le champ des sciences
humaines et sociales un concept de processus forgé à partir des sciences naturelles et pour l’étude
des phénomènes physico-chimiques. Procéder à une telle transposition, c’est penser sur le modèle
d’un lien mécanique d’extériorité2 ce qui, dans les termes de la Critique de la raison dialectique,
doit être compris comme un lien dialectique d’intériorité ; c’est donc manquer ce qui distingue la
logique non dialectique d’un phénomène naturel, matériel et inerte – une logique d’addition ou de
sommation – et la logique dialectique de la réalité humaine, qui présente toujours une dimension
pratique et active – une logique de totalisation.
Une seconde figure de la processualité apparaît avec la question du « pratico-inerte3 », qui
désigne la façon dont l’ensemble matériel inerte, une fois mis en mouvement et configuré par
l’action humaine, se retourne contre cette action et entrave les fins qu’elle poursuit en lui
imposant de nouvelles conditions et contraintes. Le pratico-inerte se manifeste par la genèse de
contre-finalités qui exercent une « action passive4 », c’est-à-dire une action portée par une
matérialité en elle-même inerte mais qui se trouve dynamisée par l’absorption de la praxis qui
s’est objectivée en elle. En tant qu’il entraîne une négation de la dialectique de la praxis, le
pratico-inerte correspond au moment de l’« antidialectique5 » ; en cela, il se distingue bien du
mouvement non dialectique des simples processus physico-chimiques.
L’un des exemples privilégiés par Sartre pour expliciter le pratico-inerte est celui du
déboisement réalisé par les paysans chinois en vue de la conquête de nouveaux sols cultivables :
la disparition des arbres (qui protégeaient auparavant les plaines du vent et du ruissellement de
l’eau) produit des inondations massives qui rendent la culture des terres impossible6. Or, dans ce
cas, la processualité semble désigner un phénomène qui, en premier lieu, n’est pas strictement
linéaire, c’est-à-dire qui ne repose pas sur une simple détermination de l’effet par la cause. On
retrouve en effet, au cœur du processus pratico-inerte, le mouvement de projection et de
temporalisation de la praxis : ce n’est que parce que les sols sont déboisés pour augmenter les
parcelles cultivables qu’il y a contre-finalité. De plus, le mouvement du pratico-inerte est
pluridimensionnel en ce sens qu’il surgit au croisement d’une pluralité de praxis individuelles et
correspond lui-même à un phénomène à grande échelle : la contre-finalité qui vient entraver
l’effort de chaque paysan individuel dépasse de beaucoup les effets de ses propres actions
individuelles. Il s’agit, enfin, d’un processus synthétique, car irréductible à une somme
d’éléments : le pratico-inerte n’est pas ici le résultat de l’addition d’un état du territoire d’une part
(les processus physico-chimiques en lesquels consistent l’écoulement des eaux et la croissance
des plantes) et d’une fin poursuivie par les habitants d’autre part, mais c’est le mouvement par
lequel la transformation du territoire, qui n’est d’abord qu’un moyen, génère des effets (en
l’occurrence, des processus physico-chimiques) qui entravent la fin poursuivie, entraînant ainsi
une redéfinition des moyens à mettre en œuvre pour la satisfaction de cette fin.

1
Par exemple, dans le cas d’une réaction chimique comme la transformation du carbone (C) en dioxyde de carbone (CO2), qui
s'obtient par la combustion complète du carbone en présence du dioxygène (O 2), un même nombre d’atomes est présent avant et
après la réaction.
2
CRD, I, p. 284.
3
Ibid., section C.
4
Ibid., p. 234.
5
Ibid., p. 425.
6
Sartre s’inspire ici directement d’Engels (cf. Friedrich Engels, La Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1952, p.
180-181) et évoque le « processus […] des terribles inondations chinoises », CRD, I, p. 273.
Ce second usage du concept de processus n’est pas simplement en rupture avec le premier
(processus physico-chimique) : il intervient à la fois sur son contenu et son statut. On pourrait
penser que le processus pratico-inerte comprend en lui le processus physico-chimique au sens où
ce dernier serait l’élément matériel et inerte du pratico-inerte. Pourtant, la matière mise en jeu
dans le pratico-inerte est toujours de la matière ouvrée, c’est-à-dire une matière travaillée,
marquée par le monde humain1 ; elle est donc déjà plus qu’une suite de processus physico-
chimiques. Le pratico-inerte n’est pas la juxtaposition d’un élément pratique et d’un élément
inerte, car il s’agit d’un concept dialectique, c’est-à-dire un concept dont la signification est
irréductible aux significations cumulées de ses éléments.
Une troisième figure de la processualité intervient avec la sérialité2. Sous le concept de
sérialité, Sartre pense un certain mode de structuration de la praxis : celui d’une succession
ordonnée de praxis individuelles, dont la règle est que chaque membre de la succession est
déterminé par l’altérité et par l’extériorité. Sartre étudie la sérialité au moyen d’exemples de ce
qu’il qualifie bien de processus sériel3, entendu ici comme un « développement orienté mais
provoqué par une force d’extériorité4». Comme on le voit grâce à l’analyse sartrienne de la
Grande Peur de 17895, le caractère orienté du processus vient du fait que cette règle de
structuration de la praxis qu’est la sérialité tend à produire des conduites homogènes par
propagation, bien qu’il n’y ait pas de fin concertée suivie par chaque individu. Le processus sériel
présente un lien explicite avec les processus pratico-inertes6, puisqu’il se caractérise notamment
par l’extériorité des déterminations pesant sur la praxis ; et on pourrait faire l’hypothèse que les
praxis, en devenant un processus sériel, se font ici elles-mêmes pratico-inertes, au sens où le
fonctionnement comme pratico-inerte (renversement des conséquences de l’action en
conditionnements et entraves extérieurs à sa poursuite) revient non plus à l’ensemble matériel,
mais à la praxis elle-même, à travers le rapport de chaque praxis à la multiplicité des autres
praxis.
Ces trois figures de la processualité sont mobilisées par Sartre pour forger l’idée de « praxis-
processus », qui désigne le mode d’être de la praxis commune ou de l’action du groupe en tant
qu’elle est « à la fois une action et un processus7 ». Ici encore, le caractère processuel semble à
première vue renvoyer à la dimension de passivité et d’inertie qui marque la praxis commune dès
lors qu’on la saisit de l’extérieur et qu’on l’objective, comme dans le cas de la ruse de guerre8.
Mais ce serait de nouveau se limiter à une approche analytique du concept examiné, c’est-à-dire
procéder à une décomposition abstraite de la praxis-processus en deux déterminations, l’une
active et motrice, l’autre passive et inerte. Le côté processuel de la praxis-processus nous semble
plutôt renvoyer au pratico-inerte, dont on a vu qu’il formait déjà une synthèse entre l’activité
motrice de la praxis humaine et la passivité inerte de l’ensemble matériel – cet ensemble matériel
étant déjà, en lui-même, une matérialité ouvrée, c’est-à-dire pénétrée de praxis. Si le pratico-
inerte est une réalité de type synthétique, la praxis-processus l’est donc à plus forte raison : la
logique de sa composition n’est pas réductible à une addition de ses éléments, ni même au
résultat d’une interaction dynamique entre deux entités hétérogènes et contradictoires. Le

1
CRD, I, p. 290.
2
Ibid., Livre I, section D.
3
À titre d’exemple : ibid., p. 315.
4
Ibid., p. 410. Les italiques sont de Sartre.
5
Ibid., p. 405.
6
La définition de l’« Idée processus » renvoie explicitement au pratico-inerte (ibid., p. 406).
7
Ibid., p. 638.
8
Ibid., p. 345.
caractère synthétique du concept de praxis-processus est souligné par Sartre à diverses reprises.
Ainsi, à propos de l’étude du processus de production capitaliste :

La surexploitation comme processus pratico-inerte n’est [pas] autre chose que l’oppression
comme praxis historique se réalisant, se déterminant et se contrôlant dans le milieu de l’activité
passive1.

Si la praxis-processus semble bien présenter deux pôles (celui, processuel, de l’exploitation


et celui, pratique, de l’oppression), ces pôles ne constituent pas deux réalités distinctes en
interaction, mais deux déterminations d’une même réalité prise sous des faces différentes.
Enfin, l’analyse de la praxis-processus, quatrième des figures de la processualité que nous
avons distinguées jusqu’ici, est le support d’une réflexion sur la « totalisation
d’enveloppement qu’est le processus historique2 ». La « totalisation d’enveloppement » – un
concept qui apparaît dans le second tome de la Critique de la raison dialectique et devait
constituer l’un de ses points d’achèvement – semble pouvoir être comprise comme une praxis-
processus3 de large échelle, telle qu’en elle se totalise un ensemble social ou une société entière.
Cette totalisation est une « totalisation sans totalisateur ou totalisation détotalisée4 », c’est-à-dire
une totalisation qui s’opère sans être initiée par un sujet lui-même unifié à la façon de l’individu
concret qui supporte toute praxis individuelle. L’ensemble socio-historique présente en effet une
tendance à l’unification des praxis individuelles et collectives, qui se produit sous l’effet des
déterminations progressivement homogènes pesant sur ces praxis et que celles-ci forgent
constamment (selon le mode de fonctionnement de toute praxis-processus) ; le sens de chacune
de ces praxis renvoie à la singularité de l’ensemble socio-historique dans lequel elles s’inscrivent
et qui trouve en elles sa propre consistance. Le caractère unitaire de la société s’exprime dans le
fait que cette singularité idiosyncrasique s’incarne dans chaque élément et événement, les
caractéristiques de l’ensemble social s’y trouvant condensées. L’individu souverain, tel Staline
pour la société soviétique des années 1940, constitue le point culminant de cette incarnation, dans
la mesure où, en lui, coïncident « la totalisation souveraine et la singularité d’un individu5 » : les
caractéristiques singulières de Staline, qui sont partiellement exigées par la situation historique et
contribuent à la déterminer, renvoient à la structure de la société soviétique toute entière.
Si l’historicité générale des réalités humaines6 ne fait aucun doute dans un monde régi par la
rareté, en revanche, qu’il soit possible de ressaisir le mouvement général de ces réalités
historiques comme formant un processus historique doté d’un sens, voilà qui n’a rien d’évident et
requiert un véritable travail de fondation conceptuelle. Ce problème constitue dans le même
temps un enjeu méthodologique majeur, puisque fonder l’idée de processus historique, c’est
fonder l’intelligibilité dialectique de l’histoire.

2. Processualité historique et synthèse dialectique

1
Ibid., p. 809.
2
CRD, II, p. 58. Sartre évoque la « totalisation d’enveloppement qu’est le processus historique ».
3
Les deux concepts sont explicitement liés ; pour autant, si l’on suit les analyses sartriennes, toute praxis-processus ne forme pas
nécessairement une totalisation d’enveloppement.
4
CRD, I, p. 183.
5
CRD, II, p. 217.
6
Dans notre monde du moins, dès lors que l’existence humaine y est toujours marquée par la rareté, indépendamment de la
question de savoir si l’historicité d’une société donnée prend la forme d’une histoire (cf. CRD, I, p. 237).
Le processus historique n’apparaît donc qu’au dernier niveau d’une construction dont nous
avons gravi successivement les étages et qui, au fil de la démarche régressive de Sartre, présente
des concepts de plus en plus intégrateurs. À ce titre, réduire le concept sartrien de processus à la
première de ses figures1, c’est se priver des moyens d’apprécier la dimension dialectique de la
démarche sartrienne elle-même, qui retravaille ses propres concepts au fil du texte. Mais quel
intérêt y a-t-il à aborder l’histoire par une réflexion sur la processualité ? Et ainsi, pourquoi la
réflexion sur le sens et l’unification de l’histoire doit-elle passer par la construction de l’histoire
comme « processus historique » ?
En premier lieu, on peut faire l’hypothèse que la processualité bien comprise en vient à
désigner la forme même de la synthèse dialectique. En effet, en déclinant les différentes figures
de la processualité mobilisées par Sartre, nous rencontrons une même série de déterminations
chaque fois attachées à l’idée de processualité : inertie, passivité, matérialité, extériorité. À partir
du niveau du pratico-inerte, ces premières caractéristiques sont mêlées à des caractéristiques
issues de la praxis : dimension pratique, activité, subjectivité, intériorité. À chaque niveau, la
processualité désigne donc l’un des pôles de la réalité considérée (le pôle inerte, nécessaire
envers du pôle de la praxis), mais aussi l’ensemble dynamique formé par les deux pôles que sont
l’inerte et le pratique. La processualité ressurgit donc, au-delà de la série des caractéristiques de
l’inerte, dans le mouvement synthétique par lequel les deux séries de caractéristiques (celles de la
praxis conçue comme modèle d’activité et celles de la processualité conçue comme modèle de
passivité) fusionnent pour fonctionner de concert. Autrement dit, la réalité formée de ces deux
pôles doit elle-même être conçue comme un processus si l’on veut faire entendre son statut
synthétique et dialectique.
Le sens de cette synthèse dialectique ne peut en effet que nous échapper si nous
l’appréhendons de façon seulement relationnelle, c’est-à-dire si nous comprenons cette entité
comme une réalité formée de deux termes en interaction ; car une telle approche manque le
caractère toujours déjà conditionné de la praxis, de même que le caractère toujours déjà ouvré de
la matérialité qui conditionne cette praxis. Si le pratico-inerte, la praxis-processus et l’histoire
sont des processus, c’est donc, en dernière instance, au sens où la synthèse dialectique des pôles
opposés qui les composent doit elle-même être pensée de façon processuelle, à savoir comme un
mouvement continu de renversement d’un pôle dans l’autre pôle, ou d’un élément dans son
opposé. Ce mouvement se manifeste au premier titre par le jeu des déterminations, centrales chez
Sartre, que sont l’intérieur et l’extérieur, c’est-à-dire par un processus d’extériorisation de
l’intériorité et d’intériorisation de l’extériorité. Conçue en ces termes, la processualité fournit un
modèle logique plus adapté à la structure formelle de l’intelligibilité dialectique qu’une approche
relationnelle des pôles de la contradiction dialectique : là où l’approche relationnelle présuppose
toujours l’extériorité des deux termes en interaction, l’approche processuelle permettrait de
penser la genèse d’une réalité mixte où les déterminations opposées (activité et passivité) ne
reposent pas sur des réalités distinctes et extérieures l’une à l’autre2. Ainsi, dans le cas du pratico-
inerte comme dans celui de la praxis-processus, activité et passivité, ou encore intériorité et
extériorité, sont des déterminations en elles-mêmes opposées mais qui se succèdent par un
mouvement de bascule. On peut donc estimer qu’à l’échelle de la Critique de la raison

1
C’est, nous semble-t-il, ce que tend à faire Florinda Cambria, en prenant le concept de processus comme un concept donné et
dont le sens serait figé en son acception strictement analytique et positiviste (cf. Florinda Cambria, op. cit.).
2
L’écart entre cette logique d’intériorisation-extériorisation et celle du rapport entre des déterminations opposées a été noté par
Theodor Schwarz, bien qu’il entende surtout critiquer en cela la conception sartrienne de la dialectique (qu’il oppose à la vraie
« loi de l’unité et de la lutte des contraires »). Cf. Theodor Schwarz, J.-P. Sartre et le marxisme, Lausanne, L’Age d’homme,
1976, p. 57.
dialectique, le concept de processus, pris au sens le plus général, à savoir comme le modèle d’une
synthèse dynamique entre déterminations opposées, tend à devenir le schème dialectique par
excellence.
S’il est admis, d’une part, que la processualité constitue la forme de la synthèse dialectique
et, d’autre part, que la logique dialectique de la synthèse fonde le caractère intelligible de la
réalité historique, il devient alors clair que la démonstration de l’intelligibilité de l’histoire
requiert effectivement d’établir que l’histoire peut être conçue sous la forme d’un processus. Le
fait que l’histoire soit un processus, qui plus est un processus, attestera son intelligibilité
dialectique. Il est à remarquer, cependant, que l’élaboration d’un concept dialectique de processus
(tel qu’il semble fonctionner implicitement comme la forme même de la synthèse dialectique)
n’infirme en rien l’usage effectivement divers que Sartre fait du terme de processus : le terme lui-
même conservera toujours cette ambiguïté fondamentale par laquelle il désigne tantôt un modèle
positiviste de compréhension du changement conforme à une rationalité analytique, tantôt le
modèle d’une saisie dialectique du changement historique.

Processus, complexité et histoire chez Lukács

C’est de façon bien plus explicite que Lukács fait de la processualité un thème central de la
réflexion qu’il déploie dans son Ontologie de l’être social, alors qu’il entend produire à partir de
Marx et d’Engels une critique du diamat stalinien tout en fournissant des bases philosophiques
solides au matérialisme historique. De plus, cette entreprise se déroule sur un terrain ontologique
qui nous éloigne d’emblée du cadre théorique sartrien : Lukács entend conduire une étude
génétique des catégories ontologiques de la réalité en général en articulant et différenciant les
niveaux qui la constituent (inorganique, organique, social). S’il insiste sur la spécificité de
l’histoire humaine et sur le caractère unifié qu’elle présente en tant que processus historique
global, les analyses de Lukács s’inscrivent néanmoins dans une théorie de l’historicité et de la
processualité de l’ensemble du réel – là où Sartre, quant à lui, inaugure la Critique de la raison
dialectique par une neutralisation de l’interrogation portant sur les phénomènes strictement
inorganiques et organiques1. Aussi nous faut-il, pour examiner la conception lukácsienne du
processus historique et de ce qui définit en propre les processus humains, commencer par mettre
en lumière les caractères ontologiques généraux de la processualité.

1. Historicité et processualité

L’idée de processualité, telle que Lukács la mobilise dans l’Ontologie de l’être social,
désigne ainsi en premier lieu le mouvement général de l’être à chacun de ses niveaux
(inorganique, organique, social). Cette idée, qui trouve ses sources chez Hegel, Marx et Engels2,
est érigée par Lukács en un modèle ontologique faisant droit au dynamisme du réel. Plus
précisément, le schème processuel lui permet de penser le caractère changeant de la réalité tout
en évitant deux sortes d’impasses théoriques : d’une part, la réduction du changement à une
variation superficielle de qualités attachées à des substances figées, et, d’autre part, la dissolution
de la réalité dans un pur devenir incessant. Lukács entend ainsi tenir ensemble deux thèses

1
Si la question de la nature est au cœur de la section A du Livre I de la CRD, Sartre, en cohérence avec l’importance
méthodologique qu’il accorde à l’expérience critique, refuse d’examiner la question de l’existence logique dialectique des
changements au sein des réalités inorganiques et organiques non humaines. Cf. CRD, I, p. 151-152.
2
Voir les chapitres 3 (Hegels falsche und echte Ontologie) et 4 (Die ontologischen Grundprinzipien von Marx) de la partie I
(encore non traduite) de l’OES.
distinctes : celle de la radicalité du changement, qui renvoie à l’historicité intégrale du réel, et
celle du caractère rationnel de ce changement, qui invalide toute conclusion irrationaliste ou
relativiste.
Suivant le modèle ontologique proposé par Lukács, la réalité est d’abord à concevoir comme
un « processus de transformation ininterrompue1 » : le processus ne désigne alors pas le simple
mouvement que traverse une entité déterminée et qui affecte ses qualités, mais l’entité elle-même.
La processualité n’est pas une sorte de mouvement ou de changement mais la forme d’objectivité
la plus générale qui soit, qu’il convient de substituer à la forme d’objectivité statique qui est celle
de la « choséité ». Si cette dernière nous semble souvent être la « forme originelle de l’objectivité
en général2 », son ancrage dans la vie quotidienne s’explique par le fait que les entités que nous
rencontrons dans le monde ne rendent pas immédiatement visibles les processus antérieurs dont
elles sont le résultat présent, le résultat du processus masquant toujours le processus lui-même3.
Ainsi, toute réalité est essentiellement processus, c’est-à-dire dynamique et changeante, et ce
changement est intégral car il s’étend à l’ensemble des formes d’objectivité spécifiques de la
réalité, chacune étant le résultat d’une genèse historique. Enfin, faire de la processualité un
schème ontologique général, c’est selon Lukács prendre acte de la façon dont les développements
récents de la physique4 ont appelé la refonte de l’idée classique de la substance.
Mais cette ontologie processuelle sert également une critique de la vision héraclitéenne du
devenir, qui, quant à elle, ne permet pas de penser une logique de la genèse et du changement des
formes d’objectivité5. Le processus est un changement à la fois radical et continu : l’apparition de
nouvelles formes introduit des discontinuités qualitatives, mais tout saut qualitatif a lieu sur fond
de changements progressifs et graduels6. La genèse d’une nouvelle forme, conçue comme un
processus génétique, présente alors le caractère d’une synthèse, en ce sens que la forme neuve est
à la fois conditionnée par les étapes précédentes du processus et irréductible à celles-ci. Bien que
la genèse d’une nouvelle forme ne soit pas déductible par avance, elle est connaissable après
coup par la reconstitution du processus génétique dans sa continuité. Enfin, la logique de cette
genèse est dialectique, dans la mesure où la naissance et la stabilité d’une forme d’objectivité
repose sur une constante interaction entre des déterminations contradictoires qui fonctionnent de
façon solidaire.
L’approche processuelle ouvre alors un espace pour penser une rationalité du changement
qui soit compatible avec la radicalité de ce dernier. C’est pourquoi le concept de processus, en
plus de correspondre à l’historicité de l’être en général (l’historicité étant conçue par Lukács
comme une « processualité irréversible7 »), tend ici aussi à devenir le modèle de toute synthèse
dialectique.

2. Processus causaux et praxis téléologique

Cette ontologie processuelle générale est porteuse d’une exigence matérialiste. Cette
exigence, dans le cadre d’une réflexion sur le rapport entre causalité et téléologie, se manifeste

1
Prolég., p. 111.
2
Ibid., p. 137.
3
GLW, 13, p. 571.
4
Lukács attribue à Max Planck la découverte du fait que l’atome constitue un « processus dynamique » (cf. Prolég., p. 147).
5
Lukács reproche en effet à la conception héraclitéenne de ne pas donner les moyens de concevoir le « caractère synthétique,
créateur de formes d’objectivité, qui est celui de la processualité » (cf. ibid., p. 140).
6
La catégorie de « saut » désigne un changement radical dans lequel une « nouvelle qualité de l’être se manifeste » (cf. OES, 1,
p. 115).
7
Prolég., p. 147.
d’abord par la thèse d’après laquelle tout processus est de nature causale : la téléologie, comme
logique d’un mouvement orienté vers une fin déterminée, n’existe pas dans la nature et n’apparaît
qu’avec la praxis humaine. Cette dernière trouve dans le travail humain à la fois sa forme
fondamentale et son modèle d’intelligibilité1. Le travail est ici défini à partir de l’acte de position
d’une fin par une conscience humaine, acte qui conduit cette conscience à mettre en œuvre des
processus causaux, à titre de moyen2, en vue de réaliser cette fin. Toute téléologie, Lukács y
insiste, ne peut donc venir que de l’acte concret, accompli par un sujet humain, de position d’une
fin concrète dans des circonstances déterminées. Aussi, bien que des séries causales matérielles
puissent être provoquées ou « posées3 » par un moment téléologique et recevoir leur fonction de
ce dernier, le processus d’ensemble que constitue l’action ne peut avoir qu’une forme causale (et
jamais téléologique).
La thèse lukácsienne du caractère strictement causal de tout processus vaut aussi bien à
l’échelle de la praxis individuelle qu’à celle des processus socio-historiques4, indépendamment
même de la question de savoir s’il est possible de penser l’apparition d’un sujet social susceptible
de poser une fin de façon analogue au sujet singulier. La téléologie n’est jamais une
caractéristique du processus social lui-même dans son ensemble, non seulement parce que toute
praxis sociale requiert la mise en œuvre de processus matériels et naturels de type causal, mais
aussi parce que les résultats ne coïncident jamais de façon intégrale aux fins poursuivies par
l’action. Ainsi Lukács entend-il récuser en profondeur la possibilité d’une approche téléologique
de l’histoire de type hégélien, qu’elle s’appuie ou non sur une interrogation concernant
l’émergence d’un sujet social ou politique supra-individuel.
Néanmoins, Lukács ne comprend pas pour autant la processualité comme un mouvement
mécanique et objectif, sur le modèle du processus physico-chimique que critique Sartre.
L’intervention téléologique des sujets (lorsqu’ils posent des fins pour l’action) est en effet une
composante centrale qui détermine constamment l’orientation des processus sociaux et
historiques, en décidant des chaînes de causalité à mettre en mouvement à chaque instant :
l’action repose sur « un processus, une chaîne ininterrompue d’alternatives toujours nouvelles5 ».
Si les possibilités mises en jeu sont socialement et historiquement délimitées, la décision n’en est
pas moins elle-même indéterminée. L’insistance sur cette part d’indétermination permet à Lukács
de tourner son ontologie processuelle contre une compréhension mécaniste du processus
historique, qui postulerait que l’orientation du mouvement de l’histoire est prévisible au même
titre que pour les phénomènes naturels. La réalité sociale est porteuse de possibilités, tendances et
perspectives qui présentent une dimension objective (elles sont bien inscrites dans la réalité
historique), mais celles-ci ne peuvent aucunement passer d’elles-mêmes à la réalité ni produire
mécaniquement les dispositions subjectives qui permettront d’opérer ce passage.

3. Des processus aux complexes

Une telle ontologie processuelle entend rendre compte du changement des formes mêmes de
l’objectivité, et donc de l’historicité fondamentale du réel, tout en gardant une attention à la
contingence. Mais ce n’est que parce qu’elle se trouve associée à une théorie des « complexes »

1
Voir OES, 1, chap. 1, section 1.
2
Ibid., p. 102.
3
Ibid., p. 72.
4
Prolég., p. 72.
5
OES, 1, p. 94.
que cette ontologie processuelle permet à Lukács d’ébaucher l’analyse de formes d’objectivité
réelles.
Le « complexe » désigne, chez Lukács, le type de structuration auquel donne lieu le
mouvement de la processualité, c’est-à-dire les configurations concrètes que cette processualité
génère : c’est l’apparition d’une articulation stable, quoique toujours mouvante, entre plusieurs
processus. Le complexe doit donc se reproduire continuellement pour continuer à exister,
puisqu’il est soumis à une modification constante en raison même de la nature processuelle de ses
composants. Enfin, de même que l’ensemble de la réalité est processuel, la forme du complexe se
retrouve à tous les niveaux de la réalité : inorganique, organique, social.
La structuration des processus en « complexes » indique en outre la présence d’un certain
nombre de caractéristiques formelles1, qui se trouvent donc à tous les niveaux de la réalité.
Premièrement, le complexe renvoie à un certain type de rapport entre le tout et ses parties qui se
caractérise à la fois par une primauté du premier par rapport aux secondes et par son
irréductibilité à elles. Ainsi, d’une part, le complexe « joue un rôle primordial par rapport à ses
éléments2 » : les éléments trouvent leur signification d’après la fonction qu’ils remplissent au sein
d’un complexe, de sorte que la référence au tout que forme le complexe conditionne
l’intelligibilité de ses éléments. D’autre part, le complexe présente des propriétés qui ne sont pas
dans les éléments, en ce sens qu’une différence qualitative existe non seulement d’un complexe à
l’autre, mais aussi entre le complexe et ses éléments (conformément au caractère synthétique de
la genèse d’une forme nouvelle d’objectivité). On peut alors concevoir la genèse d’un complexe
comme l’apparition d’une logique de fonctionnement que ni les éléments pris isolément ni leur
simple juxtaposition ne suffisent à produire.
Deuxièmement, le complexe n’a pas de subsistance hors du mouvement de ses éléments ni
de consistance telle qu’elle nous permettrait de tracer rigoureusement les limites de ce complexe.
Ainsi, il réside avant tout dans le mouvement continu de ses éléments et de leurs interactions, de
sorte qu’il ne forme pas une réalité entièrement autonome vis-à-vis de ses éléments ni vis-à-vis
des autres complexes de même ordre (qui s’imbriquent les uns dans les autres3) : les éléments
présentent une « autonomie relative4 » les uns vis-à-vis des autres, et ces éléments, quoi qu’ils
interagissent de fait, ne sont pas nécessairement complémentaires. Chacun d’eux s’inscrit
généralement dans plusieurs complexes à la fois, et en conséquence, peut cumuler de multiples
significations. En outre, il ne s’agit pas d’éléments simples en lesquels le complexe serait
divisible, car chacun de ces composants est lui-même structuré en complexe – tout complexe,
jusqu’à la société elle-même, étant « un complexe constitué de complexes5 ».
Ainsi, par exemple, le droit6 est un complexe en ce sens qu’il désigne une sphère historique
où les interactions sont régies par un certain nombre de règles en évolution ; ces interactions
traversent et contribuent à structurer d’autres sphères de la société (comme celles de l’art ou de
l’économie) tout en se trouvant modifiées par les logiques propres à ces autres sphères ; et les
réalisations singulières du complexe juridique (lois et jugements) n’ont de sens et de valeur qu’en
vertu de l’existence d’une codification ainsi que par le renvoi à l’ensemble des contenus qui le
structurent. De plus, les individus qui constituent des acteurs de cette sphère participent

1
Ibid., chap. 2, sections 1 et 2.
2
Ibid., p. 114.
3
Lukács insiste à ce sujet sur le caractère très flou des frontières d’un complexe et l’imbrication de la multiplicité des complexes.
Cf. ibid., p. 339.
4
OES, 1, p. 337.
5
Ibid., p. 337.
6
L’exemple du droit est assez longuement développé dans l’OES, 1, p. 311 sqq.
également à une multiplicité d’autres complexes, la sphère juridique étant elle-même déterminée
par l’ensemble des autres complexes (dont le complexe économique et le complexe langagier).
Enfin, si l’exclusion d’un certain nombre d’individus hors de ce complexe ne met pas
nécessairement en cause l’existence de ce dernier, la réalité du droit réside en dernière instance
dans le fait que les actions humaines s’y conforment au moins partiellement (sa codification
écrite ou sa reconnaissance étatique n’étant pas suffisantes pour en faire un complexe à
proprement parler).
Les caractéristiques formelles très générales de la catégorie de complexe en font la figure
d’une totalité dialectique et mouvante (par différence avec une totalité close et substantielle), qui
rend raison des configurations objectives de la réalité sur la base d’une ontologie processuelle
intégrale. Les catégories de processus et de complexe constituent ainsi des outils conceptuels qui,
une fois combinés, devraient permettre de penser une architecture à la fois mobile et structurée de
la réalité.

4. Unité et tendances du processus historique

Mais de même que, chez Sartre, historicité ne signifie pas d’emblée unité et intelligibilité du
processus historique, Lukács doit encore parvenir à fonder l’idée d’une unité et d’un sens
historiques sans retomber dans une conception téléologique de l’histoire.
La processualité historique de l’être social a tout d’abord ceci de particulier que la question
de la reproduction y joue un rôle plus important que dans toute autre sphère de l’être : on entend
par là non seulement la reproduction sexuée des individus, qui assure la continuité de l’espèce,
mais aussi la reproduction des conditions générales de production de la vie humaine, qui
comprend l’ensemble des activités humaines contribuant à assurer la perpétuation d’une société1.
En ce sens, le large complexe qu’est la société humaine ne se maintient que par le processus
global de reproduction qui le sous-tend. Or, l’activité humaine ne se contente pas de conserver à
l’identique les conditions de son existence : elle les modifie constamment, de sorte que l’activité
future hérite d’un environnement et de conditions partiellement forgés par l’activité passée,
l’homme devenant le « résultat de sa propre pratique2 ». Lukács pense ici une quasi-circularité du
rapport de l’activité humaine à ses conditions, en des termes qui résonnent fortement avec la
réflexion sartrienne sur le pratico-inerte.
C’est cependant au moyen du concept de « tendance » qu’il entend décrire les caractères
principaux du changement historique de l’être social. Il définit la tendance comme le « résultat
d’innombrables positions téléologiques3 », et dénombre trois tendances fondamentales dans
l’orientation générale de l’histoire humaine contemporaine : une croissance constante de la
productivité du travail, un recul des limites naturelles qui va de pair avec une socialisation
croissante de toutes les activités, et une intensification des relations économiques à l’échelle de la
planète4. Le statut universel de ces tendances est d’après lui constatable post festum sur la base
d’une observation de l’histoire récente et fonde la possibilité d’inclure l’ensemble des cultures
mondiales dans le processus global de reproduction d’un complexe social d’échelle mondiale.
Ces trois tendances correspondent à un mouvement d’intégration économique croissante qui
« pousse objectivement dans la direction d’un être économique unitaire de tout le genre

1
L’approche lukácsienne de la question de la reproduction hérite directement des analyses par Marx de la reproduction du
Capital (tout particulièrement dans le livre II).
2
OES, 2, p. 387.
3
OES, 1, p. 478.
4
OES, 2, p. 74.
humain1 », le développement économique des sociétés humaines étant le facteur d’une unification
matérielle des multiples complexes sociaux singuliers. Cette unification est comprise par Lukács
comme unification du genre humain « en soi », c’est-à-dire comme la socialisation et la
différenciation toujours plus poussées des activités humaines à l’échelle planétaire, parallèlement
au processus économique de la mondialisation2. Mais cette unification « en soi » appelle la
réalisation d’une unification « pour soi » du genre humain, c’est-à-dire le développement, en
chacun et chacune, de la conscience d’une unité du genre humain et d’une communauté des
intérêts pratiques des individus.
Si la pensée lukácsienne garde de fortes traces de la Weltgeschichte hégélienne, du moins,
celle-ci selon Lukács ne prend sens que pour l’histoire récente3 : c’est avant tout le processus
socio-économique de mondialisation4 qui fonde l’idée d’un processus historique unitaire et
intelligible (pensé, au niveau le plus général, comme unification du genre humain). Ce processus
historique est en outre inégal, du fait de l’hétérogénéité des sphères de l’activité sociale et du
décalage qui se manifeste entre certaines d’entre elles5, mais aussi conflictuel et contradictoire,
car l’intégration économique mondiale qui sous-tend l’unification du genre humain passe
principalement par des phénomènes tels que la guerre et l’asservissement des populations6.

De la praxis au processus historique

1. Fertilité commune d’une approche processuelle de l’histoire

Chez Sartre comme chez Lukács, le concept de processus joue donc un rôle central mais
équivoque, en raison de sa grande extension : si le « processus » tend à devenir la forme de
l’histoire par excellence, au point que la possibilité même d’employer l’expression de « processus
historique » devienne un enjeu philosophique, le concept intervient néanmoins à plusieurs
niveaux en désignant des réalités très diverses.
Il faut cependant souligner que dans les deux cas, le concept de processus fonctionne comme
le corrélat nécessaire du concept de praxis, dès lors qu’il permet de penser le rapport de celle-ci à
ses conditions générales et à son environnement, ainsi que son inscription dans l’histoire. Il nous
permet de comprendre et de préciser l’idée, issue de Marx, d’après laquelle les hommes font
l’histoire dans des conditions qu’ils ne choisissent pas, alors même que ces conditions se trouvent
constamment modifiées par l’activité humaine7. Et l’on peut alors rendre raison du caractère
objectif et intelligible de l’histoire, en tant que processus, tout en refusant de séparer processus
historique et multiplicité des praxis individuelles.
En outre, que l’histoire puisse être pensée comme un processus indique un certain nombre de
caractéristiques, relatives à sa forme et à sa structure, qui sont présentes chez Sartre comme chez
Lukács. Premièrement, on estime que l’histoire et les changements socio-historiques sont
marqués par une dynamique synthétique et dialectique de totalisation ou d’unification ;

1
Prolég., p. 90.
2
OES, 1, p. 225.
3
GLW, 13, p. 672.
4
Cette thèse présente une certaine proximité avec l’idée de « One world » mise en avant par Sartre. Cf. l’article d’Alexandre
Feron, « Dépasser le relativisme historique : Merleau-Ponty et Sartre face à Aron », dans ce volume.
5
L’idée de « développement inégal » permet à Lukács d’expliquer la relative autonomie des productions artistiques par rapport
au développement économique des sociétés.
6
GLW, 13, p. 672.
7
L’idée, tirée du texte de Marx Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, est commentée à plusieurs reprise par Sartre (voir
notamment Questions de méthode, dans CRD, I, p. 74) et par Lukács (GLW, 13, p. 617-618).
deuxièmement, on se laisse la possibilité de prendre en compte des orientations, tendances et
perspectives historiques sans pour cela présupposer de téléologie historique ; troisièmement, on
prend en considération le caractère pluridimensionnel et polyrythmique des phénomènes1.
Corrélativement, certaines possibilités descriptives s’ouvrent à l’étude de ces phénomènes :
trouver le sens d’un élément par référence à sa place dans l’ensemble socio-historique au sein
duquel il s’inscrit et dont il condense les caractéristiques, tenir compte de l’imbrication de
logiques sociales d’échelle différente, faire droit aux multiples projets individuels tout en
considérant l’inertie qui dévie les praxis, penser la possibilité de décalages temporels (comme
dans le cas de Staline, dont la figure continue à hanter la société soviétique après sa mort2, ou
celui de Flaubert, dont le travail est à la fois en avance et en retard sur son temps3), et rendre
raison d’un écart entre le niveau économique d’une formation sociale et la teneur idéologique de
ses productions artistiques (comme l’illustre la posture balzacienne d’après Lukács4).
De ce point de vue, Sartre et Lukács semblent bien avoir en commun de s’appuyer sur l’idée
de processualité pour élaborer des modèles d’intelligibilité et de synthèse dialectique susceptibles
à la fois de décrire des dynamiques historiques et de maintenir une différence d’approche entre
l’étude des phénomènes socio-historiques et celle des phénomènes naturels.

2. Le statut de la processualité historique

Néanmoins, si la construction d’un schème processuel de l’histoire rapproche par bien des
aspects la Critique de la raison dialectique et l’Ontologie de l’être social, ces deux œuvres, du
fait de leurs cadres théoriques respectifs, accordent pourtant à la processualité des statuts fort
différents.
Tout d’abord, l’une et l’autre abordent l’orientation du processus historique en des termes
fondamentalement différents. En effet, Lukács refuse l’idée que la société pourrait se constituer
en un sujet un et insiste sur le caractère toujours contradictoire de l’unification sociale, qui n’est
que le « résultat final de l’action réciproque d’innombrables processus hétérogènes5 » ; mais ce
résultat n’est pas moins conçu par avance comme le passage d’un genre humain en soi à un genre
humain pour soi lié au développement progressif des caractéristiques génériques en chaque
individu. Lukács mobilise ainsi implicitement un schéma hégélien là où Sartre refuse sans
ambiguïté de concevoir une ressaisie complète de l’histoire par les hommes à la façon d’une
ressaisie de l’essence abstraite par un sujet conscient de soi6. Sartre évite ainsi de reconduire la
conception hégélienne d’un en soi défini à la fois par son essentialité, son abstraction et son
antériorité vis-à-vis du pour-soi de la conscience : l’en soi qu’est l’histoire conçue comme
totalisation d’enveloppement se caractérise au contraire par sa matérialité et son autonomie7. Dès
lors, et quoiqu’elle joue plutôt le rôle d’une idée régulatrice, la conception lukácsienne d’un
développement pour soi du genre humain rappelle les « hyperorganismes » dont Sartre s’emploie
à montrer le caractère nécessairement fictif8.

1
Sur ce point, voir le texte de Chiara Collamati dans le présent volume, « Du cercle à la spirale. Totalité ouverte et structures du
temps historique ».
2
Ainsi, « Staline mort est encore intériorisé dans la majorité des groupes et des individus soviétiques », CRD, II, p. 234. Voir
aussi : Sartre, « Le fantôme de Staline », dans Situations, VII, Paris, Gallimard, 1965, p. 144-307.
3
CRD, I, p. 58.
4
GLW, 13, p. 663.
5
Ibid., p. 604.
6
CRD, II, p. 319.
7
Ibid., p. 320.
8
Voir par exemple CRD, II, p. 316.
Ensuite, le concept de processus présente des statuts différents dans la Critique de la raison
dialectique et l’Ontologie de l’être social. Si Sartre se livre à une opération de reconstruction du
processus historique, son usage du concept de processus reste mesuré. Il est à craindre, en effet,
que l’on en vienne à « substantifier le processus1 », à en faire un « dessous-des-cartes2 » de la
réalité humaine, et ainsi, à occulter la multiplicité des praxis qui donnent corps aux phénomènes
sociaux et au processus historique. À l’inverse, il est clair que chez Lukács le principe même
d’une fondation ontologique des catégories de l’être social l’expose au reproche formulé par
Sartre, puisque Lukács entend précisément réélaborer en termes processuels l’idée de
substantialité : il s’agit bien, dans l’Ontologie de l’être social, de défétichiser l’ontologie en
substantialisant le processus, c’est-à-dire en lui donnant le statut d’une condition en elle-même
non historique de toute historicité. Ainsi, quelle que soit la teneur des thèses lukácsiennes sur la
processualité historique, l’ambition ontologique et catégorielle de sa démarche semble nous
reconduire, à certains égards du moins, au « matérialisme dialectique du dehors3» dont Sartre
critique la méthode et les présuppositions. Et cela, même si Sartre parvient de facto à des
conclusions parfois proches de celles de Lukács4.
Il n’en reste pas moins que faire disparaître, chez Sartre, la dimension toujours processuelle
de la praxis humaine et de l’histoire peut sembler tout aussi injustifié que d’occulter la praxis en
substantifiant le processus historique. Car selon les termes de Sartre, non seulement « le
marxisme est vrai rigoureusement si l’histoire est totalisation5 », mais en outre on ne peut
véritablement parler d’une histoire humaine que s’il existe une totalisation qui excède le niveau
des totalisations singulières et plurielles, c’est-à-dire une dialectique non pas constituante, mais
constituée. Or, si une totalisation en vient effectivement à être constituée au niveau de l’histoire,
c’est avant tout grâce au jeu dialectique entre praxis et processualité6, qui permet que soit
constituée une totalisation sans totalisateur, sans sujet organique de cette praxis. Autrement dit :
ce n’est qu’en faisant fonctionner ensemble ces deux concepts, processus et praxis, que l’on peut
penser la spécificité du mouvement de l’histoire – un mouvement dont l’intelligibilité n’est pas
analytique, mais pas non plus dialectique au sens précis où l’est la praxis individuelle.
La confrontation de Sartre avec Lukács montre que la processualité de l’action peut se dire
en différents sens et se rapporter à l’héritage du marxisme de différentes façons. On voit, en cela,
qu’accorder une place à la processualité de la praxis ne nous fait pas nécessairement rechuter
dans un matérialisme dialectique du dehors.
Mais surtout, mettre en dialogue Sartre et Lukács à la lumière de leur réflexion commune sur
le concept de « processus », c’est contribuer à affiner, par proximité et par différence, notre
compréhension des enjeux de la Critique de la raison dialectique, et de son deuxième tome en
particulier. Par voie de conséquence, il devient délicat de soutenir la thèse d’après laquelle la

1
CRD, I, p. 790.
2
Ibid.
3
CRD, I, p. 146.
4
Une réponse détaillée à la question de savoir dans quelle mesure Lukács retombe dans un tel « matérialisme dialectique du
dehors » exigerait de préciser le rapport de Lukács à la question de la dialectique de la nature – un rapport qui est plus nuancé que
celui d’une adhésion pure et simple à la thèse d’une dialectique qui traverserait de façon homogène et univoque l’ensemble des
sphères du réel. Plus largement, le point crucial de désaccord est à trouver dans l’importance méthodologique accordée par Sartre
à l’expérience critique pour l’établissement du caractère dialectique d’une sphère de la réalité, là où le point de vue lukácsien sur
la dialectique, conformément à son orientation ontologique réaliste, n’accorde pas d’importance au fait d’être situé.
5
CRD, II, p. 25. Sur ce point, je renvoie à nouveau au texte d’Alexandre Feron publié ici même.
6
Rappelons que c’est aussi, en dernière instance, parce que la praxis de groupe ne peut se réaliser sans générer du pratico-inerte ;
à ce titre, la processualité est bien ce « résidu, qui n’en forme pas moins une détermination essentielle de la praxis vécue en
liberté, quelles que soient les déviations que lui infligent les conditions de son action » (Hadi Rizk, op. cit., p. 249, citation qui
renvoie originellement au « dehors d’une praxis constituée », ibid.).
conception sartrienne de la praxis reposerait non pas seulement sur une distinction, mais sur une
opposition entre la praxis et la dimension processuelle de la matérialité inerte − et par là, se
trouve mise en difficulté toute interprétation de la Critique de la raison dialectique en termes
d’individualisme méthodologique1. Ce n’est qu’en restituant à cette dimension processuelle toute
son importance dans la pensée sartrienne que l’on peut saisir le soubassement et l’originalité de la
conception de la praxis et de l’histoire qui se déploie dans la Critique de la raison dialectique.

Alix BOUFFARD
Université de Strasbourg

1
Cette interprétation, qui peut reposer autant sur une critique que sur une défense de la position sartrienne, entraîne en tout cas
deux conséquences : d’une part, les idées de praxis de groupe, de dialectique constituée et de sens de l’histoire tendent à perdre
toute consistance et, d’autre part, l’écart entre les conceptions de Sartre et les thèses classiques du marxisme se trouve
considérablement accentué. Sous sa version critique, cette interprétation se trouve par exemple chez Theodor Schwarz, lorsqu’il
souligne que la praxis, pour Sartre, se laisserait toujours ramener à la praxis individuelle, là où le marxisme concevrait la praxis
seulement comme « le processus social total de la modification du monde extérieur » (Theodor Schwarz, op. cit., p. 60).
Des modes d’existentialisme des techniques ?
Une relecture de la Critique de la raison dialectique1

[…] dans la mesure même où la sociologie est par


elle-même une attention prospective qui se dirige vers
ce genre de faits, elle est et oblige le marxisme à
devenir une méthode heuristique
2
Sartre, Critique de la raison dialectique

Quelle place la technique occupe-t-elle dans l’œuvre de Sartre ? Sans être un point de
fixation particulièrement visible ou intellectuellement structurant, la technique est un sujet
philosophique de premier intérêt pour lui : dans divers passages des deux tomes de la Critique de
la raison dialectique, la technique est l’un des moyens qu’il emploie pour fonder le matérialisme
historique sur de nouvelles bases, compatibles avec l’existentialisme. Il s’y réfère, plus
précisément, dans la définition qu’il donne de la praxis et du pratico-inerte. Ces mises au point
sur le domaine de l’artefact, de la machine, de l’outil, et tout ce qui touche à la transformation
technicisée de la matière ou de la nature, sont discrètes et disséminées ; cependant elles sont assez
répétées pour signifier un attachement de Sartre qui, en soi, pose question ou demande
élucidation. Y a-t-il, chez Sartre, quelque chose comme une définition stabilisée et « opératoire »
de la technique, qui, le cas échéant, rendrait possible et légitime de reconstituer, sous certaines
conditions, une philosophie de la technique de plein exercice ? Nous proposons ici de prolonger
cette question qui relève de l’histoire de la pensée philosophique par une esquisse de réflexion sur
la portée et l’oblitération d’idées défendues par Sartre dans ce domaine – domaine encore dans
les limbes quand il entreprend de penser la technique –, une question qui procède aussi de la
sociologie des techniques, et plus largement des études sociales des techniques. Le relisant après
coup, en sociologues des sciences, nous sommes frappés de retrouver dans la Critique des idées
et des schèmes conceptuels tout à fait en phase avec des approches plus contemporaines dont on
n’imaginerait pas un instant qu’elles sont redevables à Sartre. Et pour cause : à part les
philosophes de l’époque qui ne pouvaient pas faire mine de l’ignorer (un Jean Brun3 ou un
Gilbert Simondon4), qui a lu – lit encore – Sartre parmi les spécialistes de la pensée de la
technique ?
Essayer de chercher les prémisses ou les intuitions d’une sociologie de la technique chez
Sartre ? L’obstacle à franchir est de taille si l’on veut commencer de répondre à cette question.
Des deux côtés le questionnement est plombé. Sartre, on le sait, a regardé avec condescendance
les gesticulations scientistes des sociologues (sans même parler des historiens ou des
anthropologues5). Il a réservé des pages tranchantes à ce qu’il pensait comprendre de « la

1
Nous remercions Juliette Simont pour ses remarques très éclairantes à propos des premières versions de ce texte.
2
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 54.
3
Jean Brun, La machine et le rêve. Technique et existence, Paris, La Table Ronde, 1992.
4
Voir Andrea Bardin, Epistemology and Political Philosophy in Gilbert Simondon, Dordrecht, Springer, 2015, p. 69-88.
5
Gildas Salmon, « La réalité symbolique du social : retour sur le débat entre Sartre et Lévi-Strauss », Philosophie, n° 115, 2012,
p. 59-74.
sociologie1 », dans L’Être et le Néant (1943), le premier volume de ses Situations (1947) ou, bien
plus tard, sous le label de la psychanalyse existentielle, dans son interminable Idiot de la famille
(1971) : qu’il s’agisse de l’indécrottable raison « analytique » de la sociologie, de son
déterminisme réducteur/mécanique, de ses gros sabots « conceptuels », de ses méthodes
d’objectivation risiblement simplistes, le philosophe a formulé des jugements (presque) sans
appel. Certains sociologues de renom, de leur côté, d’ailleurs loin d’être des ignorants en
philosophie – et pour cause, généralement agrégés, ils en sont revenus –, ne s’en sont pas laissés
conter et ont fait du sartrisme une survivance un peu dérisoire de la philosophique éternelle.
Parmi les flèches, on peut citer la critique, particulièrement sévère, que Jean-Daniel Reynaud a
faite de la Critique en 1961 : spéculation crypto-bergsonienne sur « la praxis imaginaire » qui,
dans le meilleur des cas, relève d’un « vaste roman philosophique » tout juste susceptible
d’encourager la dialectique – ce qui, continue Reynaud, « permet d’entretenir pieusement, sans
un grain de poussière et sans un changement, le Musée Grévin du marxisme2 ». La sociologie,
dans ces conditions, n’a rien à voir avec une telle entreprise. Pierre Bourdieu, on le sait,
partageait ce scepticisme avec son camarade Reynaud (confer leur lecture de la « sociologie de
l’action » de Touraine, qui leur paraît recycler la philosophie sartrienne de l’histoire comme
« totalisation mouvante et dialectique3 »). Bourdieu a radicalisé la critique de l’ambition
« anthropologique » de Sartre, en particulier à travers ce qu’il nomme l’« erreur intellectualiste »,
qu’il identifie dans l’exemple, très stylisé, du garçon de café, et qui consiste à projeter et à
substituer « entre les agents sociaux et le monde social » le rapport « entre le savant et le monde
social4 ». Sans revenir sur ces critiques, qui nous paraissent toujours recevables, disons même
définitives, il nous semble qu’il est encore un peu de jeu pour mettre en situation(s) la pensée de
Sartre du point de vue d’une pensée des techniques. Il nous faudra en revanche trancher sur les
éventuels obstacles intellectualistes inhérents aux catégories sartriennes dès lors qu’elles
s’appliquent à l’artefact ou à la restitution des faits techniques, des gestes, des arrangements
« organiques » des corps et des choses.
Nous tenterons d’abord d’approcher une hypothétique philosophie des techniques dans la
Critique, puis nous envisagerons la façon dont Sartre fait jouer les ressources techniques, les
pratiques et les instruments dans la définition de la praxis et du pratico-inerte. Il n’y a pas lieu de
réhabiliter un Sartre sociologue des techniques. Le projet serait aussi vain que voué à l’échec. Il
s’agit, plus modestement, de considérer dans le projet sartrien des éléments saillants d’une
attitude convergente avec certains développements de la sociologie des techniques. Ce faisant,
nous poursuivrons une analyse des contre-allées de l’histoire, désormais quelque peu mythifiée,
des études sociales des sciences5.

La philosophie sartrienne des techniques. Une contribution passée inaperçue ?

1
Louis Pinto, « Un héritage devenu projet : la philosophie sociale de Sartre », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 18,
2008, p. 115-135.
2
Jean-Daniel Reynaud, « Sociologie et “raison dialectique” », Revue française de sociologie, vol. 2, n° 1, 1961, p. 60 et 63.
3
Jean-Daniel Reynaud, Pierre Bourdieu, « Une sociologie de l’action est-elle possible ? », Revue française de sociologie, vol. 7,
n° 4, 1966, p. 517.
4
Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 1. Cours au Collège de France 1981-1983, Paris, Le Seuil, « Raisons d’agir »,
2015, p. 267.
5
On trouve un exemple paradigmatique de cette histoire mythifiée des études sociales des sciences sous la plume de Michael
Lynch, « Vers une généalogie constructiviste du constructivisme social », Revue du MAUSS, n° 17, 2001, p. 224-246. Nous avons
proposé une déconstruction de ces récits : Jérôme Lamy, Arnaud Saint-Martin, « Un dilemme pratique : sociologie et histoire des
sciences au prisme des STS », Carnet de bord en sciences humaines et sociales, n° 14, 2007, p. 52-64 ; Jérôme Lamy, Arnaud
Saint-Martin, « La sociologie historique des sciences et des techniques : Essai de généalogie conceptuelle et d’histoire
configurationnelle », Revue d’histoire des sciences, t. 68, 2015, p. 175-214.
Examinons tout d’abord la place que Sartre donne à la technique dans sa refonte du
matérialisme marxiste et la conjugaison de cette entreprise avec l’extension de l’existentialisme
après les années 1950. Dans « Questions de méthode », texte publié en ouverture du premier
tome de la Critique de la raison dialectique, Sartre s’en prend à un marxisme primaire qui
considère, résume-t-il, « les techniques et les outils comme conditionnant à eux seuls, dans un
contexte particulier, les relations sociales 1 ». Pour Sartre, il faut bien plutôt étendre l’éventail des
facteurs de contrainte le plus largement possible et ne surtout pas s’en tenir uniquement aux
transformations techniques du monde. Pour autant, l’épaisseur des contraintes ne doit pas faire
oublier que les techniques – condensées sous la forme d’une machine, par exemple – peuvent
déterminer l’« avenir rigide et subi » et, « par là, cré[er] des hommes2 ». Il n’empêche que, à
nouveau, ce n’est pas la technique seule qui reconfigure les structures dans lesquelles les
individus sont plongés. Sartre fait disparaître le primat technique propre au marxisme « vulgaire »
(on le retrouve dans l’histoire matérialiste des sciences d’un Boris Hessen, au début des années
19303), tout en tenant à conserver des points d’appui matérialistes à sa philosophie.
Sartre détaille un épisode historique pour situer la place des techniques dans le domaine de la
matérialité. Il rappelle que la « dégradation inflexible du pouvoir d’achat » sous Louis-Philippe a
rendu possible « l’organisation ouvrière », en signifiant aux ouvriers l’impossibilité de leur
« destin » qui était d’être voués à l’instabilité permanente. Mais, ajoute Sartre, ce n’est pas « à
cause de la matérialité technique de la machine, mais à cause de sa matérialité sociale (de son être
pratico-inerte) » que la classe des ouvriers se trouvait dépossédée. Autrement dit, la structuration
sociale prime sur l’ordre techno-artefactuel. Ce dernier est le levier au moyen duquel, par
exemple, s’obtiendra « la diminution réelle du travail humain pour tous4 ». Mais devant la
possibilité ici de faire éclater le prérequis matérialiste (qui voudrait que la technique l’emporte
sur tout dans l’ordre des causalités efficientes de la praxis), Sartre propose, dans le premier tome
de la Critique, une résolution des tensions entre le groupe social et les outils qu’il utilise :

[…] la technique c’est l’instrument lui-même en tant que des significations ont été déposées en
lui (médiations entre l’agent et la chose) par le travail des Autres. Mais, bien entendu, c’est
aussi le devenir-instrument de l’agent spécialisé5.

En d’autres termes, si l’instrument est un feuilleté de compositions sociales cristallisées


(travaillant l’efficacité de l’instrument, son ergonomie, son inscription dans l’économie
productive, ses représentations culturelles), ce qui permet de maintenir un certain équilibre entre
la matérialité et les formes sociales dans lesquelles elle peut s’exprimer, c’est l’ensemble des
processus sociaux d’inculcation (Sartre, à la lisière d’une sociologie des professions, parle
d’« instruction professionnelle6 »).
Nous reviendrons plus loin sur l’historicité de la praxis, qui joue ici un grand rôle dans la
conception que se fait Sartre des techniques. Mais il faut insister d’ores et déjà sur le poids du
temps et de sa sédimentation dans le rapport des groupes humains à ces dernières. Sartre
remarque sous ce rapport que pour une machine donnée, « toutes les fonctions sont d’abord

1
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 54.
2
Ibid., p. 230.
3
Boris Hessen, Les racines sociales et économiques des « Principia » de Newton. Une rencontre entre Newton et Marx à
Londres en 1931, Paris, Vuibert, 2006.
4
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 272.
5
Ibid., p. 467.
6
Ibid.
également indispensables : c’est qu’elles sont établies à partir de certaines techniques et de
certains instruments qui ont, eux-mêmes, contribué à définir un certain type d’action ». Par la
suite, cette « action peut paraître […] gaspilleuse et peu efficace : mais ce sera du point de vue
d’autres techniques et à partir d’autres instruments1 ». La technique est donc toujours signifiante
dans un cadre déterminé, lequel organise le rapport s’instaurant avec les instruments, quels qu’ils
soient. Sartre dépasse de la sorte la contingence matérialiste mais il ne la liquide pas pour autant.
Il entend en effet donner à l’historicité des cadres de production de la technique l’épaisseur
suffisante d’une efficace sociale et politique dans l’organisation des groupes humains.
Parmi tous les facteurs possibles qui peuvent organiser les rapports entre l’homme et la
technique, Sartre identifie, dans le second volume de la Critique, la rareté comme indice de
recomposition politique par les artefacts : « les luttes ne sont jamais ni nulle part des accidents de
l’histoire humaine […], elles représentent la manière dont les hommes vivent la rareté comme un
rapport des hommes entre eux. Par là nous marquons un lien fondamental de l’homme à lui-
même à travers l’intériorisation du rapport de l’homme à l’objet non humain ». C’est donc « la
relation pratique et technique de l’homme à l’Univers comme champ de rareté » qui « se
transforme dans et par le travail ». Ces transformations, conclut-il, sont « intériorisées […]
comme transformations objectives des relations interhumaines en tant que celles-ci traduisent la
rareté2 ». Il y a donc une double opération dans l’incorporation des techniques aux pratiques
humaines : d’une part, la nécessaire compensation d’une rareté émergeant historiquement et que
Sartre dit contingente ; d’autre part, la réponse technique comme investissement de la rareté par
l’instrumentation, qui se poursuit jusqu’à l’incorporation des usages techniques menant à
l’aliénation. Une nouvelle fois, quoique sous un autre angle, Sartre s’en tient à l’idée du caractère
second de la matérialité technique, laquelle recule ici derrière la rareté des ressources initiales.
Les luttes politiques et sociales ne trouvent pas leur origine exclusive dans l’ordre technique ;
cependant elles ne lui sont pas étrangères. Évoquant, toujours dans le second tome de la Critique,
l’exemple historique des luttes sociales à Rome et à Pompéi dans l’Antiquité, Sartre soutient que
ce conflit n’est pas né de « limites abstraites », mais de « facteurs socio-physiques » qui ont
défini « le rapport technique des contemporains à la Nature3 ». En ce sens, la technique, en tant
que structure et suture d’un donné naturel, ne ressortit que de contingences historiques et
géographiques précises. Parce qu’elle systématise le rapport dialectique entre la matérialité et les
possibilités de dépassement des structures politiques existantes, elle offre des ressources pour les
luttes émancipatrices. Autrement dit, le rapport à la nature se développe sous l’effet de conditions
historiques précises, qui en délimitent les contours comme les possibilités d’exploitation. En
somme, la nature est toujours déjà médiée par des traits hérités, sédimentés et construits qui
ordonnent un certain type d’appréhension matérielle.
Sartre précise alors son rapport au matérialisme marxiste :

[…] ce sont les hommes qui font l’Histoire ; et comme c’est l’Histoire qui les produit (en tant
qu’ils la font), nous comprenons dans l’évidence que la « substance » de l’acteur humain, si elle
existait […], serait au contraire le non-humain (ou, à la rigueur, le pré-humain) en tant qu’il est
justement la matérialité discrète de chacun : par l’acte, un organisme se fait homme, en
intériorisant et réextériorisant les techniques et la cultures qui définissent l’homme en ces
circonstances historiques et dans la perspective (humaine et non-humaine, tout ensemble) de
reproduire sa vie et de satisfaire ses besoins4.

1
Ibid., p. 481.
2
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 22.
3
Ibid., p. 286.
4
Ibid., p. 316.
Pour qui connaît les développements de la sociologie des sciences et des techniques depuis
les années 1980, le terme « non-humain » risque sans doute d’être évocateur des travaux de
Michel Callon et de Bruno Latour sur l’enrôlement des notions d’« humains » et de « non-
humains » dans la concoction toujours plus savoureuse de la « théorie de l’acteur-réseau1 ». La
différence est néanmoins grande entre la philosophie de Sartre et la sociologie de la traduction :
chez le premier, nous sommes très loin d’une indifférenciation/hybridation ontologique des
humains et des non-humains, processus au cœur de l’approche de la traduction par le réseau
socio-technique. Au contraire, la technique fonctionne comme une sorte d’opérateur
d’incorporation et d’exposition des formes sociales et culturelles d’une époque donnée. Les
artefacts sont les produits d’une époque, entre les bornes temporelles de laquelle ils peuvent
dialectiser des rapports de force structurant des luttes, mais ils sont aussi – et en même temps –
des sources d’aliénation en ce qu’ils participent d’un enserrement des corps et d’un certain
contrôle de leurs mouvements.
Néanmoins, il faut bien admettre que, même avec la meilleure volonté herméneutique du
monde, tout n’est pas clair dans la façon dont Sartre envisage la place des techniques dans la
société. En effet, songeant visiblement à la période contemporaine, il paraît céder à un certain
scientisme qui ferait du dévoilement de la nature le ferment de toute ontologie digne de son
ambition :

L’ensemble des découvertes scientifiques est si étroitement lié aux instruments et aux
techniques de l’époque qu’on doit tenir le système des connaissances, qui se constitue à cette
époque, à la fois pour l’expression technologique et anthropologique des relations de l’homme
avec le monde […] et à la fois comme l’être-réel de l’Univers […] comme unification d’une
réalité absolue par l’Histoire […]2.

L’ambiguïté est grande qui, ici, repositionne le stock de savoirs techniques comme fondement des
relations des hommes au monde, au cosmos, et surtout comme capacité de totalisation de la
réalité dans l’histoire. Certes, Sartre ne contredit pas expressément sa proposition de considérer
les artefacts comme seconds dans l’organisation des rapports sociaux, mais il leur redonne une
primauté ontique dans le dévoilement du monde et sa potentielle compréhension philosophique.
La possibilité est cependant ouverte d’un raisonnement qui pourrait être poussé encore plus loin
jusqu’à considérer, in fine, que l’ordre technique, s’il est la totalisation de la réalité dans
l’histoire, s’offre en recours possible pour des luttes.
Sartre précise sa position par deux exemples qui donnent à voir concrètement la façon dont la
technique est aliénante dans les conditions d’une production capitaliste. Dans le premier cas,
poursuivant une idée développée par Claude Lanzmann, dans un article paru en 1955 dans Les
Temps Modernes3, sur les ouvrières des usines de shampoing Dop, Sartre fait remarquer que
l’environnement des travailleuses est déjà construit « par le “procès” capitaliste, par les nécessités
nationales de la production, par les besoins particuliers de la fabrique Dop4 ». Leurs possibilités

1
Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-
pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, vol. 36, 1986, p. 169-208 ; Bruno Latour, « Une sociologie sans
objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du Travail, vol. 36, n° 4, 1994, p. 587-607. Pour une critique de la notion de
non-humain, voir Simon Schaffer, « The Eigtheenth Brumaire of Bruno Latour », Studies in History and Philosophy of Science,
vol. 22, n° 1, 1991, p. 175-192.
2
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 371.
3
Claude Lanzmann, « L’homme de gauche », Les Temps Modernes, n° 112-113, 1955, p. 1626-1658.
4
Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 289-290.
d’existantes sont cadrées et fixées par des structures d’assujettissement très précises. Face à sa
machine, l’ouvrière pourrait-elle échapper, même en pensée, à l’asservissement technique, cette
force concrète du capitalisme ? Sartre rappelle qu’

aux premiers temps des machines semi-automatiques, des enquêtes ont montré que les ouvrières
spécialisées se laissaient aller, en travaillant, à une rêverie d’ordre sexuel, elles se rappelaient la
chambre, le lit, la nuit, tout ce qui ne concerne que la personne dans la solitude du couple fermé
sur soi. Mais c’est la machine en elle qui rêvait de caresses : le genre d’attention requis par leur
travail ne leur permettait, en effet, ni la distraction (penser à autre chose) ni l’application totale
de l’esprit (la pensée retarde ici le mouvement) ; la machine exige et crée chez l’homme un
semi-automatisme inversé qui la complète : un mélange explosif d’inconscience et de
vigilance ; l’esprit est absorbé sans être utilisé, il se résume dans un contrôle latéral, le corps
fonctionne “machinalement” et pourtant reste sous surveillance1.

Dans cette configuration, la technique impose la « passivité2 » des ouvrières : l’abandon érotique
est en fait déjà inscrit dans la machine, il n’est que la contrepartie préétablie d’une vigilance
flottante que la répétition des efforts exige.
Dans un second exemple, Sartre envisage l’incorporation forcée des compétences et des
savoir-faire ouvriers dans le système de production par l’imposition des machines. Le philosophe
prend le problème de l’aliénation sous un angle différent : il ne s’agit plus de considérer la
passivité du travailleur, mais au contraire de comprendre comment il se peut que son
« indignation d’exploité puise sa source la plus profonde dans son orgueil de producteur3 ». La
classe ouvrière n’est pas monolithique : « une tension existe » entre, par exemple, « le
manœuvre » et « l’ouvrier d’élite4 ». Dans les luttes, des écarts entre les intérêts et les positions se
font jour, qui minent la puissance d’émancipation collective. Mais Sartre repère bien en deçà des
différences sociales l’origine de cette fracture au sein du monde ouvrier. Il insiste sur le fait que
dans « l’idée inerte du travail-honneur, les opérations techniques, la différenciation des hommes,
cette hiérarchie, la tension qui en résulte, tout est un produit de la machine5 ». Autrement dit, la
technique entretient, par des rapports différentiels aux machines, les conditions d’un maintien des
dominations. Si le lien entre « l’organisation anarcho-syndicaliste » et la « machine universelle
dans les entreprises particulières » est indéniable, Sartre montre bien qu’« on se tromperait fort si
l’on devait croire que la machine a engendré le syndicalisme de 1900 comme une “cause” produit
son “effet”6 ». Cependant, en imaginant un dépassement des conditions d’asservissement calqué
sur ses propres usages des machines, l’élite ouvrière « s’ôte, sans s’en apercevoir, le moyen de
protester contre l’exploitation des manœuvres7 », assumant une sorte de « paternalisme de l’élite
ouvrière8 ».
Sartre considère donc dans ce cas la technique non pas seulement comme une forme latente
d’assujettissement ouvrier précontraint par le capitalisme, mais comme la condition d’une
fracture interne aux classes ouvrières. L’illusion d’une supériorité des individus sachant utiliser
des machines construit une dépossession involontaire des moyens d’unir le monde ouvrier. En
pointant l’irréductible attachement des techniques au cadre économique et politique ainsi que la

1
Ibid., p. 290.
2
Ibid., p. 291.
3
Ibid., p. 296.
4
Ibid., p. 297.
5
Ibid.
6
Ibid.
7
Ibid.
8
Ibid., p. 298.
réfraction à l’infini des formes de domination inscrites dans la machine, Sartre a posé les
fondements d’une analyse critique des artefacts.

Dépassements : praxis et pratico-inerte

Sartre pose deux concepts – la praxis et le pratico-inerte – qui sont des voies de dépassement
de cette incertitude quant à la place de la technique dans l’appréhension totalisante du monde.
C’est un point particulièrement intéressant parce que c’est là une des ressources possibles pour
une sociologie des techniques s’actualisant par la philosophie sartrienne ; mais cela suppose de
tirer au clair la question de l’ordre des priorités donné aux éléments constitutifs des dynamiques
sociales à prendre en considération.
La praxis chez Sartre est, d’abord, « l’action exercée par un individu ou un groupe sur son
milieu sous la pression d’une menace1 ». Elle a vocation à être une « unification radicale du
champ pratique2 ». Autrement dit, elle réduit l’horizon des possibles, elle limite les points
d’action en organisant la perception du monde selon un ordre de priorité essentiellement travaillé
par la menace et la nécessité de la survie. La praxis est donc l’ordre d’intellection et de sélection
par lequel il est possible d’agir sur la nature. Sartre fait ainsi remarquer que pour celui « qui se
découvre à travers ce vol perpétuel de sa praxis par l’environnement technique et social, le destin
menace comme fatalité mécanique3 ». « La technique et l’outil » assurent à chacun une certaine
« souveraineté dans le champ pratique » et sont donc « comme l’amplification de [l]a praxis
individuelle4 ». Si l’outil et la technique (dont Sartre dit qu’ils ne sont « qu’un seul et même
objet ») sont « le groupe même en tant que l’individu commun le saisit comme sa propre
puissance sociale sur la chose5 », nous avons là une première possibilité d’un usage émancipateur
de la technique. L’outil est un « dévoilement pratique du monde », c’est-à-dire qu’il « change le
monde par un dépassement réorganisateur et qu’il le révèle dans le dépassement même comme
monde en cours de remaniement6 ». L’artefact reste bien second dans l’ordre des facteurs
d’explication sociologiques, mais c’est la socialisation qu’il actualise sur deux plans, pratique et
réflexif, qui le place dans une position très spécifique du point de vue de l’analyse : il est à la fois
instrument de la découverte du monde et requalification immédiate de ce monde-là en tant qu’il
est découvert. Sartre ajoute que « la praxis est la temporalisation de l’exis dans une situation
toujours singulière […] ; cela signifie que l’action se définit ici comme dépassement simultané
des montages par l’outil, de l’outil par les montages, et de l’ensemble par un processus orienté
que des possibilités futures ont suscité du fond de l’avenir7 ». Il doit exister un « objectif
concret », et donc autant socialement construit que politiquement déterminé, pour que
l’ « indétermination essentielle et sans projet8 » de l’outil puisse être instanciée. L’enjeu central,
pour Sartre, est de reconsidérer l’efficacité de la praxis. En considérant les objets inertes dans le
déterminisme que les usages et les représentations passées ont déposé en eux, il tient à s’éloigner
d’un « matérialisme naïf » qui laisse croire « que les processus physico-chimiques comme tels
conditionnent l’action et les techniques, alors que, dès le rapport univoque de l’organisme
pratique à son champ d’activité, la matérialité inerte est déjà pénétrée de significations humaines,
1
Arnaud Tomès, « Petit lexique sartrien », Cités, n° 22, 2005, p. 194.
2
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 198.
3
Ibid., p. 279.
4
Ibid., p. 465.
5
Ibid.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 467-468.
8
Ibid.
c’est-à-dire déjà ouvrée1 ». Cette sédimentation témoigne du primat des forces sociales qui
précèdent, façonnent et imprègnent les instruments. Sartre rappelle ainsi qu’il suffit de « visiter
en n’importe quelle capitale un musée des Arts et Métiers ou des Machines » pour constater que
« la forme de ces synthèses inertes n’est pas seulement définie par leurs fonctions mais aussi par
les options de la société qu’elles produisaient ». Il souligne, en ce sens, que

les premiers capitalistes du complexe « fer-charbon » refusaient les améliorations de la machine


à vapeur que Franklin et Watt proposaient – rebrûlage des fumées de charbon, dispositif pour
réduire le bruit – parce que ces bourgeois violents voyaient dans ces cheminées, dans ces
fumées noires et dans ce vacarme les signes de leur puissance2.

En résumé, la praxis ouvre donc un champ d’opposition et de lutte dans la qualification des
êtres, des choses et des rapports qui les organisent. Cependant, dans ce procès au fondement de la
conflictualité capitaliste, l’inertie instrumentale n’est qu’apparente et c’est bien l’ordre social
dominant (ou se voulant tel) qui dépose, dans les mécanismes, les conditions de l’efficacité de sa
domination et de sa reproduction, ainsi que les représentations communes qui assurent sa
prégnance.
Le pratico-inerte est le second concept utile pour qui envisagerait de reconsidérer les apories
éventuelles d’une sociologie des techniques s’inspirant des méditations sartriennes. Sartre le
définit comme suit :

[…] c’est par le besoin même, cherchant à s’assouvir et produisant, à travers le travail et
l’unification du champ pratique, un gouvernement de l’homme par la matière ouvrée
rigoureusement proportionné au gouvernement de la matière inanimée par l’homme (en un mot
le pratico-inerte), que se déterminent simultanément et l’un par l’autre une configuration
pratique de l’extériorité (par exemple une géographie des ressources, éclairement des
possibilités extérieures par regroupement synthétique des données « naturelles » en liaison avec
les instruments et les techniques et à partir des besoins d’un ensemble social déjà structuré) et
une configuration pratique de la société (division du travail à partir des techniques, sérialisation,
etc.)3.

L’action humaine instrumentée par la technique reconfigure les objets qui, à leur tour,
réorganisent l’action, mais toujours à partir d’une situation donnée. C’est à ce point précis que la
machine devient aliénation. En effet, la technique s’immisçant dans le rapport à la matière,
l’individu se trouve peu à peu contraint par des cadrages préexistants qu’il n’a ni imaginés ni
anticipés. La possibilité de dépasser cette claustration ne réside que dans la mobilisation du
groupe4.
Voici donc, avec la praxis et le pratico-inerte, deux concepts en phase avec des
développements sociologiques sur les techniques. En rompant avec la prégnance techniciste de
Marx, Sartre s’affranchit d’un certain déterminisme technique. Cependant, il ne rejette pas l’idée
d’une action des formes inertes sur les activités humaines. Simplement, il historicise
systématiquement les rapports à la matière en décelant, dans toutes les instrumentations
possibles, un ensemble de sédimentations sociales qui viennent conditionner l’action de ceux qui
se saisissent d’instruments conçus par et pour d’autres qui les précédaient. L’invention n’échappe
pas à cette recombinaison socio-politique de l’outil puisque l’ergonomie des artefacts et leur

1
Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 327.
2
Ibid., p. 387.
3
Ibid., p. 287-288.
4
Arnaud Tomès, « Petit lexique sartrien », op. cit., p. 194.
adaptation aux opérations et usages sont autant de point d’entrée pour un ordre social donné. Il
nous semble que la réponse à la question que nous posions en introduction (Sartre reproduit-il,
dans le cas de la technique, l’erreur intellectualiste mentionnée par Bourdieu ?) est finalement
négative. La praxis et le pratico-inerte maintiennent l’ordre technique dans une tension sensible
entre d’une part la sédimentation historique dont ils sont le produit et d’autre part le découpage
qu’opère le philosophe pour repérer leur fonctionnement hic et nunc. C’est cette dimension
temporelle, ainsi que la réflexion de Sartre sur les objets comme opérateurs d’apprentissage
corporel et d’extériorisation épochale, qui permettent d’éviter l’écueil intellectualiste.
Néanmoins, on l’aura remarqué à travers notre exposé légèrement abstrait, il n’est pas sans
reproduire un certain discours bercé d’essences et d’inscrutables montées en généralité
ontologique – même si certains exemples viennent réajuster le dispositif théorique.

Nous n’avons pas « sartrisé » la sociologie des techniques sans arrière-pensées ni scrupules.
La glose scolastique est tendancieuse en ce qu’elle oblige à des recompositions pointillistes de
questions et d’arguments que les auteurs concernés n’ont jamais pleinement énoncés. Le confort
de l’exégèse la plus gratuite et inoffensive est trompeur et nous n’avons donc pas introduit une
improbable sociologie sartrienne des techniques. Nous ne sommes pas dupes non plus des
facilités et des usages légitimants de l’interprétation plus ou moins hétérodoxe – ou en tout cas
pas complètement fidèle à la lettre – d’un discours philosophique, qui ramène celui-ci dans un
registre plus « terre-à-terre », auquel son auteur n’était pas forcément prêt à consentir. C’est
pourquoi l’idée de travailler les concepts longtemps après la mort de Sartre a tout pour paraître
suspecte. Pour autant, la lecture de la Critique de la raison dialectique ne peut laisser indifférents
ceux qui s’intéressent aux études sociales des sciences. Les propositions formulées sur la
politisation héritée des techniques et la stratification des usages sont particulièrement
intéressantes pour quiconque veut comprendre la place des objets dans les façons d’appréhender
le monde et d’agir sur lui.
Deux directions nous semblent se dessiner pour discuter de la pertinence des arguments
sartriens : d’une part, la mise au jour de continuités souterraines dans la pensée de la technique
(confer la conception non latourienne des non-humains ou les échos du côté de l’histoire
matérialiste des sciences) ; et d’autre part, l’inclusion, dans le corpus des sources philosophiques
de la sociologie des techniques, de propositions sur la socialisation (par la) technique ou (par la)
matière, qui nous paraissent potentiellement fructueuses. En somme, les artefacts théoriques de
Sartre nous paraissent des sources bonnes à travailler et à repenser pour l’histoire intellectuelle ou
l’histoire de la philosophie – et par la bande, pour la sociologie des techniques. Ce qui constitue,
à l’heure des grands récits orientés et figés des études sociales des sciences, une bonne nouvelle.

Jérôme LAMY
CNRS – Université Toulouse Jean Jaurès
Arnaud SAINT-MARTIN
CNRS – EHESS, Paris 1
VARIA
Les protocoles rédactionnels de La Reine Albemarle

Commencé à l’automne 1951, abandonné à l’automne 1952, La Reine Albemarle se donne


comme le journal a posteriori du séjour que Jean-Paul Sartre fit en Italie en septembre et octobre
1951. Ce texte inachevé nous est inégalement connu. Sartre n’en fit paraître que deux extraits :
dans L’Observateur en 1952 (« Un parterre de capucines »), dans Verve en 1953 (« Venise, de ma
fenêtre »). De longs fragments inédits furent publiés en volume, mais de façon posthume, en
1991 ; une seconde version du projet, enrichie de nouveaux documents (notamment la section sur
Naples, qui était encore inconnue), parut en 20101. Il fallut attendre 2018 pour que l’on pût
accéder aux feuillets qui en auraient constitué l’ouverture2 ; d’autres fragments, savons-nous,
restent en mains privées.
L’entreprise était singulière, et le principe est bien connu : il s’agissait, d’une part, de
proposer un livre sur un pays considéré sous tous ses aspects et dans une perspective résolument
« anti-touristique » ; il s’agissait, d’autre part, de rendre compte de la façon dont une conscience
et un corps appréhendent le réel. Il semble que la seconde démarche, celle de la totalisation
subjective, l’ait peu à peu emporté, au point même d’évincer la première, celle de la totalisation
objective : soit que Sartre peinât à donner à l’ouvrage une unité, soit qu’il eût suivi une logique
architecturale dont la cohérence nous échappe encore. Cette apparente instabilité du projet est
tempérée par l’unité rédactionnelle des pages qui nous sont parvenues ; aussi cette cohérence
stylistique mérite-t-elle d’être mise en valeur et interrogée.

Le protocole diaristique

La Reine Albemarle se fût proposé comme un journal et eût dès lors constitué la troisième
occurrence de cette forme dans l’œuvre de Jean-Paul Sartre, après le journal d’Antoine Roquentin
qu’offre La Nausée et le journal de guerre, dont quelques carnets nous sont parvenus3. Parce qu’il
se donne comme non fictionnel, La Reine Albemarle s’apparente d’abord au second ; parce qu’il
fait une large place à la rencontre du réel et de la conscience, il s’apparente au premier, et Sartre
put en parler plus tard comme d’une « nouvelle Nausée4 ». Par bien des aspects, La Reine
Albemarle diffère cependant de l’un et de l’autre. La Nausée et les Carnets de la drôle de guerre
thématisent par exemple très régulièrement l’acte d’écriture : « Le garçon vient de me réveiller et
j’écris ceci dans le demi-sommeil » ; « J’interromps pour noter ici la conversation de trois

1
Sartre, La Reine Albemarle ou le dernier touriste : fragments, Paris, Gallimard, 1991 ; La Reine Albemarle ou le dernier
touriste : fragments d’un livre sur l’Italie (1951-1953), dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 2010. Nous renvoyons ici exclusivement à cette seconde édition, dont suivons le texte et la
pagination.
2
Sartre, « Fragments d’un journal romain », Les Temps Modernes, no 700, 2018, p. 4-17.
3
À cette liste, il faudrait encore ajouter les fragments du « Journal de Mathieu » qui appartiennent au chantier abandonné des
Chemins de la liberté et ont paru dans Les Temps Modernes en 1982 (no 434, p. 449-475).
4
Voir la notice de La Reine Albemarle, op. cit., (éd. 2010), p. 1494 ; pour toute information sur l’histoire de ce texte, nous
renvoyons à cette présentation.
chasseurs derrière moi1 ». Presque rien de comparable dans La Reine Albemarle. Un document
préparatoire offre certes une mention de l’acte d’écrire (« Ce que je vais écrire, nul ne le
croira2 »), et les pages qui auraient été à l’ouverture de l’ouvrage en proposent deux autres, mais
elles semblent avoir une portée plus large que la rédaction même du texte que nous lisons :
« Moi, j’écris. C’est la même chose. J’essaie de saisir le sens » ; « Mauvaise conscience en
regardant tout cela. J’écris pour me rendre une bonne conscience3 ». Si l’on se fie aux centaines
de feuillets qui auraient prolongé cette ouverture, Sartre ne devait plus faire ensuite allusion à
l’écriture même du livre que nous aurions lu.
Ce détail peut servir probablement d’indice à un infléchissement du projet en cours
d’entreprise et être mis en relation avec d’autres inflexions congruentes. Les premières pages
rédigées en vues du livre diffèrent en effet sur d’autres points de celles qui leur auraient fait suite.
Dans ces pages, le diariste n’est ainsi pas encore le voyageur anonyme qu’il deviendra
progressivement. Son nom est même donné, et c’est celui de l’auteur : « La photo a paru dans un
journal marocain. Sous-titre : “Sartre à Fez.”4 » Le diariste accorde plus loin un entretien à un
journaliste qui aurait suffi à ôter tout doute sur son identité : « Il me demande si je connais les
existentialistes italiens. Je lui réponds que je ne crois pas qu’il y en ait5. » Malgré la mention de
Jacques-Laurent Bost dans la section sur Naples qui devait immédiatement prolonger les pages
sur l’arrivée à Rome, les autres détails personnels ne renverront plus à la personnalité publique de
Sartre : on le reconnaît derrière tel ou tel détail (le diariste n’est pas bien grand, il a des lunettes et
de l’argent…), mais aucun ne le singularise vraiment, et les souvenirs occasionnellement évoqués
au long des pages que nous connaissons n’appartiennent pas à la vie publique de l’écrivain. Il
s’agit le plus souvent de références à des voyages passés, en Italie ou ailleurs.
Mais c’est surtout du point de vue rédactionnel que La Reine Albemarle diffère de La
Nausée et les Carnets de la drôle de guerre. Même s’il use volontiers du présent comme temps
narratif, le roman de 1938 recourt généralement au passé composé (voire au passé simple),
combiné avec l’imparfait, pour relater les événements du quotidien, conformément au protocole
diaristique le mieux attesté et le plus attendu. En témoigne, par exemple, l’épisode le plus célèbre
du roman, qui se serait pourtant bien accommodé d’une restitution au présent : « J’étais assis, un
peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me
faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination. / Ça m’a coupé le souffle6. » Les Carnets recourent
bien plus que La Nausée à la narration au présent, mais sans s’interdire de proposer des scènes
entières au passé composé : « Dans une salle de brasserie on nous fait pisser dans des bocks de
bière. Les acolytes se sont mis à poil », etc.7.
Le journal italien ne connaît, dès sa première phrase, que le présent : « Notre avion survole
un tapis vert qui se fonce brusquement par endroits, montrant sa doublure de bure marron. » Si un
temps du passé apparaît, c’est simplement pour référer à des états ou des événements antérieurs à
ceux qui sont décrits ou contés : « Nous sommes une trentaine avec ce visage spécial des gens qui
viennent de faire une traversée en avion. Ils n’ont pas eu le temps de s’adapter doucement au
pays par ce mimétisme qui est la sauvegarde du touriste. Ils sont aussi anglais qu’ils l’étaient ce

1
Sartre, La Nausée [1938], Paris, Gallimard, « Folio », 1974, p. 217 ; Carnets de la drôle de guerre (novembre 1939-mars 1940),
dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 603.
2
[Notes en vue de] La Reine Albemarle, op. cit., p. 816.
3
« Fragments d’un journal romain », art. cité, p. 14.
4
Ibid., p. 7.
5
Ibid., 15.
6
La Nausée, op. cit., p. 179.
7
Voir ainsi toute la scène de la visite médicale relatée, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 297-298.
matin à Londres, aussi français qu’ils l’étaient à Paris1 ». Jamais on ne trouve ici la configuration
que proposait parfois La Nausée, lorsque le récit entamé au passé se poursuivait au présent :
« Mes voisins étaient demeurés silencieux depuis mon arrivée, mais, tout à coup, la voix du mari
me tira de ma lecture. / Le mari, d’un air amusé et mystérieux : “Dis donc, tu as vu ?” / La femme
sursaute et le regarde, sortant d’un rêve2. » Une telle configuration, plus romanesque que
diaristique, se rencontre aussi parfois dans les Carnets, où une description commencée à
l’imparfait peut ainsi s’achever au présent : « Les branches griffaient au passage la bâche du
camion. On s’enfonce dans un petit bois3. » Rien de tel dans La Reine Albemarle.
La question pourrait sembler d’un intérêt mineur, si l’on ne savait l’importance que Sartre a
toujours attachée aux temps verbaux, et cela dès les critiques rédigées entre 1938 et 1945 et
rassemblées dans le premier volume des Situations en 1947. Bien plus tard, lorsqu’il fit la liste
des points qu’il entendait traiter dans l’analyse du style de Flaubert qu’il désirait intégrer au
quatrième tome de L’Idiot de la famille, Sartre nota en tout premier lieu les temps verbaux, loin
devant la phrase ou les métaphores4. Un autre état du projet isole même la question des temps de
celle du style et prévoit de consacrer au verbe « plusieurs chapitres5 ». Le choix exclusif du
présent apparaît dès lors d’une importance première pour éclairer le statut exact de La Reine
Albemarle. Mais on notera tout d’abord que le diariste a suivi sur ce point une pente comparable
à celle du romancier, qui avait abandonné la rédaction au passé pour rédiger au présent la fin du
cycle des Chemins de la liberté : la seconde partie de La Mort dans l’âme en 1949 et les premiers
chapitres de La Dernière Chance qu’il publia la même année dans Les Temps Modernes. Parce
qu’il neutralise l’opposition aspectuelle entre premier plan dynamique et événementiel
(qu’exprime le passé simple ou composé) et arrière-plan informationnel ou commentatif
(qu’exprime l’imparfait), ce temps ne distribue ni ne hiérarchise les données de façon radicale ;
parce qu’il suspend l’inscription chronologique du procès exprimé par le verbe, il ne suffit pas à
distinguer entre le maintenant, le passé et l’avenir : « Aujourd’hui, je n’ai pas précisément de
raison pour être joyeux » ; « Hier soir j’ai mal aux yeux et j’interromps mon travail » ; « Nous
partons demain matin pour Morsbronn6 ».
Mais ce n’est pas à proprement parler cette plasticité que Sartre entendait utiliser dans La
Reine Albermarle. Contrairement aux Carnets de la drôle de guerre, le présent n’y est pas utilisé
pour rapporter ce qui a eu lieu la veille, dire ce que l’on fera le lendemain : hier appelle ici le
passé, demain le futur. Hors les cas d’emplois larges ou génériques du présent bien sûr, actes et
états sont ici proposés comme strictement contemporains de leur perception et de leur
énonciation :

Trois heures : l’orage me surprend sur la Nomentana, au nord-ouest de la ville ; c’est une colère
d’oiseaux : tourbillon de plumages, piaillement, plumes noires volant jusqu’au ciel. Quand le
calme s’est rétabli, je tâte mon veston : il est sec ; déjà un soleil de paille crève la cotonnade
gris-bleu des nuages7.

L’eau est trop sage ; on ne l’entend pas. Pris d’un soupçon, je me penche : le ciel est tombé
dedans. Elle ose à peine remuer et ses millions de fronces bercent confusément la maussade

1
« Fragments d’un journal romain », art. cité, p. 5.
2
La Nausée, op. cit., p. 74.
3
Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 215.
4
Sartre, L’Idiot de la famille, t. 3, Paris, Gallimard, 1988, Annexe, p. 743.
5
Ibid., p. 761-762.
6
Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 333, 283 et 378.
7
La Reine Albemarle, op. cit., p. 685.
Relique qui fulgure par intermittence1.

C’est toute ou presque toute La Reine Albemarle qui aurait suivi le protocole temporel que
l’on observe dans ces deux ouvertures des fragments publiés, et le texte ne cesse d’insister sur
cette exacte contemporanéité de l’observé et de l’observation : « À présent, on roule dans un
verger, la mer est au bout, blanche entre les arbres, Naples approche2. » Bien rares sont ainsi les
passages où le texte nous donne l’impression de lire une relation postérieure aux faits rapportés :
certaines lignes de la section sur Capri, peut-être la visite à Carlo Levi dans la section sur
Rome…
Ce sentiment de contemporanéité de l’observé, de l’observation et de l’énonciation est
souvent renforcé par d’autres marquages encore, comme les démonstratifs déictiques (« Cette
imperceptible distance insulaire, ce décalage constant, il suffit qu’une lumière les enveloppe pour
que cette lumière semble une pensée3 »), les embrayeurs temporels (« dans un passé tout proche,
hier peut-être, ou tout à l’heure », « Un homme et une femme montent l’escalier à présent 4 ») ou
les présentatifs de survenance : voici, qui signale l’apparition d’un nouvel objet dans le champ de
perception sur le mode du ceci (« Voici un spectacle présent : des cinéastes autour d’un des
bassins des Vestales5 ») ou bien voilà, qui indique un brusque changement dans le réel observé
(« D’ailleurs le voilà qui revient, hésitant, il descend sur la chaussée, s’arrête, remonte sur le
trottoir6 »). On comprend dès lors mieux le choix exclusif du présent dans La Reine Albemarle :
parce que ce temps est foncièrement imperfectif (comme l’imparfait, il présente un événement en
cours de déroulement au moment considéré), il est pleinement adapté à la démarche
« subjective » qui devait compléter l’ambition « objective » de l’ouvrage7.
Contrairement aux Carnets de la drôle de guerre, La Nausée présentait déjà de telles
configurations combinant notamment présent et présentatifs de survenance (en donnant
cependant privilège à voilà sur voici, à l’inverse de La Reine Albemarle), mais Sartre y tentait
encore, tant bien que mal, de les rendre compatibles avec le protocole diaristique qui suppose la
rétrospection et la mise en spectacle de l’écriture :

Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c’est cela
qui a changé. Il faut déterminer exactement l’étendue et la nature de ce changement. Par
exemple, voici un étui de carton qui contient ma bouteille d’encre8.

La Reine Albemarle, en revanche, ne joue guère le jeu du journal, et la scansion par les dates
n’est qu’un moyen d’organiser la succession des maintenant. Sans cette ruse, le texte aurait des
allures de long discours, mi-oral, mi-endophasique ; et si Sartre respecte en partie le contrat
diaristique dans les premières sections, sur Rome et Naples, il tend à l’abandonner au profit d’une
organisation purement thématique dans les pages sur Venise.

Le protocole notationnel
1
Ibid., p. 689.
2
Ibid., p. 701.
3
Ibid., p. 696.
4
Ibid., p. 697, 771.
5
« Fragments d’un journal romain », art. cité, p. 14.
6
La Reine Albemarle, op. cit., p. 712.
7
« Entretiens avec Jean-Paul Sartre » [1974], dans Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1986,
p. 260.
8
La Nausée, op. cit., p. 11.
L’habitude nous invite à attendre que la rédaction d’un journal emprunte volontiers les
formes d’un style notationnel, avec domination de la phrase brève, faisant occasionnellement
l’économie du verbe : « Moindre réalité de Venise. Venise, un reflet1. » Si La Nausée recourt
étonnamment peu à ce protocole, celui-ci est bien représenté dans les Carnets de la drôle de
guerre. Mais, plus encore peut-être que pour La Reine Albemarle2, il faut faire ici le départ entre
segments d’aboutissement rédactionnel très différents, notamment dans les parties analytiques.
Les pages du carnet III sur le style de Flaubert se présentent ainsi largement comme des notes en
attente de rédaction, tandis que l’ouverture du carnet XII sur l’authenticité est déjà pleinement
rédigée. Les passages proprement diaristiques, pour leur part, présentent fréquemment un
segment averbal en début de section, ou lorsque le diariste change de sujet. Mais il s’agit le plus
souvent d’une note cadrative et/ou résomptive, qui introduit un nouveau thème ou un nouveau
développement : « L’infanterie. Drôle de soirée hier et drôle d’impression3. » Dans tous les cas,
on a bien le sentiment qu’il s’agit simplement d’obéir à une logique de rapidité, non de tirer parti
de l’expressivité de ces formes syntaxiques minimalistes. On peut en tenir pour preuve le fait que
Sartre fait souvent l’économie du segment j’ai/je suis dans les formes verbales au passé ou au
passif ou dans certains tours attributifs : « Commencé à relire La Condition humaine. Agacé par
une ressemblance fraternelle entre les procédés littéraires de Malraux et les miens4. » On ne
trouvera guère de ces raccourcis d’expression dans La Reine Albemarle, et pas seulement parce
que les formes passées n’ont pas vocation à y apparaître, pour les raisons que l’on a dites.
Mais plus encore que par leur nature, c’est par leur fréquence que les faits syntaxiques
notationnels diffèrent entre les deux ouvrages. Même dans les Carnets, on peine à trouver des
séquences comme la suivante, dont le déroulé est représentatif de bien des passages de La Reine
Albemarle : « Trente tables, six garçons, dix musiciens. Pas un client. Seize paires d’yeux de
braise sur moi. Je m’enfuis. Le parc : désert. Au loin une grande trouée de lumière, il y a des
gens5. » Dans de tels cas, le segment averbal vaut simple prédication d’existence6, et le
pointillisme suit la perception progressive du réel par l’observateur. Au-delà de la succession des
percepts, il s’agit aussi de rendre compte des différents niveaux de conscience perceptive, avec
une gradation référentielle qui représente mutatis mutandis des variations entre conscience
préréflexive et conscience réflexive. À la première correspondent tout particulièrement les
segments nominaux à détermination indéfinie (« Une vierge dans sa niche7 »), souvent au pluriel
(« Des bossus », « Des magasins clairs », Des guinguettes8 ») et surtout à détermination zéro
(« Étranges rues pendantes », « Attroupement, rires », « Bonbons, pâtisseries 9 ») ; à la seconde,
mais bien moins nombreux, les groupes nominaux isolés à détermination définie, qui apparaissent
surtout dans les feuillets qui s’apparentent à des notes pré-rédactionnelles (« Le vidangeur10 »).

1
La Reine Albemarle, op. cit., p. 795.
2
Pour ne pas nous encombrer le propos, nous neutralisons dans l’exposé (mais pas dans l’analyse bien sûr) les nuances qu’il
faudrait faire valoir entre les passages de La Reine Albemarle qui ont été publiés par Sartre et ceux qui, par exemple,
appartiennent aux toutes premières strates du projet (comme le Quaderno de l’automne 1951). Ces nuances seraient plus
quantitatives que qualitatives, et l’on considère ici tacitement que les textes isolés et publiés en 1952 et 1953 donnent accès bien
plus que les textes abandonnés à la forme que le livre eût reçue dans son entier.
3
Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 315.
4
Ibid., p. 648.
5
La Reine Albemarle, op. cit., p. 715.
6
C’est le fameux « il y a » que Sartre évoque dans L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 650.
7
La Reine Albemarle, op. cit., p. 735.
8
Ibid., p. 716, 735, 781.
9
Ibid., p. 723, 730, 735.
10
Ibid., p. 785.
La combinaison de ces niveaux de référenciation permet dès lors au texte d’offrir d’intéressants
trajets perceptifs depuis l’impression vague jusqu’à l’objet observé avec attention : « Foule, des
bateaux à quai, le cuirassé […]1. » Pas de déterminant, déterminant indéfini, déterminant défini :
perception vague, moins vague, pleine.
À de très nombreux endroits, des ajouts après point suivent la construction progressive du
raisonnement : « Les pauvres ont besoin d’amour. Pas d’amitié, d’amour. D’une générosité
inlassable et qui saigne, d’un sacré-cœur ruisselant » ; « Ils leur parlent. Comme à de petits
condamnés2 ». La Nausée présentait également de tels ajouts, mais ils y restaient somme toute
aussi rares que dans les Carnets : « […] c’est la solution la plus simple. La plus désagréable
aussi3. » Dans la multiplication de telles configurations, où se rouvre un programme syntaxique
que le point semblait avoir clos, on serait tenté de voir une inflexion vers cette « écriture vocale »
qui serait caractéristique de la prose des années 1950 et prétendait calquer le déroulé et la
rythmicité de la parole spontanée. Et il est vrai que les marques de deuxième personne, qui n’ont
guère vocation à apparaître dans un journal intime et sont, de fait, presque inexistantes dans La
Nausée ou les Carnets, sont ici nombreuses et s’allient à d’autres marquages de l’oralité
ordinaire :

Le rouge de Naples. Moi je veux bien. Mais je verrais plutôt que Naples est rose et vert. Bien
sûr il y a des maisons rouges. Sur les places surtout. Le Palais-Royal, quelques maisons de la
place Dante. Mais si vous voulez voir le rouge de Naples, allez vous promener place Marengo à
Nice4.

Par d’autres aspects, le style notationnel de La Reine Albemarle s’apparente plus volontiers
au modèle de représentation de l’endophasie que Sartre a fortement sollicité dans Les Chemins de
la liberté. Il y utilisait par exemple très fréquemment un tour qui apparaissait déjà dans le
monologue intérieur inséré dans le journal de Roquentin et qui consiste à énoncer un terme de
façon isolée avant de le reprendre dans un tour prédicatif : « Les maisons. Je marche entre les
maisons […]. Le monsieur. Le beau monsieur existe. […] marche, je marche […]5. » On
retrouvera sans peine de tels tours dans La Reine Albemarle (« Personne. Personne pour cette
humble foire, le sinistre total, la nuit qui mange tout, la ruine » ; « La lagune. Dans la douce
brume rose et grise du soir, la lagune, noire déjà » ; « Gondole. La gondole, c’est exactement un
fiacre6 », etc.). Mais si la section sur Venise a souvent une couleur endophasique, on n’a somme
toute que bien rarement le sentiment, dans le reste de l’ouvrage, d’être confronté au discours
intérieur du locuteur, et l’émiettement syntaxique ne suffit pas – en l’absence d’autres indices,
sémantiques ou discursifs par exemple – à déclencher une telle hypothèse de lecture.
Cet émiettement syntaxique prend ici tant de formes qu’il ne saurait être question d’en
relever tous les types de réalisation. En plus de celles que l’on vient de voir, j’en retiendrai
seulement deux, parmi les plus récurrentes. La première, qui rebondit sur celle que nous venons
d’entrevoir, consiste dans le recours à un ou plusieurs « nominatifs pendants », qui offrent un
cadre thématique à une prédication qui ne les intègre pas dans sa structure
grammaticale (« Silence, froideur, absence : la pompe abstraite de la banque se marie à la

1
Ibid., p. 786.
2
Ibid., p. 711 et 718.
3
La Nausée, op. cit., p. 16.
4
La Reine Albemarle, op. cit., p. 716.
5
La Nausée, op. cit., p. 144-145.
6
La Reine Albemarle, op. cit., p. 715, 766 et 771-772.
grandeur sinistre du XVIIe siècle1 »), ou seulement minimalement par des liens anaphoriques
lâches (« Place Saint-Marc : j’ôterais le campanile si j’étais doge » ; « Petits jardins, figuiers,
rosiers, une poule sur un arbre ; ce sont des cours de pierre2 »).
La seconde réalisation de l’émiettement syntaxique que nous pourrions encore retenir a, elle
aussi, à voir avec les configurations que nous avons déjà notées. Elle consiste à substituer deux
points à un tour grammaticalement construit. Le lien qui unit le segment à droite et le segment à
gauche du ponctuant peut être simplement équatif : « Le solide spongieux : cas de “possession”
d’un solide par un élément liquide » ; « L’odeur de Rome : sèche, profonde et poivrée, la
sauge3 ». Dans tous les cas s’ajoute une nuance logique, souvent simplement abductive : « Portes
vermoulues et closes : condamnées4 ». Mais ce lien peut avoir bien d’autres valeurs encore, dont
la liste serait difficile à déterminer : le segment gauche peut servir de cadratif au segment droit
(« Le Grand Canal au matin : une jeune fille tord son linge »), ou l’inverse (« Lardé de piqûres
d’épingle : du matin au soir ») ; le segment gauche peut aspectualiser un thème nommé à droite
(« Ocre, rouge vif, jaune de chrome dans les flaques : marinade de peaux mortes »), ou l’inverse
(« Tristes jardins cachés : deux marches humides, tapotées par l’eau, une grille, on devine une
terre noire, humide5 »). Encore cet étiquetage rend-il mal compte des exemples qui les illustrent.
Ce ne sont d’ailleurs là que quelques-unes des valeurs possibles de la ligature par deux points,
mais elles suffisent à faire valoir que la représentation du réel ne correspond pas seulement ici à
la notation d’une perception ; s’y greffe toujours l’évocation d’un procès intellectif, mais aussi
l’idée, longuement développée dans L’Être et le Néant, selon laquelle le réel se donne d’abord à
moi comme un agrégat de qualités6.

Le protocole analogique

Si la représentation de la perception est centrale dans le projet « subjectif-objectif7 » de La


Reine Albemarle, c’est précisément que se joue d’abord ici la relation de la conscience au monde
qui l’entoure. De fait, la lecture du texte gagne beaucoup, nous l’avons vu, à s’informer de
quelques positions défendues sur ce point dans L’Être et le Néant, et l’on a d’ailleurs parfois, et
non sans légitimité, rapproché l’inscription énonciative de La Reine Albemarle de celle des
brèves scènes illustratives du traité philosophique, qui se donnent également au présent, mettent
en scène l’instant d’une subjectivité, sont susceptibles d’accueillir déictiques et embrayeurs :
« Mais voici que Pierre paraît, il entre dans ma chambre8 », etc. Mais le présent est ici
achronique, et la fiction renvoie à une classe d’expériences ; elle ne vaut pas pour elle-même ;
l’écriture y est tout autre, et le je ne se confond pas avec le scripteur, qui s’auto-désigne d’ailleurs
généralement par nous. Dans La Reine Albemarle, en revanche, le je n’est pas un sujet abstrait, et
son expérience est profondément inscrite dans la réalité italienne immédiate. Cela n’autorise bien
sûr pas à nier au texte une évidente ambition philosophique, surtout dans la section sur Venise et
tout particulièrement dans la méditation sur l’eau comme analogon de la conscience. Mais cette
dimension spéculative est largement contenue, de sorte à ne pas écraser l’ambition première, qui

1
Ibid., p. 745.
2
Ibid., p. 855 et 856.
3
Ibid., p. 788 et 845.
4
Ibid., p. 776.
5
Ibid., p. 858, 802, 683 et 816.
6
Voir L’Être et le Néant, op. cit., p. 222-225.
7
« Entretiens avec Jean-Paul Sartre » [1974], art. cité, p. 260.
8
L’Être et le Néant, op. cit., p. 382. Pour le rapprochement avec La Reine Albemarle, voir Marielle Macé, Le Temps de l’essai,
Paris, Belin, 2006, p. 186-187.
est largement représentationnelle : le défi que le texte doit relever est d’articuler la description
objective d’une réalité résolument singulière et son appréhension par une conscience qui ne l’est
pas moins.
Sans doute gagne-t-on bien plus à rapprocher La Reine Albemarle du livre dont la rédaction
lui fut chronologiquement la plus proche : Saint Genet, comédien et martyr. Malgré leur radicale
différence, les deux textes entretiennent en effet des liens de tous ordres, et Sartre les a parfois
considérés comme le résultat d’une seule venue d’écriture. Parmi tous ces liens, il en est
notamment un qui peut nous aider à mieux rendre compte de l’écriture du journal italien. À
propos d’un passage de Notre-Dame-des-Fleurs, le roman que Genet a fait paraître en 1944,
Sartre écrivait la chose suivante : « Le tulle, la gaze, les dentelles, les voilettes “décalent sa
vision” ; voilée, estompée, ennuagée, la perception se donne pour un souvenir, invite à la
réminiscence […]1. » La problématique revient à l’identique dans la méditation sur le présent qui
est le point culminant du second extrait de La Reine Albemarle que Sartre a publié en 1953 :
« Est-ce que je perçois ou est-ce que je me rappelle2 ? » Dès son ouverture, l’ouvrage aurait
thématisé ce parasitage de la perception par le souvenir : « […] à l’angle d’un balcon, deux
femmes cousent ; elles ont l’air pauvrement vêtues. Derrière elles, la chambre est noire.
Impression d’Espagne. Je la chasse. Il y a comme ça des impressions qui se trompent de porte.
C’est que la femme a une mantille3. »
Ce phénomène, Sartre lui donnait un nom dans le mémoire de fin d’études qu’il avait
soutenu en 1927 : la surperception. Il en proposait alors deux exemples, empruntés à son
expérience personnelle. Le premier est celui d’un jour où le bleu de sa montre évoqua pour lui
« le bleu du ciel au-dessus du Sacré-Cœur un certain jour de juin4 » ; or, ce type d’impression est
constamment convoqué dans La Reine Albemarle : « Rome ce matin est éclairé par la lumière
furieuse d’Édimbourg5 », etc. Le second exemple va trouver un écho plus direct encore dans le
journal italien. Sartre avait écrit en 1927 : « La rue Clignancourt, fortement en pente avec un bout
de ciel entre ses maisons, m’apporte, quand je la vois d’un trottoir en contrebas, comme une
bouffée de l’air d’Arcachon. Je m’attends à trouver la mer derrière cette rue dont je ne vois que le
sommet6. » Vingt-cinq ans plus tard, il écrivait à l’ouverture du premier extrait publié de La
Reine Albemarle : « La plus belle d’Europe, c’est la rue Rochechouart quand on la regarde du
boulevard Barbès ; de l’autre côté du col, on croit deviner la mer. » La surperception est ici
double : une rue en pente du nord de Rome convoque une rue en pente du nord de Paris qui
convoquait l’image de la mer. Sartre laisse l’analogie se développer : la pluie devient
« embruns » et, vue de là-haut, Rome évoque « une barque sur la mer »7.
Bien que le terme de surperception n’apparaisse pas dans les ouvrages philosophiques de
Sartre8, le thème a continué à innerver l’œuvre. Mais La Reine Albemarle inverse en quelque
sorte la perspective de La Nausée et l’angoisse de Roquentin : « Je construis mes souvenirs avec
mon présent. Je suis rejeté, délaissé dans le présent. Le passé, j’essaie en vain de le rejoindre : je

1
Sartre, Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, « Tel », 2010, p. 397.
2
La Reine Albemarle, op. cit., p. 697.
3
« Fragment d’un journal romain », art. cité, p. 6-7.
4
Sartre, L’Image dans la vie psychologique. Rôle et nature, mémoire présenté pour l’obtention du Diplôme d’Études Supérieures
de philosophie [1927], Études sartriennes, no 22, 2018, p. 65.
5
« Fragment d’un journal romain », art. cité, p. 16.
6
L’Image dans la vie psychologique, op. cit., p. 65.
7
La Reine Albemarle, op. cit., p. 683.
8
C’est surtout dans la discussion des positions de Bergson que Sartre reviendra au problème du lien entre perception et souvenir
dans L’Imagination (1936).
ne peux pas m’échapper1. » Le journal italien pose à nouveau le problème (tout particulièrement
dans la longue méditation sur le présent qu’offre « Venise, de ma fenêtre »), mais le déplace et le
résout : on a vu que toute la radicalité du présent visait à évoquer une exacte contemporanéité
avec la réalité qu’appréhende le scripteur. Mais le fondement de l’expérience italienne, c’est
l’évidence de la contemporanéité de toutes les époques. Telle est l’impression première du
voyageur dès son arrivée à Rome (« Le car nous emporte à travers une campagne antique. Des
aqueducs, des blés, une chaleur de deux mille ans. Via Appia. On entre dans la Rome baroque en
passant par la campagne latine ») ; le thème ne cesse de revenir, et les « notes sur le séjour à
Venise » prévoyaient un développement sur « Les temps superposés : XIXe-XVIIIe-XVe et la
lagune2. »
Dans le mémoire de 1927, la notion de surperception apparaissait au sortir d’une analyse de
quelques passages de Proust. Pour ce dernier en effet, l’expérience ne se donne pas à nous
comme simple présence, mais toujours dans un jeu de renvois à des expériences antérieures.
Analysant plus loin quelques vers de Verhaeren, Sartre voyait dans l’image le mode privilégié
d’expression littéraire de la surperception. Or cela peut expliquer le choix stylistique peut-être le
plus frappant à la lecture de La Reine Albemarle : l’omniprésence de la métaphore. On se
souvient de l’ouverture d’« Un parterre de capucines » :

Trois heures : l’orage me surprend sur la Nomentana, au nord-ouest de la ville ; c’est une colère
d’oiseaux : tourbillon de plumages, piaillement, plumes noires volant jusqu’au ciel3.

Le journal italien met en scène une conscience radicalement analogique, dont les
expériences sensorielles n’existent qu’en convoquant d’autres expériences sensorielles :

On fait un lâcher de colombes, rideau de fumée blanche et bouclée, qui tourbillonne, écume et
se jette en l’air avec une telle violence qu’on dirait une cascade à l’envers ; une tache de sang
paraît, s’étend, plus de pigeons, adieu cascade : reste un tampon d’ouate maculé ; le sang
s’évapore, bientôt remplacé par de sinistres lueurs vertes et rouges4.

La Reine Albemarle rejoint sur ce point encore le mémoire de 1927 : « En droit, nous
devrions percevoir sans plus d’additions le monde extérieur. En fait, nous y mettons toujours un
peu de nous-mêmes5. » La surperception, ce sont des perceptions superposées, et la coprésence
des temps dans les paysages et les villes italiennes apparaît alors comme un analogon de notre
expérience la plus quotidienne : c’est là que se nouent les peu conciliables dimensions objective
et subjective du projet. De façon de plus en plus marquée et avec un sommet atteint dans la
méditation sur l’eau des pages vénitiennes, le journal devient dès lors une gigantesque épiphanie,
au sens que la critique donne à ce terme depuis James Joyce et qu’illustrait déjà l’épisode de la
racine du marronnier dans La Nausée : le temps d’un instant, une perception a priori toute banale
révèle quelque chose d’essentiel, quelle que soit la nature de cet essentiel. C’est ce que Genet
appelait une « révélation », un « ravissement » voire un « miracle » :

J’eus la révélation d’une connaissance absolue en considérant, selon le détachement luxueux


dont je parle, une épingle à linge abandonnée sur un fil de fer. L’élégance et la bizarrerie de ce

1
La Nausée, op. cit., p. 54.
2
La Reine Albemarle, op. cit., p. 861.
3
Ibid., p. 685.
4
Ibid., p. 761.
5
L’Image dans la vie psychologique, op. cit., p. 207.
petit objet connu m’apparurent sans m’étonner.

Sartre revint deux fois sur ces lignes de Journal du voleur1, et une quinzaine de fois sur le
thème de la « révélation » chez Genet. Il y voit d’abord une forme de mauvaise foi ; les
épiphanies de Genet seraient des « hiérophanies » : elles donnent à l’expérience une couleur
sacrée.
Mais le mémoire de 1927 voyait aussi dans la surperception un des fondements de
l’expérience « esthétique », peut-être même son fondement principal, puisque c’est dans la partie
du mémoire qui lui est consacrée que Sartre évoque la question de « l’objet esthétique » et de
« l’impression qu’il donne de cacher quelque chose derrière lui2 ». Le thème revient à diverses
reprises dans le Saint Genet, où Sartre analyse le sentiment « poétique » qui naît face à la
découverte de la « passéité » d’un objet :

Culafroy a la révélation du monde poétique un jour qu’il aperçoit sur la route du village « une
mariée vêtue d’une robe noire mais empaquetée dans un voile de tulle blanc, belle, éclatante
comme un jeune berger sous le givre, comme un blond meunier poudré ». Ces objets poudrés,
neigeux manifestent leur réalité présente à travers une épaisseur transparente de passé, des
vitres se glissent entre le monde et la conscience, comme la conscience réfléchie entre les
choses et la conscience réflexive ; l’urgence de l’être s’estompe ; la nature a l’air de se souvenir
d’elle-même. / D’autres objets, plus poétiques encore, ont dans leur être même une structure de
« passéité »3.

On se souvient du célèbre passage de Situations, II, où Sartre évoque le traitement


« poétique » du mot Florence, qui cumule à la fois l’idée de la ville, de la femme et de la fleur,
c’est-à-dire trois types d’expériences, trois types de souvenirs. S’il revient sur la « puissance
poétique du nom4 » dans La Reine Albemarle, c’est cependant avec méfiance, voire moquerie. Le
poète, ici, c’est « le touriste », et le journal italien vaut aussi comme un Contre Jean Genet. J’ai
pu faire valoir ailleurs que le mot même de Reine dans le titre était emprunté à ce dernier : dans
une glose du Saint Genet, Sartre rappelle en effet que le terme désigne un homosexuel efféminé
qui réduit le réel à sa dimension « esthétique5 ». Or, telle est l’attitude prêtée au « touriste » dans
le journal italien, celle-là même dont il s’agit de se débarrasser.
Or, c’est bien là le problème : le texte est ambigu, et l’on ne sait pas très bien si c’est ici le
touriste qui parle, ou l’anti-touriste. Si l’on se reporte au Saint Genet, la prose de La Reine
Albemarle n’apparaît pas si différente de la « prose truquée » du voleur romancier, et l’on voit
mal en quoi un énoncé comme « la nuit fleurit. C’est un bosquet mouillé avec des pétales
partout » ressortirait moins à cette « prose esthétisante » que Sartre semble réprouver et dont il
donne « La nuit est lumière » pour exemple6. Ailleurs dans le Saint Genet, c’est l’isolement d’un
groupe nominal avec relative qui lui paraît en soi « poétique » : supprimez le pronom, et vous
aurez de la prose. Mais on trouve fréquemment de telles phrases dans La Reine Albemarle : nous
lisons donc « Cette eau qui ne coule pas7 » et non « Cette eau ne coule pas. »
Si, dans le Saint Genet, Sartre n’avait pas renouvelé la condamnation de la prose poétique
qu’il avait formulée dans Situations, II, il avait redit la radicale différence qui sépare, dans leur
1
Voir Saint Genet, op. cit., p. 292 et 330.
2
L’Image dans la vie psychologique, op. cit., p. 66.
3
Ibid., p. 307.
4
La Reine Albemarle, op. cit., p. 773.
5
Voir notice de La Reine Albemarle, op. cit., p. 1501.
6
La Reine Albemarle, op. cit., p. 773 ; Saint Genet, op. cit., p. 446.
7
La Reine Albemarle, op. cit., p. 796.
rapport au langage, le prosateur et le poète : le premier se sert des mots pour parler du réel à
quelqu’un ; le second se sert des mots pour eux-mêmes et pour lui-même1. Mais, ignorant du
projet « anti-touristique » qui aurait soutenu l’ouvrage, le lecteur qui découvrit les extraits de La
Reine Albemarle parus en 1952 et 1953 n’avait sans doute à sa disposition aucune autre étiquette
générique que celle de « prose poétique » : « l’eau se calme à regret, rassemble son désordre en
lourdes masses tremblantes, déjà de grandes flaques d’azur se reforment... Soudain lâcher de
pigeons : c’est le ciel, fou de peur, qui s’envole ; le ponton craque sous ma fenêtre et tente de
grimper au mur […]2. » On peine à lire ici un pastiche…
Sartre dit un jour que dans La Reine Albemarle, il aurait voulu « prendre l’Italie au piège des
mots », mais peut-être a-t-il lui-même été pris à son propre piège. Simone de Beauvoir, qui ne fut
jamais tendre envers ce projet, fit d’ailleurs valoir que « sous prétexte de se railler du tourisme »,
Sartre avait produit une prose touristique3, c’est-à-dire une prose esthétisante, voire poétique,
voire truquée. De fait, on est bien loin ici du projet de totalisation qui eût pris la forme d’une
« grosse monographie » sur l’Italie, avec « les arrière-plans historiques, les problèmes sociaux,
les constellations politiques, l’Antiquité, l’Église, le tourisme4 ». Et dès la première édition du
livre, Arlette Elkaïm-Sartre voyait dans l’incompatibilité entre le projet objectif et le projet
subjectif la seule véritable raison de l’abandon de l’ouvrage5. Une incidente de la section sur
Naples nous dit assurément : « attention : c’est le touriste qui parle, gare aux sensations fines6 »,
mais nous est-elle vraiment adressée ? C’est à se demander si Sartre ne se mettait pas en garde
lui-même. Mais il n’est pas sûr que la réapparition d’autres feuillets encore inconnus de La Reine
Albemarle nous permette jamais de trancher.

Gilles PHILIPPE
Université de Lausanne / ITEM-CNRS

1
Voir par exemple Saint Genet, op. cit., p. 611-612.
2
La Reine Albemarle, op. cit., p. 698.
3
« Interférences », entretien entre Simone de Beauvoir, Sartre et Michel Sicard, Obliques, no 18-19, 1979, p. 328.
4
Entretien avec Ingeborg Brandt [1957], traduit dans Michel Contat et Michel Rybalka, Les écrits de Sartre, Paris, Gallimard,
1970, p. 314.
5
Arlette Elkaïm-Sartre, « Présentation », La Reine Albemarle, op. cit. (éd. 1991), p. 12.
6
La Reine Albemarle, op. cit., p. 701.
« Un rêve de pierre »
À propos du « Fragment d’un journal romain »1

Il me faut le reconnaître : j’ai eu l’espoir un moment de lire conjointement le « Fragment


d’un journal romain2 », ce court texte que Sartre a consacré à Rome en 1952, et les pages de
L’Être et le Néant3 où est évoqué, très rapidement, le projet d’étudier le « géologique » chez
Rimbaud. Une première lecture, rapide, du « Fragment » m’invitait à cette mise en relation :
Sartre y renvoie avec insistance au vocabulaire de la « pierre ». La description de Rome y est
comme une méditation sur ce que l’on pourrait nommer l’être-pierre, la « pierréité ». Pierréité des
ruines, de l’eau même, pesanteur des colonnes, révélation soudaine de pierres là où l’on pensait
contempler un tableau champêtre : (« Où est-on ? Première impression : au XVIIIe siècle. Les
moutons et les colombes se figent : c’était des pierres4 »)… Le projet d’établir un « lapidaire5 »
de Rimbaud ne trouvait-il pas à se reformuler dans ces pages, dix ans après l’écriture de L’Être et
le Néant, mais à propos du joyau qu’est Rome, ville hantée par la beauté des ruines et les reflets
des marbres anciens ?
J’ai dû reconnaître assez vite que la piste était mauvaise. On trouve aisément chez Rimbaud
la figure de la pierre précieuse, gemme, diamant, rubis, topaze, souvent métaphorisée avec l’éclat
d’une fleur. Rien de tel dans le « Fragment ». La pierre romaine n’y est pas tant éclat de vie que
morte et pesante densité, effondrement, écrasement… Pis encore, cette pierre peut n’être
qu’apparence, les marbres de Rome recouvrant souvent des murs faits de briques6. Il fallait en
convenir : mon intuition était erronée, fausse elle aussi. Cet espoir n’était qu’un rêve. Reste que,
comme souvent, la découverte de la fausseté conduit à reprendre une enquête et permet
d’interroger à nouveaux frais ce qu’on pensait avoir compris. Il faut reprendre.
En livrant ici quelques moments de cette reprise, je voudrais juste proposer un axe de
lecture : à mon sens, ce « Fragment d’un journal romain » constitue une occasion privilégiée
d’approfondir l’approche sartrienne de la matérialité, telle qu’elle s’explicite dans les pages que
l’Être et le Néant consacre à la « psychanalyse des choses7 ». Et plus encore : en s’attachant à la
dimension matérialiste de la psychanalyse existentielle, il se pourrait que l’on dévoile l’une des
perspectives les plus riches de la Reine Albemarle, dont le titre complet se lit, on n’aura garde de
l’oublier : La Reine Albemarle, ou le dernier touriste8.

1
Je reprends ici une petite intervention faite lors d’une séance de travail de l’équipe ITEM-Sartre, le 20 octobre 2018.
2
Sartre, « Fragment d’un journal romain », Les Temps Modernes, n° 700, oct.-déc. 2018, noté ici FJR. On soulignera que ce
texte, publié par Dealla Samadi, Gilles Philippe et moi-même, est paru dans le dernier numéro des Temps Modernes. En
l’absence d’un numéro de bilan, il prend à mes yeux valeur d’un envoi.
3
Voir Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », juil. 2017, p. 785 (dernière édition et donc dernière pagination à ce
jour, avril 2019). Noté ici EN.
4
FJR, p. 9.
5
EN, p. 785.
6
FJR, p. 9. « Rome la fière est en brique, quoiqu’elle fasse tout ce qu’elle peut pour le cacher. »
7
EN, p. 785 sqq. Voir toute la section qui s’intitule « De la qualité comme révélatrice de l’être ».
8
Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 683 sqq., et la
notice de Gilles Philippe, p. 1516 sqq.
*

Si la psychanalyse existentielle se propose, en référence à Bachelard et à Freud, de tenter une


« psychanalyse des choses », ce n’est pas, explique L’Être et le Néant, pour montrer que ces
choses sont l’expression d’imaginaires qui les précéderaient, ou de complexes inconscients tapis
dans l’ombre d’un instinct mystérieux. Il s’agit de mettre au jour, grâce aux acquis de
l’ontologie, les « significations matérielles1 » des choses, ou encore : « les sens appartenant
réellement aux choses2 ». De fait, du point de vue de l’ontologie phénoménologique et de sa
dimension « psychanalytique-existentielle », réalité et matière sont indissociables : le réel,
l’effectivité et la permanence de tout ce qui est s’atteste à nous, se phénoménalise toujours au
travers de modalités d’adversité et de résistance à chaque fois spécifiques. Pas de réalité sans un
style inertiel déterminé, indissociable d’un ensemble de qualités propres : pas de réalité sans
matérialité.
On renvoie souvent la question de la qualité à celle de la subjectivité, dit Sartre3, mais le
projet phénoménologique ouvre la possibilité d’une étude concrète des qualités des objets (et par
là des choses, c’est-à-dire de réalités spécifiées) : « le jaune du citron n’est pas un mode subjectif
d’appréhension du citron, il est le citron4 ». Toute qualité est ainsi qualité-être, qui caractérise le
« il y a » propre à telle ou telle chose. Cette qualité enveloppe l’essence et l’existence dans une
unité qui est le phénomène d’être de la chose. Certes, dira-t-on, chacun de nous a une « vision »
ou une « représentation » du citron ; mais il ne s’agit pas de se contenter de cela ici, il s’agit
d’interroger ce qui rend possible ces variations, le fond commun auquel elles renvoient.
L’Être et le Néant, on le sait, le fait à partir de la transcendance qu’est la conscience : c’est
elle qui constitue le sens du « il y a » et les modalités selon lesquelles tel ou tel « ceci » se
spécifie, se donne comme plus ou moins disponible à diverses appropriations. L’être de la réalité
humaine, transi de néant du fait même de sa dimension ek-statique, est en ce sens désir,
fondamental désir d’être, un désir qui s’atteste dans de multiples stratégies appropriatives. La
perception du monde naît en somme du mouvement qui jette notre être dans le monde, et de ce
projet fondamental qui serait de se trouver au sein du réel en ayant comblé le manque que nous
sommes. Tâche perpétuellement reprise, mais qui ne s’effectue pas sans révélation d’ordres
divers, sans formes essentielles, que l’on peut, pour chaque qualité, décrire. Il y a un eidos du
jaune citron, et il revient à la phénoménologie d’en interroger la consistance, les modalités de
permanence.
Sartre note, dans la discussion qu’il ouvre avec Bachelard à propos de la dynamique
d’appropriation que la psychanalyse doit explorer :

[…] chaque chose est choisie en dernière analyse, non pour son potentiel sexuel, mais par suite
de la manière dont elle rend l’être, de la façon dont l’être affleure à sa surface. Une
psychanalyse des choses et de leur matière doit donc se préoccuper avant tout d’établir la façon
dont chaque chose est le symbole objectif de l’être et du rapport de la réalité-humaine à cet
être5.

Telle est bien la façon dont il faut poser question du sens d’être de tel être. Interroger la
qualité de telle ou telle chose, c’est se demander comment, selon quelles structures essentielles
1
EN, p. 786.
2
Ibid., p. 785.
3
Ibid., p. 268.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 789.
elle se « donne », mieux : comment elle « rend l’être ». C’est à partir de cette économie
appropriative que Sartre envisage la matérialité, qualité première, à l’horizon du projet d’être
qu’est le pour-soi. Un projet qui se singularise dans le mouvement même de toute existence.
Sartre, lorsqu’il étudie la matérialité, en vient toujours à une question, que l’on pourrait
familièrement poser ainsi : qu’est-ce que « ça rend » au juste, cette matière, c’est-à-dire aussi :
qu’est-ce qu’elle rend ? Et de fait comment une matière pourrait-elle se « donner », si ce n’est en
« rendant » à la visée qui la rend possible une adversité propre ? Le jaune du citron, la neige, le
visqueux – qui lui « se prête1 » –, de quels rapports de transcendance témoignent-ils, et pour le
dire autrement : de quoi sont-ils les symboles ?
On doit penser à Mauss si l’on veut comprendre cette sorte de transcendance-investissement
qu’est le pour-soi et la signification matérielle des choses2. Puisque l’être-pour-soi n’est pas ce
qu’il est, puisqu’il a à être, puisqu’il est manque d’être, puisque toute conscience est indissociable
de la dynamique néantisée d’un comblement impossible, alors percevoir, réaliser, connaître
même, c’est toujours aussi s’endetter – et c’est bien cela exister, être « engagé » dans le monde. Il
faudrait en somme, pour « psychanalyser les choses », comprendre les formes de l’économie
inertielle, l’eidos matérielle qu’implique telle ou telle choséité. Ces formes structureraient le « il
y a » du monde, et l’on pourrait, par leur description, détailler les sens de la matérialité, les
réseaux de significations réglées, de symbolisations, qui constituent ce monde.
« Il y a » le monde, il se donne, toujours, et ce que L’Être et le Néant montre, c’est que le
réel du monde est indissociable du projet qu’est tout être pour-soi, que ce réel est toujours donné
en tant qu’il contre-donne, se rend à notre perception selon des formes réglées d’adversité. Dans
ce circuit de transcendance et de retour, initié à partir du « circuit de l’ipséité3 » et explicité
comme situation4, se constitue la forme d’inertie de tel ou tel donné, qu’on nomme sa matérialité.

Les conséquences de cette approche sont multiples. J’en soulignerai trois, qui sont
indissociables.
On remarquera d’abord que, si la psychanalyse existentielle est aussi psychanalyse des
choses, alors il semble qu’il soit possible d’envisager par elle, à même la description de la
matérialité, une sorte d’étude génétique des singularités vécues : on interrogera d’abord ce qu’il
en est de telle ou telle matière pour toute conscience, puis, progressivement, de façon de plus en
plus spécifique, pour cet être dont on étudie la singularité. Tout choix originaire se dit toujours
dans une relation singulière à la « donnée » matérielle, où il trouve à se symboliser.
On pourrait craindre ici une retombée dans le psychologisme. Il n’en est rien. Ce serait la
deuxième remarque. La mise au jour de l’économie du réel qui le dévoile comme ce qui « rend
l’être » selon telle ou telle modalité de matérialité fait que l’on doit reconnaître en la
psychanalyse existentielle, comme fin de l’ontologie5, non pas une étude psychologique mais, et

1
Ibid., p. 797.
2
Sur l’importance des relations à faire entre Sartre et Mauss, on soulignera la façon dont Grégory Cormann reprend la lecture de
l’Esquisse d’une théorie des émotions, dans « Émotion et réalité chez Sartre. Remarques à̀ propos d’une anthropologie
philosophique originale », in Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 8, 2012 (Actes 5), Université de Liège, p. 286-302.
3
EN, p. 165.
4
Ibid., p. 638 sqq.
5
Ibid., p. 754. « Nous aurons donc achevé notre tâche si nous utilisons les connaissances que nous avons acquises jusqu’ici à
jeter les bases de la psychanalyse existentielle. C’est là, en effet, que doit s’arrêter l’ontologie : ses dernières découvertes sont les
premiers principes de la psychanalyse. »
bien plutôt, une façon d’affronter la persistance de la métaphysique dans notre approche du réel,
comme dans la phénoménologie.
C’est qu’en effet, ici encore et même si c’est de façon très particulière, le concept de matière
est piégé. Certes, dira-t-on, ce qu’on nomme la matière du perçu, ce qui « se donne » comme sa
matérialité, c’est au fond la qualité de la chose (couleur, densité, etc.), en tant qu’elle se
manifeste toujours comme une résistance répondant au mouvement de mes projets et désirs – et
fait ainsi le coefficient d’adversité1 de la chose.
Mais, par-là même, cette matière est toujours déjà donnée comme faisant signe vers un
fondement premier, une extériorité radicale, un sens absolu dont tel ou tel être en soi serait
l’apparaître. Sartre n’ignore en rien cette difficulté, qui s’exprime dans la tradition métaphysique,
notamment, au travers des questions sur les qualités premières et secondes. Sur quoi se fondent
les qualités des choses, qu’est-ce qui fait leur être ? Sartre dénonce cette approche de façon
critique, en phénoménologue, dans l’introduction à L’Être et le Néant : ce que l’ontologie
phénoménologique nous apprend, c’est que l’être ne doit pas être conçu comme un étant
substantiel en arrière du phénomène, même si tout phénomène d’être est « appel d’être2 ». Sartre,
lorsqu’il en vient à l’étude des qualités, souligne avec insistance l’enjeu métaphysique de cet
« appel » :

Dans chaque appréhension de qualité, il y a […] un effort métaphysique pour échapper à notre
condition, pour percer le manchon de néant du « il y a » et pour pénétrer jusqu’à l’en-soi pur.
Mais nous ne pouvons évidemment que saisir la qualité comme symbole d’un être qui nous
échappe totalement, encore qu’il soit totalement là, devant nous, c’est-à-dire, en somme, faire
fonctionner l’être révélé comme symbole de l’être en soi. Cela signifie justement qu’une
nouvelle structure du « il y a » se constitue, qui est la couche significative, encore que cette
couche se révèle dans l’unité absolue d’un même projet fondamental. C’est ce que nous
appellerons la teneur métaphysique de toute révélation intuitive de l’être ; et c’est précisément
ce que nous devrons atteindre et dévoiler par la psychanalyse. Quelle est la teneur métaphysique
du jaune, du rouge, du poli, du rugueux ? Quel est – question qu’on posera après ces questions
élémentaires – le coefficient métaphysique du citron, de l’eau, de l’huile, etc. ? Autant de
problèmes que la psychanalyse se doit de résoudre si elle veut comprendre un jour pourquoi
Pierre aime les oranges et a horreur de l’eau, pourquoi il mange volontiers de la tomate et refuse
de manger des fèves, pourquoi il vomit s’il est forcé d’avaler des huîtres ou des œufs crus3.

« Teneur métaphysique », c’est-à-dire teneur d’adversité qui prend le sens d’une extériorité
radicale, bien qu’elle soit indissociable du projet d’être qu’est le pour-soi. Chercher à
hiérarchiser l’ordre des sens de l’extériorité, le « coefficient métaphysique » des choses, c’est la
tâche première de la psychanalyse existentielle, qui unit phénoménologie et ontologie dans le
mouvement d’une étude du désir et de l’économie de l’attente, du don et de la réponse.
Ici l’on peut esquisser une troisième remarque : elle porte sur la dimension profondément
herméneutique de l’entreprise sartrienne. Pas de matière sans désir d’être, on l’a dit. Pas de
visqueux, de neigeux, ou de pierreux sans mouvement d’appropriation pour être, qui trouve en
l’en-soi à se symboliser sous forme de telle ou telle adversité matérielle. Mais la généralité de
cette affirmation ne doit pas tromper : elle permet non pas un réductionnisme ou un
psychologisme, pas davantage une retombée dans le dogmatisme de la métaphysique, mais, et
tout autrement, l’invention d’une profonde et neuve dynamique interprétative, qui s’attache à

1
Ibid., p. 440 : la thématique du « coefficient d’adversité » est explicitement référée à Bachelard.
2
Ibid., p. 17.
3
Ibid., p. 790.
distinguer des multiples formes de situation par et dans lesquelles se composent les figures de la
matérialité.
Et c’est de cette dynamique que témoigne de façon exceptionnelle le « Fragment d’un
journal romain ».

Selon le « Fragment », je l’ai dit en commençant, Rome est « de pierre », plus encore Rome,
comme ruine, témoigne d’une sorte d’effondrement généralisé de tout l’être vers la pierre
(comme le Forum est un « effondrement local de terrain » d’où s’élèvent « de longs cylindres de
pierre blanche1 »). Sartre construit tout son texte sur cette ligne : Rome, ce sont des ruines
révélant l’être-pierre. Si à Rome « il y a des pierres », c’est au sens où à Rome le « il y a » est
pierreux. Cela signifie que Rome possède une teneur ontologique et métaphysique toute
particulière. Elle n’existe pas uniquement à Rome du reste, Sartre la faisait déjà entendre dans Le
Sursis, à propos du Pont-Neuf :

Il étendit les mains et les promena lentement sur la pierre de la balustrade, elle était rugueuse,
crevassée, une éponge pétrifiée, chaude encore du soleil de l’après-midi. Elle était là, énorme et
massive, enfermant en soi le silence écrasé, les ténèbres comprimées qui sont le dedans des
choses. Elle était là : une plénitude. Il aurait voulu s’accrocher à cette pierre, se fondre à elle, se
remplir de son opacité, de son repos. Mais elle ne pouvait lui être d’aucun secours : elle était
dehors, pour toujours2.

Sartre trouve et retrouve à Rome ce qui se dit dans ces pages à propos du Pont-Neuf : la
façon dont la qualité des choses renvoie toujours à la distinction en-soi/pour-soi en lui donnant
une dimension ontologico-phénoménologique (il s’agit bien d’opposer ici le pour-soi et l’en-soi)
qui reconnaît en elle une sorte d’horizon métaphysique. En la pierréité, on saisirait alors le
symbole d’une sorte d’adversité absolue qui abriterait, en les unissant, le repos, le silence,
l’opacité et la rugosité de la pierre. Telle serait l’adversité qui ferait le sens de la pierre : sa façon
exceptionnelle de symboliser en elle l’opposition de l’en-soi et du pour-soi. Certes, le phénomène
d’être est toujours indissociable d’une matérialité, d’une qualité d’inertie ; mais il faudrait ici
préciser que le « rendu de matière » le plus propre à l’en-soi, ce qui « se donnerait » comme la
matière propre de l’en-soi (si cette expression a un sens) – comme plénitude d’adéquation à soi,
de clôture et silence –, serait ce qui se symbolise phénoménalement comme pierre, « matière-
pierre », « pierréité » accomplie.
Sartre, en peignant Rome, décrit une multiplicité de variations qui illustrent magistralement
le sens premier de l’en-soi, en même temps qu’elles ramènent constamment, de façon paradoxale,
la richesse de la ville à une facticité uniforme : les colonnes sont des « rondelles de pierre3 »,
l’eau que boit cette anglaise dans le Forum, « c’est de la pierre, ce sont des pierres, ça reflète la
pierre4 », le Tibre est « un fleuve de pierre5 ». Et même si Sartre souligne, en décrivant une nuit
d’orage, que la ville est en « fausse pierre6 » (puisqu’il y a tant de murs de briques à Rome), cela

1
FJR, p. 8.
2
Sartre, Le Sursis, dans Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1057.
3
FJR, p. 11.
4
Ibid., p. 9.
5
Ibid., p. 7.
6
Ibid., p. 16.
n’empêche pas que le bruit de l’éclair soit « minéral » : des « craquements de silex1 ». Il faut
interroger le sens très particulier de cette uniformité.
C’est qu’en effet la pierre, comme pierre romaine, possède avant toute chose une qualité
indissociable d’un processus d’usure, et disons-le, d’oubli. Tel est le secret si manifeste de
Rome : déambuler dans un monde devenu pierre, pétrifié, c’est découvrir un sens passé mais
paradoxalement scellé par un extraordinaire silence. Un sens restant à distance de notre
compréhension, du fait d’une radicale impossibilité à s’expliciter. Le propre de cette opacité se
précise : la pierre est taillée, porte traces de monuments et de sculptures, raconte mille histoires…
mais au fond tout se joue « à la surface de ce silence de la pierre, qui est et sur laquelle je n’ai
rien à penser, rien à dire2 ».
Il faut lire alors le passage3 où Sartre, décrivant les colonnes du temple de Castor et Pollux,
trouve à reprendre très clairement la question du sens de l’extériorité. Une comparaison
vient sous sa plume : les trois colonnes sont comme les trois hommes isolés sculptés par
Giacometti, qui se tournent le dos. La symbolique est claire : la pierre c’est l’indifférence parce
que c’est le sens tu. Et certes, ces colonnes sont bien des restes d’une époque, ont une valeur
historique ; il n’empêche, écrit Sartre, que ces colonnes « n’ont plus rien à me dire. Elles me
dominent et m’écrasent. Je sens leur volonté méchante. Mais pour rien4. » Au fond la méchanceté
de la pierre vient de ce qu’elle est d’autant plus pierre qu’elle est taillée, produit de l’activité
humaine. Ainsi, à Rome, dans les ruines de Rome, tout semble d’autant plus gratuit qu’on y
trouve gravés les signes et les formes d’un temps révolu5. Les pierres me regardent, je vois bien
qu’elles se donnent un peu comme des textes à déchiffrer, mais voilà elles n’ont rien à me dire,
les mots, comme l’écrit Sartre, sont pétrifiés. On retrouve ici le contraste entre la liberté et le
silence « écrasé » de l’en-soi, mais ce silence est qualifié, et comme redoublé : il est celui d’un
effacement des mémoires, d’un écrasement des mémoires.
Au milieu des ruines, Sartre évoque certes la liberté créatrice qui a fait surgir telle ou telle
colonne, mais il décrit aussi la liberté qui s’atteste à la conscience de celui qui, en ce monde où il
n’y a plus que des pierres, n’y trouve rien d’autre que les fragments d’un discours la désignant
par son impossibilité à lui dire quoi que ce soit :

1
Ibid. Dans la même description, Sartre note : « C’est un roulement continu qui pétrifie le ciel ; j’imagine une calotte de granit
secouée au-dessus de ma tête par un tremblement continu ».
2
Ibid., p. 12.
3
Ibid., p. 11.
4
Ibid., p. 12. C’est Sartre qui souligne.
5
Toute la question du pratico-inerte, dans la Critique de la raison dialectique, reprendra cette méchanceté et cherchera à en
penser plus avant, avec et contre Hegel, le caractère inévitable. « La matière totalisée, comme objectivation inerte et qui se
perpétue par inertie, est en effet un non-homme et même, si l’on veut, un contre-homme. Chacun de nous passe sa vie à graver sur
les choses son image maléfique qui le fascine et l’égare s’il veut se comprendre par elle, encore qu’il ne soit pas autre chose que
le mouvement totalisant qui aboutit à cette objectivation. » Cf. Sartre, Critique de la raison dialectique [1960], Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de philosophie », 1985, p. 336. Il convient au fond de se demander, à la lecture de ces lignes, « par quoi » le
touriste veut se comprendre. On aura peut-être une piste si l’on songe à un passage du second tome de L’Idiot de la famille [1971],
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1988, p. 1963-1964 (je remercie Juliette Simont de ce judicieux rappel). Sartre
y cite le témoignage de l’émotion que Flaubert dit avoir éprouvée lorsqu’il a trouvé, lors d’un voyage en Suisse, le nom de Byron
gravé sur une colonne du château de Chillon : « Tout le temps j’ai songé à l’homme pâle qui un jour est venu là, s’y est promené,
... a écrit son nom sur la pierre et est reparti... Le nom de Byron est gravé de côté et il est déjà noir comme si on avait mis de
l’encre dessus pour le faire ressortir ; il brille en effet sur la colonne grise et jaillit à l’œil dès en entrant. Au-dessous du nom la
pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en
contemplation devant ces cinq lettres. » Sartre s’interroge : « Que veut dire : “Songer à l’homme pâle qui est venu là” ? Pas grand-
chose : il n’y a rien à penser sur Byron – du moins en ce caveau – sinon qu’il y est venu, a gravé son nom puis est reparti. Ce qui
sonne vrai, par contre, c’est : “Je me suis abîmé en contemplation devant ces cinq lettres”. Gustave a vu le pilier ; le nom, dès
l'entrée, lui a “jailli à l'œil”, il s'est approché et, à son ordinaire, il est tombé dans une sorte d'hébétude. » De cette hébétude
flaubertienne, il n’est pas impossible que l’on retrouve une forme voisine dans la rêverie du touriste décrite dans le « Fragment ».
Impression d’étonnante liberté : l’humanité entière s’engloutit dans le passé et une libre
impression d’engloutissement ; je suis objet pour une conscience. Et tout cela à la surface de ce
silence de la pierre, qui est et sur laquelle je n’ai rien à penser, rien à dire. Je me relève, je me
promène au milieu de ces mots pétrifiés, au milieu de cette jactance, de cette ostentation, je
regarde ces temples inertes, ces hommes sur les reliefs, barbus, butés, paysans1.

Silence de la pierre, indissociable d’un mouvement de pétrification qui est aussi dégradation
et chute, perte du sens. Et c’est ici que la question du tourisme prend toute son importance.

Se promener au milieu de « mots pétrifiés » et de leur « jactance » ; en eux plus de vie, plus
rien à dire, des traces purement gratuites… étrange désœuvrement de l’homme qui marche parmi
ces ruines, qui y éprouve la liberté de l’indifférence, une liberté faite du délaissement dans lequel
le laissent les traces, partout visibles, d’une activité créatrice dont le sens est fondamentalement
évanoui. Tout se passe comme si n’avoir rien à faire dans un monde œuvré qui ne nous dit rien
était être véritablement touriste. Le véritable touriste serait toujours « le dernier » : celui qui « fait
un tour » et n’a « rien à faire » de la matière environnante. Celui qui se sent désigné par la
matérialité mais ne sait comment répondre à une adresse qui d’ailleurs ne l’appelle pas – celui qui
passe parmi des figures en ruines de la matérialité. La pierre alors ne donne plus ce qu’elle
donnait, elle ne prend et ne rend plus ce qu’elle était – mais c’est ainsi, en ce refus de donner,
qu’elle se donne.
Ce que découvre cet étrange touriste, ce dernier touriste, ce touriste par excellence, c’est le
destin d’oubli qui marque inévitablement son avenir. Il se saisit comme passé à venir, dans le
présent des ruines. Dans la découverte des ruines de Rome, la liberté est mise à nu comme simple
contingence, sans justification possible ; elle ne peut se reconnaître dans les pierres ruinées que
comme méconnaissable à venir :

En somme, la pure transcendance humaine mais devenue objet. Objet dépassé, abandonné. Et
pourtant c’est moi-même que je vois. Moi-même constructeur et tous les constructeurs. Elles
me donnent de moi-même l’image que je serai pour les descendants dans mille ans. Je me saisis
pur projet absurde et dérisoire, dépassement de tout dépassé par tous. C’est moi-même et je n’ai
plus rien à me dire2.

Le schème est connu chez Sartre : se regarder du point de vue de l’avenir, c’est bien la façon
la plus mystifiée qui soit de se regarder (je pense aux pages fameuses des Mots3). Mais ici, et,
c’est un comble, en la conscience du passé des ruines, la mystification est dévoilée. Tout sens est
comme perdu, la reconnaissance impossible : les pierres n’ont « plus rien à me dire » – et
pourtant ce silence, qui naît de l’oubli, il revient au dernier touriste, sinon de le comprendre, au
moins d’en éprouver la puissance.
Tout semble alors vain, l’art et la transcendance qui l’a fait naître, tout semble mort. On se
souvient des pages magnifiques que Hegel écrit lorsqu’il s’agit de penser le passé de l’art, dans sa
Phénoménologie de l’Esprit :
1
FJR, p. 12.
2
Ibid.
3
Voir Les Mots, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p. 135 : « […] un arrière-neveu penche sa tête blonde
sur l’histoire de ma vie, les pleurs lui mouillent les yeux, l’avenir se lève, un amour infini m’enveloppe, des lumières tournent
dans mon cœur... »
Les statues sont désormais des cadavres dont l’âme vivifiante s’est enfuie, et, de même,
l’hymne, des paroles dont la croyance s’est enfuie. Les tables des dieux sont sans mets et
breuvages spirituels, et, de ses jeux et fêtes, ne revient pas à la conscience l’unité de soi-même
avec l’essence. Aux œuvres de la Muse fait défaut la force de l’esprit qui voyait surgir du
broiement des dieux et des hommes la certitude de lui-même. Elles sont désormais ce qu’elles
sont pour nous, – de beaux fruits cueillis à l’arbre – un destin amical nous les a offertes, comme
une jeune fille présente de tels fruits ; il ne donne pas la vie effective de leur être-là, pas l’arbre
qui les portait, pas la terre et les éléments qui constituaient leur substance, ni le climat qui le
faisait pour leur déterminité, ou encore l’alternance des saisons qui régissait le processus de leur
devenir1.

A lire Hegel, s’il n’y a plus de vie dans ces œuvres, puisque leur époque spirituelle est
révolue, il n’empêche qu’elles nous sont données par un « destin amical ». Rien de tel dans le
texte de Sartre. Pour Hegel, l’après de « la religion de l’art » et sa négativité rendent possible,
comme religion révélée, puis philosophie, l’accomplissement et la mise au jour de la vérité d’un
temps spirituel – mais dans la contingence du matérialisme sartrien, il n’en va pas ainsi.
Désormais, il faut « ranger l’impossible salut au magasin des accessoires2 ». Cela signifie
notamment, pour notre temps, étudier ce que révèle un phénomène comme le tourisme,
phénomène dont Sartre médite le déploiement dans La Reine Albemarle. Comment comprendre
en effet cette présence-absente qui possède le touriste au fur et à mesure que sa visite se déroule ?
C’est que l’étrange conscience pétrifiée que sont les ruines est incompréhensible à qui passe au
milieu de leurs « jactances », ces phrases et ces mots qui ne s’adressent plus à personne, qui
parlent encore un peu mais ne disent rien. La pathétique quête d’information que l’on poursuit en
ouvrant le guide touristique ne fait que redoubler l’équivoque – et d’ailleurs ce qu’on y lit ne fait
que susciter une vague nostalgie qui sera bientôt enfuie. Secrètement prisonnier des cérémonies
de sa visite, le touriste en viendra alors à estimer, sans bien s’en rendre compte, que, de la même
façon qu’une époque peut être révolue, toute l’aventure humaine est close.
Il y a là une façon de méconnaître un risque, celui de l’effondrement du sens. Un risque que
questionne toute l’œuvre de Sartre, et que le tourisme ne comprend pas. C’est que la vie du sens
est contingente. Sartre explicite fort bien cela lors de l’ouverture du troisième tome de L’Idiot de
la famille, à propos de l’Esprit objectif. Cet « Esprit » est la culture comme totalité spirituelle, en
devenir mais du simple fait de la simple succession-addition des créations humaines3. Une totalité
toujours, donc, en voie de détotalisation. Le tourisme ne comprend pas cette question, il est tout
absorbé dans sa quête d’un sens achevé, clos comme une pierre et dense comme elle :

Comme l’ensemble des œuvres éditées chaque jour dépasse de loin la possibilité individuelle de
totaliser la culture écrite, cette perpétuelle addition de matériaux nouveaux a pour effet
d’empêcher la totalisation de se fermer sur soi et de se transformer en calme totalité : c’est ce
qu’on appellera la vie de l’Esprit objectif, détotalisation matérielle qui s’intériorise en exigence
d’être totalisée et qui contredit ce rêve de pierre : la totalité dans l’inertie4.

Il est donc impossible de conclure quoi que ce soit de définitif concernant le sens (si ce n’est
cette impossibilité même). Tout n’est pas fini en somme, tout fait sens encore ; mais voilà que

1
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, « Textes philosophiques », 2006, p. 615.
2
Les Mots, op. cit., p. 139.
3
Voir L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », t. 3, 1972, p. 43 ; l’esprit objectif est « la Culture
comme pratico-inerte ».
4
Ibid., p. 56.
l’horizon de ce sens paraît indissociable d’un rêve : clore. Éteindre l’événement contingent dans
un achèvement total, inerte, opaque comme une pierre. Voir en Rome un point métaphysique et
absolu, et la contempler du dehors, à distance, comme si elle n’avait plus rien à nous dire. C’est
là ce qui nourrit la rêverie du touriste, capté dans la fascination de l’en-soi, tout ensemble
métaphysicien et rêveur. Tandis que je marche dans les ruines, voici que Rome m’apparaît
comme refermée sur elle-même, close, tout juste bonne à être une centaine de pages dans un
guide sur l’Italie – et me voici pris en elle.
Que reste-t-il à faire alors ? Question qui inquiète, plus ou moins explicitement, le touriste.
Jouer la culture, s’intéresser par exemple à la façon dont vivaient les Vestales ? À quoi bon ?
« Quant à la vie des Vestales, y rêver ? Pour quoi faire ? Je n’en sais pas assez, et puis c’est là
qu’on quitte le vrai, qu’on devient coupable1 ». Coupable, oui, de faire comme si le monde de
l’esprit objectif romain était encore là, en dessous des ruines, mais tout entier clos comme une
pierre, alors même qu’il est là en voie de détotalisation, et d’oubli ; coupable si l’on fait comme si
le guide et ses exacts renseignements venaient clore la question du sens, comme si ce sens existait
indépendamment de ce guide. C’est dans la conscience plus ou moins obscure de cette équivoque
que déambule le touriste.
Le texte auquel je pense alors, c’est celui que Derrida avait choisi pour parler de Sartre dans
un célèbre numéro des Temps Modernes2 : un numéro où Derrida lisait cet extrait de Qu’est-ce
que la littérature ?, paru en 1948 sous le titre « Écrire pour son époque » :

Un livre a sa vérité absolue dans l’époque. Il est vécu comme une émeute, comme une famine.
Avec beaucoup moins d’intensité, bien sûr, et par moins de gens : mais de la même façon. C’est
une émanation de l’intersubjectivité, un lien vivant de rage, de haine ou d’amour entre ceux qui
l’ont produit et ceux qui le reçoivent. S’il réussit à s’imposer, des milliers de gens le refusent et
le nient : lire un livre, on le sait bien, c’est le réécrire. À l’époque il est d’abord panique ou
évasion ou affirmation courageuse ; à l’époque il est bonne ou mauvaise action. Plus tard,
quand l’époque se sera éteinte, il entrera dans le relatif, il deviendra message. Mais les
jugements de la postérité n’infirmeront pas ceux qu’on portait sur lui de son vivant. On m’a
souvent dit des dattes et des bananes : « Vous ne pouvez rien en dire : pour savoir ce que c’est,
il faut les manger sur place, quand on vient de les cueillir. » Et j’ai toujours considéré les
bananes comme des fruits morts dont le vrai goût vivant m’échappait. Les livres qui passent
d’une époque à l’autre sont des fruits morts3.

Pareillement, les temples, les stèles et les colonnes ont eu leur goût absolu. Avant que leur
être-pierre se dévoile de plus en plus, qu’elles se referment sur elles-mêmes, et même
disparaissant quasi-intégralement, en ne laissant comme trace... que quelques briques, peut-être,
un message dont le sens s’efface. Moins que rien. Si Rome est de pierre, c’est en ce qu’on y
médite toujours, et tout ensemble, non seulement l’impossible clôture du sens mais la fragilité, la
mortalité de la vie de tout sens, c’est-à-dire son être maladif, irrémédiablement contingent4. La
1
FJR, p. 13.
2
Jacques Derrida : « “Il courait mort” : Salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps Modernes », Les Temps Modernes, n°
587, mars-avril-mai 1996, p. 7-54.
3
Sartre, « Écrire pour son époque », Les Temps Modernes, n° 33, juin 1948, repris dans Michel Contat et Michel Rybalka, Les
écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 671-672.
4
Il faudrait commenter longuement cela, en reprenant notamment un passage important de « Fragment d’un journal romain » (p.
11) : « Comment donc les aimer, ces colonnes ? Elles se jettent vers le ciel, et si je m’approche leur élan se morcèle, retombe ; ce
sont des rondelles de pierre, chancelantes, superposées et agrafées les unes aux autres par des crampons de fer qui ont planté sur
elles leurs fers noirs. Un jeune fût qui s’élance ? Ou un empilage de tronçons ? Tantôt je sens le mouvement vers le ciel et tantôt
la pesanteur de cette retombée. En voici d’autres, mutilées, raclées, rabotées, biseautés par le temps, d’étranges jaspes, maladies
de la pierre, des luisances malsaines, des formes étranges, d’étranges mutilés ; on dirait que la pierre peut mourir. » On retrouve
partout chez Sartre cette figure maladive, érotique et désolée, de la contingence. On la reconnaîtra notamment dans l’inédit de
pierre, dans Rome, en même temps qu’elle nous impose la reprise d’un monde culturel dépassé,
symbolise aussi ce risque d’usure, de dispersion, tout autant que celui d’une chute en un silence
dense et obscur. Le tourisme, c’est alors l’activité toute passive de ceux qui, ne créant rien qui
puisse prendre pied dans ce monde révolu, rêvent malgré tout de le connaître comme l’on
connaîtrait un en-soi substantiel et fabuleux, une qualité absolue – juste avant de retrouver, trop
vite, mais inévitablement, la contingente matérialité des pierres, cette opaque adversité.

Si je peux me permettre de rêver un peu, moi aussi, je dirai qu’à ce propos on trouve peut-
être un peu de cette géologie, et la complexe relation que j’essaie d’interroger ici entre densité,
usure, et oubli, dans un poème de Rimbaud intitulé « La faim » :

Mangez les cailloux qu’on brise,


Les vieilles pierres d’églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

Rimbaud oppose la violence de la faim à l’inertie du monde ; on retrouve ce schème dans L’Être
et le Néant, lorsque Sartre y analyse ce qu’il nomme le « complexe de Jonas1 ». Jonas, dans la
baleine, n’est pas mangé, il demeure, résiste. Et précisément il s’agit d’interroger ici la question
de la connaissance et de l’appropriation. La question du savoir est souvent exprimée par des
« métaphores alimentaires », dit Sartre. Afin de connaître, il convient, par exemple, de « dévorer
un livre », d’affronter un texte « indigeste », et de bien « digérer » ce que l’on sait. Façon
d’aborder une approche matérielle du connu : sa persistance, sa modalité propre d’adversité. De
fait, je l’absorbe, mais il garde une part d’extériorité irréductible :

Le connu se transforme en moi, devient ma pensée et par là même accepte de recevoir son
existence de moi seul. Mais ce mouvement de dissolution se fige du fait que le connu demeure à
la même place, indéfiniment absorbé, mangé et indéfiniment intact, tout entier digéré et
cependant tout entier dehors, indigeste comme un caillou2.

Dans les ruines de Rome, le temps a lentement altéré les pierres… de façon bien plus
insidieuse que ne le fait l’estomac de la baleine ; ici la « digestion », qui dissout progressivement

jeunesse que nous avons publié dans le n° 20 des Études sartriennes (Classiques Garnier, 2016), sous le titre Empédocle (je pense
notamment à la p. 29 : « Vois, tout tombe… »). Elle est une part essentielle de cette pensée « avec les choses » que Jean-François
Louette, en empruntant l’expression à Sartre, a désignée, dans son Silences de Sartre (Grenoble, Presses Universitaires du Mirail,
« Cribles », 1995), comme le principe même, l’objet et le but du langage littéraire sartrien. Louette cite notamment, p. 112 (dans
l’article intitulé « La Nausée, roman du silence »), une formule décisive du tome III de L’Idiot de la famille (op. cit., p. 29), selon
laquelle la littérature « se définit pour nous comme une herméneutique du silence ». Si l’on se reporte à ce troisième tome, c’est
bien la question du silence et sa dimension herméneutique en effet que l’on trouve à mettre au jour, dans la peinture que fait Sartre
de l’art « névrotique ». Du fait de cette herméneutique, les œuvres d’art « pathologiques » – qu’on nommerait « d’art brut » –,
œuvres qui nous tournent le dos, qui ne communiquent aucun message et sont même refus de communiquer, quasi-œuvres au fond
sans tenue, sans matière, font partie désormais de notre esprit objectif. Mais Sartre les oppose pourtant à ce qu’il nomme la
« densité » des romans de Flaubert, qui « ne permet point qu’ils se dissolvent » (ibid.). Il serait sans nul doute fort précieux
d’interroger ensemble ce qui peut être dit de la matière à partir du « Fragment », la sorte d’immatérialité paradoxale de l’art brut et
enfin la matérialité, le style, le « coefficient d’adversité » du texte flaubertien. Sur tout cela et ce que nous avons dit de Hegel, on
lira, dans le même volume de Jean-François Louette, la lecture qu’il fait d’Adorno, op. cit., p. 47 sqq., pour qui « l’art a perdu son
caractère d’évidence ».
1
EN, p. 760.
2
Ibid., p. 759.
les traces, relativise les absolus, ne laisse rien intact. L’appétit de sens, alors, peut-il trouver à se
satisfaire, au milieu des objets ramenés à leur matérialité ? On fait avec les restes : on se
promène, on visite, en suivant les traces de quelques qualités matérielles. Mais il n’y a là, pour
l’homme devenu touriste, qu’une déambulation précaire, absurde, et, on l’a déjà dit,
fondamentalement désœuvrée… tout ce qu’il visite ne lui dit rien (il n’est en rien visité par ce
qu’il visite), et dans l’activité faussement restauratrice qui est la sienne il ne se dit rien à lui-
même non plus1.
De ce fait le touriste, toujours en quelque façon conscient de cette équivoque, même de
façon simplement préréflexive, ne cesse d’éprouver le manque d’une activité plus riche, qui le
sauverait de l’ignorance : « il faut bien faire quelque chose de toutes ces pierres qui ont tant servi
et ne servent plus à rien2 », écrit Sartre. Formule écrite au bord d’une boucle absolue du sens, et
qui pourtant explicite la perpétuelle condamnation à la liberté qu’est aussi, à sa façon, la
conscience touristique : « il faut bien ». Tel serait l’impératif du tourisme romain : « faire quelque
chose de toutes ces pierres », en une paradoxale comédie, rêver qu’on trouve en le champ de
ruines qu’est le Forum une totalité achevée. Cela ne peut se faire que par le mimétisme, cette
« sauvegarde du touriste3 » qu’évoque Sartre en ouverture du texte. On ne clarifie pas le sens
dont les ruines pierreuses nous révèlent l’absence, mais on se retrouve, collectivement, à rêver
une distance impossible à combler, ou à suivre avec tous les autres les conseils des guides
touristiques… Au fond, et le touriste le devine, « entre chair et cuir », comme aurait dit Sartre :
toute sa conduite cherche à accomplir une sorte de rituel qui redonnerait du sens à une visite qui
n’en a guère. Il pressent, ce touriste, que cette conduite tente, sans aboutir, une sorte
d’appropriation pure d’un objet absolu. Pensée magique : on cherche une possession qui nous
rendrait capable de découvrir, dans la qualité d’une pierre, l’essence de toute une époque, close
sur elle-même, pétrifiée, sans reste. Mais il n’en saisit que quelques reflets, quelques images.

Sur la via Sacra, près de Santa Francesca Romana, il y a une fontaine : une Anglaise laide et
rousse, entre deux âges, s’est penchée maladroitement et elle a bu. C’était mieux. Elle a bu le
Forum. L’eau, c’est de la pierre, ce sont des pierres, ça reflète la pierre. Toutes ces pierres
rongées de soleil étaient dans cette transparence. Moi, j’écris. C’est la même chose. J’essaie de
saisir le sens. Personne ne me le demande, bien sûr. Mais il faut bien faire quelque chose de
toutes ces pierres qui ont tant servi et qui ne servent plus à rien4.

« J’écris. C’est la même chose » : Sartre pourrait bien s’avérer en ces mots le dernier
touriste. Celui qui ne croit plus dans ces gestes supposés abolir la distance avec le passé et
délivrer le secret que la qualité matérielle de la pierre indique et ne peut révéler. Touriste encore
(« il faut bien »), il ne peut plus l’être pourtant, par la claire conscience qu’il acquiert de
l’impératif touristique ; l’écriture alors se prend à une sorte de piège indépassable5. On retrouve
en elle la mauvaise foi du tourisme que l’on voulait conjurer. Le touriste en revient toujours au
spectre d’un sens évanoui et se heurte perpétuellement au silence bavard et incompréhensible des
pierres, à la jactance d’un monde passé, qu’il ne peut comprendre. Tout ici est donc marqué d’une

1
On comparera tout cela à ce qui est dit du tourisme dans un autre texte de la Reine Albemarle consacré à Rome, op. cit., p. 753 :
« Le problème n° 1 pour l’Italien, c’est de sauver son industrie nationale, le tourisme. Sous quelle forme rendra-t-on la pierre
digestible pour ces nouveaux estomacs ? »
2
FJR, p. 9-10.
3
Ibid., p. 5.
4
Ibid., p. 10.
5
Voir, dans l’édition « Pléiade » de la Reine Albemarle, op. cit., p. 1497, les pages où Gilles Philippe cite un entretien de Simone
de Beauvoir avec Sartre où il est question de la Reine Albemarle : « C’était un récit de voyage qui se détruisait lui-même ».
fausseté sans cesse renaissante, que Sartre ne cesse de dénoncer en même temps qu’il devine de
mieux en mieux qu’il la reconduit. A propos de colonnes effondrées, il écrit :

En voici d’autres, mutilées, raclées, rabotées, biseautés par le temps, d’étranges jaspes,
maladies de la pierre, des luisances malsaines, des formes étranges, d’étranges mutilés ; on
dirait que la pierre peut mourir. Du coup, ça lui donne une vie fantôme. De souffrir, de mourir,
elles sont moins inertes. Mais c’est malsain. Ô beaux amateurs d’art, ne conduisez pas ici vos
enfants l’âme tranquille1.

Équivoque de la pratique touristique, que le dernier touriste décrit jusqu’à la lie. Tout est bon
pour trouver un semblant de vie : on joue avec les reflets, les renvois, on se fascine
imaginairement sur les traces d’un monde enfoui. Cette fascination, Sartre la dénonce
méticuleusement dans le passage où il décrit l’équipe de cinéma qui s’efforce de « faire quelque
chose » des ruines en leur empruntant un sens qu’elles n’ont jamais eu :

Il s’agit de photographier le reflet des trois colonnes du temple des Dioscures dans le bassin des
Vestales. C’est idiot. Mais voilà le cinéma. Qu’est-ce que ça peut nous foutre, ce reflet ? Oui, il
y a un reflet quand l’eau n’est pas troublée. Et puis après ? Ce qui importe, ce sont les colonnes
et non leur image dans l’eau. Mais le cinéma est coutumier de ces images2.

On voit ce qu’il en est : « faire quelque chose », c’est justement ne rien faire. Ainsi sommes-
nous toujours possédés par ce « rêve de pierre » où nous essayons de pénétrer par des stratégies
vouées à l’échec. Mais le touriste en cela n’est pas si ridicule que le disent beaucoup de demi-
savants : prenant ses photos, s’efforçant de recomposer en l’esprit le bâtiment dont il ne voit
qu’une ruine, filmant un reflet de colonne, buvant l’eau d’une fontaine antique, il boit aussi,
jusqu’à la lie – et il s’en doute – l’incapacité où nous sommes de « ne rien faire » de ce qui est au
monde. Faisant quelque chose « d’idiot » à partir de ces ruines, ne faisant rien d’autre que des
gestes d’appropriation, il fait ce qu’il a à faire, et ses passes lui permettent, au moins pour un
temps, de se laisser reprendre par les rêveries métaphysiques qui prennent un monde de pierres
pour motif.

De ces actes qui n’en sont pas, qui sont des gestes, Sartre sans doute, comme nous tous du
reste, ne saurait se satisfaire. L’écriture de la Reine Albemarle en reconnaît l’insuffisance en
même temps qu’elle se fascine sur leur puissance d’évocation. Un rêve de pierre la tient captive,
même lorsqu’elle le dénonce. Il n’est pas impossible que ce soit en partie pour s’arracher à la
conscience contradictoire de cette captivité que Sartre a repris tout autrement, à partir du milieu
des années 50, la question de la matérialité. Il ne s’agissait plus alors de partir de l’ontologie et de
ses profondes tendances métaphysiques, mais de faire fond sur les questions posées par la
dialectique matérialiste et critique dont la tâche est de dénoncer et détruire toutes les « idées de
pierre3 » qui dissimulent à l’homme sa liberté. Il n’est pas certain, cela dit, que cette tâche
matérialiste se soit toujours tenue éloignée d’une forme très particulière de rêverie.

JEAN BOURGAULT
Lycée Condorcet, Paris

1
FJR., p. 11.
2
Ibid., p. 14.
3
Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 406, note.
Sartre et le mythe tristanien

On connaît le mot attribué à l’historien français du début du XXe siècle Charles Seignobos :
« L’amour est une invention du XIIe siècle1. » Si l’on n’en est plus aujourd’hui à prendre cette
boutade au pied de la lettre, il n’en reste pas moins que la civilisation médiévale en son apogée a
élaboré une doctrine amoureuse qui marque encore profondément notre société. Le nom,
d’invention récente2, d’« amour courtois », réalise la synthèse des traditions latine, arabe et
occitane et désigne dans sa version la plus raffinée – la fin’amor – un type d’obédience
amoureuse généralement adultère et calquée sur le modèle féodal. Cette forme souvent
considérée comme canonique est pourtant loin de réaliser toutes les virtualités du « discours
courtois sur l’amour3 » ; l’amour qui lie Tristan et Iseut, égalitaire et violemment érotique
(l’ancienne langue parle de fole amor), est ainsi très éloigné de l’amour sublime (proprement
fin’amor) et souvent à sens unique chanté par les troubadours occitans. Surtout, cet amour
troubadouresque est toujours présenté comme librement consenti par celui qui s’y adonne.
Inspirée par Ovide, la physiologie du coup de foudre (ou de l’innamoramento, terme acclimaté en
français sous l’influence de Pétrarque), toujours provoqué par le choc des regards, m’a ainsi
toujours semblé interprétable dans les termes de l’existentialisme sartrien, comme je le résumais
dans mes Prismes de l’amour courtois :
Il n’y a d’amour que dans la volonté, sans cesse renouvelée, de persévérer dans son choix
amoureux. Il en va donc en fait un peu de l’amour courtois comme de la liberté chez Sartre :
l’instant où il s’impose à l’homme comme choix peut être infinitésimal, mais n’en implique pas
moins une acceptation raisonnée de tous les instants ; il contraint et détermine, tout en prouvant
l’existence du libre-arbitre4.

Simple analogie simplificatrice ? Les réflexions de Sartre sur l’amour tissent dans son œuvre un
fil suffisamment solide5 pour m’avoir incité à aller y regarder de plus près.
Première remarque : on aurait tort de croire que les connaissances de Sartre en littérature
médiévale sont toujours de seconde main. On sait d’ailleurs que, pour un Proust qui ne semblait
connaître les cathédrales que par Ruskin et ses promenades d’enfance, ou pour un Breton qui,
honorant un peu superficiellement son nom, n’évoquait la littérature arthurienne que de loin en
loin, on pourrait opposer le chartiste Bataille, éditeur de textes médiévaux, ou l’occitanophile
Aragon, chantre du troubadour Arnaut Daniel. De fait, l’entre-deux-guerres est une période assez
faste pour l’image du Moyen Âge et peu d’écrivains français de cette époque se sont montrés
totalement hermétiques à cette fascination. Le mythe tristanien, en particulier, par l’intermédiaire

1
Charles Seignobos, « L’amour est-il une invention moderne ? », dans Études de politique et d’histoire, Paris, PUF, 1934, p.
286-289.
2
C’est le médiéviste Gaston Paris qui l’a proposé pour la première fois dans son article « Études sur les romans de la table
ronde : Lancelot du lac », Romania, 12, 1883, p. 459-534. Mais pour n’être pas médiévale l’expression n’en désigne pas moins
bien son objet : la, ou plutôt les doctrines amoureuses qui se sont développées dans les milieux de cour à partir du XIIe siècle.
3
Heureuse définition de l’amour courtois proposée par le médiéviste allemand Rüdiger Schnell, « L’amour courtois comme
discours courtois sur l’amour », Romania, 110, 1989, p. 72-126 et 331-363.
4
Alain Corbellari, Prismes de l’amour courtois, Dijon, Presses universitaires de Dijon, 2018, p. 65.
5
Suzanne Lilar note très justement que Sartre ouvre beaucoup plus largement sa réflexion à la question amoureuse que la plupart
des autres philosophes existentialistes (voir S. Lilar, À propos de Sartre et de l’amour, Paris, Grasset, 1967, p. 18).
de l’adaptation, alors extrêmement populaire, de Joseph Bédier (1900)1, a incontestablement été
pour la génération de Sartre un objet de réflexion, et l’auteur de La Nausée en donne lui-même de
significatifs témoignages2.
On en trouve une première trace indirecte dans son compte rendu de L’Amour et l’Occident de
Denis de Rougemont paru en 1939 et republié dans Situations, I. Sévère pour le penseur
neuchâtelois qui voyait dans l’amour adultère chanté par les troubadours et dans la légende de
Tristan et Iseut l’origine d’un mal qui avait gangrené la vision amoureuse des Occidentaux, Sartre
lui reproche d’avoir voulu assigner une date à la conception amoureuse moderne (héritage de
Seignobos ?) tout en considérant le christianisme sous un angle atemporel. L’inverse lui eût
semblé préférable :
On peut saisir ici la nature ambiguë du christianisme, qui est révélation historique de l’absolu.
Ce paradoxe, en soi, n’a rien de choquant, puisque l’homme est ainsi fait qu’il connaît dans le
temps les vérités éternelles. Seulement, que M. de Rougemont prenne garde. S’il profite de
l’historicité du phénomène « amour-passion » pour en affirmer la relativité, il donne envie d’en
faire autant pour la religion3.

Sartre plaide ainsi pour une définition transcendante (mot qu’il se fait un malin plaisir de
saisir au vol chez Rougemont lui-même) de la passion ; s’appuyant sur Heidegger, il affirme :
Aimer dans ce cas n’est qu’un aspect de la transcendance : on aime hors de soi, près d’autrui
jusqu’au cœur de son existence. […] Désirer, c’est se jeter dans le monde, en danger auprès de
la chair d’une femme, en danger dans la chair même de cette femme ; c’est vouloir atteindre à
travers la chair, sur la chair, une conscience, cette « absence divine » dont parle Valéry4.

Sartre peut ainsi tordre le cou à la prétendue spécificité de l’amour tristanien qui, selon
Rougemont, serait lié à la mort parce qu’il n’est pas un authentique amour de l’autre, mais
seulement un « amour de l’amour5 », un culte égoïste de la passion pour elle-même. Pour Sartre,
au contraire :
S’il est vrai que l’être authentique de l’homme est un « être-pour-mourir », toute passion
authentique doit avoir un goût de cendre. Si la mort est présente dans l’amour, ce n’est point la
faute de l’amour, ni de je ne sais quel narcissisme, c’est la faute de la mort6.

1
Je me permets de renvoyer, pour saisir l’importance dans la France de la Troisième République de la figure intellectuelle de
Bédier, administrateur du Collège de France, membre de l’Académie française, président de l’Alliance française, à mon Joseph
Bédier écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997. J’y cite (p. 452), d’après Jean-François Sirinelli (Génération intellectuelle.
Khâgneux et Normaliens de l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, p. 327) un couplet d’une chanson de Normaliens de 1927,
dont Sirinelli attribue les paroles à Canguilhem, mais elles pourraient tout aussi bien être de Sartre lui-même : « Bédier, pour
démontrer que notre France seule / A cultivé l’esprit, montrera les portraits / de Taine et de Lanson dont les radieuses gueules /
Font éclater aux yeux le pur génie français. »
2
Valeria Russo, qui prépare une thèse sur l’amour courtois et dont les indications bibliographiques sont très sûres, m’assure
n’avoir rencontré le nom de Sartre que dans deux ouvrages liés à l’amour courtois : Rouben Cholokian, The Troubadour Lyric: a
Psychocritical Reading, Manchester/New York, Manchester University Press, 1990 (ouvrage d’obédience lacanienne) et Émile
Lavielle, Béroul. Tristan et Iseut, Rosny, Bréal, « Connaissance d’une œuvre », 1990. Aucun de ces deux auteurs, qui l’utilisent
comme simple caution philosophique, ne semble soupçonner que Sartre ait pu s’intéresser directement à la thématique courtoise.
3
Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 60.
4
Ibid., p. 63.
5
« Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils l’ont dit, et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer »
(Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident [1939], éd. revue et augmentée, Paris, Plon, 1972, éd. « 10/18 », p. 43 ; c’est
Rougemont qui souligne).
6
Situations, I, op. cit., p. 63-64.
« Pour n’avoir pas même tenté une discussion de ces problèmes », conclut Sartre, L’Amour et
l’Occident lui apparaît comme rien de plus qu’« un bel amusement1 ».
La question du philtre qui lie Tristan et Iseut n’est pas évoquée dans ce compte rendu, Sartre
ayant davantage à cœur de démonter la position existentielle de Rougemont – intellectuel en vue
dont il importe de dévaluer le travail pour mieux lui reprendre son concept de l’« engagement »
de l’écrivain2 – que de réfléchir sur le mythe tristanien en soi. Une remarque tardive et ambiguë
de Simone de Beauvoir témoignera cependant de ce que le livre de Rougemont aura fait son
chemin dans la pensée existentialiste. L’auteure de La Force des choses évoque en effet en
passant « Rougemont qui parle sottement de l’Europe mais pas si mal du sexe3 ». Plutôt qu’une
allusion au militantisme pro-européen que Rougemont développera surtout après-guerre, il me
semble préférable de lire ici un écho direct du compte rendu de Sartre : Rougemont parle avec
brio de l’essence de l’amour, mais n’aurait pas dû tirer de son analyse des conclusions sur
l’essence de l’Europe. Ajoutons que Rougemont, figure de proue du personnalisme, qui prend
sous sa plume des allures d’existentialisme protestant, offrait à Sartre, comme Gide, l’occasion de
revenir sur une tournure d’esprit calviniste dont l’influence atavique est toujours restée diffuse
chez lui4.
Pour en revenir à la thématique courtoise, Sartre aurait pu attaquer Rougemont sous un autre
angle que celui qu’il a choisi dans son compte rendu : il aurait en effet eu beau jeu de lui faire
remarquer que son amalgame entre amour troubadouresque et amour tristanien aplatissait deux
conceptions de l’amour que le Moyen Âge jugeait pourtant difficilement conciliables : d’un côté
l’amour librement choisi des troubadours, et dont les aspects « existentialistes » avant la lettre
avaient – on ne tardera pas à en voir la confirmation – tout pour séduire Sartre, et d’autre part
l’amour tristanien, conditionné par le philtre et sur lequel, avec une certaine mauvaise foi,
Rougemont s’appuie presque exclusivement pour dénoncer l’erreur de « l’amour pour l’amour5 ».
On ne doit donc pas s’étonner de voir que le mythe tristanien va s’inviter, très peu après son
compte rendu de L’Amour et l’Occident, dans la pensée de Sartre, et l’on peut légitimement se
demander si la lecture du livre de Rougemont n’a pas servi, sur ce plan, de déclencheur, faisant
affleurer à sa conscience une intuition qu’il n’avait pas encore réussi à formuler. On lit en effet,
dans les Carnets de la drôle de guerre :
Rien n’est plus précieux à l’amant que ce que j’appellerai l’autonomie de l’amour chez l’être
aimé. Pour moi, j’ai toujours lu avec un déplaisir secret cette histoire de philtre chez Wagner ou

1
Ibid.
2
Ce concept est en effet développé dans Penser avec les mains, ouvrage publié en 1936 chez Albin Michel par Rougemont, qui
s’y affirme comme l’un des chefs de file du mouvement personnaliste, et sans doute l’un des plus importants représentants de
l’existentialisme chrétien d’obédience protestante. Envoyé en Amérique au début de la Second Guerre mondiale par le
gouvernement suisse qui voulait éloigner ce penseur encombrant dont le Journal d’Allemagne (Paris, Gallimard, 1938) avait
vigoureusement dénoncé l’hitlérisme (en particulier à travers la fameuse scène du meeting nazi, qui devait plus tard donner à
Ionesco l’idée de son Rhinocéros), Rougemont, revenant en France après la guerre, ne retrouvera jamais la place éminente qu’il
occupait en 1939 dans le paysage intellectuel hexagonal. Voir Bruno Ackermann, Denis de Rougemont. De la personne à
l’Europe, Lausanne, L’Âge d’homme, « Poche Suisse », 2000.
3
Simone de Beauvoir, La Force des choses, dans Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2018, t. 2, p. 184.
4
Voir mon article « Denis de Rougemont : un comploteur protestant à La NRF », dans Daniel Maggetti (dir.), Les Écrivains
suisses et La Nouvelle Revue française, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 77-94.
5
Cette confusion est l’un des aspects les plus problématiques de l’essai de Rougemont, mais les exégètes l’ont généralement
ignorée, obnubilés qu’ils étaient par l’idée, certes également discutable, d’un lien entre troubadours et Cathares qui se présente
comme l’idée force de L’Amour et l’Occident. Voir en particulier Henri-Irénée Marrou, Les Troubadours, Paris, Seuil, « Points
Seuil », 1971, p. 145-149, dont la réfutation de la thèse rougemontienne ne me paraît pourtant pas pleinement convaincante, et
mes Prismes de l’amour courtois, op. cit., p. 106.
Bédier. Si Tristan et Iseult étaient affolés par un philtre, ils ne m’intéresseraient plus le moins
du monde ; leur amour n’est qu’une maladie, un empoisonnement du sang1.

La formule de Sartre laisse supposer une familiarité ancienne, et qui n’a rien pour nous étonner,
avec le roman de Bédier, mais elle participe peut-être aussi de l’artifice rhétorique, en soulignant
ce travail souterrain que l’on soupçonnait plus haut. Et Sartre de développer l’idée que rien n’est
préférable, en amour, à la liberté de l’autre, quand bien même « cette liberté [lui] est chère à
condition de ne pas la respecter » et même de la « violer ». Creusant la contradiction, car « la
liberté ne peut en aucun cas cesser d’être libre2 », Sartre fait un détour par le sadisme pour
montrer que les rapports amoureux sont le lieu d’une lutte continuelle entre le désir
d’asservissement et le désir d’une résistance de l’autre à ce désir. Visiblement, cette question du
respect de la liberté individuelle dans l’amour lui semble tout sauf simple et évidente à
conceptualiser.
L’Être et le Néant retiendra de ce passage que « Si Tristan et Iseut sont affolés par un philtre,
ils intéressent moins3 », mais la crudité du développement des Carnets sera évacuée, Sartre
synthétisant le paradoxe en affirmant simplement que l’amant « veut posséder une liberté comme
liberté4 », la question du sadisme se trouvant renvoyée au chapitre suivant. Parfaitement cohérent
dans le cadre de la réflexion sur l’amour proposée dans L’Être et le Néant, cette désapprobation
envers le mythe tristanien pourrait cependant aussi avoir été inspirée à Sartre par l’un des maîtres
de sa génération. Dans un « propos » du 2 janvier 1922, intitulé « Le philtre et l’amour », Alain
se déclarait en effet agacé par le succès du Roman de Tristan et Iseut de Bédier5. Postulant qu’« il
n’y a point de merveilleux dans l’ordre moral6 », il disait sa désapprobation du mythe tristanien
dans des termes qui anticipent fortement sur ceux de Sartre : « L’amour est du règne de la grâce
et de la pure liberté. C’est pourquoi celui qui aime par philtre ne peut pas du tout dire qu’il aime,
ni être aimé7. » Alain ne pouvait toutefois se résoudre à dénier toute beauté à la légende
tristanienne et préférait attribuer aux philologues modernes la responsabilité de sa dénaturation :
« Cette antique histoire s’est retrouvée mêlée à d’autres ; et ce récit porte la marque d’érudits
rapiéceurs qui tous ont manqué de cœur et de goût, ce qui est ici la même chose8. »
Mais, en fait, cette méfiance envers le procédé tristanien remonte bien plus haut.
Contemporain des romanciers français qui avaient, les premiers, conté la légende, Chrétien de
Troyes avait déjà dit au XIIe siècle sa désapprobation dans des termes où Alain et Sartre, qui ne
semblent pas les avoir lus9, se seraient – au moins partiellement – retrouvés. Ainsi, dans l’une de
ses deux chansons courtoises conservées, le grand romancier champenois s’écriait : « Onques du

1
Sartre, Carnets de la drôle de guerre, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 2010, p. 544.
2
Ibid.
3
Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, « Tel », 2003, p. 407.
4
Ibid. À la suite de Jeanson qu’elle cite en note, Suzanne Lilar voit dans la non-coïncidence du théorique et du ressenti une
« contradiction flagrante installée au cœur même du sartrisme » (op. cit., p. 51).
5
De fait, dans le concert de louanges qui avait salué la réception de cette œuvre, l’article d’Alain avait offert l’une des rares notes
dissonantes. Ferdinand Lot, dans son amicale biographie de Joseph Bédier, disait que le seul de leurs confrères à ne pas être
tombé sous le charme du Roman de Tristan et Iseut avait été Charles Andler (F. Lot, Joseph Bédier, Paris, Droz, 1939, p. 35). Je
n’ai malheureusement pas pu déterminer si le fameux biographe de Nietzsche avait consigné cette opinion quelque part, ou si le
propos rapporté par Lot avait été tenu oralement.
6
Alain, « le philtre et l’amour », dans Préliminaires à l’esthétique, Paris, Gallimard, 1939, p. 117-119, ici p. 117.
7
Ibid., p. 119.
8
Ibid.
9
Sartre fait pourtant des allusions précises à Cligès dans le texte « Pour une psychologie de l’homme féodal », que j’analyse plus
loin, mais il a lu le roman de Chrétien dans la version abrégée d’André Mary qui omet les allusions à Tristan.
buvrage ne bui / Dont Tristan fut empoisonnez1. » L’expression est forte (la poison – qui n’est
étymologiquement rien de plus qu’une « potion », mais l’on voit bien ici poindre l’acception
moderne – est le nom du philtre dans le Tristan de Béroul) : Chrétien veut dire par là qu’il n’a pas
besoin de philtre pour aimer et que ce dernier ne sert qu’à fausser les rapports amoureux. Sans
utiliser, et pour cause, le mot liberté (non attesté en français avant la seconde moitié du XIIIe
siècle2), c’est bien implicitement de cette valeur qu’il se réclame pour affirmer que l’amour ne
peut être le fruit que du libre-arbitre.
Dans son roman Cligès, explicitement écrit contre l’histoire de Tristan, Chrétien approfondit
ses griefs contre la légende des amants de Cornouailles : Cligès aime Fénice, la femme de son
oncle Alix empereur de Constantinople, mais la morale est sauve car, s’il y a bien un philtre,
celui-ci n’est pas destiné aux amants mais à Alix qui, le buvant chaque soir, dort en imaginant
coucher avec sa femme. Ce détournement du motif du breuvage magique permet ainsi à Chrétien
de faire d’une pierre deux coups puisque, outre qu’il garantit la spontanéité de l’amour des deux
jeunes gens, il permet à Fénice de ne pas partager son corps ou, comme le dit Chrétien, de le
« donner à deux rentiers3 », ce dont Iseut est explicitement accusée. Pour couronner le tout,
l’empereur Alix, qui, contrairement au complexe roi Marc des versions en vers de la légende de
Tristan, est un sinistre individu, meurt à la fin, et Cligès peut monter sur le trône en épousant sa
veuve en toute légalité et honnêteté. Ce point de vue moral est spécifique à Chrétien, qui fait en
effet, dans deux autres de ses romans (Érec et Énide et Le Chevalier au Lion), l’apologie de
l’amour dans le mariage4 ; la question de la fidélité indivisible est donc mise sur le même plan
que celle du philtre et relève au fond, comme elle, de la morale de l’amour. Autrement dit, la
liberté, qui est au principe du choix des amants courtois, doit bel et bien, pour le romancier du
e
XII siècle, être envisagée d’un point de vue éthique : il est tout aussi immoral de tricher avec le
libre-arbitre amoureux que de coucher alternativement avec deux hommes différents.
Aucun autre auteur médiéval n’a repris explicitement l’argumentation du grand romancier
champenois, mais la formule récurrente présentant proverbialement, dans la littérature courtoise,
Tristan et Iseut comme le couple d’amoureux le plus accompli qui ait été n’est pas dépourvue
d’ambiguïté, car elle n’est jamais reprise que pour dire que les héros du nouveau récit que le
lecteur a sous les yeux, quoique bien moins illustres que les amants de Cornouailles, sont
parvenus à surpasser ce parangon de l’amour sublime. Dans sa célèbre chanson du « rossignol
sauvage », le Châtelain de Coucy (début du XIIIe siècle) évoque même le philtre, disant que
« Jamais Tristan, lui qui but le breuvage, n’aima sans regret d’un tel cœur5 ». Il est cependant
1
Chrétien de Troyes, « D’Amors qui m’a tolu a moi », (Marie-Claire Gérard-Zay éd.), dans Chrétien de Troyes, Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 1048.
2
Cette carence pose évidemment la question de ce que Lucien Febvre appelait l’« outillage mental » (Le problème de
l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942, p. 141) d’une époque donnée. Cependant, avant
d’en déduire que dans la barbare société féodale l’idée de se sentir libre ne venait à l’esprit de personne, rappelons tout de même
que libertas existe en latin et n’est évidemment pas inconnu des auteurs scolastiques. Il n’en reste pas moins que, contrairement à
ce qui se passera au siècle des Lumières ou dans la France de l’existentialisme et du structuralisme, aucun écrivain vernaculaire de
l’âge d’or de la littérature médiévale (sinon peut-être Jean de Meun) n’a fait explicitement le pont entre la pensée savante et la
littérature. Comme le remarquait il y a fort longtemps Étienne-Jean Delécluze, dans un développement qu’il faudrait nuancer mais
que les médiévistes d’aujourd’hui feraient bien de méditer, « leurs ouvrages [= des scolastiques] sont absolument dénués de tout
mouvement oratoire et même du plus léger vernis de littérature », tandis que « les romanciers, au contraire, ainsi que les
troubadours et les trouvères, ne faisaient que de la littérature » (Roland ou la chevalerie, Paris, Labitte, 1845, t. 2, p. 266).
3
Chrétien de Troyes, Cligès, v. 3136, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 248.
4
L’insistance, dans le prologue de son Chevalier de la Charrette qui raconte les amours adultères de Lancelot et Guenièvre, sur
le fait que le poète s’est vu imposer ce sujet par la comtesse Marie de Champagne (fille d’Aliénor d’Aquitaine) milite pour l’idée
que ce roman se situe à l’opposé de ses conceptions idéologiques profondes.
5
« C’onques Tristans, cil qui but le buvrage, / Si coriaument n’ama sanz repentir », dans Chansons des trouvères, éd. et trad. de
Samuel N. Rosenberg, Hans Tichler et Marie-Geneviève Grossel, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 394-395.
difficile de décider si la magie tristanienne doit être considérée, dans cette formulation, comme
une imposture ou comme un adjuvant réellement puissant, mais dont la force n’en est pas moins
surpassée par celle de l’amour plus spontané qu’éprouve le trouvère.
Mais il est temps d’évoquer un texte de Sartre capital pour notre débat. Nous en étions resté à
L’Être et le Néant, qui semblait conclure la réflexion sartrienne sur l’amour. Celle-ci s’est
pourtant prolongée autour de 1948 dans une enquête pour laquelle Sartre a accumulé une somme
impressionnante de lectures spécialisées (en particulier historiques). Resté inédit de son vivant, et
publié en 2007 seulement dans Les Temps Modernes, le texte « Pour une psychologie de
l’homme féodal » apparaît en effet comme une contribution aussi passionnante qu’inattendue du
maître de l’existentialisme à la compréhension de la société médiévale. S’appuyant sur Marc
Bloch (La Société féodale), Pierre Belperron (La Joie d’amour), René Nelli (L’Érotique des
troubadours) et probablement déjà Huizinga (L’Automne du Moyen Âge) dont la lecture sera
attestée peu d’années plus tard dans Le Diable et le Bon Dieu et dans le Saint Genet1, il montre
également qu’il a lu, certes dans des adaptations modernes, quelques classiques de la littérature
du Moyen Âge2. De nombreuses allusions, en particulier, sont faites au Cligès de Chrétien, mais
comme Sartre a utilisé l’adaptation abrégée d’André Mary3, les passages que je citais plus haut
semblent lui avoir échappé ; il n’en utilise en effet que ce qui peut conforter la définition
classique de l’amour courtois sans du tout entrer dans ce qui fait la vraie originalité du texte de
Chrétien. En revanche, réjouissante confirmation de l’intuition qui a été le germe de toute ma
réflexion, Sartre écrit en toutes lettres dans cet article que « L’amour courtois est choix. Il est
libre4 » !
Proposer une exégèse exhaustive de ces quarante pages très denses excéderait les limites que
je me suis ici imparties. Il faut toutefois rendre hommage à l’effort de Sartre qui réfléchit avec
une remarquable probité, et même, osons le dire, avec une authentique humilité scientifique, à la
possibilité d’appliquer à ce que nous appellerions aujourd’hui la « mentalité médiévale » une
grille d’analyse de type existentiel. En fait, on ne voit nulle part ailleurs chez Sartre preuve plus
flagrante de l’influence qu’a pu exercer sur lui la pensée de Denis de Rougemont. Dans son
compte rendu de L’Amour et l’Occident, Sartre créditait en effet celui-ci d’avoir témoigné « d’un
assouplissement récent et profond des méthodes historiques sous la triple influence de la
psychanalyse, du marxisme et de la sociologie5 ». Or, c’est exactement ce que Sartre tente ici de
faire. Rougemont avait mis en parallèle deux phénomènes de société qui avaient marqué le Midi
de la France au XIIe siècle : la floraison des troubadours et le succès de l’hérésie cathare. Sartre,
1
C’est la fameuse allusion patristique à la femme comme « sac d’excréments », reprise dans Le Diable et le Bon Dieu (1951),
acte III, Xe tableau, scène II (voir Sartre, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 1442, note),
et dans Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 590. Remarquons en passant que Sartre n’est pas très
regardant sur la précision de ses citations : dans la note du Saint Genet, il recopie littéralement la citation d’Odon de Cluny
donnée par Huizinga d’après la Patrologie de Migne, mais, confondant les références, il lui attribue celle de Jean Chrysostome
donnée dans la même note par Huizinga (qu’il ne cite pas), faisant ainsi croire qu’il a compulsé un imprimé de 1735, et écrivant
en outre par inadvertance (à moins que la faute ne soit du typographe ?) Opéra au lieu d’Opera.
2
On trouve dans la « Liste des emprunts de Jean-Paul Sartre à la Bibliothèque des Lettres de l’École normale supérieure (1924-
1928 » (Études sartriennes, n° 22, 2018, p. 255-299) deux titres de littérature médiévale : l’adaptation des Romans de la Table
ronde publiée en quatre volumes chez Plon en 1922-1923 par Jacques Boulenger et préfacée par Joseph Bédier (no 80) et la
traduction de l’Érec et Énide de Chrétien de Troyes donnée en 1924 chez De Bocard par Myrrha Lot-Borodine (no 97). Sur
l’engouement pour les romans arthuriens durant la jeunesse de Sartre, je me permets de renvoyer au chapitre « La Littérature
arthurienne et ses adaptations dans la France de l’entre-deux-guerres » de mon volume Le Philologue et son double. Études de
réception médiévale, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 299-327.
3
André Mary, La Loge de feuillage, où il est devisé de l’enfance d’Éracle, de Cligès et Fénice et de Guillaume d’Angleterre,
Paris, Boivin, 1928.
4
Sartre, « Pour une psychologie de l’homme féodal », Les Temps Modernes, n° 654-656, 2007, p. 76-123, ici p. 82.
5
Sartre, Situations, I, op. cit., p. 58.
quant à lui, essaie de penser conjointement, et – osons le dire – de manière moins aventureuse,
l’émergence de la société féodale et l’épanouissement de l’amour courtois. Ce faisant, il anticipe
les analyses que proposera, quatre décennies plus tard, l’historien Georges Duby, lequel affirmera
que, dans ce système foncièrement masculin qu’est l’univers féodal, la femme n’est qu’un
« leurre » (au sens cynégétique du terme) que le suzerain propose en pâture à ses chevaliers afin
de s’assurer de leur fidélité à son égard. Duby ira même jusqu’à suggérer que l’amour courtois
pourrait n’avoir été que le masque d’une homosexualité impossible à exhiber au grand jour1.
Sartre ne va pas si loin et me semble, en fait, plus subtil, et cela précisément parce que son
approche n’est pas exclusivement historique, mais mêle, comme celle de Rougemont,
psychologie et sociologie. Il considère ainsi que, dans le système féodal, « il y a déjà respect du
vassal pour la femme de son seigneur. Il respecte en elle la personne même du seigneur, leur
rapport est rapport de deux subordonnés2 ». Jusque-là, certes, pas de différence notable avec la
position que soutiendra Duby. En revanche, lorsque Sartre pose que « L’amour courtois
s’adressera à la femme en tant qu’elle est Autre, c’est à dire en tant qu’elle est possédée (à tous
les sens du terme) par le mari3 », on voit poindre l’influence psychanalytique4 qui va infléchir la
réflexion sartrienne vers une vision plus franchement existentielle des rapports de pouvoir.
Cependant, Sartre ne va à aucun moment tomber dans le cynisme que l’on pourrait attendre de
l’auteur de Huis clos. Par une sorte de prévention positive qu’il faut sans doute en l’occurrence
bien appeler une idéalisation de la situation courtoise, il va maintenir tout au long de son article
une position de respect et d’admiration pour l’éthique des troubadours dont il va longuement citer
les déclarations les plus enflammées et les plus propres à illustrer cet absolu respect de l’Autre en
tant qu’Autre qui lui semble au cœur de leur poétique5. Mais une telle vision ne passe
évidemment pas par le respect du mariage ; ici encore, Sartre se conforme à l’idée convenue d’un
amour courtois essentiellement adultère, qui se trouve précisément conforter son analyse interne
de la relation féodale :
Ainsi, en pénétrant dans le domaine masculin de l’hommage réel, elle [= la dame] le purifie et
le rend abstrait en lui conférant la totale gratuité. Nous sommes sur le terrain de la générosité
pure. C’est ce qui explique que l’amour courtois est par principe illégitime. Cette illégitimité
n’est pas choisie pour elle-même (comme un Don Juan pourrait choisir l’adultère parce qu’il
entraîne la femme au plus grand péché, parce qu’il la vole ou parce qu’il ne craint pas d’être
obligé de l’épouser). C’est une conséquence du système choisi6.

Significativement, le mythe tristanien n’est évoqué que furtivement dans l’article, Sartre y
trouvant une nouvelle occasion d’exprimer sa répugnance viscérale pour le philtre, laquelle va
d’ailleurs le forcer à une contorsion rhétorique en flagrante contradiction avec les principes qu’il
vient d’exprimer. Résumant le roman de Bédier, il commence en effet par tirer un parallèle entre
l’action du philtre et la notation (pour le coup purement bédiériste et tout à fait absente des textes

1
Voir Georges Duby, « À propos de l’amour que l’on dit courtois », dans Mâle Moyen Âge. De l’amour et autres essais, Paris,
Flammarion, 1988, p. 74-82.
2
Sartre, « Pour une psychologie de l’homme féodal », art. cité, p. 84.
3
Ibid., p. 85.
4
Rappelons ici le texte capital de Jacques Lacan sur l’amour courtois, « L’amour courtois en anamorphose », dans Le Séminaire
VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986 (conférence prononcée en 1960), p. 167-184.
5
On peut regretter que l’auteur de L’Imaginaire et de L’Imagination n’explore guère ici la dimension proprement fantasmatique
de la construction de l’Autre, aspect que développera Giorgio Agamben dans Stanze [1977], trad. de l’italien par Yves Hersant,
Paris, Payot et Rivages, 1994, en posant que les poètes médiévaux avaient été pionniers dans l’élaboration de la notion même de
fantasme.
6
Sartre, « Pour une psychologie de l’homme féodal », p. 90.
médiévaux) que Marc, en voyant Tristan pour la première fois, aurait reconnu son « sang »
(« L’explication vaut comme celle du philtre1 »), ce qui lui permet de dévaloriser l’affection de
l’oncle et du neveu. En contrepartie, Sartre est extrêmement ému par l’amour pur que Marc
vouera à son épouse : en effet, le texte tristanien (ici le détail est bien médiéval) prend soin de
préciser qu’il n’était pas resté une goutte de philtre pour Marc. Et Sartre de conclure
imprudemment que « le seul amour courtois dont il est question dans Tristan et Iseut c’est celui
du Marc pour sa femme2 », alors qu’il affirmait plus haut la nécessité structurelle de l’adultère
dans l’amour courtois3. De fait, cette pointe anti-tristanienne est vite oubliée, puisqu’il ne sera
plus question des amants de Cornouailles dans les vingt dernières pages du texte.
Cependant, en compromettant sa propre interprétation, Sartre s’est sans doute davantage
rapproché de ce que l’amour courtois a réellement été au Moyen Âge : moins une doctrine figée
(fût-ce dans sa variante fine – dont personne ne conteste qu’elle est la plus sublime, mais c’est
précisément là que le bât blesse) qu’une libre discussion des possibles de l’amour, étant tout de
même entendu que certaines valeurs telles que le respect et la loyauté ne sont pas négociables.
Force est donc de constater que – si peu sartriennes que puissent apparaître ces valeurs4 – la
vision de l’amour développée dans « Pour une psychologie de l’homme féodal » semble bel et
bien contaminée par l’idéalisme et le puritanisme des philologues qui en ont remis les principes à
l’honneur dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Un élément vient cependant tempérer l’impression un peu trop lisse que donne l’article, c’est
l’allusion fugitive qui y est faite au catharisme. Sans citer explicitement Rougemont, c’est en
effet ici que Sartre trahit sa volonté de refaire L’Amour et l’Occident tout en marchant sur ses
traces5 :
Il y a dans la situation de l’homme au Moyen Âge des éléments de manichéisme : le monde
est mauvais pour le schizophrène. (C’est la raison qu’on a pour prendre les troubadours pour
des cathares)6.

Je ne sache pas que Rougemont parle où que ce soit de schizophrénie, mais il est certain que
Sartre cherche ici à s’identifier au penseur neuchâtelois, ce en quoi on pourrait justement le
trouver schizophrène... De fait, c’est bien le rigorisme de l’imprégnation protestante de Sartre qui
affleure ici dans cette tentation manichéenne, laquelle s’exprimait d’ailleurs déjà à travers la
boutade – peut-être plus sérieuse qu’elle n’en avait l’air – qui concluait son compte rendu de
L’Amour et l’Occident :

1
Ibid., p. 97.
2
Ibid., p. 99.
3
Doit-on pousser à ses extrêmes conséquences la logique du renversement en estimant que l’admiration que Marc voue à Tristan
met ce dernier en position de suzerain et que le philtre soit l’équivalent d’un lien matrimonial ? Mais ces contorsions pour sauver
la logique du raisonnement de Sartre sont moins probantes que l’évidence de son antipathie foncière pour les données de base du
mythe tristanien.
4
Cet article aurait bien surpris Suzanne Lilar qui ne voyait « nulle fusion, nul échange des regards dans l’amour sartrien » (cf. op.
cit., p. 116).
5
Cette ambition de récrire L’Amour et l’Occident est partagée à la même époque par Paul Zumthor, dont les Miroirs de l’amour
traitent non sans impertinence la somme de Denis de Rougemont de « livre naguère célèbre » (Miroirs de l’Amour. Tragédie et
préciosité, Paris, Plon, 1952, p. 236), et, plus subtilement, par René Girard – Rougemont est l’une de seules références largement
exploitées de Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961 (voir à sujet Benjamin Mercerat, « D’une
romanesque l’autre : Denis de Rougemont et René Girard », à paraître dans Littérature et pensée de l’existence. Autour de Denis
de Rougemont, dans Études de Lettres [Lausanne], 2019).
6
Sartre, « Pour une psychologie de l’homme féodal », p. 108.
Peut-être vous prendrez-vous à rêver sur ce qui fût arrivé si les Cathares, par miracle, eussent
massacré tous les chrétiens (mais c’est le contraire qui se produit malheureusement) et si leur
religion se fût perpétuée jusqu’à nous. C’étaient d’honnêtes gens1.

Mais me permettra-t-on de renvoyer à plus tard l’épineuse question du gnosticisme sartrien que
l’on ne saurait évidemment régler ici en quelques phrases2 ?
Revenons donc à la question de l’allergie au philtre. On peut se demander en fin de compte si
Chrétien de Troyes, Alain et Sartre – solidaires dans la condamnation de cet artifice – ne l’ont pas
envisagé trop littéralement. Chez Chrétien, la critique de la passion magiquement suscitée était au
service d’une visée moralisante que Rougemont tentera de retourner, mais qu’il convient de lire
dans les termes de la casuistique courtoise médiévale : la déresponsabilisation est en effet pour
Chrétien une circonstance aggravante, car, dans l’esprit des hommes du XIIe siècle, l’acte prime
toujours sur l’intention, point de vue qui dominera la pratique du droit jusqu’au XVIIIe siècle (il
faudra en effet attendre Beccaria pour envisager de proportionner les peines à l’intention et non
pas seulement au délit). Le XIIe siècle est cependant aussi l’époque du grand philosophe Abélard,
qui a développé une fameuse « morale de l’intention3 » (et qui avait lui aussi – est-ce un hasard ?
–, une histoire d’amour à se faire pardonner4 !), morale dont Béroul joue avec maestria dans son
Tristan : face à l’ermite Ogrin qui leur demande de se repentir, les amants répondent en effet
qu’ils ne le peuvent, puisque c’est par la faute du philtre qu’ils s’aiment. Or, c’est précisément de
cet aveu que Denis de Rougemont s’est emparé pour en conclure, comme on l’a vu, que « Tristan
et Iseut ne s’aiment pas ». Mais n’est-ce pas là faire un peu vite confiance à la parole de
personnages qui montrent en d’autres épisodes du roman de Béroul qu’ils sont habiles à tordre le
langage dans le sens qui leur convient5 ? En l’occurrence, qui nierait que cette fin de non-recevoir
opposée à la demande de l’ermite n’arrange Tristan et Iseut ?
Il est d’ailleurs temps de dire ici qu’il n’est peut-être pas si grave que je le sous-entendais plus
haut de reprocher à Rougemont d’ignorer la différence entre la fin’amor des troubadours et la

1
Sartre, Situations, I, op. cit., p. 64.
2
Cela dit, s’il est un texte littéraire médiéval qui peut apparaître foncièrement gnostique, c’est bien le Tristan de Béroul qui nous
apprend que le monde est mauvais et que le bonheur ne peut s’atteindre que dans ses ultimes confins. Mais on peut craindre que le
filtre (!) de l’adaptation de Bédier n’ait pas permis à Sartre (pas plus d’ailleurs qu’à Rougemont qui néglige de proposer ce
parallèle – pourtant énorme – avec sa propre théorie) de le réaliser pleinement. Notons aussi que pour Suzanne Lilar la position de
Sartre sur le Féminin « est toute gnostique » (op. cit., p. 90), et l’on n’aura garde d’oublier la fameuse phrase des Mots : « le
monde était la proie du Mal ; un seul salut : mourir à soi-même » (Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, op. cit., p.
96). Mais, une fois encore, cet article n’est pas le lieu où l’on pourra résoudre l’éventualité d’un dépassement sartrien du
gnosticisme.
3
Voir Jean Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, Vrin, 1969. Voir mon article « D’Abélard à Béroul : les
traces de l’expérience abélardienne dans les récits tristaniens », dans Valérie Fasseur et Jean-René Valette (dir.), Les Écoles de
pensée au XIIe siècle et la littérature romane (oc et oïl), Turnhout, Brepols, 2016, p. 63-73.
4
On constatera en lisant l’Historia calamitatum (Histoire de mes malheurs) d’Abélard que le choix d’Héloïse par ce dernier est
présenté avec un volontarisme frôlant le cynisme et assez éloigné des normes qu’élaborent à la même époque les poètes et
théoriciens de l’amour courtois : « Je fis le catalogue de tout ce qui pourrait attirer un amant [en Héloïse dont il vient d’énumérer
les qualités physiques et intellectuelles], et conclus que c’était elle qu’il me fallait attacher par amour ; d’ailleurs, j’étais certain
que ce serait chose très facile. Car j’étais à l’époque très célèbre, je me distinguais par une telle beauté, ma jeunesse se parait de
tant d’avantages, que je m’estimais à l’abri du refus de toute femme que je daignerais honorer de mon amour » (Lettres d’Abélard
et Héloïse, texte établi et annoté par E. Hicks et Th. Moreau, Paris, Le Livre de Poche, 2007, p. 57-59). La suite des événements
allait (heureusement, serait-on tenté de dire) lui montrer que les choses n’étaient pas si simples.
5
Rappelons les deux célèbres scènes des « serments ambigus » du Tristan de Béroul : dans la première, alors que les amants se
savent observés par le roi Marc juché dans le pin qui les surmonte, Iseut jure à Tristan n’avoir jamais aimé que celui qui l’a eue
vierge (Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 3), ce que
Marc prend en bonne part, car il ignore que la suivante Brangien s’était substituée à Iseut dans le lit conjugal lors de la nuit de
noces. Dans le second serment, Iseut jure n’avoir jamais eu « entre ses cuisses » que Marc et le lépreux qui vient de lui faire
passer le gué à califourchon, le lépreux en question n’étant évidemment autre que Tristan déguisé (ibid., p. 114).
fol’amor tristanienne, car Rougemont ne semble pas du tout accorder au philtre l’importance
cruciale que lui confère Chrétien de Troyes. Il apparaît plutôt à ses yeux comme un pur symbole,
quand il n’est pas un simple prétexte. Dans le roman de Tristan de Thomas de Bretagne, datant
comme celui de Béroul du dernier tiers du XIIe siècle, nulle allusion n’est faite à la durée du
philtre, et dans le Tristan en prose du XIIIe siècle, on ira même jusqu’à insinuer qu’en fait Tristan
et Iseut étaient déjà amoureux l’un de l’autre bien avant l’absorption du philtre. Quant à Béroul
lui-même, dont on dit volontiers qu’il prend le philtre plus au sérieux que Thomas, puisqu’il
insiste sur son pouvoir magique et souligne sa durée de trois ans seulement1, on pourrait retourner
l’argumentation en disant qu’il sait si bien que la passion ne saurait durer qu’il utilise précisément
cet effet limité dans le temps2 pour accentuer le réalisme de son récit. Chez lui, de fait, l’action du
philtre, sans cesse affirmée, est en même temps constamment relativisée par des éléments qui en
contredisent l’efficace : censé durer trois ans, il provoque certes au bout de ce délai un certain
refroidissement des ardeurs des amants, qui soudain ne supportent plus la vie sauvage qu’ils
mènent en fugitifs dans la forêt. Mais cette péripétie est aussitôt remise en question, car, une fois
Iseut revenue à la cour de Marc, Tristan n’a de cesse de lui fixer des rendez-vous secrets qu’elle
s’empresse à nouveau de lui accorder : l’amour a triomphé de la contrainte magique, et est à lui-
même sa propre morale, inconciliable avec celle de la société3.
Le retour de Sartre sur le problème du libre-arbitre tristanien, évacué par Rougemont comme
peut-être déjà par Béroul et Thomas, prend ainsi des allures de retour d’un refoulé moral, car
même si l’on admet que ni le point de vue d’Alain ni celui de Sartre ne sont moraux au sens strict
(alors que celui de Chrétien de Troyes l’est essentiellement et contamine sa vision du libre-
arbitre), l’atteinte à la liberté n’en est pas moins, à leurs yeux, une faute. L’incapacité dans
laquelle Sartre s’est trouvé de mener à terme sa Morale est peut-être particulièrement bien
exemplifiée par le problème dont nous débattons ici, car c’est probablement dans le domaine
amoureux qu’il est le plus épineux d’articuler les exigences respectives de l’éthique et de la
liberté.
Synthétisons les positions dans un petit diagramme de Carroll. En croisant les oppositions
« pour » et « contre » le mariage et « pour » et « contre » le philtre, on obtient la grille suivante :

Contre le philtre Pour le philtre

Pour le mariage Chrétien de Troyes Rougemont

Contre le mariage Sartre Béroul

1
Voir Jean Frappier, « Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise », Cahiers de Civilisation médiévale, 6,
1963, p. 255-280 et 441-454.
2
On sait que des théories endocrinologiques récentes ont voulu confirmer cette durée de trois ans liée au coup de foudre, sans
que l’on sache bien si cela fait de Béroul un génial anticipateur de la science moderne ou des savants qui ont émis cette théorie
des plagiaires du roman de Béroul. Voir en particulier Comment devient-on amoureux ?, Paris, Odile Jacob, 2004, de la
neurobiologiste Lucy Vincent, qui déclarait imprudemment dans une interview accordée au magazine Psychologies (en ligne) :
« Nous avons tous été élevés dans la culture des contes de fées. Le conte dit “Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.”
Il ne dit jamais “Ils vécurent heureux trois ans, puis c’est devenu plus difficile.” » On aura bien sûr reconnu dans cette dernière
phrase le résumé exact du Tristan de Béroul. Preuve d’inculture crasse ou lapsus révélateur d’une malhonnêteté intellectuelle ?
Laissons le lecteur en juger.
3
Sur l’aspect retors et les doubles-fonds de la narration béroulienne, voir mes articles « Béroul et les choses », Tristania, 20,
2000, p. 41-57, et « Béroul et la dérive des signes : à propos de l’épisode des amants surpris », Méthodes !, 2011, p. 35-40.
Étant entendu que les positions fortement marquées sont « pour le mariage » et « contre le
philtre » (les positions inverses pouvant inclure une gamme de réactions allant de l’indifférence
au pur rejet en passant par un certain cynisme), on a la surprise de constater que les oppositions
les plus diamétrales sont internes aux deux époques mises en regard : Chrétien de Troyes est le
plus moral de nos auteurs, alors que Béroul est celui qui l’est le moins, tandis que Rougemont et
Sartre ne s’entendent ni sur la valeur du mariage ni sur celle du philtre.
On revient donc à l’idée que Chrétien de Troyes, Alain et Sartre ont sans doute manifesté à
l’égard de ce dernier élément un esprit de sérieux quelque peu intempestif. Chrétien par désir de
promouvoir une forme d’amour honnête et socio-compatible, qui passe par le mariage ; Alain par
lecture trop littérale d’une adaptation moderne d’une naïveté calculée ; Sartre par volonté d’ériger
en absolu une notion de liberté dont il sait pourtant qu’elle se heurte fatalement, en amour, à la
liberté de l’autre. De fait, on l’a vu, Sartre avait bien relevé, dès les Carnets de la drôle de
guerre, l’aspect contradictoire du désir de liberté dans le jeu amoureux. En principe, la phrase de
L’Être et le Néant, « Si Tristan et Iseut sont affolés par un philtre, ils intéressent moins », est
imparable. Reste à savoir si les narrateurs médiévaux étaient vraiment assez naïfs pour croire que
le philtre suffisait à déterminer toutes les péripéties de la légende qu’ils réélaboraient. Après
examen des textes de Béroul et de Thomas, il s’avère que tel n’était pas le cas. Mais la réaction
de Chrétien de Troyes montre bien que celle de Sartre n’est pas anachronique ; ce que les deux
écrivains refusent, c’est – plus qu’un artifice dont le schématisme n’a jamais trompé grand monde
– l’immoralisme qu’il permet.
Au nom, successivement, de l’institution du mariage et des droits imprescriptibles de la liberté
(valeurs qui ne sont pas si contradictoires qu’il y paraît puisque toutes deux s’appuient sur l’idée
d’un libre choix qui conditionne l’avenir), Chrétien et Sartre manifestent leur opposition à une
conception irresponsable et irrationnelle de l’amour. Ils en tirent toutefois des conclusions
radicalement opposées : la responsabilité prônée par Chrétien de Troyes s’apparente plus
étroitement à celle de Rougemont, qui nie pourtant – contrairement à lui – l’importance de
l’élément philtre, qu’à celle de Sartre. Le romancier champenois et l’essayiste suisse s’entendent
en effet pour prôner la suprématie de la philia1 sur l’éros (qui a pu, voire dû, la précéder) et
militent en faveur de la relation conjugale. En termes plus médiévaux, il s’agirait de passer d’une
fine, ou même d’une fole amor à une bone amor2.
Sartre, en revanche, s’est bien gardé de poser la relation conjugale à l’horizon de l’amour
(mais il s’est également gardé de théoriser philosophiquement le choix existentiel inverse qu’il a
ostensiblement adopté !) ; le philtre apparaît donc pour lui comme un repoussoir commode, censé
symboliser toute entrave à la liberté amoureuse, voire toute idée de devoir (conjugal ou kantien)
qui pourrait lui être attachée, sans pour autant résoudre la question de ce qui est ou non permis en
amour. Faisons intervenir, pour conclure, un autre auteur du XIIe siècle, André le Chapelain, qui,
dans son fameux De Amore écrit exactement au moment même où Chrétien de Troyes, Béroul et
Thomas s’écharpaient sur la responsabilité des amants de Cornouailles, ne parle ni de Tristan ni
du philtre, mais édicte dans les « règles d’amour » de son traité des préceptes qui viennent
considérablement assouplir l’exigence absolue que l’on aime prêter à l’amour courtois. Sartre

1
Rougemont oppose, on le sait, l’éros à l’agapè, mais comme l’a bien vu André Comte-Sponville, l’agapè est une notion trop
haute pour s’appliquer à une relation qui reste malgré tout liée à un choix préférentiel, et la catégorie intermédiaire de la philia
répond bien mieux que celle de l’agapè à l’idée d’une relation de dilection conjugale telle que l’envisage Rougemont (voir A.
Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, 1995, p. 335-338).
2
Voir mes Prismes de l’amour courtois, op. cit., p. 80-81.
citait et commentait plusieurs de ces règles dans « Pour une psychologie de l’homme féodal »,
mais, significativement, pas celles que j’aimerais ici évoquer. Le Chapelain estime ainsi, par
exemple, que « rien n’empêche une femme d’être aimée par deux hommes et un homme d’être
aimé par deux femmes », que « si l’amour diminue, il disparaît rapidement, et il est bien rare qu’il
reprenne vigueur », et même qu’« amour nouveau chasse l’ancien1 », toutes règles que Sartre
aurait sans nul doute considérées comme compatibles avec son idée de la liberté amoureuse, mais
que sa vision trop idéaliste (!) de l’amour courtois l’a empêché de produire dans son texte de
1948.
Terminons donc en opposant Sartre à lui-même afin de gommer quelque peu l’impression
curieusement prude qu’a pu nous donner sa « psychologie de l’homme féodal ». Si non seulement
l’homme est réellement mis en état de choisir de devenir amoureux entre le moment où la femme
qui va devenir sa dame ne lui est rien et celui où elle l’enchaîne par son regard, mais que par
surcroît cet engagement est toujours susceptible d’être remis en question, alors l’amour courtois
s’avère compatible avec une vision existentialiste de la liberté, étant entendu que la relation à
l’autre reste d’autant plus problématique que l’amour élève à son paroxysme le choc de deux
libertés. Dans ces conditions, le mythe tristanien s’en écarte-t-il autant que ne le pensent Chrétien
de Troyes et Sartre ? Au vu des faux-semblants que ses narrateurs mettent en scène dans leurs
récits, nous incitant à nous méfier d’un symbole qu’il serait sans doute frivole d’interpréter trop
littéralement, il est permis d’en douter.

Alain CORBELLARI
Universités de Lausanne et de Neuchâtel

1
André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois, trad. du latin par Claude Buridant, Paris, Klincksieck, 2002, règles XXXI,
XIX, XVII, p. 183.
Le paradis perdu, un mystère sartrien

Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible


de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes.
1
Pascal, Pensées

Dans les premières pages du Temps retrouvé, le narrateur de la Recherche évoque « un air
nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les
poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette
sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont
ceux qu’on a perdus2 ».
Le paradis proustien résulte ainsi de cette confusion heureuse de l’aujourd’hui et de
l’autrefois que seule sans doute autorise l’écriture : ainsi, le temps retrouvé, achèvement de la
quête, est une épiphanie littéraire tardive qui enfin peut répondre au sentiment du paradis perdu,
et le dépasser. L’écriture est ainsi l’espace d'un paradis reconstitué : là où seul le retour aux temps
originels peut engendrer la pureté idéale, là aussi où le paradis et la perte ne font qu’un, dans un
paradoxe apparent et fécond dont la littérature est entièrement constituée, elle qui trahit l’absence
du paradis par le geste même de le représenter. Aussi l’homme proustien ne peut-il distinguer le
présent d’un passé souverain : pour cet homme tout entier commandé par l’exigence d’une
régression heureuse, et qui se révèle en dernière instance comme toute la félicité possible (par et
dans la littérature), l’accès au paradis commence avec la prise de conscience et l’acceptation du
caractère essentiellement révolu du bonheur, caractère dont découle tout entier l’acte d’écrire qui
est avant toute chose un mouvement non vers l'avenir mais vers l’antériorité radicale ; le paradis
proustien est donc le lieu rêvé (mais donné comme plus « vrai » que le Réel) dans lequel
l’extinction, la dissolution, la perte deviennent, par un renversement que l’on peut dire
« religieux », cette expérience positive d’un paradis retrouvé. La littérature : là où règne, au cœur
du présent, le vide sans fond mais comblé de ce qui n’est plus.
Et qu’en est-il de Baudelaire, de Genet plus encore, de Flaubert exemplairement, tels que
Sartre les retrouve et les imagine ? Par-delà leurs singularités, un seul et même homme, l’homme
de la nostalgie du révolu, l’homme de la séquestration dans le seul temps qui vaille, qui parle et
qui vrille, le passé, cet homme qui ne saurait distinguer le bonheur de la perte du bonheur, un
homme pris tout entier dans l’assimilation tragique de la félicité et de l’antériorité, du présent et
du manque : étrange, cet homme sartrien, qui fixe le passé et se fixe dans le passé, que la perte de
son paradis originel affecte de paralysie et qui a trouvé dans le moment mythique de la perte,
dans l’idée même, ressassée, ruminée et sacralisée, de la perte, sa vérité indépassable, le
commencement et la fin de son histoire se rejoignant dans un même événement archaïque, obscur
et tout-puissant.
Étrange, surtout, ce retour obsessionnel de Sartre à la figure de l’homme passéiste, à cette
représentation réactionnaire d’un temps qui, loin de s’écouler vers son but, ne cesse de refluer
vers sa source, étrange cette fixation sartrienne sur un homme condamné à vivre sa vie à rebours,

1
Edition de Philippe Sellier, Paris, Garnier, 1999, p. 213.
2
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 449.
une vie dictée et comme mécaniquement produite1, toujours à nouveau, par ses origines, une vie
dont la signification est toujours déjà-là, ce recours aux séductions de la fatalité qui n’est autre
qu’une liquidation de l’Histoire dans ce que Freud aurait désigné comme « contrainte de
destin2 » ; étrange, cette fascination inépuisable pour une conception de l’écriture qui, bien loin
de la littérature engagée, semble assimiler l’écrivain à cet homme « venu trop tard dans un monde
trop vieux » selon la célèbre formule de Musset dans Rolla, que l’on sait être un poème du regret,
de la célébration d’un siècle d'or où régnait « un peuple de dieux3 », auquel font écho aussi bien
la nostalgie de « l’heureux temps » qu’exprime Nerval dans son poème L’Enfance4 ou encore
l’éloignement et la perte du « paradis parfumé » évoqué par Baudelaire dans Moesta et
errabunda5, littéralement : « Affligée et errante »…
La question est dès lors la suivante : ce même homme présent, omniprésent, sous tant
d’identités diverses et durant des décennies d’écriture sartrienne, peut-on à bon droit le désigner
comme l’homme sartrien ? À ceux qui répondront sans hésiter, et du reste à juste titre, par la
négative, je demanderai tout de même : puisque tout dans la pensée sartrienne de la liberté, du
temps, de l’Histoire, parle contre elle, comment diable expliquer cette récurrence de l’évocation
du règne du passé, de cette mythologie de l’âge d’or, de cette légende dorée du paradis perdu ?
Autrement dit : pourquoi Sartre semble-t-il lui-même accomplir dans son œuvre ce mouvement
de retour perpétuel, et est-il permis de négliger, de balayer d’un revers de la main cette
« contrainte de répétition6 » chère à la psychanalyse et que nous trouvons si évidemment dans
cette œuvre, au nom de ce que nous savons de cette pensée de la liberté, du temps et de
l’Histoire ?
Pour tenter de le comprendre, passons par les trois moments de l’approche sartrienne :
fascination, liquidation, compréhension.

Fascination

Sans doute, tout commence par la fascination. La nostalgie du paradis perdu, Sartre la voit
partout, au point que le lecteur pourra se demander s’il ne choisit pas précisément l’objet de ses
biographies existentielles afin de donner libre cours à une représentation haïe et fascinante, à
cette fantaisie, cette rêverie sur le paradis, représentation à laquelle sa propre pensée lui interdit
de succomber mais qui ne cesse d’agir comme la tentation d’un fruit défendu. Baudelaire, Genet,
Flaubert, ont en effet d'abord cette représentation en commun7. Ils permettent de l’incarner,
mieux encore ils semblent la réveiller en Sartre, lui donner vie et mouvement, provoquer son
imaginaire.
Certes, pour en arriver à la condamner, cela ne fait aucun doute. Mais la littérature est ici à
l’œuvre, c’est-à-dire le flux et l’insistance des images, la séduction singulière de certains mots, le

1
Le vœu de Flaubert n’est autre que de « se réduire soi-même à l’abrutissement sommeilleux d'un système mécanique », écrit
Sartre dans L'Idiot de la famille (Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1988, t. 2, p. 1655).
2
Cette notion apparaît sous la plume de Freud dans le troisième chapitre d’Au-delà du principe de plaisir (Œuvres complètes,
Paris, Presses Universitaires de France, t. 15, 1996, p. 288-294).
3
« Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre / Marchait et respirait dans un peuple de dieux ? » (Musset, « Rolla », Poésies
nouvelles).
4
« Nous sommes loin de l’heureux temps / Règne de Saturne et de Rhée, / Où les vertus, les fléaux des méchants, / Sur la terre
étaient adorées, / Car dans ces heureuses contrées / Les hommes étaient des enfants » (Gérard de Nerval, « L'Enfance », Poésies
de jeunesse).
5
« Comme vous êtes loin, paradis parfumé », s’exclame Baudelaire (« Moesta et errabunda », Les Fleurs du Mal).
6
« Il y a effectivement dans la vie d’âme une contrainte de répétition qui passe outre au principe de plaisir », affirme Freud (Au-
delà du principe de plaisir, chapitre III, op. cit., p. 293).
7
L’essai sur Baudelaire est, du reste, dédié à Jean Genet.
principe de plaisir né de l'écriture elle-même, qui déborde si puissamment, chez Sartre comme
chez tout écrivain véritable, ses intentions, sa logique, la rationalité de ses partis-pris et de ses
anathèmes. Dès lors, s’il est entendu que la finalité ultime du portraitiste est de livrer en creux
l’autoportrait d’un homme libre, délivré de l’illusion du paradis perdu, il n’en reste pas moins que
cette vérité singulière a dû passer par le retour et l’approfondissement réitéré de cette mythologie
universelle du paradis perdu.
Pourquoi s’en prendre à Baudelaire, en effet, si ce n’est pour brosser ce portrait en forme de
réquisitoire ?

Il a refusé l’expérience, rien n’est venu du dehors le changer et il n’a rien appris ; c’est à peine
si la mort du général Aupick a modifié ses relations avec sa mère ; pour le reste, son histoire est
celle d’une très lente et très douloureuse décomposition. Tel il était à vingt ans, tel nous le
retrouvons à la veille de sa mort [...]1.

Passéiste, Baudelaire a fait d’un manque originel sa vérité : il ne faut pas chercher plus loin
les raisons de la fascination hargneuse qu’il provoque en Sartre – qui sait, même s’il en sous-
estima la profondeur, l’influence qu’exerça sur Baudelaire la pensée réactionnaire de Joseph de
Maistre2 et, de manière générale, le mythe du péché originel, omniprésent dans son œuvre, en
particulier dans les fragments de Mon cœur mis à nu3.
Quelques années plus tard, l’écriture du Saint Genet s’engage bien plus loin dans les
profondeurs du passéisme. Genet s’est séquestré dans le passé, il répète, il rejoue, il sacralise le
manque, il est devenu à ses propres yeux cette perte et cette errance, ce malheur d’après. Ainsi
peut-on lire que Genet « ne daigne prêter attention aux circonstances de sa vie que dans la mesure
où elles paraissent répéter le drame originel du paradis perdu4 ». Et Sartre de dessiner du début à
la fin de son essai une temporalité divisée entre l’avant et l’après et mise sous la dépendance
volontaire de ce « même événement archétypique » qui « se reproduit sous la même forme
rituelle et symbolique »5.
Le portrait de Flaubert apparaît quant à lui comme une ultime et inépuisable rêverie sur les
images, le lexique, la vérité cachée du paradis perdu, du sacré, du péché originel, de la
malédiction divine. Bien sûr, c’est du fantasme de Flaubert qu’il s’agit. Et, c’est entendu, Sartre
déteste Flaubert et tout ce qu’il représente, Sartre n’a rien appris sur lui-même en écrivant L’Idiot
de la famille, selon ses propres dires6, et il a voulu atteindre la singularité du projet de Flaubert,

1
Sartre, Baudelaire [1947], Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 178.
2
De Maistre écrit dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Enfin, messieurs, il n’y a rien de si attesté, rien de si universellement
cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel. » (« Deuxième
entretien », Œuvres, Paris, Laffont, « Bouquins », p. 489). Sartre évoque à plusieurs reprises l’influence de cette pensée sur
Baudelaire, pour en arriver à conclure, de manière discutable, que « l’influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade :
notre auteur trouvait “distingué” de s’en réclamer » (Baudelaire, op. cit., p. 96).
3
Baudelaire écrit ainsi, non sans ambiguïté : « Théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni
dans les tables tournantes. Elle est dans la diminution des traces du péché originel » (Mon cœur mis à nu, Paris, Gallimard,
« Folio », 2016, p. 107). Dans une lettre à Alphonse Toussenel du 21 janvier 1856, il précise sa pensée : « Toutes les hérésies
auxquelles je faisais allusion tout à l’heure ne sont après tout que la conséquence de la grande hérésie moderne de la
doctrine artificielle, substituée à la doctrine naturelle – je veux dire : la suppression de l’idée du péché originel » (Baudelaire,
Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1973, p. 337).
4
Saint Genet, comédien et martyr [1952], Paris, Gallimard, « Tel », 2011, p. 13.
5
Ibid.
6
Sartre l’affirme avec une insistance qui ne peut laisser indifférent : « Non, je ne pense pas qu’il y ait intérêt à dire que je me
découvre dans Flaubert comme on l’avait dit pour Genet. C’était peut-être plus vrai pour Genet parce qu’il est plus proche de moi
sur beaucoup de plans. Mais j’ai très peu de points communs avec Flaubert. Je l’ai choisi parce que, précisément, il est loin de
moi. [...] Bien entendu, il doit y avoir des choses de moi dans le livre, mais l’essentiel est une méthode » (« Sur L’Idiot de la
famille », entretien avec Michel Contat, Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, p. 103-104).
non celle d'un universel abstrait, conformément aux préconisations exposées dans les Questions
de méthode.
N’en reste pas moins troublante la familiarité entre ces trois écrivains tels que les crée et les
traque leur père en écriture. « Il a connu le paradis et l’a perdu1 », écrit Sartre de Genet ; « il y a
eu un âge d’or2 », écrit Sartre de Flaubert. Et si Genet « porte en son cœur un vieil instant qui n’a
rien perdu de sa virulence3 », Flaubert de son côté se caractérise par sa « rumination du passé4 ».
Si Genet « a connu le paradis et l’a perdu », s’il fut « chassé de son enfance5 », ce qui le voue à
ne connaître que « le temps de l’Eternel Retour6 », Flaubert quant à lui se débat dans « l’univers
cérémonieux de la répétition7 », il s’est enfermé dans « la Maison des retours écœurants8 », il
trouve dans le récit de la Genèse et ses trois temps (bonheur, péché, malheur) la vérité déjà dite
de sa propre existence, il se vit comme un nouvel Adam chassé du paradis terrestre par Dieu le
Père, idée que Sartre développe inépuisablement et qu’il synthétise dans ces lignes :

C’est le malheur et la Chute, l’origine de ce qu’il est, l’humiliation qu’il compense par ce
perpétuel ressassement, lui-même9.

Ce qui importe ici n’est pas tant la théorie que peut développer Sartre au sujet des relations
de Flaubert avec son père que la manière dont il s’empare de Gustave pour le transformer en cet
Adam subissant la malédiction divine et la reprenant à son compte pour l’exacerber et en faire sa
vérité. Ainsi, il faudrait s’attarder sur la prégnance du mot même de malédiction dans le texte de
L’Idiot de la famille, sur sa force, sa virulence, sa séduction noire.
De même, il faudrait se pencher sur la manière dont Sartre reprend la notion de Chute liée au
péché originel pour dépasser l’idée abstraite et en faire la vérité physiquement vécue et ressentie
de la crise de Pont-l’Évêque. Cette prétendue crise d’épilepsie, simple attaque de nerfs, devient
chute qui répète la Chute : « Que fait Gustave en butte à cette agression ? », s’interroge Sartre.
« Il tombe10 ». On sent en lisant les dizaines de pages montrant Gustave « piquer du nez dans la
carriole11 », comme l’écrit sarcastiquement Sartre, combien cette mise en scène du nouvel Adam
chutant pour de bon pour rendre irrémédiable et surtout sienne la malédiction paternelle provoque
chez Sartre une authentique jouissance d’écrivain. On voit ainsi, d’une manière saisissante, dans
cette représentation de Gustave chutant ce que Pascal, dans ses Pensées, veut nous dire lorsqu’il
évoque un homme « tombé de son vrai lieu12 ».

Liquidation

Certes, la fascination n’est pas la fin : moyen de provoquer l’écriture sartrienne, elle est
mouvement ambivalent de fixation et de rejet, de proximité et de distance, cette relation même
1
Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 9.
2
L’Idiot de la famille, op. cit., p. 31.
3
Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 9.
4
L’Idiot de la famille, op. cit., p. 33.
5
Saint Genet, comédien et martyr, op. cit., p. 9.
6
Ibid., p. 13.
7
L’Idiot de la famille, op. cit., t. 1, p. 149.
8
Ibid.
9
Ibid., p. 29.
10
Ibid., p. 41.
11
Ibid., p. 44.
12
« L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le
cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables » (Pascal, Pensées, op. cit. p. 159).
que Sartre instaure entre lui-même et Genet, puis Flaubert. Le retour obsessionnel des mots et des
images de l’Éden et de la Chute participe ainsi de ce travail de la répétition qui mime d’une
manière à la fois martelante et hypnotique la répétition à l’œuvre chez Genet et Flaubert. Que le
paradis perdu soit le début et la fin de la mythologie personnelle du passéiste, que la finalité de
cette mythologie de la Chute soit précisément de faire se confondre le commencement et la fin,
d’éclairer toujours le présent à la lumière du passé afin d’établir entre eux une continuité qui
devienne l’illusion d’un destin, c’est ce que l’écriture même des essais sur Baudelaire, Genet et
Flaubert nous montre. Dans les trois ouvrages, en effet, dès les premières pages tout est dit. Ainsi
de l’ouverture du Saint Genet, dans laquelle Sartre dévoile, si l’on ose dire, le pot aux roses, sans
feindre d’installer un suspense inutile : la vérité de Genet, c’est sa relation de fixation au passé, la
compulsion de répétition n’a pas d’autre fonction que la négation de l’Histoire, définie quelques
années plus tôt dans les Cahiers pour une morale comme « surgissement relativisant et perpétuel
de commencements premiers1 » – négation de l’Histoire qui est, en dernière instance, une
négation de la liberté puisque, selon Sartre, « la liberté constitue l’Histoire en créant la durée
concrète et absolue de non-répétition2 ».
Faut-il y voir un vice de construction, la hâte d’un auteur qui vend trop tôt la mèche ?
Certainement non, et c’est en cela que l’on peut parler d’un style et d’une structuration propres
aux biographies existentielles. Car l’écriture de Sartre imite avec une évidence redoutable le
mouvement même de la pensée et de l’écriture de Genet pour lequel, précisément, dès les
premiers temps, tout est dit, tout est joué, tout est achevé. De même que le péché originel est
début et fin de l’histoire, origine de l’homme et fin immédiate de son histoire, acte d’inauguration
et de clôture tout à la fois puisqu’il a fait de l’homme ce « gouffre infini » décrit par Pascal,
condamné à la conscience malheureuse « qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable
bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide3 », de même
l’appropriation du mythe de la Chute est pour chacun d'eux, sous la plume de Sartre, le choix de
liquider tout choix, un véritable « choix originel4 » qui, à son tour, n’initie que pour achever.
Aussi faut-il commencer par le choix originel puis en ressasser sans fin les causes, les
conséquences, la logique et les imageries, manière de répéter pour mieux le retrouver ce
mouvement immobile par lequel Baudelaire, Genet et Flaubert vont réaffirmer le choix originel et
en tirer mécaniquement des conséquences qui auront l’apparence de la destinée, de l’inexorable,
de la fatalité. Car si le péché originel est la cause de tout l’homme, tout en découle et tout a eu
lieu, comme nous le rappelle Pascal5. C’est ce schéma exactement que les trois écrivains
reproduisent chacun pour soi. La beauté et la puissance de ces trois livres vient de ce que Sartre
reproduit lui-même par son écriture en spirale, à l’intention du lecteur, cette logique du péché
originel devenu logique du choix originel : dès lors que le passéisme est diagnostiqué, tout est dit,
il n’y a littéralement plus rien à dire et c’est cela même qui justifie pleinement les centaines de
pages qui suivent.
Que tout finisse lorsque tout commence, telle est en effet la finalité, tel est l’enjeu : vital,
puisqu’il s’agit précisément de mourir à la naissance, les trois écrivains étant abondamment
décrits comme des morts-vivants et leur vie comme la recherche du refuge dans la paralysie

1
Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 97.
2
Ibid., p. 34.
3
Pascal, Pensées, op. cit., p. 226.
4
Cette notion, présente dans le Baudelaire (op. cit., p. 19), fait écho de manière troublante et complexe à celle de péché originel,
à laquelle Sartre consacrera tant de pages de L’Idiot de la famille.
5
« Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme » (Pascal, Pensées, op. cit., p. 213).
idéale d'une mort imaginaire1. La Chute est le moment originel de la pétrification, de la
réification volontaire, de la cadavérisation providentielle : cette mort, c’est cette « expérience en
vase clos2 » que Sartre voit à l’œuvre chez Baudelaire, c’est cette tentative de « considérer sa vie
comme irrémédiable et accomplie, c’est-à-dire comme un destin éternel ou, si l’on préfère,
comme un passé clos3 ». Si Baudelaire « a choisi de se constituer en survivant4 », c’est donc que
la perte originelle du paradis doit être une mort, entendons par là : qu’elle est une fiction choisie
contre l’inquiétude, c’est-à-dire contre la contingence, et que, à l’instar du rêve selon Freud, cette
fiction dit au rêveur que son désir d’Être est accompli, que les errances de la liberté sont
achevées, que, par la grâce noire d’un Autre, le Dieu qui maudit, il en a fini avec lui-même. Ainsi
des rêveries baudelairiennes sur le suicide : pensée insincère puisque, loin d’aboutir à un acte,
elle n’est qu’une tentative pour mourir imaginairement et vivre dans cette mort, enfin délivré du
temps et de la liberté.
Dès lors, le procès du mythe de la Chute peut être compris comme un procès du règne des
origines ; aussi relève-t-il en dernière instance du dévoilement critique du noyau palpitant de
toute pensée religieuse. Que le lexique religieux abonde dans le Genet et dans le Flaubert ne
saurait ainsi surprendre : c’est précisément en reprenant sans fin ce matériau religieux, en le
malaxant, en l’étirant, en parlant avec sa voix, en marchant de son pas dans le labyrinthe de ses
logiques et de ses récits, que Sartre donne à vivre à son lecteur, c’est-à-dire à la fois à penser et à
ressentir, ce qu’il affirme à la fin des Mots, à savoir que « l’athéisme est une entreprise cruelle et
de longue haleine5 ». Que serait en effet l’athéisme s’il ne résultait d’un combat contre les
séductions de la Genèse, son iconographie, son lexique ? Faire tomber le mythe de la Chute,
renoncer à la nostalgie du passé souverain, cela n’est rien si l’analyste n’entre pas lui-même dans
la logique de la Chute au point d’éprouver (et nous, lecteurs, avec lui) le vertige de cette même
fascination pour un récit dont Sartre reconnaît et défait, d’un même mouvement, la puissance.
Du reste, en s’attaquant à la Chute, en dénonçant les vrais motifs derrière le récit apparent,
Sartre poursuit en effet l’approfondissement de son athéisme en tentant de liquider la séduction
même de ce récit. L’expérience, il est vrai, n’est pas tout à fait nouvelle. Que l’on se souvienne
ainsi de Voltaire et de son Candide, récit scandé par la répétition d’expériences paradisiaques qui
seront autant d’illusions : Voltaire y écrase l’idée de paradis perdu sous l’ironie en décrivant
l’Éden comme l’espace ruiné d'une aristocratie décadente et vaniteuse, le château du baron de
Thunder Ten Tronck, ce paradis en toc dont Candide est chassé pour avoir serré de trop près la
jeune Cunégonde derrière un paravent. « Candide, chassé du paradis terrestre », écrit Voltaire au
début du second chapitre, « marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel6 ».
Mais le ciel que fixe Candide n’est plus « le Ciel » : le paradis perdu, c’est le ciel après qu’il s’est
vidé. Par-delà la réécriture sarcastique de l’Ancien Testament, un élément ici est essentiel, qui
fait chez Voltaire comme chez Sartre de la liquidation de la nostalgie du paradis perdu, et avec
elle du péché originel et de l’idée d’une nature humaine corrompue, un enjeu majeur de
l’affirmation de la pensée moderne contre la pensée religieuse et traditionnelle7 : c’est que, pour

1
De Flaubert, Sartre peut ainsi observer : « Le cadavre représente à ses yeux la réalité permanente et concrète du corps vivant »
(L’Idiot de la famille, op. cit., t. 1, p. 473).
2
Baudelaire, op. cit., p. 178.
3
Ibid., p. 175.
4
Ibid., p. 176.
5
Les Mots, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 138.
6
Voltaire, Candide, Paris, Gallimard, « Folio », 2007, p. 30.
7
Voltaire reviendra quelques années plus tard sur la nécessité de liquider l’idée de péché originel et de faire de l’existence du
Mal une question politique et sociale : « L’homme n’est point né méchant ; il le devient, comme il devient malade. [...] Pourquoi
Candide, cet avatar de l’homme moderne, avec cet exil tout commence, que le paradis était un
piège et surtout un leurre, c’est qu’avec la malédiction, loin de s’achever, son histoire commence,
et avec lui le roman d’apprentissage, ce récit moderne de la liberté contre le récit traditionnel de
la fatalité. Aussi la métairie du dernier chapitre est-elle le lieu bien réel, et imparfait, d’un
bonheur sans nostalgie, dont la formulation finale par Candide, « il faut cultiver notre jardin1 »,
liquide très tranquillement l’obsession du jardin des origines pour lui substituer ce jardin du
labeur, enraciné dans le présent, et qui incite à l’avenir.

Compréhension

Ainsi, pour détruire la pensée religieuse, pour détruire non seulement ses idées mais plus
encore ses charmes, il faut la comprendre de l’intérieur, il faut entrer dans ses images et dans ses
mots, conformément à ces remarques de L’Idiot de la famille sur « l’athéisme chrétien » :

Et nous sommes tous chrétiens, aujourd’hui encore ; la plus radicale incroyance est un athéisme
chrétien, c’est-à-dire conserve, en dépit de sa puissance destructrice, des schèmes directeurs –
pour la pensée, fort peu ; pour l’imagination, davantage ; surtout pour la sensibilité – dont
l’origine est à chercher dans les siècles de christianisme dont nous sommes bon gré mal gré les
héritiers. Ainsi, quand bien même nous voudrions changer le monde et le délivrer du grand
corps pourrissant qui l’encombre, quand nous refuserions d’empoisonner les âmes avec une
morale du salut et de la rédemption, lorsqu’un auteur un peu chinois nous montre un saint qui
s’ignore et qui meurt dans la désolation, nul doute que nous soyons émus dans notre plus
enfantine pénombre : pour un instant, chrétiens dans l’imaginaire, nous marchons2.

Aussi, que Sartre déteste l’idée du paradis perdu et de la malédiction divine, qu’il en veuille
démontrer la fausseté, c’est-à-dire l’authentique noyau d’inauthenticité, qui est aussi ce qui en
elle le retient et le charme, cela ne fait aucun doute. Mais ce qu’il s’appliquera à démontrer, c’est
à la fois sa pertinence et son inauthenticité, à la fois sa puissante séduction et sa fonction
essentielle : offrir au refus de la liberté et de la responsabilité, au refus du temps et de la
contingence, au refus de l’avenir, au refus de l’histoire, un récit qui déploie et condense,
effectivement à la manière d’un rêve, l’aspiration au bonheur et la fixation névrotique dans le
malheur, et, pour le dire en termes sartriens, l’aspiration à la liberté et la quête de l’Être,
l’oscillation entre ces deux polarités, en somme la contradiction qui est au cœur de tout homme.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme, peut-être le plus important de tous : la contradiction.
Cette présence centrale de la contradiction s’exprime, on le sait, avec une simplicité troublante
dans la nostalgie du paradis perdu telle que l’ont envisagée nombre de penseurs catholiques
depuis Augustin. Ce que l’homme ressent et qui est tout le malheur de sa condition, pour
Augustin, en effet, c’est sa division. La nostalgie fondamentale est celle de l’unité, cet autre nom
du paradis perdu (et, du reste, quand Sartre évoque brièvement le paradis perdu dans les Cahiers
pour une morale, il le définit comme « totalité cachée3 »). Il serait ainsi fécond de tisser un lien
entre Sartre et Pascal sur cette question afin de mieux saisir le renversement opéré par Sartre. On
y verrait sans doute que pour le janséniste et pour l’existentialiste, le point de départ est le même,
si le point d’arrivée diffère bien sûr radicalement. Lorsque Sartre représente l’homme libre, il se

plusieurs sont-ils donc infectés de cette peste de la méchanceté ? C’est que ceux qui sont à leur tête, étant pris de la maladie, la
communiquent au reste des hommes [...] » (Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, 1964, p. 278).
1
Ibid., p. 154.
2
L’Idiot de la famille, op. cit., t. 2, p. 2138.
3
Cahiers pour une morale, op. cit., p. 193.
garde bien d’en proposer une représentation monolithique et il se souvient peut-être des lignes
fameuses de Schopenhauer dans le chapitre 57 du Monde comme volonté et comme
représentation, selon lesquelles « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la
souffrance à l’ennui1 ». Sartre, lui, écrit dans les Cahiers pour une morale : « L’homme est pour-
soi (mouvement, néant) aspirant à l’en-soi (être et repos) mais il veut être le mouvement dans le
repos – l’inquiétude dans le calme. C'est pourquoi les deux idéaux qu’on lui propose tombent
chacun à côté de l’exigence syncrétique qu'il est2 ».
Or, que nous dit Pascal de cet homme dont le mystère tout entier selon lui réside dans le
péché originel, la Chute, l’errance de qui a perdu la félicité et se trouve condamné au malheur ?

N’est-il pas clair comme le jour que la condition de l’homme est double ? Certainement. Car
enfin si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de
la félicité avec assurance. Et si l’homme n'avait été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de
la vérité ni de la béatitude3.

Et Pascal ajoute que « nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge,
incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement4 », formule qu’il est tentant de
rapprocher précisément de cette sentence de Sartre au sujet de Flaubert : « C’est que Flaubert ne
se décide jamais tout à fait ni à se connaître ni à s’ignorer5 ».
Dans cette fonction contradictoire et complexe de dévoilement et d’opacification réside,
aussi, la force du mythe du paradis perdu. Car si Gustave en effet a fait de la malédiction divine,
de la nostalgie d’un âge d’or qui le condamne au malheur et à l’insuffisance, sa vérité, c’est bien
à la fois pour exprimer sa condition et pour ne pas la connaître, c’est pour choisir son malheur en
l’objectivant doublement : d’abord en en faisant porter la responsabilité sur le Père au regard
chirurgical qui, avatar du Dieu méchant, chasse et condamne au malheur éternel ; ensuite, tout
comme Genet, en forgeant, à partir d’un mythe universel, les motifs, la chronologie, la logique de
ce qui doit devenir son mythe personnel le plus intime. Pascal, toujours, écrit : « Car la nature est
telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu6 ». Bien sûr, Gustave n’a pas perdu Dieu, il a perdu
son père. Du moins le croit-il, et du reste peu importe : le paradis perdu, la malédiction, sont les
matériaux d’une fiction intime. L’imaginaire collectif de la Genèse devient imaginaire personnel,
matériau et instrument de l’imaginaire névrotique.
Dès lors, la vérité de ce qu’il faut bien appeler le recours au mythe du paradis perdu dévoile
sa véritable signification. Ni tout à fait corrompue ni tout à fait pure, ni tout à fait misérable ni
tout à fait souveraine, la créature pascalienne, on le sait, erre sous le coup de la malédiction,
réponse divine à la faute, comme nous le raconte Milton au Onzième Livre de son poème Le
Paradis perdu l, dans lequel Adam confie à l’archange Michel ce sentiment angoissé de la perte
originelle :

Ce qu’en outre de chagrin, d’abattement de désespoir, notre faiblesse peut soutenir, tes
nouvelles l’apportent, le partir de cet heureux séjour, notre tranquille retraite, et seule

1
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 394.
2
Cahiers pour une morale, op. cit., p. 108.
3
Pascal, Pensées, op. cit., p. 212.
4
Ibid.
5
L’Idiot de la famille, op. cit., t. 2, p. 1560.
6
Ibid., p. 504.
consolation laissée familière à nos yeux ! Toutes les autres demeures nous paraissent
inhospitalières et désolées, inconnus d’elles, de nous inconnues1.

Ainsi, la conséquence de la malédiction n’est autre que la division. La totalité a éclaté, la


division règne, désormais la contradiction est là pour toujours. De son côté, ni absolument libre ni
tout à fait libéré de sa nostalgie de la nécessité, l’homme sartrien tel qu’il émerge de L’Idiot de la
famille est également le siège d’une contradiction, celle-là même que Sartre synthétisera en
parlant de « nécessité de la liberté2 ».
Pour autant, Sartre, qui aime à penser contre, nous montre, par son interprétation du mythe
de la Chute, combien en effet il livre ici les clés ce qu’il désigne lui-même comme un « athéisme
chrétien » : interprétation athée contre le christianisme et contre l’augustinisme, en effet, qui en
reprend la trame pour en inverser la signification. Que Sartre veuille rendre à l’homme (sous le
masque de Baudelaire, Genet ou Flaubert) ce qui dans le récit de la Chute semble être tout entier
de Dieu, c’est l’évidence. L’âge d’or, la Chute, la malédiction et l’errance : contes humains,
profondément. Mais plus encore : la fascination ne découle-t-elle pas de ce que, précisément, le
péché originel est le premier acte libre décidé par l'homme libre ?
Dès lors, le sens de la malédiction divine devient transparent : elle est construction, création,
invention de l’homme pour échapper aux affres de la liberté, du choix, de l’inquiétude. « Ne crois
pas que la liberté soit une sinécure3 », tel est l’avertissement que lance Empédocle au jeune
Narcisse, dans un texte écrit par Sartre au temps de la rue d’Ulm. Ainsi, comment faire avec cette
dureté, cette intransigeance de la liberté ? La malédiction divine se révèle donc enfin pour ce
qu’elle n’a jamais cessé d’être : une rêverie de la mauvaise foi, une stratégie de la liberté se
retournant contre elle-même, une liquidation de soi au profit d’un Autre illusoire, chimérique, un
choix de l’aliénation qui n’est que le fantasme de l’aliénation. N’est-ce pas, du reste, ce dont
L’Idiot de la famille veut nous convaincre, dès lors que le mythe paternel de Gustave tel que le
conçoit Sartre est actualisation et personnalisation du mythe universel ? Si Gustave choisit la
malédiction paternelle, c’est pour choir une bonne fois pour toutes et s’enfermer dans la maison
du Père, vœu que réalise enfin la crise de Pont-l’Évêque : le sens de la Chute est ici inversé d’une
manière décisive par Sartre. Non seulement et le péché et sa punition sont de l’homme, et non
plus de Dieu, mais en outre la conséquence attendue de l’exil hors du paradis perdu n’est pas
l’errance mais la fin de l’errance (en d'autres termes la fin de la contingence, le refuge dans la
prostration de l’Être) ; de même, la mort n’est pas la punition divine tant redoutée mais la mort
qu’illusoirement Genet ou Flaubert se sont à eux-mêmes donnée en s’enterrant dans la nostalgie
du paradis perdu, dans la régression, dans l’heureux malheur d’être l’objet, enfin l’objet, d’une
malédiction.

1
John Milton, Le Paradis perdu, traduction de François-René de Chateaubriand, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1995, p.
305.
2
« D’une certaine façon, nous naissons tous prédestinés. Nous sommes voués à un certain type d’action dès l’origine par la
situation où se trouvent la famille et la société à un moment donné. […] Cela ne veut pas dire que cette prédestination ne
comporte aucun choix, mais on sait qu’en choisissant on ne réalisera pas ce qu’on a choisi : c’est ce que j’appelle la nécessité de
la liberté » (Situations, X, op. cit., p. 98-99).
3
« Ne crois pas que la liberté soit une sinécure. On n’y peut arriver que lorsqu’on a reconnu que rien n’a de sens au monde et pas
plus ses propres théories que les grands mouvements de l’histoire, mais qu’il faut bien une doctrine pour son corps comme du foin
pour son cheval » (Sartre, « Empédocle », Études sartriennes, n° 20, Classiques Garnier, 2016, p. 37).
Il s’avère donc impossible de conclure que Sartre développe ce leitmotiv obsédant du paradis
perdu pour en condamner purement et simplement les faussetés et les illusions. Il s’agit de
comprendre le paradis perdu comme une création personnelle, comme une réalité subjective,
comme la rationalisation et la mise en fiction d’une relation au monde, à l’existence, à soi. Il
s’agit en somme de comprendre, comme Sartre l’affirme à propos de Baudelaire, qu’« il voit trop
qu’on n’y trouve jamais que ce qu’on y a mis1 ». Le paradis perdu n’a donc d’autre réalité que
celle de toute fiction : elle évoque l'idée de « roman vrai2 » formulée par Sartre au sujet de son
ouvrage sur Flaubert, idée passionnante, mise en abyme qui mériterait d’être étudiée plus
longuement, puisqu’elle renvoie précisément à l’une des plus fortes singularités de L’Idiot de la
famille, à savoir que Sartre a cherché à comprendre Flaubert par la reconstitution des « romans
vrais » que celui-ci s’était formés pour se dire, se comprendre et se protéger, romans vrais au
premier rang desquels le paradis perdu se révèle d’une force symbolique sans égale.
Rien de tout cela ne parle donc seulement contre le paradis perdu puisqu’il s’agit de penser
avant tout avec la pensée du paradis perdu, c’est-à-dire avec la pensée religieuse qui est aussi, en
dernière instance, la pensée de l’homme construisant librement sa névrose. Aussi, de Baudelaire à
Genet, de Genet à Flaubert, on pourrait sans doute affirmer que c’est l’empathie pour cette
représentation qui, de livre en livre, s’approfondit et se libère, l’empathie qui n’est pas un
reniement mais qui est la compréhension de ce qui en Baudelaire, en Genet, en Flaubert, est aussi
en Sartre, et en « n’importe qui », en dépit qu’il en ait. Et c’est pourquoi il serait également
fécond de considérer le rôle qu’a pu jouer l’écriture des Mots dans cette réflexion sur le paradis
perdu puisque, si ce mythe est partout, il est précisément absent du récit d’enfance, celui-là même
dans lequel Sartre affirme, on s’en souvient :

Et puis le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit3.

Où l’on comprend que précisément la fixation passéiste de Baudelaire, Genet et Flaubert sur
la rêverie de la chute est aussi ce qui en eux trahit la puissance de l’enfance. Autrement dit : ce
qui en Sartre a été liquidé non seulement par ce récit d’enfance bien éloigné de la nostalgie d’une
enfance considérée comme un âge d’or, mais encore, et peut-être surtout, par cette traque chez
autrui d’une régression heureuse qui ne saurait être la sienne. Ainsi Sartre ne saurait être
confondu avec Baudelaire, ce passéiste qui « n’a jamais dépassé le stade de l’enfance4 ».
Dès lors, c’est entendu, pour Sartre, le paradis perdu n’est autre que l’inauthenticité faite
récit, la mauvaise foi faite histoire – histoire de la fin prématurée de l’Histoire, puisque sa
fonction est de bloquer, de paralyser la possibilité même de l’Histoire.
Si la fascination qu’engendre le récit de la Genèse est aussi celle du romancier que Sartre
demeure envers et contre tout lorsqu’il pense, si cet imaginaire trouble de la malédiction, de la
chute et de la liberté malheureuse parle à l’évidence à son imaginaire, il faut donc en marquer, en
dernière instance, l’enjeu pour l’écriture.
S’arracher à la nostalgie, c’est arracher l’écriture au règne de la remémoration, à la nécessité
de retrouver.

1
Baudelaire, op. cit., p. 31.
2
« Je voudrais qu’on lise mon étude comme un roman puisque c’est l'histoire, en effet, d’un apprentissage qui conduit à l’échec
de toute une vie. Je voudrais en même temps qu’on le lise en pensant que c’est la vérité, que c’est un roman vrai » (Situations, X,
op. cit., p. 94).
3
Les Mots, op. cit., p. 89.
4
Baudelaire, op. cit., p. 50.
Saccager l’âge d’or, la pureté et l’unité originelles, c’est livrer l’écriture aux puanteurs
impures du présent, à la division et à la contradiction non pas niées mais pleinement assumées.
C’est fixer à l’écriture la tâche non d’aspirer au Salut mais d’en finir avec le Salut.
C’est ainsi renverser la représentation proustienne de la littérature : c’est refuser la
représentation du présent comme un passé perdu, c’est délivrer (peut-être en vain...) les mots de
l’inauthenticité, c’est rendre tous ses privilèges, par et pour la littérature, au « bel aujourd’hui ».

Alexis CHABOT
Sciences Po Paris

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