Vous êtes sur la page 1sur 448

Guerres et Capital

Éric Alliez
Maurizio Lazzarato

Guerres et Capital

Éditions Amsterdam
2016
© Éditions Amsterdam, 2016
Tous droits réservés

15, rue Henri Regnault ISBN!: 978-2-35480-144-1


75014 Paris
www.editionsamsterdam.fr Diffusion-distribution!:
Facebook!: @editionsamsterdam Les Belles Lettres
Twitter!: @amsterdam_ed
Sommaire

Introduction.!À nos ennemis 12

1.!État, machine de guerre, monnaie 36

2.!L’accumulation primitive continuée 48


2.1/ La guerre contre les femmes 53
2.2/ Guerres de subjectivité et modèle majoritaire 56
2.3/ Libéralisme et colonisation : le cas Locke 62
2.4/ Foucault et l’accumulation primitive 72
2.5/ Généalogie coloniale des disciplines de la biopolitique 77
2.6/ Le racisme et la guerre des races 80
2.7/ La guerre dans l’économie-monde 83
2.8/ L’accumulation primitive en débat 85

3.!L’appropriation de la machine de guerre 92


3.1/ L’État de la guerre 94
3.2/ L’art et la manière de la guerre chez Adam Smith 102

4.!Les deux histoires de la Révolution française 108


4.1/ La Révolutionfrançaise de Clausewitz 109
4.2/ La révolution nègre 114

5.!Biopolitiques de la guerre civile permanente 122


5.1/ La séquestration temporelle de la classe ouvrière
(et de la société toute entière) 123
5.2/ La formation de la cellule familiale 129
5.3/ Le dressage subjectif n’est pas idéologique 137

6.!La nouvelle guerre coloniale 142

7.!Les limites du libéralisme de Foucault 154

8.!La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 172

9.!Les guerres totales 186


9.1/ La guerre totale comme réversibilité
""des colonisations interne et externe 190
9.2/ La guerre totale comme guerre industrielle 202
9.3/ La guerre et la guerre civile contre le socialisme
""(et le communisme) 215
9.4/ Le «!paradoxe!» du biopouvoir 223
9.5/ Machine de guerre et généralisation du droit de tuer 226
9.6/ Warfare et welfare 234
9.7/ Le keynésianisme de guerre 245

10.!Les jeux de stratégie de la Guerre froide 252


10.1/ Cybernétique de la Guerre froide 260
10.2/ Le montage de la Guerre froide 268
10.3/ Le Détroit de la Guerre froide 274
10.4/ Les dessous de l’American way of life 288
10.5/ Le business de la Guerre froide 299

11.!Clausewitz et la pensée 68 306


11.1/ Distinction et réversibilité du pouvoir et de la guerre 311
11.2/ La machine de guerre de Deleuze et Guattari 321

12.!Les guerres fractales du Capital 332


12.1/ L’exécutif comme dispositif «!politico-militaire!» 338
12.2/ La réalisation de la machine de guerre du Capital 346
12.3/ Les guerres au sein des populations 353
12.4/ Le marxisme hétérodoxe et la guerre 383
12.5/ La guerre de l’Anthropocène n’a pas (encore) eu lieu 391
12.6/ Machines de guerre 412
Remerciements
La matière et les grandes articulations de ce travail ont été
présentées dans le cadre d’un séminaire associé qui s’est tenu en
2014 et 2015 au département de philosophie de l’Université Paris
8. Que soient donc remerciés en tout premier lieu les étudiant.e.s
ayant suivi ces séminaires de façon particulièrement assidue et
engagée, et les ami.e.s et collègues du département qui, à un titre
ou à un autre, ont soutenu l’initiative!: Stéphane Douailler, Antonia
Birnbaum, Bertrand Ogilvie et Patrice Vermeren.
Le travail a également été présenté dans une série de conférences
et de workshops dans différentes universités canadiennes où il a
donné lieu à des échanges soutenus avec le public et les organisateurs!:
Gary Genosko et Ganaele Langlois (York University), Enda Brophy
(Simon Fraser University), Antonio Calcagno (Western University),
Imre Szeman (University of Alberta), Erin Manning (Concordia
University) et Brian Massumi (Université de Montréal).
Nos plus vifs remerciements aussi au maître-éditeur Nicolas
Vieillescazes, qui a accompagné le projet depuis sa toute première
formulation et «!supporté!» de bout en bout ses deux artisans.
Si vous voulez connaître une question,
faites-en l’histoire.
— Un (impossible) maître en politique
Introduction
À nos ennemis
1."Nous vivons dans le temps de la subjectivation des guerres
civiles. Nous ne sortons pas de la période du triomphe du marché,
des automatismes de la gouvernementalité et de la dépolitisation
de l'économie de la dette pour retrouver l’époque des «!concep-
tions du monde!» et de leurs affrontements. Nous entrons dans l’ère
de la construction des nouvelles machines de guerre.

2."Le capitalisme et le libéralisme portent les guerres en leur sein


comme les nuages portent la tempête. Si la financiarisation de la
fin du XIXe siècle et du début du XXe a conduit à la guerre totale et
à la Révolution russe, à la crise de 1929 et aux guerres civiles euro-
péennes, la financiarisation contemporaine pilote la guerre civile
globale en commandant à toutes ses polarisations.

3."Depuis 2011, ce sont les multiples formes de subjectivation


des guerres civiles qui modifient profondément à la fois la sémio-
logie du capital et la pragmatique des luttes s’opposant aux mille
pouvoirs de la guerre comme cadre permanent de la vie. Du côté
des expérimentations des machines anticapitalistes, Occupy Wall
Street aux USA, les Indignés en Espagne, les luttes étudiantes au
14 Guerres et Capital

Chili et au Québec, la Grèce en 2015 se battent à armes inégales


contre l’économie de la dette et les politiques d’austérité. Les
«!printemps arabes!», les grandes manifestations de 2013 au Brésil
et les affrontements autour du parc Gezi en Turquie font circuler
les mêmes mots d’ordre et de désordre dans tous les Suds. Nuit
Debout en France est le dernier rebondissement d’un cycle de
luttes et d’occupations qui avait peut-être commencé sur la place
Tiananmen en 1989. Du côté du pouvoir, le néolibéralisme, pour
mieux pousser les feux de ses politiques économiques préda-
trices, promeut une postdémocratie autoritaire et policière gérée
par les techniciens du marché, tandis que les nouvelles droites
(ou «!droites fortes!») déclarent la guerre à l’étranger, à l’immigré,
au musulman et aux underclass au seul profit des extrêmes droites
«!dédiabolisées!». C’est à celles-ci qu’il revient de s’installer ouver-
tement sur le terrain des guerres civiles qu’elles subjectivent en
relançant une guerre raciale de classe. L’hégémonie néofasciste sur les
processus de subjectivation est encore confirmée par la reprise de
la guerre contre l’autonomie des femmes et les devenirs-mineur de
la sexualité (en France, la «!Manif pour tous!») comme extension du
domaine endocolonial de la guerre civile.
À l’ère de la déterritorialisation sans limite de Thatcher et Reagan
succède la reterritorialisation raciste, nationaliste, sexiste et xéno-
phobe de Trump qui a d’ores et déjà pris la tête de tous les nouveaux
fascismes. Le Rêve américain s’est transformé en cauchemar d’une
planète insomniaque.

4."Le déséquilibre entre les machines de guerre du Capital et


des nouveaux fascismes, d’une part, les luttes multiformes contre
le système-monde du nouveau capitalisme, de l’autre, est flagrant.
Déséquilibre politique, mais aussi déséquilibre intellectuel. Ce livre
se concentre sur un vide, un blanc, un refoulé théorique aussi bien
que pratique, qui est pourtant toujours au cœur des puissances et
À nos ennemis 15

impuissances des mouvements révolutionnaires!: celui du concept


de «!guerre!» et de «!guerre civile!».

5."«!C’est comme une guerre!», a-t-on entendu à Athènes pendant


le week-end du 11-12 juillet 2015. Avec raison. La population a été
confrontée à une stratégie à grande échelle de continuation de
la guerre par les moyens de la dette!: elle a parachevé la destruc-
tion de la Grèce et, du même coup, enclenché l’autodestruction
de la «!construction européenne!». L’objectif de la Commission
européenne, de la BCE et du FMI n’a jamais été la médiation ou
la recherche du compromis, mais la défaite en rase campagne de
l’adversaire.
L’énoncé «!c’est comme une guerre!» est une image qu’il faut
aussitôt rectifier!: c’est une guerre. La réversibilité de la guerre et de
l’économie est au fondement même du capitalisme. Et cela fait bien
longtemps que Carl Schmitt a dévoilé l’hypocrisie «!pacifiste!» du
libéralisme en rétablissant la continuité entre l’économie et la guerre!:
l’économie poursuit des buts de guerre avec d’autres moyens («!le
blocage du crédit, l’embargo sur les matières premières, la dégrada-
tion de la monnaie étrangère!»).
Deux officiers supérieurs de l’armée de l’air chinoise, Qiao Liang
et Wang Xiangsui, définissent les offensives financières comme des
«!guerres non sanglantes!», tout aussi cruelles et efficaces que les
«!guerres sanglantes!»!: une violence froide. Le résultat de la globali-
sation, expliquent-ils, «!c’est que tout en réduisant l’espace du champ
de bataille au sens étroit, le monde entier [a été transformé] en un
champ de bataille au sens large!». L’élargissement de la guerre et la
multiplication de ses noms de domaine finit d’établir le continuum
entre guerre, économie et politique. Mais c’est dès le départ que le
libéralisme est une philosophie de guerre totale.
(Le pape François semble prêcher dans le désert lorsqu’il affirme,
avec une lucidité faisant défaut aux hommes politiques, aux experts
de tout acabit et jusqu’aux critiques les plus aguerris du capitalisme!:
16 Guerres et Capital

« Lorsque je parle de guerre, je parle de la vraie guerre, non pas de la


guerre de religion, mais d’une guerre mondiale en mille morceaux. […]
C’est la guerre pour des intérêts, pour l’argent, pour les ressources
naturelles, pour la domination des peuples. »)

6."Durant la même année 2015, quelques mois après la défaite


de la «!gauche radicale!» grecque, le Président de la République
française déclare au soir du 13 novembre la France «!en guerre!»
et promulgue l’état d’urgence. La loi l’y autorisant, et autori-
sant la suspension des «!libertés démocratiques!» pour conférer
des pouvoirs «!extraordinaires!» à l’administration de la sécurité
publique, a été votée en 1955 pendant la guerre coloniale d’Algérie.
Appliqué en 1984 en Nouvelle-Calédonie et lors des «!émeutes de
banlieue!» en 2005, l’état d’urgence remet au centre de l’attention la
guerre coloniale et postcoloniale.
Ce qui s’est passé à Paris une mauvaise nuit de novembre, les villes
du Moyen-Orient en sont le théâtre quotidien. C’est la même horreur
que fuient les millions de réfugiés se «!déversant!» sur l’Europe. Ils
rendent ainsi visible la plus vieille des technologies colonialistes
de régulation des mouvements migratoires par son prolongement
«!apocalyptique!» dans les «!guerres infinies!» lancées par le fonda-
mentaliste chrétien George Bush et son état-major de néo-cons. La
guerre néocoloniale ne se déroule plus seulement dans les «!péri-
phéries!» du monde, elle traverse de toutes les façons possibles le
«!centre!» en empruntant les figures de l’«!ennemi intérieur isla-
miste!», des immigrés, des réfugiés, des migrants. Ne sont pas laissés
à l’écart les éternels laissés-pour-compte!: les pauvres et les travail-
leurs appauvris, les précaires, les chômeurs de longue durée et les
«!endocolonisés!» des deux rives de l’Atlantique…

7."Le «!pacte de stabilité!» (l’état d’urgence «!financière!» en


Grèce) et le «!pacte de sécurité!» (l’état d’urgence «!politique!»
en France) sont les deux faces de la même pièce. Déstructurant et
À nos ennemis 17

restructurant continuellement l’économie-monde, les flux de crédit


et les flux de guerre sont, avec les États qui les intègrent, la condi-
tion d’existence, de production et de reproduction du capitalisme
contemporain.
La monnaie et la guerre constituent la police militaire du marché
mondial, appelée encore «!gouvernance!» de l’économie-monde.
En Europe, elle s’incarne dans l’état d’urgence financier qui réduit à
néant les droits du travail et les droits de la sécurité sociale (santé,
éducation, logement, etc.), tandis que l’état d’urgence antiterroriste
suspend des droits «!démocratiques!» déjà exsangues.

8."Notre première thèse sera que la guerre, la monnaie et l’État


sont les forces constitutives ou constituantes, c’est-à-dire onto-
logiques, du capitalisme. La critique de l’économie politique est
insuffisante dans la mesure où l’économie ne remplace pas la guerre
mais la continue par d’autres moyens, qui passent nécessairement
par l’État!: régulation de la monnaie et monopole légitime de la
force pour la guerre interne et externe. Pour produire la généalogie
et reconstruire le «!développement!» du capitalisme, nous devrons
toujours engager et articuler ensemble critique de l’économie poli-
tique, critique de la guerre et critique de l’État.
L’accumulation et le monopole des titres de propriété par le
Capital, et l’accumulation et le monopole de la force par l’État se
nourrissent réciproquement. Sans l’exercice de la guerre à l’exté-
rieur, et sans l’exercice de la guerre civile par l’État à l’intérieur des
frontières, jamais le capital n’aurait pu se constituer. Et inversement!:
sans la capture et la valorisation de la richesse opérée par le capital,
jamais l’État n’aurait pu exercer ses fonctions administrative, juri-
dique, de gouvernementalité, ni organiser des armées d’une puis-
sance toujours croissante. L’expropriation des moyens de production
et l’appropriation des moyens d’exercice de la force sont les condi-
tions de formation du Capital et de constitution de l’État qui se
18 Guerres et Capital

développent parallèlement. La prolétarisation militaire accompagne


la prolétarisation industrielle.

9."Mais de quelle «!guerre!» s’agit-il!? Le concept de «!guerre civile


mondiale!» développé presque en même temps par Carl Schmitt et
Hannah Arendt, au début des années 1960, s’impose-t-il après la fin
de la Guerre froide comme sa forme la plus appropriée!? Les caté-
gories de «!guerre infinie!», de «!guerre juste!» et de «!guerre contre
le terrorisme!» correspondent-elles aux nouveaux conflits de la
mondialisation!?
Et est-il possible de reprendre le syntagme de «!la!» guerre sans
immédiatement assumer le point de vue de l’État!? L’histoire du capi-
talisme est, depuis l’origine, traversée et constituée par une multipli-
cité de guerres!: guerres de classe(s), de race(s), de sexe(s)!1, guerres
de subjectivité(s), guerres de civilisation (le singulier a donné sa capi-
tale à l’Histoire). Les «!guerres!» et non la guerre, c’est notre deuxième
thèse. Les «!guerres!» comme fondement de l’ordre intérieur et de
l’ordre extérieur, comme principe d’organisation de la société. Les
guerres, non seulement de classe, mais aussi militaires, civiles, de sexe,
de race sont intégrées d’une façon si constituante à la définition du
Capital qu’il faudrait réécrire de bout en bout Das Kapital pour rendre
compte de leur dynamique en son fonctionnement le plus réel. Dans
tous les tournants majeurs du capitalisme, on ne trouvera pas «!la
destruction créatrice!» de Schumpeter portée par l’innovation entre-
preneuriale, mais toujours l’entreprise des guerres civiles.

1."Nous utilisons de manière interchangeable «!guerre contre les femmes!», «!guerre


de sexe!» et «!guerre de genre!». Sans entrer dans le débat qui traverse le féminisme,
les concepts de «!femme!», «!sexe!» et «!genre!» (comme celui de «!race!», d’ailleurs) ne
renvoient à aucun essentialisme, mais à la construction politique de l’hétérosexualité
et du patriarcat comme norme sociale de contrôle de la procréation, de la sexualité et de
la reproduction de la population, dont la famille cellulaire est le fondement. C’est une
véritable guerre continuée qui est menée contre les femmes pour les soumettre à ces
processus d’assujettissement, de domination et d’exploitation.
À nos ennemis 19

10."Depuis 1492, l’An 01 du Capital, la formation du capital se


déploie à travers cette multiplicité de guerres des deux côtés de
l’Atlantique. La colonisation interne (Europe) et la colonisation
externe (Amériques) sont parallèles, se renforcent mutuellement
et définissent ensemble l’économie-monde. Cette double coloni-
sation définit ce que Marx appelle l’accumulation primitive. À la
différence, sinon de Marx, du moins d’un certain marxisme long-
temps dominant, nous ne cantonnons pas l’accumulation primitive
à une simple phase du développement du capital, destinée à être
dépassée par et dans le «!mode de production spécifique!» du capi-
talisme. Nous considérons qu’elle constitue une condition d’exis-
tence qui accompagne sans cesse le développement du capital, en
sorte que si l’accumulation primitive se poursuit dans toutes les
formes d’expropriation d’une accumulation continuée, alors les
guerres de classe, de race, de sexe, de subjectivité sont sans fin. La
conjonction de ces dernières, et notamment les guerres contre
les pauvres et les femmes dans la colonisation interne de l’Europe,
et les guerres contre les peuples «!premiers!» dans la colonisation
externe, qui sont complètement déployées dans l’accumulation
«!primitive!», précède et rend possibles les «!luttes de classes!»
des XIXe et XXe siècles en les projetant dans une guerre commune
contre la pacification productive. La pacification obtenue par tous les
moyens («!sanglants!» et «!non sanglants!») est le but de guerre du
capital comme «!relation sociale!».

11."«!À se concentrer exclusivement sur le rapport entre capita-


lisme et industrialisme, Marx finit par n’accorder aucune atten-
tion au lien étroit que ces deux phénomènes entretiennent avec le
militarisme.!» La guerre et la course aux armements sont à la fois
conditions du développement économique et de l’innovation tech-
nologique et scientifique depuis le début du capitalisme. Chaque
étape du développement du capital invente son propre «!keyné-
sianisme de guerre!». Cette thèse de Giovanni Arrighi a le seul
20 Guerres et Capital

défaut de se limiter à «!la!» guerre entre États et de «!n’accorder


aucune attention au lien étroit!» que le Capital, la technologie et
la science entretiennent avec «!les!» guerres civiles. Un colonel de
l’armée française résume les fonctions directement économiques
de la guerre de la sorte!: «!Nous sommes des producteurs comme
les autres.!» Il dévoile ainsi l’un des aspects les plus inquiétants du
concept de production et de travail, aspect que les économistes, les
syndicats et les marxistes encartés se gardent bien de thématiser.

12."La force stratégique de déstructuration/restructuration de


l’économie-monde est, depuis l’accumulation primitive, le Capital
sous sa forme la plus déterritorialisée, à savoir le Capital financier
(qui doit se dire ainsi avant d’avoir reçu toutes ses lettres d’accrédi-
tation balzaciennes).!Foucault critique la conception marxienne du
Capital parce qu’il n’y aurait jamais «!le!» capitalisme, mais toujours
«!un ensemble politico-institutionnel!» historiquement qualifié
(l’argument est destiné à faire florès).
Bien que Marx n’ait effectivement jamais utilisé le concept de
capitalisme, il faut cependant conserver la distinction entre ce dernier
et «!le!» capital, car «!sa!» logique, celle du Capital financier (A–A’),
est (historiquement toujours) la plus opérationnelle. Ce qui reçoit le
nom de «!crise financière!» la montre à l’œuvre jusque dans ses perfor-
mances postcritiques les plus «!innovantes!». La multiplicité des
formes étatiques et des organisations transnationales de pouvoir, la
pluralité des ensembles politico-institutionnels définissant la variété
des «!capitalismes!» nationaux sont violemment centralisées, subor-
données et commandées par le Capital financier mondialisé en sa
finalité de «!croissance!». La multiplicité des formations de pouvoir se
plie, plus ou moins docilement (mais plus que moins), à la logique de
la propriété la plus abstraite, celle des créanciers. «!Le!» Capital, avec
«!sa!» logique (A–A’) de reconfiguration planétaire de l’espace par
l’accélération constante du temps, est une catégorie historique, une
«!abstraction réelle!» dirait Marx, qui produit les effets les plus réels
À nos ennemis 21

de privatisation universelle de la Terre des «!humains!» et des «!non-


humains!», et de privation des «!communs!» du monde. (Penser ici à
l’accaparement des terres – land grabbing – qui est à la fois la consé-
quence directe de la «!crise alimentaire!» de 2007-2008 et l’une
des stratégies de sortie de crise de la «!pire crise financière in Global
History!».) C’est de cette façon que nous employons le concept
«!historico-transcendantal!» de Capital en le tirant (majuscule
abaissée aussi souvent que possible) vers la colonisation systématique
du monde dont il est l’agent au long cours.

13."Pourquoi le développement du capitalisme ne passe-t-il pas


par les villes qui lui ont longtemps servi de vecteurs, mais par l’État!?
Parce que seul l’État, tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, sera
à même de réaliser l’expropriation/appropriation de la multipli-
cité des machines de guerre de l’époque féodale (tournées vers les
guerres «!privées!») pour les centraliser et les institutionnaliser dans
une machine de guerre transformée en armée détenant le mono-
pole légitime de la force publique. La division du travail n’opère pas
seulement dans la production, mais aussi avec la spécialisation de la
guerre et du métier de soldat. Si la centralisation et l’exercice de la
force dans une «!armée réglée!» est l’œuvre de l’État, c’est aussi la
condition de l’accumulation des «!richesses!» par les nations!«!civi-
lisées et opulentes!» aux dépens des nations pauvres (Adam Smith)
– qui, au vrai, ne sont pas du tout des nations mais des waste lands
(Locke in Wasteland).

14."La constitution de l’État en «!mégamachine!» de pouvoir


aura donc reposé sur la capture des moyens d’exercice de la force,
sur leur centralisation et leur institutionnalisation. Mais à partir
des années 1870, et sous le coup surtout de l’accélération brutale
imposée par la «!guerre totale!», le Capital ne se contente plus
d’entretenir un rapport d’alliance avec l’État et sa machine de
guerre. Il commence à se l’approprier directement en l’intégrant à
22 Guerres et Capital

ses instruments de polarisation. La construction de cette nouvelle


machine de guerre capitaliste va ainsi intégrer l’État, sa souverai-
neté (politique et militaire) et l’ensemble de ses fonctions «!admi-
nistratives!» en les modifiant profondément sous la direction du
Capital financier. À partir de la Première Guerre mondiale, le
modèle de l’organisation scientifique du travail et le modèle militaire
d’organisation et de conduite de la guerre pénètrent en profondeur
le fonctionnement politique de l’État en reconfigurant la division
libérale des pouvoirs sous l’hégémonie du pouvoir exécutif, tandis
que, à l’inverse, la politique, non plus de l’État, mais du Capital,
s’impose dans l’organisation, la conduite et les finalités de la guerre.
Avec le néolibéralisme, ce processus de capture de la machine
de guerre et de l’État est pleinement réalisé dans l’axiomatique du
Capitalisme Mondial Intégré. C’est ainsi que nous mettons le CMI
de Félix Guattari au service de notre troisième thèse!: le Capitalisme
Mondial Intégré est l’axiomatique de la machine de guerre du Capital
qui a su soumettre la déterritorialisation militaire de l’État à la déter-
ritorialisation supérieure du Capital. La machine de production ne
se distingue plus de la machine de guerre qui intègre le civil et le mili-
taire, la paix et la guerre dans le procès unique d’un continuum de
pouvoir isomorphe à toutes ses formes de valorisation.

15."Dans la longue durée du rapport capital/guerre, l’éclatement


de la «!guerre économique!» entre impérialismes à la fin du XIXe
siècle va constituer un tournant, celui d’un processus de transfor-
mation irréversible de la guerre et de l’économie, de l’État et de la
société. Le capital financier transmet l’illimité (de sa valorisation) à
la guerre en faisant de cette dernière une puissance sans limites (guerre
totale). La conjonction de l’illimité du flux de guerre et de l’illi-
mité du flux du capital financier dans la Première Guerre mondiale
repoussera les limites aussi bien de la production que de la guerre
en faisant surgir le spectre terrifiant de la production illimitée pour la
guerre illimitée. Il revient aux deux guerres mondiales d’avoir pour la
À nos ennemis 23

première fois réalisé la subordination «!totale!» (ou «!subsomption


réelle!») de la société et de ses «!forces productives!» à l’économie
de guerre à travers l’organisation et la planification de la production,
du travail et de la technique, de la science et de la consommation,
à une échelle jusque-là inconnue. L’implication de l’ensemble de la
population dans la «!production!» a été accompagnée par la consti-
tution de processus de subjectivation de masse à travers la gestion
des techniques de communication et de fabrication de l’opinion. De
la mise en place de programmes de recherche sans précédent, fina-
lisés vers la «!destruction!», sortiront les découvertes scientifiques
et technologiques qui, transférées vers la production de moyens
de production de «!biens!», vont constituer les nouvelles généra-
tions du capital constant. C’est tout ce procès qui échappe à l’opé-
raïsme (et au post-opéraïsme) dans le court-circuit qui lui fait situer
dans les années 1960-1970 la Grande Bifurcation du Capital, ainsi
fusionnée avec le moment critique de l’auto-affirmation de l’opé-
raïsme dans l’usine (il faudra encore attendre le postfordisme pour
atteindre à l’«!usine diffuse!»).

16."L’origine du welfare ne doit pas être cherchée uniquement du


côté de la logique assurantielle contre les risques du «!travail!» et
les risques de la «!vie!» (l’école foucaldienne sous influence patro-
nale), mais d’abord et surtout dans la logique de guerre. Le warfare a
largement anticipé et préparé le welfare. Dès les années 1930, l’un et
l’autre deviennent indiscernables.
L’énorme militarisation de la guerre totale, qui a transformé l’ou-
vrier internationaliste en 60 millions de soldats nationalistes, va être
«!démocratiquement!» reterritorialisée par et sur le welfare. La conver-
sion de l’économie de guerre en économie libérale, la conversion de
la science et de la technologie des instruments de mort en moyens
de production de «!biens!» et la conversion subjective de la popu-
lation militarisée en «!travailleurs!» sont réalisées grâce à l’énorme
dispositif d’intervention étatique auquel participent activement les
24 Guerres et Capital

«!entreprises!» (corporate capitalism). Le warfare poursuit par d’autres


moyens sa logique dans le welfare. Keynes lui-même avait reconnu que
la politique de la demande effective n’avait d’autre modèle de réalisa-
tion qu’un régime de guerre.

17."Inséré en 1951 dans son «!Dépassement de la métaphysique!»


(le dépassement en question avait été pensé pendant la Seconde
Guerre mondiale), ce développement de Heidegger définit précisé-
ment ce que deviennent les concepts de «!guerre!» et de «!paix!» à la
sortie des deux guerres totales!:
Changées, ayant perdu leur essence propre, la «!guerre!» et la «!paix!»
sont prises dans l’errance ; devenues méconnaissables, aucune diffé-
rence entre elles n’apparaît plus, elles ont disparu dans le déroulement
pur et simple des activités qui, toujours davantage, font les choses
faisables. Si l’on ne peut répondre à la question : quand la paix reviendra-
t-elle ? ce n’est pas parce qu’on ne peut apercevoir la fin de la guerre, mais
parce que la question posée vise quelque chose qui n’existe plus, la guerre
elle-même n’étant plus rien qui puisse aboutir à une paix. La guerre est
devenue une variété de l’usure de l’étant, et celle-ci se continue en temps
de paix […]. Cette longue guerre dans sa longueur progresse lentement,
non pas vers une paix à l’ancienne manière, mais bien vers un état de
choses où l’élément «!guerre!» ne sera plus aucunement senti comme tel
et où!l’élément «!paix!» n’aura plus si sens ni substance.

Le passage sera réécrit à la fin de Mille plateaux pour indiquer


comment la «!capitalisation!» technico-scientifique (elle renvoie
à ce que nous appelons le «!complexe militaro-industriel scienti-
fico-universitaire!») va engendrer «!une nouvelle conception de la
sécurité comme guerre matérialisée, comme insécurité organisée
ou catastrophe programmée, distribuée, molécularisée!».

18."La Guerre froide est socialisation et capitalisation intensives


de la subsomption réelle de la société et de la population dans l’éco-
nomie de guerre de la première moitié du XXe siècle. Elle constitue
À nos ennemis 25

un passage fondamental pour la formation de la machine de guerre


du Capital, qui ne s’approprie pas l’État et la guerre sans subor-
donner le «!savoir!» à son procès. La Guerre froide va élargir le
foyer de production d’innovations technologiques et scientifiques
allumé par les guerres totales. Pratiquement toutes les technologies
contemporaines, et notamment la cybernétique, les technologies
computationnelles et informatiques sont, directement ou indi-
rectement, les fruits de la guerre totale retotalisée par la Guerre
froide. Ce que Marx appelle le «!General Intellect!» est né de/dans la
«!production pour la destruction!» des!guerres totales avant d’être
réorganisé par les Recherches Opérationnelles (OR) de la Guerre
froide en instrument (R&D) de commandement et de contrôle
de l’économie-monde. C’est à un autre déplacement majeur par
rapport à l’opéraïsme et au post-opéraïsme que l’histoire guerrière
du Capital nous contraint. L’ordre du travail («!Arbeit macht frei!»)
établi par les guerres totales se transforme en ordre libéral-démo-
cratique du plein emploi comme instrument de régulation sociale
de l’«!ouvrier-masse!» et de tout son environnement domestique.

19."68 se place sous le signe de la réémergence politique des


guerres de classe, de race, de sexe et de subjectivité que la «!classe
ouvrière!» ne peut plus subordonner à ses «!intérêts!» et à ses formes
d’organisation (Parti-syndicats). Si c’est aux États-Unis que la lutte
ouvrière a «!atteint dans son développement son niveau absolu le
plus élevé!» («!Marx à Détroit!»), c’est aussi là qu’elle a été défaite
au sortir des grandes grèves de l’après-guerre. La destruction de
l’«!ordre du travail!» résultant des guerres totales et se continuant
dans et par la Guerre froide comme «!ordre du salariat!» ne sera pas
seulement l’objectif d’une nouvelle classe ouvrière redécouvrant
son autonomie politique, elle sera également le fait de la multi-
plicité de toutes ces guerres qui, un peu toutes en même temps,
se sont embrasées en remontant des expériences singulières des
«!groupes-sujets!» qui les portaient vers leurs conditions communes
26 Guerres et Capital

de rupture subjective. Les guerres de décolonisation et de toutes


les minorités raciales, des femmes, des étudiants, des homo-
sexuels, des alternatifs et des antinucléaires, etc., vont ainsi définir
de nouvelles modalités de lutte, d’organisation et surtout de délé-
gitimation de l’ensemble des «!pouvoirs-savoirs!» tout au long des
années 1960 et 1970. Nous n’avons pas seulement lu l’histoire du
capital à travers la guerre, mais également cette dernière à travers
68 qui seul rend possible le passage théorique et politique de «!la!»
guerre aux «!guerres!».

20."La guerre et la stratégie occupent une place centrale dans


la théorie et la pratique révolutionnaires du XIXe siècle et de la
première moitié du XXe siècle. Lénine, Mao et le général Giap
ont consciencieusement annoté De la guerre de Clausewitz. La
pensée 68 s’est quant à elle abstenue de problématiser la guerre,
à l’exception notable de Foucault et de Deleuze-Guattari. Ils ne
se sont pas seulement proposé de renverser la célèbre Formule
de Clausewitz («!la guerre est la continuation de la politique par
d’autres moyens!») en analysant les modalités selon lesquelles
la «!politique!» peut être tenue comme la guerre continuée par
d’autres moyens!: ils ont surtout radicalement transformé les concepts!de
guerre et de politique. Leur problématisation de la guerre est stric-
tement dépendante des mutations du capitalisme et des luttes qui
s’y opposent dans ladite après-guerre, avant de cristalliser dans
l’étrange révolution de 1968!: la «!microphysique!» du pouvoir mise
en avant par Foucault est une actualisation critique de la «!guerre
civile généralisée!»!; la «!micropolitique!» de Deleuze et Guattari
est quant à elle indissociable du concept de «!machine de guerre!»
(sa construction ne va pas sans le parcours militant de l’un d’entre
eux). Si on isole l’analyse des relations de pouvoir de la guerre
civile généralisée, comme le fait la critique foucaldienne, la théorie
de la gouvernementalité n’est plus qu’une variante de la «!gouver-
nance!» néolibérale!; et si on coupe la micropolitique de la machine
À nos ennemis 27

de guerre, comme le fait la critique deleuzienne (elle a également


entrepris d’esthétiser la machine de guerre), il ne reste que des
«!minorités!» impuissantes face au Capital qui garde l’initiative.

21."Siliconés par les nouvelles technologies dont ils ont développé


la force de frappe, les militaires vont téléscoper la machine tech-
nique avec la machine de guerre. Les conséquences politiques sont
redoutables.
Les USA ont projeté et conduit la guerre en Afghanistan (2001)
et en Irak (2003) à partir du principe «!Clausewitz out, computer in!»
(la même opération est étrangement reprise par les tenants d’un capi-
talisme cognitif qui dissolvent l’omniréalité des guerres dans les ordi-
nateurs et les «!algorithmes!» ayant pourtant servi, en tout premier
lieu, à les mener). Croyant dissiper le «!brouillard!» et l’incertitude
de la guerre par l’accumulation rien moins que primitive de l’infor-
mation, les stratèges de la guerre hypertechnologique numérisée et
«!réseau-centrée!» ont vite déchanté!: la victoire si rapidement acquise
s’est transformée en une débâcle politico-militaire qui a déchaîné in
situ le désastre du Moyen-Orient, sans plus épargner le monde libre
venu lui apporter ses valeurs dans un remake du Docteur Folamour. La
machine technique n’explique rien et ne peut pas grand-chose sans
mobiliser de tout autres «!machines!». Son efficacité et son existence
même dépendent de la machine sociale et de la machine de guerre
qui auront le plus souvent profilé l’avatar technique selon un modèle
de société fondé sur les divisions, les dominations, les exploitations
(Rouler plus vite, laver plus blanc, pour reprendre le titre du beau livre
de Kristin Ross).

22."Si la Chute du mur délivre l’acte de décès d’une momie dont


68 a fait oublier jusqu’à la préhistoire communiste, et si elle doit
donc être tenue pour un non-événement (ce que dit à sa façon
mélancolique la thèse de la Fin de l’Histoire), le sanglant fiasco
des premières guerres postcommunistes menées par la machine
28 Guerres et Capital

de guerre impériale fait en revanche histoire. Y compris en raison


du débat qu’il a ouvert chez les militaires, où se fait jour un nouveau
paradigme de la guerre. Antithèse des guerres industrielles du XXe
siècle, le nouveau paradigme est défini comme une «!guerre au sein
de la population!». Ce concept qui, dans le texte, inspire un impro-
bable «!humanisme militaire!», nous le faisons nôtre en en retour-
nant le sens sur l’origine et le terrain réel des guerres du capital,
et en réécrivant cette «!guerre au sein de la population!» au pluriel
de nos guerres. La population est le champ de bataille à l’intérieur
duquel s’exercent des opérations contre-insurrectionnelles de tout
genre qui sont à la fois, et de façon indiscernable, militaires et non
militaires parce qu’elles sont aussi porteuses de la nouvelle identité
des «!guerres sanglantes!» et des «!guerres non sanglantes!».
Dans le fordisme, l’État ne garantissait pas seulement la terri-
torialisation étatique du Capital, mais aussi de la guerre. Il s’ensuit
que la mondialisation ne libérera pas le capital de l’emprise de l’État
sans libérer également la guerre qui passe à la puissance supérieure
du continu en intégrant le plan du capital. La guerre déterritoria-
lisée n’est plus du tout la guerre interétatique, mais une suite inin-
terrompue de!guerres multiples contre les populations, renvoyant
définitivement la «!gouvernementalité!» du côté de la gouvernance
dans une entreprise commune de déni des guerres civiles globales.! Ce
qu’on gouverne et ce qui permet de gouverner, ce sont des divisions
qui projettent les guerres au sein de la population au rang de contenu
réel de la biopolitique. Une gouvernementalité biopolitique de guerre
comme distribution différentielle de la précarité et norme de la «!vie
quotidienne!». Tout le contraire du Grand Récit de la naissance libé-
rale de la biopolitique mené dans un cours fameux du Collège de
France, à la fracture des années 1970 et 1980.

23."Creusant les divisions, accentuant les polarisations de toutes


les sociétés capitalistes, l’économie de la dette transforme la
«!guerre civile mondiale!» (Schmitt, Arendt) en une imbrication
À nos ennemis 29

de guerres civiles!: guerres de classe, guerres néocoloniales contre


les «!minorités!», guerres contre les femmes, guerres de subjecti-
vité. La matrice de ces guerres civiles est la guerre coloniale. Cette
dernière n’a jamais été une guerre entre États, mais, par essence,
une guerre dans et contre la population, où les distinctions entre paix
et guerre, entre combattants et non-combattants, entre l’écono-
mique, le politique et le militaire n’ont jamais eu cours. La guerre
coloniale dans et contre les populations est le modèle de guerre
que le Capital financier a déclenchée à partir des années 1970, au
nom d’un néolibéralisme de combat. Sa guerre sera à la fois frac-
tale et transversale!: fractale, parce qu’elle produit indéfiniment son
invariance par changement constant d’échelle (son «!irrégularité!»
et les «!brisures!» qu’elle introduit s’exercent à diverses échelles de
réalité)!; et transversale, parce qu’elle se déploie simultanément
au niveau macropolitique (en jouant de toutes les grandes oppo-
sitions duelles!: classes sociales, blancs et non-blancs, hommes et
femmes…) et micropolitique (par engineering moléculaire privi-
légiant les plus hautes interactions). Elle peut ainsi conjuguer les
niveaux civils et militaire dans le Sud et dans le Nord du monde,
dans les Suds et les Nords de tout le monde (ou presque). Sa première
caractéristique est donc d’être moins une guerre sans distinction
qu’une guerre irrégulière.
La machine de guerre du capital qui, au début des années 1970, a
définitivement intégré l’État, la guerre, la science et la technologie
énonce clairement la stratégie de la mondialisation contemporaine!:
précipiter la fin de la très courte histoire du réformisme du capital –
Full Employment in a Free Society, selon l’intitulé du livre-manifeste
de Lord Beveridge publié en 1944 – en s’attaquant partout et par
tous les moyens aux conditions de réalité du rapport de forces qui
l’avait imposé. Une infernale créativité sera déployée par le Projet
politique néolibéral pour faire semblant de doter le «!marché!» de
qualités surhumaines d’information processing!: le marché comme
cyborg ultime.
30 Guerres et Capital

24."La prise de consistance des néofascismes à partir de la «!crise!»


financière de 2008 constitue un tournant dans le déroulement des
guerres au sein de la population. Leurs dimensions à la fois frac-
tales et transversales assument une nouvelle et redoutable effica-
cité de division et de polarisation. Les nouveaux fascismes mettent
à l’épreuve toutes les ressources de la «!machine de guerre!», car si
celle-ci ne s’identifie pas nécessairement à l’État, elle peut aussi
échapper au contrôle du Capital. Alors que la machine de guerre
du Capital gouverne à travers une différenciation «!inclusive!» de
la propriété et de la richesse, les nouvelles machines de guerre
fascistes fonctionnent par exclusion à partir de l’identité de race, de
sexe et de nationalité. Les deux logiques semblent incompatibles.
En réalité, elles convergent inexorablement (cf. la «!préférence
nationale!») au fur et à mesure que l’état d’urgence économique et
politique s’installe dans le temps coercitif du global flow.
Si la machine capitaliste continue à se méfier des nouveaux
fascismes, ce n’est pas en raison de ses principes démocratiques (le
Capital est ontologiquement antidémocratique!!) ou de la rule of
law, mais parce que, à l’enseigne du nazisme, le postfascisme peut
prendre son «!autonomie!» par rapport à la machine de guerre du
Capital et échapper à son contrôle. N’est-ce pas très exactement ce
qui est arrivé avec les fascismes islamistes!? Formés, armés, financés
par les USA, ils ont retourné leurs armes contre la superpuissance et
ses alliés qui les avaient instrumentalisés. De l’Occident aux terres
du Califat et retour, les néonazis de toutes obédiences incarnent la
subjectivation suicidaire du «!mode de destruction!» capitaliste. C’est
aussi la scène finale du retour du refoulé colonial!: les djihadistes de
génération 2.0 hantent les métropoles occidentales comme leur
ennemi le plus intérieur. L’endocolonisation devient ainsi le mode
de conjugaison généralisée de la violence «!topique!» de la domination
la plus intensive qui soit du capitalisme sur les populations. Quant au
processus de convergence ou de divergence entre machines de guerre
capitaliste et néofasciste, il dépendra de l’évolution des guerres civiles
À nos ennemis 31

en cours, et des dangers qu’un éventuel processus révolutionnaire


pourrait faire courir à la propriété privée, et plus généralement au
pouvoir du Capital.

25."Interdisant de réduire le Capital et le capitalisme à un système


ou à une structure, et l’économie, à une histoire de cycles se clôtu-
rant sur eux-mêmes, etc., les guerres de classe, de race, de sexe, de
subjectivité contestent également à la science et à la technologie
tout principe d’autonomie, toute voie royale vers la «!complexité!»
ou une émancipation forgée par la conception progressiste (et
aujourd’hui accélérationniste) du mouvement de l’Histoire.
Les guerres injectent continuellement des rapports straté-
giques ouverts à l’indétermination de l’affrontement, à l’incertitude
du combat rendant inopérant tout mécanisme d’autorégulation
(du marché) ou toute régulation par feedback («!systèmes hommes-
machines!» ouvrant leur «!complexité!» sur le futur). L’«!ouverture!»
stratégique de la guerre est radicalement autre que l’ouverture systé-
mique de la cybernétique, qui n’est pas née pour rien de/dans la
guerre. Le capital n’est ni structure, ni système, il est «!machine!», et
machine de guerre dont l’économie, la politique, la technologie, l’État,
les médias, etc., ne sont que les articulations informées par des rela-
tions stratégiques. Dans la définition marxiste/marxienne du General
Intellect, la machine de guerre intégrant à son fonctionnement la
science, la technologie, la communication est curieusement négligée
au profit d’un peu crédible «!communisme du capital!».

26."Le capital n’est pas un mode de production sans être dans le


même temps un mode de destruction. L’accumulation infinie qui
déplace continuellement ses limites pour les recréer à nouveau
est en même temps destruction élargie illimitée. Les gains de
productivité et les gains de destructivité progressent parallèle-
ment. Ils se manifestent dans la guerre généralisée que les scienti-
fiques préfèrent appeler Anthropocène que Capitalocène, même si,
32 Guerres et Capital

de toute évidence, la destruction des milieux dans et par lesquels


nous vivons ne commence pas avec l’«!homme!» et ses besoins
croissants, mais avec le Capital. La «!crise écologique!» n’est pas
le résultat d’une modernité et d’une humanité aveugles aux effets
négatifs du développement technologique, mais le «!fruit de la
volonté!» de certains hommes d’exercer une domination absolue
sur d’autres hommes à partir d’une stratégie géopolitique mondiale
d’exploitation sans limites de toutes les ressources humaines et
non-humaines.
Le capitalisme n’est pas seulement la civilisation la plus meurtrière
de l’histoire de l’humanité, celle qui a introduit en nous «!la honte
d’être un homme!»!; il est aussi la civilisation par laquelle le travail, la
science et la technique ont créé, autre privilège (absolu) dans l’his-
toire de l’humanité, la possibilité de l’anéantissement (absolu) de
toutes les espèces et de la planète qui les héberge. En attendant,
la «!complexité!» (du sauvetage) de la «!nature!» promet encore
la perspective de jolis profits où se mêlent l’utopie techno du geo-
engineering et la réalité des nouveaux marchés de «!droits à polluer!».
À la confluence de l’un et de l’autre, le Capitalocène n’envoie pas le
capitalisme dans la Lune (il en est revenu), il achève la marchandi-
sation globale de la planète en faisant valoir ses droits sur la bien-
nommée troposphère.

27."La logique du Capital est logistique d’une valorisation infinie.


Elle implique l’accumulation d’un pouvoir qui n’est pas simplement
économique pour la simple raison qu’il se complique des pouvoirs
et savoirs stratégiques sur la force et la faiblesse des classes en lutte
auxquelles il s’applique et avec lesquelles il ne cesse de s’expliquer.
Foucault fait remarquer que les marxistes ont porté leur attention
sur le concept de «!classe!» au détriment du concept de «!lutte!».
Le savoir sur la stratégie est ainsi évacué au profit d’une entreprise
alternative de pacification (Tronti en propose la version la plus
épique). Qui est fort et qui est faible!? De quelle manière les forts
À nos ennemis 33

sont-ils devenus faibles, pourquoi les faibles sont-ils devenus forts!?


Comment se renforcer soi-même et affaiblir l’autre pour le dominer
et l’exploiter!? C’est la piste anticapitaliste du nietzschéisme fran-
çais que nous nous proposons de suivre et de réinventer.

28."Le Capital sort vainqueur des guerres totales et de la confron-


tation avec la révolution mondiale, dont 1968 est pour nous le
chiffre. Il ne cesse depuis de voler de victoires en victoires en
perfectionnant son moteur à refroidissement. Où il se vérifie que la
première fonction du pouvoir est de nier l’existence des guerres
civiles en effaçant jusqu’à leur mémoire (la pacification est une poli-
tique de terre brûlée). Walter Benjamin est là pour nous rappeler que
la réactivation de la mémoire des victoires et des défaites d’où les
vainqueurs tirent leur domination ne peut venir que des «!vaincus!».
Problème!: les vaincus de 68 ont jeté l’eau du bain des guerres civiles
avec le vieux bébé léniniste, à la fin de l’«!automne chaud!» scellé
par la faillite de la dialectique du «!parti de l’autonomie!». Entrée
dans les «!années d’hiver!» sur le fil d’une deuxième Guerre froide
qui assure le triomphe du «!peuple du capitalisme!» («!“People’s
Capitalism” – This IS America!!»), la Fin de l’Histoire va prendre
le relais sans s’arrêter à une guerre du Golfe qui «!n’a pas eu lieu!».
Excepté une constellation de nouvelles guerres, de machines révo-
lutionnaires ou militantes mutantes (Chiapas, Birmingham, Seattle,
Washington, Gênes…) et de nouvelles défaites. Les nouvelles géné-
rations écrivantes déclinent «!le peuple qui manque!» en rêvant d’in-
somnie et de processus destituants malheureusement réservés à
leurs amis.

29."Coupons court, en nous adressant à nos ennemis. Car ce


livre n’a pas d’autre objet que de faire entendre, sous l’économie
et sa «!démocratie!», derrière les révolutions technologiques et
l’«!intellectualité de masse!» du General Intellect, le «!grondement!»
des guerres réelles en cours dans toute leur multiplicité. Une
34 Guerres et Capital

multiplicité qui n’est pas à faire, mais à défaire et refaire pour charger
de nouveaux possibles les «!masses ou flux!» qui en sont double-
ment les sujets. Du côté des relations de pouvoir en tant que sujets
à la guerre ou/et du côté des relations stratégiques qui sont suscep-
tibles de les projeter au rang de sujets des guerres, avec «!leurs muta-
tions, leurs quanta de déterritorialisation, leurs connexions, leurs
précipitations!». En somme, il s’agirait de tirer les leçons de ce qui
nous est apparu comme l’échec de la pensée 68 dont nous sommes
les héritiers, jusque dans notre incapacité à penser et à construire
une machine de guerre collective à la hauteur de la guerre civile
déchaînée au nom du néolibéralisme et du primat absolu de l’éco-
nomie comme politique exclusive du capital. Tout se passant
comme si 68 n’avait pas réussi à penser jusqu’au bout, non sa défaite
(il y a, depuis les Nouveaux Philosophes, des professionnels de la
chose), mais l’ordre guerrier des raisons qui a su briser son insis-
tance dans une destruction continuée, mise à l’infinitif présent des
luttes de «!résistance!».

30."Il ne s’agit pas, il ne s’agit surtout pas d’en finir avec la résis-
tance. Mais avec le «!théoricisme!» satisfait d’un discours stratégi-
quement impuissant face à ce qui arrive. Et à ce qui nous est arrivé.
Car si les dispositifs de pouvoir sont constituants au détriment des
relations stratégiques et des guerres qui s’y mènent, il ne peut y avoir
contre eux que des phénomènes de «!résistance!». Avec le succès
que l’on sait. Graecia docet.

30 juillet 2016

Post-scriptum!: Ce livre est placé sous le signe d’un (impossible)


«!maître en politique!» – ou, plus exactement, de l’adage althussé-
rien forgé au coin d’un matérialisme historique dans lequel nous
nous reconnaissons!: «!Si vous voulez connaître une question,
À nos ennemis 35

faites-en l’histoire.!» 68, déviation majeure par rapport aux lois


de l’althussérisme (et de tout ce qu’elles représentent), sera le
diagramme d’échappement d’un second volume, provisoirement
intitulé Capital et guerres. Nous nous proposons d’y reprendre l’en-
quête sur l’étrange révolution de 68 et sur ses suites, où le train de
«!la!» contre-révolution en cache bien d’autres!: toute une multi-
plicité de contre-révolutions en forme de restaurations. Elles seront
analysées du point de vue d’une pratique théorique politique-
ment «!surdéterminée!» par les réalités guerrières du présent. C’est
dans cet esprit que nous risquerons une «!lecture symptomale!» du
Nouvel Esprit du Capitalisme (dont les mannes descendraient de la
«!critique artiste!» made in 68), de l’Accélérationnisme (la version à
la fois la plus up-to-date et la plus régressive de post-opéraïsme) et
du Réalisme spéculatif (nous avons donc renoncé à l’inclure dans
notre lecture de l’Anthropocène).
vv

1.!
État,
machine de guerre,
monnaie
Marx décrit le Capital comme ce procès qui est amené à «!révo-
lutionner en permanence!» les conditions de la production pour
transformer les limites de la valorisation (la capitalisation de plus-
value, ou de «!survaleur!») en conditions d’un développement
ultérieur reproduisant ses limites internes à une échelle toujours
élargie. Plus proches des Grundrisse, qui commencent par un
chapitre sur l’argent, que du Capital, Deleuze et Guattari voient
dans ce processus l’introduction de l’infini dans la production, par
le biais de l’argent comme forme exclusive de la loi de la valeur.
L’argent tient et fait tenir tout le système en élargissant sans cesse
le!«!cercle!» du crédit et de la dette qui détermine, de façon toujours
plus immanente, le rapport d’asservissement du travail (abstrait) au
(devenir-concret du) Capital.
C’est en tant que flux le plus déterritorialisé que l’abstraction
réelle de la monnaie fonctionne à la fois comme le moteur du mouve-
ment illimité du capital et comme dispositif de commandement stra-
tégique entre les mains des capitalistes. De là que l’argent ne cesse de
prendre d’autres fonctions que celles attachées à sa forme marchande
d’«!équivalent général!»!; et que le principe même d’une déduction
de la forme-argent à partir des seules nécessités de la circulation des
38 Guerres et Capital

marchandises est battu en brèche en contredisant la formulation la


plus classique de la «!critique de l’économie politique!». Or, c’est préci-
sément contre toute la tradition de l’économie politique que Marx va
affirmer que la Force est un agent économique dans son analyse de l’ac-
cumulation primitive (c’est-à-dire de la «!genèse!» du capitalisme),
où il fait intervenir la guerre aux côtés du «!pouvoir de l’État!» et du
«!crédit public!».
C’est le rapport étroit, constitutif, ontologique entre la forme la
plus déterritorialisée du capital, l’argent, et la forme la plus déterri-
torialisante de la souveraineté, la guerre, que nous posons comme un
point de départ obligé pour repenser toute l’histoire du capitalisme
– jusque dans ses formes les plus contemporaines. Histoire que nous
nous attacherons à réécrire à partir, à repartir de ce qui nous paraît
être un des gestes théorico-politiques les plus porteurs de la «!pensée
68!», et qui pourrait même porter cette dernière au-delà de ses
propres limites.
Avec Foucault, dont l’analyse est aussitôt reprise par Deleuze et
Guattari dans L’Anti-Œdipe, c’est bien la monnaie, la guerre et l’État
qui sont mis au cœur du dispositif – et au cœur du montage des dispo-
sitifs de pouvoir – permettant de comprendre toute l’histoire à la lumière
de la dis-continuité du capitalisme. Comment, en effet, l’usage critique
de l’histoire ne serait-il pas généalogiquement dirigé vers le capita-
lisme par un savoir perspectif qui «!sait d’où il regarde aussi bien que
ce qu’il regarde!1!»!?!
L’institution de la monnaie, avance Foucault dans son premier
cours au Collège de France (1970-1971) en visant son introduction
dans la Grèce antique, ne s’explique pas par des raisons marchandes,
commerciales, mercantiles!: si l’usage de la monnaie s’est déve-
loppé dans «!l’échange de produits!», ce n’est pas là sa «!racine histo-
rique!». L’institution de la «!monnaie grecque!» est d’abord et avant
tout liée à un déplacement dans l’exercice du pouvoir, à un nouveau

1."Michel Foucault, «!Nietzsche, la généalogie, l’histoire!» (1971), Dits et écrits, Paris,


Gallimard, 2001, t. I, n°!84, p. 1018.
État, machine de guerre, monnaie 39

type de pouvoir dont la souveraineté est indissociable de l’appro-


priation à son profit de la nouvelle machine de guerre lancée par la
«!révolution hoplitique!». Révolution sociale autant que militaire,
puisque la machine de guerre n’est plus entre les mains des nobles
(la caste guerrière, le chevalier ou le meneur de char entouré de ses
serviteurs, fidèle à l’idéal héroïque), mais des petits paysans devenus
indispensables à la défense de la cité naissante (les hoplites). La force,
l’action collectives du «!peuple!», qui commence à se dire démos, s’in-
carnent dans cette formation guerrière ouverte au plus grand nombre
et dont la tactique repose sur le combat en phalange d’un front serré
de soldats – «!avec la lance et avec le bouclier, le combattant se tenant
auprès du combattant!2!». Or, le principe même de la phalange et de
son système d’armes (les mêmes pour tous) !3 implique «!réciprocité
du service et de l’aide, synchronisation des mouvements, régulation
de l’ensemble!4!» dans un ordre commun accepté par chacun et réalisé
par tous. Si bien que la force armée des hoplites se caractérisera par la
montée de l’exigence égalitaire du soldat-citoyen, menaçant toujours
de se retourner contre ceux qui l’auront utilisé pour maintenir un
«!pouvoir de classe!». L’expression indique assez l’actualité d’une
question qui, depuis la lutte entre les pauvres (polloi) et les riches
(ploutoi), toujours en guerre virtuelle dans la cité-polis, se confond
avec l’histoire générale des révolutions. C’est à ce problème généa-
logiquement requalifié en «!scène primitive!» de la politique que va
répondre ce que Foucault pointe, dans son premier retour aux Grecs,

2."Aristophane, Les Guêpes, 1081-1083.


3."Dans l’un de ses cours sur Foucault (28/01/1986), Deleuze analyse l’importance du
bouclier à double poignée interne (l’antilabè) qui «!soude!» un combattant à l’autre dans
une unité militaire de base où la technique est intérieure au social et au mental. Deleuze
se réfère au texte phare de Marcel Détienne, «!La phalange!: problèmes et controverses!»,
in J.-P. Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Mouton-École
Pratique des Hautes Études, 1968. Cet ensemble d’études a également été particuliè-
rement important pour la réflexion de Foucault.
4."Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France (1970-1971),
Paris, Gallimard/Seuil, 2011, p. 118 (leçon du 17 février 1971).
40 Guerres et Capital

comme une «!nouvelle forme de pouvoir!» ayant partie liée avec «!l’ins-
titution de la monnaie!».
Foucault va donc commencer par étudier les grands boulever-
sements politiques des VIIe et VIe siècles en s’attachant particulière-
ment à la «!stratégie hoplitique!» conduisant à l’éviction des vieilles
aristocraties de lignage!5. C’est le cas de Corinthe, où le polémarque
Cypsélos fut porté au pouvoir par ceux qui avaient été ses soldats
dans une armée d’hoplites. Mais ce qui intéresse surtout Foucault,
c’est la façon dont Cypsélos entend garder le pouvoir!: en introdui-
sant l’usage de la monnaie dans un dispositif (politique) d’intégra-
tion (économique) de la puissance militaire dont la clé est de «!limiter
les revendications sociales […] que la constitution des armées hopli-
tiques rend plus dangereuses!6!» dans le contexte des crises agraires
aggravant l’endettement des paysans. Sachant qu’il va s’agir de main-
tenir le régime de la propriété et la détention du pouvoir par la classe
possédante, que va faire le tyran!? Il va opérer une redistribution
seulement partielle des terres aux paysans-soldats (sans effacer leurs
dettes), tout en imposant aux «!riches!» un prélèvement d’un dixième
de leur fortune sur les revenus. Une partie est directement redistri-
buée aux «!pauvres!», une autre finance les «!grands travaux!» et des
avances aux artisans. La constitution de ce système complexe ne
pouvait pas se faire «!en nature!». Le cycle économique faisant refluer
l’argent distribué aux «!pauvres!» dans les caisses des «!riches!» (par
indemnité pour les terres redistribuées et mise au travail «!salarié!»),
qui pourront ainsi s’acquitter de l’impôt (en argent), assure – selon
la démonstration d’Édouard Will sur laquelle se fonde Foucault
– «!une circulation ou rotation de la monnaie, et une équivalence
avec les biens et les services !7!». La monnaie s’y affirme comme
mesure et comme norme des «!échanges!» et des «!équivalences!» qui

5."Ibid., p. 117-123.
6."Ibid., p. 133 (leçon du 24 février 1971).
7."Édouard Will, Korinthiaka!: recherches sur l’histoire et la civilisation de Corinthe des
origines aux guerres médiques, Paris, Éditions de Boccard, 1955, p. 470 sq.
État, machine de guerre, monnaie 41

impliquent, par élargissement et intensification du régime des dettes,


une première institution politique de l’État dans l’ordre de la cité!: impôt,
prélèvement, cumul, fixation de la valeur, déplacement de l’activité
commerciale de l’agriculture vers le commerce et développement
de la colonisation engendrent la condition formelle d’un marché et
produisent cet espace de marché comme immédiatement contrôlé
par l’appareil d’État.
Créée «!ex nihilo!» ou presque !8, la monnaie apparaît comme
dépendante d’une forme nouvelle et «!extraordinaire!» de pouvoir
politique, tyran ou législateur, qui intervient «!dans le régime de la
propriété, dans le jeu des dettes et des acquittements!» et assure l’ins-
titutionnalisation territoriale (la reterritorialisation) de la machine
de guerre. Elle s’identifie à l’exercice du pouvoir en ce sens que «!ce
n’est pas parce qu’on détient la monnaie qu’on acquiert et exerce le
pouvoir. C’est plutôt parce que certains ont pris le pouvoir que la
monnaie a été institutionnalisée!9.!»
La monnaie n’est donc pas un simple «!capital!» économique, dont
témoignerait son origine marchande. Entre les mains de l’«!État!»
qui en institue l’usage et qu’elle contribue à instituer à son tour, elle
a moins une fonction de redistribution que de reproduction élargie des
positions de pouvoir dans la société. Si bien que la monnaie est conti-
nuation de la guerre civile par d’autres moyens, plus politiques, qui
inscrivent pour tous dans le jeu du pouvoir la «!vérité!» de ce qu’on doit,
de ce que ça vaut. D’un côté, elle produit et reproduit en les dépla-
çant les divisions (aristocrates, guerriers, artisans, «!salariés!») qui
alimentent la possibilité toujours présente de la guerre civile comme
cette réalité sociale avec laquelle la politique doit apprendre à compter.
De l’autre, c’est bien par tout un «!jeu de régulations nouvelles!», qui
ont pour objet de mettre fin à la lutte déréglée des pauvres et des
8."En l’absence de mines d’argent à Corinthe, Will suppose que le premier stock métal-
lique a été constitué par la fonte d’objets précieux appartenant aux familles aristocra-
tiques dépossédées.
9."Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, op. cit., p. 132 (leçon du 24 février
1971).
42 Guerres et Capital

riches, que l’institution de la monnaie assure «!le maintien d’une


domination de classe!10!» dont la condition est le déplacement de
la «!séparation sociale!» et de la guerre civile (la «!guerre vraiment
guerre!» que Platon préférait dire dia-stasis, la dis-corde de la divi-
sion en deux, que stasis) sur un autre terrain!: celui du règne de la mesure
comme mise en ordre du social répondant à la révolution hoplitique
dont devait sortir, non la cité grecque, mais sa première projection
égalitaire (soit le schème idéal d’une république des hoplites).
L’économie y devient une première fois politique par le pouvoir
qui prend la guerre dans la monnaie : une prise de pouvoir et une prise de
guerre, dont on mesure aussitôt la finalité critique pour Foucault, eu
égard à cet économisme marxiste qui rabattait les fonctions de l’État,
du pouvoir et de la guerre sur la détermination en dernière instance
de l’«!infrastructure économique!».
De la nouvelle alliance dont s’est acquittée la monnaie (nomisma)
en conjurant la guerre civile sous une forme qui est encore celle de
la tyrannie va s’extraire le nomos (la «!loi!» que tous ont en partage)
comme structure juridico-politique de la Cité-État (polis). Quelque
vingt ans plus tard, à Athènes où «!les pauvres [sont] mis en esclavage
à cause de leur dette », et les possédants «!pourchassés par la violence
jusqu’au cœur de leur maison », le nomos et l’eunomia (le «!bon gouver-
nement!», la bonne organisation civique) s’affirment comme la «!juste
répartition du pouvoir!» en un sens inverse et complémentaire de
l’opération de Cypsélos. «!L’eunomia instaurée par Solon a été une
manière de substituer au partage demandé des richesses (à l’iso-
nomia), une distribution du pouvoir politique!: là où ils demandent
des terres, on leur a donné du pouvoir. Le pouvoir comme substitut
de la richesse dans l’opération de l’eunomia. […] Solon, à l’inverse [de
Cypsélos], partage jusqu’à un certain point le pouvoir, pour n’avoir
pas à distribuer les richesses!11.!»

10."Ibid., p. 134.
11."Ibid., p. 152 (leçon du 3 mars 1971).
État, machine de guerre, monnaie 43

Mais comme l’explique encore Foucault, l’effet d’ensemble est


le même dans ce qui est moins un décalage qu’un enchaînement où
se révèle la complémentarité entre nomisma et eunomia!: «!Là où
les riches ont été contraints à un sacrifice économique, la monnaie
vient au premier rang [en] permettant le maintien du pouvoir par
l’intermédiaire du tyran!; là où les riches ont été contraints à un
sacrifice politique, l’eunomia leur permet la conservation des privi-
lèges économiques.!» Qu’est-ce en effet que la «!réforme de Solon!»,
sinon la distribution du pouvoir politique en fonction de la répartition
économique de la richesse (les quatre classes censitaires), que l’on
occulte en intégrant tous les citoyens, même les plus pauvres, dans le
nouveau système où le pouvoir prend forme démocratique!? Le pouvoir
n’est plus la propriété exclusive de quelques-uns, «!il appartient à tous
[…] et s’exerce en permanence à travers tous les citoyens!» dans une
conjuration politique permanente de la guerre civile prenant la forme
d’un partage du pouvoir en lieu et place d’un partage des richesses. Il
faudra donc qu’ils obéissent à des mécanismes et à un ordre différents,
selon une coupure telle que «!si on s’empare de trop de pouvoir, on est
puni par la cité!; si on s’empare de trop de richesse, il faut s’attendre à
la punition de Zeus!12!», puisque c’est «!le hasard, la chance, la fatalité
ou les Dieux!» qui déterminent la pauvreté et la richesse de chacun
dans les limites de ce qui interdirait leur participation à l’assemblée
des citoyens. Sous la gouverne de Solon, la «!bonne législation!»
démocratique de l’eunomia va ainsi pouvoir substituer l’abolition de
l’esclavage pour dettes et l’opération concomitante d’ajustement
de la valeur de la monnaie en faveur des débiteurs !13 à l’extinction
totale des dettes et à la redistribution générale des terres (l’isonomia,
la répartition à «!parts égales!») demandées par les plus nombreux
(polloi). La monnaie s’y déploie comme «!le simulacre du pouvoir
12."Ibid., p. 152-154.
13."Selon l’explication de Plutarque : Solon!«!fixa à cent drachmes la valeur de la mine,
qui jusque là en pesait soixante-dix, de sorte que les débiteurs, en s’acquittant, rendaient
numériquement la même somme, mais donnaient moins en réalité, et gagnaient ainsi
beaucoup sans léser en rien leur créanciers!» (Plutarque, Solon, 15, 2-4).
44 Guerres et Capital

réparti entre toutes les mains, alors qu’elle assure, au prix d’un certain
sacrifice économique, le maintien du pouvoir entre quelques mains.
Dans les doigts de l’Athénien, le tétradrachme à la chouette ne faisait
briller qu’un instant le simulacre d’un pouvoir détenu ailleurs!14!» –
qui, en droit (celui du nomos), appartient en commun à tous. Tous
étant (in-)également encouragés, au titre de l’eunomia mais au rang
que chacun occupe, au développement de l’artisanat, du commerce
tourné vers l’exportation et des colonies!15. Ce qui ne manquera pas de
transformer la conception même de la guerre, en coupant celle-ci du
modèle civique hoplitique dans le temps même où elle va se tourner
vers la mer (contrôle des îles et des routes maritimes, priorité donnée
à la flotte financée par l’État) et la guerre de siège (développement
de la «!poliorcétique!», des techniques militaires et du mercenariat). À
partir de la guerre du Péloponnèse, l’impérialisme athénien va de pair
avec la professionnalisation de l’armée dans une guerre permanente
utilisant tous les moyens : «!La bataille devient plus coûteuse, l’esprit
agonistique cédant à la volonté d’anéantissement, cependant que la
guerre de “coups de mains”, de “commandos”, de “guérillas” […] fait
concurrence à la bataille!16.!» Mais c’est aussi la guerre intérieure qui
sans cesse fait retour dans le cycle de la répartition du pouvoir et de la
distribution des biens avec cette chrématistique monétaire dénoncée
par Aristote en ce qu’elle ne cherche que «!l’acquisition de la monnaie
elle-même et par conséquent en quantités infinies!17!». Elle fera voler
en éclats le principe de mesure du «!ni trop, ni trop peu!» (l’excès de
richesse et l’excès de pauvreté) où s’inscrivait la césure solonienne du

14."Michel Foucault, op. cit., p. 155 (leçon du 3 mars 1971).


15."Ce que Foucault regroupe au titre des «!aspects économiques!» de la réforme de
Solon.
16."Pierre Vidal-Naquet, «!La tradition de l’hoplite athénien!», in Problèmes de la guerre
en Grèce ancienne, op. cit., p. 173.
17."Michel Foucault, op. cit., p. 138. Rappelons qu’Aristote s’opposait à «!l’opinion
commune selon laquelle c’est la monnaie qui est commune mesure!»!: «!la monnaie se fait
passer pour moyen terme, ce qu’elle n’est pas vraiment!» (Aristote, Éthique à Nicomaque,
1133a 27).
État, machine de guerre, monnaie 45

politique et de l’économique, dont on voit bien qu’elle est la fiction


destinée à déplacer une coupure autrement réelle entre les riches et
les pauvres. Encore faut-il aussi mesurer la fonction de conjuration
du «!ni trop, ni trop peu!» solonien à l’égard d’une capitalisation qui
menace de stimuler une manière de proto-capitalisme (manufactu-
rier, commercial et militaire).
La monétarisation de l’économie qui a permis de conjurer la
guerre civile fait en effet courir un danger mortel à la polis et à ses
institutions, car l’«!illimité!» de l’appropriation et de l’accumulation
que la monnaie recèle et libère avec ses effets de captation immédia-
tement économique risque toujours d’intensifier «!l’excès de richesse
et l’excès de pauvreté!». C’est cette puissance de la monnaie qu’il faut
conjurer à travers tout un ensemble de codifications qui imposent des
limites politiques, religieuses, morales et sociales à sa puissance de
déterritorialisation.
Où l’on vérifie que «!si le capitalisme est la vérité universelle, c’est
au sens où il est le négatif de toutes les formations sociales!18!» qui ont
pu le précéder parce qu’elles rencontraient les flux décodés de la
monnaie (qui défait les institutions, les lois, les modalités de subjec-
tivation) comme une limite réelle signifiant leur mort venue du dehors
à force de monter du dedans (ici, la disparition de la cité grecque).
Le capitalisme est la seule formation sociale qui fait de l’illimité de
la monnaie le principe même de son organisation. D’où la possibi-
lité d’une relecture rétrospective de toute l’histoire en fonction du
capitalisme, auquel il revient en propre de faire de l’accumulation
sans limites son moteur immanent. S’y affirme l’infini de la valorisa-
tion comme norme de la démesure du capital, qui amène l’État à jouer
un rôle de régulation monétaire de plus en plus important en relan-
çant son devenir-immanent au niveau même des «!contradictions!»
de l’accumulation.
Ce qui explique que la description foucaldienne de l’institu-
tion de la monnaie puisse être reprise par Deleuze et Guattari dans
18."Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1973, p. 180.
46 Guerres et Capital

un parallèle avec les politiques du New Deal. «!Comme si les Grecs


avaient découvert à leur manière ce que les Américains retrouveront
avec le New Deal!: que les lourds impôts d’État sont propices aux
bonnes affaires!19!». Car c’est «!l’impôt qui monétarise l’économie!20!»
en conférant à l’État une puissance d’abstraction et de pénétration
qui lui donne les moyens d’une redistribution à la fois économique
et politique tout en préservant le «!pouvoir de classe!». C’est toute
la question du New Deal, qui doit réinvestir la même opération dans
cette situation critique où le capitalisme doit, pour survivre, contra-
rier sa tendance à la déterritorialisation absolue des flux d’échange
et de production en inventant la figure inédite (et ô combien tempo-
raire) d’un réformisme du capital.
Il faudra aussi se souvenir que le passage par Corinthe visait plus
généralement à établir le rapport entre cycle économique, guerre et
armée!: l’appropriation de la machine de guerre par l’État consiste
moins dans sa transformation en une armée professionnelle que dans
son intégration dans le circuit de la production, de la fiscalité, de l’in-
novation technologique, de la science, de l’emploi.
L’armée et la guerre sont partie intégrante de l’organisation poli-
tique du pouvoir et du circuit économique du capital, dont nous
allons décrire les différentes fonctions tout au long de ce livre. Soit
l’économie comme politique de guerre du capital.
La monnaie et le capital restent des «!abstractions!» (écono-
miques) vides!sans le flux de pouvoir dont la guerre et la guerre civile
constituent les modalités les plus déterritorialisées. L’économie
marchande n’a aucune autonomie, aucune possibilité d’existence
autonome, indépendamment de la puissance de ces flux. Les fonc-
tions «!économiques!» de la monnaie (mesure, thésaurisation,
équivalent général, moyen de paiement) dépendent d’un flux de

19." Ibid., p. 233-234. Même remarque dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 554!:
«!Il y eut un grand moment du capitalisme quand les capitalistes s’aperçurent que l’impôt
pouvait être productif, particulièrement favorable aux profits, et même aux rentes.!»
20." Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 553.
État, machine de guerre, monnaie 47

destruction/création qui renvoie à tout autre chose que l’irénique


définition schumpétérienne de l’activité de l’entrepreneur. Si l’argent
n’est pas soutenu par un flux de pouvoir stratégique qui trouve dans la
guerre sa forme absolue, il perd de sa valeur comme capital.
L’expropriation des moyens de production et l’appropriation
des moyens d’exercice de la force (la machine de guerre) sont les
conditions de formation du capital et de constitution de l’État qui
se développent parallèlement. L’accumulation et le monopole de la
valeur par le capital, l’accumulation et le monopole de la force par
l’État s’entretiennent réciproquement. Sans l’exercice de la guerre
à l’extérieur (coloniale et entre États) et sans l’exercice de la guerre
civile et des guerres de subjectivités par l’État à l’intérieur, jamais le
capital n’aurait pu se constituer. Et inversement!: sans la capture et la
valorisation de la richesse opérée par le capital, jamais l’État n’aurait
pu exercer ses fonctions «!régaliennes!», toutes fondées sur l’organi-
sation d’une armée.
La logique du Capital est celle d’une valorisation infinie qui
implique l’accumulation des forces, et donc l’accumulation continuée
d’un pouvoir qui n’est pas seulement économique, mais aussi pouvoir
et savoir stratégiques sur la force et la faiblesse des classes en lutte.
2.
L’accumulation
primitive continuée
Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste
fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique,
le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce
que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un
ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit
public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes
de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans
exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée
de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre écono-
mique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de
transition. Et, en effet, la Force est l’accoucheuse de toute vieille société en
travail. La Force est un agent économique.
— Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII
Dans la section du Capital consacrée à l’accumulation primitive,
Marx décrit parfaitement les deux puissances de déterritoria-
lisation qui ont engendré le capitalisme!: d’une part, les guerres
de conquête, la violence des invasions et des appropriations des
terres «!vierges!» du nouveau Monde!; de l’autre, le crédit, la dette
publique («!le crédit public, voilà le credo du Capital!1!»), soutenus,
portés, organisés par les États européens. Pour Marx, elles ne
constituent que les préconditions du capital, destinées à être
dépassées et reconfigurées par le «!capital industriel!» dans le déve-
loppement des forces productives qui va fournir la base matérielle
progressiste de la technologie de la révolution. À cette dialectique
faisant fond sur l’idée d’une voie «!vraiment révolutionnaire!» de
transition (nationale) vers le capitalisme qui est celle de la «!révolu-
tion!» bourgeoise, on objectera cette première évidence – à savoir
que la guerre et le crédit resteront tout au long du capitalisme les
armes stratégiques du capital. En sorte que l’accumulation primitive

1."Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap. XXXI, in Œuvres, Paris, Gallimard,
«!Bibliothèque de la Pléiade!», 1962, t. I, p. 1217. Et de poursuivre : «!Aussi le manque de
foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché
contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable.!»
50 Guerres et Capital

et ses forces telluriques de déterritorialisation ne cessent de se


répéter et de se différencier pour mieux poursuivre – en l’accélérant
autant qu’il se pourra – le procès de domination et de marchandisa-
tion de tout l’existant. Dit autrement!: au centre comme à la périphérie,
l’accumulation primitive est la création continuée du capitalisme
lui-même.
Le capitalisme est depuis le début marché mondial. C’est pour-
quoi il n’est analysable qu’en tant qu’économie-monde. Ce que Marx
a appelé «!accumulation primitive!» (ou «!originelle!» : ursprüngliche
Akkumulation) pour énoncer le sens capital!2 de cette première grande
déterritorialisation d’abord produite par la guerre, la conquête et les
invasions se déroule en même temps dans le «!Nouveau Monde!» qu’on
vient de «!découvrir!» (colonisation externe) et en Europe (colonisa-
tion interne). Car l’«!accumulation primitive!» ne crée pas les condi-
tions économiques du capitalisme et la division internationale du
travail dessinant un partage géopolitique entre le Nord et le Sud d’un
monde qui est encore le nôtre sans instaurer les hiérarchies de sexe,
de race, d’âges et de civilisations sur lesquelles reposent les stratégies
de division, de différenciation, d’inégalités traversant la composition
de classe du prolétariat international.
Il faut reprendre en conséquence, en extension et en inten-
sion, le locus classicus de la description des guerres de l’accumulation à
partir de ce moment où, entre le XVe et le XVIe siècle, les seigneurs de
la terre et la bourgeoisie naissante déchaînent une guerre civile en
Angleterre contre la paysannerie, les artisans, les travailleurs journa-
liers pour la privatisation des terres communes. La destruction de la
structure communautaire des villages et des foyers de production
domestique, l’abandon des cultures vivrières et l’expropriation des
fermes réduisent la population à la misère et contraignent à la mendi-
cité et au vagabondage un nombre croissant de déracinés auxquels on

2."Avec référence au péché originel, selon la phrase célèbre!: «!L’accumulation primitive


joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la
théologie!» (Le Capital, op. cit., p. 1167).
L’accumulation primitive continuée 51

ne laisse d’autre choix qu’entre l’extermination et la disciplinarisa-


tion à marche forcée vers le salariat. Simultanément, les enclosures, la
concentration des terres et le regroupement des tenures dans toute
l’Europe – une Europe soumise à ces «!législations sanglantes!» que
Marx a longuement analysées et qui ressuscitaient l’esclavage!3 avant
de généraliser la pratique de l’internement comme cadre du travail
forcé –, se doublent d’une appropriation des «!terres sans maître!»
des «!Amériques!». La conquête, c’est-à-dire le pillage des richesses
naturelles et minières allié à l’exploitation agricole des «!terres en
friche!», débouchera sur un véritable génocide des populations indi-
gènes dont le «!vide!4!» sera comblé par la traite des esclaves grâce à
«!la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale
pour la chasse aux peaux noires!». «!Voilà les procédés idylliques d’ac-
cumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore!5!», et
qui la continuent!: «!L’esclavage direct est le pivot de notre industria-
lisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc.!», écrit encore
Marx dans une lettre de 1846!6. Si bien que l’accumulation primitive
se confond avec la conjonction capitalistique de tous ces procès qui
ne se rencontreraient pas sans l’illimitation de la violence portée de

3."Penser ici à l’acte promulgué en 1547 au nom d’Édouard VI : chaque homme qui reste
pendant trois jours sans travail est considéré en flagrant délit de vagabondage. Les juges
«!doivent immédiatement faire marquer ledit oiseux sur le front à l’aide de l’acier brulant
par la lettre V, et adjuger ladite personne vivant si soigneusement au présentateur [c’est-
à-dire au dénonciateur] pour qu’il soit son esclave, pour qu’il possède et tienne ledit
esclave à la disposition de lui-même, de ses exécuteurs ou serviteurs par l’espace de deux
ans à venir!». La fuite est punie par un châtiment corporel, par une nouvelle marque, un
S, et la condamnation à l’esclavage perpétuel. La récidive de fuite est punie de mort. Cf.
Borislaw Geremek (éd.), Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris,
Gallimard/Julliard, 1980, p. 98-99.
4."Voir le terrifiant catalogue des effets de la colonisation espagnole dressé en 1542 par
Las Casas dans sa Brevísima relación de la destrucción de las Indias.
5."Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 1212-1213.
6."Karl Marx, lettre à Annenkov, 28 décembre 1846 (Œuvres, t. I, op. cit., p. 1438).
52 Guerres et Capital

l’intérieur vers l’extérieur dans une manière de guerre anthropologique


qui adopte très tôt le terme de pacification!7.
Les flux de crédit, la dette publique (opérant «!comme un des
agents les plus énergiques de l’accumulation primitive!») et la
guerre de conquête s’entretiennent et se renforcent mutuellement
dans un processus de déterritorialisation immédiatement mondial.
«!Le système du crédit public,!c’est-à-dire des dettes publiques!»,
envahit définitivement l’Europe tandis que «!le régime colonial,
avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui
ser[t] de serre chaude!». Le rapport étroit de la guerre et du crédit,
et l’enfantement de ce dernier par les nécessités financières de la
première en sa puissance de projection en Guns and Sails !8 déter-
minent la structure mondiale du procès d’accumulation prenant
son essor après 1492. (Avant la découverte de l’Amérique, insiste
J. M. Blaut, «!Les Européens n’étaient en rien supérieurs aux non-
Européens !9.!») Quels que soient ses précédents mercantiles et
usuraires, l’origine de la finance prend ici un nouveau tour, inavouable,
qui fait toute la différence. «!Avec les dettes publiques naquit un
système de crédit international qui cache souvent une des sources
de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple. […] Maint capital
qui fait aujourd’hui son apparition aux États-Unis sans extrait de
naissance n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en
Angleterre!10.!»

7."Commentant le texte des Ordonnances espagnoles concernant «!les Indes!», Tzvetan


Todorov écrit!: «!Ce ne sont pas les conquêtes qu’il faut bannir, c’est le mot “conquête”!;
la “pacification” n’est qu’un autre mot pour désigner la même chose!» (La Conquête de
l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982, p. 220).
8."Cf. Carlo M. Cipolla, Guns and Sails in the Early Phase of European Expansion, 1400-
1700, Londres, Collins, 1965.
9."J. M. Blaut, The Colonizer’s Model of the World: Geographical Diffusionism and
Eurocentric History, New York, Guilford, 1993, p. 51.
10."Toutes les citations sont extraites du chapitre XXXI du livre I du Capital. Pour
reprendre la formulation de Maurice Dobb!: «!C’est l’expropriation des autres qui est
l’essence du processus d’accumulation, et non pas la seule acquisition de catégories
L’accumulation primitive continuée 53

Et inversement, plus primitivement, dès lors que c’est le sang


africain qui cimente les briques des manufactures et des banques
de Liverpool ou de Manchester. Faut-il rappeler qu’il y a toujours
derrière l’extrême sophistication mathématique de la finance
l’«!engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents
de change, brasseurs d’affaires et loups-cerviers!» décrite par Marx!?

2.1/!La guerre
contre les femmes
Systématisant des travaux italiens et américains développés depuis
les années 1970 dans le cadre de l’International Feminist Collective,
Silvia Federici n’hésite pas à lier le destin des femmes en Europe à
celui des peuples colonisés par l’Europe dans un livre dont le titre,
inspiré de La Tempête shakespearienne et de la reprise anticolo-
nialiste du personnage de Caliban, vaut pour manifeste!: Caliban
et la Sorcière!11. La naissance du capitalisme, y explique-t-elle, n’est
pas seulement synonyme d’une guerre contre les pauvres, elle
«!s’accompagne d’une guerre menée contre les femmes!12!» pour
les asservir à la division sociale du travail et à l’enclosure de toutes
les formes de relations humaines – l’une et l’autre passant par un
nouvel ordre sexuel qui accumule les divisions dans la production et
reproduction de la force de travail. L’avilissement et la diabolisation
de la femme («!mariée au diable!»), la destruction des savoirs dont
elle était dépositaire, la criminalisation de la contraception et des
pratiques «!magiques!» de soin privent les femmes du contrôle sur
leur corps, qui devient la propriété des hommes, garantie par l’État,

particulières de richesses par des capitalistes!», in Maurice Dobb, Paul M. Sweezy, Du


féodalisme au capitalisme!: problèmes de la transition, t. I, Paris, Maspero, 1977, p. 91.
11." Silvia Federici, Caliban et la Sorcière (2004), Genève, Entremonde, 2014. Une
première version du travail avait été publiée vingt ans plus tôt en Italie, avec Leopoldina
Fortunati!: Il Grande Calibano. Storia del corpo sociale ribelle nella prima fase del capitale,
Milano, Franco Angeli, 1984.
12." Silvia Federici, op. cit., p. 23.
54 Guerres et Capital

tout en participant de la mise au travail de la population!13. Sont ainsi


définies les conditions de l’assignation des femmes au travail de
reproduction biologique, économique et «!affective!» de la force de
travail.
«!Travail non productif!», expliquent doctement les économistes
classiques et bon nombre de marxistes, puisqu’il se situe en amont
de la valorisation du capital et, par conséquent, travail non payable,
de l’ordre d’une ressource naturelle et d’un bien commun, mais régulé
dans le cadre des (bio-)politiques natalistes et familialistes féroce-
ment promues par le mercantilisme. À la suite de Maria Mies, Silvia
Federici peut ainsi risquer un parallèle entre le travail de reproduc-
tion non payé des femmes (allant de pair avec l’appropriation de
leurs gains par les travailleurs mâles) et le travail forcé des esclaves!;
et étudier la manière dont la «!guerre contre les femmes!», visant à
leur disciplinarisation, s’inscrit dans le cadre d’un nouveau type de
patriarcat, le patriarcat salarié!14.
Avec ses centaines de milliers d’exécutions, la «!chasse aux sor-
cières!» est l’épisode le plus sanglant de cette guerre contre l’auto-
nomie et la liberté relatives des femmes menée depuis la fin du Moyen
Âge !15. La «!chasse aux sorcières!» n’est pas la marque infâme d’un
Dieu moyenâgeux ressortissant de l’«!histoire des mentalités!» mais
le sabbat du capital.

13." Michelet relève que les «!sorcières furent, pour la femme surtout, le seul et unique
médecin!» (La Sorcière [1862], Paris, Julliard, 1964, p. 110).
14."«!S’il est vrai que les travailleurs mâles ne devinrent formellement libres qu’avec
le nouveau régime du salariat, le groupe de travailleurs qui, dans la transition au capita-
lisme, approchèrent le plus la condition d’esclave fut les femmes de la classe ouvrière.!»
La séparation entre production et reproduction rend donc possible «!le développement
d’un usage spécifiquement capitaliste du salaire […] comme moyen d’accumulation de
travail non payé!» (Silvia Federici, op. cit., p. 199, p. 148).
15."Sur ce dernier point, outre Silvia Federici, voir Maria Mies, Patriarchy and
Accumulation on a World Scale, London, Zed Books, 1986, en part. p. 78-81.
L’accumulation primitive continuée 55

C’est dans le fonctionnement le plus quotidien d’un «!art de


gouverner!» qui n’est «!ni la souveraineté ni le pastorat !16!» que les
campagnes militaires d’«!évangélisation!» permettront l’exportation
de la chasse aux sorcières vers le Nouveau Monde, alors que la résis-
tance des «!Indiens!»! aura contribué à mettre fin au mythe du Bon
Sauvage!17 et à déclarer les femmes, très impliquées dans les révoltes
indigènes, essentiellement dangereuses pour l’ordre colonial. (Mais
c’est Caliban, et non sa mère Sicorax, «!sorcière!» dont Shakespeare
n’avait pourtant pas tu l’étendue des pouvoirs et l’influence sur son
fils, qui deviendra le héros des révolutionnaires latino-américains…)
Inversement, et au risque de dérégler des chronologies les mieux
établies, la stratégie politique d’extermination des Sauvages aura pu
influencer le massacre des protestants tout en inspirant durablement
la chasse aux sorcières (sodomites et cannibales) dans notre vieille
Europe menacée par la turba damnationis des pauvres!18. Plus généra-
lement, Michel Foucault a su montrer à l’œuvre dès la fin du XVIe siècle
cette «!espèce d’effet de retour, sur les structures juridico-politiques
de l’Occident, de la pratique coloniale!». Et d’expliquer :
Il ne faut jamais oublier que la colonisation, avec ses techniques et ses
armes politiques et juridiques, a bien sûr transporté des modèles euro-
péens sur d’autres continents, mais qu’elle a eu aussi de nombreux effets
de retour sur les mécanismes de pouvoir en Occident, sur les appa-
reils, institutions et techniques de pouvoir. Il y a eu toute une série de

16."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978),


Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 242 (leçon du 8 mars 1978).
17."On pensera au chapitre «!Des Coches!» dans les Essais de Montaigne, sur l’agonie
de ce «!monde enfant!» qu’était l’Amérique.
18."Cf. Luciano Parinetto, Streghe e Potere: Il Capitale e la Persecuzione dei Diversi,
Milano, Ronconi, 1998, p. 22!: «!Si les indios ont été traités comme les sorcières exté-
rieures au Vieux Monde, pour leur part, les sorcières du Vieux Monde ont été élimi-
nées en employant des techniques d’extermination expérimentées dans le Nouveau
Monde, si bien que tous ceux qui s’opposaient au pouvoir constitué du Vieux Monde
finirent par être traités comme les indios d’Europe.!» Jean Bodin, ce «!précurseur!» de
l’économie politique qui est aussi l’auteur d’une Demonomia, est un exposant majeur de
cette conception «!unitaire!» éminemment moderne.
56 Guerres et Capital

modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que
l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une
colonisation, un colonialisme interne!19.

Comme quoi les tours, détours et effets-retours du cycle de récipro-


cité historique du nationalisme, du racisme et du sexisme sont en tout
sens constituants de la puissance œcuménique d’englobement
capitalistique du monde dans la guerre permanente qui lui sert
de vecteur et de tenseur. Que cet œcoumène ne puisse se conce-
voir sans des «!technologies!» de biopouvoir et une biopolitique
contemporaines de l’émergence du capitalisme dont les colonies
sont aussi le laboratoire jette une lumière assez crue sur la réalité
supposée «!progressiste!» de la transition, qui se dirait mieux en
termes de coupure continuée.

2.2/!Guerres de subjectivité
et modèle majoritaire
Dans son cours au Collège de France intitulé Sécurité, territoire,
population, Foucault entreprend d’élargir le sens de la guerre et la
typologie des guerres ayant eu cours pendant la première période
de l’accumulation primitive. Pour ce faire, il attire notre attention
sur un aspect généralement passé sous silence des «!grandes luttes
sociales!» qui ont marqué la transition du féodalisme au capitalisme,
et dont la «!guerre des paysans!» (1524-1526) est l’un des épisodes
les plus marquants.
Foucault observe que la «!transition!» a été le théâtre d’un type
spécifique de guerre dont l’enjeu était les modes de subjectivation et
la conduite des comportements. Le «!pastorat!» chrétien qui exerçait
un pouvoir subjectif de contrôle sur les conduites des individus («!Il
faut devenir sujet pour devenir individu!» – et sujet dans tous les sens
du mot) entre en crise sous «!l’assaut de contre-conduites!», de ces
19."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société.!» Cours au Collège de France (1976), Paris,
Gallimard/Seuil, 1997, p. 89, nous soulignons (leçon du 4 février 1976).
L’accumulation primitive continuée 57

«!insurrections de conduite!», qu’il qualifie de «!révoltes pastorales!»,


contre les nouvelles conditions économiques et de gouvernement
des comportements. Le passage du «!gouvernement des âmes!»
au «!gouvernement politique des hommes!» ne consiste pas en un
simple transfert des fonctions pastorales de l’Église à l’État. Il y a
bien plutôt à la fois intensification des formes spirituelles de contrôle
des conduites des individus (aussi bien la Réforme que la Contre-
Réforme exercent «!une prise sur la vie spirituelle et matérielle des
individus beaucoup plus grande que par le passé!20!») et extension de
leur efficacité temporelle, réorientée par ces dispositifs de «!gouver-
nementalisation de la res publica!21!» qui mettent la nouvelle éthique
théologique du travail et de la richesse au service de la disciplinarisa-
tion et de la mise au travail forcée des populations.
Le péché capital ne sera plus l’avarice mais la paresse, fruit de «!l’af-
faiblissement de la discipline!» et du «!relâchement des mœurs!»
qu’il faut réduire dans le passage du désordre à l’ordre. Ce qui
explique aussi, ainsi que le soulignait Foucault dans l’Histoire de
la folie, que «!le rapport entre la pratique de l’internement et les
exigences du travail n’est pas entièrement défini […] par les condi-
tions de l’économie!22!», car l’impératif de travail est d’autant plus
indissociablement économique et moral qu’il se heurte à d’innom-
brables résistances contraignant de conjuguer loi civile et obliga-
tion morale.
L’importance et la radicalité des guerres de subjectivité en Europe
et dans le Nouveau Monde se manifestent dans la destruction que
l’accumulation primitive opère non seulement au niveau des condi-
tions matérielles de la vie, mais aussi quant aux territoires existen-
tiels, aux univers de valeurs, à la cosmologie et aux mythologies
20."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 235 (leçon du 8 mars 1978).
Voir tout le début de ce cours où est posée la question des «!insurrections de conduite!»
que l’on retrouve jusque dans la Révolution russe.
21."Ibid., p. 242.
22."Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Paris, Gallimard, 1972,
p. 85.
58 Guerres et Capital

qui étaient au fondement de la «!vie subjective!» des peuples colo-


nisés et des pauvres du monde dit «!civilisé!». La déterritorialisa-
tion dépouille les colonisés, les femmes et les prolétaires de leur vie
«!a-organique!», selon l’expression de Deleuze et Guattari qu’il faut
rediriger vers l’analyse foucaldienne. En effet, le biopouvoir ne peut
investir la vie comme administration des conditions «!biologiques!»
de l’espèce par l’État (fécondité, mortalité, santé, etc.) que parce que
l’accumulation primitive a été préalablement l’agent de la destruction
de cette dimension «!subjective!». Les guerres de subjectivité ne sont
donc pas un «!supplément!» du Capital en sa face «!subjective!», elles
constituent la spécificité la plus «!objective!» des guerres menées
contre les femmes, les fous, les pauvres, les criminels, les journaliers,
les ouvriers, etc. Elles ne se contentent pas de «!défaire!» l’adversaire
(pour mieux négocier un traité de paix, selon la conception classique
de la guerre interétatique) puisqu’elles visent précisément à une
«!conversion!» de la subjectivité, à une conformation des comporte-
ments et des conduites à la logique de l’accumulation du capital et de
sa reproduction.
En ce sens, la production de subjectivité est à la fois la première
des productions capitalistes et un objet majeur de la guerre et de la
guerre civile. Le formatage de la subjectivité est leur enjeu straté-
gique, que nous allons retrouver tout au long de l’histoire du capi-
talisme. Pour Félix Guattari, à qui nous empruntons le terme, les
«!guerres de subjectivité!» sont des guerres politiques de «!forma-
tation!» et de «!pilotage!» de la subjectivité nécessaire à la produc-
tion, à la consommation et à la reproduction du Capital. Elles ne
sont pas non plus étrangères aux luttes acharnées qui se déroulent
à l’intérieur des mouvements insurrectionnels et de contestation
pour la définition des formes d’organisation et de subjectivation de
la machine de guerre révolutionnaire (militance, modalités d’action,
stratégie, tactique, etc.). Chez Michel Foucault, elles constituent la
trame de la résistance et de l’invention d’une subjectivation «!autre!»
que l’on retrouve non seulement dans toute expérience de rupture
L’accumulation primitive continuée 59

révolutionnaire !23, mais aussi dans le dernier déplacement qu’il lui


aura été donné de penser, puisque le passage à l’éthique d’une «!vie
militante!» par la parrêsia est lui-même une «!guerre contre l’autre!24!».
Les processus de déterritorialisation violents qui sont au cœur de
l’accumulation primitive (entendue au sens le plus étroit du terme,
jusque dans la chasse aux sorcières!25) et de la globalisation qui l’ac-
compagne sont donc toujours indissociables de guerres de subjectivité.
La construction du «!modèle majoritaire!» de l’Homme, mâle, blanc
et adulte transformant les femmes en minorité de genre et les colo-
nisés en minorité de race est un dispositif stratégique qui a nécessaire-
ment lieu simultanément dans les colonies du Nouveau Monde et en
Europe, où l’on ne sait que trop que les «!diversités donnent à Satan
de merveilleuses commodités!26!». Si bien que la première construc-
tion européenne devient celle d’un Little Big Man surgi de cet espace
de terreur favorisant tous les «!échanges!» stratégiques au profit de la
formation continuée d’un prolétariat mondial.
Les relations de pouvoir et les divisions établies par le modèle
majoritaire vont s’inscrire profondément dans l’organisation des
rapports d’exploitation aussi bien dans la métropole que dans ses
périphéries. Car c’est avec l’accumulation primitive et comme accumu-
lation continuée du capitalisme que le modèle majorité (hommes)/

23."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 234 : «!dans les processus
révolutionnaires qui avaient de tout autres objectifs, de tout autres enjeux, la dimen-
sion de l’insurrection de conduites, la dimension de la révolte de conduite a toujours
été présente!».
24."Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours
au Collège de France (1983-1984), Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
25."Puisque les procès en sorcellerie s’accompagnaient de la confiscation des biens
des «!coupables!», et que l’on n’a pas tardé à y reconnaître une furieuse alchimie trans-
formant le sang des femmes en or. Il y a donc bien une économie politique de la chasse
aux sorcières.
26."Ce qui se dit des Basques, «!du tout impropres au labourage, mauvais artisans et
peu versés ès ouvrages de la main, et [dont] les femmes [sont] peu occupées, en leurs
familles, comme celles qui n’ont presque rien à ménager!». Cf. Pierre de Lancre, Tableau
de l’inconstance des démons, magiciens et démons (1612), éd. N. Jaques-Chaquin, Paris,
Aubier, 1982, p. 72, p. 77.
60 Guerres et Capital

minorités (femmes) fonctionne à l’intérieur du salariat européen en


se croisant avec l’exploitation de classe.
La guerre contre les femmes produit une différenciation et une
division sexuelle du travail qui se révèle stratégique pour l’histoire de
l’accumulation du capital et les luttes qui s’y opposeront. Dans une
société en train de se monétariser, les femmes n’ont qu’indirectement
accès à l’argent, à travers le salaire de l’ouvrier mâle vis-à-vis duquel
elles se trouvent dans une situation de dépendance et d’infériorité.
Dominé selon la logique de classe, le salarié mâle devient domina-
teur dans la logique du modèle majorité/minorité. Le salaire et ses
modalités de distribution sont synonymes d’une forme de domination
sur la femme et de promotion forcée de la famille nucléaire «!bour-
geoise!» dans le monde ouvrier, qui en reprendra l’antienne jusque
dans ses courants les plus révolutionnaires. «!Antiféminisme prolé-
tarien!» (selon l’expression de Thönnessen) et défense ouvrière des
droits de la femme réduite à sa condition de mère et de femme au
foyer vont de pair. Selon le constat de Maria Mies!: «!La prolétarisa-
tion des hommes repose sur la transformation des femmes en femmes
au foyer. La Petit Homme blanc avait lui aussi sa “colonie”, à savoir la
famille et une femme au foyer domestiquée!27.!»
En dépit de certaines critiques féministes, la microphysique
foucaldienne du pouvoir se révèle ici un instrument indispen-
sable pour rendre compte de la façon dont le pouvoir passe aussi
à travers les dominés, si bien que la «!micropolitique!» devient le
terrain privilégié des dynamiques de division, de différenciation,
d’antagonisme. C’est en effet toute la «!composition de classe!» du
prolétariat qui est ainsi traversée par des lignes de fracture qui sont à
l’origine de véritables «!guerres civiles!» moléculaires, irréductibles à
toute espèce de conflits idéologiques.
Ashis Nandy a remarquablement décrit la manière dont, en Inde,
la construction du modèle majoritaire par les colonisateurs britan-
niques passe, au fond, toujours par les mêmes étapes depuis
27."Maria Mies, op. cit., p. 110.
L’accumulation primitive continuée 61

l’établissement d’une nouvelle hiérarchie «!coloniale des identités


sexuelles!», selon laquelle «!le masculin est supérieur au féminin,
et le féminin est à son tour supérieur à la féminité en l’homme!» à
travers la dévalorisation de la cosmologie androgyne indienne!28.
La normalité est identifiée à l’homo europeaus adulte, à la fois viril,
compétitif, animé d’un esprit guerrier, rejetant l’impuissance des
efféminés, tandis que l’enfant comme le colonisé est renvoyé au
monde «!primitif!», synonyme d’une situation d’infériorité que le
«!développement!» (le processus de civilisation) permettra seul de
corriger.
Le dispositif de pouvoir majorité/minorités innerve la guerre de
subjectivités de la colonisation interne et de la colonisation externe
en établissant des hiérarchies de race, de sexe, mais aussi de civili-
sation. Cette dernière est parfaitement «!performée!» par l’assertion
schmittienne selon laquelle les Indiens «!ne disposaient pas de la force
cognitive propre à la rationalité de l’Europe chrétienne!: […] la supé-
riorité intellectuelle était entièrement du côté européen!29!». Ce qui
explique aussi que la découverte du Nouveau monde ait pu faire figure
d’«!authentique événement épistémologique!» compensant le décen-
trement cosmique galiléen par un «!recentrement terrestre-impéria-
liste de l’Europe!30!».
L’«!accumulation primitive!» devra donc être dite première (initiale
dans la traduction de J.-P. Lefebvre, ou originelle!: ursprünglich) en
ce que s’y dessine déjà une division internationale du travail avec
des hiérarchies qui ne sont de «classe» que parce qu’elles sont aussi
de genre, de race, de civilisation. Soit une accumulation de puissance
et de pouvoir qui interdit de simplifier l’économie-monde en train
d’émerger en opposant la lutte de classe en métropole et la lutte de
races dans les colonies, dès lors que le dispositif majorité/minorités

28."Ashis Nandy, L’Ennemi intime (1983), Paris, Fayard, 2007, p. 95.


29."Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, Paris, PUF, 2001, p. 133.
30."Matthieu Renault, L’Amérique de John Locke. L’expansion coloniale de la philosophie
européenne, Paris, Éditions Amsterdam, 2014, p. 23-24.
62 Guerres et Capital

est opérationnel, avec des modalités différentes, des deux côtés de


l’Atlantique. Il y a identité de nature et différences de régimes aux multi-
ples croisements.

2.3/!Libéralisme
et colonisation : le cas Locke
On a beaucoup étudié la biographie intellectuelle et l’appareil
doctrinal de John Locke pour vérifier s’il était bien le père fonda-
teur du libéralisme politique, à l’origine de toute la tradition
américaine, et «!le doyen de l’économie politique moderne!»
(Marx). Malgré une importante littérature anglo-saxonne large-
ment inconnue en France, on s’est beaucoup moins intéressé à la
longue carrière coloniale qui fut la sienne et à ses incidences sur
l’ensemble de sa philosophie où «!l’Amérique!» est omniprésente.
L’étude du libéralisme de Locke – et du libéralisme tout court – s’en
trouverait singulièrement enrichie et réinscrite dans l’histoire (ou la
contre-histoire) que nous retraçons ici à grands traits.
Locke fut en effet secrétaire des Lords propriétaires de la
Locke
Caroline (1668), où il possédait des terres bénéficiant de la règle
coloniale constitutionnelle qu’il avait contribué à rédiger et selon laquelle
«!tout citoyen libre de la Caroline exerce un pouvoir et une autorité
sans limites [absolute Power and Authority] sur ses esclaves noirs!31!».
À partir de 1673, il devint secrétaire et trésorier du Council of Trade
and Foreign Plantations (1673), mais aussi actionnaire de différentes
Compagnies, dont la Royal African Company qui gérait la traite
négrière et en obtint le monopole en l’Afrique de l’Ouest.
Or, c’est sur ce très lucratif commerce que reposait le modèle
«!agricole!» anglais de colonisation dont Locke était l’ardent défen-
seur. Qu’il y ait là contradiction immédiate avec les lignes d’ouverture

31."John Locke, Constitutions fondamentales de la Caroline, art. CX (in Deuxième Traité


du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1967, p. 245). Locke ajoute «!absolute Power!» dans la
première rédaction de l’article.
L’accumulation primitive continuée 63

du premier des deux Traités du gouvernement («!Slavery is so vile and


miserable!32!»...), qui condamnent l’esclavage et contribuent à assoir
sa réputation de philosophe libéral, est une évidence que l’on ne
résoudra pas en inventant de subtiles distinctions entre «!contradic-
tion en pratique!» et «!contradiction de principe!», ou entre «!racisme
fort!» et «!racisme faible!». C’est bien plutôt la réalité contradictoire de
l’universalisme du modèle libéral qui se met ici philosophiquement en
place à l’usage et au nom d’un Englishman comprenant un racisme de
civilisation dans sa constitution coloniale/colonialiste, en un temps où
le concept moderne de race n’est pas encore biologiquement – c’est-
à-dire «!scientifiquement!» – arrêté, et où le régime légal de l’escla-
vage de plantation se négocie sous la pression d’un cercle de Royal
Adventurers auquel Locke appartient de plein droit. Ce qui explique
aussi que le philosophe anglais pourra sans contradiction, dans la
perspective libérale qui est la sienne, stigmatiser l’«!esclavage!» poli-
tique que la monarchie absolue voudrait introduire en Europe, en y
soumettant toutes les nations à un état de guerre permanent dominé
par l’arbitraire contre tous. La description qui en est brossée (le roi
a «!dégénéré en bête sauvage!») n’est pas sans évoquer la Légende
noire de la «!technique espagnole!» de colonisation par spoliations
systématiques (by rapin and plunder), savamment entretenue dans un
contexte de rivalités «!mercantilistes!» entre les grandes puissances
européennes. Car c’est de cela qu’est accusée la monarchie absolue!:
confondre l’Europe avec la pire des colonies, au risque d’entretenir des
«!séditions éternelles!» et de donner naissance à des principes propres
à encourager les «!soulèvements populaires!» en menaçant le principe
même de gouvernement. Dans l’avertissement à la traduction fran-
çaise de David Mazel, publiée à Paris en l’an III de la République

32."Cf. John Locke, Premier Traité du gouvernement civil, § 1: «!L’esclavage est pour
l’homme un état si vil, si misérable et si directement contraire au tempérament géné-
reux qu’on imagine mal comment un Anglais, encore moins un honnête homme [gentle-
man] pourrait plaider en sa faveur.!»
64 Guerres et Capital

(1795), le projet politique de Locke s’énonce dans une formule d’un


classicisme tout solonien!: «!trouver un milieu entre ces extrémités!33!».
Parce qu’aucun «!homme ne peut, par contrat ou par consente-
ment, se rendre esclave de quelqu’un d’autre, ni s’assujettir au pouvoir
absolu et arbitraire !34!», c’est au «!peuple!» qu’il revient d’être par
«!consentement!» à l’origine du pouvoir politique et de la société civile!–
«!de la société politique ou civile!», selon l’intitulé du chapitre central
du Second Traité du gouvernement civil. Ses membres remettent leur
«!pouvoir naturel!» entre les mains de la «!communauté!» s’affirmant
commonwealth par le pouvoir de «!préserver la propriété!» (VII, sec.
85) sans en passer par la guerre, qui est aussi pour Locke, en bon
Européen, la seule véritable condition de l’esclavage en tant qu’il n’est
«!rien d’autre qu’un état de guerre qui persiste entre un conquérant
légitime et un captif!» (IV, sec. 24). S’«!il est dès lors évident que la
monarchie absolue […] est en fait incompatible avec la société civile!»
(VII, sec. 90) parce qu’elle est continuation de la guerre par d’autres
moyens dirigés contre son peuple, il l’est non moins que la société civile
sera l’affaire d’un peuple de propriétaires pour lequel le problème poli-
tique – auquel s’identifie le libéralisme par l’entremise de Locke – est
celui d’un retour (du refoulé) de l’esclavage des «!nègres!» d’Amérique sur
le sol européen et en Angleterre dont il assure la «!prospérité!» par des
moyens de guerre qui sont ceux de la différence coloniale. Comment, en
effet, les razzia d’esclaves et leur marchandisation pourraient-elles
ressortir du droit de la «!juste guerre!» sur le théâtre européen!? Mais
cette différence coloniale n’est-elle pas toute relative au vu de la
condition des pauvres sur le même théâtre d’opérations!?
C’est à un peuple de propriétaires qu’il revient d’exprimer le
capitalisme naissant et ses concepts de travail, de propriété privée

33."John Locke, Avertissement au Traité du gouvernement civil, éd. S. Goyard-Fabre,


Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 137. Les expressions «!séditions éternelles!» et
«!soulèvements populaires!» sont tirées de cet Avertissement.
34."John Locke, Le Second Traité du gouvernement. Essai sur la véritable origine, l’étendue
et la fin du gouvernement civil (IV, «!De l’esclavage!», sec. 23). Nous donnons par la suite
dans le corps du texte référence au chapitre et à la section du Second Traité.
L’accumulation primitive continuée 65

et de monnaie qui font défaut aux colonisés jusque dans l’état de


nature dont ils transgressent les lois. Les terres sont en friche, les
espaces, vacants (vacuis locis) parce que l’«!Indien sauvage, qui ne
connaît aucune clôture!» (V, sec. 26), ne les soumet pas à l’«!industrie
humaine!» et au travail de mise en valeur supposé être au fondement
naturel de la «!propriété!». Nomades, vivant de cueillette et de chasse,
ils ne «!travaillent!» pas pour donner à toute chose sa valeur propre et se
soustraient à l’injonction divine de faire fructifier la terre!: «!Dieu a
donné la terre […] pour l’usage de ceux qui seraient industrieux et
rationnels (et le travail devait être un titre à sa possession)!» (V, sec.
34). C’est un premier manquement au droit naturel, à la propriété
individuelle, à la propriété privée exclusive (proprietas) de la terre que
l’homme enclôt par son travail en la séparant de ce qui est commun
dans les limites («!très modestes!») de l’usage qu’il pourra en faire.
C’est aussitôt, au moins indirectement, une première justification
à l’appropriation coloniale de ces terres indivises et incultes (waste)
d’Amérique par la mise en œuvre d’une politique d’enclosure qui ne
pouvait que signifier l’expropriation sans consentement de ses habitants
sans droit, fût-il naturel. (Il ne vient pas à l’esprit de Locke que l’on
tient ici, dans cet acte de guerre et dans cette raison qui peut s’au-
toriser de Grotius !35, le principe d’explication de ces vacant places,
vacant habitations après deux siècles de colonisation européenne…)
La différence de civilisation s’avère si absolue («!les mœurs de ces
peuplades sont […] tellement étrangères à toute manifestation de
civilisation !36!») que la place des sauvages qui sont dits vivre «!en
accord avec la nature!» est loin d’être assurée dans un état de nature
dont le propre est de rendre compatibles les «!possessions privées!»
(V, sec.!35!37) avec «!un état d’égalité où tout pouvoir et toute juridic-

35."Dans le De Jure Belli ac Pacis, livre II, chap. 3-4.


36."John Locke, Essai sur la loi de nature, Caen, Centre de philosophie politique et
juridique de l’université de Caen, 1986, p. 45 (cité par Matthieu Renault, op. cit. p. 57).
37."«!La condition de la vie humaine, qui requiert le travail et les matériaux pour l’ac-
complir, conduit donc nécessairement aux possessions privées.!»
66 Guerres et Capital

tion sont réciproques!». C’est un état historiquement si improbable


que «!les promesses et les marchés de troc!» obligeant les hommes les
uns par rapport aux autres à la vérité et au respect de la parole donnée
pourront faire intervenir «!un Suisse et un Indien dans les forêts de
l’Amérique!» (II, sec. 4 et 14)… L’Européen en Amérique viendra
ainsi incarner la loi de nature, qui n’est autre qu’un pur calcul intéressé
partagé par ceux qui le font leur!! Repassant par le travail qui donne à
une terre toute sa valeur, la démonstration finira de révéler tout son
anachronisme en se faisant comptable du présent!: en Amérique, «!le
roi d’un territoire vaste et fertile est moins bien nourri, logé et vêtu
qu’un journalier en Angleterre!» (V, sec. 41) en raison de la différence
de revenu entre un «!acre de terre!» cultivé ici (dont le bénéfice est très
précisément estimé à 5 £ par Locke) et là-bas!: «!le profit total qu’un
Indien en retire, s’il fallait le mettre sur le marché ici, […] n’arriverait
pas à une proportion de un pour mille!» (V, sec. 43). Entre ici et là-bas,
l’Indien ne passe pas pour n’avoir pas su accéder à cette étape ultime
de l’état de nature qu’est l’invention de la monnaie!: en son usage «!par
voie de consentement!», elle transforme la terre en capital destiné à
produire des biens destinés au commerce. Annonçant la fin de l’éga-
lité et des limites naturelles liées à la satisfaction des besoins, l’argent
ouvre en effet la voie à l’appropriation illimitée des terres et du travail,
et à une première forme de gouvernement (ou de gouvernementa-
lité) entre des individus devenus inégaux par «!les possessions plus
vastes et le droit qu’elle établit sur elles!» (V, sec. 36). On atteint ici
à la première forme de développement, à la fois monétaire et proto-
juridique (dans cet ordre), d’un Far West qui se décompose en war on
waste!38. Mais c’est pour Locke un bien qui doit être recherché par la
société parce qu’il accroît sa richesse globale dont profite jusqu’au
plus pauvre des journaliers… Un conte de fées, dûment repris par Adam
Smith dans La Richesse des nations au titre d’une «!previous accumula-
tion!» mise en pièces par Marx (la richesse de la nation assure la pauvreté

38."Selon l’expression de Mark Neocleous, in War Power, Police Power, Edinburgh,


Edinburgh University Press, 2014, p. 60.
L’accumulation primitive continuée 67

du peuple). Difficile ici de contredire MacPherson lorsqu’il avance que


l’institution du gouvernement civil qui surgira de cet état de nature
monétarisé pour sauvegarder «!la propriété de chacun!» revient à faire
de l’économie de marché et de ses divisions de classes un fondement
permanent de la société civilisée!39. C’est donc comme une marche
de la civilisation dans un seul monde que Locke inscrira le dévelop-
pement du colonialisme en Amérique dans l’économie mondiale du
capitalisme naissant: «!Je le demande, qui attacherait une valeur à dix
mille ou à cent mille acres d’une terre excellente, facile à cultiver et,
de plus, bien pourvue de cheptel, mais située au cœur de l’Amérique,
s’il n’existe là aucune possibilité de commercer avec d’autres parties
du monde et d’attirer l’argent par la vente des produits!? Cette terre
ne vaudrait pas la peine de l’enclore!» (V, sec. 50).
La pleine rationalité capitalistique qui se déploie ici dans une
géopolitique coloniale de l’état de nature obéit à la logique historique
de l’accumulation par le «!commerce!» de l’appropriation du monde.
Elle permet au philosophe de rejouer, de reconstruire et de déplacer
sur la scène américaine dans un véritable ordre des raisons l’expro-
priation sans consentement des paysans anglais, qui n’apparait jamais
comme tel dans les deux Traités – sauf en son résultat supposé le plus
naturel!: les hommes ne possédant plus de terres auront la capacité
d’acquérir par leur travail les moyens monétaires de subsister en trans-
férant le gain qui récompensait le travail dans la poche d’un autre !40… Si
les politiques d’enclosure sont pour Locke «!la pierre de touche de
la voie anglaise de la colonisation de l’Amérique!41!», c’est le sort des
«!pauvres!», qu’il faut à tout prix mettre au travail en les soumettant
au régime des workhouses et des «!écoles d’industrie!» pour les enfants,
en les forçant à s’engager dans la marine ou en les déportant dans les
39."C’est tout le sens de la démonstration de C. B. MacPherson, La Théorie politique de
l’individualisme possessif (1962), Paris, Gallimard, «!Folio Essais!», 2004, chap. 4.
40."Selon l’explication de Locke dans ses Nouvelles considérations sur le rehaussement
de la valeur de la monnaie, citée par Marx en annexe des Théories sur la plus-value (éd. G.
Badia, t. I, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 428-429).
41."Matthieu Renault, op. cit., p. 156.
68 Guerres et Capital

plantations!42, qui évoque l’esclavage par leur devoir de servitude dans


un monde que le commerce rend plus «!prospère!» que jamais. Preuve
s’il en fallait que «!l’augmentation du nombre des pauvres doit venir
d’une autre cause, qui ne saurait être que le relâchement de la disci-
pline et la corruption des mœurs, la vertu et l’industrie allant de pair
tout comme le vice et l’oisiveté!43!».
On mesure aussitôt les limites de la fonction civilisatrice du travail
après l’introduction de l’argent qui fonde le principe de rationalité
de l’accumulation illimitée en dissociant l’appropriation (de la terre)
et le travail (des hommes sans terres), que l’on peut s’approprier en
suivant une loi de nature et de raison. Le plein développement de la
rationalité coïncidant avec l’épanouissement de la persona œconomica
est dès lors plus une affaire d’appropriation et d’expropriation que
de travail, et «!l’homme industrieux!» n’est plus «!l’homme de raison!»
(the rational). Il est ce pauvre laborieux soumis à l’autorité de l’État
qui administre et disciplinarise sa force de travail en le maintenant
sur le circuit de subsistance le plus court, «!from hand to mouth!», et le
moins apte à «!élever ses pensées au-delà des problèmes immédiats
de la vie!» au jour le jour. À la classe laborieuse aussi limitée dans les
possibilités d’acquisition des connaissances que des richesses!44, on ne
saurait donc conférer le droit de s’insurger, car son exercice dépend,
en droit, d’un choix de la raison, et constitue, en fait, le seul critère de
la citoyenneté!45 – en sa différence avec la sujétion à un pouvoir arbi-
traire et absolu contre laquelle le «!peuple!» a raison de se révolter
afin de maintenir sa propre sauvegarde et la sûreté de ses biens, «!qui
sont la fin pour laquelle on est entré en société!» (XIX, sec. 222). On
retrouve «!la liberté contre l’esclavage!» par exclusion inclusive du

42."Ce sont les recommandations de Locke dans son Rapport sur les pauvres – On
the Poor Law and Working Schools, 1697 – présenté au ministère du Commerce et des
Colonies. Cf. John Locke, Que faire des pauvres!?, Paris, PUF, 2013, p. 29-30, p. 32.
43."Ibid., p. 26.
44." Cf. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Costes,
éd. É. Naert, Paris, Vrin, 1989, p. 591 (IV, XX, 2).
45." Cf. C. B. MacPherson, op. cit., p. 370-371.
L’accumulation primitive continuée 69

nouveau prolétariat dont la condition est considérée si durement par


les économistes anglais après 1660 qu’il n’y a pas d’autre «!équivalent
moderne que la conduite des colons blancs les moins recomman-
dables envers leur coloured labor !46!». Blanche ou noire, la force de
travail, qui constitue «!la ressource [commodity!: la marchandise] la
plus essentielle, la plus fondamentale et la plus précieuse !47!», n’est
définitivement pas le peuple «!politique!» où chacun conduit assez par
la raison son entendement pour se donner par consentement mutuel
un «!gouvernement civil!» et se constituer en «!société civile!» dont
le législatif est «!l’âme qui [lui] donne forme, vie et unité!» (XIX, sec.
212).
C’est cette idée libérale d’un contrat-consentement fondant le
législatif sur la légitimité du peuple incorporé en lui qui impose à
Locke une conception continuiste de la servitude et différentielle de
la raison !48, selon laquelle les êtres incapables de se gouverner par
eux-mêmes, à l’intérieur (les enfants, les femmes, les «!fous!», les
«!idiots!», et les pauvres!: labouring poor et idle poor) comme à l’exté-
rieur (les sauvages), doivent, à un titre ou à un autre, être gouvernés
sans qu’ils y consentent.
Elle se fonde sur une (géo-)politique de l’entendement articu-
lant en un sens nouveau colonisations intérieure et extérieure dans
l’«!identité de conscience!» d’un nouveau sujet de gouvernement de soi
et des autres qui s’établit sur cette histoire de l’état de nature où chaque
homme est «!propriétaire de sa propre personne [man has a property
in his own person]!» (V, sec. 27). Depuis Locke, qui forge dans l’Essai
philosophique concernant l’entendement humain l’expression nominale
the Self, l’assujettissement (subjectio) au travail se conjugue avec la
propriation et l’appropriation d’un «!Soi!» dans la construction du sujet
possessif telle que celui-ci se confond, à la jonction du psychologique,

46." R.H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Penguin, 1948, p. 267 (cité par C.
B. MacPherson, op. cit., p. 377).
47." William Petyt, Britannia Languens (1680), p. 238 (cité par C. B. MacPherson, ibid.).
48." Cf. Matthieu Renault, op. cit., p. 26.
70 Guerres et Capital

de l’épistémologique, du juridique, du politique et de l’économique,


avec l’invention européenne de la conscience libérale.
«!L’empire que l’Homme a sur ce petit monde, je veux dire sur son
propre entendement, est le même que celui qu’il exerce dans ce grand
Monde d’Êtres visibles !49.!» Critique de l’universalité des «!idées
innées!» imprimées dans l’âme par insémination divine, l’empirisme
de Locke s’attache à définir les «!opérations!» réelles de l’esprit (Mind)
qui affirment par «!réflexion!» l’identité du penser et du connaître
pour une conscience (consciousness) dont l’identité à soi (self-conscious-
ness) est promesse de conquête du procès de totalisation du savoir
et condition de réalité de la responsabilité de la personne. La pensée
n’est plus une «!substance!» métaphysique (Descartes), elle devient
elle-même l’objet d’un travail et d’une appropriation (elle est appro-
priated) qui me rend responsable (accountable) en tant que Personne
(morale et juridique) «!capable de Loi!» et «!comptable de ses actes!»
par cette «!con-science que j’en ai [self-consciousness]!». Une con-science,
selon le néologisme proposé par Pierre Coste dans sa traduction
réalisée en étroite collaboration avec Locke pour rendre compte
de ce que le philosophe, le premier, appelle «!conscience de soi!50!»,
sans laquelle l’Homme blanc, lancé à la «!découverte du monde maté-
riel!51!», planté au carrefour de l’empirisme et de l’Empire dans la plus
stricte corrélation entre pouvoir économique, pouvoir cognitif et
pouvoir normatif, ne saurait conduire son entendement – et engager
son vaisseau – sur le «!grand océan des connaissances!», comme l’An-
gleterre a su «!faire marcher le commerce!» avec les autres nations du
49."John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, op. cit., p. 76 (II,
II, 2!: «!The Dominion of Man, in this little World of his own Understanding, being much the
same, as it is in the great World of visible things!»).
50."Voir la longue note de Pierre Coste dans l’Essai philosophique concernant l’entende-
ment humain, op. cit., p. 264-265 (II, XXVII, 9) et l’analyse qu’en propose Étienne Balibar
dans Identité et différence. L’invention de la conscience, Paris, Seuil, 1998.
51."Cf. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, op. cit.,
p.!463-464 (IV, III, 30), où le philosophe développe le paradigme «!impérial!» de la navi-
gation et de la découverte des Nouveaux Mondes comme principe d’expansion de l’en-
tendement. Sur tout ceci, voir le travail définitif de Matthieu Renault, op. cit., chap. I.
L’accumulation primitive continuée 71

monde. C’est tout ce mouvement de «!réflexion!» qui est impliqué


dans l’identification occidentale de l’identité du même et de l’identité
du soi, du «!propre!» et de la «!propriété!» — en sorte que c’est sur
cette identité personnelle qui fait qu’«!un être raisonnable est toujours
le même [personal identity, i.e. the sameness of a rational Being]!» que
devront être «!fondé[s] tout le droit et toute la justice des peines et
des récompenses, du bonheur et de la misère, puisque c’est par cela
que chacun est intéressé pour lui-même!52!».
Mais cette identité personnelle doit bien sûr être elle-même
construite dans une autodiscipline conçue comme un apprentis-
sage de l’autorité et du pouvoir sur soi et sur les autres dont l’édu-
cation («!suited to our English gentry!») et la soumission à la matrice
hiérarchique de la famille patriarcale sont la clé. Que Some Thoughts
Concerning Education (publié par Locke en 1693) ait été un best-seller
pendant tout le XVIIIe siècle en fournit un indice certain, en pleine
résonance avec l’éthique puritaine et comptable du capitalisme !53,
et le système d’habitudes qu’elle s’attache à promouvoir!54. Bien plus
qu’une simple instruction, c’est «!une réglementation de la conduite
infiniment pesante et sévère […] pénétr[ant] tous les domaines de la
vie publique ou privée!55!» qui est au cœur de cette civilisation capi-
taliste (pour reprendre un autre mot de Max Weber) et des guerres
de subjectivités qu’elle promeut, au nom d’une universalité proprié-
taire qui «!instruit!» les autres de leur exclusion inclusive/inclusion

52."Ibid., p. 265 (II, XXVII, 9), p. 271 (II, XXVII, 18).


53."Cf. John Locke, Some Thoughts Concerning Education (1693). Sur la première, outre
la répression du désir («!a man may be able to deny himself his desires!»), voir les préci-
sions maniaques du premier long chapitre sur la «!Santé!»!; pour la seconde, il suffira de
citer cette phrase de conclusion: «!nothing is likelier to keep a man within compass than the
having constantly before his eyes the state of his affairs in a regular course of accounts!» (§ 211).
Risquons la traduction suivante pour ne pas perdre la boussole (compass)!: «!rien n’est plus
propre à aider un homme à garder la boussole [within compass] que l’habitude d’avoir
toujours sous les yeux l’état de ses affaires dans des comptes exacts et bien tenus!».
54."John Locke, Quelques réflexions sur l’éducation, § 18 : «!La grande affaire dans l’édu-
cation, c’est de considérer quelles habitudes vous faites prendre à l’enfant.!»
55."Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 33.
72 Guerres et Capital

exclusive dans le modèle majoritaire des guerres du Self. Car il va sans


dire que tous les hommes, bien qu’à des titres différents, seront des
membres de la «!société politique ou civile!» lorsqu’il s’agira d’être
gouvernés. Le Self-service du libéralisme.

2.4/!Foucault
et l’accumulation primitive
Différents auteurs de la nébuleuse des études postcoloniales
critiquent Foucault pour avoir largement ignoré la généalogie colo-
niale du biopouvoir, à l’exception du cours de 1976 au Collège de
France, où le passage que nous avons cité plus haut ferait figure
d’hapax!56. D’autres, cette fois-ci dans le champ des études fémi-
nistes, comme Silvia Federici, reprochent au philosophe français
son silence sur la «!chasse aux sorcières!», et plus généralement son
absence d’intérêt pour la question de la «!reproduction!» et de la
disciplinarisation des femmes dans la longue durée des techniques
de pouvoir et des phénomènes de résistance qu’il étudie. Les uns
et les autres s’accordent pour mettre en avant l’abstraction discur-
sive de l’analyse foucaldienne du pouvoir, fonctionnant comme un
Premier Moteur de l’Histoire.
Mais on comprend aussi que si l’on fait remonter la généalogie
des techniques disciplinaires et du biopouvoir au «!lancement!» de
l’accumulation primitive, alors l’histoire, le fonctionnement et les

56."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 89. Cf. Ann Laura Stoler,
Race and Education of Desire. Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of
Things, Durham et Londres, Duke University Press, 1995, p. 74-75!: «!Bien que Foucault
aborde la question de la colonisation dans de précédents cours, c’est ici que pour la
première et unique fois il lie explicitement le discours de la colonisation interne à
l’Europe à la réalité de son expansion externe – d’une façon que n’annonçait aucune
de ses analyses antérieures. [...] Foucault n’a pas approfondi ce lien ni développé
davantage.!» Comme nous allons le voir, cette question avait été préparée par la prise
en compte de la question du colonialisme dans le cours de 1972-1973 (Le Pouvoir psychia-
trique). À la décharge de Ann Laura Stoler, aucun des cours n’avait été publié au moment
de la publication de son livre.
L’accumulation primitive continuée 73

transformations successives de ces dispositifs de pouvoir ne pour-


ront pas être séparés de la guerre sous toutes ses formes qui les a, en
grande partie, enfantés. Dans les différentes modalités qu’ils emprun-
teront à partir de la fin du XVIIe siècle, ces dispositifs sont l’expres-
sion privilégiée de la continuation de la guerre par d’autres moyens et
vont la faire apparaître comme analyseur des rapports de pouvoir. C’est
la logique à l’œuvre dans le cours de 1976, quand le philosophe ne
renverse pas la formule de Clausewitz (comme on le dit trop souvent!57)
mais pose tout au contraire que c’est bien plutôt celui-ci qui aurait
retourné «!un principe bien antérieur […], une sorte de thèse à la
fois diffuse et précise qui circulait depuis le XVIIe et le XVIIIe siècle!»,
selon laquelle la guerre doit être entendue comme !«!relation sociale
permanente!58!». Ce qui va l’amener à étudier l’apparition et la diffu-
sion des discours qui ont pour la première fois conçu la politique
comme guerre continuée.
On ne peut donc pas soutenir que Foucault ne s’intéresse pas à
l’époque correspondant à l’accumulation primitive. En revanche, il
est certainement vrai qu’il l’analyse du point de vue de la constitution
«!épocale!» des États dans le capitalisme naissant (la «!gouvernemen-
talisation de l’État!») et dans la perspective des guerres de subjecti-
vités qui ont caractérisé la transition du féodalisme au capitalisme.
On touche ici au point d’achoppement où l’irremplaçable travail
de Michel Foucault souffre d’une limite majeure. Le point de vue
eurocentré qui est le sien (et même largement «!britannico-centré!»
en ce qui concerne la généalogie de la «!guerre des races!», rapportée
– de façon assez hasardeuse – aux effets de la conquête en Angleterre
dans le cours de 1976) est en lui-même problématique et réduit la
portée de l’analyse de la constitution des relations de pouvoir du
capitalisme émergent qui se tissent transversalement des deux côtés

57."On en reste alors à la toute première formulation proposée par Foucault dans la
première leçon du cours de 1976, cf. Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit.,
p. 16 (leçon du 7 janvier 1976).
58."Ibid., p. 41-42 (leçon du 21 janvier 1976).
74 Guerres et Capital

de l’Atlantique. Les trois aspects qui s’en dégagent (accumulation de


l’État, crise du pastorat à l’horizon d’une «!gouvernementalité!» se
définissant en termes de stratégies et de tactiques, possibles effets
de retour du rapport disciplines/colonisés sur les mécanismes de
pouvoir en Occident) doivent donc être repris et prolongés par-delà
les limites qui les caractérisent puisqu’ils contribuent fortement à
problématiser la question de la guerre comme «!chiffre!», ou nombre
nombrant du rapport social du capital, en imposant l’analyse du
pouvoir politique comme disciplinarisation de la guerre.
Car les guerres de conquête et de prédation du Nouveau Monde
commandent à l’automanifestation élargie d’une autre institution indis-
pensable à la naissance et à l’essor du capitalisme. L’accumulation
primitive est en effet aussi, et peut être d’abord, accumulation de
puissance et de richesse de l’État. Or, Michel Foucault est sans doute
celui qui la décrit de la façon la plus pertinente, tout en négligeant la
mondialisation constituante du capitalisme, qu’il nous faut donc réin-
sérer entre les mailles de son analyse.
À la fin de la Guerre de Trente ans, au milieu du XVII e siècle,
explique-t-il, «!s’ouvre une perspective historique nouvelle, perspec-
tive de la gouvernementalité indéfinie, perspective de la permanence
des États!» qui demande que l’«!on accepte les violences comme étant
la forme la plus pure de la raison et de la raison d’État !59!». Fruit de
l’institutionnalisation des machines de guerre de la période féodale,
le système diplomatico-militaire constitue le «!premier ensemble
technologique!» caractéristique du nouvel art de gouverner, dont
le but est la puissance et la richesse des États. Il est le garant d’un
équilibre des forces assurant l’empowerment des États. Le deuxième
«!ensemble technologique!», dont le but est le même, est constitué
par la «!police!» et son gouvernement de la société et de la population.
Mais sans doute faut-il revenir ici à l’analyse essentielle de Carl
Schmitt quand il rappelle que l’une des conditions, et non des

59."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 272-273 (leçon du 15 mars
1978).
L’accumulation primitive continuée 75

moindres, de l’institution du Jus publicum européen est le partage


entre l’espace continental, où s’établit une «!balance de!forces!» pour
limiter les puissances des États, et les «!terres libres!» du nouveau
monde, où les mêmes États peuvent s’adonner à une compétition et
à une concurrence sans limites. Si, sur le continent, et dans la pers-
pective d’un certain équilibre entre les États, la guerre est, de facto,
une continuation de la politique par d’autres moyens (en sorte que la
théorie de Clausewitz est pour Foucault une systématisation, deux
siècles plus tard, de ce rapport de forces entre les États), dans le
reste du monde, où la guerre n’a jamais cessé d’être conquête, pillage,
violence illimitée sur les hommes, les biens, les terres, la Formule de
Clausewitz est déjà et depuis toujours renversée dans la formule la
plus brutale de la «!guerre des races!» alimentée par la guerre extra-
européenne des États se taillant leurs empires coloniaux.
La portée et la signification du mercantilisme sont également
tronquées par la méthodologie foucaldienne refermée sur l’Europe
qui le contraint à articuler un pouvoir illimité en interne sur la popu-
lation (c’est l’État de police) et un pouvoir limité en externe par une
raison d’État s’autolimitant dans ses propres objectifs eu égard à la
«!balance européenne!» des nations!60. Le contraste ne saurait être
plus grand avec le travail classique d’Eric Williams sur la relation
entre esclavagisme et capitalisme, qui pose l’équation mercantilisme
= esclavage («!l’essence du mercantilisme, c’est l’esclavage!61!»), en
ouvrant une toute autre perspective, beaucoup plus loin de l’équi-
libre européen de la physique diplomatico-militaire des États, sur la
«!phase!» qui a précédé et stimulé la révolution industrielle. Que la
puissance et la richesse des États proviennent en grande partie de

60."Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-


1979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 6-8 (leçon du 10 janvier 1979). Sur cette «!balance
de l’Europe!» qui fait l’objet du traité de Westphalie conclu en 1648, cf. Michel Foucault,
Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 304-314 (leçon du 22 mars 1978).
61."C’est la formule d’Eric Williams (dans Capitalism and Slavery, 1944) cité par
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, t. 3, Le
temps du Monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 337.
76 Guerres et Capital

l’exploitation des colonies et de la Traite des Noirs («!la principale


contribution extérieure à la croissance économique de l’Europe!62!»)
est une évidence que l’on retrouvera en creux jusque chez John Stuart
Mill, au cœur donc de la relève libérale du mercantilisme et de l’es-
clavagisme, lorsque celui-ci affirme dans son Traité d’économie poli-
tique (1848) que «!le commerce avec les Antilles britanniques ne relève
pas du commerce extérieur, mais s’apparente davantage aux échanges
[traffic] entre villes et campagnes!63!». Avec l’adaptation toute relative
du travail forcé dans les colonies au «!salariat libre!» en métropole!64,
qui fait aussi passer la disciplinarisation des pauvres par l’esclavage
des Noirs, c’est le mode de production capitaliste de la nouvelle
division internationale du travail qui confirme que, de quelque côté
qu’on aborde la question du capitalisme, il est impossible de faire
l’économie de la dimension géopolitique extra-européenne. Pour la
simple raison qu’elle ne fait qu’un avec le décollage de l’Europe, et
qu’il lui revient d’avoir enclenché le cycle production-consommation
de masse en développant des entreprises militaro-commerciales dont
le succès reposait in fine sur la mise en place d’une économie de la
discipline, de l’organisation seriatim du travail, du temps et de l’espace
à grande échelle qui allait projeter les plantations de canne à sucre au
rang de laboratoire capitalistique pour le régime de la fabrique. On
vérifie par là que si le régime colonial est ce «!Dieu étranger!» qui selon
Marx jeta à bas les «!vieilles idoles de l’Europe!», il n’a pu le faire qu’en
proclamant et en ouvrant par la Force la voie du «!profit (Plus-macherei)
comme l’unique et ultime but de l’humanité!65!».

62."Sidney W. Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New
York et Londres, Penguin, 1985, p. 55.
63."John Start Mill, Principles of Political Economy (1848), New York, D. Appleton, 1876,
p. 685-686 (cité par Sidney W. Mintz, op. cit., p. 42).
64."Mais on se gardera d’oublier qu’«!en Nouvelle-Espagne, dès le XVIe siècle, le travail
“libre” des salariés faisait son apparition!» au sein même de la succession et l’empiète-
ment des servitudes caractéristiques du Nouveau Monde. (cf. Fernand Braudel, op. cit.,
p. 338-339).
65."Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap. XXXI, op. cit., p. 1216 (et note).
L’accumulation primitive continuée 77

2.5/!Généalogie coloniale
des disciplines de la biopolitique
Les critiques formulées par les auteurs postcoloniaux, sans qu’il
soit nécessaire de les partager en totalité, peuvent utilement
problématiser la démarche foucaldienne et ses manquements. À
reprendre les deux pôles de développement dans l’exercice du
pouvoir sur les hommes depuis la rupture avec les rituels féodaux
du pouvoir souverain, le pouvoir disciplinaire centré sur le corps
comme machine intégrée «!à des systèmes de contrôle efficace et
économiques!» et le biopouvoir, «!qui s’est formé un peu plus
tard!» en l’espèce d’une biopolitique de la population!66, dateraient,
respectivement, de la moitié ou de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe
siècle. Mais à notre sens, leur essor différencié ne constitue qu’une
deuxième étape de construction des dispositifs de pouvoir du capi-
talisme qui devient plus significative si elle est pensée à la fois en
rupture et en continuité avec les deux premiers siècles d’«!accumu-
lation primitive!».
On trouve quelques traces de ce rapport de rupture et conti-
nuité dans le cours de 1973-1974, Le Pouvoir psychiatrique, où Foucault
élargit l’espace de constitution des dispositifs de savoir et de pouvoir
à l’économie-monde en établissant un parallèle entre métropole et
colonies. Dans ces pages, «!la colonisation interne!» des vagabonds,
des nomades, des délinquants, des prostituées, est mise en miroir
avec la «!colonisation externe!» des peuples colonisés sur lesquels on
exerce et on expérimente les mêmes dispositifs disciplinaires qu’en
Europe. «!Il faudrait voir avec un peu plus de détail comment les
schémas disciplinaires ont été à la fois appliqués et perfectionnés dans
les populations coloniales. Il semble que cette disciplinarisation se
soit faite d’abord d’une manière un peu discrète, marginale et, curieu-
sement, en contrepoint par rapport à l’esclavage!67.!»
66."Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 182-183.
67."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974),
Paris, Gallimard/Seuil, 1973, p. 70 (leçon du 28 novembre 1973).
78 Guerres et Capital

L’économie-monde couple ses dispositifs de pouvoir avec


des savoirs et un nouveau concept de «!vérité!» adéquat aux fonc-
tions de contrôle et de gouvernement des populations, selon une
«!procédure de contrôle continu!» («!c’est une prise du corps, et
non pas du produit!; c’est une prise du temps dans sa totalité et non
pas du service!») dont le système disciplinaire dans l’armée fournit
le modèle!68. C’est ce modèle qui va s’étendre à toute la surface du
globe. Son extension planétaire se confond avec un «!double mouve-
ment de colonisation!» se renforçant mutuellement!: «!colonisation
en profondeur qui a parasité jusqu’aux gestes, au corps, à la pensée
des individus, et puis colonisation à l’échelle des territoires et des
surfaces!69!». Nous sommes ici – un ici qui nous transporte dans ces
microcosmes disciplinaires quasi-panoptiques de production et
de surveillance que sont les établissements jésuites au Paraguay !70
– au cœur de la!«!mise en enquête généralisée de toute la surface
de la terre!», produisant un savoir sur le comportement des gens, la
manière dont ils vivent, pensent, font l’amour. «!C’est-à-dire que, à
tout moment et en tout lieu du monde, et à propos de toute chose,
l’on peut et l’on doit poser la question de la vérité. Il y a de la vérité
partout et la vérité nous attend partout!71.!» Selon des modalités que
Locke nous a permis de découvrir, cette production universelle de vérité
requiert les formes de pensées et les «!technologies!» permettant d’y
accéder en produisant le sujet de son énonciation et de sa réception. Il

68."Ibid., p. 48-49. Ce sera l’une des thèses majeures de Surveiller et punir, Paris,
Gallimard, 1975, en part. p. 137-196. Foucault en créditera Marx dans un entretien paru
dans la revue Hérodote (1976) : «! tout ce que Marx a écrit sur l’armée et son rôle dans
le développement du pouvoir politique […] sont des choses très importantes qui ont
pratiquement été laissées en jachère, au profit des incessants commentaires sur la plus-
value!» («!Questions à Michel Foucault sur la géographie!», Dits et écrits, op. cit., t. II,
n°!169, p. 39.).
69."Ibid., p. 246 (leçon du 23 janvier 1974).
70."Foucault y faisait déjà référence dans une conférence de 1967 au Cercle d’Études
architecturales, cf. Michel Foucault, «!Des espaces autres!», Dits et écrits, op. cit., t. II,
n°!360, p. 1580.
71."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 246.
L’accumulation primitive continuée 79

faut en effet «!un sujet universel de cette vérité universelle, mais ce


sera un sujet abstrait car, concrètement, le sujet universel capable de
saisir cette vérité sera rare, il faudra que ce soit un sujet qualifié par
un certain nombre de procédés qui seront précisément les procédés
de pédagogie et de la sélection!72!». Ce sera un sujet éduqué par le
savoir de l’accumulation du capital, un sujet équipé pour le pouvoir
sur l’accumulation des hommes et leur colonisation systématique. Il est
décidément bien dommage que l’expérimentation «!disciplinaire!»
menée par les jésuites sur les communautés Guarani au Paraguay n’ait
pas trouvé suite dans l’œuvre de Foucault, car l’ouverture à la bio-
géopolitique mondiale du capitalisme s’est ainsi vite refermée.
Concevoir l’articulation des concepts de biopouvoir et de pouvoir
disciplinaire dans une généalogie qui comprendrait l’accumulation
primitive comme son origine permettrait de saisir de quelle façon
ils continuent la guerre par d’autres moyens, notamment en ce qui
concerne la «!guerre contre les femmes!». La définition du biopouvoir
comme dispositifs de production et de contrôle des processus « de
natalité, de fécondité, de mortalité, de longévité!» et comme gestion
de la «!reproduction!» de la population par l’État!73 gagnerait beau-
coup à être pensée comme la suite des politiques d’expropriation et
d’appropriation des «!corps!» des femmes, qui engage leur pouvoir
sur la «!reproduction!» de la force de travail et toute une biopolitique
du corps!74. On y vérifierait que le pouvoir de «!régularisation!» d’une
biopolitique caractérisée par la prise en charge de la vie des popula-
tions dépend de « tout un ensemble disciplinaire qui foisonne sous les
mécanismes de sécurité pour les faire fonctionner!75!». Ce qui donne-
rait aussi une tout autre portée à l’analyse du libéralisme économique,

72."Ibid., p. 247.
73."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 216-217.
74."Dans ses interventions politiques, Foucault ne se fait pas faute d’inscrire cette
fonction «!reproductrice de la force de travail!» dans une «!politique du corps!» qui a
pour effet immédiat de politiser la sexualité (cf. «Sexualité et politique» [1974], Dits et
Écrits, op. cit., t. I, n° 138, p. 1405).
75."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 10 .
80 Guerres et Capital

en tout point lié aux techniques disciplinaires, dans la mesure où la


disciplinarisation de la vie apparaîtrait comme la matrice biopolitique
du contrôle économico-politique de la production. Il nous semble
en tout cas nécessaire d’incliner en ce sens la formule de Bentham-
Foucault!: «!le panoptique, c’est la formule même d’un gouvernement
libéral!76!».

2.6/!Le racisme
et la guerre des races
Mais la question la plus épineuse concerne la généalogie foucal-
dienne du «!racisme d’État!». Dans la dernière leçon de «!Il faut
défendre la société!», Michel Foucault nous incite à comprendre le
concept de biopouvoir comme «!rapport biologique!» et «!non
pas militaire, guerrier ou politique!». Cette affirmation mériterait
d’être problématisée à la lumière des processus de réduction des
femmes et des colonisés à une existence biologique qui n’a pu être
réalisée et poursuivie que par la guerre de races et la guerre contre
les femmes!: en effet, si l’accumulation primitive montre la stricte
implication entre biopouvoir et guerre, et l’impossibilité de les
distinguer, alors ce sont les dispositifs «!foucaldiens!» qui consti-
tuent la continuation des guerres de l’accumulation primitive par
d’autres moyens. Tout en reconnaissant que le racisme s’est déve-
loppé «!primo avec la colonisation, c’est-à-dire avec le génocide
colonisateur!77!», Foucault reste fortement centré sur l’Europe, et sa
problématisation de la guerre comme chiffre des relations sociales
et sa généalogie du racisme d’État s’en trouvent considérablement
affaiblies. Pour lui, «!ce qui a inscrit le racisme dans le mécanisme

76."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 69 (leçon du 24 janvier 1979)


et n. 27.
77."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 229 (leçon du 17 mars 1976).
L’accumulation primitive continuée 81

d’État, c’est l’émergence du biopouvoir!», qu’il fait ici symptomati-


quement remonter au XIXe siècle!78.
Si le biopouvoir est un pouvoir qui «!prend en charge la vie!»,
qui l’«!aménage, [la] protège, [la] garantit, [la] cultive biologique-
ment!79!», si le biopouvoir, à la différence du pouvoir souverain («!faire
mourir et laisser vivre!»), s’exerce à travers un nouveau droit («!faire
vivre et laisser mourir!»), comment assurer la fonction spécifique de la
guerre qui est droit de donner la mort!? Par le biais du racisme, répond
Foucault!! «!Le racisme va permettre d’établir, entre ma vie à moi et la
mort de l’autre, une relation qui n’est pas militaire et guerrière d’af-
frontement, mais une relation de type biologique!» permettant à la
fois une «!extrapolation biologique du thème de l’ennemi politique!»
et l’inscription de «!la fonction de mort dans l’économie du biopou-
voir!» qui pratique ainsi une «!coupure!» dans le continuum biolo-
gique et récupère par là «!le vieux droit souverain de tuer!80!». Dans
ces pages, la montée du racisme à la fin du XIXe siècle semble n’avoir
aucune connexion avec l’évolution de l’économie-monde et avec l’im-
périalisme, qui porte à son apogée la conquête coloniale et se préci-
pite vers la Première Guerre mondiale. Ici encore, le cadre eurocentré
de l’analyse limite l’explication (qui régresse vers la mort propre au
pouvoir de souveraineté en conduisant Foucault vers un curieux effet
de chiasme!81), puisque les premières manifestations des politiques
du «!racisme d’État!» ne concernent pas l’Europe, mais les colonies
et l’esclavage.

78."Ibid., p. 226-227. Il reprendra un peu plus tard!: «!le thème du biopouvoir, développé
à la fin du XVIIIe et pendant tout le XIXe siècle!» (p. 233).
79."Ibid., p. 232.
80."Ibid., p. 227-229.
81."On lit en effet!: «!Si le pouvoir de normalisation veut exercer le vieux droit souverain
de tuer, il faut qu’il passe par le racisme. Et si, inversement, un pouvoir de souveraineté,
c’est-à-dire un pouvoir qui a un droit de vie et de mort, veut fonctionner avec les instru-
ments, avec les mécanismes, avec la technologie de la normalisation, il faut qu’il passe
lui aussi par le racisme!» (ibid., p. 228).
82 Guerres et Capital

L’origine de l’esclavage n’est sûrement pas à chercher dans les


politiques de la «!race!». Elle est d’abord un problème économique
dû, d’une part, à la politique d’extermination et, d’autre part, à la
«!faiblesse!» des Indiens et des Blancs «!engagés!», incapables d’as-
surer le travail forcé dans les mines et les plantations du Nouveau
Monde. «!L’esclavage n’est pas né du racisme. Le racisme a été plutôt
la conséquence de l’esclavage!82.!» Mais le maintien et la stabilisation
des politiques esclavagistes requièrent la mise en place de politiques
raciales. Très tôt, dans les colonies espagnoles, durant les années
1540, «!la “race” devint un facteur essentiel dans la transmission de
la propriété et une hiérarchie raciale fut instituée pour différencier
les indigènes, les mestizos et les mulatos entre eux et la population
blanche!83!». L’État français donnera pour sa part un cadre!« juridique!»
aux guerres de races!avec le Code noir (1685) et le Code de l’indi-
génat (1881).
Le racisme d’État ne naît donc pas à la fin du XIXe siècle en Europe
comme conséquence du déploiement du biopouvoir dans une
«!société de normalisation!» et par l’adaptation des thèmes scienti-
fiques de l’évolutionnisme, il est constitutif du montage des fonctions
étatiques qui ont projeté sur l’économie-monde un biopouvoir disci-
plinaire. Et s’il est vrai que le racisme d’État de la fin du XIX e siècle
est sans conteste différent, la nouveauté réside dans l’importation et
la transformation des politiques raciales qui sont indissociables des
techniques de «!gouvernement!» des populations colonisées depuis
des siècles. Pendant tout le XIXe siècle, et notamment en France, on
a ainsi importé des colonies des techniques de guerre civile pour
anéantir les insurrections ouvrières!; et en ce qui concerne les guerres
du XXe siècle, à suivre Paul Virilio, la guerre totale « était déjà plus
proche de l’entreprise coloniale que de la guerre traditionnelle en
Europe!84!».

82."Eric Williams, Capitalisme et esclavage, Paris, Présence africaine, 1968, p. 19.


83."Silvia Federici, op. cit., p. 222.
84."Paul Virilio, L’Insécurité du territoire (1976), Paris, Galilée, 1993, p. 136.
L’accumulation primitive continuée 83

Le nazisme, point d’orgue et solution finale du racisme d’État,


dans lequel Foucault perçoit la coïncidence absolue d’un État disci-
plinaire total, d’un biopouvoir généralisé et la diffusion du «!vieux
pouvoir souverain de tuer!» dans tout le corps social, n’est pas seule-
ment la résultante suicidaire des biodynamiques européennes préci-
pitées dans la guerre comme «!phase ultime et décisive de tous les
processus politiques!85!». Le poète Aimé Césaire le comprend d’un
tout autre lieu comme le fruit sur de la colonisation qui a travaillé «!à
déciviliser le colonisateur!» en produisant l’«!ensauvagement!», «!lent
mais sûr!», de l’Europe. Ce qu’on ne pardonne pas à Hitler, «!ce n’est
pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation
de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humi-
liation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés
colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les
coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique!86!».

2.7/!La guerre
dans l’économie-monde
Il n’est donc pas étonnant que les auteurs associés aux recherches
sur l’économie-monde complètent et enrichissent l’analyse des
transformations de la guerre et des manières de la mener en
rapport direct au capitalisme naissant et aux colonies. C’est en
effet l’«!accumulation primitive!» qui fournit le creuset de toutes
les fonctions que la guerre développera par la suite!: mise en place
des dispositifs disciplinaires de pouvoir, rationalisation et accéléra-
tion de la production, terrain d’expérimentation et de mise au point
de nouvelles technologies, gestion biopolitique de la force produc-
tive elle-même. Mais surtout, la guerre joue un rôle de premier
plan dans la «!gouvernementalité!» de la multiplicité des modes de

85."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 231-232.


86."Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950), Paris, Présence africaine, 2011,
p. 14.
84 Guerres et Capital

production, des!formations sociales et des dispositifs de pouvoir


qui coexistent dans le capitalisme à l’échelle du monde. Elle ne se
limite pas à être la continuation au plan stratégique de la politique
(étrangère) des États. Elle contribue à produire et à tenir ensemble
les différentiels qui définissent les divisions du travail, de sexes et de
races sans lesquels le capitalisme ne pourrait se nourrir des inéga-
lités qu’il déchaîne.
Fernand Braudel fait remarquer que la guerre, «!renouvelée par la
technique, créatrice de modernité!», travaille à la mise en place accé-
lérée du capitalisme!: «!Dès le XVIe siècle, il y a eu une guerre de pointe
qui a mobilisé furieusement les crédits, les intelligences, l’ingéniosité
des techniques, au point de se modifier, disait-on, d’une année sur
l’autre!87.!» Pour Immanuel Wallerstein, faisant référence à la même
période, la guerre est à la fois une réserve d’emploi pour les pauvres
et une force productive de première importance stimulant le crédit.
«!L’augmentation des dépenses militaires a stimulé souvent la produc-
tion dans d’autres domaines, de sorte que le volume des surplus
produits augmentait en temps de guerre.!» La logistique militaire ne
sollicitait pas seulement le commerce et la production, «!c’était un
système créateur de crédit. En effet, les princes n’étaient pas les seuls
à emprunter aux banquiers, les entrepreneurs militaires aussi!88.!»
Rappelant que «!la guerre du Brésil ne peut pas être la guerre des
Flandres!», Braudel nous donne encore une autre indication d’impor-
tance quant au fait que l’accumulation primitive impose des change-
ments profonds dans la manière de conduire la guerre en l’inclinant
vers la guérilla, dont Carl Schmitt date l’émergence beaucoup plus
tard, selon un calendrier européen qui lui fait privilégier les formes
de résistance que les guerres napoléoniennes ont suscitée, notam-
ment en Espagne.

87."Fernand Braudel, op. cit., p. 44.


88."Immanuel Wallerstein, Capitalisme et économie-monde (1450-1640), Paris,
Flammarion, 1980, p. 131.
L’accumulation primitive continuée 85

La guerre, «!fille et mère du progrès!», qui accompagne l’État-


nation comme son ombre portée et contribue à l’essor de la «!civi-
lisation!» du capitalisme, n’existe que sur la scène centrale de
l’économie-monde. À la périphérie, dans les colonies, on pratique
une guerre de pauvres à l’endroit des barbares, la seule qui soit adaptée
à leurs «!moyens!». Au grand désarroi des militaires de profession
envoyés aux «!Amériques!», il est impossible de conduire la guerre en
Afrique, au Brésil ou au Canada selon les règles européennes d’usage
(les «!lois de la guerre!»). La guerra do mato (la guerre des bois) ou
guerre volante, menée par les troupes levées sur place (les soldatos
da terra) dans le Nordeste brésilien, est donc moins une innovation
tactique qu’une manière de révolution stratégique dans l’art!«!occi-
dental!» de la guerre, que les guerres coloniales et le racisme d’État
qui les accompagnent ne cesseront de reproduire et d’élargir.

2.8/!L’accumulation
primitive en débat
L’accumulation primitive constitue la véritable «!matrice!» du capi-
talisme, mais à la condition d’apporter de profondes modifications
au cadre tracé par Marx dans Le Capital. Dans l’analyse marxienne
de la transition, on peut pointer deux «!limites!» qui affecteront
l’ensemble de l’analyse du capitalisme.
C’est d’abord la réduction au seul rapport capital/travail de la
multiplicité des guerres de sexes, de races, de subjectivité, de civili-
sations, etc., qui structurent la division sociale du travail. Nous avons
pour notre part voulu montrer que l’accumulation primitive est, dès
l’origine, une création/destruction continuée porteuse du fonction-
nement réel du marché mondial en ce qu’elle produit et reproduit les
différentiels entre une multiplicité de modes de production et d’ex-
ploitation du travail, de formations sociales, de dispositifs de pouvoir
et de domination irréductibles au seul « mode de!production!».
86 Guerres et Capital

Il y a ensuite cette conception progressiste, évolutive, linaire du


temps et de l’histoire qui tend à «!encadrer!» toute l’analyse de l’ac-
cumulation primitive et qui interdit pour une bonne part le dévelop-
pement politique des analyses historiques mises en avant par Marx!89.
Ce que Marx appelle «!accumulation primitive!» n’a pas eu lieu une
fois pour toutes. Elle se répète, à suivre Deleuze et Guattari, à chaque
nouveau montage d’un appareil de capture en relation avec toutes
les figures possibles du capitalisme. Avec le capitalisme financier,
la contemporanéité de l’«!accumulation primitive!», de la conquête
et de l’expropriation agissant sous couvert du «!commerce!» avec les
processus productifs les plus modernes s’impose d’elle-même.
Cette définition de l’accumulation primitive comme processus
essentiellement lié au développement du capitalisme (et non à sa
préhistoire) n’est pas nouvelle. Elle s’impose au début du XXe siècle

89."Dans les dernières années de sa vie, Marx se livre à une importante mise au
point au sujet de sa théorie de l’accumulation primitive. L’occasion lui en est d’abord
donnée par un article du sociologue «!populiste!» russe N. Mikhailovski, qui critiquait
sa (prétendue!?) philosophie d’une fatalité universelle du développement du capita-
lisme. Dans sa réponse, en 1877, Marx rappelle qu’il s’est livré avant tout à une analyse
historique de la genèse du capitalisme en Europe occidentale et qu’il appartient au seul
Mikhailovski de l’avoir transformé en « une théorie historico-philosophique de la marche
générale, fatalement imposée à tous les peuples , quelles que soient les circonstances
historiques où ils se trouvent placés » (Karl Marx, «!La commune rurale et les perspec-
tives révolutionnaires en Russie!», in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, «!Bibliothèque de
la Pléiade!», 1968, p. 1555).
En 1881, sollicité par une lettre de Vera Zassoulitch à intervenir sur la «!question agraire
et sur la «!commune rurale!» en Russie, Marx saisit l’occasion pour préciser son point de
vue sur la transition vers le socialisme. La Russie n’est pas destinée à suivre les «!fourches
caudines!» de la séquence européenne!: formation sociale précapitaliste, accumulation
primitive, capitalisme, socialisme. Grâce à la propriété commune du sol, la «!commune
rurale!» russe «!peut devenir un point de départ direct du système économique auquel
tend la société moderne!; elle peut faire peau neuve sans commencer par se suicider!; elle
peut s’emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi la société, sans passer
par le régime socialiste » (p. 1565). La question de la transition n’est pas un problème
théorique!: «!Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe » (p. 1573).
En vertu de son retard même, la commune rurale, dans le cadre de la révolution, «!se
développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément
de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste!» (p. 1573). Ces passages sont
extraits des brouillons de la lettre de réponse que Marx envoya à V. Zassoulitch.
L’accumulation primitive continuée 87

avec la nouvelle vague de colonisation menée sous l’impulsion du


capital financier qui donne à comprendre que l’impérialisme n’est pas
une option parmi d’autres pour le capitalisme. Rosa Luxemburg est
sans doute la première à concevoir l’accumulation primitive comme
un phénomène moins «!historique!» que contemporain du capitalisme,
qui se poursuit au XXe siècle en sa forme impérialiste. Si l’accumula-
tion ne cesse pas de se produire et de se reproduire, elle ne concerne
cependant que le «!dehors!» du capitalisme industriel et s’exerce à la
périphérie, en proie à la violence de l’annexion de nouveaux terri-
toires (des «!prises de terres!»!: landnahme!90), alors que le centre est
«!pacifié!».
L’accumulation du capital comporte ainsi un double aspect. «!L’un
concerne la production de la plus-value!– dans l’usine, dans la mine,
dans l’exploitation agricole – et la circulation des marchandises sur
le marché. Considérée de ce point de vue, l’accumulation est un
processus permanent dont la phase la plus importante est une tran-
saction entre le capitaliste et le salarié […] sous le signe de la paix, de
la propriété privée et de l’égalité.!» Ce premier volet de l’accumula-
tion se déroule dans le «!Nord!», tandis que le second volet, sa partie
inavouable, concerne les rapports du capital avec le «!Sud!» et ses
modes de production non capitalistes. «!Ici les méthodes employées
sont la politique coloniale!; les systèmes des emprunts internatio-
naux, la politique des sphères d’intérêts, la guerre. La violence,
l’escroquerie, l’oppression, le pillage se déploient ouvertement,
sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du
processus économique dans l’enchevêtrement des violences et bruta-
lités policières!91.!»
Si les deux versants de l’accumulation constituent «!un même
phénomène organique!», ils renvoient à un «!dedans!» et à un

90."Puisque c’est Rosa Luxemburg qui fait la première usage de ce terme, avant que
Carl Schmitt ne le reprenne.
91."Rosa Luxemburg, Œuvres, t. IV, L’Accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969,
p. 116-117.
88 Guerres et Capital

«!dehors!» du Capital proprement dit, dans un temps où le milieu non


capitaliste «!représente [géographiquement] aujourd’hui encore la
plus grande partie du globe!», et où des économies non capitalistes
persistent dans de grandes parties de l’Europe elle-même.
La mondialisation contemporaine a effacé ce «!dehors!» spatial
à conquérir, dont Rosa Luxemburg faisait la condition de la survie
du capitalisme. La violence, l’escroquerie, l’oppression, la guerre
s’exercent également contre les salariés du Nord «!riche!» qui, jusque
là, avaient bénéficié, d’une façon ou d’une autre, du pillage du «!tiers-
monde!». Le capitalisme financier contemporain a remis à l’ordre
du jour la critique de l’accumulation primitive initiée par Rosa
Luxemburg. La plus en vue, celle de David Harvey, voudrait, avec
son concept d’«!accumulation par dépossession!», se démarquer de
la réduction de l’accumulation primitive à une «!étape originelle!»
devant être dépassée (Marx) ou de sa projection dans la réalité «!exté-
rieure!» au centre du capitalisme (Rosa Luxemburg). Harvey se main-
tient dans le cadre de l’analyse marxiste puisqu’il accepte la fonction
«!progressiste!» du capital, identifié au capital industriel et à l’accumu-
lation primitive qui lui ouvre la voie. L’«!accumulation par déposses-
sion!» opérée par le capital financier et fondée sur l’expropriation des
«!détenteurs de ressources!» est au contraire dénoncée dans la mesure
où elle s’attaque au développement industriel.
«!En dépit d’une violence de classe abjecte!», l’accumulation
primitive représente quand même «!la libération d’énergies
créatrices, l’ouverture de la société à des courants forts d’innovation
technologique et organisationnelle, le remplacement d’un monde
tributaire de la superstition et de l’ignorance par un monde fondé
sur la connaissance et capable de libérer l’homme de la pénurie et
des besoins matériels !92.!» On pensera ici à un passage fameux du
Manifeste communiste, remis au goût du jour par les «!accélération-
nistes!». D’autant que ces «!aspects positifs!» de l’accumulation primi-
tive se vérifieraient encore dans le monde contemporain, là où elle est
92."David Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 192.
L’accumulation primitive continuée 89

encore directement à l’œuvre. Ainsi, dans les années 1980, l’indus-


trialisation d’un pays comme l’Indonésie aurait ouvert des «!oppor-
tunités!» pour la population, que la désindustrialisation, provoquée!
par la crise financière de 1997-1998, a, en bonne partie, détruites. Qui
«!a causé plus de torts aux espoirs à long terme et aux aspirations » de
ce pays!: l’accumulation primitive ouvrant sur l’industrialisation ou la
désindustrialisation financière, se demande Harvey!? S’il reconnaît
leur corrélation, il n’en reste pas moins que l’accumulation primitive
porteuse de «!changement plus positifs!» est une chose, tandis que
«!l’accumulation par dépossession qui perturbe et détruit le chemin
déjà ouvert en est une autre!93!». Ce que Harvey appelle «!désindus-
trialisation!» est en réalité une reconfiguration complète de la division
internationale du travail, dont le capital financier a été la tête straté-
gique et non le «!parasite!». Ledit «!capital fictif!» conduit à bon port la
mise en place d’un nouveau régime d’accumulation où la dépossession
des «!détenteurs de ressources!» et l’exploitation du salariat, la guerre,
la violence, le pillage et l’économie la plus réelle coexistent à un niveau
inégalé.
La vraie machine de guerre du capital est la financiarisation, dont
le capital «!industriel!» n’est qu’une composante, complètement
restructurée et subordonnée aux exigences du capital «!fictif!». Le
capitalisme contemporain renverse la formulation de Marx selon
laquelle la rente est une partie du profit, puisque c’est bien plutôt
ce dernier qui dérive de la rente. Ce pourquoi l’analyse marxiste du
capitalisme contemporain développée par Harvey débouche sur des
propositions politiques particulièrement faibles. En conservant la
distinction la plus classique entre capital industriel et capital finan-
cier, Harvey est contraint d’inventer une dialectique politique pour
unir ce qu’il a d’abord séparé, «!les luttes dans le champ de la repro-
duction élargie!94!», c’est-à-dire les luttes classiques du mouvement
ouvrier, et les luttes contre l’accumulation par dépossession portées
93."Ibid., p. 193.
94."Ibid., p. 205.
90 Guerres et Capital

par les mouvements «!altermondialistes!». L’évitement de la ques-


tion politique imposée par l’hégémonie du capital financier, à savoir
l’impossibilité de distinguer accumulation par exploitation et «!accu-
mulation par dépossession!», revient à ignorer la guerre de/dans
l’économie.
Non marxiste, et par conséquent réticente à l’endroit du progres-
sisme du capital, Hannah Arendt énonce en forme de bilan de l’impé-
rialisme, des guerres coloniales du XIXe siècle aux guerres totales de la
première moitié du xxe siècle, ce que l’hégémonie du capital financier
a révélé!:
Les dépressions des années 1860 et 1870, qui ont ouvert l’ère de l'im-
périalisme, ont joué un rôle décisif en contraignant la bourgeoisie à
prendre conscience pour la première fois que le péché originel de pillage
pur et simple qui, des siècles auparavant, avait permis «!l’accumulation
originelle du capital!» (Marx) et amorcé toute l’accumulation à venir,
allait finalement devoir se répéter si l’on ne voulait pas voir soudain
mourir le moteur de l'accumulation. Face à ce danger, qui ne menace-
rait pas uniquement la bourgeoisie, mais aussi la Nation tout entière,
d’une chute catastrophique de la production, les producteurs capita-
listes comprirent que les formes et les lois de leur système de produc-
tion «!avaient été depuis l’origine calculées à l’échelle de la terre entière!»
(Rosa Luxemburg)!95.

95."Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, «!Quarto!», 2002,


p. 384, 402.
3.
L’appropriation
de la machine
de guerre
Contrairement à ce qu’affirment les libéraux, la souveraineté de
l’État a été une condition indispensable à la formation du capi-
talisme. Et ceci, pour deux raisons au moins. D’abord, parce que
le capital, pour asseoir son pouvoir sur l’économie-monde, a eu
besoin pendant très longtemps, sans doute jusqu’aux années
1970, des territoires de l’État-nation. Mais la deuxième raison
est plus décisive encore puisqu’il revient à nul autre que l’État
de commander à l’expropriation et à la réorganisation des
machines de guerre de l’époque féodale, engageant de la sorte
ce qu’il faut appeler avec Foucault l’«!étatisation de la guerre!».
L’État centralise, contrôle et professionnalise les pratiques
et les institutions de la guerre interétatique, il interdit les
affrontements de la «!guerre privée!1!», jusqu’à détenir le mono-
pole de la guerre extérieure entre États et assurer à l’intérieur
de ses frontières le contrôle de la guerre civile. Les analyses de
Deleuze-Guattari et de Foucault convergent sur ce point précis!:

1."«!Petit à petit le corps social tout entier a été nettoyé de ces rapports belliqueux qui
le traversaient intégralement pendant la période médiévale!» (Michel Foucault, «!Il faut
défendre la société!», op. cit., p. 42).
94 Guerres et Capital

l’appropriation, l’institutionnalisation, la professionnalisation de la


machine de guerre sont le fait de l’État.

3.1/!L’État de la guerre
Pourquoi la constitution du Capital est-elle passée par la forme-
État,!se demande Deleuze!? Son développement aurait pu passer
par les villes, quand tout, ou presque, comme le répètent inlassa-
blement les libéraux, paraît opposer le Capital et l’État. Fernand
Braudel fait remarquer que les villes, au début, ont été parmi les
facteurs les plus décisifs du développement du capitalisme!: les
villes bancaires, les villes commerçantes, les villes-États. À la diffé-
rence de l’Asie où les villes ont été subordonnées à l’État, en
Europe, les villes et les États s’opposent et s’engagent dans une
lutte, larvée ou sanglante, dont les appareils d’État sortent vain-
queurs en s’emparant de leurs adversaires «!citadins!».
Pour rendre compte de la nature de cette lutte, Braudel évoque
une course entre deux coureurs!: le lièvre représente la ville, et la
tortue, l’État. Ils progressent donc à des vitesses différentes. Car
la ville a une puissance de déterritorialisation supérieure à celle de
l’État. Que l’on pense ici à la structure en réseau du négoce des lettres
de change se superposant à l’économie des villes avec ces banques
privées qui soutiennent le grand commerce, constituent le nerf des
bourses et des foires, règlent la circulation des métaux précieux à
travers l’Europe… Comment donc expliquer que la forme-État l’ait
emporté sur la forme-ville!? Pourquoi la déterritorialisation la moins
«!dynamique!» a-t-elle triomphé, alors même que la puissance de
projection capitalistique du capitalisme commercial qui est aussi
manufacturier est si forte, et que les villes!sont au fondement même
de la Renaissance européenne ?
À suivre Deleuze, qui a bien lu les historiens, le facteur détermi-
nant tient au fait que «!la forme-ville n’est pas un bon instrument d’ap-
propriation de la machine de guerre. Elle a besoin essentiellement
L’appropriation de la machine de guerre 95

de guerres rapides à base de mercenaires. La ville ne peut pas faire de


lourds investissements dans la guerre!2.!» Or la guerre passe, entre le
XVe et le XVIIIe siècles, par une révolution militaire qui est à la fois tech-
nologique, tactique, stratégique et conceptuelle. Elle va se dérouler
sur terre comme sur mer en mobilisant des concentrations d’hommes
et de matériel jamais vues jusque-là. Les progrès qualitatifs et quan-
titatifs de l’artillerie (mousquets, canons en bronze moulé ou en fer
forgé…), liés à l’importance grandissante de la puissance de feu sur le
champ de bataille (tirs par salves des mousquetaires, canons mobiles
de campagne, artillerie de siège), vont en effet imposer le primat de
l’infanterie sur la cavalerie en mettant fin au règne de la chevalerie
médiévale. Ils vont aussi transformer l’architecture des forteresses
en imposant des fortifications (géométriques) beaucoup plus impor-
tantes (plus épaisses, plus basses, plus étendues), défendues par des
«!bastions d’angle!» armés d’un grand nombre de pièces d’artillerie (la
«!forteresse d’artillerie!»), et qui entraînent à leur tour la construction
de toute une chaîne d’ouvrages de siège, accompagnée de solides et
larges lignes de défense pour protéger les assaillants et garantir leur
approvisionnement... D’où le principe d’une guerre de sièges qui installe
cette militarisation du territoire contradictoire avec le morcellement
de l’espace (création d’armées permanentes, construction de garni-
sons pour les loger et les surveiller, organisation de toute la logistique
nécessaire pour nourrir la croissance des effectifs, développement
des voies de communication) en étendant indéfiniment le temps de
la guerre, dans une stratégie d’usure où la «!patiente accumulation de
petites victoires!» vise à la «!lente érosion de la base économique de
l’ennemi!3!». Selon le constat de Roger Boyle, auteur d’un Treatise on
the Art of War, publié à Londres en 1677 : «!Les batailles ne décident
plus maintenant des querelles entre nations. […] Car nous faisons

2."Gilles Deleuze, «!Appareils d’État et machines de guerre!», séance 4 (URL!: www.


youtube.com/watch?v=kgWaov-IUrA).
3."Geoffrey Parker, La Révolution militaire. La guerre et l’essor de l’Occident (1500-1800),
Paris, Gallimard, 1993, p. 128.
96 Guerres et Capital

la guerre comme des renards plutôt que comme des lions!; et nous
avons vingt sièges pour une bataille.!» Constat qu’il faut rapporter au
commentaire d’un Grand d’Espagne, le marquis d’Aytona, en 1630!:
«!La conduite de la guerre à l’époque actuelle est réduite à une sorte
de trafic, un commerce où le gagnant est celui qui a le plus d’argent !4.!»
Mais si la tortue victorieuse emprunte les traits du renard argenté qui
saura soutenir l’épreuve de force financière de la puissance militaire!5
et l’imposer à sa population (avec son lot de «!crises de subsistance!»),
encore faudra-t-il que sa coulée (puisque c’est ainsi que l’on qualifie le
réseau de sentiers fréquentés régulièrement par un animal) déborde
du continent européen et de son impasse stratégique pour s’étendre
à la mer – et à l’outre-mer. «!Dans l’état présent de l’Europe, écrit le
duc de Choiseul, Premier ministre dans les années 1760, ce sont les
colonies, le commerce et par conséquent la puissance maritime qui
déterminent la balance des forces sur le continent !6.!» C’est aussi que
la révolution militaire permet la maîtrise des mers (sea power), avec
l’apparition de grands vaisseaux de guerre, lourdement armés de
canons (à chargement par la bouche et non plus par la culasse !7, et
placés sur des affûts) déployés en batteries et à plusieurs niveaux sur
toute la longueur du navire : ce sont de véritables «!forteresses flot-
tantes!», dont on pourra ensuite réduire la taille pour accroître leur
mobilité. L’essor économico-stratégico-politique de la construction
navale appelle l’installation de bases navales lourdement fortifiées et
armées sur le continent et outre-mer, sans lesquelles la protection
des routes maritimes vers les colonies d’Amérique et d’Asie ne saurait

4."Cités par Geoffrey Parker, op. cit., respectivement p. 88, p. 161.


5."L’Angleterre de Cromwell, la France de louis XIV, l’Empire des Habsbourg, la
Russie de Pierre le Grand consacrent au service de la guerre plus de 75!% des recettes
de l’État, assorties des emprunts à intérêt contractés sur les marchés financiers étrangers.
6."Cité par Geoffrey Parker, op. cit., p. 194.
7."Ce qui permet d’augmenter le poids des projectiles et d’accélérer la cadence des
bordées visant à percer les «!murailles!» des navires ennemis.
L’appropriation de la machine de guerre 97

être assurée, et d’où pourra être lancée la guerre de course!8, qui fut le
dispositif le plus acéré du fleet in being. Si la mer est «!l’espace lisse par
excellence!9!», porteur d’une puissance de déterritorialisation investie
depuis l’Antiquité par les cités commerçantes, on comprend aussi que
seuls les États pouvaient mener à bien le striage militaro-marchand
des mers en l’élevant au niveau d’une première globalisation impé-
rialiste qui passait par la permanence en mer de flottes océaniques.
Leurs coûts sont si exorbitants qu’il ne pouvait mettre aux prises que
les États atlantiques d’Europe en entretenant leur rivalité féroce –
jusqu’à ce que la nation la plus maritime, pour laquelle «!there was
no short cut to supreme naval power !10!», emporte l’issue décisive qui
allait pouvoir reconduire la révolution militaire dans la révolution
industrielle.
Ce sont ces investissements de guerre imposés par une course aux
armements, offensifs et défensifs – c’est aussi une guerre économique
des «!infrastructures!» et des «!services!» –, qui vont imposer pour les
financer et les administrer rien de moins que la figure absolutiste de
l’État moderne. L’établissement militaire de l’État exige en effet une
armée «!de métier!» (avec une formation par unités, un entraînement
en masse, une nouvelle hiérarchie militaire privilégiant l’efficacité au
combat) et une administration permanente, une législation codifiée
autour de la propriété privée dont on pose le caractère juridiquement
inconditionnel et que l’on «!administre!», et enfin un marché unifié
par l’intégration territoriale permettant un dispositif de levée des
impôts nationaux, à l’exemple de la taille royale destinée à financer les
premières unités militaires régulières d’Europe (elle sera le premier
impôt national levé en France). Si ce que Marx appelle «!le plan bien
réglé d’un pouvoir d’État dont le travail est divisé et centralisé comme

8."Ce sont les expéditions corsaires menées à partir ce que les Anglais appellent les
centres of privateering.
9."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 598-599.
10."Michael Duffy, «!The Foundations of British Naval Power!», in M. Duffy (dir.), The
Military Revolution and the State, 1500-1800, Exeter, University of Exeter Press, 1980, p. 81.
98 Guerres et Capital

dans une usine!11!» se constitue à l’époque de la monarchie absolue


en distribuant sur tout le territoire les attributs d’un État de police,
d’un État militaire, d’un État fiscal, d’un État administratif, d’un État
manufacturier-entrepreneur de grands travaux et d’un État colo-
nial, la raison en est que l’État mercantiliste pris dans un «!système
international d’États!» (selon la formule de Porchnev) est avant
tout l’effet de la révolution militaire qui scelle la nouvelle indistinc-
tion entre l’économie et la politique en remportant la victoire sur la
ville qu’elle inféode au niveau national. Ou pour le dire autrement,
en rapport avec la question du féodalisme et la position marxiste
«!classique!» (au vrai, plus engelsienne que proprement marxienne)
demeurée prisonnière de la thèse de l’«!absolutisme féodal!» (on la
retrouve jusque chez Althusser) du fait de la supposée «!rationalité
archaïque!», essentiellement féodale, de la fonction absolutiste de la
guerre!12!: l’État soumet et «!nationalise!» les villes en militarisant la
guerre, qui déterritorialise et reterritorialise à un niveau sans précé-
dent l’unité organique de l’économique et du politique propre au
féodalisme, dont les villes s’étaient «!échappées!». De là que l’État-
tortue, devenu renard et renard d’eau, puisse dépasser la ville-lièvre qui
devait son existence à «!la seule “détotalisation” de la souveraineté au
sein de l’ordre politico-économique du féodalisme!13!». On tient ici la
logique de pouvoir et de puissance du mercantilisme, parfaitement
résumée par Giovanni Arrighi!: «!L’activité guerrière [war-making] et
la construction étatique [state-making] devenaient une affaire de plus
en plus tortueuse [roundabout business], impliquant un nombre, une

11."Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969,
p. 125.
12."La morphologie militaire de l’État représenterait ainsi selon Perry Anderson
«!un souvenir amplifié des fonctions médiévales de la guerre!», dont la «!structure fut
toujours le conflit de somme nulle des champs de bataille, où des quantités définies de
terre étaient gagnées ou perdues!» (L’État absolutiste, vol. 1, L’Europe de l’Ouest, Paris,
Maspero, 1978, p. 32-34).
13."Ibid., p. 22. «!Les villes, souligne Perry Anderson, n’ont jamais été un phénomène
exogène dans le féodalisme en Occident.!»
L’appropriation de la machine de guerre 99

gamme et une variété toujours plus grands d’activités apparemment


sans rapport les unes avec les autres!14.!»
Ce sont donc les États qui vont s’approprier la machine de guerre
en transformant la guerre en guerre de matériel et en organisant la
«!conscription nationale!», c’est-à-dire la disciplinarisation géné-
ralisée des «!hommes!», sur la base d’un service militaire personnel
correspondant à des obligations non plus collectives, placées sous
la seule autorité des corps intermédiaires (provinces, villes, corps de
métier), mais individuelles. C’est à travers cette nouvelle économie
du pouvoir, qui passe, avec le quadrillage du territoire lui étant affé-
rent, par le développement de l’institution militaire, que la tortue
finit par rattraper et terrasser le lièvre. Les investissements dans
l’industrie de guerre se révéleront d’une importance primordiale
du point de vue capitaliste!: non seulement parce qu’ils s’affirment
très vite comme l’une des sources les plus importantes de l’innova-
tion technologique et scientifique après avoir imposé tout au long
du XVIIe siècle l’«!uniformisation!» de la production des armes, mais
également en ce qu’ils sont indispensables à la «!réalisation de la plus-
value!». La machine de guerre est en effet une machine d’antiproduc-
tion sans laquelle le capitalisme s’effondrerait, tant du point de vue
politique qu’économique. De ce double point de vue, le capitalisme
est consubstantiellement une économie de guerre puisqu’il lui faut
toute l’analytique de la guerre et sa machinerie aux pièces multiples
pour boucler le «!cycle de la plus-value!» depuis l’atelier soumis à la
disciplinarisation militaire de l’activité jusqu’aux recettes fiscales de
l’État qui alimentent les entreprises coloniales et permettent l’amé-
nagement du territoire.
Foucault, évoquant sans l’approfondir une différence de nature
entre «!le militaire » et «!l’homme de guerre!» qui recoupe la distinc-
tion de la machine de guerre et de l’institution étatico-militaire chez
Deleuze et Guattari, apporte une précision importante!: entre le XVIIe

14."Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century. Money, Power and the Origins of our
Times, Londres et New York, Verso, 2010 (2e éd.), p. 51.
100 Guerres et Capital

et le XVIIIe siècles, la machine de guerre n’a pas pour objectif unique la


guerre, mais aussi la «!paix!», c’est-à-dire la production de richesses,
l’organisation des villes, des territoires, etc.
Dans les grands État européens en proie à des séditions perma-
nentes, l’armée garantit la paix civile par la menace toujours présente
de l’utilisation de la force, «!mais aussi parce qu’elle est une technique
et un savoir qui peuvent projeter leur schéma sur le corps social.!»
Les hésitations, les doutes, les retournements de Foucault quant
au fait que la guerre puisse constituer le «!chiffre »!des rapports de
pouvoir sont très instructifs en ce qu’ils l’obligent à multiplier les
versions du renversement. «!Il se peut que la guerre comme stratégie
soit la continuation de la politique. Mais il ne faut pas oublier que la
“politique” a été conçue comme la continuation sinon exactement de
la guerre, du moins du modèle militaire, comme moyen fondamental
pour prévenir le trouble civil. La politique, comme technique de la
paix et de l’ordre intérieurs, a cherché à mettre en œuvre le dispositif
de l’armée parfaite, de la masse disciplinée […]!15.!»
L’armée et l’institution militaire s’installent «!au point de jonc-
tion entre la guerre et les bruits de bataille d’une part, l’ordre et le
silence obéissant de la paix, de l’autre!16!». L’institution militaire
constitue donc une double technique de pouvoir!: elle garantit et
entretient l’équilibre entre les États Européens (la guerre comme
continuation de la politique passant par l’affrontement des forces
économiques et démographiques des nations), pendant qu’elle
assure la discipline et l’ordre à l’intérieur de chaque État (la poli-
tique comme continuation de la guerre par d’autres moyens).
Si c’est à l’occasion de la professionnalisation de l’armée que se
mettent en place les premières techniques disciplinaires en Europe,
à l’âge classique, le «!système disciplinaire de l’armée!» organise la
«!confiscation générale du corps, c’est-à-dire une occupation du
corps, de sa vie et de son temps!» par des «!exercices qui rationalisent
15."Michel Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 170.
16."Ibid., p. 171.
L’appropriation de la machine de guerre 101

et disciplinent aussi bien les mouvements individuels de manie-


ment des armes que les déplacements collectifs sur les champs de
bataille!17!». Après avoir fait l’objet d’une arithmétique tabulaire dans
les traités de stratégies!18, ceux-ci vont donner lieu à «!une géométrie
de segments visibles dont l’unité de base est le soldat mobile avec
son fusil!; et […] au-dessous du soldat lui-même, les gestes minimaux,
les temps d’actions élémentaires, les fragments d’espaces occupés ou
parcourus!19!». Il s’agit donc bien – insiste Foucault – d’inventer une
machinerie qui sera mise à profit pour «!constituer une force produc-
tive dont l’effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires
qui la composent!20!».
Les techniques disciplinaires sont inconcevables sans l’armée,
sans la discipline portée par l’institution militaire et la connaissance
de ses «!administrés!», qui ouvre la voie aux mode de fonctionnement
d’un pouvoir d’administration économique dans les formes mêmes
de l’architecture de la puissance militaire. «!Pendant que les juristes
et les philosophes cherchaient dans le pacte un modèle primitif pour
la construction ou la reconstruction du corps social, les militaires, et
avec eux les techniciens de la discipline, élaboraient les procédures
pour la coercition individuelle et collective des corps!21.!»

17."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 48-49.


18."Cf. David Eltis, The Military Revolution in Sixteenth-century Europe, Londres et New
York, I. B. Tauris, 1995, p. 61-63.
19."Michel Foucault, Surveiller et Punir, op. cit., p. 165. La généralisation du fusil date
de la toute fin du XVIIe siècle.
20."Ibid. C’est ici que Foucault crédite Marx d’avoir perçu l’analogie entre l’organisa-
tion de l’usine et l’entreprise militaire.
21."Ibid., p. 171.
102 Guerres et Capital

3.2/!L’art et la manière
de la guerre chez Adam Smith
C’est à Adam Smith, et non à Marx, qu’il revient de thématiser le
premier le rapport entre «!richesse!», «!pouvoir!» et centralisation de
l’usage de la force armée par l’État. Un État fort. Allez comprendre
après cela que l’homme des Lumières écossaises puisse être consi-
déré comme le grand théoricien du doux commerce et du «!pacifisme
fondamental!» propre à la tradition libérale qui lui est attaché jusque
chez Schumpeter… Il nous suffira ici de restituer la marche militaire
de sa démonstration menée… tambour battant dans La Richesse des
nations.
Condition d’une nation «!civilisée et opulente!», la loi du
Souverain doit en tout premier lieu réaliser la centralisation du
pouvoir et de l’armée. Le contrôle définitif par l’État de la guerre
permanente qui sévit dans la société, la mise au pas des milices!22 et
l’institutionnalisation des machines de guerre héritées du féoda-
lisme dans une «!armée réglée [a well-regulated standing army]!» est au
cœur de ce processus de centralisation. L’exactitude historique de la
reconstitution est moins importante que l’agencement qu’il permet
d’établir entre la «!division du travail!» (présente dans la manufac-
ture et le commerce comme dans l’art de la guerre) et le pouvoir. La
conclusion de ce processus est décisive pour l’accumulation des
richesses!: les guerres modernes créent une synergie entre «!pouvoir
et richesse!», entre le domaine militaire et l’industry qui établit une

22."Cette question des «!milices!» est au cœur du débat entre Adam Smith et Adam
Ferguson, qui avait publié deux opuscules (non signés) en leur faveur. Contre la disso-
lution de l’union républicaine des arts de la politique et de la guerre par et dans une
armée au service exclusif du Souverain, Ferguson faisait valoir l’importance des vertus
martiales de la grande tradition écossaise des Highlanders alors même que celle-ci avait
déjà été militairement et socialement défaite – au profit de l’affirmation de cette «!Nation
of Manufacturers!» dont Smith restitue l’économie politique du pouvoir qui la structure.
Cf. Adam Ferguson, Reflections previous to the Establishment of a Militia (1756), et John
Robertson, The Scottish Enlightenment and the Militia Issue, Edinburgh, John Donald,
1985.
L’appropriation de la machine de guerre 103

asymétrie de puissance entre nations riches et nations pauvres, condi-


tion et cause de l’accumulation des «!grandes propriétés!» dans les
premières aux dépens des secondes (colonialisme, impérialisme).
«!Dans les anciens temps!» caractérisés par «!un état de guerre
presque perpétuel!23!», les «!lois féodales!» établirent une première
«!subordination réglée, avec une longue chaine de services et de
devoirs, depuis le roi jusqu’au!moindre!propriétaire!». Mais l’auto-
rité restait encore «!trop faible chez les chefs et trop forte chez les
membres subalternes!», en sorte que ces derniers «!continuèrent à
faire toujours la guerre selon leur bon plaisir, presque sans cesse l’un
contre l’autre, et très souvent contre le roi, et les campagnes ouvertes
furent toujours, comme auparavant, le théâtre de violences, de rapines
et de désordres!».
C’est le commerce et les manufactures qui «!introduisent par
degré un gouvernement régulier et le bon ordre, et avec eux la liberté
et la sûreté [security] individuelle!24!» là où les lois féodales avaient
échouées. Il ne faut cependant pas croire, à l’enseigne des libéraux,
que ce processus soit conduit par la main invisible du marché. Il ne
peut être mené à bien que par l’État car son devoir de défendre la
liberté et la sûreté «!ne peut être rempli qu’à l’aide d’une force mili-
taire!» souveraine.
Dans les temps anciens!«!tout homme est aussi un guerrier, ou
tout prêt de le devenir!25!», alors que dans un «!état de société plus
avancé![…] le progrès des manufactures et les perfectionnements qui
s’introduisent dans l’art de la guerre!26!» rendent nécessaire la spécia-
lisation d’une armée sous le commandement de l’État.
C’est toujours la «!division du travail!» qui est à l’œuvre, mais de
façon différente dans le cas de la manufacture et dans le cas de la

23."Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris,
Garnier-Flammarion, 1991, t. 1, p. 502 (livre III, chap. IV).
24."Ibid., p. 502-506.
25."Ibid., p. 315.
26."Ibid., p. 315-316.
104 Guerres et Capital

guerre. Un «!artisan, un!forgeron, un charpentier, un tisserand!» ne


font pas de bons soldats puisque, complètement absorbés dans le
travail, ils ne «!peuvent pas consacrer à cette occupation une grande
partie de leur temps!». Or, «!l’art de la guerre étant, sans contredit,
le plus noble de tous, devient naturellement l’un des arts les plus
compliqués […]. Les progrès de la mécanique, aussi bien que celui
d’autres arts avec lesquels il a une liaison nécessaire!» imposent que
l’art de la guerre «!devienne la seule ou la principale occupation d’une
classe particulière de citoyens, et la division du travail, n’est pas moins
nécessaire au perfectionnement de cet art qu’à celui de tout autre!».
Conclusion!: la division du travail dans l’art de la guerre ne peut être
assurée que par «!l’État qui seul peut faire du métier de soldat un
métier particulier, distinct et séparé de tous les autres!», tandis que
«!dans les autres arts, la division du travail est l’effet naturel de l’intel-
ligence de chaque individu!». Dans une nation digne de ce nom, l’ins-
tauration d’une «!armée réglée!» est indispensable pour «!faire régner
avec une force irrésistible la loi du souverain jusque dans les provinces
les plus reculées de l’empire, et elle maintient une sorte de gouverne-
ment régulier dans des pays qui, sans cela, ne seraient pas susceptibles
d’être gouvernés!27!».
La loi militaire et la loi du gouvernement civil doivent conjurer
les guerres civiles à l’intérieur et poursuivre à l’extérieur les guerres
impérialistes que l’accumulation des richesses, de la puissance et du
pouvoir exigent. Adam Smith ne s’exprime bien sûr pas ainsi, mais il
développe cette logique de manière à peine plus voilée (ou «!homéo-
pathique!», selon le qualificatif dont Marx fait usage à son endroit).
Le code civil et le code militaire maintiennent une «!sorte de
gouvernement régulier!» non pour défendre la «!liberté et la sûreté!»
en général, mais la propriété et les propriétaires à l’intérieur et à l’ex-
térieur de l’État souverain. «!Partout où il y a des grandes propriétés,
il y a une grande inégalité de fortunes. Pour un homme très riche
il faut qu’il y ait au moins 500 pauvres!; et l’abondance où nagent
27."Ibid., p. 319.
L’appropriation de la machine de guerre 105

quelques-uns suppose l’indigence d’un grand nombre.!» Ce qui


entraine inévitablement l’envie des pauvres et leur inépuisable volonté
de s’approprier les biens des riches qui ne pourront être préservés que
par le gouvernement civil et la force militaire le servant. «!Ce n’est
que sous l’égide du magistrat civil que le possesseur d’une propriété
précieuse peut dormir une seule nuit avec tranquillité […] À tout
moment environné d’une foule d’ennemis inconnus!», il sera «!protégé
par le bras puissant de l’autorité civile sans cesse levé pour les punir
[…]. Là où il n’y a pas de propriété, ou au moins une propriété qui
excède !la valeur de deux ou trois journées de travail, un gouverne-
ment civil n’est pas aussi nécessaire!28.!»
On ne saurait mieux dire!: ce n’est pas la «!nature!» (hobbesienne)
de l’homme qui est la cause de la guerre civile, mais la propriété et
la division sociale du travail qui ne sont ni fair ni equal. Ou encore!:
c’est «!la sérénité et le bonheur!» des riches qu’il faut protéger contre
«!la misère et le désespoir!» des pauvres !29. L’éducation publique des
working poor prônée par Adam Smith n’aura d’autre objectif que de
raisonner la multitude en la coupant de ses «!most extravagant and
groundless pretensions!30!».
L’accumulation de grandes richesses ne se fait pas uniquement
en exploitant le travail d’autrui dans les manufactures, mais égale-
ment par l’expropriation, le pillage et la prédation des nations les
plus pauvres et les plus «!barbares!». Cette capitalisation indissocia-
blement coloniale et impérialiste n’est pas moins économique que
politique et militaire. Adam Smith n’engage pas pour rien l’État et
son armée au service de la «!richesse des nations!»!! La mécanisation
et l’industrialisation de la guerre (avec utilisation à grande échelle des
«!machines de guerre!» de dernière génération) sont une composante
essentielle de l’accumulation «!coloniale!», puisqu’elles vont créer

28."Ibid., p. 332.
29."Adam Smith, Theory of Moral Sentiments, éd. D. D. Raphael et A. L. MacFie,
Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 51.
30."Ibid., p. 249.
106 Guerres et Capital

les différentiels de puissance entre nations riches et pauvres qui se


traduisent en différentiels de richesse.
Dans les guerres modernes, la grande dépense des armes à feu donne un
avantage marqué à la nation qui est le plus en état de pourvoir à cette
dépense, et par conséquent à une nation civilisée et opulente sur une
nation pauvre. Dans les temps anciens, les nations opulentes et civilisées
trouvaient difficile de se défendre contre les nations pauvres et barbares.
Dans les temps modernes, les nations pauvres et barbares trouvent diffi-
cile de se défendre contre les nations civilisées et opulentes. L’invention
des armes à feu, bien que pouvant paraître à première vue pernicieuse,
est certainement favorable tant à la pérennité qu’à l’extension de la civi-
lisation des peuples!31.

Le raisonnement est ici le même que pour la division du travail!:


malgré les inégalités qu’elle crée, elle est supposée produire une
opulence générale qui finira par se répandre jusqu’aux «!membres
les plus inférieurs de la société!». Le colonialisme est la vérité histo-
rique de l’ensemble de ce procès qui, rappelons-le, est celui de
l’accumulation primitive continuée dans le «!capitalisme indus-
triel!» en gestation militaire. La «!civilisation des peuples!» n’est
autre que l’accumulation du Capital. Asymétrie militaire aidant,
elle n’a jamais cessé de s’exercer par l’utilisation de la force armée
la plus «!moderne!» aux dépens des nations qui l’étaient le moins.
Protectrice militarisée des richesses de l’accumulation, la sécurité
intérieure devient militariste dans le feu roulant de sa projection à
l’extérieur.
Si les dépenses pour l’armée et la guerre financées par la manu-
facture et le commerce sont en continue augmentation, elles sont
encore tenues par Adam Smith pour «!improductives!». Sachant que
le «!keynésianisme de guerre!» constitue une composante invariable
de l’accumulation depuis les cités-États italiennes!32, il est intéressant

31."Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, op. cit., p.!331
(trad. modifiée).
32." Cf. Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit.
L’appropriation de la machine de guerre 107

qu’il ne considère pas les dépenses militaires engagés par l’État


comme des investissements productifs multiplicateurs de richesse
pour le commerce inégal de l’Empire britannique. Pour paradoxale
qu’elle puisse paraître, l’explication renvoie à l’étatisation de la «!force
militaire!» qui sous-tend la démonstration impérialiste de la richesse
de nations dont la «!modernité!» ne passe plus par les villes italiennes.
On reconnaîtra volontiers ici notre dette à l’endroit de la lecture post-
marxiste d’Adam Smith par le regretté Giovanni Arrighi.
4.
Les deux histoires
de la Révolution
française
4.1/!La Révolution
française de Clausewitz
La première séquence d’exercice de la violence armée de/dans la
colonisation interne et externe se clôt avec la Révolution Française.
Clausewitz est celui qui, du point de vue de la machine de guerre
étatique, saisit cet événement de la manière la plus rigoureuse!:
l’équilibre européen, la manière de faire la guerre et d’organiser
l’armée pour garantir l’ordre international, l’administration juridico-
militaire de la paix civile dans chaque nation sont définitivement
condamnés par la Révolution. Les événements révolutionnaires
confirment la différence de nature entre l’État et la machine de
guerre, car cette dernière a échappé, pour un court instant, à l’em-
prise de l’État – ce qui valide l’hypothèse!du retournement toujours
possible de la machine de guerre contre l’État.
À partir de la Révolution s’ouvre une deuxième séquence poli-
tique. De nouvelles forces sociales, les ouvriers et les capitalistes,
essaient, chacune pour son compte, de s’approprier la machine de
guerre et l’État. L’après-Révolution sera d’abord caractérisé par la
réussite de la bourgeoisie dans la réorganisation aussi bien de l’État
110 Guerres et Capital

que de la machine de guerre autour des intérêts du capital, et ensuite,


par l’échec des mouvements révolutionnaires qui tenteront, tout
au long du XIXe siècle, de s’approprier et transformer la machine de
guerre et l’État.
Revenons au tournant entre la première et la deuxième séquences
représenté par la Révolution française. «!Les choses en étaient là
quand la Révolution Française éclata. […] Une force dont personne
n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain
redevenue l’affaire du peuple et d’un peuple de trente millions d’ha-
bitants qui se considéraient tous comme citoyens de l’État. […] Dès
lors, les moyens disponibles – les efforts qui pouvaient les mettre en
œuvre – n’avaient plus de limites définies!1.!»
La machine de guerre n’est plus «!d’un Cabinet ou d’une armée!»,
elle n’est plus l’armée du Prince ou du Roi, «!de ces généraux et
rois distingués […] à la tête d’armées tout aussi distinguées!» avec
lesquelles «!l’élément guerrier s’éteignait peu à peu!2!», mais «!armée
du peuple, de la nation!». Si «!la plupart des innovations dans l’art de
la guerre sont dues aux nouvelles conditions sociales!», ainsi que le
souligne fortement Clausewitz !3, Napoléon est le marqueur de la
reprise en main de la Révolution, qui va passer par l’investissement
des énergies révolutionnaires dans la «!Grande Armée!». Il va exploiter
la mobilisation révolutionnaire pour bouleverser l’art de la guerre et
l’équilibre des États européens, et enfermer l’élan de la révolution
dans la nouvelle forme de l’État-nation qu’il mobilise. La guerre n’a
plus de limites, non pas pour des raisons immanentes, comme le croit
René Girard (la «!montée aux extrêmes!» aurait pour cause le mimé-
tisme des armées en conflit!4), mais parce que le conflit est investi par

1."Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 687 (livre VIII, chap. 2).
2."Ibid., p. 686 (livre VIII, chap. 3),
3."Ibid, p. 597 (livre VI, chap. 30).
4."On cite ici René Girard non pour la portée théorique de son Achever Clausewitz (en
collaboration avec Benoît Chantre, Paris, Champs-Flammarion, 2011), mais du seul fait
que sa théorie de la guerre de tous contre tous va être utilisée par l’école de la régula-
tion comme fondement ontologique de l’institution de la monnaie. À l’endroit de cette
Les deux histoires de la Révolution française 111

de nouvelles forces politiques – au sens, souligne Clausewitz, d’«!une


politique transformée par la Révolution Française, non seulement en
France mais aussi dans le reste de l’Europe!5!». La nouvelle armée issue
de la Révolution rapproche la guerre de son pur concept (la «!guerre
absolue!») en faisant entrer en fusion la politique et la guerre au profit
de l’escalade d’une première politique impérialiste de la guerre natio-
nale, «!conduite sans perdre un moment jusqu’à l’écrasement de l’en-
nemi!» et fondée sur «!la participation du peuple à cette grande affaire
d’État!6!». «!Depuis Bonaparte, la guerre, après être redevenue une
affaire de la nation entière, avait révélé une toute nouvelle nature, ou
plutôt s’était approchée plus près de sa vraie nature, de son absolue
perfection. Les moyens qu’on mit alors en œuvre n’avaient pas de
limites visibles!; la limite se perdait dans l’énergie et l’enthousiasme
des gouvernements et de leurs sujets!7.!»
La difficulté à imposer des limites commence à se manifester aussi
bien dans l’équilibre interétatique européen que dans la régulation
économique libérale et dans la guerre, qui s’écarte du même coup de sa
(supposée) régulation politique classique inscrite au point de rencontre
de l’objectif militaire et de la fin politique que constitue la moda-
lité de retour à la paix (la guerre comme «!simple continuation de la
politique par d’autres moyens!8!», selon la Formule de la fin politique
de la guerre). C’est pourquoi Clausewitz voudra la réinscrire dans la
perspective kantienne d’une Critique de la raison militaire pour tenter
de soumettre la «!montée aux extrêmes!» à «!l’intelligence de l’État

théorie de la guerre, il faut porter la même critique que celle de Foucault eu égard à
Hobbes!: il ne s’agit pas d’une guerre réelle, mais d’une fiction destinée à légitimer le
pouvoir centralisé du Souverain. L’institution de la monnaie à partir de la guerre de tous
contre tous aboutit à sa transcendance par rapport à la guerre réelle entre «!capitalistes
et ouvriers!». C’est la monnaie comme médiation des conflits de classe.
5."Carl von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 709 (livre VIII, chap. 6).
6."Ibid., p. 672 (livre VIII, chap. 2), p. 688 (chap. 3).
7."Ibid., p. 688.
8."Ibid., p. 51 (livre I, chap. 1, § 24).
112 Guerres et Capital

personnifié!9!» auquel on confère le titre de représentant politique des


intérêts de la communauté entière («!Que la politique unisse en soi et
équilibre tous les intérêts de l’administration intérieure, ceux aussi de
l’humanité et tout ce que l’entendement philosophique peut encore
faire valoir, nous l’avons admis par hypothèse, car la politique n’est
rien d’autre que le représentant de tous ces intérêts vis-à-vis d’autres
États!10!»). Hypothèse vaine, puisque par-delà la défaite du «!Dieu de
la guerre lui-même!11!», le mouvement de dépassement de toute limi-
tation va sceller l’impossibilité de fonder en raison des limites dans
le domaine de «!l’existence sociale!» dont relève la guerre, qui pourra
être comparée par Clausewitz au «!commerce!» (n’est-il pas aussi un
«!conflit d’intérêts et d’activités humaines»!?)!12. Si commerce il y a,
c’est à un commerce de l’illimité que l’on a affaire. Il va s’étendre à l’en-
semble du socius avec l’avènement du capital industriel, et s’accélérera
encore à partir des années 1870 sous l’hégémonie du capital finan-
cier, qui conduit à la «!guerre totale!». Qu’il s’agisse là d’un concept
et d’une réalité fort différentes de la «!guerre absolue!» de Clausewitz
est incontestable, tant son émergence dépendait pour lui, le vaincu
de la bataille d’Iéna, des seuls «!effets monstrueux [ungeheueren
Wirkungen]!» des énergies libérées par la politique révolutionnaire et
de l’administration napoléonienne des intensités de l’état de guerre.
Clausewitz veut penser que ces «!énergies absolues!» ne condition-

9."Ibid., p. 68 (§ 26). Plus généralement, «!la politique est la faculté intellectuelle, la


guerre n’est que l’instrument, et non l’inverse. Subordonner le point de vue militaire
au point de vue politique est donc la seule chose que l’on puisse faire!» (ibid., p. 706).
Howard Caygill a bien mis en valeur cette philosophie kantienne de Clausewitz dans
son récent On Resistance. A Philosophy of Defiance, Londres et New York, Bloomsbury,
2013, p. 15-29.
10."De la guerre, p. 705 (livre VIII, chap. 6), trad. modifiée.
11."Ibid., p. 677 (il s’agit bien sûr de Napoléon).
12."Ibid., p. 145 (livre II, chap. 3). Clausewitz poursuit en expliquant que la guerre
«!ressemble encore plus à la politique, qui peut être considérée à son tour, du moins en
partie, comme une sorte de commerce sur une grande échelle!». Le renversement se
mesure à l’aune de sa conclusion selon laquelle «!la politique est la matrice dans laquelle
la guerre se développe!».
Les deux histoires de la Révolution française 113

neront pas nécessairement le caractère des guerres ultérieures et


que celles-ci pourront recouvrer le statu quo pré-bonapartiste entre
«!nations civilisées!» où «!l’écrasement de l’ennemi ne peut être l’objet
militaire de la guerre!».
«!Une réaction se produisit toutefois en temps voulu. En
Espagne, la guerre devient d’elle-même une affaire populaire !13.!»
Les techniques de guerres offensives de la Grande Armée – que l’on
a pu dire «!motorisée!» avant la lettre, avec son «!réservoir!» de res-
sources humaines et ses soldats «!multivalents!» intégrés dans des
colonnes d’assaut relativement autonomes!14 – vont en effet susciter
de nouvelles formes de résistance (la «!guérilla!»), et surtout une
nouvelle fonction pour la résistance populaire que Clausewitz, avant
Schmitt, considère comme une nouveauté si absolue dans la pers-
pective eurocentrique qui est la sienne !15 qu’elle va redéfinir le but
de la guerre!: «!son dessein immédiat est d’abattre l’adversaire, afin
de le rendre incapable de toute résistance !16!». C’est donc le «!carac-
tère de la guerre moderne!» (absolue) qui se distribuera stratégi-
quement entre, d’une part, la révolution bonapartiste de «!toutes
les anciennes méthodes conventionnelles!» de l’art de la guerre par
la militarisation du peuple en armes et, d’autre part, la résistance
(Widerstand) de la guerre populaire (Volkskrieg) des Espagnols qui
en est la conséquence !17 et qu’il faut intégrer, avec son «!élément
13."Ibid., p. 662, 687 (livre VII, chap. 22).
14."Cf. Manuel de Landa, War in the Age of Intelligent Machines, New York, Zone Books,
1991, p. 67 sq.
15."À la différence de la Théorie du partisan de Carl Schmitt, on ne trouve aucune allu-
sion aux guerres coloniales dans De la guerre. Dans le chapitre sur «!le génie guerrier!»
du Livre I, il est en revanche posé que les peuples sauvages en sont dépourvus dans la
mesure où «!il suppose un développement spirituel d’un niveau impossible à atteindre
chez un peuple inculte!» (op. cit., p. 85).
16."Carl von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 51 (livre I, chap. 1, § 2 «!Définition!»).
17."Ibid., p. 551 : «!Il faut observer qu’une guerre du peuple en général doit être consi-
dérée comme une conséquence de la façon dont l’élément guerrier a brisé de nos jours
ses vieilles barrières artificielles – par conséquent comme une extension et un renfor-
cement de toute cette fermentation que nous appelons la guerre!» (Livre VI, chap. 28 :
«!L’armement du peuple!»).
114 Guerres et Capital

moral!», dans le nouveau plan de guerre. «!Par conséquent, ne deman-


dons plus!: combien la résistance que le peuple en armes tout entier
peut offrir coûte à la nation!? mais : quelle influence cette résistance
peut-elle avoir!? Quelles sont ses conditions, et comment peut-on
s’en servir!18!?!»
Avec sa composante «!vaporeuse!» et «!fluide!», qui donne lieu
chez Clausewitz à un véritable Traité de la résistance, la «!guérilla!»
ouvre la perspective de la guerre populaire à travers laquelle commu-
nistes, anarchistes, socialistes vont durablement penser la possibilité
de la révolution.

4.2/!La révolution nègre


La perspicacité de Clausewitz est mise en défaut par un des événe-
ments politiques et militaires majeurs de la Révolution française!:
la révolution nègre qui s’empare du joyau de l’empire colonial fran-
çais, l’île de Saint-Domingue. C’est aussi la colonie la plus prospère
et la plus riche au monde!19. Rien de moins. Aussi pourrait-il s’agir de
l’«!événement!» le plus fondamental de la Révolution!20 par la puis-
sance d’«!effondement!» (pour parler deleuzien) qui s’y fait jour!:
l’impensable s’introduit par effraction dans l’Histoire qui en devient
mondiale dans une perspective révolutionnaire.
La première révolution prolétarienne victorieuse est une révo-
lution d’esclaves. Après que la République française a été obligée
de reconnaître son fait accompli, elle ne se contente pas de résister

18."Ibid., p. 552.
19."Saint-Domingue est alors le plus gros producteur de café et de sucre dont la
demande est exponentielle. La mortalité y est aussi telle qu’il faut «!importer!» 40 000
esclaves sur l’île chaque année. Gordon K. Lewis qualifie Saint Domingue de «!Babylone
des Antilles!» car la corruption, la vénalité et la brutalité y sont la règle commune (Main
Currents in Caribbean Thought, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1983, p. 124).
20."À suivre Peter Hallward, «!Si la Révolution française constitue le grand événement
politique de l'époque moderne, la révolution haïtienne doit figurer comme la séquence
la plus décisive de cet événement!» («!Haitian Inspiration!», Radical Philosophy, n°!123,
janvier-février 2004, p. 3).
Les deux histoires de la Révolution française 115

aux troupes envoyées dans l’île en 1801 par Napoléon pour réta-
blir l’ordre et l’esclavage du Code noir. Elle les défait (en leur infli-
geant 50!000 morts – soit beaucoup plus que les pertes françaises à
Waterloo), comme elle avait défait les armées espagnoles et anglaises.
De la première révolte de 1791 à la déclaration d’indépendance le 1er
janvier 1804, sur une période de douze ans, la révolution nègre des
500!000 esclaves de Saint-Domingue devenu Haïti sort politique-
ment et militairement victorieuse de la confrontation avec les trois
puissances coloniales dominantes de l’économie-monde. Bien avant
les armées rouges soviétique et chinoise, l’«!armée nègre!» est la
première force prolétarienne à révolutionner si profondément l’art
de la guerre. «!Ils avaient l’organisation et la discipline d’une armée
entrainée, tout en se servant des ruses et des finesses propres à la
guérilla. […] Quand les forces françaises importantes arrivaient pour
les anéantir, ils disparaissaient dans les montagnes, laissant tout en
flamme derrière eux!; dès que les Français, vaincus par la fatigue, se
retiraient, ils revenaient détruire d’autres plantations et attaquer les
lignes françaises!21.!» Le style très clausewitzien emprunté par C.L.R.
James ne saurait faire oublier que l’on touche ici à l’impensable pour
l’officier prussien qui avait su prendre toute la mesure de la résis-
tance espagnole dans la géopolitique européenne. Il dépasse en effet
l’entendement que des esclaves illettrés, «!constitutionnellement
incapables de discipline et de liberté!», puissent apprendre très rapi-
dement les techniques de guerre les plus sophistiquées pour mieux
les mettre au service d’une guérilla implacable après avoir célébré des
rites vaudou!22!!
21."C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-
Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 332 (1re éd. anglaise, 1938 ; 1989 pour
l’édition augmentée).
22."D’après le récit de C.L.R. James!: «!Se servant de torches pour se frayer un chemin,
les leaders de la révolte!se réunirent dans un espace ouvert de l’épaisse forêt de Morne
Rouge, une montagne surplombant Cap François, la plus grande ville. Alors, Boukman, le
chef, après des incantations vaudou et avoir bu le sang d’un cochon, donna les dernières
instructions!» (C.L.R. James, A History of Pan-African Revolt, Oakland, PM Press, 2012
[1938/1969], p. 40).
116 Guerres et Capital

Les «!esclaves!» inventent la guerre révolutionnaire comme


guerre du peuple en s’appropriant les conditions et les modalités des
guerres napoléoniennes décrites par Clausewitz pour en renverser le
processus d’«!involution!» et combattre son Code noir (il est rétabli
en 1802 par Napoléon dans les colonies françaises, sans opposition
majeure en métropole et au grand soulagement de l’Angleterre et des
États-Unis). Les «!généraux!», les «!officiers!», et les «!soldats!» font
tous partie de la même nouvelle classe sociale, celle du!«!peuple!» des
esclaves-combattants qui se compose d’autant de «!chefs!». (Après
que Napoléon eut fait arrêter Toussaint Louverture!: «!Ce n’est pas
tout d’avoir enlevé Toussaint, il y a ici 2!000 chefs à faire enlever!»). Ils
renversent l’essence de la guerre coloniale, la guerre génocidaire/
totale contre la population, en affirmant (et en composant) le prin-
cipe d’existence de cette dernière comme force révolutionnaire
dressée contre l’«!armée populaire!» du nouvel impérialisme. «!Ce ne
fut pas tant une guerre entre armées qu’entre populations!23.!»
La perception clausewitzienne de la nature nouvelle des armées
napoléoniennes guide jusqu’à un certain point l’analyse de C.L.R.
James : leur force ne «!tombait pas du ciel!», «!les soldats n’étaient pas
uniquement le produit du […] génie militaire [de Napoléon]![…]. Leur
élan irrésistible, leur intelligence et leur endurance et leur excellent
moral étaient issus de la nouvelle liberté sociale !24.!» Les esclaves
avaient bien été à l’école révolutionnaire française, mais à la différence
des armées napoléoniennes, ils ne constitueront ni le fer de lance de
la reprise en main de la révolution par la bourgeoisie, ni la machine de
guerre de la contre-révolution. Ils sauront aussi imposer une stratégie
de rupture avec toutes les offres de nouvelle gouvernementalité dans
lesquelles cherchaient à s’insérer les manœuvres tactiques de l’«!état-
major!» insurgé sous le commandement de Toussaint!25.

23."C.L.R. James, Les Jacobins noirs, op. cit., p. 342.


24."Ibid., p. 297.
25."«!Les masses avaient résisté aux Français dès le départ, malgré, et non à cause de,
leur leadership!», cf. Carolyn Fick, The Making of Haiti: The Saint-Domingue Revolution
Les deux histoires de la Révolution française 117

Si la révolte nègre de Saint-Domingue trouve ses racines dans


la Révolution française, et si, sans cette dernière, son succès eut été
impossible, la révolution des esclaves n’en constitue pas moins une
critique en acte des idéaux des Lumières. Les luttes des esclaves
ont su soustraire les principes de «!liberté et égalité!» à toutes les
chimères d’universalité de la liberté et de l’égalité bourgeoises. Dans
la première constitution d’Haïti (1805), tous les Haïtiens, indépen-
damment de leur couleur de peau et de leurs origines, seront déclarés
Noirs (ce qui inclut les Allemands et les Polonais qui avaient combattu
les armées napoléoniennes aux côtés des insurgés). Constatons au
passage que semblable révolution du sujet relativise singulièrement
la question si débattue de «!la!» différence entre les révolutions
américaine et anglaise, d’une part, et la Révolution française, de
l’autre. Hannah Arendt distingue le primat de la «!politique!» dans la
Révolution américaine contre la nature «!sociale!» de la Révolution
française!; Foucault corrige en passant par Furet!: la liberté des
«!gouvernés!» face aux gouvernants serait le propre de la Révolution
américaine, tandis que la française se caractériserait par l’axiomatique
centralisatrice des «!droits de l’homme!». En fait, la question de l’es-
clavage, qui sous-tendait l’économie-monde tout entière, indique la
zone où l’une et l’autre ne passent plus qu’en idée (de la liberté).
Comme le fait remarquer Susan Buck-Morss dans son remar-
quable Hegel et Haïti, la critique des Lumières porte sur l’esclavage
comme institution, non sur sa réalité d’exploitation et d’asservis-
sement de millions d’hommes, de femmes et d’enfants. «!Le para-
doxe entre les discours des libertés et la pratique de l’esclavage fut
caractéristique des nations occidentales!qui se succédèrent à la
tête de l’économie mondiale!26.!» Depuis la Hollande du XVIe siècle
jusqu’au XVIII e siècle franco-britannique, l’esclavage était devenu
une métaphore si stratégique pour dire toutes les formes de domi-

from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990, p. 228 (cité par Peter
Hallward, art. cité, p. 5).
26."Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti (2000), Paris, Éditions Lignes, 2006, p. 9.
118 Guerres et Capital

nation en Europe qu’elle pouvait coexister sans difficultés aucunes


avec sa pratique dans les colonies (cf. Locke) des nations «opulentes
et civilisées» (Adam Smith). La «!naturalité!» de l’esclavage était aussi
«!naturelle!» que la liberté de l’«!homme!» pour la pensée des Lumières
(Rousseau compris), observe Susan Buck-Morss. L’abolition de l’es-
clavage n’a pas été la mise en application de principes, ou même d’une
«!dynamique!» propre à la Révolution française!: «!Les plus ardents
opposants de l’esclavage montrent peu d’empressement à réclamer
l’abolition, le demi-million d’esclaves de Saint-Domingue se fit l’ac-
teur de sa propre liberté!27.!»
La thèse fascinante (et rigoureusement documentée) de Hegel
et Haïti selon laquelle la dialectique du maître et de l’esclave a été
pensée à partir de la révolution nègre de Haïti peut prêter à discus-
sion. L’essentiel est ailleurs!: le fait que chez Marx la «!lutte entre le
maître et l’esclave!» n’ait pas été utilisée littéralement, mais seule-
ment comme métaphore de la lutte de classe, a incontestablement
été une occasion manquée pour extraire le marxisme de l’eurocen-
trisme propre à la définition «!manchestérienne!» du Capital (Susan
Buck-Morss va beaucoup plus loin!: «!il y a dans le marxisme officiel
une composante implicite qui relève du racisme!28!»).
Si cette révolution avait été analysée et problématisée par Marx,
les nombreuses impasses dans lesquelles le mouvement ouvrier s’est
échoué auraient pu être, sinon contournées, du moins confrontées
à une toute autre configuration de la réalité des possibles. On aurait
d’abord pu tirer l’enseignement que la première révolution proléta-
rienne victorieuse a été le fait d’une «!guerre de race!» menée par des
travailleurs!«!non-salariés!». Ensuite, inclure les «!non-salariés!» sans
en exclure le travail des femmes aurait permis de faire de tout «!travail
gratuit!» et non salarié la source d’inventions collectives contribuant à
détacher la théorie de la «!valeur!» du Capital de la marque trop visible
que l’économie politique bourgeoise y a imprimée. Ce point de vue
27."Ibid., p. 27.
28."Ibid., p. 61.
Les deux histoires de la Révolution française 119

étriqué, centré sur le salariat et l’entreprise capitaliste, pèse encore


lourdement sur le déroulement des luttes et le développement des
stratégies politiques d’émancipation.
La révolution nègre, comme toutes celles qui ont réussi, n’a pas eu lieu
à la pointe la plus technologiquement avancée du développement
capitaliste, mais là où il était «!en retard!» sur ses transformations et
contradictions intrinsèques, dans des «!colonies!» (car la Chine et
la Russie de l’époque révolutionnaire pouvaient être considérées
des «!semi-colonies!»). On aurait ainsi pu sérieusement ébranler la
conception «!progressiste!» et «!révolutionnaire!» du capitalisme et
de la bourgeoisie que l’existence même des colonies esclavagistes
rend illisible (ou trop lisible).
À emprunter le point de vue de la «!division sociale du travail!» et
non celui de la seule organisation du travail, la «!grande expérience!»
haïtienne gagne encore en importance. La «!guerre de races!», qui est
au fondement de l’économie-monde du capital depuis l’accumula-
tion primitive, a été gagnée par les esclaves en ouvrant un espace d’ac-
tion politique mondial au mot d’ordre «!Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous!!!» C’est seulement à cette condition que le «!de tous les
pays!» peut déborder l’Europe et déployer son «!internationalisme!».
Car l’abolition de l’esclavage n’a pas aboli la guerre de races, qui
s’est tout au contraire poursuivie jusqu’à aujourd’hui «!par d’autres
moyens!» (comme l’esclavage lui-même). Sa puissance de division
«!raciste!» se manifeste à l’occasion de chaque «!crise!» du capita-
lisme (nous l’avancions en introduction!: le racisme n’est pas création
«!biopolitique!» de la «!modernité!» mais de la plus vieille accumula-
tion primitive dans son infinie continuité).
On raconte que Lénine a fêté le jour où la Révolution russe a
dépassé les quelques semaines de vie de la Commune de Paris. Que
dire alors d’un processus d’insurrection révolutionnaire de douze
ans!? Aujourd’hui encore, Alain Badiou fait référence à Spartacus
pour thématiser la révolte des esclaves-combattants et célébrer
en Toussaint – le «!Spartacus noir!» – la résurrection d’une «!vérité
120 Guerres et Capital

éternelle!». Sauf que celle-ci tourne historiquement au désavantage du


précédent des esclaves thraces voulant retourner à la maison, à la diffé-
rence des révolutionnaires haïtiens qui veulent, eux, détruire le monde
entier de la plantation esclavagiste!29.
«!Oubliée!» par les révolutionnaires européens de la classe
ouvrière, la révolution nègre a été remise sur le devant de la scène
par les militants anticolonialistes comme le momentum de l’éman-
cipation des Noirs, de la régénération africaine et des politiques
révolutionnaires de décolonisation. «!En faisant volontairement
un anachronisme, on pourrait dire que le tiers-monde a commencé
à germer à partir de Saint-Domingue. Ici nous nous inspirerons
de l’idée de Sauvy – qui comparait le tiers-monde au tiers état car
“ignoré, exploité, méprisé” comme lui. La planète étant divisée en
premier, deuxième et troisième mondes et ce troisième monde
voulant aussi “devenir quelque chose” !30.!» Parce que les choses y
arrivent toujours en retard et en avance (penser ici à ce «!prolétariat
moderne!» des gigantesques «!usines!» de canne à sucre, plus prolé-
tariat et plus moderne que «!n’importe quel groupe de travailleurs
existant à cette époque!», à suivre C.L.R. James), rien ne s’y développe
dans le sens d’un marxisme dont le sens serait donné relativement à
la (téléo-)logique du processus capitaliste. Black Marxism. Toussaint
– ou l’ouverture et la brèche dans la multiplicité des guerres d’exploita-
tion, de domination et de sujétion qui instituent le régime biopoli-
tique de l’accumulation continuée du Capital.

29."Nick Nesbitt fait une remarque en ce sens dans Caribbean Critique: Antillean Critical
Theory from Toussaint to Glissant, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 10-11.
30."Selim Nadi, «!C.L.R. James et les luttes panafricaines!», Parti des
Indigènes de la République, 5 mars 2014 (URL!: indigenes-republique.fr/
c-l-r-james-et-les-luttes-panafricaines).
5.
Biopolitiques
de la guerre civile
permanente
5.1/!La séquestration temporelle
de la classe ouvrière (et de la société toute entière)
Mis à l’abri du danger de la Révolution, placé sous les auspices de
la Restauration, le capital va-t-il se développer «!pacifiquement!»!?
Pour l’idéologie libérale, la réponse est, sans hésitation, affir-
mative. En 1814, année de la défaite des armées napoléoniennes
que Carl Schmitt fait coïncider avec la «!victoire de la révolution
industrielle!», Benjamin Constant énonce l’une des premières
ritournelles du libéralisme!: «!Nous sommes arrivés à l’époque du
commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la
guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder!1.!»
L’histoire des XIXe et XXe siècles a montré qu’il avait tort. Tout au
long du XIXe siècle, le «!calcul civilisé!» de l’économie ne va aucune-
ment se substituer à «!l’impulsion sauvage!» de la guerre, il va tout au
contraire déchaîner la guerre civile pour transformer le prolétariat en
force de travail soumise et précipiter l’État-nation dans un nouveau
type de guerre!: la guerre impérialiste totale, qui est inextricablement

1."Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la


civilisation européenne, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 58.
124 Guerres et Capital

guerre interétatique, guerre économique, guerre civile et guerre


coloniale.
La continuation de l’«!accumulation primitive!» dans la période
dite postrévolutionnaire se manifeste par l’intensification de la colo-
nisation interne (formation de la force de travail industrielle impli-
quant des guerres civiles généralisées et de nouvelles guerres de
subjectivité) et de la colonisation externe (le long siècle de l’abroga-
tion de l’esclavage a coïncidé avec une extension de la colonisation
couvrant la presque totalité de la planète). Couplées à la puissance
du Capital industriel et au développement de la science et de la
technique, les violences multiples des divisions raciales, sexuelles,
de classes et les guerres qu’elles entraînent vont franchir un nouveau
seuil.
Au XIX e siècle, le dressage «!subjectif!» des prolétaires pour les
fixer à l’appareil de production en normalisant leurs comportements
et leurs modes de vie de manière à transformer le temps de la vie en
«!temps de travail!» ne peut se réaliser que par le déclenchement d’une
«!guerre civile généralisée!». Avec Foucault, nous privilégions le terme
de «!guerre civile!» sur celui de «!lutte de classe!», car la «!guerre civile
permanente!», la «!guerre civile généralisée!» dont la dénégation est
l’un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir implique une série
de pouvoirs et de savoirs, mais aussi des forces et des institutions irré-
ductibles au conflit des ouvriers avec les capitalistes à l’intérieur de
l’usine, bien qu’elles soient un élément constituant du mode de production.
Le biopouvoir intervient sur une population qui a déjà subi une
première vague de dressage par les techniques disciplinaires et bio -
politiques, historiquement indissociables de toutes les démonstra-
tions de force de la guerre primitive d’accumulation. Cette première
modélisation des comportements se révèle en effet encore insuffi-
sante. Pour avoir donné lieu à des formes de résistance et à des luttes
acharnées dans un contexte de crises sociales et de soulèvements
populaires, les dispositifs de pouvoir et les guerres de subjectivité
de cette séquence étaient loin d’assurer une soumission assez forte
Biopolitiques de la guerre civile permanente 125

au nouvel ordre mondial du travail. La multiplication des mesures de


coercition où la sauvagerie le dispute à l’économisme le plus rigou-
reux en témoigne à la fin de l’Âge classique, quand la croissance des
richesses et des biens encouragent le «!besoin de sécurité!» dans un
moment de forte expansion du tissu urbain qui fait proliférer le prolé-
tariat des villes. Le vagabond fait ainsi figure pour les Physiocrates
de diable de l’antiproduction qu’il faut chasser, marquer, mettre au
travail forcé, réduire en esclavage, etc. On explique que le danger
qu’il représente pour l’économie politique de la production est celui
«!des troupes ennemies répandues sur la surface du territoire, qui y
vivent à discrétion comme dans un pays conquis et qui y lèvent de
véritables contributions sous le titre d’aumônes!2!». Selon une autre
version, à peine plus tardive, qui annonce la célèbre formule sur le
prolétaire n’ayant «!rien à perdre que ses chaînes!», les vagabonds sont
des êtres «!avides de nouveautés, audacieux et d’autant plus entrepre-
nants qu’ils n’ont rien à perdre et qu’ils sont familiarisés avec l’idée
de punition qu’ils méritent chaque jour!; intéressés aux révolutions
de l’État, qui peuvent seules changer leur situation, ils saisissent avec
ardeur toutes les occasions qui se présentent d’exciter les troubles !3!».
La construction exclusivement disciplinaire du paradigme négatif
du vagabond ne suffisant plus, on comprend la nécessité d’ajuster les
mécanismes de pouvoir pour leur faire prendre en charge et mettre
sous surveillance les conduites quotidiennes dans un quadrillage plus
serré du corps social sans lequel la forme-salaire ne peut encadrer tout
le socius.
Au XIXe siècle, les dispositifs de pouvoir qui assurent la produc-
tion, la reproduction et la gouvernementalité de la classe ouvrière
vont être fondamentalement au nombre de deux!: la famille, et ce que
Foucault appelle «!les institutions de la séquestration temporelle!».
2."Le Trosne, Mémoire sur les vagabonds et sur les mendiants (1764), p. 4, cité par Michel
Foucault dans La Société punitive, op. cit., p. 50 (repris dans Surveiller et punir, op. cit., p. 79).
3."Des moyens de détruire la mendicité en France en rendant les mendiants utiles à l’État sans
les rendre malheureux (1780), p. 17, cité par Robert Castel, Les Métamorphoses de la question
sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 105.
126 Guerres et Capital

«!Séquestration!» est un concept qui contribue à différencier le XIXe


siècle de l’époque classique du «!grand enfermement!», la séquestra-
tion concernant moins l’espace (par fixation dans un système fermé)
que le temps (par encadrement de l’existence) qui va donner à la colo-
nisation interne un nouvel essor et une nouvelle emprise faisant droit
à la production de la force de travail comme disposition subjective
adéquate à la nécessité de la liberté du travail!4.
C’est pourquoi la colonisation interne ne s’attache pas à la disci-
plinarisation des ouvriers sans la doubler d’une biopolitique où seront
impliqués les femmes, les enfants, les mendiants, les criminels, les
malades, etc., c’est-à-dire l’ensemble de la population pauvre qu’il faut
moraliser et normaliser en la soumettant à la «!pénalisation de l’exis-
tence!5!». La «!biopolitique!» s’y révèle comme ce dispositif multipli-
cateur de pouvoir dans la guerre civile généralisée qu’elle administre
et dont l’objet est le sujet, à savoir la vie. Pas la «!vie nue!», mais la vie
dans ses articulations et ses passages de plus en plus qualifiés : la vie
de famille, la vie militaire, la vie à l’école, la vie au travail, à l’hôpital,
à la prison, etc. C’est toute l’économie biopolitique de la vie équipée
qui se dessine ici avec ces instances productrices d’un «!sur-pouvoir!»
renouvelant en intensité autant qu’en extension le modèle discipli-
naire de la structure étatique qui se déploie à présent le long des
appareils sociaux. Ainsi l’institution du temps de travail présuppose-
t-elle le contrôle et la disciplinarisation biopolitiques de l’ensemble des
temporalités. Pour contraindre au «!temps de travail!», il faut disci-
pliner le temps de la «!vie!», de la naissance à la mort. Pour imposer
les rythmes de la production, il faut contrôler, intégrer, normaliser
et moraliser tous les rythmes de la vie. «!Il a fallu faire la chasse à la
fête, à l’absentéisme, au jeu, à la loterie notamment, comme mauvais
rapport au temps en tant que manière d’attendre l’argent, non pas de
la continuité du travail, mais de la discontinuité du hasard. Il a fallu
amener l’ouvrier à maîtriser le hasard de son existence!: maladie,
4."Selon la formule de Robert Castel, op. cit., p. 176.
5."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 197 (leçon du 14 mars 1973).
Biopolitiques de la guerre civile permanente 127

chômage. Il a fallu lui apprendre cette qualité qu’on appelait la


prévoyance, le rendre responsable de lui-même en lui offrant des
caisses d’épargnes!6.!»
La continuité entre «!l’horloge de l’atelier, le chronomètre de la
chaîne et le calendrier de la prison!7!», constitutifs du dressage de la
force de travail stricto sensu, implique une disciplinarisation trans-
versale au temps de la production du côté du temps de l’épargne,
du temps de la reproduction, du «!temps libre!». Le temps étant le
seul «!bien!» possédé par les prolétaires, l’ouvrier échange du temps
(de travail) contre du salaire, tandis que le «!criminel!» est astreint
à échanger du temps (de liberté) pour payer son «!crime!» (le plus
souvent, contre la propriété). Le marxisme, jusqu’au marxisme hété-
rodoxe le plus novateur, procède en sens contraire : le capital s’ap-
proprie d’abord du temps de travail pour ensuite – après un long
cheminement conduisant à la fin de la Seconde Guerre mondiale –
exploiter le temps de la vie dans la «!société de consommation!», et de
manière plus intense et plus diffuse encore dans le «!postfordisme!».
Avec la révolution industrielle, on passe de la localisation des indi-
vidus, c’est-à-dire de leur fixation à une terre (espace) sur laquelle
on pouvait exercer la souveraineté et prélever une rente, à une
«!séquestration temporelle!». La «!séquestration!» est un «!engre-
nage temporel!» qui capture les individus de façon à ce que leur vie
soit toujours soumise au temps homogénéisant du capital, et qu’elle
soit en conséquence de part en part socialisée. Pour penser la «!séques-
tration temporelle!», il ne faut pas s’en tenir aux dispositifs spatia-
lisés comme l’usine, l’école, l’hôpital, etc., même si le temps y règle
la discipline, ou se maintenir dans la seule question de l’«!internali-
sation!» de la discipline du temps!8. «!Les caisses d’épargne, les caisses

6."Ibid., p. 216 (leçon du 21 mars 1973).


7."Ibid., p. 73 (leçon du 24 janvier 1973).
8."C’est encore la perspective d'Edward P. Thomson, dans Temps, discipline du travail
et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004, chap. VII (1re éd. in Past and Present, n°
38, décembre 1967).
128 Guerres et Capital

de prévoyance!» (ressortissant à ce qu’on appellera au XXe siècle le


welfare) constituent autant de dispositifs de contrôle, de disciplina-
risation et de fabrication de normes sociales qui fixent les prolétaires
aux temporalités et aux rythmes du capitalisme tout en le prenant
dans «!une discursivité de l’existence totale […] de l’individu de la
naissance à la mort!9!».
Les institutions de séquestration temporelle seront dites «!in-
discrètes!» en ce qu’elles s’occupent de choses qui ne les concernent
pas directement. Elles sont également «!syncrétiques!», comme dans
l’exemple de l’usine de soieries employant des femmes analysée
par Foucault, car elles imposent des comportements qui semblent
ne concerner la production qu’indirectement!: ne pas échanger ni
travailler avec les hommes dans l’usine, mais aussi ne pas sortir le
dimanche… Au centre de l’activité de ces institutions, il y a toujours
la vie dans sa totalité – dans laquelle le travail est pris et soumis
mai preteso,
povero Toni..
à un rapport de production qui est d’abord de pouvoir sur la vie, de prise
du pouvoir sur l’existence. Répétons-le : de ce point de vue, la forme
sociale de la production et de la reproduction étendue à l’ensemble
de la société dans sa «!subsomption réelle!» n’est pas, comme telle,
l’invention du postfordisme.
«!Les institutions prennent en charge le contrôle direct et indirect
de l’existence. Elles prélèvent dans l’existence un certain nombre de
points qui sont, en général, le corps, la sexualité et les relations inte-
rindividuelles!10.!» Les institutions de séquestration temporelle sont
des dispositifs de pouvoir générés par la guerre civile généralisée qui,
en continuant la guerre par d’autres moyens, assurent une gouverne-
mentalité relativement stable, prévisible, régulière des comporte-
ments valant pour fabrication du social et «!défense de la société!»
– capitaliste, cela va sans dire.
Concluons. Si la «!gestion du temps!» passe par la discipline mili-
taire de l’usine, c’est aussi en ce que celle-ci est partie prenante d’un
9."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 221 (leçon du 21 mars 1973).
10."Ibid., p. 217.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 129

dispositif plus global où «!il est inadmissible que la force de travail


puisse se contenter de “passer le temps”!11!». Ce qui donne toute sa
valeur à la guerre du temps déclenchée par le capitalisme contre la
société toute entière.

5.2/!La formation
de la cellule familiale
La guerre civile généralisée, condition et conséquence de la
formation de la force de travail, est en même temps une «!guerre
de subjectivités!». La production de subjectivité est à la fois la
première des productions capitalistes et l’une des principales
modalités de la guerre, et de la guerre civile.
La lutte contre les illégalismes prolétaires pour mater le refus de
se soumettre aux disciplines et au modèle de subjectivation du travail-
leur salarié ne met donc pas seulement en jeu les dispositifs classiques
de la guerre civile!; dans une société libérale indexée sur la propriété
privée, on ne fixe pas les prolétaires à l’appareil de production par la
seule contrainte économique, on n’entretient pas leur assujettisse-
ment uniquement avec la «!discipline de la faim!» et la menace de la
prison, on ne «!régularise!» pas leurs comportements par une pure et
simple répression (police des mœurs) ou par l’imposition brutale des
nouvelles normes.
Dès lors que le passage de la condition de prolétaire exproprié
à celle de travailleur salarié est loin d’être automatique, la rencontre
de l’«!homme aux écus!» et des ouvriers qui définit le capitalisme
industriel requiert un long travail de conversion de la subjectivité.
Pendant la colonisation, des peuples entiers, après avoir été expro-
priés de leur «!vie de sauvages!», se sont laissés mourir plutôt que de
tomber dans un esclavage qui pouvait inclure l’option du «!travail
libre!». «!Travail libre!» que la pratique du travail à mort dans les
ateliers et les manufactures rapproche tant de l’esclavage tout court
11."Edward P. Thompson, op. cit., p. 79.
130 Guerres et Capital

que le Morning Star – l’organe des libre-échangistes anglais – pourra


s’écrier!: «!Nos esclaves blancs sont les victimes du travail qui les
conduit au tombeau!; ils s’épuisent et meurent sans tambour ni trom-
pette!12.!» L’extermination par le travail devient ainsi la vérité absolue
de la guerre globale de l’accumulation primitive qui transforme les villes
industrielles en continents noirs de taudis et d’ateliers dans lesquels on
s’entasse – sa seule limite semblant être la révolte des pauvres réduits
à l’état de «!chair à mécanique!13!». Que les places de ceux qui périssent
soient aussitôt remplies ne pouvait s’expliquer que par la montée du
paupérisme, dont on ne peut très longtemps ignorer qu’il alimente
le nomadisme et l’illégalisme prolétaires tout en menaçant la société
libérale de «!conflits cataclysmiques!» avec un «!peuple barbare qui
hante la cité plus qu’il ne l’habite !14!». État d’urgence en forme de
«!classes laborieuses, classes dangereuses!» qui fait ressembler Paris
à «!un campement de nomades!» (Lecouturier), et où menace une
guerre à mort de type colonial dont l’issue est si incertaine que c’est
l’insurrection victorieuse de Saint-Domingue qui ressurgit au cœur
des faubourgs ouvriers. Ainsi ce texte publié en décembre 1831 dans
le Journal des débats au lendemain de la révolte des canuts lyonnais!:
«!Chaque habitant vit dans sa fabrique comme les planteurs des colo-
nies au milieu de leurs esclaves!; la sédition de Lyon est une espèce
d’insurrection de Saint-Domingue[…] Les Barbares qui menacent
la société […] sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières
[…] Il faut que la classe moyenne sache bien l’état des choses; il faut
qu’elle connaisse sa position.!» La science de la force de travail et de la
reproduction de la main d’œuvre ouvrière va en conséquence devoir
s’élargir à l’ensemble du territoire urbain en faisant de la gestion de la
population l’objet de nouveaux équipements collectifs. Les pouvoirs
12."Morning Star, juin 1863. Cité dans Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap.
X («!La journée de travail!»), éd. citée, p. 1257 (nos italiques).
13."Selon une note de police faite à Lille en 1858, citée par Lion Murard et Patrick
Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable. Villes-usines, habitat et intimités au XIXe siècle,
Recherches, 1976, p. 54.
14."Jacques Donzelot, La Police des familles, Paris, Minuit, 1977, p. 54.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 131

«!positifs!» qu’ils exercent (l’école, la politique de l’habitat, l’hygiène


publique, la médicalisation des populations…) sont au cœur de la
redéfinition économique-libérale de l’État.
Ce dont on prend conscience dans le long XIXe siècle, âge de la
rationalisation de la mise au travail en masse, c’est que le dévelop-
pement capitaliste est impensable sans le dressage des corps et
des esprits pour les nouvelles fonctions productives et subjectives
requises par l’accumulation du capital. Ou pour le dire mieux, on
comprend qu’il n’y a pas de dressage (somatique) durable des corps
sans un dressage moral des esprits qui appartient de plein droit à la
transversalité disciplinaire de la science biopolitique des populations.
L’action sociale conditionne ainsi la relève du critère mercantiliste du
rendement dans un laissez-faire (la «!liberté du travail!») qui ne carac-
térise guère la gestion du pouvoir quant à cette même force de travail
qu’il faut «!cultiver au sens propre du mot, c’est-à-dire […] travailler
pour la faire travailler, afin de faire pousser et récolter ce dont le travail
est porteur: la richesse sociale!15!». Or cette «!culture!» ne saurait aller
sans une culture générale de la division de la société libérale.

La constitution de la famille restreinte, avec ses identités sexuelles


et la distribution des pouvoirs et des fonctions qu’elles impliquent
(travail «!productif!» pour les hommes et travail «!reproductif!» non
rémunéré pour les femmes), sans oublier le contrôle des affects
et du désir incestueux qui y circulent, est le produit d’une guerre
de production de subjectivité qui concerne de façon différente le
prolétariat et la bourgeoisie. Mais elle vise ici et là les femmes de la
façon la plus spécifique, dans la mesure même où la crise du pouvoir
souverain patriarcal et de son exercice dans des ensembles orga-
niques tendant à se disloquer est la raison première de la constitu-
tion de la famille restreinte. Trop souvent négligée dans l’histoire
du capitalisme, la formation de la famille conjugale dépend de la
transformation de la domination des femmes par le truchement
15."Robert Castel, op. cit., p. 180.
132 Guerres et Capital

d’une domestication intérieure qui est paradigmatique de cette


«!guerre de subjectivité!» qu’il faut décidément réinscrire à l’ho-
rizon de l’émancipation de l’homme privé.
La «!campagne contre la masturbation!» des enfants, qui a tant
mobilisé les médecins et les éducateurs de la fin du XVIIIe à la fin du
XIXe siècle, incite la famille bourgeoise à l’élimination de tous les inter-
médiaires (précepteurs et gouvernantes), à la suppression, si possible,
des domestiques (y compris les nourrices), et à la transformation de
l’espace familial en espace d’éducation et de surveillance continues.
Tout en favorisant la diffusion de la médecine domestique (la mastur-
bation est une «!maladie!»), le corps de l’enfant doit être l’objet d’une
attention permanente de la part des parents (les Pensées sur l’éducation
de Locke en fournissent l’un des premiers exemples systématiques).
Avec toutes les consignes pratiques qu’elle comportait, cette véri-
table croisade « a été un moyen de resserrer les rapports familiaux et
de renfermer dans une unité substantielle et affectivement saturée le
rectangle central parents-enfants!16!». La transformation de la grande
famille prise dans une toile complexe de relations de dépendance et
d’appartenance en famille restreinte, cellulaire, conjugale et parentale
telle qu’on la connaît aujourd’hui dans son autonomie économico-
morale est le fait de ce gouvernement des enfants qui conditionne
à son tour la formation de la figure bourgeoise de l’épouse et de la
«!mère de famille!». Qu’à l’extérieur, il ne lui reste plus qu’à s’adonner
à ses bonnes œuvres et à des missions éducatives confirme qu’il
est essentiel que le cycle de la normalisation bourgeoise s’auto-
entretienne en liant circulairement toute la série des éléments qui le
compose. La femme se trouve ainsi attachée à cette production de
subjectivité qui mêle à la valorisation du corps de l’enfant par la cellule
familiale (resserrée en conséquence sur le noyau parental) une infil-
tration de la sexualité par une technologie de pouvoir médical, colla-
borant à la valorisation économique et affective de l’enfant par l’État

16."Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris,


Gallimard /Seuil, 1999 , p. 250 (leçon du 12 mars 1975).
Biopolitiques de la guerre civile permanente 133

qui pourra prendre en charge la formation technique de sa normalisa-


tion au moyen d’institutions pédagogiques spécialisées. La sexualité
de l’enfant se révèle alors comme ce leurre de l’inceste (de l’indiscré-
tion incestueuse des parents à son transfert dans le désir incestueux
des enfants) par lequel les parents abandonneront à l’État son «!corps
de performance!17!»…
Les conditions et les modalités de l’intervention sur les milieux
populaires sont tout autres. En effet, avec la transformation du prolé-
tariat européen en «!force productive!», les conditions de travail, de
logement, la mobilité et la précarité «!rendent de plus en plus fragiles
les relations de famille et invalident la structure familiale!18!» au profit
de l’union libre. Où l’on retrouve la question du vagabondage des indi-
vidus et des enfants singulièrement accentuée dans la première moitié
du XIXe siècle par l’urbanisation hors contrôle liée à l’industrialisation,
l’explosion démographique et le développement du paupérisme.
C’est la lutte contre ces fléaux sociaux auxquels se mêlent des déter-
minations pathologiques (la contagion, les épidémies) et des inté-
rêts hygiénistes qui impose de renouveler l’ancien régime des alliances
et des filiations au profit d’une nouvelle alliance de l’ordre étatique
et de l’ordre familial dans laquelle se glisse l’initiative privée (l’ordre
patronal, assisté de l’Église), première intéressée à la moralisation du
mode de vie ouvrier et de son habitat. C’est la grande campagne pour
la «!moralisation des classes pauvres!».
La stratégie familialiste lancée en direction du prolétariat par les
nombreuses sociétés de philanthropie sera, à la différence de celle qui
visait la sphère bourgeoise, une campagne pour le rétablissement du
mariage et la promotion de la vie familiale!: «!Mariez-vous, ne faites pas
des enfants d’abord pour les abandonner ensuite [à la charge de l’État].
C’est toute une campagne contre l’union libre, contre le concubinage,
contre la fluidité extra ou para-familiale!19.!» Le remplacement de la

17."Ibid., p. 241-242 (leçon du 5 mars 1975).


18."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 84 (leçon du 28 novembre 1973).
19."Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 254 (leçon du 12 mars 1975).
134 Guerres et Capital

dot par le travail domestique non rémunéré contribue à la régularisa-


tion des comportements dans un espace domestique dont l’économie
sociale consiste à donner une nouvelle assise au pouvoir patriarcal en
soumettant l’entrée des femmes sur le marché du travail au contrôle
de l’homme, mais aussi à stimuler la surveillance de l’homme (et des
enfants) par la femme domestiquée en son ménage.
À partir des années 1820-1825, les patrons, les philanthropes et
les pouvoirs publics déploient une énergie considérable pour loger
la famille dans un nouvel habitat domestique dont l’exemple paradig-
matique va être la cité ouvrière. On annonce qu’elle sera «!le tombeau
de l’émeute!» des insurgés de 1848 et qu’elle va «!clore l’ère des révo-
lutions!20!» du peuple en armes avec son modèle pavillonnaire isolant
de trois pièces. Si «!la famille bourgeoise s’est constituée dans un
resserrement tactique de ses membres [sur l’enfant] visant à refouler
ou à contrôler un ennemi de l’intérieur, les domestiques!21!» (elles/
ils tiennent lieu de ce désir que l’on épie et surveille), on demande
en revanche aux prolétaires de répartir leurs corps dans un espace de
séparation (une pièce pour les parents, une pièce pour les enfants,
une pièce commune : le modèle apparaît vers 1830 dans les plans
des premières cités ouvrières) propre à éviter l’«!écœurante promis-
cuité!», tout en excluant l’étranger, le «!coucheur!», c’est-à-dire le céli-
bataire «!logé!» qui ouvrait encore l’espace familial sur un champ social
dont le désir n’était pas absent. La famille populaire, le logement
ouvrier sont donc à la fois projetés contre les conditions de réalité
de l’inceste adulte toujours possible et dressés contre les «!tentations
de l’extérieur!» (menant au «!cabaret!» et à la «!rue!»). La famille logée
verra ainsi tous ses membres refluer vers un régime de liberté et de rési-
dence surveillées par ces équipements collectifs de disciplinarisation
patronale qui sont au principe même de la biopolitique d’une société

20."Selon le bon docteur Taillefer, médecin de la cité Napoléon, qui fut la première
cité ouvrière de Paris, et auteur de la brochure Des cités ouvrières et de leur nécessité comme
hygiène et tranquillité publique (1850).
21."Jacques Donzelot, La Police des familles, op. cit., p. 46.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 135

libérale à destination de la population ouvrière que l’on entend de la


sorte fixer.
Si le bon ouvrier est le père de famille (il est l’anti-sublime!22), on
comprend aisément l’économie qui pousse à rendre l’ouvrier proprié-
taire. On lit dans la Revue d’Hygiène, en août 1886 : «!Ce n’est pas lui
qui possède sa maison, c’est bientôt sa maison qui le possède. Elle
opère sur lui une transformation complète !23.!» Mais encore faut-il
mettre à l’actif de cette transformation la création d’une intimité qui
ne se limite pas à sa fonction de matrice démographique : outre la
conjugalisation du désir, objectivement placée sous la Loi de l’usine
qui elle-même en dépend (ne naît-elle pas de la séparation du lieu
d’habitation et de l’espace réservé au travail!?), la maison participe
en effet directement à la production subjective de l’habitude indivi-
duelle. L’habitude, écrivent Lion Murard et Patrick Zylberman, est
«!le chaînon manquant de tout le dispositif : irréductible à la profession,
débordant l’ensemble du champ social, elle offre prise à une péda-
gogie microscopique, infiniment démultipliée !24!». Lui revient de
recoudre en intensité les deux territoires séparés du temps productif
et du temps libre en faisant de la totalité de la vie du travailleur l’objet
et le sujet du pouvoir. Aussi idéalisé soit-il par les associations chari-
tables, ce proto-welfare donne lieu à une intimité disciplinaire reposant
sur une stratégie des comportements et une tactique des sentiments
qui se présentent comme la poursuite de la guerre par le moyen régulateur
d’une biopolitique de l’intimité. Ce n’est pas que la dictature patronale
du workfare et le régime militaire de l’organisation du travail industriel
cessent («!dans l’atelier, je suis votre chef, vous êtes mes soldats. Je

22."Au sens de cette irrégularité et de cette autonomie ouvrière des plus qualifiés,
insoumis au patron et irrespectueux de la morale familiale, qui se reconnaissent par déri-
sion, au milieu du XIXe siècle, dans ce terme de «!sublime!», cf. Denis Poulot, Question
sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, Paris, Maspero, 1980 (1re
éd., 1870). Poulot en propose un «!diagnostic pathologique!» (p. 123) pour lui opposer
l’ouvrier consciencieux dont le centre de vie est la famille (p. 139).
23."Lion Murard, Patrick Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable, op. cit., p. 155.
24."Ibid., p. 185.
136 Guerres et Capital

commande, il faut m’obéir!»), c’est que l’obéissance fait l’objet d’une


science des comportements qui scelle la conjonction biopolitique des
disciplines et du libéralisme. Une science de l’homme autant qu’une
science de classe.
Ces deux politiques de production de subjectivité vont aboutir
à un modèle familial «!interclassiste!» fondé sur ce que l’on appelle
alors, en référence au monde ouvrier, «!la maison habitée bourgeoi-
sement!»,!même s’il articule de façon toute différente le commun
interdit eu égard aux jeux malheureux de la sexualité et de l’alliance
qui hantent la moderne arche familiale. Entre ici en jeu rien de moins
que le dualisme entre une surveillance médicale de la sexualité infan-
tile et un contrôle social de type policier-judiciaire de la sexualité
adulte des classes dangereuses. «!Deux types de constitution de la
cellule familiale, deux types de définition de l’inceste, deux caracté-
risations de la peur de l’inceste, deux faisceaux d’institutions autour
de cette peur!: je ne dirais pas qu’il y a deux sexualités, l’une bour-
geoise et l’autre prolétarienne (ou populaire), mais je dirais qu’il y a
deux modes de sexualisation de la famille ou deux modes de fami-
lialisation de la sexualité, des espaces familiaux de la sexualité et de
l’interdit sexuel!25.!»
En effet : si, d’un côté, la réorganisation domestique de la famille
autour du danger judiciairement contrôlé des mélanges parents-
enfants participe d’une «!eugénique de la force de travail!» assistée
par les nouvelles technologies de dressage (disciplinaire) et de
contrôle (biopolitique) en vue de forger une race de travailleurs!26,
de l’autre, le rabattement médicalement assisté des parents sur la
sexualité des enfants participe de la formation d’un corps de classe
«!avec une santé, une hygiène, une descendance, une race!», attestant
de ce que Foucault appelle un «!racisme dynamique!». Un racisme de
25."Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 258.
26."Lion Murard, Patrick Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable, op. cit., p. 17. La
culture d’une «!race de travailleurs!» prend ainsi la relève du racisme anti-ouvrier surdé-
terminé par l’expérience coloniale sur lequel nous avons ouvert ce chapitre (penser à la
«!tourbe de nomades!» du baron Hausmann).
Biopolitiques de la guerre civile permanente 137

l’expansion, qui va porter tous ses fruits à partir de la seconde moitié du


!27
XIXe siècle .

5.3/!Le dressage subjectif


n’est pas idéologique
La guerre de subjectivité n’est pas idéologique. Elle se déploie à
travers des dispositifs, des institutions, des techniques, des savoirs
qui, ensemble, encadrent les individus dans un système d’identités
et de fonctions sans renvoyer d’abord à la conscience et à son jeu de
(fausses) représentations, qui tout au contraire en dépendent. C’est
en tant que le dispositif familial est activement pris dans tous les
mécanismes réels d’assujettissement que la famille demeure, jusqu’à
aujourd’hui, au centre de l’organisation capitalistique du pouvoir
sur la vie et au cœur des «!conflits subjectifs!» déchaînés par celle-ci.
Son économie ne se limite pas à mettre gratuitement à disposition
de la «!société!» le travail de reproduction (affectif et économique)
des femmes, elle constitue également un relais et un multiplicateur de
pouvoir entre l’ensemble des institutions disciplinaires (école, armée,
usine, hôpital), et de ceux-ci avec les nouveaux appareils de régula-
tion (caisses d’épargne ou de prévoyance, mécanismes d’assistance,
services d’hygiène et de médicalisation…) sans lesquels le capitalisme
industriel ne pourrait pas durablement fonctionner.
À l’Âge classique, le contrôle et la fixation des individus à une
fonction, à un rôle, à une identité étaient obtenus par leur apparte-
nance territoriale à des castes, à des communautés, à des groupes tels
que les corporations, les jurandes, etc., avec lesquels s’articulait étroi-
tement la filiation verticale des générations impliquées dans l’ancien
régime de la famille. À partir du XIXe siècle, en raison de la disloca-
tion de ces corps d’appartenance et de la désintégration de l’ancien
modèle familial par la fixation (du «!travail libre!») sur la fabrique,
les individus sont attachés et rattachés comme de l’extérieur à une
27."Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 164-166.
138 Guerres et Capital

multiplicité de dispositifs de «!séquestration du temps!» dont le conti-


nuum n’est autre que le temps utile de vie. «!Ils sont, à leur naissance,
placés dans une crèche!; dans leur enfance, envoyés à l’école!; ils vont
à l’atelier!; pendant leur vie, ils relèvent d’un bureau de bienfaisance!;
ils peuvent déposer à une caisse d’épargne!; ils finissent à l’hospice.
Bref, durant toute leur vie, les gens entretiennent des liens avec une
multiplicité d’institutions!28.!»
L’impulsion qui incite les individus à entrer dans et sortir de ce
réseau d’institutions disciplinaires et d’appareils régulateurs est
donnée par la famille «!réduite!» dont il stimule la refondation conjugale
en la soutenant de tout ses pouvoirs (le pouvoir s’exerce en réseau).
Car il n’y a pas «!rétrécissement progressif de la famille ancienne […]
dont les fonctions originaires auraient été progressivement prises
en charge par les [nouveaux] équipement collectifs!29!»!; il y a tout au
contraire élargissement et intensification du pouvoir dans un nouvel
organe destiné à équiper tous les individus d’une alliance latérale entre
époux («!Mariez-vous!!!») qui servira comme matrice des disciplines
et principe des régulations. Il faudra pour ce faire que le père conserve
devant la loi le principe de souveraineté qui intègre le nouveau
système de domination propre à la micromécanique du pouvoir
familial!:!«!Grâce au Code civil, la famille a conservé les schémas de
souveraineté!: domination, appartenance, liens de suzeraineté, etc.,
mais elle les a limités aux rapports homme-femme et aux rapports
parents-enfants !30.!» Que la famille moderne échoue à remplir ses
fonctions de normalisation garanties par l’agencement concret des
rapports de domination en son sein, qu’un individu s’avère incapable
de suivre la discipline scolaire ou celle de l’usine, de l’armée ou de la
prison, et l’on fera alors intervenir la «!fonction psy!», c’est-à-dire non
28."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 211.
29."Recherches, numéro spécial Généalogie du Capital, 1. Les équipements de pouvoir, n°!13,
décembre 1973, p. 122. Aux côtés de Félix Guattari (directeur du Cerfi) et de Gilles
Deleuze, Michel Foucault a participé aux discussions qui ont ponctué la rédaction de
ce numéro.
30."Michel Foucault, Les Anormaux, op. cit., p.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 139

plus directement un pouvoir (disciplinaire), mais un savoir (médical)


des pathologies de l’intime visant au redressement des comporte-
ments. Soit une autre sorte de pouvoir, ou de «!sur-pouvoir!», dont
l’appareillage contribuera à la reproduction élargie des individus
comme sujets et comme sujets à des discours de vérité.
Dans la guerre civile généralisée déchaînée par le libéralisme pour
transformer le prolétariat en force de travail, les savoirs constituent
une arme stratégique. Les sciences de l’homme, les sciences sociales
naissantes couvrent remarquablement cette fonction d’appareil de
vérification du pouvoir.
Toute formation de pouvoir nécessitant un savoir, les relations
de pouvoir stratégique doivent se stabiliser à la fois dans des disposi-
tifs de pouvoir (disciplines, gouvernementalité) et dans des savoirs
(méthodes d’observation, techniques d’enregistrement, procédures
d’investigation et de recherche…) pour être à même de «!gouverner!»
de manière relativement stable et prévisible les comportements.
Ainsi, parallèlement au pouvoir qui s’exerce sur et dans la famille, se
constitue un «!savoir médical-psychiatrique » qui n’en dépend pas,
mais qui n’aurait pas d’efficacité sans le premier. Le savoir médi-
cal-psychiatrique est propre à cette «!fonction psy!» qui ne cessera
de s’étendre dans la deuxième moitié du XIXe siècle en fonctionnant à
l’intérieur de chaque dispositif de pouvoir!: «!Si vous voyez apparaître
des psychologues à l’école, à l’usine, dans les prisons, à l’armée, etc.,
c’est qu’ils sont intervenus exactement au moment où chacune de ces
institutions se trouvaient dans l’obligation […] de faire valoir comme
réalité le pouvoir qui s’exerçait à l’intérieur d’elles!31.!»
Ce pouvoir du savoir se présente comme le principe de réalité
à partir duquel l’individu s’institue en sujet et le sujet se constitue
comme «!l’effet-objet!» d’un investissement analytique qui l’amène
à épouser un système différentiel de développement rapporté à une
norme universelle, dont la jurisprudence est d’un savoir clinique.

31."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 187.


140 Guerres et Capital

Par «!guerre civile généralisée!», on devra donc comprendre ici


les continuums d’interventions qui conduisent de l’expropriation la
plus violente de la terre et des libertés d’association qu’elle ménage
au dressage disciplinaire des corps, aux campagnes biopolitiques pour
la famille restreinte faisant communiquer l’assujettissement souve-
rain de la femme et la promotion de la mère de famille avec la consti-
tution des nouveaux savoirs éducatifs et médico-psychiatriques, qui
viennent rabattre le gouvernement par la famille sur le gouvernement
des familles. Entre la formation de la force de travail et sa répression
sanglante lors des émeutes et des révolutions qui ont éclaté tout au
long du XIXe siècle, les institutions disciplinaires, sécuritaires et de
souveraineté continuent la guerre civile par tous ces moyens, qui
bipolarisent l’individuation des populations tout en favorisant le
branchement stratégique (et non idéologique) de la famille populaire
sur la famille bourgeoise.
6.
La nouvelle
guerre coloniale
Cette guerre ne ressemble à aucune autre!;
tous les souvenirs de la tactique européenne
n’y servent point et souvent y nuisent.
— Alexis de Tocqueville, «!Travail sur l’Algérie!»
(octobre 1841)

Autour de nous, les lumières se sont éteintes.


— Alexis de Tocqueville, «!Rapport du 24 mai 1847,
au nom de la commission de la Chambre
chargée d’examiner le projet de loi relatif
aux crédits extraordinaires demandés pour l’Algérie »
Entre les guerres napoléoniennes et les guerres totales du XXe siècle,
une nouvelle vague de guerres de colonisation déferle sur la planète.
Ce que l’on appelle pudiquement la «!deuxième expansion euro-
péenne!» et qui se dit mieux en englobement capitaliste de la Terre!1 est
directement lié à la révolution industrielle et à l’industrialisation de
l’espace et du temps, à la suprématie militaire qu’elles décuplent!2,
au développement du capitalisme financier (la «!nouvelle banque!»)
et aux premières crises de surproduction… Elle n’est pas sans
rapport non plus avec les problèmes de gouvernementalité
posés par la colonisation interne qui ne parvient pas à contenir la
montée de la lutte des classes et les émeutes de la «!populace!».
Ernest Renan en conclura qu’«!une nation qui ne colonise pas est
irrévocablement vouée au socialisme!3!».

1."Quelques chiffres : en 1800, les puissances européennes occupent ou contrôlent


35 % de la surface terrestre!; 67!% en 1878, et 84!% en 1914. On pensera à la fameuse
phrase attribuée à Cecil Rhodes, fondateur de la compagnie diamantaire De Beers et
de la Rhodésie (après avoir été gouverneur de la province du Cap)!: «!Si je le pouvais,
j’annexerais les planètes.!»
2."Canonnière, fusil en acier à amorce à percussion et chargement par la culasse,
mitrailleuse…
3."Ernest Renan, «!La réforme intellectuelle et morale de la France!» (1871).
144 Guerres et Capital

Bien que précédant le plein essor de l’impérialisme après 1870, la


guerre de conquête de l’Algérie par la France (1830-1871) nous inté-
resse particulièrement car elle va croiser, directement ou indirecte-
ment, et par plusieurs biais, la «!question sociale!» et les luttes des
mouvements révolutionnaires dans la métropole. Outre cette poli-
tique d’«!assimilation!» post-esclavagiste et de colonie de peuple-
ment encourageant l’expatriation des classes dangereuses, la stricte
imbrication de la guerre et de la guerre civile dans une guerre colo-
niale requalifiée en «!petite guerre!» et expérimentée en Afrique du
Nord contre les «!Arabes!» fournit les techniques militaires employées
par la «!République!» pour écraser l’insurrection de juin 1848. Le
colonel Charles Callwell ne s’y trompera pas!: dans son livre, c’est la
«!répression!» de la «!sédition!» et de l’«!insurrection!» dans les «!pays
civilisés!» par des troupes régulières qui ouvre le champ d’applica-
tion des small wars, dont on aurait pu croire qu’elles se limitaient aux
campagnes de conquêtes («!lorsqu’une grande puissance ajoute à ses
possessions le territoire de races barbares!») et aux expéditions puni-
tives «!contre des tribus vivant à proximité de colonies lointaines!4!».
Leur définition en tant que «!guerre de partisans!» (partisan warfare)
est là pour nous détromper en rétablissant (dès l’introduction) le bon
ordre de la guerre réelle en Civilisés, barbares, sauvages. La conquête
française de l’Algérie occupe inévitablement une place de choix
dans ce qui est considéré comme le grand traité late Victorian de la
contre-insurrection.
Disqualifiant toute espèce de nostalgie pour ce que Hannah
Arendt appelle un «!âge d’or de la sécurité!» (il n’aurait été rompu qu’à
la fin du XIXe siècle par la pensée raciale des Boers)!5, ces nouvelles
guerres de conquête révèlent le caractère continué de l’accumu-
lation primitive par la continuité du racisme colonial de l’époque

4."Charles Callwell, Small Wars: Their Principles and Practices, Londres, HSMO, 3e éd.,
1906, chap. 1, p. 22.
5."Hannah Arendt, L’Impérialisme (1951), Paris, Seuil, «!Points-Essais!», 2010, p. 19 (et
chap. 3 sur la société raciale des Boers et sa valeur de modèle pour l’élite nazie).
La nouvelle guerre coloniale 145

industrielle. Il va très vite contribuer au développement «!scienti-


fique!» de la formule impérialiste «!Expansion is everything!» dans le
corollaire le suivant comme son ombre depuis le milieu du XIXe siècle!:
«!Race is everything.!» Ce qui confirme notre hypothèse!: le capitalisme
est consubstantiellement un «!marché!» de la subsomption mondiale
qui inclut, dans sa réalité même, la création continuée et racialement
fondée de l’accumulation «!coloniale!». Le concept même de «!mode
de production industriel!» doit impérativement inclure comme
«!forces productives!» les violences impérialistes de la prédation
et du racisme coloniaux bureaucratisées dans un «!Gouvernement
des races assujetties!6!», au même titre que le travail, le capital et la
«!nouvelle banque!» finançant l’ensemble (avec protection de l’État).
L’affirmation est, il est vrai, bien peu arendtienne au vu de l’apriori
sous-tendant toute son analyse de l’anomalie Boers, et qui s’énonce
comme par incidence!: le «!développement capitaliste normal!» scel-
lerait «!la fin logique d’une société raciale!7!». Problème!: l’expan-
sion impérialiste relève (économiquement) du premier en incluant
(historiquement) la seconde dans une thanatopolitique raciale dont
on pourrait écrire, comme le suggère Olivier Le Cour Grandmaison,
qu’elle est «!la poursuite des objectifs de la biopolitique par d’autres
moyens!»…
La nouvelle guerre coloniale bouleverse aussi de fond en comble
le concept et la réalité de la guerre telle qu’elle était pratiquée en
Europe. Si, à la suite de Rosa Luxemburg, Carl Schmitt décrit parfai-
tement l’impérialisme comme «!prise de terres!» (et mentionne en
conséquence l’expansion coloniale), il néglige en revanche les moda-
lités de la guerre coloniale qui anticipent et préparent la «!guerre
totale!». De même, Michel Foucault fait de la «!guerre des races!» le
moyen de rétablir, contre le savoir juridico-politique des philosophies
de la souveraineté, la singularité historique de la guerre à l’horizon

6."Cf. Lord Cromer, «!The Government of the Subject Races!», Edinburgh Review,
1908.
7."Hannah Arendt, L’Impérialisme, op. cit., p. 149.
146 Guerres et Capital

de ce qu’il qualifie de «!guerre fondamentale!»!; mais il ne s’intéresse


guère à la dominante coloniale de la «!guerre des races!». La «!guerre
de civilisations!» pour porter le «!progrès!» et les «!Lumières!» chez les
«!sauvages!» est pourtant une vieille pratique européenne. Elle prend
un tour nouveau, à savoir universaliste, républicain et libéral, avec la
mission civilisatrice de la France postrévolutionnaire dressée contre
le «!despotisme oriental!», la barbarie de l’Arabe et le fanatisme guer-
rier de la «!religion mahométane!» (la religion «!du glaive!» dénoncée
par Montesquieu est mise au service de la lutte coloniale entre «!deux
civilisations!8!»).
Aussi bien du côté du colonisé que de celui du colonisateur, la
guerre de conquête et de pacification ne pouvait être une guerre
«!conventionnelle!» visant à la reddition du souverain et à la capitula-
tion de ses armées. Le colonisé n’est pas un ennemi organisé autour
d’une armée régulière obéissant au commandement centralisé d’un
État qui, comme en Europe, aurait su monopoliser la machine de
guerre!: échappant à tout pouvoir central, les tribus arabes (nomades)
et les cultivateurs (essentiellement berbères et kabyles) avaient de
tout temps été armés et entretenaient jalousement le droit à l’exercice
de la force mis au service de leur «!indépendance!». Présenté comme
un pillard né, l’«!indigène!» algérien était donc singulièrement bien
équipé pour pratiquer ce que depuis la guerre d’Espagne on appe-
lait la «!guérilla!», que beaucoup d’officiers français servant en Algérie
ne connaissaient que trop pour avoir affronté cette «!véritable plaie,
cause première des malheurs de la France!» (Napoléon à Las Cases).
C’est fort de cette expérience menaçant de se répéter en Algérie
qu’à la fin de l’année 1840, l’armée d’Afrique se décide à «!battre
la guérilla avec ses propres moyens!», en l’espèce d’une guerre à
outrance et d’une contre-guérilla tirant toutes les conséquences de
l’adresse d’Abd el-Kader, l’émir des «!Arabes!» («!espèce de Cromwell
musulman!», selon Tocqueville), au général Thomas-Robert

8."Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial,


Paris, Fayard, 2005, p. 128, 85-89.
La nouvelle guerre coloniale 147

Bugeaud, gouverneur de la colonie!: «!Quand ton armée marchera en


avant, nous nous retirerons, mais elle sera forcée de se retirer et nous
reviendrons. Nous nous battrons quand nous le jugerons convenable.
Nous opposer aux forces que tu traînes derrière toi serait folie. Mais
nous les fatiguerons, nous les détruirons en détail!9.!»
Comment en effet «!livrer bataille!» selon les règles et le droit de
la «!guerre de nation à nation!» contre un ennemi aussi insaisissable,
et qui n’est autre que la population mobilisée contre une armée de
conquête et d’occupation!? Les limites d’espace et de temps propres
à la guerre conventionnelle s’étendent à tout le territoire occupé
et à toute la société en en changeant profondément la nature et en
contestant le principe même de l’avènement d’une paix durable qui
ne pourra jamais être décrétée avec les «!Arabes!». (Frantz Fanon!:
«!Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation colo-
niale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal!10.!»)
Après les avoir défait, il s’agira d’exercer une «!domination totale!»
pour exploiter et rendre irréversible la conquête, selon la recom-
mandation du très libéral Alexis de Tocqueville dans un rapport
qu’il a rédigé comme député spécialisé dans les questions coloniales.
«!Domination totale!» est le nom biopolitique d’un nouvel état de
guerre permanente.
Comme le suggérait Tocqueville dans son «!Travail sur l’Al-
gérie!» (1841) – ce factum sur lequel devraient se pencher les tenants
de la théorie selon laquelle le «!problème du libéralisme est celui de
gouverner le moins possible!» –, la guerre coloniale doit pratiquer
tout ce que «!le droit des gens!» de la guerre conventionnelle inter-
disait, et qui relève à présent d’une stratégie globale de terreur et
de famine : ravager l’économie du territoire occupé, «!détruire tout
ce qui ressemble à une agrégation permanente des populations, ou
en d’autres termes à une ville!», pratiquer des razzias, incendier les

9."Lettre d’Abd el-Kader à Bugeaud, citée par Yves Lacoste, La Question post-coloniale,
Paris, Fayard, 2010, p. 297.
10."Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961), Paris, La Découverte, 2002, p. 44.
148 Guerres et Capital

villages, rafler les troupeaux, «!s’emparer des hommes sans armes,


des femmes et des enfants!», ne faire aucune distinction entre civil et
militaire (sans toutefois exécuter systématiquement les prisonniers).
Ainsi que l’explique celui qui se présente comme un partisan respon-
sable de la voie moyenne, l’action du gouvernement sur ces popu-
lations ne doit «!point séparer la domination de la colonisation et
vice versa!». Bugeaud, cet ancien de la guerre d’Espagne, résume
ainsi les objectifs de la guerre!: «!Le but n’est pas de courir après les
Arabes, ce qui est fort inutile!; il est d’empêcher les Arabes de semer,
de récolter, de pâturer, […] de jouir de leurs champs […]. Allez tous
les ans leur brûler leurs récoltes […], ou bien exterminez-les jusqu’au
dernier!11.!» Si Tocqueville s’oppose à cette dernière extrémité et lui
préfère l’idée de «!comprimer les Arabes!», il partage avec Bugeaud
la nécessité d’adapter l’armée à ces nouveaux genres de combat de
type contre-insurrectionnel en promouvant des procédés préfigu-
rant la modularité de l’organisation de l’armée qui s’est généralisée
dans les années 1960. S’il faut maintenir les «!grandes expéditions!»
pour montrer «!aux Arabes qu’il n’y a pas dans le pays d’obstacles qui
puissent nous arrêter », il fera valoir qu’«!il vaut mieux avoir plusieurs
petits corps mobiles et s’agitant sans cesse autour de points fixes
que des grandes armées ». Cela passe par la «!création d’une armée
spéciale à l’Afrique!» qui seule sera à même de lutter contre le «!marau-
dage à main armée !12!» en retournant contre les «!Barbares!» leurs
propres «!méthodes!».
L’approbation de la stratégie militaire de Bugeaud contre les
populations algériennes («!enfumage!» compris!13) ne vaut cependant

11."Cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Plon, 1993, p.!177-178.
12."Alexis de Tocqueville, «!Travail sur l’Algérie!», Œuvres complètes, t. I, Paris,
Gallimard, «!Bibliothèque de la Pléiade!», 1991, p. 706, 710, 716. Cf. Olivier Le Cour
Grandmaison, op. cit., p. 98-114.
13."Dans le texte de Tocqueville : «!J’ai souvent entendu […] des hommes que je
respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on
vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des
enfants. Ce sont là, selon moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple
La nouvelle guerre coloniale 149

pas pour soutien de son projet de colonisation paramilitaire de l’Al-


gérie (une colonisation de vétérans inspirée du modèle romain et
visant à la fabrication d’une armée de travailleurs!14). Pour Tocqueville
en effet, tous les moyens coercitifs nécessaires à la «!domination sur
les Arabes sans laquelle il n’y a ni sécurité pour la population euro-
péenne, ni progrès de la colonisation!15!» n’ont d’autre but que d’ins-
crire l’exception coloniale, par la «!normalisation!» de la situation
algérienne (la pacification), sous la règle générale du libéralisme («!que
les conditions économiques soient telles [en Algérie] qu’on puisse
facilement s’y procurer l’aisance et y atteindre souvent la richesse!»)
et du «!libre commerce!» avec la France!16. Soit le principe d’un gouver-
nement colonial libéral faisant reposer la «!liberté!» des seuls colons (la
population européenne se substitue à l’«!élément indigène!» en le
refoulant ou en le détruisant!17) sur des dispositifs que l’on peut dire,
avant la lettre, de guerre sécuritaire. Ceux-ci prolongent (à l’extérieur)
par ces moyens d’exception l’art libéral de gouverner (à l’intérieur) en
son rapport de dépendance le plus étroit à cette «!formidable quan-
tité d’interventions gouvernementales!» et à ces «!stratégies de sécu-
rité qui sont – Foucault l’a bien vu – l’envers et la condition même
du libéralisme!18!». Ce qui donne un tout autre tour à l’affirmation de
Tocqueville selon laquelle «![i]l ne faut pas dire : l’organisation sociale
en Afrique doit être exceptionnelle, sauf quelques ressemblances,

qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre!» («!Travail sur l’Al-
gérie!», op. cit., p. 704).
14."Le maréchal Bugeaud publie dès 1838 De l’établissement de légions de colons mili-
taires dans les possessions françaises de l’Afrique. Il en reprend l’argumentaire en 1842 dans
L’Algérie. Des moyens de conserver et d’utiliser cette conquête.
15."Lettre de Bugeaud à Genty de Bussy, 30 mars 1847.
16."« Rapport fait par M. de Tocqueville sur le projet de loi portant demande d’un
crédit de 3 millions pour les camps agricoles de l’Algérie », in Alexis de Tocqueville,
Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 404.
17."On s’accorde à penser que la population globale de l’Algérie a été amputée de près
de la moitié (passant de 4 à 2,3 millions) entre 1830 et 1850.
18."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 66-67 (leçon du 24 janvier
1979).
150 Guerres et Capital

mais au contraire!: les choses doivent être menées en Afrique comme


en France, sauf quelques exceptions!19!». Parmi celles-ci, l’interdiction
du commerce pour les «!Arabes!» que le libéral Tocqueville estime
être «!le moyen le plus efficace dont on puisse se servir pour réduire
les tribus!20!».!
Lorsque la révolution de février 1848 se transforma en guerre
civile où pour la première fois se manifesta la «!classe ouvrière!»
comme sujet politique du combat de classe !21 («!Malheur à Juin!! »),
qui pouvait mieux que les généraux africains combattre non pas une
armée, mais «!les bédouins de la métropole!» combattant sans cris
de guerre, sans chefs, sans drapeaux!? Qui était à même d’opérer non
pas sur un champ de bataille, mais dans une ville, où les combats
se déroulaient dans les rues et maison par maison, sinon ceux qui
avaient pratiqué une guerre «!totale!» contre les «!Arabes!» – à l’instar
de Bugeaud, qui avait participé à la répression du soulèvement des
13 et 14 avril 1834!?!Il était aussi l’auteur de La Guerre des rues et des
maisons où la ville, pensée comme un champ de bataille sur le front
intérieur de la lutte des classes, devait être réorganisée en consé-
quence… Qui pouvait affronter «!les barbares de l’intérieur!», sinon
ceux qui avaient combattu les «!barbares!»!des colonies dans des
situations semblables!? Qui pouvait écraser «!cette canaille rebelle!»,
ces «!bêtes brutes et féroces!» de la populace révoltée sinon!«!l’Afri-
cain Cavaignac!», nommé gouverneur de l’Algérie en février 1848,
devenu ministre de la guerre le 17 mai, opérant «!dans Paris comme il
eût fait aux montagnes de Kabylie!» avec son armée de guerre civile!?
Tocqueville, d’abord réticent («!par instinct plus que par réflexion!»)
à l’endroit de la «!dictature militaire!» mise en place sous l’autorité de

19."Alexis de Tocqueville,!«!Travail sur l’Algérie!», Œuvres complètes, op. cit., p. 752.


20."Ibid., p. 705-706. Le «!ravage du pays!» n’est pour Tocqueville que «!le second
moyen en importance!».
21."Il faut ici citer les Souvenirs de Tocqueville!: «!l’insurrection de Juin ne fut pas, à vrai
dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque là à ce mot) mais un
combat de classe, une sorte de guerre servile!» (Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris,
Gallimard, 1978, p. 212-213).
La nouvelle guerre coloniale 151

Cavaignac, soutiendra sans réserve la destruction programmée de l’en-


nemi intérieur par les tactiques militaire de la «!Coloniale!» (un millier
de morts dans les combats, trois mille exécutions après). Dans «!Les
journées de juin 1848!», Engels, qui peut reprendre à l’occasion l’an-
tienne raciale sur le «!niveau moral […] très bas!» des Kabyles et des
Arabes mais non le racisme de classe qui hante la France des années
1840, fait référence pas moins de trois fois à la guerre d’Algérie pour
montrer que les ouvriers parisiens, malgré leur expérience militaire,
n’étaient pas préparés à faire face au déploiement de «!moyens algé-
riens!» et à la «!barbarie algérienne!». Comment pouvaient-ils penser
qu’on puisse mener «!en plein Paris la guerre comme en Algérie!» et
soumettre toute une population à une «!guerre d’extermination!» ?
C’est que «!la bourgeoisie a proclamé les ouvriers non des ennemis
ordinaires, mais des ennemis de la société qu’il faut exterminer!22!».
Les généraux de l’armée d’Afrique marqueront à jamais la «!nature!»
de la République par l’écrasement algérien du soulèvement populaire,
auquel «!les femmes […] prirent autant de place que les hommes!23!».
Bugeaud encore!: «!La république démocratique, vous l’avez!; la
république sociale, vous ne l’aurez jamais!! C’est moi qui vous le dis,
prenez-en note.!» Loin d’être contrariée par la politique d’émigration
coloniale visant à faire du prolétaire un colon-propriétaire (le sabre et
la charrue), la haine raciale des généraux africains reconnaît immédia-
tement le fil rouge reliant les «!indigènes de l’intérieur!» aux indigènes
des colonies. Ce que la gauche française, toute à ses ardeurs républi-
caines, n’arrivera jamais à concevoir.
Reste que la domination exercée par le modèle majorité (colo-
nisateur)/minorités (colonisé) «!profite!» également aux ouvriers
européens. Malgré l’exploitation qu’ils subissent en métropole, ils
partagent avec les capitalistes les dividendes de la colonisation qui

22."Friedrich Engels, «!Les journées de juin 1848!», in Karl Marx, Les Luttes de classes en
France, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 184.
23."Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 213. Il y voit «!le soulèvement de toute
une population contre une autre!».
152 Guerres et Capital

les «!embourgeoise!», selon l’expression d’Engels. Comme le souligne


encore celui-ci dans une lettre particulièrement caustique adressée
à Kautsky en 1882!: «!Ce que pensent les ouvriers anglais de la poli-
tique coloniale!? Eh bien, exactement ce qu’en pensent les bourgeois
[…]. [L]es ouvriers participent au monopole colonial et commercial
de l’Angleterre et en vivent allègrement !24.!» Il faudra attendre 1920
pour que Lénine, dans son rapport au IIe congrès de l’Internationale
communiste, affirme que la lutte contre l’impérialisme sera victo-
rieuse quand l’offensive des «!ouvriers exploités et opprimés […] fera
sa jonction avec l’offensive révolutionnaire des centaines de millions
d’hommes qui, jusqu’à présent, étaient en dehors de l’histoire et
considérés comme n’en étant que l’objet!25!».
Les politiques «!raciales!» font émerger la force des divisions à
l’intérieur du prolétariat mondial et la faiblesse de l’internationa-
lisme ouvrier, souffrant au fond des mêmes limites que son «!frère!»
libéral eu égard à son universalisme de principe. Par un curieux chas-
sé-croisé, les premiers congrès socialistes se tenant à Alger à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle défendent «!la main-d’œuvre française!»
contre la main-d’œuvre italienne, considérée comme étrangère!; et
tandis que les colonisateurs français se pensent «!algériens!», les colo-
nisés ne sont que les «!indigènes!» ou les «!musulmans!26!».
Comme pour les hiérarchies sexuelles, le pouvoir passe également
par les dominés qui le reproduisent en s’y conformant. Les ouvriers,
objet d’un racisme de classe pendant tout le XVIIIe et le XIXe siècles,
le retournent contre les colonisés. Le croisement de l’exploitation de
classe avec la domination du modèle majoritaire en uniforme s’exerce
ici encore. Penser par exemple au citoyen-soldat napoléonien comme
modèle populaire d’une vertu civique toute masculine qui, dans les

24."Cf. Marxisme et Algérie, textes de Marx et Engels présentés et traduits par R.


Gallisot et G. Badia, Paris, UGE, 1976, p. 394. Engels reprend la même thèse dans sa
préface à la deuxième édition de La Situation des classes laborieuses en Angleterre (1892).
25."Marxisme et Algérie, op. cit.., p. 285.
26."Ibid., p. 265.
La nouvelle guerre coloniale 153

années 1840, reprend du service sur le versant le plus républicain


(celui du colon-ouvrier et du colon-laboureur) de l’Algérie française. La
guerre coloniale est en même temps une «!guerre de subjectivité!», car
l’établissement de la relation de domination colonisateur/colonisé est
aussi une relation d’assujettissement qui va formater pour longtemps
la subjectivité des colonisateurs, comme des colonisés.
Aussi la décolonisation politique doit-elle être accompagnée
d’une décolonisation subjective, d’une conversion de la subjectivité
qui, par retour critique sur l’économisme marxiste, viendra interdire
toute projection du capitalisme et de ses acteurs dialectiques, bour-
geoisie «!moderne!» et «!classes ouvrières de tous les pays civilisés!»,
dans un quelconque «!progrès de la civilisation!» – selon le syntagme
moderniste utilisé par Engels à propos de la conquête de l’Algérie, au
moment de la capture du «!chef arabe!» (dont il se réjouit)!27.

27."Cf. F. Engels, The Northern Star, 22 janvier 1848, in Marxisme et Algérie, op. cit., p. 25!:
«!En gros notre opinion est qu’il est très heureux que le chef arabe ait été pris. La lutte
des Bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guerre a été menée par des
soldats brutaux comme Bugeaud soit très condamnable, la conquête de l’Algérie est un
fait important et propice au progrès de la civilisation.!» Plus généralement, sur cette
question du «!modernisme!» eurocentrique marxiste, cf. Peter Osborne, Marx, Londres,
Granta Books, 2005, chap. 7 et 10.
7.
Les limites
du libéralisme
de Foucault
[Vous connaissez] la citation de Freud!: «!Acheronta movebo.!»
Eh bien, je voudrais placer le cours de cette année sous le signe
d’une autre citation moins connue et qui a été faite par […]
l’homme d’État anglais Walpole qui disait, à propos
de sa propre manière de gouverner: «!Quieta non movere!»,
«!À ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher!».
C’est le contraire de Freud en un sens.
— Michel Foucault, Naissance de la biopolitique
Hanté par la pensée quarante-huitarde et le projet d’une
«!République qui sera démocratique et sociale ou ne sera pas!»
(selon la formule des révolutionnaires de 1848), le XIXe siècle est
le siècle du triomphe du libéralisme avec son spectacle de crises
et de misère ouvrière engendrées par la «!liberté du commerce!».
Celle-ci est supposée se substituer à la guerre et à l’emprise illi-
mitée d’un État que l’on va limiter à la seule défense de la sûreté
des biens et des personnes les possédant, selon le raisonnement très
«!lockéen!» de Benjamin Constant qui en conclut à la limitation des
droits politiques à ceux qui ont «!le loisir indispensable à l’acquisi-
tion des Lumières!1!». Ce qui indique assez que la gestion libérale de
la liberté ne deviendra l’horizon irréversible des sociétés démocra-
tiques qu’en commençant par opposer à la perspective de la subver-
sion de la société bourgeoise la réalité de la guerre civile contre les
«!bédouins de l’intérieur!». Il appartient dès lors à l’ordre libéral
des choses que les survivants des journées de Juin et leurs familles

1."Cf. Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements


représentatifs et particulièrement à la constitution actuelle de la France, 1815. Le motif s’y
énonce on ne peut plus clairement au chap. VII!: «!La propriété seule rend les hommes
capables de l’exercice des droits politiques!».
156 Guerres et Capital

soient déportés par milliers en Algérie avec l’approbation d’un


Tocqueville. Il va expliquer les déchirements de 1848 – les libéraux
reprendront inlassablement ce motif – par la croissance continue de
l’État, sous l’effet des révolutions, au détriment de la société qu’il
faut laisser faire pour mieux la défendre…
Mais ce n’est pas seulement en raison d’un déni de l’histoire de la
colonisation et du rôle joué par les plus illustres libéraux qui y asso-
cient la question sociale que nous ne pouvons en aucune manière
souscrire à l’approche foucaldienne du libéralisme dans le cours au
Collège de France de 1978-1979, Naissance de la biopolitique. Un cours
que l’on a trop souvent réduit à l’analyse du néolibéralisme, qui n’est
pourtant pour Foucault qu’un genre particulier de cette espèce commune
qu’il analyse comme un «!art libéral de gouverner!» remontant au
«!milieu du XVIIIe siècle!».
Dans l’analyse de la gouvernementalité libérale dont les premières
manifestations seraient le fait des Physiocrates qu’il prend au mot
(du laissez-faire visant à mettre fin à la pénurie de grains), Foucault
enterre la guerre comme «!chiffre!» des relations du pouvoir avec l’hy-
pothèse disciplinaire à laquelle il substitue le développement d’une
théorie des limites que l’économie politique imposerait à la gouver-
nementalité. «!Le libéralisme, c’est en un sens plus étroit la solution
qui consiste à limiter au maximum les formes et domaines d’action
du gouvernement!2.!» Dans l’économie de marché, la forme moderne
de gouvernementalité, «!au lieu de se heurter à des limites formali-
sées par des juridictions, […] se [donne] à elle-même des limites
intrinsèques!». La limite n’est plus externe (droit, État) mais imma-
nente, en l’espèce d’une «!autolimitation de la raison gouvernemen-
tale, caractéristique du “libéralisme”!», qu’il faut maintenant étudier
comme le «!cadre général de la biopolitique!3!». En ce nouveau cadre,
la corrélation privilégiée par le philosophe est celle de la!«!main in -
visible!» et de l’homo œconomicus qu’il réinscrit au cœur du libéra-
2."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 23 (leçon du 10 janvier 1979).
3."Ibid., p. 23-24.
Les limites du libéralisme de Foucault 157

lisme comme disqualification des dernières formes de souveraineté!:


souveraineté économique (car le monde économique est celui d’une
multiplicité d’autant plus intotalisable qu’elle assure spontanément
la convergence des points de vue) et souveraineté politique (d’une
raison gouvernementale faisant encore coïncider – comme chez les
Physiocrates – la liberté des agents économiques avec l’existence du
souverain). À suivre Foucault, c’est avec Adam Smith que l’économie
deviendrait une «!discipline athée!», une «!discipline sans totalité!»,
qui s’attaquerait au principe même de totalisation en l’espèce d’une
véritable «!critique de la raison gouvernementale!». Il précise qu’il faut
entendre cette critique «!au sens propre et philosophique du terme!4!»
– au sens kantien donc, d’une autolimitation (transcendantale) de la
raison dans une Critique qui, un an auparavant, avait fait l’objet d’une
importante conférence («!Qu’est-ce que la critique!?!») tout entière
placée sous le signe de l’art de ne pas être trop gouverné, en guise de
«!Réponse à la question “Qu’est-ce que les Lumières!?”!5!». C’est, on le
sait, le titre même du texte de Kant de 1784 sur l’Aufklärung, sur lequel
Foucault ne cessera de faire retour en prenant le philosophe allemand
dans le grand basculement du libéralisme. Dans Naissance de la bio-
politique, il reviendra très logiquement à Adam Smith de délivrer la
véridiction libérale de toute Aufklärung passée, présente ou future…
en donnant à l’art de gouverner,!«!ayant pour objectif sa propre auto-
limitation […] indexée à la spécificité des processus économiques!»,
un champ de référence nouveau, indissociable de l’homo œconomicus,
et qui est bien sûr la société civile!6.
Centrées sur l’histoire du modèle de l’homo œconomicus, les deux
dernières leçons du cours jouent un rôle éminemment «!straté-
gique!» dans l’œuvre de Foucault, dans la mesure où le libéralisme y

4."Ibid., p. 286-287. Ce qui se dit au beau milieu du long commentaire de la «!main in-
visible!» qui forme la dernière partie de la leçon du 28 mars 1979 (p. 282-290).
5."Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique!? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015.
6."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 300-301 (leçon du 4 avril
1979).
158 Guerres et Capital

est identifié avec la problématique du gouvernement de la «!société!».


C’est «!au nom de la société!» qu’on va interroger la nécessité du
gouvernement, «!en quoi on peut s’en passer, et sur quoi il est inutile
ou nuisible qu’il intervienne !7!». La question oriente l’enquête dans
le sens du repérage d’une rupture intérieure à la pratique gouverne-
mentale avec le droit comme principe de «!limitation externe!» de la
raison d’État.
Reprenons et résumons à grands traits la démonstration de
Foucault dans ces deux leçons. Elles délivrent en effet le plan de
consistance de l’ensemble du cours, qui commence, on l’a vu, avec la
nouvelle conception d’une «!raison gouvernementale critique!» telle
que «!ce n’est plus l’abus de la souveraineté que l’on va objecter, c’est
l’excès de gouvernement!8!».
Le capitalisme fait émerger une hétérogénéité irréductible entre
le sujet économique (homo œconomicus) et le sujet de droit. Tandis que
celui-ci se socialise par renoncement à ses droits, qu’il transfère à une
autorité supérieure, le sujet économique se socialise par une «!multi-
plication spontanée!» de ses intérêts si irréductible qu’il met l’art de
gouverner dans une incapacité essentielle «!à dominer la totalité du
domaine économique!». Le «!champ d’immanence indéfini!» du sujet
de l’intérêt détrône la souveraineté en la rendant aveugle à la totalité
du processus économique.!La question devient alors : où trouver un
«!principe rationnel pour limiter autrement que par le droit!» et autre-
ment que par la «!science économique!» une gouvernementalité qui
prenne en charge l’hétérogénéité irréductible de l’économique et du
juridique!?
Cherchant à définir une technologie de pouvoir «!qui gérera la
société civile, qui gérera la nation, qui gérera la société, qui gérera
le social!9!», Foucault va donc reconstruire l’histoire du concept de
société (civile) sur lequel le gouvernement doit s’exercer à partir

7."Ibid., p. 324 (Résumé du cours).


8."Ibid., p. 15 (leçon du 10 janvier 1979).
9."Ibid., p. 300 (leçon du 4 avril 1979).
Les limites du libéralisme de Foucault 159

d’un «!point d’inflexion!» qu’il situe dans la deuxième moitié du XVIIIe


siècle et qu’il comprend comme étant en rupture avec la philosophie
lockéenne de la société civile. Cette dernière serait en effet encore
caractérisée par le primat de la structure juridico-politique («!De
la société politique ou de la société civile!»…), alors que la nouvelle
conception de la société civile consiste à donner une place privilé-
giée au sujet économique en tant que porteur d’une nouvelle forme
de rationalité dépourvue de toute transcendance.
C’est avec Adam Ferguson, dont Foucault met en avant la proxi-
mité de son Essai sur l’histoire de la société civile avec la Richesse des
nations («!le mot “nation” […] chez Adam Smith ayant à peu près le
sens de société civile chez Ferguson!10!»), que trouverait à s’exprimer
une position déjà diffuse tendant à affirmer un principe de continuité
entre la société civile et le sujet économique. À l’instar du lien écono-
mique, le lien social se forme spontanément, sans qu’il faille l’instaurer
ou que lui-même doive s’auto-instaurer. De même que l’économie,
la société civile assure la synthèse spontanée des individus sans avoir
recours à un «!contrat explicite!», à un «!pacte d’union volontaire!», à
une «!renonciation de droits!» qu’il faudrait situer au commencement
de la vie civile.
Les relations de pouvoir n’ont pas la forme politico-juridique du
«!pactum unionis!» et du «!pactum subjectionis!», puisque le pouvoir (et
les relations de subordination qui l’animent) se fondent spontané-
ment par «!un lien de fait qui va lier entre eux des individus concrets et
différents!11!». La structure juridico-politique vient après les relations
de pouvoir qui se sont spontanément formées par le jeu des diffé-
rences entre les individus. La complicité entre sujet économique
et société civile est dès lors clairement établie puisque la force de
socialisation dans les deux cas est l’intérêt!: «!intérêts désintéressés!»
(sympathie, compassion, répugnance, etc.) dans le cas de la société
civile, et «!intérêts égoïstes!» dans le cas de l’homo œconomicus.
10."Ibid., p. 302.
11."Ibid., p. 307.
160 Guerres et Capital

Les intérêts égoïstes ne produisent pas de «!territorialité, pas de


localisation, pas de regroupement singulier!» (le marché est déter-
ritorialisant, universalisant, ses relations sont «!abstraites!»), tandis
que les intérêts désintéressés produisent des liens communautaires
et donc des ensembles territorialisés, localisés, singuliers. «!La société
civile est bien plus que l’association des différents sujets écono-
miques!» puisqu’elle n’est pas un simple système d’échanges de droits,
ni d’échanges économiques. Pourtant, «!l’égoïsme économique pourra
y prendre place!» (en se territorialisant, en se logeant dans des grou-
pements singuliers) et y jouer un rôle positif de rupture et d’inno-
vation en tant qu’agent du changement de la société. La synthèse
spontanée des «!intérêts égoïstes!» (le marché) menace constamment
la synthèse tout autant spontanée des «!intérêts désintéressés!» de
la société civile, elle tend à «!défaire perpétuellement ce que le lien
spontané de la société civile aura noué!12!». Mais le lien économique
«!dissociatif!», puisque égoïste, abstrait, déterritorialisé et déterrito-
rialisant, constitue en même temps un principe positif de «!transfor-
mation historique!», de «!transformation perpétuelle!» de la société
civile. Pour le dire avec Adam Smith, «!Every man […] becomes in some
measure a merchant!13.!» Aussi la société civile et le sujet économique
font-ils partie d’un même ensemble relevant d’une «!réalité transac-
tionnelle!14!». «!La société civile, conclut Foucault, c’est l’ensemble
concret à l’intérieur duquel il faut, pour pouvoir les gérer convena-
blement, replacer ces points idéaux que constituent les hommes
économiques!15.!»
On comprend mieux pourquoi le libéralisme, ainsi reconfiguré à
partir d’un utilitarisme dont l’immanence se reporte sur une nouvelle
technologie de gouvernement, intéresse Foucault. Il croise en effet

12."Ibid., p. 306.
13."Adam Smith, The Wealth of Nations (1776), livre I, chap. 4 («!Of the Origin and Use
of Money!»)!; t. I, p. 91 de l'édition française citée.
14."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 301.
15."Ibid., p. 300.
Les limites du libéralisme de Foucault 161

toutes ses thématiques de façon très profonde!: critique de la forme


juridico-politique, critique de la souveraineté, généalogie non juri-
dique du pouvoir, «!constitution des unités collectives et politiques
sans être pour autant des liens juridiques!; ni purement économiques,
ni purement juridiques!16!». Si la société civile existe avec ses phéno-
mènes de pouvoir spontanés avant la forme juridico-politique, le
problème déterminant tout un nouvel art de gouverner «!va simple-
ment être de comment régler le pouvoir, comment le limiter à l’inté-
rieur d’une société où la subordination joue déjà !17!» en disqualifiant
la raison politique «!indexée à l’État!», y compris dans sa version non
despotique.
Foucault va donc devoir revenir sur la différence entre!: l’Alle-
magne, où la société civile ne vaut qu’en fonction de sa capacité à
«!supporter un État!» (la lignée mène de Kant à Hegel)!; la France,
qui, avec la Déclaration des droits de l’homme, aura été écartelée
entre «!l’idée juridique d’un droit naturel que le pacte politique a
fonction de garantir!» (après Rousseau) et les conditions que la
bourgeoisie impose à l’État!; et enfin l’Angleterre, qui ne connaît
pas le problème de l’État en raison de la «!gouvernementalité interne
à la société civile !18!» faisant de tout gouvernement un dangereux
supplément… Au passage, en guise d’illustration de la main invisible
qui combine spontanément les intérêts, Foucault aura emprunté à
Ferguson l’analyse comparative des modes de colonisation français
et anglais. «!Les Français sont arrivés avec leurs projets, leur admi-
nistration, leur définition de ce qui serait le mieux pour leurs colo-
nies d’Amérique!», et celles-ci se sont effondrées en montrant le peu
de ressources de leurs «!hommes d’État!». Ferguson-Foucault (un
Ferguson délesté de toute vertu républicaine pour être mieux libéra-
lisé) poursuit!: «!En revanche, les Anglais […] sont arrivés pour colo-
niser l’Amérique […] avec des “vues courtes”. Ils n’avaient aucun autre

16."Ibid., p. 311.
17."Ibid., p. 312.
18."Ibid., p. 313-314.
162 Guerres et Capital

projet que le profit immédiat de chacun, ou plutôt chacun n’avait que


la vue courte de son propre projet. Du coup, les industries ont été
actives et les établissements sont devenus florissants!19.!» Interdisant
toute position «!en surplomb!», ce serait donc bien par les Lumières
d’Adam Smith que «!l’économie politique dénonce, au milieu du XVIIIe
siècle, le paralogisme de la totalisation politique du processus écono-
mique!20!». Pourtant, Foucault n’ignore pas que le traité de Vienne
(1815) scelle la domination politico-militaire de l’Angleterre qui, par
le relais de sa puissance économique et de sa suprématie sur les mers,
va imposer la libre circulation maritime (la mer comme espace de libre
concurrence) qu’elle contrôle, en pilotant à son profit une «!planétari-
sation commerciale!» illimitée, impliquant «!la totalité même de ce qui
peut être mis dans le monde sur le marché!21!». Bref, cette supposée
«!Europe de l’enrichissement collectif!» comme «!région à dévelop-
pement économique illimité par rapport à un marché mondial!» que
Foucault appelle le libéralisme sans jamais approfondir son caractère
impérialiste mériterait quelques développements supplémentaires sur
la nature exacte du!«!rôle de médiateur économique [de l’Angleterre]
entre l’Europe et le marché mondial!22!».
Tout au long des leçons sur la naissance de la biopolitique,
Foucault a à l’esprit les formes de gouvernement les plus significatives
de l’après-Seconde Guerre mondiale (l’ordolibéralisme allemand et le
néolibéralisme américain), qu’il analyse en tant que gouvernementa-
lité de la société. Mais sa lecture est ici encore hautement probléma-
tique et, si l’on peut dire, éminemment acritique.
Car cette idée, cette idéation d’une «!société civile!» neutralisant
à la fois l’État, la guerre (et la guerre civile) et le Capital ne passe pas
le cap de la seconde moitié du XIXe siècle. Or, Foucault n’interroge

19."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 284 (leçon du 28 mars 1979).
20."Ibid., p. 284-285.
21."Ibid., p. 56, nos italiques (et p. 62 sur la position de l’Angleterre, p. 58 sur «!l’illimi-
tation du marché extérieur!») (leçon du 24 janvier 1979).
22."Ibid., p. 56, 62.
Les limites du libéralisme de Foucault 163

ni les raisons de son échec, ni les catastrophes dont il est porteur.


Tout ce que la doctrine libérale a refoulé (guerre, État et capital)
revient avec une force destructrice inouïe. Ce que Foucault recon-
naît («!après tout, avec le XIXe siècle on entre dans la pire époque de
guerre, des tarifs douaniers, des protectionnismes économiques,
des économies nationales, des nationalismes politiques, des [plus]
grandes guerres que le monde ait connues, etc.!23!»), mais qu’il renvoie
à un plan strictement historique – celui des crises de l’économie du
capitalisme. La guerre n’est plus ici que la démonstration par l’absurde
de l’«!incompatibilité de principe entre le déroulement optimal du
processus économique et une maximisation des procédures gouver-
nementales !24!». D’inspiration et de tonalité hayekiennes, cette
thèse influence en profondeur l’analyse des «!classiques!» (Locke,
Smith, Ferguson, Hume) proposée par Foucault dans Naissance de la
biopolitique.
Le commentaire du texte de Kant, Projet de paix perpétuelle (1795),
expurgé de son rapport à la guerre pour mieux garantir la paix perpé-
tuelle par la seule planétarisation commerciale!25, est ici à la fois nécessaire
et... problématique dans sa finalité même. Nécessaire, car il s’agit d’af-
firmer, avec Kant et tous les libéraux, l’incompatibilité principielle
de l’esprit commercial avec la guerre. S’en déduit ce curieux républica-
nisme que Foucault appelle la !«!république phénoménale des intérêts!»
pour bien marquer que le nouveau régime libéral de gouvernement
«!n’a plus à s’exercer sur des sujets ou des choses assujetties !26!»
propres à un État de police. Problématique, en ce qu’il contribue à
fonder en raison l’irréductibilité des crises du libéralisme aux crises de l’éco-
nomie du capitalisme pour mieux faire valoir une «!crise du dispositif
général de gouvernementalité!27!» dont le libéralisme offrirait, sous le
23."Ibid., p. 60.
24."Ibid., p. 326 (résumé du cours).
25."Ibid., p. 59-60. Alors que c’est au départ par la guerre que s’opèrent, selon Kant,
tant le peuplement de régions inhospitalières que l’établissement de liens juridiques.
26."Ibid., p. 48 (leçon du 17 janvier 1979).
27."Ibid., p. 71 (leçon du 24 janvier 1979).
164 Guerres et Capital

nom d’autolimitation de la raison gouvernementale, la première et


seule réponse connue à ce jour dans une société où «!c’est l’échange
qui détermine la valeur des choses!» et qui problématise en consé-
quence la «!valeur d’utilité!» du gouvernement!28. C’est au regard d’un
tel récit, qui pourrait presque être qualifié de transcendantal au sens
de l’économie transcendantale du libéralisme qu’il mobilise et qui le
soutient, que le XIXe siècle prépare une tout autre issue en dessinant
un portrait radicalement différent du libéralisme.!La «!multiplicité
intotalisable!» sera écrasée et centralisée par les monopoles sous la
pression de la forme la plus abstraite du capital, le capital financier,
qui fera littéralement sauter toute «!limite!» en rendant impossible la
«!synthèse!» des intérêts et en ouvrant la voie aux guerres impérialistes
et coloniales. La guerre viendra opérer la clôture du «!tableau écono-
mique!» qu’aucune «!autorégulation!» n’assure. Ne pouvant plus être
effectuée par la souveraineté, la totalisation le sera par son «!envers!»,
la guerre et la machine de guerre de l’État. En sorte que si la concur-
rence économique remplace la guerre, comme le veulent les libéraux,
c’est pour mieux y conduire inexorablement.
Foucault passe également sous silence la continuité du régime
libéral de la société civile avec la réalité de sa «!préhistoire!»
lockéenne, alors même que le libéralisme fait fond, tout au long du
XIXe siècle, sur la société civile des propriétaires-actionnaires. On notera au
passage la formule de Tawney expliquant que, pour Locke, «!la société
est une compagnie par actions!» dans laquelle les actionnaires entrent
pour «!assurer les droits à eux attribués par les lois immuables de la
nature!», et où l’État, «!affaire de commodité et non de sanctions
surnaturelles, […] assure une libre carrière à leur exercice!29!» le plus
mercantile fondé sur l’intensification des guerres d’accumulation.
À poursuivre dans cette voie, on retrouverait l’art de la guerre libé-
rale d’Adam Smith et ce que Marx appelle, à la toute fin du livre I du

28."Ibid., p. 48.
29."R. H. Tawney, La Religion et l’essor du capitalisme, Paris, Marcel Rivière, 1951, p.
177 (nos italiques).
Les limites du libéralisme de Foucault 165

Capital (et de la VIIIe section sur «!l’accumulation primitive!») qu’il


place sous l’enseigne de «!La théorie moderne de la colonisation!», «!le
secret que l’économie politique de l’ancien monde a découvert dans
le nouveau, et naïvement trahi par ses élucubrations sur les colonies.!»
Ce secret, le voici!: «!le mode de production et d’accumulation capitaliste,
et partant la propriété privée capitaliste, présuppose l’anéantissement de la
propriété privée fondée sur le travail personnel!; sa base, c’est l’expropria-
tion du travailleur!30!». Le colonialisme reconduit ainsi in fine à la vérité
de la guerre de classe comme vecteur d’une «!gouvernementalité!»
libérale dont la critique barre cette fois le modernisme de la «!double
mission, destructrice et créatrice!», de la bourgeoisie dans les pays
colonisés!31. Que l’on se trouve ici confronté à ce qui peut apparaître
comme la version originale coloniale de la fameuse formule schumpé-
terienne sur la «!destruction créatrice!» du capitalisme indique déjà
assez ce que Foucault a terriblement manqué dans son cours sur le
libéralisme.

Reprenons depuis ce moment où, à partir du courant libéral,


Foucault voit émerger deux principes hétérogènes de gouver-
nementalité!: «!l’axiomatique révolutionnaire, du droit public et des
droits de l’homme, et le chemin empirique et utilitaire qui définit
[…] la sphère d’indépendance des gouvernés!» à l’égard des gouver-
nants!32. S’il y a reconnaissance de toute «!une série de ponts, de
passerelles, de joints!» entre les deux principes, c’est seulement ce
dernier qui redéfinit la question de la gouvernementalité du point
de vue de son utilité (ou de son inutilité) à l’horizon d’un radica-
lisme utilitariste indexé sur ce seul principe mis en adéquation avec
l’échange et tel que le marché détermine, d’entrée de jeu, dans un
30."Karl Marx, Le Capital, livre I, VIIIe section, chap. XXXIII, éd. citée, p. 1235.
31."Cf. Karl Marx, «!La Domination britannique aux Indes!», New York Tribune, 25
juin 1853!: «!L’Angleterre doit accomplir dans l’Inde une double mission, destructrice et
créatrice!: l’anéantissement de l’ancien ordre social asiatique et la création des fonde-
ments matériels pour un ordre occidental en Asie.!»
32."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 45.
166 Guerres et Capital

jeu complexe d’intérêts individuels et collectifs, l’utilité individuelle


et collective.
Qu’en est-il toutefois de l’exercice réel de cette gouvernemen-
talité qui pose la question «!Pourquoi gouverner ?!»! Gouverne-t-on
au XIXe siècle selon les principes de l’«!indépendance des gouvernés
à l’égard de gouvernants!» dans les terres d’élection du libéralisme!?
Dans une célèbre polémique entre libéraux des deux côtés
de l’Atlan tique, les Anglais se moquent du mot «!liberté!» dans la
bouche des esclavagistes. Les «!libéraux!» américains rétorquent
qu’en Angleterre les ouvriers, les pauvres, les indigents sont traités
de pire façon que leurs esclaves. Ce qui est deux fois absolument
juste… Les libéraux n’adopteront jamais le principe de «!l’indépen-
dance des gouvernés à l’égard des gouvernants!» pour «!gouverner!»
les masses de non-possédants maintenues dans un état de servitude,
d’exploitation et de misère. Cette humanité, qui n’est pas considérée
comme telle (le libéral français Sieyès imagine un croisement entre
des «!singes et des nègres!» pour créer une nouvelle race d’asservis),
est soumise à une gouvernementalité de guerre civile qui est exacte-
ment le contraire du «!gouverner le moins possible!». Elle exerce une
domination sans limites. Objet de et sujette à la gouvernementalité
d’un État de police qui ne s’éteint pas avec le «!mercantilisme!» de
Locke, la «!population!» est en ce sens un euphémisme participant du
doux commerce dénoncé par Marx. L’indépendance des gouvernés à
l’égard des gouvernants ne concerne que les «!possédants!» et elle vise
surtout à ce qu’aucun pouvoir «!souverain!» ne puisse limiter la jouis-
sance de la liberté des propriétaires qui est d’abord liberté d’exercer
leur pouvoir sur les esclaves ou semi-esclaves, les pauvres, les ouvriers,
leurs femmes et leurs enfants!33...

33."Signalons au passage que la révolution exemplaire de l’indépendance des gouvernés


face aux gouvernants, à savoir la Révolution américaine, n’a pas aboli l’esclavage (la
plupart des 39 délégués qui ont signé la Constitution étaient des propriétaires d’esclaves,
comme d’ailleurs les premiers présidents des États-Unis) et a en outre par deux fois
ratifié un des plus infâmes sous-produits de l’institution réelle du libéralisme classique!:
la loi sur la fuite des esclaves (Fugitive Slave Act en 1793, Fugitive Slave Law en 1850).
Les limites du libéralisme de Foucault 167

Dans sa Contre-histoire du libéralisme, Domenico Losurdo a


patiemment énuméré les définitions proposées par les historiens
pour saisir la nature du système de pouvoir libéral rapportée à son
infrastructure coloniale!:!«!plantocratie blanche!», «!démocratie de
planteurs!», «!Herrenvolk democracy!» (la démocratie pour le «!peuple
des seigneurs!»), «!libéralisme ségrégationniste!», «!républicanisme
aristocratique!», «!démocratie hellénique!» (fondée sur l’esclavage),
«!démocratie blanche!»!, «!aristocratie!» tout court !34. À ce propos,
Losurdo fait remarquer que la définition même d’un «!individualisme
propriétaire!» ou d’un «!individualisme possessif!» (MacPherson)
cerne mal les contours de ce libéralisme qui, encore au XIXe siècle,
opère par expropriation, dépossession, enrôlement forcé, mise au
travail empruntant les traits de la guerre civile la plus féroce contre
les non-possédants, en continuation directe avec ces pratiques qui
ne heurtaient en rien le «!sentiment libéral!» parce qu’elles étaient,
depuis Locke, l’assise de l’autogouvernement de la société civile.
Dans Naissance de la biopolitique, Foucault lie suffisamment
directement les problèmes de gouvernementalité de cette «!société
civile!» post-lockéenne au gouvernement de la «!société!» par l’ordo-
libéralisme allemand (et le néolibéralisme américain de l’École de
Chicago) pour prendre le risque de creuser un trou noir d’un siècle.
La «!société!» de l’après-guerre est cependant radicalement différente
de la «!société civile!» du XIXe siècle, puisqu’elle est le fruit d’un double
processus que Foucault ne reconstruit pas. Elle est d’abord le résultat
de la lutte des esclaves, des ouvriers, des pauvres et des femmes
pour destituer la «!liberté!» des propriétaires, qui se réalise comme
«!liberté!» de les exploiter et les dominer en les excluant des droits
civils et politiques. Pendant tout le XIXe siècle, les non-possédants
vont faire trembler les murs de la «!démocratie!» censitaire derrière
lesquels s’abritent les seuls propriétaires en revendiquant l’égalité
et des libertés pour tous. Le suffrage «!universel!» (à l’exclusion des

34."Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2014,


p. 125-129.
168 Guerres et Capital

femmes) est la première revendication du mouvement ouvrier nais-


sant. Il sera conquis sur les barricades de juin 1848 en France, alors que
la position des libéraux est en faveur du vote censitaire (rappelons
que dans l’Angleterre libérale du début du XXe siècle les indigents, les
domestiques, les ouvriers non «!établis!» et les femmes sont interdits
de vote). La liberté de presse, de réunion, d’association est également
conquise de haute lutte. Ensuite, faut-il rappeler que la «!société!» de
l’après-guerre a été générée par les deux guerres mondiales qui vont
mobiliser la «!population!» dans son ensemble, en renversant la reven-
dication d’égalité des mouvements révolutionnaires du XIXe siècle en
égalité dans l’implication de tous dans la guerre!? Sans cette double
rupture avec la société civile des propriétaires, il est impossible de
comprendre la réalité de la «!société!» et du nouveau libéralisme qui
va la «!gouverner ».
En avril 1983, Foucault revient sur la fonction du libéralisme dans
son œuvre. Conquise contre la domination de la monarchie absolue
et contre la bureaucratisation et les «!excès de pouvoir!» des «!États
administratifs!» du XVIIIe siècle, la «!liberté!» des libéraux – explique-
t-il – doit pouvoir problématiser la bureaucratisation et les excès
contemporains du pouvoir administratif, notamment le welfare. Il
propose ainsi une réévaluation moins de la pensée libérale que de ses
problématisations. «!Je crois réactiver un peu ces problèmes, non pas
du tout pour reprendre les mêmes termes, pour revenir à John Stuart
Mill, mais reprendre ces questions qui ont été celles de Benjamin
Constant, de Tocqueville!», questions «!qu’il faut poser à tout régime
socialiste!35!».
Mais ne faudrait-il pas commencer par répondre à la critique
adressée par Josiah Tucker à Locke et aux colons américains en rébel-
lion contre l’Angleterre, critique qui n’épargne pas le libéralisme de
Tocqueville et de Constant!? «!Tous les républicains antiques et

35."Michel Foucault, dans un dialogue inédit lors d’une conférence donnée à Berkeley
sur «!Ethics and Politics!» en avril 1983 (cité par Serge Audier, Penser le «!néolibéralisme!».
Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, p. 433).
Les limites du libéralisme de Foucault 169

modernes […] ne suggèrent aucun autre schéma que celui d’abattre


et de niveler toutes les distinctions au-dessus d’eux, en tyrannisant en
même temps ces êtres misérables qui, malheureusement, sont classés
au-dessous d’eux!36.!» Ce pourquoi cette théorie de la limite que l’éco-
nomie introduirait dans la politique en imposant au souverain et à
l’État le principe «!critique!» d’un «!on gouverne toujours trop!» nous
semble décidément incapable de rendre compte de l’action historique
du libéralisme – à savoir de sa pratique, comme l’énonce et le reven-
dique Foucault pour sa propre enquête.
Derrière Locke et la société civile libérale, on retrouve toujours
la figure de Hobbes, de l’État et de sa machine de guerre, puisque la
«!société!» est toujours régie par l'entretien de profondes divisions.
À partir de 1977, Foucault semble mettre de côté les analyses qu’il
avait développées dans le cours de 1972-1973 (La Société punitive)
contre le concept de «!société!» au nom de laquelle le gouvernement
libéral s’interroge sur son utilité. Il faut revenir sur ces pages, puisque
la gouvernementalité n’a jamais cessé de s’exercer non sur la société
en général, comme veut le croire le dernier Foucault, mais par et sur
ses divisions.
Du rapport entre habitude, discipline, propriété et société,
Foucault tire une critique radicale du libéralisme et de son concept
de «!société civile!», malheureusement oubliée par la suite. La philo-
sophie politique du XVIIIe siècle, commente-t-il, décape la tradition
de la souveraineté en faisant de l’habitude son fondement. C’est par
habitude que l’on obéit à la loi et aux institutions, et c’est toujours
par habitude que l’on respecte l’autorité. Hume fait de l’habitude non
pas une origine, mais un résultat, si bien qu’il y a en elle quelque chose
d’irréductiblement artificiel, et donc de fabriqué. Au XVIIIe siècle, on
se sert de cette notion «!pour écarter tout ce qui pourrait être des
obligations traditionnelles, fondées sur une transcendance, et leur
substituer la pure et simple obligation du contrat !37!». Mais l’usage
36."Cité par Domenico Losurdo, op. cit., p. 125.
37."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 241 (leçon du 28 mars 1973).
170 Guerres et Capital

que va en faire le XIXe siècle est tout différent. L’habitude est «!pres-
criptive, puisque c’est ce à quoi il faut que les gens se soumettent!».
L’habitude se transmet et s’apprend, et va ainsi constituer le prin-
cipe du fonctionnement des techniques disciplinaires. L’appareil de
«!séquestration temporelle!» fixe les individus à l’appareil de produc-
tion en fabriquant à la fois des «!habitudes par un jeu de coercitions
et punitions, d’apprentissage et châtiments!» – et des normes dont la
fonction est de produire des «!normaux!».
Au XIXe siècle, l’habitude et le contrat sont conçus à la fois comme
complémentaires et comme ce qui divise profondément la société en
ce qu’ils impliquent une inégalité essentielle face à la propriété.
Le contrat est, dans cette pensée politique du XIXe siècle, la forme juri-
dique par laquelle ceux qui possèdent se lient les uns aux autres […].
En revanche, l’habitude, c’est ce par quoi les individus sont liés, non
pas à leur propriété, puisque c’est le rôle du contrat, mais à l’appareil de
production. C’est ce par quoi ceux qui ne possèdent pas vont être liés à
un appareil qu’ils ne possèdent pas!; ce par quoi ils sont liés les uns aux
autres par une appartenance qui n’est pas censée être une appartenance
de classe, mais une appartenance à la société toute entière!38.

La propriété lie les individus dans la «!société civile!», tandis que


l’habitude/la discipline les lie dans la «!société tout entière!» en les
asservissant «!à un ordre des choses!», «!à un ordre du temps et à
un ordre politique!» qui effacent les divisions et les appartenances
de classe. Les sciences sociales ont comme fonction première de
neutraliser cette division entre possédants et non-possédants
précisément par le concept de «!social!», de «!société!». La socio-
logie de Durkheim représente l’accomplissement même de ce
travail insidieux, quotidien, habituel des disciplines et de la norme.
«!Ce système des disciplines comme medium du pouvoir, c’est
ce par quoi le pouvoir s’exerce, mais de manière à se cacher et à se

38."Ibid., p. 242.
Les limites du libéralisme de Foucault 171

présenter comme cette réalité qui est maintenant à décrire, à savoir,


et qu’on appelle la société, objet de la sociologie!39.!»
À partir des travaux sur la gouvernementalité (1977-1978), la diffé-
rence entre la société des propriétaires, régie par le contrat, et la
société des non-possédants, régie par l’habitude des disciplines, s’éva-
nouit, et avec elle, la division de la société. La «!société!» constitue
maintenant un ordre «!naturel!» et «!spontané!» des hommes entre
eux lorsqu’ils échangent, produisent, cohabitent. La gouvernemen-
talité s’exerce sur cette «!naturalité intrinsèque!» à la société. «!L’État
a en charge une société, une société civile, et c’est la gestion de cette
société civile que l’État doit assurer!40.!» D’une façon si naturellement
immanente que l’on cherchera en vain dans les deux cours sur le libé-
ralisme classique toute trace de «!gestion!» des divisions sociales et
de l’échange inégal qu’elles promeuvent (entre propriétaire terrien et
journalier, manufacturier et ouvrier, entre le marchand et le public)!:
ce à quoi, rappelons-le, Adam Smith faisait encore droit en mettant en
avant la différence de fait entre «!l’intérêt général de la société!» et la
pure expression des intérêts privés des classes dominantes!41.
Il est vrai qu’entre 1972 et 1977, Foucault est passé de l’ana-
lyse des disciplines à l’analyse des techniques de sécurité. Mais la
propriété privée et la division de la «!société!» qu’elle détermine
ont-elles pour autant disparu!? Les techniques sécuritaires vont gérer
d’une autre façon et dans un autre contexte le même problème. Elles
vont gouverner non pas la société, mais les divisions creusées par la
propriété. Elles vont produire, inciter, solliciter et reproduire l’exis-
tence des possédants et des non-possédants. Ce sont ces techniques
qui, jusqu’à aujourd’hui, sont à même de gérer une guerre civile ayant
pris une forme plus abstraite, plus déterritorialisée!: celle des créan-
ciers et des débiteurs.

39."Ibid., p. 243.
40."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 358 (leçon du 5 avril 1978).
41."Cf. Adam Smith, The Wealth of Nations (1776), livre I, chap. 8 («!Of the Wages of
Labor!») et 9 («!Of the Rent of Land!»), conclusion.
8.
La primauté
de la prise, entre
Schmitt et Lénine
Pour conclure l’analyse de la séquence 1870-1914 et le tournant
qu’elle a constitué, nous allons confronter les lectures de l’impéria-
lisme menées par Lénine et Carl Schmitt afin de les compléter l’une
par l’autre selon le principe d’une critique mutuelle. Le procédé
peut s’autoriser d’un certain nombre de croisements entre l’ana-
lyse économico-politique de l’impérialisme moderne par le consti-
tutionnaliste allemand et la théorie léniniste de l’impérialisme, dont
Schmitt n’ignore pas les sources!: à savoir la théorie engelsienne de
l’économie de la guerre dans la longue durée de l’histoire du capi-
talisme ( jusqu’à la crise finale)!1, Imperialism. A Study (1902) de J.
A. Hobson (l’économie globale du colonialisme est au cœur de sa
critique de l’impérialisme!2) et Le Capital financier (1910) de Rudolf
Hilferding.

1."On trouve sa meilleure présentation dans l’Anti-Dühring («!Économie politique III.


Théorie de la violence!»).
2."Hobson avait couvert la guerre des Boers pour le Manchester Guardian. Il était donc
bien armé pour dénoncer la «!mission civilisatrice!» à l’égard des «!races inférieures!»,
et ses conséquences «!politiques et morales!» pour une race des seigneurs dont les
«!intérêts!» sont d’abord et avant tout économiques. Si Hobson produit la première
critique économique de l’impérialisme, il met aussi longuement en valeur l’importance
de l’«!éducation populaire!» pour former, sur une base qu’il appelle «!géocentrique!», la
174 Guerres et Capital

À suivre Carl Schmitt en le prenant par le milieu de sa trajec-


toire marquée par l’abandon forcé de sa pensée souverainiste, et à
reprendre son œuvre majeure par la fin qui est aussi son vrai début
(Le Nomos de la terre a été commencé sous les bombardements anglo-
américains), c’est à la fin du XIXe siècle que l’impérialisme emprunte
des formes économico-mondiales d’«!“englobement” du national
par l’international !3!». Or, celles-ci ne prennent pas possession de
l’État-nation sans donner à voir son économie historique réelle,
qu’elles s’approprient en la libéralisant pour mieux la mono poliser.
Cette libéralisation allait passer par l’«!imbrication de la souveraineté
étatique individuelle et de l’économie libre supra-étatique!» dans un
«!ordre transnational du marché, de l’économie et du droit!4!» s’affran-
chissant de toutes les limites de l’ancien ordre spatial de la Terre qui
reposait sur la prise territoriale interétatique du Nouveau Monde et
sa distinction d’avec le «!théâtre de la guerre!» (theatrum belli) sur le sol
européen. Et ce n’est pas seulement que Schmitt conçoit le Nouveau
Monde comme la condition réelle de la guerre limitée de l’espace euro-
péen (le «!grand réservoir grâce auquel les peuples européens équilibrent
leur conflits!» par «!les compensations et l’impunité qu’il offre!5!»), c’est
aussi l’impérialisme qui devient le moyen européocentrique de surmonter
la guerre civile dans la «!guerre en forme!» interétatique!6. Si la colonie ainsi

mentalité impérialiste!: !«!l’Église, la presse, l’école et l’université, la machine politique, les


quatre principaux instruments de l’éducation populaire, sont placés à son service. […]
Et, le plus grave, ses efforts constants pour s’emparer du système scolaire et l’assujettir
à l’impérialisme paradant comme patriotisme!» (A. J. Hobson, Imperialism. A Study, IIe
partie, chap. IV). Il avait auparavant posé!: «!Il y a encore plus important que les soutiens
dont le militarisme bénéficie au sein de l’armée!: le rôle de soutien de l’impérialisme joué
par la «guerre» au sein du corps non combattant de la nation!» (chap. III).
3."Carl Schmitt, «!La révolution légale mondiale!» (1978), in La Guerre civile mondiale.
Essais (1943-1978), éd. C. Join, Paris, è®e, p. 143. Le terme d’«!englobement!» – que l’on
retrouve chez Deleuze et Guattari – est emprunté par Carl Schmitt à François Perroux.
4."Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, op. cit., p. 234.
5."Carl Schmitt, «!Raum und Großraum im Völkerrecht!» (1940), in Staat, Grossraum,
Nomos. Arbeiten aus der Jahren 1916-1969, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 242.
6."Cf. Carl Schmitt, Le Nomos de la terre, III, 1, a/ «!La guerre civile surmontée par la
guerre sous forme étatique!», op. cit., p. 142.
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 175

définie est «!le fait spatial fondamental [raumhafte Grundtatsache]


du droit international européen tel qu’il s’est développé!7!» en assu-
rant cette différence de régime essentielle entre guerre interéta-
tique intra-européenne et guerres coloniales extra-européennes,
on comprend que la renaissance des compagnies coloniales au XIXe
siècle, contemporaine de la transformation des colonies en terri-
toire étatique, ne pouvait signifier aux yeux de Schmitt que l’avè-
nement d’une économie mondiale de la guerre illimitée mêlant le
régime de la plus-value à la transformation de la politique mondiale
(Weltpolitik) en «!police mondiale!» (Weltpolizei). Cette expression
se lit dans le dernier texte qu’il aura publié en 1978 («!La révolution
légale mondiale!»), au titre d’une «!plus-value politique!» que l’on doit
saisir comme un ultime corollaire au «!nouveau nomos de la terre!8!»
qui ne peut plus faire sans la référence marxiste. Mais celle-ci est
bien présente, sur le mode d’une confrontation permanente qui lui
fait changer la terminologie d’origine (nous allons aussitôt voir pour-
quoi), dans les prémisses rétroactives du Nomos de la terre. Comme
l’a récemment rappelé Céline Jouin, Schmitt renvoie systémati-
quement aux travaux de Carl Brinckmann !9 sur la question de l’im-
périalisme, qui pose ouvertement le caractère incontournable des
analyses marxistes (Hilferding, Rosa Luxemburg) sur la question du
rapport entre l’économie et la guerre. La critique de la Sociologie de
l’impérialisme de Schumpeter qui conclut La Notion de politique (1932)
confirme ce point!: un «!impérialisme fondé sur l’économie!» n’est pas
plus étranger à la politique qu’à la guerre. Et dès lors que «!l’économie

7."Carl Schmitt, «!Völkerrechtliche Grossraumordnung mit Interventionsverbot für


raumfremde Mächte. Ein Beitrag zum Reichsbegriff im Völkerrecht!» (1941), in Staat,
Grossraum, Nomos, op. cit., p. 310.
8."C’est le titre de la quatrième et dernière partie du Nomos de la terre.
9."«!C’est à son collègue Carl Brinkmann que Schmitt renvoie systématiquement,
jusqu’en 1937, sur la question de l’impérialisme, et à nouveau en 1953, dans “Prendre/
partager/paître” et en 1978, dans “La révolution légale mondiale”!» (Céline Jouin, «!Carl
Schmitt, penseur de l’empire ou de l’impérialisme!?!», URL!: juspoliticum.com/Carl-
Schmitt-penseur-de-l-empire.html).
176 Guerres et Capital

est devenue un phénomène politique!», c’est une erreur «!de croire


qu’une position politique conquise par le moyen de la supériorité
économique [serait] non guerrière par essence!10!». La preuve passe
par la Grande Guerre et ce que Schmitt appellera dans Le Nomos de
la terre le «!changement de sens de la guerre!». Lénine quant à lui
comprend la politique de «!paix impérialiste!» qui se profile à l’ho-
rizon des négociations secrètes comme une continuation de la guerre
impérialiste par d’autres moyens!11. Avec renversement de la formule
clausewitzienne qu’il avait jusqu’alors fait sienne.

Dans un article de 1953, «!Prendre/partager/paître. La question


de l’ordre économique et social à partir du nomos!», où il se réfère
pour la première fois explicitement à Lénine, Schmitt souligne le
caractère d’emblée stratégique du capitalisme en mettant en avant
que l’impérialisme et son programme d’expansion coloniale mani-
festent le primat de la prise (nehmen) sur le partage (teilen) et sur
la production (weiden). La prise impérialiste est une «!prise de
terre!» (Landnahme), une prise coloniale (la «!prise territoriale d’un
Nouveau Monde!») favorisée par les «!prises de mer!» (Seenahme),
qui s’exercent par conquête, par occupation, par pillage, et qui se
poursuivent en prise d’industrie (Industrienahme) planétaire. Or,
Schmitt ne critique pas seulement ici la primauté que les libéraux
attribuent à la «!production!», mais aussi la croyance des marxistes
en sa nature «!progressiste!». Selon sa démonstration, le socialisme
et le libéralisme s’accordent au fond sur l’idée que «!le progrès et
la liberté économique consistent à libérer les forces de produc-
tion et à accroître la production et la masse de biens de consomma-
tion de telle sorte que la prise cesse et que le partage lui-même ne

10."Carl Schmitt, La Notion de politique (1932), Paris, Champs-Flammarion, 1992, p. 125.


Dans l’édition de 1933, année où Schmitt devient membre du parti nazi, les références
marxistes disparaissent de La Notion de politique.
11."Lénine, «!Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste!», 1er janvier 1917 (Œuvres
complètes, t.!23, p. 212).
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 177

représente plus un problème à part!12!». Schmitt fait ici référence aux


débats menés en Allemagne par les Ordoliberalen sur l’«!économie
sociale de marché!» dans un sens on ne peut plus diamétrale-
ment opposé à l’analyse qu’en produit Foucault. Il s’attache à faire
valoir que «!détourner notre regard de la prise et du partage pour
le diriger vers la production pure!13!» est le propre de l’économie et
du libéralisme qui depuis toujours s’essaie à cantonner les moda-
lités violentes et guerrières de l’expropriation à une manière de
préhistoire – ou à une très «!primitive!» et originelle accumulation
que les nouvelles régulations du capitalisme social sauront refouler
dans la mémoire des hommes. Le capitalisme ne s’approprie-
rait ainsi que ce qu’il a lui-même créé, ou contribué à produire. Ce
serait encore le point de vue des marxistes et de Lénine lui-même,
pour autant qu’on lui ajoute l’appropriation par le capitaliste de
la plus-value produite par le travailleur. Conçue comme un «!état
contradictoire du partage!», la question de la prise sera in fine
résolue par la dialectique de l’Histoire avec le plein développement
des forces productives et l’expropriation des expropriateurs qui en
limitent la jouissance. Cette production doublement pure laisse
alors inquestionné un «!impérialisme des plus intenses, car des plus
modernes!14!», qui aura commencé par renvoyer à un état «!moyen-
âgeux, atavique, réactionnaire, contraire au progrès!» le fait que
«!le partage et la production fussent précédés de l’expansion impé-
rialiste, donc d’une prise et en particulier d’une prise de terre!».
Contre un «!ennemi aussi réactionnaire qui voulait prendre quelque
chose à d’autres hommes!», Lénine pouvait «!s’effor[cer] unique-
ment de libérer les forces de production et d’électrifier la terre!15!».
Faut-il rappeler qu’aujourd’hui encore le problème politique de la

12."Carl Schmitt, «!Prendre/partager/paître. La question de l’ordre économique et


social à partir du nomos!» (1953) in La Guerre civile mondiale, op. cit., p. 57.
13."Ibid., p. 61.
14."Ibid., p. 60.
15."Ibid., p. 56.
178 Guerres et Capital

«!question sociale!» est renvoyé à ce mot magique de «!croissance!»


et à la croyance au «!principe du progrès technique!», partagée par
les libéraux et une bonne part des marxistes qui ont aussi oublié
d’être engelsiens!? Lapidaire, Schmitt ne se fait pas faute de relever
que «!Marx reprend en l’accentuant l’idée essentielle du libéralisme
progressiste, l’idée de l’augmentation illimitée de la production!16!».
Le pillage, le vol, la rapine, la conquête, c’est-à-dire l’appropria-
tion sans médiation, par la force, de la «!production!» ne sont pas
des anachronismes, des vestiges d’époques révolues, destinés à être
dépassés par la modernisation de l’appareil de capture, à travers le
développement de la technique, l’organisation rationnelle du travail
et la science. La prise ne vient pas seulement «!au début!», elle s’exerce
également, y compris sous ses formes les plus «!moyenâgeuses!», dans
le capitalisme le plus développé.
Les deux définitions du capitalisme proposées par Kojève dans
une conférence donnée à Düsseldorf en 1957 (il s’adresse aux repré-
sentants du «!capitalisme rhénan!») – et aussitôt rapportées par
Schmitt dans l’un des commentaires qu’il ajoute, la même année, à la
reprise en volume de son essai «!Prendre/partager/paître!» – peuvent
nous aider à saisir mieux le sens du «!primat de la prise!» en levant les
ambiguïtés et malentendus introduits par le «!fordisme!» dans l’ap-
préhension de la nature du capital. En référence à ce qu’il qualifie
comme «!l’un des plus brillants articles que j’ai lus de ma vie !17!», le
philosophe hégélien et haut fonctionnaire français y propose une
quatrième racine du nomos moderne, en l’espèce du «!don!», qui est
aussitôt identifié à la «!racine de la loi économique et socio-poli-
tique du monde occidental moderne!» pour opérer la distinction
(critique à l’endroit de Schmitt) entre un «!capitalisme prenant!» et
un «!capitalisme donnant!». Ce dernier est le capitalisme «!moderne,
fordiste et éclairé, tourné vers l’augmentation du pouvoir d’achat des
travailleurs!», tandis que le «!capitalisme prenant!» qui l’a précédé (le
16."Ibid., p. 60.
17."Il s’agit de «!Prendre/partager/paître!».
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 179

«!capitalisme primitif!», le «!capitalisme classique!», donnant aussi


peu que possible aux masses laborieuses) aurait été fordiennement
dépassé dans une «!Aufhebung!» marquant en droit et en fait la Fin de
l’Histoire (l’américanisation planétaire du monde)!18. On comprend
mieux le titre choisi par la très libérale revue Commentaire pour le
prologue de l’article de Kojève!:!«!Capitalisme et socialisme. Marx
est Dieu, Ford est son prophète!». Selon le raisonnement kojévien,
Ford serait en effet le seul marxiste authentique du XX e siècle, par
l’entremise duquel le capitalisme aurait supprimé ses contradictions
internes selon une voie «!pacifique et démocratique!» substituant le
«!partage!» (du «!capitalisme donnant!») à la «!prise!» (le «!capitalisme
prenant!»)… Outre le socialisme soviétique qui ne laisserait augurer
que le renversement révolutionnaire d’un État policier de l’admi-
nistration de la misère reconduit à la même fin, le dernier terrain du
marxisme de la «!prise!» serait celui du colonialisme économique,
auquel Kojève entend appliquer la même recette, celui d’un «!colo-
nialisme donnant!»!(!), inspiré du discours du président Truman!: les
États industrialisés sont sommés de contribuer au développement
des pays non industrialisés…
Dans le commentaire où il fait allusion à la conférence de Kojève,
Schmitt se met en scène comme un interlocuteur fictif rétorquant
qu’«!aucun homme ne peut donner sans avoir pris de quelque façon.
Seul un Dieu qui crée le monde à partir de rien peut donner sans
prendre, et encore, il ne le peut que dans le cadre de ce monde qu’il
a créé à partir du néant !19.!» C’est que pour Schmitt, il est si impos-
sible de donner sans prendre qu’il faut impérativement affirmer,
contre les économistes, que séparer la guerre de l’économie est une

18."Cette conférence inédite a été publiée à presque vingt ans d’intervalle dans
deux livraisons de la revue Commentaire sous des titres qui sont ceux de la rédaction!:
Alexandre Kojève, «!Capitalisme et socialisme. Marx est Dieu, Ford est son prophète!»,
Commentaire, n° 9, 1980!; «!Du colonialisme au capitalisme donnant!», Commentaire,
n°!87, 1999 (précédé par la traduction de l’article de Carl Schmitt, «!Prendre/partager/
paître!»).
19."Carl Schmitt, « Prendre / partager / paître », op. cit., p. 64, n. 5.
180 Guerres et Capital

tentative de masquer «!idéologiquement!» la réalité de cette dernière


comme la continuation de la première par d’autres moyens. Quant
aux positions de distributeur et de redistributeur adoptées par le
welfare (dont la version ordolibérale se dit en bon allemand!: l’État
administratif de la protection sociale de masse [Verwaltungsstaat der
Massen-Daseinsvorsorge]), ce sont des «!positions de pouvoir qui font
elles-mêmes l’objet d’une prise et d’un partage!20!».
Mais nous pouvons articuler mieux le primat de la prise sur le
partage et la production en repartant de l’analyse léniniste de l’im-
périalisme. Elle nous permet de constater que ledit «!capitalisme
donnant!» n’a été qu’une courte et exceptionnelle parenthèse stra-
tégique dans la très longue histoire du «!capitalisme prenant!», qui se
poursuit depuis le milieu des années 1970 avec les prises conquérantes
du néolibéralisme.
L’impérialisme, pour Lénine, est indissociable du capital financier
qui s’impose comme direction et commandement du capital indus-
triel et commercial à partir des années 1860. Le capital financier n’est
pas une perversion ou une anomalie de la nature prétendument indus-
trielle du capitalisme, mais sa réalisation. Il ne s’accomplit pleinement
que lorsque son hégémonie en A–A’ est à même de réaliser toutes ses
«!plus-values politiques!». La particularité de l’appareil de capture du
capital financier est qu’il ne se «!limite!» pas à exercer sa «!prise!» sur
la «!production!» proprement capitaliste et le travail salarié, puisqu’il
ne fait aucune espèce de distinction entre formes de production
(modernes, hypermodernes, traditionnelles ou archaïques). Il s’ap-
proprie de la même manière la production des travailleurs soi-disant
«!cognitifs!» et celle des esclaves de l’industrie textile mis à l’heure
de la modernité du «!contrat à durée déterminée!» par ses actions les
plus «!immatérielles!».

20."Ibid., p. 64, n.!4. Kojève expliquait pour sa part que «!lorsque tout est déjà pris, on
ne peut partager ou répartir que si certains donnent ce que d'autres recevront afin de le
consommer!» («!Du colonialisme au capitalisme donnant!», art. cité, p. 562).
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 181

Malgré le remarquable renversement de la logique économique


qu’il opère, Carl Schmitt reste fidèle à une conception industrialiste
du capitalisme. Le dernier «!nomos de la terre!» est l’industrie, et sa
prise, une «!prise d’industrie!» à l’aune de laquelle la guerre écono-
mique devient une «!guerre totale!», alors que c’est bien le capital
financier et la spécificité englobante de sa prise à l'échelle mondiale
qui sont au centre de l’accumulation continuée du capital depuis la fin
du XIXe siècle. C’est le sens même de l’analyse léniniste dans laquelle
il faut donc insérer les vues de Schmitt pour faire droit à son obser-
vation selon laquelle le nouveau clivage décisif se situe entre peuples
débiteurs et peuples créanciers!21.
L’histoire du capitalisme confirme pleinement la perspective
schmittienne sur la prise et notre hypothèse sur l’hégémonie du
capital financier. Si les trois grands moments à partir desquels on
peut diviser le développement du capital au XXe siècle commencent
toujours par une prise, c’est bien le capital financier qui va être le
«!sujet!» de cette prise, et non le capital industriel qui a déjà fusionné
avec ce dernier. La séquence impérialiste s’ouvre avec les «!prises
de terre!» coloniales et leur développement en «!prises d’industrie!»
planétaires sous la domination du capital financier, qui, jusqu’à la
Grande Crise de 1929, contrôle et monopolise la «!libre économie
mondiale!» comme gouvernement du capitalisme industriel et science
politique de l’État de droit du Capital.
C’est par rapport à cette hégémonie politico-financière que le
New Deal du «!fordisme!» fait, deux fois plutôt qu’une, figure d’ex-
ception qui confirme la règle – «!par une expérience raisonnée au sein
du système social existant!», comme l’explique doctement Keynes!22.
Sauf que le raisonnement keynésien ne vaut qu’à l’horizon d’une guerre
économique menaçant les fondements de toutes les institutions!23

21."Carl Schmitt, «!Les formes de l’impérialisme dans le droit international!» (1932),


in Du politique, « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 83-84.
22."John Maynard Keynes, « An Open Letter », New York Times, 31 décembre 1933.
23."Congressional Record, 7 juin 1933.
182 Guerres et Capital

au niveau national et international : ce dont témoigne l’exten-


sion mondiale de la crise, qui ne va pas sans réveiller l’impact de la
Révolution d’Octobre et la perspective d’une «!guerre civile finale!24!».
Il faudra en conséquence remettre à plat la «!structure entière!25!» du
capitalisme américain en suivant la leçon rétrospective de Keynes
dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie : « faire
reculer la théorie monétaire au point de la transformer en une théorie
de la production dans son ensemble ».
De là, que la « prise » du fordisme puisse avoir comme objet le
capital financier lui-même et s’accompagner de la toute provisoire
mise sous tutelle des industries, des banques et des compagnies
d’assurances dans le cadre du welfare state. L’euthanasie keynésienne
du rentier est l’expropriation de la rente et de la finance qui a permis
d’installer, dans un contexte de « banqueroute » et de crise totale du
«!système!», de manière très politique (c'est l’«!opportunistic virtuo-
sity!» de Roosevelt!26), une séquence capitaliste fort courte au centre
de laquelle il n’y a pas seulement la grande entreprise mais aussi, mais
d’abord la constitution accélérée d’une nouvelle forme-État : l’État-
Plan. Lui seul est à même de promulguer, en guise de certificat de
naissance, un National Industrial Recovery Act (1933) scellant son
leadership sur l’entreprise privée, la banque (Emergency Banking
Act, avec moratoire des paiements bancaires) et la bourse (Securities
Act)!27.

24."Elle sera pronostiquée par Keynes dès 1919 comme conséquence dévastatrice du
traité de Versailles en Allemagne, et de façon cumulative sur l’équilibre d’ensemble du
marché capitaliste intégré. Cf. J. M. Keynes, Economic Consequences of the Peace, Londres,
1919, p. 251.
25."Congressional Record, 26 mai 1933.
26."Richard Hofstadter, The Age of Reform: From Bryan to F.D.R., New York, Knopf,
1955, p. 319.
27."Le Banking Act de 1933 sépare banques d’investissement et banques de dépôt
dont les avoirs sont garantis par l’État Fédéral. Le Securities Exchange Act de 1934 met
la bourse sous contrôle d’une Security and Exchange Commission (SEC). Recettes
remises au goût du jour par la crise financière de 2008 – avec les résultats que l’on sait!:
les impôts et les dépôts ont refinancé les pertes des «!investisseurs!».
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 183

Si bien que dans le fordisme, l’arme stratégique n’est plus la


finance, mais, placée sous la tutelle d’un National Resources Planning
Board, l’administration productive de la monnaie générée par l’impôt!:
c’est la séquence ouverte par l’abandon de l’étalon-or en 1933, qui
conduit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après les
accords de Bretton Woods, à la suprématie du dollar fonctionnant
comme monnaie de commandement du New Deal/New Liberalism
du capitalisme mondial!: Pax Americana, plan Marshall. Déterminée
non par les lois immanentes de l’accumulation du capital mais par
«!la rebelión de las masas!» (Ortega y Gasset) et les rapports straté-
giques entre classes (dans le cadre du National Labor Relations Act
promouvant les syndicats et leur représentativité dans les négocia-
tions salariales), la subordination de la finance au principe constitu-
tionnel d’un social welfare (formalisé dans le Social Security Act) sera
tout à fait temporaire : elle coïncidera strictement avec ce qu’on a pu
appeler «!la période prolétarienne de la politique des classes!» (David
Greenstone). Ce à quoi répond l’État social du capital, c’est-à-dire le
réformisme faisant droit à la demande ouvrière comme moteur de la
socialisation de la production dans une exploitation raisonnée avec
relance par la consommation. Negri le définit comme «!l’intériorisa-
tion douloureuse de la classe ouvrière dans la vie de l’État!», qui peut
ainsi «!descendre!» dans la société!28. Aux États-Unis mêmes, les cartes
avaient été singulièrement rebattues par l’entrée en guerre et l’ins-
tauration d’un capitalisme de guerre (pilotée par le War Production
Board et le War Labor Board) qui va révéler la violence nécessaire
à la réalisation du projet d'une société-usine tout en mettant oppor-
tunément fin aux signes annonciateurs d’une nouvelle dépression !29.
Ce qui donne une dernière fois raison à Keynes: «!Il semble politique-
ment exclu qu’une démocratie capitaliste organise des dépenses à une
28."Antonio Negri, «!John M. Keynes et la théorie capitaliste de l’État en 1929!» (1967),
in La Classe ouvrière contre l’État, Paris, Galilée, 1978, p. 31.
29."1938 fut en effet une très mauvaise année pour le capitalisme américain : chute du
PIB de 5,3!%, hausse du chômage de 14 à 19!%, etc. Voir par exemple Ira Katznelson,
Fear itself. The New Deal and the Origins of Our Time, New York, Liveright, 2013, p. 369.
184 Guerres et Capital

échelle suffisante pour réaliser la grande expérience qui vérifierait mes


thèses – à moins que ne se produise une guerre!30.!»

30."J. M. Keynes, « The United States and the Keynes Plan », The New Republic, 29
juillet 1940 (cité par A. Negri, op. cit., p. 66). Rappelons que Keynes est entré au Trésor
britannique en 1940 dans un contexte de mobilisation totale de toutes les ressources
vers des usages militaires. Le système de travail obligatoire sera assorti d’un plan de
sécurité sociale, qui donne naissance en 1943, sous la houlette de Lord Beveridge, au
National Health Service (NHS).
9.
Les guerres
totales
L’essentiel n’est pas ce pour quoi nous nous battons,
c’est notre façon de nous battre.
— Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure

La guerre mondiale fut l’une des guerres les plus populaires


que l’histoire ait connues.
— Ernst Jünger, La Mobilisation totale

War is the health of the state.


— Randolph Bourne, 1918
«!La Première et la Seconde Guerres mondiales sont liées entre elles
comme deux continents de feu qu’une chaîne de volcans réunit, plus
qu’elle ne les sépare!1.!» Précédées des «!guerres-observatoires!» pour
les puissances européennes (guerre sud-africaine de 1899-1902,
conflit russo-japonais de 1904-1905, guerres balkaniques de 1912-
1913), les guerres totales de la première moitié du XXe siècle consti-
tuent, malgré les interruptions, une guerre mondiale unique qui
opère de profondes transformations pour le Capital et l’État dans la
totalisation illimitée de la guerre. La fonction «!souveraine!» de l’État
(«!imposer des limites à la guerre interétatique et mater la guerre
civile!», selon la définition de Carl Schmitt) et le monopole légitime
de la force qui l’assurait ne peuvent plus fonctionner comme aux XVIIIe
et XIXe siècles. La guerre dite totale abolit en effet toute distinction
entre guerre civile (intérieure) et grande guerre (extérieure), grande
et petite guerre (coloniale), guerre militaire et guerre non militaire
(économique, de propagande, subjective), entre combattants et
non-combattants, entre guerre et paix.

1."Ernst Jünger, La Paix (1945), in Journaux de guerre, t. II!: 1939-1948, Paris, Gallimard,
«!Bibliothèque de la Pléiade!», 2008, p. 49.
188 Guerres et Capital

La thèse est bien connue et reconnue au croisement de la guerre


et de la révolution. Mais sa sémantique historique se distribue de
façon incertaine entre l’Allemagne, à laquelle on croit pouvoir la
rapporter, et la France. Car c’est Léon Daudet, en 1918 et au nom de
l’Action Française, qui contribue à forger le terme de «!guerre totale!»
que Ludendorff, général en chef des armées allemandes, reprend en
1935 à destination de la «!politique raciale!» du Reich!2. «!Qu’est-ce
que la guerre totale!?!» écrit ainsi Daudet, «!non en polémiste, mais
en historien soucieux d’une démonstration convaincante![...].!C’est
l’extension de la lutte, dans ses phases aiguës comme dans ses phases
chroniques, aux domaines politique, économique, commercial, indus-
triel, intellectuel, juridique et financier. Ce ne sont pas seulement les
armées qui se battent, ce sont aussi les traditions, les institutions, les
coutumes, les codes, les esprits et surtout les banques!3.!» Si l’auteur de
ces lignes est obsédé par «!l’or allemand!» et les opérations de «!disso-
ciation intérieure!» qu’il permet à l’arrière du front (mais Ludendorff
met aussi l’accent sur la «!mobilisation financière!» et l’«!armement
financier allemand !4!»), nous voudrions quant à nous introduire le
point de vue du Capital et de la machine de guerre comme la per-
spective constituante de la guerre totale.
Ce qui commande en effet à la totalisation des deux guerres
mondiales, dont l’issue menace l’existence même du capitalisme, c’est
l’appropriation de la machine de guerre par le Capital, qui intègre et
reformate l’État comme une de ses composantes. Cette appropria-
tion et cette intégration, sans lesquelles on ne saurait penser la guerre
2."Léon Daudet, La Guerre totale, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1918!; Erich
Ludendorff, La Guerre totale (1935), Paris, Flammarion, 1937. Si pour Daudet la révo-
lution russe est le résultat de la campagne de «!désorganisation matérielle et morale!»
menée par l’Allemagne, elle est aux yeux de Ludendorff le résultat de la propagande révo-
lutionnaire qui, pour avoir été responsable – avec les Juifs, l’Église romaine et les Francs-
maçons – de la défaite allemande, n’en menace pas moins de longue date toute l’Europe.
3."Léon Daudet, La Guerre totale, op. cit., p. 8.
4."Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 38. Ludendorff met également en avant que
l’on doit à la guerre la suspension de l’étalon-or, qu’il comprend comme !«!un obstacle
au développement économique de nombreux états!».
Les guerres totales 189

comme état, et la guerre totale comme état d’une nouvelle gouverne-


mentalité, s’exercent sous la pression de trois processus qui vont s’in-
tensifier tout au long du XIXe et du XXe siècle. Il s’agit de l’émergence
de la lutte des classes (1830-1848) et de ses tentatives répétées de
construire sa propre machine de guerre pour transformer la «!guerre
civile généralisée!» en révolution ; de la faillite du libéralisme dont le
principe de libre concurrence, loin de produire sa propre autorégu-
lation, débouche sur la concentration et la centralisation du pouvoir
industriel (monopoles), poussant les impérialismes nationaux à l’af-
frontement armé pour la domination des marchés mondiaux!; et enfin
de l’intensification de la colonisation, qui couvre une grande partie
de la planète à la fin du XIX e siècle (c’est la «!course au partage du
monde!»). Quant à la montée aux extrêmes sur le front de la guerre
de subjectivité, depuis la Grande Guerre, la nationalisation des masses
sera au principe de la gestion totalisante des sociétés dont toutes les
forces ne pourront être entièrement mobilisées dans la guerre qu’au
prix de la «!dissociation!» de la solidarité internationale du proléta-
riat. La communauté nationale du soldat du travail de la guerre indus-
trielle passe ainsi par la déprolétarisation du peuple et d’un «!ouvrier!»
qui, avant de prendre son sens totalitaire jüngérien (Der Arbeiter,
1932)!5, est soumis à un retournement de tendance destiné à annuler
une histoire pensée dans le langage de Marx. Ludendorff pourra ainsi
expliquer que!«!l’introduction du travail de guerre, à titre de service
obligatoire, avait la grande importance morale de mettre, en ces temps
si graves, tous les Allemands au service de la patrie!6!».
Ces trois processus vont constituer la triple matrice des guerres
totales telles qu’avec celles-ci!:

5."On pensera ici aux travaux pionniers de Jean-Pierre Faye depuis Langages totali-
taires (1972).
6."Ludendorff, Urkunden der obersten Heeresleitung über ihre Tätigkeit, 1916-18 (1920),
cité par Jean Querzola, «!Le chef d’orchestre à la main de fer. Léninisme et Taylorisme!»,
in Le Soldat du travail. Guerre, fascisme et taylorisme, textes réunis par L. Murard et P.
Zylberman, Recherches, n° 32-33, 1978, p. 79 (nous soulignons).
190 Guerres et Capital

1/ la guerre et la production se superposent si absolument que produc-


tion et destruction s’identifient dans un processus de rationalisation
– celui de la guerre industrielle –, faisant figure de défi adressé à l’éco-
nomie politique et au marxisme!;
2/ n’étant plus l’affaire des seules forces armées mais des nations
entières et des peuples dont l’existence est menacée, la guerre totale
signifie le retour chez les colonisateurs de la violence extrême de
la «!petite guerre!» coloniale qui a toujours été une guerre contre la
population!;
3/ la guerre totale étant en même temps guerre civile, la lutte entre
impérialismes opère au croisement de la guerre et de la lutte des
classes, avant d’être!«!surdéterminée!» par la révolution soviétique,
qui se propose de transformer la guerre impérialiste en guerre civile
mondiale. Elle sera rapidement menée par les autres sur le mode d’une
redoutable contre-effectuation de la «!révolution!».

9.1/!La guerre totale comme réversibilité


des colonisations interne et externe
La guerre totale établit une réversibilité entre guerre coloniale et
guerre interétatique dans la mesure où ce sont les caractéristiques
de la première qui viennent redéfinir, dans un continuum de violences
extrêmes, les réalités de la seconde, jusqu’alors incompatibles avec
un «!cauchemar de destruction pure!» (Jünger) étendant aux civils la
négation de toute espèce de jus in bello.
Il n’est donc pas fortuit que Ludendorff commence son ouvrage
sur la guerre totale par une réfutation du «!maître de l’art de la
guerre!», Clausewitz. Celui-ci, fait-il valoir, limite son raisonnement
à «!l’anéantissement des seules forces militaires!» en contredisant de
la sorte sa propre compréhension de la nouveauté des armées napo-
léoniennes qui résidait dans les «!forces populaires!» mobilisées par
la Révolution française et intégrées dans une première Volkskrieg (la
«!levée en masse!», l’armée citoyenne, l’armée des soldats-citoyens). Il
Les guerres totales 191

est vrai que Napoléon lui-même, avec ses corps d’armée «!en masse!»,
ne se proposait que la destruction de l’armée adverse dans une bataille
décisive en rase campagne. Aussi «!la guerre n’avait pas encore réalisé,
pour parler avec Clausewitz, sa forme abstraite ou absolue !7!» – à la
différence de la guerre mondiale, de cette guerre dans laquelle «!il
était difficile de distinguer où commençait la force armée proprement
dite, où s’arrêtait celle du peuple. Peuple et armée ne faisaient qu’un!»
dans la «!guerre des peuples!». S’ensuit que «!toutes les théories de
Clausewitz sont à remplacer!». Ce dont témoigne l’influence malheu-
reuse qu’elles ont longtemps gardée au sein même de l’état-major
allemand où elles auraient contribué à entretenir cette conception
révolue de la guerre comme «!instrument de la politique extérieure!»
des États. Or, c’est maintenant la politique qui doit servir la guerre!8 dans
une radicale transformation de l’une et de l’autre, portées au point
de fusion de l’intérieur et de l’extérieur qui rend caduc la distinction
entre combattants et non combattants dans la politique et la guerre
totales!9.
«!Sans la guerre totale, explique doctement Daudet, le blocus par
lequel les nations alliées prétendaient à bon droit – du moins jusqu’à
la défection russe – encercler et affamer l’Allemagne, n’était et ne
pouvait être qu’un mot!10.!» À quoi répondit la «!guerre totale sous-
marine!» contre les vaisseaux de la marine marchande des forces
alliées – et même de «!ceux arborant un pavillon neutre!» – que l’on
ne saurait pas plus contester que le bombardement de la population
civile tant ils sont en adéquation, cette fois-ci au dire de Ludendorff,
7."Par cette «!abstraction!», Ludendorff confond, peut-être à dessein, la forme
«!absolue!» de la guerre chez Clausewitz avec la guerre «!totale!».
8."Cf. Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 5-14 pour toutes les citations. Contre
Clausewitz, la politique au service de la guerre est le thème directeur du chap. 1.
9."Ludendorff emploie en effet le terme de «!politique totale!» (totale Politik).
10."Léon Daudet, La Guerre totale, op. cit., p. 11. On estime à plus de 750 000 le nombre
de morts allemands par famine au cours de la Première Guerre mondiale. Le blocus allié
fut maintenu après l’armistice au cours de l’hiver 1918-1919, quand la pénurie de vivres
était la plus forte. Ce qui ne sera pas sans incidence sur la politique d’autarcie «!absolue!»
poursuivie par le IIIe Reich.
192 Guerres et Capital

avec «!les exigences de la guerre totale!11!». Le général italien Giulio


Douhet, auquel on doit la première théorie des bombardements stra-
tégiques fait quant à lui remarquer que «!la distinction entre belli-
gérants et non-belligérants n’existe maintenant plus, puisque tous
travaillent pour la guerre et que la perte d’un ouvrier est peut-être
plus grave que la perte d’un soldat !12!». Il précise que «![l]es cibles
aériennes seront donc, en général, des surfaces d’une étendue donnée
sur lesquelles sont situés des constructions normales, des habitations,
des établissements, etc., et une population donnée!». Car «!il ne peut
plus exister de zone dans laquelle la vie puisse s’écouler dans une
sécurité totale et dans une relative tranquillité. Le champ de bataille
ne pourra plus être limité : celui-ci sera seulement circonscrit par les
frontières des nations en lutte!: tous deviennent des combattants
parce que tous seront exposés aux frappes directes de l’ennemi!13.!»
Pour remporter la victoire, il faut s’attaquer aux sources maté-
rielles et «!morales!» (ou subjectives)!14 de la nation et de la population
entièrement mobilisées. Guerre industrielle oblige, il s’agit de mobi-
liser l’industrie et la classe ouvrière en assurant l’adhésion subjective
de la population au projet nationaliste de l’économie de guerre totale
où c’est toujours, en fin de compte – ainsi que l’assène sans fausse
pudeur Ludendorff –, «!la loi du plus fort qui décide ce qui est ou n’est
pas “loi et usage”!15!».
On comprend mieux que Ludendorff s’attache aux «!guerres colo-
niales!» (entre guillemets) dans son premier chapitre consacré au
«!Caractère de la guerre totale!», même si elles «!ne méritent à aucun
titre la désignation noble et grave de guerre!». De «!par son existence

11."Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 96.


12."Giulio Douhet, «!La grande offensiva aerea!» (1917), cité par Thomas Hippler, Le
Gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Paris, Les Prairies ordi-
naires, 2014, p. 100.
13."Giulio Douhet, La Maîtrise de l’air (1921), Paris, Economica, 2007, p. 72, p. 57.
14."Ce que Ludendorff appelle les «!forces animiques du peuple!» en mêlant inévita-
blement à cette grammaire völkisch la «!conservation de la race!».
15."Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 98.
Les guerres totales 193

même, la guerre totale ne peut être faite que si l’existence du peuple


entier est menacée et s’il est décidé à en assumer la charge !16!»!: ce
qui est immédiatement le cas de la guerre coloniale du point de vue
des colonisés. Dans les colonies, on l’a vu, ce type de guerre «!totale!»
est pratiqué depuis toujours et se confond avec la colonisation
comme sa condition de réalité. Pour combattre l’action irrégulière
de la guérilla (et de cette «!guerre populaire […] dirigée derrière le
dos d’une armée victorieuse!», à laquelle Ludendorff fait droit sur le
seul théâtre européen!17), on doit s’attaquer, selon l’argumentation de
Tocqueville, aux récoltes, au bétail, au commerce, aux habitations,
aux villes… puisque c’est l’ensemble de la population qui soutient et
aide les combattants. N’ayant jamais bénéficié du droit de la guerre
entre États européens fondé sur l’exigence stratégique de préserva-
tion de la puissance des Nations, les colonies ne pouvaient qu’être
soumises à un régime de «!guerre totale!» – bien avant la lettre de sa
mobilisation dans un dispositif d’arraisonnement qui s’impose à tous
les Européens dans la première guerre-monde et ses «!batailles du
matériel!» dont eux-mêmes relèvent. («!C’est que nous sommes du
matériel de premier choix!», écrit Jünger dans La Guerre comme expé-
rience intérieure.) «!La guerre coloniale n’est pas une guerre contre
une entité surplombante nommée “gouvernement”, c’est une guerre
contre tous et chacun. […] C’est précisément par cette caractéristique
que la guerre coloniale constitue la matrice historique de l’évolution
de la guerre!18.!»
Les distinctions entre paix et guerre, entre guerre régulière et
guerre irrégulière, entre militaire et civil que les guerres totales
abolissent dans ce qui a été tenu pour un processus de «!dé-civili-
sation!» (Norbert Elias), n’ont jamais eu cours dans les colonies.
La colonie était l’espace déshumanisé où les États soumis au «!droit
des gens!» sur le théâtre d’opérations européen pouvaient, devaient

16."Ibid., p. 9.
17."Ibid., p. 98.
18."Thomas Hippler, op. cit., p. 102.
194 Guerres et Capital

s’adonner à la brutalisation la plus sauvage et la plus raisonnée,


sans aucune limite «!anthropologique!», sans aucun «!sens de l’hon-
neur!guerrier!» et de l’héroïsme individuel. Le passage d’un terrain à
l’autre est celui de ces expéditions qu’un Ludendorff qualifie d’«!actes
des plus immoraux!», «!provoquées par l’amour du gain!», ne méritant
«!à aucun titre la désignation noble et grave de guerre!»… à une guerre
totale qui en inclut toutes les pratiques dans ses machines de guerre en
les illimitant dans l’ordre des raisons de leur mondialisation.
Pour vaincre les résistances que ne manque pas d’entraîner l’ap-
plication des techniques et des enseignements des small wars à la
guerre européenne, encore faut-il que l’État lui-même se trans-
forme en machine de guerre économique, tandis que le comman-
dement militaire passe des mains de l’aristocratie des généraux de
carrière à un état-major plus resserré dont la tâche principale est
de développer la tactique de la guerre industrielle de masse gérée
par l’État. Ainsi le lieutenant-colonel J.F.C. Fuller sera-t-il encore
sévèrement critiqué en janvier 1914 pour avoir produit un docu-
ment où il affirme que la tactique doit être fondée non sur l’histoire
militaire mais sur la puissance de feu (weapon-power), et qu’il faut en
conséquence repenser toute la stratégie. L’offensive, qui se carica-
turait elle-même avec son «!en avant, à la baïonnette!», doit céder la
place au canon de campagne à tir rapide et surtout à la mitrailleuse,
encore peu considérée par les armées européennes – à l’exception de
l’armée allemande!19. Pourtant, comme le fera valoir l’inventeur améri-
cain du premier modèle «!performant!» de mitrailleuse (the Gatling
Gun), «!celle-ci entretient le même rapport avec les autres armes à
feu que la machine à coudre avec la simple aiguille!20!». Mort indus-
trielle, mort de masse, confirmée par la loi des grands nombres (plus de
deux tiers des morts au combat durant la Première Guerre mondiale

19."Cf. John Ellis, The Social History of the Machine Gun, Londres, Pimlico, 1993, p. 60,
et tout le chap. 3 : «!Officers and Gentlemen!» (sur la résistance des militaires à l’emploi
stratégique de la mitrailleuse sur le théâtre européen).
20."Ibid., p. 16.
Les guerres totales 195

auront été fauchés par des tirs de mitrailleuses) et par l’«!expérience


intérieure!» des orages d’acier du combattant Ernst Jünger!: «!C’est
quand même une misère. Si la préparation n’enfonce pas tout, si en
face une seule mitrailleuse reste intacte, ces garçons splendides vont
être tirés comme une harde de cerfs lorsqu’ils chargeront à travers le
no man’s land. […] Une mitrailleuse, une simple bande qui se déroule
quelques secondes de temps – et ces vingt-cinq hommes, avec qui
l’on pourrait cultiver une île étendue, pendent aux barbelés à l’état
de ballots en loques!21...!» L’imaginaire continental et proto-colonial
de l’île cultivée qui affleure à la surface de la prose de Jünger se charge
de nous rappeler que la colonisation de l’Afrique à la fin du XIXe siècle
s’est précisément faite à la mitrailleuse. Making the Map Red. La bataille
d’Omdurman, au Soudan, le 2 septembre 1898, permet d’en mesurer
l’efficacité!: le général Kitchener perd 48 hommes, tandis que les
Soudanais abandonnent 11!000 morts et 16!000 blessés sur le champ
de bataille!22. L’Asie n’est pas non plus épargnée, en particulier à l’oc-
casion d’une expédition punitive anglaise au Tibet!: il n’y a pas bataille
mais exécution de masse réalisée au meilleur ratio coût/bénéfices
par des… exécutants. On en fera l’expérience sur le théâtre européen
réduit à la défensive par l’échec des vagues d’assaut. «!C’était aussi
simple que ça : trois hommes et une mitrailleuse peuvent arrêter un
bataillon de héros!23.!»
Aimé Césaire n’a cessé de le fait valoir!: la violence coloniale,
bannie de l’art occidental de la guerre, devait finir par se retourner
contre les populations européennes. Après avoir mis à sac la planète
entière, l’Europe déchaîne contre elle-même les méthodes d’abord
expérimentées dans les colonies. La liste est longue!: du double géno-
cide des Amériques à l’ordre de «!solution finale!» donné en 1904 par
les Allemands contre les Hereros dans leur colonie du Sud-Ouest

21."Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 1997,
p. 122-123.
22."Selon la comptabilité de Winston Churchill, dans The River War.
23."Témoignage cité par John Ellis, The Social History of the Machine Gun, op. cit., p. 123.
196 Guerres et Capital

africain, ou aux camps de concentration inventés par les Anglais


pendant la guerre des Boers!; du premier bombardement aérien,
improvisé en Lybie sur une colonie italienne, à l’usage massif de ces
mitrailleuses sans lesquelles la British South Africa Company aurait
perdu la Rhodésie… La force prométhéenne visant à civiliser les
barbares se renverse contre le «!Nord!» capitaliste en appliquant avec
la même science la rationalité de la production à la production de la
destruction. Ce qui ne fait pleinement – et techniquement – sens que
parce que les colonies, jusqu’au déclenchement de la Grande Guerre,
ont servi de laboratoire d’essai aux nouveaux systèmes d’armes qui
allaient imposer la théorie «!quantitative!» de la guerre industrielle
contre les nations ennemies et la nouvelle barbarie qu’elles incarnent
pour chaque camp. «!C’est un barbare qui détruit nos églises!»,
disait-on en France en 1914. Si la représentation raciste ou racialiste
alimente ce thème du «!barbare!» que l’on peut mitrailler, bombarder
(«!bombardement d’annihilation!») et gazer, l’industrialisation entre-
tient la menace de la guerre civile dont les porteurs («!populace!» dans
le langage de L’Action française, «!masse des mécontents!» selon l’eu-
phémisme de Ludendorff, syndicalistes rétifs à l’effort de guerre et
bolcheviks) pourront être soumis au même régime!24. Et ce sont de toute
façon les ouvriers, combattants et non combattants, qui sont visés au premier
chef. «!Du même coup, l’ancienne séparation spatiale entre le centre
(espace de la paix et du droit) et la périphérie (espace de violence et
de guerre) tend à s’estomper. La frontière entre l’intérieur et l’exté-
rieur n’est plus forcément une frontière géographique!25.!»
Dans l’impossible paix de l’entre-deux guerres dominé par le
traité de Versailles, la menace communiste et la lutte anticoloniale

24."Ce qui se vérifie encore par la mitrailleuse, cette invention de la guerre civile
américaine. Elle n’est pas seulement un fleuron du capitalisme industriel associé à la
suprématie de la civilisation occidentale et de la race; aux États Unis, elle est vite
déployée contre les grévistes de Pittsburgh ou du Colorado (voir encore John Ellis,
op. cit., p. 42-44).
25."Thomas Hippler, op. cit., p. 126.
Les guerres totales 197

qui s’installe au cœur de l’Europe alliée!26, Carl Schmitt s’attaque à la


distinction si chère à «!l’idéologie libérale!» entre économie et poli-
tique. Si «!les antagonismes économiques sont devenus politiques!»,
lit-on dans La Notion de politique, c’est «!une erreur […] de croire
qu’une position politique conquise par le moyen de la supériorité
économique était non guerrière par essence!27!». Car c’est aussi moins
la «!production!» (au sens où les économistes l’entendent) qui est en
jeu dans l’économie que la lutte de classe. Ce qui veut dire que d’un
point de vue révolutionnaire la guerre de classe doit prendre la place de
la crise économique (et de la lutte parlementaire). En suivant encore
Schmitt – mais cette fois-ci dans son grand texte de l’après-guerre,
Théorie du partisan, sous-titré Note incidente relative à la notion de poli-
tique!–, il revient à Lénine d’investir la lutte des classes comme «!hosti-
lité absolue!» (envers l’ennemi de classe), affrontement stratégique
qui, par l’introduction de formes de combat «!irrégulier!», va subvertir
la configuration limitée de la guerre et des équilibres politiques qu’elle
garantissait jusque-là sur le sol européen. «!L’irrégularité de la lutte
des classes met en cause […] l’édifice tout entier de l’ordre politique
et social […]. L’alliance de la philosophie et du partisan, conclue par
Lénine, libéra des forces explosives nouvelles et inattendues. Elle ne
provoqua rien de moins que l’éclatement de tout ce monde historique
eurocentrique que Napoléon avait espéré sauver, que le Congrès de
Vienne avait espéré restaurer!28.!»
Si Carl Schmitt souligne que le capitalisme occidental et le
bolchévisme oriental «!font de la guerre un phénomène global et
total!» en transformant la «!guerre interétatique du droit interna-
tional européen en guerre civile mondiale !29!», il ne prend pas suffi-
samment en considération le fait que la «!petite guerre!» contre les

26."La guerre d’indépendance en Irlande éclate en janvier 1919.


27."Carl Schmitt, La Notion de politique (suivi de Théorie du partisan), op. cit., p. 125.
28."Carl Schmitt, Théorie du partisan (1963), in ibid., p. 259. Schmitt se réfère à un article
de Lénine, «Le combat de partisans», paru en 1906 dans la revue russe Le Prolétaire.
29."Carl Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 48.
198 Guerres et Capital

populations colonisées a été la première forme de guerre totale – et


qu’à ce compte, l’absolutisation léniniste de la lutte des classes n’est
pas seulement l’héritière «!clausewitzienne!» de la guérilla espagnole
contre les armées d’occupation de Napoléon. Schmitt n’est pas loin
de l’admettre quand il fait valoir que «!deux types de guerre prennent
une importance particulière au regard du phénomène partisan,
et s’en rapprochent en un certain sens : la guerre civile et la guerre
coloniale!30!».
Lénine est sûrement celui qui interprète de la manière la plus
acérée la matrice coloniale de la Première Guerre mondiale. En 1915,
il définit la guerre en cours comme «!la guerre entre les plus gros
propriétaires d’esclaves pour le maintien et l’aggravation de l’escla-
vage!». Cet aspect de la Première Guerre mondiale est largement
passé sous silence. Il va pourtant être porteur de conséquences si
importantes qu’elles se font encore sentir de nos jours – du côté du
rétablissement de l’ordre mondial ou, tout au contraire, quant aux
possibilités de nouvelles initiatives révolutionnaires.
Six puissances tiennent dans la servitude plus d’un demi-milliard (523
millions) d’habitants des colonies. Pour 4 habitants des «!grandes!» puis-
sances, il y en a 5 dans «!leurs!» colonies […]. La bourgeoisie anglo-fran-
çaise dupe le peuple lorsqu’elle prétend mener la guerre pour la liberté
des peuples et de la Belgique : en réalité, elle mène la guerre pour
conserver les immenses territoires coloniaux dont elle s’est emparée.
Les impérialistes allemands auraient immédiatement évacué la Belgique,
etc., si les Anglais et les Français avaient partagé avec eux leurs colonies
«!à l’amiable!». La situation a ceci de singulier que, dans ce conflit, le sort
des colonies sera tranché par l’issue de la guerre sur le continent!31.

30."Carl Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 213. Sur l’importance de la conférence
du Congo (1885) comme «!dernière prise de terre conjointe de l’Europe!» et «!croisade
digne de ce siècle de progrès!» (selon les mots du roi Léopold de Belgique, fondateur
de la Compagnie internationale du Congo), voir Le Nomos de la terre, op. cit., p. 213 sq.
31."Lénine, Le Socialisme et la guerre, 1915 (URL!: www.marxists.org/francais/lenin/
works/1915/08/vil19150800b.htm).
Les guerres totales 199

À la fin de la guerre, les puissances impériales victorieuses (France


et Angleterre) se partageront le «!gâteau!» des pays et des popula-
tions colonisées. Les bolcheviks, bien qu’idéologiquement fidèles à
l’axiome marxiste selon lequel la révolution doit avoir lieu au point
le plus haut du développement du capitalisme, sont alors obligés de
s’intéresser à cette partie du monde («!l’Orient!» notamment) qui, à
l’instar de la Russie, est en «!retard de développement!». Ils opèrent
ainsi un déplacement important du point de vue eurocentré qui
demeure constitutif du marxisme officiel.
La Première Guerre mondiale marque en effet un moment fonda-
mental dans l’histoire politique du monde, que Lénine ne manque
pas de mettre en avant, avec l’entrée des peuples colonisés dans la
lutte contre l’impérialisme et le capitalisme. L’Événement décolonial
poursuivra sa course tout au long du XXe siècle et est loin d’avoir pris
fin avec le siècle commençant.
Par suite de cette première guerre impérialiste, l’Orient est entré défi-
nitivement dans le mouvement révolutionnaire, et a été définitivement
entraîné dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire mondial![…].
L’issue de la lutte dépend finalement de ce fait que la Russie, l’Inde, la
Chine, etc., forment l’immense majorité de la population du globe. Et
c’est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques
années, est entraînée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son
affranchissement!32.

L’Internationale communiste se réunit à Moscou pendant l’été 1920,


mais les délégués qui y participent sont surtout des Européens. En
septembre, est convoqué à Bakou le «!Ier congrès des Peuples de
l’Orient!» que Zinoviev, alors président de l’Internationale commu-
niste, appelait «!la seconde moitié du congrès de l’Internationale ».
1!891 délégués des différents pays de l’«!Orient opprimé!» y prennent
part (parmi lesquels 100 Géorgiens, 157 Arméniens, 235 Turcs, 192
Persans et 82 Tchétchènes, 14 Hindous et 8 Chinois), dont 1273
32."Lénine, «!Mieux vaut moins mais mieux!», Pravda, 4 mars 1923 (URL!: www.
marxists.org/francais/lenin/works/1923/03/vil19230304.htm).
200 Guerres et Capital

communistes. Un témoin oculaire décrit la salle «!d’un pittoresque


extrême; tous les costumes de l’Orient rassemblés dessinaient un
tableau d’une étonnante et riche couleur!33!».
L’intuition stratégique était remarquable, même s’il s’agissait d’un
rassemblement plutôt que d’un congrès. La question coloniale et la
question musulmane sont au centre des discussions. S’adressant à des
délégués majoritairement musulmans, Zinoviev croit devoir parler
leur langage! et, emporté par l’enthousiasme, affirme que l’objectif
politique était de «!susciter une véritable guerre sainte (djihad) contre
les capitalistes anglais et français!». Dont acte!!
Bien que non traduite en programme politique en bonne et
due forme, la clairvoyance des énoncés mérite d’être soulignée.
Car Zinoviev semble anticiper le lot le plus commun de la décolo-
nisation!: «!La haute importance de la révolution qui commence en
Orient ne consiste point à chasser de la table où festoient Messieurs
les impérialistes anglais pour leur substituer les riches musulmans […].
Nous voulons que le monde soit gouverné par les mains calleuses des
travailleurs.!»
L’intervention d’une femme turque est particulièrement repré-
sentative des mutations engendrées par la révolution, puisqu’elle
montre la «!guerre des sexes!» à l’œuvre dans une assemblée «révo-
lutionnaire» largement imprégnée de culture patriarcale (55 femmes
pour près de 2!000 délégués, avec forte opposition à l’élection de
3 d’entre elles au bureau du congrès). Elle a aussi le mérite de nous
rappeler que certaines questions ne s’arrêtent pas aux frontières des
peuples colonisés puisqu’elles continuent de perturber, dans une
France que l’on dit en panne d’«!intégration!», la bonne conscience
des républicains laïques et, de préférence, de «!gauche!». In extenso!:

33."Les citations et les données concernant le congrès des Peuples de l’Orient


sont tirées de l’article de Ian Birchall, «!Un moment d’espoir!: le congrès de Bakou
1920!», Contretemps, 12/09/2012 (URL!: www.contretemps.eu/interventions/
moment-despoir-congrès-bakou-1920).
Les guerres totales 201

Les femmes de l’Orient ne luttent pas seulement pour le droit de sortir


sans voile, comme on le croit assez souvent [en Occident]. Pour la
femme de l’Orient, avec son idéal moral si élevé, la question du voile
est au dernier plan. Si les femmes, qui forment la moitié de l’humanité,
restent les adversaires des hommes, si on ne leur accorde pas l’égalité des
droits, le progrès de la société humaine est évidemment impossible […].
Nous savons aussi qu’en Perse, à Boukhara, à Khiva, au Turkestan, aux
Indes et dans les autres pays musulmans, la situation de nos sœurs est
encore pire que la nôtre. Si vous voulez votre propre libération, prêtez
l’oreille à nos revendications et prêtez-nous une aide et un concours
efficaces!: complète égalité des droits!; droit pour la femme à recevoir au
même titre que l’homme l’instruction générale ou professionnelle dans
tous les établissements !; égalité des droits de l’homme et de la femme
dans le mariage!; abolition de la polygamie!; admission sans réserves de la
femme à tous les emplois administratifs et à toutes les fonctions législa-
tives!; organisation dans toutes les villes et villages de comités de protec-
tion des droits de la femme.

Lénine s’est très vite convaincu de l’échec de la révolution en Europe.


Les forces impérialistes, constate-t-il, ont réussi à bloquer son expan-
sion et à isoler la Russie. Mais les causes de cet échec sont aussi
internes à la classe ouvrière, car l’aristocratie ouvrière des pays capita-
listes est, en réalité, complice des vainqueurs : «!L’aristocratie ouvrière
s’est précisément constituée en aidant “sa” bourgeoisie à conquérir
et à opprimer le monde entier par des moyens impérialistes, afin de
s’assurer ainsi de meilleurs salaires!34.!» Les peuples colonisés doivent
donc constituer des alliés pour permettre à la révolution de reprendre
l’initiative.
Le congrès des Peuples d’Orient ne sera pas sans lendemain.
Le «!réveil de l’Asie!», pointé par Lénine dans le sillage de la révolu-
tion russe de 1905, va en effet constituer, en reprenant les mots de
Geoffrey Barraclough, «!le thème le plus important!» du XXe siècle,

34."Lénine, «!Discours sur les conditions d’admission à l’Internationale communiste!»,


30 juillet 1920 (URL!: www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/07/vil19200730.
htm).
202 Guerres et Capital

«!celui de la révolte contre l’Occident!». Révolte qui est à l’origine


du déclin de l’Europe et du redimensionnement de l’Occident en
général. «!À l’aube de XXe siècle, l’Europe était au faîte de sa puissance
en Asie et en Afrique […]. Soixante ans plus tard, seuls persistaient les
vestiges de cette domination européenne!35.!» Barraclough en arrive
à considérer que la pression de la révolte du Sud contre l’Occident a
été aussi importante, sinon plus, que les luttes sur le salaire menées
par les classes ouvrières du Nord, pour le déclenchement, dans les
années 1960, de la crise du modèle d’accumulation issu de la Seconde
Guerre mondiale. Zinoviev était arrivé aux mêmes conclusions dans
les années 1920!: «!Quand l’Orient bougera vraiment, la Russie et
toute l’Europe avec elle ne tiendront qu’un petit coin de ce vaste
tableau!36.!»

9.2/!La guerre totale


comme guerre industrielle
Le Capital est la deuxième matrice des guerres totales où guerre et
production tendent à se recouvrir complètement. Les guerres totales
induisent des changements irréversibles, non seulement dans la façon
de conduire la guerre et la guerre civile, mais aussi dans l’organisation
capitaliste de la production, pour les fonctions économiques et poli-
tiques du «!travail!» et la gouvernementalité des populations. Gagner
la guerre n’est plus simplement une question et un problème mili-
taires!: il faut avant tout gagner la guerre des industries, la guerre du
travail, la guerre de la science et de la technique, la guerre des commu-
nications et de la communication, la guerre de la production de
subjectivité… Limité au champ de bataille jusqu’aux guerres napoléo-
niennes, l’espace-temps de la guerre déborde vers la société en l’enva-
hissant comme ces ondes radio (transmission sans fil de l’énergie) qui

35."Geoffrey Barraclough, An Introduction to Contemporary History, Harmondsworth,


Penguin, 1967, p. 153-54 (cité par Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 27).
36."Ian Birchall, «!Un moment d’espoir!: le congrès de Bakou 1920!», art. cité.
Les guerres totales 203

vont introduire la guerre au sein de la quatrième dimension en abolis-


sant le fil de l’espace et du temps. Du point de vue de la «!production!», le
terme «!total!» renvoie à la subordination de la société entière à l’éco-
nomie de guerre par laquelle le capital se réorganise.
Pour le dire autrement!: ce que les marxistes appellent «!subsomp-
tion réelle!» de la société dans le capital a connu un précédent et une
anticipation dans la Première Guerre mondiale. Ou mieux encore!:
la subordination de la société à la production est conditionnée par
ce nouveau régime de guerre «!totale!», dont on comprend très vite
qu’il «!demande que l’on militarise la paix!37!» dans une nouvelle tech-
nologie de pouvoir. Elle se conjugue, expliquent ainsi Hans Speier
et Alfred Kähler depuis leur exil américain, à l’orée de la Seconde
Guerre mondiale, avec la technologisation de la machine de destruc-
tion qui «!resserre l’étreinte de la guerre moderne sur l’homme de
la rue!».
Le déploiement «!pacifique!» de la subsomption réelle après la
défaite du nazisme ne sera qu’une conséquence de cette expérimen-
tation à grande échelle que les temps de «!paix!» ne pourront jamais
reproduire avec la même intensité, malgré la rapide transforma-
tion de l’économie américaine en une «économie de guerre perma-
nente». Si les capitalistes ont longtemps rêvé au rétablissement de
cette «!mobilisation générale!» pour la «!production!» (ces «!sauvages
énergies d’expansion!»…), c’est aux néolibéraux qu’il reviendra d’en
adapter certaines modalités (modularisation des «!armées!» du travail
libre-obligatoire, explosion des dépenses militaires…) dans leur
programme politique.
Par guerre «!totale!», il faut donc comprendre une guerre qui
mobilise pour la première fois toutes les forces productives (travail,
science, technique, organisation, production), sociales et subjectives
37."Hans Speier, Alfred Kähler, War in our Time, New York, Norton, 1939, p.!13!: «!Le
champ d’action de la guerre est devenu aussi vaste que celui de la paix, plus vaste même
étant donné que dans les conditions actuelles une guerre efficace demande que l’on
militarise la paix.!» Hans Speier et Alfred Kähler ont compté parmi les fondateurs de la
New School for Social Research (University in Exile).
204 Guerres et Capital

d’une nation en mettant fin à ces temps où « il suffisait d’envoyer au


combat des centaines de milliers de sujets qu’on recrutait et qu’on
confiait à un commandement sûr!38!».
La guerre totale est le modèle de la pleine utilisation de toutes les
forces productives mobilisées dans le sens d’une extension du domaine
de la production. C’est l’obsession de Ludendorff, expliquant que la
guerre «!nous imposait de mettre en valeur et d’employer jusqu’aux
dernières forces humaines!39!». À la fin de la guerre, confirme Jünger,
«!il n’y avait plus aucune activité – fût-ce celle d’une employée domes-
tique travaillant à sa machine à coudre – qui ne soit une production
destinée, à tout le moins indirectement, à l’économie de guerre!40!».
Mais la guerre totale est aussi l’occasion de l’intensification et de la
rationalisation du domaine de la production. Elle donne en effet lieu à
la première planification de l’organisation du travail et du contrôle de
sa productivité à l’échelle nationale. Lénine, on le sait, sera sensible
à la dialectique de l’histoire motorisée par la guerre qui accélère la
«!transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme mono-
poliste d’État!», qu’il considère comme «!la préparation matérielle
la plus complète du socialisme !41!»!; et la Russie devenue soviétique
dans une guerre civile mondialisée par quatorze pays ne pourra que
s’inspirer de l’organisation de l’économie de guerre de l’Allemagne,
théorisée et mise en œuvre par l’industriel Rathenau, maître d’œuvre
de la planification allemande de la production d’armements, pour
organiser les campagnes de production des «!plans!» quinquennaux. Le
plan concerne d’abord le travail qui est rendu «!obligatoire dans l’en-
semble de la population!» et institué comme principe régulateur non
seulement de la production industrielle, mais aussi de l’ensemble de

38."Ernst Jünger, La Mobilisation totale (1930), Paris, Gallimard, 1990, p. 102-103.


39."Ludendorff, Urkunden, cité par Jean Querzola, «!Léninisme et taylorisme!», art.
cité, p. 79.
40."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 107.
41."Lénine, «!La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer!» (septembre
1917), in Œuvres complètes, vol. 25, cité par Jean Querzola, «!Léninisme et taylorisme!»,
art. cité, p. 73-74.
Les guerres totales 205

la société allemande. Lénine écrit en mars 1918!: «!L’impérialisme alle-


mand a fait la preuve de son caractère économiquement progressiste
en réalisant le passage au service obligatoire du travail avant les autres
État!42.!» C’est aussi qu’à suivre les réalisations de Moellendorf, ingé-
nieur mécanique de formation, conseiller technique pour l’armement
au ministère de la Guerre et bras droit de Rathenau, la mobilisation
industrielle est le corollaire d’un projet de planification globale dont
le «!Bureau du Travail!», chargé de contrôler la totalité de la main-
d’œuvre de l’Empire, sera l’organe central. «!Toute activité dépendait
obligatoirement des ordres du Bureau du Travail!43.!» Les historiens
ont contesté l’efficacité économique de cette militarisation absolue
de la production qui, en Allemagne, dépend d’un ordre encore trop
étroitement corporatiste et autocratique pour renverser la tendance
et gagner la guerre quand Ludendorff obtient, en juillet 1917, les
pleins pouvoirs. Mais c’est bien le modèle de ce premier État-plan
fondé sur la mobilisation totale de la population que toutes les puis-
sances européennes vont, non adopter, mais adapter en promouvant
à leur tour le «!soldat du travail!». Il s’impose comme le véritable sujet
collectif de la guerre totale dans la production de masse que cette
dernière promeut et qui va modifier la gestion de la force armée en
prenant modèle sur le contrôle «!scientifique!» de la production mise
à l’heure de la militarisation de la société civile.
Avec l’introduction des premières lignes de montage dans les
industries d’armement et la construction mécanique (surtout auto-
mobile), l’économie de guerre permet de stimuler et d’approfondir les
principes de l’organisation tayloriste du travail liée à la standardisation
et la fabrication en série. Elle était restée assez limitée avant la guerre
du fait de l’éclatement des structures industrielles et de la résistance
ouvrière contre la loi du chronomètre et le salaire au rendement

42."Lénine, «!Première variante de l’article “Les tâches immédiates du pouvoir des


soviets”!», in Œuvres complètes, vol. 42, cité par Jean Querzola, art. cité.
43."Jean Querzola, ibid., p. 75.
206 Guerres et Capital

propres à la nouvelle discipline de la fabrique!44. En France, la progres-


sion de la productivité dans la métallurgie a pu atteindre 50!% grâce
au taylorisme!; en Grande-Bretagne, on privilégie les national facto-
ries, au nombre de 70 en 1915, de plus de 200 à la fin de la guerre!;
aux États-Unis, après l’introduction du «!système Taylor!» à l’arsenal
de Watertown (1909-1911), la construction navale est rationalisée et
développée pour faire face aux besoin des Alliés (avec montage des
cargos à partir d’éléments standard préfabriqués). George Babcock,
membre de la Society to Promote the Science of Management et
lieutenant-colonel pendant la guerre, déclare à Boston, en 1919,!
devant un auditoire composé d’une majorité d’ingénieurs!: «!La plus
grande leçon que la guerre nous ait enseignée est que l’expansion et
l’approfondissement des principes de l’organisation scientifique ont
trouvé leur justification pratique sous le fardeau le plus lourd qu’ils
aient jamais eu à porter!45.!»
À commencer, donc, par les États-Unis où, «!du jour au lende-
main, pendant la Grande Guerre, le management scientifique fut
massivement adopté!: les nouveaux systèmes de calcul automatique
des salaires, l’enregistrement précis de la productivité, la standardisa-
tion, l’organisation du travail autour de contremaîtres “fonctionnels”
sont généralisés dans les établissements militaires et les industries de
guerre sous les auspices du gouvernement fédéral!46!». Le phénomène
prendra encore de l’ampleur dans l’après-guerre, qui se caractérise à la

44."Penser ici aux luttes ouvrières contre la «!rationalisation!» des usines Renault dans
les années 1912-1913.
45."Cité par Jean Querzola, art. cité, p. 63-64.
46."Maurizio Vaudagna, «!L’américanisme et le management scientifique dans les
années 1920!», Recherches, n°!32-33, 1978, p.!392. En 1918, un tiers des membres de la Taylor
Society travaillait pour la Direction générale de l’armement (Ordnance Department)!: ce
qui suffit à vérifier le rôle pionnier de cette dernière. Rappelons que c’était déjà la guerre
civile et les premières manufactures d’armement qui, combinées avec les chemins de fer,
avaient fourni l’élan de la puissance américaine. Comme l’écrit Benjamin Coriat, «!cette
fécondité réciproque de la guerre et de l’industrie n’est pas neuve!; seule l’inscription de
l’une et de l’autre sur le registre du capital change d’échelle!» (Benjamin Coriat, L’Atelier
et le chronomètre, Paris, Bourgois, 1979, p. 69).
Les guerres totales 207

fois par le développement de la consommation de masse et par la mise


au pas des luttes ouvrières dans un anticommunisme forcené sans
lequel Taylor et son régime managérial de forçage ne saurait devenir
le héros de l’«!usine nouvelle!»!47.
Mais la défaite du mouvement ouvrier qui suit la Première Guerre
mondiale est aussi la conséquence de la «!collaboration entre le capital
et le travail!». Elle aura présidé dans toute l’Europe à l’incorporation
négociée de l’ouvrier dans l’État national de la guerre totale. Avant de
donner lieu à sa reconfiguration italienne-fasciste et allemande-nazie,
la France réformiste d’Albert Thomas, député socialiste et adhérent
de la première heure à l’«!Union sacrée!» auquel revient la mission
d’armer la France en tant que ministre des Munitions, et de Léon
Jouhaux, alors secrétaire général de la CGT, privilégie les nouvelles
formes d’organisation du travail et de discipline sociale qui sauront
remplacer la lutte des classes d’avant-guerre par l’unité nationale pour
le progrès économique. En promouvant «!tous moyens de rapproche-
ment d’entente et de collaboration!» entre «!industriels et ouvriers!»,
on propose que «!l’effort réalisé pour la guerre serve aussi complè-
tement que possible à armer le pays pour les luttes pacifiques sur le
terrain industriel !48!». Au début des années 1920, dans le contexte
plus libéral des États Unis et de la «!concurrence coopérative!», on

47."«!On ne peut obtenir cette augmentation de la cadence de travail que par la stand-
ardisation imposée des méthodes, l’adoption imposée des meilleurs outils et conditions
de travail et la coopération imposée. Et il revient à la seule direction d’imposer l’adoption
des standards et d’imposer cette coopération!» (F.W. Taylor, The Principles of Scientific
Management, New York, 1912, p. 83, cité par David Montgomery, op. cit., p. 114). Sur la
résistance ouvrière contre l’introduction du taylorisme en Amérique, voir les ouvrages
devenus classiques de Gisela Bock, Paolo Carpignano, Bruno Ramirez, La formazione
dell’operaio massa negli USA, 1892-1922, Milan, Feltrinelli, 1972!; et de David Montgomery,
Workers’ Control in America: Studies in the History of Work, Technology, and Labor Struggles,
Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
48."Extraits, respectivement, du discours de Clémentel devant l’Association nationale
d’expansion économique (26 mars 1917) et des minutes du 10 novembre 1917 d’une
session du Comité permanent d’études relatives à la prévision des chômages indus-
triels (cité par Martin Fine, «!Guerre et réformisme en France, 1914-1918!», Recherches,
n° 32-33, 1978, p. 314, 318).
208 Guerres et Capital

prendra rapidement conscience que celle-ci ne représentait qu’une


«!variante américaine des efforts entrepris par les Européens pour
transcender la lutte des classes et pour édifier une “démocratie fonc-
tionnelle”!49!». Du fait même que le travail se révèle être jusque dans la
Reconstruction de l’après-guerre un vecteur et un instrument redou-
tables de la guerre de subjectivité (ou – selon le vocable utilisé par le
socialiste et le syndicaliste français – de l’«!esprit de guerre!», qui est
aussi une «!guerre de l’esprit!»), les «!progrès!» considérables dans l’ap-
plication scientifique-ingénieuriale de ces techniques disciplinaires à
la guerre du travail se révèlent dépendre de leur extension et de leur
intensification biopolitique à l’ensemble de la société, engageant aussi
tout un front domestique.
Or l’ouverture de ce front domestique aura aussi été commandée
par la première grande féminisation du travail auquel donne lieu la
Grande Guerre (les «!munitionnettes!»). La guerre des femmes
contribue par là à la nouvelle gestion tayloriste de la force de travail
(déqualifiée ou non qualifiée) en renouvelant de fond en comble la
plus vieille pratique manufacturière du travail des femmes lorsque les
bras manquaient («!vagabondage!» et instabilité ouvrière, périodes
de semailles et de moissons, réquisition militaire). Il est bon de se
souvenir que dans les années 1960, il y aura moins de femmes au
travail que pendant la dernière guerre. (Dans le cas des États-Unis,
outre le demi-million de femmes mobilisées dans les forces armées,
cinq millions sont employées dans les industries de la défense sur un
total de plus de six millions de femmes au travail.) Le plein emploi de
l’époque fordiste est surtout une affaire d’hommes. Rosie the Riveter,
selon l’affiche célèbre de Howard Miller, a perdu sa place. Et ceci, en

49."Ellis W. Hawley, «!Le nouveau corporatisme et les démocraties libérales, 1918-


1925: le cas des États-Unis!», Recherches, n° 32-33, 1978, p. 343. Sur les «!négociations!»
auxquelles donne lieu, pendant et après la guerre, l’introduction du taylorisme placée
sous la tutelle de la «!coopération!» des syndicats et du management, cf. Hugh G. J.
Aitken, Scientific Management in Action. Taylorism at Watertown Arsenal, 1908-1915,
Princeton, Princeton University Press, 1985 (1960), p. 237-241.
Les guerres totales 209

plus d’un sens dont les prémices renvoient encore à la Grande Guerre.
Et aux premières défaites par la guerre du mouvement féministe.
Les luttes d’émancipation de ces femmes qui se sont trou-
vées «!en première ligne!» et dont un grand nombre deviendront
veuves!50, buteront en France – malgré la force du mouvement fémi-
niste jusqu’en 1914 – sur l’échec de l’obtention du droit de vote dans
l’après-guerre!: approuvé par l’Assemblée nationale, il sera finalement
rejeté par le Sénat en 1922, au motif que les femmes pourraient porter
au pouvoir un «!nouveau Bonaparte!» ou favoriser une «!révolution
bolchévique!». (Le droit de vote ne leur sera accordé par ordonnance
du Comité français de Libération nationale qu’en 1944 – pour services
rendus à la Résistance.) La même mésaventure va se dérouler dans
l’Italie devenue entre-temps mussolinienne. En Belgique, seules les
mères et les femmes de soldats tombés au front seront autorisées à
voter!: le suffrage des morts sera établi en 1920. La situation la plus inté-
ressante est sans doute celle de l’Angleterre, où la récompense pour
services rendus à la nation joue son rôle dans l’octroi du droit de vote
aux femmes en 1918, mais celui-ci est assorti de la décision de lier les
droits de la femme à ceux de son mari et d’une limite d’âge (plus de
trente ans) qui exclut d’office les jeunes femmes qui ont travaillé dans
les usines de munitions (women war workers), ou rejoint les services
auxiliaires de l’armée… De plus, la question du vote des femmes
ne fut qu’un «!ajout tardif!» à un projet visant à élargir l’électorat
masculin, et elle fut également la seule de toutes les propositions de
la Speaker’s Conference à ne pas faire l’unanimité. «!La femme, même
munie du droit de vote, restait avant tout une mère et une épouse
(ce que l’on attendait d’une femme de plus de trente ans)!tandis que
les jeunes femmes que la guerre avait rendues plus indépendantes,
celles que l’on surnommerait bientôt les “flappers”, se voyaient refuser

50."On compte plus de 600 000 veuves en France et le même nombre en Allemagne
après le premier conflit mondial!; 200 000 en Angleterre.
210 Guerres et Capital

toute voix dans la reconstruction du pays!51.!» Ce n’est qu’en 1928 que


l’âge minimum pour le vote des femmes sera aligné en Angleterre sur
celui des hommes. Comme le disait la féministe allemande Helene
Lange dès 1896!: «!Les hommes n’accorderont pas le droit de vote aux
femmes avant qu’il ne serve leurs intérêts.!» Y compris leurs intérêts de
classe. (C’est dans le cadre de la révolution de 1918 et de la nouvelle
constitution de la République de Weimar que les femmes obtiendront
le droit de vote en Allemagne.) Plus généralement, de nombreux
travaux féministes ont mis en avant le principe d’une «!double hélice!»
où l’intégration sociale des femmes dans la guerre est une parenthèse
d’autant plus vite refermée par le retour des hommes que la lutte des
genres a été largement suspendue sur le homefront durant le conflit.
«!Les femmes, lorsqu’elles sont nommées en tant que sexe, ne peuvent,
selon les formulations de la politique sociale, échapper à l’incarnation
du genre en tant que travailleuses hors statut ou temporaires!; elles
sont en outre perçues comme étant porteuses de la menace d’une
maternité toujours possible !52.!» La guerre reconduit ainsi au travail
de la guerre contre les femmes jusque dans leur asservissement à l’ordre
de la production. Version capitaliste ou socialiste.
Les guerres totales auront en effet été l’occasion de l’essor d’une
idéologie militante du productivisme en Europe, et davantage encore
en Union soviétique, où s’est développé l’idéal d’un taylorisme prolé-
tarien transformant en «!stakhanovisme!» ce que Lénine considérait
comme un «!immense progrès de la science!». Science qu’il préten-
dait dissocier de sa fonction d’exploitation capitaliste, qui limitait
la «!rationalisation!» au seul procès de travail pour en étendre les
principes à la société entière. C’est très exactement l’entreprise de

51."Véronique Molinari, «!Le droit de vote accordé aux femmes britanniques à l’issue
de la Première Guerre mondiale!: une récompense pour les services rendus!?!», Lisa,
vol. 6, n° 4,!2008.
52."Voir par exemple les études rassemblées dans M. R. Higonnet, J. Jenson, S. Michel,
M. C. Weitz (dir.), Behind the Lines: Gender and the Two World Wars, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1987!; Denise Riley, «!Some Peculiarities of Social Policy
concerning Women in Wartime and Postwar Britain!», in Behind the lines, op. cit., p. 260.
Les guerres totales 211

la guerre totale, que Lénine ne peut prétendre «!collectiviser!» que


parce qu’il n’en saisit pas la dynamique (bio-)politique réelle, qui
trouve pourtant à s’exercer dans «!le mot d’ordre de “recensement et
contrôle” martelé [par lui] pendant toute cette période!53!».
La critique du travail qui avait marqué les luttes prolétariennes
du XIX e siècle laisse place à une «!sanctification!» dont les effets
délétères sur le mouvement ouvrier se feront pleinement sentir après
la Seconde Guerre mondiale. Détachée de la «!mobilisation révolu-
tionnaire des travailleurs!» appelée de ses vœux par Lénine, l’éman-
cipation dépendra de la «!discipline du travail!», avant de devenir
l’affaire de la croissance et de la productivité de l’économie comme
seul objectif du mouvement ouvrier. La leçon est encore une fois
taylorienne.
L’ambiguïté que Marx lui-même entretenait en faisant à la fois du
travail l’essence générique de l’homme et le lieu même de l’exploita-
tion est effacée par la guerre totale. L’image de la guerre « comme une
action armée s’estompe de plus en plus au profit de la représentation
bien plus large qui la conçoit comme un gigantesque processus de
travail!54!». Ce qui explique que la conversion de l’ouvrier internation-
aliste en soldat nationaliste ait pu s’opérer presque instantanément!:
l’organisation de la guerre et l’organisation du travail deviennent
homogènes au travail de la guerre. Sur le front le plus immédiat de la
militarisation du travail, on aura donc d’un côté les «!travailleurs de
choc!», de l’autre, les «!ouvriers de la destruction!» des troupes qui ne
sont pas toutes de choc… À l’instar d’une machine-outil sur la chaîne
de montage, commente Massimiliano Guareschi en suivant un fil qu’il
faut restituer,
le soldat des tranchées représente un matériau humain dont on peut
remplacer les pièces!: pour la première fois la médecine a largement
recours à l’utilisation de prothèses pour changer les membres détruits
ou même pour reconstruire un visage défiguré. Mais l’ouvrier-soldat est

53."Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor (1976), Paris, Seuil, 2010, p. 135.
54."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 107.
212 Guerres et Capital

également interchangeable dans son intégralité. Dans son travail, que ce


soit celui de l’usine ou de la guerre, tout rapport avec les arts dont de
telles activités étaient issues, était annihilé. La fabrication en série sur
une chaîne de montage se déroule sous la forme de production anonyme
de la mort dans les batailles de matériel. En 1930, Friedrich Georg Jünger
dans Krieg und Krieger, et son frère Ernst dans Die totale Mobilmachung
nous montrent de façon claire la dimension anonyme de la production
en série au niveau du travail de la guerre et la définissent comme étant un
des caractères fondamentaux de la guerre mondiale!55.

Au fil d’un affrontement devenu moins interétatique qu’interimpéria-


liste, les flux du capital financier et les flux de guerre vont progressi-
vement perdre leurs limites respectives en franchissant ensemble un
autre seuil de déterritorialisation. La guerre va libérer la «!produc-
tion!» de la nécessité du «!marché!» dans la mesure où sa finalité n’est
plus la «!rentabilité!» et le «!profit!» (même si les capitalistes s’enri-
chissent comme jamais!56), mais la production illimitée de «!moyens
de destruction!» autour de laquelle toute la machine économique
et toute la société sont mobilisées dans une discipline machinique
placée sous commandement réticulaire unique. (En paraphrasant
David Noble!: The military term for management is command; the
business term for command is management.) Simultanément, la trans-
formation de la lutte de classe, défaite sur le front intérieur, en guerre
civile révolutionnaire opérée par la révolution soviétique libère, à
front renversé, la guerre des limites d’espace et de temps établies par
le Jus publicum Europaeum qui encadraient sa raison d’État. La guerre
totale n’est pas seulement mondiale en extension, elle l’est aussi en
intension en rendant poreuses les frontières entre espace civil et
espace militaire.

55."Massimiliano Guareschi, «!La métamorphose du guerrier!», Cultures et conflits,


n°!67, 2007.
56."Ce que ne manque pas de souligner le général Fuller!: «!les profits pécuniaires de la
guerre passèrent du pillage par le général et ses troupes aux bénéfices faits par les finan-
ciers, les entrepreneurs et les industriels!». Cf. J.F.C. Fuller, L’Influence de l’armement sur
l’histoire, Paris, Payot, 1948, p. 159.
Les guerres totales 213

En libérant la guerre et la production de toutes leurs limites, la


guerre impérialiste et la guerre civile révolutionnaire font émerger
la production et la guerre totales dont la condition de possibilité
est donnée par la destruction!: destruction de l’ennemi national, de
l’ennemi de classe, mais aussi, avec le nazisme, destruction absolue,
destruction totale.
Entre les deux guerres, Karl Korsch était entré en conflit avec
le parti bolchévique en alertant sur le bouleversement induit par
la guerre totale dont les effets étaient à ses yeux largement ignorés
par les marxistes. La production distinguée de la destruction, expli-
que-t-il, a perdu toute caractéristique progressiste dès lors que
les forces destructives de la guerre moderne mécanisée font partie
intégrante des «!forces productives!» de la machine de guerre du
capital. Ou pour le dire de façon encore plus économique!: «!Les
gains de productivité et les gains de destructivité ont suivi la même
tendance!: le coût de la destruction n’ai fait que décroître tout au
long des XIXe et XXe siècle. Rapportée à sa puissance destructrice, la
technologie militaire n’a jamais été si bon marché!57.!» Tout se passant
comme si la consommation et la production ne pouvaient tendre à
l’infini que dans la destruction. Ce que la guerre totale, et en parti-
culier la Seconde Guerre mondiale, grande préparatrice de la société
de consommation de masse, a largement réalisé.
Cette réversibilité de la production/consommation/destruc-
tion impliquée par la mobilisation générale des forces productives
(travail, science, technique, population) interroge et remet en ques-
tion la capacité des catégories de l’économie politique, mais aussi
de sa critique, à saisir la nature de la production capitaliste, alors
même que l’illusion (libérale) d’un remplacement de la guerre par
l’économie a été démentie par les faits, et que la guerre ne sert plus
seulement à «!mener la lutte de la concurrence [der Konkurrenzkampf
durch Kriege]». Comment définir le capital et le travail dans la guerre

57."Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, Paris,


Seuil, 2013, p. 141.
214 Guerres et Capital

totale ? Le concept de capital peut-il être enfermé dans une défini-


tion «!économique!» avec, comme seule alternative, l’opposition du
«!capital productif!» au «!capital fictif!» et au «!capital parasite!»!? Après
les guerres totales, quel peut être le sens de la dispute académique
sur la distinction entre travail productif et travail improductif!? De
quelle manière définir l’énorme quantité de travail engagée dans et
dégagée par la «!mobilisation générale »!? Comment rendre compte
du fait que les plus grandes avancées de la science et de la technologie
aient été stimulées par la recherche militaire et mises au service de ces
«!énergiques programmes d’équipement!» qui ne se distinguent plus
des moyens de destruction, atteignant par là une puissance ignorée par
toute autre «!civilisation!» ?
C’est toute la conception marxienne du capitalisme et des forces
productives qu’il libère (travail, science, technique) comme force du
«!progrès!», comme forces tendant à créer les conditions d’extinction
du capitalisme et l’essor du communisme, qui est mise à mal par la
guerre totale. La fonction progressiste de la bourgeoisie et de l’en-
trepreneur s’éteint en même temps que «!l’instruction électrique
des masses!» (Lénine). Sans l’introduction, au niveau le plus consti-
tuant, de relations stratégiques de pouvoir, la «!nature!» même du capital
échappe à ses adversaires les plus résolus. La guerre devient une
parenthèse, une interruption ou une mise en crise du cours normal
des choses (économiques), après quoi le capital reprendrait son
chemin et son histoire «!productive!» en tant que «!condition d’éman-
cipation!» de l’humanité – quand bien même «!le prolétariat [aurait]
disparu!» (selon la phrase célèbre de Lénine, qui continue à valoir hors
du contexte soviétique de l’année 1921). Le choc sur la génération
de la guerre est définitivement exprimé par Walter Benjamin, pour
lequel la possibilité même de la croyance dans le progrès, la science, la
technique et la discipline du travail salarié a pris fin sous les «!orages
d’acier!» et dans les gaz de combat de la Grande Guerre, aussitôt
reconvertis en pesticides.
Les guerres totales 215

De façon très étonnante, après la Seconde Guerre mondiale qui


voit l’industrie américaine augmenter plus vite qu’à n’importe quelle
autre période de l’histoire en finançant (comme lors du premier
conflit) la mobilisation alliée, la production sera à nouveau séparée
de la destruction, et le capitalisme, de la guerre, comme si leur rapport
n’était que conjoncturel. Preuve s’il en fallait qu’il est décidément bien
difficile pour le marxisme de se débarrasser de sa conception progres-
siste du capital, du travail salarié, de la technique et de la science,
malgré la vérification tragique de leur fonction destructive dans les
guerres totales. Elle continuera à irriguer le marxisme orthodoxe et
hétérodoxe, jusqu’à cette étonnante théorie dite «!accélérationniste!»
qui vient recycler sur un mode techno la sensibilité progressiste propre
au socialisme du XIXe siècle et sa relève dialectique dans la planifica-
tion (néo-)léniniste d’un «!management (post-)prolétarien!».
De façon moins comique, dans le long après-guerre du fordisme,
les théories les plus hétérodoxes repartiront de la définition marxiste
du Capital comme si les guerres totales n’avaient pas eu lieu, comme
si, dans la mitraillade des marteaux-revolvers, la guerre totale n’avait
pas déjà réalisé la subsomption la plus réelle qui soit de la société
toute entière dans la machine de guerre du capital. «!Jusqu’au nerf le
plus ténu!» et jusqu’à «!l’enfant au berceau!», c’est toute «!la physique
et la métaphysique de l’échange!» qui vont s’y trouver mobilisées,
«!en temps de paix comme en temps de guerre!» – car la «!guerre des
travailleurs!» mobilisant «!les moteurs, les avions, les métropoles où
s’entassent des millions d’êtres!» signifie qu’il n’y a plus «!aucun atome
étranger au travail!58!».

9.3/!La guerre et la guerre civile


contre le socialisme (et le communisme)
La matrice sans doute la plus importante des guerres totales a été
la guerre civile entre le capitalisme et le socialisme. Les «!petites

58."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 108-113.


216 Guerres et Capital

guerres!» menées contre les ouvriers du 1848 parisien et les commu-


nards («!les bédouins de l’intérieur!») ne sont plus suffisantes lorsque
le socialisme se présente comme une alternative globale au capita-
lisme. Or, depuis la révolution russe de 1905, écrasée dans le sang,
qui «!fait monter sur la scène des acteurs qui seront ensuite des prota-
gonistes de la guerre de 1914!59!», jusqu’à la veille du conflit, le socia-
lisme était en train de faire basculer le capitalisme. La côte d’alerte
avait également été atteinte aux États-Unis en raison de l’attraction
croissante du Socialist Party sur une large frange du mouvement
syndical!60.
Dans le précieux 1914, Luciano Canfora cite cette page du grand
historien libéral anglais Herbert A. L. Fisher, extraite de son Histoire
de l’Europe publiée en 1936!: «!Une grève des ouvriers de Saint-
Pétersbourg déclenchée le 8 juillet 1914, et au cours de laquelle on
construisit des barricades, on combattit dans les rues, parut démon-
trer que, dans la course que se faisaient la guerre et la révolution, la
révolution arriverait la première.!» Il donne aussi ailleurs cette cita-
tion de Braudel!: «!sans exagérer la force de la Seconde Internationale,
on a le droit d’affirmer que si l’Occident, en 1914, autant qu’au bord
de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de
se saisir du pouvoir, de fabriquer une Europe aussi moderne, et plus
peut-être qu’elle ne l’est actuellement. En quelques jours, en quelques
heures, la guerre aura ruiné ces espoirs!61.!»
C’est un axiome!: quand la «!politique!» menace de se transformer
en guerre civile s’attaquant à l’existence même du capital, le capital
répond toujours par la guerre. En ce sens premier ou «!originel!», la

59."Luciano Canfora, 1914, Paris, Champs-Flammarion, 2014, p. 31.


60."Cf. David Montgomery, Workers’ Control in America, op. cit., chap. 3. Avec l’ex-
pansion des grèves, l’agitation socialiste se poursuivra aux États-Unis jusqu’à la dépres-
sion de 1920.
61."Herbert A. L. Fisher, History of Europe, Cambridge, Mass., Houghton, Mifflin and
Co., 1936, p. 1113 (cité in Luciano Canfora, 1914, op. cit.)!; Fernand Braudel, Grammaire
des civilisations, Paris, Champs-Flammarion, 1993, p. 436 (cité par Luciano Canfora, La
Démocratie. Histoire d’une idéologie, Paris, Seuil, 2006, p. 281).
Les guerres totales 217

guerre civile (virtuelle-réelle) précède la guerre totale qui va mettre


en branle les masses contre elles-mêmes. Le corollaire suit!: aiguillonnés
par le capital financier, soutenus par les libéraux et les dirigistes, les
Empires et les États vont sans état d’âme plonger l’Europe dans le
massacre de masse de la Première Guerre mondiale. Quand les
«!bédouins de l’intérieur!» sont des millions, quand le socialisme
n’est plus seulement un spectre parce qu’il devient une perspective
pour toute l’Europe, il faut que la «!grande guerre!» assume les moda-
lités exterminatrices de la «!petite!» pour les éradiquer. Sa violence
extrême sera massifiée par la mobilisation industrielle des nations
transformées en «!gigantesques usines produisant des armées à la
chaîne afin d’être en mesure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
de les envoyer au front où un processus sanglant de consomma-
tion, là encore complètement mécanisé, jouait le rôle du marché!62!».
Faut-il rappeler qu’«!on peut attribuer sans risque aux démocraties
libérales le très grand mérite d’avoir amorcé l’entrée dans l’enfer du
!63
XXe siècle !»!? Une fois qu’elles eurent constaté que la guerre n’avait
pas réussi à en finir avec le socialisme, et que le danger communiste
avait pris corps dans la révolution soviétique qui s’invitait sur le front
intérieur comme extérieur, les élites libérales n’ont pas hésité à entrer
de plain-pied dans l’ère des grandes guerres civiles européennes. La
guerre civile mondiale aura commencé par tourner contre la Révolution
(russe) ce que Schmitt appelle encore (pour le réserver aux États-
Unis!) le concept discriminatoire de guerre (la guerre faite à un ennemi
total)!64. L’émergence tardive de la notion de Weltbürgerkrieg dans la

62."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 114.


63."Luciano Canfora, La Démocratie, op. cit., p. 283.
64."Cf. Carl Schmitt, «!Changement de structure du droit international!» (1943),
La Guerre civile mondiale, op. cit., p. 48!: «!Puisque le gouvernement des États-Unis a le
pouvoir de discriminer les autres gouvernements, il a bien sûr aussi le droit de dresser
les peuples contre leurs propres gouvernements et de transformer la guerre entre États
en guerre civile. La guerre mondiale discriminatoire de style américain se transforme
ainsi en guerre civile mondiale de caractère total et global. C’est la clé de cette union à
première vue invraisemblable entre le capitalisme occidental et le bolchévisme oriental.!»
218 Guerres et Capital

littérature conservatrice et contre-révolutionnaire n’est pas pour rien


le fait d’un détournement (et d’un retournement) de la «!guerre civile
révolutionnaire!» léniniste…
Entre les deux guerres, on commence à s’interroger sur le sens
des transformations dont la «!guerre totale!» est porteuse par rapport
à cette guerre civile gagnée par les Soviétiques et qui a longtemps
menacé d’emporter l’Allemagne dans la tourmente révolutionnaire.
En Italie, Mussolini veille à mettre fin au danger de contagion. À
l’exclusion de l’Union soviétique, l’élan de «!l’idéologie militante du
productivisme!» est brisé par la multiplication des grèves ouvrières
tandis que le réarmement est à l’ordre du jour. La distinction de prin-
cipe entre guerre et guerre civile tend alors à devenir floue, jusqu’à se
dissoudre. Ernst Jünger est ici encore un témoin précieux!: «!Il existe
entre ces deux phénomènes, la Guerre mondiale et la guerre civile une
intrication plus profonde qu’il n’y paraît à première vue!; car ils sont
les deux versants d’un même événement d’envergure planétaire!65.!»
À l’autre bord, Hannah Arendt a également lié la guerre interimpéria-
liste à la question de la révolution et à la guerre civile. «!La guerre
mondiale apparaît comme la conséquence de la Révolution, une
sorte de guerre civile sur toute l’étendue du globe, un peu comme une
partie importante de l’opinion publique interprétait, non sans fonde-
ment, la Seconde Guerre Mondiale!66.!» Ce qui suffirait à justifier le
sens que Lénine conférait à la guerre totale quand il faisait valoir,
dès 1914, que, dans la situation du capitalisme mondialisé, il n’y avait
qu’un seul type de «!guerre juste!»!: la guerre (civile) contre la guerre
(impérialiste).
Fer de lance de l’Union sacrée sur laquelle s’étaient échoués les
partis socialistes européens, le nationalisme qui constitue la force
subjective de mobilisation pour la guerre est, avec le racisme, la
première réponse à l’intensification du conflit social et à la menace de
la guerre civile. Comme le remarque Thomas Hippler, «!la guerre n’est
65."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 99.
66."Hannah Arendt, Essai sur la révolution (1961), Paris, Gallimard, 1967, p. 18.
Les guerres totales 219

nationale que dans la mesure où les nations belligérantes parviennent


à contenir le conflit social sous-jacent!; la guerre n’est nationale que
dans la mesure où le problème social est absorbé dans le national.!»
Ce qui revient à dire que «!la guerre entre nations dissimule une
guerre de classes. […] [C]ette guerre larvée travaille […] les nations
de l’intérieur!67!».
S’il revient à Michel Foucault d’avoir su montrer que le pouvoir
n’est pas d’abord répression mais production, incitation, sollicitation,
«!action sur des actions!» selon sa formule consacrée, il faut quand
même rappeler ce matter of fact!: lorsque l’existence politique du
Capital a été mise en danger par le socialisme et le communisme, le
capitalisme a répondu par la répression, la «!brutalisation!» des popu-
lations et la guerre. Ce n’est qu’après avoir remporté la victoire sur
la révolution en Europe qu’une réponse politique voit le jour avec
le New Deal (substantiellement la même d’ailleurs dans les États-
Unis démocrates, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie). Il aura donc
fallu la guerre totale, la crise de 1929, les guerres civiles européennes
pour que le Capital amorce et consolide pour un temps cette réponse
«!économico-politique!» globale où le pouvoir montre sa face la
plus «!démocratique!» sans se départir pour autant de la mobilisa-
tion la plus guerrière qui soit. «!Pour aller de l’avant – déclare ainsi
Roosevelt en 1933 dans son discours d’investiture –, nous devons nous
comporter comme une armée entraînée, loyale, prête à se sacrifier
pour le bien de la discipline commune. […] C’est sans la moindre hési-
tation que je prends la tête de cette grande armée que forme notre
peuple, qui fait tous les efforts pour s’attaquer, dans la discipline, aux
problèmes qui nous sont communs.!» On ne saurait mieux énoncer
que le New Deal est continuation de la guerre par d’autres moyens…
reconduisant le National Recovery Act (NRA) au War Industries
Board établi par Wilson en 1917, qui lui avait servi de modèle.
L’implication du prolétariat industriel et de la population
dans la guerre totale avait été suivie par un désordre croissant du
67."Thomas Hippler, op. cit., p. 132, 130.
220 Guerres et Capital

développement capitaliste décrochant l’organisation (taylori-


enne-fordiste) du travail de l’organisation des marchés. Il allait
culminer dans la faillite du capital financier américain (la Grande
Dépression de 1929). Scellant la faillite du libéralisme tout en
relançant les risques de guerre civile, elle contraint les régimes
«!démocratiques!» et les régimes fascistes à prendre en charge la
«!question sociale!» en renforçant, en universalisant le rôle de l’État
en matière de gestion économique et de contrôle de la société. De
là, que «!l’État national, tel qu’il se constitue à partir du XIXe siècle,
évolue progressivement vers un “État natio nal-social” !68!». Il s’at-
tirera aussitôt les critiques des libéraux et des marxistes américains
en raison des similarities du New Deal avec l’État corporatiste de
Mussolini et l’État totalitaire de Hitler (les libéraux ne se font pas
faute d’ajouter le «!socialisme d’État!» à cette liste)!69. Parce que le
«!fascisme!» était alors plus ou moins synonyme d’économie dirigée
par un État fort, le New Deal sera couramment assimilé – sans conno-
tation nécessairement critique!70 – à un fascisme économique.
L’intense débat qui aura lieu au moment de la rédaction de la
constitution allemande dans l’après-Seconde Guerre mondiale
autour de la définition de l’État!«!social!» et dont, de façon différente,
Schmitt et Foucault rendront compte, fait fond sur le problème
majeur de la dis-continuité des politiques sociales démocratiques avec
les mesures prises dans les années 1930 non seulement aux USA,
mais aussi en Italie et Allemagne. On pourra aussi penser à ce dernier
dialogue franco-allemand – le «!colloque Walter Lippmann!» – qui
s’est tenu à Paris en 1939, et où certains intervenants chassés d’Al-
lemagne ou réduits au silence placent sous le signe d’un libéralisme

68."Ibid., p. 131.
69."Voir les extraits rassemblés par Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals.
Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1939, New
York, Picador, 1986, p. 26-32.
70."La colonisation italienne de l’Éthiopie en 1935 et l’implication de Mussolini et
Hitler dans la guerre civile espagnole changeront la donne.
Les guerres totales 221

social l’idée (interventionniste) selon laquelle «!l’État doit dominer


le devenir économique!» (Franz Böhm)!71.
Excédant le seul principe disciplinaire de la société-usine, les poli-
tiques sociales qui se déploient transversalement à la démocratie
américaine, au fascisme et au nazisme, vont au-delà de la définition
foucaldienne du biopouvoir (prise en charge de la natalité, admi-
nistration de la santé, système d’assurances contre les risques du
travail…). Elles ne se limitent pas, en effet, à la vie «!biologique!»
des populations et à leur mise en «!sécurité!». Elles concernent
bien plutôt tout l’équipement de la vie modernisée en ouvrant la voie
à la consommation de masse comme nouvelle forme de contrôle!:
programmes de «!motorisation!» en Allemagne (création du premier
réseau autoroutier et lancement de la «!voiture du peuple!»!: Autobahn,
Volkswagen) et d’«!électrification!» aux USA (programme hydraulique
de la Tennessee Valley Authority [TVA], incluant la bonification des
terres dans un véritable projet d’aménagement du territoire, soit le
New Deal Lanscape), invention (et taylorisation) des «!loisirs!», du
dopolavoro (Opera Nazionale Dopolavoro) et de la Kraft durch
Freunde (la Force par la Joie), usage massif de la radio («!Éden élec-
trique, où le moi est absorbé dans la technologie!», selon la formule
fameuse de McLuhan) et du cinéma, développement de la propa-
gande et du contrôle… Mentionner à ce sujet la Blue Eagle Campaign
du NRA, décalquée de la mobilisation de guerre des années 1917-1918,
par l’intermédiaire de laquelle chaque citoyen, chaque consomma-
teur, chaque employé, chaque employeur s’engageait en tant que
NRA member à soutenir personnellement et publiquement l’ensemble
des mesures d’urgence du New Deal!: «!WE DO OUR PART!», «!Those
who are not with us are against us.!» Sachant que Hitler a rapidement
compris que la paupérisation matérielle et mentale de la classe
ouvrière débarrassée de ses «!bonzes!» (Bonzen) et de ses syndicats
marxistes ne jouait pas en faveur du nouveau régime et du nouvel

71."Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 138-139 (leçon du 14


février 1979).
222 Guerres et Capital

esprit d’unité nationale et sociale, toute ressemblance du «!peuple!»


ici convoqué (the people, the common American) avec la Volksgemeinshaft
ne saurait être… fortuite. S’il fallait le souligner!: par des intermédi-
aires qui ne furent pas que diplomatiques, pendant quelques années,
avant que l’Histoire ne s’accélère décisivement dans le sens d’un
expansionnisme «!axial!», les échanges furent constants entre le
fascisme de Mussolini, le New Deal de Roosevelt et le nazisme de
Hitler.
Les politiques sociales des années 1930 avaient pour but de
conjurer le danger du «!collectivisme!» bolchévique et de mettre
sous tutelle l’individualisme suicidaire du «!capitalisme!» libéral
et financier. Le New Deal, le fascisme et le nazisme allaient donc
être considérés par les «!observateurs!», américains et européens,
comme trois modalités de gouvernementalité postlibérale dont l’ob-
jectif était la planification de l’économie sous la direction de l’État
auquel incombait le rôle de protéger – et de protéger les intérêts du capital
contre lui-même et contre le peuple en nationalisant l’un et l’autre après le
décès par mort violente du «!laisser-faire!». (N’avait-il pas conduit à
la Grande Guerre, et de la Grande Guerre à la Grande Dépression!?)
Un État national-social, donc. «!Ce qu’on devrait appeler national-
socialisme – souligne un respectable professeur à l’Université de
Chicago et auteur d’une volumineuse somme intitulée The Pursuit of
Power – si Hitler ne s’était emparé du terme, sorti des casernes et des
bureaux des services armés européens et, avec l’appui d’une coalition
des élites administratives issues du milieu des grandes affaires, des
grandes centrales syndicales, de l’université ou des milieux proches
du pouvoir, gagna rapidement la société européenne!72.!» Toutes
choses égales, le tournant stalinien vers la «!construction du socia-
lisme dans un seul pays!» (1924) et le renoncement à l’internationa-
lisme prolétarien peut aussi être qualifié de national-socialiste avant
la lettre. Outre l’intérêt combatif porté à ses expériences de planifi-
cation, Stuart Chase, le journaliste-star des Démocrates auquel on
72."William McNeill, La Recherche de la puissance, op. cit., p. 373.
Les guerres totales 223

attribue la formule du «!New Deal!», concluait sa tribune intitulée «!A


New Deal for America!» sur une note d’humour très british!: «!Why
should we the Russians have all the fun of remaking a world!73?!»

9.4/!Le «"paradoxe"»
du biopouvoir
Les deux guerres mondiales, les guerres civiles et la crise de 1929 ont
opéré une généralisation et une totalisation sans précédent des tech-
niques biopolitiques et disciplinaires. Elles introduisent une rupture
radicale dans leur évolution, dont Foucault est loin de prendre la
mesure. Entre les deux guerres, le biopouvoir et les disciplines sont
complètement reconfigurés en regard des luttes de classes et des
guerres civiles qui se déroulent en Europe. Elles prennent une impor-
tance telle que l’on a pu évoquer au sujet de la séquence 1914-1945 une
unique «!guerre civile européenne!74!».
Foucault décrit parfaitement la généralisation des mécanismes
de pouvoir nouveaux qui trouvent dans le nazisme leur paroxysme!:
«!Pas de société à la fois plus disciplinaire et plus assurancielle!»,
affirme-t-il à son sujet. Le développement de «!cette société univer-
sellement assurancielle, universellement sécurisante, universellement
régulatrice et disciplinaire!» est alors aussitôt renvoyé à l’accomplis-
sement d’une tendance «!inscrite dans le fonctionnement de l’État
moderne !75!». Est-il cependant possible de rendre compte de la

73."Dans The New Republic, quelques jours avant que Roosevelt ne prononce son
discours devant le Congrès (cité par Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals, op. cit.,
p. 101).
74."Luciano Canfora conteste la paternité de cette locution attribuée à Ernst Nolte
dans La Guerre civile européenne. National-socialisme et bolchévisme (1917-1945), publié
en 1989. Elle reviendrait en fait, quelque vingt ans plus tôt – et selon une probléma-
tique fort différente!! –, à Isaac Deutscher lors de conférences prononcées à l’Université
de Cambridge, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Révolution russe. Cf.
Luciano Canfora, La Démocratie, op. cit., p. 278 sq.
75."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 231-232 (toutes les citations
sont extraites de cette leçon du 17 mars 1976).
224 Guerres et Capital

généralisation du biopouvoir et des disciplines sans problématiser


la «!machine de guerre!» du Capital à l’aune de sa nouvelle organisa-
tion où celui-ci met si énergiquement en valeur son caractère social!?
Nous avons rappelé que dans la Première Guerre mondiale l’extension
des disciplines dépendait strictement de l’économie de guerre et de
la diffusion non seulement disciplinaire, mais aussi biopolitique de
la valeur-travail comme principe d’organisation de la!«!mobilisation
totale!». Le succès imprévu de la Révolution russe et l’échec des
révolutions en Europe, d’une part, la crise financière de 1929, d’autre
part, vont rendre indispensable une reconfiguration complète du
biopouvoir pour neutraliser la «!lutte!de classes!» et la guerre civile
mondiale. En l’absence de ce cadre stratégique, le fascisme, le nazisme
et la généralisation des techniques du pouvoir, avec le «!droit de tuer!»
qui les accompagne, sont incompréhensibles.
Selon la dernière leçon d’«!Il faut défendre la société!», la généra-
lisation du biopouvoir entraînerait un «!paradoxe!» : le pouvoir qui
a comme objet l’administration de la vie peut aussi la supprimer, et
ainsi se supprimer lui-même en tant que biopouvoir. Le pouvoir
atomique est le paradigme absolu de ce paradoxe puisque la bombe
a la possibilité d’annihiler la population que le biopouvoir est censé
prendre en charge. À ce stade, le vieux privilège du pouvoir souverain,
la décision de mise à mort de ses sujets («!le droit de tuer!»), se trouve
ébranlé (comment un pouvoir qui assure la vie peut-il ordonner la
mise à mort!?). La seule façon de sortir de ce paradoxe est, on s’en
souviendra, chez Foucault, le «!racisme d’État!». «!Seul, bien sûr, le
nazisme a poussé jusqu’au paroxysme le jeu entre le droit souverain
de tuer et les mécanismes du bio-pouvoir. Mais ce jeu est inscrit effec-
tivement dans le fonctionnement de tous les États!76.!»
Le biopouvoir «!dresse des populations entières à s’entre-tuer
réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre!». En ce
sens, «!les massacres sont devenus vitaux!». Mais doit-on pour autant
introduire la race comme facteur déterminant de la «!question nue de
76."Ibid., p. 232.
Les guerres totales 225

la survie!77!»!? N’est-ce pas là vouloir s’abstraire de la présence entê-


tante de cette guerre de classes (à laquelle, depuis l’accumulation
primitive, nous faisons remonter la guerre de races comme une de
ses articulations) qui menace de saboter la guerre impérialiste pour la
conquête des marchés mondiaux et où les belligérants peuvent long-
temps demeurer des ennemis «!politiques!» jusque dans l’illimitation
de la guerre totale!? Ils ne vont devenir des «!ennemis biologiques!»
que sous certaines conditions, notamment dans l’Allemagne nazie,
qui peuvent certes être (inégalement, colonisation aidant) partagées,
mais sans toujours dépendre de l’action exclusive du «!biopouvoir!».
Quelques années plus tard, Foucault critiquera sa théorie du
«!paradoxe!». Car la plus grande «!boucherie!» de l’histoire à laquelle
a donné lieu la Seconde Guerre mondiale s’accompagne chez tous
ses protagonistes de la mise en chantier des «!grands programmes
de protection sociale!» (Foucault fait référence au plan Beveridge,
la «!sécurité sociale!» anglaise). Aussi d’«!énormes machines de
destruction!» coexistent avec des «!institutions dévouées à la protec-
tion de la vie individuelle!». Bien qu’il soit dans la «!nature!» du capi-
talisme d’être à la fois un «!mode de production!» et un «!mode de
destruction!», Foucault ne voit se dessiner cette double dimension
qu’avec le XXe siècle, et toujours à partir de l’État du welfare : «!On
pourrait résumer par un slogan cette coïncidence!: Allez donc vous
faire massacrer, nous vous promettons une vie longue et agréable.
L’assurance-vie va de pair avec un ordre de mort!78.!» C’est à ce propos
que Foucault introduit le concept de thanatopolitique comme «!l’en-
vers de la biopolitique!». La population, objet du biopouvoir, «!n’étant
jamais!que ce sur quoi veille l’État dans son propre intérêt, bien
entendu, l’État peut, au besoin, la massacrer!79!».

77."Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 180.


78."Michel Foucault, «!La technologie politique des individus!» (1982), in Dits et écrits,
t. II, op. cit., n° 364, p. 1634.
79."Ibid., p. 1645.
226 Guerres et Capital

Les concepts foucaldiens semblent se dérober face à cette


séquence terrible de l’histoire de l’Occident, puisque, une fois levé
le «!paradoxe!», le racisme demeure sans véritable explication. Tout
comme le droit de tuer propre à un biopouvoir porté par le nazisme à
un point extrême de coalescence. Il est donc particulièrement intéres-
sant que Foucault, revenant sur le nazisme dans Naissance de la biopo-
litique à l’occasion de son analyse de l’ordolibéralisme, le rapporte
à «!l’organisation d’un système économique dans lequel l’économie
protégée, l’économie d’assistance, l’économie planifiée, l’économie
keynésienne formaient un tout, un tout solidement attaché par l’ad-
ministration économique qui était mise en place!80!». D’où cette trans-
versalité propre aux trois New Dealers (Roosevelt, Hitler, Mussolini)
que nous avons brièvement rappelée, et à laquelle Foucault ajoute
l’Angleterre de la mobilisation totale contre le IIIe Reich en prêtant sa
voix à la critique ordolibérale!: «!Le travaillisme anglais vous conduira
au nazisme de type allemand. Le plan Beveridge, c’est quelque chose
qui vous mènera au plan Göring, au plan quadriennal de 1936!81.!» Mais
alors, comme il le reconnaît lui-même, «!le nazisme comme solution
extrême ne peut pas servir de modèle analytique à l’histoire générale
ou en tout cas à l’histoire passée du capitalisme!82!».

9.5/!Machine de guerre
et généralisation du droit de tuer
Les guerres totales et les guerres civiles européennes qu’elles
intègrent et qui menacent de les désintégrer sont marquées par une
lutte féroce entre la machine de guerre du capital et les machines de
guerre révolutionnaires mobilisées contre le capitalisme. Dans ce
combat sans merci, les élites, les capitalistes industriels et financiers
ont peu à peu retiré tout crédit aux partis démocratico-libéraux au

80."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 113 (leçon du 7 février 1979).
81."Ibid., p. 114.
82."Ibid., p. 113.
Les guerres totales 227

pouvoir et ont largement opté, après la Première Guerre mondiale,


pour le fascisme, en constatant l’impuissance de la démocratie
parlementaire face au danger «!bolchévique!», qui a pris pied en
Allemagne après les grèves de 1918 et la scission spartakiste avec le
SPD. Ils vont donc favoriser l’essor des machines de guerre fascistes
qui, pour sembler mieux répondre que les démocraties libérales au
double défi de la crise politique (la Révolution russe) et de la crise
économique culminant en 1929, n’en risquent pas moins de s’auto-
nomiser et de poursuivre des buts en contradiction avec les inté-
rêts du capital. C’est donc dans le cadre de la guerre civile européenne
qu’il faut analyser les transformations des techniques disciplinaires/
sécuritaires (ou biopolitiques) et la généralisation du «!droit de
tuer!» répondant aux visées stratégiques de la lutte de classes au plan
mondial que lui impose le Capital. Chez Foucault, le biopouvoir semble
au contraire animé par une logique interne imposant ses «!paradoxes!»
aux forces stratégiques.
Pour tenter de démêler ces questions, nous allons reconstruire
le rapport que Deleuze établit, dans l’un des cours accompagnant la
rédaction de Mille plateaux, entre capital, guerre et fascismes. Il y fait
amplement usage des concepts clausewitziens.
Chez Deleuze, à l’inverse de la doxa libérale, la «!nature!» du
fascisme n’est pas étrangère à celle du capitalisme. Il n’y a pas seule-
ment entre eux un rapport instrumental de répression ou de «!service
rendu!» aux capitalistes, mais plutôt une double complicité!qui
implique l’illimité. C’est là qu’il faut chercher les raisons de la géné-
ralisation des disciplines du biopouvoir et la généalogie du «!droit de
tuer!». Ce dernier est en effet une conséquence directe et immédiate
de l’emprise du capital sur la guerre. L’appropriation de la machine
de guerre par le capital signifie que l’infini qui anime la production se
transmet à la guerre en supprimant toute limite au «!droit de tuer!».
On peut assigner une tendance à la guerre totale à partir du moment où
le capitalisme s’empare de la machine de guerre et lui donne […] un déve-
loppement matériel fondamental […]. Lorsque la guerre tend à devenir
228 Guerres et Capital

totale, l’objectif [renverser l’adversaire] et le but [ce que l’État vise à


travers la réalisation de l’objectif] tendent à entrer dans une espèce de
contradiction. Il ya une tension entre l’objectif et le but. Parce que, à
mesure que la guerre devient totale, l’objectif, à savoir, selon le terme de
Clausewitz, le renversement de l’adversaire, ne connaît plus de limites.
L’adversaire ne peut plus être identifié, assimilé à la forteresse à prendre,
à l’armée ennemie à vaincre, c’est le peuple entier et l’habitat entier.
Autant dire que l’objectif devient illimité, et c’est ça la guerre totale!83.

Dans la guerre pré-industrielle, le but et l’objectif étaient en accord


parce que la machine de guerre se trouvait entre les mains de l’État!:
l’objectif militaire était subordonné au but politique poursuivi
par l’État (la guerre continuait la politique par d’autres moyens
pour asseoir sa puissance). Avec la guerre totale, l’objectif militaire
(renverser l’adversaire) devient illimité (détruire la population et son
milieu) et l’État ne parvient pas à imposer un but politique à l’entre-
prise. L’État ne peut plus poursuivre son «!but politique!» puisqu’il
n’est qu’une composante des machines de guerres totales, si bien que
ce n’est pas «!sa mécanique!» (Foucault) qui peut expliquer la totali-
sation biopolitique des disciplines et la généralisation du!«!droit de
tuer!». Les fascismes vont résoudre la contradiction entre objectif
illimité et but limité en reprenant à leur compte la logique de la
production pour la production qu’ils traduisent dans l’illimité de la
destruction et du «!droit de tuer!», en même temps qu’ils construisent
une machine de guerre pour la réalisation de cet objectif. Mais un
autre problème surgit alors!: autonome eu égard à l’État, la machine de
guerre fasciste risque de s’autonomiser par rapport au Capital, quand
bien même celui-ci ne serait pas seulement un mode de production,
mais aussi un mode de «!destruction!»!: destruction d’une «!partie!» du
capital constant et du capital variable dans les crises «!économiques!»,
et destruction physique d’une «!partie!» de la!population lors des
crises «!politiques!». Le «!massacre!», ainsi que l’a montré Foucault,

83."Gilles Deleuze, «!Appareils d’État et machines de guerre!», année universitaire


1979-1980, séance 13 (URL!: www.youtube.com/watch?v=kgWaov-IUrA).
Les guerres totales 229

est un mode de gouvernement d’une partie de la population qui court


dans certaines limites tout au long de l’histoire du capitalisme et qui,
des colonies, s’est progressivement transféré en métropole.
Deleuze va faire sienne la thèse de Hannah Arendt, mais en la redi-
rigeant vers le seul fascisme qu’il distingue du totalitarisme – pour-
tant au centre du grand livre arendtien de 1951 –, considéré comme
un mauvais concept!84. «!Ce qui définit fondamentalement le fascisme,
ce n’est pas un appareil d’État, mais le déclenchement d’un mouve-
ment qui n’a pas d’autre fin que le mouvement, c’est-à-dire l’objectif
illimité. Un mouvement qui n’a pas d’autre fin que le mouvement, et
donc qui n’a pas d’autre fin que sa propre accélération, c’est précisé-
ment le mouvement de la destruction absolue!85.!» Ce diagnostic sur
le fascisme recoupe «!les textes de Hitler ou de ses lieutenants, quand
ils invoquent un mouvement sans destination, ni but. Le mouvement
sans destination ni but, c’est le mouvement de la destruction pure,
c’est le mouvement de la guerre totale. Alors je dis juste, à ce moment
là, il y a comme une espèce d’autonomisation de la machine de guerre
par rapport à l’appareil d’État, et c’est si vrai que le fascisme n’est pas
un appareil d’État!86.!»
La généralisation et l’intensification du droit de tuer proviennent
du «!mouvement pour le mouvement!» et de l’illimité de la «!destruc-
tion pure!» lorsque la machine de guerre nazie devient autonome.
Mais qu’est-ce à dire, sinon que le nazisme, par la guerre totalement
en acte, exaspère l’illimité de la production pour la production en
donnant une consistance ultime à l’économie de sa folie rationnelle

84."Pour une mise en perspective critique du concept arendtien de «!totalitarisme!» à


notre sens très proche de la lecture deleuzienne, cf. Roberto Esposito, «!Totalitarisme
ou biopolitique!»,!Tumultes, 1/2006, n° 26.
85."Gilles Deleuze, «!Appareils d’État et machines de guerre!», séance 13. Cf. Hannah
Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 72!: «!Leur idée de la domination ne
pouvait être réalisée ni par un État ni par un simple appareil de violence, mais seulement
par un mouvement constamment en mouvement!: à savoir la domination permanente de
tous les individus dans toutes les sphères de leur vie.!»
86."Gilles Deleuze, «!Appareils d’État et machines de guerre!», séance 13.
230 Guerres et Capital

dans un pur destructivisme!: c’est ainsi que le nazisme emporte dans


sa mort un simulacre d’appareil d’État, qui ne vaut plus que pour la
destruction. Foucault reprend aussi, dans le cas d’espèce du nazisme,
la dynamique de la guerre «!sans limites!», mais il semble se méprendre
sur sa source lorsqu’il l’assigne au biopouvoir de l’État en voulant
ignorer que le «!sans-limites!» est une «!loi!» du capital qui introduit
l’infini dans la production et, de là, dans la guerre, avec ce qui est
d’abord moins un «!droit!» (émanant d’un pouvoir souverain) qu’un
pouvoir de tuer. C’est ce mouvement qui échappe dans le fascisme et
constitue son diagramme d’échappement. Le «!racisme de guerre!»
dont parle Foucault est déchaîné par les mêmes forces. Comment
en effet l’État pourrait-il s’affranchir de sa propre conservation poli-
tique dans une dépopulation aussi radicale que celle poursuivie au nom
et sous l’emblème de la race par les nazis!? Il nous semble que c’est
autour de cette question que tourne Foucault lorsqu’il avance, dans
la dernière leçon d’«!Il faut défendre la société!»!:
Également, par le fait que la guerre est explicitement posée comme
un objectif politique – et pas simplement au fond, comme un objectif
politique pour obtenir un certain nombre de moyens, mais comme une
sorte de phase ultime et décisive de tous les processus politiques –, la
politique doit aboutir à la guerre, et la guerre doit être la phase finale
et décisive qui va couronner l’ensemble. Par conséquent, ce n’est pas
simplement la destruction des autres races qui est l’objectif du régime
nazi. La destruction des autres races est l’une des faces du projet, l’autre
face étant d’exposer sa propre race au danger absolu et universel de la
mort. Le risque de mourir, l’exposition à la destruction totale, est un des
principes inscrits parmi les devoirs fondamentaux de l’obéissance nazie,
et parmi les objectifs essentiels de la politique. Il faut que l’on arrive à
un point tel que la population tout entière soit exposée à la mort. Seule
cette exposition universelle de toute la population à la mort pourra
effectivement la constituer comme race supérieure et la régénérer défi-
nitivement face aux races qui auront été totalement exterminées ou qui
seront définitivement asservies!87.

87."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 231-232.


Les guerres totales 231

L’analyse de Deleuze a pu sembler à certains proche de celle de


Foucault, mais un abîme les sépare. Pour Deleuze en effet, c’est la
machine de guerre et sa tendance à subordonner l’État à ses objectifs
qui expliquent le nazisme et sa réorganisation d’un biopouvoir disci-
plinaire autant que suicidaire. Il est impossible d’en rendre compte
sans y introduire le mouvement infini transmis par le capital à la
guerre, que sa machination la plus «!pure!» aura transformée en flux
de destruction absolue dans «!l’exposition universelle à la mort!». Le
biopouvoir comme les disciplines et le «!droit de tuer!» ne sont que
les composantes des stratégies mises en œuvre par les machines de
guerre fascistes sous l’emprise du mouvement illimité et de sa totali-
sation dans la destruction sans limites d’un ennemi si absolu que toute
espèce d’intégration d’un but politique, et de la politique comme telle,
dans la guerre, y compris sous les auspices du renversement de la Formule
clausewitzienne, devient impossible. Ce que contient in nucleo la diffé-
rence de nature entre la machine de guerre et l’État quand celle-ci
engage, sous le nom générique de «!fascisme!», toute la compréhen-
sion du nazisme.
Dans le régime totalitaire à proprement parler, c’est souvent les mili-
taires qui ont le pouvoir, mais ce n’est pas du tout un régime machinique
de guerre. Au contraire. C’est un régime totalitaire au sens de l’État
minimum. Mais l’État fasciste, c’est tout autre chose et ce n’est pas par
hasard que les fascistes n’étaient pas des militaires. Un état-major, quand
il prend le pouvoir, il peut faire un État totalitaire. Un régime fasciste,
c’est beaucoup moins sûr. Un régime fasciste, c’est tellement une idée
de tordus, ce n’est pas les militaires. L’état-major allemand aurait bien
voulu le pouvoir, mais il a été devancé par Hitler […] et on ne peut pas
dire que le fascisme soit une émanation de l’État-major allemand. C’est
l’émanation de tout à fait autre chose. Or, c’est là qu’on voit une machine
de guerre qui s’autonomise par rapport à l’État!; d’où l’idée très bonne
de Virilio, l’État fasciste, c’est un État suicidaire. Bien sûr, il s’agit de tuer
les autres, mais on considérera sa propre mort, c’est ça le thème fasciste
de vivre la mort, comme le couronnement de la mort des autres. Vous
232 Guerres et Capital

trouvez ça dans tous les fascismes. Le totalitarisme, ce n’est pas ça du


tout. C’est plus petit bourgeois, c’est beaucoup plus conservateur!88.

Rapporter les techniques biopolitiques et disciplinaires à l’«!indus-


trialisation!» ou à l’«!économie!», comme le fait Foucault, est tout
autre chose que de les rapporter aux «!lois!» du Capital et à la machine
de guerre (distincte en nature de l’État), comme le propose Deleuze.
Le développement du racisme après la Première Guerre mondiale
prend son élan et s’autonomise non pas à partir des techniques du
biopouvoir!89, mais à partir de la machine de guerre mondiale nazie qui,
en s’autonomisant vis-à-vis de l’État et du Capital, porte à sa solu-
tion finale l’illimité de l’anéantissement de l’ennemi contenu dans la
guerre totale.
Si apparaît ici cette «!chose déroutante!» menant le biopouvoir
à la coexistence fasciste de la vie et de la mort, cette «!chose!», loin
de relever dans une sorte de passage continu de l’histoire de l’État,
de sa rationalité propre et de ses dispositifs, est bien plutôt soumise
à la contingence des «!relations stratégiques!» (elles doivent être
distinguées des relations gouvernants/gouvernés et des techniques de
pouvoir qui les gèrent!90), aux discontinuités de la lutte de classes et
aux issues incertaines de l’affrontement mortel entre capitalisme et
socialisme. Il faut se souvenir que le chef de l’opposition travailliste,
Landsbury, déclarait un mois après l’acting out de Churchill prenant

88."Gilles Deleuze, «!Appareils d’État et machines de guerre!», séance 13. On trouve


également ce thème de l’«!État suicidaire!» chez Foucault dans les mêmes pages d’«!Il
faut défendre la société!».
89."Cf. Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 230!: «!Je crois que c’est
beaucoup plus profond qu’une vieille tradition, beaucoup plus profond qu’une nouvelle
idéologie, c’est autre chose. La spécificité du racisme moderne, ce qui fait sa spécificité,
n’est pas lié à des mentalités, à des idéologies, aux mensonges du pouvoir. C’est lié à la
technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir!» (nos italiques).
90."Nous reviendrons longuement plus loin sur cette distinction essentielle intro-
duite par le dernier Foucault, que nous mettrons au service de notre propre analyse du
capitalisme le plus contemporain.
Les guerres totales 233

pour phare le «!génie romain!» de Mussolini!91!: «!Je ne vois décidé-


ment que deux méthodes [contre le chômage], et elles ont déjà été
définies par Mussolini!: travaux publics ou subsides […]. Si j’étais un
dictateur, je ferais comme Mussolini!92.!» Communes, au début des
années 1930, aux USA, à l’Italie fasciste et à l’Allemagne, ces mesures
biopolitiques divergeront par la suite radicalement du fait de straté-
gies politiques et militaires très différentes qui commanderont à leurs
économies respectives. Ce sont encore les rapports entre le Capital,
l’État et la machine de guerre qui priment.
C’est pourtant ce qui devient de plus en plus en plus difficilement
perceptible chez Foucault au terme des années 1970. L’articulation
théorique très riche de la réalité du capitalisme dessinant, au sein
même de l’exploitation économique, des dispositifs disciplinaires,
sécuritaires et normalisateurs de gouvernementalité de la popula-
tion échoue à rendre compte de la dimension du conflit de classes
ayant conduit aux guerres civiles européennes. Le marxisme, quant
à lui, a extrait les classes sociales de la population et du peuple, dont
les bolcheviks, à leur tour, extraient l’avant-garde du parti pour
construire la machine de guerre bolchévique à partir de la «!dictature
du prolétariat!» comme déclaration de la révolution en permanence!93.
Pour contrer cette politisation de la population selon une logique de
classes plus guerrière que militaire, la guerre totale va reconstruire, à
travers la militarisation de la société d’abord, le welfare ensuite, une
«!population!» pour mobiliser à l’intérieur de celle-ci les ressources
d’un peuple «!nationaliste!», auquel on pourra toujours administrer

91."C’est à l’occasion de son discours devant la Ligue antisocialiste britannique du 18


février 1933 que Winston Churchill déclare à la tribune!: «!Avec le fascisme, Mussolini a
élevé un phare que les pays engagés dans la lutte au corps-à-corps avec le socialisme ne
doivent pas hésiter à prendre pour guide.!» L’État corporatiste devient donc «!la voie
que peut suivre une nation lorsqu’elle est courageusement gouvernée!».
92."Cité, avec l’intervention de Churchill, par Luciano Canfora, La Démocratie, op.
cit., p. 286.
93."Selon l’expression de Marx dans «!Les luttes de classes en France – 1848 à 1850!».
234 Guerres et Capital

«!l’antidote racial aux effets destructifs des éléments hostiles à la


communauté populaire!94!».
Sur ce point, Marx aura toujours raison contre Foucault. Et surtout
lorsque ce dernier, en guise de fin de parcours dans le renversement
de la formule clausewitzienne, est amené à mettre en avant le social-
racisme affligeant un socialisme qui ne renoncerait pas au «!problème
de la lutte, de la lutte contre l’ennemi, de l’élimination de l’adversaire
à l’intérieur même de la société capitaliste!95!». Ce programme demeu-
rant le nôtre, il s’agit encore d’extraire de la (catégorie de) «!popu-
lation!» les conditions de réalité d’une stratégie politique, bien que
celle-ci ne puisse plus être exclusivement de classes au sens marxiste
le plus étroit.

9.6/!Warfare et welfare
Si la généralisation des techniques du biopouvoir a comme premier
objectif de protéger et d’assurer la vie de la population tout en l’ex-
posant à la mort, le «!paradoxe!» de la «!coexistence de la vie et de la
mort!» pointé par Foucault trouve son point d’application, d’explica-
tion et de résolution dans le rapport qu’il faut encore dire constituant
des technologies biopolitiques du welfare aux techniques du warfare.
«!From warfare state to welfare state!», ou « how the warfare state
became the welfare state!96!». Ce qui, de façon rigoureuse, doit s’en-
tendre au sens où la matrice du welfare est le warfare des guerres
totales, qui rend les deux notions inséparables dans le welfare comme
continuation du warfare par d’autres moyens. C’est toute l’importance
de la Première Guerre mondiale!: la réponse à la question «!Qu’y a-t-il
de neuf dans le New Deal!?!» renvoie à la tentative de construire une

94."Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 69.


95."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 232-233.
96."Ces deux expressions renvoient respectivement à Marc Allen Eisner, From Warfare
State to Welfare State: World War I, Compensatory State-Building, and the Limits of the
Modern Order, University Park, Pennsylvania State University Press, 2000!; et à Barbara
Ehrenreich, «The Fog of (Robot) War», URL!: www.tomdispatch.com/blog/175415.
Les guerres totales 235

néo-économie de guerre en temps de paix. Comme l’écrit Marc Allen


Eisner!: «!Le meilleur moyen de comprendre le New Deal, c’est de
l’inscrire dans une histoire plus longue, qui commence au moins avec
l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale!97.!»
Les guerres mondiales qui abritent la Grande Guerre civile euro-
péenne déterminent une transformation profonde du biopouvoir que
les analyses de François Ewald sur l’État-providence, inspirées par le
travail de Foucault, ne saisissent que très partiellement. En effet, si
«!l’État-providence accomplit le rêve du bio-pouvoir!98!», le welfare
moderne ne naît pas uniquement entre l’économique et le social d’un
droit à la sécurité étendant à la société entière une logique «!assuran-
tielle!» d’entreprise contre tous les «!risques!» inhérents à l’activité
productive (accidents du travail, chômage, maladie, retraite, etc.). Il
est aussi le fait de la guerre totale, et tout d’abord comme compensa-
tion pour l’engagement de la population et du prolétariat industriel
dans l’effort de guerre. «!L’État social, observe Grégoire Chamayou,
fut en partie le produit des guerres mondiales, le prix acquitté pour
la chair à canon, la contrepartie à l’impôt du sang, arraché par la
lutte. Le “coût” à mettre dans la balance des armes pour les “déci-
deurs politiques” se calcule aussi implicitement à l’aune de ce genre
de dépenses!99.!» En France, on pourra penser à l’ordonnance du 4
octobre 1945 et à la loi du 22 mai 1946 portant sur la généralisation de
la sécurité sociale, «!qui garantit les travailleurs et leur famille contre
les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer
leur capacité de gain. Elle couvre également les charges de maternité
et les charges de famille.!» Barbara Ehrenreich parvient à la même
conclusion à partir de la situation américaine, où le Social Security Act
promulgué en 1935 est partie intégrante du New Deal!: «!les “États-
providence” modernes […] sont en grande partie des produits de la
guerre – c’est-à-dire des efforts des gouvernements pour apaiser les

97."Marc Allen Eisner, op. cit., p. 299-300.


98."François Ewald, L’État-providence, Paris, Grasset, 1986, p. 374.
99."Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p. 266.
236 Guerres et Capital

soldats et leurs familles. Aux États-Unis par exemple, la guerre civile


conduisit à instaurer les “pensions de veuves” qui furent les ancêtres
de l’aide sociale aux familles et à l’enfance !100.!» On pourrait ajouter
que les premières pensions d’invalidité ont été versées aux soldats
de la guerre d’indépendance et que les premières retraites sont égale-
ment apparues après la guerre civile en incluant dans un premier
«!social welfare system!» les membres de la famille!101. Avant la Première
Guerre mondiale, on constate que le système des pensions militaires a
largement fonctionné comme un premier régime de retraite pour les
travailleurs (the «!respectable!» working class)!102. La constitution d’un
«!État fiscal!», qui trouve sa lointaine origine dans la guerre civile,
ne suit pas pour rien la chaîne des guerres avant de proprement se
construire pour financer la Première Guerre mondiale!103.
Le welfare est aussi une condition fondamentale de production
matérielle et subjective des soldats pour les guerres du capital. Car
il faut que les naissances compensent les décès et que les conscrits
soient aptes au combat!! S’ensuit une nouvelle économie de la vie qui
se conjugue avec le droit citoyen à la mort dans un rapport de forces
en principe plus favorable que celui qui avait présidé à la première
constitution de la force de travail. L’État doit maintenant associer
la «!qualité!» de la population à sa «!quantité!» en commençant par
y associer les femmes à travers toute une politique (nataliste) de la
maternité comme service national et travail social méritant – sous une
forme ou une autre – «!allocations!», qui vont faire de la mère donnant
et entretenant la vie l’équivalent du soldat risquant la mort pour la

100."Barbara Ehrenreich, art. cité.


101."Megan J. McClintock, «!Civil War Pensions and the Reconstructions of Union
Families!», Journal of American History, n°!83, septembre 1996, p. 466.
102."Charles Anderson, Industrial Insurance in the United States, Chicago, University
of Chicago Press, 1909, p. 277.
103."Cf. Elliot Brownlee, Federal Taxation in America: A Short History, Cambridge,
Cambridge University Press, 2004, p. 2!: «!L’impôt sur le revenu ne fut qu’une expé-
rience on ne peut plus tâtonnante jusqu’en 1916, année où l’Amérique se préparait à
entrer en guerre.!»
Les guerres totales 237

défense de la patrie. «!C’est l’utilité de la vie humaine sur le plan mili-


taire qui fut à l’origine du changement. Lorsqu’un pays fait la guerre
ou se prépare en vue d’une autre […], il doit s’occuper de ses futures
provisions de chair à canon!104.!» Il va sans dire que ni l’«!égalité!» ni la
«!différence!» (ni «!l’égalité dans la différence!») des sexes ne seront
comme telles reconnues… Reste que ce n’est pas dans la seule logique
(masculine) du biopouvoir qu’il faut chercher la logique paradoxale
d’une «!coexistence!» si peu pacifique, mais dans les stratégies du
capital, de ses armées et de ses machines de guerre.
Pendant la Première Guerre mondiale, les experts de la santé publique
furent choqués de découvrir qu’un tiers des conscrits étaient rejetés
pour inaptitude physique au service!: ils étaient trop faibles et trop
mous, ou bien trop abîmés par des accidents liés au travail. […] Les idées
de justice et d’équité sociales, ou du moins la peur des insurrections
ouvrières, ont assurément joué un rôle dans le développement de l’État
social [welfare state] au XXe siècle, mais il y avait aussi une motivation mili-
taire tout à fait pragmatique!: pour que les jeunes gens puissent devenir
des soldats efficaces, ils devaient être en bonne santé, bien nourris et
relativement éduqués!105.

S’il y a sans nulle doute une généalogie du welfare qui fait passer
les luttes pour la sécurité du travail à l’usine et le droit à la vie hors
de l’usine dans «!le calcul des risques!» de guerre civile, c’est bien à
la mobilisation totale de la société dans le travail de la guerre qu’il
sera revenu d’imposer l’«!universalisation!» du welfare à l’ensemble
de la population. Et «!d’où vient cette population!?!» reprend Carole
Pateman en écho avec les critiques féministes de Foucault, qui
peuvent ici s’autoriser des diatribes de Roosevelt ou de Beveridge
sur la mère soldate de la vie. Mais elle montre aussi comment le welfare

104."Sara Josephine Baker, Fighting for Life, New York, Macmillan, 1939, p. 165. Sara
Josephine Baker avait été nommé en 1908 responsable de la Division de l’Hygiène infan-
tile de la ville de New York. Ce fut le premier service exclusivement consacré à la santé
infantile.
105."Barbara Ehrenreich, art. cité.
238 Guerres et Capital

a tendu à se substituer au mari-soutien-de-famille, absent pour cause


de mobilisation (loi sur l’allocation aux femmes de mobilisés, sepa-
ration allowances)!: c’est le salaire du soldat transféré à sa tenant-lieu
(la femme comme personne privée) – en lieu et place de la reconnais-
sance sociale de la femme «!citoyenne!» de plein droit, qui n’apparaît
toujours pas dans les lois de sécurité sociale promulguées au lende-
main de la Seconde Guerre mondiale!106. Dans le Rapport Beveridge
de 1942, où est exposée la philosophie du Family Allowance Act,
qui est aussi le premier acte du welfare state britannique et de ce qui
deviendra en 1946 le National Insurance Act, le libéral keynésien
explique!: «!On doit considérer que la grande majorité des femmes
mariées effectuent un travail vital, bien que non rémunéré, sans lequel
leurs maris ne pourraient travailler et sans lequel le pays ne pourrait
continuer d’exister!107.!» Retour à la case départ pour les suffragettes
anglaises, qui avaient repris leur antienne de 1914 publiée dans La
Française!: «!Tant que la guerre durera, l’ennemi des femmes sera
aussi l’ennemi !108.!» Il en ira de même en France, où Marguerite de
Witt-Schlumberger, présidente de l’Union française pour le Suffrage
des Femmes, avait déclaré en 1916 que les femmes qui refusaient de
donner un enfant à la patrie devaient être considérées comme des
«!déserteurs!» (elle publiera quatre ans plus tard un livret intitulé Mères
de la patrie, ou traîtres à la patrie!?). On ne saurait cependant nier que
le féminisme maternel correspondait à une stratégie de temps de
guerre!109. Dans le pays comptant le plus haut pourcentage de femmes

106."Carole Pateman, «!Equality, Difference, Subordination: The Politics of


Motherhood and Women’s Citizenship!», in G. Bock, S. James (dir.), Beyond Equality
and Difference. Citizenship, Feminist Politics and Female Subjectivity, Londres et New
York, Routledge, 1992.
107."Ibid., p. 22. Beveridge s’était régulièrement plaint du fait que la campagne pour
les allocations familiales était par trop entachée de féminisme («!taint of feminism!»).
108."Cité par Gisela Bock, Women in European History, Oxford, Blackwell, 2002, p. 144.
109."Ce dont rend parfaitement compte le statement de Maude Royden en plein cœur
de la Grande Guerre!: «!L’État veut des enfants, et les lui donner représente un service à
la fois dangereux et honorable. Comme le soldat, la mère prend un risque et fait preuve
d’un dévouement que l’argent ne saurait compenser!; mais par conséquent, comme le
Les guerres totales 239

au travail, elle devait nécessairement se combiner avec les mesures


prises par le Comité du Travail féminin, placé sous la tutelle du minis-
tère de la Guerre, et avec les luttes syndicales dans l’usine propices
au développement d’un «!féminisme social!» dans le cadre du warfare
state en cours de welfarisation accélérée.
Aux États-Unis, la création du National War Labor Board pendant
la Grande Guerre anticipe sur le fonctionnement du National Labor
Relation Act du New Deal (le «!Wagner Act!») et stimule la partici-
pation des syndicats (surtout de l’American Federation of Labor) à
l’effort de guerre!110 : le nombre de syndiqués double presque entre
1916 et 1919, tandis que le revenu moyen ouvrier progresse, dans les
mêmes années, de 765!$ à 1272!$. Salaire minimum et égalité de salaire
homme/femme, journée de huit heures participent de la volonté d’as-
surer «!la subsistance du travailleur et de sa famille dans un bon état de
santé et dans un confort raisonnable!» – en échange du control of strikes
de la part des syndicats (car les grèves explosent dans un environne-
ment de plein emploi), de la limitation du droit de grève et de la réqui-
sition des ouvriers dans les industries stratégiques. Au sortir de la
guerre, l’AFL, en position de négociation beaucoup moins favorable,
se fera le défenseur du partage des profits de la taylorisation et du
scientific management qui semblaient avoir si bien réussi aux «!soldats
du travail!». Contre le mot d’ordre du contrôle ouvrier, «!l’idéologie
bolchévique, wobblie et rouge en général!111!», l’AFL développera une
politique d’alliance avec les «!syndicats maison!», qui proposaient «!un
partage des profits, des primes en actions, une assurance collective,
des pensions de retraite, des logements de fonction et des soins de

soldat, elle ne doit pas se retrouver dans une situation de “dépendance économique”!»
(cité par Carole Pateman, op. cit., p. 26).
110."Les syndicats sont également présents dans l’ensemble des administrations
de guerre!: Council of National Defense, Food Administration, Fuel Administration,
Emergency Construction Board, etc.
111."Ainsi que l’explique Samuel Gompers, président de l’AFL, en guise de motiva-
tion pour organiser un comité «!All-American!» de leaders syndicaux responsables (The
Taylor, April 8, 1919).
240 Guerres et Capital

santé !112!» (welfare capitalism). Un syndicaliste pourra lâcher!: «!N’y


a-t-il pas là un fort parallélisme avec le syndicalisme fasciste mis en
place par Mussolini en Italie!? Dès lors, cela n’annonce-t-il pas le
début d’une dictature industrielle et politique en Amérique!113!?!»
Avec les guerres totales fondées sur la conscription de masse
du prolétariat, le budget alloué à la solde des armées et à d’autres
caisses sociales pour entretenir les soldats (et les vétérans) dans un
welfare state corporatiste a une fonction politique évidente!: il s’agit
de prévenir la possibilité, toujours présente, d’insubordination
armée et de contestation sociale à laquelle pourraient se joindre les
conscrits (mobilisés ou démobilisés). Car la guerre civile est toujours
aux aguets, et les mutineries vont jouer un rôle déterminant dans les
révolutions de la première moitié du XXe siècle. Barbara Ehrenreich
le rappelle encore!: «!Depuis l’introduction des armées de masse dans
l’Europe du XVIIe siècle, la plupart des gouvernements ont compris
que le fait de sous-payer et de mal nourrir ses soldats – comme la
classe de ceux qui les approvisionnent –, c’est risquer de voir les
armes se tourner dans la direction inverse à celle que recommandent
les officiers!114.!»
Ce qui est bien sûr plus spécifique, c’est l’organisation du welfare
américain – l’organisation la plus poussée que l’on puisse alors
concevoir («!organization to the ultimate!») – à partir de l’intégra-
tion et de la coopération du «!travail!» dans le modèle de totalisation
de la Première Guerre. Quant à cette modélisation, il reviendra à nul
autre qu’à l’ancien président du War Industries Board (1917-1918) et
proche conseiller de Roosevelt, Bernard Baruch, de l’affirmer dans un
discours de mai 1933!: «!On trouvera peut-être un guide pour traverser
cette crise dans l’organisation et les méthodes du War Industries

112."Cf. Marc E. Eisner, op. cit., p. 177 (chap. 5!: «!From Warfare Crisis to Welfare
Capitalism!»).
113."A. J. Muste, «!Collective Bargaining – New Style!», Nation, 9 mai 1928, cité par
Marc E. Eisner, op. cit., p. 176. Muste était le président du Brookwood Labor College.
114."Barbara Ehrenreich, art. cité.
Les guerres totales 241

Board.!» En ce qui concerne le travail, dont les droits sont formalisés


dans la Section 7-a du National Industrial Recovery Act (NIRA)!115,
la conclusion sera aussitôt tirée côté syndical!:
Dans la nouvelle configuration, les syndicats doivent survivre non en
tant qu’organisations militantes de travailleurs, comme ils l’ont été par
le passé, mais simplement à titre de mécanismes nécessaires pour que les
accords acceptés par les leaders ouvriers sous les auspices du gouverne-
ment central soient suivis par des millions de syndicalistes de base. […]
Il n’est pas difficile de discerner dans ces évolutions les prémisses d’une
tentative pour mettre en place un arbitrage universel obligatoire, dont
on développe déjà les mécanismes. La force de travail doit être nourrie –
et domestiquée. Il faut lui donner une cage confortable, en prenant bien
soin de lui couper les griffes et de lui limer les dents!116.

La «!démocratisation de l’industrie!» doit se lire comme le nouvel


art de gouverner une discipline industrielle!117 exercée en priorité sur les
travailleurs puisque le business, qu’il s’agissait au départ de «!disci-
pliner!», va être rapidement appelé à des formes moins coercitives
de cooperative self-government profitant aux grandes entreprises,
surreprésentées dans les agences gouvernementales d’un État au
final moins anti-trust que compensatoire… «!Le NRA, conclut Marc
Ellen Eisner, était une expérimentation en matière de construction
d’un État compensatoire, une tentative d’ériger un système d’auto-
régulation placé sous la houlette du gouvernement, et un système à
l’évidence façonné sur le modèle du War Industries Board!118.!» Le
programme «!keynésien!» fort du second New Deal, définitivement
115."«!Droit de s’organiser et d’engager des négociations collectives par le biais des
représentants de leur choix…!» Pour le texte complet de la loi!: www.ssa.gov/history/
pdf/fdrbill.pdf.
116."Herbert Rabinowitz, «!Amend Section 7-a!!», Nation, 27 décembre 1933 (cité par
Marc Allen Eisner, op. cit., p. 334).
117."En reprenant le titre de l’ouvrage de Rexford Tugwell, The Industrial Discipline
and the Governmental Arts, New York, Colombia University Press, 1932. Écrit avant
que Tugwell ne rejoigne l’administration Roosevelt, ce livre (en particulier son dernier
chapitre) a largement inspiré le NRA.
118."Marc Allen Eisner, op. cit., p. 320.
242 Guerres et Capital

adopté en 1938, arrivait trop tard pour colmater les brèches d’un
programme de guerre en temps de paix. Il reviendra à la Seconde
Guerre mondiale de régler le problème. En bon anglais!: to provide the
engine for economic recovery (elle allumera le moteur du redressement
économique). Inutile de préciser que le transfert du législatif à un
exécutif d’administration engagé durant la Première Guerre (warfare)
et poursuivi dans le New Deal (welfare) allait favoriser «!l’extrême
délégation du pouvoir à des organisations dominées par les milieux
d’affaires et aux dollar-a-year men!119!». C’est sous les auspices roose-
veltiennes de celui qui n’est plus «!Dr. New Deal!» mais «!Dr. Win
the War!», d’un War Production Board dominé par des businessmen
plus attentifs au contrôle des salaires qu’à la maîtrise des coûts de
production, et d’une drastique redéfinition des objectifs de redistri-
bution sociale du welfare state que le «!plein emploi!» sera atteint. À
la fin de la guerre, seul le «!GI Bill of Rights!» de 1944 propose une
réelle extension du New Deal – au seul profit, donc, des «!vétérans!»
et sous la gouverne de la Veterans administration, qui contribue, avec
son «!américanisme à 100!%!», à la transformation du welfare state en
un National Security State dont la première caractéristique est d’ef-
facer les différences entre temps de paix et temps de guerre. Présidant
à la protection des intérêts économiques, politiques et militaires
américains à travers le monde (Pax Americana), la sécurité nationale
devient le principe de gouvernementalité de la société et de comman-
dement d’une planification industrielle tournée vers la Recherche
et le Développement (R&D)!120. La proclamée auto-gouvernance
industrielle (industrial self-government) est ainsi largement pilotée
par le Pentagone (qui privilégie les industries aéronautiques et

119."Ibid., p. 357. Les dollar-a-year men sont les millionnaires (aujourd’hui, les milliar-
daires) recevant le salaire symbolique d’un dollar l’an pour leurs activités dans des
structures étatiques, para-étatiques, ou… privées.
120."Entre 1954 et 1964, les militaires contrôlent plus de 70!% du budget fédéral pour
la recherche et le développement. Celui-ci est lui-même en expansion continue puisque
l’État fiscal s’adapte aux besoins du complexe militaro-industriel.
Les guerres totales 243

électroniques)!121 et son «!gouvernement par contrat!». «!Militariser,


c’est gouvernementaliser!», affirmait Harold Lasswell dans son article
de 1941 sur «!l’État militaire!» (ou «!État-garnison!»!: garrison state). Il
y avançait que celui qui venait serait beaucoup moins «!rigide!» que
ceux du passé par la chaîne technologique qui reliait présentement
le soldat au manager!122.

Penser la constitution du cycle économique non seulement à partir


du Capital, mais également dans le rapport constituant de ce dernier
avec la guerre, l’armée et l’État, nous amène à avancer une nouvelle
hypothèse pour appréhender les fonctions économico-politiques du
welfare de l’après-guerre.
Les guerres totales ont requis une énorme conscription qui a
concerné tous les pays d’Europe!: «!60 millions d’Européens ont
été mobilisés. L’ensemble de la vie sociale se voit subordonner aux
besoins militaires!123.!» Entre 1914 et 1945, les sociétés européennes
se sont entièrement militarisées. Il faut en conséquence concevoir
le projet américain de welfare capitalism dans l’après-Seconde Guerre
mondiale comme une opération de nouvelle totalisation, visant à inté-
grer cette immense militarisation des sociétés occidentales dans un
nouveau cycle économique qui commence par les plus grandes grèves
de l’histoire des États-Unis (4!600!000 grévistes en 1946).
Nous retrouvons, à une toute autre échelle, une situation analogue
à celle du «!tyran Cypsélos!» avec lequel nous avons ouvert ce livre et
qui, pour capturer et transformer la machine de guerre hoplitique en
force étatique, opère une «!territorialisation!» de l’armée en l’inté-
grant au circuit économique, et en faisant des soldats des «!salariés!».

121."Cf. Gregory Hooks, Forging the Military-Industrial Complex. World War II’s Battle
of the Potomac, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1991, chap. 7.
122."Harold D. Lasswell, «!The Garrison State!», American Journal of Sociology, vol.!46,
n°!4, January 1941, p. 466, p. 458. L’expression «!To militarize is to governmentalize!» se
trouve dans l’article qu’il publie dix ans plus tard ( «!Does the Garrison State Threaten
Civil Rights?!», Annals of the American Academy, n°!275, mai 1951, p. 111).
123."Thomas Hippler, op. cit., p. 98.
244 Guerres et Capital

La construction du circuit économique ne se fait plus en distribuant


des terres aux soldats, mais en distribuant du pouvoir d’achat (salaire,
allocation, pension) et des droits sociaux (welfare) à la population
militarisée (prolétariat industriel et prolétariat militaire) en échange
du strict contrôle du droit de grève par les syndicats (Taft-Hartley
Act, 1947!124), en taxant moins les riches qu’en imposant les pauvres
(construction et modernisation de l’État fiscal, mass tax), en effaçant
les dettes (notamment de l’Allemagne), en développant le complexe
militaro-industriel et les sources de financement du big business, etc.
Le «!plein emploi!» des années 1950 est le fruit de cette reterritoria-
lisation de la déterritorialisation produite par les guerres totales de
la guerre civile mondiale, qui avaient conduit l’économie américaine,
par destruction créatrice, à connaître «!la plus grande expansion de
capital de son histoire!». Si le welfare est transformation du warfare
qui lui a donné naissance, c’est bien ce dernier qui demeure la matrice
active du premier et qui l’impose comme une recapitalisation sociale de
l’État, avant de l’absorber dans le biopouvoir du complexe militaro-
industriel, «!dynamisé par le type de construction étatique adopté
pendant la Seconde Guerre mondiale et par la transformation conco-
mitante des processus économiques!125!».
Le plan Marshall opère la réappropriation des machines de
guerres (fascistes, révolutionnaires, impérialistes), dont l’objectif
est, d’une part, un nouveau régime d’accumulation et, de l’autre, la
construction d’une nouvelle machine de guerre made in USA, à la fois
puissance militaire hégémonique et «!grand créancier!» du monde.

124."Il s’agit d’un ensemble d’amendements restrictifs au Wagner Act. Les open shops
permettant l’embauche de non-syndiqués sont autorisés, les syndicats sont eux-mêmes
réduits à une simple fonction de négociation salariale et de garants du respect des
contrats de travail. Toute espèce de «!politisation!» de l’usine est mise hors la loi (les
délégués syndicaux doivent certifier ne pas être membres du Parti communiste).
125."Gregory Hooks, op. cit., p. 38-39. Les dépenses militaires représentaient 36!% du
budget fédéral en 1940 et 70!% un an plus tard. Entre 1942 et 1945, elles se montent à
plus de 90!%.
Les guerres totales 245

9.7/!Le keynésianisme de guerre


Crédité par Joan Robinson d’avoir découvert la Théorie générale avant
Keynes, l’économiste marxiste polonais d’origine juive Michal Kalecki
a écrit deux articles particulièrement importants pour notre propos!:
le premier en 1935 sur la politique économique de l’Allemagne nazie,
le second en 1943 sur le «!cycle politique!» du capital!126. Pris ensemble,
ils éclairent de façon saisissante le passage aux Trente Glorieuses en
rendant compte de la subordination des techniques biopolitiques
et disciplinaires aux intérêts stratégiques des capitalistes et de leur
machine de guerre.
L’œuvre de Kalecki s’inscrit dans la filiation d’une autre juive polo-
naise, Rosa Luxemburg, et de sa conception de la guerre «!comme
moyen privilégié pour la réalisation de la plus-value!127!», qu’il fera
fonctionner comme élément économico-politique fondamental dans
la Guerre froide!128.
Dans «!Les aspects politiques du plein emploi!» (1943), il énumère
les raisons de l’aversion du «!grand capital!» aux politiques de
dépenses publiques financées par la dette et finalisées vers la reprise
économique à travers le soutien de la consommation et de l’emploi.
Entre les deux guerres, l’extrême réticence du patronat à l’endroit
d’une telle politique keynésienne s’est manifestée dans tous les pays
capitalistes, des USA du New Deal à la France du Front populaire,
à l’exception notable de l’Allemagne nazie. Pourtant, et ce sont les
dernières lignes de son article, «!la lutte des forces progressistes pour
le plein emploi est en même temps le meilleur moyen de prévenir la
récurrence du fascisme!».

126."Michal Kalecki, «!Stimulating the Business Upswing in Nazi Germany!» (1935) et


«!Political Aspects of Full Employment!» (1943), in The Last Phase in the Transformation
of Capitalism, New York et Londres, Monthly Review Press Classics, 2009.
127."Cf. Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, op. cit., chap. 32!: «!Le militarisme
comme province de l’accumulation!».
128."Cf. Michal Kalecki, «!The Economic Situation in the United States as Compared
with the Pre-War Period!» (1956), in The Last Phase in the Transformation of Capitalism,
op. cit.
246 Guerres et Capital

L’opposition des capitalistes ne tombera que lorsque les dépenses


publiques seront principalement tournées vers la production d’arme-
ments en préparation de la Seconde Guerre mondiale. Jusque-là, une
partie importante du grand capital a fait obstacle à l’intervention de
l’État au motif qu’elle réduirait son autonomie et que les dépenses
dirigées vers la consommation et l’emploi engendreraient des
rapports de force plus favorables aux salariés. L’hostilité ainsi mani-
festée n’est pas économique, puisque les profits seraient plus élevés
en régime de plein emploi que sous le régime du «!laissez-faire!». Elle
est entièrement politique – d’où une étonnante description du «!cycle
politique!» de l’accumulation capitaliste, étonnante car dominée par
le point de vue stratégique. Kalecki est un cas rare d’économiste non
économiciste.
Il met en avant l’enchaînement de trois raisons pour expli-
quer le phénomène. Primo, le financement de la «!consommation
de masse!», s’il n’entrave en rien l’activité entrepreneuriale mais la
stimule plutôt, sape à la base l’éthique du capital qui ordonne de
gagner «!son pain quotidien à la sueur de son front!». Secundo, dans
les conditions de plein emploi, le licenciement ne fonctionnerait
plus comme mesure disciplinaire à la seule discrétion du capitaliste
tenant entre ses mains le destin du travailleur. Et chacun sait que
lorsque les travailleurs deviennent «!récalcitrants!», les industriels se
doivent de!leur «!donner une bonne leçon!». Tertio, «!la!discipline de
l’usine et la stabilité politique sont plus importants pour les capita-
listes que les profits courants. L’instinct de classe leur suggère que la
situation de plein emploi n’est pas “saine”, car le chômage doit rester
un élément!central!dans!l’organisation!capitaliste!129.!» Kalecki était
donc franchement pessimiste sur les capacités du système capitaliste
à engager durablement une politique démocratique de plein emploi
129."Michal Kalecki, «Political Aspects of Full Employment» (1943), art. cité, p. 78.
Kalecki fait suivre cette première intervention de trois articles sur la même question:
«!Three Ways to Full Employment!» (1944), «!Full Employment by Stimulating Private
Investment?!» (1945), «!Le maintien du plein emploi après la période de transition. Étude
comparée du problème aux Etats-Unis et au Royaume-Uni!» (1945).
Les guerres totales 247

«!par une expérimentation raisonnée dans le cadre du système actuel!»


(selon les termes d’une lettre de Keynes à Roosevelt de décembre
1933). C’est à l’Allemagne nazie qu’il revient en effet d’avoir, la
première, levé toutes ces objections au plein emploi en constituant
une manière de modèle pour le grand capital. Le rejet du finance-
ment de la consommation est contourné du fait de la concentration
– jusque-là inégalée en temps de paix – des dépenses publiques sur
l’armement, qui va faire décoller la production industrielle tout en
maîtrisant la hausse de la consommation par la hausse des prix. La
discipline d’usine et la stabilité politique sont quant à elles totalement
garanties par le nouveau régime fasciste (la panoplie des interven-
tions va de la dissolution des syndicats aux camps de concentra-
tion), tandis que l’appareil d’État est mis sous le contrôle direct de
la nouvelle alliance du grand capital avec le parti nazi!130. C’est bien
la nouvelle machine de guerre nazie se subordonnant l’État par de
nouvelles techniques de pouvoir (où la pression politique remplace
la pression économique du chômage) qui est à l’œuvre.
Le régime nazi est le premier à pratiquer avec succès un «!keyné-
sianisme de guerre!» stricto sensu (bien qu’ante litteram). Le réarme-
ment joue un rôle politique et économique central pour atteindre le
plein emploi et stimuler un cycle qui n’a d’autre «!débouché!» que la
guerre. Réaménagé dans le second New Deal (en 1937-1938) par les
Américains qui en reprennent l’échelle «!totale!», théorisé en 1940 par
Keynes lui-même dans How to Pay for the War!131 alors que les États-
Unis vont s’engager dans la guerre, le keynésianisme militaro-indus-
triel, loin d’être abandonné, sera largement mis à profit pendant toute
la Guerre froide (avec référence explicite à l’Allemagne des années

130."Michal Kalecki, «!Stimulating the Business Upswing in Nazi Germany!» (1935), in


The Last Phase in the Transformation of Capitalism, op. cit. On trouve dans le grand livre de
Franz Neumann sur le national-socialisme (1re édition, 1942) des considérations éton-
namment proches, cf. Franz Neumann, Behemoth. The Structure and Regime of National-
Socialism, 1933-1944, Chicago, Irvan R. Dee Publisher, 2009, p. 359.
131."Épargne obligatoire (forced saving), rationnement, contrôle des prix et des salaires
sont au programme.
248 Guerres et Capital

1930 de la part de certains économistes liés au stalinisme, comme


Eugen Varga). Mais en réalité, la politique de réarmement avait déjà
permis de sortir de la dépression qui menaçait l’économie-monde
après la crise financière de 1907, dont l’origine devait déjà être cher-
chée dans le trop grand «!laissez-faire!» du système financier améri-
cain. La reprise économique par le réarmement avait conduit tout
droit à la Première Guerre mondiale.
Parallèlement à l’économie permanente d’armement qu’elle met
en place – économie qui ne cessera de croître jusqu’en 1945, et qu’il
faut comprendre avec Franz Neumann comme une véritable «!révo-
lution industrielle!» (basée sur l’industrie chimique) financée par
l’État!national-socialiste!au!profit!d’une monopolisation/cartelli-
sation/oligarchisation sans précédent!132 –, l’Allemagne nazie, tout
en réduisant les droits du travailleur à rien!133, développe le welfare
comme aucune autre nation au monde. Et c’est de loin sa meil-
leure arme de propagande à usage interne !134. «!Pendant la Seconde
Guerre mondiale, le Reich consacra aux aides familiales la somme
totale considérable pour l’époque de 27,5 milliards. Les allocations
versées aux familles allemandes représentaient en moyenne 72,8!%
des revenus d’avant guerre, soit près de deux fois plus que ce qui reve-
nait aux familles des soldats américains (37,6!%) et anglais (38,1!%).!»
Les postes budgétaires intitulés «!mesures de politique démogra-
phique!» doublèrent également entre 1939 et 1941. En 1941, «!les
pensions connurent une hausse moyenne de 15!%!». L’enseignement

132."Franz Neumann, op. cit., p. 277-292. Neumann insiste sur le fait qu’elle obéit à une
logique strictement capitalistique (IIe partie, chap. IV : «!The Command Economy!»).
133."Ibid., p.!337!: «!Le travailleur n’a aucun droit.!» Voir toute la discussion qui s’en-
suit sur la réalité du «!marché du travail libre!» supposé définir le capitalisme. Cette
absence de droits du travailleur explique aussi la généralisation du salaire au rende-
ment (Leistungslohn) et une augmentation des revenus, qui, pour substantielle qu’elle
soit, couvre seulement la moitié des gains de production (à commencer par le nombre
d’heures travaillées) entre 1932 et 1938 (ibid., p. 434-436).
134."Ce qui est encore relevé par Franz Neumann: «!La sécurité sociale est le seul
slogan de propagande fondé sur la vérité, et peut-être la seule arme puissante de toute
cette machine à propagande!» (op. cit., p. 432).
Les guerres totales 249

supérieur était gratuit, comme l’accès aux soins. On pourra citer ici
les propos hautement surprenants d’un officier britannique qui, à
son arrivée en Allemagne, en avril 1945, remarque que!«!les gens ne
reflétaient pas la destruction. Ils avaient bonne mine, avaient des
couleurs, étaient plein d’entrain et plutôt bien habillés. Un système
économique soutenu jusqu’au bout par des millions de reichsmarks
provenant de mains étrangères et par le pillage de tout le continent
montrait ici ses résultats!135.!»
Encore faut-il souligner la non-durabilité suicidaire du capi-
talisme de guerre totale nazi et le mettre en regard de l’échelle de
dévastation de la plupart des villes allemandes où n’errent plus que
des femmes-fantômes et des silhouettes noires chargées de ballots…
Il y a aussi ces reportages de Victor Gollancz à l’automne 1946 dans
la zone d’occupation anglaise!136, qui cadrent mal avec la description
de notre officier, tant s’y reflète la destruction de tout un continent
soumis à ces formes extrêmes d’«!accumulation primitive!» qu’au-
ront été – insiste Franz Neumann – la germanisation et l’aryanisation
dont les démocraties occidentales se sont rendues complices (avant
d’écraser le pays entier sous un tapis de bombes, «!pour détruire le
moral de la population civile ennemie, en particulier des travailleurs
civils!», selon l’explication de Churchill en février 1942). Raison pour
laquelle le peuple allemand ne croit plus en la démocratie libérale du
statu quo. En appelant simultanément à «!l’action politique consciente
des masses opprimées!», à une théorie politique non liberticide «!aussi
efficace que le national-socialisme!» et aux «!potentialités d’une
Europe unifiée!» qui saurait apporter le welfare à tous ses habitants,
la conclusion du Behemoth de Neumann ne laisse pas d’être profon-
dément inquiétante!137. C’est aussi que nous savons que le warfare aura

135."Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Paris, Flammarion, 2005, p. 60,
305.
136."Victor Gollancz, In the Darkest Germany: A Record of a Visit, Hinsdale, Henry
Regnery Co., 1947.
137."Franz Neumann, op. cit., p. 475-476.
250 Guerres et Capital

été et continuera d’être la condition fondamentale de la consomma-


tion de masse, à laquelle auront fortement contribué les programmes
de développement du Reich en faveur de sa population automobi-
lisée (the Nazi landscape). Ce qui ne contredit en rien l’affirmation
de Kalecki, au début des années 1960, selon laquelle «!l’expérience a
montré que le fascisme n’est pas un système indispensable pour que
l’industrie de l’armement joue son rôle de réduction du chômage de
masse!».
10.
Les jeux de stratégie
de la Guerre froide
Whatever happens, the show must go on.
And the United States must run the show.
— Anonyme
La Guerre froide est souvent définie par «!la course aux armements!»,
comme si c’était là une spécificité de la période et de cette phase du
développement capitaliste. Ce à quoi on objectera que le!keynésia-
nisme militaire est, sous une forme ou une autre, condition continuée
de l’essor du capitalisme. Ou pour le dire autrement!: «!LA!» guerre
a une fonction stratégique directement économique que la Guerre
froide rend seulement plus évidente en ajoutant à sa fonction de
contrôle social.
Fort d’une étude prolongée de la conjoncture économique améri-
caine avant et après la guerre, Michal Kalecki affirme que la «!mili-
tarisation de l’économie!» est une composante essentielle de la
«!demande effective!» keynésienne!1. Suivant l’enseignement de Rosa
Luxemburg, les investissements militaires sont à ses yeux le moyen le
plus efficace pour résoudre la contradiction représentée par la réali-
sation de la plus-value en réglant le problème de la divergence entre
le développement des forces productives et la capacité du marché à
l’absorber. Le réarmement permet de résoudre la contradiction en la

1."Cf. Michal Kalecki, «!The Economic Situation in the United States as Compared
with the Pre-War Period!» (1956)!; «!The Fascism of Our Times!» (1964); «!Vietnam and
U.S. Big Business!» (1967), in The Last Phase of the Transformation of Capitalism, op. cit.
254 Guerres et Capital

contrôlant politiquement par la guerre. Tout au long du Golden Age


du capitalisme, les investissements militaires ont en effet permis de ne
pas traduire au prorata de l’augmentation de la productivité!2 l’explosion
de l’accumulation industrielle de l’après-guerre en consommation de
masse, et donc en augmentation du niveau de vie des travailleurs et
de la population – mais au contraire d’en contrôler l’expansion et, le
cas échéant, de la réduire au profit de la «part» du Big Business. Le
«!plein emploi!», insiste Kalecki, a été atteint grâce à l’emploi massif
des militaires et des salariés des industries de guerre. Sans la «!guerre!»,
chaude ou froide, pas de plein emploi. Keynes confirme sur ce point
l’analyse du marxiste Kalecki, qui y inclut le soubassement militaire
du plan Marshall (et plus généralement de toutes les espèces d’«!aide
économique extérieure!»!: la base et son contingent ne sont jamais
bien loin). Le «!keynésianisme!» et la militarisation «!libérale!» de la
société qui le soutient seront donc appliqués en Allemagne et au
Japon, les deux puissances vaincues (et officiellement «!démilitari-
sées!») de la Seconde Guerre mondiale, avec les mêmes objectifs et
les mêmes résultats. Pendant toute la Guerre froide, selon cette pers-
pective globale, la croissance du revenu national est avant tout le fait
de l’augmentation des dépenses militaires, tandis que la répartition
des profits joue en faveur de l’intensification tous azimuts de l’indus-
trie de l’armement. Le grand récit des Trente Glorieuses relève donc
d’une chronique de guerre. Car il faut encore considérer que la «!mili-
tarisation!» de la Guerre froide est le vecteur majeur du développe-
ment et du contrôle de la « recherche scientifique!». Comme nous le
verrons, la Big Science fait trait d’union entre le militaire et l’industriel.
Ils composent un seul complexe de recherche opérationnelle pour tous les
systèmes «!hommes-machines!» du capitalisme mondial qui atteint à
son intégration dans la Guerre froide. Création de la Guerre froide, le
«!General Intellect!» n’est pas le fruit du développement générique de la
communication, de la science et de la technologie, mais des énormes

2."Près de 60!% entre 1937 et 1955.


Les jeux de stratégie de la Guerre froide 255

investissements militaires qui le façonnent en tant que cerveau du


Capitalisme Mondial Intégré/Intégrant.
Giovanni Arrighi tire des conclusions plus générales encore de
la course aux armements quand il reproche au marxisme et à Marx
lui-même d’avoir négligé la fonction «!économique!» et «!techno-
logique!» de la guerre. La double limite «!économiciste!» et «!tech-
nologiste!» grevant l’appréhension du capitalisme se reproduirait
en effet dans la plus longue durée de l’histoire du marxisme, jusque
dans ses métamorphoses les plus acérées (opéraïsme). L’insistance
de Marx sur la «!supériorité concurrentielle de la production capi-
taliste!» vis-à-vis des autres économies lui fait écrire la formule choc
– la phrase est souvent citée – selon laquelle «!le bas prix de ses
marchandises est la grosse artillerie avec laquelle [la bourgeoisie]
démolit toute les murailles de Chine!». Sauf que, objecte Arrighi,
«!dans le cas de la Chine, c’est plus la force militaire que l’artillerie
métaphorique des marchandises à bas prix qui fut essentielle pour
assujettir l’Orient à l’Occident!». Et de conclure!: «!À se concentrer
exclusivement sur le rapport entre capitalisme et industrialisme,
Marx finit par n’accorder aucune attention au lien étroit que ces deux
phénomènes entretiennent avec le militarisme!3.!»
La course aux armements caractérise depuis ses origines le déve-
loppement du Capital. «!Le “keynésianisme militaire”!– qui consiste
en une politique de dépenses militaires débouchant sur une augmen-
tation de revenus des citoyens de l’État qui effectue ces dépenses,
accroissant ainsi ses recettes fiscales et sa capacité à financer de
nouvelles phases de dépenses militaires – n’est pas plus né au XX e
siècle que le capital financier ou l’entreprise transnationale!4.!» Les
villes-États italiennes pratiquaient déjà une espèce de keynésianisme
de guerre à échelle réduite.
Le même keynésianisme de guerre est également au fonde-
ment du fonctionnement à l’équilibre des puissances entre les États
3."Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 114-115.
4."Ibid., p. 337.
256 Guerres et Capital

européens faisant suite au traité de Westphalie (ce que Schmitt n’a


pas su voir dans son analyse de l’«!équilibre européen!»). Poussant
à la concurrence militaire, il a obligé les États à améliorer constam-
ment le rendement de leurs entreprises et de leurs techniques guer-
rières en creusant le différentiel de puissance avec les autres parties
du monde. Il constitue ainsi une des clefs essentielles pour la compré-
hension de l’accumulation coloniale, dont la condition sine qua non
a été l’accumulation de la force militaire. Capitalisme et militarisme
se renforcent mutuellement aux dépens des autres économies. «!La
synergie entre capitalisme, industrialisme et militarisme, animée
par la concurrence interétatique, a bel et bien engendré un cercle
vertueux de l’enrichissement et de l’acquisition de puissance pour les
peuples d’origine européenne et, corrélativement, un cercle vicieux
d’appauvrissement et d’assujettissement pour la plupart des autres
peuples!5.!»
Arrighi est donc fondé à concevoir la guerre comme la source
des innovations technologiques qui vont se répandre et innerver la
«!production!» et le commerce. La guerre n’est-elle pas la première
machinerie sociale, bien avant l’usine, à faire un large usage des
grandes machines technologiques!? L’armée est aussi la première
institution à introduire, dès le début du XVII e siècle, la «!gestion
scientifique!» en standardisant les gestes des soldats, de la marche,
du chargement et de l’utilisation des armes (ce qui n’avait pas échappé
à Foucault). La «!destruction créatrice!», n’en déplaise à Schumpeter,
n’est pas seulement mue par l’innovation entrepreneuriale, mais
d’abord, et avec des conséquences bien plus dramatiques, par la
guerre.
L’innovation technologique et scientifique dépend de la machine
sociale et, au premier rang, de la machine de guerre. Elle peut éclore
suivant la logique «!autonome!» du phylum machinique, mais sa
sélection, son implémentation, son perfectionnement et son appli-
cation à grande échelle à la production et à la consommation sont
5."Ibid., p. 134. Arrighi renvoie l’ensemble de ce raisonnement vers Adam Smith.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 257

largement le fait de la machine de guerre. Notre analyse des deux


guerres totales, et de ce qui va se poursuivre par de nouveaux moyens
dans la Guerre froide, corrobore le sens des observations d’Arrighi à
propos de la révolution industrielle!: «!La demande militaire eut, au
cours des guerres napoléoniennes, une influence déterminante sur
l’économie britannique!: c’est à cette dynamique guerrière, et à elle
seule, qu’est dû le perfectionnement des machines à vapeur et des
inventions historiques comme la voie ferrée ou le navire cuirassé. En
ce sens, la révolution industrielle qui s’opéra dans les secteurs les plus
importants – les industries de biens d’équipement – fut dans une large
mesure le produit de la course européenne à l’armement!6.!»
La course aux armements caractérisant tout le XXe siècle se révèle
être l’inscription irréversible de la guerre industrielle au cœur du
mode de production qui se manifeste désormais, de manière tout
aussi irréversible, comme «!mode de destruction!». Les guerres
«!industrielles!» ne sont en aucune façon une parenthèse sanglante
dans le développement économique!7!; industrielles, elles sont comme
son précipité et l’aboutissement le plus cohérent du mode de produc-
tion capitaliste. En ce sens, la Guerre froide ne fait que continuer et
intensifier cette inscription de la guerre dans le Capital sous la forme
ultime du libéral-keynésianisme. «!Dans le nouveau système, les capa-
cités militaires mondiales devinrent le “duopole” des États-Unis et de
l’URSS, mais la course aux armements se poursuivit, emmenée, cette
fois, non plus par un équilibre des puissances, mais par un équilibre
de la terreur!8.!» La puissance destructrice de l’humanité atomique
ne s’arrête pas à Hiroshima, Hiroshima devient le technological

6."Ibid., p. 339.
7."C’était la vision entretenue par l’administration Roosevelt pendant la guerre. Elle
est résumée de façon particulièrement acide par Philip Wylie dans son bestseller des
années 1940, Generation of Vipers (1942)!: «!Beaucoup ne veulent pas se donner la peine
de se battre pour vivre tant qu’on ne les a pas convaincus que leur percolateur vivra aussi,
ainsi que leur voiture, leur toiture synthétique et leurs couches jetables!» (Philip Wylie,
Generation of Vipers, éd. augmentée, New York, Rinehart, 1955, p. 236).
8."Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 344.
258 Guerres et Capital

breakthrough de la Guerre froide conduisant à l’installation, dans les


années 1960, de centaines de missiles nucléaires à longue portée,
pointés contre les métropoles les plus importantes des USA et de
l’URSS. Loin de mettre fin à la course bipolaire, les accords SALT de
limitation des armements stratégiques signés en 1972 ne firent que
la reporter «!sur d’autres armes qui n’étaient pas mentionnées dans
le traité, pour la bonne raison qu’elles n’existaient pas!9!» encore. Le
principe d’existence de la Guerre froide ne sera définitivement mis à
mal qu’avec la banqueroute de l’URSS, qui vient couronner la centra-
lisation des ressources militaro-industrialo-scientifiques mondiales
aux seules mains des États-Unis.
L’histoire de la Guerre froide est une histoire américaine écrite de
bout en bout par la superpuissance sortie vainqueur de deux guerres
mondiales. Suralimentés par le plein emploi et l’innovation techno-
logique de l’économie de guerre qui a fait croitre la productivité et
la consommation de masse avec la militarisation logistique de l’en-
semble de la société (subsomption militaire), les États-Unis s’affirment
comme puissance créditrice du nouvel ordre global issu de la sociali-
sation et de la capitalisation de la guerre totale. Elle prend la forme
d’un impérialisme si déterritorialisé qu’on ne peut que le dire «!anti-
impérialiste!» au sens où il accélère la désagrégation de l’impérialisme
classique !10. Il y a déterritorialisation de l’expansion, qui n’est plus
territoriale, et déterritorialisation de la guerre qui soutient la déco-
lonisation néocoloniale et la géopolitique de l’aide économique!:
l’une et l’autre relèvent de l’investissement du capital excéden-
taire dans la protection mondiale du marché de la Pax Americana.
Mais la Guerre froide n’est pas seulement déterritorialisation de la
guerre interétatique dirigée contre l’«!impérialisme soviétique!» et
l’«!esclavage communiste!»!; elle est, at home et abroad, un nouveau
9."William McNeill, cité par Giovanni Arrighi, ibid.
10."Cf. Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century. Money, Power and the Origins of
our Times, op. cit., p. 71: «!Si l’on qualifie d’“impérialiste” la dynamique propre à l’hégé-
monie britannique, on est obligé de qualifier d’“anti-impérialiste” l’orientation principale
de l’hégémonie états-unienne.!»
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 259

régime biopolitique d’endocolonisation de l’ensemble de la popula-


tion soumise à l’American way of life qu’il faut décidément inscrire au
cœur de la machine de guerre du capital. Résumons avec Kissinger!!:
«!Le mot globalisation n’est en réalité qu’un autre nom pour dire le rôle
dominant joué par les États-Unis.!»
C’est donc aux États-Unis que va se jouer le destin historial de la
«!lutte des classes!». Économiquement et politiquement renforcée
par le «!plein emploi!» de la deuxième guerre industrielle, la classe
ouvrière va pourtant être défaite au point de rencontre du sujet
ouvrier avec un nouveau fondamentalisme politique, qui renouvelle
les règles du jeu de la guerre économique en s’attaquant à l’idée même
du communisme dont était porteuse la Révolution russe. Ni Marx, ni
Lénine, dont la présence est signalée à Détroit durant les grandes
grèves de 1946, ne pourront contrarier ce dénouement en forme de
première victoire de la Guerre froide dans l’immédiat après-guerre.
Mais c’est aussi le cycle de luttes dont 1968 est le chiffre mondial, et
qui se déploie depuis la fin des années 1950 aux USA, qui sonnera le
glas de la force politique de la «!classe!». Sous l’affrontement Capital-
Travail, à même le développement de la consommation de masse,
contre l’institutionnalisation managériale du General Intellect, on
trouve les luttes des colonisés de l’intérieur, des Noirs, des femmes,
des prolétaires non garantis par le «!système de l’entreprise!», des
étudiants, des nouvelles subjectivités. Ces luttes sans contradiction
centrale ni médiation générale sont les premières à explorer les condi-
tions de réalité d’une nouvelle machine de guerre anticapitaliste dont
les modalités présentes ne sont de toute évidence plus déterminées
par l’affrontement entre «!mouvement!» et «!organisation!» qui court
tout au long des années 1960!11.

11."Voir par exemple Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor People’s Movements.
Why They Succeed, How They Fail, New York, Vintage Book, 1979. Activistes engagés
dans le Welfare Rights Movement, les auteurs retracent dans leur livre l’importance de
ce conflit entre «!organisation!» et «!mouvement!» durant toute la période des années
1960, et au-delà.
260 Guerres et Capital

10.1/!Cybernétique
de la Guerre froide
La Guerre froide ne marque pas seulement l’entrée dans l’âge cyborg
de la communication et du contrôle cybernétiques, elle est elle-
même une manière de cyborg en ce sens qu’elle abrite dans sa zone
grise la Grande Transformation de la machine de guerre du capital
par feedback de toutes les «!informations!» de la guerre totale indus-
triellement et scientifiquement organisée, qui devient ainsi le modèle
de développement de l’économie de (non-)paix. Des études sur la
conduite de tir du canon anti-aérien et son automation conduisant à
l’idée de rétroaction (et de servomécanisme) jusqu’aux simulations
numériques nécessaires à la construction de la bombe atomique, la
pensée cybernétique n’est pas seulement née de la guerre – elle la
prolonge par tous les moyens dans la gestion d’une guerre planétaire
virtuelle-réelle valant pour mobilisation et modélisation permanentes
de l’ensemble de la société soumise au calcul d’optimisation (en bon
américain!: to get numbers out). Nulle science-fiction ici !12, puisque
l’usine automatisée est, avec l’ordinateur qui «!calcule!» la meilleure
stratégie pour gagner une guerre atomique, l’autre entité du scénario
cybernétique. C’est cette relation constituante entre la machine-à-
faire-la-guerre et la machine-à-produire qui pourvoit la cybernétique
de son sens le plus moderne (construit à partir du grec kubernêtikê)
de machine-à-gouverner et de machination capitalistique du gouverne-
ment des hommes. Elle commande à la gestion de la guerre comme à la
gestion industrielle de la société toute entière ( jusqu’aux systèmes
de santé public, de développement urbain, d’organisation de l’espace
domestique, etc.), dont «!on pense comprendre et contrôler la dyna-
mique par de nouveaux instruments dérivés des sciences formalisées
de l’ingénieur!» et des techniques de management (entendues au sens

12."On pensera à l’avertissement de Norbert Wiener!: «!Si les notions [de la cyber-
nétique] vous plaisent à cause de leur nom romantique et de leur atmosphère de
science-fiction, restez-en éloigné!» (Norbert Wiener, «!Automatization!», Collected
Works, vol. IV, Cambridge et Londres, MIT Press, 1985, p. 683).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 261

logistique le plus large, car il n’y a plus de différence «!réelle!» entre


technique et logistique, hardware et management)!13. La machine
de guerre du capital est le moteur de cette science de l’organisation
et des recherches opérationnelles tendant à abolir les frontières disci-
plinaires en produisant des hybrides entre mathématiques «!pures!»
(qui se fondamentalisent), sciences dures (avec leurs équipements
monumentaux qui ne peuvent être que partagés!: naissance de la
Big Science), engineering et sciences sociales (passant sous la coupe
des «!sciences du comportement!» et de la psychologie cognitive!:
béhaviourisme). Promue par la guerre des sciences appliquées que
l’on vient de gagner!14, c’est maintenant l’ingénierie de la complexité
qui passe entre (sciences de la) Nature et (de la) Société avec l’in-
vention d’outils polymorphes construits sur les mathématiques, la
logique et les ordinateurs!15. Leurs approches modalisées et haute-
ment formalisées portent les noms de «!recherche opérationnelle,
théorie générale des systèmes, programmation linéaire et non
linéaire, analyse séquentielle, mathématiques de la décision, théorie
des jeux, théorie mathématique de l’optimisation, analyse coûts-bé-
néfices!16!». S’ensuit une première forme de transdisciplinarité (entre

13."Dominique Pestre, «!Le nouvel univers des sciences et des techniques!: une propo-
sition générale!», in A. Dahan et D. Pestre (dir.), Les Sciences pour la guerre (1940-1960),
Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
14."Cf. Vannevar Bush, Modern Arms and Free Men. A Discussion on the Role of Science in
Preserving Democracy, New York, Simon and Schuster, 1949, p. 27!: «!La Seconde Guerre
mondiale fut […] une guerre de la science appliquée.!» Vannevar Bush était pendant la
guerre le directeur de l’Office of Scientific Research and Development (OSRD) qui
avait mis sous contrat militaire, sans les intégrer dans l’armée, la «!classe scientifique!»
américaine et les laboratoires de recherches universitaires les plus prestigieux (MIT,
Princeton, Columbia, etc.). Ils connaissent de la sorte un essor sans précédent.
15."Cf. Warren Weaver, «!Science and Complexity!», American Scientist, vol. 36, 1947.
Mathématicien, science manager et directeur depuis sa fondation en 1942 de l’Applied
Mathematical Pannel (AMP) qui était un département du National Defense Research
Committee (NDRC), Warren Weaver sera étroitement associé à la création de la RAND
Corporation. RAND est l’acronyme de «!Research ANd Development!». Ce premier
think tank de l’après-guerre a été fondé par l’US Air Force. John Von Neumann y joue
un rôle central.
16."Dominique Pestre, art. cité, p. 30.
262 Guerres et Capital

logiciens, mathématiciens, statisticiens, physiciens, chimistes, ingé-


nieurs, économistes, sociologues, anthropologues, biologistes,
physiologistes, généticiens, psychologues, théoriciens des jeux et
chercheurs opérationnels directement issus du domaine militaire)
qui sera favorisée et financée par l’armée américaine (think tanks
comme la RAND Corporation, à juste titre considérée comme «!la
pierre de touche institutionnelle de la Guerre froide aux États-
Unis!17!», Summer Studies, universités) en conjonction constante avec
les grandes entreprises qu’elle contractualise en orientant leur déve-
loppement (économie de l’innovation). Il s’agit donc d’une transdis-
ciplinarité entrepreneuriale où les chercheurs, bien que directement
subventionnés par l’appareil militaire!18, sont amenés à agencer des
«!réseaux de technologues, de financeurs et d’administrateurs pour
mener à bien leurs projets!19!». Il s’ensuit également un nouveau mode
de gouvernementalité transversale à l’ensemble de la société, qui ne fait
pas «!communiquer!» la production de la science et la science de la
production dans l’usine sans usiner des citoyens-consommateurs,
selon le même principe procédural d’optimisation du contrôle (par
régulation d’un système ouvert tenant compte du facteur d’incerti-
tude) et d’extension du domaine de circulation des «!informations!».
En sorte qu’à ce double niveau, qui engage la constitution du General
Intellect du Capital imposant la «!cybernétique!» comme la méta-
physique d’une «!Theory of Everything!» (Andy Pickering) informée
par l’ordinateur, la Guerre froide ne donne pas seulement lieu à son
expérimentation à échelle planétaire dans une épistémologie globale
17."Robert Leonard, «!Théorie des jeux et psychologie sociale à la RAND!», in Les
Sciences pour la guerre, op. cit., p. 85. Sur la fonction matricielle de la RAND eu égard
au montage et à la manutention de la guerre froide, voir encore Alex Abella, Soldiers of
Reason. The RAND Corporation and the Rise of American Empire, Boston et New York,
Mariner Books, 2009.
18."L’Office of Naval Research (ONR) était rapidement devenu dans l’immédiat après-
guerre le plus important organe de financement de la recherche aux États-Unis.
19."Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture. Stewart Brant, the Whole Earth
Network, and the Rise of Digital Utopianism, Chicago et Londres, Chicago University
Press, 2006, p. 19.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 263

de l’ennemi soviétique basée sur la simulation : elle est la stratégie la plus


intensive qui soit de continuation rationnelle de la guerre totale définie par
l’indivision du «!produit intérieur total!» entre les domaines militaires
et civils, et par son incompatibilité avec toute espèce de laissez-faire.
Ce qui revient à dire que la Guerre froide est un projet américain de
globalisation du contrôle social animé par une cybernétique de la
population.
Car cette «!production intérieure!», cet «!intérieur!» qui a fait la
preuve de sa capacité de projection mondiale est celui de la puissance
sortie victorieuse de la guerre à un niveau si inégalé aux plans mili-
taire, industriel, technologique, financier, etc., qu’il signe la fin de la
suprématie européenne et de ses formes classiquement extensives
d’impérialisme. Le monde d’avant-guerre est en ruine. Si la vague
de décolonisation qui touche de plein fouet une Europe en pleine
ébullition sociale («!La propriété, c’est la collaboration!») stimule les
nouvelles formes que doit emprunter la fonction globale de la puis-
sance américaine, celle-ci doit faire face at home, avec la question de
la démobilisation et de la reconversion de l’économie, au pouvoir
ouvrier issu du «!plein emploi!» de la guerre. Coïncidant avec l’émer-
gence de la question «!noire!» et des «!minorités!» (guerres raciales
de la décolonisation interne), et avec le «!problème!» de la place des
femmes dans la société après leur présence massive à l’usine (guerre
des sexes pour l’égalité de salaire menaçant de se reporter sur l’éco-
nomie domestique !20), la multiplication des grèves pose de façon
aiguë la question de la transduction du warfare en un welfare anti-
communiste. Pour opérer la reconversion des «!forces destructives!»
mobilisées par les sciences et les industries de mort en «!forces
productives!» de l’American way of life (le welfare-monde de la consom-
mation de masse déroulant le cercle vertueux de la richesse et de la
puissance), il faudra donc intégrer au welfare la conversion subjective

20."«!Women demand much more than they used to do!», écrit Selma James. «!A Woman’s
Place!» (1952), in Sex, Race and Class. A Selection of Writings (1952-2011), Oakland, PM
Press, 2012.
264 Guerres et Capital

de la population militarisée et socialisée par l’expérience de la guerre


totale en travailleurs individualistes supposés conduire la maximisa-
tion égoïste de l’homo œconomicus au point de tangence optimal pour
le système entre les consommateurs et les producteurs. La question
de la production sociale et du travail de reproduction du travailleur
lui-même est installée au cœur des nouvelles stratégies cybernétiques
de la machine de guerre du capital. Elle devra investir comme jamais
auparavant la «!cellule familiale!» et la «!condition féminine!», qui n’est
pas pour rien le sujet même du fameux «!Kitchen Debate!» entre Richard
Nixon et Nikita Khrouchtchev, en 1959. Il a lieu à Moscou, dans le
cadre d’une foire internationale où le pavillon américain consistait en
une maison-modèle de six pièces entièrement équipée et sur laquelle
était supposée régner une femme au foyer particulièrement «!fémi-
nine!»… La guerre des missiles («!the missile gap!») se double d’une
guerre «!genrée!» des marchandises («!the commodity gap!») que la
rhétorique nixonienne fait passer au tout premier plan!: «!Pour nous,
la diversité, le droit de choisir […] est la chose la plus importante.
Chez nous, il n’y a pas une décision unique prise tout en haut par un
fonctionnaire. […] Nous avons de nombreuses usines différentes et
de nombreuses sortes différentes de machines à laver, si bien que les
ménagères ont le choix […] Ne serait-il pas mieux que la concurrence
porte sur les mérites relatifs des machines à laver plutôt que sur la
puissance des missiles!21!?!» La théorie du «!choix rationnel!» passe
donc par la consommation, qui n’est plus la frontière d’un futur de
paix et de prospérité, mais limes du présent dessiné, designé, sur le
front domestique de la Guerre/Paix froide, par la ligne blanche des
produits électroménagers.
L’importance de la communication tiendra au fait qu’il faut
«!vendre!» ce projet characteristically American – selon le titre du best-
seller publié en 1949 par un professeur de philosophie à Harvard,

21."New York Times, 25 juillet 1959 (nous soulignons)!; cité et commenté par Elaine
Tyler May, Homeward Bound: American Families in the Cold War Era, New York, Basic
Books, 2008 (1988), p. 20 sq.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 265

Ralph Barton Perry – comme une entreprise consolidant, à partir


du couple, un «!agrégat de spontanéités!» dans un «!individualisme
collectif!» (deux expressions du même) dont la vérité est d’un «!huma-
nisme scientifique!» valant pour ingénierie sociale de la liberté elle-même
(Lyman Bryson, dans un autre ouvrage académique à succès édité
deux ans auparavant et sobrement intitulé Science and Freedom)!22. La
course aux armements qui permet d’entretenir un keynésianisme de
guerre contre l’URSS reconfigure le welfare en guerre de communica-
tion contribuant à son tour à poser l’Intellect comme un «!instrument
de la cause nationale, une composante du “complexe militaro-indus-
triel”!23!», dont la puissance se mesure aussi à la qualité de ses machines
à laver.
Le développement du capital humain y prend sa source par inté-
gration des ressources civiles et militaires dans un complexe militaro-
industriel scientifico-universitaire projetant LA Science au rang
d’endless frontier, selon le titre-manifeste du rapport de Vannevar
Bush en 1945 (Science, the Endless Frontier). Il sera aussitôt repris par
le général Eisenhower dans un mémorandum de 1946!:
Les forces armées n’auraient pu gagner la guerre à elles seules.
Scientifiques et hommes d’affaires ont apporté des techniques et des
armes qui nous ont permis de surpasser l’ennemi en intelligence et de
l’écraser. […] Ce schéma d’intégration doit se traduire dans un équiva-
lent adapté au temps de paix, qui non seulement permettra à l’armée
de se familiariser avec les progrès des sciences et de l’industrie, mais
absorbera dans notre planification en matière de sécurité nationale toutes
les ressources civiles susceptibles de contribuer à la défense du pays. La réus-
site de cette entreprise dépend dans une large mesure de la volonté
de coopération de l’ensemble de la nation. Toutefois, l’Armée, en tant
qu’elle est l’une des principales instances responsables de la défense de

22."Cf. Fred Turner, The Democratic Surround. Multimedia and American Liberalism
from World War II to the Psychedelic Sixties, Chicago et Londres, University of Chicago
Press, 2013, p. 157-159.
23."Clark Kerr, The Uses of University, Cambridge, Harvard University Press, 1963,
p. 124.
266 Guerres et Capital

la nation, a le devoir de prendre l’initiative de promouvoir le renforce-


ment des liens entre intérêts civils et intérêts militaires. Elle doit mettre en
place des politiques précises et un leadership administratif qui permettront à la
science, à la technologie et au management d’apporter une contribution encore
plus importante que pendant la dernière guerre!24.

Militaro-civile et civilo-militaire, la guerre technologique perma-


nente ne pouvait donc que favoriser une approche globale et systé-
mique intégrant les nouvelles techniques de gestion managériale du
social dans le software du public welfare commandé par un État moins
administratif que «!pro-ministratif!» («!pro-ministrative state!», selon le
concept de Brian Balogh).
Le coup de génie systémique de la Guerre froide qui commande
à sa rationalité C3I (command, control, communications, and informa-
tion) passant par la «!fission de l’atome social!25!» fut l’invention d’une
«!étrange zone grise qui n’est ni la paix ni totalement la guerre!26!»
comme cette situation extrême où toutes les formes d’assujettisse-
ment social vont se mettre à dépendre directement d’un asservisse-
ment machinique au système comme tel, alors que celui-ci affirme
son immanence dans l’axiomatisation de tous ses modèles de réalisa-
tion selon des rapports purement fonctionnels les rendant en droit
infinis. Ou pour le dire avec Deleuze et Guattari!: l’axiomatique est
immanente en ce sens qu’elle «!trouve dans les domaines qu’elle
traverse autant de modèles dits de réalisation!27!». Il n’y a donc à notre
sens aucune «!tension!» entre la volonté d’axiomatisation caracté-
ristique de la Guerre froide et «!ces pratiques d’abord développées
dans l’urgence, très multiples, beaucoup plus pragmatiques, qu’il

24."Général Dwight D. Eisenhower, Memorandum for Directors and Chiefs of War


Department, General and Special Staff Divisions and Bureaus and the Commanding Generals
of the Major Commands (1946). Subject: Scientific and Technological Resources as Military
Assets.
25."Selon l’expression de Talcott Parsons.
26."Lettre de W. D. Hamilton à Georges Price, 21 mars 1968.
27."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 567.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 267

faut ensuite prolonger, élargir, formaliser, théoriser!28!». On touche


là, au contraire, au moteur axiomatique des pratiques transdiscipli-
naires mises en œuvre dans les laboratoires de la Guerre froide (une
transdisciplinarité froide). La machine de guerre du capital va ainsi
pouvoir développer dans la Guerre froide l’axiomatique immanente
d’un nouveau capitalisme, celui des «!systèmes hommes-machines!»,
qui impose un système d’asservissement généralisé prenant en charge
l’assujettissement dans «!des procès de normalisation, de modulation,
de modélisation, d’information, qui portent sur le langage, la percep-
tion, le désir, le mouvement, etc., et qui passent par des micro-agen-
cements!29!». La Guerre froide est en ce sens d’abord et avant tout une
guerre de subjectivation, porteuse de ce qu’on a fort justement appelé
une véritable «!révolution comportementale!». Elle sera synonyme
d’une intervention étatique sans précédent – une déterritorialisation
d’État qui déterritorialise, médiatise et axiomatise l’État lui-même
en le mettant en réseau dans l’ensemble du socius – par laquelle paix
et guerre s’identifient dans la «!rétroaction!» de l’épistémologie de
l’ennemi extérieur sur l’ontologie de l’ennemi intérieur, qui étend le
champ imaginaire de la proposition globale de la Guerre froide.
C’est ainsi que «!le “sitcom” [situation comedy] télévisé investit
les foyers américains à une époque où une série de salles d’opé-
rations [situation rooms] toujours plus perfectionnées étaient
construites dans les sous-sols de la Maison Blanche. La situation
s’enracina dans les sciences comportementales américaines émer-
gentes liées à la rationalité de la Guerre froide!30!» et à son explosion
d’experts. Elle fera aussi communiquer sous un terme unique – celui
de containment – la psychologie des classes moyennes («!contenir!»
ses émotions, «!sécuriser!» son foyer : domestic containment) et la
28."Cf. Amy Dahan, «!Axiomatiser, modéliser, calculer!: les mathématiques, instrument
universel et polymorphe d’action!», in Les Sciences pour la guerre, op. cit., p. 51.
29."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 572-573.
30."Judy L. Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine Daston, Paul
Erickson, Thomas Sturm, Quand la Raison faillit perdre l’esprit. La rationalité mise à
l’épreuve de la Guerre froide, Bruxelles, Zones sensibles, 2015, p. 148.
268 Guerres et Capital

stratégie d’«!endiguement!» de la puissance soviétique!31. Les tenants


et aboutissants de la situation ramènent à l’anticipation de Warren
Weaver, l’éminence grise des Recherches opérationnelles (OR),
«!Grandmaster Cyborg!» et «!créateur des réseaux de recherche
transdisciplinaire!»!: «!La distinction entre le militaire et le civil dans
la guerre moderne est […] négligeable […]. Il se pourrait même, par
exemple, que la distinction entre guerre et paix soit passée par-dessus
bord!32.!»

10.2/!Le montage
de la Guerre froide
«!On peut traduire les problèmes des États-Unis en deux mots!: Russia
abroad, labor at home!33!», déclare en 1946 Charles E. Wilson. Ancien
Executive Vice Chairman du War Production Board, couramment
en charge du War Department Committee on Postwar Research et
futur directeur de l’Office of Defense Mobilization durant la guerre
de Corée !34, Wilson est le président de General Electric quand il
livre cette formule dont la concision toute stratégique tient sans nul
doute aux multiples qualités du sujet qui l’énonce, et qui de toute
évidence sait deux fois de quoi il parle. Au point que l’on pourrait se
risquer à évoquer un «!Général Electric !35!» pour pointer le montage
militaro-industriel du sujet de l’énonciation, tel que celui-ci s’ap-
prête à déclarer une guerre symétrique sur le double front extérieur
31."Cf. Elaine Tyler May, op. cit., chap. 1.
32."Warren Weaver, cité par Philip Mirowski, Economics Become a Cyborg Science,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 210, et p. 169 sq., sur «!Warren Weaver,
Grandmaster Cyborg!».
33."Cf. David F. Noble, Forces of Production. A Social History of Industrial Automation,
Oxford et New York, Oxford University Press, 1984, p. 3.
34."Ce qui lui donnera la main sur toute la politique économique fédérale.
35."«!Electric Charlie!» avait immédiatement recruté comme vice-présidents de GE
deux autres hauts responsables du War Production Board!: Ralph Cordiner qui lui succè-
dera à la tête de GE, et Lemuel Boulware. La plus prestigieuse publication de GE s’inti-
tule le General Electric Forum, Defense Quarterly, et est sous-titrée «!For National Security
and Free World Progress!».
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 269

et intérieur à l’horizon de la Guerre froide qui la programme comme


telle. Portée par l’une des entreprises leaders de la recherche scien-
tifique industrielle dans un secteur hautement stratégique pour les
forces armées, c’est l’économie de la Guerre froide dans son ensemble
qui demande à être redéfinie en conséquence : «!Russia abroad, labor
at home.!» À défaut, et selon une perspective postcommuniste autant
que postcybernétique, il paraît difficile de ne pas partager l’idée selon
laquelle le rôle de la Guerre froide fut, «!d’un point de vue actuel, […]
réellement secondaire!» eu égard au «!New Deal pour le monde!» qui
déploiera son pouvoir, jusque dans la transformation postcoloniale du
tiers-monde, «!moins par la force militaire que par le dollar!36!».
Mais l’une est-elle si dissociable de l’autre dans les formes
nouvelles d’affirmation de la puissance américaine et de cette révolu-
tion managériale qu’Orwell associe à une «!cold war!», selon l’expres-
sion qu’il forge en 1945!? L’argumentaire se lit comme suit!: «!Il est
plus vraisemblable que la fin des guerres à grande échelle se fera au
prix du prolongement indéfini d’une “paix qui n’est pas la paix [peace
that is no peace]” […] en privant les classes et les peuples exploités
de toute capacité de se révolter et en rendant en même temps les
possesseurs de la bombe égaux sur le plan militaire!»… Il y a là une
double dissuasion interne/externe dont l’articulation commande à la
Guerre froide comme nouveau mode global de gestion du «!conflit!»
constitutif de la «!période!». La Guerre froide ne lui est pas coexten-
sive, elle est constitutive de la globalisation de la guerre civile qui tendait
à prendre son autonomie (car les classes exploitées et les peuples que
l’on voudrait priver de tout pouvoir se révoltent bel et bien partout
dans le monde) et de son «!management!» dans une forme inédite de
sécurité militaire produite par «!un accord tacite sur le fait de ne jamais
utiliser la bombe atomique les uns contre les autres!37!». C’est cet
entendement écologistique qui a charge du contrôle de la «!montée
aux extrêmes!», où l’extrémité n’est plus limite (au sens politique
36."Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 299 sq.
37."George Orwell, «!You and the Atomic Bomb!», Tribune, 19 octobre 1945.
270 Guerres et Capital

clausewitzien) mais délimitation d’une aire de jeu impériale et plané-


taire dont la tendance est au duel et à l’invention d’un nouveau type de
gouvernement des populations (1984!38). La clairvoyance de l’analyse
(n’y a-t-il pas quelque chose de très orwellien chez Virilio!?) pourrait
presque faire oublier que la première bombe atomique soviétique
(bombe A) fut testée en 1949, soit quatre ans après la publication de
l’article d’Orwell, et deux ans après que la «!doctrine Truman!» du
containment finit d’imposer l’expression cold war. Ce qui contribue à
relativiser l’imminence et la réalité du danger soviétique (pour le dire
vite!: l’hégémonie économico-militaire américaine ne faisait aucun
doute pour Staline, qui comprit le «!message!» d’Hiroshima et adopta
après la guerre une position défensive), du moins selon les éléments
de langage développés par le président Truman dans son discours
au Congrès de mars 1947!: «!Ma conviction est que la politique des
États-Unis doit consister à soutenir les peuples libres qui résistent à
l’assujettissement que tentent de leur imposer des minorités armées
ou des pressions extérieures.!» La disjonction («!minorités armées!ou
pressions extérieures!», «!agression directe ou indirecte!», etc.) joue
ici le rôle d’une véritable synthèse inclusive!: elle ne se ferme pas sur
ses termes, elle annonce et énonce le caractère illimitatif de la stra-
tégie de la Guerre froide comme principe de transformation et de
(re-)production de l’ennemi par transfert totalisant et totalitaire. C’est
la thèse du communisme comme nouveau fascisme!: «!Les régimes
totalitaires, imposés aux peuples libres au moyen d’une agression
directe ou indirecte, minent les fondements de la paix internationale,
et partant, la sécurité des États-Unis!39.!» Hot Hitler et Cold Staline.
Dans une série d’articles intitulée «!The Cold War!» et publiée
la même année, Walter Lippmann veut donner un tout autre sens à
la politique de l’endiguement. Il commence par s’étonner du renvoi
38."Publié en 1948, 1984 (1948 «!inversé!») télescope de façon si violente américanisme
et socialisme que le livre aura le rare privilège d’être à la fois dénoncé aux USA et interdit
en Union soviétique.
39."«!President Harry S. Truman’s Adress before a Joint Session of Congress!», 12 mars
1947 (URL!: trumanlibrary.org/publicpapers/index.php?pid=2189&st=&st1=).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 271

exclusif à la «!révolution communiste!» et à l’«!idéologie marxiste!»


pour expliquer la supposée conduite expansionniste du «!gouver-
nement soviétique!» dans l’après-guerre, alors même que celui-ci
respecte l’esprit des accords de Yalta, fondés sur les positions de
l’Armée rouge et sur l’importance de sa contribution à la défaite de
l’Allemagne et du Japon!: «!C’est l’extraordinaire puissance de l’Armée
rouge, et non l’idéologie de Karl Marx, qui a permis au gouvernement
russe d’élargir ses frontières!»!; et ceci, observe-t-il, dans un sens essen-
tiellement limité à la restauration de la sphère d’influence «!tsariste!» et
à la «!compensation!» des pertes territoriales de 1917-1921!40. L’URSS
se comporte donc comme le ferait toute autre grande puissance
continentale, tandis que les USA développent une stratégie si peu
orthodoxe («!une monstruosité stratégique!») que les voies diplo-
matiques menant à une pax vera semblent par avance minées. D’où
la solution proposée par le «!célèbre publiciste américain!41!» pour en
revenir à un équilibre des puissances (balance of power) plus classique!:
réorienter «!la logique et la rhétorique de la puissance américaine!»
dans le sens du retrait de toutes les forces armées non européennes
hors d’Europe afin de faire respecter l’engagement pris par Staline
quant à la non-intégration des pays de l’Est dans l’URSS… Bref, ce
que Lippmann met en avant, c’est le déphasage de la stratégie améri-
caine de la Guerre froide si l’on prend en considération le seul problème
«!Russia abroad!». D’autant qu’avec la dissolution du Komintern en
1943, la dissolution du Parti communiste américain en 1944 (après que
les membres du CP-USA furent passés de positions pro-grève à des

40."Cf. Walter Lippmann, The Cold War. A Study in U. S. Foreign Policy, New York et
Londres, Harper & Brothers, 1947. La démonstration pouvait s’appuyer sur le fameux
«!câble de Moscou!» envoyé par George Kennan. Le chargé d’affaires américain mettait
en effet en avant le «!sentiment d’insécurité!» du Kremlin et l’importance du «!nationa-
lisme russe!».
41."Selon la présentation de Léon Rougier en ouverture du colloque Walter Lippmann,
qui s’était tenu à Paris du 28 au 30 août 1938. On a souvent présenté ce colloque comme
la scène primitive du «!néo-libéralisme!» (le terme est employé par Rougier sans faire
l’unanimité).
272 Guerres et Capital

positions anti-grève pour soutenir l’effort de guerre !42), la pression


de Staline sur les communistes grecs et yougoslaves pour conserver
la monarchie, ou les protestations des communistes anglais contre la
dissolution du gouvernement de coalition au lendemain de la guerre,
nul ne pouvait plus ignorer que Staline avait, selon les mots d’Eric
Hobsbawm, «!fait des adieux définitifs à la révolution mondiale!43!».
Malgré la rhétorique guerrière partagée et le ton apocalyptique
adopté par les seuls États-Unis, la première caractéristique de la
Guerre froide, rappelle encore l’historien britannique, se laisse para-
doxalement définir par l’absence objective de danger imminent de
guerre mondiale et la rapidité de la reconnaissance mutuelle d’un
certain «!équilibre des puissances!» selon, grosso modo, les lignes de
démarcation de 1943-1945. De 1951, date à laquelle Truman relève
de ses fonctions le général MacArthur qui souhaite, quitte à utiliser
l’arme nucléaire, étendre la guerre de Corée sur le territoire chinois
(devenu République populaire de Chine en 1949), aux années 1970,
en passant par l’écrasement de l’insurrection ouvrière de Berlin-Est
(en 1953, l’année où l’URSS se dote – neuf mois après les Américains
– de la bombe à hydrogène), puis les révoltes hongroise (1956) et
tchèque (1968), également défaites par les chars soviétiques, la
Guerre froide entre les deux superpuissances prend de plus en plus
l’allure d’une Paix froide !44 entretenue par l’équilibre (tout relatif )
de la terreur nucléaire!45 sur les populations contraintes de «!choisir
leur camp!» («!two world camps!», bipolarisme). On pensera bien sûr
ici aux anathèmes soviétiques contre le «!titisme!» et aux avantages
42."«!Le communisme est l’américanisme du XXe siècle!», avait lancé le président du
Parti communiste américain, Earl Browder.
43."Eric Hobsbawm, Ages of Extremes. The Short Twentieth Century (1914-1991),
Londres, Abacus, 1994, p. 168. La révolution socialiste mondiale est abandonnée au
profit de l’indépendance nationale.
44."Ibid., p. 226-228 («!Jusqu’aux années 1970, cet accord tacite consistant à traiter la
Guerre froide comme une Paix froide a tenu bon!»). Le terme de cold peace a été employé
dès 1950.
45."Ce n’est qu’au milieu des années 1960 que l’arsenal nucléaire soviétique peut repré-
senter une menace technologiquement crédible pour le territoire américain.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 273

réciproques pris à la répression de toute espèce de «!démocratie par


le bas!» dans les pays de l’Est!46, mais aussi à la stratégie de la Guerre
froide comme moyen d’imposition de l’hégémonie américaine sur
ses alliés par le biais d’une réorganisation de l’économie-monde vers
une globalisation qui ne pouvait plus se satisfaire de la restauration des
formes politico-militaires «!classiques!» de la balance of power. Après la
faillite de la «!politique fantôme!» d’après laquelle l’Union soviétique,
stratégiquement encerclée, devait s’effondrer, la course aux arme-
ments les plus high-tech (bombe H, Strategic Air Command) s’oriente
vers une stratégie de «!représailles massives [massive retaliation]!»
(1953-1960). Supposée éliminer la possibilité d’une attaque limitée
avec des moyens conventionnels, elle vise surtout à limiter les risques
afférents aux expéditions militaires néocoloniales américaines dans la
zone la plus chaude de la première guerre froide!: «!Ce n’est pas une
bonne stratégie militaire que d’avoir des forces terrestres engagées
de façon permanente en Asie car cela nous prive de toute réserve
stratégique […]. Afin de gagner le dynamisme [stamina] nécessaire
pour assurer la sécurité permanente, il était impératif de procéder à
des changements!47.!» La reterritorialisation soviétique et la déterri-
torialisation américaine. L’administration américaine prétend ici tran-
cher de façon «!permanente!» entre ses intérêts (et ses composantes)
«!nationalistes!», i.e. étroitement géopolitiques, tournées vers l’Asie,
et ses ambitions «!internationalistes!» globales dirigées vers l’Europe
pour asseoir la logique de la Guerre froide sur une base (exclusive-
ment) stratégique. Bien que l’administration américaine ait été inca-
pable de se tenir à ce «!choix!», la direction est bel et bien donnée!: il
revient au great-power management de prendre en charge la géopoli-
tique du nouvel impérialisme.

46."Comme l’écrivait Castoriadis en 1976, il fait «!peu de doute que Reagan et Brejnev
tomber[o]nt d’accord sur la Hongrie!» (Cornelius Castoriadis, «!La source hongroise!»,
Libre, n° 1, 1977).
47."Discours du secrétaire d’État John Foster Dulles devant le Council on Foreign
Relations (12 janvier 1954). Nous soulignons.
274 Guerres et Capital

Dans ce passage de la «!Défense!», sur laquelle pouvait encore


faire fond la doctrine originale du containment, à la «!Sécurité perma-
nente!», on touche au changement de paradigme dont est porteuse la
Guerre/Paix froide!: soit la prorogation indéfinie d’une paix qui n’est
pas la paix du fait de la menace stratégique d’une guerre si ontologi-
quement absolue (la destruction totale, la mort universelle) pour l’en-
semble des populations civiles que l’économie de guerre permanente
qu’elle promeut est synonyme (à l’Ouest, le meneur de jeu) d’un
travail de reprogrammation de la vie sociale dans son ensemble. Ce
que Paul Virilio qualifie d’endocolonisation!48, et qu’il faut rapporter à
l’obsession de la question du contrôle dans une séquence historique où
la suprématie capitalistique américaine est au départ moins menacée
abroad par le risque d’une globalisation de la menace soviétique, qu’at
home, au cœur du «!système international du capital!», avec l’explosion
des luttes ouvrières et de la guerre raciale attisées par la tumultueuse
démobilisation de l’automne 1945!49.

10.3/!Le Détroit
de la Guerre froide
En cette année 1946 de premières reconversions des industries d’ar-
mement en industries de paix et de bien-être (dont les femmes sont
largement exclues !50), et de sabordage de la politique de contrôle
des prix (par l’administration Truman), les luttes ouvrières viennent
couronner de la façon la plus inquiétante le crescendo impressionnant
du nombre de grèves, de débrayages sauvages (auxquels prirent part
plus de 8 millions d’Américain-e-s) et d’émeutes raciales (Détroit,
48."Paul Virilio, Sylvère Lotringer, Pure War, nouvelle éd. augmentée, Los Angeles,
Semiotext(e), 2008, p. 68.
49."C’est la menace de mutineries qui accélère la démobilisation. Les 10 millions de
soldats démobilisés représentent 20!% de la force de travail américaine en 1945.
50."Plus de 2 millions d’ouvrières sont renvoyées dans leur foyer entre 1945 et 1947.
Durant ces mêmes années, les femmes qui restent à l’usine, dans les bureaux ou dans
les emplois commerciaux voient leurs salaires baisser de plus de 25!% par rapport aux
années de guerre.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 275

Harlem, Baltimore, Los Angeles, Saint Louis…) durant le «!New


Deal de guerre!». Pour reprendre les chiffres de Mario Tronti, qui
n’aura pas été le seul à détecter la présence de Marx à Détroit : en
1946, 4!985 grèves mobilisent 4!600!000 ouvriers, soit 16,5 % de la
force de travail!51 qui compte alors plus de 15 millions de syndiqués.
On commence à dire (et à lire) que le phénomène est «!aussi alar-
mant pour le monde de la finance que la montée de l’influence sovié-
tique à l’étranger!». Le magazine Life titre : «!A Major U.S. Problem:
Labor!52.!» On s’accorde à penser que c’est la plus grave crise indus-
trielle de l’histoire américaine (la Grande Dépression appartient à
un tout autre registre) et que la vague des grèves de 1946, qui déferle
aussi sur l’Europe et le Japon, est la plus importante de l’histoire
du capitalisme. Le chroniqueur économique d’un bulletin patronal
évoque la montée d’une «!guerre civile catastrophique!53!». L’année
précédente, Schumpeter avait pronostiqué le «!déclin de la société
capitaliste!» et son incapacité à faire face aux immenses nécessités de
l’après-guerre. C’est dans ce contexte que General Electric connaît sa
première grève nationale («!Pour la première fois de l’histoire de votre
entreprise, toutes ses usines du pays sont fermées par un mouvement
de grève!»). Elle se conclut, après trois mois de piquets de grève et
d’occupations, de meetings de masse, de nombreuses grèves de soli-
darité avec le soutien de toutes les collectivités locales directement
ou indirectement impliquées, par la capitulation de la direction sur
la question des salaires qui avait lancé le mouvement. Encouragée
au niveau gouvernemental, la contre-offensive privilégiera une lutte
51."Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1977 (1re éd.,
1966), p. 348. Le Bureau of Labor Statistics comptabilise 116 millions de jours de grève
pour l’année 1946. La ville de Détroit symbolise la capitale mondiale de l’automobile,
c’est-à-dire la première industrie de l’après-guerre, et l’un des lieux de naissance du
«!complexe militaro-industriel!». Détroit avait été qualifié pendant la guerre d’«!arsenal
de la démocratie!».
52."Les magazines Time (pour la précédente citation) et Life sont cités par David F.
Noble, op. cit., p. 22, p. 27.
53."Whiting Williams, «!The Public is Fed Up with the Union Mess!», Factory
Management and Maintenance, vol. 104, janvier 1946.
276 Guerres et Capital

sans merci contre le syndicat et sa direction «!communiste!» (elle sera


appelée à témoigner devant le House Commitee on Un-American
Activities!54), et l’«!évolution!» du système de négociations collectives
dans le sens de la défense des intérêts de la «!libre entreprise!» : ce
premier volet est stimulé par la loi Taft-Hartley qui vient d’être votée
( juin 1947)!55 et en faveur de laquelle General Electric avait exercé
au Sénat un lobbying efficace, doublé d’une campagne d’opinion
sans précédent. Il y a aussi la reprise en main de la discipline dans les
ateliers!: accompagnée d’un très efficace «!Job Marketing!» (le boulwa-
rism!56), elle sera axée sur l’installation de nouvelles machines-outils
et un ambitieux programme d’automation au long cours (Norbert
Wiener est approché par GE en 1949, il décline l’invitation). Si l’au-
tomation est par elle-même l’agent de la mobilité du capital et de
sa décentralisation hors des bastions ouvriers (selon la stratégie
suivie par Ford et General Motors pour maîtriser le coût du travail
et affaiblir la puissance des syndicats), c’est plus spécifiquement la
«!commande numérique!» (N/C: Numerical Control system) qui est
privilégiée chez General Electric. Pourtant plus coûteuse, complexe
et difficile à maîtriser que la technique de programmation dite par
«!Record – Play Back!», elle présentait l’avantage sur celle-ci de tota-
lement retirer la maîtrise de la machine-outil des mains des ouvriers
les plus qualifiés et les plus organisés pour redonner tout le pouvoir/

54."Le syndicat des «!électriciens!» – United Electrical, Radio and Machine Workers
of America (UE) – avait de fait la direction communiste la plus forte des États-Unis.
Comme le dit Ronald W. Schwartz dans son analyse des auditions devant le House
Commitee on Un-American Activities, «!si des gens étaient pris pour cible à cette
époque, c’était assurément les leaders d’UE!» (cf. Ronald W. Schwartz, The Electrical
Workers. A History of Labor at General Electric and Westinghouse (1923-60), Urbana et
Chicago, University of Illinois Press, 1983, p. 175 sq.).
55."Nous avons déjà vu qu’outre sa clause «!anticommuniste!», la loi Taft-Hartley
mettait fin au système du close shop rendant obligatoire l’adhésion au syndicat. Elle
impose également un préavis de grève de 80 jours dans les secteurs «!d’intérêt national!».
56."Forgé sur le nom de Lemuel Boulware. Ou comment obtenir la loyauté des ouvriers
et lutter contre l’influence des syndicats (avant de les phagocyter)!: une main de fer
(«!take-it-or-leave-it!», en traduction syndicale) dans un gant de velours («!The Silk Glove
of the Company!»). Nous revenons plus loin sur ce boulwarisme.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 277

contrôle du procès de production au management – «!et pourquoi


devrait-on se priver de le contrôler!57!?!» Le commanditaire constant
des travaux de recherche sur la machine-outil et promoteur infati-
gable de l’usine automatisée (computer-integrated automatic factory)
de la «seconde révolution industrielle» n’est autre que l’US Air Force,
qui avait pesé de tout le poids de ses contrats avec GE pour imposer la
voie numérique. Confronté à une lutte de classes menaçant de faire de
la révolution sociale la condition du welfare state, et du «!plein emploi!»
sous contrôle ouvrier !58, la seule réponse possible à sa drastique
maîtrise (loi Taft-Hartley), à sa libéralisation (Employment Act)!59
et à la menace de sa réorientation vers les vétérans (blancs) du warfare
state!60, le contrôle techno-managérial de la production devenait, au
nom du monde libre et de la libre entreprise, une première fin en soi
de la croisade anticommuniste du «!Général Electric!».
Si l’année 1946 se conclut avec la déclaration du président Truman
selon laquelle la multiplication des grèves «!empêche de déclarer
que la guerre est désormais formellement terminée!61!», c’est bien à
la Guerre froide qu’il reviendra de défaire l’ennemi intérieur (war at
home) pour associer les forces vives de l’économie américaine à une
guerre virtuelle-réelle (un état permanent de virtual emergency) si

57."Cf. David F. Noble, op. cit., chap. 7, en part. p. 155-167, 190-192.


58."Que signifiait d’autre en effet la demande des ouvriers américains d’ouverture
des livres de compte des entreprises, sinon le pouvoir ouvrier!? Ce que Tronti énonce d’une
formule!: «!lire Marx dans les choses!».
59."Le projet de loi sur le Full Employment de 1945, donnant droit à un «!emploi utile,
rémunérateur, régulier et à temps plein!», est devenu en 1946 l’Employment Act. On y
affirme qu’il est de la «!responsabilité du gouvernement de […] promouvoir la libre entre-
prise […] sous le régime de laquelle tous ceux qui sont désireux de travailler pourront
se voir offrir un emploi!». Comme le dira un sénateur démocrate dénonçant la pression
des Républicains au Sénat pour vider de sa substance la loi de 1945, «!à la fin, cela reve-
nait à dire que quelqu’un qui n’avait pas de travail avait le droit de se mettre en quête
d’un emploi!!!»
60."Les chiffres du monde ouvrier sont pourtant ici encore assez éloquents : entre
1940 et 1945, on compte au titre des accidents du travail 88!000 morts et 11 millions
de blessés.
61."Allocution du 12 décembre 1946.
278 Guerres et Capital

matériellement et stratégiquement profitable. D’autant qu’elle n’in-


terdisait pas de prospérer et de capitaliser sur les «!conflits locaux!»,
selon les schémas les plus classiques du keynésianisme de guerre. «!La
guerre de Corée nous a sauvé!», confiera l’un des architectes de la
Guerre froide, qui proposait (et obtint) une augmentation de 300!%
des dépenses militaires (pour atteindre 50 milliards de dollars par an).
Il visait à coup sûr autant le risque de «récession» que la menace d’un
isolationnisme pouvant briser l’essor du leadership américain sous
les auspices des accords de Bretton Woods (1944), de l’Organisation
des Nations unies et de l’Unesco (1945), du plan Marshall (1947) et
de l’Alliance atlantique (1949). Le président Truman expliquait
dans sa déclaration du 12 mars 1947!: «!Si nous vacillons dans notre
leadership, nous pouvons mettre en péril la paix mondiale – mais ce
qui est certain, c’est que nous mettrons en péril le bien-être [welfare]
de notre nation.!» C’est au nom de ce même welfare américain qu’il
met en avant une affaire d’investissement – et de retour sur investis-
sement – pour justifier auprès du Congrès l’octroi d’une aide finan-
cière aux régimes grec et turc après que la Grande-Bretagne eut retiré
son soutien aux forces «!anticommunistes!» (aux prises avec ce qui est
qualifié dans le même discours d’«!activités terroristes!»)!: «!Les États-
Unis ont dépensé 341 milliards de dollars pour gagner la Seconde
Guerre mondiale. C’est là un investissement dans la liberté et la paix
mondiales […] Il est parfaitement naturel que nous souhaitions sécu-
riser cet investissement et nous assurer qu’il n’a pas été vain!62.!»
Quand les institutions militaro-sécuritaires et financières du
nouvel ordre mondial deviennent «!aussi complémentaires que les
lames d’une paire de ciseaux !63!», la paire en question tranche vite
avec la vision rooseveltienne du monde unifié par un désir universel de
paix soutenu par les «!nations pauvres aspirant à l’indépendance ainsi

62."Déclaration du président Truman du 12 mars 1947.


63."Selon un propos d’Henry Morgenthau, secrétaire américain au Trésor sous la prési-
dence de Franklin D. Roosevelt, en 1945.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 279

qu’à une égalité avec les pays riches!64!». Portée par un idéal de déco-
lonisation et de développement, l’Organisation des Nations unies
n’imposait pas seulement le nouveau droit international comme insti-
tutionnalisation concrète de l’idée de gouvernement mondial – elle
s’imposait à tous ses membres comme l’incarnation supranationale
de toutes les idées politiques américaines que Roosevelt avait redéfi-
nies dans un premier «!New Deal!» pour le monde, à l’occasion de son
fameux Four Freedoms Speech de janvier 1941 qui préparait la nation à
l’entrée en guerre pour la paix civile et la paix internationale!65. La gouver-
nementalité du monde serait ainsi unifiée («!one world!») non contre
l’URSS, mais dans un dépassement radical du modèle impérialiste
et colonialiste anglais !66 par extension du New Deal qui, après avoir
apporté la sécurité sociale aux américains, serait le garant effectif de la
sécurité politique et commerciale pour les peuples du monde. «!L’aide à
la Russie et aux autres pays pauvres devait avoir le même effet que
les programmes d’aide sociale aux États-Unis – leur apporter la sécu-
rité nécessaire pour venir à bout du chaos et les empêcher de tomber
dans la violence révolutionnaire. Dans le même temps, ces pays
seraient inextricablement aspirés dans le marché mondial renouvelé.
Ainsi intégrés au système général, ils deviendraient responsables, à
l’instar des syndicats américains pendant la guerre!67.!» Que ce n’ait

64."Dans le résumé de la doctrine rooseveltienne proposé par Giovanni Arrighi, Adam


Smith à Pékin, op. cit., p. 320.
65."Le Four Freedoms Speech de Roosevelt, qui énonçait (avant Pearl Harbour) les prin-
cipes et les urgences d’un New Deal de guerre sur un plan intérieur comme extérieur
comptait avec cette phrase-pivot, autour de laquelle s’articulait tout le discours!: «!Il
ne s’agit pas là de la vision d’un lointain millenium. Il s’agit d’une base précise pour un
monde réalisable à notre époque et durant notre génération.!»
66."Michael Howard insiste sur le fait que durant la guerre, «!aux yeux de nombreux
libéraux américains, le véritable obstacle à la mise en œuvre du nouvel ordre mondial
se trouvait en Grande-Bretagne, avec sa zone économique de préférence impériale, sa
zone sterling, son habileté machiavélienne sur le terrain de la power politics, son empire
colonial tenant sous son joug des millions de personnes de couleur!» (War and the Liberal
Conscience, London, Temple Smith, 1978, p. 118).
67."Franz Schurmann, The Logic of World Power: An Inquiry into the Origins, Currents,
and Contradictions of World Politics, New York, Pantheon Books, 1974, p. 67.
280 Guerres et Capital

pas été exactement le cas (ou que ces derniers aient eu le plus grand
mal à tenir ce rôle de «!responsabilité!», malgré l’alliance avec le Parti
démocrate nouée durant la guerre), et que ce ne le soit plus du tout
en 1946 du point de vue même de Truman, est de toute évidence un
facteur non négligeable pour la mutation de la mondialisation réfor-
miste rooseveltienne en politique trumanienne du «monde libre».
Cette dernière assimilera le communisme à une forme mondiale de
«!terrorisme!» afin de mieux intégrer à la stratégie de la Guerre froide
son ressort essentiel d’indétermination entre guerre et paix, guerre
et politique, intérieur et extérieur, endocolonisation et (contrôle de
la) décolonisation (ou néocolonisation)… La transformation de la
guerre civile mondiale en guerre globale pour la sécurité du nouvel
impérialisme américain exige de faire passer au premier plan la poli-
tique intérieure, c’est-à-dire les guerres de classes, de races, et de sexes, dans
ce constat dressé par Giovanni Arrighi selon lequel «!le Congrès et
les milieux d’affaires étaient bien trop “rationnels” dans leur calcul
du coût et des bénéfices financiers de la politique extérieure du
pays pour accorder les moyens nécessaires à la mise en œuvre d’un
plan aussi peu réaliste!» que celui du New Deal rooseveltien pour le
monde!68.
La première objection avait été portée par les sénateurs démo-
crates des États du Sud des États-Unis (la Black Belt) qui étaient à
la fois les meilleurs administrateurs des lois ségrégationnistes («!the
rule of Jim Crow!») et les soutiens obligés du Président Roosevelt au
Congrès!69. Elle se laisse résumer par cette unique question attisée
par la multiplication des émeutes racistes/raciales dans plus de 45
villes américaines (dont Détroit, où Roosevelt avait dû envoyer la

68."Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 322. Dans The Long Twentieth
Century (op. cit., p. 286).
69."Dans des textes de 1939, C.L.R. James qualifiait déjà d’«!escroquerie!» la politique
du welfare, et plus généralement du Parti démocrate, vis-à-vis des Noirs : «!C’est le Parti
démocrate, le parti de Franklin Roosevelt, rappelle-t-il à maintes reprises, qui contrôle
les gouvernements des États du Sud!».
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 281

troupe!70) pour la seule année 1943, et par leur reprise dans l’immé-
diat après-guerre!71!: «!Les habitants noirs du Sud des États-Unis et
d’Afrique méritaient-ils la “liberté de vivre à l’abri de la peur”!72!?!»
Publiés en 1944-1945, les livres-interventions de W. E. B. Du Bois
(Color and Democracy), Walter White (A Rising Wind) et Rayford
W. Logan (What the Negro Wants) ne manquaient pas de mettre en
avant le caractère international, c’est-à-dire à la fois impérialiste et
colonialiste, de l’«!inégalité des races!» pour faire valoir que la ques-
tion de politique intérieure/extérieure dont elle était porteuse était
loin d’être exclusivement «!sudiste!». Elle impliquait en effet la double
délégitimation de la construction raciale de l’identité américaine et
des puissances coloniales européennes. Confirmation malheureuse
de l’argument afro-américain, la Charte des Nations unies mariera le
principe de non-discrimination (voté par une délégation américaine
divisée) avec le respect de la souveraineté nationale, qui interdisait
de condamner le colonialisme comme tel et réservait, dans les faits, à
la politique intérieure américaine (entre les mains des «!États!») l’ap-
plication de la légalité internationale et de la juridiction fédérale !73.
Dans les faits toujours, la ségrégation raciale n’avait pas besoin des
lois du «!Sud!» pour être pratiquée sur l’ensemble du territoire (en
particulier quant à l’emploi et au logement, qui avaient été l’objet des

70."Voir l’article du même C.L.R. James écrit à la suite des émeutes de Détroit, «!Le
pogrome racial et les Nègres!» (1943), in Sur la question noire aux États-Unis (1935-1967),
Paris, Syllepse, 2012.
71."Après les «!hate strikes!» des années de guerre et la guerre raciale (race war) qu’elles
avaient déclenchée, il y eut la vague de «!mort blanche!» orchestrée par le Ku Klux Klan.
Elle avait touché en priorité les vétérans noirs de retour dans les États du Sud.
72."Thomas Borstelmann, The Cold War and the Color Line. American Race Relations
in the Global Arena, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2001, p. 29. La
«!liberté de vivre à l’abri de la peur [freedom from fear]!» est la quatrième grande liberté
«!rooseveltienne!», aux côtés des libertés d’expression, religieuse, et de la «!liberté de
vivre à l’abri du besoin [freedom from want]!».
73."Seule organisation afro-américaine participant à la conférence fondatrice des
Nations unies, la délégation du Council on African Affairs (CAA) n’avait pas manqué
de faire valoir que la seule représentation des États-nations à l’Assemblée générale reve-
nait à exclure les peuples colonisés ou tout groupe ethnique discriminé par son État.
282 Guerres et Capital

luttes des ouvriers noirs syndicalisés durant la guerre). Inversement,


c’est «!Jim Crow!» qui fait échec à l’opération Dixie lancée en 1946
par le Congress Industrial Organization (CIO) pour étendre à l’in-
dustrie textile des États du Sud les victoires syndicales obtenues au
Nord. La réalité de la lutte du «!monde libre!» contre l’«!esclavage!»
communiste (freedom versus slavery dans le discours de Truman)
prend ici des accents de propagande face à une situation connue
de tous où le «!rideau de fer!» trouvait à s’appliquer dans une nation
divisée du Nord au Sud par la color line. Le rapport final du président
du Committee on Civil Rights, rendu en octobre 1947, fait d’ail-
leurs reposer toute son argumentation sur le fait que les «!manque-
ments!» en matière de droits civils sont un «!sérieux obstacle!» pour
le leadership américain dans le monde. Dans la reprise de l’argument
par Truman, la suprématie américaine sur un monde en voie accé-
lérée de décolonisation (Asie, Moyen Orient) préside ouvertement,
at home, au recodage de la guerre des races en «!dernières imperfec-
tions!» à «!corriger!74!» de la démocratie du capital, pour ne pas donner
des armes à l’adversaire communiste en fragilisant la position morale des
États-Unis. Mais, quoi qu’il en coûte, et au risque de déstabiliser le
principe même d’une défense libérale et anticommuniste des droits
civiques (elle sera empruntée par de nombreux leaders du mouve-
ment afro-américain!75), l’axe Est-Ouest doit intégrer l’axe Nord-Sud
des puissances coloniales européennes (et de leurs satellites) de
plus en plus resserrées sur… l’Afrique. On craint d’autant plus les
dangers d’une «!indépendance prématurée!» que les intérêts écono-
miques américains y sont engagés de façon croissante. Entre autres
mérites, la guerre de Corée permettra de mettre fin au timide et tout

74."«!Nous devons corriger les dernières imperfections que présente encore notre
pratique de la démocratie!», affirme Truman dans son discours sur les droits civils du 2
février 1948. Truman n’avait pas trouvé mieux que Charles E. Watson, le président de
General Electric, pour… présider le comité en charge de la question des droits civils.
75."Y compris Walter White, secrétaire exécutif de la National Association for the
Advancement of Colored People (NAACP), dont nous avons mentionné plus haut le
livre. Du Bois démissionnera en conséquence de la NAACP en 1948.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 283

stratégique réformisme racial de l’administration américaine !76 –


après que celle-ci eut interdit la discrimination dans les forces armées
( juillet 1948!77), que l’on va devoir remobiliser au nom des idéaux de
liberté de la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est,
au sens le plus américain du terme, la représentation «!libérale!» de
Cypsélos. Elle sera contemporaine du tournant anticommuniste de
la plus grande partie du monde syndical et de l’abandon de son agenda
civique et internationaliste au profit de l’adhésion au plan Marshall!78.
Dans le Sud, et en particulier en Alabama, un an après avoir endossé
le plan Marshall, la CIO s’était chargée de mettre au pas les antennes
syndicales les plus radicales avec l’aide d’éléments proches du KKK.
Le problème n’est alors plus celui de la ségrégation raciale – mais des
mouvements de contestation noirs, qui deviennent une menace pour
la «!sécurité nationale!»!79.
Relayée par des efforts de communication inlassables pour
modeler la perception mondiale de la question raciale aux États-Unis
(Voice of America, programmes des «!Cultural Affairs, Psychological
Warfare, and Propaganda!»), la représentation bipolaire ne sera
interrompue que par la montée en puissance et en radicalité du
mouvement des droits civiques depuis le milieu des années 1950
(Montgomery Bus Boycott, 1955). Coïncidant avec la naissance du
mouvement des non-alignés (conférence de Bandung, 1955) et une
nouvelle vague anticolonialiste (Ghana, Algérie, Congo, Guinée),

76."Truman s’était par exemple refusé à faire endosser par le gouvernement fédéral
une proposition de loi anti-lynchage.
77."«!President’s Committee on Equality of Treatment and Opportunity in the Armed
Service!». Le processus se poursuit jusqu’au milieu des années 1950. L’armée devient
alors le laboratoire d’intégration d’une société divisée par la ségrégation.
78."Lors de son discours à la Convention de la CIO en 1947, le Secrétaire d’État
Marshall avait explicitement lié le soutien au plan d’aide et l’expulsion des éléments
«!subversifs!» du syndicat. Ce qui sera chose faite avec les purges anticommunistes de
1949. L’anticolonialisme n’est toléré qu’à la condition de s’aligner sur la «!politique étran-
gère!» de la Guerre froide.
79."George Kennan, par exemple, intègre explicitement en 1952 la question raciale
dans la «!sécurité nationale!».
284 Guerres et Capital

il prend la relève des luttes ouvrières en poursuivant la guerre de


classes sur le versant de l’underclass d’abord au Sud, puis sur tout le
territoire!80. C’est à New York en 1960, à l’occasion de l’assemblée
plénière des Nations unies, que Castro noue alliance avec Malcom!X
contre le «!pouvoir blanc!» en mettant l’ensemble du tiers-monde
dans la balance de l’insurrection noire-américaine. «!Aux États-Unis,
les Noirs entretiennent une relation coloniale avec la société en
général!», déclare quelques années plus tard Stokely Carmichael, au
nom du Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC)!81
et en guise d’explication de la vague d’émeutes qui ne retombe pas.
Stokely reprend là, après Martin Luther King, le grand thème de la
colonisation intérieure lancé par Frantz Fanon (curieusement jamais
cité par Foucault) et le décline sur le versant du Black Power. Pour
toute la génération du baby boom, et en particulier pour le mouve-
ment étudiant, la question de la colonisation intérieure est l’ins-
trument majeur de réhistoricisation et de repolitisation du racisme
qui, au-delà de sa gestion en termes de «!police!», n’avait été pris en
considération par le «!système!» qu’à la marge de l’analyse des compé-
tences individuelles du «!capital humain!», avant d’être soumis à une
approche purement économiciste en termes de «!coûts-bénéfice!»!82.
Élaborés dans l’urgence d’un reformatage politique (et électoraliste)
de cette dernière, les programmes anti-pauvreté des années Kennedy-
Johnson (la «!Great Society!») ne s’attaqueront qu’aux effets les plus
menaçants de la guerre contre les pauvres!83. Sans toucher à la mécanique

80."En 1960, 41!% de la population noire de Détroit était sans emploi et bénéficiait
encore très peu d’un welfare dont les applications restrictives visaient surtout à entre-
tenir l’«!armée de réserve!» des underclass corvéables à merci.
81."Cité par Thomas Borstelmann, op. cit., p. 205. Voir le discours d’hommage à Stokely
Carmichael prononcé par C.L.R. James en 1967 en Grande Bretagne (où l’activiste a
été interdit de séjour), cf. «!Black Power!», in C. L. R. James, Sur la question noire aux
États-Unis, op. cit.
82."Gary Becker, The Economics of Discrimination, Chicago, University of Chicago
Press, 1957.
83."Ce sont les programmes de lutte contre la «!délinquance juvénile!» et les gangs
élaborés au tout début des années 1960 qui motivent l’essentiel des mesures associés
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 285

de la ghettoïsation à laquelle s’alimente le racisme ordinaire inhé-


rent aux supposées «!déficiences morales!» de la communauté noire
américaine, on améliore ses conditions de survie (Aid to Families
with Dependent Children [AFDC]) tout en cherchant à désamorcer
l’«!action directe [direct action]!» et à bloquer la critique de l’économie
(bio-)politique de la puissance impérialiste américaine par des acti-
vistes que l’on «!intègre!» dans la machine de distribution locale des
aides sociales («!community action!» visant à obtenir la «!participation!»
sociétale des pauvres dont l’écrasante majorité est noire). Dans l’im-
médiat après-guerre, les porte-parole de la cause afro-américaine
n’avaient-ils pas eux-mêmes été dans l’obligation d’abandonner
la critique du capitalisme au profit d’un discours gradualiste plus
«!domestiqué!» et plus en phase avec la croisade de la libre entre-
prise!? Car il faut mettre au passif de la Guerre froide et du maccar-
thysme d’avoir eu raison des grandes voix de l’anticolonialisme des
années 1940 (Du Bois, Robeson, Hunton…). Ce qui explique aussi
que le renouveau internationaliste de l’anticolonialisme caracté-
ristique des années 1960 coïncidera avec le «!retour!» sur le devant
de la scène des expulsés du welfare (Welfare Rights Movement) et
de tous les refoulés de l’American way of life. On pensera au film de
Stanley Kubrick, Docteur Folamour, qui faisait dérailler le principe de
réalité masculin blanc de la Guerre froide en s’attaquant au consensus
domestique sur son versant le plus sexué.
Résumons en tentant de faire pont sur le détroit de la Guerre
froide. Le «!sujet!» de la Guerre froide n’est autre que le capitalisme
globalisé qui, dans sa constitution militaro-financière, se confond
avec la machine de guerre du capital. C’est elle qui, dans l’après-
guerre, fait du contrôle sur la monnaie et sur la puissance militaire les
deux instruments primordiaux de la domination états-unienne, et qui
inaugure ce qu’on va appeler l’Âge d’or du capitalisme en commençant
par «!ficher une trouille bleue au peuple américain!» (ainsi que le dit
l’entourage de Truman au sujet de la finalité réelle de son intervention
à la «!Great Society!».
286 Guerres et Capital

sur la Corée). L’entreprise vise à une «!restructuration systématique


et délibérée de la société civile !84!» qui est elle-même indissociable
des nouvelles procédures de régulation (de classe), de contrôle et de
division (raciale, sexuelle) du welfare. En guise de «!New Deal pour
le monde!», c’est son containment par la Guerre froide qui déter-
mine un régime de biopouvoir tel que le complexe militaro-indus-
triel va emprunter un sens nucléaire que l’on pourrait dire, à la lettre,
«!militaro-vital!85!».
Ce qui est doublement confirmé par la réalité de l’endiguement
de la guerre raciale dans la Guerre froide at home («!domestication de
l’anticolonialisme!») and abroad («!les Noirs sont des Américains!») – et
par l’échec définitif de l’entreprise à l’horizon de la guerre du Vietnam
(«!une guerre sur deux fronts!») qui donne lieu à une insurrection
civile où toutes les facettes de la décolonisation intérieure seront
explorées. Quelques années auparavant, en pleine ère Kennedy, une
marche de 50!000 femmes devant le Capitole – Women Strike for Peace
– venait briser le consensus de la reproduction des classes moyennes
blanches!en s’attaquant au «!rude combattant de la Guerre froide qui
était aussi un chaleureux père de famille!86!».
Renouant avec la perspective antiguerre et le refus de la disci-
pline familiale brisés par les premières offensives de la Guerre froide,
la position réformatrice de ces femmes était en phase avec le best-
seller de Betty Friedan, La Femme mystifiée (The Feminine Mystique,
1963), qui donnait le nom de «!carrière!» au «!problème sans nom!»
pour s’affranchir de la fatalité du travail domestique (housework). Mais
84."Paul N. Edwards, «!Construire le monde clos!: l’ordinateur, la bombe et le discours
politique de la guerre froide!», in Les Sciences pour la guerre, op. cit., p. 224.
85."Cf. Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude, Paris, La Découverte, 2004, p. 60.
Mais la Guerre froide est, aux yeux de Hardt et Negri, trop «!statique!» et «!dialectique!»
pour devenir «!productive!» en un sens «!ontologique!».
86."Elaine Tyler May, op. cit., p. 208. Il s’agit de la marche des femmes du 1er novembre
1961. Sur le phagocytage des mobilisations pour la paix des organisations de femmes par
le gouvernement américain (et la répression des militantes et des groupes récalcitrants),
cf. Helen Laville, Cold War Women. The International Activities of American Women’s
Organization, Manchester, Manchester University Press, 2002.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 287

ce réformisme démystifiant!87 de la condition de la femme au foyer


allait rapidement se trouver confronté à la réappropriation féministe
de la guerre de classe sur son versant le plus noir. C’est toute l’impor-
tance de la mobilisation des mères allocataires de l’aide sociale, qui
confirme le fait que l’essor de l’activisme féministe va se croiser, à
partir du milieu des années 1960, avec celui des mouvements de libé-
ration noirs et leurs luttes sur le front économique!88. En effet, «!sous
l’impulsion d’Africaines-Américaines elles-mêmes inspirées par le
mouvement des droits civiques, ces femmes réclamaient de l’État
qu’il leur verse un salaire en contrepartie du travail qui consiste à
élever les enfants!89!». «!Les femmes, même lorsqu’elles ne travaillent
pas hors de leur foyer, sont des productrices vitales!», expliquaient
Maria Rosa Della Costa et Selma James dans leur manifeste de 1972.
«!La marchandise qu’elles produisent est, à la différence de toutes les
autres marchandises, propre au capitalisme!: l’être humain vivant – le
“travailleur lui-même” (Marx)!», dont le conditionnement consom-
mateur renforce encore la production sociale de la famille et le pouvoir
social des femmes !90. Par ce total renversement de la philosophie
domestique de la Guerre froide, le thème de l’«!usine sociale!» se
voit singulièrement déplacé dans la mesure où les rapports sociaux
ne peuvent se transformer effectivement en rapports de production
sans inscrire la question de la reproduction sociale au cœur du système,

87."J. Edgar Hoover avait fait mine de s’adresser aux «!career women!» en 1956 dans son
discours devant le National Council of Catholic Women. Et d’expliquer!: «!Je parle de
femmes “de carrière” parce qu’à mon sens, aucune carrière n’est aussi importante que
celle qui consiste à bâtir un foyer et à élever des enfants!» (cité par Elaine Tyler May, op.
cit., p. 132). Le discours était intitulé «!Crime and Communism!».
88."Cf. Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor People’s Movements. Why They
Succeed, How They Fail, op. cit., chap. 5. Le chapitre s’ouvre sur la «!myopie!» des histoires
du mouvement des droits civiques vis-à-vis de cette composante économique qui surdé-
termine pourtant les émeutes des années 1964-1968.
89."Silvia Federici, Point zéro!: propagation de la révolution. Travail ménager, reproduction
sociale, combat féministe, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, p. 16.
90."Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community (1972),
repris dans Sex, Race and Class, op. cit., p. 50-51.
288 Guerres et Capital

qui est ainsi visé au cœur… par des organisations féministes comme
Wages for Housework. Il est ici particulièrement intéressant que
Selma James insiste sur l’origine américaine du mouvement et de sa
stratégie de guerre de classes inspirée des luttes des noirs qui redé-
finissent le sens même de la classe en se projetant dans la lutte des classes
«!la plus avancée!» («!the most advanced working-class struggle!»), dans et
surtout hors de l’usine. Au détriment, donc, de la trop facile assimila-
tion du mouvement à une version féministe de l’autonomie italienne
encouragée par la co-signature du manifeste avec Maria Rosa Della
Costa et le démarrage de la campagne internationale pour le salaire
ménager à Padoue durant l’été 1972!91.

10.4/!Les dessous
de l’American way of life
Synonyme de démocratie versus totalitarisme, la promotion de l’Ame-
rican way of life est mise au cœur de la déclaration de Guerre froide par
le président Truman lorsque celui explicite les enjeux historico-mon-
diaux du nouveau conflit: «!Dans le moment présent de l’histoire
mondiale, toute nation ou presque doit choisir entre des modes de
vie exclusifs l’un de l’autre!92.!» Ce qui serait assez banal (et ressortirait
de la seule continuation de la guerre totale) si cette «!vie!» n’engageait
pas la guerre de subjectivité dans une forme nouvelle de gouverne-
mentalité, inscrivant le social engineering de la psychologie de masse
de la démocratie militaro-industrielle bien au-delà du containment
culturel du «!communisme!» cher à la guerre de propagande de Voice
of America. At home et abroad, l’ingénierie psychosociale devient le

91."Voir les différentes mises au point de Selma James à l’occasion des rééditions de The
Power of Women and the Subversion of the Community, op. cit., p. 43 sq. Ceci étant dit (et
rappelé), nous reconnaissons volontiers qu’il faut tenir les deux fers au feu pour rendre
compte de l’importance politique de la rencontre entre le mouvement américain et le
mouvement italien (sans contestation possible, la lutte des classes la plus «!avancée!»
en Europe).
92."Déclaration du président Harry S. Truman du 12 mars 1947.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 289

vecteur de l’économie de contrôle par la consommation intégrée à la


révolution technologique permanente du complexe militaro-indus-
triel scientifico-universitaire et au marché. Ils sont l’un et l’autre les
garants de la démocratie politique du Capital : «!tout à la fois sécurité
et défi!» de ce qui ne peut se présenter comme un «!capitalisme du
peuple!» (ou capitalisme des gens!: People’s capitalism !93) inévitable-
ment opposé aux démocraties dites «!populaires!» (ou démocratie du
peuple!: People’s democracy!94) que parce que la première production de
la Guerre froide est celle d’un peuple du capitalisme. Visant le commu-
nisme «!impérialiste!» et «!totalitaire!», le président Truman pouvait
déclarer dès avril 1950, à la veille de la guerre de Corée : «!Par-dessus
tout, il s’agit d’une lutte pour conquérir l’esprit des hommes!95.!» La
partie la plus intéressante de son discours est cependant le moment
où il fait appel aux syndicats at home pour témoigner abroad de
la réalité du travail salarié (= travail libre) aux États-Unis!: «!Nos
syndicats ouvriers ont déjà bien travaillé pour communiquer avec
les travailleurs d’Europe, d’Amérique latine et d’ailleurs. L’histoire
des travailleurs américains libres, racontée par nos syndicalistes

93."«!People’s Capitalism!» est l’intitulé d’une «!campagne de vérité!» lancée en 1955-


1956 par un conseiller du président Eisenhower, Theodore S. Repplier, qui prendra
la forme d’une exposition internationale. Elle sera présentée en Amérique du Sud et
à Ceylan. Cf. Laura A. Belmonte, Selling the American Way. U.S. Propaganda and the
Cold War, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2008, p. 131-135. La cita-
tion «!security and challenge in the same breath!» est extraite d’un article du magazine
Collier’s, « “People’s Capitalism” – This IS America!». Le thème (et l’expression) du
«!People’s Capitalism!» est au cœur de la contribution nixonienne au Kitchen Debate avec
Khrouchtchev.
94."Le terme aurait lui-même été propagé comme un détournement et un retourne-
ment du rôle de peuple dans la «!démocratie bourgeoise!» promue par les «!capitalistes
de Wall Street!». Côté américain, on explique qu’il faut se réapproprier le mot de peuple
(people) «!kidnappé!» par les Russes!: n’est-ce pas le mot américain par excellence, qui
ouvre la Constitution des États-Unis («!We, the people!») et qui est au cœur de la défi-
nition de la démocratie fixée par Lincoln!(«!government of the people, by the people and
for the people!»)!? Voir le discours de T.S. Repplier, 27 octobre 1955, cité par Laura A.
Belmonte, op. cit., p. 131.
95."Harry S. Truman, «!Address on Foreign Policy at a Luncheon of the American
Society of Newpapers Editors!», 20 avril 1950.
290 Guerres et Capital

américains, est une meilleure arme contre la propagande communiste


parmi les travailleurs des autres pays que tous les discours que pour-
raient faire des responsables gouvernementaux.!» Mais pour que les
syndicats ouvriers puissent devenir les meilleurs agents d’un People’s
capitalism et que le «!labor!» ne soit plus un problème at home, il aura
fallu expulser Marx de Détroit. Ce fut en principe chose faite avec la
signature chez General Motors du Treaty of Detroit (1950) qui noua le
rapport «!fordiste!» entre production et consommation de masse en
liant les négociations salariales aux augmentations de productivité –
le syndicat renonçait par là à toute mise en question de la répartition
des salaires (ajustés en fonction d’un indice du coût de la vie) et des
profits. La «!productivité!» devint du même coup le «!lubrifiant indis-
pensable pour atténuer les frictions entre classes et groupes!», ainsi que
le proclamait dès 1947 le Comittee for Economic Development par la
voix de son directeur!96. Le magazine Fortune pouvait donc avec raison
célébrer l’accord comme «!jetant par-dessus bord toutes les théories
des salaires déterminés par le pouvoir politique et des profits comme
“plus-value”!». Le syndicat acceptait également le contrôle exclusif
des ateliers par la direction (management’s control) qu’il relayait en
échange de la contribution de l’entreprise au welfare (cotisations
retraite, assurance maladie) qui était ainsi en voie de privatisation
accélérée (private welfare plans), non sans augmenter du même coup les
disparités sur le marché du travail!97. Dans le même temps, le pouvoir
des syndiqués et des militants ouvriers était transféré à la direction
nationale du syndicat, qui avait seule pouvoir de négociation avec le
top management de l’entreprise. La négociation se concluait le plus
souvent sur un engagement contractuel de non-grève (comme cela
avait été le cas chez General Motors, pour une durée de cinq ans).

96."Cité par Charles S. Maier, In Search of Stability: Explorations in Historical Political


Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 65.
97."Voir Nelson Lichtenstein, «!From Corporatism to Collective Bargaining:
Organized Labor and the Eclipse of Social Democracy in the Postwar Era!», in S.
Fraser, G. Gerstle (dir.), The Rise and Fall of the New Deal Order (1930-1980), Princeton,
Princeton University Press, 1989, p. 140-145.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 291

Verrouillée par un tel productivisme corporatiste où les intérêts


objectifs de la classe ouvrière la plus «!garantie!» tendent à s’identi-
fier à la politique patronale (business unionism)!98, et où les syndicats
reprennent à leur compte l’antienne de la «!sécurité!» au fil d’un keyné-
sianisme devenu «commercial» au détriment de son volet redistributif
qui n’est plus pris en charge qu’à la marge d’un État compensatoire,
la paix sociale (labor peace) s’affirme comme le modèle de syndication
at home et abroad. Il revient en effet au plan Marshall de «!vendre!» le
traité de Détroit à l’exportation comme modèle de relations sociales
(apaisées) et mode de transition de la conflictuelle austérité euro-
péenne menacée par la révolution sociale à la société de (contrôle par
la) consommation à l’américaine. Bref, «!ce qui était bon pour General
Motors était désormais bon pour le monde!99!», dans un nouvel ordre
global qui faisait dépendre la «!reconstruction!» du développement
intensif sans frontières de l’accumulation capitaliste déployant la
consommation de masse comme son principe de régulation sociale.
Une fois le procès de production mis sous contrôle de la produc-
tivité, c’est la «!modernisation!» par la consommation en tant que
colonisation de la vie quotidienne qui est censée orienter la pres-
sion sociale inflationniste du «!plein emploi!» vers l’accélération de
la production et de la circulation marchande (par la planification de
la demande) dans l’américanisation du monde. Le «!New Deal pour le
monde!» est donc contenu dans la marchandisation/privatisation de
la «!vie!» qui devient le sujet des politiques expansives de containment
de la Guerre froide, dont les syndicats (et notablement l’AFL-CIO)
deviennent les meilleurs agents !100 après que la loi Taft-Hartley eut

98."Un an après la fusion des deux syndicats, le président de l’AFL-CIO peut déclarer
en 1956: «!In the final analysis, there is no great deal of difference between the things I stand for
and the things that the National Association of Manufacturers stand for!» (cité par Frances
Fox Piven, Richard A. Cloward, op. cit., p. 157).
99."Leo Panitch, Sam Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy
of American Empire, Londres et New York, Verso, 2013, p. 84.
100."Dans son article de 1956, «!The Economic Situation in the United States
as Compared with the Pre-War Period!», Michal Kalecki considère que les
292 Guerres et Capital

fait son «!travail!». En quoi la Guerre froide fut bien une «!guerre
psychologique!» dont la modernité se mesure à l’anticommunisme
qui aura permis à la (guerre de) subjectivité de supplanter la notion
de (lutte de) classe. «!L’importance de l’individu!», qui est au prin-
cipe des valeurs américaines et que l’un des documents majeurs de
la Guerre froide pose comme «!plus vital que l’idéologie, carburant
du dynamisme soviétique !101!», sera idéologiquement traduit dans
les termes d’un welfare de propagande associant «!libre concurrence
entre entreprises, syndicalisme libre et limitation de l’intervention
de l’État!» au «!fait que les classes s’effacent peu à peu dans notre
société [growing classlessness of our society]!102!». Par cette hyperbole,
la société sans classes devient la tendance d’une économie mise au
service, non de l’État, mais du peuple, qui s’approprie les bénéfices du
capitalisme en s’appuyant sur les forces «militantes et responsables»
des syndicats libres. «!Dans une démocratie, le capitalisme utilise ses
forces, non pas de manière négative, pour rabaisser les masses ou les
exploiter, mais pour développer la production, pour créer de nouvelles
idées et de nouvelles richesses!103.!» Ledit communisme du capital prend
ici l’allure d’une conduite auto-mobile faisant communiquer («!Tout
communique!!!» est le leitmotiv de Mon Oncle de Jacques Tati!104)
sphère du travail, vie domestique et domaine des loisirs, l’usine et
la ville-banlieue pavillonnaire reliées par ce «!produit essentiel du

syndicats sont «!part and parcel of the armament-imperialist set-up!» (in The Last Phase of
the Transformation of Capitalism, op. cit., p. 96).
101."NSC-68. Rapport n°!68 du Conseil de Sécurité nationale sous la présidence de
Harry S. Truman (14 avril 1950, définitivement approuvé le 30 septembre 1950). Rédigé
par Paul H. Nitze, le rapport NSC-68 porte la marque de l’anticommunisme géostraté-
gique de la RAND Corporation.
102."United States Information Agency Basic Guidance and Planning Paper n°!11,
«!The American Economy!», 16 juillet 1959, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 120.
103."United States Information Agency (USIA), American Labor Unions: Their Role in
the Free World, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 124 (nos italiques).
104."Voir les belles analyses de Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc.
Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 1960 (1995), Paris,
Flammarion, 2006.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 293

marché capitaliste!» (Debord) qu’est… l’automobile. Lancée sur un


réseau d’autoroutes ne connaissant plus de centre que commercial,
l’automobile n’est pas seulement le produit phare de la société-usine
fordiste (on en produit aux États-Unis 6,5 millions d’unités en 1950
– soit les 3/4 de la production mondiale). Elle est aussi le véhicule
de la société de consommation, de son apprentissage machinique-
mental et du dressage à son mode marchand de socialisation. Car la
consommation, c’est cette valeur privée par excellence qui colonise
le quotidien en taylorisant l’espace domestique que l’on meuble d’in-
novations technologiques (elles sont autant d’applications civiles des
programmes de recherches et développement du «complexe milita-
ro-industriel») et en privatisant/financiarisant l’habitation. Comment
en effet se sentir «!chez soi!», at home, sans posséder son chez-soi, sans
faire ce placement à vie redoublant la fonction économique d’une
«!fonction sécurisante [et] donc identitaire!105!».
Les crédits hypothécaires de «!Mr. and Mrs. America !106 !»
prennent le relais du crédit à la consommation et du welfare d’en-
treprise en imposant toute l’économie du capitalisme domestique
comme noyau affectif (centré sur le couple, le mariage, les enfants,
la Family Life) de la démocratie capitaliste!: Democracy Begins in the
Home, Home Is What You Make It, Building Community Through Family
Life !107… Sur l’air de «!I’ll Buy That Dream!108!», la famille nucléaire
devient en même temps le refuge contre l’anxiété liée à la menace
nucléaire soviétique (The Red Target Is Your Home, The Sheltered
Honeymoon!109, etc.) et le relais domestique de la financiarisation de
l’économie. Les banques d’investissement qui avaient massivement
investi le marché des assurances privées, des crédits hypothécaires

105."Ibid., p. 146-147.
106."Selon le titre d’un article publié dans l’Air Bulletin du Département d’État (12
septembre 1947) qui va faire office de rubrique permanente pour les activités de l’USIA.
107."Ce sont quelques intitulés des bulletins conçus et distribués par l’USIA.
108."Chanson du film Sing Your Way Home, et grand hit tune en septembre 1945.
109."Avec quatorze jours d’intimité garantie par l’abri anti-atomique où se déroule la
lune de miel faisant l’objet d’un reportage du magazine Life (10 août 1959).
294 Guerres et Capital

et à la consommation n’avaient-elles pas fait la preuve de leur rôle


«!vital!» dans l’économie réelle et le développement du welfare pour
tous!?
Le «!pour tous!» est immédiatement contredit par le fait que ce
welfare est un welfare de guerre civile qui ne peut produire le système
majoritaire comme moteur de son axiomatique qu’en reproduisant
sans cesse le système des discriminations que la multiplication de ses
axiomes s’efforce de contrôler et de limiter dans une succession de
Fair Deals et de mesures juridico-politiques. «!C’est de cela qu’est née
une société tenant le discours de l’abolition des classes, mais forte-
ment divisée par des frontières raciales!110!», qui se combinent étroite-
ment avec une guerre contre les pauvres que ne suffira pas à éteindre
la «!guerre contre la pauvreté!». Déclarée par Lyndon Johnson, elle
sera vite «!gelée!», puis combattue par l’administration Nixon en
raison de ses effets pervers!: «!Workfare not Welfare!». Incarné par
l’Economic Opportunity Act (1964), le principe même de l’American
Fairness n’est-il pas de promouvoir l’égalité des chances («!equality
of opportunity!») au détriment de toute égalité des résultats!111!? Une
longue histoire commence ici, sur ces rives américaines.
Car la discrimination raciale combine de longue date la ségré-
gation à l’emploi avec la ségrégation au logement. Et d’une façon si
aiguë que l’on a pu percevoir dès 1946 qu’elle constituait à Détroit
une véritable «!bombe à retardement!», à laquelle les grandes migra-
tions intérieures (des Noirs du Sud vers le Nord industriel) et
le développement urbain de l’après-guerre vont donner un tour
encore plus explosif. Le principe est celui de la réaction en chaîne
de la pauvreté rendant l’accès des Noirs à l’habitation toujours plus
difficile et coûteux dans des zones toujours plus ghettoïsées dont
les conditions d’existence servent de repoussoir à toute politique
d’intégration. C’est ainsi que plus de dix après le Wagner-Steagall

110."Elaine Tyler May, op. cit., p. 11.


111."Cf. Ira Katznelson, «!Was the Great Society a Lost Opportunity?!», in The Rise and
Fall of the New Deal Order, op. cit., p. 202-203.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 295

Housing Act (renouvelé par Truman en 1949), le New Deal du loge-


ment social contribue fortement au containment racial en resserrant
en priorité ses moyens sur le déplacement (nouveaux plans d’urbani-
sation) ou la fixation des Noirs les plus pauvres (sur les centres-villes,
selon un principe de développement urbain concentrique s’élargis-
sant en fonction du statut économique). Formalisé par l’École de
Chicago, le modèle est encouragé par le privilège donné aux aides
publiques d’accès à la propriété qui, d’un côté, double le critère de
race d’un critère de classe (black transitional neighborhoods réservés aux
ouvriers qualifiés et à la petite bourgeoisie noirs!112) et qui, de l’autre,
devient condition sociale d’accès à une citoyenneté blanche-ou-
vrière-«!middle-class!» fondée sur une ségrégation raciale de proprié-
taires-consommateurs. Cette dernière est encouragée par l’ensemble
des acteurs du marché immobilier. «!THIS IS YOUR PERSONAL
WAR TO SAVE YOUR PROPERTY RIGHTS!», explique-t-on dans
un dépliant, en mêlant le «!droit à la vie privée!» à la mobilisation terri-
toriale contre l’open housing movement et la législation fédérale asso-
ciée à une forme insidieuse d’étatisation communiste de la société!113.
La migration noire est décrite en termes militaires d’invasion («!the
Negro Invasion!») contre laquelle les assemblées de propriétaires et
les associations de voisinage vont mettre en place de véritables stra-
tégies de «!résistance!» faisant des banlieues résidentielles le «!champ
de bataille!» des affaires communales et familiales. Ce sont les femmes
de la classe ouvrière blanche qui seront les premières mobilisées dans
cette défense de l’«!intégrité!» du voisinage (the home front) associant
la composante raciale à la «!sérénité!» de la vie familiale qu’elles ont
en charge!114. Le contrôle des frontières raciales et sexuelles est aligné
sur cette guerre de subjectivité qui ne peut assoir le nouveau modèle
112."Cf. Thomas J. Sugrue, The Origins of the Urban Crisis. Race and Inequality in Postwar
Detroit, Princeton et Woodstock, Princeton University Press, 2014, chap.!7.
113."Ibid., p. 226-227. Un sondage réalisé en 1964 montre que 89!% des habitants du
Nord des États-Unis et 96!% dans le Sud américain pensent qu’un propriétaire ne devrait
pas être contraint par la loi de vendre son bien à un Noir s’il ne le souhaite pas.
114."Ibid., p. 250 sq.
296 Guerres et Capital

domestique sur la démarcation entre l’intérieur et l’extérieur qu’en


intégrant le foyer en l’espèce des valeurs du self-contained home (Elaine
Tyler May) dans la grande transformation du monde du travail. Car
c’est la privatisation «!genrée!» de toutes les valeurs corporatistes
de l’usine qui appelle en retour la gestion domestique d’une subjec-
tivité nationale supplantant dans sa logique spatiale d’exclusion
raciale et de discrimination sexuelle!115 la notion de lutte de classes.
Ce qui explique aussi que les États-Unis soient à l’avant-garde de ce
mouvement qui remplace l’image-paradigme de la société-usine par la
« maison modèle!» de la société suburbaine dont la logique de ségrégation
à l’endroit des noirs et des femmes («!les confortables camps de concen-
tration des banlieues résidentielles!» pointés par Betty Friedan) se
confond avec la «!consommation productive!» et reproductive de la
modernisation capitaliste.
En 1954, année de l’arrêt de la Cour suprême déclarant anticonsti-
tutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques, Ronald
Reagan obtient son premier grand rôle comme animateur à la télévi-
sion du General Electric Theater (le programme national le plus suivi
du samedi soir) et Ambassadeur de Bonne Volonté du boulwarisme
dans les usines du groupe !116. Élu président, Reagan qualifiera ses
années GE de «!cursus de 3e cycle en science politique!», concédant
à demi-mot que Lemuel Boulware fut son véritable mentor. Venu de
la publicité et des études de marché, Boulware est l’homme qui aura

115."Les brochures de l’USIA concernant les activités des femmes aux États-Unis
tentent de justifier les différences de salaires (homme/femme) par le privilège donné
à la vie familiale : les femmes ne projettent pas leur éducation avec «!un plan de carrière
en tête!» et entrent sur le marché du travail «!de façon périodique!». Au surplus, le mana-
gement de la vie domestique (la femme au foyer est supposée être «!a good manager in
the home!», soit tout le contraire d’une travailleuse sans salaire) est présenté comme un
hard work.
116."Abondante documentation dans Thomas E. Ewans, The Education of Ronald
Reagan. The General Electric Years, New York, Colombia University Press, 2006. Elaine
Tyler May reconnaît dans le General Electric Theater de Reagan le prototype des valeurs
du «!model home!» promues par Nixon dans le Kitchen Debate (Elaine Tyler May, op. cit.,
p.!215).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 297

sans doute moins transformé l’American Business que sa conscience


de classe en y associant celle de l’ouvrier américain, qu’il avait redéfini
(dans cet ordre) en tant qu’«!investisseur, consommateur, employé,
fournisseur et soutien de famille, voisin or more distant citizen!». Il
livre les tenants et les aboutissants de son «!Job Marketing!» dans
un discours de mobilisation générale donné à la Harvard Business
School, le 11 juin 1949. Après avoir repris l’antienne des dangers de
l’espèce «!socialiste!», dont communisme, fascisme et nazisme ne
seraient que des variétés, le propos se resserre sur l’auditoire de
businessmen auquel il s’adresse alors en ces termes!:
Un peuple réellement libre ne peut bien vivre sur les plans matériel et
spirituel que là où il est incité au travail, à la création, à la concurrence,
à l’épargne, à l’intérêt et au profit. Mais il doit exister soit une force qui
pousse les hommes à travailler. Soit une incitation qui donne aux hommes
l’envie de travailler. […] Que peut faire le management pour promouvoir
une bonne compréhension de l’économie et la bonne action publique
qui en découle!? Nous devons simplement apprendre, prêcher et
pratiquer ce qui constitue la bonne alternative au socialisme. […] [N]ous
allons donc jouer notre rôle et faire en sorte que la majorité des citoyens
comprennent les réalités économiques [economic facts of life – nous souli-
gnons]. Alors soyons audacieux, prenons – et ensuite, continuons à
développer – le leadership que l’on attend de gens comme nous dans ce
travail patriotique!117.

L’enseignement de ces «!réalités économiques!» donneront matière


à une multitude de programmes d’éducation économique («!How our
Business System Operates!», «!In our Hands!», etc.) destinés aux millions
d’employés des grandes (et petites) entreprises. Directement gérée
par la National Association of Manufacturers et l’American Economic
Foundation, relayée par de nombreuses universités qui contribuent à
former en amont les intervenants et les superviseurs (tous managers),
c’est la politique de vente de l’esprit d’entreprise qui se laisse deviner

117."Lemuel Boulware, «!Salvation Is Not Free!», Harvard University, 11 juin 1949,


reproduit dans Thomas E. Ewans, op. cit.
298 Guerres et Capital

derrière cette entreprise globale de subjectivation capitalistique dont


le maître mot est celui de «!participation!». Si la participation visée est
d’abord celle des ouvriers et employés (que l’on rétribuera par une
participation aux bénéfices de l’entreprise), celle-ci ne s’arrête pas
aux murs de l’usine et aux frontières de la seule économie stricto sensu.
Elle est en effet la pièce maîtresse de la théorie du management des
«relations humaines» s’attachant à redéfinir chaque ouvrier et chaque
employé comme un «individu» et un «être social en relation avec
d’autres êtres sociaux dans une organisation sociale complexe» qui
doit être mobilisée pour augmenter la productivité tout en détendant
la pression ouvrière sur le salaire et sur le pouvoir au sein de l’entre-
prise. L’enjeu de ce qu’on a qualifié au tout début des années 1950 de
«!seconde révolution industrielle!» – la révolution des «!human rela-
tions in industry!» – est donc de substituer la «!conscience d’entre-
prise!» à la conscience de classe en habillant les lignes disciplinaires
de division du pouvoir économique dans des dispositifs biopolitiques
de régulation sociale («!the corporate family together!») qui pourront
stimuler et diriger la mutation consommatrice de la reproduction
dans un welfare capitalism. Les régimes d’avantages sociaux propre
à chaque entreprise ne concurrencent pas seulement le welfare state
en le vidant de sa substance politique et de son histoire de classe!;
ils s’étendent à toute la société en donnant lieu à la nouvelle indus-
trie des «!loisirs d’entreprise!» qui s’accompagne de nouvelles rela-
tions entre le lieu de travail, la famille et le lieu de résidence (activités
culturelles en direction des femmes au foyer, terrains de sport pour
les enfants et les adolescents, crèches, etc.). Il s’agit d’intégrer l’éco-
nomie domestique/affective de la famille dans l’usine et de projeter
l’entreprise dans l’ensemble des «!territoires!» familiaux en inves-
tissant toutes les collectivités et communautés attenantes (muni-
cipalités, écoles où un important programme d’enseignement de
l’économie est organisé, églises, associations et clubs…). Dans un seul
but!: «!vendre les principes de la libre entreprise comme force réelle
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 299

et vivante!»,!«!promouvoir la business story auprès du grand public!118!».


C’est la Guerre froide comme storytelling faisant dépendre la protec-
tion des libertés individuelles contre la menace «!communiste!» de
la défense de l’American Business, que l’on érige en garant ultime de
l’«!Empire de la liberté!» (selon l’expression de Thomas Jefferson).
«!Job Marketing!» et «!Patriot’s job!» vont ainsi pouvoir dessiner
les contours indistinctement macro- et micro-politiques de la face
managériale de la Guerre froide en son effet majeur de déplacement
radical de la guerre de classes des vaincus dans la guerre de civilisation
du peuple du capitalisme contre l’esclavage du communisme!119. La
civilisation en question revient à interdire tout réformisme du capital
autre que celui délivré par la «!participation!» de tous et de toutes à la
socialisation et à l’individualisation des gens (people) comme forces de
consommation reproductrices du capitalisme de la guerre totale, qui
avait doté les États-Unis d’un pouvoir entrepreneurial de sécurisation
militaro-industrielle à vocation illimitée.

10.5/!Le business
de la Guerre froide
Contre la légende dorée du néolibéralisme américain qui prend
également sa source à Détroit (le «!Hayek Project!») !120, le capital
américain s’était engagé dans des programmes de reconversion
massive et intensive soutenus par la multiplication des agences
118."Selon un document daté de 1946 des Associated Industries de Cleveland, cité
par Elizabeth A. Fones-Wolf, Selling Free Enterprise. The Business Assault on Labor and
Liberalism (1945-1960), Urbana et Chicago, 1994, p. 160-161.
119."On notera au passage que si l’esclavage est l’antithèse absolue de la démocratie,
c’est l’existence même du peuple-démos qui est déniée aux «!démocraties populaires!».
Du coup, elles portent si mal leur nom que l’on conçoit difficilement comment elles
pourraient se libérer par elles-mêmes. Ce qui fait l’affaire des deux «!superpuissances!».
120."C’est en effet suite à une conférence de promotion de La Route de la servitude
donnée à Détroit le 23 avril 1945 que Hayek rencontre Harold Luhnow, le président
du Volker Fund qui va généreusement financer et jumeler les deux start-up du néo-
libéralisme américain!: la Chicago School of Economics et la Société du Mont-Pèlerin,
installée en Suisse en 1947.
300 Guerres et Capital

fédérales coordonnant l’économie de guerre totale et le fantastique


effort logistique qui lui était associé. (Une guerre logistique qui fera
parler des GI américains comme de «!soldats de confort!»!: comfort
soldiers.) La militarisation totale de l’économie dépendait de la
révolution logistique (invention du container) rendue nécessaire par
une machine de guerre carburant à l’essence (au P.O.L.!: Petroleum,
Oil, Lubricants), qui motorise la logistique du capital soutenu par la
géo-économie du productivisme de guerre. Elle va se déployer dans
l’après-guerre avec le plan Marshall en géopolitique intégrée de la
production/circulation/distribution («!the whole process of business!»
devient une économie de flux matériels et d’information). Il sera
relayé par un réarmement sans précédent en temps de «!paix!» et
par l’intégration économique européenne, qui peut être considérée
comme le succès majeur de «!la plus grande opération de propa-
gande internationale jamais vue en temps de paix!» (David Ellwood,
à propos du plan Marshall). Sous influence américaine, elle est menée
tambour battant comme débouché d’un impérialisme qui n’opère plus
par contrôle territorial mais par la régulation du marché placé sous
son contrôle et par un commandement militaire intégré (OTAN)!121.
En Europe, sa «!base!» (politico-militaire et logistique) sera la nouvelle
Allemagne où l’on joue à guichets fermés Hayek contra Keynes après
une réforme monétaire ( juin 1948) conditionnant le plan d’aide le plus
important de la Guerre froide à une «!discipline sociale et financière!».
Per Jacobson, directeur de la Banque des règlements internationaux
(et futur directeur du FMI), pouvait ainsi constater dès 1948 que le
«!néo-libéralisme a commencé à gagner du terrain!» en Europe!122, où
le rapport de forces politiques était en train de s’inverser avec l’aide de

121."Cf. Fred L. Block, The Origins of International Economic Disorder: Study of United
States International Monetary Policy from World War II to the Present, University of
California Press, 1977, p. 104 : «!la forte intégration des forces militaires américaines
et européennes […] constitue un moyen d’empêcher que l’Europe, en tant que région
économique, se ferme aux États-Unis!».
122."Cité par Leo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 97-98.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 301

l’Agence européenne de productivité!123. L’Agence combine transferts


de technologies matérielles et sociales (elles comptent avec la promo-
tion de l’économétrie comme technologie du contrôle économique
statistiquement assisté!124), administration d’entreprise et science
managériale promus par les grands groupes industriels américains en
voie de transnationalisation (multinational networks of production and
circulation). Leur mode d’organisation est à l’origine du nouveau type
d’entreprise capitaliste animant le cycle américain d’accumulation par
intégration verticale de toutes leurs unités et internalisation de leurs
coûts de transaction (de la production à la consommation!: toute
une économie de la vitesse). Il va précipiter la néo-militarisation de
l’économie et la privatisation du warfare auxquelles donne lieu l’éco-
nomie de guerre à durée indéfinie de la Guerre froide. C’est la clé de
«!La puissance pour le long terme!»!: Private business must run the Cold

123."Le plan Marshall prévoit des «!missions!» de productivité aux États-Unis et


des interventions d’«!experts!» américains en Europe orchestrées par l’Organisation
européenne de Coopération économique (OECE). Elle a été instituée le 16 avril 1948
comme une condition du plan Marshall. La même année, est créé en France au sein
du Commissariat général au Plan un Groupe de travail sur la productivité présidé par
Jean Fourastié, qui établit le «!programme français pour la productivité!». Il donne nais-
sance en 1953 au Commissariat général à la Productivité qui produit ainsi la synthèse
institutionnelle de la «!dialectique du Marché et du Plan!» (Giovanni Arrighi). L’aide
technique américaine prévoit pour l’année un montant de 30 millions de dollars pour
des prêts et garanties de prêts aux entreprises privées qui s’engageront à «!améliorer
leur productivité!» et «!établiront les arrangements appropriés en vue du partage équi-
table des bénéfices résultant de l’augmentation de la production et de la productivité
entre les consommateurs, les travailleurs et les patrons!» (nous soulignons). Cette aide
doit permettre le «!financement de projets susceptibles de stimuler une économie de
libre entreprise!». La création des premières écoles de management sera soutenue par
l’Agence européenne de productivité qui, à partir de 1956, organise l’envoi des futurs
professeurs pour des périodes de formation d’un an dans des universités américaines.
Cf. Luc Boltanski, «!America, America... Le plan Marshall et l’importation du “manage-
ment”!», Actes de la recherche en sciences sociales, n°!38, mai 1981.
124."L’économétrie se développe en parallèle avec la recherche opérationnelle à
laquelle elle a été associée au début des années 1940 dans le cadre du Statistical Research
Group (SRG). Il dépendait de l’Applied Mathematical Pannel (AMP) mise en place par
Warren Weaver. À suivre Philip Mirowski, l’École de Chicago, qui y a fait ses classes, n’est
rien de plus que le feedback des Recherches opérationnelles dans l’économie.
302 Guerres et Capital

War’s business!125. Et pour parler encore la langue des vainqueurs qui


n’écrivent pas l’histoire sans donner aussi leurs intitulés à de nouvelles
«!sciences!»!: pas de logistique du business (business logistics)!126 sans le
business de la logistique, de la militarisation intensive de la société de
(contrôle par la) consommation!127.
La Guerre froide est donc en plus d’un sens une affaire de calcul
(des coûts-bénéfices) just-in-time ( JIT). Sous sa formule la plus
générale, elle s’affirme comme containerisation sociale de toutes les
guerres civiles qui la traversent (guerres de classes, de races et de
sexes nouées au géométral de la guerre contre les pauvres) par la
socialisation intensive de la guerre totale que l’on reproduit et élargit
par tous les nouveaux moyens dont s’est dotée la machine de guerre
du capital dans la guerre de subjectivation. La fantastique opération
de sémiotisation (signifiante, asignifiante et symbolique) à laquelle
donne lieu le dressage domestique à la consommation de l’Ame-
rican way of life comme vecteur de la Guerre froide est le meilleur
signe de la «!centralité!» de la question de la reproduction sociale.
Elle n’est plus concentrée sur la «!division du travail dans la produc-
tion!» (et sur la seule guerre de classe) mais sur la «!division sociale
du travail!» élargie à l’ensemble de la société, qui implique toutes
les composantes du capitalisme du welfare. Et c’est précisément là
que ça va craquer, sur le front d’une guerre de subjectivation qui ne
passe plus par l’usine (où le mouvement ouvrier a été défait comme
classe avec la complicité des syndicats !128) que pour y appliquer,
en vain, la gouvernementalité de l’ensemble de la population. Car
cela se craquèle de toute part. C’est le «!crack-up!» des années 1960

125."«!Strength for the Long Run!»!: intitulé d’un rapport de l’Office of Defense
Mobilisation, avril 1952.
126."La (nouvelle) discipline fait florès aux États Unis dans les années 1960.
127."Voir Deborah Cowen, The Deadly Life of Logistics. Mapping Violence in Global
Trade, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 2014.
128."Organisée en 1960 par l’International Union of Electrical Workers (IUE) qui a fait
sécession d’avec UE en faisant assaut d’anticommunisme, la deuxième grève nationale
(après celle de 1946) chez General Electric se solde par un échec cuisant.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 303

qui s’attaque aux grands et aux petits récits de la Guerre froide en


envoyant par le fond tous ses containers!: la famille nucléaire, le
mariage et la sexualité, la femme au foyer, l’éducation des enfants,
la consommation, l’épargne et le crédit, la middle class, le «!facteur
humain!» et les «!motivations!», la culture de l’entreprise, la disci-
pline de l’usine et du bureau, les syndicats, l’anticommunisme et le
socialisme réalisé, la résolution juridique ou/et constitutionnelle
des guerres sociales, le racisme, la guerre impérialiste au Vietnam et
toutes les formes de colonialisme… L’économie réelle de la Guerre
froide est atteinte en son principe global d’endocolonisation et vacille
sur ses bases. Quelques très courtes années vont séparer «!The answer,
my friend, is blowin’ in the wind!» (The Freewheelin’ Bob Dylan, 1963) de
l’hymne des étudiants de Columbia au printemps 1968: «!We want
a revolution… NOW.!» Échappé de la scène finale du Marat/Sade de
Peter Brook, le chant d’émeute des internés de l’asile de Charenton
remplace le chant de grève des ouvriers du grand drame révolution-
naire américain des années 1930, Waiting for Lefty (Clifford Odets).
La New Left n’attend plus – ou attend autre chose – «!to give life a
chance!». Il n’y a en effet qu’une critique politique de la vie quotidienne
qui puisse «!faire la synthèse!» de l’anti-impérialisme, de l’antimilita-
risme, de l’antiracisme, du féminisme et des luttes homosexuelles,
de l’écologie et de l’underground… partagés par le prairie power des
campus, les jeunes prolétaires en rupture de ban et les Noir.e.s des
ghettos dans la mise en variation de leur commun accélérateur!: «!brin-
ging the war home.!»
«!68!» sera le chiffre de cette révolution mondiale pour la généra-
tion née de la guerre et éduquée par la Guerre froide. C’est au nom
de celle-ci que Silvia Federici peut écrire dans l’introduction à son
recueil d’articles sur la question de la «!reproduction!»!:
Après les deux conflits mondiaux qui, en l’espace de trente ans,
avaient décimé plus de soixante-dix millions de personnes, le miroir
aux alouettes de la vie de famille et la perspective de sacrifier notre
existence à seule fin de produire davantage de travailleurs et de soldats
304 Guerres et Capital

pour l’État, ne nous faisaient plus rêver. En fait, plus encore que l’indé-
pendance conférée aux femmes par la guerre – et symbolisée aux Etats-
Unis par l’image iconique de Rosie la Riveteuse –, c’est le souvenir du
carnage dans lequel nous étions nées qui, dans la période de l’après-
guerre et particulièrement en Europe, déterminait notre rapport à la
reproduction!129.!

Les féministes marxistes du wages for housework/salario al lavoro domes-


tico font des destructions de la Seconde Guerre mondiale la raison
première de leur rupture générationnelle, à savoir leur impossibilité
d’«!adopter une position réformatrice, à la différence des féministes
qui nous avaient précédés et qui critiquaient elles aussi la famille et
le travail domestique!130.!» Ce qui oblige à prendre la mesure de ce
qu’a dû et su produire, aux États-Unis et just in time, le dispositif de la
Guerre froide – at home et abroad – pour suspendre les perspectives
d’émancipation nourries par un demi-siècle de guerre totale. Jusqu’à
ce que la génération du baby boom se lève contre toutes les condi-
tions de vente du supermarché de l’American way of life.
La contre-offensive ne tarde pas. Nixon gagne les élections
présidentielles en dressant contre les «!minorités!» la «!majorité
silencieuse!» des «!Américains oubliés!» dans laquelle se recon-
naît massivement la classe ouvrière garantie blanche. Portée par un
populisme anti-New Deal (le «!white backlash!») s’emparant de bon
nombre de villes industrielles et d’anciens bastion démocrates (dont
New York, en pleine crise fiscale), la reprise de l’initiative capitaliste
va une nouvelle fois passer par la monnaie comme réponse à la crise
(avec pression à la hausse des salaires) et à la guerre civique/civile qui
ne désarme pas. Le scénario est également critique sur la scène inter-
nationale où, Vietnam oblige, le tiers-monde gagne une autonomie de
moins en moins négociée avec la puissance dominante du condomi-
nium de la Guerre froide, qui perd également du terrain en Europe.
L’abandon de la convertibilité dollar-or et les mesures de dérégulation

129."Silvia Federici, Point zéro, op. cit., p. 14.


130."Ibid.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 305

des mouvements de capitaux qui lui sont associées imposent alors la


formule magique «!1$=1$!». Parfaite tautologie de la monnaie-monde,
la formule a le pouvoir de lancer le marché (libéré des taux de change
fixe) dans la financiarisation globale de l’économie sous contrôle
transnational américain, à laquelle est historiquement associé le
néolibéralisme. Reagan pourra faire des États-Unis la nation débitrice
du monde, qui finance sa dette stratosphérique en contribuant ainsi
à la dernière escalade de la Guerre froide (menée jusqu’aux étoiles
par l’Initiative de Défense stratégique). Comme on sait, l’URSS ne
pourra pas suivre. Fin de partie.
11.
Clausewitz
et la pensée 68
Après la Seconde Guerre mondiale et l’effacement des frontières
entre temps de guerre et temps de paix, les mouvements révolu-
tionnaires demeurent tributaires de la théorisation et de la pratique
léninistes pour saisir le nouveau rapport entre «!guerre et capital!».
Reversant dans cette grammaire obligée le cycle de luttes qui avait
traversé toute la décennie 1960, l’hypothèse révolutionnaire allait
échouer à penser la guerre à hauteur de l’événement «!68!» mettant
au contact toutes les parties du monde dans ce qu’on a pu appeler
une «!guerre civile froide!1!».
Problématiser la guerre et son rapport avec le capital a été un exer-
cice obligé pour tous les révolutionnaires. Or, de Lénine à Mao, de
Mao au général Giap et à la guerre du Vietnam, le rapport stratégique
et tactique à la guerre passe par l’œuvre de Clausewitz.
Au printemps 1915, Lénine a lu et soigneusement annoté le
grand œuvre du major-général prussien, De la guerre (Vom Kriege),
qu’il considère comme «!l’un des plus grands historiens militaires!».
Exagérant quelque peu, Carl Schmitt tient ces notes pour l’«!un des

1."Cf. André Fontaine, La Guerre civile froide, Paris, Fayard, 1969.


308 Guerres et Capital

documents les plus grandioses de l’histoire universelle et de l’histoire


des idées!2!».
Lénine trouve confirmation de la théorie marxiste dans la fameuse
«!Formule!» de Clausewitz. «!Rapprochement avec le marxisme!», écrit-il
en marge de son exemplaire!: Marx et Engels ne considéraient-ils
pas «!toute guerre comme le prolongement de la politique des puis-
sances!»!? Encore fallait-il que la lutte de classe devienne le véritable
ressort de la guerre. La «!politique!» ne peut donc pas être réduite
à la politique de l’État représentant les intérêts de toute la société
(l’intérêt général), comme le croyait Clausewitz (et ceux que l’on
va appeler les social-traîtres de la IIe Internationale). Mais dans la
mesure où la révolution se développe à l’intérieur des «!guerres impé-
rialistes!», la fonction et le déroulement de ces dernières peuvent être
reconduits dans le cadre tracé par Clausewitz. La synthèse de Marx
et de Clausewitz est également présente dans les opuscules sur l’au-
todétermination des peuples!: «!Une guerre devient nationale, même
à l’époque de l’impérialisme, dès lors qu’un peuple, petit ou grand,
combat pour la liberté!3.!»
Le plus important aux yeux de Lénine, c’est qu’avec la guerre, «!les
rapports politiques formés historiquement entre les peuples et les
classes!» ne s’interrompent pas, ils se poursuivent, ils se continuent
par d’autres moyens. La guerre de 1914 est donc bien une guerre impé-
rialiste. Quant à la «!guerre irrégulière!» menée par la classe ouvrière,
on pourra la prolonger et l’intensifier en mouvement insurrectionnel
au moyen de la théorie clausewitzienne de la «!petite guerre!» (guerre
de partisans, guérilla) et des «!moyens de défense!» qui sont autant
d’espèces de résistances. On comprend que les références à Clausewitz
ne cessent pas jusqu’à la prise du pouvoir (et au-delà, pendant la
guerre civile).

2."Carl Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 257.


3."Selon le résumé qu’en propose Raymond Aron, dans Penser la guerre, Clausewitz,
t.!II!: L’âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976, p. 75.
Clausewitz et la pensée 68 309

Les écrits «!militaires!» de Mao Tsé-toung, et notamment De la


guerre prolongée (1938) devenu un classique du «!marxisme-léninisme!»
sur la question de la guerre, donnent lieu à de nombreux développe-
ments renvoyant à Clausewitz. Mais Mao renvoie aux brochures de
Lénine et ne cite jamais directement De la guerre. Le chapitre «!La
guerre et la politique!» s’ouvre, au point 63, sur la Formule « La guerre
est la continuation de la politique!». La Formule est complétée au
point 64!: «!La guerre est une simple continuation de la politique par
d’autres moyens!4.!» Ce n’est que tout récemment, avec la publication
des cahiers où Mao prenait ses notes de lectures, qu’on a pu établir
avec certitude qu’il avait lu le traité en 1938 et avait même organisé un
séminaire autour du livre, auquel participèrent de hauts dirigeants du
parti communiste. Il reprend pourtant pour l’essentiel l’interpréta-
tion léniniste de Clausewitz, qu’il incurve dans un sens plus militant
ne séparant jamais action politique et action militaire. La guerre est
strictement subordonnée à la politique («!Il n’est pas possible de séparer
une seule minute la guerre de la politique!»), la politique s’objective dans
une politique révolutionnaire de «!classe!» qui permet de différencier
«!guerres justes!»!et!«!guerres!injustes!». Le principe suprême de la
stratégie maoïste repose sur la dialectique offensive/défensive privi-
légiant l’attaque dans la défense (essentiellement nationale et popu-
laire) pour obtenir des succès tactiques d’«!anéantissement des forces
de l’ennemi!».
Le général Giap raconte dans ses mémoires qu’entre la bataille de
Hanoï et celle de Diên Biên Phu, son épouse et son secrétaire parti-
culier lui lisaient des passages du traité!:
En les écoutant, j’avais souvent l’impression que Clausewitz était assis
devant moi pour disserter sur les événements en cours […]. J’aimais
particulièrement le chapitre intitulé «!L’armement du peuple!». […]
Sa théorie correspondait à ce que prônaient nos aïeux!: affronter avec
ses propres moyens un adversaire supérieur en armes et en nombre.

4."Cf. T. Derbent, Clausewitz, «!Mao et le maoïsme!», 2013 (URL!: www.agota.be/t.


derbent/articles/MaoClaus.pdf ).
310 Guerres et Capital

Certains auteurs militaires ont discuté de la «!petite guerre!» utilisant de


petites fractions qui peuvent passer partout, s’approvisionner par elles-
mêmes, se déplacer promptement […] Tout ce que nous faisions pour
l’instant ne ressemblait-il en partie à la «!petite guerre!»!5!?

Confortés par les victoires vietnamiennes sur la France coloniale


(1954) et la machine de guerre états-unienne (1975), les mouve-
ments révolutionnaires des années 1960-1970 ne font que reprendre
les acquis des révolutions soviétique et chinoise quand ils incluent les
luttes d’indépendance nationale («!FLN vaincra!») dans la politique
révolutionnaire de la «!guerre du peuple!» (la Volkskrieg s’énonce!: «!la
guerre du peuple est invincible!»). La guerre peut donc encore être
comprise dans le cadre de la pensée clausewitzienne traduite dans une
dialectique de classe qui avait d’abord trouvé à s’appliquer à la «!guerre
impérialiste!» en tant que guerre civile interétatique (Lénine), et qui
poursuivait son cours sur le Yangtsé (la pensée Mao Tsé-toung!:
«!L’impérialisme est un tigre de papier!»).
Dans les années 1970, ce ne sont donc pas les «!révolutionnaires
de profession!» qui vont s’engager dans une problématisation renou-
velée de la guerre. Alors que fleurit le discours de la «!crise!» (à l’âge
thermonucléaire «!l’heure de la vérité est à la crise, non à la guerre!»)
auquel ne semble s’opposer qu’un discours de la «!guerre prolongée!»
reprenant l’antienne maoïste d’une «!stratégie clausewitzienne géné-
ralisée!6!», il revient à Foucault d’un côté, à Deleuze et Guattari de
l’autre, d’avoir produit une rupture radicale dans la façon de conce-
voir la guerre en son rapport constituant au capitalisme. Exemple
assez unique dans la pensée critique de l’époque, ils reprennent la
confrontation avec Clausewitz pour renverser la célèbre Formule!:
la guerre n’est pas la continuation de la politique (qui fixe ses fins),
la politique est au contraire un élément, une modalité stratégique
de l’ensemble constitué par la guerre. L’ambition de la pensée 68

5."Cité par T. Derbent, Giap et Clausewitz, Bruxelles, Aden, 2006, p. 47.


6."Cf. André Glucksmann, Le Discours de la guerre, Paris, UGE, 1974, p. 389 («!Autour
d’une pensée de Mao Tsé-toung!»).
Clausewitz et la pensée 68 311

s’affirme dans le projet de ne pas faire du renversement une simple


permutation des termes. Il s’agit d’élaborer une critique radicale des
concepts de «!guerre!» et de «!politique!» tels qu’ils sont présupposés
par la Formule de Clausewitz!: la guerre est/n’est que la continuation
de la politique par d’autres moyens.
Selon sa perspective généalogique, Foucault cherche à fonder les
raisons de ce renversement dans une reconstruction stratégique de
ce que Marx appelle l’accumulation primitive et s’aventure très timi-
dement dans l’époque des guerres dites «!totales!», au contraire de
Deleuze et Guattari qui s’attaquent frontalement au rapport de la
guerre et du capitalisme au XXe siècle, et de façon privilégiée, après la
Seconde Guerre mondiale.

11.1/!Distinction et réversibilité
du pouvoir et de la guerre
La pensée 68 a donc produit deux versions différentes mais complé-
mentaires du renversement de la Formule qui déplacent radicalement
le point de vue clausewitzien, centré sur l’État. Foucault s’attaque à
la Formule à partir d’une problématisation absolument nouvelle de
la question du pouvoir, tandis que Deleuze et Guattari réalisent son
renversement à partir d’une analyse de la nature des mouvements du
capital.
Foucault est sans doute celui qui sera allé le plus loin dans sa
confrontation avec Clausewitz, mais il est aussi celui qui a le plus
douté en multipliant, de façon souvent contradictoire, les versions du
renversement. À partir de 1971, malgré, il est vrai, une éclipse impor-
tante, la guerre revient systématiquement dans son travail, avec des
intensités différentes, jusqu’à la fin de la vie C’est la parrêsia mili-
tante et guerrière du Cynique – le «!philosophe en guerre!» – dans le
dernier cours de 1984, auquel le philosophe avait donné pour titre Le
Courage de la vérité. La critique foucaldienne est pourtant quasiment
unanime!: si Michel Foucault a bien «!essayé!» de faire de la guerre la
312 Guerres et Capital

matrice des relations de pouvoir entre 1972 (La société punitive) et


1976 («!Il faut défendre la société!»), le projet serait par la suite défi-
nitivement «!abandonné!» en faveur de l’exercice du pouvoir par la
«!gouvernementalité!».
Entre 1971 et 1976, Foucault problématise le renversement de la
formule de Clausewitz en restituant la réalité de la «!guerre civile!»
comme la condition d’intelligibilité effective des relations de pouvoir.
Le renouvellement de la question du pouvoir auquel il se livre quand
il conçoit la politique comme une continuation de la guerre est ainsi
entrepris à partir de «!la plus décriée des guerres,![…] la guerre civile!».
Elle est la matrice de toutes les stratégies du pouvoir, et par consé-
quent également de toutes les luttes contre le pouvoir.
Le renversement de la formule de Clausewitz s’accompagne
d’une prise de distance à l’endroit de trois conceptions classiques
de la guerre. «!Ni Hobbes, ni Clausewitz, ni luttes de classes!», écrit
Foucault dans une lettre de 1972!7. À la différence de Hobbes, chez
lequel il n’est jamais question de guerres réelles!8, le pouvoir ne vient
pas après la guerre civile, il ne succède pas au conflit comme sa paci-
fication!; inversement, la guerre civile n’est pas non plus le fruit de
la dissolution du pouvoir. La guerre civile est «!l’état permanent!»
du capitalisme. La guerre civile n’a donc rien à voir avec la fiction
hobbesienne de l’individualisme exacerbé de la «!guerre de tous
contre tous!» projetée dans l’état de nature. Il s’agit toujours au
contraire d’affrontements entre des entités collectives qualifiées,
comprendre!: «!la guerre des riches contre les pauvres, des proprié-
taires contre ceux qui ne possèdent rien, des patrons contre les
prolétaires!9!». Loin d’être ce moment de désagrégation atomique

7."Citée par Daniel Defert, «!Chronologie!», in Michel Foucault, Dits et écrits, t. I, op.
cit., p. 57.
8."Avec la «!guerre de tous contre tous!», «!on est sur le théâtre des représentations
échangées, on est dans un rapport de peur qui est un rapport temporellement indéfini!;
on n’est pas réellement dans la guerre!», explique Foucault dans le cours au Collège de
France de 1976. Cf. Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 79-80.
9."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 23.
Clausewitz et la pensée 68 313

nécessitant l’intervention d’une médiation constitutive et pacifi-


catrice (le souverain comme principe instituant du corps social), la
guerre civile est le processus même par lequel se construisent des
collectivités nouvelles et leurs institutions. Elle ne se limite pas à être
l’expression d’un pouvoir constituant temporellement limité, car elle
est sans cesse à l’œuvre. La division, le conflit, la guerre civile, la stasis
structurent et déstructurent le pouvoir, ils forment «!une matrice à
l’intérieur de laquelle les éléments du pouvoir viennent jouer, se réac-
tiver, se dissocier!10!».
Monarchie absolue et libéralisme se rejoignent dans l’obliga-
tion de nier l’existence de la guerre civile pour affirmer le sujet juri-
dique ou/et le sujet économique. «!L’affirmation que la guerre civile
n’existe pas est un des premiers axiomes de l’exercice du pouvoir!11.!»
L’économie politique est la «!science!» par excellence de cette déné-
gation. Elle se veut double négation, négation de la guerre et néga-
tion de la souveraineté!: l’intérêt économique et l’égoïsme individuel
remplacent les passions guerrières, tandis que l’autorégulation de la
main invisible rend inutile et superflu le souverain. Dans l’idéologie
libérale, le capitalisme n’a besoin ni de la guerre, ni de l’État.
La guerre civile foucaldienne ne saurait non plus trouver place
dans la guerre interétatique de Clausewitz puisqu’elle est irréduc-
tible à la guerre comme pur acte de souveraineté et instrument de
l’équilibre entre États européens. Elle est à la fois l’objet et le sujet
de la microphysique du pouvoir!et de la macrophysique des popu-
lations : «!L’exercice quotidien du pouvoir doit pouvoir être consi-
déré comme une guerre civile : exercer le pouvoir, c’est d’une certaine
manière mener la guerre civile et tous ces instruments, ces tactiques
qu’on peut repérer, ces alliances doivent être analysables en termes
de guerre civile!12. » Alors que le point de vue de Clausewitz est celui
de l’État (d’où l’hégélianisation toujours possible du Traité), c’est

10." Ibid., p. 33.


11." Ibid., p. 14.
12."Ibid., p. 33.
314 Guerres et Capital

sa critique radicale que se propose de poursuivre Foucault dans


le renversement de la Formule!: l’État n’est pas l’origine ou le vecteur
des relations de pouvoir. Contourner l’État, désinstitutionaliser et
défonctionnaliser les relations de pouvoir en y substituant des stra-
tégies et des tactiques est constitutif de la méthode foucaldienne!13.
Ce qui se fera en deux temps. Foucault commence par faire valoir
les limites historiques de la conceptualisation clausewitzienne, qui
trouve sa source dans la tradition européenne du «!droit des gens!»,
et son cadre historique dans «!la guerre de l’État, de la raison d’État!».
En énonçant sa formule («!la guerre c’est la politique continuée par
d’autres moyens!»), «!il ne faisait rien d’autre que constater une muta-
tion qui avait été acquise dès le début du XVIIe siècle, avec la constitu-
tion de la nouvelle raison diplomatique, de la nouvelle raison politique
au moment du traité de Westphalie!14!». Clausewitz conceptualise
donc à sa manière l’expropriation et la capture par l’État des diffé-
rentes machines de guerre qui sévissaient à l’époque féodale (la
«!guerre privée!») par le moyen de leur centralisation et de leur profes-
sionnalisation dans une armée. L’État étatise la guerre, il mène la guerre
à l’extérieur de ses frontières pour augmenter sa puissance d’État,
dans un cadre réglé par la constitution du droit international à l’ini-
tiative des États européens. «!Là encore, on voit comment ce principe
de Clausewitz […] a eu un support, un support institutionnel précis
qui a été l’institutionnalisation du militaire!», c’est-à-dire l’existence
d’un «!dispositif militaire permanent, coûteux, important, savant à

13."L’explication qu’en donne à l’occasion Foucault est particulièrement intéressante


pour notre propos!: «!Exemple de l’armée!: on peut dire que la disciplinarisation de
l’armée tient à son étatisation. On explique la transformation d’une structure du pouvoir
par l’intervention d’une autre institution du pouvoir. Le cercle sans extériorité. Alors que
cette disciplinarisation [mise (!?) en relation], [non] avec la concentration étatique, mais
avec le problème des populations flottantes, l’importance des réseaux commerciaux, les
inventions techniques, les modèles [plusieurs mots illisibles] gestion de communautés,
c’est tout ce réseau d’alliances, d’appui et de communication qui constitue la “généa-
logie” de la discipline militaire. Non la genèse!: filiation.!» Michel Foucault, Sécurité, terri-
toire, population, op. cit., p. 123, note.
14."Ibid., p. 309 .
Clausewitz et la pensée 68 315

l’intérieur du système de la paix!15!». Mais dans cette paix où règne l’or-


ganisation des États et la structure juridique du pouvoir, dans cette
paix où «!la guerre est expulsée aux limites de l’État, à la fois centra-
lisée dans sa pratique et refoulée à sa frontière!», on entend gronder
encore une guerre sourde qui fait l’objet, «!au moment même de cette
transformation (ou peut-être aussitôt après)!», d’un discours «!très
différent du discours philosophico-juridique que l’on avait l’habitude
de tenir jusque-là. Et ce discours historico-politique [sur la société] qui
apparaît à ce moment-là est […] un discours sur la guerre entendue comme
relation permanente, comme fond ineffaçable de tous les rapports et de toutes
les institutions de pouvoir!16.!» Le pouvoir politique ne commence donc
pas quand cesse la guerre à laquelle il met fin, c’est la guerre qui est le
moteur des institutions et de l’ordre politiques et qui doit (re-)devenir
l’analyseur des rapports de force. D’où le renversement auquel donne
lieu la question du renversement de la Formule de Clausewitz!: le
problème n’étant plus de retourner le principe de Clausewitz qui
subordonne la guerre à la politique, mais de comprendre le principe
que Clausewitz a lui-même retourné au profit de l’État!17…
S’il est, au milieu de ces années 1970, par bien des aspects «!étran-
gement proche!» du marxisme, Foucault ne manque pas de relever
sa faiblesse stratégique !18. Dans le concept de lutte de classe, les
marxistes mettent l’accent sur la classe, plutôt que sur la lutte. Ce qui
15."Ibid., p. 313.
16."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 42 (leçon du 21 janvier
1976) (nous soulignons). On aura relevé que ce premier discours sur la «!société!» dit le
contraire du discours libéral sur la «!société civile!» qui a complètement éclipsé le premier
dans Naissance de la biopolitique.
17."Ibid., p. 41.
18."Selon la formule d’Étienne Balibar, «!Foucault et Marx. L’enjeu du nominalisme!»,
in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale (Paris, 9, 10, 11 janvier 1988), Paris,
Seuil, 1989, p. 68. Balibar relève parfaitement que «!la “discipline”, le “micropouvoir”
représentent […] à la fois l’autre versant de l’exploitation économique et l’autre versant
de la domination juridico-politique de classe, dont ils permettent de penser l’unité!:
c’est-à-dire qu’ils viennent s’insérer exactement au point de “court-circuit” opéré par
Marx entre l’économique et le politique, la société et l’État, dans son analyse du procès
de production (nous permettant ainsi de lui conférer la consistance d’une “pratique”).!»
316 Guerres et Capital

explique la pente fatale menaçant d’entrainer le marxisme dans une


sociologie des classes sociales ou dans l’économisme de «!la produc-
tion et du travail!». La lutte de classe n’est donc en aucune façon un
autre nom pour la guerre civile foucaldienne. Cette dernière est une
«!guerre civile généralisée!» irréductible à la seule relation capital/
travail. Elle concerne la société dans son ensemble, elle implique
une multiplicité de «!sujets!», de domaines, de savoirs. Elle est
d’abord «!guerres de subjectivités!» en son irréductibilité à la consti-
tution dialectique, «!à travers l’histoire, d’un sujet universel, d’une
vérité réconciliée, d’un droit où toutes les particularités auraient
enfin leur place ordonnée!» au terme d’une logique plus totalisante
que contradictoire. «!La dialectique hégélienne et toutes celles, je
pense, qui l’ont suivie – conclut Foucault – doivent être comprises
comme la colonisation et la pacification autoritaire, par la philoso-
phie et le droit, d’un discours historico-politique qui a été à la fois
un constat, une proclamation et une pratique de la guerre sociale!19.!»
L’irréductibilité de la guerre sociale à la lutte des classes qui la pacifie
conditionne l’analyse du pouvoir politique comme guerre.
À suivre la doxa foucaldienne, le cours de 1977-1978 (Sécurité, terri-
toire, population) marquerait un déplacement majeur dans la pensée
du philosophe!; il se caractériserait par l’abandon de l’hypothèse de
la guerre au profit de la gouvernementalité. Ce déplacement enga-
geant ce qu’«!il voudrait faire maintenant!» et qui modifierait dans le
sens d’une «!histoire de la “gouvernementalité”!» le titre de ce qu’il
entreprend cette année-là!20 s’achèverait et prendrait forme définitive
avec le cours au Collège de France donné en 1978-1979!: Naissance de
la biopolitique. Comme preuve de ce fait, on invoque un texte publié
deux ans avant la mort de Foucault, «!Le sujet et le pouvoir!» (1982),
qui retrace tout le cheminement de son travail et peut être consi-
déré comme son testament théorico-politique. L’article contient
en effet des affirmations qui semblent ne pas laisser place à d’autres
19."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 50.
20."Cf. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 111.
Clausewitz et la pensée 68 317

interprétations que celle d’un changement radical de la «!matrice


générale!» du pouvoir. «!L’exercice du pouvoir consiste à “conduire
des conduites” et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond,
est moins de l’ordre de l’affrontement entre deux adversaires, ou de
l’engagement de l’un à l’égard de l’autre, que de l’ordre du “gouver-
nement”!21.!» La célèbre définition de la gouvernementalité comme
action sur une action, comme structuration «!du champ d’action des
autres!» enchaîne sur le refus de considérer les relations de pouvoir à
partir du modèle guerrier (de l’affrontement) ou juridique (renvoyant
à la souveraineté de l’État).
En réalité, Foucault établit pour la première fois dans ce texte une
distinction entre le pouvoir et la guerre, qui affleurait dans La Volonté
de savoir (publié en 1976) en conclusion d’une analyse stratégique
du pouvoir («!le pouvoir, […] c’est le nom qu’on prête à une situa-
tion stratégique complexe dans une situation donnée!») où revenait
par ce biais la question de savoir s’il fallait retourner la Formule de
Clausewitz et dire que «!la politique, c’est la guerre poursuivie par
d’autres moyens!». Il répondait alors!: «!Peut-être, si on veut toujours
maintenir un écart entre guerre et politique, devrait-on avancer plutôt
que cette multiplicité des rapports de force peut être codée – en
partie et jamais totalement – soit dans la forme de la “guerre”, soit
dans la forme de la “politique”, ce seraient là deux stratégies différentes
(mais promptes à basculer l’une dans l’autre) pour intégrer ces rapports
de force déséquilibrés, hétérogènes, instables, tendus!22.!» C’est donc
cette piste qu’il va reprendre à nouveaux frais pour énoncer ce qui
était resté imbriqué dans les cours de 1972-1976, et qu’il pense main-
tenant en l’espèce d’une différence de nature entre les relations de
pouvoir (disciplinaires, de sécurité et de gouvernementalité) et les
affrontements stratégiques. Largement ignorée par la critique foucal-
dienne, la dernière partie de l’article de 1982 s’intitule précisément!:
«!Relations de pouvoir et rapports stratégiques!». Or, aussitôt après
21."Michel Foucault, «!Le sujet et le pouvoir!», Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1056.
22."Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 123 (nous soulignons).
318 Guerres et Capital

avoir proposé trois différentes définitions de la stratégie tendant à


montrer comment on peut «!déchiffrer en termes de “stratégies” les
mécanismes mis en œuvre dans les relations de pouvoir!», Foucault
affirme!: «!Mais le point le plus important, c’est évidemment le rapport
entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontement.!» Bien que
Foucault ne la reprenne pas par la suite, la distinction opérée dans ces
quelques pages nous semble de la plus haute importance. Elle montre
que guerre et pouvoir, tout en étant distincts, se trouvent dans un
rapport de continuité et de réversibilité. Les relations de pouvoir sont
de type gouvernants/gouvernés et désignent des relations entre parte-
naires, alors que les affrontements stratégiques opposent des adver-
saires. «!Un rapport d’affrontement rencontre son terme, son moment
final (et la victoire d’un des deux adversaires) lorsqu’au jeu des réac-
tions antagonistes viennent se substituer les mécanismes stables par
lesquels l’un peut conduire de manière assez constante et avec suffi-
samment de certitude la conduite des autres!23.!»
La fixation d’un rapport de pouvoir est à la fois l’objectif de l’af-
frontement stratégique et sa mise en suspens, puisqu’aux rapports
stratégiques entre adversaires se substituent des relations de type
gouvernants/gouvernés. Les libéraux rêvent de voir les disposi-
tifs de pouvoir fonctionner de manière automatique, sur le modèle
de la main invisible d’Adam Smith s’imposant aux individus comme
une nécessité dans le jeu de la liberté et du pouvoir. Mais ces «!auto-
matismes!» sont d’abord les résultats de la guerre et de sa continua-
tion par d’autres moyens, en sorte que la guerre couve toujours sous
les relations disciplinaires, gouvernementales et de souveraineté.
Une fois que les dispositifs de pouvoir assurent une certaine conti-
nuité, prévisibilité et rationalité à la conduite du comportement des
gouvernés, il peut toujours se produire le processus inverse qui trans-
forme les gouvernés en adversaires, puisqu’il n’y a pas de pouvoir sans
des insoumissions qui lui échappent, sans luttes qui se jouent de la
contrainte du pouvoir et qui ouvrent à nouveau la possibilité de la
23."Michel Foucault, «!Le sujet et le pouvoir!», in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1061.
Clausewitz et la pensée 68 319

«!guerre civile!». «!Et en retour, souligne Foucault, pour une relation


de pouvoir, la stratégie de lutte constitue elle aussi une frontière!»,
un seuil qui peut être franchi vers la guerre. L’exercice du pouvoir
(disciplinaire, sécuritaire, gouvernemental, etc.) présuppose 1/ la
liberté de celui sur lequel il s’exerce, et 2/ que ce dernier soit bien
«!reconnu et maintenu jusqu’au bout comme sujet d’action!», c’est-à-
dire comme sujet de lutte, de résistance, d’insoumission. Si bien que
«!toute extension du rapport de pouvoir pour soumettre!», d’un côté,
la liberté et, de l’autre, la subjectivité, «!ne peuvent que conduire aux
limites de l’exercice du pouvoir ; celui-ci rencontre alors sa butée soit
dans un type d’action qui réduit l’autre à l’impuissance totale (une
“victoire” sur l’adversaire se substitue à l’exercice du pouvoir), soit
dans un retournement de ceux qu’on gouverne et leur transformation en
adversaires.!En somme, toute stratégie d’affrontement rêve de devenir
rapport de pouvoir ; et tout rapport de pouvoir penche, aussi bien s’il
suit sa propre ligne de développement que s’il se heurte à des résis-
tances frontales, à devenir stratégie gagnante.!»
Peut-être le plus important est-il de saisir que le pouvoir et la
guerre, les relations de pouvoir et les relations stratégiques ne doivent
pas être pensés comme des moments successifs, mais comme des
relations qui peuvent continuellement se renverser et qui, en fait,
coexistent. «!En fait, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a
appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel!». Car
«!à chaque instant le rapport de pouvoir peut devenir, et sur certains points
devient, un affrontement entre des adversaires. À chaque instant aussi
les relations d’adversité, dans une société, donnent lieu à la mise en
œuvre de mécanismes de pouvoir!24.!»
Or, qui s’intéresse aujourd’hui à la «!nouvelle économie des rela-
tions de pouvoir!» – selon l’expression mise en avant par Foucault
dans ce texte reformulant la question kantienne «!Was heisst
Aufklärung?!» en «!Qu’est-ce qui se passe en ce moment!?!» – devra
constater que la réversibilité détermine une «!instabilité!» qui n’est
24."Ibid. (souligné par nous).
320 Guerres et Capital

pas étrangère au capitalisme financier contemporain. La «!crise!» ne


succède pas à la «!croissance!», elles coexistent!; la paix ne succède
pas à la guerre, elles sont coprésentes!; l’économie ne remplace pas
la guerre, elle institue une autre façon de la conduire. La «!crise!» est
infinie et la guerre ne connait de répit qu’en incorporant les dispositifs
de pouvoir qu’elle sécurise.
Il n’est plus question en définitive de renversement de la Formule
(la politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens)
mais d’une imbrication de la guerre dans le politique et du politique
dans la guerre qui épouse tous les mouvements du capitalisme. La
politique n’est plus, comme chez Clausewitz, celle de l’État, mais
politique de l’économie financiarisée imbriquée dans la multipli-
cité des guerres qui se déplacent et font tenir ensemble la guerre de
destruction en acte avec les guerres de classes, de races, de sexes, et
les guerres écologiques qui fournissent l’«!environnement!» global
de toutes les autres.
Bref, dans ses pratiques réelles, dans ses «!pratiques concrètes!»
(comme dit Foucault), la gouvernementalité ne remplace pas la guerre.
Elle organise, gouverne, contrôle la réversibilité des guerres et du pouvoir !25.
La gouvernementalité est gouvernementalité des guerres, faute de
quoi le nouveau concept, trop hâtivement mis au service de l’élimi-
nation de toutes les «!conduites!» de la guerre, entre inévitablement
en résonance avec le tout puissant et très (néo-)libéral concept de
«!gouvernance!».
Il faut cependant reconnaître que cette tendance en forme de
mésaventure dont témoigne la plus grande part des governmentality
studies porte bel et bien un nom – Naissance de la biopolitique – et une
date – 1978-1979 –!dans le corpus foucaldien. Le marché y récupère
en effet son statut d’entreprise de négation de la guerre civile au fil
d’une utopie (néo-)libérale (comme telle énoncée, et explicitement

25."Capitalisant la totalisation de la guerre (la guerre totale), la Guerre/Paix froide


peut être tenue pour le moment de fondation de cette stratégie de réversibilité absolue,
«!sans reste!», des guerres et du pouvoir.
Clausewitz et la pensée 68 321

reprise de Hayek par Foucault) «!dans laquelle il y aurait optimisa-


tion des systèmes de différences, dans laquelle le champ serait laissé
libre aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aurait une tolérance
accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, […] et enfin dans
laquelle il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de l’as-
sujettissement interne des individus, mais une intervention de type
environnemental!26!». Foucault aurait-il été tenté par le transport de
Deleuze et Guattari dans l’entreprise de Hayek!? Au vu de l’épisode
«!nouveau philosophe!27!» et du bourgeonnement du vocabulaire de
la multiplicité et de la différence dans l’analyse du néolibéralisme,
la réponse pourrait bien être étrangement positive. Mais c’est aussi
ce qui rend d’autant plus intéressant «!Le sujet et le pouvoir!», qui
renoue en 1982 avec la veine la plus gauchiste de la caractérisation
des luttes («!transversales!» contre les effets du pouvoir-savoir, etc.)
de l’après-68 dans la première leçon d’«!Il faut défendre la société!»,
pour leur donner comme débouché théorique l’analyse des relations
de pouvoirs à travers l’affrontement des stratégies.

11.2/!La machine de guerre


de Deleuze et Guattari
Le renversement de la formule clausewitzienne par Deleuze et
Guattari s’inscrit dans un cadre qui est celui de l’histoire universelle
et de l’économie-monde. La stratégie suivie est donc très différente
de l’analyse foucaldienne qui, tout en produisant une critique radi-
cale de l’État, reste paradoxalement prisonnière de sa territorialité (la
guerre civile généralisée de/dans l’État-nation européen). Deleuze et
Guattari élaborent une théorie absolument originale en dissociant la
guerre et l’État de la «!machine de guerre!».

26."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 265 (leçon du 21 mars 1979).
Sur l’utopie libérale formulée par Hayek, voir la leçon du 14 mars 1979 (p. 224-225).
27."Cf. Michel Foucault, «!La grande colère des faits!» (sur André Glucksman, Les
Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977), in Dits et écrits, t. II, n° 204.
322 Guerres et Capital

La machine de guerre n’a ni la même origine, ni la même logique, ni


les mêmes buts que l’appareil identitaire et la forme de souveraineté
de l’État. Invention des nomades liée à leur «!expérience du dehors!28!»
et à leur «!forme d’extériorité!» eu égard à la capture étatique des terri-
toires (la «!prise de terre!», la territorialisation d’État), la machine
de guerre n’a pas la guerre pour objet. Elle ne se définit pas par la
guerre, sinon comme guerre contre l’État. Car si la guerre («!disper-
sive!», «!polymorphe!», «!centripète!») est là pour conjurer de l’inté-
rieur la formation d’un État, c’est aussi que la machine de guerre a
toujours été en interaction guerrière avec les formations impériales et
étatiques auxquelles elle se heurte «!à la périphérie ou dans des zones
mal contrôlées!29!».
L’État a quant à lui besoin d’une bureaucratie et d’une police pour
asseoir sa souveraineté, et ne compte pas la guerre parmi ses fonc-
tions «!régaliennes!». Il est contraint de s’approprier la machine de
guerre des nomades pour la retourner contre eux en la transformant
en quelque chose de très différent,!passant par l’institutionnalisation
d’une armée, à laquelle est exclusivement associée la fonction, l’in-
stitution militaires. C’est la capture par l’État de la machine de guerre
qui fait de la guerre son objet en la subordonnant aux fins politiques
de l’État qui la monopolise. L’État est clausewitzien.
L’institutionnalisation de la machine de guerre par l’État opère
une disciplinarisation et une professionnalisation amplement décrites
par Foucault comme une des sources les plus importantes des tech-
niques disciplinaires. C’est toute l’importance de l’armée comme
administration de la discipline sur les corps productifs et, avec la force
de travail territorialisée, ou sédentarisée par la force militaire, dans l’en-
semble du champ social. Mais le processus de capture et d’institu-
tionnalisation/professionnalisation de la machine de guerre par l’État

28."Selon l’expression de Michel Foucault dans «!La pensée du dehors!» (1966).


29."Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 441-446 et p. 535-536
pour la discussion critique des thèses «!évolutionnistes!» de Pierre Clastres!: «!Tout n’est
pas État justement parce qu’il y a eu des États toujours et partout.!»
Clausewitz et la pensée 68 323

est loin d’être linéaire. L’institution militaire est une réalité sociale
traversée par des tensions et des renversements toujours possibles.
La capture de la machine de guerre n’est jamais donnée une fois pour
toute, elle peut toujours échapper à l’appareil d’État comme un corps
d’origine étrangère (un prolétariat militaire).
Le processus non linéaire de «!capture de la machine de guerre!»
se révèle très utile pour historiciser le rapport entre guerre, capital
et État. En effet, si la disjonction devenue inclusive entre État et
machine de guerre est condition de possibilité de la subordination
nazie du premier à la seconde dans la forme-Parti alimentant l’auto-
nomie (et l’ontonomie) d’un but de guerre sans terme, le retour à la
disjonction exclusive entre État et machine de guerre ouvre la possi-
bilité de l’appropriation de cette dernière par les forces révolution-
naires hors de la forme (léniniste) du Parti. «!La guérilla, la guerre
de minorités, la guerre populaire et révolutionnaire […] ne peuvent
faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps!30.!»
S’il était besoin de le préciser!: faire autre chose en même temps ne
signifie pas du tout ignorer ou négliger la guerre réelle, mais bien
plutôt créer collectivement la manière de s’y opposer, de la défaire,
et de vaincre en la faisant autrement – car «!toute création passe par une
machine de guerre!31!».
Dans les cours de 1979-1980 contemporains de la rédaction
de Mille plateaux, Gilles Deleuze entreprend l’analyse de la nature
de la guerre et de ses transformations à partir de la dynamique du
Capital qui conditionne strictement la question du renversement
de la formule de Clausewitz. Le philosophe s’attache à montrer
qu’un même mouvement anime le capital et la guerre lorsque
celle-ci devient guerre industrielle. Les contradictions du capital
et les contradictions de la guerre tendent alors à entrer en osmose.
La démonstration se déploie à partir d’un étonnant rapport Marx/
Clausewitz. Les différents moments de ce développement ne seront
30."Ibid., p. 527.
31."Ibid., p. 280.
324 Guerres et Capital

pas repris dans Mille Plateaux, d’où l’intérêt à reconstruire ici leur
logique.
Deleuze commence par reprendre la question des limites du
capital en revenant – comme il l’avait déjà fait dans L’Anti-Œdipe –
sur le chapitre sur la «!baisse tendancielle du taux de profit!» au Livre
III du Capital. On reconnaît la thèse!: le Capital a bien des limites,
mais celles-ci sont immanentes (immanenten Schranken). Limite
immanente signifie qu’il ne la rencontre pas comme une extériorité,
elle ne vient pas du dehors, il la produit et la reproduit sans cesse
lui-même. À mesure que le capital se développe, la partie du capital
constant (investi en moyens de production, matières premières,
etc.) augmente proportionnellement plus rapidement que la partie
du capital variable (investi en force de travail), ce qui entraîne une
«!baisse tendancielle du taux de profit!» (puisque la plus-value dépend
de l’activité de la force de travail). Il s’agit d’une limite (au sens mathé-
matique et différentiel) dont on s’approche, mais dont on est toujours
séparé par une quantité aussi « infiniment petite » soit-elle. Bref, le
Capital ne s’approche de la limite que pour la reculer.
Ce mouvement vers la limite que le capitalisme pose et repousse
sans fin est profondément contradictoire. Le capital se définit
comme une accumulation illimitée (le «!produire pour le produire!»)
et, en même temps, ce processus sans fin doit être pour le profit,
pour la propriété privée («!production pour le Capital »), si bien
que le mouvement illimité est soumis à une restriction qui en fait un
mouvement limité. Les deux mouvements du capital sont inséparables
puisque c’est le capital lui-même qui lance la déterritorialisation du
produire pour le produire et sa reterritorialisation sur la propriété
privée et le profit. Ce double mouvement est à l’origine de «!crises!»
périodiques. Toute tentative d’accélérer le mouvement illimité dans
l’espoir de le couper de sa territorialisation dans le profit est destinée
à échouer (c’est la fausse solution «!révolutionnaire!» proposée par
l’accélérationisme). Comment rendre compte de cette contradic-
tion!? Et y a-t-il une mécanique capitaliste capable de la résoudre!?
Clausewitz et la pensée 68 325

C’est à ce moment précis que Deleuze convoque Clausewitz.


Ce qui lui permet à la fois d’établir le rapport qui noue la guerre au
capital et de déterminer les impasses historiques sur lesquelles bute
la théorie de Clausewitz lorsque la machine de guerre est appro-
priée par le Capital. Deleuze fait alors mine de se demander si c’est
«!par hasard!» qu’il éprouve le besoin d’en revenir aux concepts de la
théorie clausewitzienne de la guerre.
«!Reprenons une terminologie dont nous avons eu besoin pour
toute autre chose, à savoir à propos du problème de la guerre […].
Tout comme le capital, et c’est sans doute ça le lien le plus profond de la
guerre avec le capital, […] la guerre a un but et un objectif. Et les deux ne
sont pas la même chose!32.!» Clausewitz, rappelle-t-il, distingue le but
politique (Zweck) et l’objectif militaire (Ziel) de la guerre!33. L’objectif
militaire de la guerre se définit par le renversement ou l’anéantisse-
ment de l’adversaire. Le but politique de la guerre est tout à fait diffé-
rent, puisqu’il constitue la fin qu’un État se donne lorsqu’il entre en
guerre (pour produire, nous le savons, un rééquilibrage de la «!balance
européenne!»). Deleuze fait ici remarquer que Clausewitz décrit
encore une situation qui précède la Révolution française et les guerres
napoléoniennes!34. «!À ce moment-là, la machine de guerre est bien
prise dans l’État, en effet, l’objectif militaire qui renvoie à la machine
de guerre est subordonné au but politique qui renvoie au but poli-
tique de l’État qui fait la guerre. Qu’est-ce qui s’est passé lorsque la
guerre a tendu à devenir totale!?!»

32."Les citations qui suivent sont extraites de deux cours (séances 12-13) de l’année
universitaire 1979-1980 («!Deleuze!: Appareils d’État et machines de guerre!», URL!:
www.youtube.com/watch?v=kgWaov-IUrA).
33."Deleuze s’écarte ici de la traduction courante (dont nous avons fait usage plus
haut) des deux termes clausewitziens qui oppose la «!fin!» politique (Zweck) au «!but!»
militaire (Ziel). Précisons qu’en allemand usuel (non «!kantien!»), Ziel est la «!cible!», et
Zweck, le «!but!».
34."On se rappellera que le bouleversement napoléonien de l’équilibre interétatique
européen ne va pas sans une révolution de l’art de la guerre.
326 Guerres et Capital

C’est qu’à partir de la fin du XIXe siècle, le capital ne se borne plus


à passer par la forme-État et sa machine de guerre pour les besoins
de son propre développement!; il va entreprendre un processus de
capture indissociable de la construction de sa propre machine de
guerre dont l’État et la guerre ne vont constituer que les compo-
santes. Ce processus s’accélère avec la Première Guerre mondiale
qui représente une rupture radicale dans l’histoire de la guerre, dans
la mesure où le Capital transmet l’infini, à savoir le mouvement illi-
mité qui caractérise l’accumulation, à la guerre en déterminant ainsi
une «!espèce de contradiction!» entre l’objectif de la guerre et le but
de l’État.
On peut assigner une tendance à la guerre totale du moment où le capi-
talisme s’empare de la machine de guerre et lui donne un développe-
ment, un développement matériel fondamental […]. Lorsque la guerre
tend à devenir totale, l’objectif et le but tendent à rentrer dans une espèce
de contradiction. Il y a une tension entre l’objectif et le but. Parce qu’à
mesure que la guerre devient totale, l’objectif, à savoir selon le terme de
Clausewitz, le renversement de l’adversaire, ne connaît plus de limites.
L’adversaire ne peut plus être identifié, assimilé à la forteresse à prendre,
à l’armée ennemie à vaincre, c’est le peuple entier et l’habitat entier.
Autant dire que l’objectif devient illimité, et c’est ça la guerre totale.

En devenant illimité, l’objectif militaire n’est plus subordonné au but


politique de l’État, il tend à s’autonomiser. La machine de guerre n’est
plus sous le contrôle de l’État, ce qui introduit cette «!contradiction!»
qui va prendre corps dans les machines de guerre nazie et fasciste!:
elles vont porter jusqu’au bout la ligne d’abolition des mouvements
sans limites de la guerre. «!Dans le développement du capital, on va
retrouver un problème qui est en résonance avec la possibilité de
contradiction entre le but politique limité de la guerre et l’objectif
illimité de la guerre totale.!» Le but du Capital (produire pour le
Capital) est limité, tandis que son objectif (produire pour produire)
est illimité. Il est dès lors forcé que le but limité et l’objectif illimité
entrent dans une contradiction dont l’exposition est présentée par
Clausewitz et la pensée 68 327

Marx dans le chapitre sur la baisse tendancielle du taux de profit. «!Ça


fait partie de la beauté du texte de Marx de nous montrer qu’il y a bien
dans le capitalisme un mécanisme qui travaille de telle manière que la
contradiction entre l’objectif illimité et le but limité, entre produire
pour produire et produire pour le Capital, trouve sa résolution grâce
à un processus typiquement capitaliste. Or ce processus, c’est ce que
Marx résume dans la formule “dépréciation périodique du capital
et création d’un nouveau capital”.!» Par ce mécanisme, le Capital ne
cesse de résoudre la contradiction en même temps qu’il la pro-pose
de façon élargie.
La guerre résout la contradiction entre son but limité et son
objectif devenu illimité de façon semblable et, comme le Capital,
elle ne la résout qu’en l’élargissant. Après avoir risqué d’échapper au
capital entre les deux guerres mondiales (fascismes), la machine de
guerre ne se donne plus comme objectif la guerre, mais la «!paix!».
Les nazis avaient rendu autonome la machine de guerre par rapport
à l’État, «!mais ils avaient encore besoin que cette machine de guerre
s’effectue dans des guerres![…]. En d’autres termes ils gardaient quelque
chose de la vieille formule, à savoir la guerre sera la matérialisation de la
machine de guerre. Je ne veux pas dire qu’aujourd’hui ce ne soit pas
comme ça, la machine de guerre poursuit des guerres, on le voit tout
le temps, mais quelque chose a quand même changé, elle a aussi besoin de la
guerre, mais pas de la même manière.!On tend vers la situation suivante,
[…] la machine de guerre moderne n’aurait même plus besoin à la
limite de se matérialiser dans des guerres réelles, car ce serait elle-
même qui serait guerre matérialisée. En d’autres termes, la machine
de guerre n’aurait même plus besoin d’avoir pour objet la guerre,
puisqu’elle découvre son objet dans une paix de la terreur. Elle a
conquis son objet ultime adéquat à son caractère total, à savoir la paix.!»
La «!paix!» résout la contradiction qu’elle déplace en l’imposant
sous une forme élargie. Mais quelle est cette forme élargie!? Ce ne
peut être que l’extension du domaine de la guerre à la paix. La machine
de guerre de l’État qui avait exercé la gestion et l’organisation de
328 Guerres et Capital

l’ensemble des guerres coextensive/co-intensive à toute l’histoire du


capitalisme ne devient pas machine de guerre du Capital sans trans-
former «!la!» guerre en ce que Carl Schmitt et Ernst Jünger, dès les
années 1940 (la guerre du Reich est perdue), puis Hannah Arendt
et à nouveau Carl Schmitt, au début des années 1960, appelleront
«!guerre civile mondiale!» ou «!globale!35!». Une guerre dont le but poli-
tique est immédiatement économique, l’objectif économique immédiate-
ment politique.
Prenant source dans la «!paix menaçante de la dissuasion
nucléaire!» et l’analyse qu’en a livrée Virilio, le concept de «!paix
totale!» s’avère aujourd’hui ambigu. En effet, si la machine de guerre
de la paix totale n’est autre que l’illimitation absolue de la mondia-
lisation capitaliste elle-même, la proposition selon laquelle paix et
guerre sont devenus indiscernables est encore tributaire de l’opposi-
tion clausewitzienne de la guerre et de la paix et du cadre européen
qui la balance. (Si Clausewitz reconnaît que la signature de la paix ne
signifie pas nécessairement la fin du conflit, «!quoi qu’il en soit – à le
suivre – on doit toujours considérer qu’avec la paix, la fin est atteinte
et l’affaire de la guerre terminée!36!».) Le renversement de la Formule
doit bien plutôt affirmer la continuité entre guerre et politique, guerre
et économie, guerre et welfare dans la multiplicité constituante de la
guerre et des guerres qui mobilise l’ensemble de l’environnement social
planétaire en le soumettant à une guerre civile totale en acte. Toutes
les modalités des machines de guerres que l’État s’était appropriées
à partir de l’accumulation primitive et qu’il avait capitalisées dans son
armée et son administration sont porteuses dans l’après-guerre de
cette «!guerre civile globale!» directement menée par le capital, qui
va conduire à l’explosion de 1968.

35."Carl Schmitt, «!Changement de structure du droit international!» (1943)!; Ernst


Jünger, La Paix (1945); Hannah Arendt, Essai sur la révolution (1961)!; Carl Schmitt,
Théorie du partisan (1963).
36."Carl Von Clausewitz, De la guerre, I, 2.
Clausewitz et la pensée 68 329

La!«!paix!» ne se limite donc pas à «!libérer techniquement le


processus matériel illimité de la guerre totale!37!» (la course effrénée
aux armements, le complexe militaro-scientifico-industriel), elle
prend en charge la politique d’intégration à l’ordre mondial, c’est-à-
dire la guerre du travail, la guerre du welfare, la guerre de la colonisa-
tion interne et de la néocolonisation externe, etc. La paix devient le
moyen par lequel la machine de guerre du capital «!s’empar[e] d’un
maximum de fonctions civiles !38!» – si bien que la guerre «!dispa-
raît!». Mais elle ne «!disparaît!» que parce qu’il y a eu «!extension de
son domaine!» dans la mise en continuité des «!complexes militaires,
industriels et financiers!39!».
Le renversement de la Formule de Clausewitz «!apparaît seule-
ment à ce moment!», affirment Deleuze et Guattari (en usant curieu-
sement de la même expression que celle employée par Foucault,
citée plus haut). Ce qui s’énonce du seul point de vue du pouvoir
et de l’État politique, de ces États qui ne s’approprient plus la machine
de la guerre, qui reconstituent une machine de guerre dont ils ne sont
plus eux-mêmes que les parties techniques !40. Car du point de vue des
«!exploités!», le renversement de la formule a toujours déjà eu lieu
dans une manière de «!doublet historico-transcendantal!» (Foucault)
les définissant et les assujettissant comme tels.

Le double renversement de la Formule opéré par Foucault et


Deleuze-Guattari apparaît dans un contexte de changement de
conjoncture qui signe le commencement d’une nouvelle séquence
politique, où la machine de guerre du Capital domine sans partage
l’époque par sa «!créativité!». C’est aussi que la nouvelle théorie de
la guerre et du pouvoir n’a pas pu se confronter et s’alimenter à des
expérimentations politiques réelles, puisqu’entre les années 1970

37."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 583.


38."Ibid., p. 584.
39."Ibid., p. 582.
40."Ibid., p. 583.
330 Guerres et Capital

finissantes et le début des années 1980, la radicalisation qui avait suivi


68 (le «!Mai rampant!») s’épuise, se défait et finalement achoppe sur
l’écueil de la répétition des modalités de la guerre civile codifiées
par les révolutions de la première moitié du siècle autour de l’Oc-
tobre bolchévique. Après la faillite des mouvements insurrection-
nels commencent les «!années d’hiver!», dont on n’est pas encore
sorti. L’élan de ces formidables intuitions et de «!l’insurrection des
savoirs!» dont elles participent sera brisé net et retombera dans le vide
politique de l’époque.
Depuis cette implosion (l’implosion du social, à l’ombre des majorités
silencieuses, etc.), l’initiative du capital n’a fait que s’intensifier en se
jouant de toute limite dans un destructivisme sans exception dont
se soutient la loi d’airain du productivisme. Sortie vainqueur de la
confrontation avec la pensée-mouvement 68, la machine de guerre
néolibérale ne cesse de remporter victoires sur victoires. Ces victoires
s’accompagnent d’un effacement de la mémoire des guerres, des
guerres civiles, des guerres de classe, de race, de sexe, de subjectivité
d’où les vainqueurs tirent leur domination. La gomme néolibérale.
Walter Benjamin est là pour nous rappeler que la réactivation de la
mémoire et de la réalité des guerres et des guerres civiles ne peut venir
que des «!vaincus!». Que les «!vaincus!» de l’étrange révolution de 68
n’aient pas su voir, énoncer et contre-effectuer la transformation de la
guerre et les guerres sociales imposées par l’ennemi démontre la faib-
lesse de la théorie critique et constitue une des causes de la dispari-
tion de la guerre politique révolutionnaire en son incapacité à diviser
la guerre et multiplier les affrontements créatifs de nouvelles machines de
guerre.
La pensée 68 s’est révélée peu à même de produire un savoir
stratégique adéquat au niveau des guerres civiles que le Capital a su
relancer en forme de réponse globale à sa déstabilisation mondiale
qui atteint son point d’orgue en 68. Preuve s’il en fallait qu’il n’est pas
suffisant d’affirmer que la micropolitique doit passer dans la macro-
politique (même si on oublie souvent de le faire) pour la transformer!:
Clausewitz et la pensée 68 331

l’une et l’autre doivent être comprises dans la multiplicité des guerres


qu’y s’y déroulent, sans quoi la micro- et la macro-politiques s’affais-
sent, et les luttes qui s’y déploient perdent de leur consistance dans
un «!devenir-mineur!» de pas grand monde. «!Faire fuir ce qu’on fuit!»,
disent Deleuze et Guattari pour marquer la différence du schizo et
du révolutionnaire.
12.
Les guerres
fractales
du Capital
Nations make war the same way they make wealth.
— Vice-amiral Arthur K. Cebrowski,
John J. Gartska (1998)
Suite aux attentats du 13 novembre 2015, le Président de la
République française a déclaré l’état d’urgence, qui fut aussitôt voté
par le Parlement. Mais comment faut-il comprendre au juste les
«!pouvoirs extraordinaires!» conférés au «!pouvoir administratif!»,
avec la restriction des libertés publiques qui en dérive et la suspen-
sion de la division des pouvoirs entre exécutif, législatif et judiciaire
au profit du premier!?
Emprunter la voie de l’«!état d’exception!» et interroger – comme
le fait Giorgio Agamben – le rapport que ce dernier entretient avec
le droit!1 nous semble un exercice quelque peu stérile (et vaguement
scolastique) où l’arbre (du droit) cache la forêt (du pouvoir). Est-ce
bien encore en effet sur le plan exclusif de sa relation au droit, de sa
réduction (le droit de «!crise!») ou de sa suspension fondatrice d’un
1."Cf. Giorgio Agamben État d’exception (Homo sacer, II, 1), Paris, Seuil, 2003, p.!42-43!:
«!Si le propre de l’état d’exception est une suspension (totale ou partielle) du système
juridique, comment une telle suspension peut-elle être comprise dans l’ordre légal!?
[…] Si à l’inverse l’état d’exception n’est qu’une situation de fait, comme telle étrangère
ou contraire à la loi, comment est-il possible que le système juridique contienne une
lacune précisément pour ce qui concerne une situation cruciale!?!» S’ensuit que «[l]a
tâche essentielle d’une théorie [de l’état d’exception] n’est pas seulement d’éclairer la
nature juridique ou non de l’état d’exception mais, plutôt, de définir le sens, le lieu et les
modalités de sa relation au droit» (p. 88).
334 Guerres et Capital

nouvel ordre juridique, qu’il faut penser l’état d’urgence permanent


s’il n’est plus un acte de gouvernement – décrétant, au vu de «!circons-
tances exceptionnelles!», le temps d’exercice de la loi des «!pleins
pouvoirs!» non encadrés par la Constitution –, mais un principe consti-
tuant de gouvernementalité!? On ne contestera pas que l’état d’urgence
puisse (et doive) faire évoluer sa forme juridique pour instituer un
état intermédiaire permettant «!la prise de mesures exceptionnelles
pour une certaine durée sans recourir à l’état d’urgence et sans compro-
mettre l’exercice des libertés publiques!2!». Ce rapatriement de l’état
d’urgence dans l’ordre constitutionnel montre toutefois, à notre sens,
tout à fait autre chose!: à savoir que le temps des pleins pouvoirs fait place
à un espace plein de pouvoirs qu’il faut interroger comme tel. Le «!vide
juridique!» est peut-être impensable pour le droit (ainsi que le met en
avant Agamben!3), mais non pour une pratique du pouvoir qui, selon
l’enseignement de Foucault, n’aura cessé de le contourner et de passer
à l’extérieur de la forme de souveraineté juridico-politique du pouvoir
et de l’État.
Ce qui opère «!presque sans interruption à partir de la Première
Guerre mondiale, à travers le fascisme et le national-socialisme
jusqu’à nos jours!4!» serait donc moins l’état d’exception que l’affir-
mation de la machine de guerre du capital, dont l’état d’urgence n’est
qu’un dispositif. À partir de la Première Guerre mondiale/totale,
l’État et la guerre deviennent des composantes de la machine capita-
liste qui impose une transformation radicale de leurs fonctions et de
leurs relations. Les modèles de l’organisation scientifique du travail, le
modèle militaire d’organisation et de conduite de la guerre pénètrent

2."Selon la déclaration du Président de la République française devant le Parlement


réuni en Congrès à Versailles le 16 novembre 2015. Ce que l’on a pu appeler un état d’ur-
gence «!allégé!» peut ainsi être institué dans la longue durée, selon des caractéristiques
qui le rapprochent du Patriot Act américain, institué le 26 octobre 2001 par George W.
Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Ce supposé allègement est donc en soi
une fiction et, «!pour soi!», une fiction juridique.
3."Giorgio Agamben, op. cit., p. 87.
4."Ibid., p. 145.
Les guerres fractales du Capital 335

en profondeur le fonctionnement politique de l’État en reconfigurant


la division libérale des pouvoirs, tandis que, à l’inverse, la politique,
non plus de l’État, mais du Capital, s’impose dans l’organisation, la
conduite et les finalités de la guerre.
La nouvelle machine de guerre du Capital implique une imbrica-
tion du pouvoir civil et du pouvoir militaire, de la guerre et du poli-
tique qui tend à les rendre indiscernables. En ce qui concerne l’État, il
s’agit d’une reconfiguration de la division des pouvoirs qui va progres-
sivement privilégier le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir
législatif et judiciaire, et d’une transformation en profondeur de ses
fonctions administratives et gouvernementales se traduisant par une
fabrication presque quotidienne de lois, décrets, ordonnances, redou-
tablement plus efficace que les interventions ponctuelles de l’état
d’exception. Ce dernier n’est qu’une des expressions du renforcement
du pouvoir exécutif sous l’impulsion de son contrôle capitaliste qui,
dans les nouvelles dimensions de l’économie-monde déterminées par
et dans la Première Guerre, constitue la condition nécessaire pour
que le «!gouvernement!» puisse intervenir efficacement sur les deux
flux stratégiques du Capital que sont la monnaie et la guerre.
La vitesse des interventions et l’efficacité des décisions que
requièrent les flux de monnaie financière et les flux de guerre prescrivent
une nouvelle constitution matérielle où le pouvoir exécutif adopte,
pour absorber une grande partie du pouvoir judiciaire et législatif, un
double modèle d’organisation et de commandement : celui de l’armée
et celui de l’organisation scientifique du travail, si bien que le gouverne-
ment se configure comme un pouvoir «!politico-militaire!» adjacent
au «!complexe militaro-industriel!».
Le Capital s’approprie la guerre en commençant par la trans-
former en «!guerre industrielle!», puis en «!guerre au sein de la popu-
lation!». Cette dernière, sur laquelle nous allons concentrer notre
attention, est définie par ses stratèges-théoriciens comme une
«!antithèse!» de la «!guerre industrielle!» qui aurait perduré (au moins
partiellement!: c’est la partie «!course aux armements!» de la Guerre
336 Guerres et Capital

froide) tout au long du XXe siècle en dépit de son inadaptation aux


nouvelles conditions du conflit («!d’autres sortes d’ennemis dans des
conflits d’espèce différente!»). Ce sont ces nouvelles conditions et
ces «!nouvelles menaces!» qui déterminent la «!guerre au sein de la
population!» comme le dispositif de contrôle et de gouvernementalité
adéquat à la nouvelle composition de la force de travail mondiale liée
à l’internalisation/externalisation du marché-monde (la globalisation
du capital humain, la ligne d’assemblage globale).
Le nouveau paradigme implique l’intégration du politique dans
la guerre d’une façon très spécifique et qui pourrait être définie, en
reprenant la locution de Foucault, comme gouvernementalité de la
population, mais à une double condition!: 1/ contrairement à ce que
pose la critique foucaldienne, la guerre n’est pas expulsée des rela-
tions de pouvoir, mais, tout au contraire, les informe!; 2/ la gouver-
nementalité de guerre s’exerce non pas sur «!la!» population, mais
«!sur!» et «!par!» ses divisions. La guerre a comme objet la production
et la reproduction élargie des divisions de classe, de sexe, de race, de
subjectivité de la population. Le paradigme de la «!guerre au sein de la
population!» exprime donc du point de vue des formes nouvelles de
militarisation/concentration du pouvoir la conception et l’organisa-
tion des guerres dans les populations dont dépend la sécurisation de la
productivité du capital. Ou encore!: la multiplicité des guerres contre
des populations est ce «!sein!» que l’on est supposé ne pas voir dans la
«!guerre au sein de la population!», dont la première théorisation –
dans le contexte français des luttes anticoloniales et des guerres révo-
lutionnaires abritées par la guerre froide – aura été pensée comme
«!guerre dans le milieu social!». Dans l’article portant ce titre, le général
Jean Nemo explique que des « îlots de combat sur la totalité du terri-
toire » sont susceptibles d’émerger, « puisque le front est en fait
moins déterminé par une frontière que par le plan horizontal qui
coupe l’opinion, en dessinant des courbes de niveau ». Aussi faut-il
préparer la guerre au sein de la population à tous les niveaux, même
Les guerres fractales du Capital 337

aux échelons les plus modestes, car « on travaille directement dans la


“pâte humaine”!5!».
L’aboutissement du processus de concentration des pouvoirs se
réalise dans le néolibéralisme, où le «!gouvernement!» et ses admi-
nistrations exécutent les stratégies du capital financier. Le processus
de subordination absolue de l’État et de la guerre au capital est le
fait de l’intensification de la domination de la finance quand elle est
à même de faire sauter toutes les médiations/régulations politico-
économiques auxquelles elle a pu être soumise depuis les accords de
Bretton Woods. (C’est la séquence 1971-1973 marquée par la fin de
la convertibilité du dollar en or et l’adoption du régime de «!changes
flottants» en fonction des seules forces du marché.) Le vrai pouvoir
exécutif n’est issu ni de la volonté du peuple, ni de la Nation, ni de
l’État!; c’est celui que les institutions de la finance ont progressi-
vement reconstruit à leur profit. N’oublions pas l’avertissement de
Foucault!: le néolibéralisme se place «!sous le signe d’une vigilance,
d’une activité, d’une intervention permanente!6!», qu’il faut incurver
dans le sens de l’instrumentalisation d’un État fort (ce que Philip
Mirowski appelle la «!doctrine de la double-vérité!» du néolibéra-
lisme.) De même, la complète subordination de la guerre aux objec-
tifs du capital prend sa forme définitive à la fin du XXe siècle, lorsque
l’épuisement de la guerre interétatique fait place au paradigme à la
fois exclusif et inclusif de la guerre – c’est-à-dire des!guerres – au sein
des populations en créant un continuum virtuel-réel entre les opérations
économico-financières et un nouveau type d’opérations militaires qui
ne se limitent plus à la «!périphérie!».
Nous nous proposons d’analyser et de croiser ces deux processus
différents et complémentaires dont la logique ne relève pas de l’état
d’exception, mais de l’organisation de la machine de guerre du capital,

5."Général Jean Nemo, « La guerre dans le milieu social », Revue de Défense nationale,
mai 1956.
6."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 137.
338 Guerres et Capital

que nous comprenons comme la «!révolution organisationnelle!» de


la gouvernementalité du capital.

12.1/!L’exécutif comme
dispositif «"politico-militaire"»
Nous allons nous concentrer sur la France pour analyser la reconfigu-
ration de l’action de l’exécutif et de ses administrations. Tout en parti-
cipant d’un processus général, elle est portée par cette illusion toute
française quant au rétablissement de l’autonomie et de la grandeur de
l’État, des valeurs de la République et de la Nation, qui connaît son
apogée sous la Ve République. Comme partout ailleurs pourtant, la
perte de souveraineté de l’État-nation, sa subordination sans reste
aux politiques économiques et financières, la réduction du Parlement
et de la «!représentation nationale!» au rang de simple faire-valoir du
pouvoir exécutif, la gouvernementalité de guerre de la population
que les institutions exercent sur ses divisions relèvent de mécanismes
bien antérieurs aux années 1970. Pour comprendre l’origine de ces
changements, il faut faire retour à la Première Guerre mondiale et à
la stratégie d’appropriation de l’État et de la guerre par le Capital qui
commence à s’y dessiner.
Le cadre juridico-politique ne permet pas de saisir la manière dont
la machine de guerre du Capital reconfigure les modalités d’organi-
sation, de commandement, de prise de décision du gouvernement
et de l’administration de l’État. Son modèle est en effet la chaine de
commandement du nouveau management de l’entreprise (taylo-
risme) et de la guerre. Seule l’évolution parallèle de l’entreprise, de
l’armée et du gouvernement peut rendre compte d’un processus qui
se laisse résumer de la façon suivante!: la guerre industrielle affirme
le rôle du pouvoir civil dans l’univers militaire!; la guerre terminée,
cette expérience d’hybridation entre le civil et le militaire fait
«!retour!» sur la manière de penser et d’agir les fonctions de pouvoir
du gouvernement.
Les guerres fractales du Capital 339

Nous avons longuement analysé la nature de la guerre industrielle


ou totale. Il suffira ici de faire quelques remarques sur sa gestion
en nous aidant d’un ouvrage récent de Nicolas Roussellier. Elle ne
concerne pas uniquement la «!conduite des opérations!» militaires,
mais d’abord et surtout la «!conduite de la guerre dans toutes ses
dimensions économiques, financières, de communication, de gestion
de la population. Ce sont les gouvernements et non les commande-
ments de l’armée qui sont les mieux à même de mobiliser la nation et
sa population.!» C’est une «!guerre de gouvernement!» plus encore
qu’une «!guerre d’armées!», car la connaissance et la gestion des
ressources qu’il faut mobiliser appartiennent au pouvoir civil. «!La
guerre est dorénavant une “guerre en profondeur” de la population,
du travail, de l’industrie, de l’opinion plutôt que la projection d’un
détachement armé d’une nation.!» La guerre industrielle ne va pas
sans une reconfiguration du pouvoir exécutif qui ne prend pas fin
avec l’arrêt des hostilités. «!En apprenant à diriger une Nation en
guerre, l’Exécutif a ouvert la voie à un “retour” du militaire dans la
définition même de la nature et des fonctions du pouvoir politique.!»
Le retour de la conduite de la guerre sur la manière de concevoir et
d’organiser le pouvoir exécutif ouvre la voie à une manière de penser
et d’organiser un «!Exécutif de nature politico-militaire !7!» – ou
politico-militaro-industriel.
La conduite de la guerre intègre les techniques disciplinaires et
les techniques sécuritaires. Modèle hiérarchique et disciplinaire de
l’organisation et de la gestion des hommes, modèle sécuritaire quant
à la gestion de la guerre comme suite d’événements imprévisibles
(«!le brouillard de la guerre!» de Clausewitz). Il faut donc marier le
modèle de management industriel, puisque la guerre constitue un vaste
«!processus de travail!» (Jünger) dont la logistique concerne la société
dans son ensemble, avec le modèle d’intervention sécuritaire qui, à la
différence de la planification industrielle, doit tenir compte du fait

7."Nicolas Roussellier, La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles,


Paris, Gallimard, 2015, p. 346-348.
340 Guerres et Capital

que la guerre est «!action!», risque, imprévisibilité, et donc nécessité


de produire des stratégies d’attaque/réponse inventives manifestant
de constantes dispositions à l’adaptation (la guerre est proprement
«!action sur une action!», «!action réciproque!», d’où sa programma-
tion toujours aléatoire).
À l’arrêt des hostilités, l’urgence est à la reconstruction et devient
économico-financière. La gestion de la monnaie en particulier
requiert, comme le gouvernement de la guerre totale, des pouvoirs
centralisés dont les décisions doivent être rapides et efficaces.
Comme au tout début de l’histoire du capitalisme, nous retrouvons
exactement les mêmes flux déterritorialisés, l’armée et la guerre d’une
part, la monnaie de crédit de l’autre, comme forces constitutives d’une
nouvelle phase de son développement.
L’après-guerre n’entraîne pas une inversion du processus de
concentration des pouvoirs de l’exécutif au détriment du législatif et
du judiciaire, mais, au contraire, sous la pression économique (notam-
ment financière), son accélération. Ce qui introduit un élément
nouveau dans le débat transversal à toutes les institutions étatiques.
La réorganisation du fonctionnement du gouvernement a, avec
l’organisation de l’armée, un autre modèle à partir duquel se restruc-
turer!: l’organisation scientifique du travail introduite par le taylo-
risme. L’homogénéité entre l’organisation de l’armée et l’organisation
de la production qui avait été pointée par Marx se trouve confirmée
à chaque nouveau tournant de la stratégie du Capital. Le gouverne-
ment et l’administration doivent être soumis aux lois et règles régis-
sant l’entreprise capitaliste. «!Le gouvernement, considéré comme
une machine, doit dorénavant répondre de son “rendement”. Il est
placé à la tête d’une “production” dont il doit assurer la “cadence”
[…] et comme le dit Alexandre Millerand au lendemain de la guerre,
“il sied que le gouvernement soit organisé sur le plan et le mode indus-
triel”. […] Le gouvernement devient une usine à lois, à décrets et à
règlements!8.!»
8."Ibid., p. 414.
Les guerres fractales du Capital 341

Pour rendre compte du fonctionnement de la «!machine à fabri-


quer les lois!» qu’est devenu le pouvoir exécutif sous l’emprise de la
finance et de la guerre, Carl Schmitt reprend les expressions – en
vogue à l’époque de la République de Weimar – de «!législateur moto-
risé!» et de «!motorisation croissante de la machine à légiférer!». La
Première Guerre mondiale, explique-t-il, a contribué à «!accélérer et
simplifier sans cesse la procédure législative, à abréger toujours plus
la genèse des textes des lois, à restreindre toujours davantage le rôle
de la science juridique!9!».
Si la guerre impose un changement dans la division des pouvoirs
en privilégiant l’exécutif puisqu’elle a besoin d’une efficacité que le
parlement ne permet pas, la crise économique, et notamment finan-
cière, est pour sa part synonyme d’une vitesse d’initiative et de réac-
tion qui induit le gouvernement à remplacer les lois, devant passer
par l’examen du parlement, par les décrets. «!Mais cette “motorisa-
tion” d’une loi devenue simple décret ne constitue pas encore le point
culminant du processus de simplification et d’accélération législa-
tive!: de nouvelles accélérations sont apparues avec l’organisation du
marché et du dirigisme économique, bureaux, association et autres
chargés de mission.!» Après le décret, ce sera l’ordonnance qui expri-
mera le mieux la prochaine étape de centralisation et d’évidement de
la représentation parlementaire. «!Si le décret est une “loi motorisée”,
l’ordonnance peut être considérée comme un décret motorisé!10.!»
Schmitt partage avec Weber l’idée selon laquelle l’État moderne est
devenu, à plusieurs titres, une grande usine.
Mondiale, la Première Guerre l’est aussi en ce qu’elle produit les
mêmes effets partout. La nécessité de méthodes d’action politique
plus rapides et plus efficaces se fait sentir dans tous les pays engagés
dans le conflit. En Italie, l’intervention de l’État dans la guerre,
«!voulue et souhaitée par les grands banquiers et industriels!», obéit

9."Carl Schmitt, «!La situation de la science juridique!», in Machiavel-Clausewitz, Paris,


Krisis, 2007, p. 185.
10."Ibid., p. 189.
342 Guerres et Capital

également à une marginalisation du pouvoir législatif, à une centra-


lisation de l’exécutif et au renforcement de la machine de guerre du
Capital. Au fur et à mesure que l’État étend son intervention dans
l’économie de guerre, le rapport entre celui-ci et la finance devient
plus étroit. Cette dernière s’assure « un contrôle direct, immédiat
de l’appareil du gouvernement qui va donc être soustrait au contrôle
parlementaire. La neutralisation des institutions démocratiques
s’impose!: la nécessité d’une profonde mutation du régime politique
commence à se poser!11.!» L’évidement de la représentation nationale
a été accompli par la voie administrative et politique, bien avant la
liquidation des libertés démocratiques par le fascisme.
Le modèle d’organisation pour l’action «!motorisée!» du gouver-
nement et de l’administration est fourni par le taylorisme que l’on se
gardera de concevoir comme un prolongement et un raffinement des
méthodes de production de l’usine à épingles chère à Adam Smith. Le
taylorisme est une nouvelle modalité de commandement. «!Le véri-
table point d’impact du taylorisme n’est pas donc la technique mais
l’organisation du pouvoir!12.!»
Le débat et la bataille politiques ne portent plus sur l’alterna-
tive entre monarchie et république, ils sont portés et emportés par
l’«!analyse scientifique du fait gouvernemental!». Ce processus s’ins-
crit dans le langage de la technique, beaucoup plus que dans un quel-
conque domaine constitutionnel puisque le management permet
précisément de contourner le cadre juridico-politique qui est encore
celui de l’État d’exception de Schmitt et d’Agamben!: «!Si la “réforme
gouvernementale”, vient se placer ainsi sous l’égide de la technique,
c’est aussi parce qu’elle reçoit l’influence de la nouvelle théorie du
“management scientifique” du travail!13.!»

11."Pietro Grifone, Il capitale finanziario in Italia, Rome, Einaudi, 1971, p. 24.


12."Nicolas Roussellier, op. cit., p. 414. On retrouve ici la grande thèse de David F.
Noble.
13."Ibid., p. 413.
Les guerres fractales du Capital 343

En France, le débat aura lieu sous la double influence de Taylor


(traduit dès 1907) et de Fayol. Chez ce dernier, le problème est moins
de rendre scientifique l’organisation du travail que l’activité de direc-
tion et de management, qui regroupe différentes fonctions!: program-
mation, organisation, commandement, coordination et contrôle.
On explique ouvertement que l’usine industrielle a connu une crois-
sance qui requiert un renforcement des fonctions administratives
de commandement. Celles-ci se détachent et se projettent au-dessous
des fonctions classiques de production, de commercialisation, de
gestion comptable en produisant un nouveau type de personnel, les
managers, «!spécialement chargés de coordonner et de systématiser
l’ensemble des techniques mises en œuvre au sein de l’entreprise !14!».
Administration industrielle et générale est le titre à succès de cet ingé-
nieur des mines dont le mérite principal a été d’étendre les principes
du management de l’usine à d’autres types d’organisation, notamment
l’administration de l’État. À cette époque, «!son modèle est délibé-
rément présenté comme transposable au cadre de l’administration
de l’État et à l’organisation même d’un gouvernement politique!15!».

On sait que Paul Virilio établit une relation forte, qu’il qualifie de
«!techno-logique!», entre l’armée, l’usine et ses managers. Il ne limite
pas la «!military class!» aux seuls officiers de l’armée. Sa définition est
plus diffuse, et comprend tous les types de managers. «!Ceux que l’on
appelle les “technocrates” sont tout simplement la classe militaire. Ce
sont ceux qui ne considèrent la rationalité qu’à l’aune de son efficacité,
quel qu’en soit l’horizon. La dimension apocalyptique de l’horizon
négatif ne leur apparaît même pas. Ce n’est pas leur problème!16.!»
Une nouvelle «!classe!» de technocrates travaille transversalement
aux différentes institutions, étatiques ou privées, selon les méthodes
de l’entreprise qui contribuent à augmenter la bureaucratisation. Car,

14."Ibid., p. 414.
15."Ibid., p. 415.
16."Paul Virilio, Pure War, op. cit., p. 34.
344 Guerres et Capital

contrairement à un préjugé répandu, la bureaucratisation n’est pas


une caractéristique de l’administration de l’État, elle est d’abord le
«!produit!» des grandes entreprises, notamment américaines, et de
leur management. «!Les managers scientifiques sont appelés à modi-
fier de fond en comble l’organisation du travail comme les nouveaux
gouvernants vont être amenés à repenser de fond en comble la
conception du pouvoir exécutif!17.!» La révolution managériale qui
commence par le gouvernement s’élargira par la suite à l’ensemble de
l’administration. C’est cette techno-logique que déploie le néolibéra-
lisme en soumettant tous les dispositifs du welfare à la comptabilité et
aux règles de fonctionnement de l’entreprise financiarisée («!accoun-
tability!»). Il contribue par là à redéfinir la forme et les fonctions de
l’État en alimentant une nouvelle bureaucratisation dont la dénon-
ciation permettra de privatiser de nouveaux secteurs, «!qui conduit
seulement à une augmentation des dépenses et à une intrusion crois-
sante de l’infrastructure des opérations!18!».
Cette réforme de l’exécutif sera menée à bien et inscrite dans la
constitution de la Ve République française par un général, de Gaulle,
qui, «!en partant de la préoccupation de rétablir l’art de la guerre,
[…] aboutit au rétablissement de l’art de gouverner!19!». La réforme
du militaire «!se présente comme une réforme du fait politique tout
entier!20!».
Si la Première Guerre mondiale (à laquelle de Gaulle participe
en tant que capitaine) a révélé la crise d’un mode de commandement
fondé sur la séparation entre la prise de décision par l’état-major de
l’armée et son exécution sur le champ de bataille, «!dans la sphère de

17."Nicolas Roussellier, op. cit., p. 415.


18."Philip Mirowski, «!Postface: Defining Neoliberalism!», in P. Mirowski et D. Plehwe
(dir.), The Road From Mont-Pèlerin, op. cit., p. 449, n. 31.
19."Nicolas Roussellier, op. cit., p. 402. Ce qui se lit comme une paraphrase de de Gaulle
lui-même, dont on sait le peu d’appétence pour la «!chose républicaine!» (de Gaulle,
l’adversaire résolu de la IVe République).
20."Ibid., p. 391.
Les guerres fractales du Capital 345

la politique constitutionnelle, la séparation entre législation et exécu-


tion est [également] mise en question!21!».
La réforme de la gouvernementalité détermine un nouveau
processus de légitimation de la prise de décision, dont on mesure ici à
quel point elle n’est ni (au sens schmittien) «!un élément formel spéci-
fiquement juridique!22!», ni (dans la reprise de Schmitt par Agamben)
cet «!espace vide!» qu’est l’état d’exception (devenu permanent et
«!mobile!») comme dimension constitutive du droit!23.
Les ordonnances, qui avaient constitué la «!législation moto-
risée!» dans la République de Weimar, sont reprises par de Gaulle
dès l’époque de la France Libre. L’exécutif, au lieu d’être stricte-
ment limité par le législatif, met ce dernier à l’écart. «!L’assemblée
apporte “le concours d’une opinion qualifiée” mais ne participe pas
du processus de décision!24.!» Le politique ne doit pas rendre compte
«!au peuple!» par l’intermédiaire de l’Assemblée, comme le veut la
tradition républicaine, mais à l’État. Le passage vers ce moment où il
ne rendra plus compte qu’à la machine de guerre du Capital est ainsi
bien préparé.
Il en va de même dans les systèmes politiques non présidentia-
listes comme l’italien, où le décret-loi est devenu, après la Seconde
Guerre mondiale, le moyen privilégié de gouvernement qui contourne
ainsi les principes de la Constitution. La République italienne,
comme toutes les autres démocraties contemporaines, n’est plus
«!parlementaire!» – elle est, selon le mot de Roussellier, «!une démo-
cratie exécutive!».
Reste que la Ve République, tout en représentant un des systèmes
constitutionnels qui portent le plus loin le processus de concentra-
tion de pouvoir, demeure à l’intérieur de l’histoire de l’État-nation et

21."Nicolas Roussellier, op. cit., p. 404.


22."Carl Schmitt, Théologie politique, 2, 19, cité par G. Agamben, État d’exception, op.
cit., p. 60.
23."Giorgio Agamben, ibid., p. 102.
24." Nicolas Roussellier, op. cit., p. 398.
346 Guerres et Capital

de sa souveraineté. Ce n’est plus le cas avec la contre-révolution libé-


rale des années 1970, qui va organiser un nouveau modèle de pouvoir
où l’exécutif, débordant résolument les limites de l’État, constitue un
simple rouage, mais ô combien essentiel, de la financiarisation. Elle ne
se borne pas à accélérer la «!motorisation de la machine à légiférer!»
et à réduire le parlement à une fonction de consultation et de légiti-
mation!: elle achève de construire la machine de guerre du Capital.
C’est la clé du constructivisme néolibéral, qui le projette bien au-delà
du seul «!décrochage entre l’économie de marché et les politiques de
laissez-faire!» analysé par Foucault!25.

12.2/!La réalisation
de la machine de guerre du Capital
Le véritable pouvoir exécutif ne va plus être l’appareil de l’État, mais
un ensemble d’institutions transnationales qui comprennent les États
comme une de leurs articulations dominées par le capital financier. S’il
«!laisse faire!» les flux financiers, ce gouvernement «!ombre!» décide
et fixe le niveau de l’emploi, des salaires, des dépenses publiques,
l’âge et le montant des retraites, les taux d’imposition, etc., des diffé-
rentes catégories de population. Les pouvoirs exécutifs nationaux se
limitent à exécuter et à mettre en place les directives et les décisions
de ces centres de commandement globalisé. Destitué de sa forme
classique de «!souveraineté!», l’État-nation est réduit à la reterrito-
rialisation de l’économie-monde de la dette (qu’il administre et manage
très activement). Il va sans dire que fait exception le gouvernement
américain, qui n’est pas un État-nation (au sens classique) mais un
État impérial ayant redéfini ses «!intérêts nationaux!» en termes de
défense et d’extension du global capitalism, puisqu’il gouverne l’axio-
matique de l’économie-monde de la dette par sa domination des
instances transnationales qu’il a largement fondées.

25."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 137.


Les guerres fractales du Capital 347

Une première approche de la nouvelle nature et des nouvelles


fonctions entremêlées de la guerre et de l’exécutif (une guerre exécu-
tive!?) comme composantes de la machine de guerre du Capital finan-
cier est fournie par le livre publié en 1999 de deux colonels de l’armée
de l’air chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, qui porte le titre!:
Unrestricted Warfare. Dans le contexte post-Guerre froide de réchauf-
fement de la rivalité Chine/États-Unis, ils sont amenés à concevoir
l’activité financière comme une «!guerre non sanglante!» dont les
effets sont comparables à une «!guerre sanglante!». La finance sera
donc intégrée à une stratégie de guerre non conventionnelle renonçant
à la fois à la «!guerre populaire!» et à la seule «!guerre technologique!»
pour faire face à la suprématie états-unienne. Dans un entretien
donné un an plus tard, Qiao Liang resserre plus diplomatiquement le
propos du livre sur sa thèse principale en faisant valoir toute l’impor-
tance des «!opérations non militaires!» dans lesquelles il faut inclure
les «!guerres commerciales, les guerres financières, etc.!»
Aujourd’hui, constatent-ils, les facteurs menaçant la sécurité
«!nationale!» sont moins les forces militaires d’un État ennemi que
les «!facteurs économiques comme l’appropriation des ressources, la
capture des marchés, le contrôle des capitaux, les sanctions commer-
ciales!26!». Changement de paradigme oblige, il est temps de recon-
naître que les dommages des nouvelles «!armes non militaires!»
peuvent être aussi redoutables que ceux produits par les «!armes
militaires!». Les auteurs insistent particulièrement sur la finance, car
elle est le moyen le plus efficace de produire de l’insécurité au niveau
d’un pays et de la planète tout entière. «!Si l’on compare en terme de
chute de l’indice de sécurité nationale, la situation de la Thaïlande et
de l’Indonésie, qui en quelques mois ont connu une dévaluation de
plusieurs fois 10!% et une quasi-faillite économique, à celle de l’Irak,
qui a souffert à fois d’attaques militaires et d’embargo économique, il

26."Qiao Liang, Wang Xiangsui, La Guerre hors limites (1999), Paris, Payot & Rivages,
2006, p. 168.
348 Guerres et Capital

est à craindre qu’il n’y ait guère de différence entre les deux!27!!!» C’est
aussi la raison pour laquelle les redéfinitions du conflit entre la Grèce
et les institutions financières transnationales en termes de «!guerre!»,
«!guerre coloniale!», «!occupation!», «!mandat colonial!», etc., ne sont
pas de simples métaphores.
Les États ont perdu le monopole de la violence et de son emploi
à mesure que les moyens de contrainte se sont diversifiés : ils se sont
faits économiques, diplomatiques, sociaux, culturels… Les effets de la
guerre peuvent donc être poursuivis et réalisés par une multiplicité de
dispositifs, parmi lesquels la violence financière est sûrement le plus
efficace puisque ses effets déstabilisent la société dans son ensemble
tout en différenciant ses effets. Aussi la manière de mener la guerre
n’est-elle plus l’affaire des seuls militaires!: «!À l’évidence la guerre sort
du domaine des armes et des affaires militaires et devient l’affaire des
politiciens, des scientifiques et même des banquiers. Les guerres ne
sont pas seulement sanglantes et les moyens de les conduire ne sont
pas uniquement militaires. L’économie et notamment l’économie
financière peut remplacer les moyens militaire et donner lieu à une
“guerre non sanglante”!28.!» (Sir Rupert Smith prendra soin d’éviter
ce terrain. Mais il confirme que la nouvelle identité de la gouverne-
mentalité et de la guerre entraîne la réversibilité des interventions
économiques, politiques, militaires et humanitaires!: «!Dans le nouveau
paradigme [de la guerre] […] les opérations militaires modernes
doivent être gérées en pratique comme une activité de l’État parmi
d’autres!29.!»)
Lorsqu’ils s’intéressent plus précisément au fonctionnement
de la stratégie financière pour y inclure ce qu’ils ne craignent pas
d’appeler un «!terrorisme financier!», nos deux officiers Chinois sont
amenés à construire un modèle de machine de guerre du Capital

27."Ibid., p. 170.
28."Ibid., p. 299.
29."Rupert Smith, L’Utilité de la force. L’art de la guerre aujourd’hui, Paris, Economica,
2007, p. 281.
Les guerres fractales du Capital 349

particulièrement utile pour saisir la nature du pouvoir exécutif


transnational contemporain et la nouvelle réalité de la guerre. Ils
expliquent en effet que le gouvernement de l’économie-monde est
devenu un «!ingénieux maillage sans la moindre discontinuité entre
différents niveaux et différentes institutions. Le modèle de gouver-
nement conjugue “État + [niveaux] supranational + multinational +
non étatique”!30.!» L’exemple de la crise asiatique de 1997, avec ses
attaques spéculatives qui se sont d’abord portées sur la Thaïlande
pour s’étendre ensuite à l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est, en
entraînant son lot de «!réformes structurelles!», permet de déployer
la liste de ses acteurs!: les États-Unis, à savoir le seul État qui puisse
être «!représenté!» par son omniprésente institution financière (la
Réserve fédérale)!; le FMI et la Banque mondiale (institutions trans-
nationales)!; les fonds d’investissement (multinationales privées)!;
Standard & Poor’s, Moody’s, etc. (institutions d’évaluation non
étatiques). Le pouvoir exécutif réel représente l’identité réalisée
entre économie, politique et militaire qui va fondamentalement
transformer «!l’aspect et l’issue de la guerre, et même la nature mili-
taire de la guerre, demeurée inchangée depuis l’Antiquité!31!», pour
faire droit à l’arme «!hyperstratégique!» de la guerre financière. La
machine de guerre en résultant n’est par définition pas une instance
de régulation, mais un pouvoir de programmation et d’exécution de
la nouvelle guerre civile que certains militaires (Sir Rupert Smith est
l’un d’eux) vont analyser comme une «!guerre au sein de la population
[war amongst the people]!». C’est ce nouveau type de pouvoir exécutif
et de machine de guerre que l’on a vu à l’œuvre, dans sa version «!non
militaire!», lors de la crise de la dette grecque. Les institutions euro-
péennes, le FMI et la BCE ne doivent répondre de la violence et de
l’arbitraire des décisions prises ni aux peuples, ni même aux États,
mais aux seules institutions financières transnationales qui sont

30." Qiao Liang, Wang Xiangsui, op. cit., p. 257.


31."Ibid.
350 Guerres et Capital

aujourd’hui le vecteur principal de multiplication des guerres «!civiles!»


contre les populations.
Si, tout au long du XXe siècle, le processus de subordination du
pouvoir judiciaire et législatif au pouvoir exécutif n’a cessé de prendre
de l’ampleur, c’est maintenant l’ensemble des pouvoirs de l’État qui
sont inféodés à un nouveau pouvoir exécutif transnational. À suivre
toujours Qiao Liang et Wang Xiangsui, le résultat de la globalisation
capitaliste, «!c’est que tout en réduisant l’espace du champ de bataille
au sens étroit, le monde entier [a été transformé] en un champ de
bataille au sens large […]. Les armes sont plus modernes, les moyens
plus sophistiqués. Il y a seulement un peu moins de sang, mais tout
autant de brutalité!32.!» L’extension du domaine de la guerre, qui établit
un continuum entre guerre, économie et politique, couple des stra-
tégies d’horizontalité (multiplication et diffusion des centres de
pouvoir et de décision) et de verticalité (centralisation et stricte
subordination de ces centres et dispositifs de pouvoir et de décision
à la logique de la «!maximalisation de la valeur pour les actionnaires!»).
Avant de refermer ce nouveau traité de la guerre, avançons encore
deux réflexions. D’abord, en forme de vérification de notre hypothèse
de départ!: les deux flux par lesquels nous avons défini la force de
déterritorialisation du capital à l’œuvre depuis l’accumulation primi-
tive, à savoir la monnaie et la guerre, se superposent parfaitement dans la
mondialisation capitaliste contemporaine. La finance est devenue une
arme non militaire par laquelle on mène des «!guerres non sanglantes!»
produisant des effets aussi dévastateurs que les «!guerres sanglantes!».
La guerre n’est plus la politique poursuivie par les moyens du sang!;
la politique du Capital est la guerre continuée par tous les moyens mis
à disposition par sa machine de guerre. Ensuite, la reine des «!crises!»,
la crise financière, à partir de laquelle s’ouvrent et s’enchaînent dans
le cycle économique classique les crises productives et les crises
commerciales, scelle son identité à la «!guerre!». La guerre prend
ainsi la relève de la «!crise!» qu’elle subsume. Dans le cycle marxien, la
32."Ibid., p. 298.
Les guerres fractales du Capital 351

contradiction entre la «!production pour la production!», qui pousse


au développement absolu des forces productives, et la «!production
pour le Capital!», c’est-à-dire pour le profit et la propriété privée,
détermine des crises violentes qui peuvent déboucher sur des guerres.
Dans la situation présente, la crise ne se distingue pas du développement,
la crise ne se distingue pas de la guerre. En résumé!: la crise ne se distingue
pas du développement de la guerre. Il faut pour cela que la phénoméno-
logie du concept de guerre ne renvoie plus à la guerre interétatique,
mais à une nouvelle forme de guerre transnationale qui ne fait qu’un
avec le développement du Capital et ne se différencie plus de ses poli-
tiques économiques, humanitaires, écologiques, etc.
Cette définition de la finance comme «!guerre non sanglante
qui emploie des moyens non militaires!» nous semble, et de loin,
plus réaliste et politiquement plus efficace que la théorie de l’éco-
nomie hétérodoxe comprenant la finance comme une «!nouvelle
convention!». Pas de convention en guise de nouvel avatar du
vieux «!contrat!», mais une stratégie où l’économie, la politique et
la guerre sont strictement intégrées dans le même projet d’enfor-
cement du capitalisme global. Par conséquent, sans revenir sur la
différence établie par Foucault entre l’action du gouvernement
(exécutif ) et les dispositifs de gouvernementalité, on ne saurait
négliger la question du rapport entre ces deux types d’institution.
L’administration américaine commence par creuser le lit «!anti-in-
flationniste!» du monétarisme en inventant de nouveaux dispositifs
de pouvoir visant à contenir les effets politiques du plein emploi,
mais les modalités d’une gouvernementalité néolibérale se revendi-
quant telle («!the Neoliberal Thought Collective!», selon l’expression de
Philip Mirowski) seront soutenues, développées, imposées par les
«!gouvernements!» Thatcher, Reagan, et, avant eux, par le gouverne-
ment fasciste de Pinochet qui engage aussitôt la dénationalisation/
privatisation/dérégulation de l’économie!33. Sans cette intervention

33."C’est la base du plan El Ladrillo élaboré en 1973 par des membres de la Faculté
d’Économie de l’Université catholique, associée à l’Université de Chicago depuis 1956.
352 Guerres et Capital

«!gouvernementale!», pas de contre-révolution capitaliste effective


comme réponse politico-disciplinaire à la crise sociale du «!capital
humain!» passant par ces nouvelles formes de gouvernementalité
(de la guerre et par la guerre civile) commandées par l’explosion de
la finance.
La machine de guerre contemporaine du capital financier poursuit
la «!colonisation!» de l’État, qu’elle rend conforme à son fonctionne-
ment en informant non seulement l’entreprise, mais aussi l’administra-
tion. Simultanément, les «!gouvernements!» sont rapidement devenus
les véritables agents de cette colonisation de l’administration, en tant
que lieu d’élaboration, de contrôle et d’imposition d’une grande
partie des techniques de «!gouvernementalité!».
Le management de l’administration contemporaine trouve son
modèle dans l’économie mais, à la différence de l’entre-deux guerres,
il est directement informé par la finance et non plus par l’organisa-
tion scientifique du travail du capitalisme industriel. Aussi bien l’en-
treprise que l’administration sont restructurées afin de maximiser la
valeur pour les actionnaires au détriment de tout autre sujet écono-
mique (travailleur, consommateur, usager des services public, contri-
buable, etc.).
Puissant levier de la réforme de l’État, la loi organique relative aux
lois de finances (LOLF) enclenche un processus de radicale transfor-
mation des règles budgétaires et comptables de l’État en fonction de
la financiarisation. La financiarisation mène ainsi à son terme l’effa-
cement de toute trace de démocratie dans les institutions étatiques.
Ce qu’on appelle hypocritement la «!crise du modèle démocratique
représentatif!» relève de la même généalogie et suit le même calen-
drier que le processus de concentration des pouvoirs de l’exécutif

Le plan prônait une thérapie de choc d’inspiration friedmanienne, qui sera activement
soutenue par le FMI à partir de 1975, date de sa pleine mise en œuvre. Inspirée par la
Constitution of Liberty de Hayek jusqu’en son intitulé, la constitution chilienne de 1980
fait toute sa place à la nécessité d’un État fort pour garantir la libre entreprise et le
marché. Cf. Karin Fisher, «!The Influence of Neoliberals in Chile before, during and
after Pinochet!», in The Road From Mont-Pèlerin, op. cit.
Les guerres fractales du Capital 353

prenant sa source dans la Première Guerre mondiale. C’est en effet à


partir des impératifs de la guerre totale que la représentation natio-
nale et le «!débat!démocratique!» entre représentants du peuple vont
être progressivement marginalisés, sans plus jouer d’autre rôle que
dans la mise en scène télévisuelle de l’âge de l’exécutif financier.
Il faut ici souligner que la généralisation du suffrage universel
coïncide avec sa neutralisation par un processus tendant à réduire les
parlements élus à de simples institutions de légitimation d’un exécutif
«!motorisé!». Jacques Rancière décrit ce système démocratico-libéral
comme un compromis entre un principe oligarchique (le peuple
délègue son pouvoir aux représentants des forces économiques,
financières, etc.) et un principe démocratique (avec le pouvoir de
tous réduit au seul exercice électoral). Nicolas Roussellier propose
quant à lui une définition de la démocratie qui semble tout aussi perti-
nente puisqu’elle paraît correspondre à son fonctionnement le plus
réel!: la «!démocratie exécutive!» – que nous comprenons comme l’ar-
ticulation institutionnelle de la machine de guerre du Capital. Reste
que pour demeurer l’expression des politiques de modernisation
nationales, la «!démocratie exécutive!» est elle-même complètement
dépassée par les nouvelles institutions guerrières de la mondialisation
auxquelles elle est corps et âme soumise. C’est, en France, la recette
de la sauce hollandaise.

12.3/!Les guerres
au sein des populations
La machine de guerre du Capital a donc introduit sa politique (ordre
financier et gouvernementalité de cet ordre) dans la conduite de
la guerre de deux manières différentes!: la guerre industrielle et la
«!guerre au sein des populations!».
Le processus d’intégration de la guerre dans les stratégies non
plus de l’État, mais du Capital, modifie la nature et les fonctions
de la guerre. C’était la thèse de l’indistinction de l’économie et de
354 Guerres et Capital

la guerre soutenue par les stratèges chinois dans leur analyse de la


«!crise financière asiatique!» de 1997. Un nouveau tournant sera pris
à l’occasion de la réflexion qui s’est engagée sur les raisons de l’échec
de la superpuissance militaire américaine dans les conflits du début
du XXIe siècle. La vision systémique du fonctionnement de la guerre
développée par les officiers chinois cède la place aux impératifs de la
«!guerre au sein des populations!», qui se devra de saisir la nouvelle
nature de la guerre en faisant droit à la guerre de subjectivité. C’est toute
la question du «!rôle essentiel du facteur humain!» (human terrain,
en bon anglais) pour une «!guerre irrégulière!» qui devient la forme
régulière de la guerre!34 – et de la guerre de division de/dans la popu-
lation. Sa première modélisation revient à Gregory Bateson, sous le
nom de «!schismogenèse!». Développée dans un contexte colonial
auquel Bateson a très activement participé, alimentée par le «!déni
d’Empire!» de l’ère postcoloniale, accélérée par l’essor des guérillas et
des opérations en zone urbaine, par essence populo-centrées, la «!schis-
mogenèse!» emprunte la figure de la «!protection de la population!»
pour imposer la révision doctrinale de l’action militaire en étendant
le domaine de la contre-insurrection à l’ensemble du front extérieur
aussi bien qu’intérieur. L’environnement stratégique est celui de la
reconnaissance d’une «!ère de conflits persistants!» amenant à privi-
légier les «!opérations de stabilisation!» pour intensifier l’entreprise
de colonisation systématique en continuant la guerre de l’accumula-
tion primitive comme une opération de police transnationale. C’est
aussi en ce sens que la machine de guerre du Capital délivre la vérité
transhistorique de l’ensemble de son procès!: celui du capital identifié
à un impérialisme libéral qui ne peut s’autoriser du «!droit interna-
tional!» qu’en militarisant toutes ses opérations de «!police!» comme
autant de guerres de «!pacification!» au sein des populations.
La fin de la Guerre froide porte avec elle l’épuisement de la
«!guerre industrielle!» qui a largement dominé le XX e siècle et

34."Cf. Vincent Desportes, Le Piège américain. Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les
guerres d’aujourd’hui, Paris, Economica, 2011, p. 259.
Les guerres fractales du Capital 355

son remplacement par un nouveau paradigme posé comme son


«!antithèse!». Il est défini par deux généraux, l’un anglais, Sir Rupert
Smith, aux états de service impressionnants !35, et l’autre français,
Vincent Desportes, en tant que «!guerre au sein des populations!36!».
Les conditions de possibilité de la guerre industrielle étaient
dans les faits neutralisées par la bombe atomique qui avait favorisé
une première démassification stratégique des armées. Il faudra néan-
moins attendre les échecs des guerres néocoloniales menées par les
USA après la chute du mur de Berlin pour faire la preuve définitive de
l’impuissance de la «!guerre industrielle!» face aux nouvelles modalités
du conflit dans les conditions socio-économiques de la globalisation.
Les différentes restructuration de l’armée américaine – RMA
(Revolution in Military Affairs), transformation privilégiant l’innova-
tion dans tous les domaines et sur tout le spectre des opérations,
Information Dominance et Network-centric Warfare (guerre numé-
rique «!réseau-centrée!»), mise en place du concept O3 (prononcer
«!O-cube!») pour omniscient, omniprésent, omnipotent – qui avaient
donné aux USA l’illusion d’une traduction automatique de la supré-
matie technologique en suprématie stratégique ont toutes été
conçues à partir du paradigme de la «!guerre industrielle!» et de sa
numérisation managériale (le modèle Wal-Mart!37). C’est l’adaptation

35."Sir Rupert Smith commande à divers titres en Asie et en Afrique, durant la première
guerre du Golfe, en Bosnie-Herzégovine, en Irlande du Nord, etc., et termine sa carrière
en tant que commandant en chef adjoint des forces alliées en Europe (1998-2001). Il est
depuis 2006 l’un des conseillers internationaux du Comité International de la Croix-
Rouge (CICR).
36."La «!guerre au sein de la population!» est au centre du manuel FT-01 (Gagner la
bataille – Conduire à la paix) publié en 2007 par le Centre de Doctrine et d’Emploi des
Forces de l’armée de Terre française. Le manuel a été rédigé sous la direction du général
Desportes.
37."Voir la très convaincante reconstruction de l’architecture du network-centric warfare
proposée par Noah Shachtman, «!How Technology Almost Lost the War: In Iraq, the
Critical Networks Are Social – Not Electronic!», Wired, vol. 15, n°!12, 2007!: «!Si cette
entreprise [Wal-Mart] pouvait connecter tout le monde et devenir plus efficace, les
forces états-uniennes le pourraient aussi […] Grâce aux réseaux informatiques et à un
flux efficace d’information, la machine de guerre américaine passerait de l’état de tron-
356 Guerres et Capital

digitale de la doctrine américaine mise en œuvre depuis 1945, et


parfaitement résumée par Henry Kissinger!: «!La technologie, jointe
à nos compétences managériales, nous a donné la capacité de remo-
deler le système international et de produire des transformations
dans les “pays émergents”!38.!» Les changements organisationnels
qu’elle a pu subir pour gagner la bataille du temps sur le front cyber
de l’instantanéité ne font que déplacer la «!question!» vietnamienne
en se montrant tout aussi impuissants face aux nouveaux «!ennemis!»
que la mondialisation capitaliste postcommuniste/coloniale a fait
émerger!: ils sont là pour durer et installent la guerre dans leur durée.
En Afghanistan (2001) et en Irak (2003), la «!victoire!» aisément, trop
aisément acquise par la manœuvre cinétique à grande échelle (selon
le modèle «!adapté!» de la première guerre du Golfe) et l’application
massive d’une force létale «!intelligente!» (soit le stade suprême de la
guerre industrielle comme manifeste de la surpuissance américaine)
n’ont pas déterminé l’arrêt des hostilités, mais au contraire leur conti-
nuation et leur mutation. Avec, in fine, le départ de l’armée américaine
laissant derrière elle le désastre de pays en proie au chaos le plus
«!sanglant!» et à la guerre civile.
Pourtant, dès 1997, un historien officiel comme Williamson
Murrey avait écrit dans The National Interest un article dénonciateur
au titre sans équivoque!: «!Clausewitz Out, Computer In!». Il renou-
velle deux ans plus tard sa charge dans la revue Orbis publiée par le
Foreign Policy Research Institute!:!
Ce qui semble apparaître, particulièrement dans l’armée de l’air, c’est
un renouveau de cette sorte d’approche mécaniste, scientifique, analy-
tique, qui a tellement contribué à l’échec vietnamien [...]. Il y a deux
ans, un officier général de rang élevé de l’armée de terre annonçait aux
étudiants du War College que “la numérisation du champ signifiait la fin
çonneuse à celui de scalpel.!» Le modèle Wal-Mart est mis en avant dans l’intervention-
manifeste d’Arthur K. Cebrowski et John J. Gartska, «!Network-centric Warfare: Its
Origin and Future!» ( janvier 1998, URL!: www.kinection.com/ncoic/ncw_origin_future.
pdf ), dont nous avons extrait la phrase placée en exergue.
38."Henry Kissinger, American Foreign Policy, New York, W. W. Norton, 1974, p. 57.
Les guerres fractales du Capital 357

de Clausewitz”, en d’autres termes que la technologie des ordinateurs et


des communications modernes éliminerait le brouillard et la friction sur
le champ de bataille de demain, au moins pour les forces américaines!39.

À partir des impasses de l’hypermodernisme de l’Armée améri-


caine, le débat s’est donc engagé sur les nouvelles conditions stra-
tégiques d’une guerre devant faire face à des ennemis de moins en
moins conventionnels sur un théâtre d’opérations qui ne peut plus
être étranger aux conséquences géopolitiques de la mondialisation
techno-financière («!L’ennemi est mieux connecté [networked] que
nous ne le sommes !40!»). Or, ce qu’énonce le nouveau paradigme
de la «!guerre au sein de la population!», c’est l’imbrication du civil
et du militaire, et son intégration dans la machine capitaliste de la
globalisation qui impose sa gouvernance politique dans un conti-
nuum dont les composantes ne sont autres que toutes les formes
et toutes les variétés de la guerre – exceptée une, consistant à livrer
une bataille high-tech contre un ennemi conventionnel. Ce qu’ex-
plique très bien John Nagl, protégé du général David Petraeus et
associé de très près à la rédaction de «!son!» manuel de contre-in-
surrection (publié fin 2006)!: «!Le véritable problème avec la guerre
en réseau, c’est qu’elle nous aide seulement à détruire. Or, au XXI e
siècle, ce n’est là qu’une infime partie de ce que nous essayons
de faire. Elle résout un problème que je n’ai pas – combattre un
ennemi conventionnel quelconque – et n’aide qu’un tout petit
peu à résoudre un problème qui se pose bel et bien à moi!: comment
construire une société quand on est face à des individus rendus super-
puissants par la technologie!41.!» On ne saurait mieux souligner qu’il ne
s’agit en aucune façon de renoncer à l’Information Technology (IT)
39."Cité in Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 137. L’article de Williamson
Murrey, «!Clausewitz Out, Computer In. Military Culture and Technological Hubris!»,
est consultable online (URL!: www.clausewitz.com/readings/Clause%26Computers.
htm).
40."Selon le constat tardif du Commandement central américain chargé de superviser
les opérations en Irak (rapporté par Noah Shachtman, art. cité).
41."Cité par Noah Shachtman, loc. cit. Nous soulignons.
358 Guerres et Capital

alimentant le network-centric warfare (elle est – «!phylum machinique!»


oblige – irréversible). Il s’agit bien plutôt de rompre avec sa mytho-
logie «!hors sol!»!42 et de maîtriser les boucles de rétroaction sociale
en l’intégrant, en l’adaptant, en la reterritorialisant dans les modalités
d’engagement d’une guerre sans fin au sein de la population. C’est le
point de rupture par rapport à cette «!révolution dans les affaires mili-
taires!» qui prétendait conclure la guerre au plus vite. The high speed
continuum’s payoff – pour reprendre le vocabulaire business des mili-
taires-révolutionnaires américains – s’énonçait en effet : mettre un
terme aux guerres – «!voilà ce que vise la guerre en réseau!43!».
Peu sensibles aux arcanes juridico-politiques de l’état d’ex-
ception, les militaires définiraient-ils mieux que les universitaires
(philosophes, politologues, sociologues, économistes) la nature
de l’initiative capitaliste dans la nécessité objective qui est la leur
de repenser la guerre pour maintenir la sécurité du monde!44 à l’âge du
néolibéralisme avancé!?
Le remplacement de la guerre industrielle par la guerre au sein de
la population est une nécessité stratégique du Capital. Tant que la
grande mondialisation était territorialisée sur l’État-nation, la guerre
se devait d’emprunter la forme impérialiste de la guerre interétatique.
Dans la mondialisation contemporaine, l’espace de l’accumulation est
transnational. Les modalités d’engagement et de poursuite du conflit
seront en conséquence redéfinies moins en fonction des États que par
rapport aux populations globalisées qu’il faut assujettir à sa logique.
Car la «!guerre au sein de la population!» ne s’adresse pas seulement
42."Dans ces conditions, au vu de l’asymétrie des forces sur le terrain, la machine de
guerre U.S. pourra même aisément dépasser et hyperaccélérer les temps du business
soumis à une «!vraie!» compétition!: « Dans le domaine des affaires, il faut souvent des
années pour obtenir!le verrouillage [lock-out] [d’un produit]!; dans le domaine de la
guerre, on peut y parvenir en quelques semaines, voire plus vite!» (Arthur K. Cebrowski,
John J. Gartska, art. cité [nos italiques]).
43."Ibid.
44."«!La réalité, c’est qu’aujourd’hui, nous nous appuyons sur nos troupes pour mener
toutes sortes de missions qui ne se rapportent que de loin au combat traditionnel mais
sont vitales pour maintenir la sécurité du monde!» (Noah Shachtman, art. cité).
Les guerres fractales du Capital 359

aux «!terroristes et insurgés!»!; mis au pluriel des guerres contre les popu-
lations, elle est l’instrument principal de contrôle, de normalisation et
de disciplinarisation de la force de travail globalisée. Il faut donc géné-
raliser l’aphorisme redécouvert dans la douleur par l’armée américaine
en Irak!: «!L’argent est une arme.!» Avec le néolibéralisme, la Raison du
Capital a su faire sienne comme jamais auparavant la devise des séna-
teurs américains!: «!Penser global, agir local.!» («!Think globally, act
locally!»!: ATTAC reprendra le mot d’ordre, avec un succès inégal.)

«!Nous combattons au sein des populations, non sur un champ de


bataille!45!», affirme de façon péremptoire le général Rupert Smith.
La guerre au sein de la population devra donc être distinguée de la
guerre asymétrique.!L’asymétrie est prise dans une définition de la
guerre trop conventionnellement générale et générique.
C’est une réalité nouvelle dans laquelle la population, quelle qu’elle soit
et où qu’elle vive, est devenue le champ de bataille. Les engagements
militaires se déroulent désormais n’importe où!: en présence des civils,
contre les civils, pour défendre des civils. Les civils peuvent constituer
des cibles, des objectifs à conquérir, des forces hostiles. Se contenter
d’appeler ces guerres «!asymétriques!», c’est en fait refuser simplement
d’admettre le changement de paradigme. De tout temps, l’«!art!» de la
guerre a consisté à réaliser une asymétrie vis-à-vis de l’adversaire!46.

Le «!sans-limites!» de la guerre industrielle, l’illimité de la destruction,


se transforme dans le nouveau paradigme en sans-limites de l’inter-
vention dans et contre la population menée au nom d’«!opérations de
stabilisation!» participant d’un système de pacification globale où la
guerre ne peut plus être «!gagnée!». La «!contre-insurrection axée sur
la population [population-centric counterinsurgency]!» est synonyme
d’une pacification infinie.
L’ennemi est moins l’État étranger que l’«!ennemi indétectable!»,
l’«!ennemi inconnu!», l’«!ennemi quelconque!» qui se produit et se
45."Rupert Smith, op. cit., p. 259.
46."Ibid., p. 4.
360 Guerres et capital

reproduit à l’intérieur de la population. Cette nouvelle définition


de l’ennemi émietté, éparpillé, essaimé (c’est-à-dire mineur) émerge
dans la littérature militaire après 1968. Dans la Guerre froide, l’ennemi
désigné était l’URSS et le communisme. C’est, bien avant la chute du
Mur de Berlin, avec la contestation de la forme-parti et l’émergence
de nouvelles forces politiques, de nouvelles modalités d’organisa-
tion («!segmentée!», «!polycentrique!» et «!réticulée!» !47), de straté-
gies de lutte et de «!sécession!» que l’on commence à faire référence
à l’«!ennemi quelconque!», en reprenant un terme qui avait fait son
apparition dans la littérature sur la sécurité nucléaire. La population
est le terreau d’où cet ennemi non clairement identifiable peut à tout
moment surgir. «!Il a besoin de la population en tant que collectivité
pour être entretenu. Comme un parasite, il dépend de son hôte pour
le transport, le chauffage, l’éclairage, les revenus, le renseignement.
Les Russes le comprirent, avant d’attaquer, puis de raser Grozny
en 1994-1995. Pour tenter d’obtenir une bataille décisive avec les
Tchétchènes, ils déplacèrent la population!48.!»
Le général Vincent Desportes appelle la guerre contemporaine la
«!guerre probable!» pour en arriver aux mêmes conclusions. Dans sa
différence à la guerre industrielle menée par l’État, la guerre probable
est sans «!front!», elle coïncide avec la population dont ne se détache
jamais l’«!adversaire probable!». «!La guerre probable ne se fait pas
“entre” les sociétés, elle se fait “dans” les sociétés. La population
s’impose désormais en acteur et enjeu majeur […]. Passant d’un mode
où la population constituait “l’arrière” – par opposition au front, zone
militaire par essence – les forces armées agissent maintenant en son
sein et en référence à elle. Les forces militaires sont entrées dans l’ère
de la guerre au sein de population!49.!»

47."SPR, puis SPIN (segmented, polycentric, integrated network) dans la littérature


anglo-saxonne.
48."Rupert Smith, op. cit., p. 269. On se souviendra que cette seconde guerre de
Tchétchénie a été menée comme une guerre contre le terrorisme.
49."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 58.
Les guerres fractales du Capital 361

L’expression «!guerre probable!» énonce parfaitement le fonction-


nement d’une machine de guerre qui n’a pas «!la!» guerre comme but
dans la mesure même où elle transforme la paix en une forme de guerre
pour tous. La guerre (en un sens qui n’est plus clausewitzien) est un
moyen, parmi d’autres, de la machine de guerre. L’unité et la fina-
lité de la machine de guerre ne sont pas données par la politique de
l’État-nation, mais par la politique du Capital dont l’axe stratégique
est constitué par le crédit/dette. La machine de guerre continue à
produire des guerres – y compris, bien que de façon limitée et le plus
souvent indirecte, interétatiques –, mais elles sont subordonnées à
son vrai «!objectif!» qui «!est la société humaine, sa gouvernance, son
contrat social, ses institutions et non plus telle ou telle province, tel
fleuve ou telle frontière, il n’est plus de ligne ou de terrain à conquérir,
à protéger. Le seul front que doivent tenir les forces engagées est
celui des populations!50.!»
La population est devenue un objectif militaire en un sens
nouveau (et renouvelé) pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque
les villes européennes et japonaises ont été lourdement bombar-
dées, voire annihilées. Mais il s’agissait de la population de l’État
ennemi. Dans le nouveau paradigme, «!les deux parties se battent
au sein de la population!51!» qui est le seul «!théâtre des opérations!»
pour une multitude d’actions de natures très différentes privilégiant
la «!communication!» (afin de gagner le soutien d’une population
différenciée) et le «!niveau subalterne!». «!Les opérations seront donc
toutes mineures et seule leur conjonction permettra l’effet global!;
elles seront locales et le plus souvent déconnectées tactiquement,
puisque la structure de l’adversaire nouveau rend très improbable
l’effet systémique établi naguère en parangon de la guerre!52.!»
Chez ces généraux, le concept de population ne présente pas l’as-
pect totalisant et générique qui est le sien dans l’économie politique,

50."Ibid.
51."Rupert Smith, op. cit., p. 267.
52."Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 140-141.
362 Guerres et Capital

et dont Foucault lui-même est encore tributaire. On pourrait même


avancer que son concept intègre malgré lui la critique de Marx contre
une «!population!» qui ne s’incarne que dans des classes, des intérêts
et des luttes. Car dans le nouveau paradigme de la guerre, la popula-
tion n’est pas «!un bloc monolithique. Elle est constituée d’entités
fondées sur la famille, la tribu, la nation, la race, la religion, l’idéologie,
l’État, la profession, la compétence, le commerce et divers intérêts.!»
La nature de la population n’est pas «!naturellement!» économique
puisque la diversité des opinions et des intérêts peuvent converger et
trouver leur «!unité!» sous une direction politique qui n’est pas celle
de la «!société civile!». Et si la population propre au nouveau para-
digme réalise les conditions de la relation de pouvoir foucaldienne,
ce n’est pas comme une alternative à la guerre mais comme son
engagement toujours possible dans la guerre civile et ce que l’on va
commencer à appeler des «!guérillas dégénérées!». La population peut
en effet «!toujours se rebeller!», et c’est par cet acte qu’on peut la tenir
comme «!libre!». La population souhaite des «!choses qui peuvent être
classées entre “libération de” et “liberté de”. Elle veut être libérée de
la peur, de la faim, du froid et de l’incertitude. Elle veut aussi la liberté
de prospérer et d’agir.!» La leçon est bien sûr coloniale et recoupe la
longue histoire de l’endocolonisation qui lui est étroitement associée
– jusque dans sa mise en crise globale.
Les stratèges militaires reconnaissent à l’adversaire qui vit,
se cache et prospère dans la population non seulement la liberté,
mais aussi une disposition active, inventive, créatrice, car «!refuser
de respecter l’existence et l’usage de sa volonté créatrice […] vous
prédispose à la défaite!53!». On vérifie par là que la guerre au sein des
populations est la conceptualisation tardive de la dynamique de
la guerre civile globale qui se dessine à partir de 68 et de toutes les
luttes (anticoloniales, antiracistes, ouvrières, féministes, écologistes)
des années 1960 qui s’y cristallisent. Elle renvoie au déploiement des
guerres de sexe, de race, de classe, de subjectivité, c’est-à-dire aux
53."Ibid., p. 266-270.
Les guerres fractales du Capital 363

guerres qui constituent la trame du pouvoir du capitalisme depuis


l’accumulation primitive. Ces guerres de l’accumulation qui n’ont
cessé d’accompagner son développement sont reconfigurées par
leur passage à travers l’énorme socialisation de la production et de
la domination constituée par les deux guerres totales et le fordisme.
C’est à partir de 68 que nous sommes entrés dans ce que nos militaires
appellent «!l’ère des conflits réels, durs et permanents!54!». Ce qui n’est
pas une nouveauté en soi, mais pour eux et pour nous dans les nouvelles
formes qu’ils empruntent.
Que la population ne soit pas un bloc homogène parce qu’elle
est traversée par une multiplicité de fractures est confirmé par les
offensives lancées par la contre-révolution néolibérale contre la
classe ouvrière des «!Trente Glorieuses!», à partir, précisément, des
divisions qu’elles opèrent selon des lignes de race (réactivation du
racisme d’État), de sexe (féminisation de la pauvreté et de son exploi-
tation – quasi-esclavagisme dans les pays du «!tiers-monde!», travail
au noir, travail domestique à l’extérieur dans les «!pays développés!»
et moins «!développés!», prostitution partout – coïncidant ironique-
ment avec les campagnes de l’ONU en faveur de l’émancipation des
femmes) et de classe (déplacement du terrain de l’affrontement du
capitalisme industriel au capitalisme financier).
Renonçant au concept de guerre pour celui de gouvernementa-
lité, la critique foucaldienne est étrangement déphasée par rapport à
ces débats stratégiques où la réalité la plus contemporaine du capita-
lisme est affirmée dans la parfaite réversibilité de la gouvernementalité
de la population avec la gouvernance de la guerre. À lire ces militaires,
le texte de Foucault «!Le sujet et le pouvoir!» (1982), qui distingue
guerre et pouvoir tout en problématisant leur coexistence, est d’une
indiscutable actualité. La gouvernementalité est gouvernementa-
lité de la guerre devenue hybride dans l’hybridation de la «!culture
de défense!» et de la «!sécurité!» indistinctement locale et globale.
La dimension «!sécuritaire!» de la gouvernementalité foucaldienne
54."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 206 (nos italiques).
364 Guerres et Capital

est omniprésente chez ces stratèges de la nouvelle guerre, qui ne


sauraient quant à eux, par définition, renoncer à l’utilisation de la
force.
L’adversaire ne pouvant être qu’«!irrégulier!», «!la seule façon d’in-
tervenir est de “contrôler le milieu”, d’intervenir pour “contrôler l’en-
vironnement”!» dans lequel vit la population et à l’intérieur duquel
l’irrégulier se niche. Les modalités de contrôle et d’intervention des
techniques sécuritaires (temporelles et événementielles) sur l’homo
œconomicus décrite par Foucault sont homogènes aux techniques de
contrôle et d’intervention sur l’ennemi irrégulier et non détectable de
la mondialisation capitaliste. Penser ici à la «!nébuleuse des menaces
transversales!» et à l’existence de ces «!zones grises!» (celles où le capi-
talisme a concentré les classes précarisées), régulièrement dénoncées
en France depuis les années 1970.
L’action de l’armée doit consister moins dans l’identification et
la destruction des cibles que dans le contrôle du territoire et notam-
ment de la ville, puisque cette dernière constitue le milieu ou l’envi-
ronnement de la population et de la pauvreté globalisée. Si dans le
nouveau paradigme, la ville supplante la campagne comme lieu de la
guerre, ce n’est pas au sens où «!il s’agit […] d’y gagner […] la guerre de
la ville, mais la guerre au sein des populations dans la ville!55!».
Virilio apporte une inflexion importante à la définition de l’af-
frontement quand il affirme que son terrain n’est plus la ville, mais les
«!suburbs!», les banlieues et les «!cités!» formant autant de sous-villes.
Parce que la ville classique ne correspond plus au développement
de l’initiative capitaliste et de la guerre au sein des populations, les
«!villes doivent mourir!», assène Virilio (la «!gentrification!» des villes
de plus en plus muséales en est une parfaite illustration). Le futur,
explique-t-il, sera l’âge de la fin des villes et de l’extension indéfinie
des «!suburbs!»!: «!la défaite de l’intégration urbaine au profit d’un
méga-suburb. Pas la mégapole, le méga-suburb!56.!» C’est le dernier
55."Ibid., p. 61, 64.
56."Paul Virilio, Pure War, op. cit., p. 114.
Les guerres fractales du Capital 365

stade du périurbain comme domaine d’intervention de la guerre


urbaine contre les populations ségréguées où «!domine!» l’ennemi
intérieur postcolonial.
Dans un livre d’artiste intitulé Dead Cities, Jean-Christophe Bailly
signe un court texte intitulé «!La ville neutralisée!». Il souligne ce qui
lui apparaît comme deux évidences en observant les photos, prises
par Guillaume Greff, du Centre d’entraînement aux actions en zone
urbaine (CENZUB) installé par l’armée de terre (94e régiment d’in-
fanterie) dans l’immense camp militaire de Sissonne (Aisne)!: «!La
première, c’est que la typologie même du décor désigne tout autant
sinon davantage un ennemi intérieur (l’émeute) qu’un ennemi venu
de l’étranger et que le paysage produit est plutôt celui de la répres-
sion que celui de la guerre proprement dite. La seconde, c’est que
le décor induit, avec son extraordinaire pauvreté, et avec l’annu-
lation en lui de tout style et de tout accent, ressemble parfois à s’y
méprendre à certains fragments périurbains. » Dans «!la ville neutra-
lisée du théâtre de la neutralisation!», la ville au rabais devient la norme
de la vie rabaissée!57.
Mais la définition de la guerre en tant que gouvernementalité
demeurerait abstraite sans sa réalité d’instrument de production de
subjectivité et de moyen de contrôle des conduites. «!La destruction
a atteint aujourd’hui ses limites!58!»!: ce sont les limites de l’approche
quantitative, qui privilégie la destruction et ignore les «!dimensions
immatérielles!». Avant de viser la «!destruction!», la guerre a pour
objectif les actions, les conduites, la subjectivité de l’adversaire.
Pour ce faire, elle doit investir «!autant les champs psychologiques
que matériels!» dans la mesure où l’univers de la population n’est pas
«!militaire et rationnel!», mais «!davantage «!civil et émotionnel!».
«!Il ne s’agit plus de percevoir des masses de chars et de localiser des

57."Jean-Christophe Bailly, «!La ville neutralisée!», in Guillaume Greff, Dead Cities,


Paris, Éditions Kaiserin, 2013, vol. I, non paginé.
58."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 88.
366 Guerres et Capital

cibles potentielles, mais de comprendre des milieux sociaux, des


comportements psychologiques!59.!»
La question n’est pas d’embarquer les sciences sociales (embedded
social science promise à l’échec du Human Terrain System [HTS]
américain!60), elles le sont de longue date (de la naissance coloniale
de l’anthropologie au financement militaire – direct ou indirect – de
la recherche universitaire), mais de graduer l’emploi de la force selon
une «!approche globale!» reconnaissant la prédominance du social et
du politique sur le purement militaire, qui doit activement intégrer
à son dispositif la dimension de guerre de subjectivité. Ce sera, côté
américain, le human-centric warfare visant à redonner de l’utilité à la force
quand on a appris à ses dépens que «!ce n’est pas en détruisant l’en-
nemi que nous gagnerons!» (général McChrystal, commandant de
l’ISAF!61). Dernier secrétaire à la Défense de l’administration Bush,
maintenu dans ses fonctions par Obama en tant qu’homme fort du
Pentagone, Robert Gates explique qu’il faut savoir mener les small
wars, où 90!% des actions sont non militaires, comme une opération
de communication dont la bataille n’est qu’un des arguments. Les
concepts ethnocentriques, précise-t-il, doivent être stratégique-
ment condamnés avec le technocentrisme auquel ils ont pu donner lieu
(la doctrine du «!full-spectrum dominance!»)!62. De façon plus réaliste,
car la guerre de communication sur le front intérieur n’est pas étran-
gère à cet enchaînement d’énoncés qui contribuent à la mythification

59."Ibid., p. 93, 65, 62.


60."Cf. Roberto J. Gonzalez, «!The Rise and Fall of the Human Terrain
System!», Counterpunch, 29 juin 2015 (URL!: www.counterpunch.org/2015/06/29/
the-rise-and-fall-of-the-human-terrain-system).
61."ISAF Commander’s Counterinsurgency Guidance, septembre 2009.
62."Cité in Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 264-265. On pourra être
tout à fait sceptique quant à la réalité de la rupture avec une conception ethnocentriste
du monde qui n’a cessé d’alimenter et de se prolonger dans cette vision morale et sécu-
ritaire de la «!guerre juste!» propre à l’armée américaine. Elle est partagée avec plus de
diplomatie par l’administration Obama, et à sa suite par les membres européens de la
coalition.
Les guerres fractales du Capital 367

«!démocratique!» du Surge!63, posons que le maintien de la domination


américaine («!dominance’s persistance!» selon le même Robert Gates)
doit aussi inclure d’autres moyens comprenant l’étude du «terrain
humain» pour y mener une guerre sociale et culturelle. Mais ne faut-il
pas alors évoquer un social-centric network warfare!? Faute de quoi,
comme on l’a fait remarquer, on pourrait ne voir ici qu’«!une retra-
duction habile des “27 principes” de T. H. Lawrence énoncés un siècle
plus tôt dans l’Arab Bulletin!». Principes qui eux-mêmes n’étaient pas
si éloignés des priorités «!ethnographiques!» mises en pratique par
Lyautey (au Maroc) et Gallieni (au Tonkin ou à Madagascar)!64.
L’action de l’armée doit «!rencontrer l’adversaire sur son propre
terrain, en “collant” au plus près à sa réalité fluctuante!» selon une
méthode qui est l’envers de celle pratiquée par l’armée de la guerre
industrielle. «!L’approche traditionnelle du “haut vers le bas” des
conflits interétatiques, est supplantée par celle du “bas vers le haut”!»,
puisqu’il s’agit le plus souvent de repartir du sol et de la population
pour reconstruire l’État!65 ou pour changer de régime ou de gouver-
nement. La guerre a également sa double dimension macropoli-
tique et micropolitique. «!Hier, l’essentiel de l’action militaire était
la destruction et le renseignement, d’abord un renseignement d’ob-
jectifs, alors que, désormais, l’essentiel est la compréhension et l’in-
telligence de la situation, la perception des micro-situations et des
micro-objets!66.!» On mesure ici la mutation par rapport à l’infowar
de la guerre en réseau, où le «!contrôle de la perception de l’ennemi!»

63."«!Surge!» (littéralement la «!surtension!» répondant à l’insurgency) est le nom de


code en forme de manifeste de la nouvelle stratégie américaine mise en place en Irak
par le général Petraeus. Ainsi qu’il l’explique dans de très nombreux interviews (l’opé-
ration est surmédiatisée), il s’agit de remettre les «!soldats de la coalition!» au sein de la
population.
64."Cf. Georges-Henri Brisset des Vallons, «!La doctrine de contre-insurrection
américaine!», in G.-H. Brisset des Vallons (dir.), Faut-il brûler la contre-insurrection!?,
Paris, Choiseul, 2010.
65."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 63.
66."Ibid., p. 135.
368 Guerres et Capital

annonçait le «!contrôle total de la situation!67!». Il faut donc renoncer


à cette domination rapide (Achieving Rapid Dominance est le sous-titre
de la doctrine «!Choc et effroi!» – Shock and Awe – chère à Bush Jr et à
son administration de néo-cons dirigée par Donald Rumsfeld) pour
atteindre à l’absolue proximité processuelle de la guerre avec la micro-
échelle de la vie quotidienne civile!68. Le démon de Maxwell retrouve
les paradoxes que les physiciens de la relativité lui avaient imposés.
Pour rester dans le sillon tracé par Foucault, il faut entendre par
gouvernementalité à la fois l’action sur la population et sur le public,
car «!le public c’est la population prise du côté de ses opinions![…].
La population c’est donc tout ce qui va s’étendre depuis l’enracine-
ment biologique par l’espèce jusqu’à la surface de prise offerte par le
public.!» L’économie et l’opinion, conclut Foucault, «!sont les deux
grands éléments de réalité que le gouvernement aura à manipuler !69!».
La guerre est une guerre globale de(s) perception(s).
La nouvelle guerre est portée dans la population, mais aussi dans
le public qui est devenu, «!grâce aux médias!», global. Ce «!public
mondial!» fonctionne comme une contrainte et une opportunité. Les
médias, «!en large mesure […] communs à tous les acteurs du conflit!»,
sont des armes pour la simple et bonne raison que leur utilisation
dépend de la machine de guerre qui les utilise. Impossible, ici encore,
de parler d’autonomie ou d’automatisme de la technique comme le
font les théories critiques obsédées par les médias et les technolo-
gies. La machine technique dépend de la machine de guerre. Ayant
en vue la guerre du Vietnam («!our first television war!»), McLuhan
affirmait avec raison en 1968 dans War and Peace in the Global Village!:
«!La television war a marqué la fin de la dichotomie entre civil et mili-
taire.!» Et d’expliquer!: «!L’opinion publique participe désormais à
67."Harlan K. Ullman, James P. Wade, Shock and Awe: Achieving Rapid Dominance,
Washington, National Defense University Press, 1996, p. 83-84, p. XVII, p. XXIV.
68."Nous prenons ici la liberté de renverser le sens de la proposition de Brian Massumi
en la faisant jouer à contre-courant de la doctrine «!Shock and Awe!», cf. Ontopower. Wars,
Power and the State of Perception, Durham et Londres, Duke University Press, 2015, p. 73.
69." Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 77, 278.
Les guerres fractales du Capital 369

chaque phase de la guerre, dont les principaux combats se déroulent


désormais dans les foyers américains!70.!» Trois ans plus tard, Hannah
Arendt écrit dans ses «!Réflexions sur les Pentagon Papers!», qui dévoi-
laient au grand public la planification secret-défense de la guerre du
Vietnam!: «!La fabrication d’images comme politique globale – non
pas la conquête du monde, mais la victoire dans la bataille “pour
gagner les esprits” –, voilà quelque chose de réellement nouveau
dans l’immense arsenal des folies humaines répertoriées au cours
de l’histoire !71.!» On ne sera donc pas autrement surpris que l’im-
pact des médias mondiaux soit pleinement intégré au culture-centric
warfare, selon la nomenclature dont fait usage le général Scales dans
le contexte du «!Surge!» (traduit comme une «!surtension électrique!»
par le général Desportes)!: on encourage la création de «!special media
forces !» sur le théâtre d’opérations, qui devient définitivement alors un
théâtre d’intervention culturelle. Côté britannique, on se fait pas faute
non plus d’intégrer la dimension «!télévisuelle!» dans les caractéris-
tiques de la guerre au sein des populations!: «!Nous combattons sur
tous les écrans de télévision dans le monde entier autant que dans
les rues et les campagnes de la zone de conflit!72!». Que cette globa-
lisation de la perception soit à mettre au compte de la «!révolution de
l’information!» montre que celle-ci contribue à déporter la cyberwar
vers une netwar qui est surtout indissociablement sociale et mili-
taire. «!Plus que jamais – résument les rapporteurs d’un projet de
recherche intitulé Networks and Netwars soutenu et financé par le
RAND National Defense Research Institute –, les conflits portent
sur la “connaissance” et l’emploi du “soft power”. Les adversaires
apprennent à mettre l’accent sur des “opérations d’information” et
de “gestion de la perception” [perception management] – c’est-à-dire

70."Marshall McLuhan, Quentin Fiore, War and Peace in the Global Village, Touchstone,
New York, 1989 (1re éd. 1968), p. 134.
71."Hannah Arendt, «!Lying in Politics: Reflections on the Pentagon Papers!», in Crises
of the Republic, San Diego, Harcourt Brace, 1972, p. 17-18.
72."Rupert Smith, op. cit., p. 16.
370 Guerres et Capital

sur des mesures d’orientation médiatique qui visent à attirer ou à


désorienter plutôt qu’à contraindre et qui affectent le sentiment
de sécurité qu’une société, une armée ou un autre acteur éprouve-
ront à l’égard de la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes ou de leurs
adversaires. La disruption psychologique peut devenir un but tout
aussi important que la destruction physique!73.!» On aura bien noté
que l’un ne remplace pas l’autre dans une perspective qui est celle
des challenges for counternetwar incluant, pêle-mêle, al-Qaïda, «!des
réseaux criminels transnationaux!», «!des gangs, des hooligans, des
anarchistes!», la révolte zapatiste et la «!bataille de Seattle!». Le
nouveau théâtre de la guerre est celui de la dédifférenciation des fonc-
tions de guerre, de police et de renseignement et de leur inclusion
dans un ensemble médiatico-sécuritaire.
La séquence «!paix-crise-guerre-solution!» du paradigme de
la guerre industrielle, dans laquelle l’action militaire constituait le
facteur décisif, en sort complètement modifiée. Dans la guerre au
sein de la population, «!il n’y a pas de séquence prédéfinie mais plutôt
un passage continuel !74!» de l’un à l’autre de ces moments. Si, selon
notre hypothèse, l’évolution de la guerre suit et poursuit l’évolution
du capitalisme, alors le bouleversement de la séquence classique de
la guerre découle directement du bouleversement de la séquence
classique du cycle économique!: «!croissance-crise-récession-nou-
velle croissance!». De là, que la guerre dans et contre les populations
est, à la différence de la guerre industrielle, in-dé-finie. Comme l’ont
appris les Américains après l’Afghanistan et l’Irak, la victoire militaire
ne signifie pas la fin des opérations militaires, et donc la «!paix!» (aussi
précaire et instable que soit la réalité couverte par ce terme), mais la
continuation in-dé-finie de la guerre au sein des populations.
Dans la guerre industrielle, «!l’État et la société sont suspendus!»
à la victoire. «!Toute l’organisation de l’État est focalisée sur cette

73."John Arquilla, David Ronfeldt, Networks and Netwars, Prepared for the Office of the
Secretary Defense, National Defense Research Institute, Rand, 2001, p. 1-2.
74."Rupert Smith, op. cit., p. 177.
Les guerres fractales du Capital 371

entreprise, tandis que la société et l’économie ont complètement


arrêté leur cours normal, changé leur productivité […]. La guerre doit
être terminée le plus vite possible afin de permettre la reprise d’une
vie et d’une activité normales.!» Si nous ne pouvons faire nôtre cette
conclusion où pointe une «!nostalgie!» british peu compatible avec le
principe de rupture à long terme des guerres totales, on comprend
bien en revanche la différence avec le nouveau paradigme où les
opérations de la guerre au sein de la population «!peuvent être pour-
suivies presque sans fin!: elles semblent ne pas relever du temps qui
passe!75!». Le général français explique pour sa part que «![l]a victoire
finale – mais le mot convient peu désormais puisque le concept de
victoire appartient à la stratégie, pas à la politique, et que nos guerres
probables sont fondamentalement politiques – n’est pas un résultat
militaire!76!».
Dans la guerre industrielle, la victoire était supposée imposer la
paix pour quelques décennies!; dans la guerre probable, pour quelques
heures, jours ou semaines. Axiome!: l’ennemi refuse la forme-bataille!;
corollaire!: s’il est contraint d’accepter la bataille, il est défait mais ne
reconnaît pas le «!verdict des armes!», et continue la guerre par tous
les moyens. Or, pour vaincre, il ne lui faut pas gagner (to win to win), il
lui suffit de ne pas perdre (to win by not losing) une guerre dans laquelle
aucune partie ne peut plus vaincre. Il faudra donc faire un usage
«!raisonné!» de la force militaire pour ne pas s’aliéner la population
tout en la contraignant dans ce qui se présente (et s’affiche) comme
une guerre longue (The Long War, selon l’intitulé de la Quadrennial
Defense Review du Pentagone en 2006). La longue guerre devient
ainsi la vérité stratégique de la guerre hybride contre le terrorisme
engagée par Bush cinq ans plus tôt (Global War on Terror) !77. Dans

75."Ibid., p. 281.
76."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 77.
77."Au lendemain des attentats de novembre 2015, il n’aura fallu que quelques heures
aux socialistes français pour redécouvrir et médiatiser cette vérité stratégique de la
«!guerre longue!» contre le terrorisme.
372 Guerres et Capital

ce qui s’impose comme un dépassement de la métaphysique de la


guerre, Heidegger insérait en 1951 un paragraphe donnant une tout
autre résonance aux idées développées par Jünger dans les années
1930!: «!Cette longue guerre dans sa longueur progresse lentement,
non pas vers une paix à l’ancienne manière, mais bien vers un état de
choses où l’élément “guerre” ne sera plus aucunement senti comme
tel et où!l’élément “paix” n’aura plus ni sens ni substance!78.!»
Ce changement de méthode dans la manière de conduire la guerre
qui ne peut plus aboutir à une paix est souvent reconduit à de simples
fonctions de «!police!». La réduction du militaire au policier risque
cependant de passer à côté du rôle constitutif de la guerre dans
les relations de pouvoir au sein de la population. Car il faut encore
préciser que si le but des «!guerres probables!» est bien «!politique!»,
selon les mots du général Desportes, ce n’est certainement pas,
comme il veut le croire, au sens clausewitzien de la poursuite d’un
projet politique «!classique!» tel que l’établissement ou le rétablis-
sement du «!pacte social!», de la Constitution, de la souveraineté de
l’État. C’est en effet un nouvel état transnational de la biopolitique qui
détermine et anime peacemaking, state-building et peace enforcement,
dans un continuum logique ne faisant plus en droit la distinction entre
temps de paix et temps de guerre (ainsi qu’il ressort de l’Agenda pour
la paix des Nations unies [1992]!79, dont nos deux généraux sont, à des
titres divers, les héritiers). La guerre contre-insurrectionnelle a ainsi
toute latitude pour prendre son tournant «!humanitaire!». Est-il de
plus besoin de rappeler qu’avant d’être mises en avant comme motifs
d’intervention militaire, la légitimité du gouvernement et la «!bonne
gouvernementalité!» ont été de longue date considérées comme
les meilleurs arguments d’une contre-insurrection qui se découvrait

78."Martin Heidegger, «!Dépassement de la métaphysique!», XXVI, in Essais et


Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 108. Cf. Ernst Jünger, Le Travailleur [1932], Paris,
Christian Bourgois, 1989, § 49.
79."Cf. Boutros Boutros-Ghali, An Agenda for Peace: Preventive Diplomacy, Peacemaking,
and Peace-Keeping, New York, United Nations, 1992.
Les guerres fractales du Capital 373

invariablement politiquement clausewitzienne !80!? Dans les condi-


tions du «!pacte social!» du néolibéralisme, la fonction constituante
semble plutôt dériver vers le maintien et le contrôle d’une situation
d’insécurité généralisée, de peur diffuse, de dégradation progressive
des conditions socio-économiques de la population. Elle a comme
conséquence une généralisation de la gouvernementalité par la guerre
civile fractale entretenue par des campagnes sécurocratiques inces-
santes. Le «!malentendu!» clausewitzien tient au fait que les «!buts!»
de guerre ne sont plus ceux des États, mais ceux du Capital, qui ne
peut s’identifier en aucune manière à quelque chose pouvant ressem-
bler, de près ou de loin, à «!!l’intérêt général!».

Lorsque, forts de leur passé colonial, les stratèges militaires britan-


niques et français évoquent le principe d’une guerre au sein de la
population, ils ont évidemment à l’esprit les populations du «!Sud!» du
monde qui ont été la première cible des guerres civiles de la période
(on n’en compte pas moins de 73 entre 1965 et 1999, en majorité
pour le contrôle des ressources naturelles). Mais eux-mêmes et leurs
homologues américains, qui s’imposent la relecture des théoriciens
de la contre-insurrection et des small wars, et qui parlent plutôt de
conflit hybride (ou de guerre hybride), ne sont pas sans savoir que depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’accélération des années 1970
les colonisations internes et externes ne sont plus seulement distri-
buées géographiquement – elles fracturent l’ensemble des terri-
toires. Le Nord a ses Suds (immigrés, descendants des colonisés qui
habitent les pays colonisateurs, travailleurs, chômeurs et précaires,
pauvres, etc.), de même que le Sud a ses Nords de l’intérieur (zone de
production high-tech et de grande consommation de ceux qui s’en-
richissent!: comprador elite). Si bien qu’on pourrait définir la guerre
80."Voir par exemple le Field Manual 100-20 (Military Operations in Low Intensity
Conflict), daté de 1990 et dont le chap. 1 s’ouvre avec une citation de Clausewitz sur le
«!but politique!» de la guerre et la façon dont celui-ci doit déterminer la quantité de force
militaire employée (URL!: library.enlistment.us/field-manuals/series-3/FM100-20/
CHAP1.PDF).
374 Guerres et Capital

comme «!fractale!» : elle se (re-)produit indéfiniment, selon le même


modèle mais sous différentes modalités, à différentes échelles du
réel. L’abandon par les élites capitalistes du réformisme «!faible!» des
«!Trente Glorieuses!» ouvre en effet à une guerre civile généralisée, à
une guerre civile fractale, transversale au(x) Nord(s) et au(x) Sud(s). Ce
qui change entre Nord(s) et Sud(s) n’est que l’intensité de la guerre
au sein de la population divisée (et que l’on divise), non sa nature
communicante. Car c’est bien la guerre dans et contre les populations
qui fait communiquer dans l’axiomatique mondiale du capitalisme
néolibéral les différents niveaux formalisés par Jeff Halper en termes
d’hégémonie!: 1/ «!Préserver l’hégémonie globale du centre!»!; 2/
«!Préserver l’hégémonie du centre sur les périphéries!»!; 3/ «!Assurer
le contrôle des élites transnationales du centre et de la sémi-péri-
phérie sur leurs propres sociétés!81.!»
Dans les pays autrefois dits «!du tiers-monde!», les guerres au sein
de la population sont pratiquées par une machine de guerre qui utilise
à la fois des armes militaires et non militaires pour pratiquer la guerre
hybride de la globalisation néocoloniale. La violence qui s’y déploie
est un composé de guerres sanglantes et non sanglantes mettant la
population aux prises avec les interventions extérieures et opéra-
tions affiliées!82, l’aide militaire aux régimes ou factions inféodés, les
seigneurs de la guerre et de tous les trafics, les programmes d’ajus-
tement structurel favorisant la libéralisation du commerce, la déré-
gulation financière, la privatisation des terres et la «!rationalisation!»
d’une agriculture tournée vers l’exportation, sans oublier les ONG
opérant en sous-traitantes de la Banque mondiale, des Nations unies
ou de riches donateurs (en général américains) dans leur gestion
de l’aide alimentaire… L’aide alimentaire comme économie de guerre

81."Jeff Halper, War Against the People. Israel, the Palestinians and Global Pacification,
Londres, Pluto Press, 2015, p. 16-27.
82."Sans compter les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, le personnel militaire améri-
cain a été (officiellement) déployé entre 2000 et 2014 en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire,
au Nigeria, au Liberia, au Tchad, au Mali, en Ouganda, en Lybie, en Somalie, au Pakistan,
au Yémen, en Bosnie, en Géorgie, au Timor Oriental, aux Philippines, à Haïti…
Les guerres fractales du Capital 375

furtive!: en stimulant la dépendance des pays pauvres à la nourri-


ture importée, «![l]’aide alimentaire, rappelle Silvia Federici, est
devenue une composante majeure de la machine de guerre néoco-
loniale contemporaine et de l’économie de guerre qu’elle génère.!»
Car «!la guerre n’est pas seulement la conséquence d’une mutation
économique, elle est aussi un moyen de le provoquer [...]. Cette
guerre à la fois financière et militaire a réussi à endiguer la résis-
tance du peuple africain à la globalisation, comme ce fut le cas déjà
en Amérique Centrale (Salvador, Nicaragua, Guatemala, Panama)
où, tout au long des années 1980, les USA sont intervenus militai-
rement au vu et au su de tous!83.!» Pièce maîtresse de l’ensemble de
ce dispositif, l’ajustement structurel est la guerre continuée par d’autres
moyens. En Inde, dans la plus «!grande démocratie!du monde!», les
réformes imposées par le Fonds monétaire international ont déter-
miné la même guerre contre les pauvres, les paysans et les femmes
dont le résultat est une classe moyenne de 300 millions de personnes
vivant aux côtés de «!250 millions de paysans criblés de dettes!» et de
«!800 millions d’êtres appauvris et dépossédés!» de tout, survivant
avec «!moins de 20 roupies indiennes par jour!». L’armée indienne a
été restructurée pour mener à bien ces divisions de la population dont
elle doit apprendre à se protéger. «!L’une des plus grandes armées du
monde redéfinit ses règles d’engagement pour se “défendre” contre le
peuple le plus pauvre, le plus affamé, le plus malnutri de la planète!84.!»
C’est dire l’importance des «!opérations psychologiques!» de percep-
tion management en direction de la classe moyenne à laquelle elle a été
récemment formée.
Nous retrouvons partout, au Nord comme au Sud, les deux flux
déterritorialisants de la guerre et de la monnaie. Cette dernière n’agit
pas seulement à travers l’action macroéconomique des marchés bour-
siers et des devises, mais également, au niveau le plus «!micro!», au

83." Silvia Federici, «!Guerre, globalisation et reproduction!» (2000) in Point zéro, op.
cit., p. 126, 132. Voir en particulier, dans le même volume, son analyse du Mozambique.
84."Arundhati Roy, Capitalism: A Ghost Story, Londres, Verso, 2015, p. 8, 13.
376 Guerres et Capital

contact immédiat avec la population. Gilles Deleuze aurait été obligé


de réviser son jugement sur l’utilisation de l’arme non militaire de la
dette, qu’il croyait encore réservée aux pays riches!lorsqu’il affirmait!:
«!Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l’extrême misère
des trois quarts de l’humanité, trop pauvres pour la dette!85.!» C’est
au titre de la lutte contre la pauvreté (Finance against Poverty) que
les politiques de «!microcrédit!» (ou de «!microfinance!»), introduites
en Inde par la Grameen Bank et son prix Nobel, Mohammed Yunus,
corporatisent l’extorsion des paysans et des femmes (les deux publics
ciblés en priorité). «!Les pauvres du sous-continent ont toujours
vécu endettés, sous l’emprise impitoyable de l’usurier du village –
le Baniya. Mais la microfinance a aussi “corporatisé” ce domaine.
En Inde, les entreprises de la microfinance sont responsables de
centaines de suicides – 200 personnes dans l’Andhra Pradesh pour
la seule année 2010!86.!» Ce qui a favorisé la résurgence de la résistance
paysanne armée dans le cadre du (re-)nouveau naxal!87.

La guerre au sein des populations tient sa généalogie des «!petites


guerres!» que les «!irréguliers!» ont menées contre l’accumulation
primitive du capital et dans les guerres révolutionnaires des XIXe et
XX e siècles. Son origine est en effet à chercher dans les techniques
contre-révolutionnaires et contre-insurrectionnelles qui en font,
par bien des aspects, l’héritière de la guerre «!non conventionnelle!»
poursuivie dans les colonies (ou ex-colonies) au XXe siècle!: n’est-elle
pas fondée sur un savoir (géographique, anthropologique, sociolo-
gique) de la vie quotidienne des populations civiles plutôt que sur
une connaissance tactique des seuls mouvements des combattants!88!?
Et n’est-ce pas la conjonction des luttes anticoloniales avec la guerre
85."Gilles Deleuze, «!Post-scriptum sur les sociétés de contrôle!», in Pourparlers (1972-
1990), Paris, Minuit, 1990, p. 246.
86."Arundhati Roy, op. cit., p. 27.
87."Cf. Arundhati Roy, «!Walking with the Comrades!», Outlook, 29 mars 2010.
88."Cf. Laleh Kalili, Time in the Shadows. Confinement in Counterinsurgencies, Stanford,
Stanford University Press, 2013, p. 196 sq.
Les guerres fractales du Capital 377

révolutionnaire qui est au cœur de la forme la plus «!moderne!» et la


plus «!politique!» de guérilla à laquelle la contre-insurrection a dû
apprendre à s’adapter!? C’est tout le sens de l’hommage rendu par le
général Petraeus à l’œuvre et à la carrière de David Galula, l’auteur,
dit-il, du «!plus important des écrits militaires du siècle dernier!»,
Contre-Insurrection. Théorie et pratique (1964), qui s’ouvre sur une
citation de Mao Tsé-toung sur la stratégie de la guerre révolution-
naire chinoise et qu’il préface en mettant en avant l’importance de
l’engagement en Algérie, dont Galula avait tiré en 1963 un premier
livre!: Pacification en Algérie, 1956-1958. On sait si la «!bataille d’Alger!»
a été un modèle pour l’armée française, qui l’a exporté, avec l’aide de
l’armée américaine, en Amérique latine (notamment au Chili et en
Argentine).
Mais, à la différence de ses prédécesseurs engagés au Vietnam, ce
n’est pas le modèle exclusivement coercitif (alliant l’usage généralisé
de la torture aux «!bureaux d’action psychologique!») ou enemy-centric
de la bataille d’Alger qui a les faveurs du commandant du Surge!; c’est
celui de l’observateur averti des guerres civiles (en Chine, en Grèce,
en Indochine) et du grand lecteur des théoriciens de la guerre révo-
lutionnaire, qui seront mis à profit dans l’entreprise de pacification
«!réussie!» d’une partie de la Grande Kabylie, à laquelle Galula parti-
cipe en tant que capitaine d’une compagnie d’infanterie. «!En appli-
quant avec fermeté des méthodes originales!89!», il met la population
au cœur du conflit en un sens qui ne se réduit pas au «!Dispositif de
protection urbaine!» (DPU) et à la «!stratégie victorieuse!» du colonel
Trinquier. Après avoir dans un premier temps «!écrasé ou anéanti!»
la rébellion dans des régions sélectionnées, il s’agit de regagner le
contrôle politique sur la population en conduisant le conflit comme
une sorte d’argumentaire. Il faut moins «!rallier!» la population (ou
une partie de celle-ci, en terrorisant l’autre partie) que la convaincre
du caractère no future de l’insurrection pour vaincre cette dernière…

89."Selon le motif mis en avant pour sa première citation militaire durant la guerre
d’Algérie.
378 Guerres et Capital

L’usage de la force devra donc être mesuré à l’aune politico-mili-


taire de cette guerre de subjectivité qui associe le maillage disci-
plinaire le plus fin du territoire («!contrôle de la population!») à un
projet biopolitique investissant «!les domaines économique, social,
culturel et médical!» pour montrer à la population que sa sécurité et
sa prospérité seront mieux assurées par l’économie de marché que par
le «!collectivisme!» («!acquisition du soutien de la population!») !90.
La démonstration est encore implacablement foucaldienne durant
cette phase où il s’agira de «!construire (ou reconstruire) un appareil
politique [de la contre-insurrection] au sein de la population!» en
dirigeant «!la propagande à destination de la population!» sur trois
points!: «!l’importance des élections, la totale liberté des électeurs,
la nécessité de voter!». Dans sa conclusion, celui qui est alors Visiting
Fellow au Harvard Center for International Affairs ne cache pas que le
«!concept!» de contre-insurrection qu’il propose est «!simple!» en sa
«!ligne directrice!», mais peut s’avérer «!excessivement difficile!» dans
sa mise en œuvre. Il fait ici appel à «!un contexte très différent d’une
situation révolutionnaire, dans un pays pacifié et prospère!». Lequel!?
Les États-Unis, où l’indifférence du public à l’égard de la politique,
surtout chez les pauvres («!N’allons jamais voter!»), est un sérieux motif
de préoccupation!91.
Le général Petraeus, qui déclare avec emphase la dette de la
nouvelle pensée contre-insurrectionnelle américaine à l’endroit du
traité de Galula, ne peut tout à fait ignorer la façon dont les tech-
niques de contrôle des minorités (les pauvres dangereux) aux USA
ont su bénéficier des enseignements de la guerre du Vietnam. Sous
influence des techniques de guérilla mises au point par l’armée améri-
caine dans une guerre définie par McNamara comme un «!pacification
security job!», les émeutes raciales de Watts (1965) donnent lieu à la

90."Cf. David Galula, Contre-insurrection. Théorie et pratique, Paris, Economica, 2008,


chap. 7. Le livre a d’abord été publié en anglais en 1964 sous les auspices de la RAND
Corporation.
91."Ibid., p. 190, 201-202.
Les guerres fractales du Capital 379

première grande vague de militarisation de la police américaine avec


la création de ses «!unités d’élite!» (SWAT, pour «!Special Weapons
Attack Team!», ensuite «!Special Weapons and Tactics!») !92. Les
opérations de police de «!haute intensité!» vont devenir indiscer-
nables de la guerre de «!faible intensité!» dans laquelle elles s’in-
tègrent sur le champ de bataille sécurocratique du justement nommé
Capitalisme Mondial Intégré (selon la formule de Guattari).
Prenant son essor aux États-Unis à la fin des années 1960 dans un
contexte politique particulièrement troublé, la militarisation sécu-
ritaire de la «!paix civile!» va s’avérer un puissant attracteur pour l’en-
treprise agressive de pacification globale post-11-septembre. Elle va
pouvoir jouer à une toute autre échelle, intérieure et transnationale,
le principe d’équivalence entre guerre contre-insurrectionnelle et
guerre antiterroriste. Or, à en juger par le Law Enforcement Exchange
Program (LEEP) signé en 2002, le modèle devient ici israélien. «!Vers
quel pays se tourner pour y rechercher formation et inspiration, sinon
vers celui qui dispose de la police et des forces de sécurité les plus
militarisées et les plus admirées du monde occidental!: Israël!93!?!»
L’intégration ancienne des complexes militaro-industriels américain
et israélien peut ainsi faire fond sur un principe sécuritaire de militari-
sation de l’espace urbain qui normalise, avec l’idée d’un état d’urgence
permanent, le traitement paramilitaire de la question palestinienne et
permet son exportation en direction des quartiers des classes dange-
reuses. Et ceci, s’il fallait le préciser, bien au-delà du fiasco de la guerre
d’Irak et de sa matrice israélienne (peace with hightech strength) – elle-
même héritée, sur un mode «!déterritorialisé!», des pratiques colo-
niales anglaises. Parce qu’elle est précisément menée au nom d’une
humanisation de la guerre dite asymétrique, la critique par des mili-
taires «!libéraux!» (Petraeus, Smith, Desportes) de la tactique «!Choc
92."Le SWAT du Los Angeles Police Department (LAPD) donnera toute sa mesure
en 1969 contre les Black Panthers dans une intervention amplement médiatisée.
93."Jeff Halper, op. cit., p. 251. La France de Nicolas Sarkozy sera également très inté-
ressée par le «!savoir-faire!» israélien après la révolte des banlieues de 2005. On explique
alors qu’il s’agit d’approfondir la «!capacité antiguérilla française!».
380 Guerres et Capital

et Effroi!» d’une cyberwar supposée mettre fin à l’ancien mode, dit


boots on the ground, de domination territoriale vient ici nous rappeler
l’existence de cette guerre au sein de la population qui se confond
avec l’histoire même du libéralisme, et qui porte avec elle la légitima-
tion clausewitzienne de la guerre en tant qu’intervention politique!94.
Car c’est bien en ce sens libéral – qui n’est certainement pas celui de la
guérilla espagnole!! – que le général Petraeus peut tenir David Galula
pour «!le Clausewitz de la contre-insurrection!» et en faire le référent
de sa politique d’ingénierie sociale.
Lénine reconnaît tout à l’inverse dans la formule de Clausewitz
une thèse dialectique dont la vérité reconduit, à l’ère révolutionnaire,
la «!guérilla!» espagnole contre l’armée napoléonienne à l’organisation
de «!la guerre du peuple!» qui sortira victorieuse de la guerre civile
en affirmant son hostilité absolue à l’ennemi de classe. Mais après
avoir théorisé et pratiqué la guerre révolutionnaire en dénonçant
le danger d’une révolution à l’européenne, «!l’antithèse de la guerre
industrielle menée par les révolutionnaires victorieux se développe
jusqu’au point où elle fusionne avec le paradigme conventionnel!95!».
Ce ne sera pas seulement au niveau militaire (transformation de la
guérilla en armée régulière) que les révolutionnaires adapteront les
formes, conventions et institutions capitalistes, mais aussi en ce qui
concerne l’État, l’organisation du travail, l’industrie, la technologie
et la science. Néanmoins, à suivre toujours le général Desportes, «!à
la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les caractéristiques précises
de l’antithèse de la guerre industrielle avaient été fixées comme une
combinaison de guérilla et de guerre révolutionnaire!96!». Tandis que
les deux ennemis déclarés (USA versus URSS) mènent entre eux ce
qui demeure à ce niveau une guerre industrielle, les conflits latéraux

94."Laleh Kalili écrit très justement!: «!Paradoxalement, l’“humanisation” même de la


guerre asymétrique et l’application de préceptes libéraux à sa conduite ont légitimé la
guerre [war-making] comme intervention politique!» (op. cit., p. 3).
95."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 166.
96."Ibid., p. 170.
Les guerres fractales du Capital 381

de la Guerre froide commencent à présenter certains aspects du


nouveau paradigme.
Car l’industrie des armements, dont les fonctions économico-
stratégiques ont toujours joué un rôle déterminant dans le capita-
lisme, est également prise dans l’évolution de la guerre au sein des
population. Le complexe militaro-industriel de la Guerre froide s’enri-
chit d’un complexe industrialo-sécuritaire, qui étend la guerre à tous les
genres de contrôle dans un continuum reliant les politiques urbaines
de ségrégation sociale aux échelons local, national et global de l’état
d’urgence, tandis que sa version soft power se charge d’adapter les
pratiques commerciales aux cultures de la mobilité et aux nouveaux
modes de vie tout en affinant le contrôle de l’habitèle par branchement
de l’arborescence du renseignement policier sur le rhizome de la vie
quotidienne (datamining, smart intelligence)!97. «!Alors que les espaces
et les réseaux de la vie urbaine sont colonisés par les technologies
de contrôle militaire et que les notions de guerre et de maintien de
l’ordre, de territoire intérieur et extérieur, de guerre et de paix sont de
moins en moins distinctes, on constate la montée en puissance d’un
complexe industriel englobant la sécurité, la surveillance, la techno-
logie militaire, le système carcéral, le système punitif et le divertisse-
ment électronique!98.!» On ne s’étonnera pas que la guerre perpétuelle
de la pacification sécurocratique ait pu rapidement devenir l’industrie
de pointe du néolibéralisme dans l’Amérique post-11-Septembre !99.
Onze ans auparavant très exactement, le 11 septembre 1990, Bush

97."Cf. Didier Bigot, «!Sécurité maximale et prévention!? La matrice du futur antérieur


et ses grilles!», in B. Cassin (dir.), Derrière les grilles, Paris, Mille et une nuits, 2014, p. 136.
98."Stephen Graham, Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, Paris, La
Découverte, 2012, p. 51.
99."L’administration Bush a su faire de la guerre contre le terrorisme «!an almost comple-
tely for-profit venture, a booming new industry that has breathed new life into the faltering
U.S. economy!» (Naomi Klein, The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, New
York, Henry Holt, 2007, p. 14). Un indice boursier spécifique aux industries d’armement
(Amex-Defense Index-DFI) est introduit à Wall Street le 21 septembre 2001.
382 Guerres et Capital

Sr avait annoncé devant le Congrès sa décision de partir en guerre


contre l’Irak.
Quelques jours après les attentats contre le World Trade Center
et le Pentagone qui reliaient et télescopaient dans une cible unique le
centre de commandement militaire à la capitale financière du monde,
John Arquilla et David Ronfeldt ajoutent à la hâte une postface à leur
recherche pour la RAND Corporation. Dans ce contexte dramatique
qu’ils assortissent d’une curieuse réserve («!Si c’est bien [al-Qaïda]
l’adversaire clé, ou l’un d’entre eux!»), ils énoncent ce qui est à
leur sens le véritable enjeu processuel de la mutation de la contre-
insurrection en counternetwar!: «!il ne pourra être répondu au véri-
table challenge auquel fait face la “lourde bureaucratie américaine”
que par la création d’un réseau, passant par tous les canaux existants
[all-channel networking], entre l’armée, les forces de l’ordre [law enfor-
cement] et les éléments du renseignement dont la collaboration est
indispensable pour réussir!». Ils concluent, avec une certaine pres-
cience du désastre irakien à venir!: «!La netwar est, par essence, bien
plus affaire d’organisation et de doctrine que de technologie. L’issue
des netwars actuelles et futures le confirmera certainement!100.!»
Alors qu’elle change de nature sous l’action du capitalisme finan-
cier contemporain, la guerre sous ses différentes formes demeure
plus que jamais l’action opérante de la relation sociale. Le renverse-
ment de la Formule de Clausewitz trouve en effet sa forme définitive
quand la guerre, au-delà de sa simple permutation avec la politique
dont elle renverse les assises, se diversifie en guerres au sein des popu-
lations comme politique du Capital en impliquant dans son entreprise
de peur, de pacification et de contre-subversion tous les réseaux de
pouvoir de l’économie à travers lesquels se déploie le nouvel ordre
du capitalisme sécuritaire mondialisé. Reste que «!l’extension des
marchés politiques et économiques de la peur n’est pas infinie!: la
domination n’est jamais limitée que par la résistance qu’on lui oppose

100."John Arquilla, David Ronfeldt, op. cit., p. 364, p. 369.


Les guerres fractales du Capital 383

et la mise en pratique de ce nouvel ordre sécuritaire n’occupe que l’es-


pace que les opprimés veulent bien lui laisser!101.!»
D’où la nécessité de produire un concept critique de la pacifi-
cation, qui pourra relancer la critique foucaldienne de la lutte des
classes. Le marxisme affirme que le capital est une relation sociale,
mais sa définition est limitée, à la fois trop étroitement et trop
largement qualifiée, et surtout largement pacifiée dans une dialec-
tique qui échoue à articuler les relations de domination et d’ex-
ploitation sociales dans un ensemble d’affrontements stratégiques.
Ces dernières ne sont pas seulement une affaire de «!lutte!», mais
de guerre et de guerres dont la multiplicité déborde les deux seules
classes bourgeoise et prolétaire en excédant la notion de conscience
de classe et son articulation marxiste-léniniste avec la tentative du
mouvement ouvrier de se faire État. Le devenir-État était la fonction
du «!parti organisé de la classe ouvrière!». Or, la classe ouvrière n’est
pas parvenue à se faire classe de gouvernement, et «!la grande coupure
léniniste n’empêcha pas la résurrection d’un capitalisme d’État dans
le socialisme lui-même !102!». Difficile ici de contredire Foucault!: il
n’existe pas de gouvernementalité socialiste.

12.4/ Le marxisme
hétérodoxe et la guerre
Mario Tronti, qui est l’un des rares auteurs à penser avec et au-delà
de Marx le lien «!organique!» du capitalisme à la guerre, reproche
aux mouvements de 1968 d’avoir en quelque sorte rincé la politique
en interrompant le programme de reconversion de la guerre en poli-
tique accompli par la centralité de la lutte des classes!103!; et d’avoir par
là ouvert le petit XXe siècle en mettant définitivement fin à « l’ère de la

101."Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre


sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2009, p. 303.
102."Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 305.
103."Mario Tronti a ici une très belle formule : «!la lutte de classe a été non pas guerre
civile, mais guerre civilisée!», c’est-à-dire de civilisation du monde de la domination
384 Guerres et Capital

grande politique!»!: solidement enracinée dans le second XIXe siècle,


elle «!va véritablement de 1914 à 1945!» et se referme dans les années
1960 !104. Soyons clairs : il ne s’agit pas pour nous de nier la «!gran-
deur historique!» de la classe ouvrière culminant dans les luttes de
la phase fordiste (à partir desquelles l’opéraïsme a redéfini la «!classe
en lutte!» dans l’antagonisme de la lutte ouvrière contre le travail),
mais de la penser avec et après la faillite non moins historique de ce
que Tronti veut encore considérer, au présent d’un hégélianisme dont
lui seul possède les clés, comme son «!destin !105!». Tronti se refuse à
voir que «!68!» coïncide avec l’épuisement d’une certaine manière de
comprendre et de faire la politique à partir du rapport Capital/Travail
dont la vérité est la forme-parti, et que cette fin de course n’est pas
sans rapport avec l’impossibilité de continuer à penser et à faire la
guerre à partir de la forme-État de la Nation. C’est, côté ouvrier, la
«!grande initiative!» qui était déjà en retard d’une guerre puisqu’il s’agis-
sait de livrer politiquement une guerre «!“mise en forme”, civilisée,
combattue sur le modèle du Jus publicum Europaeum!». L’argument
est imparable!: «!La régulation du conflit, abandonnée au niveau de
la politique internationale, fut conservée sur le terrain des politiques
nationales […] quand faisaient rage les guerres civiles sans forme!106.!»
Or ce sont ces stratégies du «!sujet ouvrier!» (ô combien diffé-
rentes de la réalité des luttes ouvrières dans l’usine de l’«!automne
chaud!» !107) tournées vers la «!grande médiation!» qui, d’un côté,
expliquent sa défaite historique (les guerres mondiales ont servi «!à
produire la mondialisation définitive de l’économie!» par laquelle

bourgeoise (Nous opéraïstes. Le “roman de formation” des années soixante en Italie, Paris,
L’Éclat, 2013, p. 114.)
104."Mario Tronti, La Politique au crépuscule, Paris, L’Éclat, 2000, p. 35-36, p. 53.
105."Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 168-169: «!La classe ouvrière mérite d’être
déclinée en terme de destin. Parce qu’elle est une grandeur historique.!»
106."Ibid., p. 113.
107."Ce que Tronti explique comme un paradoxe : «!tandis qu’Ouvriers et capital [1966]
fermait mon propre opéraïsme, il ouvrait en réalité une saison opéraïste!» (succédant à
ce qu’il considère comme sa phase «!classique!»), ibid., p. 152.
Les guerres fractales du Capital 385

«!le capitalisme a définitivement vaincu!108!»), et, de l’autre, rendent


incompréhensible 68 parce qu’on veut à toute force maintenir le
projet politique dudit «!sujet ouvrier!». 68 sera accusé d’avoir inoculé
«!le poison de l’antipolitique!» dans les veines de la société par sa
révolution anti-autoritaire avant tout profitable à la modernisation
du capitalisme, alors qu’«!il fallait projeter, investir, une nouvelle
politique d’en haut dans les mouvements du bas !109!». La thèse sur
«!l’autonomie du politique!» (développée dans les années 1970) vient
parachever le contre-mouvement en finissant de montrer que la poli-
tique et la guerre après 68 lui étaient devenus tout aussi opaques sur la
route qui avait mené «!des enfants des fleurs aux années de plomb!».
La démonstration passe par cette «!constatation de fait!», «!sans
le moindre jugement de valeur!», à laquelle Tronti accorde la plus
grande importance!: «!une vérité que l’on ne peut pas dire et qu’il faut
donc écrire!»!; il écrit alors!: «!c’est avec la fin de l’ère des guerres que
commence la décadence de la politique!110!». Il enchaîne avec ce qui
se présente comme sa version postcommuniste de la fin de l’Histoire et
de la fin de la politique succédant au «!coma profond!» dans lequel cette
dernière serait entrée dans les années 1970-1980!: «!L’écroulement
de l’Union soviétique et la réunification du monde sous l’hégémonie
d’une seule puissance, illustrée par l’exemple de la guerre du Golfe qui
a suivi, offrent le scénario d’une nouvelle paix potentielle de cent ans.
Le vingtième siècle se rétracte. Retour du dix-neuvième !111.!» Tronti
confond ici «!nouvelle paix potentielle de cent ans!» avec l’entreprise
de pacification globale menée, dans la période (de contre-révolution)
visée, par la machine de guerre du Capital. C’est le nouveau paradigme
de la guerre au sein des populations, qui atteint à sa puissance axio-
matique de démultiplication de la guerre quand le capital recapitalise
108."Mario Tronti, La Politique au crépuscule, op. cit., p. 86.
109."Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 75. Signalons au passage la proximité de
Tronti aux thèses développées par Boltanski et Chiapello sur 68 dans Le Nouvel Esprit
du capitalisme (1999).
110."Mario Tronti, La Politique au crépuscule, op. cit., p. 116-117.
111."Ibid., p. 118 (nous soulignons).
386 Guerres et Capital

toute son histoire en court-circuitant toute espèce de médiation entre


Weltpolitik et Weltöconomie.
La guerre au sein de la population, insiste le général Desportes,
«!n’est pas une forme dégénérée de la guerre!: c’est la guerre tout
court et, si l’on regarde en arrière, celle qui, de tout temps, a été la
plus fréquente !112!». De l’autre côté du miroir, il en va de même des
luttes qui explosent avec et après 68!: elles ne sont pas des formes
dégénérées de luttes de classes, mais les nouvelles modalités de ces
luttes, de ces conflits, de ces guerres qui ont émaillé toute l’histoire
du capitalisme et si bien précédé la lutte de classe fordiste Capital/
Travail, qu’à l’encontre de ce que pense Tronti (qui les renvoie à leur
rang «!subalterne!»), elles ont rendu possible la radicalité de la lutte
ouvrière contre le travail.
C’est à ce niveau, trop souvent ramené à une fonction «!subal-
terne!» par le marxisme des années 1960, que Tronti n’a pas une vision
suffisamment globale de l’histoire du capitalisme et de ses conflits.
Même quand il se tourne vers les États-Unis, même quand il cherche
à donner toute sa place au féminisme, même quand il s’efforce de
se défaire d’une vision linéaire de l’histoire et critique la tendance
«!accélérationniste!» de son ami-ennemi Negri!113, ou lorsqu’il affirme
un primat des luttes sur l’organisation, son point de vue est encore
enfermé à l’intérieur de la «!civilisation européenne!» et participe de
ce que Foucault dénonce comme «!économisme!» dans la théorie du
pouvoir. Répétons-le!: les guerres révolutionnaires, les mouvements
insurrectionnels, les sabotages et les grèves sauvages des XIXe et XXe
siècles s’élèvent sur le socle des résistances et des guerres de classe,
de race, de sexe, de subjectivité menées dans l’économie-monde bien
avant que ne se forge la «!centralité de la classe ouvrière!».
68 n’affirme pas seulement la «!nouvelle classe!» dans et contre
le capitalisme fordiste-tayloriste-keynésien qui commande à son

112."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 36


113."Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 155!: «!L’accélération produit, certes, des
multitudes potentiellement alternatives, mais celles-ci se consument immédiatement.!»
Les guerres fractales du Capital 387

émergence. Si 68 renoue, en deçà de et par-delà la séquence historico-


mondiale y conduisant (grandes grèves de la Libération, mouvement
des non-alignés, révolution chinoise, autogestion yougoslave, insur-
rection ouvrière hongroise de 1956, réseaux FLN…), avec la multipli-
cité des guerres de l’accumulation primitive, il répète aussi par là un
événement singulier qui a joué un rôle fondamental dans la formation
et l’imaginaire du mouvement ouvrier!: la Commune de Paris. Dans
les conditions d’un capitalisme «!développé!» par la totalisation froide
des différentes économies de guerres et les conquêtes coloniales qui
prennent leur essor à partir de 1870 pour entrer en crise définitive
dans l’après-guerre (décolonisation chaude), 68 pose à nouveaux
frais la question sociale dans les termes de la Commune!: 1/ il n’y a
pas de «!peuple agissant pour lui-même et par lui-même !114!» sans
déplacement et relocalisation du politique dans la vie (critique du socia-
lisme «!par en haut!»)!; 2/ le communisme est désassujettissement de
la vie eu égard à la machine de l’État, cet «!énorme parasite gouver-
nemental, qui enserre le corps social comme un boa constrictor dans
les mailles universelles de sa bureaucratie, de sa police, de son armée
permanente!115!» (désétatisation de la vie). Une question, une affirma-
tion («!L’instrument politique de son asservissement ne peut servir
d’instrument politique de son émancipation!116!») vite refermée par la!
tradition communiste qui, à la différence de Marx, ne s’est souciée ni
d’en problématiser l’urgente nécessité, ni d’en tirer toutes les consé-
quences quant aux stratégies requises par l’entrée dans l’ère des
grandes guerres civiles européennes et mondiales.
Kristin Ross!: «!Les insurgés ont pris en main leur histoire dans
la vie quotidienne plus qu’au niveau gouvernemental!: dans les
problèmes concrets du travail, du temps libre, du logement, de la

114."Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871, Paris, Éditions sociales, 1968, p.!192.
115."Ibid., p.!257.
116."Ibid. Dans la phrase de Marx, le «!sujet!» de/à l’asservissement est la «!classe
ouvrière!».
388 Guerres et Capital

sexualité, des rapports familiaux et de voisinage!117.!» La lutte révo-


lutionnaire, plutôt que de s’enfermer «!dans une opposition rigide
et binaire entre Capital et Travail!», investit l’ensemble des relations
de pouvoir en tant que rapports de forces vérifiant l’indistinction de
l’économie et du politique dans l’urgence de la guerre civile et du
nouvel internationalisme qui l’accompagne (c’est le fameux «!nous
avons le monde pour patrie!» d’Élisée Reclus).
L’«!existence en acte!» de la Commune (Marx) renvoie directe-
ment à ce que 68 a remis à l’ordre du jour d’un présent transhistorique!:
le processus d’émancipation a lieu «!ici et maintenant!», il n’est affecté
d’aucun manque ou retard et n’est donc tributaire d’aucun dévelop-
pement du travail et de la production, d’aucune accélération de la
science et de la technique. Marx encore!: «!Peut-être la Commune
de Paris tombera-t-elle, mais la révolution sociale qu’elle a entreprise
triomphera. Son lieu de naissance est partout!118.!»
Lénine s’attache au contraire à penser la Commune à partir du
massacre des 30!000 communards qui vient mettre fin à un «!événe-
ment sans précédent dans l’histoire!», que «!personne n’avait
consciemment et méthodiquement prépar[é]» et qui va faire office
d’acte de refondation de la (IIIe) République et de sa!«!démocratie!»
sanctionnant dans la «!paix civile!» le déséquilibre des forces mani-
festé dans la guerre. La conclusion qu’il en tire dans un article d’avril
1911, «!À la mémoire de la Commune!», finit d’emporter tout le
marxisme sur la voie du développement et de la conscience de classe
du parti ouvrier qui seul pourra affronter la partie adverse de puis-
sance à puissance!119. Dans le texte!: «!Pour qu’une révolution sociale
puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires!: des
forces productives hautement développées et un prolétariat bien

117."Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Paris,


Les Prairies ordinaires, 2013, p. 57.
118."Karl Marx, La Guerre civile en France, op. cit., p. 264 (nous soulignons).
119."Nous reprenons ici l’expression de Mario Tronti : «!La partie doit se faire parti
pour saisir la totalité, et pour pouvoir l’affronter de puissance à puissance!» (op. cit., p.!56).
Les guerres fractales du Capital 389

préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut !120.!» On


pourra ensuite gloser sur l’immortalité de la Commune, mais ce qui
aura été perdu, c’est ce que Lénine lui-même appelle la cause de la
Commune et qu’il rapporte encore à une «!révolution sociale!» définie
par «!l’émancipation politique et économique totale des travailleurs!».
Quel autre sens, en effet, pourrait-elle recouvrir sinon que «![l]a révo-
lution consiste non pas à changer la forme juridique responsable de
la distribution de l’espace-temps […], mais à transformer de fond en
comble la nature de l’espace-temps!121!».
N’avoir pas reconnu cette radicalité, ne l’avoir pas fait vivre dans
et aux côtés des luttes de la classe ouvrière (les «!artisans, paysans,
boutiquiers, etc.!» d’hier et les «!micro-entrepreneurs!» qui leur ont
succédé), n’avoir pas soumis la pensée politique à la révolution cultu-
relle de cette explosion de subjectivité ne pouvait que conduire à la
dissolution politique de la classe ouvrière et de son parti. Il faut le dire
et le redire!: du «!petit siècle!» d’après 68 est intégralement respon-
sable le Parti, qui a historiquement disparu du fait de l’intensification
des nouvelles conditions d’un conflit moins dialectique que jamais.
Car la classe ouvrière ne s’est pas seulement politiquement évaporée
sous les attaques de la guerre civile globale lancée par le Capital
dans l’immédiat après-68, elle s’est aussi et surtout volatilisée du fait
d’un progressisme qui entretenait un point de vue «!ouvriériste!» et
«!eurocentré!» la rendant incapable d’articuler sa stratégie à la socia-
lisation mondiale de la production et aux modalités subjectives de
luttes nées, à l’Ouest, de cette pseudo-paix que travaille une guerre
continue au sein de toutes les populations du monde.
Au regard de cette guerre globale, Mario Tronti et Carl Schmitt
ont des nostalgies communes!: celles de ce temps, coïncidant avec

120."«À la mémoire de la Commune», paru dans Rabotchaïa Gazeta (Journal ouvrier),


n°!4-5, 15 avril 1911, in Œuvres, t. 17, p. 135-140. Noter que la définition s’applique parfai-
tement à la Révolution russe, qui, comme chacun sait, était loin de réunir les «!deux
conditions nécessaires!» édictées par le camarade Lénine.
121."Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris…, op. cit., p. 67.
390 Guerres et Capital

le «!grand XXe siècle!» de l’un et de l’autre sans qu’il soit le même, où


l’État monopolisait et centralisait la force comme son signe de légi-
timation distinctive (Schmitt) et où la lutte de classe centralisait et
monopolisait la multiplicité des sujets exploités et dominés dans un
unique sujet ouvrier porteur de politique (Tronti). Ce qui n’empêche
pas Schmitt et Tronti de communier dans cette idée, qui aurait suffi à
faire de nous leurs lecteurs obligés, que si, «!dès ses débuts, la pensée
libérale a accusé de violence l’État et la politique!122!», c’était pour
produire une pacification plus terrible encore où la paix perdrait tout
sens, et tout sens autre que celui de la continuation de la guerre au
sein de la population. On touche ici à la zone aveugle de nos généraux
diplômés en sciences libérales qui n’ont pu populariser l’expression
qu’en énonçant les conditions de vie et de réalité de l’ennemi absolu
probable qui, in fine, se définit par sa rupture avec l’hypothèse de la paix
libérale. Le mythème a été parfaitement résumé par Mark Neocleous!:
«!la paix est le point vers lequel tend la société civile!; l’État n’existe
que pour réaliser cette “paix libérale” au sein de la société civile!; et
le droit international existe pour assurer la paix entre les États. Selon
cette vision, la guerre est une exception à la paix. Ce mythe a servi
à dissimuler la tendance, inhérente au libéralisme, à s’engager dans
une violence systématique et à la nommer paix!; autrement dit, à dissi-
muler la violence de la paix libérale!123.!» Mais inversement, et cette
fois-ci dehors et contre Tronti et Schmitt, 68 est le chiffre de la globa-
lisation des conflits qui ne peuvent plus être centralisés et contrôlés
ni par l’État (et son armée conventionnelle), ni par la lutte de classes
telle qu’elle a été codifiée par la tradition communiste. En ce sens, la
situation contemporaine est plus proche de l’antidialectique de l’ac-
cumulation primitive continuée que du roman de formation de la poli-
tique du «!grand XXe siècle!».

122."Carl Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 119.


123."Mark Neocleous, «!War as Peace, Peace as Pacification!», Radical Philosophy, n°!159,
janvier-février 2010, p. 9.
Les guerres fractales du Capital 391

12.5/!La guerre de l’Anthropocène


n’a pas (encore) eu lieu
Pour nous faire partager le sens crucial du travail des scientifiques
sur le réchauffement climatique et la mutation définitive du rapport
au monde qu’il(s) implique(nt) sous le nom d’Anthropocène, Bruno
Latour avance tout de go qu’«!aucun philosophe post-moderne,
aucun anthropologue, aucun théoricien libéral, aucun penseur poli-
tique n’aurait osé situer l’influence des humains à même échelle que
les fleuves, les inondations, l’érosion et la biochimie!124!».
Parmi les nombreuses «!exceptions!» que l’on pourrait exhumer et
qui militent contre la thèse d’une guerre déclarée au «!système Terre!»
à l’insu de notre plein gré (selon une locution fameuse qui pourrait
traduire le «!unknowingly!» de James Lovelock!125), on retiendra un
vieux révolutionnaire communiste du nom de Karl Marx auquel on
fera crédit d’une première dénaturalisation de l’énergie alimentant
la révolution industrielle (sous la vapeur, la sueur et le sang). Il décri-
vait ainsi la nouvelle nature des forces productives mobilisées par
le capitalisme!: «!L’industrie et le commerce bourgeois créent ces
conditions matérielles d’un monde nouveau de la même manière
que les révolutions géologiques ont créé la surface de la terre !126.!»
Qu’il ne s’agisse pas d’une simple métaphore à vocation journalis-
tique est suffisamment attesté par le fait que l’attribution d’une force
124."Bruno Latour, «!L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe!», in É.
Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014, p. 32!; repris,
légèrement modifié, in Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris,
Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2015, p. 154-155. Latour ouvrait
déjà son Enquête sur les modes d’existence (Paris, La Découverte, 2012) sur cette question
climatologique.
125."Cf. James Lovelock, The Revenge of Gaia, Londres, Allen Lane, 2006, p. 13!: «!En
transformant l’environnement, nous avons à notre insu [unknowingly] déclaré la guerre
au système Terre!» (cité par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement
Anthropocène, op. cit., p. 92). Dans ces pages, les auteurs se livrent à une déconstruction
particulièrement bien argumentée (et documentée) du récit officiel de l’Anthropocène
comme grande fable de la «!prise de conscience!» scientifiquement assistée.
126."Karl Marx, New York Daily Tribune, 8 août 1853. Ce que confirme la notion (d’ori-
gine géologique) de «!formation!» (sociale) appliquée par Marx au capitalisme.
392 Guerres et Capital

tellurique aux puissances mobilisées par le capitalisme est profondé-


ment enracinée dans l’ontologie de la «!production!» dont Marx parti-
cipe au tout premier chef. Deleuze et Guattari la résument de façon
très efficace dans une formule à double détente!: c’est «!l’identité
Nature = Industrie, Nature!= Histoire!127!». Il n’y a pas de distinction
entre nature et production, pas de division entre Homme et Nature!:
«!Homme et nature ne sont pas comme deux termes l’un en face de
l’autre, mais une seule et même réalité essentielle du producteur et
du produit![…].!L’essence humaine de la nature et l’essence naturelle
de l’homme s’identifient dans la nature comme production ou indus-
trie.!» L’Histoire, et l’histoire de la distinction s’ensuivent. La distinc-
tion, avaient auparavant rappelé nos deux auteurs, considérée «!dans
sa structure formelle développée présuppose (comme l’a montré
Marx) non seulement le capital et la division du travail, mais la fausse
conscience que l’être capitaliste prend nécessairement de soi et des
éléments figés d’un procès d’ensemble!».
Que penser, alors, de la supposée rupture radicale dont l’An-
thropocène serait porteur en privant à jamais les «!Modernes!» de la
distinction par eux établie entre Nature et Société, et du «!front de
modernisation!» qu’elle aurait ouvert, si la critique du premier n’est
pas étrangère à la conception marxiste de la «!production!»!? Sachant
que celle-ci sera reprise par Deleuze et Guattari jusque dans l’affir-
mation du caractère insoutenable du métabolisme capitaliste, et que
sa mise en regard concernera «!non pas l’homme en tant que roi de la
création, mais plutôt celui qui est touché par la vie profonde de toutes
les formes ou tous les genres, qui est chargé des étoiles et des animaux
mêmes!128!», l’Anthropocène pourrait-il être le nom d’autre chose que
celui de la révélation de la «!force géologique!» de l’«!humanité!» dans
une guerre qui a déjà eu lieu et que nous aurions perdue pour l’avoir
vécue sans la vivre!? Ce dernier syntagme n’est-il pas une définition
possible de la «!fausse conscience!» de l’être capitaliste, à laquelle il
127."Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 32.
128."Ibid., p. 9-10.
Les guerres fractales du Capital 393

faudrait donc renvoyer la «!nature!» dépolitisée de la Modernité de la


Grande Bifurcation (Nature/Culture, Sujet/Objet, etc.)!?
Le débat scientifique n’a pas encore permis d’établir officielle-
ment l’entrée dans la nouvelle ère géologique!129, ni de définitivement
trancher sur ces débuts. Diverses dates sont proposées, qui peuvent
aussi bien s’articuler en autant de «!phases!» de l’Anthropocène.
1610 est un premier palier possible qui nous fait entrer de plain-
pied dans la géohistoire par le géopouvoir qui l’anime. À partir de
l’analyse de la glace des pôles, les scientifiques ont pu déterminer
qu’à cette date, la quantité de CO2 dans l’atmosphère avait atteint
un niveau anormalement bas. Les raisons de ce phénomène sont des
plus instructives car elles mettent en valeurs objectives l’importance
du génocide pratiqué par les puissances coloniales européennes sur
les Amérindiens!: c’est un cinquième de la population de la planète
qui disparaît quand la population indigène du continent chute de 55
millions à moins de 6 millions. On comprend mieux que la plus grande
catastrophe démographique de l’histoire du monde ait pu entraîner dans
son sillage la reforestation du continent et augmenter le stockage du
CO2 dans des proportions telles que les climatologues peuvent s’en
servir comme d’un minimum à partir duquel mesurer son augmenta-
tion constante. Selon cette hypothèse, l’Anthropocène débuterait
donc en 1492, par la fin du monde pour les peuples des Amériques!130.
L’Anthropocène est un Nécrocène. 1492-1610!: le génocide précède
et conduit l’écocide qui vient et que l’on va pouvoir calculer à partir de
celui-ci (l’accumulation par extinction). La «!destruction de l’espace
par le temps!» (selon la formule marxiste restituant la philosophie
129."Après la publication de l’article de synthèse d’une équipe internationale dans la
revue Science (datée du 8 janvier 2016), c’est toutefois pratiquement chose faite depuis
la tenue du 35e Congrès géologique international à Cape Town (27 août-4 septembre
2016). Mais on attend encore, d’ici deux ou trois ans, la confirmation des «!autorités
stratigraphiques!».
130."«!Pour les peuples indigènes des Amériques, la fin du monde a déjà eu lieu, en 1492!»,
écrivent Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro («!L’arrêt de monde!», in
De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 319). Nous leur empruntons aussi l’expression
donnée plus haut en italiques.
394 Guerres et Capital

capitaliste de la «!vitesse de circulation!») se mesure depuis la destruc-


tion de leur temps et par l’espace qu’il libère pour l’exploitation
colonialiste de la «!nature!» – toujours déjà composée d’humains et
de non-humains. Car un indigène ou un esclave africain (comme les
hommes de toutes couleurs vivant dans les régions semi- coloniales,
comme le plus grand nombre des femmes) ne relève pas de la Société,
mais de la Nature. Cheap Nature, Cheap Labor. Marx encore, dans
Misère de la philosophie!: «!Sans esclavage, il n’y a pas de coton et sans
coton il n’y a pas d’industrie moderne.!» L’écologie-monde du capital
installe la «!loi de la valeur!» dans cet environnement de mort promis
à son «!industrialisation!»!131.
1784!: la deuxième date proposée coïncide avec le démarrage de
la révolution industrielle et l’invention de la machine à vapeur à la fin
du XVIIIe siècle. En retenant la date du brevet de James Watt, l’An-
thropocène s’affirme ici comme un Thermocène et un Anglocène, qui
se prolonge avec le relais de la puissance hégémonique du XIXe siècle
carburant au charbon (la Grande-Bretagne) par les États-Unis dont
la puissance repose également sur le carbone par pétrole interposé.
Ce que Timothy Mitchell a appelé la «!démocratie du carbone!132!» se
profile à l’horizon.
D’autres encore– les plus nombreux – font commencer l’Anthro-
pocène à partir de 1945 en raison de la netteté du signal radioactif
qui s’en dégage et de ce qu’il annonce. Les deux bombes atomiques
lancées sur le Japon au titre du projet Manhattan et la multiplication
des essais nucléaires qui vont aussitôt suivre sont retenues comme
les premiers sédiments de la «!Grande Accélération!». Mais avant de
propulser les Trente Glorieuses, la pétrolisation de l’Europe occi-
dentale et «!l’atome pour la paix!» sur le devant de la scène, il y aura
eu l’accélération productive et destructive de deux guerres totales.

131."Pour le montage anticapitaliste de ce concept d’écologie-monde (world-ecology),


cf. Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life, Londres et New York, Verso, 2015.
132."Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Londres et
New York, Verso, 2011.
Les guerres fractales du Capital 395

L’Anthropocène est un Thanatocène à usage indistinctement mili-


taire et civil!133.
Les trois dates représentent des alternatives possibles pour les
scientifiques, mais non pour le commun des mortels. En désignant
clairement trois étapes du développement du capitalisme, elles expri-
ment la nature profonde de l’Anthropocène!: l’Anthropocène est un
Capitalocène.
Bruno Latour, dont on connaît le projet au long cours de repolitisa-
tion de la Science (par la sociologie des sciences) et de la «!Nature!» (les
guillemets indiquent la radicale contestation de son objet)!134, réussit
pourtant l’exploit d’écrire un livre sur l’Anthropocène (Face à Gaïa)
conférant à l’entrée dans la nouvelle ère géologique la même impor-
tance pour l’«!humanité!» que la conquête des Amériques (qu’elle
clôt à la surface et condamne sous la surface de la Terre) sans jamais
(ou presque) écrire le mot «!capitalisme!». Les causes du dérègle-
ment climatique renvoient aux «!Modernes!», aux «!Occidentaux!»,
aux!«!Humains!». Il en va de même chez un protagoniste majeur des
subaltern studies, l’historien Dipesh Chakrabarty, qui, après avoir
critiqué l’eurocentrisme de Marx et l’historicisme de la tradition
philosophique continentale dans Provincialiser l’Europe!135, finit par
céder au vertige épocal de l’Anthropocène en réinventant l’univer-
salisme de l’«!espèce!» (51 occurrences comptées par Bonneuil et
Fressoz dans son article-phare!!) sur le mode adjectivé de l’humain
comme «!agent géologique de la planète!» dont l’échelle excède dès
lors toute possible histoire du capitalisme!136… Des agents aussi indif-
férenciés que l’humanité ou l’espèce, aussi génériques et abstraits que

133."Voir le chapitre «!Thanatocène – Puissance et écocide!» dans le livre de


Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, op. cit., p. 141-171.
134."Cf. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démo-
cratie, Paris, La Découverte, 1999.
135."Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe (2000), Paris, Amsterdam, 2009.
136."Cf. Dipesh Chakrabarty, «!The Climate of History: Four Theses!», Critical Inquiry,
n°!35, hiver 2009 (trad. franç. dans la Revue des Livres, n°!3, 2012), et le commentaire de
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, op. cit., p. 83.
396 Guerres et Capital

les Occidentaux ou les Modernes relèguent au second plan toute


analyse spécifique et située des modalités d’exploitation, de domina-
tion, de division liées à la multiplicité de ces guerres qui ont déter-
miné les victoires et les défaites à partir desquelles des décisions à
la fois politiques et technologiques ont été prises par une partie des
humains contre d’autres humains (et non-humains). Retour du temps
linéaire et vide sous la forme d’un bio-historicisme chez un histo-
rien aussi affûté que Chakrabarty, de la totalisation et de la «!vision
en surplomb!» chez un philosophe aussi novateur que Latour, qui
pousse peut-être un cran trop loin sa dénonciation du «!constructi-
visme hérité de la tradition critique!» en confiant la composition d’un
«!monde commun!» au seul diplomate… Ou à une «!entreprise diplo-
matique!» chargée, dans un premier temps, d’aiguiser les conflits pour
mieux définir les conditions arbitrales de la paix!137.
L’explication par Chakrabarty des limites de la critique du capi-
talisme pour appréhender l’Anthropocène est fascinante!: parce que
«!les riches et les privilégiés!» ne pourront pas échapper à la catas-
trophe comme ils savent si bien le faire lors des crises économiques
(pas de «!canots de sauvetage!» à leur disposition pour quitter la
planète!!), le problème qui se pose est celui de l’humanité, de l’es-
pèce, de l’homme. Un sens inédit est ainsi conféré à l’humanisme
si ardemment combattu par la pensée des années 1960. Du côté de
Latour, l’objectif visé est de «!redonner un sens à la notion de limite!»,
de maintenir «!notre activité dans des limites volontairement et poli-
tiquement décidées!138!», et ainsi de faire face à «!une situation tout à
fait nouvelle!: la Terre, ce n’est ni la nature ni la culture, mais un mode
d’existence sui generis!139!».
Il suffit de connaître un tant soit peu le fonctionnement réel du
capitalisme pour comprendre que les concepts de «!limite!» et de

137."Cf. Bruno Latour, «!L’universel, il faut le faire!» (entretien avec Élie During et
Laurent Jeanpierre), Critique, n° 786, novembre 2012, p. 955-956.
138."Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 368, p. 373.
139."Bruno Latour, «!L’universel, il faut le faire!», art. cité, p. 956.
Les guerres fractales du Capital 397

«!catastrophe!» sonnent de façon très différente dans les oreilles d’un


capitaliste et dans celles des intellectuels organiques de l’Anthropo-
cène. Les politiques sui generis qui en découlent sont malheureuse-
ment radicalement hétérogènes. Si ce n’est au sens le plus stratégique,
aucune catastrophe ne peut menacer ni constituer proprement une
alerte pour le capitaliste, de même qu’aucune limite ne peut vraiment
l’inquiéter, puisque les catastrophes sont les modalités normales de
son fonctionnement et que les limites constituent les moyens de
production de son développement. Que la catastrophe concerne
à terme l’espèce dans son ensemble ne perturbe pas le moins du
monde le capitaliste!: il a de longue date fait sienne la philosophie la
plus immatérielle de la banalité du mal (Donna Haraway). La catas-
trophe constitue tout au contraire une opportunité lui permettant de
passer d’un mode de valorisation à un autre (l’analyse marxiste la plus
standard suffit ici). Quant aux limites, le capitalisme n’en connaît pas
d’autres qu’immanentes. «!Il aimerait faire croire qu’il se heurte aux
limites de l’Univers, à l’extrême limite des ressources et des énergies.
Mais il ne se heurte qu’à ses propres limites (dépréciation périodique
du capital existant) et ne repousse et ne déplace que ses propres
limites (formation d’un capital nouveau, dans de nouvelles industries
à fort taux de profit). C’est l’histoire du pétrole et du nucléaire. Et les
deux à la fois!: c’est en même temps que le capitalisme se heurte à ses
limites et qu’il les déplace, pour les poser plus loin!140.!»
Affrontement des limites et déplacement des limites, énoncent
Deleuze et Guattari. Le capitalisme se comporte avec les limites
écologiques comme avec toute autre limite qu’il a lui-même généré.
(N’a-t-il pas en plus d’un sens construit la «!nature!» comme un tout!?)
Il en fait la condition et la source d’une nouvelle valorisation, tout
en déplaçant et en approfondissant la dégradation écologique de
la planète. André Gorz avançait dès 1974 que, l’impasse écologique
devenue inéluctable (affrontement des limites), le capitalisme saura
intégrer sa contrainte, quel que soit son coût pour les populations,
140."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 579.
398 Guerres et Capital

comme il l’a fait de toutes les autres (déplacement des limites)!141. La


catastrophe constitue un élément essentiel de cette stratégie d’in-
tégration de l’écologie dans une nouvelle valorisation. En diffusant
la peur, l’angoisse du danger imminent et la culpabilité d’une faute
partagée, le capitalisme le plus «!éclairé!» pousse au «!changement!»
et «!aux réformes!» – exactement comme il a su le faire pour la «!crise!»
de la dette.
Le développement durable, l’économie verte, les énergies renou-
velables constituent le déplacement des limites pour un nouveau
régime de création destructrice rendu politiquement plus soutenable
par la multiplication des médiations et négociations diplomatiques
qui n’auront pas été mis en anthropo-scène sans faire appel aux analy-
seurs les plus qualifiés du dérèglement climatique. Les acteurs scien-
tifiques devenus anthropocénologues sont appelés à prendre en
charge de façon négociée l’«!intendance planétaire!» de la gestion
environnementale pour «!optimiser le climat!». Avec cet avantage non
négligeable pour ceux-ci d’être ainsi en situation de faire «!passer en
contrebande les innombrables alliances des sciences avec les pouvoirs
financiers, politiques, industriels ou militaires qui, depuis un quart de
siècle, ont conduit aux grands bouleversements écologiques contem-
porains!142!». Mais il n’y a pas que les «!scientifiques!» à vouloir ignorer
que le capitalisme n’est pas un «!mode de production!» sans être en
même temps un mode de destruction – auquel ils n’ont pu que parti-
ciper –, et dont l’Anthropocène est moins le point d’aboutissement
que le «!cosmogramme!» et le cosmodrame. Ce sont également les
philosophes de l’Anthropocène qui peuvent reculer devant la nature
étroitement capitalistique de l’infini qu’ils dénoncent. Ainsi Bruno

141."André Gorz, «!Leur écologie et la nôtre!», Le Sauvage, avril!1974 (texte repris sous
le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil Écologie et politique, Paris, Galilée,
1975).
142."Christophe Bonneuil, Pierre de Jouvancourt, «!En finir avec l’épopée. Récit,
géopouvoir et sujets de l’Anthropocène!», in De l’univers clos au monde infini, op. cit., p.!94.
C’est une question qu’Isabelle Stengers n’a cessé de développer depuis plus d’une ving-
taine d’années dans son écologie politique des pratiques scientifiques.
Les guerres fractales du Capital 399

Latour s’attaque-t-il à son seul concept moderniste (nous aurions donc


été modernes!?), et d’une façon si métaphysique !143 que la physique
écosociale de l’introduction de l’infini dans la production ne peut
qu’échapper à l’introduction simultanée de l’infini dans la destruc-
tion créatrice du capitalisme. 1492-1945!: l’accumulation sans limites
et la destruction sans limites n’ont-ils pas célébré leurs noces de
fer et de feu durant toute la première moitié du XXe siècle par effet-
retour de leur dimension la plus génocidaire !144!? Or, c’est bien là,
dans les guerres totales du capitalisme (ou de «!l’impérialisme comme
stade suprême du capitalisme!»), que cristallise (une «!connaissance
située!», en effet) «!la dimension apocalyptique dont nous sommes
les descendants!145!». «!La guerre – commente ainsi Lewis Mumford
– a pris une forme infiniment destructrice!; au mépris de toutes les
barrières matérielles et de toutes les contraintes morales, elle s’est
transformée de nos jours en un génocide sans borne qui menace
désormais toute vie sur cette planète!146.!»
Faut-il rappeler la perception particulièrement aigüe du capita-
lisme comme «!mode de destruction!» au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale!? L’apocalypse nucléaire venue conclure une guerre
déjà gagnée devient le vecteur d’une pensée apocalyptique s’attachant
au renversement «!ontologique!» des fonctions «!émancipatrices!»
des forces productives. La «!destruction!» est désormais profondé-
ment inscrite dans le Travail, la Technique, la Science, et accom-
pagne comme son double la «!production!». À la «!création!» ex nihilo,
à la puissance prométhéenne de l’homme, s’est substituée!la «!puis-
sance d’anéantir!». Le Capitalisme aura donc introduit une nouveauté

143."Il écrit ainsi : «!Pour retrouver du sens à la question de l’émancipation, c’est de


l’infini qu’il faut s’émanciper!» (Face à Gaïa, op. cit., p. 365).
144."Cf. Vahakn N. Dadrian, German Responsability in the Armenian Genocide,
Watertown, Blue Crane Books, 1996, pour ce qui pourra être tenu pour l’enclenche-
ment du procès génocidaire.
145."Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 465.
146."Lewis Mumford, Les Transformations de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie
des Nuisances, 2008, p. 68.
400 Guerres et Capital

remarquable dans l’histoire de l’humanité!: jusqu’à l’avènement de la


bombe atomique, seul l’individu était mortel, tandis que l’espèce était
immortelle. Avec les guerres totales, «!la vénérable formule “Tous les
hommes sont mortels” avait cessé d’avoir un sens!», puisque la bombe
atomique porte avec soi la possibilité que!«!l’humanité dans sa tota-
lité peut être tuée et non seulement tous les hommes !147!». Que l’on
fasse à nouveau usage de la bombe ou non, nous vivrons pour toujours
à «!l’ombre de cette inévitable compagnie!». La menace de la catas-
trophe sera toujours présente et nous fera entrer dans le temps de
la survie des morts en sursis!148. La bombe, explique Günther Anders,
a «!réussi là où les religions et les philosophies, les empires et les
révolutions avaient échoué!: elle a vraiment réussi à faire de nous
une humanité![...]. Maintenant nous sommes de fait des morts en
sursis. Prouvons que nous pouvons l’être sans nous résigner !149.!» Les
pouvoirs d’émancipation que l’«!homme du nouveau monde!» avait
suscités au XIXe siècle se sont tragiquement renversés «!comme dans
le conte de l’apprenti sorcier!». «!L’humanité vit désormais sous la
menace de l’autodestruction, à une échelle jusqu’à présent inconce-
vable et par des méthodes naguère inimaginables!150.!» Ce pourquoi
les guerres totales constituent une rupture radicale avec les concep-
tions «!progressistes!» du développement. En «!passant d’un champ
limité de destruction et de violence, ayant des buts limités, à une
extermination systématique et sans restriction!151!», la guerre transmet
son illimitation aux techniques, au travail et aux nouvelles réalités
d’une Guerre froide prenant en charge la paix!: la paix totale, la «!paix

147."Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des


Nuisances, 2002, p. 270.
148."Dans Voyage au bout de la nuit (publié en 1932), Louis-Ferdinand Céline utilisait
l’expression «!mort en sursis!» pour évoquer la condition du soldat pendant la Première
Guerre mondiale, mais il faisait également usage d’une autre formule, encore plus percu-
tante!: les «!assassinés en sursis!».
149."Günther Anders, op. cit., p. 343.
150."Lewis Mumford, op. cit., p. 155.
151."Ibid., p. 68.
Les guerres fractales du Capital 401

absolue de la survie!». Avec elle, «!c’est la paix qui libère techniquement


le processus matériel illimité de la guerre totale!152!». Le renversement de
la formule de Clausewitz signifie ici que la destruction produite par les
guerres totales n’est pas conjoncturelle, mais ontologique – si bien que
le capitalisme ne peut plus être, s’il l’a jamais été, dialectique, et que
l’illusion réformiste des «!Trente Glorieuses!» associant la bombe à la
prospérité est ainsi battue en brèche avant même que la cosmogonie
du progrès n’ait pris son envol!153. Cette critique «!apocalyptique!»
de la modernisation va se perdre dans l’euphorie des Sixties, avant
de revenir dans la «!conscience écologique!». Elle aura malheureuse-
ment perdu, sinon sa caractérisation anticapitaliste, la relation avec
la guerre totale du Capital et ses guerres civiles.
La destruction explosive des guerres totales et leur concentra-
tion nucléaire dans la bombe atomique ont pourtant, sans conteste,
poursuivi leur capitalisation au fil de la consommation productrice
d’une destruction quotidienne (réchauffement climatique, pollu-
tion, déforestation, privatisation des communs «!naturels!», etc.)
en développant «!l’échange écologique!» le plus inégal qui soit. Non
seulement entre le Nord et le Sud, mais entre les Nords et les Suds de
chaque ville et de leur périphérie où se vérifie que toutes les questions
environnementales sont aussi des questions de reproduction sociale.
C’est, comme on le sait, la ligne de force de l’écoféminisme ramenant
les questions environnementales à la maison, et en particulier dans
les quartiers en proie à la réalité physique multiscalaire du «!racisme
environnemental!154!». On pourra discuter des rapports complexes
entre l’histoire environnementale de la race avec le genre comme matrice

152."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 583.


153."Pour une critique écologique radicale des Trente Glorieuses à la française, voir
C. Pessis, S. Topçu, C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des «!Trente Glorieuses!», Paris,
La Découverte, 2013.
154."Cf. Giovanni di Chiaro, «!Ramener l’écologie à la maison!», in De l’univers clos
au monde infini, op. cit.!; Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, Paris,
Zones, 2014, chap. 1. Voir encore Maria Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme, Paris,
L’Harmattan, 1999.
402 Guerres et Capital

de la race !155. Mais on ne pourra pas disputer la réalité de l’écologie


sociale des conflits mettant aux prises une «!humanité!» plus divisée
que jamais par des intérêts hétérogènes qui sont loin d’être seule-
ment économiques dans le capitalisme qu’il faut décidément poser
comme l’unique «!puissance d’historicisation!» de Gaïa!156. Il faudra
donc pousser plus loin la déconstruction de la récitation officielle de
l’Anthropocène. Par bien des aspects, ne prend-il pas la relève histo-
rique du Grand Récit de la Guerre froide en substituant à la défense
nucléaire du monde libre, relayée par une toute virtuelle universalité,
une nouvelle gouvernance cybernétique, supposée plus soutenable,
du système Terre-Humanité. À suivre cette boucle, il n’y aurait plus
que les climato-sceptiques (ou climato-négationnistes) à venir entraver
la marche vers un nouvel esprit du capitalisme faisant droit à la part de
responsabilité (individuelle et collective) des éco-citoyens mobilisés,
sous l’égide de la Science et/ou des géosciences, pour faire reculer le
«!temps de la fin!157!».

155."Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française,


Paris, La Découverte, 2009.
156."Latour renvoie le Capitalisme à une explication en termes de «!super-organisme!»
(du même genre que la Nature, la Terre, ou même... Dieu). C’est dans son livre sur la
Psychologie économique de Gabriel Tarde qu’il développe son idée d’une Économie et
d’une Politique dont le propre est de se passer de la critique marxiste du «!Capitalisme!»
(cf. Bruno Latour, Vincent Antonin Lépinay, L’Économie, science des intérêts passionnés.
Introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris, La Découverte, 2008).
À la différence de Latour et Lépinay, qui écrivent un peu légèrement «!Souvenons-nous
que nous sommes en 1902 [date de la publication de la Psychologie économique], douze
ans avant le cataclysme de la Grande Guerre qui va nous rendre stupides pour un siècle!»
(op. cit., p. 109), nous voyons surgir entre 1914 et 1917, non pas un éthos imbécile, mais
un changement de monde auquel est étroitement associé l’état de guerre généralisé qui
soutient toute notre lecture de l’Anthropocène en tant que Capitalocène.
157."Nous ne voulons en aucune façon sous-estimer le poids des climato-sceptiques
qui, aux États-Unis, «!regroupe[nt] un assemblage hétéroclite de lobbies de la grande
industrie, de travailleurs forestiers, de syndicats d’agriculteurs, de chrétiens intégristes,
de défenseurs du port d’arme, de libertariens anti-fédéraux!» financés par de puissants
milliardaires (Sandrine Feydel, Christophe Bonneuil, Prédation, Paris, La Découverte,
2015, p. 29). Mais ce qui nous semble le plus déterminant à l’heure où notre Claude
Allègre national a disparu du petit écran et où on célèbre de toute part le «!succès encou-
rageant!» de la COP 21, ce sont les intérêts représentés par les climato-sceptiques et avec
Les guerres fractales du Capital 403

L’Anthropocène n’est pas seulement un universalisme qui


distribue de manière indifférenciée les responsabilités, alors même
que «!nous savons qui sont les responsables!»!; il est aussi une théorie
qui évacue tout conflit, lutte et guerre en les transférant vers une obli-
gation diplomatique de résultats étrangement posée par sa frange la
plus avancée comme la clé de la repolitisation de l’écologie.
La première fonction du pouvoir consistant à nier l’existence de
la guerre civile en cours est parfaitement assurée par l’Anthopocène
en son appel à une humanité générique promue au rang de nouveau
sujet d’une histoire naturelle qu’elle aurait dangereusement «!hysté-
risée!». C’est à cette aune qu’il faut chercher à comprendre l’irrup-
tion de la guerre chez le dernier Latour en dialogue avec Gaïa. Après
avoir, en bon sociologue, préconisé sa propre solution au problème
du comment «!vivre ensemble!» par le biais d’un «!nouveau contrat
naturel!» et le truchement d’une politique cosmopolitique de récon-
ciliation entre humains et non-humains, il énonce que l’Anthropo-
cène introduit à un «!état de guerre!», à «!une guerre des mondes!»
et un «!état de guerre généralisée!». C’est ici que Latour commence
par faire droit au fait que «!les humains sont partagés en autant de
partis en guerre!158!» pour combattre l’idée d’une humanité trop rapi-
dement unifiée (ou globalisée!159) selon un décalque symétrique de
la stratégie hobbesienne rassemblant les Modernes dans une paix
civile «!garantie!» par la guerre illimitée ( jamais déclarée) contre la
Nature. Ce qui est d’autant plus impossible et dangereux que la situa-
tion s’est absolument renversée!: c’est la Terre qui nous projette
dans un «!nouvel état de guerre!» avec elle-même en rétroagissant aux
«!actions humaines!». Chassez l’Humanité, elle revient au galop de ses
mauvaises actions. «!Notre situation – résume Latour – est donc à la
lesquels la bien nommée Conférence des Parties (COP en anglais) compose. Nous n’igno-
rons pas non plus la réalité du «!Third Carbon Age!» (ou «!Age of Unconventional Oil and
Gas!», cf. Michael Klare) qui se compose si bien avec l’exploration/exploitation militaire
des pôles.
158."Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., 7e conférence, p. 316.
159."Voir toute la 4e conférence de Face à Gaïa.
404 Guerres et Capital

fois la même et l’opposée de celle de Hobbes!: la même parce qu’il faut


chercher la paix!; l’opposée, parce que nous ne pouvons pas aller de
l’état de nature à l’État, mais de l’État de nature à la reconnaissance
d’un état de guerre!160.!»
Ne peut-on rediriger contre la découverte de la guerre par Latour
la critique de Foucault à l’encontre de Hobbes!? À savoir que la trans-
position de la guerre de tous contre tous dans l’Anthropocène serait
cette fiction au carré commandant à la pacification entre des «!collec-
tifs!» et des «!peuples!» si «!multiples et dispers[és]!» qu’ils finissent
par passer à l’intérieur de chacun d’entre nous… N’est-ce pas là l’in-
dice d’une guerre sans front ni rupture subjective autre que l’oppo-
sition la plus générique entre «!l’Ancien Régime Climatique!» et le
«!Nouveau Régime Climatique!» appelant une vraie révolution dans
notre «!rapport au monde!»!? CQFD en forme de Give peace a chance!?
Mais est-ce donc une tâche si impossible, ou inutile, que de «!dési-
gner par leurs noms quelques-uns des représentants de la ligne de
front de l’armée “Humaine”, ceux qui sont les plus immédiatement
responsables de l’aggravation croissante de la catastrophe anthopo-
cénique!»!? «!Après tout, pour commencer – poursuivent Danowski
et Viveiros de Castro –, il n’y a que 90 grandes compagnies qui sont
responsables des deux tiers des émissions de gaz à effet de serre dans
l’atmosphère terrestre!161.!»
À défaut d’un tel principe de réponse où la géopolitique des
«!territoires en lutte!» prendrait un tour décisivement anticapita-
liste, la question redouble!: si l’humanité ne peut avoir d’ennemi, qui
sont au juste les ennemis de la guerre latourienne!? Les «!Humains!»
et les «!Terrestres!». Les premiers sont les maîtres modernisateurs et
possesseurs de la nature!; les seconds, les créatures de Gaïa reterri-
torialisées ou reterrestrialisées par l’Anthropocène!! On n’est pas loin
d’un film de la série du Seigneur des Anneaux. Ce que Latour recon-
naît à demi-mot… «!Pour dire les choses dans le style d’une fiction
160."Ibid., p. 317.
161."«!L’arrêt de monde!», in De l’univers clos au monde infini, op. cit., p. 316.
Les guerres fractales du Capital 405

géohistorique, les Humains qui vivent à l’époque de l’Holocène sont


en conflit avec les Terrestres de l’Anthropocène!162!».
Le programme politique de Latour consistant à déclarer «!la!»
guerre – ce qu’il appelle maintenant «!l’état de guerre écologique
déclarée !163!» pour établir une paix négociée en faisant œuvre de
«!diplomatie!», soit le principe d’une guerre qui mène à la paix des diplo-
mates – ne peut qu’être tributaire de la conception clausewitzienne de
la guerre comme politique continuée («!par d’autres moyens!»). Mais
comment, dès lors, cette «!cosmopolitique!» ne serait-elle pas aussitôt
prisonnière du retard de la Formule de Clausewitz eu égard aux poli-
tiques réelles de la «!modernisation!» qui sont autant de formes de
guerres civiles continuées dans et par le capitalisme!? Capitalisme qui
lui-même ne s’est jamais «!limité!» à la prise de terre (selon la locution
schmittienne). En sorte qu’il ne suffit pas de prolonger et de renverser
la prise de terre exercée par les Humains en prise par la Terre définis-
sant les Terrestres pour que «!tout bascule !164!». L’invention latou-
rienne d’une nouvelle forme de guerre est plutôt une construction
«!diplomatique!» projetée pour résoudre en théorie – d’où son carac-
tère franchement extraterrestre!! – l’ensemble de ces «!problèmes!»
qui tous participent de la perspective anticapitaliste qu’il veut à tout prix
éviter. Mais à quel prix!? Le coût de l’opération d’«!inversion radicale
dans la direction de prise!» se mesure à ses effets de dilution du champ
de bataille de la guerre écologique!: côté Humains, «!il est impossible
de tracer une carte précise de leurs conflits géopolitiques!»!; côté
Terrestres, la carte de leurs territoires n’est plus «!fait[e] d’États-
nations enserrés dans leurs frontières […] mais […] de réseaux qui
s’entremêlent, s’opposent, s’intriquent, se contredisent, et que nulle
harmonie, nul système, nul “tiers parti”, nulle Providence suprême ne
162."Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 320.
163."Ibid., p. 321.
164."Ibid., p. 324: «!Ce que Schmitt ne peut imaginer, c’est que l’expression prise de
terre – Landhname – se mette à signifier la prise par la Terre. À ce moment tout basculerait
(nos italiques). Alors que les Humains sont définis comme ceux qui prennent la Terre,
les Terrestres sont pris par elle.!»
406 Guerres et Capital

peut unifier à l’avance!165!». Ce qui à la lettre n’est pas faux, pourvu


que l’on intègre la guerre écologique comme cette dimension consti-
tuante de la multiplicité des guerres de classe, de race, de genre, de
subjectivité, qui transformera en retour la notion même d’écologie
dans le sens d’une écologie généralisée transversale aux «!interactions
entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et
individuels!166!».
Sans une théorie de l’évolution du capitalisme et de ses divisions
de guerres, il est impossible de produire une théorie de la guerre à
l’époque de l’Anthropocène. Si les ravages «!écologiques!» sont les
résultats des victoires remportées par les capitalistes dans l’ensemble
des guerres qu’ils ont pu mener contre nous, il n’y a peut-être aussi que
nous, les vaincus, qui puissions dire un jour!: ce fut la fin de la Nature et
la renaissance de l’écologie.

Humains, trop humains – les capitalistes avaient saisi d’un bel ensemble
le document du Club de Rome commandé en 1970 et publié en 1972
sur «!les limites du développement!» comme un impératif de transfor-
mation des limites «!écologiques!», créées par le Capital lui-même, en
nouvelles sources de profitabilité. Fidèles à sa dynamique, elles n’au-
ront fait depuis qu’amplifier le désastre écologique. Reposant sur une
histoire fort ancienne qui commence avec les enclosures de l’Anglocène
le plus primitif, l’idée était belle et s’argumentait avec ce brio bravache
propre aux néolibéraux!: pour garantir la pérennité des «!communs!»
de la terre, de l’eau, de l’air, il faut les soustraire à l’usage de tous et
les privatiser, c’est-à-dire les soumettre à la logique coûts/béné-
fice régulée par le marché. La marchandisation de la nature étant un
marché particulièrement porteur, et la régulation, une affaire propre
aux économies de marché, l’idée de marchés pour les échanges de
droit à polluer («!marchés carbone!») ne va pas tarder à s’imposer. La

165."Ibid., p. 325.
166."Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 34.
Les guerres fractales du Capital 407

Communauté Européenne s’en est fait une spécialité (European Union


emission trading system, EU ETS)!: c’est le plus important au monde.
La finance investit et développe aussitôt ces nouveaux domaines
de valorisation en se faisant «!environnementale!». Au-delà d’opéra-
tions assurantielles assez anciennes aux USA, la finance devient tout
à fait «!verte!» en émettant des «!cat bonds!» («!catastrophe bonds!»,
ou «!obligations catastrophe!») et des «!green bonds!», des «!dérivés
climatiques!», des «!hypothèques environnementales!», etc. Ils ont en
commun d’assurer les «!nouveaux risques!» par «!titrisation!» (securiti-
zation, security signifiant aussi titre financier) en se livrant, par agences
interposées, à la modélisation des catastrophes!167. Au point que l’on parle
aujourd’hui d’une «!marchandisation par la modélisation!». S’est ainsi
créée sur les marchés et les bourses vertes une culture commune de
spéculation, «!qui aligne la nature sur le nouvel esprit du capitalisme et
sur les logiques de la finance. […] Une multitude de nouveaux instru-
ments financiers se sont développés ces dernières années pour faire
fructifier le “capital naturel” et ses “services”!168.!»
Brevetabilité du vivant (vendue au public comme outil de conser-
vation de la biodiversité) et marchés de la biodiversité délivrent la
philosophie définitive du biopouvoir néolibéral alimentant le géopou-
voir du capital comme figure finale de la globalisation.
S’étonnera-t-on à présent que la marchandisation et la financia-
risation de la nature mise à l’heure de l’Anthropocène dans la capita-
lisation sur le chaos s’accompagnent de «!l’imbrication croissante de
l’écologie et de la guerre!169!» et qu’elles propulsent les armées au rang
de spécialistes du chaos!170!? Car la pacification sécuritaire et le «!nouvel
humanisme militaire!» se propagent aussi à la vitesse des catastrophes
naturelles et de la gestion des risques sociaux qu’elles amplifient.
167."Voir Razmig Keucheyan, op. cit., chap. 2.
168."Sandrine Feydel, Christophe Bonneuil, op. cit., p. 172.
169."Razmig Keucheyan, op. cit., p. 15.
170."Ce qui se lit en toutes lettres dans un rapport parlementaire consacré à «!l’im-
pact du changement climatique sur la sécurité et la défense!» présenté à l’Assemblée
nationale en 2012.
408 Guerres et Capital

Ceux-ci sont pleinement intégrés à la fonction «!multiplicateur de


menaces!» de la «!crise!» écologique. Il suffira de penser à l’ouragan
Katrina en 2005 à la Nouvelle-Orléans, qui a pu servir de révélateur
du racisme environnemental et accélérer la gentrification de la ville
en en faisant un cas d’application de la «!stratégie du choc!» grâce à
l’aide de la garde nationale !171. Il faut aussi compter avec l’opération
de greenwashing des armées se dotant d’«!unités d’intervention écolo-
gique!» faisant directement dépendre la «!préservation de la nature!»
de sa militarisation, dûment programmée à «!l’intersection du chan-
gement climatique et de la sécurité des nations!». D’où aussi l’idée
de créer des casques verts pour contrôler la multiplication des guerres
vertes où l’on retrouve toutes les composantes de l’histoire la plus poli-
tique de la nature postcoloniale.
Mais le greenwashing rappelle surtout le rôle «!constituant!»
du complexe militaire dans l’Anthopocène. Outre les colossaux
processus de destruction écologique produits par l’industrialisation
des guerres soumises à la logique illimitée du capital, c’est l’économie
de la guerre qui, au-delà du théâtre des opérations et de la manuten-
tion de plus en plus énergivore des armées, n’a cessé d’innerver le
«!progrès!» du «!développement!». «!L’appareil militaire, la guerre et la
logique de puissance, avec leurs choix technologiques insoutenables
qui s’imposent ensuite au monde civil, portent une lourde responsa-
bilité dans le dérèglement des environnements locaux et l’ensemble
du système Terre!172.!» Cas paradigmatique s’il en est, le transfert du
militaire au civil du nucléaire menace deux fois tout son système. Il
entraîne avec lui à la fois la possibilité de l’extinction chaude de l’es-
pèce humaine et la réalité de la «!grande accélération!» dans la Guerre
froide !173, qui aura su lancer dans une course à la civilisation made

171."Ibid., p. 25-28.
172."Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz , op. cit., p. 269.
173."Notons au passage que la Guerre froide constitue «!un pic dans l’empreinte envi-
ronnementale des armées!» (ibid., p. 142).
Les guerres fractales du Capital 409

in USA la socialisation et la capitalisation de l’ensemble des forces


productives/destructives de la guerre totale!174.
Dans son grand récit unificateur de l’espèce, l’Anthropocène
n’est pas seulement un universalisme et un humanisme, il est égale-
ment un réductionnisme «!physicaliste!» entretenant l’illusion diplo-
matico-scientifique d’un spatial fix. Pourtant, si la menace climatique
relève d’une géohistoire qui a fait événement de la rupture de l’équi-
libre de la Terre, cet événement est lui-même moins politiquement
global que localement et globalement politique!: il impose d’abandonner
partout l’espoir négocié d’une «!sortie de crise!» et de renverser la
thèse de Chakrabarty en tenant avec Benjamin que seul le capitalisme
ne mourra pas de mort naturelle.
C’est la raison pour laquelle, en cohérence avec l’ontologie de la
Nature!= Industrie!= Histoire, Félix Guattari nous invite à ne jamais
séparer ce que le capitalisme tient et exploite ensemble depuis sa
naissance. Ce qui nous amène à revenir sur la thèse du Grand Partage
dont la Modernité serait le mi-lieu et les Modernes, les instruments
trompeurs et trompés d’une représentation du monde fondée sur la
division de la Nature et de la Culture. Car c’est bien le capitalisme
qui fait œuvre d’irréduction et apparaît comme irréductible au regard
de ce concept abstrait de modernité et à son régime de distribution,
qui aurait «!désanimé!» les objets en «!animant!» les seuls sujets selon
le principe d’un «!naturalisme!» (Descola) positionnant l’homme en
extériorité par rapport à la nature.
La «!nature!» n’a jamais été un simple «!décor pour l’action de
l’homme!» (ainsi que le dit Latour, pour marquer la différence de
l’Anthropocène à l’Holocène) puisqu’elle est prise dans l’agencement

174."Nous retrouvons l’essentiel de notre thèse dans ce passage de Christophe


Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz!: «!La grande accélération des années 50 devrait
naturellement conduire à s’interroger sur le rôle charnière dans l’histoire de
l’Anthropocène de la Seconde Guerre mondiale et de l’effort de guerre américain. Des
études quantitatives plus précises pourraient montrer que la Grande Accélération
constitue la résultante de mobilisation industrielle pour la guerre, puis de la création
des marchés civils destinés à absorber les excès de capacités industrielles!» (ibid., p. 168).
410 Guerres et Capital

même du Capital. Pour jouer à notre tour avec Carl Schmitt!: la


Nature est la prise de terre du Capital. La plus simple définition de
ce dernier implique du «!capital constant!» (matières premières,
machines, etc.) et du «!capital variable!» (force de travail), c’est-à-
dire une «!hybridation!» d’humains et de non-humains qui ne renvoie
pas à la modernité, mais à l’organisation capitaliste de l’exploitation.
Aucune extériorité possible, car la «!nature!» est investie de manière
extensive (la colonisation qui va jusqu’aux limites de la «!terre!») et
intensive (la colonisation qui va jusqu’aux limites de la «!matière!»).
Le fonctionnement du Capital ne s’embarrasse pas des dualismes
«!modernes!» du sujet et de l’objet, des mots et des choses, de la
Nature et de la Culture ou de la Société. La relation sujet/objet,
homme/machine, agent/matière s’efface et laisse place à une confi-
guration globale où il y a rencontre et agencement des forces qui ne se
partagent pas en «!mortes!» et «!vivantes!», subjectives et objectives en
ce qu’elles sont toutes diversement «!animées!» (les forces physiques
et subphysiques de la matière, les forces humaines et subhumaines du
«!corps!» et de l’«!esprit!», les forces des machines, les puissances des
signes, etc.). Dans cette «!production!» il y a bien des relations, des
agents et des signes, mais les relations ne sont pas intersubjectives,
les agents ne sont pas des personnes et les sémiotiques ne sont pas
représentatives. Les agents humains comme les agents non humains
fonctionnent comme des points de «!connexion, de jonction et de
disjonction!» des flux et des réseaux qui constituent l’agencement
capitaliste exploitant l’ensemble de ces relations!175.

175."C’est parce qu’il veut faire abstraction du fonctionnement réel du capitalisme


que Latour est amené à recourir au concept éminemment problématique d’une moder-
nité qui se tromperait sur elle-même, en donnant ainsi un tour de vie supplémentaire
au concept d’idéologie. Alors que la «!modernité!» faisait valoir les droits de la coupure
(«!épistémologique!»!?) entre Nature et Culture, les scientifiques concoctaient dans
leurs laboratoires des hybridations d’humains et de non-humains en contredisant ainsi
à leur «!idéologie spontanée!». Deleuze et Guattari rendent parfaitement compte de
ce double processus!: l’asservissement machinique crée une continuité entre nature et
culture, tandis que l’assujettissement social introduit une discontinuité entre humains
et non-humains pour produire un «!sujet!» qui se distingue de l’objet.
Les guerres fractales du Capital 411

Prenons ici la liberté de faire parler Guattari-Deleuze!: «!Sans


production de subjectivité, pas de longue marche vers l’Anthropo-
cène et pas d’Anthropocène tout court!»!! Non seulement l’action
des humains est inséparable de celle des non-humains, mais, en plus,
les humains sont soumis à des processus de formatage de la subjec-
tivité qui ont été, historiquement, profondément différents!: les
«!humains!» de l’accumulation primitive, du capitalisme industriel et
du capitalisme financier ne sont pas du tout les mêmes. Leur subjec-
tivité doit être chaque fois produite de façon spécifique pour pouvoir
répondre aux exigences de la production. Il faudra un jour nous expli-
quer comment des anthropologues si présents sur la nouvelle scène
de l’Anthropocène peuvent être aussi peu intéressés à saisir les «!diffé-
rences!» dans les sociétés colonisatrices après avoir su nous révéler les
«!différences!» les plus fines des sociétés colonisées.
La discussion suscitée par l’Anthropocène semble constituer un
parfait exemple du «!un pas en avant, trois pas en arrière!» par rapport
à la proposition, formulée par Félix Guattari en 1989, de construc-
tion d’une écologie politique généralisée qui saurait mener la guerre
contre un triple ravage!: ravage de la «!nature!», ravage du «!socius!»,
ravage de la «!subjectivité!». Quel autre sens donner à l’«!état de
guerre généralisée!» pointé par Latour?
Polarisé sur un seul de ces ravages (la «!nature!») au détriment des
deux autres, le grand récit unificateur et pacificateur de l’Anthropo-
cène est dans sa version officielle un hymne à peine déguisé à la fonc-
tion rédemptrice de la science. Les vraies solutions viendront de la
science, des innovations technologiques ou de la géo-ingénierie qui
vient nous rappeler que la R&D de la Guerre froide trouve ici un
débouché à la mesure de son ambition cybernétique. Celle-ci pour-
rait même se prévaloir d’une certaine antécédence, avec ses boucles
de rétroaction prises dans des «!systèmes hommes-machines!». «!En
effet, la cybernétique et la science des cyborgs d’après-guerre n’at-
tendirent pas Latour, Haraway ou Descola pour célébrer la disso-
lution de la frontière nature/culture, puisqu’elle visait précisément
412 Guerres et Capital

à optimiser des systèmes reliant humains et non-humains !176.!» La


cybernétique n’est pas pour rien la science capitaliste de la Guerre
froide… qui est elle-même le seuil le plus rapproché de l’entrée dans
l’Anthropocène.
Tout dépend, à l’heure des plus grands dangers, du diagnostic de
la situation. Si les responsables sont l’Humanité, les Modernes, les
Occidentaux, il ne reste que les experts pour trouver les bonnes solu-
tions. C’est la version écomoderniste de la politique des «!experts!»,
soutenue comme il se doit par l’idéologie néolibérale contemporaine
qui a déjà ensemencé tant de «!gouvernements d’experts!». Mais si,
comme on le croit, le diagnostic le plus pertinent sur les causes et
les origines continuées de l’Anthropocène est stratégique!177, alors la
politique des «!territoires en lutte!» doit résolument s’engager dans
la «!guerre écologique!» bien réelle qui est en cours et que, comme
beaucoup d’autres et à l’intersection de toutes les autres (les guerres
de classe, de race, de sexe, de subjectivité), nous sommes sans doute
en train de perdre.

12.6/!Machines de guerre
Lorsque le capital financier devient hégémonique, et fait de la guerre
et de l’État qu’elle s’est appropriée les instruments directs de sa stra-
tégie, quelle dynamique, quelle énergétique insuffle-t-il à la machine
de guerre!?
Dans le livre III du Capital, Marx définit le système de crédit
comme l’institution qui permet de «!convertir de l’argent en capital,
sans devenir soi-même capitaliste industriel!178!». Il s’agit bien de cette
classe de capitalistes qui, en tant qu’«!agents du capital!» (un capital,

176."Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz , op. cit., p. 107.


177." Comme l’écrivent Bonneuil et Fressoz (ibid., p. 229), «![e]t si l’entrée dans l’An-
thropocène, plutôt qu’un glissement inconscient ou bien la simple résultante de l’in-
novation technique (la machine à vapeur) était la résultante d’une défaite politique
face aux forces du libéralisme!»!?
178."Karl Marx, Le Capital, Livre troisième, Paris, Éditions sociales, t. I, p. 278.
Les guerres fractales du Capital 413

quoi qu’en dise Marx, pas du tout «!fictif!», mais aussi réel que «!le!»
capital peut l’être!!), introduisent une instabilité structurelle dans
l’économie et la société par laquelle va passer le «!développement!»
du capitalisme lui-même. Le mode de valorisation du capital indus-
triel procède alors par crises périodiques du fait que le développement
«!absolu!» ou «!inconditionnel!» des forces productives serait contra-
dictoire avec sa subordination à la logique du profit et de la propriété
privée. Mais sous l’impulsion du capital financier, les crises ne tardent
pas à devenir si rapprochées que c’est la notion même de «!crise!» qui
finit par perdre tout sens structurel au profit d’un seul état d’insta-
bilité permanente. L’idée même de la crise comme «!moyen imma-
nent au mode de production capitaliste!» prend ici un étrange coup
de vieux, qui n’épargne pas le principe général selon lequel les choses
ne marchent (bien!?) qu’à la condition de se détraquer.
La dépréciation du capital existant et la formation d’un nouveau
capital (crise) pour pallier la chute du taux de profit se produit à
présent continument sous la pression de la «!compétitivité!179!» si chère
aux capitalistes financiers et autres «!investisseurs institutionnels!».
Comprendre sous cette dernière catégorie!: les fonds de pension,
les fonds de placement collectifs à base de plans de retraite privée
par capitalisation et d’épargne salariale, les sociétés d’assurances,
les sociétés d’investissement, les banques d’affaires et d’investisse-
ment ou les secteurs «!investissement!» de banques devenues univer-
selles. C’est moins la finance pour tous (la fumeuse «!démocratisation
de la finance!») que la financiarisation contrainte de tous au profit
de «!quelques-uns!». Mais c’est surtout la financiarisation définitive
du capital industriel dont ceux-là font système, et système-monde.

179."Ce qu’explique parfaitement Alan Greenspan, qui a été le président de la Réserve


fédérale de 1987 à 2006!: «!Il est regrettable que plus la concurrence est forte – et plus
vite les équipements des entreprises et leurs personnels sont frappés d’obsolescence –
et plus les acteurs du marché sont sujets au stress et à l’anxiété. Beaucoup d’entreprises
prospères de la Silicon Valley, sans conteste le modèle de l’obsolescence programmée,
doivent réinventer tous les deux ans des pans entiers de leur activité!» (The Age of
Turbulence, New York, Penguin Press, 2007, p. 544).
414 Guerres et Capital

La «!finance!» commande à la globalisation de la production et à la


nouvelle division transnationale du travail (global production networks),
qui sont ainsi soumises à l’effacement des frontières entre activités
financières et activités productives tandis que «!la!» finance échappe
à toute perspective de régulation effective.
Le nombre de crises financières, grandes ou petites, qui se sont
succédé depuis les années 1974-1975 (marquées par une première
forme de krach financier dont les banques sont l’épicentre) et le
«!coup de 1979!» (libéralisation des marchés obligataires de la dette
publique, hausse des taux d’intérêts américains et du dollar, paramé-
trage anti-inflationniste de la politique monétaire) est effarant!180.
Et pour cause!: le phénomène manifeste le nombre nombrant de la
déterritorialisation totale du capitalisme tel que celui-ci se «!totalise!»
dans le système des trois «!D!» de la financiarisation: «!la déréglemen-
tation ou libéralisation monétaire et financière, le décloisonnement des
marchés financier nationaux et la désintermédiation, à savoir l’ouver-
ture des opérations de prêts précédemment réservées aux banques à
tout type d’investisseur institutionnel!181!». Ce sont les trois moteurs à
l’œuvre derrière l’«!exubérance!» des marchés financiers et l’explicans
de la «!volatilité!» se déchaînant aussitôt après la crise asiatique de
1997 (n’avait-elle pas eu le mérite de placer la Corée sous le contrôle
direct du Trésor américain!?). Pour mémoire!: la crise asiatique succé-
dait elle-même à la crise financière mexicaine (1994-1995) considérée
à l’époque comme la «!première crise du XXIe siècle!182!», et qui n’avait
pu être «!contenue!» qu’en improvisant une «!doctrine financière
Powell!» – du nom de l’architecte de la première guerre d’Irak qui était
ainsi associé aux dizaines de milliards déversés dans les banques d’un

180."On a dénombré 72 crises financières pour les seules années 1990.


181."François Chesnais, «!Le capital de placement!: accumulation, internationalisation,
effets économiques et politiques!», in La Finance mondialisée. Racines sociales et politiques,
configuration, conséquences, Paris, La Découverte, 2004, p. 27.
182."Chaque chose venant en son temps, la «!bulle internet!» éclate en 2000 – deux ans
après qu’Alan Greenspan eut fait du «!soutien au marché des nouvelles technologies!» le
nouveau mantra de la Réserve fédérale.
Les guerres fractales du Capital 415

pays en proie à la rébellion du Chiapas («!le plus vaste engagement


non militaire depuis le plan Marshall!183!»).
Que, dans ces conditions, le Capital 3D puisse s’autoréguler est
un vœu pieux des libéraux (ou des plus naïfs d’entre eux), même si
on le retrouve jusque chez Foucault. L’insécurité globale est la condi-
tion de la gouvernementalité sécuritaire du capitalisme contempo-
rain. La «!normation!» et la normalité de l’état d’urgence alimentant
la peur et l’insécurité au lieu (selon son motif déclaré) d’en protéger
la population ne trouve pas sa!source dans on ne sait quelle dimen-
sion juridico-politique, mais dans le Capital et sa machine de guerre
militaro-financière fonctionnant à coup d’ajustements structurels.
On relèvera au passage que le terme a été lancé en 1979 par Robert
McNamara. Président de la Banque mondiale de 1968 à 1981, il
avait été secrétaire à la Défense de 1961 à 1968 sous les présidences
Kennedy et Johnson, et pendant la guerre du Vietnam.
Analysant la « baisse tendancielle du taux de profit!» exposée
dans le même livre III du Capital, Deleuze observe que le moment
de passage de la dépréciation du capital (la crise) à la formation d’un
nouveau capital crée les conditions pour une «!possible!» émergence
de forces révolutionnaires!184. Étant donné la nature des mouvements
du capital financier et le consubstantiel accélérationnisme imprimé
par ce dernier, le surgissement de sujets en rupture politique doit être
considéré comme toujours possible (même s’il n’y a pas d’alternative
«!actuelle!») en l’espèce d’une éventualité en réalité toujours présente.
Contribuant à l’«!instabilité systémique!», la multiplication de ces
ennemis probables renforce le caractère nécessaire du développement
d’un système militaro-sécuritaire de contrôle social au niveau domes-
tique comme au plan international. L’instabilité devenant permanente
avec la saturation du système, la «!militarisation du gouvernement!»
répond à la tâche fondamentale de prévoir, d’anticiper et de prévenir,

183."Leo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 253.


184."«!Gilles Deleuze!: Appareils d’État et machines de guerre!», séance 12 (URL!:
www.youtube.com/watch?v=66rWsdRjbhQ).
416 Guerres et Capital

c’est-à-dire de briser en amont les possibilités innombrables de rupture


qui sont toujours virtuelles-réelles, puisqu’elles s’inscrivent à même la
dynamique de domination absolue du capital financier et sa logique
de guerre tendant à rendre l’ennemi (pour reprendre ici Clausewitz)
«!incapable de continuer la résistance!». Processus infini…
L’ordre du capital financier est un dés-ordre postcritique haute-
ment instable et parfaitement insatiable, un état «!loin de l’équi-
libre!» en changement continu, en évolution perpétuelle et cherchant
à toujours re-produire de nouvelles possibilités de valorisation en
déplaçant toutes les limites qu’il peut rencontrer. Le Capital finan-
cier contemporain fuit l’équilibre comme la peste, car l’équilibre est
égal à zéro profit du point de vue de la maximisation de la «!valeur
actionnariale!», qui n’a que faire des indicateurs mondiaux de déve-
loppement (le bilan du néolibéralisme en la matière est désastreux).
L’État et la guerre, qui constituent respectivement la composante
et l’élément stratégiques de la machine de guerre du Capital, ont dû
s’adapter à cette évolution.
Bien que poursuivie depuis la Première Guerre mondiale, la
restructuration de la division des pouvoirs qui confiait des pouvoirs
exorbitants à l’exécutif et à l’administration est encore insuffisante
pour contrôler une instabilité si fondamentale. Le contrôle du pouvoir
exécutif devra être directement assuré par le Capital et ses institu-
tions financières qui exercent toutes leurs «!puissances d’agir!» au
niveau de l’économie-monde auquel on va asservir l’État (par finan-
cement des déficits budgétaires et «!titrisation!» des dettes publiques
d’un côté, indépendance des banques centrales!185, de l’autre). Dans
le cadre de l’État-nation, l’État et son exécutif sont amenés à promul-
guer un ensemble de mesures qui semblent en pleine contradiction
avec les mouvements aberrants du capital!: des lois de «!stabilité

185."«![L’]indépendance des banques centrales devint la transformation institution-


nelle qui indiquait, plus qu’aucune autre, qu’un État était prêt à effectuer les “ajustements
structurels” nécessaires pour imposer cette discipline contre les pressions démocra-
tiques en faveur des dépenses sociales!» (Leo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 239).
Les guerres fractales du Capital 417

financière!» et un strict «!équilibre comptable!» qu’en Europe on


veut même inscrire dans les constitutions. En réalité, il n’y a aucune
contradiction, puisque la stabilité et l’équilibre ne concernent que
les budgets et les dépenses d’une partie de la population ainsi placée
sous «!surveillance!» renforcée au plan national et international. C’est
le principe même des règles de «!conditionnalité!» adoptées et codi-
fiées par le Fonds monétaire international dès 1979. Au même FMI,
on pourra donc le cas échéant attribuer la responsabilité exclusive des
mesures d’austérité budgétaire même si celles-ci sont toujours négo-
ciées avec les gouvernements amis, qui savent éventuellement profiter
de l’opportunité pour durcir le programme. Le FMI se connaît donc
aussi des ennemis. Dans l’un et l’autre cas, il faut donner raison à
Dominique Strauss-Kahn résumant en une courte phrase le point de
vue de l’institution qu’il dirigeait : «!Crisis is an opportunity.!»
Sans attendre d’être soutenue par une plateforme «!duale !186!»
encouragée par les restructurations financières de son industrie dans
les années 1990, ou de devenir officiellement «!préventive!» (en 2001)
pour pouvoir répondre sur tous les fronts, extérieurs et intérieurs,
la guerre s’est également adaptée aux nouvelles conditions de l’ac-
cumulation en les croisant avec son développement «!sans limites!»
spatiales ou temporelles (la deuxième Guerre froide de Reagan
prend le relais du Kitchen Debate de Nixon). Selon le modèle néoli-
béral de la sécurité intérieure du capitalisme identifiée à la réaffirmation
de toutes les formes de son pouvoir de classe, sa première fonction
sera domestique!: elle consistera à intervenir dans la population et sur
ses divisions en déclarant dans les faits la guerre civile pour le contrôle
du salaire et des dépenses sociales. C’est le principe politico-militaire
de la «!révolution conservatrice!»!: pour pouvoir s’envoyer en l’air dans
un «!keynésianisme!» de rentiers de la guerre (la «!guerre des étoiles!»),
les déséquilibres structurels du capital doivent être «!équilibrés!»
en agissant sur les salaires, les revenus, l’emploi et les «!demandeurs

186."On qualifie ainsi les technologies utilisées pour les productions à usage civil et
militaire.
418 Guerres et Capital

d’emploi!», les systèmes de protection sociale d’une partie de la popu-


lation (dont une sous-partie dépend du welfare pour sa plus élémen-
taire survie). Soit un contre-keynésianisme de guerre.
La financiarisation de la fin du XIXe et du début du XXe siècles avait
conduit aux deux guerres totales, entrecoupées par la crise de 1929,
et aux guerres civiles européennes. Un siècle plus tard, la financiarisa-
tion contemporaine nous précipite vers les polarisations des guerres
civiles de l’«!ultimodernité!» (selon le mot de Jacques Bidet). À partir
de la «!crise!» de 2008 (nous en détaillerons le scénario plus loin), on
entre dans l’ère de la subjectivation des guerres civiles et de sa mise
en circulation par poussées latérales successives à travers la planète.

Ces guerres, dont nous avons repris l’analyse depuis l’accumulation


primitive comme condition économique, politique et subjective du
Capital, sont les axes stratégiques sur lesquels se joue la constitution
des machines de guerre contemporaines.
Plusieurs scénarios sont possibles, qui concernent aussi bien
le déroulement que l’issue de ces guerres. L’histoire s’est emballée
depuis 2008 (la crise totale)-2011 (le printemps arabe) mais, comme
on ne le sait que trop, pas toujours dans la bonne direction!: les
rapports de forces sont trop déséquilibrés en faveur de la machine
de guerre du Capital et des nouveaux fascismes qui ne cessent de se
renforcer et de se nourrir l’un de l’autre. Notre seule certitude!: les
enchaînements et les ruptures se joueront sur le terrain des guerres
civiles et de leur totale immanentisation. Nous ne pouvons avancer
que quelques «!tendances!» dont la caractéristique principale est
moins d’être souvent démenties par ce qui «!arrive!» que de se conju-
guer d’une façon a priori improbable.
Le «!scénario grec!», où la direction de la guerre reste aux mains
de la machine financière, est l’hypothèse «!capitaliste!». Les «!relations
de pouvoir!» gouvernants/gouvernés et les «!relations stratégiques!»
coexistent au profit des premiers : l’ensemble des dispositifs de
gouvernementalité fonctionnent comme des armes visant au contrôle
Les guerres fractales du Capital 419

de la population et à la reproduction du pouvoir des créanciers. C’est


ce qui s’est passé et se passe – avec moins de cynisme, de violence,
de détermination meurtrière qu’en Grèce, où la mortalité infantile et
la mortalité en général ont doublé depuis 2010 – dans tous les pays
Européens. La machine de guerre du Capital poursuit avec déter-
mination la volonté de faire payer ses «!innovations financières!» à la
population en déclarant l’«!état d’urgence!» économique et politique.
La redoutable nouveauté de la séquence ouverte par la «!crise!»
financière de 2008 est exemplifiée non seulement par l’intensification
de la gouvernementalité des guerres au sein de la population («!poli-
tiques d’austérité!»), mais également par les rapports que la machine
de guerre du Capital va être amenée à entretenir avec l’expansion
des machines de guerre postfascistes. Les nouveaux fascismes inter-
viennent en profondeur dans cette séquence politique, car ils subor-
donnent les rapports de pouvoir gouvernants/gouvernés au point
de vue de la «!guerre!» (ami/ennemi). Le scénario des nouveaux
fascismes s’installe explicitement sur le terrain des guerres civiles. Il
désigne, sans ambiguïté, l’étranger, l’immigré, le refugié, le musulman,
comme l’ennemi à la fois intérieur et extérieur, en même temps qu’il
réaffirme la «!naturalité!» de l’hétérosexualité, sérieusement ébranlée
comme dispositif de pouvoir depuis les années 1960. La «!race!» ne se
limite pas à définir l’ennemi, mais constitue, avec le patriarcat et l’hé-
térosexualité, le terrain de la subjectivation fasciste et identitaire (en
France, le Front national et la «!Manif pour tous!» mobilisée contre le
«!mariage homo!» en sont la double expression politique).
La «!race!» et l’«!hétérosexualité!» patriarcale constituent un
point de vue sur la mondialisation différent de celui de la financiari-
sation, mais tout aussi redoutablement puissant. Les guerres de race
et de genre sont deux dispositifs clefs du contrôle «!biopolitique de
la population!» constitutif de la division internationale du travail et
de sa division sexuelle. Avant la décolonisation, les guerres de races
établissaient des divisions entre les populations du Nord et du Sud
du monde. Elles traversent aujourd’hui les pays «!développés!» en
420 Guerres et Capital

discriminant les populations des «!colonies internes!», comme les


migrants et les réfugiés dont les déplacements sont devenus, avec
la prédation des terres!et des matières premières, «!structurels!».
Ce à quoi la machine de guerre du Capital réagit, et les nouveaux
fascismes avec elle, c’est au tour pris par l’effondrement de la distinc-
tion entre un «!intérieur!» et un «!extérieur!» qui est largement son
œuvre. On ne peut plus décharger les guerres internes des «!civi-
lisés!» sur les «!non-civilisés!» sans effet-retour immédiat. Toutes les
prédations, guerres, expropriations, massacres, escroqueries infligées
à l’«!extérieur!» ou par «!externalisation!» reviennent sur l’Occident
à une vitesse qui semble se confondre avec l’accélération de l’his-
toire. Si, avec le 11-Septembre, la «!guerre contre le terrorisme!» avait
mis un certain temps pour revenir chez ceux qui l’avaient déclarée,
ce qu’on appelle la «!crise des réfugiés!» est ce retour devenu instan-
tané. Pris d’un sentiment de panique à peine camouflé, le pouvoir ne
cesse de dresser des murs de tout genre, les plus redoutables n’étant
pas toujours ceux qu’il construit, ou déclare vouloir construire à ses
frontières ! Et celles-ci, avec les pratiques institutionnelles qui leur
sont associées en exclusion/inclusion différentielle, n’ont-elles pas
été déplacées de longue date pour occuper partout le «!centre de l’es-
pace politique!187!»!?
Les guerres contre les femmes ont la même portée stratégique
que les guerres de races. Ce sont les dirigeants les plus réactionnaires
qui exposent l’ordre des raisons présidant à l’éternel retour de la
«!biopolitique!» version canal historique. Le «!sultan!» turc Erdogan les
énonce sans ambages!: rendre illégale la contraception pour reprendre
le contrôle du corps des femmes destiné à produire plus d’hommes pour
l’État et pour son armée. Le sexisme a une connotation de classe très
précise!: combattre le «!refus du travail de procréation!» en reprenant
le contrôle sur la production et la reproduction de la population,
c’est-à-dire sur la «!marchandise!» stratégique, la force de travail. Car

187."Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe!? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La
Découverte, 2001, p. 175.
Les guerres fractales du Capital 421

c’est dans toute l’Afrique du Nord, et non seulement en Turquie, que


le contrôle sur le corps des femmes a échappé aux pouvoirs puisque
la fertilité a chuté au niveau européen!188. La haine manifestée par
les islamistes à l’endroit des femmes n’a pas d’autre cause réelle que
celle-ci!: le pouvoir patriarcal menace de s’effondrer. La syntonie est
ici parfaite avec les leçons de liberté et d’émancipation octroyées par
la République laïque et nataliste aux femmes musulmanes au nom
d'une « modernité de progrès » qui instrumentalise le féminisme en
le mettant au service d’une mission civilisatrice néocoloniale ayant
conservé tous ses repères symboliques!189. Remis au goût du jour par
les socialistes français, le «!dévoilement!» ressuscite les pires heures
de la guerre d’Algérie et du «!féminisme colonial!» incarné par les asso-
ciations de «!solidarité féminine!» créées par les épouses des généraux
putschistes Salan et Massu!: parmi leurs initiatives, on compte l’orga-
nisation d’un dévoilement public de femmes d’Alger en mai 1958!190.

188."«!La fertilité dans l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient chute d’une moyenne de


7,5 enfants […] à moins de 3 aujourd’hui, et dans beaucoup de pays elle est au-dessous du
niveau de remplacement (2,1). De plus, la moyenne de la fertilité en Iran (1,8) est moins
élevée qu’en Scandinavie!; au Liban où 60!% de la population est musulmane, la moyenne
de la fertilité (1,6) est plus faible qu’en Belgique (1,8)!; en Tunisie (2,05), au Maroc (2,19)
et en Turquie (2,10), les moyennes sont seulement légèrement au-dessus de celle de
France!» (Youssef Courbage et Paul Puschmann, «!Does Demographic Revolution
Lead to Democratic Revolution!? The Case of North Africa and the Midlle East!», in
K. Matthijs, K. Neels, C. Timmerman, J. Haers (dir.), Population change in Europe, the
Middle East and North Africa, Londres, Routledge, 2015.
189."Comme le dit très bien Judith Butler, «!on nous demande de dissocier les luttes
pour la liberté sexuelle des luttes contre le racisme et les sentiments et conduites anti-
islamiques!», stimulés par l’action coercitive du gouvernement français (d’hier et d’au-
jourd’hui). Cf. Judith Butler, Frames of War. When is Life Grievable?, Londres et New
York, Verso, 2010, p. 109.
190."L’historienne Jennifer Boittin en a restitué le contexte et raconté le déroulement!:
«!Les cérémonies de dévoilement les plus élaborées, et qui ont eu le plus fort impact
auprès des médias, se sont déroulées à l’occasion de manifestations massives organisées
par l’armée, dans les villes principales, à partir du 18 mai. Les meneurs du “putsch d’Alger”
(Soustelle, Salan, Massu, Allard), et d’autres généraux et dignitaires, se sont notamment,
transportés par hélicoptère, lancés dans une véritable tournée à travers Orléansville,
Mostaganem, Blida, Boufarik, Oran, Philippeville, Bône, Sétif, Constantine, Tizi-Ouzou
et Biskra, entre le 18 et le 28 mai. À chaque occasion, on pouvait assister à une quasi
422 Guerres et Capital

Le projet postfasciste renvoie, en les faisant resurgir comme


terrain de subjectivation, aux modalités séculaires d’exercice du
pouvoir sur la population. Il est en ce sens essentiellement réaction-
naire, mais c’est une réaction qui se saisit de l’actualité de l’affron-
tement politique en son point le plus intempestif. Dans les projets
post- ou néo-fascistes, ce n’est plus l’économie et les rapports gouver-
nants/gouvernés qui nous assignent à une place dans la production, à
une nationalité, une identité, un sexe, mais la logique des guerres de
race et de sexe (la «!préférence nationale!», la croisade «!anti-genre!»).
L’«!économie!» est subordonnée à la logique des guerres civiles dès
lors que la territorialisation libérale (de l’«!enrichissez-vous!», de
l’entrepreneur de soi, du capital humain, etc.) est dans l’impossi-
bilité de réaliser ce qu’elle avait promis dans les années 1980-1990.
Foncièrement protectionniste, le projet néofasciste rencontre et
entretient le ressentiment, la frustration et les peurs des ouvriers
blancs pour rétablir, à travers le maintien de la hiérarchie sexuelle et
la garantie des identités, la nationalisation de l’emploi et du salaire, le
pouvoir sur les non-salarié.e.s et le contrôle sur les chômeurs.
Les nouveaux fascismes jouent sur une dimension de l’écono-
mie-monde, le colonialisme, qui, loin de disparaître, a «!colonisé!»
les pays colonisateurs. Récemment repris par des chercheurs travail-
lant sur la «!colonisation interne!» des deux côtés de l’Atlantique,
le concept d’endocolonisation, par lequel Paul Virilio définissait la
mutation de l’armée et de la guerre après 1945 en guerre au sein de la

identique, et théâtrale, mise en scène : des groupes de femmes voilées marchaient en


parade jusqu’aux lieux traditionnellement dédiés aux cérémonies officielles (places
centrales, hôtels de ville, monuments aux morts). À l’arrivée, une délégation de jeunes
femmes, habillées à l’européenne ou portant le haïk [voile traditionnel algérien], parta-
geaient l’estrade ou le balcon avec les généraux et les dignitaires présents, bouquets à
la main, et délivraient de longs discours en faveur de l’émancipation des femmes avant
de lancer leurs voiles à la foule!» («!Feminist Mediations of the Exotic: French Algeria,
Morocco and Tunisia, 1921-1939!», Gender & History, vol. 22, n°!1, avril 2010, p. 133, cité
dans Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, Les Féministes blanches et
l’Empire, Paris, La Fabrique, 2012, p. 25-26).
Les guerres fractales du Capital 423

population et contre elle!191, peut être utile à différents titres. Il confi-


gure immédiatement la gouvernementalité comme un ensemble de
dispositifs de guerre civile. Il spécifie politiquement le concept de
«!biopolitique!» dans la mesure où la colonisation, qui tient ensemble,
depuis l’accumulation primitive, la guerre de races et la guerre contre
les femmes pour le contrôle des corps, s’applique désormais directe-
ment aux conflits de classe. On a pu très naturellement parler de la
Grèce comme d’un pays «!colonisé!», d’une population placée sous
«!mandat!» colonial dans la mesure où ce sont tous les dispositifs de
la machine de guerre du Capital qui sont mobilisés pour organiser
une endocolonisation de l’ensemble des relations sociales. Et enfin, le
concept présente sous un autre éclairage la réalité des guerres civiles
contemporaines: 1/ parce que l’endocolonisation établit une conti-
nuité immédiate entre les Nords et les Suds de l’économie-monde
et révèle la façon dont les Suds se nichent dans les Nords!; 2/ parce
que convergent sur les endocolonisés l’ensemble des guerres dont
nous avons décrit la nature et le développement depuis l’accumula-
tion primitive!; 3/ parce que les techniques des guerres coloniales,
d’abord appliquées aux populations des «!colonies de l’intérieur!»,
se généralisent ensuite à l’ensemble de la population, et notamment
aux mouvements de contestation (pendant les mobilisations contre
la «!loi travail!», les techniques d’encadrement des manifestations et
l’exercice de la violence policière ont de toute évidence franchi un
seuil relatif à l’installation de l’État de sécurité).
Rapportant à la «!division riches-pauvres!» la vraie nature des
conflits en cours, Alain Joxe définit quant à lui la guerre comme «!frac-
tale!», au sens d’une «!“guerre de banlieues” à toutes les échelles!192!».
Ce qui renvoie encore à la «!ségrégation endo-coloniale!» caractérisée
par un ensemble de «!formes de violence guerrière!: expérimentées
dans les colonies […], reformulées pour être appliquées au contrôle

191."Cf. Paul Virilio, Pure War, op. cit., p. 95.


192."Alain Joxe, Les Guerres de l’Empire global, Paris, La Découverte, 2012, p. 54.
424 Guerres et Capital

des colonisés en métropole, [celles-ci] influencent la transformation


de l’encadrement des classes populaires en général!193!».
L’ensemble des guerres dont nous avons décrit la nature et le
développement convergent donc en tout premier lieu dans l’endo-
colonisation des populations d’origine coloniale, qui subissent ce
que le premier ministre français Manuel Valls a appelé, dans un rare
moment de lucidité, «!un apartheid géographique, social, ethnique!».
Les guerres de race, de sexe et de classe traversent et marquent ces
populations en leur infligeant une violence sociale doublée d’une
extrême «!violence moléculaire!» (Achille Mbembe) par reconduc-
tion de la relation coloniale dans les conditions du capitalisme le
plus contemporain. C’est tout un emboîtement de guerres qui est
mobilisé pour les contrôler et les réprimer en agissant comme un
puissant moyen de division à l’intérieur de celles-ci, avant d’être
étendu aux autres couches sociales dominées pour être retourné
contre les premières. «!La ségrégation endo-coloniale n’est pas
structurée seulement par la race et la classe […] elle est portée par un
système idéologique axé sur la reproduction d’un pouvoir patriarcal
où priment l’autorité et la force de l’État comme “père” et “maître”
[…].!La manière dont la ségrégation policière discrimine hommes et
femmes, Blancs et non-Blancs, produit un espace de conflit structuré
par et pour la reproduction des séparations sexistes et des oppres-
sions viriles à l’intérieur des communautés damnées par la race et la
classe!194.!»
Les endocolonisés sont bien ainsi au cœur de la guerre de subjec-
tivité, qui est le véritable milieu de la guerre au sein de la population.
Elle concerne en effet la population dans son ensemble qu’elle divise
en ayant recours aux machinations de la «!race!» et de la «!liberté!»
des femmes. Les grandes opérations de subjectivations identitaires
et néofascistes se font sur le dos de la population endocolonisée (le
musulman, l’étranger, le migrant, le réfugié, la femme voilée). Une
193."Mathieu Rigouste, La Domination policière, Paris, La Fabrique, 2012, p. 52.
194."Ibid., p. 53.
Les guerres fractales du Capital 425

fois disparu le danger communiste, et mis sous le boisseau l’antisé-


mitisme qui avait ravagé l’Europe avant et pendant les deux guerres
mondiales, l‘ennemi est, à partir des années 1970, lentement mais
sûrement identifié d’abord à l’immigré, ensuite au terrorisme (les
«!années de plomb!»), pour enfin converger dans l’Islam (en forme
d’abréviation pour le terrorisme islamiste). La transformation des
enjeux politiques en conflits religieux et en guerres de civilisations
faisant fond sur la «!question raciale!» est sciemment poursuivie par
tous les dispositifs de pouvoir.
Les menaces afférentes à la «!crise de la politique!» alimentée
par la politique de guerre totale du Capital (la financiarisation «!sans
limites!») ne laissent pas d’autre stratégie que l’intensification des
politiques d’«!ajustement structurel!» menées par le FMI depuis
les années 1980. Encore une fois, rappelons-le, ce n’est pas la dyna-
mique propre au biopouvoir qui détermine le «!racisme!» (la «!lutte
des races!»), mais la nécessité de produire et de reproduire des divi-
sions de classe dans une «!population!» qui n’est pas en soi un «!sujet!»
(le «!sujet-population!», dit Foucault) sans être «!clivé!», c’est-à-dire
biopolitiquement différencié dans et par les stratégies du capital dont «!la
domination [de classe] est toujours-déjà racialisante!195!». Or, à l’insta-
bilité de fond, coextensive à la financiarisation (the age of turbulence!196)
qui avait déjà, à la fin des années 1990, fait passer le système de la
«!failure-prevention!» au «!failure-containment!», s’est ajouté un tout
autre niveau de déstabilisation avec l’échec, non pas conjoncturel
mais structurel, de la nouvelle stratégie de containment face aux
«!produits dérivés!» de l’économie de la dette!: ils cristallisent en effet,

195."Guillaume Sibertin-Blanc, «!Race, population, classe!: discours historico-poli-


tique et biopolitique du capital de Foucault à Marx!», in C. Laval, L. Paltrinieri, F. Taylan
(dir.), Marx & Foucault. Lectures, usages, confrontations, Paris, La Découverte, 2015, p. 242.
196."Selon le titre du livre-testament d’Alan Greenspan publié en 2007 (soit un an
avant «!the Big One!»). Le même Greenspan, à l’occasion d’un speech donné à Berkeley
sur la «!nouvelle économie!» en septembre 1998, expose le changement de priorité de
la Réserve fédérale : non plus la lutte contre l’inflation, mais contre les risques majeurs
d’un «!international financial breakdown!».
426 Guerres et Capital

et depuis de longues années, la capacité innovatrice du monde de la


finance (un hyperréalisme spéculatif!!?) se créant sur (dé-)mesure un
shadow banking system (auquel, faut-il le rappeler, les banques euro-
péennes ont très activement participé). Pour éviter l’effondrement du
système véhiculé, depuis les États-Unis (ils se sont équipés de «!special
investment vehicles!» [SIV]), par la «!titrisation!» de la démocratisation
de la finance!197 et gérer les effets persistants de la «!pire crise finan-
cière in Global History!» (la crise totale de 2008) en faisant accepter le
management du financial breakdown par transfert des dettes du capital
aux contribuables, la machine de guerre transnationale du Capital ne
pouvait que précipiter une nouvelle vague de colonisation interne et
externe. Les politiques racistes (le racisme institutionnel) s’y intègrent
en constituant le versant subjectif des stratégies de «!sortie de crise!»,
en particulier dans l’eurozone. Le point global d’annihilation poli-
tique est atteint avec le télescopage transatlantique de la lutte des
classes et de la guerre des races dans la subjectivation dominante de
la «!guerre civile mondiale!».
La boucle est alors en quelque sorte bouclée, si l’on veut bien se
rappeler que la «!question!» afro-américaine était «!le talon d’Achille
de l’intégration de la classe ouvrière au Rêve américain !198!». Elle le
demeure et s’intensifie même in situ (près de 500 Noirs américains
exécutés par la police la plus militarisée au monde pour le seul premier
semestre 2016), mais il aura fallu attendre Dallas (5 policiers tués
par un vétéran noir de l’Afghanistan, soit le plus grave «!dommage!»
infligé à la police américaine depuis le 11 septembre 2001) pour que
les médias impriment les mots de «!race war!» sur leurs couvertures
(de l’événement). Une seule journaliste rappelle à chaud que les

197."C’est, aux États-Unis, l’explosion du crédit à la consommation et surtout des


hypothèques immobilières mis à la portée des «!bas revenus!» (représentés, en écra-
sante majorité, par les «!minorités!», avec en tout premier lieu les Noirs, suivis des
Hispaniques) par l’administration Clinton. La tendance a été déchaînée par l’administra-
tion Bush Jr qui trouvait là un «!dérivatif!» à la pression sur les salaires et un moyen idéal
d’achever l’intégration financière du «!Rêve américain!» par la prédation des plus pauvres.
198."Leo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 307.
Les guerres fractales du Capital 427

États-Unis sont aussi en «!guerre ininterrompue!» depuis 1990 !199.


Le rapport est pourtant évident avec le risque d’autonomisation
d’une machine de guerre néofasciste et néoraciste qui précipiterait
l’ensemble du dispositif du néolibéral dans le mur que son système
de domination planétaire a construit brique à brique. D’où la belle
frayeur de l’establishment américain qui a d’ores et déjà perdu la guerre
de subjectivité par lui-même déclenchée durant les années Bush.
En Europe, la contre-révolution néolibérale a été accompagnée
d’une énorme entreprise de subjectivation de masse qui a mobi-
lisé l’État, les médias, les hommes politiques et les experts en tout
genre pour attiser le ressentiment, la frustration, la peur, la culpabi-
lité, avant d’élever le racisme, après la crise de 2008, au rang de stra-
tégie d’État. Il n’en fallait pas moins pour produire la plus importante
conversion de subjectivité dans les sociétés européennes postcom-
munistes. L’épisode du Brexit en est à ce jour le signal le plus impor-
tant. Le premier pays européen à adopter une politique néolibérale
conduite comme une guerre de classe adopte la préférence nationale
(British First) to Take Back Control et est lancé par ses électeurs dans
une guerre de défense de la race blanche tirant toutes les conséquences
du mot d’ordre travailliste de 2007 («!British jobs for British workers!»).
Car la «!préférence nationale!» ne peut pas s’inscrire dans le fonction-
nement du welfare comme dispositif de contrôle de la population à
l’intérieur sans que la peur du réfugié, de l’immigré, du musulman
y soit mobilisée pour être mise au service du contrôle de la mobi-
lité des populations du Sud du monde. La contradiction entre la
complète liberté des flux de capitaux et la mobilité bridée des flux
de population trouve ainsi dans les nouveaux fascismes un dispositif
de «!régulation!» obligé. Or, ceux-ci peuvent d’autant plus échapper
à tout contrôle (une vraie trumperie!!) que la machine de guerre du
Capital est elle-même obligée de se placer ouvertement sur le terrain

199."Lucia Annunziata, «!La guerra a corroso l’America!», Huffington Post,


08/07/2016 (URL!: www.huffingtonpost.it/lucia-annunziata/dallas_b_10892958.
html?1468008838&utm_hp_ref=italy).
428 Guerres et Capital

des guerres civiles. Le scénario grec avait été soumis à la mythologie


blanche ordolibérale de Wolfgang Schäuble, mais c’est là une toute
autre hypothèse WASP qui se fait jour!: relayée par ce que Akwugo
Emejulu a appelé «!the hideous whiteness of Brexit!200!», elle vient nous
rappeler que la guerre de subjectivation est au principe même de ces
mouvements de masse dont les fascistes ont toujours été l’avant-
garde stratège.
Dans ces conditions, l’espace-temps stratégique où se nouent les
problèmes de l’accumulation financière et de sa gouvernementalité
ne saurait être autre que le continuum de guerres civiles sanglantes et
de guerres civiles non sanglantes qui s’étendent de l’Europe jusqu’au
Proche et au Moyen-Orient, la Turquie, l’Afghanistan. La Grèce
constitue le point de passage entre ces différents types de guerre
et concentre sur son territoire une double expérimentation, celle
de la gouvernementalité politique des guerres civiles alimentées par
la «!crise de la dette!» et du gouvernement humanitaire des réfugiés,
conséquence de toutes les prédations des Suds de la planète (toute
l’Afrique comprise). Les «!sujets!» – qu’il faut tenir pour politiques car
homogènes au marché mondial intégré et acteurs des luttes autour
de la «!prolifération des frontières!» – exprimant au plus près la vérité
de ce continuum sont les réfugiés et les migrants qui le parcourent au
péril de leur vie. Le cimetière marin de Mare Nostrum.
Ils débarquent donc en Grèce – la Grèce, «!berceau de la démo-
cratie et de l’Europe!». Après le chemin de croix des politiques d’aus-
térité imposées par l’Union européenne pour «!assainir!» les finances
publiques – elle a aussi conduit à une sévère «!crise écologique!»
(avec admonestations de la Direction générale à l’environnement de
l’Union européenne) faisant de la Grèce «!un cas d’école de pauvreté
énergétique!201!» –, la «!terre des Dieux!» aura ainsi pu cumuler une
200."Cf. The Brexit Crisis. A Verso Report, 2016.
201."À suivre Razmig Keucheyan, «!la pollution de l’air à Athènes a augmenté de 17!%
depuis le début de la crise, du fait […] de l’accroissement du chauffage au bois!», moins
coûteux mais plus polluant en ce qu’il entraîne aussi l’augmentation des coupes illé-
gales de bois, avec l’accélération de la déforestation qui s’ensuit. Pour être tout à fait
Les guerres fractales du Capital 429

guerre économique, présentant comme une politique médicalisée le


ravage «!matériel!» et «!subjectif!» de la population, avec la «!crise!» des
migrants. Cette dernière «!crise!» n’étant que le re(n)versement de la
technologie colonialiste de régulation des mouvements migratoire sur
l’Europe par débordement du filtrage sélectif de la mobilité du travail.
La transversalité des guerres au sein de la population s’étend de
l’autre côté de la Méditerranée dans les anciennes colonies et les
anciens mandats. Au Moyen-Orient les guerres fractales sont une
suite de guerres civiles qui se chevauchent dans une décolonisation
barrée. Cet aspect a encore été accentué par les «!printemps arabes!»,
dont l’émergence a aussitôt fait taire la rumeur selon laquelle les États
pétroliers s’apprêteraient à abandonner le dollar comme monnaie
d’échange. Au grand soulagement des mêmes, l’obsession islamiste
du complexe politico-médiatique occidental est parvenue à oblitérer
la nature de classe, de genre, de race et de subjectivité des luttes qui
ont fait irruption en 2011, notamment en Égypte où la mobilisation
ouvrière a précédé et accompagné les rassemblements de la place
Tahir. Les États du Nord n’ont cessé de manœuvrer pour rabattre les
insurrections arabes sur des régimes «!autoritaires!» précipitamment
(ré-)installés ou les précipiter dans le «!djihadisme!». Les expérimen-
tations démocratiques qui ont pu avoir lieu à l’horizon de ces guerres
civiles!202 ont été violemment réprimées aussi bien par les régimes en
place que par leur alliés Occidentaux.

complets, ajoutons que le nombre des gardes forestiers avait été drastiquement réduit…
«!D’économique, la crise est par conséquent devenue écologique et inversement!». Cf.
Razmig Keucheyan, op. cit., p. 45.
202."Penser ici aux Kurdes qui sont parvenus à introduire l’intelligence collective
construite à travers leurs expériences «!communales!» de démocratie directe jusque
dans l’organisation militaire et la défense populaire. On soulignera au passage que le
«!fédéralisme démocratique!» et internationaliste adopté par le PKK dès 2005 (et
ensuite par le PYD) s’efforce de donner toute sa place à la dimension d’une écologie
sociale influencée par Murray Bookchin. Voir l’article de Benjamin Fernandez, «!Aux
sources du communalisme kurde!: Murray Bookchin, écologie ou barbarie!», Le Monde
diplomatique, juillet 2016.
430 Guerres et Capital

Les small wars qui se sont déchaînées dans ces ex-colonies avec
des effets aussi catastrophiques et destructeurs qu’une «!grande!»
guerre ont pour objectif de reconduire les ruptures «!objectives »
produites par la mondialisation la plus prédatrice et les ruptures
«!subjectives!» opérées par les «!printemps arabes!» à la machine de
guerre des États ou à celles des fondamentalismes islamiques.
La guerre fractale au sein des populations et les small wars qui lui
font office de modèle et de lignes de fuite actualisent la «!destruc-
tion créatrice!» du capitalisme en mettant à l’heure postdémo-
cratique des grands argentiers de la planète la puissance – et les
puissances d’agir – du mode de destruction du Capital. C’est en
tant que l’«!économie!» est la politique du Capital qu’elle vaut pour
guerre continuée renvoyant toute perspective de «!changement »
économique à la mutation des «!sujets!» à ces guerres en sujets stra-
tégiques de celles-ci. L’intensification de la «!crise!» permanente qui
s’est manifestée en 2007-2008 ne connaîtra aucune rémission puisque
la machine de guerre du Capital ne peut pas mettre à bas les relations
de pouvoir et les relations stratégiques sur laquelle elle se fonde et qui
ont conduit, après quarante ans de néolibéralisme pur et dur, à notre
situation postcritique!203.
Aucun «!nouveau New Deal!», aucun «!pacte social!», aucune
«!nouvelle régulation!» n’est à attendre parce que les rapports de forces
sont trop déséquilibrés dans la longue durée de la contre-révolution
mondiale qui est notre seul habitat. Aucune lueur d’espoir, non plus,
du côté des politiques monétaires dites de «!quantitative easing!»
et de leur possible mise au service d’un «!néokeynésianisme!» de la
demande soutenu par un État fort (Ne sommes-nous pas tous socialistes
maintenant!204!?). Étroitement placées sous tutelle américaine (la FED

203."Pour sa version hilarante, voir et revoir le clip de campagne du Parti socialiste


français en 2012!: «!Le changement c’est maintenant!» (URL : www.youtube.com/
watch?v=8gCWYmNRtjc).
204."Cf. la fameuse couverture de Newsweek!: «!We Are All Socialists Now » (2 juillet
2009).
Les guerres fractales du Capital 431

s’affirme comme la banque mondiale en dernier ressort!205), elles ont


été projetées pour «!sauver les banques!» et accompagner, «!condi-
tionnalité!» aidant, de nouveaux programmes d’«!ajustement struc-
turel!» flexitariens conjuguant les formes open space du contrôle avec
les formes les plus disciplinaires d’exploitation du travail et de gestion
sécuritaire de la société. C’est le sens réel de la «!flexisécurité!» : si
celle-ci est le signe affichée d’une «!postmodernité!», l’anglobalisation
dont elle est synonyme exacerbe les guerres de classes, de race, de
sexe et de subjectivité englobées depuis le XIXe siècle et son retour dans
les «!crises!» financières.
La reproduction indéfiniment étendue et élargie des relations
stratégiques et de pouvoir concourt à la formation de ce qui s’appelle,
dans le langage des économistes, des «!bulles!». Leur propriété essen-
tielle est de finir tôt ou tard par éclater. Mais ce n’est pas seulement
la nouvelle bulle des obligations qui menace de le faire (elles ont vu
à nouveau leur masse et leur valeur augmenter de façon vertigineuse
depuis 2010). Sur un mode plus explosif, ce sont aussi ces mêmes rela-
tions de pouvoir et relations stratégiques portées par des politiques
monétaires qui reposent toujours plus exclusivement sur la gouver-
nance des guerres au sein de la population pour assurer la survie du
«!système-monde!» du capitalisme.
Mais aucune nécessité historique, aucune contradiction «!en
dernière instance!» ne guidera – ou ne dénouera, «!au bord de
l’abîme!» – ce procès. Le capitalisme ne mourra pas de mort «!natu-
relle!», puisque son «!économie!», à la différence de ce qu’affirme la
vulgate marxiste, est inséparable de la guerre et de la nouvelle économie
de guerre dont le néolibéralisme est le nom et la réalité obligée. C’est
l’insoutenabilité de son procès, dont il ne cesse de déplacer les limites,

205."La FED aura au total «!prêté!» à des taux d’intérêt dérisoires 7 trillions de dollars
– soit près de sept fois le montant total des dépôts dans l’ensemble des banques améri-
caines – aux institutions financières, dont une partie non négligeable a été destinée aux
banques européennes. Pour une analyse acérée de la constitution et de la composition
de la FED, voir Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste. How Neoliberalism
Survived the Financial Meltdown, Londres et New York, Verso, 2013, p. 190-194.
432 Guerres et Capital

qui accentue l’ampleur des guerres civiles mondiales, de la microges-


tion de l’«!insécurité moléculaire permanente!206!» à leur réverbération
«!fractale!» sur la planète entière par la Méditerranée (où est menée
une «!guerre de basse intensité!» contre les migrants!207 qui se poursuit
en plein cœur de Paris).
Il n’y a pas d’autres formes de «!souveraineté!» derrière le capi-
talisme contemporain que les catégories par lesquelles nous avons
commencé ce travail!: la monnaie et la guerre, la codétermination de
leur puissance de destruction et de déterritorialisation fonctionnant
toujours ensemble. Ce qui change et opère les changements de forme
des nouvelles technologies de pouvoir, c’est que monnaie et guerre se
codéterminent et s’alimentent directement à la dynamique de l’illimité
propre au Capital.
Les deux forces de déterritorialisation déchainées par le néolibé-
ralisme ne poursuivent aucun «!but!» politique au sens de Clausewitz.
Elles semblent bien plutôt s’attacher à perpétuer un «!chaos!» mondial
tout en s’efforçant d’en contrôler les forces de façon à toujours repro-
duire le sans-limites de l’exploitation financière dont l’intensification
continuée (Capitalizing on Chaos) vaut pour extension du domaine
de la guerre fractale au sein de la population. Sans autres média-
tions que celles conduisant à la défaite de l’adversaire. Græcia docet.
Et docet omnia (dûment corrigé ici en elle «!enseigne tout!»), selon la
fière devise inscrite au fronton du Collège de France où Foucault a un
temps enseigné la politique comme guerre continuée.

Ou plus exactement, pour reprendre les termes mêmes du philo-


sophe,!il y va de la guerre comme analyseur des rapports de pouvoir et des
opérateurs de domination. Car c’est par ce biais que les guerres civiles
s’imposent comme le terrain stratégique pour la constitution des
machines de guerre révolutionnaires, même si ce sont aujourd’hui

206."Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 263.
207."Sandro Mezzadra, Terra e confini. Metamorfosi di un solco, Castel San Pietro
Romano, Manifestolibri, 2016, p. 41.
Les guerres fractales du Capital 433

les projets politiques les plus faibles et les plus embryonnaires. Les
mouvements anticapitalistes sont encore incapables de mener une
«!guerre de classe sans la classe ouvrière!». Depuis la défaite poli-
tique de cette dernière dans la plus longue durée de la Guerre froide,
aucune «!pratique théorique!» collective n’a pu être élaborée et expé-
rimentée à l’échelle et à la hauteur des guerres civiles lancées par le
Capital.
Le mouvement ouvrier s’est formé en réduisant la division colo-
niale et la division sexuelle du travail à des «!contradictions secon-
daires!». Cette opération de subordination des «!minorités!» n’est
plus tenable dès lors que tout au long du XXe siècle les colonisés et les
femmes se sont affirmés comme des sujets et des perceptions poli-
tiques porteurs de perspectives sociales, de revendications écono-
miques, de modalités de subjectivation qui ne coïncident pas avec
celles de la «!classe ouvrière!» et le procès unificateur de la «!prise de
conscience!». 68 marque tout à la fois la défaite du communisme du
XIXe siècle et de la révolution léniniste, la faillite de sa traduction insti-
tutionnelle dans les partis et les syndicats de la «!classe ouvrière!», et
la cristallisation d’un changement irréversible du rapport de forces
à l’intérieur d’un prolétariat mondial multiple qui n’a pu créer la
machine de guerre capable d’exprimer toutes ses puissances. Reste
que les luttes de la décolonisation et les mouvements féministes ont
miné profondément le pouvoir du salariat sur les «!minorités!».
C’est le même problème qui est l’objet de l’expérimentation des
mouvements contemporains. Non pas une nouvelle démocratie géné-
rique, mais l’invention de machines de guerre démocratiques antica-
pitalistes capables de prendre pour tâches stratégiques les guerres
civiles et la lutte sur le front de ses subjectivations.
Les luttes contre la «!loi travail!» et l’occupation de la place de
la République en France par «!Nuit debout!» résument toutes les
difficultés pour réunir les conditions de réalité de ce processus et
organiser une telle machine. Ce n’est ni le manque de technè, ni la diffi-
culté à projeter in abstracto une stratégie efficace contre la puissance
434 Guerres et Capital

du capitalisme financier qui fait obstacle à l’exercice efficace d’une


force susceptible, sinon de briser la longue séquence de victoires du
Capital, du moins de le combattre en faisant entrer la guerre dans la
position du problème. Quant aux nouvelles technologies, loin d’an-
noncer le sujet autonome d’un Commonfare, elles ne sont pas étran-
gères au mode de fonctionnement du capital financier et agissent
à l’intérieur d’une division sociale du travail qu’elles contribuent à
reproduire selon les fonctionnalités du «!capitalisme 24/7!208!» que
l’on peut toujours, jusqu’à un certain point, détourner dans un usage
coopératif du savoir. En deux jours à Nuit Debout, on a construit une
radio et une télé «!Debout!» en exploitant tous les réseaux sociaux et
leurs «!algorithmes!». Mais au bout de deux mois de lutte contre la
«!loi travail!», ce sont les divisions de classe entre salariés à plein temps
et précaires, entre employés et chômeurs que les mouvements de ce
printemps français ont eu du mal à franchir. Ce sont aussi les tempo-
ralités longues de la division sexuelle du monde et le fossé colonial
qui se reproduisent en tenant à l’écart les non-Blancs des quartiers
des jeunes Blancs urbanisés de la ville branchée.
Les «!convergences!» bien réelles qui se produisent et s’expéri-
mentent à la base entre salariés, précaires, étudiants, nouvelles subjec-
tivités sont conjoncturelles, non stratégiques. Elles ne définissent pas
une nouvelle politique alliée à de nouvelles formes d’organisation et
de désorganisation. Le positionnement d’un syndicat comme la CGT
est emblématique des impasses et des limites de ces convergences. À
son dernier congrès, la CGT a retrouvé sa nature de «!classe!», mais
sa «!radicalisation!» reste encore et toujours arcboutée sur le salariat
à plein temps, le cadre national de son action et le respect des formes
de légitimité de la gouvernementalité. Pendant ce temps, la machine
financière agit transversalement aux dispositifs de pouvoir (salariat,
précariat, welfare, consommation, communication, etc.) pour inter-
venir sur l’ensemble des guerres de classe, de race et de sexe qu’elle

208."Cf. Jonathan Crary, 24/7. Late Capitalism and the Ends of Sleep, Londres et New
York, Verso, 2013.
Les guerres fractales du Capital 435

fait passer à l’intérieur des individus autant que dans le socius en arti-
culant constamment le cadre national (qu’elle a phagocyté) au plan
mondial (qui est le sien!: celui du «!marché mondial!» inclus par Marx
dans le concept du capital).
Pourtant, si les mouvements en altermondialisation active sont
encore à la recherche de leurs modes d’organisation et d’exercice de
la «!force!» susceptible de mettre en péril le pouvoir du Capital!209, ils
ont incontestablement produit une conversion de la subjectivité et
ouvert à ce nouvel espace-temps d’expérimentation politique symbo-
lisé par l’«!occupation des places!». Mais de quelle expérimentation
s’agit-il!? Force est de constater que la démocratie de parole des uns
et les débouchés institutionnels des autres ne correspondent que très
partiellement à ce que ces luttes expriment.
Ce qui a été expérimenté en Grèce, en Espagne, en France, dans
les pays du Proche et du Moyen-Orient, aux USA, etc., est une toute
première tentative de rompre avec la gouvernementalité des guerres
au sein des populations qui nous assigne à une place et à une fonc-
tion productive, nous fixe à un sexe, une identité, une nationalité et à
une histoire nationale se révélant aussitôt postcoloniale. La multipli-
cité équivoque de désirs qui a pu s’affirmer dans ces mobilisations en
recherche d’une voie nouvelle entre révolution moléculaire et lutte des
classes (pour reprendre la toute première question de Félix Guattari)
a été avant tout motivée par le refus univoque d’être gouverné, par
la volonté/nécessité de se libérer de la relation de pouvoir gouver-
nants/gouvernés, de ses dispositifs (salariat, consommation, welfare,
hétérosexualité, etc.) et de ses axiomes (compétitivité, démocratie
parlementaire, participation, etc.). Tout se passant comme s’il n’y
avait plus d’autre objet/sujet d’expérimentation collective que le
refus de se soumettre à la gouvernementalité comme telle. Or, celle-ci

209."On ne soulignera jamais assez que la «!question de la violence!» est le plus mauvais
moyen pour poser la question de la «!force!» à laquelle elle est stratégiquement subor-
donnée. Pour le faire à l’envers!: c’est aussi le plus sûr moyen de contenir ladite violence
au niveau symbolique de la destruction du mobilier urbain et bancaire.
436 Guerres et Capital

n’a jamais été «!division sociale du travail!» (Marx) ou «!partage du


sensible!» (Rancière) sans être également, et plus fondamentalement
aujourd’hui encore, organisation des guerres de classe, de sexe, de
race et de subjectivité.
Si les luttes ne peuvent s’engager qu’en partant de la condition de
gouvernés, elles doivent impérativement se dégager des axiomes de
la gouvernementalité pour atteindre à leur propre terrain stratégique
d’affirmation. Ce qui implique non seulement de désigner un ennemi
qui sera toujours à la fois local et global, mais aussi de risquer une
forme de rupture engageant une conversion subjective, un processus
en rupture critique et clinique avec notre condition de salariés,
consommateurs, usagers – bref, de «!normopathes!» puisque, avec
ces assujettissements où le «!hors-sujet!» est interdit, nous sommes
tou.te.s, à un titre ou à un autre, les «!pièces!» de la mégamachine du
Capital. Or, les guerres que nous appelons fractales, menées au sein
de la population, sont caractérisées par une asymétrie qui n’est pas
interrogée tant que la guerre n’est pas problématisée.
La machine de guerre du Capital a construit et utilise un conti-
nuum entre guerre sanglante et guerre non sanglante, dont le champ
d’action est la population. Elle organise et pratique les guerres civiles
globales dont elle doit impérativement nier l’existence. Le conti-
nuum est tel seulement pour le Capital et le bloc des forces sociales
et politiques qui s’agglutinent autour de sa puissance, et qui passent,
selon les terrains, de l’utilisation d’armes militaires (dont la police est
dotée de façon croissante) à l’utilisation d’armes non militaires pour
combattre un ennemi dont on connaît le foyer de développement (la
population), mais non l’identité (il reste indétectable, probable, en
droit inconnaissable), bien que son lieu de naissance soit surdéter-
miné selon une logique postcoloniale globale.
Pour les exploités et les dominés, ce continuum n’existe pas
à moins qu’on ne le pro-duise – et ne le construise activement. Rien
n’est moins donné que ce continuum subjectif de rupture collective
qui doit s’inventer dans une temporalité autonome pour s’opposer
Les guerres fractales du Capital 437

à la continuité entre guerres sanglantes et guerres non sanglantes


du Capital. S’il y a asymétrie politique, c’est ici!qu’elle se vérifie et
s’énonce dans les termes les plus brutaux!: depuis les années 1970, le
Capital a une stratégie et une machine de guerre!; les prolétaires et
affiliés n’ont ni stratégies ni machines de guerre. Depuis près d’une
cinquantaine d’années, ils subissent, impuissants, l’initiative du Capital
financier qui n’a pas enterré la hache de guerre mais toute perspective
politique pouvant contribuer dans le court, moyen et long terme à un
réformisme du capital.
Repartons de la pointe la plus avancée de la pensée 68 sur la
guerre pour approfondir cette asymétrie qui n’est en aucune façon
une «!guerre asymétrique!». Pour ce faire, on reprendra une dernière
fois la distinction établie par Foucault entre pouvoir (relations entre
gouvernants et gouvernés) et guerre (relations entre adversaires) avec
leur «!enchaînement indéfini et renversement perpétuel!» qui, pour
nous, renvoie directement à l’instabilité des mouvements aberrants du
Capital. On mobilisera également le concept de «!machine de guerre!»
de Deleuze et Guattari. Distingué de la guerre et de l’État, rapporté à
la guerre sociale, il nous permet de poser que pouvoir et guerre (c’est-à-
dire les relations entre gouvernants et gouvernés et les relations entre
adversaires) constituent la double articulation de la machine de guerre
du Capital.
Revenons en Grèce où s’est déroulée une guerre financière qui
est, comme l’affirmaient nos deux officiers chinois à propos de la
«!crise!» asiatique, une «!vraie guerre!» se caractérisant par l’asymé-
trie que l’on cherche à mieux cerner. Et transposons-y l’indication
majeure de notre analyse!: tandis que les institutions du capital finan-
cier ont une stratégie (la dette), une définition claire de l’adversaire
(une partie de la population) et des armes de destruction massive
non militaires (la politique de l’austérité) pour la réaliser, ceux qui
sont soumis à l’initiative et à l’offensive de l’économie de la dette
combattent en position de «!gouvernés!» sans stratégie ni machine de
guerre. Tout est visible, rien n’est caché dans la stratégie du Capital.
438 Guerres et Capital

En Grèce, en juillet 2015, un passage a manifestement été opéré vers


une politique de gouvernementalité de guerres civiles. Les mouvements
grecs, dans un terrible isolement, ont été incapables de suivre l’en-
nemi sur ce nouveau terrain d’affrontement. Le refus de la gouver-
nementalité ne peut consister que dans le refus des «!libertés!» que
la relation gouvernants/gouvernés implique. Processus particulière-
ment difficile, puisque le mouvement ouvrier, communiste ou révo-
lutionnaire, n’a pas su produire un concept de liberté à opposer à la
«!liberté!» libérale.
La dette est pour la machine de guerre du capital à la fois une
relation de pouvoir relativement stable où s’opposent gouvernant
et gouvernés et un terrain d’affrontement stratégique où s’opposent
des adversaires. À travers la dette, les gouvernants conduisent de
façon relativement prévisible les comportements des gouvernés.
Relativement, puisque les gouvernés, en faisant usage de leur
«!liberté!», résistent, s’opposent, détournent les contraintes écono-
miques, poussant la machine de guerre du capital à étendre les dispo-
sitifs de financiarisation et à intensifier les politiques d’austérité pour
venir à bout de ces résistances, oppositions, détournements.
Foucault affirme que la relation gouvernants/gouvernés n’est ni
juridique, ni guerrière, car elle constitue une «!action sur des actions
possibles!» menées par des «!sujets libres!». Mais les possibles, la
liberté, l’action, les conduites présupposées par la relation de pouvoir
sont encore déterminées dans le cadre de la gouvernementalité. La
liberté du gouverné est la liberté libérale du capital humain ou de l’en-
trepreneur de soi ou encore du consommateur, c’est-à-dire la liberté
«!fabriquée!», sollicitée, incitée par les dispositifs de pouvoir pour
répondre aux nouvelles exigences de l’accumulation du Capital. Il
peut lutter «!dedans et contre!», mais (dedans et contre Foucault!?)
en étant toujours pris dans la division sociale du travail et dans ses
assignations subjectives.
Tout autre est la liberté qui crée elle-même ses propres possibles,
qui structure son champ d’action et se subjectivise par et dans cette
Les guerres fractales du Capital 439

création en devenant autonome et indépendante des «!gouvernants!»,


c’est-à-dire indécidable par rapport au plan de gouvernementalité.
Les gouvernés ne sont «!libres!» que s’ils arrivent à franchir le seuil
qui les sépare de l’affrontement stratégique en investissant les guerres
au sein de la population que le Capital mène sans discontinuer avec
leur propre machine de guerre. Or, nous l’avons vu, Foucault n’ex-
plique pas comment s’opère le passage de gouvernés à adversaires. Il ne
thématise pas la rupture comme condition de la subjectivation néces-
saire à la sortie de cet!«!état de minorité!» (Kant) qui l’obsède dans les
dernières années de sa vie parce qu’il ne problématise pas la construction
de la machine de guerre. C’est pourtant la condition indispensable à
un processus de subjectivation collective opérant par liens transver-
saux, en rupture avec la sémiologie du capital et tous ses dispositifs
de gouvernance des divisions.
Depuis 2011, les mouvements anticapitalistes ont multiplié les
modalités de rupture subjective. Ils se trouvent pourtant très vite
face à une alternative sans issue. Ou bien «!disparaître!», se dissoudre
comme forces organisées, ou se constituer en nouvelles formes de
représentation en ressuscitant les modalités de l’action politique
moderne qui sont en train de mourir. S’extraire de la relation de
gouvernementalité impose pourtant de faire jouer les deux côtés
de la relation. Non seulement sortir de l’état de subordination (des
«!gouvernés!»), mais refuser également de devenir de nouveaux
«!gouvernants!», de nouveaux prétendants à une meilleure représen-
tation des «!intérêts!» des dominés que celle exercée par les «!élites!».
Les «!nouveaux partis!» nés de ces mouvements opèrent un replâtrage
de la représentation parlementaire, en reproduisant l’illusion que
cette «!politique!» peut changer quelque chose, alors même qu’une
«!autre politique!» à l’intérieur de la gouvernementalité est impos-
sible. Ce que vient encore de montrer la récente mésaventure élec-
torale de Podemos en Espagne (il échoue aux portes du «!pouvoir!»).
Moins d’un an après le fiasco de Syriza (qui, en principe, détient
toujours ce même «!pouvoir!»).
440 Guerres et Capital

Dans ce livre, nous n’aurons cessé de pratiquer le Foucault de la


première moitié des années 1970. C’est aussi que la situation actuelle
nous incline à aller voir «!derrière le problème de la production de
richesse, pour montrer par quelles ruines, dettes, accumulations
abusives, s’est constitué, défait, un certain état des richesses!210!».
Car nous avons moins besoin d’une nouvelle théorie économique de
la valeur et d’une approche alternative de la gouvernementalité que
de poser la question politique par excellence à l’âge de la guerre civile
globale du « Capitalocène!».
Or, la lutte qui s’est déroulée en Grèce nous met en présence
d’une «!population!» qui n’a pas les ambiguïtés attachées à son
concept, aussi bien dans l’économie politique que dans le concept
de biopolitique (on soupçonne que l’une a pu influencer l’autre).
La population, comme toute réalité sociale dans le capitalisme,
est divisée, et divisée selon la logique de l’hostilité. La guerre est
conduite par une partie de la population contre une autre. Les résul-
tats du referendum de juillet 2015, 60!% et 40!%, donnent une idée
plus proche de la réalité de la division qui traverse la société que le
slogan du 1!% opposé au 99!% du mouvement Occupy Wall Street.
Ce chiffrage peut être «!vrai!» au niveau de la distribution des revenus
et des patrimoines (ce pourrait être le seuil à partir duquel le pouvoir
économique devient puissance financière), mais il ne rend pas compte
des blocs de forces qui se constituent en lignes de subjectivation à
partir de divisions «!économiques!» autrement différenciées et agen-
cées par la ligne de fracture financière. Ce qui aura aussi contribué à
maintenir le mouvement Occupy de 2011-2012 dans une contreculture
des «!réseaux sociaux!» en porte-à-faux avec l’appel à la grève géné-
rale de mai 2012, grève générale qui était elle-même peu compatible
avec certaines propositions héritées des années 1980 (taxe Tobin,
réforme du financement des campagnes électorales, etc.). Difficile
ici de donner tout à fait tort à Philip Mirowski et à son vitriolique
mot d’ordre!: «!Know your Enemy before you start daydreaming of a
210."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 115.
Les guerres fractales du Capital 441

better world!». Il concluait!: «!Sur ce point précis, Carl Schmitt avait


raison!211.!»
Aux États-Unis, comme en Grèce ou en Espagne, les forces
d’opposition à l’économie de la dette n’ont pas encore su produire
le passage de la figure assujettie du «!gouverné!» à celle, stratégique-
ment indépendante, de l’ennemi autonome, prenant son autonomie
par rapport à toutes les formes de contrainte gouvernementale pour
se composer politiquement dans un processus de subjectivation de
la guerre civile qui lui est imposé et auquel il expose à son tour l’ad-
versaire, dans la modification qu’il lui a imprimée.
Pour franchir cette passe et opérer cette rupture, les luttes qui se
sont multipliées depuis 2011 se heurtent à des difficultés majeures.
D’abord le Capital, sous sa forme financière, se présente comme un
ensemble de dispositifs anonymes et impersonnels, difficiles à cerner
sous la figure de l’adversaire!: la forme de l’exploitation et de la domi-
nation et les sujets du commandement sont plus abstraits et imma-
nents que les!«!patrons!» industriels et l’État-nation. Ensuite, la guerre
fractale qui se produit indéfiniment à toutes les échelles du réel (c’est
sa réalité multiscalaire) n’a ni la forme de la guerre interétatique, ni
celle de la guerre civile que les XIXe et XXe siècles nous ont léguée. On
a du mal à se battre dans une situation qui échappe à l’alternative entre
temps de guerre et temps de paix, et où la pacification sociale visée
par la stratégie du capital financier passe d’abord par le contrôle sécu-
ritaire de la population délégué au soft power des marchés. Le troi-
sième obstacle est représenté par les guerres de classe, de genre et
de race qui produisent de profondes divisions à l’intérieur du prolé-
tariat. Le passage des relations de pouvoir aux relations stratégiques,
la capacité de résistance et d’attaque, l’accumulation et l’exercice
de la force, les processus de subjectivation ont comme condition
la neutralisation de ces divisions et la construction de connexions
révolutionnaires entre des «!minorités!» qui n’en sont plus qu’au sens
le plus philosophique (la «!formule des multiplicités!» de Deleuze et
211."Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste, op. cit., p. 326.
442 Guerres et Capital

Guattari). Enfin, penser en termes de machine de guerre implique


d’affronter ce qui nous paraît être la limite essentielle de la pensée
68 – à savoir, son incapacité à penser la guerre en toutes ses compo-
santes comme forme totale de la valorisation du capital renvoyant ses
«!moments!» réformistes à des parenthèses stratégiques prises dans la
grande utopie capitaliste du libre marché.
La contre-histoire à laquelle nous nous sommes livrés n’avait
d’autre fonction que de recouvrer la réalité des guerres qui nous sont
infligées et déniées!: non pas la guerre idéale des philosophes, mais les
guerres qui font rage «!à l’intérieur des mécanismes du pouvoir!» et qui
constituent «!le moteur secret des institutions!». Et cette guerre des
guerres, devons-nous poursuivre là où Foucault s’arrête, ou décon-
struit le sujet qui parle dans ce discours, il ne suffit pas de la retrouver
comme un principe d’explication!; il faut la réactiver, lui faire quitter les
formes larvées et sourdes où elle se poursuit sans qu’on s’en rende bien compte
et la mener à des batailles décisives auxquelles nous devons nous préparer si
ne voulons pas être toujours vaincus.
Achevé d’imprimer
pour le compte d’Éditions Amsterdam
par XXXXXXXX
en septembre 2016

Dépôt légal!: octobre 2016


Numéro d’impression!: XXXXXX

Vous aimerez peut-être aussi