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Éric Alliez
Maurizio Lazzarato
Guerres et Capital
Éditions Amsterdam
2016
© Éditions Amsterdam, 2016
Tous droits réservés
multiplicité qui n’est pas à faire, mais à défaire et refaire pour charger
de nouveaux possibles les «!masses ou flux!» qui en sont double-
ment les sujets. Du côté des relations de pouvoir en tant que sujets
à la guerre ou/et du côté des relations stratégiques qui sont suscep-
tibles de les projeter au rang de sujets des guerres, avec «!leurs muta-
tions, leurs quanta de déterritorialisation, leurs connexions, leurs
précipitations!». En somme, il s’agirait de tirer les leçons de ce qui
nous est apparu comme l’échec de la pensée 68 dont nous sommes
les héritiers, jusque dans notre incapacité à penser et à construire
une machine de guerre collective à la hauteur de la guerre civile
déchaînée au nom du néolibéralisme et du primat absolu de l’éco-
nomie comme politique exclusive du capital. Tout se passant
comme si 68 n’avait pas réussi à penser jusqu’au bout, non sa défaite
(il y a, depuis les Nouveaux Philosophes, des professionnels de la
chose), mais l’ordre guerrier des raisons qui a su briser son insis-
tance dans une destruction continuée, mise à l’infinitif présent des
luttes de «!résistance!».
30."Il ne s’agit pas, il ne s’agit surtout pas d’en finir avec la résis-
tance. Mais avec le «!théoricisme!» satisfait d’un discours stratégi-
quement impuissant face à ce qui arrive. Et à ce qui nous est arrivé.
Car si les dispositifs de pouvoir sont constituants au détriment des
relations stratégiques et des guerres qui s’y mènent, il ne peut y avoir
contre eux que des phénomènes de «!résistance!». Avec le succès
que l’on sait. Graecia docet.
30 juillet 2016
1.!
État,
machine de guerre,
monnaie
Marx décrit le Capital comme ce procès qui est amené à «!révo-
lutionner en permanence!» les conditions de la production pour
transformer les limites de la valorisation (la capitalisation de plus-
value, ou de «!survaleur!») en conditions d’un développement
ultérieur reproduisant ses limites internes à une échelle toujours
élargie. Plus proches des Grundrisse, qui commencent par un
chapitre sur l’argent, que du Capital, Deleuze et Guattari voient
dans ce processus l’introduction de l’infini dans la production, par
le biais de l’argent comme forme exclusive de la loi de la valeur.
L’argent tient et fait tenir tout le système en élargissant sans cesse
le!«!cercle!» du crédit et de la dette qui détermine, de façon toujours
plus immanente, le rapport d’asservissement du travail (abstrait) au
(devenir-concret du) Capital.
C’est en tant que flux le plus déterritorialisé que l’abstraction
réelle de la monnaie fonctionne à la fois comme le moteur du mouve-
ment illimité du capital et comme dispositif de commandement stra-
tégique entre les mains des capitalistes. De là que l’argent ne cesse de
prendre d’autres fonctions que celles attachées à sa forme marchande
d’«!équivalent général!»!; et que le principe même d’une déduction
de la forme-argent à partir des seules nécessités de la circulation des
38 Guerres et Capital
comme une «!nouvelle forme de pouvoir!» ayant partie liée avec «!l’ins-
titution de la monnaie!».
Foucault va donc commencer par étudier les grands boulever-
sements politiques des VIIe et VIe siècles en s’attachant particulière-
ment à la «!stratégie hoplitique!» conduisant à l’éviction des vieilles
aristocraties de lignage!5. C’est le cas de Corinthe, où le polémarque
Cypsélos fut porté au pouvoir par ceux qui avaient été ses soldats
dans une armée d’hoplites. Mais ce qui intéresse surtout Foucault,
c’est la façon dont Cypsélos entend garder le pouvoir!: en introdui-
sant l’usage de la monnaie dans un dispositif (politique) d’intégra-
tion (économique) de la puissance militaire dont la clé est de «!limiter
les revendications sociales […] que la constitution des armées hopli-
tiques rend plus dangereuses!6!» dans le contexte des crises agraires
aggravant l’endettement des paysans. Sachant qu’il va s’agir de main-
tenir le régime de la propriété et la détention du pouvoir par la classe
possédante, que va faire le tyran!? Il va opérer une redistribution
seulement partielle des terres aux paysans-soldats (sans effacer leurs
dettes), tout en imposant aux «!riches!» un prélèvement d’un dixième
de leur fortune sur les revenus. Une partie est directement redistri-
buée aux «!pauvres!», une autre finance les «!grands travaux!» et des
avances aux artisans. La constitution de ce système complexe ne
pouvait pas se faire «!en nature!». Le cycle économique faisant refluer
l’argent distribué aux «!pauvres!» dans les caisses des «!riches!» (par
indemnité pour les terres redistribuées et mise au travail «!salarié!»),
qui pourront ainsi s’acquitter de l’impôt (en argent), assure – selon
la démonstration d’Édouard Will sur laquelle se fonde Foucault
– «!une circulation ou rotation de la monnaie, et une équivalence
avec les biens et les services !7!». La monnaie s’y affirme comme
mesure et comme norme des «!échanges!» et des «!équivalences!» qui
5."Ibid., p. 117-123.
6."Ibid., p. 133 (leçon du 24 février 1971).
7."Édouard Will, Korinthiaka!: recherches sur l’histoire et la civilisation de Corinthe des
origines aux guerres médiques, Paris, Éditions de Boccard, 1955, p. 470 sq.
État, machine de guerre, monnaie 41
10."Ibid., p. 134.
11."Ibid., p. 152 (leçon du 3 mars 1971).
État, machine de guerre, monnaie 43
réparti entre toutes les mains, alors qu’elle assure, au prix d’un certain
sacrifice économique, le maintien du pouvoir entre quelques mains.
Dans les doigts de l’Athénien, le tétradrachme à la chouette ne faisait
briller qu’un instant le simulacre d’un pouvoir détenu ailleurs!14!» –
qui, en droit (celui du nomos), appartient en commun à tous. Tous
étant (in-)également encouragés, au titre de l’eunomia mais au rang
que chacun occupe, au développement de l’artisanat, du commerce
tourné vers l’exportation et des colonies!15. Ce qui ne manquera pas de
transformer la conception même de la guerre, en coupant celle-ci du
modèle civique hoplitique dans le temps même où elle va se tourner
vers la mer (contrôle des îles et des routes maritimes, priorité donnée
à la flotte financée par l’État) et la guerre de siège (développement
de la «!poliorcétique!», des techniques militaires et du mercenariat). À
partir de la guerre du Péloponnèse, l’impérialisme athénien va de pair
avec la professionnalisation de l’armée dans une guerre permanente
utilisant tous les moyens : «!La bataille devient plus coûteuse, l’esprit
agonistique cédant à la volonté d’anéantissement, cependant que la
guerre de “coups de mains”, de “commandos”, de “guérillas” […] fait
concurrence à la bataille!16.!» Mais c’est aussi la guerre intérieure qui
sans cesse fait retour dans le cycle de la répartition du pouvoir et de la
distribution des biens avec cette chrématistique monétaire dénoncée
par Aristote en ce qu’elle ne cherche que «!l’acquisition de la monnaie
elle-même et par conséquent en quantités infinies!17!». Elle fera voler
en éclats le principe de mesure du «!ni trop, ni trop peu!» (l’excès de
richesse et l’excès de pauvreté) où s’inscrivait la césure solonienne du
19." Ibid., p. 233-234. Même remarque dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 554!:
«!Il y eut un grand moment du capitalisme quand les capitalistes s’aperçurent que l’impôt
pouvait être productif, particulièrement favorable aux profits, et même aux rentes.!»
20." Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 553.
État, machine de guerre, monnaie 47
1."Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap. XXXI, in Œuvres, Paris, Gallimard,
«!Bibliothèque de la Pléiade!», 1962, t. I, p. 1217. Et de poursuivre : «!Aussi le manque de
foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché
contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable.!»
50 Guerres et Capital
3."Penser ici à l’acte promulgué en 1547 au nom d’Édouard VI : chaque homme qui reste
pendant trois jours sans travail est considéré en flagrant délit de vagabondage. Les juges
«!doivent immédiatement faire marquer ledit oiseux sur le front à l’aide de l’acier brulant
par la lettre V, et adjuger ladite personne vivant si soigneusement au présentateur [c’est-
à-dire au dénonciateur] pour qu’il soit son esclave, pour qu’il possède et tienne ledit
esclave à la disposition de lui-même, de ses exécuteurs ou serviteurs par l’espace de deux
ans à venir!». La fuite est punie par un châtiment corporel, par une nouvelle marque, un
S, et la condamnation à l’esclavage perpétuel. La récidive de fuite est punie de mort. Cf.
Borislaw Geremek (éd.), Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris,
Gallimard/Julliard, 1980, p. 98-99.
4."Voir le terrifiant catalogue des effets de la colonisation espagnole dressé en 1542 par
Las Casas dans sa Brevísima relación de la destrucción de las Indias.
5."Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 1212-1213.
6."Karl Marx, lettre à Annenkov, 28 décembre 1846 (Œuvres, t. I, op. cit., p. 1438).
52 Guerres et Capital
2.1/!La guerre
contre les femmes
Systématisant des travaux italiens et américains développés depuis
les années 1970 dans le cadre de l’International Feminist Collective,
Silvia Federici n’hésite pas à lier le destin des femmes en Europe à
celui des peuples colonisés par l’Europe dans un livre dont le titre,
inspiré de La Tempête shakespearienne et de la reprise anticolo-
nialiste du personnage de Caliban, vaut pour manifeste!: Caliban
et la Sorcière!11. La naissance du capitalisme, y explique-t-elle, n’est
pas seulement synonyme d’une guerre contre les pauvres, elle
«!s’accompagne d’une guerre menée contre les femmes!12!» pour
les asservir à la division sociale du travail et à l’enclosure de toutes
les formes de relations humaines – l’une et l’autre passant par un
nouvel ordre sexuel qui accumule les divisions dans la production et
reproduction de la force de travail. L’avilissement et la diabolisation
de la femme («!mariée au diable!»), la destruction des savoirs dont
elle était dépositaire, la criminalisation de la contraception et des
pratiques «!magiques!» de soin privent les femmes du contrôle sur
leur corps, qui devient la propriété des hommes, garantie par l’État,
13." Michelet relève que les «!sorcières furent, pour la femme surtout, le seul et unique
médecin!» (La Sorcière [1862], Paris, Julliard, 1964, p. 110).
14."«!S’il est vrai que les travailleurs mâles ne devinrent formellement libres qu’avec
le nouveau régime du salariat, le groupe de travailleurs qui, dans la transition au capita-
lisme, approchèrent le plus la condition d’esclave fut les femmes de la classe ouvrière.!»
La séparation entre production et reproduction rend donc possible «!le développement
d’un usage spécifiquement capitaliste du salaire […] comme moyen d’accumulation de
travail non payé!» (Silvia Federici, op. cit., p. 199, p. 148).
15."Sur ce dernier point, outre Silvia Federici, voir Maria Mies, Patriarchy and
Accumulation on a World Scale, London, Zed Books, 1986, en part. p. 78-81.
L’accumulation primitive continuée 55
modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que
l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une
colonisation, un colonialisme interne!19.
2.2/!Guerres de subjectivité
et modèle majoritaire
Dans son cours au Collège de France intitulé Sécurité, territoire,
population, Foucault entreprend d’élargir le sens de la guerre et la
typologie des guerres ayant eu cours pendant la première période
de l’accumulation primitive. Pour ce faire, il attire notre attention
sur un aspect généralement passé sous silence des «!grandes luttes
sociales!» qui ont marqué la transition du féodalisme au capitalisme,
et dont la «!guerre des paysans!» (1524-1526) est l’un des épisodes
les plus marquants.
Foucault observe que la «!transition!» a été le théâtre d’un type
spécifique de guerre dont l’enjeu était les modes de subjectivation et
la conduite des comportements. Le «!pastorat!» chrétien qui exerçait
un pouvoir subjectif de contrôle sur les conduites des individus («!Il
faut devenir sujet pour devenir individu!» – et sujet dans tous les sens
du mot) entre en crise sous «!l’assaut de contre-conduites!», de ces
19."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société.!» Cours au Collège de France (1976), Paris,
Gallimard/Seuil, 1997, p. 89, nous soulignons (leçon du 4 février 1976).
L’accumulation primitive continuée 57
23."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 234 : «!dans les processus
révolutionnaires qui avaient de tout autres objectifs, de tout autres enjeux, la dimen-
sion de l’insurrection de conduites, la dimension de la révolte de conduite a toujours
été présente!».
24."Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours
au Collège de France (1983-1984), Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
25."Puisque les procès en sorcellerie s’accompagnaient de la confiscation des biens
des «!coupables!», et que l’on n’a pas tardé à y reconnaître une furieuse alchimie trans-
formant le sang des femmes en or. Il y a donc bien une économie politique de la chasse
aux sorcières.
26."Ce qui se dit des Basques, «!du tout impropres au labourage, mauvais artisans et
peu versés ès ouvrages de la main, et [dont] les femmes [sont] peu occupées, en leurs
familles, comme celles qui n’ont presque rien à ménager!». Cf. Pierre de Lancre, Tableau
de l’inconstance des démons, magiciens et démons (1612), éd. N. Jaques-Chaquin, Paris,
Aubier, 1982, p. 72, p. 77.
60 Guerres et Capital
2.3/!Libéralisme
et colonisation : le cas Locke
On a beaucoup étudié la biographie intellectuelle et l’appareil
doctrinal de John Locke pour vérifier s’il était bien le père fonda-
teur du libéralisme politique, à l’origine de toute la tradition
américaine, et «!le doyen de l’économie politique moderne!»
(Marx). Malgré une importante littérature anglo-saxonne large-
ment inconnue en France, on s’est beaucoup moins intéressé à la
longue carrière coloniale qui fut la sienne et à ses incidences sur
l’ensemble de sa philosophie où «!l’Amérique!» est omniprésente.
L’étude du libéralisme de Locke – et du libéralisme tout court – s’en
trouverait singulièrement enrichie et réinscrite dans l’histoire (ou la
contre-histoire) que nous retraçons ici à grands traits.
Locke fut en effet secrétaire des Lords propriétaires de la
Locke
Caroline (1668), où il possédait des terres bénéficiant de la règle
coloniale constitutionnelle qu’il avait contribué à rédiger et selon laquelle
«!tout citoyen libre de la Caroline exerce un pouvoir et une autorité
sans limites [absolute Power and Authority] sur ses esclaves noirs!31!».
À partir de 1673, il devint secrétaire et trésorier du Council of Trade
and Foreign Plantations (1673), mais aussi actionnaire de différentes
Compagnies, dont la Royal African Company qui gérait la traite
négrière et en obtint le monopole en l’Afrique de l’Ouest.
Or, c’est sur ce très lucratif commerce que reposait le modèle
«!agricole!» anglais de colonisation dont Locke était l’ardent défen-
seur. Qu’il y ait là contradiction immédiate avec les lignes d’ouverture
32."Cf. John Locke, Premier Traité du gouvernement civil, § 1: «!L’esclavage est pour
l’homme un état si vil, si misérable et si directement contraire au tempérament géné-
reux qu’on imagine mal comment un Anglais, encore moins un honnête homme [gentle-
man] pourrait plaider en sa faveur.!»
64 Guerres et Capital
42."Ce sont les recommandations de Locke dans son Rapport sur les pauvres – On
the Poor Law and Working Schools, 1697 – présenté au ministère du Commerce et des
Colonies. Cf. John Locke, Que faire des pauvres!?, Paris, PUF, 2013, p. 29-30, p. 32.
43."Ibid., p. 26.
44." Cf. John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Costes,
éd. É. Naert, Paris, Vrin, 1989, p. 591 (IV, XX, 2).
45." Cf. C. B. MacPherson, op. cit., p. 370-371.
L’accumulation primitive continuée 69
46." R.H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism, Penguin, 1948, p. 267 (cité par C.
B. MacPherson, op. cit., p. 377).
47." William Petyt, Britannia Languens (1680), p. 238 (cité par C. B. MacPherson, ibid.).
48." Cf. Matthieu Renault, op. cit., p. 26.
70 Guerres et Capital
2.4/!Foucault
et l’accumulation primitive
Différents auteurs de la nébuleuse des études postcoloniales
critiquent Foucault pour avoir largement ignoré la généalogie colo-
niale du biopouvoir, à l’exception du cours de 1976 au Collège de
France, où le passage que nous avons cité plus haut ferait figure
d’hapax!56. D’autres, cette fois-ci dans le champ des études fémi-
nistes, comme Silvia Federici, reprochent au philosophe français
son silence sur la «!chasse aux sorcières!», et plus généralement son
absence d’intérêt pour la question de la «!reproduction!» et de la
disciplinarisation des femmes dans la longue durée des techniques
de pouvoir et des phénomènes de résistance qu’il étudie. Les uns
et les autres s’accordent pour mettre en avant l’abstraction discur-
sive de l’analyse foucaldienne du pouvoir, fonctionnant comme un
Premier Moteur de l’Histoire.
Mais on comprend aussi que si l’on fait remonter la généalogie
des techniques disciplinaires et du biopouvoir au «!lancement!» de
l’accumulation primitive, alors l’histoire, le fonctionnement et les
56."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 89. Cf. Ann Laura Stoler,
Race and Education of Desire. Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of
Things, Durham et Londres, Duke University Press, 1995, p. 74-75!: «!Bien que Foucault
aborde la question de la colonisation dans de précédents cours, c’est ici que pour la
première et unique fois il lie explicitement le discours de la colonisation interne à
l’Europe à la réalité de son expansion externe – d’une façon que n’annonçait aucune
de ses analyses antérieures. [...] Foucault n’a pas approfondi ce lien ni développé
davantage.!» Comme nous allons le voir, cette question avait été préparée par la prise
en compte de la question du colonialisme dans le cours de 1972-1973 (Le Pouvoir psychia-
trique). À la décharge de Ann Laura Stoler, aucun des cours n’avait été publié au moment
de la publication de son livre.
L’accumulation primitive continuée 73
57."On en reste alors à la toute première formulation proposée par Foucault dans la
première leçon du cours de 1976, cf. Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit.,
p. 16 (leçon du 7 janvier 1976).
58."Ibid., p. 41-42 (leçon du 21 janvier 1976).
74 Guerres et Capital
59."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 272-273 (leçon du 15 mars
1978).
L’accumulation primitive continuée 75
62."Sidney W. Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New
York et Londres, Penguin, 1985, p. 55.
63."John Start Mill, Principles of Political Economy (1848), New York, D. Appleton, 1876,
p. 685-686 (cité par Sidney W. Mintz, op. cit., p. 42).
64."Mais on se gardera d’oublier qu’«!en Nouvelle-Espagne, dès le XVIe siècle, le travail
“libre” des salariés faisait son apparition!» au sein même de la succession et l’empiète-
ment des servitudes caractéristiques du Nouveau Monde. (cf. Fernand Braudel, op. cit.,
p. 338-339).
65."Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap. XXXI, op. cit., p. 1216 (et note).
L’accumulation primitive continuée 77
2.5/!Généalogie coloniale
des disciplines de la biopolitique
Les critiques formulées par les auteurs postcoloniaux, sans qu’il
soit nécessaire de les partager en totalité, peuvent utilement
problématiser la démarche foucaldienne et ses manquements. À
reprendre les deux pôles de développement dans l’exercice du
pouvoir sur les hommes depuis la rupture avec les rituels féodaux
du pouvoir souverain, le pouvoir disciplinaire centré sur le corps
comme machine intégrée «!à des systèmes de contrôle efficace et
économiques!» et le biopouvoir, «!qui s’est formé un peu plus
tard!» en l’espèce d’une biopolitique de la population!66, dateraient,
respectivement, de la moitié ou de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe
siècle. Mais à notre sens, leur essor différencié ne constitue qu’une
deuxième étape de construction des dispositifs de pouvoir du capi-
talisme qui devient plus significative si elle est pensée à la fois en
rupture et en continuité avec les deux premiers siècles d’«!accumu-
lation primitive!».
On trouve quelques traces de ce rapport de rupture et conti-
nuité dans le cours de 1973-1974, Le Pouvoir psychiatrique, où Foucault
élargit l’espace de constitution des dispositifs de savoir et de pouvoir
à l’économie-monde en établissant un parallèle entre métropole et
colonies. Dans ces pages, «!la colonisation interne!» des vagabonds,
des nomades, des délinquants, des prostituées, est mise en miroir
avec la «!colonisation externe!» des peuples colonisés sur lesquels on
exerce et on expérimente les mêmes dispositifs disciplinaires qu’en
Europe. «!Il faudrait voir avec un peu plus de détail comment les
schémas disciplinaires ont été à la fois appliqués et perfectionnés dans
les populations coloniales. Il semble que cette disciplinarisation se
soit faite d’abord d’une manière un peu discrète, marginale et, curieu-
sement, en contrepoint par rapport à l’esclavage!67.!»
66."Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 182-183.
67."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974),
Paris, Gallimard/Seuil, 1973, p. 70 (leçon du 28 novembre 1973).
78 Guerres et Capital
68."Ibid., p. 48-49. Ce sera l’une des thèses majeures de Surveiller et punir, Paris,
Gallimard, 1975, en part. p. 137-196. Foucault en créditera Marx dans un entretien paru
dans la revue Hérodote (1976) : «! tout ce que Marx a écrit sur l’armée et son rôle dans
le développement du pouvoir politique […] sont des choses très importantes qui ont
pratiquement été laissées en jachère, au profit des incessants commentaires sur la plus-
value!» («!Questions à Michel Foucault sur la géographie!», Dits et écrits, op. cit., t. II,
n°!169, p. 39.).
69."Ibid., p. 246 (leçon du 23 janvier 1974).
70."Foucault y faisait déjà référence dans une conférence de 1967 au Cercle d’Études
architecturales, cf. Michel Foucault, «!Des espaces autres!», Dits et écrits, op. cit., t. II,
n°!360, p. 1580.
71."Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 246.
L’accumulation primitive continuée 79
72."Ibid., p. 247.
73."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 216-217.
74."Dans ses interventions politiques, Foucault ne se fait pas faute d’inscrire cette
fonction «!reproductrice de la force de travail!» dans une «!politique du corps!» qui a
pour effet immédiat de politiser la sexualité (cf. «Sexualité et politique» [1974], Dits et
Écrits, op. cit., t. I, n° 138, p. 1405).
75."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 10 .
80 Guerres et Capital
2.6/!Le racisme
et la guerre des races
Mais la question la plus épineuse concerne la généalogie foucal-
dienne du «!racisme d’État!». Dans la dernière leçon de «!Il faut
défendre la société!», Michel Foucault nous incite à comprendre le
concept de biopouvoir comme «!rapport biologique!» et «!non
pas militaire, guerrier ou politique!». Cette affirmation mériterait
d’être problématisée à la lumière des processus de réduction des
femmes et des colonisés à une existence biologique qui n’a pu être
réalisée et poursuivie que par la guerre de races et la guerre contre
les femmes!: en effet, si l’accumulation primitive montre la stricte
implication entre biopouvoir et guerre, et l’impossibilité de les
distinguer, alors ce sont les dispositifs «!foucaldiens!» qui consti-
tuent la continuation des guerres de l’accumulation primitive par
d’autres moyens. Tout en reconnaissant que le racisme s’est déve-
loppé «!primo avec la colonisation, c’est-à-dire avec le génocide
colonisateur!77!», Foucault reste fortement centré sur l’Europe, et sa
problématisation de la guerre comme chiffre des relations sociales
et sa généalogie du racisme d’État s’en trouvent considérablement
affaiblies. Pour lui, «!ce qui a inscrit le racisme dans le mécanisme
78."Ibid., p. 226-227. Il reprendra un peu plus tard!: «!le thème du biopouvoir, développé
à la fin du XVIIIe et pendant tout le XIXe siècle!» (p. 233).
79."Ibid., p. 232.
80."Ibid., p. 227-229.
81."On lit en effet!: «!Si le pouvoir de normalisation veut exercer le vieux droit souverain
de tuer, il faut qu’il passe par le racisme. Et si, inversement, un pouvoir de souveraineté,
c’est-à-dire un pouvoir qui a un droit de vie et de mort, veut fonctionner avec les instru-
ments, avec les mécanismes, avec la technologie de la normalisation, il faut qu’il passe
lui aussi par le racisme!» (ibid., p. 228).
82 Guerres et Capital
2.7/!La guerre
dans l’économie-monde
Il n’est donc pas étonnant que les auteurs associés aux recherches
sur l’économie-monde complètent et enrichissent l’analyse des
transformations de la guerre et des manières de la mener en
rapport direct au capitalisme naissant et aux colonies. C’est en
effet l’«!accumulation primitive!» qui fournit le creuset de toutes
les fonctions que la guerre développera par la suite!: mise en place
des dispositifs disciplinaires de pouvoir, rationalisation et accéléra-
tion de la production, terrain d’expérimentation et de mise au point
de nouvelles technologies, gestion biopolitique de la force produc-
tive elle-même. Mais surtout, la guerre joue un rôle de premier
plan dans la «!gouvernementalité!» de la multiplicité des modes de
2.8/!L’accumulation
primitive en débat
L’accumulation primitive constitue la véritable «!matrice!» du capi-
talisme, mais à la condition d’apporter de profondes modifications
au cadre tracé par Marx dans Le Capital. Dans l’analyse marxienne
de la transition, on peut pointer deux «!limites!» qui affecteront
l’ensemble de l’analyse du capitalisme.
C’est d’abord la réduction au seul rapport capital/travail de la
multiplicité des guerres de sexes, de races, de subjectivité, de civili-
sations, etc., qui structurent la division sociale du travail. Nous avons
pour notre part voulu montrer que l’accumulation primitive est, dès
l’origine, une création/destruction continuée porteuse du fonction-
nement réel du marché mondial en ce qu’elle produit et reproduit les
différentiels entre une multiplicité de modes de production et d’ex-
ploitation du travail, de formations sociales, de dispositifs de pouvoir
et de domination irréductibles au seul « mode de!production!».
86 Guerres et Capital
89."Dans les dernières années de sa vie, Marx se livre à une importante mise au
point au sujet de sa théorie de l’accumulation primitive. L’occasion lui en est d’abord
donnée par un article du sociologue «!populiste!» russe N. Mikhailovski, qui critiquait
sa (prétendue!?) philosophie d’une fatalité universelle du développement du capita-
lisme. Dans sa réponse, en 1877, Marx rappelle qu’il s’est livré avant tout à une analyse
historique de la genèse du capitalisme en Europe occidentale et qu’il appartient au seul
Mikhailovski de l’avoir transformé en « une théorie historico-philosophique de la marche
générale, fatalement imposée à tous les peuples , quelles que soient les circonstances
historiques où ils se trouvent placés » (Karl Marx, «!La commune rurale et les perspec-
tives révolutionnaires en Russie!», in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, «!Bibliothèque de
la Pléiade!», 1968, p. 1555).
En 1881, sollicité par une lettre de Vera Zassoulitch à intervenir sur la «!question agraire
et sur la «!commune rurale!» en Russie, Marx saisit l’occasion pour préciser son point de
vue sur la transition vers le socialisme. La Russie n’est pas destinée à suivre les «!fourches
caudines!» de la séquence européenne!: formation sociale précapitaliste, accumulation
primitive, capitalisme, socialisme. Grâce à la propriété commune du sol, la «!commune
rurale!» russe «!peut devenir un point de départ direct du système économique auquel
tend la société moderne!; elle peut faire peau neuve sans commencer par se suicider!; elle
peut s’emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi la société, sans passer
par le régime socialiste » (p. 1565). La question de la transition n’est pas un problème
théorique!: «!Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe » (p. 1573).
En vertu de son retard même, la commune rurale, dans le cadre de la révolution, «!se
développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément
de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste!» (p. 1573). Ces passages sont
extraits des brouillons de la lettre de réponse que Marx envoya à V. Zassoulitch.
L’accumulation primitive continuée 87
90."Puisque c’est Rosa Luxemburg qui fait la première usage de ce terme, avant que
Carl Schmitt ne le reprenne.
91."Rosa Luxemburg, Œuvres, t. IV, L’Accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969,
p. 116-117.
88 Guerres et Capital
1."«!Petit à petit le corps social tout entier a été nettoyé de ces rapports belliqueux qui
le traversaient intégralement pendant la période médiévale!» (Michel Foucault, «!Il faut
défendre la société!», op. cit., p. 42).
94 Guerres et Capital
3.1/!L’État de la guerre
Pourquoi la constitution du Capital est-elle passée par la forme-
État,!se demande Deleuze!? Son développement aurait pu passer
par les villes, quand tout, ou presque, comme le répètent inlassa-
blement les libéraux, paraît opposer le Capital et l’État. Fernand
Braudel fait remarquer que les villes, au début, ont été parmi les
facteurs les plus décisifs du développement du capitalisme!: les
villes bancaires, les villes commerçantes, les villes-États. À la diffé-
rence de l’Asie où les villes ont été subordonnées à l’État, en
Europe, les villes et les États s’opposent et s’engagent dans une
lutte, larvée ou sanglante, dont les appareils d’État sortent vain-
queurs en s’emparant de leurs adversaires «!citadins!».
Pour rendre compte de la nature de cette lutte, Braudel évoque
une course entre deux coureurs!: le lièvre représente la ville, et la
tortue, l’État. Ils progressent donc à des vitesses différentes. Car
la ville a une puissance de déterritorialisation supérieure à celle de
l’État. Que l’on pense ici à la structure en réseau du négoce des lettres
de change se superposant à l’économie des villes avec ces banques
privées qui soutiennent le grand commerce, constituent le nerf des
bourses et des foires, règlent la circulation des métaux précieux à
travers l’Europe… Comment donc expliquer que la forme-État l’ait
emporté sur la forme-ville!? Pourquoi la déterritorialisation la moins
«!dynamique!» a-t-elle triomphé, alors même que la puissance de
projection capitalistique du capitalisme commercial qui est aussi
manufacturier est si forte, et que les villes!sont au fondement même
de la Renaissance européenne ?
À suivre Deleuze, qui a bien lu les historiens, le facteur détermi-
nant tient au fait que «!la forme-ville n’est pas un bon instrument d’ap-
propriation de la machine de guerre. Elle a besoin essentiellement
L’appropriation de la machine de guerre 95
la guerre comme des renards plutôt que comme des lions!; et nous
avons vingt sièges pour une bataille.!» Constat qu’il faut rapporter au
commentaire d’un Grand d’Espagne, le marquis d’Aytona, en 1630!:
«!La conduite de la guerre à l’époque actuelle est réduite à une sorte
de trafic, un commerce où le gagnant est celui qui a le plus d’argent !4.!»
Mais si la tortue victorieuse emprunte les traits du renard argenté qui
saura soutenir l’épreuve de force financière de la puissance militaire!5
et l’imposer à sa population (avec son lot de «!crises de subsistance!»),
encore faudra-t-il que sa coulée (puisque c’est ainsi que l’on qualifie le
réseau de sentiers fréquentés régulièrement par un animal) déborde
du continent européen et de son impasse stratégique pour s’étendre
à la mer – et à l’outre-mer. «!Dans l’état présent de l’Europe, écrit le
duc de Choiseul, Premier ministre dans les années 1760, ce sont les
colonies, le commerce et par conséquent la puissance maritime qui
déterminent la balance des forces sur le continent !6.!» C’est aussi que
la révolution militaire permet la maîtrise des mers (sea power), avec
l’apparition de grands vaisseaux de guerre, lourdement armés de
canons (à chargement par la bouche et non plus par la culasse !7, et
placés sur des affûts) déployés en batteries et à plusieurs niveaux sur
toute la longueur du navire : ce sont de véritables «!forteresses flot-
tantes!», dont on pourra ensuite réduire la taille pour accroître leur
mobilité. L’essor économico-stratégico-politique de la construction
navale appelle l’installation de bases navales lourdement fortifiées et
armées sur le continent et outre-mer, sans lesquelles la protection
des routes maritimes vers les colonies d’Amérique et d’Asie ne saurait
être assurée, et d’où pourra être lancée la guerre de course!8, qui fut le
dispositif le plus acéré du fleet in being. Si la mer est «!l’espace lisse par
excellence!9!», porteur d’une puissance de déterritorialisation investie
depuis l’Antiquité par les cités commerçantes, on comprend aussi que
seuls les États pouvaient mener à bien le striage militaro-marchand
des mers en l’élevant au niveau d’une première globalisation impé-
rialiste qui passait par la permanence en mer de flottes océaniques.
Leurs coûts sont si exorbitants qu’il ne pouvait mettre aux prises que
les États atlantiques d’Europe en entretenant leur rivalité féroce –
jusqu’à ce que la nation la plus maritime, pour laquelle «!there was
no short cut to supreme naval power !10!», emporte l’issue décisive qui
allait pouvoir reconduire la révolution militaire dans la révolution
industrielle.
Ce sont ces investissements de guerre imposés par une course aux
armements, offensifs et défensifs – c’est aussi une guerre économique
des «!infrastructures!» et des «!services!» –, qui vont imposer pour les
financer et les administrer rien de moins que la figure absolutiste de
l’État moderne. L’établissement militaire de l’État exige en effet une
armée «!de métier!» (avec une formation par unités, un entraînement
en masse, une nouvelle hiérarchie militaire privilégiant l’efficacité au
combat) et une administration permanente, une législation codifiée
autour de la propriété privée dont on pose le caractère juridiquement
inconditionnel et que l’on «!administre!», et enfin un marché unifié
par l’intégration territoriale permettant un dispositif de levée des
impôts nationaux, à l’exemple de la taille royale destinée à financer les
premières unités militaires régulières d’Europe (elle sera le premier
impôt national levé en France). Si ce que Marx appelle «!le plan bien
réglé d’un pouvoir d’État dont le travail est divisé et centralisé comme
8."Ce sont les expéditions corsaires menées à partir ce que les Anglais appellent les
centres of privateering.
9."Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 598-599.
10."Michael Duffy, «!The Foundations of British Naval Power!», in M. Duffy (dir.), The
Military Revolution and the State, 1500-1800, Exeter, University of Exeter Press, 1980, p. 81.
98 Guerres et Capital
11."Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969,
p. 125.
12."La morphologie militaire de l’État représenterait ainsi selon Perry Anderson
«!un souvenir amplifié des fonctions médiévales de la guerre!», dont la «!structure fut
toujours le conflit de somme nulle des champs de bataille, où des quantités définies de
terre étaient gagnées ou perdues!» (L’État absolutiste, vol. 1, L’Europe de l’Ouest, Paris,
Maspero, 1978, p. 32-34).
13."Ibid., p. 22. «!Les villes, souligne Perry Anderson, n’ont jamais été un phénomène
exogène dans le féodalisme en Occident.!»
L’appropriation de la machine de guerre 99
14."Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century. Money, Power and the Origins of our
Times, Londres et New York, Verso, 2010 (2e éd.), p. 51.
100 Guerres et Capital
3.2/!L’art et la manière
de la guerre chez Adam Smith
C’est à Adam Smith, et non à Marx, qu’il revient de thématiser le
premier le rapport entre «!richesse!», «!pouvoir!» et centralisation de
l’usage de la force armée par l’État. Un État fort. Allez comprendre
après cela que l’homme des Lumières écossaises puisse être consi-
déré comme le grand théoricien du doux commerce et du «!pacifisme
fondamental!» propre à la tradition libérale qui lui est attaché jusque
chez Schumpeter… Il nous suffira ici de restituer la marche militaire
de sa démonstration menée… tambour battant dans La Richesse des
nations.
Condition d’une nation «!civilisée et opulente!», la loi du
Souverain doit en tout premier lieu réaliser la centralisation du
pouvoir et de l’armée. Le contrôle définitif par l’État de la guerre
permanente qui sévit dans la société, la mise au pas des milices!22 et
l’institutionnalisation des machines de guerre héritées du féoda-
lisme dans une «!armée réglée [a well-regulated standing army]!» est au
cœur de ce processus de centralisation. L’exactitude historique de la
reconstitution est moins importante que l’agencement qu’il permet
d’établir entre la «!division du travail!» (présente dans la manufac-
ture et le commerce comme dans l’art de la guerre) et le pouvoir. La
conclusion de ce processus est décisive pour l’accumulation des
richesses!: les guerres modernes créent une synergie entre «!pouvoir
et richesse!», entre le domaine militaire et l’industry qui établit une
22."Cette question des «!milices!» est au cœur du débat entre Adam Smith et Adam
Ferguson, qui avait publié deux opuscules (non signés) en leur faveur. Contre la disso-
lution de l’union républicaine des arts de la politique et de la guerre par et dans une
armée au service exclusif du Souverain, Ferguson faisait valoir l’importance des vertus
martiales de la grande tradition écossaise des Highlanders alors même que celle-ci avait
déjà été militairement et socialement défaite – au profit de l’affirmation de cette «!Nation
of Manufacturers!» dont Smith restitue l’économie politique du pouvoir qui la structure.
Cf. Adam Ferguson, Reflections previous to the Establishment of a Militia (1756), et John
Robertson, The Scottish Enlightenment and the Militia Issue, Edinburgh, John Donald,
1985.
L’appropriation de la machine de guerre 103
23."Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris,
Garnier-Flammarion, 1991, t. 1, p. 502 (livre III, chap. IV).
24."Ibid., p. 502-506.
25."Ibid., p. 315.
26."Ibid., p. 315-316.
104 Guerres et Capital
28."Ibid., p. 332.
29."Adam Smith, Theory of Moral Sentiments, éd. D. D. Raphael et A. L. MacFie,
Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 51.
30."Ibid., p. 249.
106 Guerres et Capital
31."Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, op. cit., p.!331
(trad. modifiée).
32." Cf. Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit.
L’appropriation de la machine de guerre 107
1."Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 687 (livre VIII, chap. 2).
2."Ibid., p. 686 (livre VIII, chap. 3),
3."Ibid, p. 597 (livre VI, chap. 30).
4."On cite ici René Girard non pour la portée théorique de son Achever Clausewitz (en
collaboration avec Benoît Chantre, Paris, Champs-Flammarion, 2011), mais du seul fait
que sa théorie de la guerre de tous contre tous va être utilisée par l’école de la régula-
tion comme fondement ontologique de l’institution de la monnaie. À l’endroit de cette
Les deux histoires de la Révolution française 111
théorie de la guerre, il faut porter la même critique que celle de Foucault eu égard à
Hobbes!: il ne s’agit pas d’une guerre réelle, mais d’une fiction destinée à légitimer le
pouvoir centralisé du Souverain. L’institution de la monnaie à partir de la guerre de tous
contre tous aboutit à sa transcendance par rapport à la guerre réelle entre «!capitalistes
et ouvriers!». C’est la monnaie comme médiation des conflits de classe.
5."Carl von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 709 (livre VIII, chap. 6).
6."Ibid., p. 672 (livre VIII, chap. 2), p. 688 (chap. 3).
7."Ibid., p. 688.
8."Ibid., p. 51 (livre I, chap. 1, § 24).
112 Guerres et Capital
18."Ibid., p. 552.
19."Saint-Domingue est alors le plus gros producteur de café et de sucre dont la
demande est exponentielle. La mortalité y est aussi telle qu’il faut «!importer!» 40 000
esclaves sur l’île chaque année. Gordon K. Lewis qualifie Saint Domingue de «!Babylone
des Antilles!» car la corruption, la vénalité et la brutalité y sont la règle commune (Main
Currents in Caribbean Thought, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1983, p. 124).
20."À suivre Peter Hallward, «!Si la Révolution française constitue le grand événement
politique de l'époque moderne, la révolution haïtienne doit figurer comme la séquence
la plus décisive de cet événement!» («!Haitian Inspiration!», Radical Philosophy, n°!123,
janvier-février 2004, p. 3).
Les deux histoires de la Révolution française 115
aux troupes envoyées dans l’île en 1801 par Napoléon pour réta-
blir l’ordre et l’esclavage du Code noir. Elle les défait (en leur infli-
geant 50!000 morts – soit beaucoup plus que les pertes françaises à
Waterloo), comme elle avait défait les armées espagnoles et anglaises.
De la première révolte de 1791 à la déclaration d’indépendance le 1er
janvier 1804, sur une période de douze ans, la révolution nègre des
500!000 esclaves de Saint-Domingue devenu Haïti sort politique-
ment et militairement victorieuse de la confrontation avec les trois
puissances coloniales dominantes de l’économie-monde. Bien avant
les armées rouges soviétique et chinoise, l’«!armée nègre!» est la
première force prolétarienne à révolutionner si profondément l’art
de la guerre. «!Ils avaient l’organisation et la discipline d’une armée
entrainée, tout en se servant des ruses et des finesses propres à la
guérilla. […] Quand les forces françaises importantes arrivaient pour
les anéantir, ils disparaissaient dans les montagnes, laissant tout en
flamme derrière eux!; dès que les Français, vaincus par la fatigue, se
retiraient, ils revenaient détruire d’autres plantations et attaquer les
lignes françaises!21.!» Le style très clausewitzien emprunté par C.L.R.
James ne saurait faire oublier que l’on touche ici à l’impensable pour
l’officier prussien qui avait su prendre toute la mesure de la résis-
tance espagnole dans la géopolitique européenne. Il dépasse en effet
l’entendement que des esclaves illettrés, «!constitutionnellement
incapables de discipline et de liberté!», puissent apprendre très rapi-
dement les techniques de guerre les plus sophistiquées pour mieux
les mettre au service d’une guérilla implacable après avoir célébré des
rites vaudou!22!!
21."C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-
Domingue, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 332 (1re éd. anglaise, 1938 ; 1989 pour
l’édition augmentée).
22."D’après le récit de C.L.R. James!: «!Se servant de torches pour se frayer un chemin,
les leaders de la révolte!se réunirent dans un espace ouvert de l’épaisse forêt de Morne
Rouge, une montagne surplombant Cap François, la plus grande ville. Alors, Boukman, le
chef, après des incantations vaudou et avoir bu le sang d’un cochon, donna les dernières
instructions!» (C.L.R. James, A History of Pan-African Revolt, Oakland, PM Press, 2012
[1938/1969], p. 40).
116 Guerres et Capital
from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990, p. 228 (cité par Peter
Hallward, art. cité, p. 5).
26."Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti (2000), Paris, Éditions Lignes, 2006, p. 9.
118 Guerres et Capital
29."Nick Nesbitt fait une remarque en ce sens dans Caribbean Critique: Antillean Critical
Theory from Toussaint to Glissant, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 10-11.
30."Selim Nadi, «!C.L.R. James et les luttes panafricaines!», Parti des
Indigènes de la République, 5 mars 2014 (URL!: indigenes-republique.fr/
c-l-r-james-et-les-luttes-panafricaines).
5.
Biopolitiques
de la guerre civile
permanente
5.1/!La séquestration temporelle
de la classe ouvrière (et de la société toute entière)
Mis à l’abri du danger de la Révolution, placé sous les auspices de
la Restauration, le capital va-t-il se développer «!pacifiquement!»!?
Pour l’idéologie libérale, la réponse est, sans hésitation, affir-
mative. En 1814, année de la défaite des armées napoléoniennes
que Carl Schmitt fait coïncider avec la «!victoire de la révolution
industrielle!», Benjamin Constant énonce l’une des premières
ritournelles du libéralisme!: «!Nous sommes arrivés à l’époque du
commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la
guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder!1.!»
L’histoire des XIXe et XXe siècles a montré qu’il avait tort. Tout au
long du XIXe siècle, le «!calcul civilisé!» de l’économie ne va aucune-
ment se substituer à «!l’impulsion sauvage!» de la guerre, il va tout au
contraire déchaîner la guerre civile pour transformer le prolétariat en
force de travail soumise et précipiter l’État-nation dans un nouveau
type de guerre!: la guerre impérialiste totale, qui est inextricablement
5.2/!La formation
de la cellule familiale
La guerre civile généralisée, condition et conséquence de la
formation de la force de travail, est en même temps une «!guerre
de subjectivités!». La production de subjectivité est à la fois la
première des productions capitalistes et l’une des principales
modalités de la guerre, et de la guerre civile.
La lutte contre les illégalismes prolétaires pour mater le refus de
se soumettre aux disciplines et au modèle de subjectivation du travail-
leur salarié ne met donc pas seulement en jeu les dispositifs classiques
de la guerre civile!; dans une société libérale indexée sur la propriété
privée, on ne fixe pas les prolétaires à l’appareil de production par la
seule contrainte économique, on n’entretient pas leur assujettisse-
ment uniquement avec la «!discipline de la faim!» et la menace de la
prison, on ne «!régularise!» pas leurs comportements par une pure et
simple répression (police des mœurs) ou par l’imposition brutale des
nouvelles normes.
Dès lors que le passage de la condition de prolétaire exproprié
à celle de travailleur salarié est loin d’être automatique, la rencontre
de l’«!homme aux écus!» et des ouvriers qui définit le capitalisme
industriel requiert un long travail de conversion de la subjectivité.
Pendant la colonisation, des peuples entiers, après avoir été expro-
priés de leur «!vie de sauvages!», se sont laissés mourir plutôt que de
tomber dans un esclavage qui pouvait inclure l’option du «!travail
libre!». «!Travail libre!» que la pratique du travail à mort dans les
ateliers et les manufactures rapproche tant de l’esclavage tout court
11."Edward P. Thompson, op. cit., p. 79.
130 Guerres et Capital
20."Selon le bon docteur Taillefer, médecin de la cité Napoléon, qui fut la première
cité ouvrière de Paris, et auteur de la brochure Des cités ouvrières et de leur nécessité comme
hygiène et tranquillité publique (1850).
21."Jacques Donzelot, La Police des familles, op. cit., p. 46.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 135
22."Au sens de cette irrégularité et de cette autonomie ouvrière des plus qualifiés,
insoumis au patron et irrespectueux de la morale familiale, qui se reconnaissent par déri-
sion, au milieu du XIXe siècle, dans ce terme de «!sublime!», cf. Denis Poulot, Question
sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, Paris, Maspero, 1980 (1re
éd., 1870). Poulot en propose un «!diagnostic pathologique!» (p. 123) pour lui opposer
l’ouvrier consciencieux dont le centre de vie est la famille (p. 139).
23."Lion Murard, Patrick Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable, op. cit., p. 155.
24."Ibid., p. 185.
136 Guerres et Capital
4."Charles Callwell, Small Wars: Their Principles and Practices, Londres, HSMO, 3e éd.,
1906, chap. 1, p. 22.
5."Hannah Arendt, L’Impérialisme (1951), Paris, Seuil, «!Points-Essais!», 2010, p. 19 (et
chap. 3 sur la société raciale des Boers et sa valeur de modèle pour l’élite nazie).
La nouvelle guerre coloniale 145
6."Cf. Lord Cromer, «!The Government of the Subject Races!», Edinburgh Review,
1908.
7."Hannah Arendt, L’Impérialisme, op. cit., p. 149.
146 Guerres et Capital
9."Lettre d’Abd el-Kader à Bugeaud, citée par Yves Lacoste, La Question post-coloniale,
Paris, Fayard, 2010, p. 297.
10."Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961), Paris, La Découverte, 2002, p. 44.
148 Guerres et Capital
11."Cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Plon, 1993, p.!177-178.
12."Alexis de Tocqueville, «!Travail sur l’Algérie!», Œuvres complètes, t. I, Paris,
Gallimard, «!Bibliothèque de la Pléiade!», 1991, p. 706, 710, 716. Cf. Olivier Le Cour
Grandmaison, op. cit., p. 98-114.
13."Dans le texte de Tocqueville : «!J’ai souvent entendu […] des hommes que je
respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on
vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des
enfants. Ce sont là, selon moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple
La nouvelle guerre coloniale 149
qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre!» («!Travail sur l’Al-
gérie!», op. cit., p. 704).
14."Le maréchal Bugeaud publie dès 1838 De l’établissement de légions de colons mili-
taires dans les possessions françaises de l’Afrique. Il en reprend l’argumentaire en 1842 dans
L’Algérie. Des moyens de conserver et d’utiliser cette conquête.
15."Lettre de Bugeaud à Genty de Bussy, 30 mars 1847.
16."« Rapport fait par M. de Tocqueville sur le projet de loi portant demande d’un
crédit de 3 millions pour les camps agricoles de l’Algérie », in Alexis de Tocqueville,
Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 404.
17."On s’accorde à penser que la population globale de l’Algérie a été amputée de près
de la moitié (passant de 4 à 2,3 millions) entre 1830 et 1850.
18."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 66-67 (leçon du 24 janvier
1979).
150 Guerres et Capital
22."Friedrich Engels, «!Les journées de juin 1848!», in Karl Marx, Les Luttes de classes en
France, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 184.
23."Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 213. Il y voit «!le soulèvement de toute
une population contre une autre!».
152 Guerres et Capital
27."Cf. F. Engels, The Northern Star, 22 janvier 1848, in Marxisme et Algérie, op. cit., p. 25!:
«!En gros notre opinion est qu’il est très heureux que le chef arabe ait été pris. La lutte
des Bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guerre a été menée par des
soldats brutaux comme Bugeaud soit très condamnable, la conquête de l’Algérie est un
fait important et propice au progrès de la civilisation.!» Plus généralement, sur cette
question du «!modernisme!» eurocentrique marxiste, cf. Peter Osborne, Marx, Londres,
Granta Books, 2005, chap. 7 et 10.
7.
Les limites
du libéralisme
de Foucault
[Vous connaissez] la citation de Freud!: «!Acheronta movebo.!»
Eh bien, je voudrais placer le cours de cette année sous le signe
d’une autre citation moins connue et qui a été faite par […]
l’homme d’État anglais Walpole qui disait, à propos
de sa propre manière de gouverner: «!Quieta non movere!»,
«!À ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher!».
C’est le contraire de Freud en un sens.
— Michel Foucault, Naissance de la biopolitique
Hanté par la pensée quarante-huitarde et le projet d’une
«!République qui sera démocratique et sociale ou ne sera pas!»
(selon la formule des révolutionnaires de 1848), le XIXe siècle est
le siècle du triomphe du libéralisme avec son spectacle de crises
et de misère ouvrière engendrées par la «!liberté du commerce!».
Celle-ci est supposée se substituer à la guerre et à l’emprise illi-
mitée d’un État que l’on va limiter à la seule défense de la sûreté
des biens et des personnes les possédant, selon le raisonnement très
«!lockéen!» de Benjamin Constant qui en conclut à la limitation des
droits politiques à ceux qui ont «!le loisir indispensable à l’acquisi-
tion des Lumières!1!». Ce qui indique assez que la gestion libérale de
la liberté ne deviendra l’horizon irréversible des sociétés démocra-
tiques qu’en commençant par opposer à la perspective de la subver-
sion de la société bourgeoise la réalité de la guerre civile contre les
«!bédouins de l’intérieur!». Il appartient dès lors à l’ordre libéral
des choses que les survivants des journées de Juin et leurs familles
4."Ibid., p. 286-287. Ce qui se dit au beau milieu du long commentaire de la «!main in-
visible!» qui forme la dernière partie de la leçon du 28 mars 1979 (p. 282-290).
5."Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique!? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015.
6."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 300-301 (leçon du 4 avril
1979).
158 Guerres et Capital
12."Ibid., p. 306.
13."Adam Smith, The Wealth of Nations (1776), livre I, chap. 4 («!Of the Origin and Use
of Money!»)!; t. I, p. 91 de l'édition française citée.
14."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 301.
15."Ibid., p. 300.
Les limites du libéralisme de Foucault 161
16."Ibid., p. 311.
17."Ibid., p. 312.
18."Ibid., p. 313-314.
162 Guerres et Capital
19."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 284 (leçon du 28 mars 1979).
20."Ibid., p. 284-285.
21."Ibid., p. 56, nos italiques (et p. 62 sur la position de l’Angleterre, p. 58 sur «!l’illimi-
tation du marché extérieur!») (leçon du 24 janvier 1979).
22."Ibid., p. 56, 62.
Les limites du libéralisme de Foucault 163
28."Ibid., p. 48.
29."R. H. Tawney, La Religion et l’essor du capitalisme, Paris, Marcel Rivière, 1951, p.
177 (nos italiques).
Les limites du libéralisme de Foucault 165
35."Michel Foucault, dans un dialogue inédit lors d’une conférence donnée à Berkeley
sur «!Ethics and Politics!» en avril 1983 (cité par Serge Audier, Penser le «!néolibéralisme!».
Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, p. 433).
Les limites du libéralisme de Foucault 169
que va en faire le XIXe siècle est tout différent. L’habitude est «!pres-
criptive, puisque c’est ce à quoi il faut que les gens se soumettent!».
L’habitude se transmet et s’apprend, et va ainsi constituer le prin-
cipe du fonctionnement des techniques disciplinaires. L’appareil de
«!séquestration temporelle!» fixe les individus à l’appareil de produc-
tion en fabriquant à la fois des «!habitudes par un jeu de coercitions
et punitions, d’apprentissage et châtiments!» – et des normes dont la
fonction est de produire des «!normaux!».
Au XIXe siècle, l’habitude et le contrat sont conçus à la fois comme
complémentaires et comme ce qui divise profondément la société en
ce qu’ils impliquent une inégalité essentielle face à la propriété.
Le contrat est, dans cette pensée politique du XIXe siècle, la forme juri-
dique par laquelle ceux qui possèdent se lient les uns aux autres […].
En revanche, l’habitude, c’est ce par quoi les individus sont liés, non
pas à leur propriété, puisque c’est le rôle du contrat, mais à l’appareil de
production. C’est ce par quoi ceux qui ne possèdent pas vont être liés à
un appareil qu’ils ne possèdent pas!; ce par quoi ils sont liés les uns aux
autres par une appartenance qui n’est pas censée être une appartenance
de classe, mais une appartenance à la société toute entière!38.
38."Ibid., p. 242.
Les limites du libéralisme de Foucault 171
39."Ibid., p. 243.
40."Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 358 (leçon du 5 avril 1978).
41."Cf. Adam Smith, The Wealth of Nations (1776), livre I, chap. 8 («!Of the Wages of
Labor!») et 9 («!Of the Rent of Land!»), conclusion.
8.
La primauté
de la prise, entre
Schmitt et Lénine
Pour conclure l’analyse de la séquence 1870-1914 et le tournant
qu’elle a constitué, nous allons confronter les lectures de l’impéria-
lisme menées par Lénine et Carl Schmitt afin de les compléter l’une
par l’autre selon le principe d’une critique mutuelle. Le procédé
peut s’autoriser d’un certain nombre de croisements entre l’ana-
lyse économico-politique de l’impérialisme moderne par le consti-
tutionnaliste allemand et la théorie léniniste de l’impérialisme, dont
Schmitt n’ignore pas les sources!: à savoir la théorie engelsienne de
l’économie de la guerre dans la longue durée de l’histoire du capi-
talisme ( jusqu’à la crise finale)!1, Imperialism. A Study (1902) de J.
A. Hobson (l’économie globale du colonialisme est au cœur de sa
critique de l’impérialisme!2) et Le Capital financier (1910) de Rudolf
Hilferding.
18."Cette conférence inédite a été publiée à presque vingt ans d’intervalle dans
deux livraisons de la revue Commentaire sous des titres qui sont ceux de la rédaction!:
Alexandre Kojève, «!Capitalisme et socialisme. Marx est Dieu, Ford est son prophète!»,
Commentaire, n° 9, 1980!; «!Du colonialisme au capitalisme donnant!», Commentaire,
n°!87, 1999 (précédé par la traduction de l’article de Carl Schmitt, «!Prendre/partager/
paître!»).
19."Carl Schmitt, « Prendre / partager / paître », op. cit., p. 64, n. 5.
180 Guerres et Capital
20."Ibid., p. 64, n.!4. Kojève expliquait pour sa part que «!lorsque tout est déjà pris, on
ne peut partager ou répartir que si certains donnent ce que d'autres recevront afin de le
consommer!» («!Du colonialisme au capitalisme donnant!», art. cité, p. 562).
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 181
24."Elle sera pronostiquée par Keynes dès 1919 comme conséquence dévastatrice du
traité de Versailles en Allemagne, et de façon cumulative sur l’équilibre d’ensemble du
marché capitaliste intégré. Cf. J. M. Keynes, Economic Consequences of the Peace, Londres,
1919, p. 251.
25."Congressional Record, 26 mai 1933.
26."Richard Hofstadter, The Age of Reform: From Bryan to F.D.R., New York, Knopf,
1955, p. 319.
27."Le Banking Act de 1933 sépare banques d’investissement et banques de dépôt
dont les avoirs sont garantis par l’État Fédéral. Le Securities Exchange Act de 1934 met
la bourse sous contrôle d’une Security and Exchange Commission (SEC). Recettes
remises au goût du jour par la crise financière de 2008 – avec les résultats que l’on sait!:
les impôts et les dépôts ont refinancé les pertes des «!investisseurs!».
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 183
30."J. M. Keynes, « The United States and the Keynes Plan », The New Republic, 29
juillet 1940 (cité par A. Negri, op. cit., p. 66). Rappelons que Keynes est entré au Trésor
britannique en 1940 dans un contexte de mobilisation totale de toutes les ressources
vers des usages militaires. Le système de travail obligatoire sera assorti d’un plan de
sécurité sociale, qui donne naissance en 1943, sous la houlette de Lord Beveridge, au
National Health Service (NHS).
9.
Les guerres
totales
L’essentiel n’est pas ce pour quoi nous nous battons,
c’est notre façon de nous battre.
— Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure
1."Ernst Jünger, La Paix (1945), in Journaux de guerre, t. II!: 1939-1948, Paris, Gallimard,
«!Bibliothèque de la Pléiade!», 2008, p. 49.
188 Guerres et Capital
5."On pensera ici aux travaux pionniers de Jean-Pierre Faye depuis Langages totali-
taires (1972).
6."Ludendorff, Urkunden der obersten Heeresleitung über ihre Tätigkeit, 1916-18 (1920),
cité par Jean Querzola, «!Le chef d’orchestre à la main de fer. Léninisme et Taylorisme!»,
in Le Soldat du travail. Guerre, fascisme et taylorisme, textes réunis par L. Murard et P.
Zylberman, Recherches, n° 32-33, 1978, p. 79 (nous soulignons).
190 Guerres et Capital
est vrai que Napoléon lui-même, avec ses corps d’armée «!en masse!»,
ne se proposait que la destruction de l’armée adverse dans une bataille
décisive en rase campagne. Aussi «!la guerre n’avait pas encore réalisé,
pour parler avec Clausewitz, sa forme abstraite ou absolue !7!» – à la
différence de la guerre mondiale, de cette guerre dans laquelle «!il
était difficile de distinguer où commençait la force armée proprement
dite, où s’arrêtait celle du peuple. Peuple et armée ne faisaient qu’un!»
dans la «!guerre des peuples!». S’ensuit que «!toutes les théories de
Clausewitz sont à remplacer!». Ce dont témoigne l’influence malheu-
reuse qu’elles ont longtemps gardée au sein même de l’état-major
allemand où elles auraient contribué à entretenir cette conception
révolue de la guerre comme «!instrument de la politique extérieure!»
des États. Or, c’est maintenant la politique qui doit servir la guerre!8 dans
une radicale transformation de l’une et de l’autre, portées au point
de fusion de l’intérieur et de l’extérieur qui rend caduc la distinction
entre combattants et non combattants dans la politique et la guerre
totales!9.
«!Sans la guerre totale, explique doctement Daudet, le blocus par
lequel les nations alliées prétendaient à bon droit – du moins jusqu’à
la défection russe – encercler et affamer l’Allemagne, n’était et ne
pouvait être qu’un mot!10.!» À quoi répondit la «!guerre totale sous-
marine!» contre les vaisseaux de la marine marchande des forces
alliées – et même de «!ceux arborant un pavillon neutre!» – que l’on
ne saurait pas plus contester que le bombardement de la population
civile tant ils sont en adéquation, cette fois-ci au dire de Ludendorff,
7."Par cette «!abstraction!», Ludendorff confond, peut-être à dessein, la forme
«!absolue!» de la guerre chez Clausewitz avec la guerre «!totale!».
8."Cf. Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 5-14 pour toutes les citations. Contre
Clausewitz, la politique au service de la guerre est le thème directeur du chap. 1.
9."Ludendorff emploie en effet le terme de «!politique totale!» (totale Politik).
10."Léon Daudet, La Guerre totale, op. cit., p. 11. On estime à plus de 750 000 le nombre
de morts allemands par famine au cours de la Première Guerre mondiale. Le blocus allié
fut maintenu après l’armistice au cours de l’hiver 1918-1919, quand la pénurie de vivres
était la plus forte. Ce qui ne sera pas sans incidence sur la politique d’autarcie «!absolue!»
poursuivie par le IIIe Reich.
192 Guerres et Capital
16."Ibid., p. 9.
17."Ibid., p. 98.
18."Thomas Hippler, op. cit., p. 102.
194 Guerres et Capital
19."Cf. John Ellis, The Social History of the Machine Gun, Londres, Pimlico, 1993, p. 60,
et tout le chap. 3 : «!Officers and Gentlemen!» (sur la résistance des militaires à l’emploi
stratégique de la mitrailleuse sur le théâtre européen).
20."Ibid., p. 16.
Les guerres totales 195
21."Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 1997,
p. 122-123.
22."Selon la comptabilité de Winston Churchill, dans The River War.
23."Témoignage cité par John Ellis, The Social History of the Machine Gun, op. cit., p. 123.
196 Guerres et Capital
24."Ce qui se vérifie encore par la mitrailleuse, cette invention de la guerre civile
américaine. Elle n’est pas seulement un fleuron du capitalisme industriel associé à la
suprématie de la civilisation occidentale et de la race; aux États Unis, elle est vite
déployée contre les grévistes de Pittsburgh ou du Colorado (voir encore John Ellis,
op. cit., p. 42-44).
25."Thomas Hippler, op. cit., p. 126.
Les guerres totales 197
30."Carl Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 213. Sur l’importance de la conférence
du Congo (1885) comme «!dernière prise de terre conjointe de l’Europe!» et «!croisade
digne de ce siècle de progrès!» (selon les mots du roi Léopold de Belgique, fondateur
de la Compagnie internationale du Congo), voir Le Nomos de la terre, op. cit., p. 213 sq.
31."Lénine, Le Socialisme et la guerre, 1915 (URL!: www.marxists.org/francais/lenin/
works/1915/08/vil19150800b.htm).
Les guerres totales 199
44."Penser ici aux luttes ouvrières contre la «!rationalisation!» des usines Renault dans
les années 1912-1913.
45."Cité par Jean Querzola, art. cité, p. 63-64.
46."Maurizio Vaudagna, «!L’américanisme et le management scientifique dans les
années 1920!», Recherches, n°!32-33, 1978, p.!392. En 1918, un tiers des membres de la Taylor
Society travaillait pour la Direction générale de l’armement (Ordnance Department)!: ce
qui suffit à vérifier le rôle pionnier de cette dernière. Rappelons que c’était déjà la guerre
civile et les premières manufactures d’armement qui, combinées avec les chemins de fer,
avaient fourni l’élan de la puissance américaine. Comme l’écrit Benjamin Coriat, «!cette
fécondité réciproque de la guerre et de l’industrie n’est pas neuve!; seule l’inscription de
l’une et de l’autre sur le registre du capital change d’échelle!» (Benjamin Coriat, L’Atelier
et le chronomètre, Paris, Bourgois, 1979, p. 69).
Les guerres totales 207
47."«!On ne peut obtenir cette augmentation de la cadence de travail que par la stand-
ardisation imposée des méthodes, l’adoption imposée des meilleurs outils et conditions
de travail et la coopération imposée. Et il revient à la seule direction d’imposer l’adoption
des standards et d’imposer cette coopération!» (F.W. Taylor, The Principles of Scientific
Management, New York, 1912, p. 83, cité par David Montgomery, op. cit., p. 114). Sur la
résistance ouvrière contre l’introduction du taylorisme en Amérique, voir les ouvrages
devenus classiques de Gisela Bock, Paolo Carpignano, Bruno Ramirez, La formazione
dell’operaio massa negli USA, 1892-1922, Milan, Feltrinelli, 1972!; et de David Montgomery,
Workers’ Control in America: Studies in the History of Work, Technology, and Labor Struggles,
Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
48."Extraits, respectivement, du discours de Clémentel devant l’Association nationale
d’expansion économique (26 mars 1917) et des minutes du 10 novembre 1917 d’une
session du Comité permanent d’études relatives à la prévision des chômages indus-
triels (cité par Martin Fine, «!Guerre et réformisme en France, 1914-1918!», Recherches,
n° 32-33, 1978, p. 314, 318).
208 Guerres et Capital
plus d’un sens dont les prémices renvoient encore à la Grande Guerre.
Et aux premières défaites par la guerre du mouvement féministe.
Les luttes d’émancipation de ces femmes qui se sont trou-
vées «!en première ligne!» et dont un grand nombre deviendront
veuves!50, buteront en France – malgré la force du mouvement fémi-
niste jusqu’en 1914 – sur l’échec de l’obtention du droit de vote dans
l’après-guerre!: approuvé par l’Assemblée nationale, il sera finalement
rejeté par le Sénat en 1922, au motif que les femmes pourraient porter
au pouvoir un «!nouveau Bonaparte!» ou favoriser une «!révolution
bolchévique!». (Le droit de vote ne leur sera accordé par ordonnance
du Comité français de Libération nationale qu’en 1944 – pour services
rendus à la Résistance.) La même mésaventure va se dérouler dans
l’Italie devenue entre-temps mussolinienne. En Belgique, seules les
mères et les femmes de soldats tombés au front seront autorisées à
voter!: le suffrage des morts sera établi en 1920. La situation la plus inté-
ressante est sans doute celle de l’Angleterre, où la récompense pour
services rendus à la nation joue son rôle dans l’octroi du droit de vote
aux femmes en 1918, mais celui-ci est assorti de la décision de lier les
droits de la femme à ceux de son mari et d’une limite d’âge (plus de
trente ans) qui exclut d’office les jeunes femmes qui ont travaillé dans
les usines de munitions (women war workers), ou rejoint les services
auxiliaires de l’armée… De plus, la question du vote des femmes
ne fut qu’un «!ajout tardif!» à un projet visant à élargir l’électorat
masculin, et elle fut également la seule de toutes les propositions de
la Speaker’s Conference à ne pas faire l’unanimité. «!La femme, même
munie du droit de vote, restait avant tout une mère et une épouse
(ce que l’on attendait d’une femme de plus de trente ans)!tandis que
les jeunes femmes que la guerre avait rendues plus indépendantes,
celles que l’on surnommerait bientôt les “flappers”, se voyaient refuser
50."On compte plus de 600 000 veuves en France et le même nombre en Allemagne
après le premier conflit mondial!; 200 000 en Angleterre.
210 Guerres et Capital
51."Véronique Molinari, «!Le droit de vote accordé aux femmes britanniques à l’issue
de la Première Guerre mondiale!: une récompense pour les services rendus!?!», Lisa,
vol. 6, n° 4,!2008.
52."Voir par exemple les études rassemblées dans M. R. Higonnet, J. Jenson, S. Michel,
M. C. Weitz (dir.), Behind the Lines: Gender and the Two World Wars, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1987!; Denise Riley, «!Some Peculiarities of Social Policy
concerning Women in Wartime and Postwar Britain!», in Behind the lines, op. cit., p. 260.
Les guerres totales 211
53."Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor (1976), Paris, Seuil, 2010, p. 135.
54."Ernst Jünger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 107.
212 Guerres et Capital
68."Ibid., p. 131.
69."Voir les extraits rassemblés par Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals.
Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s Germany, 1933-1939, New
York, Picador, 1986, p. 26-32.
70."La colonisation italienne de l’Éthiopie en 1935 et l’implication de Mussolini et
Hitler dans la guerre civile espagnole changeront la donne.
Les guerres totales 221
9.4/!Le «"paradoxe"»
du biopouvoir
Les deux guerres mondiales, les guerres civiles et la crise de 1929 ont
opéré une généralisation et une totalisation sans précédent des tech-
niques biopolitiques et disciplinaires. Elles introduisent une rupture
radicale dans leur évolution, dont Foucault est loin de prendre la
mesure. Entre les deux guerres, le biopouvoir et les disciplines sont
complètement reconfigurés en regard des luttes de classes et des
guerres civiles qui se déroulent en Europe. Elles prennent une impor-
tance telle que l’on a pu évoquer au sujet de la séquence 1914-1945 une
unique «!guerre civile européenne!74!».
Foucault décrit parfaitement la généralisation des mécanismes
de pouvoir nouveaux qui trouvent dans le nazisme leur paroxysme!:
«!Pas de société à la fois plus disciplinaire et plus assurancielle!»,
affirme-t-il à son sujet. Le développement de «!cette société univer-
sellement assurancielle, universellement sécurisante, universellement
régulatrice et disciplinaire!» est alors aussitôt renvoyé à l’accomplis-
sement d’une tendance «!inscrite dans le fonctionnement de l’État
moderne !75!». Est-il cependant possible de rendre compte de la
73."Dans The New Republic, quelques jours avant que Roosevelt ne prononce son
discours devant le Congrès (cité par Wolfgang Schivelbusch, Three New Deals, op. cit.,
p. 101).
74."Luciano Canfora conteste la paternité de cette locution attribuée à Ernst Nolte
dans La Guerre civile européenne. National-socialisme et bolchévisme (1917-1945), publié
en 1989. Elle reviendrait en fait, quelque vingt ans plus tôt – et selon une probléma-
tique fort différente!! –, à Isaac Deutscher lors de conférences prononcées à l’Université
de Cambridge, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Révolution russe. Cf.
Luciano Canfora, La Démocratie, op. cit., p. 278 sq.
75."Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 231-232 (toutes les citations
sont extraites de cette leçon du 17 mars 1976).
224 Guerres et Capital
9.5/!Machine de guerre
et généralisation du droit de tuer
Les guerres totales et les guerres civiles européennes qu’elles
intègrent et qui menacent de les désintégrer sont marquées par une
lutte féroce entre la machine de guerre du capital et les machines de
guerre révolutionnaires mobilisées contre le capitalisme. Dans ce
combat sans merci, les élites, les capitalistes industriels et financiers
ont peu à peu retiré tout crédit aux partis démocratico-libéraux au
80."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 113 (leçon du 7 février 1979).
81."Ibid., p. 114.
82."Ibid., p. 113.
Les guerres totales 227
9.6/!Warfare et welfare
Si la généralisation des techniques du biopouvoir a comme premier
objectif de protéger et d’assurer la vie de la population tout en l’ex-
posant à la mort, le «!paradoxe!» de la «!coexistence de la vie et de la
mort!» pointé par Foucault trouve son point d’application, d’explica-
tion et de résolution dans le rapport qu’il faut encore dire constituant
des technologies biopolitiques du welfare aux techniques du warfare.
«!From warfare state to welfare state!», ou « how the warfare state
became the welfare state!96!». Ce qui, de façon rigoureuse, doit s’en-
tendre au sens où la matrice du welfare est le warfare des guerres
totales, qui rend les deux notions inséparables dans le welfare comme
continuation du warfare par d’autres moyens. C’est toute l’importance
de la Première Guerre mondiale!: la réponse à la question «!Qu’y a-t-il
de neuf dans le New Deal!?!» renvoie à la tentative de construire une
S’il y a sans nulle doute une généalogie du welfare qui fait passer
les luttes pour la sécurité du travail à l’usine et le droit à la vie hors
de l’usine dans «!le calcul des risques!» de guerre civile, c’est bien à
la mobilisation totale de la société dans le travail de la guerre qu’il
sera revenu d’imposer l’«!universalisation!» du welfare à l’ensemble
de la population. Et «!d’où vient cette population!?!» reprend Carole
Pateman en écho avec les critiques féministes de Foucault, qui
peuvent ici s’autoriser des diatribes de Roosevelt ou de Beveridge
sur la mère soldate de la vie. Mais elle montre aussi comment le welfare
104."Sara Josephine Baker, Fighting for Life, New York, Macmillan, 1939, p. 165. Sara
Josephine Baker avait été nommé en 1908 responsable de la Division de l’Hygiène infan-
tile de la ville de New York. Ce fut le premier service exclusivement consacré à la santé
infantile.
105."Barbara Ehrenreich, art. cité.
238 Guerres et Capital
soldat, elle ne doit pas se retrouver dans une situation de “dépendance économique”!»
(cité par Carole Pateman, op. cit., p. 26).
110."Les syndicats sont également présents dans l’ensemble des administrations
de guerre!: Council of National Defense, Food Administration, Fuel Administration,
Emergency Construction Board, etc.
111."Ainsi que l’explique Samuel Gompers, président de l’AFL, en guise de motiva-
tion pour organiser un comité «!All-American!» de leaders syndicaux responsables (The
Taylor, April 8, 1919).
240 Guerres et Capital
112."Cf. Marc E. Eisner, op. cit., p. 177 (chap. 5!: «!From Warfare Crisis to Welfare
Capitalism!»).
113."A. J. Muste, «!Collective Bargaining – New Style!», Nation, 9 mai 1928, cité par
Marc E. Eisner, op. cit., p. 176. Muste était le président du Brookwood Labor College.
114."Barbara Ehrenreich, art. cité.
Les guerres totales 241
adopté en 1938, arrivait trop tard pour colmater les brèches d’un
programme de guerre en temps de paix. Il reviendra à la Seconde
Guerre mondiale de régler le problème. En bon anglais!: to provide the
engine for economic recovery (elle allumera le moteur du redressement
économique). Inutile de préciser que le transfert du législatif à un
exécutif d’administration engagé durant la Première Guerre (warfare)
et poursuivi dans le New Deal (welfare) allait favoriser «!l’extrême
délégation du pouvoir à des organisations dominées par les milieux
d’affaires et aux dollar-a-year men!119!». C’est sous les auspices roose-
veltiennes de celui qui n’est plus «!Dr. New Deal!» mais «!Dr. Win
the War!», d’un War Production Board dominé par des businessmen
plus attentifs au contrôle des salaires qu’à la maîtrise des coûts de
production, et d’une drastique redéfinition des objectifs de redistri-
bution sociale du welfare state que le «!plein emploi!» sera atteint. À
la fin de la guerre, seul le «!GI Bill of Rights!» de 1944 propose une
réelle extension du New Deal – au seul profit, donc, des «!vétérans!»
et sous la gouverne de la Veterans administration, qui contribue, avec
son «!américanisme à 100!%!», à la transformation du welfare state en
un National Security State dont la première caractéristique est d’ef-
facer les différences entre temps de paix et temps de guerre. Présidant
à la protection des intérêts économiques, politiques et militaires
américains à travers le monde (Pax Americana), la sécurité nationale
devient le principe de gouvernementalité de la société et de comman-
dement d’une planification industrielle tournée vers la Recherche
et le Développement (R&D)!120. La proclamée auto-gouvernance
industrielle (industrial self-government) est ainsi largement pilotée
par le Pentagone (qui privilégie les industries aéronautiques et
119."Ibid., p. 357. Les dollar-a-year men sont les millionnaires (aujourd’hui, les milliar-
daires) recevant le salaire symbolique d’un dollar l’an pour leurs activités dans des
structures étatiques, para-étatiques, ou… privées.
120."Entre 1954 et 1964, les militaires contrôlent plus de 70!% du budget fédéral pour
la recherche et le développement. Celui-ci est lui-même en expansion continue puisque
l’État fiscal s’adapte aux besoins du complexe militaro-industriel.
Les guerres totales 243
121."Cf. Gregory Hooks, Forging the Military-Industrial Complex. World War II’s Battle
of the Potomac, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1991, chap. 7.
122."Harold D. Lasswell, «!The Garrison State!», American Journal of Sociology, vol.!46,
n°!4, January 1941, p. 466, p. 458. L’expression «!To militarize is to governmentalize!» se
trouve dans l’article qu’il publie dix ans plus tard ( «!Does the Garrison State Threaten
Civil Rights?!», Annals of the American Academy, n°!275, mai 1951, p. 111).
123."Thomas Hippler, op. cit., p. 98.
244 Guerres et Capital
124."Il s’agit d’un ensemble d’amendements restrictifs au Wagner Act. Les open shops
permettant l’embauche de non-syndiqués sont autorisés, les syndicats sont eux-mêmes
réduits à une simple fonction de négociation salariale et de garants du respect des
contrats de travail. Toute espèce de «!politisation!» de l’usine est mise hors la loi (les
délégués syndicaux doivent certifier ne pas être membres du Parti communiste).
125."Gregory Hooks, op. cit., p. 38-39. Les dépenses militaires représentaient 36!% du
budget fédéral en 1940 et 70!% un an plus tard. Entre 1942 et 1945, elles se montent à
plus de 90!%.
Les guerres totales 245
132."Franz Neumann, op. cit., p. 277-292. Neumann insiste sur le fait qu’elle obéit à une
logique strictement capitalistique (IIe partie, chap. IV : «!The Command Economy!»).
133."Ibid., p.!337!: «!Le travailleur n’a aucun droit.!» Voir toute la discussion qui s’en-
suit sur la réalité du «!marché du travail libre!» supposé définir le capitalisme. Cette
absence de droits du travailleur explique aussi la généralisation du salaire au rende-
ment (Leistungslohn) et une augmentation des revenus, qui, pour substantielle qu’elle
soit, couvre seulement la moitié des gains de production (à commencer par le nombre
d’heures travaillées) entre 1932 et 1938 (ibid., p. 434-436).
134."Ce qui est encore relevé par Franz Neumann: «!La sécurité sociale est le seul
slogan de propagande fondé sur la vérité, et peut-être la seule arme puissante de toute
cette machine à propagande!» (op. cit., p. 432).
Les guerres totales 249
supérieur était gratuit, comme l’accès aux soins. On pourra citer ici
les propos hautement surprenants d’un officier britannique qui, à
son arrivée en Allemagne, en avril 1945, remarque que!«!les gens ne
reflétaient pas la destruction. Ils avaient bonne mine, avaient des
couleurs, étaient plein d’entrain et plutôt bien habillés. Un système
économique soutenu jusqu’au bout par des millions de reichsmarks
provenant de mains étrangères et par le pillage de tout le continent
montrait ici ses résultats!135.!»
Encore faut-il souligner la non-durabilité suicidaire du capi-
talisme de guerre totale nazi et le mettre en regard de l’échelle de
dévastation de la plupart des villes allemandes où n’errent plus que
des femmes-fantômes et des silhouettes noires chargées de ballots…
Il y a aussi ces reportages de Victor Gollancz à l’automne 1946 dans
la zone d’occupation anglaise!136, qui cadrent mal avec la description
de notre officier, tant s’y reflète la destruction de tout un continent
soumis à ces formes extrêmes d’«!accumulation primitive!» qu’au-
ront été – insiste Franz Neumann – la germanisation et l’aryanisation
dont les démocraties occidentales se sont rendues complices (avant
d’écraser le pays entier sous un tapis de bombes, «!pour détruire le
moral de la population civile ennemie, en particulier des travailleurs
civils!», selon l’explication de Churchill en février 1942). Raison pour
laquelle le peuple allemand ne croit plus en la démocratie libérale du
statu quo. En appelant simultanément à «!l’action politique consciente
des masses opprimées!», à une théorie politique non liberticide «!aussi
efficace que le national-socialisme!» et aux «!potentialités d’une
Europe unifiée!» qui saurait apporter le welfare à tous ses habitants,
la conclusion du Behemoth de Neumann ne laisse pas d’être profon-
dément inquiétante!137. C’est aussi que nous savons que le warfare aura
135."Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Paris, Flammarion, 2005, p. 60,
305.
136."Victor Gollancz, In the Darkest Germany: A Record of a Visit, Hinsdale, Henry
Regnery Co., 1947.
137."Franz Neumann, op. cit., p. 475-476.
250 Guerres et Capital
1."Cf. Michal Kalecki, «!The Economic Situation in the United States as Compared
with the Pre-War Period!» (1956)!; «!The Fascism of Our Times!» (1964); «!Vietnam and
U.S. Big Business!» (1967), in The Last Phase of the Transformation of Capitalism, op. cit.
254 Guerres et Capital
6."Ibid., p. 339.
7."C’était la vision entretenue par l’administration Roosevelt pendant la guerre. Elle
est résumée de façon particulièrement acide par Philip Wylie dans son bestseller des
années 1940, Generation of Vipers (1942)!: «!Beaucoup ne veulent pas se donner la peine
de se battre pour vivre tant qu’on ne les a pas convaincus que leur percolateur vivra aussi,
ainsi que leur voiture, leur toiture synthétique et leurs couches jetables!» (Philip Wylie,
Generation of Vipers, éd. augmentée, New York, Rinehart, 1955, p. 236).
8."Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 344.
258 Guerres et Capital
11."Voir par exemple Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor People’s Movements.
Why They Succeed, How They Fail, New York, Vintage Book, 1979. Activistes engagés
dans le Welfare Rights Movement, les auteurs retracent dans leur livre l’importance de
ce conflit entre «!organisation!» et «!mouvement!» durant toute la période des années
1960, et au-delà.
260 Guerres et Capital
10.1/!Cybernétique
de la Guerre froide
La Guerre froide ne marque pas seulement l’entrée dans l’âge cyborg
de la communication et du contrôle cybernétiques, elle est elle-
même une manière de cyborg en ce sens qu’elle abrite dans sa zone
grise la Grande Transformation de la machine de guerre du capital
par feedback de toutes les «!informations!» de la guerre totale indus-
triellement et scientifiquement organisée, qui devient ainsi le modèle
de développement de l’économie de (non-)paix. Des études sur la
conduite de tir du canon anti-aérien et son automation conduisant à
l’idée de rétroaction (et de servomécanisme) jusqu’aux simulations
numériques nécessaires à la construction de la bombe atomique, la
pensée cybernétique n’est pas seulement née de la guerre – elle la
prolonge par tous les moyens dans la gestion d’une guerre planétaire
virtuelle-réelle valant pour mobilisation et modélisation permanentes
de l’ensemble de la société soumise au calcul d’optimisation (en bon
américain!: to get numbers out). Nulle science-fiction ici !12, puisque
l’usine automatisée est, avec l’ordinateur qui «!calcule!» la meilleure
stratégie pour gagner une guerre atomique, l’autre entité du scénario
cybernétique. C’est cette relation constituante entre la machine-à-
faire-la-guerre et la machine-à-produire qui pourvoit la cybernétique
de son sens le plus moderne (construit à partir du grec kubernêtikê)
de machine-à-gouverner et de machination capitalistique du gouverne-
ment des hommes. Elle commande à la gestion de la guerre comme à la
gestion industrielle de la société toute entière ( jusqu’aux systèmes
de santé public, de développement urbain, d’organisation de l’espace
domestique, etc.), dont «!on pense comprendre et contrôler la dyna-
mique par de nouveaux instruments dérivés des sciences formalisées
de l’ingénieur!» et des techniques de management (entendues au sens
12."On pensera à l’avertissement de Norbert Wiener!: «!Si les notions [de la cyber-
nétique] vous plaisent à cause de leur nom romantique et de leur atmosphère de
science-fiction, restez-en éloigné!» (Norbert Wiener, «!Automatization!», Collected
Works, vol. IV, Cambridge et Londres, MIT Press, 1985, p. 683).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 261
13."Dominique Pestre, «!Le nouvel univers des sciences et des techniques!: une propo-
sition générale!», in A. Dahan et D. Pestre (dir.), Les Sciences pour la guerre (1940-1960),
Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
14."Cf. Vannevar Bush, Modern Arms and Free Men. A Discussion on the Role of Science in
Preserving Democracy, New York, Simon and Schuster, 1949, p. 27!: «!La Seconde Guerre
mondiale fut […] une guerre de la science appliquée.!» Vannevar Bush était pendant la
guerre le directeur de l’Office of Scientific Research and Development (OSRD) qui
avait mis sous contrat militaire, sans les intégrer dans l’armée, la «!classe scientifique!»
américaine et les laboratoires de recherches universitaires les plus prestigieux (MIT,
Princeton, Columbia, etc.). Ils connaissent de la sorte un essor sans précédent.
15."Cf. Warren Weaver, «!Science and Complexity!», American Scientist, vol. 36, 1947.
Mathématicien, science manager et directeur depuis sa fondation en 1942 de l’Applied
Mathematical Pannel (AMP) qui était un département du National Defense Research
Committee (NDRC), Warren Weaver sera étroitement associé à la création de la RAND
Corporation. RAND est l’acronyme de «!Research ANd Development!». Ce premier
think tank de l’après-guerre a été fondé par l’US Air Force. John Von Neumann y joue
un rôle central.
16."Dominique Pestre, art. cité, p. 30.
262 Guerres et Capital
20."«!Women demand much more than they used to do!», écrit Selma James. «!A Woman’s
Place!» (1952), in Sex, Race and Class. A Selection of Writings (1952-2011), Oakland, PM
Press, 2012.
264 Guerres et Capital
21."New York Times, 25 juillet 1959 (nous soulignons)!; cité et commenté par Elaine
Tyler May, Homeward Bound: American Families in the Cold War Era, New York, Basic
Books, 2008 (1988), p. 20 sq.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 265
22."Cf. Fred Turner, The Democratic Surround. Multimedia and American Liberalism
from World War II to the Psychedelic Sixties, Chicago et Londres, University of Chicago
Press, 2013, p. 157-159.
23."Clark Kerr, The Uses of University, Cambridge, Harvard University Press, 1963,
p. 124.
266 Guerres et Capital
10.2/!Le montage
de la Guerre froide
«!On peut traduire les problèmes des États-Unis en deux mots!: Russia
abroad, labor at home!33!», déclare en 1946 Charles E. Wilson. Ancien
Executive Vice Chairman du War Production Board, couramment
en charge du War Department Committee on Postwar Research et
futur directeur de l’Office of Defense Mobilization durant la guerre
de Corée !34, Wilson est le président de General Electric quand il
livre cette formule dont la concision toute stratégique tient sans nul
doute aux multiples qualités du sujet qui l’énonce, et qui de toute
évidence sait deux fois de quoi il parle. Au point que l’on pourrait se
risquer à évoquer un «!Général Electric !35!» pour pointer le montage
militaro-industriel du sujet de l’énonciation, tel que celui-ci s’ap-
prête à déclarer une guerre symétrique sur le double front extérieur
31."Cf. Elaine Tyler May, op. cit., chap. 1.
32."Warren Weaver, cité par Philip Mirowski, Economics Become a Cyborg Science,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 210, et p. 169 sq., sur «!Warren Weaver,
Grandmaster Cyborg!».
33."Cf. David F. Noble, Forces of Production. A Social History of Industrial Automation,
Oxford et New York, Oxford University Press, 1984, p. 3.
34."Ce qui lui donnera la main sur toute la politique économique fédérale.
35."«!Electric Charlie!» avait immédiatement recruté comme vice-présidents de GE
deux autres hauts responsables du War Production Board!: Ralph Cordiner qui lui succè-
dera à la tête de GE, et Lemuel Boulware. La plus prestigieuse publication de GE s’inti-
tule le General Electric Forum, Defense Quarterly, et est sous-titrée «!For National Security
and Free World Progress!».
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 269
40."Cf. Walter Lippmann, The Cold War. A Study in U. S. Foreign Policy, New York et
Londres, Harper & Brothers, 1947. La démonstration pouvait s’appuyer sur le fameux
«!câble de Moscou!» envoyé par George Kennan. Le chargé d’affaires américain mettait
en effet en avant le «!sentiment d’insécurité!» du Kremlin et l’importance du «!nationa-
lisme russe!».
41."Selon la présentation de Léon Rougier en ouverture du colloque Walter Lippmann,
qui s’était tenu à Paris du 28 au 30 août 1938. On a souvent présenté ce colloque comme
la scène primitive du «!néo-libéralisme!» (le terme est employé par Rougier sans faire
l’unanimité).
272 Guerres et Capital
46."Comme l’écrivait Castoriadis en 1976, il fait «!peu de doute que Reagan et Brejnev
tomber[o]nt d’accord sur la Hongrie!» (Cornelius Castoriadis, «!La source hongroise!»,
Libre, n° 1, 1977).
47."Discours du secrétaire d’État John Foster Dulles devant le Council on Foreign
Relations (12 janvier 1954). Nous soulignons.
274 Guerres et Capital
10.3/!Le Détroit
de la Guerre froide
En cette année 1946 de premières reconversions des industries d’ar-
mement en industries de paix et de bien-être (dont les femmes sont
largement exclues !50), et de sabordage de la politique de contrôle
des prix (par l’administration Truman), les luttes ouvrières viennent
couronner de la façon la plus inquiétante le crescendo impressionnant
du nombre de grèves, de débrayages sauvages (auxquels prirent part
plus de 8 millions d’Américain-e-s) et d’émeutes raciales (Détroit,
48."Paul Virilio, Sylvère Lotringer, Pure War, nouvelle éd. augmentée, Los Angeles,
Semiotext(e), 2008, p. 68.
49."C’est la menace de mutineries qui accélère la démobilisation. Les 10 millions de
soldats démobilisés représentent 20!% de la force de travail américaine en 1945.
50."Plus de 2 millions d’ouvrières sont renvoyées dans leur foyer entre 1945 et 1947.
Durant ces mêmes années, les femmes qui restent à l’usine, dans les bureaux ou dans
les emplois commerciaux voient leurs salaires baisser de plus de 25!% par rapport aux
années de guerre.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 275
54."Le syndicat des «!électriciens!» – United Electrical, Radio and Machine Workers
of America (UE) – avait de fait la direction communiste la plus forte des États-Unis.
Comme le dit Ronald W. Schwartz dans son analyse des auditions devant le House
Commitee on Un-American Activities, «!si des gens étaient pris pour cible à cette
époque, c’était assurément les leaders d’UE!» (cf. Ronald W. Schwartz, The Electrical
Workers. A History of Labor at General Electric and Westinghouse (1923-60), Urbana et
Chicago, University of Illinois Press, 1983, p. 175 sq.).
55."Nous avons déjà vu qu’outre sa clause «!anticommuniste!», la loi Taft-Hartley
mettait fin au système du close shop rendant obligatoire l’adhésion au syndicat. Elle
impose également un préavis de grève de 80 jours dans les secteurs «!d’intérêt national!».
56."Forgé sur le nom de Lemuel Boulware. Ou comment obtenir la loyauté des ouvriers
et lutter contre l’influence des syndicats (avant de les phagocyter)!: une main de fer
(«!take-it-or-leave-it!», en traduction syndicale) dans un gant de velours («!The Silk Glove
of the Company!»). Nous revenons plus loin sur ce boulwarisme.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 277
qu’à une égalité avec les pays riches!64!». Portée par un idéal de déco-
lonisation et de développement, l’Organisation des Nations unies
n’imposait pas seulement le nouveau droit international comme insti-
tutionnalisation concrète de l’idée de gouvernement mondial – elle
s’imposait à tous ses membres comme l’incarnation supranationale
de toutes les idées politiques américaines que Roosevelt avait redéfi-
nies dans un premier «!New Deal!» pour le monde, à l’occasion de son
fameux Four Freedoms Speech de janvier 1941 qui préparait la nation à
l’entrée en guerre pour la paix civile et la paix internationale!65. La gouver-
nementalité du monde serait ainsi unifiée («!one world!») non contre
l’URSS, mais dans un dépassement radical du modèle impérialiste
et colonialiste anglais !66 par extension du New Deal qui, après avoir
apporté la sécurité sociale aux américains, serait le garant effectif de la
sécurité politique et commerciale pour les peuples du monde. «!L’aide à
la Russie et aux autres pays pauvres devait avoir le même effet que
les programmes d’aide sociale aux États-Unis – leur apporter la sécu-
rité nécessaire pour venir à bout du chaos et les empêcher de tomber
dans la violence révolutionnaire. Dans le même temps, ces pays
seraient inextricablement aspirés dans le marché mondial renouvelé.
Ainsi intégrés au système général, ils deviendraient responsables, à
l’instar des syndicats américains pendant la guerre!67.!» Que ce n’ait
pas été exactement le cas (ou que ces derniers aient eu le plus grand
mal à tenir ce rôle de «!responsabilité!», malgré l’alliance avec le Parti
démocrate nouée durant la guerre), et que ce ne le soit plus du tout
en 1946 du point de vue même de Truman, est de toute évidence un
facteur non négligeable pour la mutation de la mondialisation réfor-
miste rooseveltienne en politique trumanienne du «monde libre».
Cette dernière assimilera le communisme à une forme mondiale de
«!terrorisme!» afin de mieux intégrer à la stratégie de la Guerre froide
son ressort essentiel d’indétermination entre guerre et paix, guerre
et politique, intérieur et extérieur, endocolonisation et (contrôle de
la) décolonisation (ou néocolonisation)… La transformation de la
guerre civile mondiale en guerre globale pour la sécurité du nouvel
impérialisme américain exige de faire passer au premier plan la poli-
tique intérieure, c’est-à-dire les guerres de classes, de races, et de sexes, dans
ce constat dressé par Giovanni Arrighi selon lequel «!le Congrès et
les milieux d’affaires étaient bien trop “rationnels” dans leur calcul
du coût et des bénéfices financiers de la politique extérieure du
pays pour accorder les moyens nécessaires à la mise en œuvre d’un
plan aussi peu réaliste!» que celui du New Deal rooseveltien pour le
monde!68.
La première objection avait été portée par les sénateurs démo-
crates des États du Sud des États-Unis (la Black Belt) qui étaient à
la fois les meilleurs administrateurs des lois ségrégationnistes («!the
rule of Jim Crow!») et les soutiens obligés du Président Roosevelt au
Congrès!69. Elle se laisse résumer par cette unique question attisée
par la multiplication des émeutes racistes/raciales dans plus de 45
villes américaines (dont Détroit, où Roosevelt avait dû envoyer la
68."Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 322. Dans The Long Twentieth
Century (op. cit., p. 286).
69."Dans des textes de 1939, C.L.R. James qualifiait déjà d’«!escroquerie!» la politique
du welfare, et plus généralement du Parti démocrate, vis-à-vis des Noirs : «!C’est le Parti
démocrate, le parti de Franklin Roosevelt, rappelle-t-il à maintes reprises, qui contrôle
les gouvernements des États du Sud!».
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 281
troupe!70) pour la seule année 1943, et par leur reprise dans l’immé-
diat après-guerre!71!: «!Les habitants noirs du Sud des États-Unis et
d’Afrique méritaient-ils la “liberté de vivre à l’abri de la peur”!72!?!»
Publiés en 1944-1945, les livres-interventions de W. E. B. Du Bois
(Color and Democracy), Walter White (A Rising Wind) et Rayford
W. Logan (What the Negro Wants) ne manquaient pas de mettre en
avant le caractère international, c’est-à-dire à la fois impérialiste et
colonialiste, de l’«!inégalité des races!» pour faire valoir que la ques-
tion de politique intérieure/extérieure dont elle était porteuse était
loin d’être exclusivement «!sudiste!». Elle impliquait en effet la double
délégitimation de la construction raciale de l’identité américaine et
des puissances coloniales européennes. Confirmation malheureuse
de l’argument afro-américain, la Charte des Nations unies mariera le
principe de non-discrimination (voté par une délégation américaine
divisée) avec le respect de la souveraineté nationale, qui interdisait
de condamner le colonialisme comme tel et réservait, dans les faits, à
la politique intérieure américaine (entre les mains des «!États!») l’ap-
plication de la légalité internationale et de la juridiction fédérale !73.
Dans les faits toujours, la ségrégation raciale n’avait pas besoin des
lois du «!Sud!» pour être pratiquée sur l’ensemble du territoire (en
particulier quant à l’emploi et au logement, qui avaient été l’objet des
70."Voir l’article du même C.L.R. James écrit à la suite des émeutes de Détroit, «!Le
pogrome racial et les Nègres!» (1943), in Sur la question noire aux États-Unis (1935-1967),
Paris, Syllepse, 2012.
71."Après les «!hate strikes!» des années de guerre et la guerre raciale (race war) qu’elles
avaient déclenchée, il y eut la vague de «!mort blanche!» orchestrée par le Ku Klux Klan.
Elle avait touché en priorité les vétérans noirs de retour dans les États du Sud.
72."Thomas Borstelmann, The Cold War and the Color Line. American Race Relations
in the Global Arena, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2001, p. 29. La
«!liberté de vivre à l’abri de la peur [freedom from fear]!» est la quatrième grande liberté
«!rooseveltienne!», aux côtés des libertés d’expression, religieuse, et de la «!liberté de
vivre à l’abri du besoin [freedom from want]!».
73."Seule organisation afro-américaine participant à la conférence fondatrice des
Nations unies, la délégation du Council on African Affairs (CAA) n’avait pas manqué
de faire valoir que la seule représentation des États-nations à l’Assemblée générale reve-
nait à exclure les peuples colonisés ou tout groupe ethnique discriminé par son État.
282 Guerres et Capital
74."«!Nous devons corriger les dernières imperfections que présente encore notre
pratique de la démocratie!», affirme Truman dans son discours sur les droits civils du 2
février 1948. Truman n’avait pas trouvé mieux que Charles E. Watson, le président de
General Electric, pour… présider le comité en charge de la question des droits civils.
75."Y compris Walter White, secrétaire exécutif de la National Association for the
Advancement of Colored People (NAACP), dont nous avons mentionné plus haut le
livre. Du Bois démissionnera en conséquence de la NAACP en 1948.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 283
76."Truman s’était par exemple refusé à faire endosser par le gouvernement fédéral
une proposition de loi anti-lynchage.
77."«!President’s Committee on Equality of Treatment and Opportunity in the Armed
Service!». Le processus se poursuit jusqu’au milieu des années 1950. L’armée devient
alors le laboratoire d’intégration d’une société divisée par la ségrégation.
78."Lors de son discours à la Convention de la CIO en 1947, le Secrétaire d’État
Marshall avait explicitement lié le soutien au plan d’aide et l’expulsion des éléments
«!subversifs!» du syndicat. Ce qui sera chose faite avec les purges anticommunistes de
1949. L’anticolonialisme n’est toléré qu’à la condition de s’aligner sur la «!politique étran-
gère!» de la Guerre froide.
79."George Kennan, par exemple, intègre explicitement en 1952 la question raciale
dans la «!sécurité nationale!».
284 Guerres et Capital
80."En 1960, 41!% de la population noire de Détroit était sans emploi et bénéficiait
encore très peu d’un welfare dont les applications restrictives visaient surtout à entre-
tenir l’«!armée de réserve!» des underclass corvéables à merci.
81."Cité par Thomas Borstelmann, op. cit., p. 205. Voir le discours d’hommage à Stokely
Carmichael prononcé par C.L.R. James en 1967 en Grande Bretagne (où l’activiste a
été interdit de séjour), cf. «!Black Power!», in C. L. R. James, Sur la question noire aux
États-Unis, op. cit.
82."Gary Becker, The Economics of Discrimination, Chicago, University of Chicago
Press, 1957.
83."Ce sont les programmes de lutte contre la «!délinquance juvénile!» et les gangs
élaborés au tout début des années 1960 qui motivent l’essentiel des mesures associés
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 285
87."J. Edgar Hoover avait fait mine de s’adresser aux «!career women!» en 1956 dans son
discours devant le National Council of Catholic Women. Et d’expliquer!: «!Je parle de
femmes “de carrière” parce qu’à mon sens, aucune carrière n’est aussi importante que
celle qui consiste à bâtir un foyer et à élever des enfants!» (cité par Elaine Tyler May, op.
cit., p. 132). Le discours était intitulé «!Crime and Communism!».
88."Cf. Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor People’s Movements. Why They
Succeed, How They Fail, op. cit., chap. 5. Le chapitre s’ouvre sur la «!myopie!» des histoires
du mouvement des droits civiques vis-à-vis de cette composante économique qui surdé-
termine pourtant les émeutes des années 1964-1968.
89."Silvia Federici, Point zéro!: propagation de la révolution. Travail ménager, reproduction
sociale, combat féministe, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, p. 16.
90."Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community (1972),
repris dans Sex, Race and Class, op. cit., p. 50-51.
288 Guerres et Capital
qui est ainsi visé au cœur… par des organisations féministes comme
Wages for Housework. Il est ici particulièrement intéressant que
Selma James insiste sur l’origine américaine du mouvement et de sa
stratégie de guerre de classes inspirée des luttes des noirs qui redé-
finissent le sens même de la classe en se projetant dans la lutte des classes
«!la plus avancée!» («!the most advanced working-class struggle!»), dans et
surtout hors de l’usine. Au détriment, donc, de la trop facile assimila-
tion du mouvement à une version féministe de l’autonomie italienne
encouragée par la co-signature du manifeste avec Maria Rosa Della
Costa et le démarrage de la campagne internationale pour le salaire
ménager à Padoue durant l’été 1972!91.
10.4/!Les dessous
de l’American way of life
Synonyme de démocratie versus totalitarisme, la promotion de l’Ame-
rican way of life est mise au cœur de la déclaration de Guerre froide par
le président Truman lorsque celui explicite les enjeux historico-mon-
diaux du nouveau conflit: «!Dans le moment présent de l’histoire
mondiale, toute nation ou presque doit choisir entre des modes de
vie exclusifs l’un de l’autre!92.!» Ce qui serait assez banal (et ressortirait
de la seule continuation de la guerre totale) si cette «!vie!» n’engageait
pas la guerre de subjectivité dans une forme nouvelle de gouverne-
mentalité, inscrivant le social engineering de la psychologie de masse
de la démocratie militaro-industrielle bien au-delà du containment
culturel du «!communisme!» cher à la guerre de propagande de Voice
of America. At home et abroad, l’ingénierie psychosociale devient le
91."Voir les différentes mises au point de Selma James à l’occasion des rééditions de The
Power of Women and the Subversion of the Community, op. cit., p. 43 sq. Ceci étant dit (et
rappelé), nous reconnaissons volontiers qu’il faut tenir les deux fers au feu pour rendre
compte de l’importance politique de la rencontre entre le mouvement américain et le
mouvement italien (sans contestation possible, la lutte des classes la plus «!avancée!»
en Europe).
92."Déclaration du président Harry S. Truman du 12 mars 1947.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 289
98."Un an après la fusion des deux syndicats, le président de l’AFL-CIO peut déclarer
en 1956: «!In the final analysis, there is no great deal of difference between the things I stand for
and the things that the National Association of Manufacturers stand for!» (cité par Frances
Fox Piven, Richard A. Cloward, op. cit., p. 157).
99."Leo Panitch, Sam Gindin, The Making of Global Capitalism. The Political Economy
of American Empire, Londres et New York, Verso, 2013, p. 84.
100."Dans son article de 1956, «!The Economic Situation in the United States
as Compared with the Pre-War Period!», Michal Kalecki considère que les
292 Guerres et Capital
fait son «!travail!». En quoi la Guerre froide fut bien une «!guerre
psychologique!» dont la modernité se mesure à l’anticommunisme
qui aura permis à la (guerre de) subjectivité de supplanter la notion
de (lutte de) classe. «!L’importance de l’individu!», qui est au prin-
cipe des valeurs américaines et que l’un des documents majeurs de
la Guerre froide pose comme «!plus vital que l’idéologie, carburant
du dynamisme soviétique !101!», sera idéologiquement traduit dans
les termes d’un welfare de propagande associant «!libre concurrence
entre entreprises, syndicalisme libre et limitation de l’intervention
de l’État!» au «!fait que les classes s’effacent peu à peu dans notre
société [growing classlessness of our society]!102!». Par cette hyperbole,
la société sans classes devient la tendance d’une économie mise au
service, non de l’État, mais du peuple, qui s’approprie les bénéfices du
capitalisme en s’appuyant sur les forces «militantes et responsables»
des syndicats libres. «!Dans une démocratie, le capitalisme utilise ses
forces, non pas de manière négative, pour rabaisser les masses ou les
exploiter, mais pour développer la production, pour créer de nouvelles
idées et de nouvelles richesses!103.!» Ledit communisme du capital prend
ici l’allure d’une conduite auto-mobile faisant communiquer («!Tout
communique!!!» est le leitmotiv de Mon Oncle de Jacques Tati!104)
sphère du travail, vie domestique et domaine des loisirs, l’usine et
la ville-banlieue pavillonnaire reliées par ce «!produit essentiel du
syndicats sont «!part and parcel of the armament-imperialist set-up!» (in The Last Phase of
the Transformation of Capitalism, op. cit., p. 96).
101."NSC-68. Rapport n°!68 du Conseil de Sécurité nationale sous la présidence de
Harry S. Truman (14 avril 1950, définitivement approuvé le 30 septembre 1950). Rédigé
par Paul H. Nitze, le rapport NSC-68 porte la marque de l’anticommunisme géostraté-
gique de la RAND Corporation.
102."United States Information Agency Basic Guidance and Planning Paper n°!11,
«!The American Economy!», 16 juillet 1959, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 120.
103."United States Information Agency (USIA), American Labor Unions: Their Role in
the Free World, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 124 (nos italiques).
104."Voir les belles analyses de Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc.
Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 1960 (1995), Paris,
Flammarion, 2006.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 293
105."Ibid., p. 146-147.
106."Selon le titre d’un article publié dans l’Air Bulletin du Département d’État (12
septembre 1947) qui va faire office de rubrique permanente pour les activités de l’USIA.
107."Ce sont quelques intitulés des bulletins conçus et distribués par l’USIA.
108."Chanson du film Sing Your Way Home, et grand hit tune en septembre 1945.
109."Avec quatorze jours d’intimité garantie par l’abri anti-atomique où se déroule la
lune de miel faisant l’objet d’un reportage du magazine Life (10 août 1959).
294 Guerres et Capital
115."Les brochures de l’USIA concernant les activités des femmes aux États-Unis
tentent de justifier les différences de salaires (homme/femme) par le privilège donné
à la vie familiale : les femmes ne projettent pas leur éducation avec «!un plan de carrière
en tête!» et entrent sur le marché du travail «!de façon périodique!». Au surplus, le mana-
gement de la vie domestique (la femme au foyer est supposée être «!a good manager in
the home!», soit tout le contraire d’une travailleuse sans salaire) est présenté comme un
hard work.
116."Abondante documentation dans Thomas E. Ewans, The Education of Ronald
Reagan. The General Electric Years, New York, Colombia University Press, 2006. Elaine
Tyler May reconnaît dans le General Electric Theater de Reagan le prototype des valeurs
du «!model home!» promues par Nixon dans le Kitchen Debate (Elaine Tyler May, op. cit.,
p.!215).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 297
10.5/!Le business
de la Guerre froide
Contre la légende dorée du néolibéralisme américain qui prend
également sa source à Détroit (le «!Hayek Project!») !120, le capital
américain s’était engagé dans des programmes de reconversion
massive et intensive soutenus par la multiplication des agences
118."Selon un document daté de 1946 des Associated Industries de Cleveland, cité
par Elizabeth A. Fones-Wolf, Selling Free Enterprise. The Business Assault on Labor and
Liberalism (1945-1960), Urbana et Chicago, 1994, p. 160-161.
119."On notera au passage que si l’esclavage est l’antithèse absolue de la démocratie,
c’est l’existence même du peuple-démos qui est déniée aux «!démocraties populaires!».
Du coup, elles portent si mal leur nom que l’on conçoit difficilement comment elles
pourraient se libérer par elles-mêmes. Ce qui fait l’affaire des deux «!superpuissances!».
120."C’est en effet suite à une conférence de promotion de La Route de la servitude
donnée à Détroit le 23 avril 1945 que Hayek rencontre Harold Luhnow, le président
du Volker Fund qui va généreusement financer et jumeler les deux start-up du néo-
libéralisme américain!: la Chicago School of Economics et la Société du Mont-Pèlerin,
installée en Suisse en 1947.
300 Guerres et Capital
121."Cf. Fred L. Block, The Origins of International Economic Disorder: Study of United
States International Monetary Policy from World War II to the Present, University of
California Press, 1977, p. 104 : «!la forte intégration des forces militaires américaines
et européennes […] constitue un moyen d’empêcher que l’Europe, en tant que région
économique, se ferme aux États-Unis!».
122."Cité par Leo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 97-98.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 301
125."«!Strength for the Long Run!»!: intitulé d’un rapport de l’Office of Defense
Mobilisation, avril 1952.
126."La (nouvelle) discipline fait florès aux États Unis dans les années 1960.
127."Voir Deborah Cowen, The Deadly Life of Logistics. Mapping Violence in Global
Trade, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 2014.
128."Organisée en 1960 par l’International Union of Electrical Workers (IUE) qui a fait
sécession d’avec UE en faisant assaut d’anticommunisme, la deuxième grève nationale
(après celle de 1946) chez General Electric se solde par un échec cuisant.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 303
pour l’État, ne nous faisaient plus rêver. En fait, plus encore que l’indé-
pendance conférée aux femmes par la guerre – et symbolisée aux Etats-
Unis par l’image iconique de Rosie la Riveteuse –, c’est le souvenir du
carnage dans lequel nous étions nées qui, dans la période de l’après-
guerre et particulièrement en Europe, déterminait notre rapport à la
reproduction!129.!
11.1/!Distinction et réversibilité
du pouvoir et de la guerre
La pensée 68 a donc produit deux versions différentes mais complé-
mentaires du renversement de la Formule qui déplacent radicalement
le point de vue clausewitzien, centré sur l’État. Foucault s’attaque à
la Formule à partir d’une problématisation absolument nouvelle de
la question du pouvoir, tandis que Deleuze et Guattari réalisent son
renversement à partir d’une analyse de la nature des mouvements du
capital.
Foucault est sans doute celui qui sera allé le plus loin dans sa
confrontation avec Clausewitz, mais il est aussi celui qui a le plus
douté en multipliant, de façon souvent contradictoire, les versions du
renversement. À partir de 1971, malgré, il est vrai, une éclipse impor-
tante, la guerre revient systématiquement dans son travail, avec des
intensités différentes, jusqu’à la fin de la vie C’est la parrêsia mili-
tante et guerrière du Cynique – le «!philosophe en guerre!» – dans le
dernier cours de 1984, auquel le philosophe avait donné pour titre Le
Courage de la vérité. La critique foucaldienne est pourtant quasiment
unanime!: si Michel Foucault a bien «!essayé!» de faire de la guerre la
312 Guerres et Capital
7."Citée par Daniel Defert, «!Chronologie!», in Michel Foucault, Dits et écrits, t. I, op.
cit., p. 57.
8."Avec la «!guerre de tous contre tous!», «!on est sur le théâtre des représentations
échangées, on est dans un rapport de peur qui est un rapport temporellement indéfini!;
on n’est pas réellement dans la guerre!», explique Foucault dans le cours au Collège de
France de 1976. Cf. Michel Foucault, «!Il faut défendre la société!», op. cit., p. 79-80.
9."Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 23.
Clausewitz et la pensée 68 313
26."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 265 (leçon du 21 mars 1979).
Sur l’utopie libérale formulée par Hayek, voir la leçon du 14 mars 1979 (p. 224-225).
27."Cf. Michel Foucault, «!La grande colère des faits!» (sur André Glucksman, Les
Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977), in Dits et écrits, t. II, n° 204.
322 Guerres et Capital
est loin d’être linéaire. L’institution militaire est une réalité sociale
traversée par des tensions et des renversements toujours possibles.
La capture de la machine de guerre n’est jamais donnée une fois pour
toute, elle peut toujours échapper à l’appareil d’État comme un corps
d’origine étrangère (un prolétariat militaire).
Le processus non linéaire de «!capture de la machine de guerre!»
se révèle très utile pour historiciser le rapport entre guerre, capital
et État. En effet, si la disjonction devenue inclusive entre État et
machine de guerre est condition de possibilité de la subordination
nazie du premier à la seconde dans la forme-Parti alimentant l’auto-
nomie (et l’ontonomie) d’un but de guerre sans terme, le retour à la
disjonction exclusive entre État et machine de guerre ouvre la possi-
bilité de l’appropriation de cette dernière par les forces révolution-
naires hors de la forme (léniniste) du Parti. «!La guérilla, la guerre
de minorités, la guerre populaire et révolutionnaire […] ne peuvent
faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps!30.!»
S’il était besoin de le préciser!: faire autre chose en même temps ne
signifie pas du tout ignorer ou négliger la guerre réelle, mais bien
plutôt créer collectivement la manière de s’y opposer, de la défaire,
et de vaincre en la faisant autrement – car «!toute création passe par une
machine de guerre!31!».
Dans les cours de 1979-1980 contemporains de la rédaction
de Mille plateaux, Gilles Deleuze entreprend l’analyse de la nature
de la guerre et de ses transformations à partir de la dynamique du
Capital qui conditionne strictement la question du renversement
de la formule de Clausewitz. Le philosophe s’attache à montrer
qu’un même mouvement anime le capital et la guerre lorsque
celle-ci devient guerre industrielle. Les contradictions du capital
et les contradictions de la guerre tendent alors à entrer en osmose.
La démonstration se déploie à partir d’un étonnant rapport Marx/
Clausewitz. Les différents moments de ce développement ne seront
30."Ibid., p. 527.
31."Ibid., p. 280.
324 Guerres et Capital
pas repris dans Mille Plateaux, d’où l’intérêt à reconstruire ici leur
logique.
Deleuze commence par reprendre la question des limites du
capital en revenant – comme il l’avait déjà fait dans L’Anti-Œdipe –
sur le chapitre sur la «!baisse tendancielle du taux de profit!» au Livre
III du Capital. On reconnaît la thèse!: le Capital a bien des limites,
mais celles-ci sont immanentes (immanenten Schranken). Limite
immanente signifie qu’il ne la rencontre pas comme une extériorité,
elle ne vient pas du dehors, il la produit et la reproduit sans cesse
lui-même. À mesure que le capital se développe, la partie du capital
constant (investi en moyens de production, matières premières,
etc.) augmente proportionnellement plus rapidement que la partie
du capital variable (investi en force de travail), ce qui entraîne une
«!baisse tendancielle du taux de profit!» (puisque la plus-value dépend
de l’activité de la force de travail). Il s’agit d’une limite (au sens mathé-
matique et différentiel) dont on s’approche, mais dont on est toujours
séparé par une quantité aussi « infiniment petite » soit-elle. Bref, le
Capital ne s’approche de la limite que pour la reculer.
Ce mouvement vers la limite que le capitalisme pose et repousse
sans fin est profondément contradictoire. Le capital se définit
comme une accumulation illimitée (le «!produire pour le produire!»)
et, en même temps, ce processus sans fin doit être pour le profit,
pour la propriété privée («!production pour le Capital »), si bien
que le mouvement illimité est soumis à une restriction qui en fait un
mouvement limité. Les deux mouvements du capital sont inséparables
puisque c’est le capital lui-même qui lance la déterritorialisation du
produire pour le produire et sa reterritorialisation sur la propriété
privée et le profit. Ce double mouvement est à l’origine de «!crises!»
périodiques. Toute tentative d’accélérer le mouvement illimité dans
l’espoir de le couper de sa territorialisation dans le profit est destinée
à échouer (c’est la fausse solution «!révolutionnaire!» proposée par
l’accélérationisme). Comment rendre compte de cette contradic-
tion!? Et y a-t-il une mécanique capitaliste capable de la résoudre!?
Clausewitz et la pensée 68 325
32."Les citations qui suivent sont extraites de deux cours (séances 12-13) de l’année
universitaire 1979-1980 («!Deleuze!: Appareils d’État et machines de guerre!», URL!:
www.youtube.com/watch?v=kgWaov-IUrA).
33."Deleuze s’écarte ici de la traduction courante (dont nous avons fait usage plus
haut) des deux termes clausewitziens qui oppose la «!fin!» politique (Zweck) au «!but!»
militaire (Ziel). Précisons qu’en allemand usuel (non «!kantien!»), Ziel est la «!cible!», et
Zweck, le «!but!».
34."On se rappellera que le bouleversement napoléonien de l’équilibre interétatique
européen ne va pas sans une révolution de l’art de la guerre.
326 Guerres et Capital
5."Général Jean Nemo, « La guerre dans le milieu social », Revue de Défense nationale,
mai 1956.
6."Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 137.
338 Guerres et Capital
12.1/!L’exécutif comme
dispositif «"politico-militaire"»
Nous allons nous concentrer sur la France pour analyser la reconfigu-
ration de l’action de l’exécutif et de ses administrations. Tout en parti-
cipant d’un processus général, elle est portée par cette illusion toute
française quant au rétablissement de l’autonomie et de la grandeur de
l’État, des valeurs de la République et de la Nation, qui connaît son
apogée sous la Ve République. Comme partout ailleurs pourtant, la
perte de souveraineté de l’État-nation, sa subordination sans reste
aux politiques économiques et financières, la réduction du Parlement
et de la «!représentation nationale!» au rang de simple faire-valoir du
pouvoir exécutif, la gouvernementalité de guerre de la population
que les institutions exercent sur ses divisions relèvent de mécanismes
bien antérieurs aux années 1970. Pour comprendre l’origine de ces
changements, il faut faire retour à la Première Guerre mondiale et à
la stratégie d’appropriation de l’État et de la guerre par le Capital qui
commence à s’y dessiner.
Le cadre juridico-politique ne permet pas de saisir la manière dont
la machine de guerre du Capital reconfigure les modalités d’organi-
sation, de commandement, de prise de décision du gouvernement
et de l’administration de l’État. Son modèle est en effet la chaine de
commandement du nouveau management de l’entreprise (taylo-
risme) et de la guerre. Seule l’évolution parallèle de l’entreprise, de
l’armée et du gouvernement peut rendre compte d’un processus qui
se laisse résumer de la façon suivante!: la guerre industrielle affirme
le rôle du pouvoir civil dans l’univers militaire!; la guerre terminée,
cette expérience d’hybridation entre le civil et le militaire fait
«!retour!» sur la manière de penser et d’agir les fonctions de pouvoir
du gouvernement.
Les guerres fractales du Capital 339
On sait que Paul Virilio établit une relation forte, qu’il qualifie de
«!techno-logique!», entre l’armée, l’usine et ses managers. Il ne limite
pas la «!military class!» aux seuls officiers de l’armée. Sa définition est
plus diffuse, et comprend tous les types de managers. «!Ceux que l’on
appelle les “technocrates” sont tout simplement la classe militaire. Ce
sont ceux qui ne considèrent la rationalité qu’à l’aune de son efficacité,
quel qu’en soit l’horizon. La dimension apocalyptique de l’horizon
négatif ne leur apparaît même pas. Ce n’est pas leur problème!16.!»
Une nouvelle «!classe!» de technocrates travaille transversalement
aux différentes institutions, étatiques ou privées, selon les méthodes
de l’entreprise qui contribuent à augmenter la bureaucratisation. Car,
14."Ibid., p. 414.
15."Ibid., p. 415.
16."Paul Virilio, Pure War, op. cit., p. 34.
344 Guerres et Capital
12.2/!La réalisation
de la machine de guerre du Capital
Le véritable pouvoir exécutif ne va plus être l’appareil de l’État, mais
un ensemble d’institutions transnationales qui comprennent les États
comme une de leurs articulations dominées par le capital financier. S’il
«!laisse faire!» les flux financiers, ce gouvernement «!ombre!» décide
et fixe le niveau de l’emploi, des salaires, des dépenses publiques,
l’âge et le montant des retraites, les taux d’imposition, etc., des diffé-
rentes catégories de population. Les pouvoirs exécutifs nationaux se
limitent à exécuter et à mettre en place les directives et les décisions
de ces centres de commandement globalisé. Destitué de sa forme
classique de «!souveraineté!», l’État-nation est réduit à la reterrito-
rialisation de l’économie-monde de la dette (qu’il administre et manage
très activement). Il va sans dire que fait exception le gouvernement
américain, qui n’est pas un État-nation (au sens classique) mais un
État impérial ayant redéfini ses «!intérêts nationaux!» en termes de
défense et d’extension du global capitalism, puisqu’il gouverne l’axio-
matique de l’économie-monde de la dette par sa domination des
instances transnationales qu’il a largement fondées.
26."Qiao Liang, Wang Xiangsui, La Guerre hors limites (1999), Paris, Payot & Rivages,
2006, p. 168.
348 Guerres et Capital
est à craindre qu’il n’y ait guère de différence entre les deux!27!!!» C’est
aussi la raison pour laquelle les redéfinitions du conflit entre la Grèce
et les institutions financières transnationales en termes de «!guerre!»,
«!guerre coloniale!», «!occupation!», «!mandat colonial!», etc., ne sont
pas de simples métaphores.
Les États ont perdu le monopole de la violence et de son emploi
à mesure que les moyens de contrainte se sont diversifiés : ils se sont
faits économiques, diplomatiques, sociaux, culturels… Les effets de la
guerre peuvent donc être poursuivis et réalisés par une multiplicité de
dispositifs, parmi lesquels la violence financière est sûrement le plus
efficace puisque ses effets déstabilisent la société dans son ensemble
tout en différenciant ses effets. Aussi la manière de mener la guerre
n’est-elle plus l’affaire des seuls militaires!: «!À l’évidence la guerre sort
du domaine des armes et des affaires militaires et devient l’affaire des
politiciens, des scientifiques et même des banquiers. Les guerres ne
sont pas seulement sanglantes et les moyens de les conduire ne sont
pas uniquement militaires. L’économie et notamment l’économie
financière peut remplacer les moyens militaire et donner lieu à une
“guerre non sanglante”!28.!» (Sir Rupert Smith prendra soin d’éviter
ce terrain. Mais il confirme que la nouvelle identité de la gouverne-
mentalité et de la guerre entraîne la réversibilité des interventions
économiques, politiques, militaires et humanitaires!: «!Dans le nouveau
paradigme [de la guerre] […] les opérations militaires modernes
doivent être gérées en pratique comme une activité de l’État parmi
d’autres!29.!»)
Lorsqu’ils s’intéressent plus précisément au fonctionnement
de la stratégie financière pour y inclure ce qu’ils ne craignent pas
d’appeler un «!terrorisme financier!», nos deux officiers Chinois sont
amenés à construire un modèle de machine de guerre du Capital
27."Ibid., p. 170.
28."Ibid., p. 299.
29."Rupert Smith, L’Utilité de la force. L’art de la guerre aujourd’hui, Paris, Economica,
2007, p. 281.
Les guerres fractales du Capital 349
33."C’est la base du plan El Ladrillo élaboré en 1973 par des membres de la Faculté
d’Économie de l’Université catholique, associée à l’Université de Chicago depuis 1956.
352 Guerres et Capital
Le plan prônait une thérapie de choc d’inspiration friedmanienne, qui sera activement
soutenue par le FMI à partir de 1975, date de sa pleine mise en œuvre. Inspirée par la
Constitution of Liberty de Hayek jusqu’en son intitulé, la constitution chilienne de 1980
fait toute sa place à la nécessité d’un État fort pour garantir la libre entreprise et le
marché. Cf. Karin Fisher, «!The Influence of Neoliberals in Chile before, during and
after Pinochet!», in The Road From Mont-Pèlerin, op. cit.
Les guerres fractales du Capital 353
12.3/!Les guerres
au sein des populations
La machine de guerre du Capital a donc introduit sa politique (ordre
financier et gouvernementalité de cet ordre) dans la conduite de
la guerre de deux manières différentes!: la guerre industrielle et la
«!guerre au sein des populations!».
Le processus d’intégration de la guerre dans les stratégies non
plus de l’État, mais du Capital, modifie la nature et les fonctions
de la guerre. C’était la thèse de l’indistinction de l’économie et de
354 Guerres et Capital
34."Cf. Vincent Desportes, Le Piège américain. Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les
guerres d’aujourd’hui, Paris, Economica, 2011, p. 259.
Les guerres fractales du Capital 355
35."Sir Rupert Smith commande à divers titres en Asie et en Afrique, durant la première
guerre du Golfe, en Bosnie-Herzégovine, en Irlande du Nord, etc., et termine sa carrière
en tant que commandant en chef adjoint des forces alliées en Europe (1998-2001). Il est
depuis 2006 l’un des conseillers internationaux du Comité International de la Croix-
Rouge (CICR).
36."La «!guerre au sein de la population!» est au centre du manuel FT-01 (Gagner la
bataille – Conduire à la paix) publié en 2007 par le Centre de Doctrine et d’Emploi des
Forces de l’armée de Terre française. Le manuel a été rédigé sous la direction du général
Desportes.
37."Voir la très convaincante reconstruction de l’architecture du network-centric warfare
proposée par Noah Shachtman, «!How Technology Almost Lost the War: In Iraq, the
Critical Networks Are Social – Not Electronic!», Wired, vol. 15, n°!12, 2007!: «!Si cette
entreprise [Wal-Mart] pouvait connecter tout le monde et devenir plus efficace, les
forces états-uniennes le pourraient aussi […] Grâce aux réseaux informatiques et à un
flux efficace d’information, la machine de guerre américaine passerait de l’état de tron-
356 Guerres et Capital
aux «!terroristes et insurgés!»!; mis au pluriel des guerres contre les popu-
lations, elle est l’instrument principal de contrôle, de normalisation et
de disciplinarisation de la force de travail globalisée. Il faut donc géné-
raliser l’aphorisme redécouvert dans la douleur par l’armée américaine
en Irak!: «!L’argent est une arme.!» Avec le néolibéralisme, la Raison du
Capital a su faire sienne comme jamais auparavant la devise des séna-
teurs américains!: «!Penser global, agir local.!» («!Think globally, act
locally!»!: ATTAC reprendra le mot d’ordre, avec un succès inégal.)
50."Ibid.
51."Rupert Smith, op. cit., p. 267.
52."Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 140-141.
362 Guerres et Capital
70."Marshall McLuhan, Quentin Fiore, War and Peace in the Global Village, Touchstone,
New York, 1989 (1re éd. 1968), p. 134.
71."Hannah Arendt, «!Lying in Politics: Reflections on the Pentagon Papers!», in Crises
of the Republic, San Diego, Harcourt Brace, 1972, p. 17-18.
72."Rupert Smith, op. cit., p. 16.
370 Guerres et Capital
73."John Arquilla, David Ronfeldt, Networks and Netwars, Prepared for the Office of the
Secretary Defense, National Defense Research Institute, Rand, 2001, p. 1-2.
74."Rupert Smith, op. cit., p. 177.
Les guerres fractales du Capital 371
75."Ibid., p. 281.
76."Vincent Desportes, La Guerre probable, op. cit., p. 77.
77."Au lendemain des attentats de novembre 2015, il n’aura fallu que quelques heures
aux socialistes français pour redécouvrir et médiatiser cette vérité stratégique de la
«!guerre longue!» contre le terrorisme.
372 Guerres et Capital
81."Jeff Halper, War Against the People. Israel, the Palestinians and Global Pacification,
Londres, Pluto Press, 2015, p. 16-27.
82."Sans compter les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, le personnel militaire améri-
cain a été (officiellement) déployé entre 2000 et 2014 en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire,
au Nigeria, au Liberia, au Tchad, au Mali, en Ouganda, en Lybie, en Somalie, au Pakistan,
au Yémen, en Bosnie, en Géorgie, au Timor Oriental, aux Philippines, à Haïti…
Les guerres fractales du Capital 375
83." Silvia Federici, «!Guerre, globalisation et reproduction!» (2000) in Point zéro, op.
cit., p. 126, 132. Voir en particulier, dans le même volume, son analyse du Mozambique.
84."Arundhati Roy, Capitalism: A Ghost Story, Londres, Verso, 2015, p. 8, 13.
376 Guerres et Capital
89."Selon le motif mis en avant pour sa première citation militaire durant la guerre
d’Algérie.
378 Guerres et Capital
12.4/ Le marxisme
hétérodoxe et la guerre
Mario Tronti, qui est l’un des rares auteurs à penser avec et au-delà
de Marx le lien «!organique!» du capitalisme à la guerre, reproche
aux mouvements de 1968 d’avoir en quelque sorte rincé la politique
en interrompant le programme de reconversion de la guerre en poli-
tique accompli par la centralité de la lutte des classes!103!; et d’avoir par
là ouvert le petit XXe siècle en mettant définitivement fin à « l’ère de la
bourgeoise (Nous opéraïstes. Le “roman de formation” des années soixante en Italie, Paris,
L’Éclat, 2013, p. 114.)
104."Mario Tronti, La Politique au crépuscule, Paris, L’Éclat, 2000, p. 35-36, p. 53.
105."Mario Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 168-169: «!La classe ouvrière mérite d’être
déclinée en terme de destin. Parce qu’elle est une grandeur historique.!»
106."Ibid., p. 113.
107."Ce que Tronti explique comme un paradoxe : «!tandis qu’Ouvriers et capital [1966]
fermait mon propre opéraïsme, il ouvrait en réalité une saison opéraïste!» (succédant à
ce qu’il considère comme sa phase «!classique!»), ibid., p. 152.
Les guerres fractales du Capital 385
114."Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871, Paris, Éditions sociales, 1968, p.!192.
115."Ibid., p.!257.
116."Ibid. Dans la phrase de Marx, le «!sujet!» de/à l’asservissement est la «!classe
ouvrière!».
388 Guerres et Capital
137."Cf. Bruno Latour, «!L’universel, il faut le faire!» (entretien avec Élie During et
Laurent Jeanpierre), Critique, n° 786, novembre 2012, p. 955-956.
138."Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 368, p. 373.
139."Bruno Latour, «!L’universel, il faut le faire!», art. cité, p. 956.
Les guerres fractales du Capital 397
141."André Gorz, «!Leur écologie et la nôtre!», Le Sauvage, avril!1974 (texte repris sous
le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil Écologie et politique, Paris, Galilée,
1975).
142."Christophe Bonneuil, Pierre de Jouvancourt, «!En finir avec l’épopée. Récit,
géopouvoir et sujets de l’Anthropocène!», in De l’univers clos au monde infini, op. cit., p.!94.
C’est une question qu’Isabelle Stengers n’a cessé de développer depuis plus d’une ving-
taine d’années dans son écologie politique des pratiques scientifiques.
Les guerres fractales du Capital 399
Humains, trop humains – les capitalistes avaient saisi d’un bel ensemble
le document du Club de Rome commandé en 1970 et publié en 1972
sur «!les limites du développement!» comme un impératif de transfor-
mation des limites «!écologiques!», créées par le Capital lui-même, en
nouvelles sources de profitabilité. Fidèles à sa dynamique, elles n’au-
ront fait depuis qu’amplifier le désastre écologique. Reposant sur une
histoire fort ancienne qui commence avec les enclosures de l’Anglocène
le plus primitif, l’idée était belle et s’argumentait avec ce brio bravache
propre aux néolibéraux!: pour garantir la pérennité des «!communs!»
de la terre, de l’eau, de l’air, il faut les soustraire à l’usage de tous et
les privatiser, c’est-à-dire les soumettre à la logique coûts/béné-
fice régulée par le marché. La marchandisation de la nature étant un
marché particulièrement porteur, et la régulation, une affaire propre
aux économies de marché, l’idée de marchés pour les échanges de
droit à polluer («!marchés carbone!») ne va pas tarder à s’imposer. La
165."Ibid., p. 325.
166."Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 34.
Les guerres fractales du Capital 407
171."Ibid., p. 25-28.
172."Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz , op. cit., p. 269.
173."Notons au passage que la Guerre froide constitue «!un pic dans l’empreinte envi-
ronnementale des armées!» (ibid., p. 142).
Les guerres fractales du Capital 409
12.6/!Machines de guerre
Lorsque le capital financier devient hégémonique, et fait de la guerre
et de l’État qu’elle s’est appropriée les instruments directs de sa stra-
tégie, quelle dynamique, quelle énergétique insuffle-t-il à la machine
de guerre!?
Dans le livre III du Capital, Marx définit le système de crédit
comme l’institution qui permet de «!convertir de l’argent en capital,
sans devenir soi-même capitaliste industriel!178!». Il s’agit bien de cette
classe de capitalistes qui, en tant qu’«!agents du capital!» (un capital,
quoi qu’en dise Marx, pas du tout «!fictif!», mais aussi réel que «!le!»
capital peut l’être!!), introduisent une instabilité structurelle dans
l’économie et la société par laquelle va passer le «!développement!»
du capitalisme lui-même. Le mode de valorisation du capital indus-
triel procède alors par crises périodiques du fait que le développement
«!absolu!» ou «!inconditionnel!» des forces productives serait contra-
dictoire avec sa subordination à la logique du profit et de la propriété
privée. Mais sous l’impulsion du capital financier, les crises ne tardent
pas à devenir si rapprochées que c’est la notion même de «!crise!» qui
finit par perdre tout sens structurel au profit d’un seul état d’insta-
bilité permanente. L’idée même de la crise comme «!moyen imma-
nent au mode de production capitaliste!» prend ici un étrange coup
de vieux, qui n’épargne pas le principe général selon lequel les choses
ne marchent (bien!?) qu’à la condition de se détraquer.
La dépréciation du capital existant et la formation d’un nouveau
capital (crise) pour pallier la chute du taux de profit se produit à
présent continument sous la pression de la «!compétitivité!179!» si chère
aux capitalistes financiers et autres «!investisseurs institutionnels!».
Comprendre sous cette dernière catégorie!: les fonds de pension,
les fonds de placement collectifs à base de plans de retraite privée
par capitalisation et d’épargne salariale, les sociétés d’assurances,
les sociétés d’investissement, les banques d’affaires et d’investisse-
ment ou les secteurs «!investissement!» de banques devenues univer-
selles. C’est moins la finance pour tous (la fumeuse «!démocratisation
de la finance!») que la financiarisation contrainte de tous au profit
de «!quelques-uns!». Mais c’est surtout la financiarisation définitive
du capital industriel dont ceux-là font système, et système-monde.
186."On qualifie ainsi les technologies utilisées pour les productions à usage civil et
militaire.
418 Guerres et Capital
187."Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe!? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La
Découverte, 2001, p. 175.
Les guerres fractales du Capital 421
complets, ajoutons que le nombre des gardes forestiers avait été drastiquement réduit…
«!D’économique, la crise est par conséquent devenue écologique et inversement!». Cf.
Razmig Keucheyan, op. cit., p. 45.
202."Penser ici aux Kurdes qui sont parvenus à introduire l’intelligence collective
construite à travers leurs expériences «!communales!» de démocratie directe jusque
dans l’organisation militaire et la défense populaire. On soulignera au passage que le
«!fédéralisme démocratique!» et internationaliste adopté par le PKK dès 2005 (et
ensuite par le PYD) s’efforce de donner toute sa place à la dimension d’une écologie
sociale influencée par Murray Bookchin. Voir l’article de Benjamin Fernandez, «!Aux
sources du communalisme kurde!: Murray Bookchin, écologie ou barbarie!», Le Monde
diplomatique, juillet 2016.
430 Guerres et Capital
Les small wars qui se sont déchaînées dans ces ex-colonies avec
des effets aussi catastrophiques et destructeurs qu’une «!grande!»
guerre ont pour objectif de reconduire les ruptures «!objectives »
produites par la mondialisation la plus prédatrice et les ruptures
«!subjectives!» opérées par les «!printemps arabes!» à la machine de
guerre des États ou à celles des fondamentalismes islamiques.
La guerre fractale au sein des populations et les small wars qui lui
font office de modèle et de lignes de fuite actualisent la «!destruc-
tion créatrice!» du capitalisme en mettant à l’heure postdémo-
cratique des grands argentiers de la planète la puissance – et les
puissances d’agir – du mode de destruction du Capital. C’est en
tant que l’«!économie!» est la politique du Capital qu’elle vaut pour
guerre continuée renvoyant toute perspective de «!changement »
économique à la mutation des «!sujets!» à ces guerres en sujets stra-
tégiques de celles-ci. L’intensification de la «!crise!» permanente qui
s’est manifestée en 2007-2008 ne connaîtra aucune rémission puisque
la machine de guerre du Capital ne peut pas mettre à bas les relations
de pouvoir et les relations stratégiques sur laquelle elle se fonde et qui
ont conduit, après quarante ans de néolibéralisme pur et dur, à notre
situation postcritique!203.
Aucun «!nouveau New Deal!», aucun «!pacte social!», aucune
«!nouvelle régulation!» n’est à attendre parce que les rapports de forces
sont trop déséquilibrés dans la longue durée de la contre-révolution
mondiale qui est notre seul habitat. Aucune lueur d’espoir, non plus,
du côté des politiques monétaires dites de «!quantitative easing!»
et de leur possible mise au service d’un «!néokeynésianisme!» de la
demande soutenu par un État fort (Ne sommes-nous pas tous socialistes
maintenant!204!?). Étroitement placées sous tutelle américaine (la FED
205."La FED aura au total «!prêté!» à des taux d’intérêt dérisoires 7 trillions de dollars
– soit près de sept fois le montant total des dépôts dans l’ensemble des banques améri-
caines – aux institutions financières, dont une partie non négligeable a été destinée aux
banques européennes. Pour une analyse acérée de la constitution et de la composition
de la FED, voir Philip Mirowski, Never Let a Serious Crisis Go to Waste. How Neoliberalism
Survived the Financial Meltdown, Londres et New York, Verso, 2013, p. 190-194.
432 Guerres et Capital
206."Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 263.
207."Sandro Mezzadra, Terra e confini. Metamorfosi di un solco, Castel San Pietro
Romano, Manifestolibri, 2016, p. 41.
Les guerres fractales du Capital 433
les projets politiques les plus faibles et les plus embryonnaires. Les
mouvements anticapitalistes sont encore incapables de mener une
«!guerre de classe sans la classe ouvrière!». Depuis la défaite poli-
tique de cette dernière dans la plus longue durée de la Guerre froide,
aucune «!pratique théorique!» collective n’a pu être élaborée et expé-
rimentée à l’échelle et à la hauteur des guerres civiles lancées par le
Capital.
Le mouvement ouvrier s’est formé en réduisant la division colo-
niale et la division sexuelle du travail à des «!contradictions secon-
daires!». Cette opération de subordination des «!minorités!» n’est
plus tenable dès lors que tout au long du XXe siècle les colonisés et les
femmes se sont affirmés comme des sujets et des perceptions poli-
tiques porteurs de perspectives sociales, de revendications écono-
miques, de modalités de subjectivation qui ne coïncident pas avec
celles de la «!classe ouvrière!» et le procès unificateur de la «!prise de
conscience!». 68 marque tout à la fois la défaite du communisme du
XIXe siècle et de la révolution léniniste, la faillite de sa traduction insti-
tutionnelle dans les partis et les syndicats de la «!classe ouvrière!», et
la cristallisation d’un changement irréversible du rapport de forces
à l’intérieur d’un prolétariat mondial multiple qui n’a pu créer la
machine de guerre capable d’exprimer toutes ses puissances. Reste
que les luttes de la décolonisation et les mouvements féministes ont
miné profondément le pouvoir du salariat sur les «!minorités!».
C’est le même problème qui est l’objet de l’expérimentation des
mouvements contemporains. Non pas une nouvelle démocratie géné-
rique, mais l’invention de machines de guerre démocratiques antica-
pitalistes capables de prendre pour tâches stratégiques les guerres
civiles et la lutte sur le front de ses subjectivations.
Les luttes contre la «!loi travail!» et l’occupation de la place de
la République en France par «!Nuit debout!» résument toutes les
difficultés pour réunir les conditions de réalité de ce processus et
organiser une telle machine. Ce n’est ni le manque de technè, ni la diffi-
culté à projeter in abstracto une stratégie efficace contre la puissance
434 Guerres et Capital
208."Cf. Jonathan Crary, 24/7. Late Capitalism and the Ends of Sleep, Londres et New
York, Verso, 2013.
Les guerres fractales du Capital 435
fait passer à l’intérieur des individus autant que dans le socius en arti-
culant constamment le cadre national (qu’elle a phagocyté) au plan
mondial (qui est le sien!: celui du «!marché mondial!» inclus par Marx
dans le concept du capital).
Pourtant, si les mouvements en altermondialisation active sont
encore à la recherche de leurs modes d’organisation et d’exercice de
la «!force!» susceptible de mettre en péril le pouvoir du Capital!209, ils
ont incontestablement produit une conversion de la subjectivité et
ouvert à ce nouvel espace-temps d’expérimentation politique symbo-
lisé par l’«!occupation des places!». Mais de quelle expérimentation
s’agit-il!? Force est de constater que la démocratie de parole des uns
et les débouchés institutionnels des autres ne correspondent que très
partiellement à ce que ces luttes expriment.
Ce qui a été expérimenté en Grèce, en Espagne, en France, dans
les pays du Proche et du Moyen-Orient, aux USA, etc., est une toute
première tentative de rompre avec la gouvernementalité des guerres
au sein des populations qui nous assigne à une place et à une fonc-
tion productive, nous fixe à un sexe, une identité, une nationalité et à
une histoire nationale se révélant aussitôt postcoloniale. La multipli-
cité équivoque de désirs qui a pu s’affirmer dans ces mobilisations en
recherche d’une voie nouvelle entre révolution moléculaire et lutte des
classes (pour reprendre la toute première question de Félix Guattari)
a été avant tout motivée par le refus univoque d’être gouverné, par
la volonté/nécessité de se libérer de la relation de pouvoir gouver-
nants/gouvernés, de ses dispositifs (salariat, consommation, welfare,
hétérosexualité, etc.) et de ses axiomes (compétitivité, démocratie
parlementaire, participation, etc.). Tout se passant comme s’il n’y
avait plus d’autre objet/sujet d’expérimentation collective que le
refus de se soumettre à la gouvernementalité comme telle. Or, celle-ci
209."On ne soulignera jamais assez que la «!question de la violence!» est le plus mauvais
moyen pour poser la question de la «!force!» à laquelle elle est stratégiquement subor-
donnée. Pour le faire à l’envers!: c’est aussi le plus sûr moyen de contenir ladite violence
au niveau symbolique de la destruction du mobilier urbain et bancaire.
436 Guerres et Capital