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DU MARCHÉ PLANÉTAIRE
DU MÊME AUTEUR
Serge Latouche
LES DANGERS
DU MARCHÉ PLANÉTAIRE
PRESSES DE SCIENCES PO
Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours des Services de
documentation de la FNSP)
Latouche, Serge
Les dangers du marché planétaire. Paris : Presses de Sciences Po,
1998. - (La Bibliothèque du citoyen)
ISBN 2-7246-0747-3
RAMEAU: mondialisation (économie politique)
DEWEY: 337.1: Économie internationale. Généra-
lités
Public concerné : Tout public
Le photocopillage
tue le livre
®
PHOTOCOPILLAGE
TUE LE LIVRE
Ce logo mérite une explicarion. Son objer est d'alerter le lecteur sur la
menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans
le domaine des sciences humaines er sociales, le développement massif du
" photocopillage '"
ISSN 1272-0496
«Que cela suive ainsi son
cours, voila la catastrophe ! »
Walter Benjamin
lntroduction
9
l'apothéose du marché. La fin des illusions du
socialisme réel a sonné le glas de conceptions
du monde autres. L'économisme et l'utilita
risme régnaient pratiquement sans partage à
l'Est comme à l'Ouest, et du Nord au Sud, mais
on ne le voyait pas et on ne voulait pas le voir.
Les variantes dans les formes s'enracinaient dans
des survivances politiques et culturelles incon
testables et des métissages intellectuels dou
teux.
Le triomphe de la société de marché a fait
s'évanouir ces velléités de pluralisme. Le constat
que la raison rationnelle, unique en son prin
cipe, est marchande puisque calculatrice
devient une évidence. L'omnimarchandisation du
monde rend incontestables, parce que inscrits
désormais dans la chair vive des peuples aussi
bien que dans l'imaginaire de l'humanité façon
née par deux siècles de Lumières l'évangile
« » ,
10
ment cent ans en arriere, aux bons vieux temps
de l'exploitation sanguinaire du XIXe siecle, et
cela, au nom meme d'une marche inéluctable
de l'humanité vers plus de liberté et d'unité.
Résister a cette globalisation, selon les esprits
« réalistes », serait condamner la société a recu
11
ont même réussi à séduire une partie impor
tante des opinions d'un Tiers Monde qui sem
blait voué définitivement aux différentes formes
de l'anticapitalisme et de l'anti-impérialisme.
Au passage, ces ressuscités du libéralisme ont
converti quelques belles figures de grands intel
lectuels déçus du populisme et fort justement
écœurés des gâchis du socialisme réel, comme
Mario Vargas Llosa. Perdant tout son sens cri
tique et la merveilleuse acuité de son regard, ce
néophyte n'en vient-il pas à déclarer que cette
internationalisation généralisée de la vie est
peut-être ce qui est arrivé de mieux au monde
jusqu'à présent!
Bien sûr, cette déferlante réactionnaire
n'aurait pas été possible sans la montée en puis
sance des nouveaux maîtres du monde
« », les
firmes transnationales, pour qui la concurrence
et le marché mondial sont une façon habile
d'imposer leur loi monopoliste.
Certes, tout n'est pas condamnable dans les
évolutions qui se produisent sous le nom de
mondialisation/globalisation, mais le tout est
pervers, et cette voie mène vers des dangers
considérables pour l'humanité. Ces dangers
concernent au premier chef le politique, en voie
de disparition. La forme séculaire du lien social,
au moins dans les pays du Nord, l'État-nation,
se trouve de ce fait menacée de décomposition
et de corruption. La destruction accélérée de
l'environnement, et finalement celle des cadres
même éthiques et culturels de la vie person
nelle, ne sont pas les moindres conséquences du
processus.
Les dysfonctionnements de toute nature du
système mondial, chômage, exclusion, misère
matérielle et plus encore morale, désastres éco
logiques, sont et seront de plus en plus insup-
12
portables. En attendanr la « grande implosion »
annoncée par certains, ils favorisent l' émergence
de conrre-dogmes, d'intégrismes religieux, de
fondamentalismes ethniques, plus ou moins
bricolés avec les séquelles idéologiques du passé
et l'énergie du ressenriment. Toutefois, ces
réactions nienr plus le rationalisme qu'ils ne le
dépassenr, et conrinuenr souvent a s'en nourrir.
Elles n'attentent pas vraiment a la majesté d�.,
la pensée unique car elles ne s'attaquenr pas a
ses racines, aux racines de l' économisme et de
l'utilitarisme. La remise en cause de l'empire
du rationnel parait seule ouvrir la voie a une
pensée moins inroléranre et qui par la pourrait
erre dite plurielle.
1
f.
� 1
!
Chapitre 1
15
personnel politique par des élections peno
diques et l'avènement d'un parlementarisme
pluraliste réalisaient une domestication incon
testable de l'oppression. L'émergence de syn
dicats puissants et organisés, d'associations
nombreuses, d'une opinion publique exigeante,
mobilisée par une presse formellement libre,
bref, toute la vitalité de la société civile consti
tuait un ensemble de contre-pouvoirs redou
tables et redoutés. Beaucoup pensaient même
I· avoir définitivement éradiqué les ferments
négatifs des deux forces dangereuses en chan
g�ant leur nature : le marçhé était régulé par
l'Etat et le fécondait, et l'Etat était limité par
la société civile. Un capitalisme obligé de
compter avec des institutions social-démocrates
et un capitalisme sauvage dominé par des lobbies
et des trusts sont deux choses très différentes ;
on le voit bien aujourd'hui. Dans les années de
l'après-guerre, certains allaient jusqu'à pré
tendre que le vrai pouvoir en Angleterre était
détenu par les trade-unions ! Après le raz de
marée du thatchérisme, les ouvriers anglais sont
moins payés que ceux du Sud-Est asiatique. Ici
et là, régnaient la social-démocratie et, partout,
l'État providence, l'État du Welfare. Qu'il y ait
eu là, dans cette appréciation idyllique du
« miracle de l'après-guerre, une grande naï
»
16
les retraites confortables assurées. C'était le
plein emploi pour tous et l'acces a la voiture
individuelle, aux équipements électroménagers
et, bien SUr, a la « société du spectacle » télé
visuelle.
En s'endormant ainsi sur ses lauriers, la
génération précédente s'était quelque peu aveu
glée sur la portée de ses succes. Elle oubliait en
particulier le prix dont ceux-ci avaient été
achetés. Ce prix était double : la domination
de l'Occident sur le reste du monde et le sac
cage de l'environnement avec le pillage incon
sidéré de la nature. Elle avait considérable
ment sous-estimé la puissance et la prégnance
de la mégamachine techno-économique qui
continuait silencieusement son travail d' « uni
formisation » planétaire, avec toutes les consé
quences désastreuses ou inquiétantes que cela
devait entrainer. L'Occident ne pouvait man
quer d'etre un beau jour rattrapé par ses
démons...
Sans entrer ici dans le détail des dangers que
fait peser sur la survie écologique de la planete
et sur l'humanité elle-meme le déchainement
de la technoscience, il suffit de rappeler les
conséquences de la seule logique économique.
Dans sa marche en avant vers la conquete pla
nétaire, le marché, lui, ne s'est pas endormi. En
,
se mondialisant, il a sapé les bases de cet « �tat
providence ». Il n' a certes pas détruit l'Etat
comme machine oppressive a son service (et de
plus en plus), mais il a détruit l' État comme
nation de citoyens, et l' État comme systeme
social de contre-pouvoirs. Résister a ces proces
sus est une nécessité pour la survie meme de la
planere et de l'humanité.
Pour éclairer cette nécessaire réaction, il
importe de ne pas tomber dans le piege des
17
mots, de saisir les enjeux de cette mondialisa
tion et de comprendre en particulier la si tua
tion nouvelle du politique.
Mondialisation de /'économie
ou « économicisation »du monde
d'occidentalisation, d'uniformisation ou de
modernisation du monde, et les historiens en
décelaient tous les symptômes dans des évolu
tions de longue durée.
La mondialisation, sous l'apparence d'un
constat neutre, est aussi, en fait, un slogan, un
mot d'ordre, qui incite à agir dans le sens d'une
transformation souhaitable pour tous. Le mot
d'ordre a été lancé sans doute par la firme Sony,
au début des années quatre-vingt, en même
18
temps que son baladeur. Une publicité tapa
geuse, qui a fait le tour du monde, représemait
des adolescents patinant, casque en tete et
mini-radio-cassette portable accrochée a la cein
ture. Le P-DG lui-meme avait fait le pari qu'un
message publicitaire n'avait pas a s'adapter aux
diverses cultures, mais qu'il véhiculait en lui
meme une culture globale. Ce nouveau
« concept » a été repris d'instinct par les firmes
19
« Il nous appartient de construire une communauté
20
c'est-a-dire la transformation de tous les aspects
de la vie en questions économiques, sinon en
marchandises. Sous cette forme plus significa
tive, en étant économique, la mondialisation est
de fait technologique et culturelle, et recouvre
bien la totalité de la vie de la planete. Le poli
tique, en particulier, se trouve totalement
absorbé dans l' économique. La globalisation est
ainsi tour autre chose que la généralisation des
valeurs universelles d'émancipation portées par
les Lumieres, qu'on la juge souhaitable ou non.
Ou plutot, le pari est fait que la démocratie,
les droits de l'homme, la fraternité planétaire
suivront dans le sillage du marché, alors meme
que l' on peut chaque jour juger un peu plus du
contraire...
Cette planétarisation du marché n'est nouvelle
que par l' élargissement de son champ. On
s'avance ainsi vers une marchandisation intégrale.
L'idée et une certaine réalité du marché mon
dial font partie imrinseque du capitalisme. Des
!'origine, le fonctionnement du marché est un
fonctionnement transnational, voire mondial.
La Ligue hanséatique, les places financieres de
Genes, de Lyon et de Besan�on, les opérations
commerciales de Venise et de l'Europe du
Nord, sans parler des grandes foires (Troyes),
sont internationales, sinon mondiales des les
Xlle et xrne siecles.
Le triomphe récent du marché n'est que le
triomphe du « tour marché » . 11 s'agit du der
nier avatar d'une tres longue histoire mondiale.
Pour Vandana Shiva, ce serait la troisieme mon
dialisation sous le signe de l'Occident. La pre
miere étant la phase de la colonisation, la
deuxieme celle du développement apres 1 94 5 .
Pour Olivier Dollfus, il faut distinguer les
vagues anciennes de la mondialisation de la
21
mondialisation contemporaine. La mondialisa
tion ancienne prendrait naissance avec la
« »
22
commerce implantées sur plusieurs continents
et dont le trafic a le monde pour horizon. Est
nouveau, a partir des années soixante-dix, non
seulement que le capital commercial et bancaire
se mondialise systématiquement mais aussi le
capital industrie!. Renault fait fabriquer ses
moteurs en Espagne, monter ses voitures a Mos
cou ou au Brésil. Toyota monte désormais en
France des voitures dont les éléments pro
viennent de sept pays, de l' Écosse au Portugal,
avec une ingénierie du Japon, bien súr... La
division du travail s'est internationalisée. Le
proces de fabrication s'est segmenté. Les entre
prises se sont totalement transnationalisées.
L' ensemble interconnecté de la mondialisation
du commerce, de la mondialisation de la
finance et de la mondialisation de l'industrie
suscite l'émergence de places offshore (déterri
torialisées), de zones franches, sans attache ni
historique, ni culturelle avec les territoires sur
lesquels elles sont implantées. Les délocalisa
tions massives, les réseaux de sous-traitance, les
joint-ventures (entreprises conjointes), jusqu'a la
dématérialisation de la production et la montée
des services, et bientót le télétravail, accélerent
le phénomene. Un des enjeux de Maastricht est
non seulement de pousser plus avant cette
transnationalisation au sein de l'Union euro
péenne, mais aussi de permettre aux firmes
japonaises, américaines, etc., de coloniser l'es
pace du marché commun et d'accroitre la flui
dité des échanges économiques, c'est-a-dire
d'obéir aux lois de l'économie. Le principal
objectif de !'Uruguay Round, la derniere négo
ciation du General Agreement on Tariffs and
Trade (GATT), a été d'étendre cette libérali
sation des échanges a l'agriculture et aux ser
v1ces. Un sysreme économique universel
23
complètement déraciné, n'ayant plus d'attaches
privilégiées en un lieu particulier, mais pous
sant des antennes partout, est déjà plus ou
moins en place. Cette sphère économico-finan
cière vivant hors sol, câblée en permanence
« »
24
mentation, désintermédiation, décloisonne
ment. On assiste au démantelement de la
« société salariale » au nom du nouveau dogme
25
Grâce aux nouvelles technologies, ces marchés
fonctionnent comme une seule place en temps
réel. Le soleil ne se couche jamais sur la sphère
financière grâce au fonctionnement continu des
bourses de valeur et des salles de changes tout
autour de la planète.
L'effondrement des économies socialistes a
accéléré et renforcé encore le processus. La pla
nification a eu finalement pour rôle historique
d'uniformiser l'espace à l'Est et de détruire
toute spécificité culturelle qui pourrait faire
obstacle au libre jeu des forces de marché
« ».
26
liberté, le libre accord des individus obéissant
a leur calcul d'optimisation, faisant de tout un
chacun un entrepreneur et un marchand, est en
passe de devenir la loi, la seule loi, d'un anar
cho-capitalisme (terme choisi par certains idéo
logue� pour désigner ce reve d'une économie
sans Etat) total et idéal. Selon le prix Nobel
d'économie, Gary Becker, la science écono
mique est entrée dans un troisieme age, celui de
l'économie généralisée, dans lequel le champ de
l'analyse économique s'étend a !'ensemble des
comportements humains et des décisions qui y
sont associées.
La globalisation désigne aussi cette avancée
inou"ie dans l'omnimarchandisation du monde. Les
biens et les services, le travail, la terre, le corps,
les organes, le sang, le sperme, la location
d'utérus entrent dans le circuit marchand.
D'ores et déja, avec les services, la banque, la
médecine, le tourisme, les médias, l'enseigne
ment, la justice deviennent transnationaux. Ins
truction est donnée aux représentants des pou
voirs publics américains, partout dans le
monde, dans le fil des grandes manreuvres pour
le controle du marché des autoroutes de l'in
formation, de preter main forte aux géants du
multimédia en exigeant que les « produits »
culturels soient traités comme des marchandises
« comme les autres » et les exceptions cultu
27
Bayart appelle par ironie la voie somalienne
«
28
Barings. Encare ne s'agissait-il la que de crises
mineures ou localisées !
La crise du politique
29
législateur s'en trouve réduite d'autant. Cela
veut dïre que le souverain, qu'il s'agisse du
peuple ou de ses représentants, se trouve dépos
sédé très largement de son pouvoir au profit de
la science et de la technique. Les lois de la
science et de la, technique sont placées au-dessus
de celles de l'Etat. C'est en grande partie pour
l'avoir oublié que les totalitarismes de l'Est, qui
étaient en contradiction avec ces lois telles
qu'elles fonctionnaient dans le monde moderne,
se sont effondrés.
La montée en puissance de la technoécono
mie entraîne l'abolition de la distance, la créa
tion de ce que Paul Virilio appelle une télécité
mondiale et l'émergence du village-monde,
d'où un effet d'effondrement immédiat de
l'espace politique. « À partir du moment,
déclare Paul Virilio, où le monde est réduit à
rien en tant qu'étendue et durée, en tant que
champ d'action, de ce fait, réciproquement, rien
peut être le monde, c'est-à-dire que moi, ici,
dans mon donjon, dans mon ghetto, dans mon
appartement (cocooning), je peux être le monde ;
autrement dit, le monde est partout mais nulle
part. (Interview publiée dans Le Monde en jan
»
30
destruction de la base de l'État-nation engendre
ces phénomenes de décamposition dom les
médias nous entretiennent a longueur de jour
née. La disparition du politique camme ins
tance autonome et son absorption dans l'éca
nomique font réapparaí:tre ce qui était l'état de
nature selon Hobbes, la guerre de tous contre
tous ; la campétition et la cancurrence, lois de
l'écanomie libérale, deviennent, ipso facto, la loi
du politique. Le cammerce n'était doux (suivant
l'expression de Montesquieu) et la cancurrence
pacifique que lorsque l'écanomie était tenue a
distance du politique.
La transnationalisation des firmes, qui assure
la domination quasi absolue de l'écanomie sur
la science et la technique, est certainement la
principale cause de la décamposition du poli
tigue, c'est-a-dire de l'affaiblissement de l'Etat
nation et de la déliquescence de la citoyenneté.
Les effets en sont innombrables : carruption des
élites politiques, affaissement général du
civisme, fin de la solidarité organisée par l' État
providence, développement planétaire des
narca-trafiquants. Hommes politiques et hauts
fonctionnaires subissent des pressions énormes
(et parfois des menaces physiques) en meme
temps que les sollicitations du monde de !'ar
gent. Partout, les aflaires fleurissent. Certes, il
existe encare des hommes politiques integres.
Ils se font rares, font figure de héros, et plus
encare d'imbéciles, ce qui est le signe d'une
société bien malade. La carruption est telle que
les électeurs sont de plus en plus indulgents a
l'égard des défaillances caupables. Ce climat
délétere, fait de laxisme, de tolérance caupable,
de déréglementation, d'affaiblissement des
cantrüles, est un terrain propice au développe
ment des petits et des gros trafics. Les narca-
31
trafiquants jouent désormais dans la cour des
grands, à armes égales avec les firmes transna
tionales. L'argent de la drogue représenterait
300 à 500 millions de dollars et l'argent sale,
1 milliard. Le roi du Maroc, au vu et au su de
tous, paye les intérêts de sa dette par l' expor
tation de haschisch.
Dans un tel contexte de dégradation géné
ralisée, le chacun pour soi tend à l'emporter
« »
32
sedent ainsi le citoyen et l'État-nation de la
souveraineté, puisqu'elles apparaissent comme
une contrainte que l'on ne peut que gérer et en
aucun cas contester. Une des conséquences de
ce fait est une certaine « fin du politique » ,
c'est-a-dire la perte de la maitrise de leur destin
par des collectivités citoyennes. Des lors, il
devient de plus en plus difficile pour les
citoyens de distinguer les theses et les pro
grammes des partis en compétition. Il n'y a
plus ni droite ni gauche, quand il n'y a plus
qu'une seule politique possible. C'est précisé
ment cela, la fin du politique. Bien slir, si l'on
définit le politique en soi, comme le lieu de
reproduction de la société, il existera toujours
et ne peut disparaitre. Ce qui est en cause, c'est
la disparition du politique pour soi, en tant
qu'instance autonome. Comme, en d'autres
temps, il a pu etre absorbé par le religieux, le
militaire ou la parenté, il tend a etre dévoré
,
par l'économique. A nouveau, richesse et puis
sance fusionnent. « Nóus ne voulons pas domi
ner le monde, déclare le dirigeant d'une firme
transnationale, nous voulons seulement le pos
séder. » Cenes, mais quel espace reste-t-il
encare pour le jeu de pouvoirs non marchands,
dans ce monde qui n'est rien d'autre qu'un
marché ? Le monde possédé est un monde ou
les hommes eux-memes sont réduits a l'état de
choses achetables et appropriables. Si on ne
peut plus faire autre chose que gérer des
contraintes, le gouvernement des hommes est
remplacé par l'administration des choses, selon
le vreu de Saint-Simon, repris par Engels, illus
trant de fa�on inatt�ndue le theme marxiste de
la disparition de l'Etat ; le citoyen n'a plus de
raison d'etre. On peut le remplacer par une
machine a voter, c'est-a-dire a dire toujours oui,
33
et on aura le même résultat. Le politique est
totalement pris en charge par les mécanismes
du marché, d'une part, et l'hypercroissance
d'une administration technocratique et bureau
cratique, elle-même soumise aux impératifs du
marché, d'autre P,art. Les autorités politiques
des plus grands Etats-nations industriels sont
désormais dans la situation des sous-préfets de
province naguère tout-puissants contre leurs
administrés dans l'exécution tatillonne de
règlements oppressifs, mais totalement soumis
aux ordres et étroitement dépendants du pou
voir central et hiérarchique, révocables ad nutum
à tout moment. Simplement, et ce n'est pas
rien, ce pouvoir central de Big Brother est
devenu presque complètement anonyme et sans
visage.
Vue d'en bas, la crise du politique se traduit
par l'effondrement du social et donc, à terme,
de la société elle-même. La transformation des
problèmes, en effet, par leur dimension et leur
technicité, par la complexité des intermédia
tions et la simplification médiatique des mises
en scène, a dépossédé les électeurs, et souvent
les élus, de la possibilité de connaître et du
pouvoir de décider. La manipulation combinée
à l'impuissance a vidé la citoyenneté de tout
contenu. Le fonctionnement quotidien de la
mégamachine implique cette abdication pour
des raisons très terre à terre : la dépossession
productive et l'absence du désir de citoyenneté. '
La dépossession productive est une logique à
l'œuvre depuis longtemps déjà. L'abondance au
moindre coût, condition du plus grand bien
être pour le plus grand nombre, suppose que
l'énergie maximale soit déployée et captée dans
le maniement des techniques, et grâce à elles.
En devenant travailleur, consommateur et usa-
34
ger, le citoyen se soumet corps et ame a la
machine. Taylor avait le mérite de la clarté
cynique. « On ne vous demande pas de penser ;
il y a des gens qui sont payés pour .;;:a ! »,
aurait-il répondu un jour a un ouvrier. En sépa
rant les raches de conception des taches d'exé
cution, le fordisme/taylorisme réalise la
production de masse, condition de la consom
mation de masse, au prix de la réduction du
travailleur a l'état de serviteur aveugle de la
machine.
Les nouvelles technologies ne redonneront
pas la citoyenneté dans l'entreprise. Dans l'ate
lier flexible, la machine-outil a commande
numérique ne laisse plus aucune liberté de
décision a son serviteur. La, comme dans le
reste du systeme, il n'y a meme plus de gens
payés pour penser, les machines s'en chargent !
Ainsi, a l'usine, au bureau, sur le marché,
dans la vie quotidienne, le citoyen, devenu agent
de production, consommateur passif, électeur
manipulé, usager des services publics, est le pur
rouage de la grande machine économico
techno-bureaucratique. Meme si sa souveraineté
n'était pas frappée d'impuissance par tous les
mécanismes cités, comment pourrait-il avoir
encore le loisir et le désir de l'exercer ?
Au terme de journées de travail ou d'occu
pations nerveusement harassantes, il rentre chez
lui pour trouver d'innombrables problemes a
régler, entre les études des enfants, les impóts
a payer, les feuilles de Sécurité sociale a rem
plir, les vacances a organiser, etc. Il pense se
détendre en regardant les jeux télévisés plutót
que les informations. Quel temps lui reste-t-il,
quelle disponibilité a-t-il pour aller sur l'agora
ou le forum s'informer des affaires de la cité,
soupeser les arguments, démonter les rhéto-
35
riques et se livrer à une délibération prudente
pour décider de ses choix ? En outre, on n'arrête
pas de pointer son incompétence, en raison de
la technicité des problèmes. . . L'avalanche
médiatique des messages, dont la qualité n'est
pas ici en question, aboutit à une désinforma
tion de fait. Cela concerne tout autant le haut
responsable que l'électeur de base.
Si, par exception, Maastricht a donné lieu en
France à un grand effort d'information et de
discussion, avec le résultat inattendu que l'on
sait, il n'en a pas été de même pour les négo
ciations du GATT, alors que des groupes et des
nations entières y ont été étranglés dans le
silence feutré des cabinets d'experts compétents.
Qui a pris connaissance des textes votés, qui a
compris les mécanismes mis en place ? Et pour
tant, nemo censetur ignorare legem (nul n'est censé
ignorer la loi). Les logiques de la mégamachine
n'incitent pas le citoyen à remplir ses devoirs
ni à exercer ses droits. Le beau projet de la
démocratie se trouve ainsi privé de toute subs
tance au profit d'une « technocratie de
marché anonyme ; comme celle-ci fait un
»
36
les sondages. On assiste a une universalisation
planétaire des modes de vie et de consomma
tion, en meme temps qu'a une dictature de la
médiocrité, avec la banalisation de l'exception
nel (le sang a la télévision et a la une des jour
naux) et l'exaltation du banal (les jeux télé
visés).
Les consommateurs et usagers, conditionnés
par la publicité, répondent aux sollicitations
dú systeme de production, comme les pro
ducteurs et « entrepreneurs » politiques réa
gissent aux contraintes et aux signaux du
marché. Les ingénieurs, en faisant leur travail
au mieux, contribuent a la croissance illimitée
des techniques. Ces techniques fournissent des
moyens toujours nouveaux et toujours plus
raffinés pour déposséder les citoyens de la
maítrise de leur propre vie. Bien súr, tout
cela tourne a vide. Qui décide de produire A
plutót que B ? Le consommateur ? Bien. Mais,
qui décide de persuader le consommateur de
consommer A plutót que B ? Et l'on peut
régresser ad infinitum.
Les responsables politiques, eux-memes,
fonctionnent comme des rouages du méca
nisme. Ils se font les exécutants de contraintes
qui les dépassent. Les hommes politiques
deviennent a leur insu des marionnettes dont
les ficelles sont tirées par d'autres, quand ce
ne sont pas des « denrées » qu' on achete et
vend entre le plus offrant ou le « moins
disant », sur un marché politique. La média
tisation de la politique politicienne accentue
le phénomene de fac;on caricaturale. La dimen
sion essentielle actuelle du jeu politique n'est
plus le savojr-faire mais le « faire-savoir >>. La
politique se transforme de plus en plus en
marché (développement du marketing poli-
37
tique). La démocratie médiatique substitue
l'ambition de plaire à celle de convaincre. Elle
prolonge indéfiniment l'agonie du politique
en faisant vivre l'illusion de celui-ci comme
spectacle. Aboutissement logique de tendances
anciennes, ces phénomènes sont récents et en
cours d'achèvement.
Chapitre 2
39
leur rôle réduit à «courtiser» les puissances
économiques du jour (en particulier les marchés
financiers) pour capter le maximum de flux de
richesses, prélever leurs dîmes, et administrer
tant bien que mal la sécurité, l'ordre et la
reproduction des travailleurs pour permettre
aux firmes de faire des affaires.
Jamais l'emprise de l'économie sur l'en
semble de la société n'a été aussi forte, mais
jamais la dépossession du politique sur l'éco
nomie n'a été aussi flagrante. Force est de
constater que le triomphe planétaire actuel de
la logique économique n'est pas vraiment géné
rateur d'ordre, ni d'une diffusion équitable de
la prospérité. La «richesse moyenne», qui était
encore distribuée à peu près également dans le
monde à la fin du XVIIIe siècle, devient de plus
en plus inégale. L'écart des PIB par habitant
entre les pays développés et les pays sous-déve
loppés passe de 3,5 % à la fin du XIXe siècle à
5,5 en 1953 et à 8 en 1990. L'anarchie mar
chande souhaitée et saluée par certains comme
le triomphe de la civilisation engendre l'exclu
sion économique et le chaos politique et social.
Le nouvel ordre mondial, pour ces raisons, Î
40
darité internationales (OSI), de la gestion de ce
qui n'est plus un projet de développement,
mais seulement de replátrage de ces entités lar
gement artifis:ielles créées par la décolonisation
que sont les Etats du Sud. Ceux-ci ne sont pour
la plupart qu'un magma informe ou s'enche
vétrent économies informelles, tribalisme,
mafias diverses et narcotrafiquants, institutions
fantomatiques, famines, guerres civiles, agences
des multinationales, experts du FMI et ONG
carítatíves. 11 s'agít de colmater les breches, de
remédíer aux aspects les plus choquants de
l' exclusion, de refréner et de calmer les coleres
les plus déstabílísantes. Toutefoís, les ONG
elles-mémes n'échappent pas a l'ordre écono
míque. Elles sont en concurrence sur le
« marché de la charíté ». Elles jouent de la
socíété du spectacle pour se faíre valoír dans les
médías, se soumettent aux ímpératífs de la ges
tíon, en collaborant de plus en plus avec la
Banque mondíale et le FMI. Elles sollícítent
aussi davantage !'argent des États que les
contríbutíons volontaíres de la socíété cívíle.
Le FMI apparaít aínsí comme le comíté
transnatíonal des banques et des firmes qui
assure au nom des íntéréts économíques le
maintíen des regles du jeu. C'est le gendarme
économíque d'un monde en críse.
Peut-on pour autant parler d'une « fin de
l'histoíre » avec l'essayíste a succes Francís
Fukuyama ? Les échecs successifs des alterna
tíves fascístes et communístes de la grande
socíété semblent, en effet, marquer le tríomphe
planétaire de la modernité. La démocratie libé
rale avec le pluralisme des partís, l' État de
droít, les droíts de l'homme et le marché
constítueraíent l'horizon índépassable de l'hís
toíre. Ce modele fixé depuís le xvme síecle se
41
1
42
fonder un « vouloir vivre ensemble » et done a
constituer un peuple disposant du droit a
l� autodétermination. Cette désintégration des
Etats ne peut étre que conflictuelle, tant les
intéréts économiques et politiques sont enche
vétrés, tant aussi le partage ou le controle des
flux de richesses engendre de rivalités. Le Liban
a longtemps fourni le spectacle exemplaire d'un
régime d'anarchie durable. La Yougoslavie le
remplace actuellement sur nos écrans pour
illustrer la farce sinistre de la décomposition de
l' « escroquerie » national-étatique. Il ne s'agit
pas de cas isolés et transitoires, mais bien plut6t
de phénomenes massifs, durables et en voie de
généralisation.
Dans les deux grandes tendances opposées
mais non contradictoires d'évolution, l'unifica
tion planétaire et l'émiettement a l'infini des
entités sociales, l'économique est intimement
melé au politique, au social et au culture!. Ces
deux aspects essentiels de la dynamique pla
nétaire se caractérisent, d'une part, par la trans
nationalisation économique et, d'autre part, par
la dislocation du national-étatique.
La transnationalisation économique
43
revanche, peut être construit de façon cohé
rente, mais il ne tire sa pertinence que d'une
analyse historique ; la nationalité économique
apparaît alors liée à la croissance et au dévelop
pement économique.
44
agents serait, sur ce plan économique, la néga
tion de la société civile. Ne disposant pas de la
souveraineté interne, l'État n'a pas non plus la
souveraineté externe. Sans etre pour autant
assujetti a )a puissance économique supreme
d'un autre Etat, ce qui serait contradictoire, il
n'a pas la maí'trise sur des puissances éco
« »
45
politique depuis Machiavel. On s'est très peu
avisé, en revanche, de la consistance écono
mique de cet État-nation. Cela est étonnant car
un État-nation sans économie est une simple
coquille vide, un cadre juridico-institutionnel.
Toutefois, ce paradoxe s'explique du fait que
les États-nations occidentaux se sont mis en
place en même temps que se développaient des
économies commerciales puis industrielles
fortes. L'intendance, c'est-à-dire la base écono
mique, suivait sans avoir besoin d'être vraiment
pensée.
Le niveau d'abstraction où se situe la
réflexion économique fondamentale passe au
dessus de l'inscription territoriale et historique
des entités en cause, et la méthode dominante
(l'individualisme méthodologique) passe large
ment en dessous. Le libéralisme est hostile à
toute frontière ; le capital n'a pas de patrie. Les
mécanismes de l'économie ignorent et doivent
ignorer toute interférence politique. « Le
commerce n'est international, écrivait Yves
Guyot au début du siècle, que parce que le
douanier l'arrête. » (Cité par G. de Bernis,
1 987, p. 6.)
Ainsi la nationalité économique est un objet
hors du champ de la réflexion scientifique parce
que nécessairement commun aux disciplines
économiques et politiques et de ce fait non
perçu par elles.
Il faut attendre François Perroux pour ren
contrer une définition consistante de la « natio
nalité économique » . « Économiquement, écrit
il, la nation est un groupe d'entreprises et de
ménages coordonnés et abrités par un centre
qui détient le monopole de la puissance
publique, c'est-à-dire l'État. Entre les parties
constituantes s'établissent des relations parti-
46
culieres qui les rendent complémentaires. »
47
nation systématiques de la part des économies
»
48
d'un certain seuil, il le détruit. L'existence d'un
« marché intérieur la création d'une force de
»,
49
qui reste le fondement de la dynamique éco
nomique mondiale, est, en effet, transnational
dans son essence. Le marché mondial, dont les
embryons sont pleinement attestés dès le
XIIe siècle, finit en quelque sorte par rejoindre
son concept. Après huit siècles, il achève d'ef
facer les inscriptions territoriales des structures
productives . Non seulement le capital est
devenu ou redevenu international dans la cir
culation des marchandises et dans ses assises
financières, mais le processus de production et
le procès de travail se fractionnent et se redis
tribuent sur la planète tout entière.
Si l'impact de la puissance des firmes trans
nationales sur le jeu de la puissance et le destin
des nations est l'objet d'interprétations diver
gentes et peut prêter à discussion, les signes de
cette puissance sont concordants et générale
ment admis dans leur moyenne et leur ten -
dance. Dans la décennie 1 97 0- 1 980, les
866 premières firmes multinationales contrô
laient déjà 76 % de la production manufacturée
mondiale. De 1962 à 1 980, le rapport entre le
chiffre d'affaires des 500 plus grandes entre
prises industrielles du monde (toutes plurina
tionales) et le produit brut mondial est passé
de 2 3 à 30 % (dont plus des deux tiers pour
les seules 200 premières). La juxtaposition des
revenus des principales multinationales et des
revenus des Etats est assez éloquente. Même si
les chiffres comparés ne recouvrent pas des réa
lités identiques , cela suffit pour prendre
conscience de la différence de richesse et de
puissance entre les firmes et les nations, et entre
les citoyens des firmes et les membres de la
« »
50
Danemark, celui d'Exxon ( 1 1 5, 7) surclasse
celui de la Norvege ou de l'Afrique du Sud,
Ford ( 1 00,3) celui de la Turquie, Royal
Dutch (96,8) celui de la Pologne, Toyota
(8 1,3) celui du Portugal, IBM (64, 5) celui du
Venezuela et de la Malaisie, Unilever (43,7)
celui du PakistanJ Nestlé (38,4) ou Sony
(34,4) celui de l'Egypte ou du Nigeria (le
géant de l'Afrique... ).
Avec la transnationalisation des firmes, la
dynamique du capital, et plus généralement le
mouvement de l'économie et de la société
modernes, tendent a détruire la nationalité éco
nomique. Le produit national brut par habitant
(PNB) n'a jamais eu grande signification, mais,
dans un espace économique intégré et interdé
pendant, sa croissance traduisait une élévation
de la « richesse
» marchande engendrée et
appropriée de fa�on relativement homogene par
la nation a l'intérieur des frontieres. Dans
l'économie mondiale en gestation, et déja dans
l' État commercial ouvert on peut toujours
« »,
51
mations. Enfi n , il faudrait ajouter le commerce
illégal, exclu des statistiques. On avance parfois
le chiffre faramineux de 1 000 milliards de dol
lars pour l'argent sale. Les seules ventes de stu
péfiants pour 1 990 sont estimées à 1 2 2 mil
liards de dollars, soit plus que le chiffre
d'affaires d'Exxon ou le PIB de la Norvège!
La déterritorialisation de l'économie ne
« »
52
d'une économie intégrée et autocentrée. Les
choses ont bien changé. Le rapport de ses
importations et de ses exportations au produit
intérieur brut (PIB) a dépassé largement le seuil
de ce qui était considéré dans les années
soixante comme caractéristique de l'extraver
«
La dislocation du national-étatique
et la montée des revendications identitaires
53
allaient enfin régner sur le monde, les aspira
tions de tous et de chacun étant en voie de
satisfaction.
Moins d'un demi-siècle plus tard, que reste
t-il de ce beau projet ? Le désordre a installé
partout son empire et les forces centrifuges dis
loquent le systèmè de la société des nations
« ».
54
une zone sensible, pour l'Occident. Dans le
meme temps, les Etats anciens sont confrontés
a la résurgence de revendications nationales
« »'
55
avait annoncé la décomposition au début du
siècle, et que l'on croyait mort sur les champs
de bataille de la Marne, a connu une renaissance
étonnante après la deuxième guerre mondiale.
La nouvelle jeunesse des vieux États miraculés se
fonde moins sur un renouveau des idéaux du
patriotisme et de la démocratie que sur la crois
sance sans précédent des économies nationales.
La citoyenneté devient économique. Il en va de
même pour les jeunes nations issues des indé
pendances et qui communient dans le culte du
développement. Le nouvel ordre international
fut proclamé officiellement comme économique
par les Nations unjes. La prospérité matérielle
au sein de chaque Etat devait être le ciment du
système politique mondial. L'échec manifeste
de cette ambition économique va peser très
lourd dans la faillite du projet. L'irruption des
revendications identitaires, qui contribue à faire
de ce nouvel ordre économique international,
comme du nouvel ordre mondial, un slogan
creux, résulte d'abord de la transnationalisation
économique elle-même mais également du
paradoxe du principe des nationalités et de
l'échec du développement.
Coupés de l�ur souche originelle (l'histoire
européenne), 1-'Etat moderne et l'ordre national
étatique sont des greffes artificielles. Le droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes sur lequel
repose la Société des nations aboutit à la des
truction de cette même société, du fait du vide
de la notion de peuple. Un peuple, en effet, ne
peut se définir que par le sentiment subjectif
d'appartenance. Chaque groupe humain, lié par
un trait quelconque, langue, religion, terroir,
coutume. . . peut revendiquer le label de
« peuple et réclamer la reconnaissance éta
»
56
de droit au sein du concert international des
puissances. On aboutit a la dégénérescence
« nationalitaire ou au tribalisme et sou
» « »,
57
de colmater les lézardes de l'édifice et d'en mas
quer les fissures en posant des conditions dra
coniennes à la légitimité des revendications
nationales. Pour qu'un peuple puisse prétendre
à la reconnaissance, il lui faut un territoire sous
contrôle effectif et exclusif, des représentants
authentiques, etc. Toutefois, le légalisme et le
juridisme des institutions internationales ne
peuvent empêcher le déchaînement des forces
centrifuges. Seul le développement économique
pouvait faire oublier l'existence de ces identités
historiques au sein du cadre mimétique de
l'État-nation de type occidental. À défaut d'un
projet vraiment mobilisateur, la construction
nationale, faite à partir de matériaux hétéro
gènes, éclate.
La croyance en la prospérité universelle a été
le conte de fées de la modernité. La crois
« »
58
geance au Prince et a sa dynastie laisse une tres
grande autonomie locale ; l'administration cen
tralisée, pesante et corrompue, reste limitée a
certains domaines (fiscalité, recrutement mili
taire, politique extérieure), tandis que chaque
communauté se gouverne selon ses valeurs et
que chacun est justiciable selon �on droit
personnel. Un systeme comparable fonctionnait
en Perse, en Chine, en Inde et meme dans les
royaumes africains. L'échec de la modernisa
tion va se traduire dans le Tiers Monde par un
rejet de l'Occident et une recherche des
racines culturelles perdues. Dans l'Europe de
l'Est, l'échec comparable d'un développement,
planifié et socialiste, et lié a l'oppression sovié
tique, va paradoxalement susciter une reven
dication frustrée d'identité culturelle occiden
«
59
régionales, nourries de complicités culturelles,
résistent, voire se développent, dans le réseau
de la technopole transnationale en voie de consti
tution. Avec les nouvelles technologies, l'inter
connexion des marchés et la rapidité des
communications , la dimension nationale
moyenne apparaît inadaptée parce que trop
petite et trop grande à la fois : trop petite pour
résoudre les grands problèmes mondiaux ou
continentaux, de l'économie, de la pollution, de
l'information, de la défense ; trop grande pour
la gestion du quotidien. Les réseaux de solida
rité et de complicité d'une culture locale plus
holiste sont des atouts indispensables pour
affronter la concurrence. On parle alors de glo
calisation. Certes, quand le local est faible ou
qu'il s'identifie avec le national, la mondiali
sation peut entraîner une résurgence du natio
nal. La mondialisation économique rompt cer
tains équilibres , compromet les positions
acquises, menace les avantages et rentes de
situation. Toutefois, il y a loin entre ce repli
nationaliste défensif et l'affirmation de la nation
conquérante. Ce réflexe, surtout sensible dans
les vieux États industrialisés, n'est pas étranger
à l' irruptîon de ces revendications antinatio
«
61
que jamais nécessaire, même au prix d'une cer
taine injustice, les règles et la philosophie qui
inspirent les institutions économiques interna
tionales et qui , imprégnant l'imaginaire des
dirigeants de la planète, président au fonction
nement actuel de l'économie, sont intrinsèque
ment perverses. Outre l'injustice, l'accroisse
ment des disparités mondiales, et les menaces
qu'elles font peser sur le lien social, elles engen
drent la destruction de l'environnement aussi
bien dans les pays du Nord que du Sud et
créent des pollutions globales inquiétantes.
62
Touaregs d'élever des rennes et de cultiver des
myrtilles ! Tout cela est juste. En revanche, la
systématisation de ces idées est contestable.
Le débat économique libre-échange versus
protectionnisme se déroule depuis au moins
trois siecles ; tous les arguments en sont
connus. L'économie dominante cherche tou
jours a imposer le libre-échange aux autres.
Cela commence au xvne siecle avec la Hollande
et le mare liberum de Hugo Grotius, tandis que
les autres pays européens menacés ont succes
sivement défendu un certain protectionnisme,
des actes de navigation de Cromwell au Zoll
verein de List, en passant par le colbertisme, le
blocus continental et les lois Méline. Aujour
d'hui, les tiers-mondistes partisans de la
« déconnexion ne font pas autre chose.
»
63
l
équilibres écologiques sont rompus. La mon
dialisation actuelle est en train de parachever
l'œuvre de destruction de l'oikos planétaire. La
concurrènce exacerbée pousse les pays du Nord
à manipuler la nature de façon incontrôlée et
les pays du Sud à en épuiser les ressources non
renouvelables. Dans l'agriculture, l'usage inten
sif d'engrais chimiques, de pesticides, l'irriga
tion systématique, le recours aux organismes
génétiquement modifiés ont pour conséquence
la destruction des sols, l'assèchement et l'em
poisonnement des nappes phréatiques, la déser
tification, la dissémination' de parasites indési
rables, le risque de ravages microbiens . . .
Les méfaits du libéralisme économique sur le
Tiers Monde ne sont pas nouveaux, depuis
l'époque où les Occidentaux se sont arrogé le
droit d'ouvrir à coup de canon la voie au libre
commerce. Des guerres de l'opium au commo
dore Perry, en passant par l'élimination des tis
serands indiens, l'analyse des conséquences
désastreuses, pour les pays faibles, de la division
internationale du travail n'est plus à faire. Les
procédés actuels impulsés par le FMI et les
plans d'ajustement structurels, la Banque mon
diale et l'OMC renouvellent le genre. L'impor
tation massive de riz au Sénégal au détriment
de la riziculture locale, les tentatives de déman
tèlement de l'usage foncier collectif qui ne per
met pas les prêts hypothécaires et la moderni
sation de l'agriculture font partie de cette
panoplie de moyens pour assurer plus sûrement
la mort de l'Afrique.
Les exemples du cacao et de la banane méri
tent d'être médités. Alors que le cours mondial
du cacao était au plus bas dans les années
quatre-vingt, et que les économies du Ghana et
de la Côte-d'Ivoire subissaient de ce fait une
64
crise dramatique, les experts de la Banque mon
diale ne trouvaient ríen de mieux que d'encou
rager et de financer la planration de milliers
d'hectares de cacaoyers en Indonésie, en Malai
sie et aux Philippines. On pouvait encore espé
rer quelques profits sur la misere plus produc
tive des travailleurs de ces pays-la...
Le cas de la banane est lié au stabex, ce méca
nisme de garantie de recettes d'exportation
octroyé par les pays du Marché commun aux
pays ACP (Afrique, Cara'ibe, Pacifique). Ce sys
teme instauré par les conventions de Lomé (de 1
a V) avait été salué un peu hátivement comme
la mise en reuvre d'un nouvel ordre économique
international. Saos erre nuls, les résultats ont
été médiocres avec certains effets pervers. De
toute fa�on, c'était encore trop pour les experts
du GATT qui ont réclamé et ont pratiquement
obtenu le démanrelement de ces entraves aux
« lois du marché ».
65
nématocides (poison contre les vers). L'OMC
incline à leur donner raison, d'autant que les
Européens ne présentent pas un front uni . Les
Allemands rechignent à payer leurs bananes un
peu plus cher. Au président Jacques Chirac
reprochant cette trahison à son ami Kohl, et
dénonçant les conditions « pires encore que
l'esclavage de la production sur les planta
»
66
chent les cerveaux du Tiers Monde, cadres,
« »
67
dans le discours des économistes classiques.
Toutefois, elle va se trouver finalement expulsée
de l'économie. Cette expulsion est nécessaire
pour fonder le dogme essentiel de l'harmonie
naturelle des intérêts.
L'économie politique est naturaliste. La
nature que les économistes se sont donnée est
même plus contraignante que celle des écolo
gistes contemporains. Elle est construite par
l'économie capitaliste comme une mère avare.
La rareté occupe, en effet, une place centrale
dans le dispositif économique. Toutefois, pre
mier paradoxe, cette rareté n'est pas naturelle ;
elle est inconnue des sociétés traditionrtelles ;
elle a été engendrée avant tout par les lois sur
les enclosures (la clôture des jachères et des
communaux) et l'instauration de la société indi
vidualiste. Ce sont les ruptures des solidarités .
traditionnelles et la solitude de l'homme
moderne face au destin qui font apparaître
l'avarice de la nature et le phénomène de rareté
comme chronique. Les sociétés anciennes ne
connaissent que des pénuries accidentelles
vécues de manière plus ou moins partagée. Tant
que l'accès aux vaines pâtures
« », aux res
sources naturelles, n'est pas limité ou interdit
par la propriété privative, la nature n'est pas
avare. La rareté est d'abord l'effet de l'égoïsme
des accapareurs de l'abondance sauvage . Les
économistes sont donc les premiers à tirer le
signal d'alarme des limites de la croissance
« ».
68
millan, ¡ re éd. 1 865), est le premier sans doute
a signaler l'épuisement des réserves minieres.
Deuxieme paradoxe, cétte nature hostile est
dénuée de valeur. L'avarice de la nature ne porte
pas tant sur les limites des matieres premieres
que sur la nécessité de leur transformation par
un travail pénible. La rareté des « utilités »
69
dire la non-réversibilité des transformations de
l'énergie et de la matière. La conséquence en
est un gaspillage inconscient des ressources
rares disponibles et une sous-utilisation du flux
d'énergie solaire abondant.
En dépit de la poussée écologique, y compris
chez les économistes, la tendance dominante
dans l'économie standard à considérer le capital
naturel comme totalement ou au moins large
ment substituable, aboutit à évacuer de facto le
problème écologique. La croyance en la possi
bilité de créer artificiellement des substituts
industriels aux ressources naturelles, et cela de
façon illimitée, permet d'avoir réponse à tout.
Le système des prix et le progrès technique
doivent faciliter en douceur les prises de relais
entre les ressources et la poursuite de la crois
sance économique. Le problème de la pollution
de l'environnement n'est qu'une simple ques
tion de correction d'un léger défaut d'allocation
de ressources au moyen de redevances de pol-
1ution! La nature a été ainsi réduite à un réser
voir de matière inerte et à une poubelle.
Finalement, la nature, n'étant pas structurée
conformément aux lois du marché, peut et doit
être pillée et détruite pour être éventuellement '
reconstruite et fabriquée par l'homme confor
mément à ses lois. Alors, l'offre êle nature
« »
70
non produites par la technoscience et le
marché... La disparition des es peces sauvages ne
mettra pas fin a la biopiraterie et aux compor
tements prédateurs. La est le paradoxe auquel
se heurtent les trusts agroalimentaires et phar
maceutiques dans leur entreprise de colonisation
intégrale du vivant. Ils détruisent la biodiver
sité en ne développant et ne propageant que les
genes utiles (et si possible fabriqués en labo
ratoire), mais ils ont besoin d'accéder au stock
disponible, voire meme de le protéger, pour
trouver leur indispensable matiere premiere.
Cette exclusion de la nature va peser tres
lourd dans l'héritage, mais elle n'est pas étran
gere au dogme métaphysique de l'harmonie
naturelle des intérets. Ce postular négateur des
conflits entre les hommes pour la croissance et
le développement économique optimal est lui
aussi, comme la rareté, au creur de l'institution
de l'économique. Cependant, il se construir
grace a la volonté de ma!trise de la nature et
contre elle, au prix de bien des simplifications
et des illusions.
Ce qui donne une telle force, un tel semblant
de fondement au grand mythe occidental de
l'harmonie des intérets, c'est qu'il s' appuie sur
un autre mythe : la conviction que l'homme est
destiné a devenir ma!tre et possesseur de la
nature. La mainmise sur la nature, sa consti
tution en adversaire radical du genre humain
fondent la croyance en un intéret commun de
l'humanité, sur lequel repose l'idéologie éco
nomique. Le seul contenu apparemment tan
gible de l'intéret commun de l'humanité est la
lutte contre la nature. L'humanisme occidental
fut, en effet, a l' origine d'une entreprise sans
précédent de colonisation de la nature, qu'il
s'agisse de territoires ou d'etres vivants (plantes
71
et animaux). L'infinitude potentielle de la
nature j ustifie la coopération de tous les
hommes pour le bien de tous. Arrêtons de nous
battre les uns contre les autres pour nous dis
puter un maigre gâteau, unissons nos efforts
pour arracher à la nature des parts énormes afin
que tout le monde ait sa suffisance et que cha
cun en ait assez. Tel est le grand mythe de
l'Occident!
L'universalisme de l'économie et de la
modernité, le fait de pouvoir les proposer
comme projet pour tous les hommes, repose
ainsi sur la constitution de la nature en enne
mie radicale du genre humain. On peut en voir
une illustration flagrante dans la lutte contre le
Sida. Malgré la violence du conflit entre les
équipes française du professeur Montagnier et
américaine du professeur Gallo, la collaboration
continue pour sauver l'humanité. Cette atti
tude, opposant les hommes à la nature, est
peut-être déjà présente en germe chez Aristote
qui exclut de la philia (l'amitié qui fonde la
Cité) les choses inanimées, les animaux et les
esclaves.
Le programme de la modernité, énoncé par
Descartes dans la sixième partie du Discours de
la méthode, est bien de rendre l'homme posses
seur et maître de la nature. Ce programme
mène droit au délire technologique. Il pacifie
l'humanité en constituant l'homme en sujet
potentiel de l'histoire par une déclaration de
guerre à la nature. Cette attitude est en fait très
agressive. Pour Francis Bacon, la nature est une
femme publique que nous devons mater et
enchaîner selon nos désirs pour en pénétrer les
secrets. La révolution industrielle réalisera ce
programme à la lettre. Claude-Henri de Saint
Simon, prophète de l'industrie moderne, en est
72
conscient : Cet amour de la domination,
«
73
« On a commencé par couper l'homme de la nature,
et par le constituer en règne souverain ; on a cru effacer
ainsi son caractère le plus irrécusable , à savoir qu'il est
d'abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette
propriété commune, on a donné champ libre à tous les
abus . . . En s'arrogeant le droit de séparer radicalement
l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce
qu'il retirait à l'autre, l'homme occidental ouvrait un
cycle maudit. La même frontière, constamment reculée,
a servi à écarter des hommes d'autres hommes , et à
revendiquer au profit de minorités toujours plus res
treintes, le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt
né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe . »
(Lévi-Strauss, 1 97 3 , p. 5 3 .)
74
sous-peuplés d'Afrique, lit-on dans le rapport,
sont largement sous-pollués ; la qualité de l'air y
est probablement d'un niveau inutilement élevé
par rapport a Los Angeles ou Mexico. (Sou»
75
normes de pollution du Clean Air Act, de dis
positions favorables leur permettant de déloca
liser à l'étranger les unités polluantes pour leur
éviter le coût des équipements nécessaires. En
ont ainsi profité : Montorola, General Instru
ments, Texas Instruments, Westinghouse, Cin
cinatti Electric.
La rançon du progrès
76
notre sysreme, tout capitaliste, et meme tout
homo a!conomicus, est une espece de chercheur
d'or. Cette exploitation de la nature n'est pas
moins violente ni dangereuse quand il s'agit de
« fourguer nos ordures et nos déchets dans
»
1
le concept même indique bien qu'il s'agit de
nuisances qui sont normalement ignorées par la
logique marchande. Il se pose alors deux pro
blèmes : celui de l'évaluation monétaire des
dommages et celui de l'exécution des mesures.
D'abord, il est difficile de prendre en consi
dération ces effets avant que le tort ne se soit
manifesté, or les dégâts peuvent être irrépa
rables. Il en est ainsi dans les cas des dispari
tions de variétés végétales, animales et . . .
humaines. La pollution nucléaire, vu les délais
de décontamination, pose un problème compa
rable. En 2 0 1 0, par exemple, la France aura à
gérer 400 mètres cubes de déchets à haute noci
vité et à durée de vie comprise entre 1 0 000 et
200 000 ans. En face de ces dommages diffici
lement réparables, il n'y a que la prévention.
Celle-ci repose sur la notion d'acceptabilité des
risques. Mais à quelles conditions un risque
technique pourra-t-il être réputé acceptable ?
On connaît le débat difficile en ce qui concerne
l'amiante. Même des doses très faibles risquent
d'être cancérigènes.
Le coût de réparation d'un dommage ou,
symétriquement, son coût d'évitement sont
bien difficiles à évaluer, et les experts jonglent
allégrement avec les millions de dollars, qu'il
s'agisse de l'effet de serre, des trous de la couche
d'ozone ou de la dégradation de la biodiversité.
On en est encore à tenter d'évaluer la facture
de Tchernobyl! Les économistes, partisans du
tout marché, en sont presque à déplorer l' exis
tence de ressources naturelles et souhaitent que
celles-ci aient toutes des propriétaires identi
fiables et responsables. Consentement à payer,
c'est-à-dire la somme maximale qu'un agent est
prêt à payer pour pouvoir continuer à jouir d'un
bien environnemental, ou consentement à rece-
78
voir, le montant symetnque pour y renoncer,
devraient régler !'affaire.
En attendant, l'absence d'évaluation et de sa
prise en compre aboutit a des absurdités. Un
pays peut épuiser ses ressources minérales, cou
per ses forers, empoisonner et ruiner ses sols,
polluer ses nappes phréatiques, conduire sa
faune sauvage a l'extinction, la disparition de
ce patrimoine n' affectera pas son revenu statis
tique. C' est en gros le cas de l'Indonésie dont
la croissance annuelle du PIB, entre 1 97 1
et 1 984, devrait etre ramenée de 7 a 4 % si l'on
tenait compre de la perte de la partie la plus
visible de son capital naturel.
Les comptabilités introduisant les pertes de
capital naturel aboutissent ainsi a défalquer
plusieurs points, voire a annuler la croissance
et parfois a la rendre négative. Pour le Japon,
entre 1 9 5 5 et 1 985, il faut réduire ses perfor
mances d'un bon tiers. Pour l'Allemagne, en
1 985, la prise en compre des dommages causés
a l'environnement équivaudrait a 6 % du PIB.
Notons que ces tentatives de comptabilisation
restent, de toute fa�on, tres imparfaites. Que
signifie, par exemple, une augmentation de la
consommation de médicaments dans une popu
lation supposée inchangée ? L' augmentation du
PIB qui en résulte est-il l'indice d'une amélio
ration ou d'une dégradation de la santé ou
encare de son simple maintien face a l' agression
croissante du milieu ? La logique qui gouverne
le fonctionnement du marché n'est pas celle des
écosystemes.
Le recours aux normes est done inévitable.
Seulement, se pose le probleme de leur appli
cation. Les instruments ne manquent pas : fis
calité, péage, subventions ou meme échanges
dette-nature. Ces derniers sont une création
79
récente originale ( 1 987). Une organisation
(ONG), parfois un État (Pays-Bas, Suède),
rachète une partie de la dette d'un pays du Sud
ou de l'Est en échange d'une action de protec
tion de l'environnement (création d'un parc,
programme de protection, fermeture d'une
usine . . . ). Toutefois, les taxes sur la pollution ou
même les amendes comme celles sur les émis
sions de fumées toxiques risquent de se trans
former finalement en véritables droits à pol
«
80
1.
producteurs ne veulent ni ne peuvent en chan
ger, et les consommateurs sont tres réticents a
modifier leurs habitudes et encare moins a voir
baisser leur niveau de vie. Pour le meilleur et
«
81
type Westminster ne favorise pas non plus la
prise en compte du long terme ni des généra
tions à venir. On peut, en outre, se demander
si le politique sera en mesure, dans l'avenir, de
jouer le rôle nécessaire pour contrebalancer les
puissances économiques désormais transnatio
nales et même de poursuivre simplement son
action actuelle, si limitée qu'elle soit, dans un
système totalement mondialisé.
L'exemple du boycottage des Allemands qui
fit reculer en 1 995 la Shell, géant économique
s'il en est, est plutôt réconfortant, même si le
combat, comme l'a reconnu Greenpeace, était
douteux. On a vu à cette occasion que l'opinion
publique elle-même, toute bien intentionnée
qu'elle soit et toute consciente qu'elle puisse
être, est à la merci de désinformation et de
manipulation de la part de ces mêmes puis
sances économiques qui dominent les pôles
médiatiques eux aussi géants. Elle reste néan
moins le dernier recours.
Chapitre 4
83
éthique des affaires. Cette transnationalisation
des firmes est certainement la principale cause
de la décomposition du P,olitique, c'est-à-dire
de l'affaiblissement de l'Etat-nation et de la
déliquescence de la citoyenneté. Les effets en
sont innombrables : corruption des élites poli
tiques, affaissement général d� civisme, fin de
la solidarité organisée par l'Etat providence,
développement planétaire des narcotrafi
guants, etc. La prétendue déontologie des
affaires et l'éthique du marché sont souvent de
la pure hypocrisie. La tricherie est la règle et
l'honnêteté, l'exception. Tous les coups, y
compris les plus tordus, sont utilisés quand le
« fric est en jeu : le dumping, la manipula
»
84
États donne a la vieille question de l' éthique
scienrifique un regain d'acrualité.
Si, dans tour cela, l'éthique ne ressort pas
nécessairement grandie, elle appara1t roujours
en cause : aspiration, nostalgie ou nécessité.
L'éthique est décidémenr a la mode. Les chaires
universitaires et les colloques sur le theme se
multiplienr, et l'on voit le sujet accommodé a
toutes les sauces : éthique dans l' enrreprise,
éthique de la vie politique, comités d'éthique,
etc. Plus de cinq cenes cours d' éthique (business
ethics), souvenr sponsorisés par de grandes
« »
85
obéir à ce critère d'universalité, éventuellement
complété par le principe de responsabilité de
Hans Jonas : Agis de façon que les effets de
«
L'éthique de la mondialisation
86
comme dans ses moyens. La croissance et le
développement de cette économie sont done de
bonnes choses et engendrent de bonnes choses :
la paix et le plus grand bonheur pour le plus
grand nombre. Elles sont le bon, le beau et le
bien de la modernité. Meme si, pour certains
esprits poinrilleux, pervertis par des rémanences
de la scolastique, l'économie ne peut erre en
elle-meme jugée intrinsequement morale, elle
est la condition de la vie morale car elle permet
aux hommes de s'affranchir d'une situation
infrahumaine.
On peut distinguer deux moments dans cette
moralisation de l'économie : celui de la main
invisible et celui de la montée en puissance et
de l'apothéose du développement.
87
un ordre humain cohérent, voire relativement
harmonieux, pouvait résulter de l'antagonisme
des passions.
Il suffit alors, effectivement, de renverser le
jugement sur les faiblesses humaines, de voir
en blanc ce que l'on voyait en noir, d'appeler
vertu ce que l'on appelait vice, en invoquant le
bien public, pour que l' endiguement des
« »
88
Rappelons que le doublet croissance/dévelop
pement trouve son origine dans la biologie des
XVII( et XIXe siecles, et tour particulieremem
chez Darwin. Transposé dans le domaine social,
le développement est la croissance non homo
thétique de l'organisme économique. Si l'in
dustrialisation s' était poursuivie, depuis le
XIXe siecle avec un accroissement purement
quantitatif, on aboutirait a une monstruosité et
a une absurdité. La terre serait couverte de
machines a vapeur, le charbon n'existerait plus
et la pollution aurait rué toute vie. Par la force
des choses, une autorégulation physique, tech
nique et écologique s'est produite, entrainant
des mutations qualitatives fondamentales. On
est done en face d'un processus d'autocorrec
tion. Ce dernier n'en reste pas la : la poursuite
vigoureuse de cette croissance corrigée
engendre plus ou moins spontanément une
régulation sociale. On a pu définir assez juste
ment le développement économique comme le
trickle down effect de la croissance industrielle.
Ce terme, qu'on traduit parfois par effet de
«
89
hauts salaires et des revenus sociaux, en fonc
tion des gains réguliers de productivité, pour
entretenir une haute coujoncrure. Ce système
de production et de consommation de masse a
bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses ;
c'est, en quelque sorte, l'apothéose du dévelop
pement.
Cependant, en amont, la croissance elle
même est déjà un bien Le terme même de
« ».
90
ambiante, c'est qu'elle est le résultat d'un
comportement lui aussi moral. Le principe utili
tariste de justice que l'on retrouve dans la
morale dominante (y compris, au fond, chez un
auteur comme John Rawls) se ramene a : est
juste ce qui maximise premierement le PNB et
deuxiemement la quantité de vie en soi. Les
inégalités, dans le systeme de Rawls, sont
acceptables et meme légitimes quand elles ont
une conséquence heureuse pour la croissance
des richesses produites qui bénéficieront a tous.
Le trickle down effect réalise done bien cette jus
tice-la.
En outre, selon l'analyse de Max Weber, le
décollage de l'économie occidentale résulte de
la généralisation d'une éthique, celle du travail
et de l'esprit d'entreprise, faite de scrupuleuse
honneteté, de gofü de l'effort, de rectitude, de
ponctualité, de renonciation aux plaisirs des
sens et d'esprit d'épargne. L'accumulation
matérielle illimitée est le témoignage sensible
de l'accumulation des mérites et la preuve
incontestable de la bénédiction divine.
Tous les documents du sommet de Copen
hague de 1 99 5 (le sommet social ) montrent
« »
91
celui-ci est même devenu « le nouveau nom de
la paix » et non le signe de la bête. . . Il est
diffi c ile de tirer des encycliques récentes (Cen
tesimus annus) la condamnation de la logique qui
engendre la mondialisation, même si les
réserves de forme restent nombreuses.
En assurant le triomphe de l'économie, voire
son règne exclusif dans une « omnimarchandi
sation » intégrale, la mondialisation réalise le
bien commun, rendant la morale quasi caduque
ou la limitant au mieux à la clairvoyance sur
les intérêts égoïstes.
92
sation des marchés amenent a s'interroger et
»
93
contraire à la fécondité des espèces, c'est un
objectif contraire au bien commun. Un monde
de gagnants n'est pas compatible avec la
« »
94
tous les citoyens du monde consommaient
comme les Américains moyens, les limites phy
siques de la planete seraient largement dépas
sées. Simplement, a coté du probleme moral,
soulevé par le philosophe Hans Jonas, de notre
responsabilité a l'égard des générations futures,
le probleme de la solidarité des especes méri
terait peut-etre d'etre repensé. Sans tomber
dans un animisme béat, ni nier la spécificité de
l'homme, un certain respect du monde vivant,
la reconnaissance d'une certaine communauté
de nature et de destin nous donnent des obli
gations morales vis-a-vis des mondes animal et
végétal. Cest la, d'ailleurs, une condition pour
trouver un espace commun de dialogue sur les
valeurs universelles avec les autres civilisations
(hindouiste ou animiste, en particulier). La
manipulation inconsidérée des especes vivantes
n'est pas seulement dangereuse, elle traduit un
manque de r'espect a l'égard de l'homme lui
meme, dans la mesure ou toutes les especes sont
interdépendantes. Si l'on traite une vache ou un
porc comme un bioréacteur destiné a fabriquer
certains produits chimiques sans contrainte
éthique, on risque de faire la meme chose
demain avec des cobayes humains recrutés dans
le Tiers Monde. La manipulation de la nature
ouvre la voie a la manipulation des hommes.
La colonisation du monde naturel et celle des
naturels vont de pair.
Le troisieme probleme mérite peut-etre
d'etre explicité. Le philosophe Cornélius Cas
toriadis l'a fait de fa�on admirable :
« Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a
hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas
créés et n'aurait pas pu créer lui-méme : des juges incor
ruptibles, des fonctionnaires integres et webériens, des
éducateurs qui se consacrent a leur vocation, des ouvriers
95
qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc.
Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir
d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes histo
riques antérieures, par référence à des valeurs alors consa
crées et incontestables : l'honnêteté, le service de l'État,
la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous
vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété
publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la
quantité d'argent que vous avez empochée, peu importe
comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la
télévision [.. . ] . La seule barrière pour les gens aujour
d'hui est la peur de la sanction pénale. Mais pourquoi
ceux qui administrent cette sanction seraient-ils eux
mêmes incorruptibles ? Qui gardera les gardiens ? La
corruption généralisée que l'on observe dans le système
politico-économique contemporain n'est pas périphé
rique ou anecdotique, elle est devenue un trait structu
rel , systémique de la société où nous vivons. » (Casto
riadis, 1 996, p. 68 et 9 1 .)
96
mage du vice a la vertu. Le monde des affaires
exalte la volonté de puissance, l'égo·isme, le
mépris pour les faibles et les perdants. 11 glisse
volontiers vers le darwinisme social quand il est
poussé dans ses retranchements. Malheur aux
vaincus ! En proposant la lutte pour la vie
« »
et l' enrichissez-vous
« » comme finalités
ultimes, la mondialisation actuelle a au moins
le mérite d'une franchise cynique. Dans ses
Mémoires, Al Capone expose les regles de
conduite qui l'ont mené au succes : agir comme
un bon businessman ; acheter les jurés, les
juges, les journalistes, et meme les éveques, les
crimes et les consciences suivant les besoins de
son entreprise et les payer a leur juste prix.
C'est exactement l' éthique des affaires !
97
orientées à des fins destructrices ? La mise au
point d'armes atomiques ou bactériologiques,
de fusées intercontinentales ne peut s'abriter
d'aucun voile d'ignorance. . . On connaît la
désinvolture avec laquelle Werner von Braun,
l'inventeur pour le compte de Hitler des
fusées VI et V2 , a réglé ses problèmes de
conscience. Quoique tardifs, les scrupules de
Robert Oppenheimer ont mis au jour l'impor
tance du problème et ont fait honneur à leur
auteur.
La déontologie concerne aussi les sciences
sociales. Les psychologues, les sociologues et
bien sûr les économistes sont sollicités par les
puissances de ce monde pour des tâches qui ne
sont pas nécessairement morales. La question a
été soulevée de façon aiguë avec la participation
de social scientists divers dans la sale guerre
« »
98
Comme la chose est trop importante pour erre
laissée aux mains des seuls savants et des seuls
intérets économiques, et comme le projet
caressé par les positivistes d'une science morale
expérimentale est lui aussi en crise, on a insti
tué en France et un peu partout des comités
d'éthique chargés d'arbitrer ces conflits de
valeurs, affichant par la la défaillance de la
démocratie. Toutefois, ne sont-ils pas que
l' expression de notre mauvaise conscience
devant le développement irrésistible et fonda
mentalement immoral de nos sciences auquel
nous acquies�ons au moins implicitement par
notre mode de vie ? La science est devenue une
telle valeur dans notre société que, s' il n'est pas
possible de dire cyniquement qu'elle s'identifie
au bien, il est non moins impossible de l'im
pliquer dans le mal. Elle resterait meme le der
nier refuge du sens et des valeurs dans le monde
déraciné du marché global. Dans ces conditions,
ces comités d'éthique ne sont, de l'avis général,
que de pudiques cache-sexe, qu'un paravent
derriere lequel les intérets de la science peuvent
se déployer. Les « biocrates» comme les
« nucléocrates revendiquent une totale auto
»
munication, Hypersécurité ».
99
La Commission nationale de l'informatique
et des libertés s'est vue littéralement victime
d'un lynchage médiatique orchestré par certains
médecins, pour avoir émis des réserves à la
divulgation des liens de parenté des descen
dants d'une même famille susceptible d'être
atteinte de glaucome par hérédité (ce qui s 'est
d'ailleurs révélé sans fondement scientifique).
La santé dans ce cas primerait la liberté, comme
la sécurité dans celui de la vidéo-surveillance,
du seul fait que ces valeurs sont opérationnelles
et instrumentalisables avec les techniques dont
on dispose. La généralisation de l'œil de Big
Brother fait, en effet, peser des risques graves à
la liberté de circuler. Que deviennent les enre
gistrements ? Qui les conserve ? Qui peut les
consulter ? De façon très révélatrice, seuls les
artistes, toutes tendances politiques confondues,
se sont insurgés dans certaines villes contre
l'établissement de ce type de flicage
« ».
1 00
sur des mutations touchant de proche en proche
l'identité de l'espece. D'ores et déja, l'homme
est un animal trafiqué, manipulé, vivant avec
de plus en plus de protheses, mais cela ne remet
pas en cause pour l'instant ni l'unité du genre,
ni la centralité de l'homme, meme au sein de
l'univers technique. En serait-il de meme avec
l'homo sapientior préconisé par Jean Rostand ou
le cybernanthrope de la science-fiction ? Un
« »
101
sociétés modernes fabriquent plus des indivi
dualités interchangeables que des personnalités.
L'utilitarisme dominant « neutralise » le
moment personnel du vécu collectif. Le calcul
des intérêts individuels et l'indétermination des
choix quant aux fins non calculables tendent à
imposer un extraordinaire conformisme. Il faut
faire comme les autres quand il n'y a pas
d'intérêt en jeu et les sondages servent à pro
duire la règle de conduite.
Cette reconstruction de l'éthique est d'autant
plus nécessaire que ces valeurs fondatrices du
social resurgissent sauvagement un peu partout
sous des formes pathologiques dans les pores de
la grande société, avec l'ethnicisme et les reven
dications identitaires, dans la violence des ban
lieues et l'éthique des bandes, ainsi que dans
les fondamentalismes sacrificiels.
Chapitre 5
Universalisme cannibale
ou terrorisme identitaire
103
technique et l'économie comme « milieu»
1 04
rouleau compresseur. Loin d'entra!ner la ferti
lisation croisée des diverses sociétés, la mondia
lisarion impose a autrui une vision particuliere,
celle de l'Occident et plus encore celle de
l'Amérique du Nord. Cet impérialisme culture!
aboutit le plus souvent a ne substituer a la
richesse ancienne qu'un vide tragique. Les réus
sites de métissages culturels sont plutot d'heu
reuses exceptions, souvent fragiles et précaires.
Elles résultent plus de réacrions positives aux
évolutions en cours que de la logique globale.
C'est a raison que l'on a pu parler, a propos des
pays du Sud, d'une culture du vide
« ». Tou
tefois, ce vide d'une modernité batarde et
désenchantée est disponible pour nourrir les
projets les plus délirants.
L'économie et la technique, en s'autonomi
sant, en se désenclavant du social (selon l'analyse
de la disembeddedness de Karl Polanyi), en
viennent a occuper la totalité de l'espace social
et sont in abstracto universelles. Toutefois, cette
mégamachine technoéconomique fonctionne a
l'exclusion. Elle repose sur le culte de la per
formance technique et économique, sans frein,
ni limite, le profit pour le profit, l'accumulation
illimitée. Cette recherche inquiere du tou «
105
pour imposer l'extension de la mégamachine, et
même réussir une certaine intégration imagi
naire des exclus. Tous, en effet, ont une chance,
infime et très inégale, sans doute, mais pas
nulle, de sortir de l'immense bataille, de la
gigantesque loterie comme un dieu, une
vedette, une star, une idole des nombreuses
scènes interdépendantes de la société du spec
tacle : le show-biz, le sport, la science, la for
tune, l'art, la bourse . . . Les jeux télévisés sont
une caricature du fonctionnement de cette
gigantesque foire.
Ce faisant, cette mécanique produit néces
sairement une masse énorme de perdants : les
exclus, les recalés, les laissés-pour-compte.
Cette culture de la performance est donc
« »
1 06
tée en puissance du marché. En revanche, l'in
tégration abstraite de l'humanité dans le tech
nocosme par le marché mondial , par
l'omnimarchandisation du monde et la concur
rence généralisée se fait au prix d'une désocia
lisation concrete, d'une décomposition du lien
social, en dépit du mythe de la main invisible
chere aux économistes.
A cette décomposition sociale et politique du
Nord correspond la déculturation du Sud. Celle
ci est d'autant plus dramatique que si, dans une
certaine mesure, le Nord fonctionne encore
comme « élite planétaire le Sud n'a souvent
»,
1 07
Le retour du refoulé
1 08
time mais, coupée de la nécessaire prise de
conscience de la situation historique, elle est
dangereuse. Ce n'est pas un concept instrumen
talisable. D'abord, lorsqu'une collectivité
commence a prendre conscience de son identité
culturelle, il y a fort a parier que celle-ci est
déja irrémédiablement compromise. L'identité
culturelle existe en soi dans les groupes vivants.
Quand elle devient pour soi, elle est déja le signe
d'un repli face a une menace ; elle risque de
s'orienter vers l'enfermement, voire l'imposture.
Produit de l'histoire, largement inconsciente,
elle est dans une communauté vivante toujours
ouverte et plurielle. Au contraire, instrumen
talisée, elle se renferme, devient exclusive,
monolithique, intolérante, totalisante, en dan
ger de devenir totalitaire. La purification eth
nique n'est pas loin...
Arnold Toynbee distinguait naguere deux
types de réaction face a l' impérialisme culturel :
l'hérodianisme et le zélotisme, soit le mimétisme
caricatura! et le renfermement désespéré. Ces
deux tendances seraient d'ailleurs vouées a
l'échec. Ne doit-on pas ajouter une troisieme
forme, plus oprimiste, celle d'une véritable
innovation historique ? Méme si, en pratique,
ces formes se mélangent et s'interpénetrent, il
convient done de discerner trois grands types
de réaction : le projet fondamentaliste qui
s'apparente au zélotisme, l'affirmation national
populiste, plus proche du mimétisme, et la
construction d'un néoclanisme original.
Dans les sociétés musulmanes déstructurées
par l'industrialisation et l'individualisme de la
modernité, on voit apparaítre et se développer
une forme régressive d'affirmation de l'identité
perdue. Le fondamentalisme islamique, saisi
dans son ensemble, est l'illustration actuelle la
1 09
plus typique de la percée des mouvements iden
titaires. La montée en puissance spectaculaire de
ce courant ne doit pas cacher d'autres phéno
mènes du même type, comme l'extrémisme
brahmanique en Inde, ou les revendications
régionalistes dans les vieux pays d'Europe. Tous
ces phénomènes sont suscités par l'échec de la
modernisation et résultent des frustrations
engendrées par cet échec. Les masses arabes,
touchées à l'heure actuelle par les frères musul
mans ou les mouvements chi'ites, étaient nas
sériennes ou baasistes il y a vingt ans, c'est-à
dire qu'elles mettaient alors leurs espoirs dans
le modernisme et croyaient en une synthèse
possible de l'héritage arabe et de la modernité.
Leur fanatisme actuel permet de mesurer
l'ampleur de leur déception. Certes, ce courant
est porteur de nombreuses ambiguïtés. Il se
nourrit des formidables survivances religieuses
et culturelles sans lesquelles il n'aurait jamais
vu le jour. Il trouve dans la nostalgie d'un passé
historique glorieux, en partie mythique, une
force de résistance et d'expansion. Il constitue
une tentative problématique de concilier l'in
dustrialisation et la technique avec le Coran
(une modernisation sans la modernité'). Aux tenta
tives nationalistes de modernisation de l'is
«
110
société rurale sont pétries de rituels et de pra
tiques locales étrangeres au Coran et de survi
vances antéislamiques qualifiées de superstitions.
Le maraboutisme, si vivant en Afrique noire, et
les divers soufismes en sont une illustration. Le
retour mythique a un islam authentique
« »
111
de recompos1t10n du corps social sur la seule
base du lien religieux abstrait en effaçant toute
autre inscription territoriale. La religion
devient la base d'un projet de reconstruction de
la communauté. Elle se voit attribuer le rôle
d'assumer la totalité du lien social. Les mou
vements islamiques intégristes touchent avant
tout les villes et les bidonvilles dans les pays
où la tradition a le plus souffert des projets
industrialistes : l'Iran de la révolution blanche,
l'Égypte postnassérienne, l'Algérie « socia
liste Les animateurs ne sont pas des notables
».
1 12
lisme quasi total. La menace d'une dérive tota
litaire de ces mouvements démagogiques et
théocratiques n'est pas négligeable.
Cependant, le monde islamique n'a pas le
monopole de ces phénomenes. On les retrouve
sous leur forme strictement religieuse avec
l'hindouisme radical, l'intégrisme chrétien, en
particulier dans certaines sectes au Nord
comme au Sud. Tous les fondamentalismes isla
miques, mais aussi leurs équivalents hin
douistes et, dans une certaine mesure, les inté
grismes chrétiens s'inscrivent dans cette
·
113
"'r:.1.1' I
,.
..._} .J
assiste à un retour en force apparent et para
doxal à l'heure du village global de l'État
nation. La fascination imaginaire du modèle est
toujours aussi forte alors même que les vieux
États-nations connaissent une crise décisive de
la ç_itoyenneté et une désaffection politique.
A défaut d'autres formes d'organisation
sociétale, l'État-nation apparaît comme le seul
mode d'expression de l'existence collective au
regard des autres et de soi-même. Il n'empêche
que ce nationalisme se restreint aux dimensions
de communautés homogènes, ou soi-disant
telles. Il canalise provisoirement tout à la fois
les aspirations identitaires et communautaires.
Sans doute, le mythe mobilisateur de la nation
est-il, en l'espèce, aussi porteur d'illusions et de
déceptions que celui de la religion. L'identité
qui s'affirme dans la revendication n'a guère
plus de contenu que le souvenir de sa dispari
tion. Souvent même, la violence des conflits
avec les voisins extérieurs ou les allogènes à
l'intérieur (juifs, gitans, minorités diverses) est
à la mesure de l'indifférenciation croissante
entre les individus. L'uniformisation planétaire
favorise le déchaînement des crises mimétiques,
c'est-à-dire d'explosions engendrées par la dis
parition des différences complémentaires. L'ex
Empire soviétique est un fantastique terrain
d'expérience des phénomènes de ce type,
comme l'avaient été et comme le sont toujours,
mais à des degrés moindres, les ex-Empires
ottoman et austro-hongrois. C'est le triomphe
de l'ethnicisme avec son corollaire sinistre, la
purification. La Yougoslavie est l'exemple cli
nique de ce processus. Il ronge aussi l'Afrique
noire sous le nom plus exotique de triba «
1 14
tion. La Somalie, le Libéria sont sans doute des
manifestations du meme phénomene. On cher
cherait en vain un seul pays du sous-continent
ou les tensions, souvent meme nourries par les
processus dits de démocratisation, ne menacent
pas, de dégénérer en conflits ethniques ouverts.
A cÜté de ces dérives terroristes identitaires,
il existe, enfin, une forme plus souterraine de
renaissance du sentiment communautaire. On
la trouve de la fa�on la plus forte, la ou l'ex
clusion par rapport a la mégamachine techno
économique transnationale est la plus totale, la
ou les bénéfices sociaux, politiques et écono
miques de la modernité-monde sont quasiment
inexistants. L'Afrique noire est la terre d'élec
tion de ces marginaux, mais on les rencontre
aussi en Océanie et dans certaines zones
d'Amérique latine (surtout chez les Afro-Amé
ricains et les Amérindiens). Ces exclus de la
société de consommation sont condamnés a
résister au rouleau compresseur de l'uniformi
sation. Les masses qui s'agglutinent a la péri
phérie des villes du Tiers Monde n'ont guere
pour richesse que l'ingéniosité, la solidarité
« »
115
niveau imaginaire, au niveau sociétal, au niveau
technoéconomique ; l'ensemble forme ce gu' on
peut appeler la société vernaculaire.
Au niveau imaginaire, l'innovation majeure
est constituée par les cultes dits syncrétiques et
les mouvements prophétiques gui mêlent des
éléments modernistes, chrétiens ou islamiques
aux valeurs traditionnelles. Ces croyances -
kimbanguisme et kitawala, dans le bassin du
Congo, cultes vaudou sur les côtes du Bénin,
harrisme, secte papa-novo, Albert Atcho ou le
culte déima en Côte-d'Ivoire, etc. - sont en
pleine expansion et atteignent toutes les
couches de la population et, en particulier, les
déracinés des bidonvilles et des banlieues. À
Lagos, il vient même de se constituer le premier
syndicat de prophètes vivants. Ces religions,
quand elles ne donnent pas lieu aux dérives
dénoncées ci-dessus, fabriquent du sens à la
situation nouvelle et conflictuelle que vivent les
néo-urbains et maîtrisent les tensions psy
chiques que les cultes blancs et l'animisme tra
ditionnel, lié au pouvoir des aînés et à la poly
gamie, ne peuvent plus contrôler. Elles font
contrepoids à la montée en puissance de la sor
cellerie gui ronge ces sociétés en crise. Le cas
des layennes chez les Lebous de Yoff, cette
confrérie musulmane apparue au Sénégal, dans
la banlieue de Dakar, au début du siècle,
comme celui de l'umbanda au Brésil, peuvent
illustrer cette reconquête de la dignité. Ces
croyances permettent aux déshérités de trouver
un sens à leur situation et de ne plus se per
cevoir seulement en négatif par rapport à
l'Autre (en l'occurrence, !'Occidental). L'apport
et le message des prophètes sont à peu près les
mêmes. Face à une situation coloniale ou néo
coloniale, où un grand nombre d'Africains sont
1 16
eux-memes convaincus de l'infériorité de la race
noire ou d'une malédiction qui pese sur elle, ils
affirment que Dieu n'a privilégié aucune race,
voire meme que les Noirs som ses élus.
Au niveau sociétal, cela concerne l'invention
de structures qu'on peut appeler « néocla
niques ». Les nouveaux citadins s'organisent
dans des réseaux de solidarité qui reproduisent
partiellement les formes ancestrales, mais
répondent a une situation nouvelle. Chez les
Séreres et les Wolof du Sénégal, par exemple,
les réseaux urbains (tomines, dahira, associa
tions sportives, théatrales, de voisinage, etc.)
sont calqués sur le sysreme lignager, avec des
« a!nés sociaux Chaque individu participe a
».
1 17
d'organisation au capitalisme traditionnel et à
la société technicienne, la nébuleuse informelle
fait preuve d'une efficacité remarquable pour
recycler les déchets de la modernité et relever
les défis de la situation d'exclusion. Fortement
articulés entre eux, ces trois niveaux constituent
une intégration réactionnelle à une collectivité
ouverte, hors de l'ordre national-étatique. Le
« réenchâssement du technique et de l' éco
»
1 19
simple moyen de la vie humaine et non comme fin
ultime, dans laquelle donc on renonce à cette course folle
vers une consommation toujours accrue. Cela n'est pas
seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive
de l'environnement terrestre, mais aussi et surtout pour
sortir de la misère psychique et morale des humains
contemporains. » (Castoriadis, 1 996, p. 96.)
120
d'autres termes temer d'infléchir les regles du
«
121
lant les trois D (déréglementation, désinter
médiation, décloisonnement), en remettant
en cause le caractère sacro-saint de la dette
publique qui constitue une des bases de la
domination de la finance, en régulant le fonc
tionnement des fonds de pensions, en réduisant
l'autonomisation de la sphère financière, ne
serait-ce que pour conjurer les risques systé
m1gues.
À contre-pied des habitudes mentales et
concrètes, l'adoption de l'impôt sur les transac
tions financières proposée par l'économiste key
nésien, James Tobin, serait une mesure réfor
miste de salubrité publique planétaire. Même
au taux très faible de 0,2 ou 0,5 % , il devrait
rapporter de 1 50 à 500 millions de dollars
compte tenu de l'énorme volume des transac
tions financières (plus de 1 50 000 milliards de
dollars). Le produit de cet impôt qui aurait en
lui-même un rôle (modeste) de frein à la spé
culation permettrait d'alimenter un fonds mon
dial pour lutter contre cette même spéculation,
financer des dépenses de protection de l'envi
ronnement et lutter contre les situations d'ex
trême pauvreté. À défaut d'acceptation mon
diale, une telle mesure pourrait déjà être
envisagée au niveau européen.
2 . Combattre le marché mondial, en tant que
« tout-marché » . Celui-ci est le principal res
ponsable de la destruction de la planète. La dic
tature du catéchisme de la pensée unique et de
son clergé est telle qu'il paraît honteux, voire
réactionnaire d'en tirer les conséquences et de
prôner une protection raisonnable. Ce protec
tionnisme avoué ne serait pas dirigé contre les
pays sous-développés , bien sûr, mais viserait à
sortir les uns et les autres du jeu de massacre
12 2
de la mondialisation. Le climat actuel de
compétition déréglée étant suicidaire pour tous
et désastreux pour les écosysremes, il parait sain
et indiqué de dresser des barrieres au niveau de
l'Europe pour la protection sociale et celle de
l'environnement. Autrement dit, il est néces
saire de réhabiliter un protectionnisme sélectif
en face de l'empire indécent du libre-échange
effréné. Une population ne peut pas vivre dans
la dignité si elle ne produit pas, au moins en
partie, meme avec des défauts, les produits dom
elle a un besoin essentiel. Réduire a la misere
et au désespoir des régions entieres, avec tout
le cortege de drames familiaux et individuels
que cela implique, au nom d'un calcul écono
mique étroit qui ne tient compte ni des patri
moines organisationnels et culturels acquis ni
de l'impact sur l'environnement est déraison
nable et souvent criminel. Le plus extraordi
naire est que le regne de l'intégrisme libéral
oblige a énoncer de telles évidences...
3 . Remettre en question l' extension sans
limite et a tous les secteurs de la vie de la mar
chandisation et déterminer démocratiquement
le <legré souhaitable d'internationalisation de
l' économie. Le jeu du moins-disant social
« »
123
souhaitent puissent trouver un emploi. La théo
rie économique de la flexibilité absolue des
salaires et du chômage volontaire est une
imposture. Il est tout à fait normal de revenir
à une démarchandisation de la force de tra
« »
1 24
sent aucune dette envers le tres pauvre, il n'y a
plus de lien social.
4. Imposer des codes de bonne conduite
« »
125
préféré à l'imposture du développement
durable.
6. Exiger que les atteintes à l'environnement
et, en particulier, les mutations génétiques, les
agressions envers les autres espèces vivantes (des
sacrifices d'animaux, à l'érosion de la biodiver
sité) soient débattues démocratiquement et
décidées par des instances représentatives et non
par la main invisible ou les pouvoirs techno
scientifiques de la mégamachine. Si le principe
de précaution n'est pas applicable à la lettre, il
fournit une direction pour la prise de décision
raisonnable.
7 . L'intégration du progrès des techniques ne
devrait être acceptée qu'à la condition de ne
porter atteinte ni à l'environnement ni à l'em
ploi , mais se traduire au contraire par une dimi
nution du temps de travail , une hausse des
rémunérations et une amélioration de la qualité
de la vie. Les codes de bonne conduite des
firmes devraient y veiller et un arbitrage inter
national pourrait être organisé.
8. Ni le corps, ni la terre, ni les biens envi
ronnementaux ne devraient être normalement
considérés comme des marchandises comme les
autres puisqu'ils concernent l'homme, sa vie, sa
culture et ses attaches. Sans être interdites, les
transactions portant sur ces biens devraient être
réglementées dans le cadre local, régional,
national et international sur la base d'un large
débat démocratique et non par des comités
d'éthique ou d'experts ; ceux-ci ne sont, en
effet, que des alibis quand ils ne représentent
pas les intérêts mêmes des firmes transnatio
nales impliquées, comme ce fut le cas pour
l'élaboration du codex alimentarius qui sert de
1 26
référence a l'OMC, ou pour la réglementation
des droits de la propriété intellectuelle dans les
négociations de !'Uruguay Round. 11 ne devrait
pas etre admis que des populations, des collec
tivités soient contraintes par les lois du
«
1 27
l
sidence ». Résistance et dissidence avec la tête
mais aussi avec les pieds. Résistance et dissi
dence comme attitude mentale de refus, comme
hygiène de vie : refus de la complicité et de la
collaboration, refus de se faire les complices de
cette entreprise de décervelage et de destruction
planétaire. Résistance et dissidence comme atti
tude concrète par toutes les formes d'auto-orga
nisation alternative. Par exemple, les LETS
(Local Exchange Trade System) dans les pays
anglo-saxons ou les SEL (systèmes d'échanges
locaux), chez nous témoignent de cette créati
vité des exclus. Si modestes que soient ces expé
riences, elles sont porteuses d'espérance. L'ex
plosion des SEL, en France révèle l'impact de
la dissidence. Ceux-ci sont passés, en deux ans,
de 2 à plus 2 50 (fin 1 997). Dans ces nouvelles
collectivités émergentes se pose à nouveau
concrètement la vieille question d'Aristote sur
ce que doit être un rapport d'échange juste au
sein d'une communauté. On a là le type même
d'une solution locale au problème global de la
crise et, en même temps, cela constitue un
laboratoire extraordinaire de reconstruction du
lien social à la base.
Résistance et dissidence sont aussi la condi
tion pour limiter les ravages de l'uniformisation
planétaire et de l'occidentalisation du monde.
POUR EN SAVOIR PLUS
1 997.
E ngelhard (Philippe), L'homme mondial. Les sociétés
humaines peuvent-elles survivre ?, París, Arléa, 1 996.
Estanne de Bernis (Gérard d'), Relations économiques
internationales, 5 e éd. , París, Dalloz, 1 987.
Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, París,
Plon, 1 9 7 3 .
Perroux (Fran�ois), L e capitalisme, París, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1 962 .
Thuillier (Pierre), La grande implosion. Rapport sur l'ef
fondrement de l'Occident 1 999-2002, París, Fayard,
1 99 5 .
Vargas Llosa (Mario), Les enjeux de la liberté, París, Gal
limard, 1 997.
Vitalis (André), « Raison technoscientifigue et raison
humaine. A propos de l'ultima ratio de Bernard
Chardonneau » , dans Prades Qacques), Charbonneau
(Bernard) dir . , Une vie entière à dénoncer la grande
imposture, Toulouse, Eres, 1997.
Vivien (Frank-Dominique), Économie et écologie, Paris,
La Découverte, coll. « Repères » , 1995.
Sommaire
131
CHAPITRE 5. Universalisme cannibale ou
terrorisme identitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 03
Une mégamachine anticulture . . . . . . . . . . . . . . . 1 04
Le retour du refoulé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 08
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