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LES DANGERS

DU MARCHÉ PLANÉTAIRE
DU MÊME AUTEUR

Le procès de la science sociale, Paris, Anthropos, 1984.


Faut-il refuser le développement?, Paris, PUF, 1986.
La planète des naufragés, Paris, La Découverte, 1991.
L'occidentalisation du monde, Paris, La Découverte,
2e édition, 1992.
La mégamachine, Paris, La Découverte, 1995.
« L'économie dévoilée. Du budget familial aux
contraintes planétaires », Paris, Autrement, 159,
novembre 1995.
L'altra Africa, Turin, Bollati Boringhieri, 1997.
Il pianeta uniforme, Turin, Paravia, 1997.
LA BIBLIOTHEQUE
DU CITOYEN

Serge Latouche

LES DANGERS
DU MARCHÉ PLANÉTAIRE

PRESSES DE SCIENCES PO
Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours des Services de
documentation de la FNSP)

Latouche, Serge
Les dangers du marché planétaire. Paris : Presses de Sciences Po,
1998. - (La Bibliothèque du citoyen)
ISBN 2-7246-0747-3
RAMEAU: mondialisation (économie politique)
DEWEY: 337.1: Économie internationale. Généra-
lités
Public concerné : Tout public

Le photocopillage
tue le livre
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PHOTOCOPILLAGE
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Ce logo mérite une explicarion. Son objer est d'alerter le lecteur sur la
menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans
le domaine des sciences humaines er sociales, le développement massif du
" photocopillage '"

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d'hui menacée.

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du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l'éditeur ou du
Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Haurefeuille,
75006 Paris).

Couverture: Emmanuel Le Ngoc

© 1998, PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE


DES SCIENCES POLITIQUES

ISSN 1272-0496
«Que cela suive ainsi son
cours, voila la catastrophe ! »
Walter Benjamin
lntroduction

La pensée unique et la mondialisation

L'expression de « pensée unique » est une


métaphore plutüt heureuse pour désigner le
regne quasiment sans partage d'une conception
du monde fondée sur le libéralisme économique
le plus étroit. Depuis quelque temps déja, on
parlait de « monde unique » (one world, un seul
monde) et si la « globalisation » n'était pas
encore a la mode, l'uniformisation planétaire,
l'occidentalisation du monde étaient assez fla­
grantes. L'économie capitaliste est mondiale par
essence. La transnationalisation sans précédent
des firmes et des marchés, impulsée par la mul­
tiplication des moyens de communication et
par l'extraordinaire abaissement de leur coút,
n'attendait que la chute du mur de Berlin pour
annoncer officiellement ce qui n'était que
latent, l'avenement triomphal de la modernité­
monde.
« Ce n'est pas la pensée qui est unique, c'est

la réalité », déclarait dans un débat le techno­


crate libéral, Alain Mine, le chantre de la
« mondialisation heureuse » . La pensée unique

est, en effet, la pensée d'un monde unique,


d'une humanité sans perspective autre que

9
l'apothéose du marché. La fin des illusions du
socialisme réel a sonné le glas de conceptions
du monde autres. L'économisme et l'utilita­
risme régnaient pratiquement sans partage à
l'Est comme à l'Ouest, et du Nord au Sud, mais
on ne le voyait pas et on ne voulait pas le voir.
Les variantes dans les formes s'enracinaient dans
des survivances politiques et culturelles incon­
testables et des métissages intellectuels dou­
teux.
Le triomphe de la société de marché a fait
s'évanouir ces velléités de pluralisme. Le constat
que la raison rationnelle, unique en son prin­
cipe, est marchande puisque calculatrice
devient une évidence. L'omnimarchandisation du
monde rend incontestables, parce que inscrits
désormais dans la chair vive des peuples aussi
bien que dans l'imaginaire de l'humanité façon­
née par deux siècles de Lumières l'évangile
« » ,

de la compétitivité, l'intégrisme ultralibéral et


le dogme de l'harmonie naturelle des intérêts.
Et cela, en dépit de l'horreur planétaire qu'en­
gendrent la guerre économique mondiale et le
pillage sans retenue de la nature. Ce fondamen­
talisme économique, intégralement présent déjà
chez Adam Smith, s'impose enfin sans rival
parce qu'il correspond le mieux à l'esprit du
temps. Il habite l'homme unidimensionnel.
Cette véritable contre-révolution culturelle
n'a surpris que ses adversaires, en particulier
une gauche social-démocrate et marxiste euro­
péenne, endormis par l'idée consolante que le
capitalisme sauvage et cosmopolite avait été
remisé au magasin des accessoires. Par une ruse
subtile et pleine d'ironie de l'histoire, ces
esprits progressistes se voient désormais taxés
d'archaïsme par les jeunes loups d'un libéra­
lisme pur et dur qui nous ramènent allégre-

10
ment cent ans en arriere, aux bons vieux temps
de l'exploitation sanguinaire du XIXe siecle, et
cela, au nom meme d'une marche inéluctable
de l'humanité vers plus de liberté et d'unité.
Résister a cette globalisation, selon les esprits
« réalistes », serait condamner la société a recu­

ler vers une sorte de préhistoire.


Le spectre qui hante désormais le monde
n'est plus celui du communisme de 1 848, mais
bien celui du libéralisme de 1776 (date sym­
bole de la publication de l'Enquete sur la nature
et les causes de la richesse des nations d'Adam
Smith). Cette restauration, qui a surpris les
milieux européens avancés, a été préparée de
longue main dans les départements d'économie
des universités américaines. A Chicago, en par­
ticulier, autour du vieux Milton Friedman et
de Gary Becker, les vaincus du keynésianisme
ont concocté savamment une revanche éclatante
-
en multipliant les invocations aux mannes de
Ludwig von Mises, de Friedrich Hayek et de
Karl Popper. Progressivement, ils ont peuplé de
leurs créatures les cons�ils économiques des pré­
sidents successifs des Etats-Unis, les staffs de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire inter­
national. Ils ont essaimé leurs experts dans le
Tiers Monde et l'ex-second monde, du Chili de
Pinochet a la Russie de Boris Eltsine. Progres­
sivement, ils ont réussi a coloniser la quasi-tota­
lité des facultés d'économie de la planete (et
bien sfü les Business school. . . ), a nouer des
complicités jusque dans les équipes gouverne­
mentales ou oppositionnelles social-démocrates,
voire chez les derniers fossiles du communisme.
Enfin (qui l'efü cru ?), recevant le renfort aussi
puissant qu'inattendu de secres protestantes
pentecotistes ou néopentecürisres qui prolife­
rent en Afrique naire et en Amérique latine, ils

11
ont même réussi à séduire une partie impor­
tante des opinions d'un Tiers Monde qui sem­
blait voué définitivement aux différentes formes
de l'anticapitalisme et de l'anti-impérialisme.
Au passage, ces ressuscités du libéralisme ont
converti quelques belles figures de grands intel­
lectuels déçus du populisme et fort justement
écœurés des gâchis du socialisme réel, comme
Mario Vargas Llosa. Perdant tout son sens cri­
tique et la merveilleuse acuité de son regard, ce
néophyte n'en vient-il pas à déclarer que cette
internationalisation généralisée de la vie est
peut-être ce qui est arrivé de mieux au monde
jusqu'à présent!
Bien sûr, cette déferlante réactionnaire
n'aurait pas été possible sans la montée en puis­
sance des nouveaux maîtres du monde
« », les
firmes transnationales, pour qui la concurrence
et le marché mondial sont une façon habile
d'imposer leur loi monopoliste.
Certes, tout n'est pas condamnable dans les
évolutions qui se produisent sous le nom de
mondialisation/globalisation, mais le tout est
pervers, et cette voie mène vers des dangers
considérables pour l'humanité. Ces dangers
concernent au premier chef le politique, en voie
de disparition. La forme séculaire du lien social,
au moins dans les pays du Nord, l'État-nation,
se trouve de ce fait menacée de décomposition
et de corruption. La destruction accélérée de
l'environnement, et finalement celle des cadres
même éthiques et culturels de la vie person­
nelle, ne sont pas les moindres conséquences du
processus.
Les dysfonctionnements de toute nature du
système mondial, chômage, exclusion, misère
matérielle et plus encore morale, désastres éco­
logiques, sont et seront de plus en plus insup-

12
portables. En attendanr la « grande implosion »
annoncée par certains, ils favorisent l' émergence
de conrre-dogmes, d'intégrismes religieux, de
fondamentalismes ethniques, plus ou moins
bricolés avec les séquelles idéologiques du passé
et l'énergie du ressenriment. Toutefois, ces
réactions nienr plus le rationalisme qu'ils ne le
dépassenr, et conrinuenr souvent a s'en nourrir.
Elles n'attentent pas vraiment a la majesté d�.,
la pensée unique car elles ne s'attaquenr pas a
ses racines, aux racines de l' économisme et de
l'utilitarisme. La remise en cause de l'empire
du rationnel parait seule ouvrir la voie a une
pensée moins inroléranre et qui par la pourrait
erre dite plurielle.
1
f.

� 1

!
Chapitre 1

La mondialisation et la fin du politique

L'Occident a vécu durant ces deux ou trois


derniers siecles dans un état d'équilibre éton­
nant entre deux menaces, celle du despotisme
de l' État et celle de la décomposition du lien
social par le marché. L'État-nation moderne,
qui s'est épanoui entre le XVIe et le XIXe siecle,
est en lui-meme une forme d'organisation de la
tutelle des classes dominantes sur la société. Il
est oppressif dans sa nature, toujours suscep­
tible de glisser vers la tyrannie d'un parti, la
dictature d'un individu, ou de dégénérer en un
systeme totalitaire quand le corps politique
entre dans une crise identitaire.
Le marché, de son coté, contient les ferments
les plus forts de dissolution du lien social. La
recherche effrénée du profit, la concurrence
acharnée des agents, le culte généralisé de la
performance et de l' efficience sapent les bases
memes du vouloir vivre ensemble et de la soli­
darité élémentaire de toute collectivité.
Toutefois, gráce a des lurtes séculaires et tita­
nesques, l' État national était devenu un
monstre presque sympathique. La démocrati­
sation relative des procédures de sélection du

15
personnel politique par des élections peno­
diques et l'avènement d'un parlementarisme
pluraliste réalisaient une domestication incon­
testable de l'oppression. L'émergence de syn­
dicats puissants et organisés, d'associations
nombreuses, d'une opinion publique exigeante,
mobilisée par une presse formellement libre,
bref, toute la vitalité de la société civile consti­
tuait un ensemble de contre-pouvoirs redou­
tables et redoutés. Beaucoup pensaient même
I· avoir définitivement éradiqué les ferments
négatifs des deux forces dangereuses en chan­
g�ant leur nature : le marçhé était régulé par
l'Etat et le fécondait, et l'Etat était limité par
la société civile. Un capitalisme obligé de
compter avec des institutions social-démocrates
et un capitalisme sauvage dominé par des lobbies
et des trusts sont deux choses très différentes ;
on le voit bien aujourd'hui. Dans les années de
l'après-guerre, certains allaient jusqu'à pré­
tendre que le vrai pouvoir en Angleterre était
détenu par les trade-unions ! Après le raz de
marée du thatchérisme, les ouvriers anglais sont
moins payés que ceux du Sud-Est asiatique. Ici
et là, régnaient la social-démocratie et, partout,
l'État providence, l'État du Welfare. Qu'il y ait
eu là, dans cette appréciation idyllique du
« miracle de l'après-guerre, une grande naï­
»

veté et une volonté de se faire illusion, est


incontestable, mais les acquis n'en étaient pas
.
moms acqms.
.

La génération des Trente Glorieuses ( 1 945-


1 97 5) s'est ainsi endormie en croyant qu'elle
était en route vers le paradis et, un beau matin,
elle s'est réveillée en enfer. . . Le paradis (quelque
peu artificiel. . .), c'était la société de consom­
mation avec la production de masse, les hausses
continues de salaires, les compléments sociaux,

16
les retraites confortables assurées. C'était le
plein emploi pour tous et l'acces a la voiture
individuelle, aux équipements électroménagers
et, bien SUr, a la « société du spectacle » télé­
visuelle.
En s'endormant ainsi sur ses lauriers, la
génération précédente s'était quelque peu aveu­
glée sur la portée de ses succes. Elle oubliait en
particulier le prix dont ceux-ci avaient été
achetés. Ce prix était double : la domination
de l'Occident sur le reste du monde et le sac­
cage de l'environnement avec le pillage incon­
sidéré de la nature. Elle avait considérable­
ment sous-estimé la puissance et la prégnance
de la mégamachine techno-économique qui
continuait silencieusement son travail d' « uni­
formisation » planétaire, avec toutes les consé­
quences désastreuses ou inquiétantes que cela
devait entrainer. L'Occident ne pouvait man­
quer d'etre un beau jour rattrapé par ses
démons...
Sans entrer ici dans le détail des dangers que
fait peser sur la survie écologique de la planete
et sur l'humanité elle-meme le déchainement
de la technoscience, il suffit de rappeler les
conséquences de la seule logique économique.
Dans sa marche en avant vers la conquete pla­
nétaire, le marché, lui, ne s'est pas endormi. En
,
se mondialisant, il a sapé les bases de cet « �tat
providence ». Il n' a certes pas détruit l'Etat
comme machine oppressive a son service (et de
plus en plus), mais il a détruit l' État comme
nation de citoyens, et l' État comme systeme
social de contre-pouvoirs. Résister a ces proces­
sus est une nécessité pour la survie meme de la
planere et de l'humanité.
Pour éclairer cette nécessaire réaction, il
importe de ne pas tomber dans le piege des

17
mots, de saisir les enjeux de cette mondialisa­
tion et de comprendre en particulier la si tua­
tion nouvelle du politique.

Mondialisation de /'économie
ou « économicisation »du monde

La mondialisation, ou globalisation comme


J: disent les Anglo-Saxons, est un concept à la
mode. Les évolutions récentes l'imposent ; il
·.
fait partie de l'esprit du temps. En quelques
années, sinon en quelques mois, tous les pro­
blèmes sont devenus «globaux : la finance et
»

les échanges économiques, bien sûr, mais aussi


l'environnement, la technique, la communica­
tion, la publicité, la culture et même la poli­
tique. Aux États-Unis surtout, l'adjectif «glo­
bal s'est retrouvé tout d'un coup accolé à tous
»

ces domaines. On parle des pollutions globales,


de la télévision globale, de la globalisation de
l'espace politique, de la société civile globale,
de la gouvernance globale, du technoglobalisme,
etc. Sans doute, le phénomène qui se cache der­
rière ces mots n'est pas si nouveau. Des voix
prophétiques annonçaient, depuis plusieurs
décennies, l'avènement d'un «village plané­
taire (global village), des spécialistes parlaient
»

d'occidentalisation, d'uniformisation ou de
modernisation du monde, et les historiens en
décelaient tous les symptômes dans des évolu­
tions de longue durée.
La mondialisation, sous l'apparence d'un
constat neutre, est aussi, en fait, un slogan, un
mot d'ordre, qui incite à agir dans le sens d'une
transformation souhaitable pour tous. Le mot
d'ordre a été lancé sans doute par la firme Sony,
au début des années quatre-vingt, en même

18
temps que son baladeur. Une publicité tapa­
geuse, qui a fait le tour du monde, représemait
des adolescents patinant, casque en tete et
mini-radio-cassette portable accrochée a la cein­
ture. Le P-DG lui-meme avait fait le pari qu'un
message publicitaire n'avait pas a s'adapter aux
diverses cultures, mais qu'il véhiculait en lui­
meme une culture globale. Ce nouveau
« concept » a été repris d'instinct par les firmes

transnationales et par le gouvernement améri­


cain. Le vocable est loin d'etre innocent, il
laisse entendre qu'on serait en face d'un pro­
cessus anonyme et universel bénéfique pour
l'humanité et non pas que l'on est entraí'né dans
une entreprise souhaitée par certains et a leur
profit, présentant des risques énormes et des
dangers considérables pour tous.
La mondialisation c'est, bien sur, la mondia­
lisation des marchés et tout particulierement
des marchés financiers. Toutefois, la mondiali­
sation trouve ses racines dans le projet meme
de la modernité de construire une société
rationnelle. Ses formes économiques ne sont pas
les seules, elles ne sont peut-etre pas les plus
décisives. La mondialisation technique, la mon­
dialisation culturelle sont au moins aussi
importantes. Toutes les formes sont complé­
mentaires et interdépendantes. Pas d'intercon­
nexion des bourses de valeurs, et done pas de
marché financier mondial sans satellites de télé­
communication ; pas de réseau mondial de
transport sans systeme de commande par ordi­
nateur. Le projet de Gil, global )n/ormation
infrastructure, impulsé par les Etats-Unis,
consistant a développer des (( autoroutes de
l'information » (un « réseau de réseaux »), vise
explicitement a la création d'un marché mon­
dial plus généralisé, plus instantané, etc.

19
« Il nous appartient de construire une communauté

mondiale dans laquelle les citoyens de pays voisins se


regarderaient non comme des ennemis potentiels, mais
comme des partenaires potentiels, tous membres d'une
grande famille humaine reliés par une chaîne aux mail­
lons de plus en plus nombreux. [. ] Elle rendra possible
..

la création d'un marché mondial de l'information, où les


consommateurs pourront acheter et vendre. [... ] La crois­
sance mondiale peut s'enrichir de plusieurs centaines de
milliards de dollars si nous nous engageons sur la voie
de laGII 1. »

Donc, pas de mondialisation économique


sans mondialisation technologique et sans
« culture » mondialisée (les ordinateurs, par
exemple, fonctionnent en anglais internatio­
nal. . .). L'Electronic data information (EDI), sys­
tème de normes informatisées, s'impose au
commerce mondial. Désormais, un producteur
italien n'exporte plus du gorgonzola ou du
chianti, mais une chose qui a un code dans une
nomenclature mondiale. L'exportateur qui ne se
plie pas à l'EDI verra ses colis bloqués dans le
port de New York. Cette normalisation gagne
tous les secteurs de l'activité humaine, y
compris celui de la production intellectuelle.
Internet, à cause de son origine américaine, et
par suite des logiques de réseau, impose de facto
l'usage de !'anglo-américain. Tous ces phéno­
mènes concourent à la mise sur orbite d'une
organisation techno-économique d'essence occi­
dentale.
Toutefois, la mondialisation de l'économie
ne se réalise pleinement qu'avec l'achèvement
de sa· réciproque l'économicisation du monde,
1. Discours du vice-président Al Gore à l'international Tele­
communication Union, Buenos Aires, le 21 mars 1994. Extraits
tirés de «Multimédia et communication à usage humain »,
Dossier pour un débat, 56, Fondation pour le progrès de
l'homme, 1996, p. 78-87.

20
c'est-a-dire la transformation de tous les aspects
de la vie en questions économiques, sinon en
marchandises. Sous cette forme plus significa­
tive, en étant économique, la mondialisation est
de fait technologique et culturelle, et recouvre
bien la totalité de la vie de la planete. Le poli­
tique, en particulier, se trouve totalement
absorbé dans l' économique. La globalisation est
ainsi tour autre chose que la généralisation des
valeurs universelles d'émancipation portées par
les Lumieres, qu'on la juge souhaitable ou non.
Ou plutot, le pari est fait que la démocratie,
les droits de l'homme, la fraternité planétaire
suivront dans le sillage du marché, alors meme
que l' on peut chaque jour juger un peu plus du
contraire...
Cette planétarisation du marché n'est nouvelle
que par l' élargissement de son champ. On
s'avance ainsi vers une marchandisation intégrale.
L'idée et une certaine réalité du marché mon­
dial font partie imrinseque du capitalisme. Des
!'origine, le fonctionnement du marché est un
fonctionnement transnational, voire mondial.
La Ligue hanséatique, les places financieres de
Genes, de Lyon et de Besan�on, les opérations
commerciales de Venise et de l'Europe du
Nord, sans parler des grandes foires (Troyes),
sont internationales, sinon mondiales des les
Xlle et xrne siecles.
Le triomphe récent du marché n'est que le
triomphe du « tour marché » . 11 s'agit du der­
nier avatar d'une tres longue histoire mondiale.
Pour Vandana Shiva, ce serait la troisieme mon­
dialisation sous le signe de l'Occident. La pre­
miere étant la phase de la colonisation, la
deuxieme celle du développement apres 1 94 5 .
Pour Olivier Dollfus, il faut distinguer les
vagues anciennes de la mondialisation de la

21
mondialisation contemporaine. La mondialisa­
tion ancienne prendrait naissance avec la
« »

découverte de l'Amérique, lorsque le temps du


monde fini commence. Cette première mondia­
lisation a peut-être été plus décisive que les sui­
vantes. « La mondialisation, écrit Dollfus, a
accéléré les échanges de plantes, d'animaux,
mais aussi de maladies. Il suffit d'évoquer la
conquête par l'Europe de l'Amérique, l'intro­
duction sur ce continent d'animaux d'élevage,
vaches, moutons, le rôle du cheval, qui ont per­
mis l'occupation extensive d'immenses étendues
peu peuplées. L'insertion, dans les systèmes de
production de l'Amérique des cordillères, du
blé, de la luzerne, mais en retour la diffusion
sur les autres continents du maïs, de la pomme
de terre, du manioc. La création de nouveaux
systèmes de production, la plantation coloniale
de canne à sucre, de cacao, puis de café et de
coton avec les conséquences fâcheuses pour les
populations africaines fournissant une main­
d'œuvre d'esclaves et la constitution sur le sol
américain d'une nouvelle société autour de la
plantation . . . (Dollfus, 1 997, p. 1 4) avec
»

toutes les retombées directes et indirectes . . .


La mondialisation contemporaine, ce qu'on a
pu appeler une nouvelle mondialisation
« »,

recouvre en fait quatre phénomènes liés qui


sont : la transnationalisation des firmes, l'affais­
sement des régulations étatiques à l'Ouest, la
mainmise de la finance sur l'économie et l'ef­
fondrement de la planification à l'Est. Il en faut
dire deux mots pour saisir ce qui est en jeu.
Les firmes transnationales,- comme le marché,
existent dès la fin du Moyen Âge. Jacques
Cœur, les Fugger, la banque des Médicis, la
Compagnies des Indes, pour ne citer que les
exemples les plus célèbres, sont des maisons de

22
commerce implantées sur plusieurs continents
et dont le trafic a le monde pour horizon. Est
nouveau, a partir des années soixante-dix, non
seulement que le capital commercial et bancaire
se mondialise systématiquement mais aussi le
capital industrie!. Renault fait fabriquer ses
moteurs en Espagne, monter ses voitures a Mos­
cou ou au Brésil. Toyota monte désormais en
France des voitures dont les éléments pro­
viennent de sept pays, de l' Écosse au Portugal,
avec une ingénierie du Japon, bien súr... La
division du travail s'est internationalisée. Le
proces de fabrication s'est segmenté. Les entre­
prises se sont totalement transnationalisées.
L' ensemble interconnecté de la mondialisation
du commerce, de la mondialisation de la
finance et de la mondialisation de l'industrie
suscite l'émergence de places offshore (déterri­
torialisées), de zones franches, sans attache ni
historique, ni culturelle avec les territoires sur
lesquels elles sont implantées. Les délocalisa­
tions massives, les réseaux de sous-traitance, les
joint-ventures (entreprises conjointes), jusqu'a la
dématérialisation de la production et la montée
des services, et bientót le télétravail, accélerent
le phénomene. Un des enjeux de Maastricht est
non seulement de pousser plus avant cette
transnationalisation au sein de l'Union euro­
péenne, mais aussi de permettre aux firmes
japonaises, américaines, etc., de coloniser l'es­
pace du marché commun et d'accroitre la flui­
dité des échanges économiques, c'est-a-dire
d'obéir aux lois de l'économie. Le principal
objectif de !'Uruguay Round, la derniere négo­
ciation du General Agreement on Tariffs and
Trade (GATT), a été d'étendre cette libérali­
sation des échanges a l'agriculture et aux ser­
v1ces. Un sysreme économique universel

23
complètement déraciné, n'ayant plus d'attaches
privilégiées en un lieu particulier, mais pous­
sant des antennes partout, est déjà plus ou
moins en place. Cette sphère économico-finan­
cière vivant hors sol, câblée en permanence
« »

par les Bourses, les ordinateurs, les banques de


données, vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
plus ou moins régulée (et dérégulée) par le
Fonds monétaire international (FMI), !'Orga­
nisation mondiale du commerce (OMC) et la
Chambre de commerce internationale, mais
aussi le G7, voire le forum de Davos, et agissant
à travers ces institutions sur les États et sur les
sociétés, est sans doute ce qui correspond le
mieux au marché abstrait des économistes dont
le centre est partout et la circonférence nulle
part, même si cela n'a pas grand-chose à voir
avec la main invisible
« ».

L'affaissement des régulations nationales-éta­


tiques est à la fois cause et conséquence de c�tte
transnationalisation. Le compromis entre l'Etat
et le marché, qui s'est solidifié sous la forme la
plus forte avec le phénomène des économies
nationales comme ensembles interdépendants
de branches industrielles et commerciales, a
connu ses plus beaux jours avec les Trente Glo­
rieuses et l'État providence.
La dynamique du marché qui décloisonne les
économies locales et régionales ne s'arrête pas
éternellement aux frontières du territoire de la
nation. La mondialisation est une extension
géographique inéluctable d'une économie sys­
tématiquement « désenchâssée du social
»

depuis le XVIIIe siècle. Cette évolution, en par­


tie seulement irrésistible, a été accélérée et vou­
lue par les maîtres du monde (ces 2 000
« »

global leaders qui se retrouvent à Davos) qui prô­


nent inlassablement les trois D : dérégle-
« »

24
mentation, désintermédiation, décloisonne­
ment. On assiste au démantelement de la
« société salariale » au nom du nouveau dogme

de la désinflation compétitive. Les plaidoyers


pour la flexibilité des salaires, alors meme que
les économistes n'ont jamais pu démontrer
l' existence théorique d'un équilibre stable du
marché du travail, débouchent sur une concur­
rence sans limites, une guerre de tous contre
tous.
La mainmise de la finance sur l'économie
engendre la tyrannie des marclJés financiers. En
ce qui concerne la finance, les Etats eux-memes,
pour financer leur déficit budgétaire, se sont
faits les complices de la mondialisation finan­
ciere, sinon les instigateurs conscients ou
inconscients, du phénomene, en se lan�ant dans
la « titrisation » de la dette publique, c'est-a­
dire en offrant celle-ci sur les marchés mon­
diaux, et done en la mettant sous la loi des
fonds de pension américains et anglais. Ceux-ci
résultent de la substitution de l'assurance privée
a l' État providence, avec la liquidation des sys­
temes de retraite par répartition au profit de la
capitalisation. Les montants des spéculations
financieres sont sans commune mesure avec les
activités productives. La dérégulation, le déve­
loppement des marchés a terme et l'explosion
des produits dérivés font que les changes jour­
naliers dépassent les 1 5 00 milliards de dollars,
soit le double des réserves monétaires mon­
diales, ou l'équivalent du PNB fran�ais. Les
mouvements financiers représentaient enviran
1 50 000 milliards de dollars en 1 993, soit
de 5 O a 1 00 fois ceux des mouvements
commerciaux annuels. Les économies, et tout
spécialement celles du Tiers Monde, sont a la
merci des fluctuations de ces marchés financiers.

25
Grâce aux nouvelles technologies, ces marchés
fonctionnent comme une seule place en temps
réel. Le soleil ne se couche jamais sur la sphère
financière grâce au fonctionnement continu des
bourses de valeur et des salles de changes tout
autour de la planète.
L'effondrement des économies socialistes a
accéléré et renforcé encore le processus. La pla­
nification a eu finalement pour rôle historique
d'uniformiser l'espace à l'Est et de détruire
toute spécificité culturelle qui pourrait faire
obstacle au libre jeu des forces de marché
« ».

Il y avait des échanges, il n'y avait pas la pos­


sibilité de déployer un calcul mettant en rela­
tion les ressources naturelles d'un immense ter­
ritoire, et des millions d'hommes, dans toutes
les branches, pour tous les produits. Il n'était
pas possible d'acheter, de fabriquer, de vendre
librement ni de semer la ruine ou la prospérité
en fonction d'une marge de profit parfois déri­
soire. Le socialisme réellement existant signi­
fiait la pénurie, la médiocrité et la morosité. Par
contraste, l'économie de marché paraissait syno­
nyme d'abondance et d'efficience. De là est née
cette fascination pour le modèle et la volonté ·

de s'insérer à tout prix dans le marché mondial.


Pour autant, cette mondialisation sans pré­
cédent des marchés ne réalise pas encore le
marché intégral. On désigne ainsi le grand
mécanisme autorégulateur prenant en charge la
totalité du lien social de la naissance à la mort
des atomes individuels. Selon les économistes
ultralibéraux, tout ce qui fait l'objet d'un désir
humain est candidat à l'échange. Autrement
dit, la théorie économique en tant que telle ne
fixe aucune borne à l'empire du marché. La mar­
chandisation doit donc pénétrer tous les recoins
de la vie et de la planète. Le triomphe de la

26
liberté, le libre accord des individus obéissant
a leur calcul d'optimisation, faisant de tout un
chacun un entrepreneur et un marchand, est en
passe de devenir la loi, la seule loi, d'un anar­
cho-capitalisme (terme choisi par certains idéo­
logue� pour désigner ce reve d'une économie
sans Etat) total et idéal. Selon le prix Nobel
d'économie, Gary Becker, la science écono­
mique est entrée dans un troisieme age, celui de
l'économie généralisée, dans lequel le champ de
l'analyse économique s'étend a !'ensemble des
comportements humains et des décisions qui y
sont associées.
La globalisation désigne aussi cette avancée
inou"ie dans l'omnimarchandisation du monde. Les
biens et les services, le travail, la terre, le corps,
les organes, le sang, le sperme, la location
d'utérus entrent dans le circuit marchand.
D'ores et déja, avec les services, la banque, la
médecine, le tourisme, les médias, l'enseigne­
ment, la justice deviennent transnationaux. Ins­
truction est donnée aux représentants des pou­
voirs publics américains, partout dans le
monde, dans le fil des grandes manreuvres pour
le controle du marché des autoroutes de l'in­
formation, de preter main forte aux géants du
multimédia en exigeant que les « produits »
culturels soient traités comme des marchandises
« comme les autres » et les exceptions cultu­

relles comme un banal et nuisible protection­


nisme, alors meme que 80 % du marché sont
déja aux mains des firmes américaines.
L'omnimarchandisation actuelle n' épargne
meme pas l'Afrique. Elle y prend la forme bien
particuliere de la « za1risation », c'est-a-dire de
la marchandisation et de la privatisation inté­
grale de la vie politique. Le marché colonise
l' É tat, aboutissant a ce que Jean-Fran\'.ois

27
Bayart appelle par ironie la voie somalienne
«

de développement », fondée sur le trafic de la


drogue, la criminalité d'État, le commerce
lucratif des enlèvements, le stockage de déchets
industriels à risque, etc. Paradoxalement, alors
que les sociétés modernes ont préservé les
alliances matrimoniales de la marchandisation,
la dot devient de plus en plus un prix comme
les autres . . .
Le marché mondial actuel, à la différence des
« places de marché » anciennes, ces lieux
concrets des villes et des villages où s'échan­
geaient les marchandises traditionnelles, réalise
une interdépendance des divers marchés. Il met
en communication plus ou moins étroite les
marchés des biens, les marchés des services pro­
ducteurs et les marchés de capitaux.
Seulement, au lieu d'engendrer un équilibre
harmonieux pour le plus grand bonheur du plus
grand nombre, comme le postulent les libéraux,
ce marché total, totalement truqué, ne peut évi­
ter ni en théorie, ni en pratique des instabilités
dangereuses. Les marchés financiers, en parti­
culier, obéissent avant tout aux prophéties
autoréalisatrices et s'épanouissent en bulles spé­
culatives qui peuvent atteindre des dimensions
monstrueuses. L'éclatement de ces bulles spé­
culatives ébranle le système mondial tout entier
(c'est ce qu'on appelle le risque systémique).
On l'a vu avec le krach de 1 987 , l'effondrement
de l'immobilier en 1 99 1- 1 992 et les faillites ou '
quasi-faillites en chaîne de centaines de
banques ou la crise mexicaine de l'hiver 1 994-
1 995. Un gamin de 2 5 ans en pianotant sur son
portable réussit même, en février 1 995, à
mettre en faillite la plus ancienne et la plus
respectable banque de la City, la banque

28
Barings. Encare ne s'agissait-il la que de crises
mineures ou localisées !

La crise du politique

La mondialisation de l'économie, ainsi défi­


nie comme économicisation du monde, émancipe
totalement la mégamachine techno-écono­
mique. Autrement dit, celle-ci absorbe presque
intégralement le politique. Bien sur, cette évo­
lution n'a pas démarré hier, elle est en germe,
elle aussi, des les origines de la modernité, mais
elle ne prend toute son ampleur qu'avec l'ef­
fondrement du compromis entre marché et
espace de socialité réalisé dans la nation, soit la
fin des régulations nationales, substituts pro­
visoires et, finalement, a l'échelle de l'histoire,
séquelles ultimes du fonctionnement commu­
nautaire. La « crise » du politique prend deux
formes complémentaires : vue d'en haut, il
s'agit de la soumission des appareils d'État aux
contraintes de la technoéconomie ; vue d'en bas,
cela concerne la dépolitisation des citoyens.
On peut dater tres précisément ce saut, pas­
sage de la quantité a la qualité, de ce qu'on
appelle la « troisieme révolution industrielle »,
concomitante de l'ouverture de l'économie. La
transnationalisation touche la sphere techno­
scientifique a peu pres en méme temps que la
sphere économique, les deux tendant, des lors,
a fusionner. L'économie devient de plus en plus
technique et la technique s'économicise. Le cofü
des techniques, leurs effets positifs ou négatifs
(pensons a Tchernobyl), leurs dynamiques sont
immédiatement transnationaux. Si le monde
obéit aux lois du sysfrme technicien, telles que
les a analysées Jacques Ellul, la capacité du

29
législateur s'en trouve réduite d'autant. Cela
veut dïre que le souverain, qu'il s'agisse du
peuple ou de ses représentants, se trouve dépos­
sédé très largement de son pouvoir au profit de
la science et de la technique. Les lois de la
science et de la, technique sont placées au-dessus
de celles de l'Etat. C'est en grande partie pour
l'avoir oublié que les totalitarismes de l'Est, qui
étaient en contradiction avec ces lois telles
qu'elles fonctionnaient dans le monde moderne,
se sont effondrés.
La montée en puissance de la technoécono­
mie entraîne l'abolition de la distance, la créa­
tion de ce que Paul Virilio appelle une télécité
mondiale et l'émergence du village-monde,
d'où un effet d'effondrement immédiat de
l'espace politique. « À partir du moment,
déclare Paul Virilio, où le monde est réduit à
rien en tant qu'étendue et durée, en tant que
champ d'action, de ce fait, réciproquement, rien
peut être le monde, c'est-à-dire que moi, ici,
dans mon donjon, dans mon ghetto, dans mon
appartement (cocooning), je peux être le monde ;
autrement dit, le monde est partout mais nulle
part. (Interview publiée dans Le Monde en jan­
»

vier 1 992 . ) Les micro-ordinateurs, les réseaux


câblés comme Internet, le multimédia accen­
tuent ce rétrécissement. L'accès au forum pla­
nétaire, fût-il virtuel, rend caduque l'agora
nationale.
Une des conséquences de ce repli sur soi est '
la réapparition des guerres privées. Elles ont
resurgi hier au Liban, aujourd'hui en Yougos­
lavie ou en Tchéchénie. La disparition des dis­
tances qui crée cette télécité mondiale crée aussi
immédiatement la disparition de l'espace natio­
nal et la réémergence de ce chaos qui rappelle
le haut Moyen Âge et la féodalité. Cette

30
destruction de la base de l'État-nation engendre
ces phénomenes de décamposition dom les
médias nous entretiennent a longueur de jour­
née. La disparition du politique camme ins­
tance autonome et son absorption dans l'éca­
nomique font réapparaí:tre ce qui était l'état de
nature selon Hobbes, la guerre de tous contre
tous ; la campétition et la cancurrence, lois de
l'écanomie libérale, deviennent, ipso facto, la loi
du politique. Le cammerce n'était doux (suivant
l'expression de Montesquieu) et la cancurrence
pacifique que lorsque l'écanomie était tenue a
distance du politique.
La transnationalisation des firmes, qui assure
la domination quasi absolue de l'écanomie sur
la science et la technique, est certainement la
principale cause de la décamposition du poli­
tigue, c'est-a-dire de l'affaiblissement de l'Etat­
nation et de la déliquescence de la citoyenneté.
Les effets en sont innombrables : carruption des
élites politiques, affaissement général du
civisme, fin de la solidarité organisée par l' État
providence, développement planétaire des
narca-trafiquants. Hommes politiques et hauts
fonctionnaires subissent des pressions énormes
(et parfois des menaces physiques) en meme
temps que les sollicitations du monde de !'ar­
gent. Partout, les aflaires fleurissent. Certes, il
existe encare des hommes politiques integres.
Ils se font rares, font figure de héros, et plus
encare d'imbéciles, ce qui est le signe d'une
société bien malade. La carruption est telle que
les électeurs sont de plus en plus indulgents a
l'égard des défaillances caupables. Ce climat
délétere, fait de laxisme, de tolérance caupable,
de déréglementation, d'affaiblissement des
cantrüles, est un terrain propice au développe­
ment des petits et des gros trafics. Les narca-

31
trafiquants jouent désormais dans la cour des
grands, à armes égales avec les firmes transna­
tionales. L'argent de la drogue représenterait
300 à 500 millions de dollars et l'argent sale,
1 milliard. Le roi du Maroc, au vu et au su de
tous, paye les intérêts de sa dette par l' expor­
tation de haschisch.
Dans un tel contexte de dégradation géné­
ralisée, le chacun pour soi tend à l'emporter
« »

sur la solidarité nationale. Celle-ci se grippe.


Ili: Les citoyens renâclent à payer pour le social
« »,

qu'il s'agisse des prisons (dans une triste situa­


tion), des asiles, des hôpitaux, des écoles, des
malades ou des chômeurs. Cela d'autant plus
qu'à tort ou à raison la gestion bureaucratique
est montrée du doigt comme inefficace, que le
lobby ultralibéral mondial pousse au démantè­
lement de toute protection sociale et de tout
service public. Un mouvement important se
dessine en faveur de la privatisation maximale
de tout (retraites, Sécurité sociale, allocations
familiales . . . ) au détriment de la mutualisation
des risques. La montée en puissance de l'assu­
rance privée qui s'ensuit alimente ces fonds
énormes qui nourrissent à leur tour la spécu­
lation des marchés financiers. La collectivité
n'aurait en charge que le strict minimum,
encourageant pour le reste le recours à la bien­
faisance privée, comme cela est le cas déjà pour
le Tiers Monde. Devant la surenchère électorale,
du candidat républicain, Robert Dole, le pré­
sident Bill Clinton vient de céder (août 1 996)
sur l'abrogation de l'État providence de Roo­
sevelt, abandonnant 1 2 millions de pauvres à
leur sort, et cela à l'encontre de tous ses enga­
gements antérieurs.
Plus encore que celles de la science et de la
technique, les pseudo-lois de l'économie dépos-

32
sedent ainsi le citoyen et l'État-nation de la
souveraineté, puisqu'elles apparaissent comme
une contrainte que l'on ne peut que gérer et en
aucun cas contester. Une des conséquences de
ce fait est une certaine « fin du politique » ,
c'est-a-dire la perte de la maitrise de leur destin
par des collectivités citoyennes. Des lors, il
devient de plus en plus difficile pour les
citoyens de distinguer les theses et les pro­
grammes des partis en compétition. Il n'y a
plus ni droite ni gauche, quand il n'y a plus
qu'une seule politique possible. C'est précisé­
ment cela, la fin du politique. Bien slir, si l'on
définit le politique en soi, comme le lieu de
reproduction de la société, il existera toujours
et ne peut disparaitre. Ce qui est en cause, c'est
la disparition du politique pour soi, en tant
qu'instance autonome. Comme, en d'autres
temps, il a pu etre absorbé par le religieux, le
militaire ou la parenté, il tend a etre dévoré
,
par l'économique. A nouveau, richesse et puis­
sance fusionnent. « Nóus ne voulons pas domi­
ner le monde, déclare le dirigeant d'une firme
transnationale, nous voulons seulement le pos­
séder. » Cenes, mais quel espace reste-t-il
encare pour le jeu de pouvoirs non marchands,
dans ce monde qui n'est rien d'autre qu'un
marché ? Le monde possédé est un monde ou
les hommes eux-memes sont réduits a l'état de
choses achetables et appropriables. Si on ne
peut plus faire autre chose que gérer des
contraintes, le gouvernement des hommes est
remplacé par l'administration des choses, selon
le vreu de Saint-Simon, repris par Engels, illus­
trant de fa�on inatt�ndue le theme marxiste de
la disparition de l'Etat ; le citoyen n'a plus de
raison d'etre. On peut le remplacer par une
machine a voter, c'est-a-dire a dire toujours oui,

33
et on aura le même résultat. Le politique est
totalement pris en charge par les mécanismes
du marché, d'une part, et l'hypercroissance
d'une administration technocratique et bureau­
cratique, elle-même soumise aux impératifs du
marché, d'autre P,art. Les autorités politiques
des plus grands Etats-nations industriels sont
désormais dans la situation des sous-préfets de
province naguère tout-puissants contre leurs
administrés dans l'exécution tatillonne de
règlements oppressifs, mais totalement soumis
aux ordres et étroitement dépendants du pou­
voir central et hiérarchique, révocables ad nutum
à tout moment. Simplement, et ce n'est pas
rien, ce pouvoir central de Big Brother est
devenu presque complètement anonyme et sans
visage.
Vue d'en bas, la crise du politique se traduit
par l'effondrement du social et donc, à terme,
de la société elle-même. La transformation des
problèmes, en effet, par leur dimension et leur
technicité, par la complexité des intermédia­
tions et la simplification médiatique des mises
en scène, a dépossédé les électeurs, et souvent
les élus, de la possibilité de connaître et du
pouvoir de décider. La manipulation combinée
à l'impuissance a vidé la citoyenneté de tout
contenu. Le fonctionnement quotidien de la
mégamachine implique cette abdication pour
des raisons très terre à terre : la dépossession
productive et l'absence du désir de citoyenneté. '
La dépossession productive est une logique à
l'œuvre depuis longtemps déjà. L'abondance au
moindre coût, condition du plus grand bien­
être pour le plus grand nombre, suppose que
l'énergie maximale soit déployée et captée dans
le maniement des techniques, et grâce à elles.
En devenant travailleur, consommateur et usa-

34
ger, le citoyen se soumet corps et ame a la
machine. Taylor avait le mérite de la clarté
cynique. « On ne vous demande pas de penser ;
il y a des gens qui sont payés pour .;;:a ! »,
aurait-il répondu un jour a un ouvrier. En sépa­
rant les raches de conception des taches d'exé­
cution, le fordisme/taylorisme réalise la
production de masse, condition de la consom­
mation de masse, au prix de la réduction du
travailleur a l'état de serviteur aveugle de la
machine.
Les nouvelles technologies ne redonneront
pas la citoyenneté dans l'entreprise. Dans l'ate­
lier flexible, la machine-outil a commande
numérique ne laisse plus aucune liberté de
décision a son serviteur. La, comme dans le
reste du systeme, il n'y a meme plus de gens
payés pour penser, les machines s'en chargent !
Ainsi, a l'usine, au bureau, sur le marché,
dans la vie quotidienne, le citoyen, devenu agent
de production, consommateur passif, électeur
manipulé, usager des services publics, est le pur
rouage de la grande machine économico­
techno-bureaucratique. Meme si sa souveraineté
n'était pas frappée d'impuissance par tous les
mécanismes cités, comment pourrait-il avoir
encore le loisir et le désir de l'exercer ?
Au terme de journées de travail ou d'occu­
pations nerveusement harassantes, il rentre chez
lui pour trouver d'innombrables problemes a
régler, entre les études des enfants, les impóts
a payer, les feuilles de Sécurité sociale a rem­
plir, les vacances a organiser, etc. Il pense se
détendre en regardant les jeux télévisés plutót
que les informations. Quel temps lui reste-t-il,
quelle disponibilité a-t-il pour aller sur l'agora
ou le forum s'informer des affaires de la cité,
soupeser les arguments, démonter les rhéto-

35
riques et se livrer à une délibération prudente
pour décider de ses choix ? En outre, on n'arrête
pas de pointer son incompétence, en raison de
la technicité des problèmes. . . L'avalanche
médiatique des messages, dont la qualité n'est
pas ici en question, aboutit à une désinforma­
tion de fait. Cela concerne tout autant le haut
responsable que l'électeur de base.
Si, par exception, Maastricht a donné lieu en
France à un grand effort d'information et de
discussion, avec le résultat inattendu que l'on
sait, il n'en a pas été de même pour les négo­
ciations du GATT, alors que des groupes et des
nations entières y ont été étranglés dans le
silence feutré des cabinets d'experts compétents.
Qui a pris connaissance des textes votés, qui a
compris les mécanismes mis en place ? Et pour­
tant, nemo censetur ignorare legem (nul n'est censé
ignorer la loi). Les logiques de la mégamachine
n'incitent pas le citoyen à remplir ses devoirs
ni à exercer ses droits. Le beau projet de la
démocratie se trouve ainsi privé de toute subs­
tance au profit d'une « technocratie de
marché anonyme ; comme celle-ci fait un
»

usage modéré d'un despotisme que nous vou­


lons croire éclairé, nous sommes satisfaits d'être
ainsi débarrassés, à moindre frais, de soucis sup­
plémentaires.
À ces mécanismes et automatismes, déjà
anciens, des perfectionnements nouveaux ont
été apportés et de nouveaux rouages ont permis '
de donner plus d'ampleur encore à la méga­
machine. Elle lamine les différences, homogé-
néise et uniformise le monde. Ce processus
entraîne un extraordinaire conformisme pour
tous par la mondialisation de la culture ou de
ce qui en tient lieu, par la perte des repères
moraux et leur remplacement par les modes et

36
les sondages. On assiste a une universalisation
planétaire des modes de vie et de consomma­
tion, en meme temps qu'a une dictature de la
médiocrité, avec la banalisation de l'exception­
nel (le sang a la télévision et a la une des jour­
naux) et l'exaltation du banal (les jeux télé­
visés).
Les consommateurs et usagers, conditionnés
par la publicité, répondent aux sollicitations
dú systeme de production, comme les pro­
ducteurs et « entrepreneurs » politiques réa­
gissent aux contraintes et aux signaux du
marché. Les ingénieurs, en faisant leur travail
au mieux, contribuent a la croissance illimitée
des techniques. Ces techniques fournissent des
moyens toujours nouveaux et toujours plus
raffinés pour déposséder les citoyens de la
maítrise de leur propre vie. Bien súr, tout
cela tourne a vide. Qui décide de produire A
plutót que B ? Le consommateur ? Bien. Mais,
qui décide de persuader le consommateur de
consommer A plutót que B ? Et l'on peut
régresser ad infinitum.
Les responsables politiques, eux-memes,
fonctionnent comme des rouages du méca­
nisme. Ils se font les exécutants de contraintes
qui les dépassent. Les hommes politiques
deviennent a leur insu des marionnettes dont
les ficelles sont tirées par d'autres, quand ce
ne sont pas des « denrées » qu' on achete et
vend entre le plus offrant ou le « moins
disant », sur un marché politique. La média­
tisation de la politique politicienne accentue
le phénomene de fac;on caricaturale. La dimen­
sion essentielle actuelle du jeu politique n'est
plus le savojr-faire mais le « faire-savoir >>. La
politique se transforme de plus en plus en
marché (développement du marketing poli-

37
tique). La démocratie médiatique substitue
l'ambition de plaire à celle de convaincre. Elle
prolonge indéfiniment l'agonie du politique
en faisant vivre l'illusion de celui-ci comme
spectacle. Aboutissement logique de tendances
anciennes, ces phénomènes sont récents et en
cours d'achèvement.
Chapitre 2

Vers quel désordre mondial?

Le nouvel ordre mondial, comme le nouvel


ordre économique international (NOEI) en son
temps, est d'abord un slogan. Il s'agit de
répondre a une aspiration pour la construction
d'une certaine stabilité dans un monde en
décomposition. L'effondrement des pays de
l'Est a entra'iné l' effondrement du Sud comme
force politique sur la scene ini:ernationale. Les
deux ensembles sont en pleine débandade éco­
nomique, rongés par le cancer de la dette, en
proie a des problemes insolubles, de la famine
aux catastrophes écologiques, en passant par le
décha'inement des forces centrifuges. Le jeu des
« lois » du marché peut se dérouler maintenant

au niveau planétaire pratiquement sans freins


,
et sans limites. Les Etats nationaux n'ont plus
ni le désir ni les moyens de s'y opposer. Les
firmes transnationales sont les grandes bénéfi­
ciaires de la décomposition des « blocs ». Le
retour en force inespéré de la puissance améri­
caine, malgré l'inéluctable déclin de son indus­
trie et la crise sociale endémique des ghettos,
résulte moins de sa force propre que de la fai­
blesse des autres. Les États nationaux voient

39
leur rôle réduit à «courtiser» les puissances
économiques du jour (en particulier les marchés
financiers) pour capter le maximum de flux de
richesses, prélever leurs dîmes, et administrer
tant bien que mal la sécurité, l'ordre et la
reproduction des travailleurs pour permettre
aux firmes de faire des affaires.
Jamais l'emprise de l'économie sur l'en­
semble de la société n'a été aussi forte, mais
jamais la dépossession du politique sur l'éco­
nomie n'a été aussi flagrante. Force est de
constater que le triomphe planétaire actuel de
la logique économique n'est pas vraiment géné­
rateur d'ordre, ni d'une diffusion équitable de
la prospérité. La «richesse moyenne», qui était
encore distribuée à peu près également dans le
monde à la fin du XVIIIe siècle, devient de plus
en plus inégale. L'écart des PIB par habitant
entre les pays développés et les pays sous-déve­
loppés passe de 3,5 % à la fin du XIXe siècle à
5,5 en 1953 et à 8 en 1990. L'anarchie mar­
chande souhaitée et saluée par certains comme
le triomphe de la civilisation engendre l'exclu­
sion économique et le chaos politique et social.
Le nouvel ordre mondial, pour ces raisons, Î

n'a pas d'autres projets économiques que le lais­


ser-faire. L'économie est sous-jacente et omni­
présente, mais elle n'est plus énoncée, comme
en 1974, dans le NOEL Elle devient implicite.
Même la charité internationale, reconnue par
tous comme nécessaire pour assurer la sécurité
des riches et garantir un minimum de paix
civile dans les zones de grande concentration de
pouvoir et de richesses, est de plus en plus
c;_onfiée à l'initiative des «particuliers». Les
Etats du Nord, tout en les finançant, se déchar­
gent sur les organisations non gouvernemen­
tales (ONG) ou sur les organisations de soli-

40
darité internationales (OSI), de la gestion de ce
qui n'est plus un projet de développement,
mais seulement de replátrage de ces entités lar­
gement artifis:ielles créées par la décolonisation
que sont les Etats du Sud. Ceux-ci ne sont pour
la plupart qu'un magma informe ou s'enche­
vétrent économies informelles, tribalisme,
mafias diverses et narcotrafiquants, institutions
fantomatiques, famines, guerres civiles, agences
des multinationales, experts du FMI et ONG
carítatíves. 11 s'agít de colmater les breches, de
remédíer aux aspects les plus choquants de
l' exclusion, de refréner et de calmer les coleres
les plus déstabílísantes. Toutefoís, les ONG
elles-mémes n'échappent pas a l'ordre écono­
míque. Elles sont en concurrence sur le
« marché de la charíté ». Elles jouent de la
socíété du spectacle pour se faíre valoír dans les
médías, se soumettent aux ímpératífs de la ges­
tíon, en collaborant de plus en plus avec la
Banque mondíale et le FMI. Elles sollícítent
aussi davantage !'argent des États que les
contríbutíons volontaíres de la socíété cívíle.
Le FMI apparaít aínsí comme le comíté
transnatíonal des banques et des firmes qui
assure au nom des íntéréts économíques le
maintíen des regles du jeu. C'est le gendarme
économíque d'un monde en críse.
Peut-on pour autant parler d'une « fin de
l'histoíre » avec l'essayíste a succes Francís
Fukuyama ? Les échecs successifs des alterna­
tíves fascístes et communístes de la grande
socíété semblent, en effet, marquer le tríomphe
planétaire de la modernité. La démocratie libé­
rale avec le pluralisme des partís, l' État de
droít, les droíts de l'homme et le marché
constítueraíent l'horizon índépassable de l'hís­
toíre. Ce modele fixé depuís le xvme síecle se

41
1

1 reproduit identique à lui-même. Il ne lui res­


terait qu'à triompher partout où les séquelles
des sociétés traditionnelles et des totalitarismes
n'ont pas encore achevé leurs ultimes convul­
sions. Cette vision séduisante est, hélas ! aux
antipodes du monde plein de bruit et de
«

fureur que l'on peut observer. Cette fin de


»

l'histoire n'est probablement que celle de l'his­


toire occidentale.
Un semblant d'ordre mondial mi-national­
étatique, mi-transnational fonctionne encore
tant bien que mal aussi longtemps que les fonc­
tions administratives, dévolues aux É tats­
nations, continuent à être assurées grâce aux
habitudes et à la vitesse acquise. De larges
« »

zones du monde vivent cependant déjà en


complète anarchie derrière la façade. Il en est
ainsi d'une bonne moitié de l'Amérique latine
et de la quasi-totalité de l'Afrique noire. La
démocratie et les droits de l'homme, qui consti­
tuent les bases formelles d'un ordre politique
stable et équitable dans l'idéologie du nouvel
ordre mondial, ne peuvent fonctionner sur le
vide ni dans des conditions de misère radicale.
Or il n'y a aucun projet politique vivant pour
assurer le maintien du lien social. Non seule­
ment les États récents ne couvrent que le retour
de l'Afrique au cœur des ténèbres
« », selon la
formule de Joseph Conrad, ou le jeu des nar­
cotrafiquants et des mafias en Amérique latine,
mais les États anciens explosent littéralement. '
Dans ces conditions, le repli sur les ethnies
« »

est la forme inéluctable du commencement de


décomposition du tissu politique. Or, on
compte 5 000 à 20 000 ethnies pour 1 86 Etats
reconnus. Tout particularisme historique, géo­
graphique, religieux, social, philosophique est
susceptible de servir de base à une tentative de

42
fonder un « vouloir vivre ensemble » et done a
constituer un peuple disposant du droit a
l� autodétermination. Cette désintégration des
Etats ne peut étre que conflictuelle, tant les
intéréts économiques et politiques sont enche­
vétrés, tant aussi le partage ou le controle des
flux de richesses engendre de rivalités. Le Liban
a longtemps fourni le spectacle exemplaire d'un
régime d'anarchie durable. La Yougoslavie le
remplace actuellement sur nos écrans pour
illustrer la farce sinistre de la décomposition de
l' « escroquerie » national-étatique. Il ne s'agit
pas de cas isolés et transitoires, mais bien plut6t
de phénomenes massifs, durables et en voie de
généralisation.
Dans les deux grandes tendances opposées
mais non contradictoires d'évolution, l'unifica­
tion planétaire et l'émiettement a l'infini des
entités sociales, l'économique est intimement
melé au politique, au social et au culture!. Ces
deux aspects essentiels de la dynamique pla­
nétaire se caractérisent, d'une part, par la trans­
nationalisation économique et, d'autre part, par
la dislocation du national-étatique.

La transnationalisation économique

En se réalisant, l'économie mondiale sape


les bases de la nationalité économique. Pour
comprendre en quoi la montée des firmes trans­
nationales détruit la base territoriale de l'État­
nation, il faut préciser au préalable le sens de
la « nationalité économique » .
La « souveraineté économique », qui est
l'aspiration dé des États-nations, est une idée
purement métaphorique et sans contenu rigou­
reux. Le concept de nationalité économique, en

43
revanche, peut être construit de façon cohé­
rente, mais il ne tire sa pertinence que d'une
analyse historique ; la nationalité économique
apparaît alors liée à la croissance et au dévelop­
pement économique.

Si le concept de nationalité économique est


plus solide que celui d'indépendance et si on
peut lui donner un contenu rigoureux, il est
dans son origine tout aussi métaphorique
« ».

On cherche dans les deux cas à transposer sur


le plan économique les attributs qui lui sont
liés sur le plan politique et, en particulier, la
souveraineté dont le contenu central est juste­
ment l'indépendance. Depuis Jean Bodjn, tous
les juristes français considèrent qu'un Etat qui
serait tenu de quelques sujétions envers un É tat
étranger ne posséderait pas non plus une puis­
sance souveraine à l'intérieur et ne serait donc
point indépendant.
Cette idée d'un État-nation maître chez
«

lui sur le plan économique constitue bien un


»

des attributs imaginaires de la nationalité éco­


nomique. Un État ou une nation vassale sur le
plan économique serait une entité qui ne serait
plus maîtresse chez elle, qui aurait perdu la
souveraineté interne et externe. Pourtant, il
n'en est pas et ne peut en être ainsi, sauf éta­
tisation totale de l'économie et instauration
d'un système totalitaire. L'État-nation n'a pas
et ne peut avoir de summa potestas économique,
de pouvoir total interne et externe. Même dans
le cas des pays de l'Est, la souveraineté écono­
mique de l'État était largement mythique.
Dans le Tiers Monde, la volonté d'acquérir la
souveraineté économique a souvent mené à
l'étatisation et à des résultats dérisoires. La rai­
son en est facile à comprendre. La sujétion des

44
agents serait, sur ce plan économique, la néga­
tion de la société civile. Ne disposant pas de la
souveraineté interne, l'État n'a pas non plus la
souveraineté externe. Sans etre pour autant
assujetti a )a puissance économique supreme
d'un autre Etat, ce qui serait contradictoire, il
n'a pas la maí'trise sur des puissances éco­
« »

nomiques privées et a fortiori transnationales ou


apatrides. La nationalité économique est une
circonstance historique. Ce n'est pas une
construction juridique susceptible d'une per­
manence ni meme de transposition artificielle.
L' ardente obligation
« », pour les agents ins­
tallés sur le territoire national, de réaliser les
desseins de l'État-nation, dont le général de
Gaulle a énoncé la nostalgique exhortation,
était un va:u pieux. La nation économique ne
se réduit pas a l'économie publique. La logique
de l'État et du politique, et celle du capital et
du marché, n'ont pas de raison de co!ncider et
ne co·incident pas normalement. Le civisme des
agents économiques, qui est loin d'etre négli­
geable, peut biaiser la logique du profit, comme
les incitations et les réglementations gouver­
nementales peuvent infléchir le jeu économique
en faveur de l' intéret national Toutefois, la
« ».

fusion et l'harmonie des deux intérets ne sont


pas « naturelles ». Ce n'est que dans un
contexte historique tres particulier que les deux
termes nation et économie peuvent coexister avec
une épaisseur de sens et recevoir une perti­
nence. La nation économique, que les hasards
de l'histJire ont engendrée en Occident dans les
décennies d'avant 1 97 0, n'a done jamais été un
État-nation économique.

L'analyse des caracteres de l'État-nation a été


l'objet privilégié et quasi exclusif de la science

45
politique depuis Machiavel. On s'est très peu
avisé, en revanche, de la consistance écono­
mique de cet État-nation. Cela est étonnant car
un État-nation sans économie est une simple
coquille vide, un cadre juridico-institutionnel.
Toutefois, ce paradoxe s'explique du fait que
les États-nations occidentaux se sont mis en
place en même temps que se développaient des
économies commerciales puis industrielles
fortes. L'intendance, c'est-à-dire la base écono­
mique, suivait sans avoir besoin d'être vraiment
pensée.
Le niveau d'abstraction où se situe la
réflexion économique fondamentale passe au­
dessus de l'inscription territoriale et historique
des entités en cause, et la méthode dominante
(l'individualisme méthodologique) passe large­
ment en dessous. Le libéralisme est hostile à
toute frontière ; le capital n'a pas de patrie. Les
mécanismes de l'économie ignorent et doivent
ignorer toute interférence politique. « Le
commerce n'est international, écrivait Yves
Guyot au début du siècle, que parce que le
douanier l'arrête. » (Cité par G. de Bernis,
1 987, p. 6.)
Ainsi la nationalité économique est un objet
hors du champ de la réflexion scientifique parce
que nécessairement commun aux disciplines
économiques et politiques et de ce fait non
perçu par elles.
Il faut attendre François Perroux pour ren­
contrer une définition consistante de la « natio­
nalité économique » . « Économiquement, écrit­
il, la nation est un groupe d'entreprises et de
ménages coordonnés et abrités par un centre
qui détient le monopole de la puissance
publique, c'est-à-dire l'État. Entre les parties
constituantes s'établissent des relations parti-

46
culieres qui les rendent complémentaires. »

(Perroux, 1 962, p. 1 2 5 .) La contingence et le


volontarisme s' équilibren,t harmonieusement
dans cette définition. Les Etats-nations qui ont
réussi entre le xvre et le xrxe siecle ont été sans
doute des ensembles d' agents économiques
dynaIIJiques relativement indépendants, abrités
par l'Etat mais aussi par bien d'autres circons­
tances (comme les difficultés de communication
et les dotations naturelles). Toutefois, la consis­
tance la plus rigoureuse du concept de natio­
nalité économique semble avoir été fournie par
le spectacle qu'ont donné les principales éco­
nomies occidentales entre 1 95 0 et 1 980. La est
vraiment né le modele envié par le Tiers
« »

Monde, celui des économies nationales développées.


Celles-ci se caractérisent par une interdépen­
dance tres forre entre les branches économiques
situées sur le territoire national. Les interrela­
tions complémentaires entre les agents écono­
miques nationaux sont denses. On peut meme
donner une illustration rigoureuse du <legré
d'intégration économique de l'État-nation grace
a un instrument statistique et économique mis
au point pendant la meme période : le tableau
des échanges interindustriels.
Plus la matrice des inputs nationaux est
« naire », autrement dit plus les coefficients
sont présents et élevés, plus l' économie natio­
nale a de consistance ; elle est autocentrée
« ».

Plus la matrice des inputs nationaux est


« blanche - autrement dit vide - plus l'éco­
»

nomie sera f< extravertie c' est-a-dire tournée


»,

vers l' étranger. L'extraversion, signe rigoureux


de la dépendance économique selon les auteurs
tiers-mondistes, serait la caractéristique des
économies sous-développées. Celles-ci subi­
raient, en conséquence, des effets de domi-
«

47
nation systématiques de la part des économies
»

du centre vers lesquelles elles sont tournées.


L'existence du tissu industriel national serait le
critère de la nationalité économique, elle-même
« infrastructure de l'indépendance politique.
»

Pendant les Trente Glorieuses , la France


connaît, en effet, une telle infrastructure et
« »,

une véritable résurrection politique se produit


au point qu'on a pu parler de miracle fran­
« »

çais. Le modèle miraculeux contamine succes­


sivement presque tous les pays occidentaux :
Allemagne, Italie, Japon, jusqu'aux plus récents
cas de l'Espagne, de la Grèce et du Portugal.
Ce modèle n'est donc pas seulement envié par
le Tiers Monde, il est aussi celui dont les
citoyens du Nord ont plus ou moins la nostal­
gie.
Prospérité économique, indépendance poli­
tique, rayonnement culturel semblent bien aller
de pair avec la nationalité économique ainsi
entendue.

Même si les firmes transnationales ne sont


pas la seule manifestation et la seule cause de
la mondialisation de l'économie, même si elles
n'ont pas pris le pouvoir dans des formes tra­
ditionnelles, elles sont les acteurs clés du nou­
veau jeu planétaire.
L'accumulation du capital, dans sa nature et
son essence, n'a pas de lien avec la patrie. Le
territoire et la nation des acteurs importent peu
au capital. Les flux d'investissement et de pla­
cement suivent les taux de profit et les taux
d'intérêt dans un jeu mondial. Si les circons­
tances historiques ont mêlé étroitement les des­
tins du capital et de l'État-nation, au P,Oint
qu'on a pu penser que le capital créait l'Etat­
nation, il faut se rendre compte que, au-delà

48
d'un certain seuil, il le détruit. L'existence d'un
« marché intérieur la création d'une force de
»,

travail libre - conditions nécessaires a l'expan­


sion du capital - n'auraient pu se faire sans le
triomphe de l'État-nation. Toutefois, la collu­
sion du capital et de l'État-nation n'a jamais
été un pacte scellé entre deux personnages. Si,
au sein de l'économie-monde, il y a eu, de fait,
une certaine co'incidence entre le mouvement
du capital dans certains eJipaces et l'animation
économique de certains Etats-nations, celle-ci
était contingente et liée a des conditions his­
toriques exceptionnelles.
La description de la nationalité économique
comme sysreme autocentré est irréprochable. Le
seul probleme vient de ce que cela correspond
a une situation tout a fait spécifique et ne peut
en aucun cas constituer un modele universel.
Pendant !'ere de l'ordre national-étatique, une
certaine marge de manreuvre était possible
pour un État national particulier. L'histoire
fournit ainsi plusieurs exemples de pays qui ont
réussi a renforcer la cohésion et la puissance de
leur économie dans l'économie-monde. L'Alle­
magne et le ] apon sont des illustrations clas­
siques de cette démarche. Les nouveaux pays
industriels (NPI) sont une ultime tentative,
partiellement réussie, d'atteindre le stade de
l' économie nationale Seulement, une poli­
« ».

tique de nationalisme économique et de déve­


loppement économique, fondée sur l'espace
national, perd tout son sens a l'époque de la
« déterritorialisation de l'économie. D'ail­
»

leurs, on parle désormais plus de marchés


«

émergents que de NPI.


»

Le phénomene en jeu est a la fois tres simp_y:


dans ses causes au moins abstraites et tres
complexe dans ses effets concrets. Le capital,

49
qui reste le fondement de la dynamique éco­
nomique mondiale, est, en effet, transnational
dans son essence. Le marché mondial, dont les
embryons sont pleinement attestés dès le
XIIe siècle, finit en quelque sorte par rejoindre
son concept. Après huit siècles, il achève d'ef­
facer les inscriptions territoriales des structures
productives . Non seulement le capital est
devenu ou redevenu international dans la cir­
culation des marchandises et dans ses assises
financières, mais le processus de production et
le procès de travail se fractionnent et se redis­
tribuent sur la planète tout entière.
Si l'impact de la puissance des firmes trans­
nationales sur le jeu de la puissance et le destin
des nations est l'objet d'interprétations diver­
gentes et peut prêter à discussion, les signes de
cette puissance sont concordants et générale­
ment admis dans leur moyenne et leur ten -
dance. Dans la décennie 1 97 0- 1 980, les
866 premières firmes multinationales contrô­
laient déjà 76 % de la production manufacturée
mondiale. De 1962 à 1 980, le rapport entre le
chiffre d'affaires des 500 plus grandes entre­
prises industrielles du monde (toutes plurina­
tionales) et le produit brut mondial est passé
de 2 3 à 30 % (dont plus des deux tiers pour
les seules 200 premières). La juxtaposition des
revenus des principales multinationales et des
revenus des Etats est assez éloquente. Même si
les chiffres comparés ne recouvrent pas des réa­
lités identiques , cela suffit pour prendre
conscience de la différence de richesse et de
puissance entre les firmes et les nations, et entre
les citoyens des firmes et les membres de la
« »

plupart des États. Le chiffre d'affaires de Gene­


ral Motors ( 1 3 2 milliards de dollars en 1 994-
1 995) dépasse le PNB de l'Indonésie ou du

50
Danemark, celui d'Exxon ( 1 1 5, 7) surclasse
celui de la Norvege ou de l'Afrique du Sud,
Ford ( 1 00,3) celui de la Turquie, Royal
Dutch (96,8) celui de la Pologne, Toyota
(8 1,3) celui du Portugal, IBM (64, 5) celui du
Venezuela et de la Malaisie, Unilever (43,7)
celui du PakistanJ Nestlé (38,4) ou Sony
(34,4) celui de l'Egypte ou du Nigeria (le
géant de l'Afrique... ).
Avec la transnationalisation des firmes, la
dynamique du capital, et plus généralement le
mouvement de l'économie et de la société
modernes, tendent a détruire la nationalité éco­
nomique. Le produit national brut par habitant
(PNB) n'a jamais eu grande signification, mais,
dans un espace économique intégré et interdé­
pendant, sa croissance traduisait une élévation
de la « richesse
» marchande engendrée et
appropriée de fa�on relativement homogene par
la nation a l'intérieur des frontieres. Dans
l'économie mondiale en gestation, et déja dans
l' État commercial ouvert on peut toujours
« »,

procéder a des enregistrements de flux et a leur


évaluation stat1stique, mais ces chiffres
deviennent de plus en plus surréalistes.
D'importants flux ne sont pas médiatisés
« »

par le marché, non pas parce qu'ils sont en de�a


de l'ordre marchand, comme dans les sociétés
traditionnelles (économie domestique ou éco­
nomie informelle), mais parce que au contraire
ils sont au-dela. Il s'agit de production ou de
circulation de produits intermédiaires livrés
« »

entre les filiales des firmes transnationales


(40 % du commerce mondial déja en 1 97 6,
selon l'évaluation toujours citée). En outre, le
commerce de compensation, c'est-a-dire une
forme de troc sans devise, représente de 5 a
2 5 % du commerce mondial suivant les esti-

51
mations. Enfi n , il faudrait ajouter le commerce
illégal, exclu des statistiques. On avance parfois
le chiffre faramineux de 1 000 milliards de dol­
lars pour l'argent sale. Les seules ventes de stu­
péfiants pour 1 990 sont estimées à 1 2 2 mil­
liards de dollars, soit plus que le chiffre
d'affaires d'Exxon ou le PIB de la Norvège!
La déterritorialisation de l'économie ne
« »

se limite pas à la croissance des firmes multi­


nationales. À côté du mouvement des seuls
investissements étrangers directs et des inves­
tissements en portefeuille, il y a les joint ven­
tures, les ventes d'usines clés en main, ainsi que
les contrats de licence, d'accords de partage de
la production, de sous-traitance internationale.
Tout cela accroît la transnationalisation du sys­
tème productif et financier. D'autres phéno­
mènes, comme la fin des paysans ou la mon­
dialisation des télécommunications, conspirent
à la rupture des liens entre l'économie et la
souche territoriale.
La désintégration du tissu industriel détruit
la solidarité nationale et accroît l'écart entre la
moyenne statistique et la dispersion réelle des
niveaux et des modes de vie. La régulation,
remplacée provisoirement par une politique
industrielle à la recherche de ses principes et de
ses moyens (attaquer, séduire ou défendre . . . ),
tend à perdre toute consistance. La crise dé
l'État providence, c'est la crise de l'État tout
court : c'est la fin de l'économie autocentrée.
La France, « cette nation par excellence »

(selon l'expression d'Hannah Arendt), a pu


apparaître (et s'apparaître en tout cas) comme
l'idéal-type de la nationalité économique. Son
autosuffisance agricole et alimentaire et la
complémentarité de ses industries, malgré cer­
taines faiblesses, faisaient bien d'elle l'image

52
d'une économie intégrée et autocentrée. Les
choses ont bien changé. Le rapport de ses
importations et de ses exportations au produit
intérieur brut (PIB) a dépassé largement le seuil
de ce qui était considéré dans les années
soixante comme caractéristique de l'extraver­
«

sion des pays sous-développés ». La crise de


l'ordre national-étatique ne se limite pas a cet
aspect économique ; elle s'accompagne, on l'a
vu, d'un effondrement de l'espace politique.
Cette dislocation du national-étatique a pour
conséquence de favoriser la montée des reven­
dications identitaires.

La dislocation du national-étatique
et la montée des revendications identitaires

Apres la décolonisation des années soixante,


on pouvait croire que le droit des peuples
« »

était enfin réalisé pour l' essentiel. Le nouvel


ordre économique international (NOEI), pro­
clamé a l'unanimité a l'ONU, le 1 er mai 1 97 4,
prenait acre de ce nouveau concert des nations.
Anciens États et jeunes nations allaient coopé­
rer pour éradiquer la pauvreté (sous l'égide de
la FAO), l'ignorance (grace a l'Unesco) et la
maladie (avec l'OMS), élever les niveaux de vie
et réaliser le développement.
Cela apparaissait comme le couronnement
meme de l'évolution, commencée avec la Charre
des Nations unies, pour ne pas remonter aux
« Lumieres », et l'aboutissement du pro­
gramme présenté par le président Truman dans
son message au Congres du 24 juin 1 949 sur le
point 4 de son Adresse inaugurale sur l'état de
l'Union prononcée en janvier de la meme
année. La prospérité, la justice et la pa1x

53
allaient enfin régner sur le monde, les aspira­
tions de tous et de chacun étant en voie de
satisfaction.
Moins d'un demi-siècle plus tard, que reste­
t-il de ce beau projet ? Le désordre a installé
partout son empire et les forces centrifuges dis­
loquent le systèmè de la société des nations
« ».

Les années soixante-dix et quatre-vingt vont


voir surgir des troubles d'un genre inédit. Les
sécessions du Katanga au Zaïre, en 1 960, et du
Biafra au Nigeria, en 1 967, n'ont pas été les
derniers soubresauts de l'ordre colonial, mais les
signes avant-coureurs de l'éclatement des nou­
veaux États. Le Bangladesh se sépare du Pakis­
tan en 1 977 après une lutte meurtrière. Les
années quatre-vingt ont vu dans le Tiers Monde
se prolonger et s'amplifier les affrontements
intercommunautaires de nature ethnique ou
religieuse : insurrection des Tamouls du Sri
Lanka, agitation terroriste des Sikhs du Penjab,
émeutes récurrentes du Cachemire, du Sind,
heurts sanglants du Burundi, à la frontière
mauritano-sénégalaise, etc. À l'orée des années
quatre-vingt-dix, les foyers de guerre civile sont
partout : en Éthiopie avec l'Érythrée, le Tigré
et !'Ogaden ; aux Philippines avec les musul­
mans ; au Maroc avec le problème des Sahraouis
sans parler des guerres et des conflits plus ou
moins oubliés ou des génocides silencieux sur
tous les continents : les Karen de Birmanie, les
Sénégalais de Casamance, les habitants de
Timor, les Noirs animistes du Sud-Soudan, les
Papous de l'Irian Jaya, les Yanomamis d'Ama­
zonie. . . L'explosion indéfiniment répétée du
Liban qui mobilisait nos médias avant celle de
la Yougoslavie n'est qu'une péripétie, un peu
plus spectaculaire et exemplaire peut-être, dans

54
une zone sensible, pour l'Occident. Dans le
meme temps, les Etats anciens sont confrontés
a la résurgence de revendications nationales
« »'

millénaires (Kurdes et Arméniens) ou séculaires


(le Québec) et a l'émerg�nce du régionalisme
(Basques s'opposant a l'Etat espagnol, Corses
a l'État fran�ais... ). Depuis 1 988, l'URSS et les
pays de l'Europe de l'Est connaissent, a leur
tour, un renouveau de balkanisation
« Le
».

déclin de l'impérialisme soviétique engendre un


phénomene d'émancipation nationale ; le
« »

couvercle qui contenait la vapeur surchauffée


une fois soulevé, on assiste a une explosion mul­
tiforme et généralisée.
Les États baltes récuperent leur indépen­
dance, naguere violée. Les républiques d'Asie
centrale sont en fermentation avancée. Un peu
partout, apparaissent ou réapparaissent des pro­
blemes de minorités : Hongrois de Rou­
« »

manie, Kirkhizes d'Ouzbékistan, Ingouches


d'Ossétie, colons russes des États vassaux ...
« »

Partout, se produit un tiraillement des forces


centrifuges : autonomistes slovaques, Albanais
du Kossovo, Slovenes et Croares, etc. Les cra­
quements et les fissures de l'ordre mondial sont
présents sur toute la planete.
Tous ces événements, par-dela leur diversité,
ont en commun le fait d'erre des revendications
identitaires, ethniques, culturelles, raciales, lin­
guistiques ou religieuses et souvent tout a la
fois, émanant de «communautés qui se
»

sentent brimées dans les États-nations, jeunes


ou anc1ens.

Ce retour des aspirations communautaires est


un phénomene complexe et contradictoire, mais
il résulte d'un ensemble de causes communes
faciles a reconnaítre. L'État-nation, dont on

55
avait annoncé la décomposition au début du
siècle, et que l'on croyait mort sur les champs
de bataille de la Marne, a connu une renaissance
étonnante après la deuxième guerre mondiale.
La nouvelle jeunesse des vieux États miraculés se
fonde moins sur un renouveau des idéaux du
patriotisme et de la démocratie que sur la crois­
sance sans précédent des économies nationales.
La citoyenneté devient économique. Il en va de
même pour les jeunes nations issues des indé­
pendances et qui communient dans le culte du
développement. Le nouvel ordre international
fut proclamé officiellement comme économique
par les Nations unjes. La prospérité matérielle
au sein de chaque Etat devait être le ciment du
système politique mondial. L'échec manifeste
de cette ambition économique va peser très
lourd dans la faillite du projet. L'irruption des
revendications identitaires, qui contribue à faire
de ce nouvel ordre économique international,
comme du nouvel ordre mondial, un slogan
creux, résulte d'abord de la transnationalisation
économique elle-même mais également du
paradoxe du principe des nationalités et de
l'échec du développement.
Coupés de l�ur souche originelle (l'histoire
européenne), 1-'Etat moderne et l'ordre national­
étatique sont des greffes artificielles. Le droit
des peuples à disposer d'eux-mêmes sur lequel
repose la Société des nations aboutit à la des­
truction de cette même société, du fait du vide
de la notion de peuple. Un peuple, en effet, ne
peut se définir que par le sentiment subjectif
d'appartenance. Chaque groupe humain, lié par
un trait quelconque, langue, religion, terroir,
coutume. . . peut revendiquer le label de
« peuple et réclamer la reconnaissance éta­
»

tique, condition de son existence comme sujet

56
de droit au sein du concert international des
puissances. On aboutit a la dégénérescence
« nationalitaire ou au tribalisme et sou­
» « »,

vent aux deux a la fois.


La revendication nationale se confond avec
une revendication particulariste et donne nais­
sance a un État tout a la fois fantoche et fana­
tique, sans la maturation d'une société civile de
citoyens. De ce point de vue, la distinction
entre vieilles nations qui ont connu l'existence
d'un État dans le passé, comme les États baltes,
et les minorités qui aspirent a la nationalité est
importante, tandis qu'elle reste assez faible au
regard du processus de décomposition de l'ordre
national-étatique et de ses conséquences.
L'individualisme, qui ronge les sociétés
modernes, et la mondialisation de l'économie
font voler en éclats les rassemblements anté­
rieurs de l'histoire en groupuscules de plus en
plus microscopiques. Il n'y a de limite a cette
tendance inévitable que l'union sacrée des États
déja reconnus, qui cherchent a bloquer par tous
les moyens l'acces au club tres fermé de la
Société des nations. Chaque tribu, chaque clan,
chaque chapelle peut arguer de son particula­
risme comme seul fondement légitime du lien
social. L'í'le de Nauru dans le Pacifique Sud,
avec ses 7 000 habitants, est un État, meme si
l'aéroport international occupe la moitié de sa
superficie. La revendication d'indépendance de
la Padanie, cette création artificielle en Italie du
Nord, fondée sur le seul égo"isme fiscal, illustre
de fa�on caricaturale jusqu'ou peut aller le mau­
vais gout en ce domaine. Demain, Jersey peut
revendiquer son indépendance. La menace a été
brandie récemment. On aurait tort de n'y voir
qu'une plaisanterie.
Les juristes s'efforcent avec un certain succes

57
de colmater les lézardes de l'édifice et d'en mas­
quer les fissures en posant des conditions dra­
coniennes à la légitimité des revendications
nationales. Pour qu'un peuple puisse prétendre
à la reconnaissance, il lui faut un territoire sous
contrôle effectif et exclusif, des représentants
authentiques, etc. Toutefois, le légalisme et le
juridisme des institutions internationales ne
peuvent empêcher le déchaînement des forces
centrifuges. Seul le développement économique
pouvait faire oublier l'existence de ces identités
historiques au sein du cadre mimétique de
l'État-nation de type occidental. À défaut d'un
projet vraiment mobilisateur, la construction
nationale, faite à partir de matériaux hétéro­
gènes, éclate.
La croyance en la prospérité universelle a été
le conte de fées de la modernité. La crois­
« »

sance inouïe des Trente Glorieuses en Occident


constitue un commencement de preuve du
développement pour tous. Les jeunes nations se
sont construites sur ce mythe. Après les deux
premières décennies de développement ( 1 960-
1 980), proclamées à l'ONU, l'échec manifeste
de la plupart des stratégies d'industrialisation
entraîne un reflux des valeurs de la modernité
(individualisme, universalisme, économisme).
Devant cette faillite du rêve occîdental, les
populations condamnées à devenir des citoyens
de seconde zone du monde éprouvent la nos­
talgie de leur hopneur perdu.
Ce n'est pas l'Etat-nation qui donnait un sta­
tut aux peuples du Tiers Monde mais l' appar­
tenance à une communauté intégrée dans
« »

des ensembles complexes à culture plurielle.


L'Empire ottoman est l'e,xemple le plus flagrant
et le plus connu de ces Etats patrimoniaux
« »,

selon la terminologie de Max Weber. L' allé-

58
geance au Prince et a sa dynastie laisse une tres
grande autonomie locale ; l'administration cen­
tralisée, pesante et corrompue, reste limitée a
certains domaines (fiscalité, recrutement mili­
taire, politique extérieure), tandis que chaque
communauté se gouverne selon ses valeurs et
que chacun est justiciable selon �on droit
personnel. Un systeme comparable fonctionnait
en Perse, en Chine, en Inde et meme dans les
royaumes africains. L'échec de la modernisa­
tion va se traduire dans le Tiers Monde par un
rejet de l'Occident et une recherche des
racines culturelles perdues. Dans l'Europe de
l'Est, l'échec comparable d'un développement,
planifié et socialiste, et lié a l'oppression sovié­
tique, va paradoxalement susciter une reven­
dication frustrée d'identité culturelle occiden­
«

tale avec plus de modernité et l'économie de


»,

marché. L'échec de l'Occident dans sa version


libérale comme dans sa version socialiste a
« »

été de se montrer incapable d'engendrer une


culture de la science, de la technique et de
l'industrialisation qui réenchante le monde
« »

sans pour autant construire une société frater­


nelle d'individus libres et égaux par la richesse
autant que par le droit. Les dér;us du socialisme
revendiquent la richesse promise et pensent y
accéder par la liberté nationale au sein du
marché mondial, les autres revendiquent la fra­
ternité perdue et se proposent de la retrouver
dans une restauration de la communauté plus
ou moins séparée du reste du monde, voire
contre lui.
La transnationalisation économique vide de
tout contenu les nations dont l'ambition était
de créer un espace de prospérité et de solidarité
économiques. Dans la phase de crise du for­
disme concomitante, les économies locales et

59
régionales, nourries de complicités culturelles,
résistent, voire se développent, dans le réseau
de la technopole transnationale en voie de consti­
tution. Avec les nouvelles technologies, l'inter­
connexion des marchés et la rapidité des
communications , la dimension nationale
moyenne apparaît inadaptée parce que trop
petite et trop grande à la fois : trop petite pour
résoudre les grands problèmes mondiaux ou
continentaux, de l'économie, de la pollution, de
l'information, de la défense ; trop grande pour
la gestion du quotidien. Les réseaux de solida­
rité et de complicité d'une culture locale plus
holiste sont des atouts indispensables pour
affronter la concurrence. On parle alors de glo­
calisation. Certes, quand le local est faible ou
qu'il s'identifie avec le national, la mondiali­
sation peut entraîner une résurgence du natio­
nal. La mondialisation économique rompt cer­
tains équilibres , compromet les positions
acquises, menace les avantages et rentes de
situation. Toutefois, il y a loin entre ce repli
nationaliste défensif et l'affirmation de la nation
conquérante. Ce réflexe, surtout sensible dans
les vieux États industrialisés, n'est pas étranger
à l' irruptîon de ces revendications antinatio­
«

nales ». Celles-ci se développent en réaction


contre l'uniformisation planétaire et l'invasion
d'un prêt-à-porter culturel aliénant.
« »

Ainsi, un ensemble de causes complémen­


taires et assez faciles à identifier peut engendrer
des conséquençes disparates et parfois opposées
sur le tissu très contrasté du système des
sociétés du monde.
Chapitre 3

Les enjeux environnementaux

Sous l'égide des institutions de Bretton


Woods, le marché mondial est en train de
détruire la planete. 11 s'agit la d'une constata­
tion banale illustrée de far;on multiforme par le
spectacle du quotidien : les procédés des mul­
tinationales, les délocalisations massives
(emplois, activités... ), le génocide des lndiens
d'Amazonie, la destruction des identités cultu­
relles et les co�flits ethniques récurrents, la col­
lusion des narcotrafiquants et des pouvoirs
publics de presque tous les pays, l'élimination
programmée par les organismes économiques
internationaux (FMI, Banque mondiale et
Banque des reglements internationaux), et
meme par les organismes économiques natio­
naux, des derniers freins a la flexibilité des
salaires, le démantelement des systemes de pro­
tection sociale dans les pays du Nord, la dis­
parition des forers, la désertification, la mort
des océans, etc. Derriere tous ces phénomenes,
directement ou indirectement, on retrouve la
« main du marché mondial.
»

Si un certain commerce mondial n'est pas a


proscrire et si un certain ordre mondial est plus

61
que jamais nécessaire, même au prix d'une cer­
taine injustice, les règles et la philosophie qui
inspirent les institutions économiques interna­
tionales et qui , imprégnant l'imaginaire des
dirigeants de la planète, président au fonction­
nement actuel de l'économie, sont intrinsèque­
ment perverses. Outre l'injustice, l'accroisse­
ment des disparités mondiales, et les menaces
qu'elles font peser sur le lien social, elles engen­
drent la destruction de l'environnement aussi
bien dans les pays du Nord que du Sud et
créent des pollutions globales inquiétantes.

La portée écologique de la mondialisation

L'imaginaire libéral et mondialiste actuel,


illustré par les débats sur l' Uruguay Round, par
exemple, est intrinsèquement pervers parce
qu'il repose sur la croyance aux bienfaits du
libre-échange érigé en dogme. Cette croyance
implique toute une série de présupposés : l'an­
thropologie et l'éthique utilitariste, le postulat
de l'harmonie naturelle des intérêts, la croyance
en la maîtrise illimitée de la nature. Les consé­
quences sur l'environnement en sont très dan­
gereuses.
Il n'est pas question de prétendre que tout
est faux dans le complexe de croyances libé­
« »

rales ; il y a, sans conteste, dans tout cela une


grosse part de vérité et de solide bon sens.
L'homme est sûrement très sensible à ses inté­
rêts ; même les loups et les agneaux ont des
intérêts communs, notait déjà Jeremy Ben­
tham ; il est de l'intérêt bien compris des loups
que les agneaux soient gras et en bonne santé . . .
I l serait absurde pour les Esquimaux de vouloir
produire du café ou des bananes ou pour les

62
Touaregs d'élever des rennes et de cultiver des
myrtilles ! Tout cela est juste. En revanche, la
systématisation de ces idées est contestable.
Le débat économique libre-échange versus
protectionnisme se déroule depuis au moins
trois siecles ; tous les arguments en sont
connus. L'économie dominante cherche tou­
jours a imposer le libre-échange aux autres.
Cela commence au xvne siecle avec la Hollande
et le mare liberum de Hugo Grotius, tandis que
les autres pays européens menacés ont succes­
sivement défendu un certain protectionnisme,
des actes de navigation de Cromwell au Zoll­
verein de List, en passant par le colbertisme, le
blocus continental et les lois Méline. Aujour­
d'hui, les tiers-mondistes partisans de la
« déconnexion ne font pas autre chose.
»

Le libre-échange postule la nature pacifique


de l'échange marchand, le doux commerce
« »

cher a Montesquieu, contre l' évidence de la


guerre économique. Il n'y a pas de pratiques
« loyales entre les loups et les agneaux. Tou­
»

tefois, avec la mondialisation de l'économie, la


concurrence de la misere du Sud se retourne
contre le Nord et est en train de le détruire a
son tour. Des pans entiers du tissu industrie!
sont d'ores et déja délabrés, certaines écono­
mies, certaines régions sont proprement sinis­
trées, et ce n'est pas fini. Tandis qu'on continue
a détruire l'agriculture vivriere et l'élevage des
pays d' Afrique en y exportant a bas prix nos
excédents agricoles (d'ailleurs subventionnés),
les pecheurs ou, en tour cas, les pecheries de ces
memes pays ruinent nos propres pecheurs en
exportant les poissons de leur misere. En consé­
quence, les modes de vie, les patrimoines
sociaux constitués de l'accumulation des savoirs
ancestraux et des relations sont dilapidés, les

63

l
équilibres écologiques sont rompus. La mon­
dialisation actuelle est en train de parachever
l'œuvre de destruction de l'oikos planétaire. La
concurrènce exacerbée pousse les pays du Nord
à manipuler la nature de façon incontrôlée et
les pays du Sud à en épuiser les ressources non
renouvelables. Dans l'agriculture, l'usage inten­
sif d'engrais chimiques, de pesticides, l'irriga­
tion systématique, le recours aux organismes
génétiquement modifiés ont pour conséquence
la destruction des sols, l'assèchement et l'em­
poisonnement des nappes phréatiques, la déser­
tification, la dissémination' de parasites indési­
rables, le risque de ravages microbiens . . .
Les méfaits du libéralisme économique sur le
Tiers Monde ne sont pas nouveaux, depuis
l'époque où les Occidentaux se sont arrogé le
droit d'ouvrir à coup de canon la voie au libre
commerce. Des guerres de l'opium au commo­
dore Perry, en passant par l'élimination des tis­
serands indiens, l'analyse des conséquences
désastreuses, pour les pays faibles, de la division
internationale du travail n'est plus à faire. Les
procédés actuels impulsés par le FMI et les
plans d'ajustement structurels, la Banque mon­
diale et l'OMC renouvellent le genre. L'impor­
tation massive de riz au Sénégal au détriment
de la riziculture locale, les tentatives de déman­
tèlement de l'usage foncier collectif qui ne per­
met pas les prêts hypothécaires et la moderni­
sation de l'agriculture font partie de cette
panoplie de moyens pour assurer plus sûrement
la mort de l'Afrique.
Les exemples du cacao et de la banane méri­
tent d'être médités. Alors que le cours mondial
du cacao était au plus bas dans les années
quatre-vingt, et que les économies du Ghana et
de la Côte-d'Ivoire subissaient de ce fait une

64
crise dramatique, les experts de la Banque mon­
diale ne trouvaient ríen de mieux que d'encou­
rager et de financer la planration de milliers
d'hectares de cacaoyers en Indonésie, en Malai­
sie et aux Philippines. On pouvait encore espé­
rer quelques profits sur la misere plus produc­
tive des travailleurs de ces pays-la...
Le cas de la banane est lié au stabex, ce méca­
nisme de garantie de recettes d'exportation
octroyé par les pays du Marché commun aux
pays ACP (Afrique, Cara'ibe, Pacifique). Ce sys­
teme instauré par les conventions de Lomé (de 1
a V) avait été salué un peu hátivement comme
la mise en reuvre d'un nouvel ordre économique
international. Saos erre nuls, les résultats ont
été médiocres avec certains effets pervers. De
toute fa�on, c'était encore trop pour les experts
du GATT qui ont réclamé et ont pratiquement
obtenu le démanrelement de ces entraves aux
« lois du marché ».

Le prix de la banane achetée en Guadeloupe,


en Martinique, aux Canaries ou en Afrique
noire permet aux producteurs locaux de sur­
vivre (avec bien sur de grandes inégalités de
situation suivant qu'il s'agit d'ouvriers agri­
coles, de petits ou de gros planreurs, nationaux
ou étrangers... ). Poussés par les multinationales
nord-américaines, comme Chiquita Brands
(ex. : United Fruir) et Castel & Cooke, qui
contrülent l'essentiel de la production et de la
distribution des républiques bananieres et des
plantations de Colombie, les pays d'Amérique
centrale ont trainé l'Europe devant les panels du
GATT, et dénoncenr les barrieres et entraves
au libre jeu du marché. Ils veulent a tour prix
accroitre leur part de marché gráce aux salaires
de misere des ouvriers agricoles, dom des cen­
taines ont succombé a l' emploi inconsidéré de

65
nématocides (poison contre les vers). L'OMC
incline à leur donner raison, d'autant que les
Européens ne présentent pas un front uni . Les
Allemands rechignent à payer leurs bananes un
peu plus cher. Au président Jacques Chirac
reprochant cette trahison à son ami Kohl, et
dénonçant les conditions « pires encore que
l'esclavage de la production sur les planta­
»

tions américaines, le chancelier allemand a


répliqué : « La morale est une chose, les affaires
en sont une autre. »

Avec le démantèlement des régulations


nationales, il n'y a plus de limite inférieure à
la baisse des coûts et au cercle vicieux suici­
daire. C'est un véritable jeu de massacre entre
les hommes, entre les peuples et au détriment
de la nature . . .

La croyance en l'autorégulation par l e marché


amène très logiquement à vouloir substituer le
marché à toute autrè régulation, qu'elle soit
étatique, familiale, éthique, religieuse ou cultu­
relle. L'échange marchand transnational devient
la seule base du lien social. L' Uruguay Round
prend ainsi une tout autre signification. Il
s'agit, en effet, d'une étape importante dans un
processus d'omnimarchandisation du monde.
À terme, c'est une véritable invasion « cultu­
relle du Nord vers le Sud, sans réciprocité,
»

gui est programmée par le libre-échange et son


bras séculier, l'OMC. La liberté dans un monde
à ce point inégal est un jeu de dupes. Quelle
banque africaine viendra ouvrir des guichets à
New York ? D'autant que, dans de nombreux
États des États-Unis, il est interdit à des res­
sortissants étrangers de siéger dans les conseils
cl' administration des banques et que les légis­
lations restrictives sur l'immigration empê-

66
chent les cerveaux du Tiers Monde, cadres,
« »

ingénieurs, techniciens, de s'y installer libre­


ment. Les effets de cette logique marchande sur
la vie quotidienne des populations peuvent erre
dramatiques. Les brevets sur les graines et
semences interdiraient aux paysans du Tiers
Monde de garder des semences d'une année sur
l'autre ou de se les échanger librement. Les bre­
vets sur les produits pharmaceutiques
remettent déja en question la production mas­
sive de médicaments génériques qui permettent
a l'Inde, par exemple, de soigner sa population
a moindre prix. Les brevets sur le vivant, et en
particulier sur les genes humains (et déja
celui du diabete), auront des conséquences
dramatiques. Le démantelement de toutes les
« préférences nationales, c'est tout simple­
»

ment la destruction des identités culturelles.


Quand on est bien nourri, on peut penser que
cela n'est pas tres grave, voire meme que cela
constitue une émancipation des contraintes
communautaires. L'ennui, pour les peuples du
Sud, tient en ce que cette identité est sou­
vent, dans tous les sens du terme, leur seule
raison de vivre.

Théorie économique et environnement

Pour prendre la mesure de l'ampleur des


conséquences de la mondialisation économique
sur l'environnement, il convient de faire un
retour sur la fa�on dont l'économie dans sa
logique et ses fondements appréhende la nature.
D'un certain point de vue, la nature et
« »,

la prise en compre au moins de certai.ns aspects


de l'environnement, sont au cceur de l'instau­
ration de l'économique tel qu'il se manifeste

67
dans le discours des économistes classiques.
Toutefois, elle va se trouver finalement expulsée
de l'économie. Cette expulsion est nécessaire
pour fonder le dogme essentiel de l'harmonie
naturelle des intérêts.
L'économie politique est naturaliste. La
nature que les économistes se sont donnée est
même plus contraignante que celle des écolo­
gistes contemporains. Elle est construite par
l'économie capitaliste comme une mère avare.
La rareté occupe, en effet, une place centrale
dans le dispositif économique. Toutefois, pre­
mier paradoxe, cette rareté n'est pas naturelle ;
elle est inconnue des sociétés traditionrtelles ;
elle a été engendrée avant tout par les lois sur
les enclosures (la clôture des jachères et des
communaux) et l'instauration de la société indi­
vidualiste. Ce sont les ruptures des solidarités .
traditionnelles et la solitude de l'homme
moderne face au destin qui font apparaître
l'avarice de la nature et le phénomène de rareté
comme chronique. Les sociétés anciennes ne
connaissent que des pénuries accidentelles
vécues de manière plus ou moins partagée. Tant
que l'accès aux vaines pâtures
« », aux res­
sources naturelles, n'est pas limité ou interdit
par la propriété privative, la nature n'est pas
avare. La rareté est d'abord l'effet de l'égoïsme
des accapareurs de l'abondance sauvage . Les
économistes sont donc les premiers à tirer le
signal d'alarme des limites de la croissance
« ».

Ricardo, tout autant que Malthus, dénonce les


bornes naturelles de la richesse par la finitude
des terres fertiles et l'existence de rendements
décroissants. W. Stanley Jevons, en écrivant La
question charbonnière (An Inquiry Concerning the
Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion
of the Coalmines, Londres et Cambridge, Mac-

68
millan, ¡ re éd. 1 865), est le premier sans doute
a signaler l'épuisement des réserves minieres.
Deuxieme paradoxe, cétte nature hostile est
dénuée de valeur. L'avarice de la nature ne porte
pas tant sur les limites des matieres premieres
que sur la nécessité de leur transformation par
un travail pénible. La rareté des « utilités »

marchandes se combine ainsi a l' abondance des


ressources brutes. La nature est mise hors la loi
de l'économie. « Les richesses naturelles, écrit
Jean-Baptiste Say, sont inépuisables car sans
cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement.
Ne pouvant etre ni multipliées ni épuisées,
elles ne font pas l'objet de la science écono­
mique 1• »Le plus étonnant est qu'un siecle
plus tard, alors que le Club de Rome a déja tiré
le signal d'alarme de l' épuisement des res­
sources naturelles, on trouve des déclarations
similaires chez beaucoup de grands économistes
et qu'on enseigne toujours aux étudiants que
l'air et l'eau sont des ressources illimitées et ne
sont done pas des biens économiques.
Que s'est-il passé ? En décrétant, vers 1 880,
sous l'influence de Philip Wicksteed, Knut
Wicksell et John Bates Clark, que les facteurs
de production naturelle (en particulier la terre)
étaient réductibles aux deux autres facteurs
(capital et travail), les économistes néoclas­
siques éliminaient le dernier líen avec la nature.
Les déchets et la pollution, pourtant produits
par l'activité économique, n'entrent pas dans les
fonctions de production standard. En adoptant
le modele de la mécanique classique newto­
nienne et sa conception du temps homogene,
l' économie ignore et exclut l'entropie, e ' est-a-
l . Cours d'économie politique, 1 828-1 830, cité par René Passet
dans « Une économie respectueuse de la biosphere », Le Monde
diplomatique, mai 1 990.

69
dire la non-réversibilité des transformations de
l'énergie et de la matière. La conséquence en
est un gaspillage inconscient des ressources
rares disponibles et une sous-utilisation du flux
d'énergie solaire abondant.
En dépit de la poussée écologique, y compris
chez les économistes, la tendance dominante
dans l'économie standard à considérer le capital
naturel comme totalement ou au moins large­
ment substituable, aboutit à évacuer de facto le
problème écologique. La croyance en la possi­
bilité de créer artificiellement des substituts
industriels aux ressources naturelles, et cela de
façon illimitée, permet d'avoir réponse à tout.
Le système des prix et le progrès technique
doivent faciliter en douceur les prises de relais
entre les ressources et la poursuite de la crois­
sance économique. Le problème de la pollution
de l'environnement n'est qu'une simple ques­
tion de correction d'un léger défaut d'allocation
de ressources au moyen de redevances de pol-
1ution! La nature a été ainsi réduite à un réser­
voir de matière inerte et à une poubelle.
Finalement, la nature, n'étant pas structurée
conformément aux lois du marché, peut et doit
être pillée et détruite pour être éventuellement '
reconstruite et fabriquée par l'homme confor­
mément à ses lois. Alors, l'offre êle nature
« »

artificielle (eau synthétique, air en bouteille,


semences transgéniques, espèces animales géné­
tiquement modifiées et nourries en usine, etc.)
sera payée à son juste prix et engendrera des
profits légitimes pour ses producteurs, et non
plus des rentes abusives pour des indigènes
oisifs qui en étaient les gardiens de fait. Pour­
tant, la matière première de toutes ces mani­
pulations reste encore un insupportable don de
la nature ; elle est dotée de propriétés naturelles

70
non produites par la technoscience et le
marché... La disparition des es peces sauvages ne
mettra pas fin a la biopiraterie et aux compor­
tements prédateurs. La est le paradoxe auquel
se heurtent les trusts agroalimentaires et phar­
maceutiques dans leur entreprise de colonisation
intégrale du vivant. Ils détruisent la biodiver­
sité en ne développant et ne propageant que les
genes utiles (et si possible fabriqués en labo­
ratoire), mais ils ont besoin d'accéder au stock
disponible, voire meme de le protéger, pour
trouver leur indispensable matiere premiere.
Cette exclusion de la nature va peser tres
lourd dans l'héritage, mais elle n'est pas étran­
gere au dogme métaphysique de l'harmonie
naturelle des intérets. Ce postular négateur des
conflits entre les hommes pour la croissance et
le développement économique optimal est lui
aussi, comme la rareté, au creur de l'institution
de l'économique. Cependant, il se construir
grace a la volonté de ma!trise de la nature et
contre elle, au prix de bien des simplifications
et des illusions.
Ce qui donne une telle force, un tel semblant
de fondement au grand mythe occidental de
l'harmonie des intérets, c'est qu'il s' appuie sur
un autre mythe : la conviction que l'homme est
destiné a devenir ma!tre et possesseur de la
nature. La mainmise sur la nature, sa consti­
tution en adversaire radical du genre humain
fondent la croyance en un intéret commun de
l'humanité, sur lequel repose l'idéologie éco­
nomique. Le seul contenu apparemment tan­
gible de l'intéret commun de l'humanité est la
lutte contre la nature. L'humanisme occidental
fut, en effet, a l' origine d'une entreprise sans
précédent de colonisation de la nature, qu'il
s'agisse de territoires ou d'etres vivants (plantes

71
et animaux). L'infinitude potentielle de la
nature j ustifie la coopération de tous les
hommes pour le bien de tous. Arrêtons de nous
battre les uns contre les autres pour nous dis­
puter un maigre gâteau, unissons nos efforts
pour arracher à la nature des parts énormes afin
que tout le monde ait sa suffisance et que cha­
cun en ait assez. Tel est le grand mythe de
l'Occident!
L'universalisme de l'économie et de la
modernité, le fait de pouvoir les proposer
comme projet pour tous les hommes, repose
ainsi sur la constitution de la nature en enne­
mie radicale du genre humain. On peut en voir
une illustration flagrante dans la lutte contre le
Sida. Malgré la violence du conflit entre les
équipes française du professeur Montagnier et
américaine du professeur Gallo, la collaboration
continue pour sauver l'humanité. Cette atti­
tude, opposant les hommes à la nature, est
peut-être déjà présente en germe chez Aristote
qui exclut de la philia (l'amitié qui fonde la
Cité) les choses inanimées, les animaux et les
esclaves.
Le programme de la modernité, énoncé par
Descartes dans la sixième partie du Discours de
la méthode, est bien de rendre l'homme posses­
seur et maître de la nature. Ce programme
mène droit au délire technologique. Il pacifie
l'humanité en constituant l'homme en sujet
potentiel de l'histoire par une déclaration de
guerre à la nature. Cette attitude est en fait très
agressive. Pour Francis Bacon, la nature est une
femme publique que nous devons mater et
enchaîner selon nos désirs pour en pénétrer les
secrets. La révolution industrielle réalisera ce
programme à la lettre. Claude-Henri de Saint­
Simon, prophète de l'industrie moderne, en est

72
conscient : Cet amour de la domination,
«

déclare-t-il en 1 8 1 9, qui est certainement


indestructible dans l'homme, a été cependant
annulé en grande partie par les progres de la
civilisation, ou, au moins, ses inconvénients ont
peu a peu disparu dans le nouveau systeme. En
effet, le développement de l'action sur la nature
a échangé la direction de ce sentiment en le
transposanr sur les choses. Le désir de comman­
der aux hommes s'est transformé peu a peu dans
le désir de faire et de défaire la nature a notre
gré 1• » Cela s'illustre par le pillage des res­
sources naturelles aussi bien que par le traite­
ment des cobayes. On doit considérer et trai­
«

ter la truie comme un appareil de valeur a


cracher des porcelets, comme une machine a
saucisses déclare un cadre de l' industrie de la
»,

viande. La technoscience peut se livrer sans


honte ni réserve a un véritable déferlement de
violence conrre le vivant. L'agressivité entre les
hommes, les conflits et les contradictions de
toutes sortes sont détournés contre la nature
constituée en bouc émissaire. Toutefois, ce
détournement est toujours menacé d'échec, et
la constitution de l'humanité fraternelle pro­
mise par la modernité est indéfiniment compro­
mise. La logique technicienne n'instrumentalise
pas seulement la nature, elle instrumentalise
l'homme lui-meme et le rejette du cüté de la
nature. Ainsi baptisé naturel
« par les
»

Lumieres, l'indigene est réductible a l'esclavage


et colonisable. L'amitié comme l'immortalité
restent un mythe done la réalisation est sans
cesse ajournée.

l . C.-H. de Saint Simon, L'organisateur, dans CEuvres, t. 2 ,


Paris, Anthropos, 1 966, p. 1 26- 1 27 .

73
« On a commencé par couper l'homme de la nature,
et par le constituer en règne souverain ; on a cru effacer
ainsi son caractère le plus irrécusable , à savoir qu'il est
d'abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette
propriété commune, on a donné champ libre à tous les
abus . . . En s'arrogeant le droit de séparer radicalement
l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce
qu'il retirait à l'autre, l'homme occidental ouvrait un
cycle maudit. La même frontière, constamment reculée,
a servi à écarter des hommes d'autres hommes , et à
revendiquer au profit de minorités toujours plus res­
treintes, le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt
né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe . »
(Lévi-Strauss, 1 97 3 , p. 5 3 .)

Saisie par l'économie, la crise de l'environ­


nement aboutit à renforcer le productivisme de
la société technicienne. La brochure publiée par
l'ONU, pour le sommet de la planète Terre de
Rio en 1 992, parle de gérer l'environnement
par des « techniques écologiquement ration­
nelles », expression que l'on retrouve dans de
nombreux travaux cl' experts. La divulgation, en
1 992 , de la note interne de l'éminent expert de
la Banque mondiale, Lawrence Summers, vient
à point pour en donner une illustration pré­
monitoire Cet économiste distingué, qui a
1•

obtenu le prix du meilleur économiste améri­


cain et a failli être nommé directeur de la
Banque mondiale, préconise une migration des
industries polluantes vers les pays les moins
avancés. Cela résulte d'un calcul économique
implacable. Les coûts de la dépollution sont
beaucoup plus faibles au Sud, compte tenu des
salaires. Les coûts de la pollution y sont aussi
très inférieurs parce que le degré de pollution
y est moindre. « J'ai toujours pensé que les pays
1. Voir « Dernière trouvaille de la Banque mondiale : pol­
luer les pays pauvres », Courrier international, 68, 20 février
1992, et Michael Prowse, Financial Times, décembre 1992.

74
sous-peuplés d'Afrique, lit-on dans le rapport,
sont largement sous-pollués ; la qualité de l'air y
est probablement d'un niveau inutilement élevé
par rapport a Los Angeles ou Mexico. (Sou­»

ligné par nous.) En outre, le prix de la vie


humaine (calculé par des indices économiques,
espérance de vie et salaires), en cas de catas­
trophes, y est tres nettement plus bas. La vie
d'un Anglais vaut davantage que celle de cent
Indiens. Le calcul du cofü d'une pollution
«

dangereuse pour la santé dépend des profits


absorbés par l'accroissement de la morbidité et
de la mortalité. De ce point de vue, une cer­
taine dose de pollution devrait exister dans les
pays ou ce coút est le plus faible, autrement dit
ou les salaires sont les plus bas. Je pense que la
logique économique qui veut que des masses
de déchets toxiques soient déversées la ou les
salaires sont les plus faibles est imparable. A
»

cela s'ajoute que l'exigence d'un environnement


propre cro'lt avec le niveau de vie. On se pré­
«

occupera évidemment beaucoup plus d'un fac­


teur qui augmente de maniere infinitésimale les
risques de cancer de la prostate dans un pays
ou les gens vivent assez longtemps pour avoir
cette maladie, que dans un autre ou deux cents
enfants sur mille meurent avant l'áge de
5 ans. Cette exportation massive de la pollu­
»

tion vers le Sud stimulera son développement.


L'argumentation est en effet imparable. Mieux
vaut vivre pollué que de mourir d'inanition !
Quand on rationalise l'écologie, c'est nécessai­
rement l'économie qui impose sa loi. Ce pro­
gramme est déja largement entamé, sans parler
des millions de tonnes de déchets toxiques
exportés frauduleusement. Le gouvernement
américain donne l'exemple ; il a fait bénéficier
les entreprises confrontées au probleme des

75
normes de pollution du Clean Air Act, de dis­
positions favorables leur permettant de déloca­
liser à l'étranger les unités polluantes pour leur
éviter le coût des équipements nécessaires. En
ont ainsi profité : Montorola, General Instru­
ments, Texas Instruments, Westinghouse, Cin­
cinatti Electric.

La rançon du progrès

Le problème avec l'environnement, c'est que,


pour l'essentiel, il se situe hors de la sphère des
échanges marchands. Aucun mécanisme ne
s 'oppose naturellement à sa destruction . La
concurrence et le marché qui nous fourniraient
notre dîner aux meilleures conditions ont des
effets désastreux sur l'environnement. Rien ne
vient limiter le pillage des richesses naturelles
dont la gratuité permet d'abaisser les coûts.
L'ordre naturel n'a pas plus sauvé le dodo de
l'île Maurice ou les baleines bleues que les Fué­
giens (habitants de la Terre de Feu). Seule
l'incroyable fécondité naturelle des morues
risque de les préserver du sort des baleines! Le
pillage des fonds marins et des ressources
halieutiques semble irréversible. Certains
experts de la Banque mondiale s'en réjouissent ;
l 'humanité, en remplaçant la prédation des res/
sources naturelles par la production industrielle
de substituts (en l'occurrence l'élevage massif
de télapia par aquaculture), sortirait enfin de la
préhistoire. . . Le gaspillage des minéraux se
poursuit de façon irresponsable. Les chercheurs
d'or individuels, comme les garimpeiros d'Ama­
zonie ou les grosses sociétés australiennes en
Nouvelle-Guinée, ne reculent devant rien pour
se procurer l'objet de leur convoitise. Or, dans

76
notre sysreme, tout capitaliste, et meme tout
homo a!conomicus, est une espece de chercheur
d'or. Cette exploitation de la nature n'est pas
moins violente ni dangereuse quand il s'agit de
« fourguer nos ordures et nos déchets dans
»

cette meme nature-poubelle.


En outre, si chaque uniré économique
(ménage ou firme) engendre une pollution
modeste, l'effet global peut erre désastreux.
C' est le cas pour les pollutions justement qua­
lifiées de globales : effet de serre, trous dans
« »

la couche d'ozone ou mort des océans.


Pour inclure l'environnement dans la ratio­
«

nalité économique », les économistes doivent


s' efforcer de lui donner un prix, c'est-a-dire tra­
duire sa valeur en termes monétaires. Cette
introduction a été réalisée avec le concept de
coút externe ou déséconomie externe
« ». 11
s'agit d'un coút social engendré par l'activité
d'un agent mais qui n'est pas supporté par lui.
Les exemples abondent : l'usine qui pollue une
riviere, obligeant les utilisateurs en aval a épu­
rer l'eau pour s'en servir, ou les émissions par
les automobilistes de gaz corrosifs imposant aux
piétons des soins médicaux. Symétriquement, il
y a des économies externes ou externalités
« »

positives. Malheureusement, ces dernieres ont


tendance a se raréfier avec le développement et
la croissance économique, tandis que croissent
les premieres de fai;on inquiétante. Ainsi,
l' entretien de la nature et des paysages assumé
gratuitement pendant des siecles par la paysan­
nerie doit désormais erre financé de multiples
fai;ons (protection contre les feux de forets, les
glissements de terrain, les inondations, primes
a la reconstitution de haies bocageres, etc.).
La prise en compre des externalités négatives
par les économistes est une bonne chose, mais
1
77

1
le concept même indique bien qu'il s'agit de
nuisances qui sont normalement ignorées par la
logique marchande. Il se pose alors deux pro­
blèmes : celui de l'évaluation monétaire des
dommages et celui de l'exécution des mesures.
D'abord, il est difficile de prendre en consi­
dération ces effets avant que le tort ne se soit
manifesté, or les dégâts peuvent être irrépa­
rables. Il en est ainsi dans les cas des dispari­
tions de variétés végétales, animales et . . .
humaines. La pollution nucléaire, vu les délais
de décontamination, pose un problème compa­
rable. En 2 0 1 0, par exemple, la France aura à
gérer 400 mètres cubes de déchets à haute noci­
vité et à durée de vie comprise entre 1 0 000 et
200 000 ans. En face de ces dommages diffici­
lement réparables, il n'y a que la prévention.
Celle-ci repose sur la notion d'acceptabilité des
risques. Mais à quelles conditions un risque
technique pourra-t-il être réputé acceptable ?
On connaît le débat difficile en ce qui concerne
l'amiante. Même des doses très faibles risquent
d'être cancérigènes.
Le coût de réparation d'un dommage ou,
symétriquement, son coût d'évitement sont
bien difficiles à évaluer, et les experts jonglent
allégrement avec les millions de dollars, qu'il
s'agisse de l'effet de serre, des trous de la couche
d'ozone ou de la dégradation de la biodiversité.
On en est encore à tenter d'évaluer la facture
de Tchernobyl! Les économistes, partisans du
tout marché, en sont presque à déplorer l' exis­
tence de ressources naturelles et souhaitent que
celles-ci aient toutes des propriétaires identi­
fiables et responsables. Consentement à payer,
c'est-à-dire la somme maximale qu'un agent est
prêt à payer pour pouvoir continuer à jouir d'un
bien environnemental, ou consentement à rece-

78
voir, le montant symetnque pour y renoncer,
devraient régler !'affaire.
En attendant, l'absence d'évaluation et de sa
prise en compre aboutit a des absurdités. Un
pays peut épuiser ses ressources minérales, cou­
per ses forers, empoisonner et ruiner ses sols,
polluer ses nappes phréatiques, conduire sa
faune sauvage a l'extinction, la disparition de
ce patrimoine n' affectera pas son revenu statis­
tique. C' est en gros le cas de l'Indonésie dont
la croissance annuelle du PIB, entre 1 97 1
et 1 984, devrait etre ramenée de 7 a 4 % si l'on
tenait compre de la perte de la partie la plus
visible de son capital naturel.
Les comptabilités introduisant les pertes de
capital naturel aboutissent ainsi a défalquer
plusieurs points, voire a annuler la croissance
et parfois a la rendre négative. Pour le Japon,
entre 1 9 5 5 et 1 985, il faut réduire ses perfor­
mances d'un bon tiers. Pour l'Allemagne, en
1 985, la prise en compre des dommages causés
a l'environnement équivaudrait a 6 % du PIB.
Notons que ces tentatives de comptabilisation
restent, de toute fa�on, tres imparfaites. Que
signifie, par exemple, une augmentation de la
consommation de médicaments dans une popu­
lation supposée inchangée ? L' augmentation du
PIB qui en résulte est-il l'indice d'une amélio­
ration ou d'une dégradation de la santé ou
encare de son simple maintien face a l' agression
croissante du milieu ? La logique qui gouverne
le fonctionnement du marché n'est pas celle des
écosystemes.
Le recours aux normes est done inévitable.
Seulement, se pose le probleme de leur appli­
cation. Les instruments ne manquent pas : fis­
calité, péage, subventions ou meme échanges
dette-nature. Ces derniers sont une création

79
récente originale ( 1 987). Une organisation
(ONG), parfois un État (Pays-Bas, Suède),
rachète une partie de la dette d'un pays du Sud
ou de l'Est en échange d'une action de protec­
tion de l'environnement (création d'un parc,
programme de protection, fermeture d'une
usine . . . ). Toutefois, les taxes sur la pollution ou
même les amendes comme celles sur les émis­
sions de fumées toxiques risquent de se trans­
former finalement en véritables droits à pol­
«

luer ». L'idée d'un marché de droits à polluer


est proposée par les libertariens et pratiquée aux
États-Unis qui veulent l'étendre à la planète.
Peut-être est-ce mieux que rien. Certains éco­
nomistes libéraux dressent des bilans favorables
de cette politique. Toutefois, cela ne va pas
dans le sens d'une approche positive des rap­
ports de l'activité humaine vis-à-vis de l'envi­
ronnement en ce sens qu'il ne s'agit que de
limiter les dégâts après coup. Les générations
futures ont peu de chance d'être prises en consi­
dération dans ce business.
Le droit de l'environnement, de son côté,
pèche à la fois par son laxisme dans des
domaines importants et par son abondance
tatillonne et sa complexité dans d'autres. Tout
cela le rend inefficace et hors de portée du
contrôle des citoyens. Ainsi, en France, la régle­
mentation du transport des matières dange­
reuses comprend à elle seute 7 000 pages (en
1 992) et ce n'est pas fini ! A côté de cela, il y
a un vide juridique énorme en ce qui concerne
les autoroutes ou les TGV.
Il reste que, dans sa logique, le système éco­
nomique demeure hostile à l'environnement.
Tous ceux qui se penchent sérieusement sur le
problème reconnaissent que notre modèle éco­
nomique n'est pas viable à long terme, mais les

80

1.
producteurs ne veulent ni ne peuvent en chan­
ger, et les consommateurs sont tres réticents a
modifier leurs habitudes et encare moins a voir
baisser leur niveau de vie. Pour le meilleur et
«

pour le pire, les Américains sont mariés a leurs


automobiles », déclarait le secrétaire d'État
adjoint a l'environnement du gouvernement
Bush...
Cette ambigu"ité est présente en permanence,
méme dans le rapport Brundtland sur le déve­
loppement durable, adopté a Rio en 1 99 2 . Ce
n'est pas tant la nature que l'on cherche a
rendre durable mais bien le développement. S'il
doit étre supportable, c'est supportable pour
l'économie de marché et pour les consomma­
teurs, pas pour l'environnement. Le slogan du
développement durable permet de satisfaire
dans l'imaginaire deux aspirations antago­
niques, la poursuite indéfinie d'une forme
d' économie fondée sur la domination et la des­
truction de la nature, et la préservation d'un
environnement sain.
L'intégration dans le calcul économique des
éléments de l'environnement comptabilisés
artificiellement ne modifie pas la nature de
l' économie de marché ni la logique de la
modernité. La prise en compte de quelques
normes et limitations ne change pas la
recherche obsessionnelle de maximisation ni la
réduction du social a un objet de calcul. C'est
par la fuite en avant dans la technique que l'on
pense résoudre les problemes posés par le sys­
teme technicien. La pression pour contour­
«

ner ou détourner l'impératif écologique est


»

permanente. Ce n'est que sous la contre-pres­


«

sion constante de l'opinion que ces interven­


»

tions ont lieu. Ajoutons que la démocratie par­


lementaire a mandat électif de courte durée de

81
type Westminster ne favorise pas non plus la
prise en compte du long terme ni des généra­
tions à venir. On peut, en outre, se demander
si le politique sera en mesure, dans l'avenir, de
jouer le rôle nécessaire pour contrebalancer les
puissances économiques désormais transnatio­
nales et même de poursuivre simplement son
action actuelle, si limitée qu'elle soit, dans un
système totalement mondialisé.
L'exemple du boycottage des Allemands qui
fit reculer en 1 995 la Shell, géant économique
s'il en est, est plutôt réconfortant, même si le
combat, comme l'a reconnu Greenpeace, était
douteux. On a vu à cette occasion que l'opinion
publique elle-même, toute bien intentionnée
qu'elle soit et toute consciente qu'elle puisse
être, est à la merci de désinformation et de
manipulation de la part de ces mêmes puis­
sances économiques qui dominent les pôles
médiatiques eux aussi géants. Elle reste néan­
moins le dernier recours.
Chapitre 4

Le défi moral de la marchandisation

La mondialisation techno-économique, c'est­


a-dire celle des processus que l'on range habi­
tuellement sous ce vocable (l'émergence domi­
nante des firmes transnationales, la dictature
des marchés financiers, la faillite du politique
et la menace d'une technoscience incontrolée... ),
entraine, de fa�on quasi automatique, une crise
morale. Causes et conséquences de la mondia­
lisation des marchés, les firmes transnationales
apparaissent comme les nouveaux maitres du
«

monde ». Il s'agit de dirigeants » non pré­


«

parés a leur nouveau rüle, faiblement coor­


donnés par un systeme international défaillant,
et qui n'ont en face d'eux ni société civile mon­
diale, ni contre-pouvoirs significatifs. Leur
puissance financiere leur donne les m9yens
d'acheter et de mettre a leur service les Etats,
les partis, les Églises, les syndicats, les ONG,
les médias, les armées, les mafias, etc. De la
surgit la nécessité de codes de bonne
«

conduite » qui, fondés sur une morale univer­


selle minimale a définir, s'imposeraient a ces
géants dans leurs comportements entre eux et
surtout avec les autres, renfor�ant la seule

83
éthique des affaires. Cette transnationalisation
des firmes est certainement la principale cause
de la décomposition du P,olitique, c'est-à-dire
de l'affaiblissement de l'Etat-nation et de la
déliquescence de la citoyenneté. Les effets en
sont innombrables : corruption des élites poli­
tiques, affaissement général d� civisme, fin de
la solidarité organisée par l'Etat providence,
développement planétaire des narcotrafi­
guants, etc. La prétendue déontologie des
affaires et l'éthique du marché sont souvent de
la pure hypocrisie. La tricherie est la règle et
l'honnêteté, l'exception. Tous les coups, y
compris les plus tordus, sont utilisés quand le
« fric est en jeu : le dumping, la manipula­
»

tion des prix, l'espionnage industriel, les offres


publiques d'achat (OPA) sauvages, les stock
options, l'utilisation des paradis fiscaux, véri­
tables nids de pirates. Les îles Caïman abritent
25 000 sociétés ! Les sujets imitent les maîtres ;
la fraude fiscale devient un sport généralisé, le
sport un marché véreux, les déontologies pro­
fessionnelles des espèces en voie de disparition.
« Au-dessus de 8 000 mètres, on ne peut pas se
permettre d'avoir de la morale a déclaré un
»,

alpiniste japonais gui a refusé de porter secours


à des concurrents indiens en difficulté (Le
Monde, 26-27 mai 1 996). Un seuil comparable
en dollars existe sans doute dans les affaires . . .
L'éthique se trouve là invoquée, convoquée et
provoquée . . .
Elle l'est enfin avec les développements
inouïs de puissance engendrés par une techno­
science que la déontologie de plus en plus limi­
tée des savants ne suffit plus à réguler et gui
font peser des dangers immenses sur l'huma­
nité. L'expansion récente des biotechnologies
aux mains des trusts pharmaceutiques ou des

84
États donne a la vieille question de l' éthique
scienrifique un regain d'acrualité.
Si, dans tour cela, l'éthique ne ressort pas
nécessairement grandie, elle appara1t roujours
en cause : aspiration, nostalgie ou nécessité.
L'éthique est décidémenr a la mode. Les chaires
universitaires et les colloques sur le theme se
multiplienr, et l'on voit le sujet accommodé a
toutes les sauces : éthique dans l' enrreprise,
éthique de la vie politique, comités d'éthique,
etc. Plus de cinq cenes cours d' éthique (business
ethics), souvenr sponsorisés par de grandes
« »

enrreprises, sonr donnés dans les campus amé­


ricains. Cecee montée en puissance de la pré­
occupation est liée directement a la décompo­
sition de la société moderne et a l'urgence d'un
sursaut (réarmement moral, renouveau, inven­
tion postmoderne, etc.).
Cela pose d'abord la question de ce qu'est
l'éthique. Sans enrrer dans des débats philoso­
phiques, disons que cela concerne tour simple­
ment la question du bien et du mal. Cerres, il
y a d'autres fins (te/os) de l'activité humaine que
le bien qui méritent d'etre valorisées, par
exemple le beau, le vrai, mais aussi le courage,
l'honneur, le dévouement, et meme l'efficient
et l'urile. Ces valeurs, ou l'une ou l'autre d'entre
elles, peuvent erre considérées comme le bien
dans certaines morales objectives ou positives,
et comme des moyens d'atteindre le bien. 11 y
a done pluralicé des conceptions du bien et plu­
ralicé des moyens de le réaliser.
A défaut de lumieres parriculieres, nous
adoptons comme critere du bien ce que nous
croyons erre le critere minimal de la regle
morale de Kant : Agis comme si tu pouvais
«

faire du principe de ton action une regle uni­


verselle. La norme éthique doit, selon nous,
»

85
obéir à ce critère d'universalité, éventuellement
complété par le principe de responsabilité de
Hans Jonas : Agis de façon que les effets de
«

ton action soient compatibles avec la perma­


nence d'une vie authentiquement humaine sur
terre.»

Il importe donc de voir de quelle éthique est


porteuse la mondialisation, avant d'en dénoncer
les insuffisances et les dangers éventuels.

L'éthique de la mondialisation

La question éthique de la mondialisation


pose, en réalité, à nouveaux frais, la très
ancienne question de l'éthique de l'économie.
La mondialisation de l'économie n'est de fait
que la forme la plus poussée de l' économicisation
du monde. Il s'agit de faire entrer dans la
sphère des échanges marchands la totalité de la
vie, sans restriction aucune d'espace ni de
domaines. La question éthique de l'économie
est tout simplement de savoir si l'économie est
une bonne chose. L'économie, c'est la vie éco­
nomique, la division du travail, l'échange
national et international, la concurrence et la
loi du marché, la croissance et l'exploitation
effrénée des richesses naturelles et des capacités
humaines ou le développement illimité des
forces productives. Est-ce que tout cela parti­
cipe du bien ?
La question est fort ancienne. Sous une forme
rudimentaire, mais peut-être essentielle, elle a
déjà été examinée par Aristote. Toutefois, il
semble que, depuis le XVIIIe siècle et plus
encore depuis les Trente Glorieuses, l'affaire ait
été tranchée définitivement et dans un sens
positif. L'économie est bonne dans ses fins

86
comme dans ses moyens. La croissance et le
développement de cette économie sont done de
bonnes choses et engendrent de bonnes choses :
la paix et le plus grand bonheur pour le plus
grand nombre. Elles sont le bon, le beau et le
bien de la modernité. Meme si, pour certains
esprits poinrilleux, pervertis par des rémanences
de la scolastique, l'économie ne peut erre en
elle-meme jugée intrinsequement morale, elle
est la condition de la vie morale car elle permet
aux hommes de s'affranchir d'une situation
infrahumaine.
On peut distinguer deux moments dans cette
moralisation de l'économie : celui de la main
invisible et celui de la montée en puissance et
de l'apothéose du développement.

Le texte fameux du chapitre deux du livre


premier de la Richesse des nations d'Adam Smith,
sur le boulanger, le brasseur et le boucher
démontre que, dans le domaine économique, le
libre jeu du souci de soi (selj-love), et en fait
« »

de l'intéret personnel, engendre le bien


commun. La démonstration se trouve renforcée
par les diverses évocations tant dans la Richesse
des nations que dans la Théorie des sentiments
moraux de la main invisible (de Jupiter). Celle­
ci intervient en particulier pour la répartition
du capital entre les branches suivant les besoins
de l'économie. Des lors se trouve posé en
dogme qu'il y a une harmonie naturelle des intt­
rets.
Ce theme d'une harmonie, non pas nécessai­
rement naturelle, mais artificiellement possible,
des intérets n'est pas totalement nouveau dans
la pensée morale. Depuis saint Augustin au
moins, de nombreux penseurs ont montré que,
dans un monde corrompu par le péché originel,

87
un ordre humain cohérent, voire relativement
harmonieux, pouvait résulter de l'antagonisme
des passions.
Il suffit alors, effectivement, de renverser le
jugement sur les faiblesses humaines, de voir
en blanc ce que l'on voyait en noir, d'appeler
vertu ce que l'on appelait vice, en invoquant le
bien public, pour que l' endiguement des
« »

passions par les passions devienne un merveil­


leux mécanisme d'équilibre optimal des inté­
rêts. Le pessimiste s'est converti à l'optimisme,
l'ascète en cynique. Ce renversement s'est bien
produit historiquement. Il est parfaitement
intelligible. Lorsque, las de vivre de la foi en
accumulant des mérites pour la seule gloire de
Dieu, le puritain ou le janséniste décide de
vivre son paradis sur terre, le tour de passe­
passe est accompli. Cette composition des pas­
sions sort de la morale pour donner naissance à
l'art politique d'abord, puis à l'économie poli­
tique lorsque l'arithmétique des passions per­
met, à partir du XVIIe siècle et grâce à la main
invisible, de donner un fondement solide à
l'idéal du bien commun de la pensée scolas­
tique.

Le deuxième moment est l'apothéose déve­


loppementiste. Si l'économie est bonne, sa
croissance est encore meilleure, et avec le déve­
loppement on atteint quasiment l'apothéose . . .
Le mal ne peut pas atteindre le développe­
ment pour l'excellente raison que le dévelop­
pement imaginaire est l'incarnation même du
bien. Bon développement est un pléonasme
« »

parce que, par définition, développement signi­


fie bonne croissance, parce que la croissance,
« »

elle aussi, est un bien et qu'aucune force du mal


ne peut prévaloir contre elle.

88
Rappelons que le doublet croissance/dévelop­
pement trouve son origine dans la biologie des
XVII( et XIXe siecles, et tour particulieremem
chez Darwin. Transposé dans le domaine social,
le développement est la croissance non homo­
thétique de l'organisme économique. Si l'in­
dustrialisation s' était poursuivie, depuis le
XIXe siecle avec un accroissement purement
quantitatif, on aboutirait a une monstruosité et
a une absurdité. La terre serait couverte de
machines a vapeur, le charbon n'existerait plus
et la pollution aurait rué toute vie. Par la force
des choses, une autorégulation physique, tech­
nique et écologique s'est produite, entrainant
des mutations qualitatives fondamentales. On
est done en face d'un processus d'autocorrec­
tion. Ce dernier n'en reste pas la : la poursuite
vigoureuse de cette croissance corrigée
engendre plus ou moins spontanément une
régulation sociale. On a pu définir assez juste­
ment le développement économique comme le
trickle down effect de la croissance industrielle.
Ce terme, qu'on traduit parfois par effet de
«

percolation signifie tour simplement que, au­


»,

dela d'un certain seuil, la croissance de la pro­


duction a des retombées sociales. Elle ne peut pas
ne pas profiter peu ou prou a tous.
Dans les pays développés, meme les plus
libéraux, les pauvres, ceux de l'Angleterre vic­
torienne décrits par Dickens et dénoncés par
Marx, ne se sont pas multipliés. La richesse s'est
diffusée a tous. En cela encare, le développe­
ment corrige la croissance et constitue une bonne
ehose.
Avec le keynéso-fordisme des sociétés consu­
méristes, un <legré supplémentaire dans la voie
du bien est encore franchi. Ce mode de régu­
lation sociale et politique vise a distribuer des

89
hauts salaires et des revenus sociaux, en fonc­
tion des gains réguliers de productivité, pour
entretenir une haute coujoncrure. Ce système
de production et de consommation de masse a
bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses ;
c'est, en quelque sorte, l'apothéose du dévelop­
pement.
Cependant, en amont, la croissance elle­
même est déjà un bien Le terme même de
« ».

bien-être gui sert à définir son contenu en est un


témoignage irrécusable. Ses moyens, l'indus­
trialisation et la technique, sont des moyens
gui, à un niveau abstrait, pourraient certes ser­
vir le mal comme le bien, mais l'accroissement
de ces moyens devient un but en soi. Si bien
gu' en fin de compte ces moyens sont considérés
comme les moyens exclusifs du bien.
Bonnes ou mauvaises, la technique et la
croissance sont toujours bonnes, car elles
·accroissent les possibilités, créent des emplois
(même quand elles en suppriment d'autres) et
offrent la solution de tous les problèmes
gu'elles suscitent. La pollution, les dépenses
militaires deviennent ainsi de bonnes choses car
elles stimulent l'économie. La première suscite
des dépenses nouvelles pour y remédier, gui
vont accroître encore le PNB , les secondes
entraînent une demande par la masse des reve­
nus distribués sans l 'offre correspondante,
puisque les armements, comme les grands tra­
vaux, ne concurrencent pas la production de
biens de consommation. Selon la logique key­
nésienne, cela constitue un coup de fouet pour
la relance de l'économie. Elles peuvent devenir
en outre une source de fructueuses exportations
et rééquilibrer les balances de paiement .
Enfin, ce gui fait d e l a croissance économique
un bien indiscutable aux yeux de la morale

90
ambiante, c'est qu'elle est le résultat d'un
comportement lui aussi moral. Le principe utili­
tariste de justice que l'on retrouve dans la
morale dominante (y compris, au fond, chez un
auteur comme John Rawls) se ramene a : est
juste ce qui maximise premierement le PNB et
deuxiemement la quantité de vie en soi. Les
inégalités, dans le systeme de Rawls, sont
acceptables et meme légitimes quand elles ont
une conséquence heureuse pour la croissance
des richesses produites qui bénéficieront a tous.
Le trickle down effect réalise done bien cette jus­
tice-la.
En outre, selon l'analyse de Max Weber, le
décollage de l'économie occidentale résulte de
la généralisation d'une éthique, celle du travail
et de l'esprit d'entreprise, faite de scrupuleuse
honneteté, de gofü de l'effort, de rectitude, de
ponctualité, de renonciation aux plaisirs des
sens et d'esprit d'épargne. L'accumulation
matérielle illimitée est le témoignage sensible
de l'accumulation des mérites et la preuve
incontestable de la bénédiction divine.
Tous les documents du sommet de Copen­
hague de 1 99 5 (le sommet social ) montrent
« »

que c'est sur le trickle down ef/ect du dévelop­


pement réellement existant que l'on compte
pour que le développement devienne social.
Dans ce catalogue de bonnes intentions, la .plus
absolue confiance est faite a la main invisible
et a l'harmonie naturelle des intérets. Il n'est
pas question de remettre en cause le modele de
l'économie mondiale fondé sur le libre-échange.
Longtemps réticente et rése,rvée, a la diffé­
rence des sectes protestantes, l'Eglise catholique
a fini par céder a l'esprit du temps et apporter
sa caution et sa sanction a l'économie et au
développement. Selon Populorum progressio,

91
celui-ci est même devenu « le nouveau nom de
la paix » et non le signe de la bête. . . Il est
diffi c ile de tirer des encycliques récentes (Cen­
tesimus annus) la condamnation de la logique qui
engendre la mondialisation, même si les
réserves de forme restent nombreuses.
En assurant le triomphe de l'économie, voire
son règne exclusif dans une « omnimarchandi­
sation » intégrale, la mondialisation réalise le
bien commun, rendant la morale quasi caduque
ou la limitant au mieux à la clairvoyance sur
les intérêts égoïstes.

L'imposture de la morale globale

La mondialisation n'est pas exclusivement


économique et financière. Elle est tout autant,
sinon plus, technique, culturelle et politique,
même si elle tend à subvertir le contenu de ces
instances. L'éthique de la mondialisation n'est
pas non plus seulement « économique » , même
si la mondialisation économique est le principal
vecteur de corruption de l'universalisme des
valeurs, qu'il s'agisse de la démocratie, des
droits de l'homme ou de la déontologie scien­
tifique. Sans chercher à être exhaustif, il est
intéressant, après avoir dénoncé la faillite de
cette morale économique, de montrer comment
elle corrompt dangereusement la déontologie
scientifique.
La prétention arrogante du marché mondial
de réaliser l'éthique est-elle définitivement
jugée ? La montée du chômage et de l'exclusion
au cœur même des pays riches, la montée des
inégalités mais aussi de la violence, de la cor­
ruption, de la pollution et des destructions de
l'environnement concomitantes à la « globali-

92
sation des marchés amenent a s'interroger et
»

a réexaminer sur de nouvelles bases les titres de


validation de la moralité de l'économie.
Dans la fable smithienne du boucher, du
brasseur et du boulanger, qui assurera le repas
du chómeur, du clochard, de l'exclu social ? S'il
s'adresse a leur self-love, le pauvre diable devra
se proposer de laver leur voiture pour une piece
qui n'assurera peut-étre pas méme sa subsis­
tance, et sfüement pas celle de sa famille, s'il a
commis l'impertinence d'en fonder une... Aura­
t-il plus de chance en s'adressant a leur senti­
ment de fraternité humaine ? Rien n'est moins
súr. Dans l'un comme dans l'autre cas, il sera
un RMiste (assisté par le revenu minimum
d'insertion) délégitimé socialement, exclu des
formes normales de la socialité. Les libertariens
seuls, ces intégristes du libéralisme écono­
mique, ont l'aplomb d'affirmer contre toute
évidence que ces chómeurs sont volontaires et
que leur existence n' entame pas le dogme de
l'harmonie des intéréts, puisqu'il s'agit d'un
dogme...
On sait que, pour embryonnaire que fút a
son époque l'activité économique, Aristote
condamnait sous le nom de chrématistique ce qui
en constitue l'essence pour nous, c'est-a-dire la
recherche du profit grace et au travers des rela­
tions marchandes. Le renversement du rapport
d'échange naturel M-A-M (marchandise­
argent-marchandise), vendre ses surplus pour
acheter ce dont on a besoin, en rapport mar­
chand, A-M-A, acheter le moins cher possible
pour revendre le plus cher possible et gagner
de l'argent, lui paraí't éminemment condam­
nable, non seulement parce que antinaturel,
mais plus encare parce que anticivique. Faire
de l' argent avec de l' argent n'est pas seulement

93
contraire à la fécondité des espèces, c'est un
objectif contraire au bien commun. Un monde
de gagnants n'est pas compatible avec la
« »

citoyenneté, et moins encore avec l' isonomia


(l'égalité) et bien entendu avec la justice.
Sans doute, le bien d'Aristote n'est-il pas
notre bien. Nous n'avons plus le sens politique
qui fondait son éthique. Toutefois, l'idéal du
bien commun et de la justice reste tout de
même le nôtre.
En conséquence, les objectifs qu'une société
se donne peuvent difficilement être considérés
comme moraux si les bénéfices ne peuvent en
être étendus à tous ses membres et à toutes les
autres sociétés et garantis aux générations à
venir.
Or la mondialisation économique viole gra­
vement ce critère sur trois points au moins :
fonctionnant à l'exclusion, elle interdit aux
individus et aux peuples perdants d'accéder au
bien-être minimal et à la citoyenneté. Fondée
sur l'utilisation forcenée de la nature et le pil­
lage des ressources naturelles, elle interdit
l'universalisation du développement, trahit
notre dette envers nos enfants et nie la solida­
rité des espèces. En outre, elle ne peut fonc­
tionner que si les acteurs - au moins la plupart
d'entre eux - ont une morale contraire à celle
qu'elle propage. Le premier point est un
truisme. Il suffit d'observer les faits. On notera
de surcroît que les différentes politiques éco­
nomiques préconisées par la théorie et mises en
œuvre par les experts sont clairement fondées
sur l'asymétrie et l'égoïsme sacré des nations.
La politique néomercantiliste keynésienne,
comme la désinflation compétitive orthodoxe,
visent explicitement à exporter le chômage. Le
second point est désormais assez bien connu. Si

94
tous les citoyens du monde consommaient
comme les Américains moyens, les limites phy­
siques de la planete seraient largement dépas­
sées. Simplement, a coté du probleme moral,
soulevé par le philosophe Hans Jonas, de notre
responsabilité a l'égard des générations futures,
le probleme de la solidarité des especes méri­
terait peut-etre d'etre repensé. Sans tomber
dans un animisme béat, ni nier la spécificité de
l'homme, un certain respect du monde vivant,
la reconnaissance d'une certaine communauté
de nature et de destin nous donnent des obli­
gations morales vis-a-vis des mondes animal et
végétal. Cest la, d'ailleurs, une condition pour
trouver un espace commun de dialogue sur les
valeurs universelles avec les autres civilisations
(hindouiste ou animiste, en particulier). La
manipulation inconsidérée des especes vivantes
n'est pas seulement dangereuse, elle traduit un
manque de r'espect a l'égard de l'homme lui­
meme, dans la mesure ou toutes les especes sont
interdépendantes. Si l'on traite une vache ou un
porc comme un bioréacteur destiné a fabriquer
certains produits chimiques sans contrainte
éthique, on risque de faire la meme chose
demain avec des cobayes humains recrutés dans
le Tiers Monde. La manipulation de la nature
ouvre la voie a la manipulation des hommes.
La colonisation du monde naturel et celle des
naturels vont de pair.
Le troisieme probleme mérite peut-etre
d'etre explicité. Le philosophe Cornélius Cas­
toriadis l'a fait de fa�on admirable :
« Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a
hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas
créés et n'aurait pas pu créer lui-méme : des juges incor­
ruptibles, des fonctionnaires integres et webériens, des
éducateurs qui se consacrent a leur vocation, des ouvriers

95
qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc.
Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir
d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes histo­
riques antérieures, par référence à des valeurs alors consa­
crées et incontestables : l'honnêteté, le service de l'État,
la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous
vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété
publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la
quantité d'argent que vous avez empochée, peu importe
comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la
télévision [.. . ] . La seule barrière pour les gens aujour­
d'hui est la peur de la sanction pénale. Mais pourquoi
ceux qui administrent cette sanction seraient-ils eux­
mêmes incorruptibles ? Qui gardera les gardiens ? La
corruption généralisée que l'on observe dans le système
politico-économique contemporain n'est pas périphé­
rique ou anecdotique, elle est devenue un trait structu­
rel , systémique de la société où nous vivons. » (Casto­
riadis, 1 996, p. 68 et 9 1 .)

En fait, la corruption de la morale et la tri­


cherie sont bien effectives. Le business doit se
«

battre. Et avant tout sans morale déclare


»,

franchemcrnt un professeur réputé de la Harvard


Business School. La réalité du bien de l'être
« »

que propose l'objectif du bien-être n'est pas une


qualité de la vie mais une quantité de gadgets
posés comme utiles, du fait même de leur pro­
duction et de leur consommation. Le dévelop­
pement économique proposé naguère en finalité
est un volume de choses ; le bien-être n'est
« »

rien d'autre qu'un bien-avoir. L'économie


moderne désenchante le monde en expulsant les
valeurs des objets. En réduisant l'univers des
créatures à celui d'une production d'utilités, le
marché mondial dégrade l'éthique elle-même.
Le bien se fond dans les biens et se confond
avec eux. On n'échappe pas à un utilitarisme
vulgaire.
La morale de ce fait est plus une façade hypo­
crite qu'une réalité. Ce n'est plus que l'hom-

96
mage du vice a la vertu. Le monde des affaires
exalte la volonté de puissance, l'égo·isme, le
mépris pour les faibles et les perdants. 11 glisse
volontiers vers le darwinisme social quand il est
poussé dans ses retranchements. Malheur aux
vaincus ! En proposant la lutte pour la vie
« »

et l' enrichissez-vous
« » comme finalités
ultimes, la mondialisation actuelle a au moins
le mérite d'une franchise cynique. Dans ses
Mémoires, Al Capone expose les regles de
conduite qui l'ont mené au succes : agir comme
un bon businessman ; acheter les jurés, les
juges, les journalistes, et meme les éveques, les
crimes et les consciences suivant les besoins de
son entreprise et les payer a leur juste prix.
C'est exactement l' éthique des affaires !

La déontologie scientifique peut-elle sup­


pléer a la défaillance de la morale économique ?
On conna1t 1a question pour la médecine, qui
en tant que mise en reuvre pratique des apports
de la biologie ne peut pas ne pas rejaillir sur
celle-ci. Le serment d'Hippocrate réglait depuis
l'Antiquité le code de conduite du médecin en
posant le príncipe du respect de la vie. Cela ne
résolvait pas, bien súr, tous les problemes de la
morale subjective. S'il était clair que le respect
de la vie imposait moralement la désobéissance
aux autorités constituées en cas de torture
ordonnée ou de suppression de la vie, l'avorte­
ment et l'euthanasie, qu'ils soient légaux ou
interdits, restaient des cas de conscience
« ».

L'utilisation des sciences physiques et


chimiques a des fins militaires posait de fa�on
plus aigue le probleme déontologique. Le
savant peut-il s'enfermer dans son laboratoire et
ignorer l'usage qui est fait de ses découvertes,
surtout lorsque celles-ci sont franchement

97
orientées à des fins destructrices ? La mise au
point d'armes atomiques ou bactériologiques,
de fusées intercontinentales ne peut s'abriter
d'aucun voile d'ignorance. . . On connaît la
désinvolture avec laquelle Werner von Braun,
l'inventeur pour le compte de Hitler des
fusées VI et V2 , a réglé ses problèmes de
conscience. Quoique tardifs, les scrupules de
Robert Oppenheimer ont mis au jour l'impor­
tance du problème et ont fait honneur à leur
auteur.
La déontologie concerne aussi les sciences
sociales. Les psychologues, les sociologues et
bien sûr les économistes sont sollicités par les
puissances de ce monde pour des tâches qui ne
sont pas nécessairement morales. La question a
été soulevée de façon aiguë avec la participation
de social scientists divers dans la sale guerre
« »

du Viêt-nam. Toutefois, dans tous ces cas, le


savant se trouve confronté au problème moral,
moins en tant que savant qu'en tant que
citoyen. Les circonstances d'application de son
métier mettent en cause la science, mais celle­
ci reste encore à l'arrière-plan du problème
moral éternel auquel tout un chacun se trouve
confronté dans l'action.
Le développement récent des biotechnologies
donne à la vieille question de l'éthique scien­
tifique un regain d'actualité sous une forme qui
met en jeu très clairement le conflit entre les
intérêts de la science et ceux de la morale. Ce
n'est plus l'utilisation éventuelle des décou­
vertes , mais la recherche scientifi q ue elle­
même, plus encore que dans le nucléaire, qui
heurte les valeurs morales de la culture héritée
en Occident. Le progrès des connaissances jus­
tifie-t-il tout ? Beaucoup de savants le préten­
dent, et bien sûr leurs bailleurs de fonds .

98
Comme la chose est trop importante pour erre
laissée aux mains des seuls savants et des seuls
intérets économiques, et comme le projet
caressé par les positivistes d'une science morale
expérimentale est lui aussi en crise, on a insti­
tué en France et un peu partout des comités
d'éthique chargés d'arbitrer ces conflits de
valeurs, affichant par la la défaillance de la
démocratie. Toutefois, ne sont-ils pas que
l' expression de notre mauvaise conscience
devant le développement irrésistible et fonda­
mentalement immoral de nos sciences auquel
nous acquies�ons au moins implicitement par
notre mode de vie ? La science est devenue une
telle valeur dans notre société que, s' il n'est pas
possible de dire cyniquement qu'elle s'identifie
au bien, il est non moins impossible de l'im­
pliquer dans le mal. Elle resterait meme le der­
nier refuge du sens et des valeurs dans le monde
déraciné du marché global. Dans ces conditions,
ces comités d'éthique ne sont, de l'avis général,
que de pudiques cache-sexe, qu'un paravent
derriere lequel les intérets de la science peuvent
se déployer. Les « biocrates» comme les
« nucléocrates revendiquent une totale auto­
»

nomie pour faire avancer la science et continuer


leurs manipulations problématiques.
Il s'ensuit une subtile perversion des valeurs
bien analysée par André Vitalis. Vont émerger
en__ priorité les valeurs que la technoscience peut
ser<rir ; celles-ci vont prendre la place des
anciennes valeurs, s'y substituer purement et
simplement ou subvertir leur contenu de l'in­
térieur. Ainsi, les valeurs fondatrices de la
société fran�aise (mais aussi dans un� large
mesure de la modernité-monde), Liberté, Egalité,
Fraternité deviendront Hypervie, Hypercom­
«

munication, Hypersécurité ».

99
La Commission nationale de l'informatique
et des libertés s'est vue littéralement victime
d'un lynchage médiatique orchestré par certains
médecins, pour avoir émis des réserves à la
divulgation des liens de parenté des descen­
dants d'une même famille susceptible d'être
atteinte de glaucome par hérédité (ce qui s 'est
d'ailleurs révélé sans fondement scientifique).
La santé dans ce cas primerait la liberté, comme
la sécurité dans celui de la vidéo-surveillance,
du seul fait que ces valeurs sont opérationnelles
et instrumentalisables avec les techniques dont
on dispose. La généralisation de l'œil de Big
Brother fait, en effet, peser des risques graves à
la liberté de circuler. Que deviennent les enre­
gistrements ? Qui les conserve ? Qui peut les
consulter ? De façon très révélatrice, seuls les
artistes, toutes tendances politiques confondues,
se sont insurgés dans certaines villes contre
l'établissement de ce type de flicage
« ».

Le projet européen de construire une société


de l'information, grâce aux autoroutes de la
«

communication vise à remplacer la réception


»,

artisanale du sens qui fonde le rapport à autrui


par la production industrielle de signes. Ici, ce
sont clairement les moyens qui sont érigés en
fins. Sans doute auparavant, les fins ne ser­
vaient-elles que de paravent à l'expansion des
moyens, mais personne n'avait eu l'idée de pro­
mouvoir consciemment un projet de société«

de consommation ».C'est là une différence de


taille (Vitalis, dans Bernard Charbonneau,
1 997, p. 1 51 ) .
Le danger final est la remise e n cause de
l'homme lui-même. Les possibilités d'améliorer
l'espèce ouvertes par l'ingénierie génétique et
la nécessité de parer aux menaces que fait peser
la mégamachine sur l'écosystème débouchent

1 00
sur des mutations touchant de proche en proche
l'identité de l'espece. D'ores et déja, l'homme
est un animal trafiqué, manipulé, vivant avec
de plus en plus de protheses, mais cela ne remet
pas en cause pour l'instant ni l'unité du genre,
ni la centralité de l'homme, meme au sein de
l'univers technique. En serait-il de meme avec
l'homo sapientior préconisé par Jean Rostand ou
le cybernanthrope de la science-fiction ? Un
« »

eugénisme génétiquement assisté ne risque-t-il


pas de nous conduire a une humanité a deux
«

vitesses sur le modele de notre économie ?


»,

Les cybers conserveront-ils la maitrise de


« »

leur programmation et du destin du techno­


«

cosme ? Le plus grand crime contre l'huma­


»

nité ne serait-il pas de la faire disparaitre sous


prérexre de l'améliorer ? L'universalisme des
valeurs en vient a s'effriter devant la logique
amorale de la mondialisation. Tout canni­ «

bale qu'ait été l'humanisme occidental, on en


»

viendrait presque a le regretter. ..

La dénonciation de l'impérialisme de l'éco­


nomie amorale, voire immorale, débouche sur
la nécessité d'une reconstruction de l'éthique.
La redécouverte du don et de l'agó'n comme réa­
lités refoulées et fondatrices du lien social pose
le probleme d'une réhabilitation des valeurs de
solidarité, de l'honneur et du sacrifice.
La reconst¡uction de l'éthique devrait etre
une reconstruction torale, en ce sens qu'il s'agit
moins de réhabiliter l'éthique que de recons­
truire une société qui fasse place a un moment
authentiquement personnel, condition de toute
vie morale. La fabrication sociale des personnes
dans les sociétés anciennes armait les membres
de celles-ci de fa\'.on remarquable pour affronter
les défis éthiques du quotidien. A l'inverse, les

101
sociétés modernes fabriquent plus des indivi­
dualités interchangeables que des personnalités.
L'utilitarisme dominant « neutralise » le
moment personnel du vécu collectif. Le calcul
des intérêts individuels et l'indétermination des
choix quant aux fins non calculables tendent à
imposer un extraordinaire conformisme. Il faut
faire comme les autres quand il n'y a pas
d'intérêt en jeu et les sondages servent à pro­
duire la règle de conduite.
Cette reconstruction de l'éthique est d'autant
plus nécessaire que ces valeurs fondatrices du
social resurgissent sauvagement un peu partout
sous des formes pathologiques dans les pores de
la grande société, avec l'ethnicisme et les reven­
dications identitaires, dans la violence des ban­
lieues et l'éthique des bandes, ainsi que dans
les fondamentalismes sacrificiels.
Chapitre 5

Universalisme cannibale
ou terrorisme identitaire

L'impérialisme économique et l'impérialisme


de l'économie, qui caractérisent la modernité,
sont en train de détruire la planete. Cela peut
s'observer par le spectacle du quotidien, pour
peu qu'on ne soit pas atteint de la myopie de
cette vision ultra libérale des staliniens des
« »

institutions de Btetton Woods, ceux-fa memes


qui jouent aux apprentis sorciers... Cet écono­
misme a réduit la culture au folklore et l'a' relé­
guée dans les musées.
D'une certaine fa�on, l'économie et la tech­
nique, que l'on présente souvent comme l'autre
de la culture, ne sont pas a coté de la culture,
elles sont notre culture ou plut6t son tenant­
«

lieu La culture, en effet, dans la signification


».

pleine que la tradition anthropologique donne


a ce terme, est Cj? 7}Ui donne sens a la réalité
humaine et sociale. Or, comme l'homme vit
d'abord dans le sens, a la différence des autres
etres vivants, la culture est ce qui permet de
trouver une réponse au probleme de l'etre et de
l'existence. Nous sommes littéralement
immergés dans la culture.
L'Occident moderne, néanmoins, a imposé la

103
technique et l'économie comme « milieu»

social, réduisant le sens à une simple fonction,


la fonction vitale, celle de vivre pour vivre ou
de vivre pour consommer et consommer pour
vivre . . . Le seul sens de la vie que les produits
de l'industrie culturelle proposent à nos
enfants, c'est : faire de l'argent et en gagner
toujours plus. Aussi peut-on dire que cette soi­
disant culture occidentale est une anticulture.
Elle est une non-culture pour trois raisons.
D'abord, parce qu'elle désenchante le monde, sui­
vant le mot et l'analyse de Max Weber, c'est­
à-dire qu'elle réduit le sens à une simple fonc­
tion et, avec la recherche d'accumulation
illimitée de l'argent, elle prend les moyens pour
fin. Elle est une anticulture, encore, parce
qu'elle fonctionne à l'exclusion. Enfin, elle est
ethnocidaire ou culturicide. Pseudoculture univer­
selle, elle est cannibale ; elle dévore les autres
cultures et ses propres enfants ; elle assassine ou
détruit tout ce gui lui résiste.
En conséquence de cela, les cultures refoulées
font partout retour, parfois sous les formes les
plus pernicieuses . Faute d'une place nécessaire
et d'une légitime reconnaissance, elles
reviennent de manière explosive, dangereuse ou
violente.

Une mégamachine anticulture

Mégamachine technoéconomique, anonyme


et désormais sans visage, l'Occident remplace
en son sein la culture par une mécanique gui
fonctionne à l'exclusion et non à l'intégration
de ses membres, et sur ses marges, à sa péri­
phérie, elle lamine les autres cultures, dans sa
dynamique conquérante, les écrase comme un

1 04
rouleau compresseur. Loin d'entra!ner la ferti­
lisation croisée des diverses sociétés, la mondia­
lisarion impose a autrui une vision particuliere,
celle de l'Occident et plus encore celle de
l'Amérique du Nord. Cet impérialisme culture!
aboutit le plus souvent a ne substituer a la
richesse ancienne qu'un vide tragique. Les réus­
sites de métissages culturels sont plutot d'heu­
reuses exceptions, souvent fragiles et précaires.
Elles résultent plus de réacrions positives aux
évolutions en cours que de la logique globale.
C'est a raison que l'on a pu parler, a propos des
pays du Sud, d'une culture du vide
« ». Tou­
tefois, ce vide d'une modernité batarde et
désenchantée est disponible pour nourrir les
projets les plus délirants.
L'économie et la technique, en s'autonomi­
sant, en se désenclavant du social (selon l'analyse
de la disembeddedness de Karl Polanyi), en
viennent a occuper la totalité de l'espace social
et sont in abstracto universelles. Toutefois, cette
mégamachine technoéconomique fonctionne a
l'exclusion. Elle repose sur le culte de la per­
formance technique et économique, sans frein,
ni limite, le profit pour le profit, l'accumulation
illimitée. Cette recherche inquiere du tou­ «

jours plus cette démesure propre a l'homme


»,

occidental engendrent peut-etre la félicité de


quelques-uns, mais surement pas le bonheur du
plus grand nombre. La guerre économique, qui
est la réalité de la concurrence, guerre a laquelle
la course rechniciste donne une puissance
inou!e, produit des vainqueurs mais aussi des
vaincus. Les vainqueurs, les gagnants, petit
nombre d'élus, sont magnifiés par les médias,
proposés en modeles. Ce sont les héros des
temps modernes.
C'esr la un mythe d'une redoutable efficacité

105
pour imposer l'extension de la mégamachine, et
même réussir une certaine intégration imagi­
naire des exclus. Tous, en effet, ont une chance,
infime et très inégale, sans doute, mais pas
nulle, de sortir de l'immense bataille, de la
gigantesque loterie comme un dieu, une
vedette, une star, une idole des nombreuses
scènes interdépendantes de la société du spec­
tacle : le show-biz, le sport, la science, la for­
tune, l'art, la bourse . . . Les jeux télévisés sont
une caricature du fonctionnement de cette
gigantesque foire.
Ce faisant, cette mécanique produit néces­
sairement une masse énorme de perdants : les
exclus, les recalés, les laissés-pour-compte.
Cette culture de la performance est donc
« »

ipso facto une culture de l'échec. Or toute


culture vise avant tout à l'intégration de ses
membres, de tous ses membres et pas seule­
ment de quelques-uns. Elle ne vise pas unique­
ment à une intégration imaginaire, mais aussi
à une intégration réelle dans la vie concrète.
Elle fournit les mythes et les croyances qui
contribuent à la fabrication sociale des per­
« »

sonnes, donnent sens à leur existence en même


temps qu'elle fournit les moyens matériels de
cette existence en assumant le lien social et en
instaurant une solidarité collective. Elle ne
limite pas ses bienfaits à quelques élus ni à une
élite, mais à tous. Elle canalise les pulsions
agressives ou explosives, maîtrise la démesure,
l'ambition, l'avidité des individus pour les faire
travailler au bien commun ou au moins neu­
traliser les effets mortifères des passions débri­
dées. Bref, toute culture se doit d'accomplir
cette i;itégration concrète du vivre ensemble
que l'Etat-nation moderne a plus ou moins
réussi à maintenir pendant la période de mon-

1 06
tée en puissance du marché. En revanche, l'in­
tégration abstraite de l'humanité dans le tech­
nocosme par le marché mondial , par
l'omnimarchandisation du monde et la concur­
rence généralisée se fait au prix d'une désocia­
lisation concrete, d'une décomposition du lien
social, en dépit du mythe de la main invisible
chere aux économistes.
A cette décomposition sociale et politique du
Nord correspond la déculturation du Sud. Celle­
ci est d'autant plus dramatique que si, dans une
certaine mesure, le Nord fonctionne encore
comme « élite planétaire le Sud n'a souvent
»,

pour seule richesse que sa culture, ou ce qu'il


en reste.
Le sous-développement n'est pas seulement
une forme d'acculturation, il est en réalité une
déculturation. Ses symptomes économiques ne
peuvent ni s'expliquer ni se comprendre par la
seule économie. Il n'est pas fondamentalement
engendré par elle. L'analyse du sous-d�velop­
pement en termes de dynamique culturelle
n' est pas complémentaire d'une analyse écono­
mique, mais elle est exclusive, puisque la
culture au sens fort englobe l'économie. Le
sous-développement est d'abord un jugement
porté de l'extérieur sur une réalité fa�onnée de
l'extérieur. C'est l' intériorisation du regard de
l'autre, ce processus d'autocolonisation de
l'imaginaire qui piege les sociétés non occiden­
tales dans la dynamique infernale de l'occiden­
talisation. Ce processus pourrait etre illustré de
mille fa�ons par les observations de la vie quo­
tidienne comme par l'expérience des échecs tant
du mimétisme politique (l'État importé) que
du mimétisme économique (la faillite du déve­
loppement). Toutefois, cet écrasement laisse des
traces et engendre un grand ressentiment.

1 07
Le retour du refoulé

La mégamachine globale rase tout ce qui


dépasse du sol, mais elle enfonce les super­
structures et conserve à son insu les fondations.
Sous l'uniformisation planétaire, on peut
retrouver les racines des cultures humiliées qui
n'attendent que le moment favorable pour
resurgir, parfois déformées et monstrueuses.
Parce que l'universalisme des Lumières n'est
que le particularisme de la tribu occiden­
«

tale il laisse derrière lui bien des survivances,


»,

suscite bien des résistances, favorise des recom­


positions et engendre des formations bâtardes
étranges ou dangereuses.
Les réactions défensives face à l'échec du
développement, les volontés d'affirmation iden­
titaire, les résistances à l'homogénéisation uni­
verselle vont prendre des formes différentes plus
ou moins agressives ou plus ou moins créatives
et originales.
Les délices du jeu politique marqué par le
conflit droite-gauche, que l'Occident a propagé
avec plus ou moins de bonheur dans le reste du
monde, s'en trouvent empoisonnées. Les reven­
dications communautaires sont tantôt de
« droite », tantôt de « gauche
». Dans les
vieilles démocraties elles-mêmes , l'identité
« nationale devient un enjeu électoral. Des
»

« nouvelles droites » ou des nouvelles


«

gauches en font leurs thèmes porteurs. Des


»

pêcheurs en eau trouble récupèrent les aspira­


tions identitaires nostalgiques dans des projets
nettement néofascistes. Rien n'est plus comme
avant, et les choses sont bien embrouillées avec
l'émergence de ce monstre polymorphe qu'est
l'identité culturelle.
L'identité culturelle est une aspiration légi-

1 08
time mais, coupée de la nécessaire prise de
conscience de la situation historique, elle est
dangereuse. Ce n'est pas un concept instrumen­
talisable. D'abord, lorsqu'une collectivité
commence a prendre conscience de son identité
culturelle, il y a fort a parier que celle-ci est
déja irrémédiablement compromise. L'identité
culturelle existe en soi dans les groupes vivants.
Quand elle devient pour soi, elle est déja le signe
d'un repli face a une menace ; elle risque de
s'orienter vers l'enfermement, voire l'imposture.
Produit de l'histoire, largement inconsciente,
elle est dans une communauté vivante toujours
ouverte et plurielle. Au contraire, instrumen­
talisée, elle se renferme, devient exclusive,
monolithique, intolérante, totalisante, en dan­
ger de devenir totalitaire. La purification eth­
nique n'est pas loin...
Arnold Toynbee distinguait naguere deux
types de réaction face a l' impérialisme culturel :
l'hérodianisme et le zélotisme, soit le mimétisme
caricatura! et le renfermement désespéré. Ces
deux tendances seraient d'ailleurs vouées a
l'échec. Ne doit-on pas ajouter une troisieme
forme, plus oprimiste, celle d'une véritable
innovation historique ? Méme si, en pratique,
ces formes se mélangent et s'interpénetrent, il
convient done de discerner trois grands types
de réaction : le projet fondamentaliste qui
s'apparente au zélotisme, l'affirmation national­
populiste, plus proche du mimétisme, et la
construction d'un néoclanisme original.
Dans les sociétés musulmanes déstructurées
par l'industrialisation et l'individualisme de la
modernité, on voit apparaítre et se développer
une forme régressive d'affirmation de l'identité
perdue. Le fondamentalisme islamique, saisi
dans son ensemble, est l'illustration actuelle la

1 09
plus typique de la percée des mouvements iden­
titaires. La montée en puissance spectaculaire de
ce courant ne doit pas cacher d'autres phéno­
mènes du même type, comme l'extrémisme
brahmanique en Inde, ou les revendications
régionalistes dans les vieux pays d'Europe. Tous
ces phénomènes sont suscités par l'échec de la
modernisation et résultent des frustrations
engendrées par cet échec. Les masses arabes,
touchées à l'heure actuelle par les frères musul­
mans ou les mouvements chi'ites, étaient nas­
sériennes ou baasistes il y a vingt ans, c'est-à­
dire qu'elles mettaient alors leurs espoirs dans
le modernisme et croyaient en une synthèse
possible de l'héritage arabe et de la modernité.
Leur fanatisme actuel permet de mesurer
l'ampleur de leur déception. Certes, ce courant
est porteur de nombreuses ambiguïtés. Il se
nourrit des formidables survivances religieuses
et culturelles sans lesquelles il n'aurait jamais
vu le jour. Il trouve dans la nostalgie d'un passé
historique glorieux, en partie mythique, une
force de résistance et d'expansion. Il constitue
une tentative problématique de concilier l'in­
dustrialisation et la technique avec le Coran
(une modernisation sans la modernité'). Aux tenta­
tives nationalistes de modernisation de l'is­
«

lam » , il oppose son proj et ambitieux


d' islamisation de la modernité
« ».

Les sociétés concernées n'ont jamais fait de


la religion leur seul principe d'identification
sociale. Il ne s'agit donc pas d'un retour à un
vécu religieux traditionnel, ni à une forme de
société antérieure, même si la nostalgie d'un
âge d'or de l'islam ou d'une pureté originelle
des temps du Prophète et de ses compagnons
nourrit l'imaginaire des masses. Au grand dam
des intégristes, les croyances populaires de la

110
société rurale sont pétries de rituels et de pra­
tiques locales étrangeres au Coran et de survi­
vances antéislamiques qualifiées de superstitions.
Le maraboutisme, si vivant en Afrique noire, et
les divers soufismes en sont une illustration. Le
retour mythique a un islam authentique
« »

suppose aurant l'éradication de la religiosité


traditionnelle que l'élimination des valeurs de
la modernité occidentale.
Les sociétés traditionnelles des pays d' islam
se caractensaient par un enchevetremenr
complexe de communautés et de particula­
rismes. L'identité culturelle était de ce fait plu­
rielle et ouverte. La oumma, ou assemblée des
croyants, n'avait été qu'un repere unificateur
imaginaire pour les musulmans disséminés dans
des collectivités encheverrées, formées d'un
réseau tres complexe de liens historiques. La
sharí'a n'avait jamais été la loi civile unique et
applicable a tous. Les intégristes Ont raison, en
un certain sens, de dénoncer l'age d'or des
grands empires arabes comme une époque de
corruption, d'impiété et d'hérésie. La grande
période de la Perse, celle des poetes chantant
l' amour et le vin, celle des miniatures raffinées
et des palais des Mille et une nuits, était aux
antipodes du puritanisme imposé par les aya­
tollahs. Les fanatiques détruisent aujourd'hui,
au Yémen ou ailleurs, des reuvres d'art sans
prix du XIe siecle produites dans les périodes de
tolérance de l'islam au temps de sa prem1ere
splendeur : tombeaux de marabouts, objets et
lieux de cultes populaires.
Paradoxalement, la déculturation engendrée
par l'Occident (industrialisation, urbanisation,
nationalitarisme) offre les conditions inespérées
d'un renouveau religieux. L'individualisme,
déchainé comme jamais, donne sens au projet

111
de recompos1t10n du corps social sur la seule
base du lien religieux abstrait en effaçant toute
autre inscription territoriale. La religion
devient la base d'un projet de reconstruction de
la communauté. Elle se voit attribuer le rôle
d'assumer la totalité du lien social. Les mou­
vements islamiques intégristes touchent avant
tout les villes et les bidonvilles dans les pays
où la tradition a le plus souffert des projets
industrialistes : l'Iran de la révolution blanche,
l'Égypte postnassérienne, l'Algérie « socia­
liste Les animateurs ne sont pas des notables
».

ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des


ingénieurs , des médecins, des scientifiques
formés dans les universités. La religion, qui
canalise les frustrations des exclus de la moder­
nité et des déçus des projets modernistes du
nassérisme, du Baas ou du socialisme arabe, est
une croyance abstraite, rigoureuse, universa­
liste. L'universalisme occidental se trouve ainsi
confronté à un universalisme tout aussi fort et
réactionnel. Il ne s'agit pas cependant d'une
voie véritablement différente ; l'anti-occidenta­
lisme de ce courant est plus affiché que P,rofond.
Le fonctionnement théocratique de l'Etat est
plus une perversion de la modernité qu'un pro­
jet radicalement différent. Il implique, certes,
un rejet de la métaphysique matérialiste de
l'Occident mais il a besoin de garder la base «

matérielle et en particulier la machine. Ces


»

mouvements ami-occidentaux s'accommodent


le plus souvent de la technique et de l'économie
de marché (la modernisation sans le moder­
nisme). Sans être totalement vide, le contenu
spécifique de ce qu'on appelle l'économie isla­
mique reste très limité : les banques et la
finance islamiques, et un volontarisme éthique
assez flou. Elle n'exclut même pas un libéra-

1 12
lisme quasi total. La menace d'une dérive tota­
litaire de ces mouvements démagogiques et
théocratiques n'est pas négligeable.
Cependant, le monde islamique n'a pas le
monopole de ces phénomenes. On les retrouve
sous leur forme strictement religieuse avec
l'hindouisme radical, l'intégrisme chrétien, en
particulier dans certaines sectes au Nord
comme au Sud. Tous les fondamentalismes isla­
miques, mais aussi leurs équivalents hin­
douistes et, dans une certaine mesure, les inté­
grismes chrétiens s'inscrivent dans cette
·

direction d'un néopopulisme religieux porteur de


projets de société imprécis. Le discours est éga­
litaire et reprend ad nauseam le theme de la
dénonciation de la corruption
« »des diri­
geants. L'utilisation politique de la religion est
manifeste.
Dans les sociétés ou l'appareil d'État porteur
du projet moderniste apparait comme étranger
aux populations locales, les réactions face a
l'échec du développement et a l'uniformisation
planétaire prennent la forme de revendications
« nationalistes plus traditionnelles. Le parti­
»

cularisme ethnique, linguistique, historique,


bref culture!, constitue la base du projet d'au­
tonomie. Les revendications des Kurdes, des
Tamouls, mais aussi celles des Berberes d'Al­
gérie, des Corses, des Basques d'Espagne ou des
Baltes sont de ce type.
Cette réaction n'est pas radicalement étran­
gere a la précédente ; un certain fondamentalisme
va se loger dans l'ethnie fétichisée, enfantant un
véritable intégrisme civil.
La fin de l'impérialisme soviétique donne
naissance a un réveil des nationalités (et des
nationalismes) qui rappelle autant la période
1 848- 1 9 1 9 que celle de la décolonisation. On

113

"'r:.1.1' I
,.

..._} .J
assiste à un retour en force apparent et para­
doxal à l'heure du village global de l'État­
nation. La fascination imaginaire du modèle est
toujours aussi forte alors même que les vieux
États-nations connaissent une crise décisive de
la ç_itoyenneté et une désaffection politique.
A défaut d'autres formes d'organisation
sociétale, l'État-nation apparaît comme le seul
mode d'expression de l'existence collective au
regard des autres et de soi-même. Il n'empêche
que ce nationalisme se restreint aux dimensions
de communautés homogènes, ou soi-disant
telles. Il canalise provisoirement tout à la fois
les aspirations identitaires et communautaires.
Sans doute, le mythe mobilisateur de la nation
est-il, en l'espèce, aussi porteur d'illusions et de
déceptions que celui de la religion. L'identité
qui s'affirme dans la revendication n'a guère
plus de contenu que le souvenir de sa dispari­
tion. Souvent même, la violence des conflits
avec les voisins extérieurs ou les allogènes à
l'intérieur (juifs, gitans, minorités diverses) est
à la mesure de l'indifférenciation croissante
entre les individus. L'uniformisation planétaire
favorise le déchaînement des crises mimétiques,
c'est-à-dire d'explosions engendrées par la dis­
parition des différences complémentaires. L'ex­
Empire soviétique est un fantastique terrain
d'expérience des phénomènes de ce type,
comme l'avaient été et comme le sont toujours,
mais à des degrés moindres, les ex-Empires
ottoman et austro-hongrois. C'est le triomphe
de l'ethnicisme avec son corollaire sinistre, la
purification. La Yougoslavie est l'exemple cli­
nique de ce processus. Il ronge aussi l'Afrique
noire sous le nom plus exotique de triba­ «

lisme » . Les ethnocides à répétition du Rwanda


et du Burundi en offrent une tragique illustra-

1 14
tion. La Somalie, le Libéria sont sans doute des
manifestations du meme phénomene. On cher­
cherait en vain un seul pays du sous-continent
ou les tensions, souvent meme nourries par les
processus dits de démocratisation, ne menacent
pas, de dégénérer en conflits ethniques ouverts.
A cÜté de ces dérives terroristes identitaires,
il existe, enfin, une forme plus souterraine de
renaissance du sentiment communautaire. On
la trouve de la fa�on la plus forte, la ou l'ex­
clusion par rapport a la mégamachine techno­
économique transnationale est la plus totale, la
ou les bénéfices sociaux, politiques et écono­
miques de la modernité-monde sont quasiment
inexistants. L'Afrique noire est la terre d'élec­
tion de ces marginaux, mais on les rencontre
aussi en Océanie et dans certaines zones
d'Amérique latine (surtout chez les Afro-Amé­
ricains et les Amérindiens). Ces exclus de la
société de consommation sont condamnés a
résister au rouleau compresseur de l'uniformi­
sation. Les masses qui s'agglutinent a la péri­
phérie des villes du Tiers Monde n'ont guere
pour richesse que l'ingéniosité, la solidarité
« »

et l'entraide. Le renforcement des liens tradi­


tionnels et plus encore la constitution de nou­
veaux réseaux sont la réponse a la faillite du
mimétisme économique, technologique et poli­
tique. Il ne s'agit pas seulement d'entretenir
une nostalgie compensatrice, mais de produire
la vie dans, toutes ses dimensions. Un tissu
social nouveau se crée ainsi dans la déréliction
des bidonvilles et des quartiers populaires.
Ce miracle résulte de la synthese assez réussie
par la société civile
« », c'est-a-dire en fait la
masse hétérogene des laissés-pour-compte,
entre la tradition perdue et la modernité inac­
cessible. La fusion se réalise a trois niveaux : au

115
niveau imaginaire, au niveau sociétal, au niveau
technoéconomique ; l'ensemble forme ce gu' on
peut appeler la société vernaculaire.
Au niveau imaginaire, l'innovation majeure
est constituée par les cultes dits syncrétiques et
les mouvements prophétiques gui mêlent des
éléments modernistes, chrétiens ou islamiques
aux valeurs traditionnelles. Ces croyances -
kimbanguisme et kitawala, dans le bassin du
Congo, cultes vaudou sur les côtes du Bénin,
harrisme, secte papa-novo, Albert Atcho ou le
culte déima en Côte-d'Ivoire, etc. - sont en
pleine expansion et atteignent toutes les
couches de la population et, en particulier, les
déracinés des bidonvilles et des banlieues. À
Lagos, il vient même de se constituer le premier
syndicat de prophètes vivants. Ces religions,
quand elles ne donnent pas lieu aux dérives
dénoncées ci-dessus, fabriquent du sens à la
situation nouvelle et conflictuelle que vivent les
néo-urbains et maîtrisent les tensions psy­
chiques que les cultes blancs et l'animisme tra­
ditionnel, lié au pouvoir des aînés et à la poly­
gamie, ne peuvent plus contrôler. Elles font
contrepoids à la montée en puissance de la sor­
cellerie gui ronge ces sociétés en crise. Le cas
des layennes chez les Lebous de Yoff, cette
confrérie musulmane apparue au Sénégal, dans
la banlieue de Dakar, au début du siècle,
comme celui de l'umbanda au Brésil, peuvent
illustrer cette reconquête de la dignité. Ces
croyances permettent aux déshérités de trouver
un sens à leur situation et de ne plus se per­
cevoir seulement en négatif par rapport à
l'Autre (en l'occurrence, !'Occidental). L'apport
et le message des prophètes sont à peu près les
mêmes. Face à une situation coloniale ou néo­
coloniale, où un grand nombre d'Africains sont

1 16
eux-memes convaincus de l'infériorité de la race
noire ou d'une malédiction qui pese sur elle, ils
affirment que Dieu n'a privilégié aucune race,
voire meme que les Noirs som ses élus.
Au niveau sociétal, cela concerne l'invention
de structures qu'on peut appeler « néocla­
niques ». Les nouveaux citadins s'organisent
dans des réseaux de solidarité qui reproduisent
partiellement les formes ancestrales, mais
répondent a une situation nouvelle. Chez les
Séreres et les Wolof du Sénégal, par exemple,
les réseaux urbains (tomines, dahira, associa­
tions sportives, théatrales, de voisinage, etc.)
sont calqués sur le sysreme lignager, avec des
« a!nés sociaux Chaque individu participe a
».

plusieurs de ces réseaux (de cinq a dix en


moyenne). Cette auto-organisation permet la
prise en charge des mille et un problemes de la
vie quotidienne dans un bidonville ou une cité
populaire, depuis l'enlevement des ordures
ménageres, le fonctionnement des égouts jus­
qu'a l'ensevelissement des morts, en passant par
les branchements clandestins d'eau et d'électri­
cité, l'animation festive et culturelle. Cette
convivialité en marche ne doit rien aux ani­
mateurs extérieurs, ni aux experts des ONG.
Elle constitue la base vivante de la création éco­
nomique populaire.
Au niveau techno-économique, la produc­
tion, la répartition et la consommation sont
presque intégralement enchassées dans cette
socialité nouvelle. Le bricolage et la débrouille
peuvent aller jusqu'a une endogénese techno­
logique qui laisse reveur le développeur sans
succes. Ici, on est ingénieux sans etre ingénieur,
entreprenant sans etre entrepreneur' indus­
trieux sans etre industriel. Irréductibles dans
ses logiques, ses comportements et ses formes

1 17
d'organisation au capitalisme traditionnel et à
la société technicienne, la nébuleuse informelle
fait preuve d'une efficacité remarquable pour
recycler les déchets de la modernité et relever
les défis de la situation d'exclusion. Fortement
articulés entre eux, ces trois niveaux constituent
une intégration réactionnelle à une collectivité
ouverte, hors de l'ordre national-étatique. Le
« réenchâssement du technique et de l' éco­
»

nomique dans le social n'est pas un retour à un


monde disparu mais une véritable invention
historique. Ainsi, sans bruit et sans fureur, ces
sociétés vernaculaires sont-elles peut-être en
train de se donner une identité plurielle et de
construire une socialité postmoderne qui
dépasse l'opposition de l'individu et de la
communauté. On dit souvent que l'Afrique n'a
pas encore fait entendre sa voix dans l'aventure
humaine. La voie ainsi esquissée sera peut-être
son apport précieux au concert universel.
Conclusion

Faire face aux dangers


du marché planétaire

Que faire, face a la mondialisation, a l'omni­


marchandisation du monde et au triomphe pla­
nétaire du tout-marché ? Le hiatus entre l'am­
pleur du probleme a résoudre et la modestie des
remedes envisageables a court terme tient sur­
tout a la prégnance des croyances qui font
« tenir le systeme sur ses assises imaginaires.
»

Il faut commencer par voir les choses autrement


'l
pour qu' elles puissent devenir autres, pour que
l'on puisse concevoir des solmions vraiment ori­
ginales et novatrices. En d'autres termes, il fau­
drait décoloniser nos esprits pour changer vrai­
ment le monde avant que le changement du
monde ne nous y condamne dans la douleur.
« Ce qui est requis, note Castoriadis, est une nouvelle

création imaginaire d'une importance sans pareille dans


le passé, une création qui mettrait au centre de la vie
humaine d'autres significations que l'expansion de la
production et de la consommation, qui poserait des
objectifs de vie différents pouvant etre reconnus par les
etres humains comme valant la peine. [ . ] Telle est.
. .

l' immense difficulté a laquelle nous avons a faire face.


Nous devrions vouloir une société dans laquelle les
valeurs économiques ont cessé d'etre centrales (ou
uniques), ou l'économie est remise a sa place comme

1 19
simple moyen de la vie humaine et non comme fin
ultime, dans laquelle donc on renonce à cette course folle
vers une consommation toujours accrue. Cela n'est pas
seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive
de l'environnement terrestre, mais aussi et surtout pour
sortir de la misère psychique et morale des humains
contemporains. » (Castoriadis, 1 996, p. 96.)

Ce bouleversement des mentalités se produit


sans doute souterrainement ou dans les marges
de notre surmodernité. En attendant et pour en
préparer l'avènement, il serait souhaitable de
trouver des parades aux menaces les plus graves.
L'ennui est que la plupart des solutions qu'on
peut concevoir n'auraient de sérieuses chances
de réussite que si avait déjà eu lieu la désécono­
micisation des esprits qui en est la conséquence.
Résoudre cette quadrature du cercle est sans
doute le plus grand défi auquel est confrontée
la pensée critique contemporaine. La difficulté
est· accrue du fait que la plupart des problèmes
locaux actuels, comme les nuisances environ­
nementales, sont les retombées du système
mondial. Ils ne peuvent trouver de solution que
par une action menée au niveau global.
Les choses étant ce qu'elles sont, il s'agit de
trouver à la fois des solutions locales aux pro­
blèmes globaux et des solutions globales aux
problèmes locaux. Les propositions de réforme
doivent être suffisamment réalistes pour rece­
voir l'adhésion de nos concitoyens et s'imposer
par leur bon sens, sans pour autant bouleverser
radicalement au départ leur cadre de vie et de
pensée.
Puisqu'il semble impossible, dans le monde
actuel, de se passer du marché et de la concur­
rence, il importe de préciser certaines règles et
certaines limites, de développer des contrepoids
pour que ceux-ci soient plus équitables
« en » ,

120
d'autres termes temer d'infléchir les regles du
«

jeu»' a défaut ou en attendant de jouer a un


autre jeu, voire de refuser de jouer.
Nos gouvernements nous répetent a l'envi
que nous sommes engagés daos une guerre éco­
nomique saos merci, que nous devons nous ser­
rer la ceinture et nous imposer a nous-memes
des plans d'ajustement strucrurel comme nous
en imposons aux peuples du Sud, et cela afio
de gagner des parts de marché. Ne devons-nous
pas leur faire savoir, par tous les moyens dis­
ponibles, que nous sommes décidés a résister a
cette émulation masochiste daos l' austérité et
que nous ne sommes pas volontaires pour cette
offensive militaro-économique ? La grande
majorité de nos concitoyens veulent la paix éco­
nomique comme ils veulent la paix civile et la
paix sociale. Ils souhaitent vivre en paix et en
harmonie avec les autres hommes comme avec
la nature, meme s'il faut pour cela renoncer a
conquérir des parts de marché (au détriment
des autres et de la nature). Ce programme de
guerre a la guerre économique a outrance et de
déclaration de paix est susceptible d'un vaste
consensus. Il implique toute une série d'actions
concretes dont on peut tenter de dresser une
liste non limitative.

1 . Remettre en cause la tyrannie des marchés


financiers et la perversion des ponctions ren­
tieres. Celles-ci réprésentent désormais enviran
20 % des dépenses budgétaires et entre 3 % et
5 % du PIB daos les principaux pays indus­
triels, au détriment des autres revenus, mais
surtout elles constituent le fondement d'une
insupportable dictature des créanciers. Le pro­
cessus de domination des marchés financiers
peut et doit erre renversé en limitant et contra-

121
lant les trois D (déréglementation, désinter­
médiation, décloisonnement), en remettant
en cause le caractère sacro-saint de la dette
publique qui constitue une des bases de la
domination de la finance, en régulant le fonc­
tionnement des fonds de pensions, en réduisant
l'autonomisation de la sphère financière, ne
serait-ce que pour conjurer les risques systé­
m1gues.
À contre-pied des habitudes mentales et
concrètes, l'adoption de l'impôt sur les transac­
tions financières proposée par l'économiste key­
nésien, James Tobin, serait une mesure réfor­
miste de salubrité publique planétaire. Même
au taux très faible de 0,2 ou 0,5 % , il devrait
rapporter de 1 50 à 500 millions de dollars
compte tenu de l'énorme volume des transac­
tions financières (plus de 1 50 000 milliards de
dollars). Le produit de cet impôt qui aurait en
lui-même un rôle (modeste) de frein à la spé­
culation permettrait d'alimenter un fonds mon­
dial pour lutter contre cette même spéculation,
financer des dépenses de protection de l'envi­
ronnement et lutter contre les situations d'ex­
trême pauvreté. À défaut d'acceptation mon­
diale, une telle mesure pourrait déjà être
envisagée au niveau européen.
2 . Combattre le marché mondial, en tant que
« tout-marché » . Celui-ci est le principal res­
ponsable de la destruction de la planète. La dic­
tature du catéchisme de la pensée unique et de
son clergé est telle qu'il paraît honteux, voire
réactionnaire d'en tirer les conséquences et de
prôner une protection raisonnable. Ce protec­
tionnisme avoué ne serait pas dirigé contre les
pays sous-développés , bien sûr, mais viserait à
sortir les uns et les autres du jeu de massacre

12 2
de la mondialisation. Le climat actuel de
compétition déréglée étant suicidaire pour tous
et désastreux pour les écosysremes, il parait sain
et indiqué de dresser des barrieres au niveau de
l'Europe pour la protection sociale et celle de
l'environnement. Autrement dit, il est néces­
saire de réhabiliter un protectionnisme sélectif
en face de l'empire indécent du libre-échange
effréné. Une population ne peut pas vivre dans
la dignité si elle ne produit pas, au moins en
partie, meme avec des défauts, les produits dom
elle a un besoin essentiel. Réduire a la misere
et au désespoir des régions entieres, avec tout
le cortege de drames familiaux et individuels
que cela implique, au nom d'un calcul écono­
mique étroit qui ne tient compte ni des patri­
moines organisationnels et culturels acquis ni
de l'impact sur l'environnement est déraison­
nable et souvent criminel. Le plus extraordi­
naire est que le regne de l'intégrisme libéral
oblige a énoncer de telles évidences...
3 . Remettre en question l' extension sans
limite et a tous les secteurs de la vie de la mar­
chandisation et déterminer démocratiquement
le <legré souhaitable d'internationalisation de
l' économie. Le jeu du moins-disant social
« »

est inacceptable. La concurrence ne devrait pas


porter sur le prix du travail et done de la vie
des hommes. 11 n' est pas acceptable de réduire
les colits en mettant les travailleurs en concur­
rence pour contraindre ceux-ci a accepter des
salaires toujours inférieurs a un niveau de vie
décent. S'il est juste d'organiser certains
marchés de biens et services, il est encore plus
juste d' organiser cette non-mise en concurrence
des hommes, par exemple en réduisant les
horaires de travail pour que tous ceux qui le

123
souhaitent puissent trouver un emploi. La théo­
rie économique de la flexibilité absolue des
salaires et du chômage volontaire est une
imposture. Il est tout à fait normal de revenir
à une démarchandisation de la force de tra­
« »

vail et de défendre les seuils minimaux de


salaires décents. Un pas supplémentaire serait
de faire évoluer le revenu minimum d'insertion
ou ses équivalents vers un véritable revenu de
citoyenneté, en déconnectant le revenu de
l'obligation au travail. Cet abandon de toute
conditionnalité serait déjà une véritable révo­
lution culturelle. Tout cela vaut au niveau
national, européen et mondial.
En plus de ces mesures, il convient peut-être
de suggérer celle de l'instauration d'un revenu
maximal, pour afficher symboliquement et
concrètement les limites de l'hybris dans une
démocratie restaurée. Étrangère à notre imagi­
naire économique, elle n'est pas sans rapport
avec l'ostracisme dans la démocratie athé­
nienne. Un particulier qui gagne en une nuit
1 milliard de dollars, soit environ 1 0 millions
d'années du salaire d'un smicard, qui en une
année gagne plus que le PIB de quarante-deux
pays et autant que le géant McDonald avec
1 70 000 salariés (c'est le cas extrême du finan­
cier philanthrope
« » Georges Saros), peut-il
être le concitoyen de ces mêmes smicards et
salariés ? Selon Christopher Dodd, ancien pré­
sident du Parti démocrate : Que vous soyez
«

Bill Gates, l'homme le plus riche d'Amérique,


ou quelqu'un qui n'a pas d'emploi, votre vote
compte pareil. Qui peut croire encore à de
»

telles déclarations quand on voit le jeu des lob­


bies décider des lois ? Peut-il y avoir démocratie
sans un minimum d'égalité des conditions, y
compris économiques ? Si le très riche ne se

1 24
sent aucune dette envers le tres pauvre, il n'y a
plus de lien social.
4. Imposer des codes de bonne conduite
« »

aux firmes transnationales et lutter pour leur


démantelement s'il en est temps encore. L'ini­
tiative de Pringues liberté lobby d'ONG
« »

exigeant des fabricants de vetements de s'ex­


pliquer sur les conditions de la fabrication dans
les pays du Sud, sous peine de boycott, va dans
la bonne direction. Malheureusement, le pre­
mier geste de l' actuel secrétaire général de
l'ONU a été de mettre fin aux activités du
Centre sur les firmes multinationales chargé de
travailler a l'élaboration de tels codes de bonne
conduite. Cet abandon de toute tentative de
mettre au point une régulation mondiale est
significatif.
5 . Aider a l'auto-organisation des exclus, des
marginaux, des informels du Sud et du Nord en
s' abstenant de les détruire par la répression, le
racket ou la normalisation. L'autolimitation de
nos économies prédatrices est la condition d'une
renaissance et d'un épanouissement des popu­
lations du Sud. Ce ne sont pas les occasions qui
manquent. En supprimant le pillage des fonds
marins sur les cótes de l'Afrique, on ferait plus
pour aider celle-ci que toute l'aide alimentaire.
On assurerait la survie des pecheurs tradition­
nels et on garantirait un approvisionnement
régulier en poissons. La fin du saccage incon­
sidéré des forets tropicales et équatoriales,
désastreux pour l'environnement, pourrait etre
négociée avec des garanties de ressources a
l'exportation, en payant les bois exotiques un
prix décent. Dans tous les cas, l'encouragement
a des sociétés écologiquement viables doit etre

125
préféré à l'imposture du développement
durable.
6. Exiger que les atteintes à l'environnement
et, en particulier, les mutations génétiques, les
agressions envers les autres espèces vivantes (des
sacrifices d'animaux, à l'érosion de la biodiver­
sité) soient débattues démocratiquement et
décidées par des instances représentatives et non
par la main invisible ou les pouvoirs techno­
scientifiques de la mégamachine. Si le principe
de précaution n'est pas applicable à la lettre, il
fournit une direction pour la prise de décision
raisonnable.
7 . L'intégration du progrès des techniques ne
devrait être acceptée qu'à la condition de ne
porter atteinte ni à l'environnement ni à l'em­
ploi , mais se traduire au contraire par une dimi­
nution du temps de travail , une hausse des
rémunérations et une amélioration de la qualité
de la vie. Les codes de bonne conduite des
firmes devraient y veiller et un arbitrage inter­
national pourrait être organisé.
8. Ni le corps, ni la terre, ni les biens envi­
ronnementaux ne devraient être normalement
considérés comme des marchandises comme les
autres puisqu'ils concernent l'homme, sa vie, sa
culture et ses attaches. Sans être interdites, les
transactions portant sur ces biens devraient être
réglementées dans le cadre local, régional,
national et international sur la base d'un large
débat démocratique et non par des comités
d'éthique ou d'experts ; ceux-ci ne sont, en
effet, que des alibis quand ils ne représentent
pas les intérêts mêmes des firmes transnatio­
nales impliquées, comme ce fut le cas pour
l'élaboration du codex alimentarius qui sert de

1 26
référence a l'OMC, ou pour la réglementation
des droits de la propriété intellectuelle dans les
négociations de !'Uruguay Round. 11 ne devrait
pas etre admis que des populations, des collec­
tivités soient contraintes par les lois du
«

marché » a etre dépouillées de leurs terres, de


leurs ressources naturelles, non plus qu'a vendre
leurs membres en entier ou en pieces détachées,
comme c'est trop souvent le cas aujourd'hui.

Finalement, comme cela est inévitable, ces


propositions, séparées de leur dynamique,
n' échappent pas au risque du volontarisme uto­
pique. L'important n'est pas tant dans le détail
des mesures concretes que dans l'affichage d'une
claire détermination a résister aux nouveaux
«

maítres du monde ». En face de la mégama­


chine anonyme et sans visage, mais dont les
représentants s'appellent le G7, le Club de
Paris, le complexe FMI/Banque mondiale/
OMC, la Chambre de commerce internationale,
le forum de Davos, etc., il est urgent de
construire des contre-pouvoirs, d'imposer des
régulations, de trouver des compromis. Et
d'abord, au niveau européen. L'Europe, meme
construite ou gérée par des gouvernements
socialistes, depuis le traité de Rome, a toujours
été une construction libérale, voire ultralibé­
rale, dominée par la logique économique et
désormais par celle des marchés financiers. De
ce fait, elle est pilotée par les Banques centrales
(et tout particulierement la Bundesbank), les
lobbies des firmes transnationales et les techno­
crates de Bruxelles. 11 n'y aura d'Europe sociale
et citoyenne que si les forces vives et des mou­
vements puissants l'imposent. Done, le mot
d'ordre face aux dangers de la mondialisation
contemporaine pourrait etre résistance et dis-
«

1 27

l
sidence ». Résistance et dissidence avec la tête
mais aussi avec les pieds. Résistance et dissi­
dence comme attitude mentale de refus, comme
hygiène de vie : refus de la complicité et de la
collaboration, refus de se faire les complices de
cette entreprise de décervelage et de destruction
planétaire. Résistance et dissidence comme atti­
tude concrète par toutes les formes d'auto-orga­
nisation alternative. Par exemple, les LETS
(Local Exchange Trade System) dans les pays
anglo-saxons ou les SEL (systèmes d'échanges
locaux), chez nous témoignent de cette créati­
vité des exclus. Si modestes que soient ces expé­
riences, elles sont porteuses d'espérance. L'ex­
plosion des SEL, en France révèle l'impact de
la dissidence. Ceux-ci sont passés, en deux ans,
de 2 à plus 2 50 (fin 1 997). Dans ces nouvelles
collectivités émergentes se pose à nouveau
concrètement la vieille question d'Aristote sur
ce que doit être un rapport d'échange juste au
sein d'une communauté. On a là le type même
d'une solution locale au problème global de la
crise et, en même temps, cela constitue un
laboratoire extraordinaire de reconstruction du
lien social à la base.
Résistance et dissidence sont aussi la condi­
tion pour limiter les ravages de l'uniformisation
planétaire et de l'occidentalisation du monde.
POUR EN SAVOIR PLUS

Badie (Bertrand), L'État importé. L'occidentalisation de


l' ordre politique, París, Fayard, 1 992.
Casroriadis (Cornélius), L a montée de l'insignifiance. Les
carrefours du labyrinthe, IV, París, 1 996.
Chesnais (Fran�ois) dir., La mondialisation financiere.
Genese, coút et enjeux, París, Syros, 1 997.
Chesnaux (Jean), Modernité-monde, París, La Décou­
verte, 1 989.
Dollfus (Olivier), La mondialisation, París, Presses de
Sciences Po, coll. « La Bibliothegue du citoyen »,

1 997.
E ngelhard (Philippe), L'homme mondial. Les sociétés
humaines peuvent-elles survivre ?, París, Arléa, 1 996.
Estanne de Bernis (Gérard d'), Relations économiques
internationales, 5 e éd. , París, Dalloz, 1 987.
Lévi-Strauss (Claude), Anthropologie structurale, París,
Plon, 1 9 7 3 .
Perroux (Fran�ois), L e capitalisme, París, PUF, coll.
« Que sais-je ? », 1 962 .
Thuillier (Pierre), La grande implosion. Rapport sur l'ef­
fondrement de l'Occident 1 999-2002, París, Fayard,
1 99 5 .
Vargas Llosa (Mario), Les enjeux de la liberté, París, Gal­
limard, 1 997.
Vitalis (André), « Raison technoscientifigue et raison
humaine. A propos de l'ultima ratio de Bernard
Chardonneau » , dans Prades Qacques), Charbonneau
(Bernard) dir . , Une vie entière à dénoncer la grande
imposture, Toulouse, Eres, 1997.
Vivien (Frank-Dominique), Économie et écologie, Paris,
La Découverte, coll. « Repères » , 1995.
Sommaire

INTRODUCTION. La pensée unique et la


mondialisation . ..
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

CHAPITRE 1 . La mondialisation et la fin du


politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 15
Mondialisation de l'économie ou écono-
micisation du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
La crise du politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 29

CHAPITRE 2 . Vers que! désordre mondial ? 39


La transnationalisation économique . . . . . . . 43
National-étatique et revendications iden-
titaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 53

CHAPITRE 3 . Les enjeux environnementaux 61


La portée écologique de la mondialisa-
tion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
Théorie économique et environnement . . 67
La ran�on du progres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

CHAPITRE 4. Le défi moral de la marchan-


disation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 83
L 'éthique de la mondialisation . . . . . . . . . . . . . . 86
L'imposture de la morale globale . . . . . . . . . . . . 92

131
CHAPITRE 5. Universalisme cannibale ou
terrorisme identitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 03
Une mégamachine anticulture . . . . . . . . . . . . . . . 1 04
Le retour du refoulé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 08

CONCLUSION. Faire face aux dangers du


marché planétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 19

POUR EN SAVOIR PLUS .. ...... ... ...... ...... ..... 1 29


Transcodé et achevé d'imprimer
par l'lmprimerie Floch
a Mayenne, le 1 9 février 1 998.
Dépot légal : mars 1 998.
Numéro d'imprimeur : 42959.
Imprimé en France.
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