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Éloge et critique

de la modernité
PERSPECTIVES LITTÉRAIRES
Collection dirigée par
Michel Delon et Michel Zink
MICHEL RAIMOND

Éloge et critique
de la modernité

DE LA PREMIÈRE À LA DEUXIÈME
GUERRE MONDIALE

Presses Universitaires de France


ISBN 2 13 051081 7
ISSN 1242-482X

Dépôt légal — 1 édition : 2000, novembre


© Presses Universitaires de France, 2000
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
AVANT-PROPOS

L ' É C R I V A I N ET LE M O N D E M O D E R N E

La modernité est une des préoccupations intellectuelles de notre


temps. Pour peu qu'on prenne connaissance des nombreux ouvrages qui
lui ont été consacrés, on mesure à quel point c'est une notion fuyante ; le
premier devoir qui s'impose est de la distinguer des notions voisines
– l'actuel, le contemporain, le nouveau. Surtout, la « modernité »
s'applique à deux domaines fort différents : le monde de l'art et le monde
réel. Il y a certes des correspondances entre eux : Baudelaire fondait sa
notion de la modernité sur ce qu'il pouvait y avoir d'éternel dans
l'éphémère de la vie moderne. Mais un autre poète observait que ce qu'il y
a de nouveau dans la vie pouvait vite paraître suranné : « Crains qu'un
jour un train ne t'émeuve plus. » C'est sur le plan esthétique que les
modernités foisonnent : l'art ne vit que de renouvellement et les artistes
sont tentés par une surenchère permanente Laissons là les apories de la
modernité esthétique, ce n'est pas notre sujet. Les choses sont plus claires
quand il s'agit de ce qu'on appelle le monde moderne.
Il faut d'abord distinguer le «monde moderne» des «Temps
modernes » : les historiens désignent ainsi la période qui commence à la
Renaissance : elle présente ce trait caractéristique que l'on commençait à
agir en fonction de l'avenir plus que du passé. Le présent est pensé
comme une transition, un temps d'attente. Hegel, quand il parlait de son
temps, de l'époque qui était la sienne, pensait aux Lumières et à la Révo-
lution française : cette fin du XVIII siècle était à ses yeux « un superbe
lever de soleil » qui rapprochait l'humanité du stade ultime de son his-

1. Henri Meschonnic, Modernité, modernité, Verdier, 1988.


toire. La subjectivité, la liberté, la réflexion étaient les caractéristiques des
temps nouveaux.
Le monde moderne, c'était d'abord, à la fin du XVIII siècle, le projet
d'un monde rationnel qui devait par ailleurs assurer la libération des indi-
vidus. Le rationalisme des Lumières voyait la liberté de l'Homme garantie
par le triomphe de la raison et la destruction des croyances anciennes : le
sommet de ce mouvement était la Déclaration des droits de l'Homme.
Condorcet voyait tous les hommes conquérir le bonheur grâce aux pro-
grès de l'Esprit : c'est lui qui était chargé d'écarter les obstacles suscepti-
bles d'empêcher la marche en avant de l'humanité. Le souhait de Descar-
tes avait été aussi, par l'exercice de la raison, de rendre les hommes
« maîtres et possesseurs de la nature ».
Cela a effectivement commencé à se produire dès la fin du
XVIII siècle en Angleterre et au début du XIX siècle en France. C'est alors
que naît ce qu'on appelle « le monde moderne » - c'est-à-dire le monde
de l'industrie, du commerce et des incessants progrès techniques. Cer-
tains auteurs situent les débuts de ce monde nouveau vers le milieu du
XIX siècle, quand apparaissent les grands magasins, la grande Banque, la
grande industrie, les chemins de fer, les premières expositions universel-
les. Peu importe, il s'agit du même monde à des étapes différentes de son
développement. Ce développement a pu être ralenti par des crises ; rien
n'a pu l'arrêter. Les écrivains, les artistes, les intellectuels ont pu le déplo-
rer, fustiger son caractère pernicieux - les statistiques n'ont cessé de
montrer son inéluctable progression.
Les étapes de ce développement industriel et commercial sont trop
connues pour qu'on les décrive en détail. La machine à vapeur a assuré le
passage de la manufacture à la fabrique, elle a permis la constitution d'une
grande bourgeoisie qui supplantait souvent l'aristocratie foncière. La
seconde révolution industrielle fut surtout, à la fin du XIX siècle, celle de
la « fée électricité » et celle du moteur à explosion : après les premiers bri-
colages de Ford, de Dion, de Renault, commence une aventure qui, dès
les lendemains de la Grande Guerre, devait bouleverser l'aspect et la vie
des grandes agglomérations.
Quand le XVIII siècle considérait le progrès comme celui des Lumiè-
res, le XIX siècle le situe volontiers sur le plan matériel : c'est de
l'abondance des nouveaux produits industriels qu'il attend l'amélioration
de la condition des hommes. Les Saint-Simoniens ont été, si l'on peut
dire, les agents techniques de l'idéologie des Lumières : ils ont voulu libé-
rer les forces de production, conquérir la planète par le développement
des arts et métiers. Ils ont été les mystiques de l'industrialisation. Ils ont
percé le canal de Suez, construit les chemins de fer, créé le Crédit foncier.
Tout en construisant et en bâtissant, ils ont contribué à répandre la foi
dans le Progrès qui devint dominante en France jusqu'à la guerre de 1914.
D'autres messages se faisaient entendre qui rejoignaient celui des
Saint-Simoniens. Le grand courant démocratique et humanitaire affirmait
sa foi dans une dignité croissante de l'humanité et dans la marche vers un
monde meilleur. La grande voix de Hugo, celles de Michelet et de Quinet
exprimaient la certitude d'un avenir radieux : fraternité, paix, justice.
Jaurès a repris dans l'éclairage du socialisme tous les thèmes de cette
espérance messianique dont la philosophie hégélienne avait été la pre-
mière expression. L'évolutionnisme d'Herbert Spencer l'a relayée dans
l'opinion et devint la philosophie du progrès à l'époque de la bourgeoisie
triomphante. Le positivisme d'Auguste Comte présentait lui aussi une
vue optimiste de l'ère industrielle.
C'est aux États-Unis qu'apparut l'ambition d'organiser scientifique-
ment le travail industriel : le but déclaré était d'obtenir, grâce à la prospé-
rité, le salut social et moral de l'humanité. Taylor et Ford ont été, à ce
titre, des agents du Progrès au début de la seconde révolution industrielle.
Taylor, né en 1856, voyait en 1915, au moment de sa mort, ses idées se
répandre : elles ont été mises en pratique à la faveur du « boom » de la
guerre. Si Taylor s'en tenait à la stricte organisation rationnelle du travail,
Ford mettait l'accent sur la production : les riches ne suffisaient pas à
l'écouler, il fallait distribuer aux ouvriers de hauts salaires : ils pourraient
ainsi s'acheter les produits qu'ils fabriquaient. La publicité et le crédit
devaient favoriser les ventes. Tout le système reposait sur la prospérité
générale. La crise de 1929 vit s'effondrer ce bel optimisme. D'ailleurs,
Taylor et Ford avaient une vue étroite des réalités de l'atelier, leur techni-
cisme un peu borné négligeait la psychologie de l'homme au travail. « On
ne vous demande pas de penser, disait Taylor aux ouvriers, il y a d'autres
gens qui sont payés pour cela. » C'est pourquoi, malgré l'incontestable
avancée industrielle qu'ils ont provoquée, il s'est développé aux États-
Unis pendant les années 1920, chez les intellectuels et les artistes, un pes-
simisme qui condamnait le genre de vie auquel aboutissait cette rationali-
sation de la production. Le Babitt de Sinclair Lewis tournait en dérision le
conformisme de l ' way of life.

C'est dans les années 1920 que fut adoptée en France dans les gran-
des entreprises – en particulier dans les usines de construction automo-
bile – l'organisation rationnelle du travail. En même temps, les inventions
scientifiques, les améliorations techniques vont se multipliant. Malgré la
crise économique, les performances des moyens de transport font un
bond en avant dans les années 1930 : les locomotives nouvelles ont une
vitesse et une puissance qui font l'admiration de tous ; les « coucous »
de 1914 sont devenus des avions de ligne qui relient les grandes villes
sans encombre. Quel écart entre les taxis de la Marne et la nouvelle trac-
tion avant de Citroën ! Pendant les mêmes années, le téléphone entre
dans la vie quotidienne, le cinéma se répand et cesse d'être muet, les
« machines parlantes » se multiplient. Le progrès matériel ne devait plus
dès lors cesser de s'accroître – et de façon exponentielle. Certes les États-
Unis ont une bonne longueur d'avance sur l'Europe exsangue, et la
France appauvrie reste encore durant toute l'entre-deux-guerres une
nation paysanne et rurale, malgré le développement de grands centres
industriels et de banlieues-dortoirs.
Parallèlement à cette mutation de la société, il se produit de grands
changements dans l'opinion. D'abord les atrocités de la guerre ont révélé
l'autre face du progrès industriel : il s'est révélé capable de se retourner
contre l'homme. Si la civilisation industrielle a pu conduire à cette héca-
tombe, c'est qu'elle est pernicieuse. Cette réaction d'hostilité est atténuée
en France par l'euphorie de la victoire : on se persuade que l'on vient de
sauver la civilisation contre la Barbarie. Les fêtes données à l'occasion du
Centenaire de la conquête de l'Algérie, les fastes de l'Exposition coloniale
laissent penser que la France répand à travers le monde les bienfaits de la
civilisation. L'école de la III République continue à propager l'idéal répu-
blicain et démocratique du progrès. Mais beaucoup d'écrivains laissent
voir leurs réticences, leurs incertitudes, leur désarroi. Au nom des valeurs
de l'esprit, ils se cabrent devant un développement industriel qui leur
paraît démentiel. Un homme comme Brice Parain, acquis pourtant à
l'idéal du progrès, dit son effroi, dans les années 1930, devant le gigan-
tisme des affaires financières et industrielles. La folie dominatrice et pos-
sessive des trusts et de leurs dirigeants conduit beaucoup d'esprits à dire
l'horreur que leur inspire ce visage inattendu de la modernité.
Les grandes mutations de la société industrielle ont suscité dès le
XIX siècle l'apparition d'un «discours philosophique» antimoderne
C'est une caractéristique de la modernité que d'avancer sans cesse et de se

1. Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1988 ; Alain Touraine, Critique
de la modernité, Fayard, 1992.
remettre en question. Après l'idéalisme hégélien, Marx remettait le
monde « à l'endroit ». Le Parti révolutionnaire était chargé de faire de la
classe aliénée – le prolétariat – un acteur de l'Histoire. Point n'était besoin
de se réclamer des droits de l'Homme : il fallait faire confiance aux
besoins humains pour abattre tout ce qui pouvait faire obstacle à leur
satisfaction. Ainsi de Hegel à Marx, le discours philosophique était-il à la
fois moderne et antimoderne. On était loin de l'harmonie des Lumières,
de tout l'idéal d'un siècle où l'on avait rêvé d'une réconciliation de
l'Homme avec lui-même et avec l'ordre rationnel des choses. Il s'agissait
maintenant d'exploiter les richesses de la Terre, de constituer par le tra-
vail un monde d'abondance qui devait rendre la vie meilleure pour tous.
Les grèves, les affrontements, les luttes ouvrières étaient autant d'étapes
qui rapprochaient, jour après jour, de la société sans classe. Le Parti
menait le combat pour les lendemains qui chantent. Le temps était un
temps de la réalisation et de l'accomplissement : les inégalités et les injus-
tices seraient abolies. Cet espoir historique, ce messianisme laïcisé, cette
Espérance d'un salut collectif qui a été une des grandes perspectives du
XIX siècle, les communistes ont continué, au milieu des pires déboires, à
le tenir à bout de bras - au moins jusqu'en 1989.
Dès la deuxième moitié du XIX siècle, cependant, au moment où
l'industrie européenne allait entrer dans un prodigieux processus de déve-
loppement, Nietzsche avait dénoncé le monde moderne et ses espérances
millénaristes. Il a prophétisé, lui qui est mort en 1900, l'évolution du
XX siècle. Avant Adorno et Horkheimer, il a dénoncé la raison « instru-
mentale » mise au service de fins irrationnelles. Il a condamné le monde
du calcul pour exalter celui du désir, du ça freudien. Déjà Schopenhauer
avait pris ses distances à l'égard de la science et de la technique. De lui
jusqu'à Bergson, un vaste mouvement s'est constitué pour prendre la
défense de la vie contre la technique. Nietzsche voulait remplacer
l'adaptation à l'ordre rationnel par l'exaltation de la passion. Il rejetait
l'utilitarisme - ce qu'il appelait la « pensée anglaise ». Il dénonçait un bon-
heur personnel réduit à l ' dépens de l' être. D'autant que le progrès
industriel repose sur l'esclavage de travailleurs réduits à la misère. La
décadence de son temps, il la voyait dans le mélange de l'euphorie scien-
tiste et du dégoût de vivre. Avec l'égalitarisme et l'arrivée des masses, il
pressentait une société suréquipée techniquement et pauvre en esprits
libres. Dès lors, il pressentait le temps du « dernier homme » – type
humain façonné par la société de consommation. La mort de Dieu pou-
vait être l'occasion d'un bond ascétique vers le surhomme, elle pouvait
a u s s i d o n n e r t o u t loisir a u t e r r o r i s t e d e se l i v r e r à ses m é f a i t s . C ' e s t
N i e t z s c h e q u i a d é n o n c é les t a r e s d u m a c h i n i s m e . Il a c é l é b r é la d i g n i t é d e
l ' a r t i s a n a t . L a s o c i é t é b o u r g e o i s e lui p a r a i s s a i t c o n d a m n é e : les o u v r i e r s
n e m a n q u e r a i e n t p a s d e se r é v o l t e r . O n a s s i s t e r a i t , d ' a u t r e p a r t , à la faillite
d e la s c i e n c e : les s a v a n t s n e s e p o s e n t p a s les p r o b l è m e s d e f o n d , ils é l u -
d e n t t o u t ce q u i d é p a s s e le c h a m p m i s é r a b l e m e n t r e s t r e i n t d e l e u r s p r é o c -
c u p a t i o n s . C ' e s t s o u s l e u r i n f l u e n c e q u ' o n a l ' h a b i t u d e d e c o n s i d é r e r le
m o n d e c o m m e u n e m a c h i n e , alors qu'il est c o n s t i t u é d ' o n d e s d ' é n e r g i e s
qui se c r o i s e n t s a n s c e s s e . E n b r e f , b i e n d e s t h è m e s q u e n o u s r e n c o n t r e -
r o n s a u c o u r s d e c e t t e é t u d e é t a i e n t a n n o n c é s p a r N i e t z s c h e d è s la fin d u
X I X siècle.
D e N i e t z s c h e à F o u c a u l t , o n a p r o c é d é a u d é m o n t a g e d e la p e n s é e
h i s t o r i q u e , d e la c r o y a n c e a u p r o g r è s d e l ' h u m a n i t é , d e l ' h é g é m o n i e d e la
r a i s o n . D u s u r r é a l i s m e à Bataille, o n a d é n o n c é d a n s le m o n d e m o d e r n e
u n s y s t è m e d e c o n t r a i n t e s e t d e p r e s s i o n s q u i r e n d a i t la v i e m i s é r a b l e -
m e n t é t r i q u é e : F o u c a u l t , b i e n a p r è s la p é r i o d e q u e n o u s é t u d i o n s , d e v a i t
m e t t r e e n é v i d e n c e les m é c a n i s m e s d e p o u v o i r q u i , p a r t o u t u n e n s e m b l e
d ' é n o n c é s s u s c i t é s p a r les i n s t i t u t i o n s , n e c e s s e n t d e p r o c é d e r à la n o r m a -
l i s a t i o n d e s c o n d u i t e s . A p r è s N i e t z s c h e , F r e u d s ' a t t a q u e à l ' i d é o l o g i e d e la
m o d e r n i t é : il y a v a i t l ' i n d i v i d u e l e t le social, le plaisir e t la loi : l ' a d a p t a t i o n
a u m o n d e social n e s ' o p è r e q u e p a r la r é p r e s s i o n .
D a n s Malaise dans la civilisation ( 1 9 2 9 ) , o n lit : « O n d é c o u v r i t a l o r s q u e
l ' h o m m e d e v i e n t n é v r o s é p a r c e q u ' i l n e p e u t s u p p o r t e r le d e g r é d e r e n o n -
c e m e n t exigé p a r la s o c i é t é (...) » L a p e n s é e d e F r e u d s ' e s t d ' a i l l e u r s r a d i -
calisée a p r è s la g u e r r e : il e n e s t v e n u à a c c o r d e r p l u s d ' i m p o r t a n c e à
l ' a g r e s s i v i t é , à l ' i n s t i n c t d e m o r t , q u e ce s o i t d a n s l ' d'une illusion
(1927), le Malaise dans la civilisation ( 1 9 2 9 ) , Pourquoi la guerre ( 1 9 3 3 ) .
L ' i n f l u e n c e d e F r e u d , c o m m e celle d e N i e t z s c h e , a c o n d u i t b e a u c o u p
d'esprits à refuser u n e société réduite à des contraintes de plus e n plus
e x i g e a n t e s . L e s S u r r é a l i s t e s o n t v o u é le m o n d e m o d e r n e a u x g é m o n i e s : il
é t o u f f a i t la vie – et, q u i p l u s est, il a v a i t c o n d u i t à l ' h é c a t o m b e u n e g é n é -
r a t i o n d e j e u n e s h o m m e s . M ê m e D u r k h e i m a p u p e n s e r q u e la s o c i é t é
m o d e r n e i n s p i r a i t d e s o b l i g a t i o n s d e p l u s e n p l u s s é v è r e s : elle t e n d a i t à
c o n s i d é r e r l'individu c o m m e travailleur, c o n s o m m a t e u r , b r i d a n t ses aspi-
r a t i o n s les p l u s n a t u r e l l e s .
G e o r g e s Bataille a j o u é u n r ô l e é m i n e n t d a n s c e t t e r e m i s e e n q u e s t i o n
d u m o n d e m o d e r n e . C e r t e s , ses t r a v a u x , les é t u d e s q u ' i l a p u b l i é e s d a n s
les a n n é e s 1 9 3 0 , d a n s la r e v u e Documents, f o n d é e a v e c M i c h e l L e i r i s , n e
f u r e n t alors c o n n u s q u e d e c e r c l e s r e s t r e i n t s ; c ' e s t s e u l e m e n t a p r è s la
guerre que son audience s'est élargie. Comme les philosophes de l'école
de Francfort qui n'ont publié leurs ouvrages essentiels qu'après la guerre,
il ne fit paraître La part maudite qu'en 1949, après vingt ans de réflexions.
Il reste que c'est pendant les années 1930 que les thèmes de sa pensée se
sont mis en place. Il avait lu Nietzsche dans les années 1920 et, introduit
par Leiris auprès de Masson, il fréquenta les Surréalistes. Il rompit avec
Breton, qu'il n'appréciait guère, à la fin des années 1920. Son apparte-
nance au Cercle communiste démocratique le mettait à l'écart. C'est alors
qu'il développa le concept d'hétérogénéité : il désignait par là l'ensemble
des éléments qui s'opposent aux formes de la vie bourgeoise et de la rou-
tine quotidienne. Il voulait retrouver, au-delà des convenances médio-
cres, les forces de l'ivresse, de l'onirisme, des pulsions. Il fallait s'évader
de la prison de fer du monde moderne forgé par la raison occidentale.
C'est le rationalisme de l'économie capitaliste qui « a soumis la vie aux
exigences du travail qui accumule des richesses dont les travailleurs sont
frustrés ». Bataille, en face de la dérision d'une vie réduite à être le rouage
d'un système, prônait l'excès, la dépense, la sortie de Soi, la quête de ce
qu'il appelait l' « impossible ». Il opposait les élans de la vie véritable à la
conception d'une technique qui dégrade la science en production indus-
trielle et d'un travail salarié qui est mesuré en temps et en argent. Il choisit
« ce qui effraie et ravit dans les tremblements » – en dehors du monde de
l'activité rationnelle et technique.

On a assisté, au XX siècle, à la dégradation d'une pensée qui identifiait


la modernité au triomphe de la raison : celle-ci a été réduite à n'être qu'un
moyen au service de fins éloignées de toute rationalité. On l'a appelée
« raison instrumentale ». L'école de Francfort a systématisé cette critique.
Pour Horkheimer, pour Adorno, le monde moderne était celui du déclin,
et même de la disparition de la raison... C'en était fait de la confiance dans
la marche en avant de l'Humanité. Le monde perdait son unité, parce que
la raison, au lieu d'établir les fins dernières, était domestiquée par
l'industrie et la technique : cette instrumentalisation était la ruine de
l'esprit. L'homme moderne ne se conduit plus selon un idéal rationnel, il
est tombé sous le contrôle et dans la dépendance du pouvoir économique
ou politique. Les moyens remplaçant les fins, c'est la civilisation qui est
perdue. Tayloriste ou stakhanoviste, l'industrie organise la société comme
un immense camp de travail forcé. L'individu est réduit à produire et à
consommer, il ne cesse d'être manipulé par la communication de masse.
Cette vision pessimiste de l'école de Francfort, née dans l'époque tra-
gique qui va d'une guerre à l'autre, a exercé une influence considérable
dans un monde où production et consommation assignent à chacun un
rôle qui a été défini pour lui et qui, tant s'en faut, ne répond pas forcé-
ment à sa vocation ou à ses désirs. Avant l'école de Francfort, Max
Weber s'était demandé déjà comment on pouvait encore trouver un sens
à la vie « dans les murs d'acier » de la société moderne rationalisée. La
science ne répondait jamais à la question : « Comment vivre ? » Jaspers
voyait les individus numérotés dans la société industrielle : ils étaient
condamnés à être des robots : il attendait un sursaut existentiel. La
noblesse de l'Homme était, à ses yeux, dans sa destination spirituelle. Le
positivisme technique a conduit à la perte du sens, au vide de l'existence,
au nihilisme que Nietzsche avait annoncé.
Le discours philosophique antimoderne a changé depuis le XIX siècle :
on ne se plaignait pas alors des méfaits de la raison, mais plutôt de ses limi-
tes. La pensée de Renouvier était pleine de méfiance à l'égard de la science.
On proclamait ici ou là la banqueroute du progrès, la faillite de la science.
Dans ses livres, et surtout dans Science et religion, Boutroux voyait dans les
théories scientifiques des constructions artificielles, on échouait à
atteindre le fond des choses qui demeurait mystérieux. Bien des esprits, de
Duhem à Le Roy, reprirent ces thèmes. Henri Poincaré leur conféra un
éclat incomparable : il accordait que la science savait établir des rapports
entre les phénomènes, mais il lui refusait la connaissance du monde réel.
Le déterminisme dont se flattaient les savants trahissait le désordre, la mul-
tiplicité, le foisonnement des minuscules événements qui constituent la
réalité ultime de la matière. Les critiques du progrès dont Georges Fried-
mann faisait état dans son livre, La Crise duprogrès, concernaient, on le voit,
la validité de l'activité scientifique, non les conséquences de toute sorte
qu'elle peut avoir sur la vie des hommes. En bon marxiste, Friedmann ne
remettait pas en cause la grande route qui va des Lumières à la praxis : c'est
la voie royale de l'Humanité. Les hommes la retrouveraient, selon lui, tôt
ou tard après quelques excursions dans les sentiers qui ne mènent nulle
part. Il est frappant que Friedmann ne dise rien qui concerne le sens et le
bien-fondé de la civilisation technique et industrielle.
Les Lumières ont représenté au XVIII siècle l'apogée des Temps
modernes. Dès que le monde moderne est né avec ses incessants progrès
techniques et ses mutations constantes, la pensée philosophique a pris ses
distances à son égard. La modernité, ce fut dès lors de s'insurger contre le
moderne – jusqu'à l'ère du postmoderne annoncée par Lyotard dans son
livre de 1979, La condition postmoderne. Plus près de nous, dans la dernière
décennie, les livres d'Habermas et d'Alain Touraine en faisant l'histoire
de son discours philosophique se rencontrent dans la volonté de sauver la
modernité en retournant à ses sources et de concilier le soin du sujet avec
les accomplissements de la raison.
Tel est le parcours philosophique qui accompagne les aventures du
monde moderne depuis l'apogée des Lumières jusqu'aux confins du
postmoderne. La technique est née de la raison, elle est la fille de l'esprit,
mais elle a trahi l'esprit quand la raison est devenue « instrumentale ».

À côté du discours philosophique, il n'est peut-être pas inutile de pré-


senter une défense et illustration du monde moderne par les écrivains.
Essayistes, poètes, romanciers n'ont-ils pas leur mot à dire devant les
transformations du monde ? Nouveaux paysages urbains et industriels,
banlieues sordides, encombrement des villes par l'automobile, nouveaux
moyens de transports – paquebots, avions, trains rapides ne pouvaient-ils
pas alimenter leur verve ? D'autant que le monde moderne, ce ne sont
pas seulement des engins, c'est une nouvelle façon de voir et de sentir,
d'aimer, de concevoir le monde, c'est une couleur de la vie, une réalité
morale autant que matérielle. Or, chose frappante, ce n'est guère
qu'après 1930 que des écrivains portent attention à toutes les nouveautés,
de quelque ordre qu'elles soient, encore qu'un Cendrars et un Morand
aient, dès la décennie précédente, aperçu tout le parti qu'on pouvait tirer
du monde nouveau qui naissait sous leurs yeux. Inversement beaucoup
de romanciers, après 1930, continuent à produire des romans d'où le
monde moderne est, la plupart du temps, exclu. Pourquoi cette frilosité,
ce refus du nouveau – mis à part Céline, Martin du Gard, Jules Romains,
Aragon, Nizan ?
Chez beaucoup d'écrivains, il y a une crispation compréhensible
devant les aspects matériels et moraux de la modernité. Cela tient sans
doute au violent contraste entre le monde qu'ils ont connu dans leur
enfance et celui qui se renouvelle peu à peu sous leurs yeux : un homme
né vers 1885, voire aux alentours de 1900, comment ne serait-il pas
éberlué par les changements de la vie ? Plus profondément, les écrivains
français de l'époque que nous envisageons ont – sauf exception – reçu
une culture classique ; ils ont étudié Virgile et Racine, ils ont dans
l'esprit une image de la beauté littéraire qui risque de ne pas s'accom-
moder facilement de la vie moderne. Déjà, au XIX siècle, était apparue
une certaine défiance à l'égard de ce que Sainte-Beuve avait appelé la
« littérature industrielle ». Cette défiance tenait aux préjugés d'une éduca-
tion fondée sur l'admiration des grands siècles classiques. Avec Balzac,
aux valeurs de goût s'étaient substituées des valeurs de création : il avait
forgé, comme Taine et Gautier l'avaient compris, une « langue spéciale »
bien éloignée de cette langue épurée des classiques qui n'était faite que
pour exprimer des pensées générales ; Edmond de Goncourt, résolu-
ment moderne, avait observé avec pertinence que c'est avec Balzac que
commence « chez un littérateur de génie, la littérature qui, par exemple,
autour de la rouerie d'un avoué à propos d'une surenchère, n'apporte
plus rien de ce qui est la valeur et le charme et la convention des ancien-
nes littératures ». Que dire alors des romanciers qui assistent, vers 1930,
aux prodigieuses transformations de la vie ? Il risque d'y avoir un hiatus
entre leur culture et leur expérience. Dans l'esprit de beaucoup d'entre
eux (malgré ce que Baudelaire avait dit de la modernité), la littérature a
pour fonction, non de saisir des réalités éphémères, mais de peindre
l' « homme éternel », dégagé des contingences du monde où il vit. Un
ami plus ou moins bien intentionné avait mis Paul Morand en garde
contre le ridicule qu'il y a à chanter les nouveaux modes de locomotion :
ils courent le risque de se démoder bien vite. De telle sorte que si
Romains, Cendrars ou Morand ont accordé une place dans leurs œuvres
aux réalités du monde moderne, beaucoup les ont ignorées et même se
sont fait un devoir de les laisser de côté.
Si le roman bourgeois, provincial ou paysan, qui reste en marge du
monde moderne, continue à prospérer après 1930, on voit aussi paraître
des romans attentifs à la fois aux nouvelles réalités matérielles et aux nou-
velles façons d'envisager la vie. De nouveaux types de personnages appa-
raissent : celui, par exemple, de l'homme requis par l'Histoire, bringue-
balé, comme Bardamu dans « cette incroyable affaire internationale ».
Martin du Gard, quand il parlait du projet de L'Été 14 à l'un de ses amis,
disait qu'il voulait montrer « (ses) personnages emportés par la tour-
mente » – leur vie privée inextricablement mêlée à la vie publique. La
guerre l'a montré : chacun est dépositaire d'une vie qui ne lui appartient
plus. Autre héros du monde moderne : l'ancien combattant, rescapé de
tous les combats, un peu égaré dans le monde de l'après-guerre, amer,
déçu et scandalisé par le spectacle qu'offre la société française. Si
l'Ingénieur – figure pourtant exemplaire du monde moderne – est peu
répandu dans les fictions, le médecin, de Duhamel à Martin du Gard et
jusqu'à Camus, a gagné ses lettres de noblesse. Surtout, apparaît
l' Homme révolté dont Vallès avait déjà esquissé les traits dans L'Insurgé.
Jacques Thibault était une des figures marquantes du roman avec Bar-
damu. A côté du révolté, souvent lié à lui par toutes ses fibres, le militant,
le héros de type bolchevique dont Garine est l'exemple le plus accompli.
On comprendra aisément, je pense, que je m'en sois tenu à la période
de l'entre-deux-guerres. Le XIX siècle ne s'achève qu'en 1914. Un nou-
veau monde se lève avec la guerre, avec la Révolution de 1917, et avec
toutes les conséquences que ces deux événements devaient avoir. Les
vingt ans qui vont d'une guerre à l'autre présentent deux faces : on passe
des « années folles » aux années graves, des jeux littéraires d'une généra-
tion fort brillante aux réflexions sur le destin de la civilisation occidentale.
C'est autour de 1930 que s'effectue ce passage. Jamais les problèmes du
monde moderne n'ont été à ce point à l'ordre du jour. Le tragique de
l'Histoire a suscité des fantasmes de saccage et de destruction, comme on
le voit dans le Moravagine de Cendrars, mais aussi des visions d'apocalypse
comme on en trouve dans l'œuvre de Céline. En même temps, de façon
paradoxale, le monde moderne pénètre tout doucement les villes et les
villages. Ce que les Français du XIX siècle apercevaient de loin en loin
dans les grandes expositions universelles et qui leur donnait une idée des
transformations à venir est devenu plus proche et presque familier : ce
qui figurait dans les vitrines de ces grandes foires s'est répandu dans la
ville. De telle sorte que la modernité des années 1930 n'est pas seulement
faite de tourments et de menaces, elle est le nouveau visage de la vie. Et si
la France est encore largement provinciale et paysanne, les images que les
voyageurs rapportent des États-Unis font l'effet d'être des scènes de la
vie future, pour reprendre le titre de Duhamel.
On trouvera dans ce livre à la fois des opinions d'écrivains sur le
monde moderne et des efforts pour exprimer littérairement les nouvelles
réalités, matérielles et morales, qu'il apportait. Maritain et Guénon ne
sont ni romanciers ni poètes, mais ils ont leur place ici parce qu'ils exami-
nent et jugent le monde devant lequel ils se trouvent. Un homme comme
Daniel-Rops peut bien écrire en 1929 le roman intitulé L'âme obscure, en
tant qu'essayiste et porte-parole de sa génération, il exprime la plupart des
idées qu'elle pouvait se faire des réalités nouvelles. Duhamel est roman-
cier, et il est frappant que le monde moderne soit si peu présent dans le
cycle de Salavin et dans la chronique des Pasquier. Mais il ne mâche pas
ses mots quand il présente ironiquement des images de la vie américaine
moderne. En revanche, les romans de Céline, Les Hommes de bonne volonté
de Jules Romains, L'Été 14 de Martin du Gard, les romans de Nizan et
d'Aragon, pour ne citer que ceux-là, sont des fictions où le monde
moderne est, à des degrés divers, montré, mis en scène, intégré à l'univers
imaginaire de l'auteur. J'avais pensé un moment organiser deux parties
- l'une réservée aux opinions, l'autre aux réalisations esthétiques. Il m'a
semblé que cela eût donné trop de rigidité à l'exposé. Et d'ailleurs opi-
nions et réalisations se chevauchent sans arrêt.

Avec le discours philosophique de la modernité, tel qu'on le lit, par


exemple, dans le livre d'Habermas, on va de sommet en sommet - de
Descartes à Kant, de Hegel à Nietzsche, de Bataille à Foucault. Vol eni-
vrant, on se gorge d'air pur et de grands espaces, loin des tristes contin-
gences de la vie. La littérature, elle, a le mérite de nous ramener à
l'humain, aux soucis qui naissent devant l'opacité de l'avenir, quand on
avance à l'indice de courte vue du présent. Je voudrais préférer ici au vol à
tire-d'aile un patient cheminement dans les sous-bois et une promenade
dans les rues du village. Si je parle de promenade, ce n'est pas pour le plai-
sir d'user d'une métaphore poétique ; c'est que la nature même de mon
sujet oblige à aller d'un auteur à l'autre et à glaner ainsi les réactions de
chacun à ce qu'on appelle alors le « monde moderne ». En ce domaine,
l'école buissonnière n'est pas forcément la plus mauvaise. J'ajoute que si
je m'en tiens la plupart du temps à l'expression « monde moderne », c'est
qu'elle était couramment utilisée dans la période envisagée - celle de
l'entre-deux-guerres. Le mot de « modernité » n'a connu son immense
succès que plus tard, quoiqu'il remontât à Baudelaire. S'il est resté sou-
vent cantonné dans le domaine esthétique - comme on le voit dans le
livre de Meschonnic –, il a connu ensuite une extension considérable : de
nos jours, il recouvre souvent l'immense champ du « monde moderne »
– à la fois ses progrès matériels et les valeurs d'espérance qui en cons-
tituent le fondement depuis les Lumières. Dans le récent livre de Guille-
b a u d le mot n'a guère de référence esthétique, mais désigne le monde de
la confiance dans l'avenir, de l'individualisme, de l'égalitarisme, de la jus-
tice et du droit. Il recouvre, plus ou moins, la vision hégélienne de l'his-
toire - la « postmodernité » intervenant quand meurt la foi et que dépérit
l'espérance. Le livre d'Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la
modernité2 fait état des deux acceptions, l'une avec ses références esthéti-
ques, l'autre liée à une vision de l'histoire. L'avantage de l'expression
« monde moderne » – outre qu'elle est la plus répandue dans l'époque
envisagée –, c'est qu'elle désigne un état de fait et qu'elle ne préjuge pas

1. Jean-Claude Guillebaud, La Refondation du monde, Le Seuil, 1999.


2. Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Le Seuil, 1990.
de sa valeur –, a m é l i o r a t i o n continue du sort des h o m m e s ou de ses
méfaits, u n nouvel asservissement.
Il r e s t e à j u s t i f i e r le c h o i x d e la p é r i o d e considérée ici. B e a u c o u p
d ' h i s t o r i e n s c o n s i d è r e n t q u e le X X s i è c l e c o m m e n c e e n 1 9 1 4 a v e c le c r e u -
s e m e n t d e s p r e m i è r e s t r a n c h é e s s u r le f r o n t e t s ' a c h è v e e n 1 9 8 9 a v e c les
c o u p s d e p i o c h e q u i m e t t e n t à b a s le m u r d e B e r l i n – m ê m e si u n t e l
découpage chronologique appelle bien des nuances. Dans ce « siècle
c o u r t » o n p e u t discerner plusieurs m o m e n t s d o n t c h a c u n a sa spécifi-
c i t é : la p é r i o d e 1 9 1 4 - 1 9 4 5 e s t l' « è r e d e s c a t a s t r o p h e s » – u n e « g u e r r e d e
t r e n t e et u n a n s » q u i m o n t r e l ' é c r o u l e m e n t d u g r a n d édifice d e la civilisa-
t i o n d u X I X siècle, l a m i n é p a r d e u x g u e r r e s m o n d i a l e s , u n e b a n q u e r o u t e
é c o n o m i q u e , l ' é m e r g e n c e des régimes fascistes et c o m m u n i s t e s . L'unité
de cette période est d'autant plus saisissante q u ' o n y perçoit l'inéluctable
e n c h a î n e m e n t d u m a l : la g u e r r e , le t r a i t é d e V e r s a i l l e s , la r é v o l u t i o n l é n i -
niste v o n t , d e m a l h e u r e n m a l h e u r , a b o u t i r à l'apocalypse d ' H i r o s h i m a et
de Nagasaki. Mais, par u n prodigieux soubresaut de l'Histoire, voici q u e
l ' E u r o p e é p u i s é e , à f e u et à s a n g v a se r e l e v e r , a i d é e p a r les c a p i t a u x a m é -
r i c a i n s , a v e c u n e v i g u e u r e t u n e r a p i d i t é e x c e p t i o n n e l l e s : e n d i x a n s , la
reconstruction est accomplie et l'on entre d a n s ce q u ' o n a a p p e l é les
« trente glorieuses » : après l'apocalypse, c'est ce q u ' u n historien a appelé
un « âge d'or » : croissance hors de pair, augmentation annuelle du
n i v e a u d e vie, c o n f i a n c e r e t r o u v é e d a n s l'avenir, q u i paraît d e v o i r a c c o m -
p l i r les a n c i e n n e s p r o m e s s e s d u X I X siècle. E n m ê m e t e m p s , a v e c la p h i -
l o s o p h i e d e l ' e n g a g e m e n t , S a r t r e p r o v o q u a i t le r e t o u r d e l ' i n t e l l e c t u e l s u r
la scène de l ' H i s t o i r e : le sujet, a v a n t d'être condamné par Foucault,
r e p r e n a i t l ' o f f e n s i v e . B i e n s û r , le f o n d d e t a b l e a u r e s t a i t s o m b r e a v e c la
g u e r r e f r o i d e e t les p r o b l è m e s d e la d é c o l o n i s a t i o n . B e a u c o u p d ' e s p r i t s
o n t e u le s e n t i m e n t q u e le m o n d e à n o u v e a u m a r c h a i t d a n s le b o n s e n s .
U n e nouvelle crise était o u v e r t e dès 1968 : b i e n des jeunes g e n s o n t cher-
ché, c o m m e l'a b i e n v u L e v i n a s , u n e forme de salut surréaliste parce
q u ' i l s a v a i e n t p e r d u c o n f i a n c e d a n s l e m a r x i s m e s o v i é t i q u e : il n ' é t a i t p l u s
le messager de l'Histoire. Une nouvelle crise économique dans les
a n n é e s 1 9 7 0 , les r é v é l a t i o n s d e S o l j e n i t s y n e , d ' a u t r e s f a c t e u r s o n t a m e n é
un désenchantement annoncé depuis longtemps : l'universalisme est
affaibli, l ' o p t i m i s m e h i s t o r i q u e d ' u n e h u m a n i t é e n p r o g r è s t o m b e e n l a m -

1. Éric Hobsbawm, L'âge des extrêmes. Histoire du court, XXe siècle, 1914-1991, Éd. Complexe, « Le
Monde diplomatique », 1999.
2. Ibid.
beaux. On se méfie de plus en plus de la raison, on met en cause la
pensée, on refuse les points de vue surplombant, la vérité et l'universel
paraissent condamnables, le « postmoderne », avec Lyotard, Deleuze,
Baudrillard – indépendamment de ses nouvelles réalisations architectura-
les et esthétiques –, est une mise en cause de l'humanisme, de la raison, de
la foi dans le progrès. Il est clair que ces trois périodes —le cataclysme, le
sursaut, le désenchantement – sont très différentes l'une de l'autre, même
si elles sont traversées en profondeur par des courants identiques. Il m'a
paru préférable de m'en tenir à la première et de montrer la complexité
des éléments qui la constituent.
CHAPITRE I

RENOUVEAU DE L'ANTIMODERNE

Certaines critiques du monde moderne, chez les écrivains de notre


siècle, sont souvent des réactions d'humeur : le nouveau peut séduire, il
peut aussi paraître surprenant, incongru, déplacé. Mais elles s'appuient
aussi sur toute une tradition antimoderne qui a traversé le XIX siècle. De
Bonald à Maurras, de Joseph de Maistre à Barbey d'Aurevilly, c'est une
constante réprobation à l'égard de l'individualisme, de l'utilitarisme, du
mercantilisme. On ne se privait pas non plus de récriminer contre les
diverses réalisations de la technique. On célébrait le culte de la Tradition
et de l'Autorité. Maurras, qui ne considérait la religion que comme garant
de l'ordre, se réclamait aussi des idées d'Auguste Comte. Or, à ce courant
antimoderne, catholique, monarchiste, voire positiviste, se sont ajoutées,
au début du XX siècle, des critiques du monde moderne d'un type nou-
veau, dont on trouve de bons exemples chez Sorel et Péguy. Les deux
courants, maurrassien et péguiste, ont traversé l'entre-deux-guerres.

Ce sont les tenants de l'Ancien Régime – Bonald, Maistre et leurs dis-


ciples – qui, avant Bloy et Maurras, se sont insurgés contre le monde
moderne, né de la Révolution de 1789. Ils s'en prenaient au rationalisme
des Lumières, ils déploraient l'abandon de la Tradition, et, pour eux,
toute véritable autorité ne pouvait procéder que de Dieu. Pour Joseph de
Maistre, l'homme est mauvais, c'est aux Institutions – l'Église, la
Royauté – de le guider et de le contraindre. La faute majeure de la société
moderne est d'avoir substitué la Raison à la Tradition, d'avoir donné la
prééminence à l'individu sur le corps social. Les idées de Joseph de
Maistre ont pu agir d'autant mieux sur les esprits à la fin du siècle que
l'édition de ses Œuvres complètes paraissait à Lyon entre 1884 et 1887. Il
voulait restaurer le pouvoir du roi et du Pape. L'essentiel de sa pensée
pouvait tenir dans les deux mots de continuité et d'unité. Il voyait dans la
monarchie et dans le catholicisme une image de l'ordre divin réalisé sur la
terre. La démocratie, en revanche, lui paraissait menacée par la diversité,
la dispersion, le caprice. L'État, selon lui, a une âme qui est le roi, des
organes qui sont les grands, un instrument qui est l'armée – une matière
qui est le peuple. Il allait jusqu'à justifier l'injustice : elle est la loi du
monde voulue par D i e u
On trouverait des idées identiques ou voisines chez Bonald. Mais au
pessimisme de Maistre, il opposait un optimisme : l'Ordre et le Bien sont
immanents au monde. Il soulignait une des idées les plus répandues sous
la monarchie et qui devait avoir beaucoup de retentissement dans le
monde bourgeois, c'est que le noble ne doit pas gagner d'argent. Si la
noblesse devait disparaître, il n'existerait plus qu'un patriciat fondé sur
l'argent. Beaucoup de monarchistes, encore au XX siècle, pensaient que
ce serait la mission de l'héritier du Trône que de faire alliance avec le
peuple contre la bourgeoisie.
Maurras devait répandre beaucoup des idées de ces traditionalistes.
Par l'éclat de son intelligence, il a donné à son combat pour le rétablisse-
ment de la monarchie un grand retentissement, au moins jusqu'en 1926,
date à laquelle l ' française a été condamnée par le Vatican : Maurras
n'avait pas la foi, et il ne considérait le catholicisme que comme un gar-
dien de l'ordre social : il était sur ce point l'héritier d'Auguste Comte. Il
n'a cessé de s'en prendre lui aussi à l'individualisme qui est apparu avec la
Réforme et qui s'est affirmé avec la Révolution : l'individu se dresse
contre l'Autorité et la Tradition, l'individualisme est un ferment de désin-
tégration sociale. Chacun n'est que la cellule d'un organisme, et, dès qu'il
revendique son indépendance, il affaiblit l'organisme tout entier.
Dans l ' de l'intelligence (1905), Maurras déplorait l'importance
qu'avait prise l'argent dans la société issue de la Révolution : « De
l'autorité des princes de notre race, disait-il, nous avons passé sous la
verge des marchands d'or. » D'abord, c'en était fini du prestige intellec-
tuel et moral de l'écrivain dès qu'on pouvait le soupçonner d'être soumis
à l'influence de l'argent. Ensuite, après le Balzac d ' perdues, après le
Vallès des Réfractaires et du Bachelier, après le Barrès des Déracinés, Maurras
était sensible à la constitution dans le monde moderne d'un prolétariat

1. Sur Joseph de Maistre, à la fin du XIX siècle, voir E. Faguet, Politiques et moralistes du XIXe siècle,
1891.
intellectuel susceptible de se vouer à quelque entreprise de subversion.
Enfin, le péril le plus grave qui, selon lui, menaçait l'avenir de
l'intelligence, c'était le développement de l'industrie, du commerce sous
l'impulsion de la science et du machinisme : il en résultait la multiplica-
tion et l'accroissement des fortunes, ainsi que toute une série de phéno-
mènes que l'intelligence n'était pas armée pour maîtriser.
En 1922, dans Romantisme et révolution, Maurras constatait que toutes
les catastrophes qu'avaient annoncées Maistre ou Bonald étaient en effet
survenues : la légalité révolutionnaire avait dépeuplé les familles, la cen-
tralisation avait tué la vie sociale, le régime électif avait brisé l'État. La
liberté minait le respect des citoyens pour les lois - l'égalité livrait le pou-
voir aux « éléments inférieurs de la nation », et la fraternité imposait une
complaisance sans bornes pour tous les hommes.
Barrès laissait voir les craintes que la société industrielle lui inspirait :
il saisissait mal les ressorts du monde moderne. Il avouait, dans ses
Cahiers, qu'il ne voyait pas comment résoudre les problèmes que posait la
concentration du prolétariat dans les grandes villes. Maurras pensait que
la politique pouvait résoudre tous les problèmes (il suffisait de revenir au
régime monarchique) ; Barrès, lui, était dès sa jeunesse ouvert aux ques-
tions sociales. Il se distinguait encore de Maurras en s'affirmant républi-
cain avec netteté dans sa réponse à l'enquête sur la Monarchie. C'était
affaire de réalisme politique : il fallait accepter un régime qui était sou-
haité par la plus grande partie de la population. Il condamnait la corrup-
tion des grandes villes Ses idées sur la décadence de la société moderne
lui venaient en partie de Jules Soury : celui-ci, professeur à la Sorbonne,
était obsédé par le crépuscule de la civilisation française ; il répudiait le
monde moderne ; il voyait la France perdue, à moins que ne survienne
une guerre susceptible de réveiller les énergies.
Un secteur de l'opinion intellectuelle était éloigné de ces perspectives
traditionalistes. Il s'agit d'esprits gagnés au monde nouveau, mais inquiets
devant certaines de ses évolutions. Ils étaient portés à le critiquer et à
l'amender plutôt qu'à l'accepter sans broncher. Ils ne se réclamaient ni de
l'Église ni de la Royauté, mais du positivisme d'Auguste Comte. Celui-ci
partageait l'espérance des Encyclopédistes, il condamnait comme eux la
religion - sauf à la considérer comme un utile garant de l'ordre. Il voyait
la société comme un organisme qui ne pouvait demeurer en bon état qu'à
certaines conditions : d'abord la fixité des situations sociales. Il déplorait

1. Barrès, Œuvres, Bouquin-Laffont, préface d'Éric Roussel.


que la Révolution ait mis en branle la mobilité sociale, ait fait naître dans
l'esprit de chacun le désir de grimper dans les hauteurs de la société. Il
allait jusqu'à souhaiter le rétablissement du droit d'aînesse ; il voulait
confirmer l'autorité du mari sur la femme, du père sur les enfants. Le
pouvoir politique ne devait en aucune façon venir d' « en bas ». Aux
savants, le pouvoir intellectuel ; aux industriels, le pouvoir temporel.
Taine a joué un rôle important dans la diffusion de certaines idées
d'Auguste Comte et de Joseph de Maistre : il a fait une synthèse des
deux doctrines. De Comte, il a gardé l'idée de maintenir une société sta-
tique, qui est un organisme dont chaque individu est une parcelle. Il a
renoncé au caractère dogmatique du positivisme, de même qu'il
n'acceptait pas la religion révélée. Il a été, à la fin du XIX siècle, le repré-
sentant d'un traditionalisme tempéré. Il se méfiait des tendances centra-
lisatrices du parti républicain qu'il soupçonnait de vouloir imposer ses
convictions intellectuelles.
Du côté des institutions, l'Église ne fait guère de concessions aux
aspirations libérales du monde moderne. Elle maintient le principe
d'autorité ; elle proclame le dogme de l'infaillibilité pontificale ; elle résiste
à l'offensive moderniste – condamnée en 1864 dans le Syllabus et à nou-
veau en 1907 dans l'encyclique Pascendi. Léon XIII recommande la lec-
ture de saint Thomas, la Revue thomiste est fondée en 1890. Certes il
cherche à réconcilier l'Église et la République, et il voulait, par
l'encyclique Rerum novarum mettre fin à l'alliance du catholicisme et de la
réaction. Mais avec Pie X on en revient à l'intransigeance de Pie IX et le
Sillon fut condamné.
Si j'évoque à grands traits toutes ces choses anciennes, c'est qu'elles
ont encore alimenté une large part des propos de l' « antimoderne » pen-
dant l'entre-deux-guerres. C'est aussi parce qu'elles sont le signe que,
devant l'extraordinaire bouleversement provoqué par l'industrie, beau-
coup d'esprits se sont cabrés. Leur premier mouvement a été de retour-
ner en arrière, de regarder avec nostalgie le monde d'hier et d'avant-hier.
Bien sûr, chez Maistre ou Bonald, la fidélité à des convictions inébranla-
bles reste première. Mais d'autres se laissent seulement aller au pas-
séisme. Le poète évoque le temps où « Maintenon jetait sur la France
ravie / L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin » On se tourne
volontiers vers le Moyen Âge, non plus par goût du pittoresque ou de la

1. Verlaine, Sagesse. Œuvres poétiques, La Pléiade, p. 153.


couleur locale, mais parce qu'il d o n n e l'impression d ' u n m o n d e en ordre.
O n est entré en effet dans u n temps de grand désarroi : le m o n d e
m o d e r n e est compliqué, les solutions qu'il faut a p p o r t e r à ses p r o b l è m e s
apparaissent o p p o s é e s et contradictoires – et il n'y a m ê m e pas d'accord
sur les diagnostics. À l'inverse, o n se réfugie volontiers dans un avenir
idyllique : Z o l a évoque dans les Quatre évangiles les lendemains qui chan-
tent et Anatole France dans le conte d'anticipation Sur la pierre blanche1
s'amuse à é v o q u e r avec quelque pessimisme d'ailleurs, la société française
de l'avenir telle q u ' o n peut l'imaginer en d é v e l o p p a n t les virtualités des
progrès actuels.
La France d'avant 1914, malgré les crises politiques, financières o u
morales (Panama, l'affaire Dreyfus, la politique anticléricale), malgré les
alertes qui m e t t e n t la paix en péril (Agadir), reste un pays stable ; cette sta-
bilité tient au caractère en grande partie rural de la population ; à
l'existence d ' u n e i m p o r t a n t e classe m o y e n n e , qui p o s s è d e u n peu de
biens et qui a l'espérance de voir ses enfants conquérir une situation
encore meilleure ; à la solidité de la monnaie. Mais la Belle É p o q u e est
aussi une é p o q u e troublée et pleine de menaces : le m o n d e ouvrier a le
sentiment de ne pas obtenir sa juste part du d é v e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e ,
sa condition est rude : des logements déplorables ; dix heures de travail
quotidien ; pas de congés payés ; le repos h e b d o m a d a i r e est précaire ; il
n'existe aucune assurance contre les risques de l'existence. L ' a m e r t u m e
d u m o n d e ouvrier trouve, avec la c o n c e n t r a t i o n industrielle, des condi-
tions favorables p o u r obtenir satisfaction dans ses revendications :
l'union fait la force et le syndicalisme est légal depuis 1884.
C o m m e n t des ouvriers réduits à u n état misérable pourraient-ils
entendre les considérations de l ' française en faveur de la m o n a r -
chie ? C o m m e n t pourraient-ils admettre que soient trahis chaque jour les
principes m ê m e s de la République en laquelle ils avaient mis tant
d'espoirs : Liberté, Égalité, Fraternité ? La seule solution est le recours
aux grèves : elles furent n o m b r e u s e s et dures de 1905 à 1910. Mais la
réaction ne fut pas moins violente : un Clemenceau n'hésitait pas à répri-
mer, à sanctionner, à révoquer. Le syndicalisme révolutionnaire finit par
se lasser. Le mythe de la grève générale, qui eût p u d o n n e r le p o u v o i r au
prolétariat, resta u n mythe. Le b o u l e v e r s e m e n t tant attendu ne vint pas ;
ce fut la guerre qui survint.

1. Ce roman d'anticipation a paru en feuilleton dès le 1" numéro de L'Humanité, le 18 avril 1904.
L'ouvrage essentiel de Georges Sorel reste sans doute les Réflexions sur
la violence, qu'il commença à écrire en 1904 et qu'il publia en 1908. Sa phi-
losophie sociale était l'activisme : il exaltait l'action directe qu'il opposait
à la décrépitude des considérations abstraites. Son anti-intellectualisme,
sa confiance dans un sursaut populaire allaient de pair avec son dégoût de
la décadence bourgeoise : le peuple devait retrouver des valeurs héroï-
ques, la flamme d'une vie hautement morale, car c'est d'une régénération
qu'il s'agit. Ce sont les intellectuels qui ont poussé à l'étatisme ; à leurs
ratiocinations, Sorel oppose les valeurs du travail manuel. Il prône une
éthique prolétarienne - allant le cas échéant jusqu'à la chasteté ! - et il
fustige le besoin de confort et de jouissances : les satisfactions égoïstes ne
sauraient être le but poursuivi par les forces prolétariennes2. Devant
l'écroulement du vieux monde, il a conclu en 1893 à la nécessité de deve-
nir socialiste : il retint du marxisme, pendant plusieurs années, l'idée de la
lutte des classes et de la mission historique du prolétariat. Plus tard,
comme Péguy, il rendit Jaurès responsable de la dégénérescence du socia-
lisme. En même temps, il en vint à récuser l'idée de nécessité et de fatalité
que comporte la doctrine marxiste, à savoir que le capitalisme s'écroulera
de toute façon, assurant le triomphe du prolétariat. Mais la séparation de
la société en deux classes – bourgeoisie et prolétariat – lui parut bientôt
inexacte : il y a en France une classe moyenne qui s'étend de plus en plus.
Enfin, vers 1903, il est inquiet de voir certains syndicalistes céder trop
souvent à la tentation de l'embourgeoisement. C'est à partir de 1904
- date de la grève sanglante de Cluses - qu'il entreprend de réfléchir sur la
violence. Vers 1905-1906, il est enthousiasmé par la grande poussée du
syndicalisme révolutionnaire. Seul, selon lui, un mouvement ouvrier
héroïque (et pourquoi les thèmes héroïques de Nietzsche ne seraient-ils
pas au service des inspirateurs de la grève générale ?), à l'écart des tenta-
tions réformistes de la démocratie bourgeoise, repoussant toute idée de
compromis avec le patronat, peut sauver le monde d'une décadence mer-
cantile. Sorel est convaincu que l'idée de Proudhon selon laquelle le
thème de la justice et de la liberté constitue le vrai moteur de l'action
révolutionnaire a perdu son efficacité et son fondement. Peut-être est-ce
Cournot qui l'a aidé à reconnaître le rôle du hasard dans le dévelop-
pement historique, à prendre conscience du caractère imprévisible de

1. Sur Georges Sorel, on peut consulter F. Rossignol, La Pensée de Georges Sorel, et surtout P. Andreu,
Notre maître Georges Sorel, Grasset, 1953.
2. Mounier reprendra cette idée dès le 1 numéro d ' en 1932.
l ' a v e n i r . I l a é t é m a r q u é a u s s i p a r B e r g s o n d o n t il a r e t e n u l ' i d é e d ' u n e
activité inventive, d ' u n élan créateur, alors q u e l ' e n t e n d e m e n t abstrait ne
fait q u e g l i s s e r à la s u r f a c e d u réel o u s e r é f u g i e r d a n s l ' a n a l y s e d u p a s s é .
C ' e s t p o u r q u o i il e n v i n t à p r ô n e r l ' a u t o n o m i e d u m o u v e m e n t o u v r i e r – à
m i - c h e m i n de l'anarchisme individualiste et des perspectives millénaristes
d'un socialisme étatiste : c'est le fondement du syndicalisme révo-
lutionnaire. Le rôle de l'intelligence ne saurait être de construire préala-
b l e m e n t – et a priori – u n e cité idéale q u e l'action réaliserait plus tard.
C'est l'action qui doit être première, c'est l'élan révolutionnaire qui
i m p o r t e au p r e m i e r chef.
L e s a n n é e s 1 9 0 6 - 1 9 0 9 c o n s t i t u e n t le p o i n t c u l m i n a n t d u s y n d i c a l i s m e
r é v o l u t i o n n a i r e . S o r e l v o y a i t a l o r s d a n s l a violence p o p u l a i r e ( o p p o s é e a u x
forces d e la b o u r g e o i s i e ) u n e x e m p l e d e l ' é n e r g i e v i t a l e . L a c l a s s e o u v r i è r e
d e v a i t se g a r d e r d u c u l t e d u P r o g r è s d o n t la b o u r g e o i s i e t e n d a i t à faire u n
i n s t r u m e n t d e s é d u c t i o n . S o r e l r e c o n n a i s s a i t l'excellence d u m y t h e d e la
g r è v e g é n é r a l e p o u r d y n a m i s e r le p r o l é t a r i a t . « C ' e s t à la v i o l e n c e , é c r i v a i t
S o r e l q u e le s o c i a l i s m e d o i t s e s p l u s h a u t e s v a l e u r s m o r a l e s , p a r l e s q u e l -
l e s il a p p o r t e l e s a l u t a u m o n d e m o d e r n e . » « N o u s s e r i o n s h e u r e u x , i n d i -
quait-il e n c o r e en 1 9 0 8 si n o u s p a r v e n i o n s (...) à c o n v a i n c r e q u e l q u e s
personnes des dangers que court notre civilisation par suite de
l ' i n d i f f é r e n c e e n m a t i è r e d e m o r a l e e t d e d r o i t . » A i l l e u r s il i n c i t a i t l e s
p r o f e s s e u r s e t la j e u n e s s e u n i v e r s i t a i r e à é t u d i e r la B i b l e – c o n t r e « la c r i s e
m o r a l e q u i r a v a g e le m o n d e m o d e r n e » – et à arrêter le p r o g r è s de
l ' u t i l i t a r i s m e e t d e la m é d i o c r i t é .

Vint l'affaiblissement du syndicalisme révolutionnaire. Après cette


déception, Sorel persista dans son désir de trouver des solutions aux
m a l a d i e s d u m o n d e m o d e r n e . Il s e t o u r n a v e r s M a u r r a s e t l ' française
v e r s 1 9 1 0 . Il f o r m a le p r o j e t d ' u n e r e v u e q u i d e v a i t ê t r e i n t i t u l é e L a C i t é
française. Elle ne vit jamais le jour, mais on connaît la déclaration
d'intention qui fut rédigée par Sorel :
« [...] S i l ' o n v e u t r é p o n d r e d a n s u n s e n s f a v o r a b l e à l a c i v i l i s a t i o n à l a
q u e s t i o n q u e p o s e l e m o n d e m o d e r n e , il e s t a b s o l u m e n t n é c e s s a i r e d e
d é t r u i r e les i n s t i t u t i o n s d é m o c r a t i q u e s [...]. L a d é m o c r a t i e c o n f o n d les
classes afin de p e r m e t t r e à quelques b a n d e s de politiciens associés à des
f i n a n c i e r s o u d o m i n é s p a r e u x l ' e x p l o i t a t i o n d e s p r o d u c t e u r s ! » L e Cercle

1. Réflexions sur la violence, 1908, p. 38.


2. Ibid.
3. Voir la préface de Contribution à l'étude profane de la Bible, in Andreu, op. cit., p. 46.
4. Andreu, op. cit. p. 73 sq.
Proudhon, e n 1 9 1 1 , q u i r é u n i s s a i t d e s s y n d i c a l i s t e s e t d e s n a t i o n a l i s t e s ,
v o y a i t d e la m ê m e f a ç o n d a n s la d é m o c r a t i e u n e e r r e u r q u i a v a i t a b o u t i à
l ' e x p l o i t a t i o n d e s t r a v a i l l e u r s et à l ' é t a b l i s s e m e n t d u r é g i m e c a p i t a l i s t e . L a
r u p t u r e d e S o r e l a v e c la d r o i t e f u t t o t a l e a p r è s les p r e m i e r s m o i s d e la
g u e r r e . E n 1 9 1 7 , il a p p l a u d i s s a i t a u s u c c è s d e L é n i n e : e n 1 9 1 8 , il é t a i t
p e s s i m i s t e s u r l ' a v e n i r d e l ' E u r o p e : elle e n t r a i t d a n s la p l u s h a ï s s a b l e
d é c a d e n c e , celle d e la p l o u t o c r a t i e à l ' a m é r i c a i n e .
Répondre à la « crise morale qui ravage le m o n d e m o d e r n e »,
r é s o u d r e « les p r o b l è m e s q u e p o s e le m o n d e m o d e r n e », q u ' e s t - c e à d i r e
s i n o n q u e ce m o n d e e s t e n crise e t q u e les d o c t e u r s q u i se p e n c h e n t s u r
s o n cas p r o p o s e n t d e s d i a g n o s t i c s i n c o m p a t i b l e s ? P e u t - o n à la fois r e v e -
n i r e n a r r i è r e e t aller d e l ' a v a n t ? Il n e s a u r a i t y a v o i r d ' e n t e n t e e n t r e S o r e l
et Maurras, malgré leur b r e f r a p p r o c h e m e n t c o n d a m n é à l'avance. L e
m o n d e m o d e r n e a p p a r a î t , à la veille d e la g u e r r e , c o m m e u n m o n d e p r o -
v i s o i r e – u n e t r a n s i t i o n e n t r e u n p a s s é « d o n t o n g a r d a i t la n o s t a l g i e e t u n
a v e n i r i n c e r t a i n e t d a n g e r e u x ». C e m o n d e n o u v e a u est-il le p r é l u d e à u n
a c c o m p l i s s e m e n t ? o u est-il v o u é à la d é c a d e n c e ? D ' u n c ô t é , Z o l a e t ses
Q u a t r e évangiles ; d e l ' a u t r e P é g u y e t s a c o n c e p t i o n d e l ' e n t r o p i e .
Il f a u t n u a n c e r ces o p p o s i t i o n s s o m m a i r e s e n r a p p e l a n t q u e ce q u i
d o m i n e d a n s l ' o p i n i o n f r a n ç a i s e j u s q u ' e n 1 9 1 4 , c ' e s t la foi d a n s le p r o -
g r è s , l ' e s p é r a n c e d ' u n e vie m e i l l e u r e . Q u e l ' o n c r o i e à u n s u b i t b o u l e v e r -
s e m e n t o u q u ' o n a t t e n d e u n mieux d e p a t i e n t e s c o n q u ê t e s , o n n e d o u t e
guère des progrès qui c o n d u i r o n t à u n e a m é l i o r a t i o n des c o n d i t i o n s d e
vie. B e a u c o u p s o n t c o n v a i n c u s q u e l ' e s p r i t m è n e le m o n d e ; q u e la r a i s o n
h u m a i n e viendra à b o u t des obstacles. Le prestige des grands esprits – de
H u g o , d e M i c h e l e t , d ' E d g a r Q u i n e t q u i fut, a p r è s 1 8 7 0 , le m a î t r e à p e n s e r
d e la R é p u b l i q u e l a ï q u e – , le r a y o n n e m e n t d e s g r a n d s s a v a n t s , C l a u d e
B e r n a r d , F l a m m a r i o n , Pasteur, s o n t servis p a r l'action p é d a g o g i q u e des
« h u s s a r d s n o i r s d e la R é p u b l i q u e » – ces i n s t i t u t e u r s q u i s o n t les a p ô t r e s
d e s n o u v e l l e s v a l e u r s . C o n n a î t r e les lois d u m o n d e p h y s i q u e , g u é r i r les
m a l a d i e s , r e n d r e le t r a v a i l m o i n s p é n i b l e p a r le r e c o u r s à d e s e n g i n s , éle-
v e r le n i v e a u i n t e l l e c t u e l d u p e u p l e p a r l ' e n s e i g n e m e n t o b l i g a t o i r e , t o u t
cela a c o n s t i t u é l'idéal d e la R é p u b l i q u e n a i s s a n t e . C e r t e s ces c o n v i c t i o n s
o n t - e l l e s r e n c o n t r é d e s o p p o s i t i o n s ; elles o n t s u s c i t é d e s r é t i c e n c e s ; à
p a r t i r d e 1 8 9 0 , o n les a a c c u s é e s d e l a i s s e r d e c ô t é les b e s o i n s d e l ' â m e , les
e x i g e n c e s d e la s p i r i t u a l i t é , d e laisser i n s a t i s f a i t s les e s p r i t s e t les c œ u r s . Il
reste q u ' u n e nouvelle g é n é r a t i o n politique est au p o u v o i r et œ u v r e selon
les p r i n c i p e s d e la R é p u b l i q u e n o u v e l l e .
D è s les p r e m i è r e s a n n é e s d u X X s i è c l e c o m m e n c e à s ' é l e v e r la v o i x d e
P é g u y . C e r t e s les Cahiers de la quinzaine n ' o n t q u e q u e l q u e s c e n t a i n e s
d ' a b o n n é s e t le r e t e n t i s s e m e n t d e l e u r m e s s a g e r e s t e d ' a b o r d l i m i t é . M a i s
c ' e s t la v o i x d ' u n p r o p h è t e q u i s ' é l è v e , elle a d e s a c c e n t s q u i n e t r o m p e n t
p a s . Si l ' o n c h e r c h a i t l ' e x e m p l e d ' u n é c r i v a i n q u i n e t r i c h e p a s , q u i m a n i -
feste l ' a c c o r d d ' u n e vie e t d ' u n e vue, qui est d e p l a i n - p i e d avec l u i - m ê m e
e t a v e c ses l e c t e u r s , c ' e s t à P é g u y q u ' i l f a u d r a i t s o n g e r . L e s t e x t e s d e N o t r e
jeunesse e t d e l ' c o m p t e n t p a r m i les p l u s é c l a t a n t s d e c e s i è c l e : l e u r
d e n s i t é , l e u r f o r c e t i e n n e n t à l e u r e n r a c i n e m e n t d a n s la v i e d ' u n h o m m e ,
d a n s ses e s p é r a n c e et d a n s s o n a m e r t u m e . P é g u y a d e s a c c e n t s i n o u b l i a -
b l e s q u a n d il é v o q u e les v i e u x r é p u b l i c a i n s d e s o n e n f a n c e , q u i l i s a i e n t
avec application P r o u d h o n , Louis Blanc, M i c h e l e t et qui t r o u v a i e n t d a n s
l e u r s l i v r e s l ' e s p é r a n c e d ' u n m o n d e f o n d é s u r la j u s t i c e e t la r a i s o n – o u
q u a n d il é v o q u e c e t t e a n c i e n n e F r a n c e q u ' i l a p u a p e r c e v o i r d a n s s o n
e n f a n c e , o ù l ' o n vivait p a u v r e m a i s h e u r e u x , o ù l ' o n travaillait e n c h a n -
t a n t s u r les c h a n t i e r s .
O n a b e a u c o u p é c r i t s u r les l o n g u e s p h r a s e s d e P é g u y , s u r la l e n t e u r
a p p l i q u é e , p a t i e n t e , i n s i s t a n t e d e l e u r p r o g r e s s i o n , s u r le m o u v e m e n t d e
s p i r a l e q u i les c o n d u i t à la f o r m u l e f u l g u r a n t e . M a i s o n a u r a i t t o r t d e
n é g l i g e r le c o n t e n u d e ses p r o p o s : d e v a n t les é v é n e m e n t s a u x q u e l s il
a s s i s t a i t , P é g u y s a v a i t d i s c e r n e r les g e r m e s d e s t r a g é d i e s à v e n i r .
E n 1 9 0 7 , il i r o n i s a i t s u r l ' e m p l o i d u m o t « m o d e r n e » q u ' o n m e t t a i t à
t o u t e s les s a u c e s : è r e m o d e r n e , s c i e n c e m o d e r n e , É t a t m o d e r n e e t
m ê m e , a b e r r a t i o n à ses yeux, religion m o d e r n e , c a t h o l i c i s m e m o d e r n e
L ' a b u s d e l ' a d j e c t i f é t a i t lié à l ' i m p o r t a n c e q u ' a v a i t p r i s e le « m o n d e
m o d e r n e » que Péguy, à travers toute s o n œ u v r e en prose, n'a cessé
d ' a c c a b l e r d e s e s s a r c a s m e s . Y v e s V a d é , d a n s les Cahiers de l'amitié Charles
Péguy, a c o n s a c r é u n e é t u d e à la c o n c e p t i o n , je d e v r a i s d i r e a u x c o n c e p -
t i o n s q u e P é g u y s e f a i s a i t d u m o n d e m o d e r n e : il lui r e p r o c h a i t , e n p a r t i -
c u l i e r , d e s e c r o i r e le d e r n i e r s t a d e d e l ' é v o l u t i o n h u m a i n e e t m ê m e
d ' a v o i r l ' i m p u d e n c e d e m é p r i s e r les c u l t u r e s a n c i e n n e s : c e l l e s d e la
G r è c e , d e R o m e , d e s d é b u t s d u C h r i s t i a n i s m e , c o m m e si c e q u i v i e n t après
é t a i t p a r e s s e n c e s u p é r i e u r à ce q u i e x i s t a i t a v a n t 2
P é g u y s i t u a i t la n a i s s a n c e d u m o n d e m o d e r n e v e r s 1 8 8 0 . D a n s s a p r e -
mière enfance, il a v a i t p u ainsi « t o u c h e r à l'ancienne France » et
connaître « quelques-uns d e ces v i e u x r é p u b l i c a i n s »' q u i o n t é t é les

1. Œuvres en prose, La Pléiade, II, p. 709.


2. Op. cit., II, 440 sq. (1906).
3. Ibid., I, p. 1335 (1904).
« o u v r i e r s d e la R é p u b l i q u e » - d e « c e s v i e u x a r t i s a n s s é r i e u x , p o n c t u e l s »,
d e ces « c h a i s i e r s d ' O r l é a n s q u i m e t t a i e n t p l u s d e c o n s c i e n c e p o u r faire
u n barreau de chaise q u ' o n en m e t aujourd'hui p o u r élaborer u n e
s c i e n c e ! ». Il a e u l u i - m ê m e le s e n t i m e n t d ' a p p a r t e n i r à la d e r n i è r e d e s
g é n é r a t i o n s q u i o n t e u la « m y s t i q u e r é p u b l i c a i n e ». A u s s i t ô t a p r è s , a
c o m m e n c é le « m o n d e q u e n o u s a v o n s n o m m é , q u e n o u s n e c e s s e r o n s
p a s d e n o m m e r le m o n d e m o d e r n e (...). L e m o n d e d e c e u x q u i n ' o n t p a s
de mystique »
La p r e m i è r e m a n i f e s t a t i o n d u m o n d e m o d e r n e à laquelle s'en p r e n d
P é g u y , c ' e s t la n o u v e l l e c o n c e p t i o n s c i e n t i f i q u e d e la c r i t i q u e e t d e l ' h i s -
t o i r e telle q u e R e n a n l'a d é f i n i e d a n s L ' A v e n i r de la science, p u b l i é
e n 1 8 9 0 m a i s r é d i g é q u a r a n t e a n s a v a n t . D è s Zangwill2 P é g u y p a r t a i t e n
guerre c o n t r e l'erreur qui consiste à a p p l i q u e r à l'histoire des civilisations,
d e s m œ u r s , d e l'art, d e la l i t t é r a t u r e « les m é t h o d e s q u i r é u s s i s s e n t d a n s
les s c i e n c e s p h y s i q u e s et c h i m i q u e s », e t q u i lui p a r a i s s a i e n t d é p l a c é e s
q u a n d il s ' a g i t d e s s c i e n c e s h u m a i n e s . D i s c i p l e d e B e r g s o n , P é g u y p r é f é -
rait le r e c o u r s à l ' i n t u i t i o n d a n s u n d o m a i n e o ù l ' e x p é r i m e n t a t i o n e s t
i m p o s s i b l e . C ' é t a i e n t les p h i l o l o g u e s q u i p o s s é d a i e n t « la s c i e n c e d e s c h o -
ses d e l ' e s p r i t » e t R e n a n allait j u s q u ' à p r é t e n d r e q u e le d e r n i e r m o t d e la
s c i e n c e d e l ' e s p r i t s e r a i t d' « o r g a n i s e r s c i e n t i f i q u e m e n t » l ' h u m a n i t é .
A v e c ces m é t h o d e s s c i e n t i f i q u e s , o n allait b i e n t ô t , à f o r c e d e p a t i e n t s
d é m e m b r e m e n t s , et grâce à l ' a c c u m u l a t i o n des d o c u m e n t s , c o m p r e n d r e
le j e u d e s c a u s e s e t d e s e f f e t s , e x p l i q u e r l ' é v o l u t i o n d e l ' h u m a n i t é . O n s a i t
q u e P é g u y utilisait c o m m e e x e m p l e d e la n o u v e l l e c r i t i q u e le livre d e
T a i n e , L a Fontaine et ses fables : l ' a u t e u r s ' a p p l i q u a i t à r é v é l e r la série d e s
causes qui avaient c o n d u i t a u c h e f - d ' œ u v r e . P é g u y avait b e a u jeu d e r a p -
p e l e r q u ' e n t o u t e r i g u e u r il f a u d r a i t p a r c o u r i r l ' i n f i n i t é d e s d é t a i l s q u i p e u -
v e n t e x p l i q u e r la r é u s s i t e d e l ' œ u v r e d ' a r t ; e t q u ' i l f a u d r a i t n é c e s s a i r e -
m e n t , p o u r a n a l y s e r m i n u t i e u s e m e n t les s é r i e s i n f i n i e s q u i c o n v e r g e a i e n t
v e r s le r é s u l t a t , d i s p o s e r d ' u n t e m p s infini, e t d ' u n e f o r c e i n f i n i e , d ' u n e
i n t e l l i g e n c e infinie, b r e f , b é n é f i c i e r d e s a t t r i b u t s d e D i e u , ê t r e s o i - m ê m e
D i e u P r é s o m p t i o n i n t e l l e c t u e l l e ; folle a m b i t i o n ; o r g u e i l d e l ' e s p r i t : les
m é t h o d e s m o d e r n e s e x i g e a i e n t d e s « f a c u l t é s q u i p a s s e n t la f a c u l t é d e
l ' h o m m e ». « U n e h u m a n i t é d e v e n u e D i e u , é c r i v a i t P é g u y , p a r la t o t a l e
i n f i n i t é d e sa c o n n a i s s a n c e , p a r l ' a m p l i t u d e i n f i n i e d e s a m é m o i r e t o t a l e ,
c e t t e i d é e e s t p a r t o u t d a n s R e n a n ; elle f u t v r a i m e n t le v i a t i q u e , la c o n s o -

1. Op. cit., III, p. 10 (1910).


2. Op. cit., I, p. 1404-1405.
3. Op. cit., I, p. 1415.
lation, l'espérance, la secrète ardeur, le feu intérieur, l'eucharistie laïque de
toute une génération, de toute une levée d'historiens, de la génération qui,
dans le domaine de l'histoire, inaugurait justement le monde moderne
(...), elle est partout dans L'Avenir de la science. »'
C'est le propre des grands esprits que de foncer droit devant eux
quand ils croient apercevoir une erreur, une présomption, une faiblesse.
Et certes on peut reprocher à Péguy de déployer toute sa verve polé-
mique envers un livre rédigé par un tout jeune homme, publié qua-
rante ans plus tard : Renan continuait à assumer avec fierté le choix
essentiel de sa vie en faveur de la science, mais il reconnaissait en 1890 les
illusions, les naïvetés qui se trouvaient dans ce texte ancien. On peut
regretter aussi que Péguy ait déchaîné sa verve contre l'étude de Taine :
c'était un effort de renouvellement de la critique. Surtout, en s'attaquant à
Taine et à Renan, aux historiens nés de leur influence, Péguy déployait ses
foudres contre des adversaires que les toutes nouvelles évolutions intel-
lectuelles avaient déjà condamnés, en tout cas, dépassés. À quoi bon se
déchaîner contre ce qui ne compte plus guère ? Dans l'édifice du « scien-
tisme » tel que l'a construit la deuxième moitié du XIX siècle, bien des
lézardes apparaissent au début du XX Non qu'on puisse encore parler
d'indéterminisme : cela ne viendra qu'avec Heisenberg en 1927, et avec la
physique des quanta qui n'est vraiment constituée qu'en 1926-1928. Mais,
au début du XX siècle, les travaux mathématiques d'Henri Poincaré, la
première expression de la relativité einsteinienne en 1905, les études de
Marie Curie, de Paul Langevin, de Francis Perrin orientaient la physique
vers des voies nouvelles et remettaient en question bien des certitudes
acquises.
Il reste que les critiques de Péguy à l'égard de Renan, de Taine et de
leurs héritiers conservent la valeur d'une mise en garde : il faut être
modeste, sur le p l a n de l'intelligence, il n e faut pas « faire les m a l i n s »

L'ambition des historiens voués aux méthodes scientifiques était de pen-


ser le réel et même d'établir les lois de son évolution... Leur erreur était de
vouloir en embrasser la totalité au point de se mettre, pour ainsi dire, à la
place de Dieu. Or, « chacun de nous, disait Péguy, n'a qu'une "connais-
sance incorporée" – et "c'est exactement la connaissance mère que nous
recevons du monde, à l'endroit du monde où nous venons au monde, et à
la date où nous venons au monde" » Cette lutte de Péguy contre la pré-
1. Op. cit., I, p. 1416.
2. Op. cit., III, p. 10.
3. Op. cit., II, p. 140.
tention d'une intelligence ambitionnant de tout comprendre, et bientôt
de tout diriger, provoquait un renversement considérable par rapport à
Taine et à Renan. En fait d'historiens, Péguy admirait Joinville et « le
meilleur Michelet », car l'historien ne peut faire mieux que de « s'insérer
en plein dans la difficulté humaine ». La figure chrétienne de l'Incarnation
est l'équivalent symbolique de cette conception existentielle de la
connaissance. Il faut renoncer au survol de l'historien qui nous donnerait
des vues cavalières, pour « s'insérer en plein dans la difficulté humaine ».
Péguy savait que l'avenir reste imprévisible, que la civilisation moderne
est aussi précaire que les anciennes civilisations, maintenant disparues ;
rien ne prouve que l'humanité ira en progressant vers des lendemains
meilleurs. Le malheur reste suspendu au-dessus de l'aventure humaine.
Mounier, sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, sera l'héritier de
Péguy. En avril 1933, il disait que l'histoire est une perpétuelle «vicissi-
tude de lumière et d'ombre » : « L'ombre, disait-il de façon superbe,
s'étend jusqu'au bout de l'histoire. »' A l'hégélianisme, au marxisme, à
l'avenir de la science, Péguy déjà opposait une fin de non-recevoir.
Péguy était sensible à la théorie de l'entropie : il était convaincu de
l'usure des choses, de l'effritement des valeurs, de la décadence des
idéaux. Lui-même a ressenti dans sa vie cette déchéance du monde, bru-
talement accomplie en quelques années – cette chute de la mystique répu-
blicaine dans la politique radicale. Là où les Modernes croyaient pouvoir
applaudir à un « épanouissement suprême », il percevait une décadence
inexorable. Dès 1902, il écrit que, en ce qui concerne la conquête de la
démocratie, « nous mesurons d'un regard l'immense effort accompli par
nos pères (...) et nous mesurons d'autant l'ignominie où nous sommes
tombés » Il parle d'une « faillite », d'une « immense banqueroute » :
décomposition du dreyfusisme, «trahison» de Jaurès (qui a osé plaider
pour l'amnistie), désordre moral où ont sombré les socialistes. Il diagnos-
tiquait un affaissement général des valeurs : il n'en voulait pour exemple
que la corruption du peuple par la bourgeoisie, qui pouvait seule expli-
quer le « sabotage » du travail Péguy savait aussi que ces évolutions
navrantes tiennent à la structure même du monde moderne : c'est un
monde artificiel, compliqué, et se compliquant chaque jour, de telle sorte
qu'à chaque instant des voies opposées, contradictoires se présentent à

1. Esprit, 1 avril 1933.


2. Op. cit., I, p. 940.
3. Op. cit., II, p. 460.
l'esprit : toute action politique, sociale, industrielle est un choix parmi
d'autres possibles ; elle prend un risque qu'il faut assumer.
C'est pourquoi le monde moderne est celui de la duplicité : elle tient à
la complication du monde, à la nécessité où l'on peut être mis de proférer
des paroles et d'assumer des actions contraires. Péguy observait des cas
où le même homme occupait des situations en principe incompatibles ' :
être à la fois du côté du gouvernement et dans l'opposition ; exploiter
politiquement le dreyfusisme quand c'est profitable, et voter l'amnistie
dès que cela devient électoralement rentable. Péguy se laissait aller à une
polémique discutable quand il faisait grief à Jaurès de vivre comme un
bourgeois tout en parlant au nom du prolétariat Il était mieux inspiré
quand il apercevait chez Renan une subtile duplicité : bien sûr il avait foi
en la science, il croyait au progrès, il prêchait un nouvel évangile ; mais il
était trop intelligent pour adhérer complètement à de telles idées : d'où
clins d'œil, demi-sourires, réticences, litotes, doubles sens – tout cela
adressé aux happyfew3
Le troisième grand reproche que Péguy adresse au monde moderne,
c'est que le parti intellectuel – les héritiers de Renan – s'est emparé du
pouvoir temporel afin de mieux assurer sa prééminence intellectuelle : il
peut bien prétendre récuser la métaphysique, une métaphysique se cache
sous cette répudiation. Péguy ne lui conteste pas le droit d'avoir une
métaphysique, ni même une mauvaise métaphysique. « Mais ce qui est en
cause, c'est de savoir si l'État moderne a le droit d'adopter cette métaphy-
sique (...) de l'imposer au monde en mettant à son service tous les énor-
mes moyens de la gouvernementale force. » C'est une faute contre
l'esprit que de recourir à la force temporelle pour établir une domination
spirituelle. Péguy enrage contre ceux qui « confondent la Sorbonne avec
la Préfecture de police » ; contre les « anciens intellectuels devenus dépu-
tés » ; contre la « domination primaire de l'enseignement supérieur ».
L'instituteur, dit-il, n'est pas « le représentant de l'État », il est « le repré-
sentant de l'humanité ». Y a-t-il place dans cet « enfer moderne laïcisé »
pour un esprit indépendant ? Il risque d'être victime d'un boycottage
organisé dès qu'il s'en prend à la domination du parti intellectuel De là

1. Op. cit., II, p. 440.


2. Op. cit., II, p. 443.
3. Op. cit., II, p. 527.
4. Op. cit., II, p. 562-563.
5. Op. cit., II, p. 698-699.
6. Op. cit., II, p. 513 sq.
procède l'indigence spirituelle du monde moderne : il faut penser comme
les autres. L'uniformité est de mise. Même l'École de la rue d'Ulm, jadis
temple de la culture, a perdu son indépendance : « Le sang de la liberté ne
coule plus dans nos veines. »' La chaire de Renan au Collège de France
était le signe d'une double puissance, intellectuelle et temporelle.
L'Université est passée au service de l'État, et l'État l'avilit en y casant ses
créatures.
Il y a, une fois de plus, beaucoup d'injustices dans les diatribes de
Péguy : il souffre peut-être, tout en en tirant sa fierté, de sa modeste
condition de boutiquier en face de la puissante Sorbonne. J'accorderais
même que les cibles qu'il vise ne méritaient pas ces outrances polémi-
ques. Les radicaux reprenaient dans leurs discours dominicaux, à l'instar
de leurs maîtres, les refrains sur la science, le progrès, la justice, et les len-
demains qui chantent. Ce faisant, ils ne commettaient pas un crime ; tout
au plus, une erreur. Et si leur politique anticléricale a été, à courte vue,
sectaire, si leur pratique de la laïcité trahissait l'idéal qu'elle avait d'abord
représenté, ce n'était pas un crime contre l'humanité. Il faut ajouter aussi-
tôt que si les foudres de Péguy se sont abattues sur eux, c'est que, avec
son génie, il avait vu poindre, à l'aube du siècle, le premier maillon d'un
tragique engrenage : le germe des totalitarismes à venir. La conviction
conduit à l'intransigeance, la certitude se mue en fanatisme, le pouvoir
intellectuel, ne supportant plus d'être contesté, s'appuie sur la puissance
temporelle. D'où toutes les formes d'intimidation et de violences, voire
de basse police. On peut bien pardonner à Combes ; mais à Staline ? Nos
paisibles radicaux commettaient le péché par excellence contre l'esprit :
ils avaient la certitude d'avoir raison, et le tort d'imposer aux autres cette
certitude. Le sentiment de travailler dans le sens de l'Histoire, de
conduire l'Humanité vers des jours meilleurs peut devenir pervers :
même la bonne volonté est dangereuse dès que les convictions intellec-
tuelles s'allient aux puissances de gouvernement. Péguy rappelait juste-
ment qu'un seul peut avoir raison contre tous. Sinon, l'intelligence est
mise en coupe réglée.
Dès ses premiers textes, Péguy a dénoncé l' « enfer du monde
moderne » devenu le monde de l'argent. « Nous savons bien, nous
autres socialistes, que les violences d'argent ne sont pas moins odieuses
que les violences d'armes. » « La misère est en économie comme l'enfer

1. Op. cit., II, p. 820.


2. Op. cit., III, p. 812 sq.
3. Op. cit., I, p. 576.
e n t h é o l o g i e . »' Il f a u t s a u v e r d e la m i s è r e t o u s les m i s é r a b l e s s a n s e x c e p -
t i o n . C ' e s t s u r c e r e g i s t r e d e la m i s è r e q u e le m o n d e m o d e r n e s e t r o u v e le
plus malheureux. « La détresse de l ' H o m m e m o d e r n e est u n e des plus
profondes q u e l ' H i s t o i r e ait jamais e n r e g i s t r é e » écrira-t-il q u e l q u e s
a n n é e s plus tard.
Q u e s ' e s t - i l p a s s é ? L ' a r g e n t a p r i s la p r e m i è r e p l a c e , il a p r i s la p l a c e
d e t o u t e s les a u t r e s p u i s s a n c e s t e m p o r e l l e s q u i , jadis, s ' é q u i l i b r a i e n t l ' u n e
l ' a u t r e e t p e r m e t t a i e n t à la v i e s p i r i t u e l l e d e f i l t r e r u n t a n t s o i t p e u .
« Q u ' e s t - c e q u e les T e m p s m o d e r n e s , é c r i t P é g u y , s i n o n le t r i o m p h e
c o m p l e t d u t e m p o r e l s u r le s p i r i t u e l , u n e s u b o r d i n a t i o n e n t i è r e e t c o m -
p l è t e d u s p i r i t u e l a u t e m p o r e l . » L a p u i s s a n c e d ' a r g e n t a p r i s la p r e m i è r e
p l a c e , « r i e n n ' e s t allé à l ' e s p r i t , a u x p u i s s a n c e s d ' e s p r i t , p o u r q u i d e v a i t s e
faire la r é v o l u t i o n d u m o n d e m o d e r n e »
S o u s le r é g i m e d e l ' a r g e n t , o n v o i t c e m o n s t r e d u P a r i s m o d e r n e « o ù
la p o p u l a t i o n e s t c o u p é e e n d e u x c l a s s e s si p a r f a i t e m e n t s é p a r é e s q u e
j a m a i s o n n ' a v a i t v u t a n t d ' a r g e n t r o u l e r p o u r le p l a i s i r e t l ' a r g e n t se r e f u -
s e r à ce p o i n t a u t r a v a i l » C e t t e m é l a n c o l i e s o c i a l e , e x p r i m é e p a r lui e n
des termes si brûlants, si accablés, on la v e r r a resurgir dans les
années 1930 ; M o u n i e r et l'équipe d ' se l a m e n t e r o n t s u r c e t t e plaie
d e la v i e m o d e r n e , s u r c e t t e f r a c t u r e d e la s o c i é t é , c e t t e d é t r e s s e d e s c h ô -
m e u r s e t d e s e x c l u s . Il e s t t r i s t e d e p e n s e r q u ' e l l e a s u r g i à n o u v e a u à la fin
d u siècle, c o m m e s'il s ' a g i s s a i t d ' u n m a l i n h é r e n t à la s t r u c t u r e d u m o n d e
m o d e r n e – o ù des systèmes de plus en plus élaborés fonctionnent en
q u e l q u e s o r t e m é c a n i q u e m e n t (le m o t se t r o u v a i t s o u s la p l u m e d e P é g u y )
p r e s q u e i n d é p e n d a m m e n t les u n s d e s a u t r e s , q u i t t e à p r o v o q u e r d e t e r r i -
b l e s n u i s a n c e s , s a n s q u e p u i s s e n t y r e m é d i e r les h o m m e s de b o n n e
volonté.

1. Op. cit., I, p. 1022.


2. Op. cit., III, p. 469.
3. Op. cit., II, p. 700 sq., 798, 811.
4. Op. cit., III, p. 814.
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Novembre 2000 — N° 47 629

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