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RODICA MARIA FOFIU

La littérature française
au XIXe siècle

aperçu des
courants et des auteurs

IIe édition

Editura “Alma Mater”


Sibiu, 2012
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Tehnoredactare:
Ionela Ardeu
Georgiana Dragota
Patru George

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I.1. LE XIXE SIECLE: UN SIECLE HISTORIQUE ET
CULTUREL

Issu de la Révolution, le XIXe siècle témoigne autant de ses échecs que


ses aspirations. La réalité a démontré qu’il fallait en effet l’effondrement, dans la
violence, de plusieurs régimes successifs pour que s’installent après 1871, la
République et les valeurs proclamées par la Révolution.
Parallèlement aux événements historiques, les découvertes scientifiques et
leurs applications créent les conditions d’un développement économique et
industriel à part. Mais tandis que le positivisme voit dans la science l’explication
du monde et le secret du bonheur, le progrès révèle aussi ses faces désastreuses :
accroissement de l’esclavage du machinisme et victime du libéralisme
économique. Pourtant, malgré le travail des enfants et l’existence des
« misérables », l’instruction touche une population plus nombreuse, le livre se
répand, le niveau culturel s’améliore. La loi Falloux marque l’émancipation de
l’instruction par rapport à l’église.
Si l’on considère le XIXe siècle comme celui des révolutions (trois
révolutions), des bouleversements de régime (le siècle a enregistré deux
républiques, deux restaurations, deux empires et beaucoup de soulèvements et
révoltes) il faut le voir aussi comme celui des paradoxes et des contrastes,
manifestant une caractéristique essentielle : une remarquable coïncidence entre
l’évolution historique et les courants culturels, aspect qui met en relief leurs
nombreuses interactions. La littérature et les arts ont fraternisé mieux que jamais
en reflétant les mentalités et les sensibilités.

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Les grands moments historiques du siècle

Le Premier Empire (1804-1815)

Le siècle commence alors que Bonaparte, premier consul, s’apprête à


devenir Napoléon (le Sacre a eu lieu le 2 décembre 1804) et à engager la France
dans une double politique d’organisation intérieure et de conquêtes extérieures.
Les images de héros couverts en gloire peuplent les rêves des jeunes gens tandis
que se crée déjà le mythe napoléonien.
L’épopée napoléonienne s’achève en 1815 à Waterloo, le 18 juin 1815,
quand face à la coalition anglo-prussienne, Napoléon est vaincu. Avec l’exil de
l’empereur disparaissent les ambitions de toute une jeunesse à laquelle la
Restauration n’apporte que tristesse et conformisme.

La Restauration, Louis XVIII et Charles X (1815-1830)

La chute de Napoléon fait revenir la Monarchie. Louis XVIII règne de


1815 à 1824. Charles X lui succède par un régime assez démocratique, mais le
contexte et les mentalités ont changé. L’Ancien Régime s’avère être un régime
dépassé qui ne peut plus résister. Les incertitudes politiques, les revendications
libertaires conduisent aux journées révolutionnaires de 1830.

Les Trois Glorieuses (1830) et la Monarchie de Juillet

Trois journées de révolte et de barricades soulèvent Paris en juillet 1830 et


débarquent Charles X. Mais la monarchie demeure : Louis-Philippe monte sur le
trône pour 18 ans, moment où s’ouvre le règne des banquiers et des bourgeois.
Le but d’enrichissement de tout bourgeois devient possible dans cette période
appelée « la monarchie de Juillet » qui est une monarchie bourgeoise construite
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sur un accroissement des inégalités faisant de l’artiste un marginal qui vit
difficilement de sa plume.

La Révolution de 1848

Le soulèvement de 1848 se fait dans la ligne de 1789 : les mêmes


aspirations, les mêmes revendications égalitaires. Dans le même élan sont abolis
la censure, l’esclavage et la peine de mort. On instaure le suffrage universel.
Mais l’éphémère Seconde République s’achève dans la violence avec le coup
d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1951. Victor Hugo, contraint
à s’exiler, compose les Châtiments, sévère pamphlet contre « Napoléon le
Petit ».

Le Second Empire (1852-1870)

Une fois les mouvements d’opposition réprimés, le Second Empire se


construit sur un ordre intérieur sévère et sur d’ambitieux projets de politique
extérieure. Baudelaire et Flaubert ont à souffrir de la rigueur morale: Madame
Bovary et Les Fleurs du Mal sont condamnés pour immoralité. Le Second
Empire est aussi l’époque des transformations de Paris et des spéculations
financières et immobilières.

La guerre franco prussienne de 1870

1870 est, d’après Hugo, « l’année terrible ». Le régime s’effondre avec la


défaite de Sédan, la France est occupée, les Prussiens sont à Versailles. C’est
dans la violence de la Commune de Paris réprimée en 1871 que naît la Troisième
République.

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La consolidation de la République (1871-1900) : progrès matériel et
découvertes scientifiques

Pour illustrer le XIXe siècle, on peut citer aussi bien la machine à vapeur
que la Tour Eiffel, le vaccin contre la rage, l’invention des rayons X, le
phonographe et l’anesthésie chirurgicale. L’activité scientifique du siècle, ses
exploitations techniques font échos dans le plan industriel et économique : le
développement de l’électricité, l’invention du moteur à explosion, l’industrie
houillère, les fonderies sont à l’origine de concentrations industrielles, telle la
région de Lorraine qui développe l’extraction du charbon et la métallurgie. La
Normandie connaît aussi un essor industriel important dont les conséquences
sont porteuses : accélération de la production, recherche d’un abaissement des
coûts, nouvelles politiques d’investissements. Le développement bancaire s’y
ajoute : le siècle est un époque de concentrations financières qui font prospérer
les riches investisseurs et disparaître les petits. Le commerce se développe au
même rythme lui aussi.
Dans le domaine médical, le siècle voit naître le premier vaccin contre la
rage, mis au point par Pasteur et le procédé de la pasteurisation qui permet la
conservation des aliments. Le bacille de la tuberculose est découvert en 1882 par
Koch. En même temps, Claude Bernard développe la méthode expérimentale :
observation des phénomènes, déduction, vérification par la recréation des
conditions de l’expérience. Cela développe peu à peu la croyance que la science
maîtrisée et utilisée par l’homme concourt à l’amélioration non seulement
matérielle, mais morale et psychologique, trouvant des solutions pour tout
problème. Mais c’est oublier que le développement industriel est à l’origine de
nombreuses mutations sociales.
Quant à la vie sociale, les multiples transformations qui s’opèrent dans le
monde industriel, de la production au financement, ne sont pas sans
conséquences sur la vie sociale : le progrès et la prospérité ne touchent pas

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toutes les couches de la population. Les différences s’accentuent entre la
bourgeoisie qui ne cesse de s’enrichir et les ouvriers et les paysans réduits à des
conditions de vie très précaires. Par exemple, les ouvriers du Nord ont de très
mauvaises conditions de vie et de travail : journées de 13 à 15 heures sans arrêt
pour les repas, risques constants de mutilation par suite de travail sans
protection. Femmes et enfants travaillent aussi, pas de couverture sociale, pas de
congés. Comme cela, la maladie est une catastrophe, l’incapacité de travailler
conduit à la misère, à l’alcoolisme et à la marginalité. Ces conditions misérables
sont à l’origine de mouvements sociaux importants, tels la révolte des canuts à
Lyon en 1836. Elles sont aussi le point de départ des revendications sociales et
des premières ébauches de regroupements syndicaux. La Première Internationale
voit le jour en 1862.
Le monde rural connaît l’exode à la ville mais les nouvelles interventions
se font voir dans l’assainissement des zones marécageuses, l’assolement des
terres, la modification de la composition de certains sols et l’utilisation des
engrais. Certains rendements progressent, mais la mécanisation reste encore peu
répandue. Souvent pauvres ou très pauvres, les paysans vivent difficilement sur
des exploitations très réduites, tandis que la grande propriété appartient aux
bourgeois. La plupart de la population paysanne est faite de salariés qui ne
possèdent rien qui, lassés de leur misère, font l’assaut des villes.
La bourgeoisie sera la grande bénéficiaire des développements
économiques. Elle participe activement à l’enrichissement qui caractérise la
Monarchie de juillet et le régime de Napoléon III. L’argent est le moteur de cette
société bourgeoise : on le fait fructifier, on en fait état par la recherche du
confort et du luxe et on hait tout ce qui pourrait le menacer, ça veut dire toute
guerre ou tout trouble social.
Les héros de Balzac ou de Flaubert incarnent les avatars de la bourgeoisie
ridiculisés plus tard par Verlaine ou Rimbaud. Avec le triomphe de la
bourgeoisie d’affaire et financière, la fin du siècle voit s’effectuer un

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décloisonnement des catégories sociales : il y a là, déjà, une orientation vers la
société de masse qui sera spécifique pour le XXe siècle.
Sur le plan de la culture, le XIXe siècle connaît des progrès très
importants. En ce qui concerne l’instruction, les structures mises en place par
Napoléon I (les lycées) sont maintenues et complétées par des mesures visant à
développer l’école primaire (lois de 1833). Ce processus aboutit, à la fin du
siècle, aux lois J. Ferry (1882) qui instaure un enseignement primaire
obligatoire, laïc et gratuit. Cela fait qu’aux années 1890 l’alphabétisation touche
presque la totalité de la population. Cette évolution correspond au
développement du livre et de la presse. Les livres se multiplient et les grandes
maisons d’édition prospèrent. Si les œuvres des grands romanciers ont une
diffusion encore restreinte, une littérature populaire circule. Peu à peu, se
développent des ouvrages spécialisés : histoire, vulgarisation scientifique
témoignant d’un grand élan de curiosité intellectuelle.
Le XIXe siècle est caractérisé aussi par l’importance nouvelle de la presse
qui prend naissance et va devenir le « quatrième pouvoir ». Celle-ci est due
d’abord à des progrès techniques : nouvelles méthodes d’impression, plus
rapides, grâce à de nouvelles machines. La presse devient peu à peu un moyen
d’information organisé, mis à la disposition des couches très larges et à la fois
un véritable véhicule de culture. Les premières revues à caractère littéraire sont :
Le Conservateur littéraire (1819), La Muse Française (1823), Le Globe (1824),
mais surtout La Revue de Paris qui a publié Madame Bovary, et qui s’est fait
traduire en justice pour immoralité et La Revue des Deux Mondes où publient
Vigny, G. Sand et Musset.
Créé en 1863, Le Petit Journal connut un très grand succès. En 1860 il
existe environ 60 quotidiens à Paris. Il y a peu d’écrivains du siècle qui, d’une
manière ou d’une autre, n’aient participé à cette presse en y publiant des articles
divers : critique littéraire, picturale, recettes de voyages, contes, feuilletons. La

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participation la plus célèbre est celle de Zola qui, dans L’Aurore du 13 Janvier
1898 publia l’article « J’accuse » qui enflamma la France entière.
Au XIXe siècle les écrivains et les artistes essaient de vivre de leur plume.
L’homme de lettre et l’artiste semblent être le mieux concerné par l’évolution
d’une société dont il est à la fois témoin, porte-parole et critique. Souvent mal
acceptés, les écrivains sont observateurs et miroirs d’un monde qui les inspire et
dont ils répètent le conformisme. Leurs œuvres sont aussi des échos de
l’Histoire qu’ils doublent et qu’ils éclairent par leur talent et leur personnalité
créatrice.

a) Traits du siècle historique

Le XIXe siècle paraît assez simple, divisé nettement en quelques grandes


périodes que cloisonnent des événements précis : le Consulat et l’Empire de
Napoléon Bonaparte (la grande figure du siècle), la monarchie de la
Restauration et de Louis-Philippe partagée elle-même par la révolution de 1830 ;
après la révolution de 1848, le Second Empire qui fait place après 1870, à la
République. C’est le grand siècle où littérature et histoire font osmose et où les
grands écrivains entrent dans l’arène : Chateaubriand, Constant, Lamartine,
Hugo, etc. Vécus au quotidien, les événements sont rapidement récupérés par
l’écriture qui les élève au rang de mythe ou de légende. Au-delà de la sphère
politique, c’est tout le siècle qui entre dans les livres car, depuis la Révolution de
1789, l’histoire semble s’être accélérée fournissant un réservoir d’images, de
personnages et de thèmes dans lequel l’imaginaire collectif s’alimente et
l’imagination des artistes trouve une large part de son inspiration.
Du point de vue littéraire, le siècle présente des moments et des écoles
précises tels le Romantisme, le Réalisme et le Naturalisme, le Parnasse et le
Symbolisme. Mais dès qu’on essaye de pénétrer les choses de plus près, on
constate qu’elles se révèlent moins simples tout en montrant la complexité et la

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multiplicité d’une étape essentielle de l’histoire et de la culture française. Les
classifications opérées illustrent surtout le désir de mettre en évidence dans cette
complexité des attitudes et des individualités les systèmes qui, en plus, se
juxtaposent ou se succèdent multipliant les obscurités.
La vie matérielle connaît, surtout dans la seconde moitié du siècle
d’extraordinaires bouleversements. La science multiplie ses découvertes et leurs
applications pratiques. La fusion des classes sociales, surtout de la noblesse et de
la bourgeoisie devient un grand accompli ; la bourgeoisie a terminé son
ascension tandis que l’aristocratie vient de prendre tous ses privilèges effectifs
en s’effaçant de plus en plus. Une nouvelle forme d’aristocratie bourgeoise est
celle des « professions libérales » et des grands fonctionnaires, notamment des
magistrats.
En face de cette bourgeoisie se développe un autre élément devenu
important, le Peuple, les paysans et surtout les ouvriers. Le machinisme, en
créant la grande industrie, le grand commerce, a bouleversé toutes les conditions
de l’existence individuelle ou collective.
La vie intellectuelle prend au XIXe siècle par le fait même de son
extension, des aspects très divers. L’instruction devient une nécessité générale et
considérée donc moins comme une fin que comme un moyen. L’éducation est
publique et distribuée dans les établissements officiels.
Le fait essentiel reste le développement de l’Université. On y apporte les
bibliothèques, les musées et les laboratoires. La science fournit des instruments
et des méthodes.
La ville de Paris s’assure une prépondérance plus complète qu’elle ne l’a
jamais été. Paris, centre politique d’où rayonne toute autorité, est le centre
intellectuel des écoles, des académies mais aussi des cercles, des éditeurs et des
journaux. L’enseignement primaire et même secondaire se développe jusque
dans les villages et peu à peu la campagne entre dans le mouvement général de
la circulation, de la communication entre la ville et la campagne.

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Au XIXe siècle s’introduit partout la préoccupation philosophique et
s’affirme la volonté de l’intellectuel d’être un « penseur ». Problèmes politiques,
sociaux, économiques, métaphysiques semblent déléguer au second plan les
questions d’art et de littérature. Le problème central d’où dérive tous les autres
est le problème de l’homme, de sa nature vers l’étude de laquelle convergent
diverses sciences, de son histoire, de sa destinée, le problème de la civilisation
humaine. L’effort dominant sera celui de retrouver l’homme par une pénétration
dans les replis les plus obscurs de l’être, les plus inconscients et les plus secrets.

Un siècle de révolutions

Héritier de la Révolution de 1789 et de ses grands bouleversements, le


XIXe siècle français est marqué par de grandes crises politiques qui entraînent
de nombreux changements de régime (trois républiques, deux empires et deux
monarchies). Les mutations politiques et sociales s’accompagnent sur le fond de
la révolution industrielle de profonds bouleversements dans les mentalités.
1800-1815 -Le premier régime politique est celui de Napoléon Bonaparte
qui incarne un idéal patriotique et militaire : porté au pouvoir par un coup d’Etat
(1799), il proclame la fin de la Révolution et propose au nom de la souveraineté
du peuple français, une Constitution lui accordant un rôle prépondérant en
matière législative. Ce premier régime politique conduit vite à un régime de
pouvoir absolu : au nom de la Grande France, il unifie le pays grâce à une
centralisation des pouvoirs étatiques, mais finit par le ruiner par des guerres
expansionnistes. Ce grand règne s’achève par la défaite contre les Anglais à
Waterloo en 1815.
1815-1848 -La France retourne alors à un régime monarchique qui
s’appelle la Restauration. Louis XVIII et ensuite Charles X (à partir de 1824),
les deux frères de Louis XVI y assurent une monarchie constitutionnelle (ayant
deux chambres après le modèle anglais). La décision prise par le roi de légiférer

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par ordonnances (sans plus faire appel au Parlement) et de restreindre ainsi
certaines libertés, notamment celle de la presse, est à l’origine de la révolution
de 1830 et de la destitution de Charles X lors des Trois Glorieuses ( 27-29
Juillet). Louis-Philippe prend le pouvoir et ce régime appelé « la monarchie de
Juillet » est plus libéral et plus ouvert à la démocratie que le précédent.
1848-1870 -Ce libéralisme n’est cependant pas la démocratie et le peuple
redescend dans la rue en 1848. Cette nouvelle révolution accorde le suffrage
universel, abolit l’esclavage et considère comme fondamentaux le droit au
travail et à la liberté de la presse. L’histoire tourne et, tout comme dans le cas de
Napoléon I, la deuxième République avec Louis-Napoléon comme président est
de courte durée. A nouveau, le président proclame la fin de la Révolution le 2
décembre 1851 et propose une nouvelle Constitution (celle du 14 Janvier 1852),
lui accordant un rôle prépondérant en matière législative. Louis-Napoléon se
proclame empereur des Français sous le nom de Napoléon III. Il instaure par le
Second Empire un régime autoritaire dans lequel il anéantit la liberté
d’expression par des mesures qui font s’exiler Hugo par exemple. C’est aussi
l’essor sans égal de la révolution industrielle qui fait de la France une grande
puissance internationale.
1870-1914 -La guerre contre la Prusse surtout la défaite française détruit
l’Empire. Alors même que la Troisième République est proclamée, la guerre
s’achève par la répression sanglante de la Commune de Paris. C’est contre le
gouvernement qui avait capitulé devant la Prusse que s’était constitué ce
mouvement révolutionnaire ; les troupes gouvernementales officielles répriment
l’insurrection et déportent les communards.
La Troisième République se réclame pourtant des valeurs de la
démocratie : une plus grande liberté d’expression, l’élargissement de
l’instruction à de nouvelles couches sociales (lois scolaires de Jules Ferry en
1880-1881) etc. L’évolution des sciences et des techniques nourrit parallèlement
l’idéal d’un marché constant de l’humanité vers le progrès. Pasteur crée le

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vaccin contre la rage en 1885, Eiffel érige sa fameuse tour métallique en 1889,
Niepce invente la photographie et les frères Lumières mettent au point le
cinématographe. L’urbanisme lui-même est bouleversé avec notamment les
projets du baron Haussmann à partir de 1853.
En même temps, se développe en France, au niveau des mentalités un
courant de nationalisme exacerbé teinté d’antisémitisme. C’est ainsi que
Dreyfus, officier juif, injustement accusé d’espionnage, est dégradé en 1894.
Son innocence est rétablie en 1906 et avant cette date « l’Affaire Dreyfus »
divise la France : d’un côté les dreyfusards, tels Zola et d’autres intellectuels
modérés ou socialistes ; de l’autre les antidreyfusards, hommes de la droite
nationaliste et antisémite. Ce climat de nationalisme commun à tous les pays
d’Europe, alimentera les tensions internationales qui concourront à l’éclat de la
Première Guerre Mondiale en 1914

b) Traits du siècle culturel

L’Europe de 1810 est une Europe française plus, sans doute qu’elle ne
l’était au temps des Lumières, note Robert Mandrou. De fait, à ne regarder que
la carte, l’aigle impériale étend son ombre sur cent trente départements et la
famille Bonaparte règne sur des Etats satellisés ( l’Espagne, la Hollande, la
Westphalie). Extension géographique qui s’accompagne d’une extension des
principes révolutionnario-impériaux (destruction des ordres traditionnels,
introduction du Code Civil, laïcisation des biens du clergé, etc.).
Ayant accédé au pouvoir avec la Révolution française, la bourgeoisie a
facilité l’instauration de la démocratie et l’avènement de l’économie capitaliste
avec toutes les conséquences sociales y compris la reconnaissance des
nationalités. Certaines luttes d’émancipation sociale réussissent (la Belgique
acquiert la indépendance en 1831, la Prusse connaît elle aussi la révolution de
1848, l’Italie et l’Allemagne s’unifient, la Grèce se soulève contre l’Empire

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ottoman, etc.). Les acquis théoriques de la Révolution française surtout en
matière sociale et juridique, se veulent universels : c’est ce qui motive en partie
l’expansion coloniale française (en Afrique et en Asie du Sud-est).
La France joue, surtout par le mythe napoléonien, un grand rôle en
Europe. Le caractère extraordinaire du destin impérial apparente Napoléon au
héros romantique. Presque tous les écrivains du XIXe siècle ont contribué à leur
façon à l’amplification et à la diffusion de ce mythe héroïque. (Chateaubriand,
Hugo, Vigny, Musset, Nerval, Balzac, Stendhal).
Le mouvement révolutionnaire de la moitié du siècle est amplifié par les
contacts de plus en plus élargis entre les cultures européennes, contacts réalisés,
surtout par l’intermédiaire des voyages. L’importance qu’acquièrent les
nouvelles structures nationales crée les prémisses d’une nécessaire liberté des
peuples qui est le mot d’ordre des révolutions successives survenues en France.
Le rôle de l’intellectuel et surtout de l’écrivain augmente au XIXe siècle,
grâce à l’expansion de la culture et aux bouleversements sociaux qui
encouragent la réflexion des esprits sur la liberté et la dignité humaine.
Au XIXe siècle, être écrivain cesse d’être un « état » pour devenir un
« métier ». Au mécénat du XVIIe siècle, privé ou institutionnel, la Révolution
intègre l’écrivain à un système juridico-économique. (Par la loi de Chapelier de
Janvier 1791 est reconnue la propriété littéraire et par la loi Lakanal de 1793 est
institué le droit d’auteur). Le fait d’écrire des œuvres littéraires devient métier et
les artistes se regroupent en « camaraderies » littéraires ou artistiques ;
l’importance des cénacles est de premier ordre dans la bataille romantique) et ils
éditent feuilles et revues, souvent éphémères pour répandre leurs idées. Des fois,
ils entourent leurs œuvres d’un appareil critique - préfaces, études, essais – ce
qui double l’acte créateur d’une démarche autocritique. A la fois, il se développe
parallèlement une critique professionnelle qui finit par intégrer la littérature dans
un système culturel global.

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A l’époque romantique surtout, l’écrivain joue un rôle à part dans son
temps. On élabore le mythe du poète engagé, « mage » ou « écho sonore » et
annonciateur d’un avenir meilleur,
« Il est l’homme des utopies
Les pieds ici, les yeux ailleurs ». (V. Hugo, Fonction du poète)
Le romantisme marque ainsi « l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque
(Paul Bénichou) qui assume le rôle de guide de ses compatriotes et de l’homme
d’action.
Au plan sociopolitique, extrêmement tumultueux du XIXe siècle
correspond une mosaïque de discours théoriques et de courants artistiques qui
font de ce siècle un immense creuset d’entreprises esthétiques. Du point de vue
philosophique, le siècle oscille entre deux pôles : le spiritualisme et le
positivisme. Le premier qui proclame la supériorité de l’esprit par rapport à la
réalité appartient aux penseurs catholiques auxquels se rattachent Chateaubriand
ou Huysmans ou les fervents de l’occultisme tels Balzac, Villiers de l’Isle-Adam
qui croient à l’action des forces surnaturelles. Le second courant, rationaliste,
exalte les pouvoirs de la raison jetant les bases des théories socialistes et
scientifiques.
Le progrès est conçu de façons opposées : l’idée de progrès lié au
développement des sciences est un espoir dans l’amélioration de l’humanité par
les découvertes scientifiques à l’avis de Zola et d’autres ; au contraire, d’autres
penseurs tels Vigny, considèrent que la technique détruit les valeurs humaines
authentiques. Toutefois, grâce aux nouveaux moyens de diffusion, la littérature
conquiert un public de plus en plus important. Comme la presse connaît un essor
considérable, beaucoup d’écrivains font connaître leurs productions par
l’intermédiaire des journaux.
Les arts plastiques font l’objet de débats passionnés sur la modernité. Les
écrivains y participent aussi : les romantiques défendent par exemple le peintre
Delacroix et les naturalistes soutiennent Monet.

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2. Le passage du XVIIIe siècle au XIXe siècle

René de Chateaubriand (1768-1848)

ŒUVRES : Essai sur les révolutions anciennes et modernes, Atala, Le Génie du


christianisme, les Martyrs, Itinéraire de Paris a Jérusalem, René, Les Mémoires
d`outre-tombe :

Au carrefour de deux siècles et vivant dans une époque de profonds


changements dans la vie sociale, lorsque le vieil ordre expirait et une nouvelle
société était en train de se constituer, Chateaubriand illustre les tendances
spirituelles et les contradictions de son époque mouvementée. L`écrivain a vécu
la Révolution de 1789, l`Empire de Napoléon, la Restauration et la Monarchie
de juillet)
Comme écrivain, Chateaubriand est marqué d`une part par son origine
aristocratique et d`autre part, par l`esprit du siècle nouveau : « Je me suis
rencontré entre deux siècles, comme un confluent de deux fleuves : j`ai plongé
dans leurs eaux troublées, m`éloignant à regret du vieux rivage où je suis né,
nageant avec espérance vers une vie inconnue. » (Mémoires d`outre-tombe).
Considéré le premier écrivain romantique français, Chateaubriand a été
reconnu de son vivant comme un grand écrivain. Victor Hugo jeune voulait ainsi
« être Chateaubriand ou rien » et Lamartine dit de lui qu`il « fut à lui seul notre
Renaissance ».
On peut dire que toute l`époque romantique s`annonce dans ses écrits. Par
son œuvre, Chateaubriand a illustré une nouvelle manière de vivre et de faire de
sa vie un sujet littéraire.

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Son premier roman, Atala est une histoire d`amour d`une simplicité
classique que l`écrivain recommande lui-même comme « une sorte de poème,
moitié descriptif, moitié dramatique »>
Le roman est imprégné d`une sensibilité nouvelle présentant des
résonances autobiographiques et intéressant aussi par l`image d`une nature
exotique étrange et solitaire. L’Indien Chactas raconte comment, à vingt ans,
condamné à être brûlé, il fut délivré par une jeune fille de la tribu, Atala. Celle-
ci, chrétienne, avait été consacrée à la Vierge par sa mère et, ne pouvant
répondre à l’amour de l’Indien, s’empoisonne. La splendeur des images, la
musicalité du style somptueux et souple, le rythme incantatoire et l`harmonie
font de ce roman un véritable poème en prose qui annonce tout un siècle de
poésie.
Le roman René est un récit d`inspiration manifestement autobiographique
par l`évocation de la solitude et de l`austérité du Château de Combourg où
l`écrivain a passé son enfance. Il évoque surtout l’affection exaltée qui l’unissait
à sa sœur Amélie qui allait se retirer au couvent après le départ de René pour
l’Amérique. Le narrateur René raconte au vieux Chactas et au père Souël son
adolescence inquiète et ardente, son dégoût précoce de la vie, la poursuite d`un
idéal et sa solitude irrémédiable issue de la fatigue de vivre. Le roman évoque
déjà ainsi par l’état ressenti par le héros une hypostase du futur « mal du
siècle ».
Michel Raimond considère le roman « la première de ces biographies
morales dans lesquelles chaque génération pourrait reconnaître une des figures
de son inquiétude (Le Roman depuis la Révolution) . Par la voix du
missionnaire, l’auteur condamne l’isolement, l’impuissance morale et le manque
de volonté de son héros : « Rien ne mérite, dans cette histoire, la pitié qu’on
vous montra ici. Je vois un homme entêté de chimères, à qui tout déplaît et qui
s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. ”. Ce

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qui est émouvant dans ce roman est le charme un peu trouble de ce personnage à
la foi rêveur et lucide, curieux et désabusé.
Le roman ouvre la voie à la littérature de confession illustrant l’analyse
des sentiments vagues et des états d’âme imprécis. Chateaubriand y raconte en
fait une histoire subjective, l’histoire de son âme, en déplaçant l’intérêt vers
l’intérieur de l’âme et vers l’analyse des sentiments.
Le Génie du Christianisme a été une œuvre de circonstance destinée à sa
parution à servir la politique du Premier Consul Bonaparte de réconciliation
avec l’Église catholique. L’œuvre jouit d’un succès de circonstance. Ceux qui
résistent au temps sont les chapitres de la troisième partie, Beaux-Arts et
Littérature, où l’auteur fait preuve d’un remarquable sens critique surtout dans
les commentaires qu’il fait à l’œuvre d’Homère, Virgile et Racine.
Mais l’œuvre la plus résistante au temps reste Les Mémoires d’Outre-
Tombe, considérée comme „l’œuvre de sa vie”, qu’il a méditée et élaborée
pendant quarante ans. Il avoue avoir eu l’intention d’y présenter sa vie, mais de
n’en révéler que ce qui convenait à l’image stylisée qu’il voulait donner de lui-
même. C’est pourquoi l’œuvre n’est pas un document d’une vérité absolue sur la
vie de Chateaubriand et sur son époque, mais une œuvre lyrique et épique, un
long poème en prose.
Les Mémoires d’Outre-Tombe sont issus de l’expérience spirituelle
majeure du romantisme français du XIXe siècle. La découverte du devenir
historique, le sentiment de la durée intérieure et de l’expérience du temps
historique donnent la modernité du texte. Le thème de prédilection est le
changement: tout au long des Mémoires, la conscience de l’universel écoulement
relie passé, présent et avenir.
Par les pouvoirs du souvenir et de l’instant présent, par "le miracle de la
mémoire involontaire” (G. Poulet), dont Chateaubriand, avant Proust, a fait
l’expérience fascinante, l’écrivain fait revivre son passé, les lieux et les hommes
qu’il a connus pendant sa vie. À ce que dit André Vial, le souvenir est pour

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l’auteur le médiateur d’une unité et d’une continuité de soi, le lien qui assure la
cohérence d’instants épars en une durée personnelle”.
Par un procédé de superposition, du moment où Chateaubriand se
souvient au moment dont il se souvient, le passé et le présent s’éclairent et
s’expliquent réciproquement. Les évènements évoqués sont sans cesse
accompagnés par la méditation de l’auteur qui les intègre dans son devenir
continu. L’antérieur et l’ultérieur se mêlent, le passé et le présent s’impliquent
réciproquement.
Mais Les Mémoires sont tout d’abord l’histoire d’une conscience, d’une
personnalité qui se cherche, l’œuvre d’un homme qui se raconte pour
s’expliquer d’abord soi-même. L’auteur fait revivre sa jeunesse, évoque ses
années de délire, pendant lesquelles son âme est à la recherche de l’idéal féminin
que l’auteur croît pouvoir retrouver dans toutes les femmes de sa vie.
L’évocation d’un monde évanoui, l’écoulement du temps, la conscience du
vieillissement et l’imminence de la mort donnent aux Mémoires leur profond
accent de tristesse et de mélancolie. Les Mémoires ont été considérées l’épopée
du temps de Chateaubriand, une méditation sur l’histoire et sur l’avenir du
monde. La poésie des images est rendue par les régularités rythmiques et son art
propre aux vers. C’est pourquoi Les Mémoires sont, du point de vue du style, un
ouvrage à singulier. Son style se reconnaît à une particulière ampleur sonore, à
son caractère somptueux et à son rythme progressif qui sont liées à la nature de
son imagination amoureuse d’immensité, d’infini, au thème privilégié de son
oeuvre. Proust lui-même, dans Le Temps Retrouvé, exprime son admiration pour
Chateaubriand. Les Mémoires l’emportent sur les autres oeuvres de
Chateaubriand, non seulement par l’expérience du temps retrouvé, par la
contribution à la compréhension d’une époque de transition, mais aussi par les
prestiges poétiques de sa prose.

19
Madame de Staël (1768-1817)

OEUVRES: Delphine, Corinne, De la Littérature, De l’Allemagne

Germaine Necker Baronne de Staël était la fille du ministre d’État de


Louis XVI. Elle épousa le Baron de Staël Holstein, ambassadeur de Suède à
Paris. Personnalité mondaine importante de son temps, elle vit quelque temps en
Angleterre et en Suisse.
Pour la littérature, elle a représenté l’une des personnalités les plus
brillantes de son époque et l’un des écrivains les plus importants. Cosmopolite,
Madame de Staël a fait des voyages en Allemagne, en Italie, en Autriche et en
Angleterre, suite auxquels elle devint l’amie des monarques, des philosophes et
des écrivains les plus importants de son temps.
Madame de Staël a fait entrer dans son oeuvre les idées les plus hardies de
son époque. Son oeuvre intéresse d’une part l’avènement du romantisme et, de
l’autre, l’histoire du roman romantique.
Considérée théoricienne du romantisme par ses deux essais importants:
De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales
(1800) et De l’Allemagne (1810). Les deux essais sont importants comme essais
de théorie et de critique littéraire, mais aussi comme écrits ayant contribué à la
formation de la doctrine romantique en France.
Comme romancière, Madame de Staël est l’auteur de deux romans:
Delphine (1802-1803) et Corinne ou l’Italie (1807). Les deux sont des romans
de mœurs et des romans psychologiques à la fois, issus de l’expérience
sentimentale et artistique de l’auteur.
Comme personnalité artistique et comme génération, Madame de Staël
fait partie des écrivains qui font le relais entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Toute
son oeuvre est le lien où l’on peut surprendre le passage qui a lieu en France au
début du XIXe siècle, de l’époque des lumières au romantisme.

20
Son premier essai De la littérature est fort influencé par les philosophes
du XVIIIe que Madame de Staël a admirés, surtout Montesquieu et Condorcet.
Dans cet essai, Madame de Staël part du fait que la littérature est le principal
instrument de la perfectibilité de l’homme et du progrès social, tout en étant son
principal résultat. Elle démontre cette thèse ensuivant l’histoire de l’esprit
humain à partir de Homère et jusqu’en 1789. la littérature est pour la première
fois envisagée en rapport avec les institutions sociales (la religion, la morale, la
société elle-même). Une autre thèse importante que Madame de Staël y soutient
deviendra le mot d’ordre du romantisme: „La liberté: de ce point de vue-ci,
laisser étaient véritable pamphlet politique, dirigé contre Napoléon”. Madame de
Staël soutient que la perfectibilité de l’homme n’est nullement possible s’il n’y a
pas de liberté politique. En approfondissant légume de la littérature de
l`Antiquité grecque et romaine, elle arrive à la conclusion que la littérature
romaine est supérieure a celle grecque. De même, Madame de Staël est d’avis
que les littératures du Nord sont supérieures aux littératures du Midi ; l’essai en
question représente une très intéressante étude comparée des littératures
européennes et, à la fois, il a une contribution majeure au triomphe futur de
l’esthétique romantique.
Pour Madame de Staël, l’homme moderne, doué d’une sensibilité
particulière et enclin à l’introspection est voué soit à de sombres passions, soit à
une invincible mélancolie. L’art moderne reflète cette âme exaltée et
mélancolique qui fait le propre des temps modernes. Par la mélancolie, elle
comprend cette maladie de l’âme issue du sentiment d’insatisfaction
perpétuelle : « Ce que l’homme a fait de plus grand, dit-elle, il le doit au
sentiment de l’incomplet de sa destinée ». La mélancolie doit être mise en
rapport avec le mal du siècle romantique comme état d’âme caractéristique pour
la première génération de poètes romantiques. La littérature est conditionnée par
le climat du pays que l’écrivain représente. Cette idée, qui continue la célèbre
théorie des climats de Montesquieu, va être approfondie dans le deuxième essai

21
De l’Allemagne. Madame de Staël connaissait bien la littérature allemande et
elle était même l’amie de quelques poètes allemands. Dans cet essai on perçoit
des modifications importantes dans les conceptions philosophiques et littéraires
de l’auteur, dans le sens qu’on y voir prévaloir l’influence de la pensée de Jean-
Jacques Rousseau. La thèse qui affirme l’influence du climat et des institutions
sociales sur la littérature est appliquée à la littérature allemande. L’idée
essentielle consiste dans la tentative de proposer un renouvellement radical de la
littérature française suivant le modèle du mouvement allemand Sturm und
Drang : il ne s’agirait donc plus de continuer à se soumettre aux règles
esthétiques anciennes, à imiter encore et toujours les grands classiques français
du XVIIe siècle, mais de retrouver le contact immédiat avec la nature, de
réaliser des œuvres inspirées par le folklore et par l’histoire nationale française.
Les écrivains allemands sont proposés comme modèles dans ce sens-là. Madame
de Staël exhorte donc les Français à renoncer à leur isolement littéraire et à
l’obéissance des principes artistiques classiques, et à s’ouvrir au monde tout en
puisant leur inspiration dans les réalités nationales. A l’imitation servile des
grands classiques, à la littérature française contemporaine à elle, considérée
« menacée de stérilité », l’auteur oppose les chefs d’œuvre de la jeune
génération allemande, des génies de la « nouvelle école », dont
l’épanouissement est le résultat d’un retour à l’imagination, à la sensibilité et
aux traditions nationales. Dans cette deuxième étape de sa pensée esthétique
représentée par l’essai De l’Allemagne, Madame de Staël se situe du côté d’une
littérature spontanée, écrite dans l’enthousiasme de la pensée et de l’imagination
et contre les canons artistiques.
Le chapitre De la poésie classique et de la poésie romantique où ses
options sont carrément exprimées ébauche déjà les prémisses de la future
polémique qui mettra aux prises classiques et romantiques. De l’Allemagne a été
considéré « la Bible des romantiques » et va contribuer par la suite au triomphe
d’une esthétique ouverte dans la France des premières décennies du XIXe siècle.

22
II. LA PREMIERE MOITIE DU XIXE SIECLE

1. LE ROMANTISME

Le romantisme représente le premier chapitre de l’histoire littéraire du


XIXe siècle. Considéré par Albert Thibaudet « la grande révolution littéraire
moderne », le courant a revêtu en France un éclat et un prestige littéraire et
artistique égal à celui du classicisme. Il est, tout comme le grand courant
précédent, tout autre chose qu’une forme esthétique. Le romantisme est une
forme de penser et de sentir qui vise l’affirmation des valeurs spirituelles
modernes en contribuant globalement aux mutations des mentalités et des
sensibilités qui ont profondément marqué la vie intellectuelle en France, la
littérature et les arts.
Le terme « romantique » employé comme adjectif semble être bine établi
aux années 1820 quand il illustre l’esthétique nouvelle qui opère une sorte de
schisme littéraire. Le terme « romantisme » apparaît chez Anger, directeur de
l’Académie française dans un sens péjoratif de « genre » qui met en danger toute
l’esthétique classique.
« Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd’hui. Beaucoup
d’hommes (…) y s’inquiètent, s’effraient des projets de la secte naissante et
semblent demander qu’on les rassure (…) Le danger n’est peut-être pas grand
encore (…) Mais faut-il donc attendre que la secte du romantisme (car c’est
ainsi qu’on l’appelle), entraînée par elle-même au-delà du but où elle tend (…)
mette en danger toutes nos règles, insulte à tous nos chefs-d’œuvre… »
Avant cette date, J.J. Rousseau dans ses Rêveries du promeneur solitaire,
appliquait ce terme au paysage en lui donnant le sens se romanesque

23
pittoresque : il nous faut savoir que dans le temps il rêvait sur « les rives du lac
de Bienne (…) plus sauvages et plus romantiques que celles du lac de Genève. »
Chateaubriand dans son Essai sur les révolutions (1797), Senancour dans
Obermann (1804) et d’autres écrivains encore usaient déjà de l’adjectif, ce qui a
fait l’Académie l’entrer dans son Dictionnaire de 1798 : « Il se dit
ordinairement des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les
descriptions des paysages et des romans. . Situation romantique. Aspect
romantique ».
En 1816, le mot désigne déjà une orientation dans les sensibilités : « ce
vague romantique (…) cette exaltation romantique qui (vous) conduit à
l’extase » (l’Hermite de la Guiane 1816).
Stendhal parlait, dès 1818, par simple transposition de l’italien, du
« romanticisme » en comprenant par le mot une conception de la vie, des
rapports de l’homme et de la réalité digne du roman.
Le romantisme semble signifier recherche de l’émotion dans le sentiment
et dans la pensée, dont la littérature n’est que le vêtement. Il tient de la
suprématie du sensible sur l’intellectuel, parce que les notations de
Chateaubriand sur la maladie de l’âme, celles de Lamartine sur le chant
intérieur, de Hugo sur l’expression de ce qu’il y a « d’intime en tout » semblent
se ramener à cette approche profondément affective qui fait le propre de cette
vision.
Le romantisme n’a bien sûr pas apparu sur un terrain vide, il est héritier
de la sensibilité du XVIIIe siècle. Vers la fin du XVIIIe siècle on reconnaît
facilement une pensée et une sensibilité nouvelle surtout chez Denis Diderot et
Jean Jacques Rousseau. Il s’agit d’un préromantisme dont le renouveau est
marqué dans la primauté des sentiments sur l’intelligence, la justification de la
passion, un nouveau sentiment de la nature considérée amie et confidente, la
protestation contre la tutelle des modèles classiques. Le roman Manon Lescaut
de l’abbé Prévoit amorce déjà de vives passions et des héros problématiques et

24
dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau on trouve déjà les grands thèmes lyriques
du siècle à venir.
Le petit roman de Bernardin de Saint-Pierre – Paul et Virginie traite de la
même vision de l’amour en tant que passion sublime, purificatrice. On assiste en
même temps au penchant manifeste pour la découverte de nouveaux sites : la
montagne ouverte vers l’infini, la forêt et la mer agitée par la tempête, les lacs,
les ruines, la nature sauvage, la présence du paysage nocturne fascinant par la
lune, cadre propice à la rêverie surtout dans Les rêveries d’un promeneur
solitaire de Jean Jacques Rousseau.
Ces mutations de la sensibilité n’arrivent quand même pas à briser les
cadres rigides des genres consacrés, en rendant possible une littérature nouvelle
qui évolue entre la confession, l’aventure et la leçon morale. Ce mal de la fin de
siècle s’est prolongé après 1815 chez ceux qui se sont appelés les « enfants du
siècle » et s’avère inséparable du romantisme. Alfred de Vigny, Alfred de
Musset ont analysé la crise psychologique et morale qu’enchaînèrent Waterloo
et la Restauration. Si le préromantisme ou le romantisme finit aux années 1820,
on considère la période militante du romantisme celle d’entre 1820 (la date de la
parution des Méditations de Lamartine) et 1830 (la bataille d’Hernani).
Par rapport au préromantisme défini par les vagues « états d’âme », «
rêves de citadins fatigués des salons et des conversations de mode » (Daniel
Mornet, Le Romantisme en France au XVIIIe siècle), le romantisme possède un
corps de doctrine et apporte d’abord une rupture historique et l’émergence de
nouveaux rapports entre le sujet et le monde qui s’expriment en des modalités
discursives nouvelles.
La première définition du romantisme appartient à Mme de Staël qui,
dans l’essai De l’Allemagne précise que : « Le nom de romantique (…) désigne
la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la
poésie et du Christianisme » (De l’Allemagne, II, 11). Elle met l’accent sur la
spiritualité et l’enracinement national du romantisme qui renoue avec la poésie

25
des troubadours et la prose chevaleresque. Mme de Staël va illustrer ces idées
dans ses romans aussi (Delphine et Corinne) et la figure de René de
Chateaubriand va donner la grande illustration littéraire de ce premier âge du
romantisme français.
L’extraordinaire succès dont jouirent les Méditations poétiques de
Lamartine (dix éditions en trois ans) marqua déjà un nouvel horizon d’attente du
public lui-même et du renouveau dans la sensibilité.
Hugo affirmait déjà en 1822 dans la Préface de ses Odes (1822) que « la
poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes… »
Vigny affirme lui aussi un projet de « poésie qui suive sa marche vers nos
jours ». Hugo a donné un roman que « les compositions de Walter Scott lui
avaient inspiré dans Hans d’Islande (1823) et au théâtre les tragédies historiques
se libèrent de plus en plus des contraintes, des règles.
Hugo devient vite le chef de la nouvelle orientation. Si le premier cénacle
romantique a été celui de Charles Nodier (fréquenté par Hugo, Musset, Vigny),
le vrai cénacle romantique, le plus ferme et le plus unitaire est celui de Hugo qui
s’érige en chef du courant. Son salon, rue Notre-Dame des Champs, est
fréquenté par Lamartine, Musset, Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Gérard de
Nerval et le peintre Eugène Delacroix. Le Cénacle joua pendant trois ans (1827-
1830) le rôle d’un véritable « Conseil de guerre » : C’est là qu’on transmet les
messages vers la province, c’est là toujours qu’on discute les textes théoriques et
qu’on bâtit la stratégie de conquête du théâtre.
La Préface de Cromwell parue en 1827 est considérée comme le
manifeste du courant où Hugo proclame « le libéralisme dans l’art » sur le fond
du libéralisme social. A partir de cette date, on peut remarquer une certaine
évolution du mouvement qui avait débuté comme monarchiste et catholique vers
des idéaux plus généreux, politiques et sociaux. La chute du drame Les
Burgraves (1843) de V. Hugo va marquer le déclin du romantisme.

26
Le romantisme est un phénomène complexe et contradictoire, illustrant
d’abord un nouveau rapport entre le moi et le monde, ce qui justifie l’opposition
traditionnelle entre lui et le classicisme. Le principe fondamental de la nouvelle
vision de l’univers est donné par le caractère essentiellement subjectif de l’esprit
qui devient un véritable créateur de monde et arbitre des sens. La littérature est
centrée sur le moi, elle revendique l’originalité du créateur et met l’accent sur
les sentiments engendrés par une expérience de vie qui lui appartient en propre.
C’est surtout cette attitude qui se trouve à la source de l’isolement romantique,
de la tendance de l’homme romantique à se replier sur soi-même afin de se
découvrir et de se définir, mais aussi du désir de retrouver autour de soi le reflet
de son univers imaginaire. En fait, tous les écrivains romantiques parlent
d’abord d’eux-mêmes dans des formes discursives très diverses, allant de
l’autobiographie au récit du voyage et au roman personnel ou à la poésie intime.
Certains d’entre eux ont poussé cette exacerbation du moi à des formes de
dissimulation très variée : Chateaubriand se cache d’abord derrière le héros de
René (1802-1805), avant de transparaître dans ses Mémoires d’outre-tombe
(1848). Benjamin Constant dit de son roman Adolphe (1816) qu’il est « un
roman qui sera notre histoire » (celle de ses amours pour Charlotte de
Hardenberg). Musset distille les épisodes de sa vie amoureuse avec Georges
Sand dans On ne badine pas avec l’amour. Balzac lui-même projette la Comédie
humaine comme traduction « d’un rêve (…), une chimère qui sourit » (Avant-
propos à la Comédie humaine).
Le sujet s’affirme avec fermeté et exprime d’abord un renversement de
perspective : son rapport au monde s’est fondamentalement modifié : à
l’acceptation d’un univers normé et réglé par une loi divine ou à la volonté de le
repenser à travers l’homme (comme l’on fait les philosophes), l’homme
romantique oppose d’abord son irréductible identité et tente de se lire dans le
monde qui l’entoure. Hugo par exemple veut évoquer :
« Son âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore

27
Mit au milieu de but comme écho sonore. » (Les feuilles
d’automne).
Pierre Albouy définit la dialectique majeure de « l’homme romantique »
comme une « révolte kantienne au nom de l’autonomie de la conscience ».
Ainsi, ce qu’on appelle les thèmes romantiques – les ruines, la nature, le retour
dans le passé etc., n’est en fait que la trace de la conscience sur le monde : il n’y
a donc pas une nature ou un espace romantiques, mais des regards ou des voix
romantiques qui fixent un espace et un temps particulier.
Si l’espace et le temps sont conçus comme les fondements du réel, c’est
contre eux que s’exerce la révolte des romantiques. Les voyages dans des pays
exotiques (l’Espagne, l’Amérique, le Levant, la Russie, etc.) représentent
l’occasion de découverte de vieux mythes. Les voyages dans le temps et
notamment le retour au Moyen Age national apparaissent comme une nécessité
d’opposer la gloire du passé au présent affligeant. Mais surtout on retrouve des
voyages imaginaires affranchis du temps et de l’espace et la découverte poétique
des univers nouveaux– comme chez Nerval, dans Aurélia.
Le mythe antique qui illustre le mieux l’homme romantique est Orphée, le
prototype de l’écrivain et de la parole sacrée.
Le héros romantique est toujours un révolté, quelqu’un qui met toujours
en question l’ordre des choses : on est loin de l’image d’un romantique
passéiste, solitaire et mélancolique, amoureux de ses douleurs et cherchant à tout
prix à fuir le réel. Cependant, la première génération de héros romantiques
(René, Oberman, Octave), témoignent juste de ce penchant qui est
caractéristique pour le premier moment du romantisme et qu’on appelle
généralement le « mal du siècle ». Du point de vue sociopolitique, ce
phénomène marque la transition entre l’ordre napoléonien et le retour
monarchique, entre la littérature classique épuisée et l’esthétique nouvelle
encore inconsistante. Ce qui est intéressant est que les romantiques ont en eux-
mêmes condamné ces attitudes et ces comportements désabusés. Chateaubriand

28
condamne par exemple René par la voix du père Souel. Le « mal du siècle
exprime l’attitude de désenchantement où le moi prend conscience de soi-même
ou du divorce qui le sépare du monde et d’autrui aussi, attitude marquée par
l’ennui et le pessimisme existentiel. Il témoigne d’une mélancolie et d’une
inquiétude illustrées par les divers avatars du héros romantique dans les romans
de Chateaubriand et de Benjamin Constant dont les héros incarnent « le mal du
siècle ». Leur façon de vivre se centre d’abord sur la réflexion sur eux-mêmes
par l’ennui qui est censé être la maladie des peuples vieillis, ayant perdu
l’espoir.
Les causes de cette maladie morale sont explicitement exprimées pas
Musset dans sa Confession d’un enfant du siècle : « Toute la maladie du siècle
présent vient de deux causes : le peuple qui a passé par ’93 et par 1814 porte au
cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus, tout ce qui sera n’est pas
encore. »
Le mythe de la grandeur est assuré par la présence du génie, mais aussi de
la souffrance, de la fatalité, de la mort, par les prestiges de la nature, de
l’histoire, de tout ce qui agrandit l’homme.
Fondé sur l’émotion, le romantisme prend pour objet la vie intérieure de
l’homme, le moi, l’individu en quête de « sa » vérité personnelle. L’émotion est
suscitée par des impulsions du dehors, des faits individuels le plus souvent
d’ordre sentimental, familial d’un caractère assez exceptionnel (Musset), ou plus
commun, général (Lamartine, Hugo).

Périodisation du courant

En tant que phénomène humain, le romantisme n’a pas de limites


précises. En tant qu’école littéraire, on le place généralement entre 1820 et 1850.
De façon relative, on considère deux périodes, celle du romantisme sensible,
élégiaque, religieux, monarchique, et celle du romantisme violent, libéral,

29
pittoresque. Les grandes dates restent la parution des Méditations (1820), la
Préface de Cromwell (1827), la Bataille d’Hernani (1830), et la chute des
Burgraves.
Le romantisme pénètre dans tous les domaines : littérature, art,
philosophie, sociologie, religion. Au plan littéraire toutes les formes lui
conviennent, ode, élégie, théâtre, roman. Les genres à forme fixe disparaissent,
la strophe subsiste mais libre, l’alexandrin devient l’instrument essentiel du
lyrisme. Le sonnet et ses succédanés ne reparaîtront qui vers la période du déclin
du romantisme.
Contrairement aux écrivains des siècles classiques, les romantiques seront
à la fois auteurs dramatiques, poètes et romanciers. Dans le romantisme le refus
de la notion de genre fait que celui-ci soit dissolu dans le champ de la littérature.
Le poème continue d’être une forme supérieure d’art, mais la prose poétique fait
invasion en littérature et le poème en prose s’inscrit dans les cadres plus larges
de la subordination de la forme à la matière.

Les genres littéraires

C’est surtout le théâtre qui fut le lieu de contestation majeure du


romantisme. Dans le drame, qui devient le genre théâtral majeur, il est à retenir
quelques dates importantes : 1827 la Préface de Cromwell, 1830 la bataille
d’Hernani, 1843 l’échec des Burgraves.
La poésie fut sans doute l’expression privilégiée du romantisme qui
imposa d’emblée sa révolution. Elle ne bouleversait pas comme le drame au
théâtre d’autres structures formelles, mais elle imposait une présence qui
apportait dans le paysage littéraire une nouvelle révélation. L’élégie et l’ode sont
radicalement transformées par Lamartine avec ses Méditations (1820) et Hugo
avec ses Odes (1822).

30
A part les barrières thématiques, on assiste à un effacement fondamental
de l’opposition traditionnelle prose/poésie, conséquence de l’affirmation ferme
de Hugo conformément à laquelle « la poésie n’est pas dans la forme des idées,
mais dans les idées elles-mêmes ». (Hugo, Préface des Odes, 1822).
Il s’agit d’un renversement capital qui condamne la pratique normative de
la poésie qui donne de larges droits à l’inspiration et qui déplace la réflexion du
formel à l’essentiel. La poésie devient impression, regard, sentiment, frisson
mystique, tout comme Mme de Staël le précise : « Il est difficile de dire ce qui
n’est pas de la poésie ; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut
appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique
harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout, un sentiment
religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la Divinité. (De
l’Allemagne, II, 9)
Pour les poètes romantiques écriture et vie s’interpénètrent, on assiste
comme dit Nerval à « l’épanchement du songe dans la vie réelle (I, 3), ou bien,
« Le rêve est une seconde vie (…) » (Aurélia)
De la même façon, Vigny affirme que : « Le poète est toujours
malheureux parce que rien ne remplace pour lui ce qu’il voit en rêvant. » (Vigny,
Journal d’un poète, 1828).
La poésie est omnipotente («l’espace et le temps sont au poète » Hugo,
Préface des Orientales). La prose elle-même semble être des fois asservie à la
poésie et Chateaubriand appelle son roman Atala « une sorte de poème »
(Préface au roman).
La poésie romantique est la poésie d’un monde vu à travers les regards
différents. Car le traitement d’un thème porte toujours sur la personnalité du
poète. Les thèmes sont généralement les mêmes mais chaque poète les traite à sa
façon tant philosophiquement que techniquement. Ce qui unit cependant toutes
les voix poétiques du romantisme français est le vœu que la parole agisse sur le

31
lecteur et le transforme. Le poète remplit par son discours poétique une
« fonction » (Hugo) ou une mission (Lamartine).
Le poète romantique possède, comme dit Vigny : « le don…très rare de
révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur ». (Préface aux Poèmes
antiques et modernes). La place du poète est fondamentale dans la société, car il
fait le lien entre l’homme et dieu tout en ayant « les pieds ici, les yeux ailleurs. »
(Hugo, Fonction du poète).
La poésie réside au cœur de tout humain et le don de l’expression
appartient uniquement au poète : « il y a, dit-elle, pourtant de la poésie dans tous
les êtres ». (De la littérature, 1800).
La poésie est conçue d’essence divine « Car la poésie – dit Hugo - est
l’étoile qui mène à Dieu rois et pasteurs ». Mais sa valeur réside aussi dans son
prophétisme, car le poète annonce des temps meilleurs, un nouvel Age d’or.

a) Le roman romantique

Un des traits caractéristiques du XIXe siècle français est le


développement tout particulier du genre romanesque, le roman participant à tous
les bouleversements de la société française. L’époque romantique a entraîné une
éclosion particulière du genre, d’abord parce que le roman offrait aux écrivains
romantiques une forme simple qui ne gênait en rien les caprices de l’inspiration.
De même, par son manque d’entraves, le roman était en mesure de présenter les
milieux, d’évoquer les mœurs et d’imaginer des personnages proches de la
réalité quotidienne.
Le romantisme se propose de promouvoir aussi la prose. Bien que la
poésie semble être omnipotente, et que le théâtre fût le terrain de l’affirmation
du courant, c’est dans le roman que la nouvelle école opère la mutation la plus
durable. Le roman n’apparaît plus comme un genre mineur, car presque tous les
romantiques écrivent des romans. Au contraire, le genre jouit d’un grand succès,

32
d’abord pour la bonne raison qu’il reflète la vie, tout comme suggère la
définition stendhalienne du miroir et qui en offre une interprétation dans le sens
que préconise Balzac (Préface à la Comédie humaine).
Entre 1800 et 1820 dominent le roman d’intrigue sentimentale et le roman
noir. Le roman d’intrigue sentimentale, conventionnel et mélodramatique,
présentait une intrigue décousue, des situations stéréotypées et des personnages
inconsistants. Le roman noir se caractérisait par l’invraisemblable des épisodes
et par une négligence extrême de la construction.
À l’époque romantique, le roman formule quelques exigences
fondamentales : les écrivains veulent que le roman soit utile, dans un sens plus
large, qu’il soit vrai jusque dans ses détails et qu’il soit près de la réalité
contemporaine.
Les quelques illustrations notables ne sont pas encore appelées romans :
Chateaubriand appelle Atala (1801) « une sorte de poème ». Benjamin Constant
parle de « l’anecdote » de son Adolphe (1816).
Tout romancier romantique a sa propre conception du roman. Pour Vigny,
l’objet unique du roman est la vérité. Mais, ce souci de vérité mènera –de façon
paradoxale- à un roman profondément idéaliste qui, basé sur la réalité,
s’opposera au réalisme : « la vérité dont l’art doit se nourrir est la vérité
d’observation sur la nature humaine et non l’authenticité du fait ».
George Sand veut « des situations vraies, des caractères vraies, réelles
même, se groupant autour d’un type destiné à résumer le sentiment où l’idée
principale du livre ». Hugo, parlant de Walter Scott, propose à la place du roman
narratif découpé d’une manière arbitraire et du roman épistolaire le roman
dramatique qui suive les mouvements de la vie et qui parle aux yeux par des
descriptions et à l’esprit par la manière dont les personnages « pourraient
représenter, par leur collusion diverse et multipliée, toutes les formes de l’idée
unique de l’ouvrage ».

33
Le romantisme a orienté le roman sur quelques voies fondamentales, en y
faisant entrer toutes les nouvelles préoccupations et tous les nouveaux
sentiments qui avaient surgi sur la scène littéraire.
Mettant au centre de la littérature l’individu avec toute son intériorité, le
romantisme a d’abord favorisé le roman personnel qui se débarrasse en partie
des conventions qui étouffaient le roman d’intrigue sentimentale. René,
Adolphe, Octave et bien d’autres héros encore, tout en restant des personnages
fictifs, sont liés à leurs créateurs de façon intime. Le recours de ces écrivains à la
narration personnelle par l’usage d’une perspective rétrospective conduit le
roman personnel aux marges de l’autobiographie. Le roman d’amour
accompagne le roman personnel.
G. Lukács appelle ce type de roman le romantisme de la désillusion, issu
d’une rupture entre la réalité intérieure et la réalité extérieure. Construit sur une
réalité tout intérieure, le roman perd beaucoup de sa substance épique, en faveur
de l’expression successive d’états d’âme qui fait de lui les « mémoires d’une
âme » (pour utiliser la définition donnée par l’auteur lui-même aux
Contemplations). Roman des méandres d’une conscience, ce type de roman est
centré sur le héros et devient la transposition d’une expérience personnelle du
héros qui est le porte-parole de l’auteur. D’une certaine façon, on peut même
dire que ce type de roman est bâti contre le romanesque extérieur et au profit
d’une rêverie qui est toujours orientée contre le réel. Le réel est souvent mis
entre parenthèses en montrant un certain aspect statique. Le roman Adolphe en
est le meilleur exemple, car le récit ne fait que répéter une séquence, ça veut dire
la décision du héros de rompre avec Eléonore et l’impossibilité de passer à
l’acte. Ce type de roman qui est en fait un roman d’analyse, est le témoignage
d’un individu qui est toujours à l’écoute de lui-même et qui ne s’accorde pas à la
réalité où il vit. Il est en fait à la source du grand roman illustré plus tard par
Stendhal, Balzac, Georges Sand et qui se centrera sur la société aux dépens de
l’intériorité.

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Pour le héros du roman personnel, le réel n’existe que dans la mesure où il
est appréhendé par le regard du héros. Le rôle du narrateur est moins celui
d’inventeur de fable que d’observateur attentif des faits sociaux fort implanté
dans le milieu social. C’est pour cette raison que le roman reçoit une légitimité
nouvelle parmi les autres genres. Il devient à tel point attaché au réel social que
Balzac se définit comme « le secrétaire » de la société française et que Stendhal
affirme qu’il « ne peut plus atteindre au vrai que dans le roman ». De même,
dans la Préface de son roman Indiana, Georges Sand postule que : « l’écrivain
n’est qu’un miroir qui reflète, une machine qui décalque et qui n’a rien à se faire
pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle. »
La mission de l’art est d’exprimer « le vrai » et le rôle du romancier ne se
réduit pas à être « l’archéologue du mobilier social, le nomenclateur des
professions, l’enregistreur du bien et du mal », car, tout comme soutient Balzac,
« la mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer. » Son
pôle dans la société « le rend égal et peut être supérieur à l’homme d’Etat »
(Balzac), une sorte de « dieu » capable, à l’avis de Stendhal, de dresser le
procès-verbal de la vie d’un personnage et de tenir « un compte parfaitement
exact de toutes les opérations de sa tête et de son âme ». Il dépasse même la
fonction d’enregistreur et d’analyste des « espèces sociales », pour s’engager
dans la réalité sociale elle-même. C’est le cas de Georges Sand pour laquelle le
roman doit traduire la volonté morale et civilisatrice qui fait le propre de l’art.
Par la tentation de l’évasion, par le retour dans le passé, le romantisme a
donné naissance au roman historique.
Le goût du mouvement a renouvelé aussi le roman d’aventures en
l’intégrant au roman historique ou en favorisant le prolongement du roman noir
par le roman feuilleton.
De même, le goût du vrai, l’intérêt pour la représentation de la vie sociale
et l’étude des mœurs ont orienté le genre vers le roman de mœurs ou le roman
social.

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Sans doute, le roman présente-t-il à l’époque romantique une si grande
variété de formes qu’il serait difficile de l’enfermer dans un classement strict.
Cependant, les différentes directions pourraient se réduire à trois : roman
personnel, roman historique et roman social. Ces trois catégories, souvent
mélangées, côtoient les autres types : roman à thèse, roman noir, roman
d’aventures.
Les historiens littéraires ont observé que le roman historique peut se
présenter comme une réaction contre le subjectivisme excessif du récit
autobiographique. Selon Pierre Barbéris, le roman historique et le roman
personnel sont les deux modalités narratives du XIXe siècle apparues
presque simultanément comme un résultat d’une recherche de l’intériorité ou
de la curiosité du réel. Entre les deux directions, il y a, soutient-il, un rapport
dialectique, les deux étant « des instruments de renouvellement de
l’expression littéraire ».
De même, la limite entre le roman historique et le roman social est très
difficile à établir, tout roman historique étant aussi une étude sociale d’une
époque éloignée.

Le roman historique

Le roman historique est le fruit du romantisme qui a découvert les


rapports étroits qui existent entre le roman et l’histoire.
G. Lukacs a été le théoricien qui s’est interroge sur les conditions du
surgissement du roman historique et sur son rapport avec l’histoire. Le critique
parle de la « cristallisation consciente » d’une forme littéraire qui « suppose une
coexistence de modèles » (le roman d’érudition et la fresque historique). Le
roman historique peut avoir une implication politique et philosophique, une
dimension symbolique et mythique et une importance documentaire. Par la
pratique de ces romans, les romantiques ont visé à obtenir un roman « total ».

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Quant aux rapports présent-passé, ils ont préféré un écart temporel accentué, un
contraste facilement perceptible par le lecteur et incitant par le romancier.
L’histoire est pour eux non seulement un exemple pour la contemporanéité, mais
aussi l’origine et l’explication du présent.
Le roman historique français trouve son maître en Walter Scott pour
lequel l’histoire cesse d’être une simple toile de fond pour devenir le ressort
principal du récit. L’écrivain illustrait le retour du romanesque dans toutes les
couleurs de l’histoire. Walter Scott manifestait un intérêt particulier pour la
couleur locale, étant toujours soucieux de la vérité historique dans l’effort de
faire ressusciter le passé. Ses personnages sont des types représentatifs pour leur
temps, incarnant une croyance et une race sans pourtant perdre rien de leur
individualité. De même, chez Scott le roman narratif est remplacé par le roman
dramatique (M. Raymond) . Dans ses romans, Scott prête une grande attention à
l’exposition, à la préparation des incidents et au dénouement, faisant progresser
l’action de l’intérieur.
Les romanciers français se laissent influencer par ce grand modèle, mais
ils marquent à chaque fois leurs romans de leurs propres individualités. Les
problèmes les plus importants auxquels ils se confrontent résident dans le choix
de leurs protagonistes et la façon particulière de trancher le rapport
fiction/réalité.
Ainsi Vigny s’attache dans son roman Cinq-Mars (1826) à placer les
hommes dominants de l’époque sur le devant de la scène, eux, les principaux
acteurs de cette tragédie. (Préface au roman). Il proclame la liberté de
transformer les faits historiques et ses personnages seront déformés au point
qu’ils perdent leur vie véritable. Ce qui compte, soutient l’auteur, est leur vérité
idéale, c’est-à-dire la valeur symbolique et l’idée qu’ils incarnent.
Ce procédé est contraire à celui de Mérimée, l’auteur de la Chronique du
règne de Charles IX (1829), et même de Hugo qui dans ses romans Notre Dame

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de Paris et Quatre-vingt-treize s’attache avant tout à reconstituer l’atmosphère
historique.
Notre Dame de Paris est un roman impressionnant par ses vertus
descriptives, par l’évocation pittoresque du Paris du XVe siècle. Réalisé d’une
succession de tableaux, le roman présente une intrigue sentimentale et
mélodramatique dans un cadre historique rendu saisissant par la documentation
et, surtout, par l’imagination du romancier qui a un penchant pour le mystère,
pour l’horreur et le macabre. La vie de la Cathédrale, mystérieuse et fantastique,
semble hantée par une fatalité sombre. Le roman se situe à mi-chemin entre le
drame et l’épopée et mélange le sublime et le grotesque en mettant au centre des
personnages vrais ou imaginés du Xve siècle.
Mérimée, dans la Chronique du règne de Charles IX reconstitue
l’atmosphère historique, se proposant de « tracer une esquisse des mœurs sous le
règne de Charles IX ». Comme romancier historique, Mérimée réussit à créer
des héros vivants, il respecte la vérité historique, ne gardant pour lui que
l’hypostase de chroniqueur et de simple observateur des évènements. De même,
il sait choisir les évènements majeurs et en détacher la signification cachée.
Une place à part est à accorder à Alexandre Dumas qui, greffant le roman
d’aventures sur le roman historique, a donné une extraordinaire popularité au
genre. Ses romans dont nous rappelons Les Trois Mousquetaires (1844), Vingt
Ans après (1845), Dix Ans plus tard (1848-1850), Le chevalier de Maison
Rouge (1845), etc., conduisent le lecteur du seizième siècle à la fin du dix-
huitième. Bien que les événements historiques y soient faussés et que les
aventures soient plus d’une fois invraisemblables, ces romans ont joui d’un
grand succès pour le grand mérite de rendre vivant le passé et de savoir associer
dans un récit fortement dramatisé l’histoire et la fiction.
Du point de vue des structures narratives, il y a des différences entre les
romanciers historiques. Si les romans de Vigny et de Hugo sont construits à
partir de l’omniscience de l’auteur implicite, Mérimée d’assigne simplement le

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rôle de chroniqueur, préférant la perspective limitée sur les évènements du
passé, ce qui fait que, souvent, ceux-ci restent des énigmes et se perdent dans
l’incertitude. Egalement, la fin est ouverte, ce qui suppose la collaboration entre
l’auteur et le lecteur.
Quant au style, celui-ci est sobre et ferme chez Vigny, très riche chez
Hugo et objectif chez Mérimée.
Le grand mérite du roman historique à l’époque romantique reste celui
d’avoir ressuscité un temps disparu et d’avoir découvert le lien qui existe entre
l’individu et son milieu, annonçant les grands chefs d’œuvre réalistes de plus
tard.

Le roman personnel

Comme nous précisions plus tôt, le roman personnel est l’expression


romanesque de l’intériorité. Appelé aussi roman intime, ce type de roman
représente la transposition d’une expérience personnelle du héros qui est, à
chaque fois, la porte-parole de l’auteur. Bien que, dans la plupart des cas, cette
narration soit à la première personne, il existe aussi la confession à la troisième
personne dont le récit est fait par un héros fictif chargé de devenir le foyer
narrationnel.
Ce roman-confession du romantisme vient visiblement de Goethe et de
Rousseau en passant par Madame de Staël (Delphine et Corinne) et par les trois
auteurs qui ont jeté les bases du genre à l’époque : Chateaubriand (René),
Senancour (Oberman), et Benjamin Constant (Adolphe). Leurs trois romans ont
beaucoup de points communs : ils présentent tous leurs héros en proie à une
crise : crise du sentiment chez René, crise de l’intelligence chez Obermann et
crise de la volonté chez Adolphe. Les trois forment des témoignages sur toute
une génération hantée par l’insatisfaction et l’ennui qu’on appellera plus tard le
« mal du siècle ».

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Construit sur une réalité tout intérieure, transformé en cosmos
indépendant, le roman aboutit à « la perte de toute symbolisation épique » et la
dissolution de la forme en une succession nébuleuse et instructurée d’états
d’âme (Georg Lukacs).
Le plus souvent, le roman personnel n’est, observe Philippe Van Tieghem,
qu’une forme particulière du roman psychologique. Il se caractérise par le fait
que tout l’intérêt est concentré sur le protagoniste, au lieu d’être reparti sur
plusieurs personnages.
Le roman intime est ainsi la transposition d’une expérience personnelle, le
porte-parole de l’écrivain y tenant la place centrale. Ce type romanesque établit
une liaison étroite entre le héros qui s’analyse avec une lucidité extrême et son
auteur. Il réduit au minimum la distance entre le narrateur et l’auteur implicite,
créant une opacité propre à la poésie lyrique.
Le roman personnel tient donc de la littérature subjective, proposant des
œuvres de confession où le roman mélange fiction et souvenirs personnel. C’est
pourquoi Gaëtan Picon appelle ce type de roman « un prolongement de
l’existence ».
Dans le roman intime, personnel ou confidentiel, l’accent est mis sur le
personnage-sujet de l’écriture, ce qui mène à un détachement de celui-ci par
rapport au contexte historique et à la suppression des évènements. De la sorte, le
roman perd sa fonction informative pour se préoccuper de la description du
monde intérieur. Le paysage ou l’intrigue dépendent uniquement de la
perspective du héros qui devient foyer narrationnel (Jean Rousset, Narcisse
romancier).
A l’époque romantique, la série des romans personnels va des premiers
romans de Georges Sand et de Volupté de Sainte Beuve à la Confession d’un
enfant du siècle de Musset et à la Graziella de Lamartine. Cependant, ces
romans sont de valeur inégale. Si Volupté reste intéressant par la finesse de
l’introspection qui nous fait voir les profondeurs de l’inconscient, le roman de

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Musset se lit difficilement aujourd’hui à cause de la forte présence subjective du
narrateur. Malgré tous leurs défauts, les romans personnels ont ouvert une voie
nouvelle au roman tout en trouvant une riche postérité dans l’évolution du genre.
Les romans personnels du début du siècle imposent deux variantes
morales : « la belle âme » et « l’égotiste ».
La première variante est représentée par les romans de Madame de Staël,
Delphine et Corinne, qui sont, chacun à sa façon, des illustrations des théories
de l’auteure sur le bonheur. Delphine est un roman épistolaire, ce qui suppose
une multiplication des points de vue. Corinne est un « roman de la parole »,
exprimant surtout les conceptions esthétiques et morales de Madame de Staël.
Mais les deux sont des romans de mœurs et des romans psychologiques à la fois,
construits sur le thème du sacrifice généreux, dont n’est capable que l’être
supérieur et, à la fois, des œuvres issues de l’expérience sentimentale et
artistique de l’auteure. Dans Delphine on voit la conception romantique de la
passion amoureuse, et dans Corinne on découvre un type de révolte plus élevée
qui est celle du génie que la société ne comprend pas.
L’égotiste dont le premier représentant est René est le produit d’une
période de crise. Tous les enfants du siècle Obermann, Adolphe, Octave.
Dominique sont incapables d’établir un contact avec leur semblable et vivent
une véritable psychose de l’échec. Ils ont beaucoup de points communs : les
trois romans nous présentent des héros en proie à une crise (crise du sentiment
chez René, crise de l’intelligence chez Obermann et crise de la volonté chez
Adolphe). Ils sont tous des témoignages sur toute une génération, cette
génération que hantent l’insatisfaction, le désespoir qui formeront le mal du
siècle.
Ce qui distingue René est la narration hétérodiégétique. L’état d’âme de
René est révélateur de ce profond sentiment d’insatisfaction de lassitude et
d’ennui. René est un récit d’inspiration manifestement autobiographique et les
Mémoires d’outre-tombe révèlent bien de similitudes dans l’évocation de la

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jeunesse de Chateaubriand et de sa sœur dans la solitude et la sobriété du
Château de Combourg. René raconte au vieux Chactas et au Missionaire Souël
son adolescence problématique, son dégout précoce de la vie, ses voyages et sa
recherche de consolation pour la souffrance morale, sa solitude irrémédiable et
sa fatigue de vivre.
Le roman est impressionnant par le charme trouble et ambigu de ce
personnage rêveur et lucide, curieux et désabusé. Le roman devient donc
important par l’analyse des sentiments vagues et des états d’âme imprécis. Dans
un espace romanesque abstrait, où les réalités extérieures sont à peine
esquissées, le récit de René reconstitue une histoire subjective par excellence,
« l’histoire de son cœur ».
Le discours romanesque est d’une simplicité parfaite qui met en évidence
l’analyse des sentiments.
Issu du Werther de Goethe, René porte en germe le malaise d’Obermann.
Le roman de Senancour (1804) nous présente une image de l’âme romantique
plus poussée que celle de René. Ce n’est pas en fait un roman, à proprement
parler, mais des notations quotidiennes exprimant des méditations infinies, des
réflexions, le voyage intérieur d’une âme éprouvant la volupté de la mélancolie
et d’un esprit qui ne cesse de s’épier parce que incapable d’action.
La forme épistolaire permet à l’auteur de renoncer au prétexte épique, car,
comme dit Senancour, « la vraie vie de l’homme est en lui-même ». Obermann
se trouve à un carrefour où l’option d’un sens ou d’un autre reste une possibilité
impraticable. Les infinies méditations est rêveries essaient de déchiffrer les
diverses couches mondaines. Les lettres, organisées en séries, sont envoyées par
un jeune homme à son ami. Le héros est incapable d’agir et de communiquer
avec les autres ; c’est pourquoi il se condamne à l’attente, s’adonne à la rêverie
et à la méditation. Son introspection acquiert une résonance métaphysique.
Au cours de cette introspection lucide que le héros entreprend, il est tout
le temps tourmenté par des questions inquiétantes. Cette âme troublée parle du

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néant de la vie, incapable de décider et de vaincre sa mélancolie maladive. Il
dévoile une personnalité discontinue, dédoublée, un héros tourmenté qui tâche
de se définir et d’éclaircir la vaste énigme du monde et l’impénétrabilité
universelle.
Benjamin Constant, l’auteur du roman Adolphe, est, comme Madame de
Staël et Senancour, l’héritier des Lumières par sa vision politique, sa conception
de l’histoire et ses goûts littéraires. Le roman (1816) frise le roman d’amour
dont le centre est un drame sentimental précis. Récit à deux personnages,
Adolphe est un roman axé sur l’idée du couple tragique où les héros (Adolphe et
Éléonore) se torturent continuellement.
Benjamin Constant se sert d’un scénario romanesque à la mode : l’histoire
trouvée dans les papiers d’un inconnu précédée par l’Avis de l’éditeur et suivi de
Commentaires. Il s’agit donc d’un récit enchâssé, ce qui suppose un double écart
temporel : d’une part, entre les moments des évènements vécus et ceux du
présent du récit.
La valeur majeure du roman porte sur la structure psychique du héros
double : l’acteur et le spectateur, l’être qui sent et l’être qui juge. Nous avons
affaire à « un cœur mis à nu » qui s’intéresse uniquement aux réactions de son
âme, à sa crise de volonté et à la dialectique très compliquée de l’amour qu’il
vit.
Par ses qualités de précision et de finesse psychologique, Adolphe est le
roman intime qui a le mieux résisté.
Dans le roman Volupté de Sainte-Beuve, l’auteur avoue avoir mis « le plus
de son observation et même de son expérience. C’est une narration à rythme
lent, qui n’a presque pas de progression dramatique ou de dialogue, mais qui
tend à la confession totale du héros par la méthode bien connue de
l’introspection. Le romancier fouille toutes les couches de son âme et descend
dans les profondeurs de son inconscient.

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Le roman La Confession d’un enfant du siècle de Musset constitue, à son
tour, une étude d’une crise sentimentale et intellectuelle. Le roman a la valeur
d’un document qui tâche d’expliquer et de condamner une maladie morale et
sociale : le mal du siècle.
Le roman Dominique de Fromentin est un « roman idéaliste », expression
d’un romantisme tardif. C’est aussi la réplique donnée aux excès du
Romantisme et une réaction contre ses illusions.

Le roman social

On peut parler à l’époque du romantisme français d’un roman social qui


se mêle au roman populaire baigné d’idéalisme et de tendresse, au roman
d’amour et même au roman noir, dont le représentant le plus connu est Eugène
Sue par Les Mystères de Paris.
Les Misérables de Victor Hugo renferme des parties de roman historique
(Waterloo, Les Émeutes de Paris), de roman policier machiné comme un
mélodrame (le conflit Jean Valjean - Javert), de roman lyrique où s’étalent toutes
les émotions du poète et de roman d’amour (le couple Marius-Cosette). Mais,
avant tout, Les Misérables sont une fresque sociale et, en même temps, l’épopée
morale qui passe du mal au bien. Avec ce roman, Victor Hugo jetait à la société
de son temps sa triple accusation que symbolisent les figures de Jean Valjean, de
Fantine et de Gavroche : « La dégradation de l’homme par le prolétariat, la
déchéance de la femme par la faim et l’atrophie de l’enfant par la nuit. ».
Les personnages ont une vie romanesque puissante. Si leur psychologie
est parfois assez sommaire, cédant le pas à leur valeur symbolique, leur
construction s’élève souvent au niveau de la création poétique.
Quant aux structures narratives, elles se laissent difficilement saisir dans
cette oeuvre touffue, donnant un peu l’impression de chaotique. Et pourtant, tout
est préparé, tout vient diriger les destins des personnages. L’écrivain omniscient

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semble incarner la Providence elle-même, s’arrogeant le privilège de tout voir et
connaître et dirigeant les moindres gestes des héros. Les intrusions d’auteur
jouent un rôle important dans la construction de l’oeuvre. Des considérations
d’ordre social, moral et philosophique, des détails architecturaux ou historiques
illustrent au fond l’idée que soutient l’auteur, notamment que: «ce misérable
qu’est l’homme» a la force de s’élever au-dessus de sa condition sur le plan
moral et spirituel.
Envisagé par l’auteur-même comme un roman de la fraternité humaine et
du progrès social, Les Misérables est une oeuvre empreinte d’une profonde
vérité, tant dans l’évocation de la vie réelle avec tous ses aspects matériels, que
dans la représentation morale des personnages. La visée sociale est renforcée par
les propos de l’auteur qui exprime la thèse humanitaire: «Il y a un point où les
infortunés et les infâmes se mèlent et se confondent dans un seul mot, les
misérables; de qui est-ce la faute?». La faute est certainement à la misère, à
l’injustice et à l’indiférence, à une société cruelle et à son système répressif
impitoyable. Hugo prèche la justice et la charité évangéliques dans un roman
énorme et inégal, mais riche et puissant, dominé par l’inspiration épique et aussi
par sa valeur symbolique et sa charge lyrique. Roman total, Les Misérables se
maintient ainsi au carrefour du narratif, du lyrisme et de la philosophie sociale et
morale.

b) George Sand (1804-1876)

OEUVRES: La Marre au diable, Indiana, Lélia, Le Compagnon du Tour de


France, Consuelo, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de Monsieur Antoine , La
Petite Fadette, François de Champi, Les Maîtres Sonneurs

George Sand est l’auteure d’une oeuvre romanesque très abondante. Son
roman a été appelé roman idéaliste (Michel Raimond), roman lyrique (Gustave

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Lanson), roman sentimental (Philippe Van Tieghem), roman social etc. Toutes
les appelations sont justifiées. Quelle que soit la perspective, George Sans a
occupé une place importante dans le domaine du roman romantique. Elle a été le
seul écrivain féminin de grande importance de l’époque romantique et, à la fois,
une personnalité d’exception et un romancier qui a marqué son temps.
La faculté-maîtresse de l’écrivain est l’imagination. Elle raconte avec
aisance, invente tout naturellement des actions toujours nouvelles qu’elle met au
service de ses sentiments et de ses idées. Mais, son idéalisme romanesque s’allie
à un sens très vif de la réalité.
George Sand est un écrivain qui exprime, parsemée ça et là, sa théorie du
roman et, à la fois, ses idées sur la mission de l’art. D’abord, elle voulait que le
roman fût «oeuvre de poésie», en même temps qu’oeuvre d’analyse. Elle expose
sa croyance un peu naïve sur la mission de l’art et sur le rôle de l’artiste,
conception imprégnée d’idéalisme, mais témoignant d’un coeur généreux et
ouvert au monde: «Nous croyons que la mission de l’art est une mission de
sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devait remplacer la parabole
et l’apologie des temps naïfs». Elle conclut que «l’art n’est pas une étude de la
réalité positive: c’est une recherche de la vérité idéale.» (La Marre au diable).
Selon Gustave Lanson, on pourrait diviser la création romanesque de
George Sand en quatre époques, dominées chacune par un thème majeur:
1.La période du Romantisme sentimental (1832-1837), marqué par
l’inspiration personnelle et imprégnée de l’influence de Rousseau et de
Chateaubriand, période pendant laquelle elle donne des romans de la passion
(Indiana et Lélia), faits en grande partie de confessions transposées où elle
insère ça et là des dissertations morales et sociales, exposant souvent ses
révendications féministes (au sujet du droit à l’amour, de l’émancipation de la
femme, de son droit au bonheur). Ces romans-instruments de l’expression du
moi où le commentaire de l’auteur et le développement lyrique viennent souvent
s’insérer dans le récit, Michel Raimond les intègre aux tendances générales du

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roman romantique des années ’30, roman caractérisé par les passions folles et le
désespoir sans remède.
2.Le Socialisme mystique (1837-1842), période à travers laquelle George
Sand donne des romans «socialistes ou humanitaires»: Le Compagnon du Tour
de France, Consuelo, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de Monsieur Antoine
où l’écrivain prèche un socialisme sensible, mystique, conciliateur. Les
problèmes qu’elle pose sont réels, mais les solutions qu’elle donne sont
utopiques. George Sand rêve d’un âge d’or, établi par l’égalité et la fraternité et
par la fusion des classes à l’aide de l’amour.
3.La vocation rustique (1845-1855), lorsque l’écrivain publie des romans
champêtres (La marre au diable, La Petite Fadette, François de Champi, Les
Maîtres Sonneurs), chefs d’oeuvre du genre idyllique en France. Cette période
est de nouveau marquée par les idées de Rousseau. Cependant, pour George
Sand le refuge naturel n’implique pas la négation de la société ou l’abolition des
règles sociales. Le village devient une zone de contact qui réalise l’interférence
du naturel et du social.
4.La période du retour au romanesque, lorsque George Sand revient au
roman romanesque et mondain, publiant des idylles bourgeoises ou
aristochratique: Jean de la Roche et Le Marquis de Villemer.
Quelle que soit la période, on peut identifier dans l’ansemble de son
oeuvre la présence de quelque thème dynamique, tel l’amour-passion, les
préoccupations sociales et humanitaires, la nature.
Mais, si l’on cherche une unité dans l’oeuvre de George Sand, elle réside
surtout dans le sens de la passion. Sand a de l’amour une conception exaltée,
dangereuse, mais basée sur la constatation que dans bien de marriages on songe
trop aux intérêts et pas assez aux sentiments. C’est pourquoi elle arrive à donner
aux sentiments un rôle purificateur. Cette conception de l’amour, alliée au désir,
est la source de l’idéalisme de George Sand.

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La technique du roman de George Sand est celle du roman personnel,
supposant la présence d’un narrateur qui jouit toutefois d’un privilège limité. Le
récit est linéaire et élaboré un peu au hasard, sans aucun plan préalable. Le
roman se développe lentement, comme une histoire réelle, et il resulte parfois
une assez grande ressemblance avec la vie.
Pour ce qui est des caractères, ceux-ci sont ondoyants, inachevés,
capables de se compléter ou de se compliquer. Si la psychologie des héros n’est
point profonde, elle est fine et avisée.
Le style de Sand a été beaucoup admiré par ses contemporains. Mélange
de réalisme, de satyre et de poésie, son discours est moins prisé par les lecteurs
de nos jours.
George Sanda renouvelé le roman, le situant à mi-chemin entre le roman
d’aventures et le roman purement réaliste, le baignant en même temps dans une
poésie douce et une sensibilité délicate.

Les formes brèves

A part les grands cycles romanesques et les amples fresques, le


romantisme a permis également la prolifération des formes brèves, contes et
nouvelles. Conte ou nouvelle ? Les termes importent peu et ils se confondent
même dans la pensée des créateurs comme chez Mérimée qui emploie pour sa
Venus d’Ille soit le nom de conte soit celui de nouvelle : « J’ai entrepris mon
plagiat (…) dans une coterie où je vivais lorsque cette nouvelle a été écrite.
L’idée de ce conte m’est venue en lisant une légende du Moyen Age ». Le récit
court est illustré soit dans la nouvelle historique Colomba, Carmen, soit surtout
dans le genre fantastique (Gautier, Nodier, Mérimée, Nerval). Nodier avec
Trilby (1822), Balzac avec Melmoth réconcilié (1835), Gautier avec La Morte
amoureuse ( 1836), Le Pied de la Momie (1840) ou Arria Marcella (1852),
Mérimée avec la Vénus d’Ille ou Lokis (1868) illustrent chacun à sa façon la

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thématique fantastique trouvant dans les potentialités de la nouvelle un genre
adéquat. Le rôle du rêve y devient majeur à force de réaliser la transition entre
l’imaginaire et le réel, entre la vie et la mort, le jour et la nuit. Il apparaît même
comme « une seconde vie » (Nerval, Aurélia, 1855).

c) Le théâtre romantique

Le théâtre, le genre le plus soumis depuis toujours aux conventions, offre


le terrain d’un débat bruyant contre les traditions classiques encore vivantes sur
la scène française. La parution de la Préface à Cromwell par V. Hugo (1827) et
la bataille d’Hernani (1830) marquent deux points culminants dans l’avènement
du drame romantique. Voltaire déjà au XVIIIe siècle avait fait entrer dans ses
tragédies l’histoire et les problèmes philosophiques et moraux et Diderot avait
été lui aussi le théoricien d’une tragédie bourgeoise. De même, le mélodrame,
genre préféré du grand public, écrit en prose, mélangeait déjà le comique et le
tragique.
Du premier demi-siècle, le drame dans sa version romantique est le genre
maître. En fait, et même s’il domine l’histoire littéraire dramatique, il n’occupe
la scène qu’une quinzaine d’années, d’autres genres - mélodrames, vaudevilles -
assurant la fortune du public dramatique. Indifférent à la causalité, indifférent au
temps et à l’espace, le mélodrame reste peu attaché au réel : personnages réduits
au rôle de masques, temps figé dans un illusoire Age d’or, espace mythique.
Les sources du théâtre romantique sont Shakespeare et Schiller. Le drame
romantique est toujours confiné à un publique restreint, avisé, sans pouvoir
établir un contact plus directe avec la masse des spectateurs comme
l’envisageait la Révolution Française.
Au début du siècle, la tragédie, surtout historique, demeure le genre
dramatique de référence, modèle figé dans les réalisations des médiocres
tragiques du XVIIIe siècle finissant. Presque tous les tragiques de l’Empire et de

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la Restauration produisent des préfaces défensives en guise d’art poétique,
preuve que « la révolution théâtrale s’opérait » (Benjamin Constant, Réflexions
sur la tragédie, 1829), en dépit des résistances, de certains auteurs qui
continuaient de s’inspirer des sujets antiques. En effet, déjà dans la tragédie
s’opérait une mutation à l’intérieur du système classique.
Le théâtre romantique offre le terrain d’un débat bruyant contre les
traditions classiques encore vivantes sur la scène française. La parution de la
Préface à Cromwell par V. Hugo (1827) et la bataille d’Hernani (1830)
marquent deux points culminants dans l’avènement du drame romantique.
La Préface de Cromwell (1827) reprend et affirme avec une certaine
agressivité les idées exprimées déjà par Mme de Staёl, c’est-à-dire à la liberté
dans l’art. Hugo a l’ambition d’intégrer ses idées sur le drame à une conception
générale et synthétique de l’histoire littéraire, même de l’histoire du monde. Il
avance donc sa théorie des grandes époques de l’histoire humaine : les temps
primitifs, l’antiquité et les temps modernes. À celles-ci, il associe trois genres
littéraires privilégiés : la poésie lyrique, l’épopée et le drame, illustré chacun par
une œuvre capitale (la Bible, les poèmes d’Homère et les drames de
Shakespeare). Le Christianisme engendre le drame, croit Hugo, en postulant la
division entre la chair et l’esprit et en rendant esthétiquement possible l’union
des contraires, du sublime et du grotesque. La dialectique du beau et du laid
devient chez Hugo le principe de base de l’œuvre, comme un tout fait
d’éléments contraires et qui se veut un reflet complet de la réalité.
Hugo attaque les unités et la distinction des genres, au nom d’une
conformité à la vie comme totalité. Les unités sont nuisibles, absurdes. Il n’en
admet que l’unité d’ensemble qui remplace l’unité d’action. Pour maintenir la
distinction entre la réalité et l’art, il accepte certaines conventions et, en premier
lieu, l’emploi de l’alexandrin assoupli et varié, séparant le langage du drame de
la parole ordinaire.

50
La doctrine exposée dans la Préface de Cromwell n’est guère celle de tous
les romantiques et Hugo lui-même n’a que rarement respecté ses principes
dramatiques en écrivant ses pièces. Hernani est plutôt une tragédie sans aucun
élément grotesque. Ce drame respecte l’unité de temps et ses quelques
hardiesses en matière d’alexandrin nous semblent aujourd’hui plutôt
négligeables dans une œuvre assez traditionnelle. Un drame en prose naîtra, plus
viable que celui de V. Hugo, celui de Musset et de Vigny, mais la vraie liberté
réclamée dans ce manifeste ne trouvera sa pleine éclosion que plus d’un siècle
après.

Le théâtre historique

Les romantiques trouvent souvent leur source d’inspiration dans l’histoire.


Le genre dominant en est le drame en prose qui se propose de présenter les
grands hommes de l’histoire en action, situés dans leur temps par la couleur
locale.
Avec Hugo et Alexandre Dumas (1802-1870), le drame historique évolue
dans un autre sens : Henri IV et sa cour de Dumas tourne au mélodrame, ce qui
n’arrivera pas aux drames historiques de Hugo, où l’action dramatique cède la
place au lyrisme. Ils deviennent, au fond, un cadre commode pour les conflits
passionnels (Marie Tudor), de façon qu’on se demande si l’on a encore affaire à
une pièce historique (Angelo). Les drames de Hugo sont soit des drames en vers
(Cromwell, Marion de Lorme, Le Roi s’amuse, Ruy-Blas, Hernani), soit en prose
(Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo).
Ainsi, Ruy-Blas dont l’action se passe en Espagne à la fin du XVIIe
siècle, a des ambitions hautement symboliques. C’est le drame le plus conforme
à la doctrine énoncée dans La Préface de Cromwell. L’intrigue en est assez
changée, fantaisiste même, parsemée de rencontres inattendues, de coups de
théâtre et la condition antithétique des personnages rappelle le mélodrame. Le

51
motif central en est l’amour d’un valet pour une reine. L’intrigue est serrée,
l’action est pleine de péripéties émouvantes, qui culminent par un dénouement
frappant. Dans ce drame, le hasard joue un rôle excessif et arrive même à
remplacer le destin de l’héros. C’est le caprice du sort qui rend compte des
épreuves des héros et qui les conduit aux catastrophes. L’action est souvent
invraisemblable et les personnages n’atteignent la profondeur d’analyse de la
tragédie de Corneille ou de Racine.
Mais le théâtre historique de Hugo est surtout transfiguré par la poésie.
L’imagination est débridée, les grandes figures historiques sont traitées avec
désinvolture (Don Carlos dans Hernani). Quant aux héros imaginaires, leurs
passions sont émouvantes, mais assez simplifiées. Les héros sont souvent
construits en blanc et noir, ce qui fait qu’ils rejoignent les héros du mélo-drame.
Dans son théâtre historique, Hugo brosse de vastes fresques colorées,
évoquant autour de l’action centrale toute une époque et même tout un pays : la
Révolution d’Angleterre dans Cromwell, la France sous Richelieu (Marion de
Lorme), l’Espagne de Charles Quint (Hernani) et l’Espagne au bord de la
décadence (Ruy Blas). La dimension lyrique du théâtre de Hugo témoigne des
dons du poète qui est Hugo. Les héros chantent leur enthousiasme, leur
mélancolie, leur amour avec un lyrisme qui compense par son pouvoir de
suggestion les imperfections de l’analyse psychologiques.
Lorenzaccio de Musset, situé dans la Florence du XVIe siècle, avec des
milieux bigarrés en offre une fresque pleine de vie intense. Le sujet est emprunté
aux Chroniques Florentines. L’intérêt pour le passé devient chez lui un moyen
de découvrir le présent et la crise du héros rappelle le malaise des enfants du
siècle.
Le drame a au centre de l’action la crise de Lorenzo, meurtrier du tyran
Alexandre. À part cela, le drame présente une vaste fresque historique de la
Florence renaissante. Il est fait de 39 tableaux. Les héros illustrent tous les
milieux sociaux avec leurs passions et aspirations, ce qui donne une impression

52
d’intense vérité. Ce drame historique est surtout le drame moral de Lorenzo, de
sa déchéance dans le vice dont il a voulu se faire un masque.
Le Lorenzo, personnage historique, semble avoir voulu tuer Alexandre
pour une question d’argent. Après le crime, il s’est déclaré libérateur national.
Musset en fait une sorte de «Hamlet», en insistant sur le drame moral d’un être
pur tombé dans la débauche.
On peut faire un rapprochement entre Lorenzo et Musset: Lorenzo est un
artiste qui a voulu devenir homme d’action. Sceptique et désabusé, il commet le
meurtre pour donner un sens à sa vie et pour affirmer orgueilleusément son être.
Le personnage de Musset est un un des héros les plus complexes de tout le
théâtre romantique français, modèle du héros romantique, complexe d’abord par
le jeu de l’être et du paraître. Finalement, l’acte s’avère inutile, n’étant pas
reconnu par les Florentins. La tête de Lorenzo est mise à prix et il pérrit
assassiné.
Le héros romantique se dirige vers l’action mise au service de la cité,
mais qui aboutit à l’échec individuel. L’acte ne trouve plus de justification au
moment où, celui qui l’a conçu a complètement changé, complexité remarquable
par le jeu de l’être et du paraître.

Drames d’actualité

Les dramaturges romantiques traitent aussi des sujets tirés de l’actualité


où posent le problème du droit à l’amour, du mariage, du divorce, etc. Une des
héroïnes typiquement romantiques sera la femme déchue, la courtisane dont on
tente la réhabilitation morale. (V. Hugo, Marion Delorme). On plaide pour sa
grandeur morale, pour sa noblesse, dans une société corrompue qui est la seule
coupable de sa déchéance. Le théâtre romantique s’intéresse souvent aux êtres
qui vivent en marge de la société. Parmi les héros de ce genre, on peut évoquer
l’enfant naturel, le voleur, le proscrit.

53
Parmi les êtres d’exception qui peuplent le théâtre romantique, on accorde
une place privilégiée à l’homme de génie, incompris par la société. La réussite la
plus grande en est Chatterton de Vigny, « drame de la pensée ». «J’ai voulu
montrer - dit l’auteur dans sa Préface - l’homme spiritualiste étouffé par la
société matérialiste où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le
travail. » Le poète est réduit à l’alternative douloureuse ou bien de tuer son
génie en se faisant soldat ou bien de se tuer lui-même. Chatterton préfère la mort
tout court à la mort plus lente de son génie et la pièce finit par son suicide qui
attire aussi la mort de la femme aimée, Kitty Bell, femme ange, incomprise elle
aussi par son mari bourgeois avare et égoïste.
Le drame est conçu comme drame d’amour dans lequel Vigny s’avère être
un des psychologues les plus délicats par la complexité et la variété des types
humains présentés. Le drame ressemble à une tragédie romantique par la thèse
qu’il soutient, par le souci d’exactitude, par l’intérêt pour les décors et les
costumes et par son style mélangé. Cependant, sa formule s’attache à l’art
classique, recommandant ce drame comme véritable tragédie. La crise est très
condensée. Elle se dénoue en quelques heures, avec un simple changement de
décor, se caractérisant par une simplicité extrême. C’est l’histoire d’un homme
qui a écrit une lettre le matin et qui attend la réponse jusqu’au soir. Cette attente
si intense le tue. L’action est donc tout intérieure et dans Chatterton Vigny a
voulu incarner le génie.
Le héros du drame romantique se veut plus individualisé, plus intégré à
l’histoire et aux circonstances concrètes, mais il atteint rarement à la complexité
intérieure qu’on réclame de lui. Par la simplicité excessive des traits, il côtoie
souvent le mélodrame. Ainsi, le traître, le bandit, l’amoureux sont réédités par
tous les dramaturges. Ruy Blas est un être guère complexe, qui reste le même
d’un bout à l’autre du drame, noble, digne, généreux et passionné. Lorsque
Hugo s applique à atteindre à une plus grande complexité du personnage, celui-
ci frise plutôt l’incohérence (Cromwell).

54
Au fond, l’intégration de la mentalité romantique au personnage
dramatique s’avère difficile : le héros, solitaire et contemplatif, atteint du mal du
siècle, n’est pas d’essence dramatique. Les drames Chatterton et Hernani sont
ça et là des pièces lyriques. Malgré la hardiesse des affirmations théoriques,
l’unité de lieu subsiste encore dans nombre de pièces romantiques. Le drame
romantique n’a pas le courage de s’ouvrir vers l’onirique et le fantastique, mais
il se caractérise cependant par un sens plus accusé du spectacle : l’élément
visuel s’impose de plus en plus sur la scène. En plus, le drame romantique se
veut « engagé » exprimant ouvertement l’option morale et idéologique de son
auteur.
V. Hugo le dit dans sa Préface d’Angélo : « On ne saurait trop le redire -
pour quiconque a médité sur les besoins de la société auxquels doivent toujours
correspondre la tentative de l’art, aujourd’hui plus que jamais, le théâtre est un
lieu d’enseignement. Laissez-vous charmer par le drame, mais que la leçon soit
dedans et qu’on puisse toujours l’y retrouver quand on voudra disséquer cette
belle chose vivante, si ravissante, si poétique, si passionnée, si magnifiquement
vêtue d’or, de soie et de velours… » .
C’est dans les pièces romantiques qui ne sont pas vouées à la scène, les
comédies de Musset ou Le Théâtre en Liberté de Hugo qu’aura lieu la véritable
émancipation du genre.
L’échec de sa première pièce (La Nuit vénitienne, 1830) a permis à
Musset de se renouveler par Spectacle dans un fauteuil (1833) et Comédies et
Proverbes (1840-1854) : Il ne faut jurer de rien, Fantasio, Les caprices de
Marianne, On ne badine pas avec l’amour.
Les pièces de Musset illustrent ce qu’on appelle généralement le théâtre
poétique qui sera illustré au XXe siècle par Cocteau et Giraudoux. Une poésie
perceptible d’abord à la lecture, dans la qualité même du texte lyrique de ses
pièces écrites en prose mais où raisonnent pourtant des alexandrins bien frappés.

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Les protagonistes de Musset sont de grands amoureux qui disent leurs
passions sur un ton fougueux ou mélancolique. Un conte, un moment historique,
un proverbe servent à construire une intrigue fantaisiste dont les données sont
parfois invraisemblables. Chez Musset, le théâtre laisse transparaître sa
substance ludique qui convertit les choses graves en jeux gracieux et gratuits,
car Musset est le maître de la spontanéité créatrice. Les amoureux sont des êtres
purs qui se heurtent à des fantoches qui forment l’envers grotesque de ce monde.
Musset ose bouleverser en profondeur les dimensions essentielles,
strictement codifiées par ses contemporains, l’espace et le temps. Par cela, le
dramaturge engage la pratique théâtrale dans une expérience téméraire. Il est
peut-être celui qui a, davantage que Hugo, banni les unités classiques.

1.1. Les grandes figures du romantisme

Alphonse de Lamartine
(1790-1869)

Œuvres : Méditations poétiques (1820), Nouvelles méditations poétiques


(1823), Harmonies poétiques (1823), Jocelyn (1836), La Chute d’un ange
(1838), Recueillements poétiques (1839), Graziella (1849).

La parution en 1820 des Méditations poétiques de Lamartine marque


l'avènement du romantisme en France. C'est Sainte-Beuve qui, dans une lettre
adressée à Verlaine à 19 novembre 1865, marque l'importance de la parution de
ce recueil en affirmant que, suite à cet événement, l'univers poétique en sort
rajeuni par l'introduction d'une sensibilité nouvelle dans la poésie où "on avait
changé d'Olympe". Le lyrisme lui-même se renouvelle et une poésie vibrante
impose son charme. Lamartine en était lui aussi conscient car il affirmait en
1849 dans L'édition des souscripteurs: "Je suis le premier qui ait fait descendre

56
la poésie du Parnasse, et qui ait donné à ce qu'on nommait la muse, au lieu d'une
lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l'homme."
C'est la méditation le genre que le poète préfère pour exprimer avec
élévation d'esprit une noble sensibilité, mais, regardées de plus près, on constate
que les Méditations sont en fait des élégies où le poète déplore son amour passé
et évoque une Absente qu'il nomme Elvire. Son image éthérée condense les
traits de plusieurs femmes dont Julie Charles, morte en 1817, semble être la plus
importante. Cependant, les Méditations ne sont pas la chronique des amours de
Lamartine et, paradoxalement, l'objet aimé commence à exister poétiquement au
moment où il glisse dans le néant. Les références à la vie du poète s'estompent et
toute donnée venant du vécu du poète s'efface pour s'élever dans les sphères
idéalisées de la poésie. Georges Poulet observe à juste titre dans Etudes sur le
temps humain que: "la poésie lamartinienne est une poésie de l'évanouissement".
C'est cette évanescence qui donne la tonalité de l'élégie qui saisit le réel à travers
le filtre magique du souvenir. Le réel subit un processus de déréalisation car les
choses semblent se renforcer dans un doux climat d'absence rayonnante qui fait
que l'image poétique lamartinienne accède à un degré d'épuration extrême.
Comme cela, la femme de Lamartine, qu'elle s'appelle Elvire ou Graziella ou
autre, redevient la femme ange dans la tradition des troubadours, la dona
angelicata aux pieds de laquelle le poète vient se prosterner:
"Mais ta jeune et brillante image,
Que le regret vient embellir,
Dans mon sein ne saurait vieillir;
Comme l'âme, elle n'a pas d'âge"
(Le Souvenir)
Ce qui fait le propre de l'élégie lamartinienne est « de combler le creux
mélodieux de l'absence par une rêverie de la mémoire. Le vécu passionnel y est
toujours restitution par le biais du souvenir ou bien contemplation de la trace ou
de l'objet mnémonique ». (Dan Ioan Nasta)

57
Les quelques détails matériels se dématérialisent, l'image se libère elle
même du marasme du vécu pour se projeter dans les lointains incertains du
paysage. Georges Poulet surprend ce processus de dissolution subi par les êtres
et les objets chez Lamartine dans les termes suivants: "Qui n'a pas chanté cet
effacement qui s'accomplit à la fois dans l'âme et dans l'étendue? Mais personne,
sinon Lamartine, n'a commencé par être un poète de l'effacement. L'on
commence d'ordinaire par chanter ce qui apparaît tout autour de soi, au dehors et
qui, en apparaissant, fait aussi apparaître dans l’âme une vie correspondante. Le
thème de la disparition vient après. Mais, chez Lamartine, il semble être là, dès
le début: c'est le grand thème originel.
Pour Lamartine, penser et chanter, c'est penser et chanter un réalité qui,
déjà donnée, commence à être retirée... Aussi Lamartine est il par excellence le
poète d'une réalité qui se dissout". (Les Métamorphoses du cercle)
La femme aimée, dématérialisée, s'est transformée dans une présence
toute intérieure, qui s'exprime par une "voix" indistincte, un "souffle"qui se
confond avec les parfums et qui est devenue une sorte d'âme soeur du poète
vivant en écho, grâce a sa présence diffuse. Le halo de l'absence favorise
l'idéalisation de cette femme ange dont la perte réverbère dans l'esprit endolori
du poète ravagé en plus par la fuite du temps, et le sentiment de l'évanescence de
toute chose d'ici-bas.
Le paysage lamartinien n'est qu'un état d'âme. Il perd toute réalité
matérielle pour devenir un simple reflet de la vie intérieure. Rattaché au
mécanisme de la sensibilité qui le produit en tant que réceptacle du moi, le
paysage obéit au principe général de l'évanescence et de la sublimation. La
grande communion entre le poète et la nature, thème majeur du romantisme, se
retrouve aussi chez Lamartine. Même quand le paysage prend contour, il ne
cesse de rester imprécis, pénétré d'une espèce de charme évasif, tout comme
dans Le Vallon:
"Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure

58
Tracent en serpentant les contours de vallon;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de la source se perdent sans nom."
Les quelques éléments concrets du paysage, la montagne, les arbres, le
lac, le clocher forment un site idéalisé, symbolique, qui compose le cadre de la
méditation poétique. Dans ses Etudes pour le Romantisme, Jean Pierre Richard
observe que ce paysage aux contours imprécis favorise la rêverie qui s'épanche
librement au gré d'une: "progression régulière" s'emparant de l'espace. Le poète
suggère même la vaporisation incantatoire de la représentation de la fleur:
"La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphyr;
A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux,
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle respire
S'exhale comme un son triste et mélodieux."
De même, "la flèche gothique" de l'Isolement se spiritualise dans le son
religieux qui "se répand dans les airs." Dans ce poème, le moi connaît la
tentation de l'envol qui va être un thème baudelairien:
"Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire.
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour
Et ce bien idéal que toute âme désire
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour!
Que ne puis-je, porté par le char de l'Aurore,
Vague objet de mes voeux, m'élancer jusqu'à toi!"
L'écoulement inexorable que subit l'être va créer la nostalgie d'un point
fixe, d'une île de stabilité dans le temps et dans l'espace où le poète puisse jeter
l'ancre. Dans Le Lac, les deux invocations, celle d'Elvire et celle du poète se
rejoignent sous le signe d'une même quête de la stabilité:
"Ne pouvons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?"
C'est dans les Harmonies poétiques que Lamartine s'impose comme poète

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sacré. Dans ce recueil, le poète relie l'adoration sacrée au discours politique. Le
mot harmonie, mot clé de la pensée romantique renvoie à l'ambition tentée par
le poète de faire la synthèse de la totalité. La thématique de ce recueil se
concentre autour de la fusion de l'être dans la nature, la dissolution dans le grand
Tout, mais aussi de la vision de l'éternité et de l'écoute de Dieu.
Lamartine a été également un poète de la cité et des idéals humanitaires.
Doué d'un sens politique aigu, le poète a été aussi homme politique et grand
orateur. Il a été le premier de sa génération à formuler la mission sociale et
politique de la poésie. Dans Les Destinées de la poésie (1834), il affirme le rôle
de "prophète" que doit remplir le poète dont l’œuvre doit être "philosophique,
religieuse, politique et sociale comme les époques que le genre humain va
accomplir". Dans les poèmes dans lesquels se fait voir l'éloquence du poète
tribun on découvre un message optimiste. Dans Utopia, par exemple, la nature
humaine est envisagée comme une ascension infaillible vers le sommet d'une
concorde.
Une vaste épopée en vers que le poète envisageait d'écrire et dont il
conçut le projet entre 1821 et 1823 devait inclure comme épisodes Jocelyn
(1836) et La chute d'un ange (1838). Si dans Jocelyn les sentiments de l'homme
civilisé occupent un large part, dans La chute d'un ange le tableau de l'humanité
s'assombrit dans la présentation des vicissitudes que doit vaincre l'ange déchu
pour retrouver sa patrie spirituelle.
Les croyances civiques tendent à se constituer chez Lamartine en une
véritable religion de l'homme car la communion humaine est elle aussi porteuse
d'éternité:
"Il faut plonger ses sens dans le grand sens du monde
(Où avec l'esprit des temps notre esprit s'y confonde!)
Et palper chaque artère et chaque battement,
Avec l'humanité s'unir par chaque pore,
Comme un fruit qu'en ses flancs la mère porte encore,

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Oui, vivant de sa vie, éprouve avant d'éclore
Son plus obscur tressaillement!"
(Utopia)
Le long poème de maturité La Vigne et la Maison composé en 1856 est
une troublante méditation sur la vieillesse et sur la mort.
Ce poème symbolique, méditatif et triste, est un hymne à la famille, au
foyer et au travail, s'exprimant en des vers d'une volupté calme et d'une
admirable souplesse du rythme.
Le moment Lamartine a représenté aussi bien l'avènement du lyrisme dans
les lettres françaises qu'une étape de maîtrise littéraire caractérisée par la
puissance suggestive des images, la musicalité du style d'un poète à vocation
intimiste, mystique et humanitaire.

Alfred de Vigny
(1797-1863)

Œuvres : Poèmes (1827), Poèmes antiques et modernes (1826), Cinq-mars


(1826), Poèmes (1829), Stella (1832), Chatterton (1835), Servitude et grandeur
militaires (1835), La Mort du Loup (1843), La Maison du berger (1844), La
Bouteille à la mer (1854), Les Destinées (1864).

Parmi les autres poètes romantiques, Vigny fait figure à part. Issu d’une
famille aristocratique et représentant une classe en déclin, le poète a été vite
déçu par la carrière des armes. Sa poésie illustre hautement la condition humaine
exprimant une philosophie pessimiste sur la vie et sur la destinée de l’homme
sur terre. Dès les Poèmes antiques et modernes (1826), Vigny se place dans la
lumière de ce qui donnera son titre à son plus célèbre recueil : la destinée
d’homme, qui, dans la conception de Vigny, incarne une condition tragique. Ses
héros lyriques, Jésus, Samson, Moïse, Eloa sont autant de figures qui incarnent

61
cette tragédie que vit l’homme dans le monde. Dans les notes intimes qui ont été
publiées sous le titre Journal d’un poète, Vigny affirmait à propos des
personnages de son roman symbolique Stella : ’’L’Amour, le Poète, Stella,
cherchent le beau et le bien ; l’Intelligence, le Philosophe, le Docteur Noir,
cherchent la vérité.’’
La poésie a été conçue par Vigny comme la ’’ rencontre entre le Beau et
le Vrai’’ (Journal 1842), un élixir des idées’’ (Journal 1843), passion et science
en même temps, une vocation impérieuse, une discipline intellectuelle imposée
par l’exercice de la pensée. Aucun commentaire critique ne serait plus adéquat
que les symboles par lesquels le poète l’a définie lui-même dans le poème La
maison du berger et dans le Journal :’’Cristal qui conserve’’ et exprime la
pensée en lui conférant l’éclat, trésor,’’perle de la pensée’’ où s’est conservée à
travers le temps l’expérience sensible et méditative de l’humanité entière,’’
diamant sans rival ; d’une pureté et d’une densité sans égal’’ qui conduit les pas
de la raison humaine. Toutes ses images convergent vers un idéal esthétique qui
met le signe de l’égalité entre la poésie et la philosophie.
En refusant tout lamento, Vigny, rehausse la poésie à la dignité d’une
méditation sur la condition humaine. Le malheur informe l’Histoire des
humains, un divorce définitif s’est installé entre le Créateur et les Créatures, ce
qui engendre angoisse et souffrance, questions sans réponse et révolte. Réduit à
l’impuissance, soumis aux ravages de la solitude, l’homme trouve sa dignité
dans la figure du poète maudit parmi les maudits, permanent exilé, sublime dans
son inlassable quête de la beauté et de la vérité. Jésus, Stella ou Chatterton
illustrent chacun à sa façon, le malheur des génies accablés du fardeau de toute
l’humanité. Le pessimisme est sublimé en stoïcisme méprisant, tel celui de la
Mort du Loup.
La grande hypostase de Vigny est celle de penseur qui fait que la poésie se
transforme en philosophie. Le culte de l’Idée aboutit à l’ambition créatrice d’un
univers où se déploie le Sens, tout comme le poète le dit dans la préface aux

62
Poèmes antiques et modernes où il souligne que dans cette œuvre on trouve ’’ la
pensée philosophique… mise en scène sous une forme épique ou dramatique’’.
Chez Vigny, la pensée, issue de l’esprit pur, aspire à l’attitude des grands débats
philosophiques. La poésie et la pensée s’unissent à la lumière d’un credo
humaniste que le poète n’a jamais quitté :’’ J’aime la majesté des souffrances
humaines’’. Véritable promotion du symbole, la poésie vise à consacrer la
puissance de l’Esprit, seule ressource contre les servitudes du mal :’’Tous les
grands problèmes de l’humanité peuvent être discutés dans la forme des vers. Je
l’ai prouvé.’’(Journal d’un poète)
Si pour Vigny l’homme est un être noblement vulnérable formé à l’école
virile de la douleur, la poésie doit être transposition et sublimation du destin
malheureux. La poésie de Vigny, apparemment froide, relève de la profondeur et
privilégie l’harmonie. Maîtrise, condensation, cristallisation de la pensée, la
poésie tend à atteindre les prestiges de la plénitude épurée du vers. Romantisme
de l’intelligence, la poésie objective transcende les méandres du vécu pour
atteindre la vérité.
La réflexion sur la création aboutit aux exigences d’un crédo qui affirme
la supériorité de la poésie sur toutes les autres productions humaines. Vigny
arrive à prêcher une nouvelle religion qui est celle de l’art. C’est de cette
interrogation permanente sur la condition humaine, lucide et passionnée qu’ont
pris naissance, au terme d’un processus long de vingt cinq ans, les onze poèmes
qui forment le recueil intitulé Destinées, oeuvre impressionnant par l’altitude et
la rigueur de la méditation philosophique, mais aussi par la beauté, l’harmonie et
l’ineffable de quelques vers mémorables. C’est ici que le poète tente de trouver
une réponse à ses inquiétantes et éternelles questions sur la destinée de l’homme
qui, préoccupaient déjà les romantiques français. Hanté par la présence du mal
dans le monde, de la douleur et de la mort, Vigny imagine la vie comme une
prison perpétuelle où les gens sont emprisonnés pour un crime qu’ils ignorent.
Certains captifs tentent de déceler les pièces de leur procès, d’autres racontent ce

63
qu’ils vont devenir après la prison ; leur perspective unique est la condamnation
irrémédiable : « Condamnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux
certitudes. »(Journal)
Aux années de doute et de déroute qui ont comblé avec la crise spirituelle
de 1837-1838, Vigny recommande comme remède possible la résignation
stoïque, le désespoir calme’’, le renoncement aux illusions et à l’espoir.
L’illusion la plus dangereuse est la religion avec ses dogmes. Ecrasé par un
destin absurde, l’homme vient au monde’’ condamné à la mort, condamné à la
vie. ’’(Journal d’un poète) Faisant état de l’abandon de l’homme dans un
’’monde avorté’’(Le Mont des Oliviers), le poète lance des accusations contre un
créateur caché dont la culpabilité est dénoncée dans l’universalité du mal.
(Satan) Dans le poème célèbre Le Mont des Oliviers, Jésus, ’’le Fils de
l’homme’’, accuse la divinité d’avoir permis le mal, la souffrance, la mort et
l’ignorance dans lesquels vivent les hommes au sujet de leur destin, mais, devant
le refus de Dieu de répondre aux questions que l’humanité lui pose, la seule
attitude digne est le silence froid et indifférent. Du thème de la divinité
impénétrable qui refuse l’assistance à la créature, le lyrisme de Vigny évolue, à
travers le grand symbole de Jésus, vers le thème du génie qui se heurte lui aussi
à la société incompréhensible et au mutisme accablant du divin. Toute
communication avec la transcendance s’avère impossible et le poète choisit
d’apposer « un froid silence / Au silence éternel de la Divinité’ ». L’homme est
pour Vigny’’ ce Sisyphe éternel’’ (La Flûte) qui porte courageusement son poids
éternel sans pousser aucun soupir. L’homme est un être supérieur car il est
toujours capable de trouver des ressources en lui, pour affirmer sa dignité et sa
liberté par rapport au destin et à la mort. Le poème La Mort du loup fait acte de
cette « religion de l’honneur » que le poète avait précédemment affirmé dans
Servitude et grandeur militaires, une « stoïque fierté », ça veut dire la morale de
la responsabilité et de la dignité : « Gémir, pleurer, prier est également lâche/

64
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/ Dans la voie où le sort a voulu
t’appeler /Suis, après comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Les anges mêmes sont faillibles (Eloa) et seul le génie du mal peut
répondre à la question qui tourmente la créature par une affirmation
étourdissante :’’ la matière est la mort’’ (Satan). L’amour est décevant lui aussi
par le pêché de la jalousie (Dolorida, Le Somnambule) et la femme déçoit elle
aussi le rêve de communion tendre de l’homme supérieur (La Colère de
Samson).
Comme penseur athée, Vigny nie la réalité de la providence et souligne
les aspects tragiques de la condition terrestre ; il cherche, en dehors de la
religion et des systèmes, les valeurs authentiques qui pourraient donner un sens
à la vie quotidienne en parvenant à un humanisme tout à fait spécial. Solidaire
avec toutes les victimes de l’adversité du destin, injuste, Vigny assume la
condition humaine dans sa majesté tragique et élabore une sagesse personnelle
appuyée sur ’’la sainte beauté de l’enthousiasme, de l’amour, de l’honneur, de la
bonté’’ (Journal). Le vers célèbre du grand poème La Maison du berger :
’’J’aime la majesté des souffrances humaines’’ devient une sorte d’emblème de
sa poésie. Dans La Maison du berger, le poète accompagné d’Eve, symbole de la
Femme idéale, inspiratrice des grands projets et des grands chef-d’œuvre, arrive
à élaborer, dans l’intimité accueillante de La Maison du berger, des oeuvres
brillantes comme le diamant. Fruits de l’intelligence humaine, la Science et la
Poésie représentent le message que le poète lance à l’humanité, tout comme le
capitaine explorateur du poème La Bouteille à la mer. Le dernier poème écrit
par Vigny, L’Esprit pur, est le point culminant de l’évolution de sa pensée vers
l’affirmation enthousiaste de la confiance dans la capacité créatrice du génie
humain, capable de faire progresser l’Humanité elle-même. Poèmes hautement
philosophiques, Les Destinées inaugurent cette « poésie construite et filtrée qui
sera la poésie moderne » (G. Picon)

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Vigny a été considéré par ses contemporains le maître du poème. Chargée
de mettre en scène la pensée philosophique, sa poésie est profondément
symbolique. Les symboles utilisés par le poète pour donner consistance à une
idée abstraite n’ont de valeur que par l’idée qu’ils représentent ; par leur
fonction, on peut affirmer que les symboles de Vigny tendent à toucher
l’allégorie. Jean- Pierre Richard observe que le symbole souligne le sens pour le
rendre saisissable et, paradoxalement, rend opaque la transparence pour la faire
mieux percevoir. Vigny a concentré ses idées philosophiques dans des vers ayant
l’élégance classique des médailles. Cette sobriété et cette concision s’ajoutent à
une certaine musicalité mystérieuse et subtile, fluide et nuancée comme dans la
mémorable fin du poème La Maison du berger :
’’ Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est
sombre
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
Ầ rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.’’
Le roman de Vigny échange avec la poésie les mêmes thèmes et la même
tension symbolique. Le poète fait régner l’Idée dans son roman historique
Cinq Mars en en faisant un roman philosophique méprisant ’’ l’authenticité du
fait’’. Les types servent la recherche de l’idéal.
Quant au drame, Vigny était d’avis qu’il devait représenter’’ le soit
particulier de l’homme.’’ Après avoir tenté le drame historique, Vigny trouve
avec Chatterton la forme d’une ’’page de philosophie au théâtre’’. Nombreux
sont les thèmes romantiques qui y sont rassemblés : refus du monde de l’argent,
aversion pour le bourgeois, dénonciation de la condition féminine, malheur de la
passion, poids de la destinée, malédiction poétique. Perdant toute vie véritable,

66
les personnages sont perçus dans leur’’ vérité idéale’’, c’est-à-dire dans la valeur
symbolique et l’idée qu’ils incarnent.
Vigny nous a légué une oeuvre de dimensions réduites, mais il reste dans
les lettres françaises l’une des étoiles les plus brillantes. Dans son temps, le
poète a le mérite d’avoir rassemblé la plupart des caractéristiques de la
modernité romantique.

Alfred de Musset
(1810-1857)

Œuvres : Contes d’Espagne et d’Italie (1830), Un spectacle dans un


fauteuil, Rolla, Les Caprices de Marianne (1833), Fantasio, On ne badine pas
avec l’amour, Lorenzaccio (1834), La Nuit de mai, La nuit de décembre (1835),
La nuit d’août, La Confession d’un enfant du siècle (1836), La Nuit d’octobre
(1837)

Une vraie légende a accompagné « l’enfant du siècle » tout au long de sa


brillante carrière littéraire. La postériorité a vu dans Musset « l’enfant terrible »
du romantisme français. Plus que tout autre écrivain, le poète est l’enfant de son
siècle. Mal connu et peu apprécié par ses contemporains, le jugement de son
œuvre est resté longtemps sévère. Le poète qui a chanté le désespoir de l’amour
avec une sincérité inégalable a été peu apprécié par des esprits contemporains
aussi, tel Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire. La critique actuelle n’est pas plus
indulgente par rapport à sa création lyrique et Gaëtan Picon constate à juste titre
que, de la série des romantiques, Lamartine et Musset ont le plus souffert à
cause de la révision des valeurs opérée par le XXe siècle.
Bien que ses poèmes lyriques aient constamment perdu dans la réception
en faveur du théâtre considéré unanimement une authentique réussite du XIX
siècle, toute l’œuvre de Musset reste d’abord le témoignage d’une existence qui

67
s’est consumé en inquiétude. C’est aussi le témoignage d’une crise spirituelle
aiguë et d’une difficulté de vivre qui ont caractérisé toute la génération
romantique, mais qui se sont fait voir dans la poésie. C’est Musset qui appelle le
mal du siècle « une maladie morale abominable » qu’il analyse lucidement dans
La Confession d’un Enfant du Siècle. Musset fait partie de cette génération de
poètes nés de la retentissante épopée napoléonienne, ces jeunes « pâles,
passionnés, nerveux » qui se sont retrouvés après la chute de l’empire dans un
monde mesquin et hypocrite et dans une société en transformation totale.
« Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes : le peuple qui a passé
par ’93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus,
tout ce qui sera n’est pas encore. »
Ces circonstances historiques auxquelles s’est confronté le cœur du poète
ont engendré une inévitable « crise d’identité », une oscillation dramatique entre
l’aspiration vers l’idéal et l’impuissance d’accéder, entre le besoin de pureté,
d’amour absolu et la fascination des plaisirs charnels et de l’alcool qu’il appelle
lui-même « débauche » et qui est la source du mépris envers soi-même. Ce
dédoublement représente la dimension la plus profonde de son œuvre, son
originalité indiscutable, mais aussi la limite de sa création lyrique et dramatique.
Tout comme observe Jean Pierre Richard, dans l’œuvre de Musset le
thème central du dédoublement se module en figures diverses, la dualité
affectant la personnalité du poète et des personnages à travers lesquelles il
exprime son drame moral.
Son début est déroutant : à dix-neuf ans seulement, il publie son premier
recueil poétique intitulé : Contes d’Espagne et d’Italie paru en 1830. Ce premier
livre fait du mélange de passion et d’ironie, d’exaltation et de prosaïsme laisse
entrevoir sous le masque du contenu spirituel et impertinent le visage du
prochain personnage avide d’amour et de pureté, mais déçu et incapable de
croire à quoi que ce soit. Le Don Juan du poème Namounna, Franck, le héros de
la pièce homonyme, Lorenzaccio, la plus authentique incarnation du poète lui-

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même, recréent, en des hypostases différentes, l’expérience vertigineuse et
dévastatrice de Musset assumée comme illusoire liberté intérieure, comme
possibilité de connaissance de la vérité de soi et de la nature humaine.
On a remarqué l’attitude contradictoire que le poète a eue envers la
doctrine. Philippe van Tieghem affirme que Musset reflète le romantisme et
s’oppose à la fois à la doctrine. Son spécifique réside dans le fait qu’il est le plus
romantique des poètes français par l’inquiétude, le déséquilibre entre le rêve et
la vie, par l’incessante soif d’idéal, par sa passion, par sa sincérité et sa fantaisie
et par le désintéressement qu’il manifeste envers les préoccupations sociales et
politiques, la couleur locale, la philosophie du passé et les mythes de l’humanité.
On considère aujourd’hui Musset le plus moderne des romantiques aussi
bien par ses préoccupations pour l’œuvre et pour la création littéraire que par le
fait que la poésie annonce le drame contemporain du créateur. Musset est
toujours présent à l’intérieur de sa création lyrique et il se découvre dans l’acte
même d’écrire. Sa modernité réside juste dans la manifestation chez lui d’une
inquiétude d’artiste qui s’interroge sur la condition du poète.
La période de jeunesse littéraire se caractérise d’abord par le fait que le
poète envisage la poésie comme métier. C’est le temps où le jeune Musset
fréquente le cénacle des jeunes romantiques. Ce qui inquiète les membres du
cénacle c’est la fantaisie railleuse, la verve turbulente et la parodie du
romantisme. Dans les Contes d’Espagne et d’Italie on découvre déjà un artiste
passionné qui cherche à renouveler son discours.
Philippe van Tieghem dit de ce recueil qu’il est fait pour « surprendre,
pour choquer, pour profiter à l’extrême de la libération du vers français ». Il y
cultive déjà d’une manière très originale un lyrisme personnel qui exprime
l’intensité douleureuse de la passion, la profondeur du sentiment, la souffrance
et l’inquiétude du créateur.
Le roman autobiographique La Confession d’un Enfant du Siècle exprime
aussi bien la crise des valeurs morales dont les romantiques ont souffert qu'au

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niveau de la carrière littéraire de Musset, le conflit déjà manifesté entre action et
lyrisme qui aboutit à la constatation de l’échec dans les Nuits. C’est cet échec de
l’écriture, incapable d’unir le vivre et le dire qu’exprime ce roman. Toute une
poétique nouvelle qui sera celle de Musset y est à découvrir : celle de la
coïncidence de la parole et du désir.
La grande poésie de Musset est concentrée dans les Nuits et les autres
poèmes écrits après 1835 (année qui marque l’ouverture vers le lyrisme
personnel par l’expression des émotions intimes du poète). C’est vrai que les
célèbres Nuits suivent l’histoire sinueuse des amours du poète envers George
Sand, mais les quatre Nuits (La Nuit de Mai, La Nuit de Décembre, La Nuit
d’Août, La Nuit d’Octobre) et le poème Le Souvenir n’apparaissent plus
aujourd’hui comme une histoire sentimentale illustrant les méandres du
sentiment. La vraie signification du dialogue entre le Poète et la Muse, entre
l’homme et la création vise l’essence même de la poésie et les conditions de la
création littéraire. Le poète rend hommage à la douleur qui est génératrice de
poésie « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ». Et j’en sais
d’immortels qui font de purs sanglots». Par cet art poétique de la souffrance qui
fait de sa poésie l’expression spontanée de l’émotion la plus intime, Musset y
reste un romantique pour lequel la femme n’est qu’un prétexte de l’amour.
L’érotisme offre au poète la possibilité de se maintenir au plus près de la
souffrance. E. Sabatier a raison en affirmant que : « Si la passion annonce un
chant nouveau, une plainte passionnée, l’amour n’est pas la thème unique ; il est
le point de départ d’intenses méditations sur les oppositions du cœur et de
l’esprit, sur la vie et sur l’art, sur l’espérance, sur l’apaisement et le pardon, sur
la vie et la mort ». Le poète dénonce la dualité de la sensibilité qui est source de
l’art, mais force destructrice aussi. Dans les Nuits, il évoque le terrain plein de
pièges de la création artistique. La spontanéité semble être totale et le poète
laisse l’impression d’écrire de la poésie devant son lecteur, ce qui fait le

70
récepteur en éprouver la puissance. La création est un modus vivendi qui
proclame l’unique satisfaction véritable :
« Jours de travail ! Seuls jours où j’ai vécu !
Ô trois fois chère solitude !
Dieu soit loué, j’y suis donc revenu
À ce vieux cabinet d’étude !
……………………………………….
Et toi, Muse, Ô jeune immortelle,
Dieu soit loué, nous allons donc chanter »
(La Nuit d’octobre)
Le cycle des Nuits peut aussi être lu comme la renaissance d’un poète par
la confiance de sa vocation.
Selon Musset, le poète doit goûter pleinement à ce que la vie lui offre
pour y trouver la source de son art. C’est à ce niveau que le poète valorise le
motif du double. Personne ne sait mieux entendre parler l’âme de l’artiste que la
Muse, « la belle blonde » des Nuits qui réunit, tout comme le poète, la sensibilité
et le jugement lucide sur la vie. La relation du poète avec le double fait
multiplier la personnalité du premier. La Muse apparaît juste pour faire connaître
le credo littéraire de Musset et pour le stimuler à faire parler son cœur. Dans la
Nuit de mai, l’invitation que la muse fait au poète de reprendre le luth pour
chanter les splendeurs de la nature n’est qu’une stratégie employée pour que le
poète révèle son cœur souffrant :
« Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô, poète
Que ta voix ici-bas doive rester muette,
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. »
Par la légende du pélican qui partage ses entrailles à ses fils comme
nourriture, recevant la valeur de symbole du créateur, le poète fait, avant la
lettre, la théorie de la réception. Tout comme l’oiseau qui laisse ses petits se

71
nourrir de son cœur au prix de sa vie, le poète fait saigner son âme pour que les
lecteurs puissent éprouver le plaisir artistique. La Muse exprime la complexité
de l’amour, étant à tour de rôle femme, amante, « nourrice », mère. Il est à
observer que le dédoublement est encore plus complexe chez Musset car la
Muse n’est pas l’unique double, elle a un correspondent masculin, un fantôme,
un frère, ce qui suggère le côté inconnu, inquiétant du moi comme dans la Nuit
de décembre. Mais le lyrisme mussetien est, dans la plupart des cas, de la poésie
nourrie par les tourments du cœur qui représente, paraît-il, un chemin initiatique
de décantation de l’enfer passionnel. Dans la poésie d’amour, la sincérité est
débordante. Dans la Nuit d’octobre, issue de la séparation douloureuse de
George Sand, Musset met fin à sa révolte érotique par l’exaltation de l’orgueil
romantique. Le poète pardonne à la femme le mensonge car celle-ci est
incapable de comprendre l’amour. Redevenu calme dans le poème Le Souvenir,
Musset révèle que la valeur du sentiment est donnée par la sincérité et par
l’intensité. Georges Poulet observe que l’amour mussetien est hors de l’espace
humain et il décèle plusieurs moments dans le temps érotique : le vide donné
par la solitude qui prépare l’amour, le bonheur atteint, la souffrance et le
souvenir : « Le principe de l’indépendance des moments du temps devient chez
Musset une sorte de création réitérée par l’amour. Il devient aussi une
affirmation de l’éternité de chaque moment de vie, éternité à laquelle arrive
chaque moment quand, cessant d’être, il commence à ne plus cesser d’avoir été.
Chaque moment entre à son tour dans une immortalité » (Etudes sur le temps
humain), le poète exalte maintenant le trésor du souvenir où réverbère
l’affirmation de l’éternité de chaque instant.
Quant au sentiment de la nature ; le poète confie son état d’âme au
cosmos. En bonne tradition romantique, Musset saisit la correspondance de
l’âme et de l’extérieur et l’image de la nature est la réflexion du cœur et des
fluides de la sensibilité.

72
Sur le plan formel, les Nuits portent à l’apogée le procédé du dialogue qui
acquiert une valeur poétique. Ce procédé s’intériorise dans ces quatre chefs
d’œuvre où l’on assiste à « un spectacle à dilater le cœur» et au déploiement du
trouble éternel et enrichissant d’une « âme à tout jamais aimante »
Curieusement, les pièces de théâtre de Musset, même celles jouées avec
succès entre 1847-1848 (Un caprice, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée,
Il ne faut pas jurer de rien), n’ont pas réussi à imposer leur auteur pendant sa vie
comme un auteur dramatique de premier ordre. À la différence de ses
contemporains, Musset ne s’est guère engagé dans la théorie. Ses pièces de
théâtre allient dans des structures très bien organisées une action centrale autour
des protagonistes et des actions secondaires. Elles abordent des thèmes divers,
de l’action à la politique, de l’amour au libertinage, de la foi à l’indifférence. La
liberté d’allure des comédies, la finesse et la profondeur des notations
psychologiques, les dialogues, brillants d’esprit et de fantaisie ont imposé
Musset comme un auteur dramatique moderne. C’est le XX siècle en fait qui a
découvert dans son œuvre plus que ses contemporains n’ont vu dans ses pièces :
une méditation et à la fois une révolte sur la condition humaine, sur la difficulté
de vivre dans un univers des contrastes, du conformisme et de l’hypocrisie.

Victor Hugo
(1802-1886)

Œuvres : Odes et poésies diverses(1822), Nouvelles Odes(1924),


Odes et Ballades(1826), Cromwell(1827), Les Orientales(1829), Hernani(1830),
Les Feuilles d’automne(1831), Notre Dame de Paris(1832), Le roi
s’amuse(1832), Les Chants du Crépuscule(1837), Les Voix intérieures(1837),
Les Rayons et les Ombres(1840), Ruy Blas(1837), Châtiments(1853), Les
Contemplations (1856). La Légende des siècles (1859, 1877, 1883), Les
Misérables (1862), Quatre-vingt-treize(1874), La fin de Satan(1886 –posth.)

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Immense et étonnante à la fois, l'oeuvre de Hugo semble être le romantisme
incarné. Chef de fil de l'école romantique, le poète s'avère être « le génie sans
frontières » (Baudelaire) en illustrant l'universalité et la diversité du nouveau
courant romantique, la tentation de la totalité commune à tous les penseurs du
temps, la nécessité d'une nouvelle synthèse spirituelle, celle romantique qui a
profondément changé la conception sur l'homme et sur ses rapports avec
l'univers.
Né quand « le siècle avait deux ans », Hugo a couvert de sa présence
presque le siècle entier parce qu'il a vécu 83 ans et a écrit pendant six décennies
en embrassant tous les domaines de la littérature : la poésie, le théâtre, le roman,
l'essai, le reportage. Doué d'une prodigieuse faculté de s'exprimer en vers, Hugo
a largement ouvert par une inventivité inépuisable les voies de la poésie
moderne. Dans les recueils de jeunesse, le poète cherche sa voie et tend à
concevoir la poésie sous la forme d'un lyrisme éloquent, inspiré par les idées
humanitaires, capables de soulever une émotion de haute qualité. Bien que ces
premiers recueils (Odes, Odes et ballades, Les Orientales) comportent des
éléments romantiques, le romantisme de Victor Hugo se fait voir surtout dans les
oeuvres où le poète, se libérant de la tradition littéraire, exprime ses sentiments
personnels, tout en se faisant « l'écho sonore » de son temps. Déjà dans les
Odes, Hugo témoignait d'une conviction dans la grandeur du rôle que doit
remplir le poète. C'est dans la préface de son premier recueil qu’il affirmait déjà
l'idée que le poète « doit marcher devant les peuples comme une lumière et leur
montrer le chemin ». Dans le poème intitulé Le Poète dans les révolutions il
exprime sa conviction que le poète
"...sur la terre
Console, exilé volontaire,
Les tristes humains dans leurs fers,
Parmi les peuples en délire,

74
Il s'élance armé de sa lyre,
Comme Orphée au sein des enfers".
La mission du poète est donc avant tout active et utile : « Honte (...) à
l'artiste inutile » qui ne met « pas son sang, et son cœur dans son style »(Toute la
lyre). C'est surtout dans le recueil des Rayons et des Ombres qu'il concentre ses
idées sur le rôle du poète qui est prophétique, devant guider le peuple : "il est
l'homme des utopies" et tient dans sa main « Comme une torche qu'il secoue /
Faire flamboyer l'avenir ».
Dans la préface au recueil Les Voix intérieures, Hugo réaffirme son rôle
dans la société et dans l'histoire : « c'est à lui qu'il appartient d'élever, lorsqu'ils
le méritent, les événements politiques à la dignité d'événements historiques. Il
faut, pour cela, qu'il jette sur ses contemporains ce tranquille regard que
l'histoire jette sur le passé ».
Mage et prophète, lumière mouvante et point de mire, le poète se pare dans
le conception de Hugo d'attributs spécifiquement romantiques : il est à l'écoute
des voix intérieures et des choses extérieures qu'il accorde dans une oeuvre de
voyant. C’est dans la préface des Contemplations qu’il déclare explicitement : «
Une destinée est écrite là, jour à jour. Est-ce donc la vie d'un homme? Oui, et la
vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à
lui. Une vie est la nôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis, la
destinée est une. ».
Chez Hugo, le rapport moi-communauté humaine prend un aspect social et
politique car le poète accorde à la poésie une haute mission civilisatrice. Vrai
« écho sonore » de son temps, tel nous apparaît le poète des Châtiments : les
événements politiques et l'avènement de Napoléon III comme empereur des
Français, les misères du Second Empire y trouvent leur écho direct. Obligé à
s'exiler, le poète lance contre son ennemi un recueil de vers, d'abord intitulé
Napoléon le Petit où il s'attaque non seulement à l'empereur, mais aussi à
l'armée, au clergé, aux hommes politiques et même aux écrivains qui tacitement

75
favorisent la dictature. L'imagination hugolienne déchaînée, inspirée par la
violence de la nature sauvage prend la forme de l'hyperbole, de l'antithèse
puissante et du symbole gigantesque. Dans le poème intitulé Expiation le poète
s'érige en champion du Bien et sa révolte devient la sainte colère du peuple
devant la tyrannie et les forces destructrices. A propos des Châtiments il disait
dans une lettre du 17 mars 1853 : « Ces vers ont un double but : châtier dès à
présent les coupables régnant et empêcher dans l'avenir toute représailles
sanglante ». Chacun de ces poèmes se constitue en autant de châtiments sévères
pour le coupable. Le verbe poétique est « la parole qui tue », une force
mystérieuse et cachée, puissante et vengeresse.
Comme la montre le texte Fonction du poète faisant partie du recueil Les
Rayons et les Ombres, l’œuvre hugolienne est conçue comme livre annonciateur,
guide vers l'avenir :
"Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir
Doit, qu'on insulte ou qu'on le loue
Comme une torche qu'il secoue
Faire flamboyer l'avenir."
Le poète qui est un démiurge visionnaire est le seul à arracher à l'inconnu
ses secrets. La poésie devient moyen et mode de connaissance parce qu'elle ose
sonder les mystères insondables et aspire à découvrir et a déchiffrer les secrets
du Cosmos.
Le côté visionnaire est souligné dans un poème du même recueil où le
poète trace ainsi l'auréole de son inspiration :

76
"Mes sujets éternels de méditation
Dieu, l'homme, l'avenir, la raison, la démence."
Vrai romantique, Hugo conçoit le monde en philosophe manichéiste et
panthéiste sous la forme d'une arène immense où s'affrontent le Mal est le Bien.
Tout repose dans sa vision sur l'antithèse, les couples contrastants laid et beau,
vérité et mensonge, jeunesse et vieillesse, bien et mal se multipliant à l'infini.
Si les Orientales nous font voir déjà le côté pittoresque du poète
visionnaire dans la vision attachée aux grands contrastes entre la lumière et les
ténèbres avec des éclairs pourpres, rouge sang ou des éclaircies de bleu céleste,
c'est par les quatre grands recueils parus entre 1830 et 1840 que Hugo annonce
son grand lyrisme réflexif : Les Feuilles d'automne, Les Chants du Crépuscule,
Les Voix Intérieures, Les Rayons et les Ombres.
C'est ici qu'il est déjà une voix inconfondable pour laquelle les thèmes
fondamentaux sont : la fonction du poète, la famille et l'enfant, l'amour et la
mort, la nature et l'âme. L'opposition hugolienne ombre/lumière s'affirme aussi
dans l'espace social : les grands/les petits, le roi/le peuple. Dans les Voix
intérieures apparaît Olympio, le "Poète dominateur", pâle, grave et sombre,
symbole de la Lyre. La nature fait aussi sa grande présence sous la forme des
milliers de vies, fascinantes, mystérieuses, une nature végétale, mais aussi une
nature d'esprit, chimères étranges serrant les arbres.
On sait que Hugo a voulu être la somme des idées de tous les temps,
ambition évidemment utopique. Même si Hugo est un poète-philosophe, en
lisant un poème philosophique hugolien, on reste avec peu d'idées clairement
formulées, mais plutôt avec des cascades d'interrogations sans réponse et on est
surtout fasciné par l'intensité de la vision. Tout texte témoigne de l'expérience
d'un poète qui vit jusqu'aux tréfonds de son être l'angoisse devant le mystère
ontologique de la condition humaine.
La Pente de la rêverie des Feuilles d'automne témoigne juste de cette
incessante interrogation sur la condition humaine. La rêverie devant la fenêtre

77
ouverte sur Paris n'est que le prétexte d'une vision qui se construit devant nos
yeux. Elle embrasse l'univers entier, hommes et éléments, présents et passés. Le
poète finit par le cri d'épouvante de celui qui, plongeant dans l'abîme, se heurte à
l'invisible:
"Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu
Au profond de l'abîme il nage seul et nu,
Toujours de l'ineffable allant à l'invisible
Souvent il s'en revient avec un cri
Ebloui, haletant, stupide, épouvanté terrible,
Car il avait au fond trouvé l'éternité."
Après le long silence détérminé par l'événement malheureux de la mort de
sa fille Léopoldine, Hugo revient à la poésie en donnant le meilleur de ses
recueils : les Contemplations qu'il intitule lui-même "les mémoires d'une âme".
Ce recueil paru en 1856 est le plus important de sa carrière poétique, étant
écrit pendant 25 ans de travail. La structure en est binaire : à la première partie
s'intitulant Autrefois correspond une seconde partie appelée Aujourd'hui.
Endolori par la perte de sa fille, le poète se conçoit comme un être sur lequel la
mort a mis son sceau. L'existence humaine même dominée par la solitude de
l'être apparaît au poète comme un apprentissage de la mort.
Dans la préface, le poète avoue avoir tracé les fils d'une autobiographie
poétique où sa "destinée est décrite...jour à jour." En s'adressant aux lecteurs, il
leur dit :"Prenez donc ce miroir et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des
écrivains qui disent oui. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas! quand je
vous parle de moi, je vous parle de vous."
Le passage entre les deux parties se fait par des poèmes tels : Saturne,
Explication, La Chouette et surtout Magnitudo parvi où le poète explique le
langage de la nature car :
« ...Comprendre c'est aimer.
Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer,

78
L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu'il saisit au passage. »
Dans ce dernier poème Hugo offre un aperçu visionnaire du cosmos
opposant au monde de la terre un autre, symbolisé par l'étoile nommée « radieux
gouffre » et « abîme obscur » d'où « la création découle ». La mort devient
instrument de la connaissance métaphysique dans Les Mages et surtout dans Ce
que dit la Bouche d'Ombre où l'esprit plonge au fond du gouffre où il trouve
l'éternité. Ce qui fait le propre des visions hugoliennes c'est le fait qu'elles
s'ordonnent en des arborescences de symboles et d'images. L'Univers est fait
d'ombre et de lumière, de la terre au ciel. Entre les deux il y a partout des
analogies secrètes qui font du grand tout un réseau inextricable, vivant d'une
seule vie et nourri d'une seule sève. Hugo se sent vibrer à l'unisson de cette vie
mystérieuse de la nature qui s'exprime par des voix secrètes que le poète est le
seul à entendre et qui viennent des tréfonds des choses. La nature prend souvent
des formes terrifiantes et il n'y a pas de limite possible entre l'humain et
l'inhumain. L'image tend à saisir et à exprimer une réalité profonde qui, sans
pouvoir être expliquée par la pensée logique, se laisse pressentir dans la
métaphore. Le cycle poétique Pauca meae (Quelques vers pour ma fille) sont
d'une sobriété pathétique impressionnante : « Je marcherai les yeux fixés sur
mes pensées/ Sans rien voir au dehors/ Sans entendre aucun bruit/ Seul, inconnu,
le dos courbé, les mains croisées/ Et le jour sera pour moi comme la nuit »
(Demain, dès l'aube). C'est de la méditation douloureuse sur la mort que
prennent naissance les thèmes troublants de la destinée humaine. A toutes les
questions qu'on pose, la grande poésie philosophique de Hugo répond en
affirmant que le mal, synonyme de l'injustice, de la douleur et de la mort, peut
disparaître par l'amour et le bien :
"Espérez! espérez! espérez! misérables
Pas de deuil infini, pas de maux incurables
Pas d'enfer éternel!" (Ce que dit la bouche d'ombre)

79
La Légende des Siècles est le grand poème épique de Hugo et le chef-
d’œuvre de la poésie épique au XIXe siècle. L'épopée est structurée sur
l'antinomie fondamentale Bien/Mal et affirme la conviction dans la force du
Progrès et la lutte éternelle de la lumière contre les ténèbres. Comme il déclare
dans la Préface, le poète retrace l'histoire de l'humanité en une série de tableaux
qui symbolisent toutes les grandes préoccupations de l'époque : la lutte du Bien
contre le Mal, l'abandon des vieux dogmes au profit d'une religion plus large,
l'affirmation d'un progrès matériel et mental. La présentation de l'Histoire sous
la forme de quelques vastes tableaux permet au poète de déployer son génie
visionnaire. Tout événement important de l'histoire prend valeur symbolique
illustrant un pas en avant dans la montée de l'humanité de l'ombre à la lumière et
du mal vers le bien: « Exprimer l'humanité dans une espèce d’œuvre cyclique, la
peindre successivement et simultanément dans tous ces aspects, histoire, fable,
philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense
mouvement d'ascension vers la lumière : faire apparaître, dans une sorte de
miroir sombre et clair...cette grande figure, une et multiple; lugubre et
rayonnante, fatale et sacrée, l'Homme. »

Gérard de Nerval
(1808-1855)

Œuvres : Voyage en Orient (1851), Les Illuminés (1852), Les Filles du feu
(1853), Les Chimères (1853), Aurélia, posth. (1855)

Gérard de Nerval fait figure à part parmi les romantiques français. Sa


destinée littéraire se place sous le signe d'un tragique vécu et assumé.
Contemporain des "grands romantiques", il à été longtemps rangé avec mépris
dans le groupe des "petits romantiques". C'est le XXe siècle, notamment les

80
surréalistes qui l'ont découvert et qui l'ont considéré le poète des profondeurs et
de l'expérience onirique, précurseur et annonciateur des tendances novatrices.
Depuis le mouvement surréaliste, l'intérêt envers son oeuvre s'accroît
progressivement.
L’œuvre littéraire de Nerval, composée de prose autobiographique et de
fiction, souvenirs de voyage, commentaires, monographie et poésie peut être
globalement définie comme une autobiographie, poétique, basée sur
l'exploration de deux territoires à fonction complémentaire: poésie et prose. En
effet une biographie de Nerval s'est brodée sous toutes les coutures à travers son
oeuvre entière. L'unification réalisée par Nerval entre prose et poésie, unification
lisible dans le caractère profondément lyrique des contes et dans
l'impersonnalité formalisée des sonnets se fit juste par cette conception
renouvelée de la poésie qui dépasse de loin les effets d'une simple révolution
rhétorique. La poésie est moyen de connaissance de type initiatique pour lequel
le rêve est "une autre vie", peut être la vraie. Le poète a été, dès sa jeunesse, très
sensible au charme du rêve. C'est à partir de sa passion malheureuse pour Jenny
Colon que commence pour lui "l'épanchement du songe dans la vie réelle". Dès
lors, il cherche partout des signes de l'au-delà, dans sa propre imagination, dans
le rêve, dans les cultes ésotériques et dans les légendes orientales. Parmi les
romantiques, Nerval est le seul à connaître l'Orient dont il parle dans Voyage en
Orient mais qui lui ouvre des perspectives nouvelles.
Deux côtés différents sont à retrouver dans la formation de Nerval: le
premier tient à la magie, à l'occultisme et le second à une expérience
existentielle qui fait de sa vie un incessant voyage mental à la recherche des
sources définitoires du moi poétique. La poésie devient, comme chez Hugo,
activité spirituelle spécifique. Les lectures de l’œuvre des philosophes des
Lumières ont éveillé sa curiosité pour les origines et on rencontre dans sa
formation des lectures de philosophie et de mystique. L'histoire de la création
nervalienne dessine le mécanisme délicat d'articulation de deux forces

81
élémentaires, la lecture et le vécu. Si la première étape de création se caractérise
par la forte influence romantique, la dernière étape, la plus importante,
commence à partir du détachement du poète par rapport à la mode romantique. Il
s'agit d'un isolement qui le fait explorer les profondeurs de son âme, la mystique
et les sciences occultes. De son premier recueil Petit Châteaux de Bohème
jusqu'aux Filles du feu et culminant avec le conte posthume Aurélia, la création
de Nerval découvre l'analogie entre la connaissance de type initiatique et la
démarche poétique. Son oeuvre se constitue aussi en une initiation à l'art. Le
rêve, cette « seconde vie » du poète romantique apparaît comme un procédé
mnémotechnique dans la substance duquel la lecture et la vie, le folklore et
l'amour malheureux, le mythe et le souvenir d'enfance se réunissent dans la vertu
poétique. La recherche anxieuse du propre moi se poursuit dans le rêve
révélateur ou dans la vie éveillée, dans les méandres de la mémoire. L'allure
autobiographique de son oeuvre rattache cette création à Chateaubriand et plus
tard à Proust, les deux écrivains qui sont sans cesse à l'écoute des
« intermittences » de leur âme.
Le Voyage en Orient paru en 1851 n'est pas un simple carnet de voyageur,
mais l'espace de l'écriture de réflexions mystiques et de descriptions oniriques.
Les récits de Nerval trahissent une essence poétique profonde. Chaque
récit est un retour en arrière qui met en évidence un autre coté de la personnalité
du narrateur qui en est la figure centrale. En fait, il s'agit de la tentative du poète
de chercher et de modifier la signification de tout fait rapporté et d'une
entreprise quasi personnelle d'organiser sa vie à sa guise. Dans Paradoxe et
Vérité le poète affirmait un vœu surprenant: « Je ne demande à Dieu de rien
changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses; de me
laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m'appartienne, de diriger
mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serai Dieu. » Une telle
attitude exprime la conviction que le langage poétique peut rendre et substituer
la réalité tout en s'accomplissant sous le signe du rêve comme « seconde vie ».

82
Etant sans cesse à la quête de l'identité ("Je suis l'autre", écrit-il au dos
d'une gravure le représentant), le thème du double reçoit de nouvelles
illustrations :"Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et
celui qui agit. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie.
« Suis-je le bon? Suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l'autre m'est
hostile » (Aurélia). Le sonnet liminaire des Chimères, El Desdichado dit la
même chose car, dans la perte de l'autre, le moi se perd lui-même, suscitant de
multiples interrogations:
"Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?"
Le poème tend vers une définition de soi-même à travers les questions
portant sur une identité impossible à saisir à cause des multiples hypostases:
"Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie.
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie."
Ce prince des ténèbres, veuf d'une étoile perdue, prouve une riche et
contradictoire descendance, classique et barbare, païenne et chrétienne. Si l'idée
dominante est celle de l'échec - échec au plan existentiel (ténébreux, veuf,
inconsolé) et échec au plan poétique (prince à la Tour aboli), dans le dernier
tercet on entrevoit la fierté du créateur foulant aux pieds la mort: "Et j'ai deux
fois vainqueur traversé l'Achéron". Dans ce poème fondamental, comme dans
toutes les autres pièces des Chimères, les images se succèdent en une alternance
qui polarise l'espoir et le désespoir, l'ombre et la lumière. Le recueil prouve une
beauté incantatoire et une extraordinaire qualité musicale réalisée par des vers
qui se modulent en coupes et cadences neuves en une sorcellerie magnifique,
basée sur une extrême concentration d'images. Composées dans un état de
rêverie super-naturaliste, ces pièces témoignent d'un certain hermétisme qui est
le résultat d'une condensation extrême de l'image qui est favorisée elle-même
par les entraves et les servitudes formelle du sonnet. Jean Raymond affirme dans

83
Nerval par lui-même que: "Le sens profond des Chimères est la résolution dans
le langage, par la fusion, le rapprochement et l'interpénétration des images, des
contradictions de la destinée humaine".
Dans Artéros le satanisme nervalien s'exprime à travers le mythe de Cain
alors que Myrtho est baigné dans une atmosphère néo-païenne, à reflets
méditéranéens. Artémis témoigne de l'obsession de la treizième heure comme
symbole d'un temps circulare, inéluctable:
"La treizième revient... C'est encore la première;
Et c'est toujours le seul, c'est le seul moment;
Es-tu roi, toi, le seul ou le dernier amant?"
Ecrire signifie pour Nerval un engagement grave de l'être tout entier.
C'est par la parole poétique qu'il veut fixer la réalité. L'action de "fixer" peut
arrêter le temps et, plus que cela, elle dérive du sujet: "Je résolus de fixer le rêve
et d'en connaître le secret". Le rêve est lui aussi le terrain de manifestations des
mystères à force d'être détaché des conditions du temps et de l'espace, et pareil,
sans doute, à celle qui nous attend après la mort." (Aurélia)
Ce "lien" des deux mondes, celui du rêve et de la veille impose la
structure à part de l'univers d'Aurélia. Les deux univers ne sont pas séparés, mais
communicants, formant une unité intime: l'événement réel se prolonge dans un
monde onirique tandis que le rêve domine l'état de veille et le contamine,
Aurélia ce dernier récit nervalien, reprend le thème de la "descente aux enfers",
thème déjà manifesté dans Voyage en Orient. Par rapport à ce récit où la
descente se fait dans les entrailles de la terre, la descente se fait maintenant dans
les tréfonds de l'inconscient humain symbolisé par le rêve. Persuadé que les
rêves ont un sens, il s'applique à dominer, « cette chimère effrayante et
redoutable", à "imposer une règle à ces esprits des nuits", à chercher "les
rapports du monde réel avec le monde des esprits". Le poète se plonge dans le
rêve en se proposant de l'analyser, de le disséquer en profondeur. Le réel et
l'irréel se mêlent et les visions, à caractère initiatique surtout se succèdent dans

84
un tourbillon hallucinant d'images qui ne cessent d'être interrompues par les
interrogations qui hantent le poète. Dans ce dernier récit, le poète relate
"l'épanchement du songe dans la vie réelle": la puissance des rêves permet au
narrateur d'accéder au mystère de la création poétique, de la mort et de l'amour
idéal. Dans ces visions la métamorphose des êtres et des objets est hallucinante
comme dans l'épisode où le narrateur voit en rêve un jardin où il est guidé par
une femme inaccessible: "La dame que je suivais, développant sa taille élancée
dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant,
entours gracieusement de son bras une longue tige de rose trémière, puis elle se
mit à grandir sous un clair rayon de lumière de telle sorte que, peu à peu, le
jardin prenait sa forme et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les
festons de ses vêtements tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs
contours aux nuages pourprés du ciel."
Cette métamorphose, très nervalienne intègre le thème de la femme qui
reste insaisissable, qui se perd au-delà des limites de la terre pour devenir étoile
ou nuage. L'étoile se scinde en figures opposées.
"Ermenonville! tu as perdu ta seule étoile qui chatoyait pour moi d'un
double éclat... C'était Adrienne ou Sylvie, c'était les deux moitiés d'un seul
amour" (Sylvie)
Dans Les Filles du feu, la tentative de récupérer le passé se réalise surtout
grâce à l'amour pour trois femmes: Aurélia l'actrice, Adrienne - enfant et ensuite
religieuse et Sylvie, petite paysanne puis dentellière et mère de deux enfants. Le
paradoxe des amours de Nerval est donné par la présence chez lui des amours
parallèles. Cette simultanéité dans l'amour qui tend vers la coïncidence est plutôt
subjective que réelle parce que, dans un espace purement intérieur, les trois
images de femmes se superposent grâce à la fusion du présent et du passé.
Gérard ne cesse d'en chercher l'archétype et sa question: "Si c'était la même!"
reçoit une réponse négative de la part d'Aurélia. Ce n'est qu'à posteriori et par la
magie du souvenir que les trois avatars féminins révèlent leur unité archétypale:

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"Tour à tour, bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldébaran, c'était Adrienne
ou Sylvie - c'était les deux moitiés d'un seul amour" Sylvie
Tous les récits du cycle reprennent le thème de la femme élue, mère,
amante, sœur, faisant fusionner l'observation et l'imagination. Le récit le plus
réussi est Sylvie qui, apparemment, n'est qu'un gracieux conte campagnard où les
souvenirs du pays du Valois s'enchaînent un peu au hasard, au long des
promenades. L'atmosphère est baignée dans la magie du passé et l'ambiance
folklorique illustre les usages d'autrefois. L'apparition d'Adrienne, symbole de
l'amour impossible, est enveloppée dans l'enchantement de la nature
émerveillante et dans le timbre voilé de la musique. L'irréel est créé par la
lumière diaphane, les tons bleuâtres et pourprés et surtout par l'éloignement du
souvenir. La quête de l'amour y est essentiellement une recherche du temps
perdu et le glissement du plan du présent au plan du passé fait grâce au procédé
proustien qui fait qu'une sensation présente recrée une sensation passée.
L’œuvre de Nerval s'avère aujourd'hui très moderne et ouverte aux
interprétations les plus différentes. Le poète est le seul de sa génération à avoir
une descendance directe au XXe siècle, à travers les poètes surréalistes qui l'ont
considéré un de leurs prédécesseurs.

III. LA SECONDE MOITIE DU XIXE SIECLE


86
Cadre intellectuel de la seconde moitié du siècle

L’intérêt porté par l’époque aux sciences et aux techniques a été immense.
La science est un réservoir d’images, un embrayeur de rêve. Le savant devient
une sorte de nouvelle figure mythique susceptible d’être exploitée par le roman.
Cette accession du savant à la dignité romanesque exprime une admiration
sociale et une nouvelle idéologie : le savant n’est plus une sorte de magicien
faustien inquiétant et maléfique, il est beaucoup plus le porteur d’un espoir et
d’une nouvelle foi ; sa science, sa connaissance devient une valeur quasi-morale
qui permet le progrès.
Darwin montre par sa fameuse théorie évolutionniste la grande
dynamique biologique, Pasteur trouve le vaccin contre la rage, Eiffel élève sa
tour. Ces figures de savants deviennent presque des héros, des saints laïques. En
plus, tous les domaines de la connaissance sont touchés, animés d’un grand désir
de science et aussi de vulgarisation.
En dehors des ouvrages explicitement scientifiques, la littérature suit la
démarche des sciences. La littérature réaliste et naturaliste permet de retrouver
cette ambition d’examiner programmatiquement les choses et d’en parler par les
textes littéraires. En poésie, Leconte de Lisle affirme à un certain moment le lien
entre art et science. Le désir d’expérimenter est nourri aussi par les artistes :
Zola, sur le modèle de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de
Claude Bernard (1865) écrit Le roman expérimental (1880). On tend à la
découverte du réel dans son exhaustivité, avec ses bons côtés et ses mauvais
côtés.
En tant que doctrine philosophique, le positivisme est l’œuvre d’Auguste
Comte par son Cours de philosophie positive (1830 – 1842). La pratique
scientifique est l’illustration et le fondement d’une culture nouvelle où l’homme

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s’appuie sur une connaissance certaine du monde et de soi-même. La
connaissance scientifique et rationnelle devient la prémisse d’une liberté accrue
de l’humanité qui va assurer sa liberté par l’instruction. Les convictions socio-
politiques suivent ces évolutions. On pense que l’avenir est plutôt du côté de la
République, du progrès et de la raison. Vers la fin du siècle une réaction sensible
à ces excès du positivisme et du scientisme se fera voir par des orientations
spiritualistes et sceptiques. Une sorte de renouveau spiritualiste et religieux
proclame la faillite de la science et l’importance de l’intuition, du sentiment et
du rêve.
Les travaux de Bergson cherchent la part d’intuition qui intervient dans
notre saisie du réel. La littérature de la fin du siècle s’interroge sur l’ « au-
delà ». Baudelaire avait dénoncé « la trivialité positive » et la poésie symboliste
s’édifie pour une part contre ce monde tel qu’il paraît être. Pour les plus grands
poètes tels Rimbaud, Verlaine, Rollinat et même Mallarmé, la quête poétique est
comme la recherche voilée d’une révélation. Plus proches de l’église, d’autres
écrivains se rattachent à un catholicisme qui considère les recherches
précédentes comme autant de divagations dangereuses. Barbey d’Aurevilly
trouve dans une foi très traditionnelle une forme de contestation, de réaction
dandy contre la vulgarité moderne. Pour Huysmans, la conversion le conduit du
naturalisme pessimiste à la mystique. Pour tous ces écrivains, l’art est à la fois
méditer et prier, revenir aux sources et tenter l’aventure.
Un fait marquant pour les cadres littéraires est la floraison de
l’enseignement qui change fondamentalement le public de littérature. Une
scolarisation générale opère l’uniformisation de ce qui devient un lectorat
potentiel. Sur le plan linguistique, le français s’impose et écarte les langues
régionales. Dans l’évolution du marché éditorial et de la presse, on voit se
produire des tirages impressionnants (les livres de Zola, la Vie de Jésus de
Renan, etc).

88
Le salon littéraire continue d’exister jusqu’à la fin du siècle, mais les vrais
champs de bataille de la polémique et de la vie littéraire sont retrouvables dans
la presse, dans les nombreux journaux et revues. Le nombre de lecteurs
augmente sans cesse et le journal (Le Figaro, l’Echo de Paris) devient un terrain
nouveau pour les écrivains. Les revues publient les manifestations littéraires les
plus neuves et les plus intéressantes. La Revue des deux mondes existe toujours,
mais d’autres prennent la relève comme la Revue de Paris qui publie Madame
Bovary, la Revue Contemporaine et surtout une série de revues politiques qui
vont être le tremplin de toute une génération d’écrivains symbolistes : La
Nouvelle Revue, la Vogue, La Plume, l’Ermitage, la Revue Blanche, la Revue
Bleue, le Mercure de France, etc.
Le succès du roman, genre protéiforme, est hors du commun, aidé aussi
par la diminution du prix des livres. Cependant, quant à l’image de l’écrivain,
dans la seconde moitié du siècle, la poésie dominante est remplacée
progressivement par le roman en tant que voie d’accès à la littérature. La
condition de l’écrivain oscille entre celle d’un prophète et celle d’un insurgé
contre la tyrannie, contre l’institution politique, sociale ou littéraire. Cette
révolte continue la révolte romantique qui se diversifie : du côté d’abord de la
contestation politique où l’exemple de Hugo, puis celui de Vallès et de Zola
préfigurent la notion à venir d’intellectuel et d’un autre côté contre cet
« engagement » de la littérature au service d’une politique et d’une idéologie, la
contestation des idées reçues, des genres établis, d’une certaine façon d’écrire ou
de penser et même de vivre.
Les écrivains continuent de s’inscrire dans la vie de la cité et leurs œuvres
sont aussi des actes sociaux.

A. LES GRANDS COURANTS DE LA SECONDE MOITIE DU


SIECLE

89
1. LE PARNASSE

A partir de 1830, sur le fond de revirement de l’intérêt pour le discours


poétique, prend naissance le Parnasse, doctrine qui s’affirmera quelques
décennies plus tard, à l’occasion de la parution des œuvres poétiques et
théoriques de Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville et José
Maria de Heredia. Malgré les personnalités poétiques fort différentes, cette
doctrine se constitue en prêchant d’abord la théorie de l’art pour l’art, le culte de
la forme et de la beauté poétique. Le retour à l’art pur traduit le dégoût de la
jeune génération d’artistes de tout engagement social. L’art n’est pas voué à la
vulgarisation, il ne doit pas être pour la société, mais, au contraire, il doit se
suffir à lui-même. L’intérêt pour le livresque et pour l’érudition implique des
fois bizarre un penchant aux sciences, à l’histoire, à la philosophie et à la
religion.
On a vu dans ce groupement poétique un romantisme fatigué, vidé de sa
substance et de sa vie. C’est vrai aussi que c’est chez Hugo qu’on retrouve
l’usage du décor et de la couleur, du travail acharné sur la forme notamment
dans Les Orientales (1829) et Hernani (1830). Même si Hugo abandonne cette
voie en faveur d’une poésie « engagée », il reste à la base de ce lyrisme froid et
de la virtuosité formelle. Dans une génération où restent nombreux ceux qui
soutiennent que la littérature doit servir des causes sociales ou morales, la
nouvelle doctrine prend contour à la langue et s’affirme pleinement en 1866,
année où paraît le premier numéro du Parnasse Contemporain, qui va être
l’organe central du mouvement. Mais longtemps avant cette date, Gautier
affirmait dans la Préface de Mademoiselle de Maupin (1835) que la poésie et
l’art ne peuvent être des outils, qu’elles n’ont de beauté que s’ils ne servent
personne : « il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce

90
qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin et ceux de
l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. »
Le poète, tel que Gautier le conçoit, est moins un inspiré, un lyrique
spontané qu’un « homme de l’art », un virtuose dont le souci est l’œuvre.
Le Parnasse se forme de poètes soucieux d’expression autonome
aboutissant à une exigence classique de perfection, à un formalisme rigoureux,
impassible et pétrifié. Le travail du style qui unit ses représentants rapproche les
Parnassiens à des écrivains tels Baudelaire ou Flaubert. On sait que Baudelaire
dédie ses Fleurs du mal au « poète impeccable, au parfait magicien ès lettres
françaises (…) Théophile Gautier. » Il finit aussi par saluer Gautier qui a
exprimé « sans fatigue, sans effort toutes les attitudes, tous les regards, toutes les
couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les
objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain. »
Pour les Parnassiens, l’écrivain doit avoir la capacité de créer un univers
de mots qui est le sien, d’être un maître de langue et de style et de réagir aussi
contre tout usage utilitaire ou stéréotype du langage.
Bien avant la parution du Parnasse Contemporain, la naissance de l’école
se produit autour de Catulle Mendès, puis de Leconte de Lisle dont les Poèmes
antiques paraissent en 1852. Dans la Revue fantaisiste (1861) de Mendès, on
trouve des textes signés par Gautier, Banville, Baudelaire ; ce sera donc le
Parnasse contemporain (1866) qui réunira trente sept poètes dont certains sont
loin du Parnasse au sens strict. Parmi eux : Baudelaire, Verlaine et Mallarmé qui
vont évoluer dans un tout autre sens. S’il y a un « parnassisme » on le découvre
surtout chez Gautier, Banville, et surtout Leconte de Lisle, à côté desquels se
rangent Louis Ménard, Mendès, Sully-Prudhomme et Heredia, le futur auteur
des Trophées (1893). Après 1870, le Parnasse est moins un groupe qu’un titre de
revue, un lieu où se croisent des voies poétiques divergentes.

91
Si l’on regarde le Parnasse du point de vue du devenir poétique à la fin du
XIXe siècle, on observe que le thème qui lie le Parnasse au symbolisme est la
conception de la littérature comme voie de recherche.
Le Parnasse produisit trois générations de poètes : la première représentée
par Théophile Gautier, la deuxième par Leconte de Lisle et Théodore de
Banville et la troisième par toute une série de poètes dont les plus remarquables
sont François Coppé, -Sully Prudhomme et José Maria de Heredia.
Théophile Gautier est le premier des poètes parnassiens qui ait défini le
principe de l’art pour l’art comme refus naturel de tout engagement socio-
politique ou autre. L’art pur, soutient Gautier, tout en étant indifférent au progrès
et à tout idéologie doit cultiver le beau : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui
ne peut servir à rien ; Tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de
quelque besoin. » (Préface au roman Mademoiselle de Maupin).
Théophile Gautier, chef de fil du mouvement de l'Art pour l'Art, est le
poète important auquel Baudelaire dédia ses Fleurs du Mal en 1857. Il est
animé, selon Baudelaire, par " l'amour exclusif du Beau", et veut, comme les
autres représentants du Parnasse, un véritable culte à la perfection formelle qui
est la seule à pouvoir vaincre la mort. L'art pur, selon lui, doit cultiver le beau et
rester indifférent par rapport à tout progrès et à toute idéologie. Cette théorie va
être appliquée dans sa poésie Espagne (1845) et surtout Emaux et Camées
(1852).
On connaît déjà la jeunesse romantique de ce poète enflammé du
romantisme et disciple enthousiaste de Victor Hugo (qu’il défend dans la
bataille d’Hernani en 1830). C'est en 1830 que Gautier fit paraître Le Petit
Cénacle des jeunes romantiques frénétiques et c'est ici qu'il publie des poèmes
philosophiques, fantastiques ou macabres en bonne tradition romantique (
Albertus, La comédie de la mort)
Mais le poète évolue, après 1832, vers la nouvelle orientation poétique du
Parnasse et devient, comme on le sait bien, l'animateur de la théorie de l'Art

92
pour l'Art: l'art doit rester pur, intact par rapport à la morale ou la politique, il
doit éviter le sentimentalisme et remplacer les émotions par des sensations et des
impressions. Le poète n'a qu'un seul but: celui d'atteindre le beau éternel, idéal.
De là, le souci extrême que le poète prête à la forme d'un poème, à sa technique,
au rythme et à la rime au dépens de ses idées.
Les poèmes du volume Emaux et Camées s'imposent par la perfection de
leur forme, longuement ciselée, par leur beauté picturale, froide et
impersonnelle. Pour Gautier, la littérature ne devient plaisir que lorsqu'elle est
transport du plaisir visuel. C'est pour cela que le poète est fasciné par les arts
plastiques, exemples de la perfection des formes.
Les poèmes de Gautier sont des bijoux étranges, brillants dépourvus de
vie qui ouvrent la voie à la poésie plastique, impassible du Parnasse. Le poète
cisèle le vers, animé par la passion d'un orfèvre. Gustave Lanson déclare ce
volume le point de départ de la littérature impersonnelle. Cette poésie offre,
comme éléments nouveaux, à part son caractère pictural, l'absence du lyrisme
subjectif et de l'émotion, un effort de pénétration dans le mécanisme des
correspondances secrètes qui embrassent l'univers dans un vaste réseau. Le
poète a ainsi rendu possible la synthèse baudelairienne et a ouvert à la fois un
nouvel univers poétique.
Son sens artistique et sa force évocatrice se manifestent aussi dans ses
articles de critique littéraire, dans ses chroniques, mais aussi dans ses romans.
Mademoiselle de Maupin est un roman libertin et une confession qui illustre les
conceptions exposées dans la Préface. Le Roman de la Momie inaugure la série
des romans archéologiques, qui fait revivre l'ancien Egypte. Mais Gautier est
célèbre pour ses écrit et fantastiques où l'on entrevoit l'influence de Hoffmann
par l'attraction pour le satanisme, le vampirisme, le somnambulisme et les
paradis artificiels.
Le poète est aussi l'auteur d'un document précieux sur le romantisme
intitulé Histoire du Romantisme (1874).

93
Même si le poète Gautier est parfois oublié, le théoricien reste important
dans l'imposition de la nouvelle doctrine. Gautier est moderne aussi par ses
efforts de chercher dans le domaine du rapprochement des arts et de la
perfection artistique.
Leconte de Lisle est le grand maître du Parnasse. Sa Préface aux Poèmes
antiques peut être comprise comme une sorte de manifeste parnassien avant la
lettre. Cette poésie nouvelle, soutient-il, réagit contre ce que le poète appelle « le
thème personnel » et ses variations trop répétées de l’intimité pour exprimer « la
révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure. »
Autrement dit, le monologue des romantiques doit se faire remplacer par
un discours célébrant le monde dans ses multiples beautés. La poésie devient
une sorte de tableau, une sculpture calme et equilibrée, une œuvre qui se suffit à
elle-même dans la pureté. C’est pour cela que le poème tend a s’imposer d’abord
par sa perfection plastique qui se fait voir en premier lieu par une image
sculpturale.
Le vers est marbre, onyx, émail, camée et le poète est un sculpteur qui
polit, longtemps et difficilement son sonnet ; il éternise l’éphémère en une forme
impeccable. Chez Leconte de Lisle la poésie tend à enfermer la vie, à arrêter le
temps qui s’enfuit en « de muettes délices », « loin des vaines rumeurs de
l’homme et des cités ».
Pour ce grand maître du Parnasse, le fait de se retirer dans la création du
Beau est le remède qui fait l’homme sortir de son pessimisme ancestral et qui
fait le moi poétique s’éloigner des effusions malsaines. La Beauté représente la
seule source inaltérable de renaissance spirituelle. Pour qu’elle puisse survivre,
elle doit être construite de façon picturale et sculpturale.
José Maria de Heredia se rend célèbre par son recueil intitulé Les
Trophées (1893) par lequel il s’avère le plus fidèle représentant de la doctrine
parnasienne. Ne cultivant que le sonnet, il prouve la supériorité de la forme et du

94
travail poétique artisanal par rapport à l’idée. Tel le sculpteur, le poète anime le
matériel sans âme par la transcendance de la Beauté.

« Et dans les marbres froids où bout son âme altière,


Comme il a fait courir avec un grand frisson
La colère d’un Dieu vaincu par la matière. »
Les Trophées, La Nature et le Rêve

Son recueil ressemble à une collection de pièces rares et précieuses qui


attirent l’attention du lecteur par la beauté et l’originalité. L’unique but du poète
est celui de réaliser l’image parfaite. Cette image doit, dans sa conception,
répondre à trois exigences personnelles : l’éclat du mouvement, celui de la
couleur et la richesse de l’ornement.
L’impersonnalité des Parnassiens empiète certainement sur la réception
actuelle de cette poésie qui reste extérieure et qui garde un double écart : celui
de l’artiste par rapport à l’acte de la création et celui du lecteur par rapport à
l’acte d’écrire. Ce qui la sauve c’est le culte du mot et de ses pouvoirs, des
visions qu’il peut produire. Elle s’ouvre sur une perception moderne de l’effet
littéraire en se situant, chronologiquement, comme un moment de tension entre
la révolte romantique et la reconstitution réaliste.
Théodore de Banville est un ancien romantique converti à la doctrine de
l'Art pour l’Art. La critique a raison quand elle le considère le dernier
romantique et le premier parnassien. Il expose sa poétique dans un Petit traité
de versification française (1872) qui apporte un point de vue tout moderne sur la
création poétique, envisagée comme totalité, comme somme des manifestations
de l'esprit humain.
Il y a dans ses poèmes un Banville peintre, archéologue, orfèvre, jongleur

95
car, en matière de poésie, toute liberté est permise, c'est pourquoi la virtuosité
formelle représente le grand dessein de cette virtuosité, d'acrobatie et de
souplesse verbale. Tout comme ses confrères parnassiens, le poète se propose
d'exprimer son admiration pour la beauté grecque (Les Cariatides, Les
Stalactites, Les Exilés), mais sans avoir le souffle profond du passé comme
Leconte de Lisle.
Dans la poésie française, il reste le créateur incontesté de l'ode
funambulesque par un recueil mémorable intitulé Odes funambulesques paru en
1857. Il cultive aussi la ballade qu'il nourrit d'une problématique moderne
(Trente- Six ballades joyeuses à la manière de François Villon)
Admiré par Baudelaire, Banville est vu par Lanson comme cultivateur
exclusif de la forme, malgré ses préoccupations pour les déshérités de la vie
(Rimes dorées) et pour le sort de son pays (Occidentales)- 1869. Il a écrit aussi
des pièces de théâtre et dix volumes de contes.

2. LE REALISME

Il y a au moins trois acceptions qu’on donne a ce terme : celle de


catégorie artistique globale se rapportant à une attitude artistique de type
mimétique intégrant les créations les plus diverses appartenant à plusieurs
époques, celle de courant, école ou mouvement embrassant les œuvres
romanesques du XIXe siècle et dernièrement l’acception de méthode, tendance
ou style dans les œuvres de type référentiel. La jonction entre ces trois
acceptions se réalise vers le milieu du XIXe siècle.
Le réalisme français hérite de l’esprit rationaliste du siècle des Lumières,
et il est l’expression artistique et littéraire du positivisme en tant que doctrine
philosophique. Les écrivains tendent d’aborder dans leurs romans une nouvelle
esthétique portant sur l’étude et la reproduction du réel. Les grands romanciers

96
font entrer la Société et l’Histoire dans leurs œuvres qui se proposent de dresser
en des images artistiques particulières d’énormes tableaux sociaux.
De façon évidente, l’avènement du réalisme français s’est produit dans les
conditions socio-économiques marquées par le succès de la révolution
industrielle caractérisant le moment de l’avènement du capitalisme qui exalte le
culte de l’argent. La nouvelle configuration des réalités sociales va donner
naissance a de nouveaux types artistiques et à des œuvres qui se proposent de
rendre « la vérité » sociohistorique.
Le mot réalisme apparaît pour la première fois dans la critique d’art de
l’année 1840. Si Théophile Gautier l’utilise déjà régulièrement, il va se préciser
avec Courbet qui cristallise les oppositions en même temps qu’il attire les
adhésions. Il se constitue alors une sorte de carrière du mot qui se définit plus
par son audace que par une esthétique précise. Les toiles de Courbet l’Après-
dîner à Ornans (1849), Les Casseurs de Pierres (1849) et surtout l’Enterrement
à Ornans sont ressentis comme un programme poétique. Jules Champfleury, ami
du peintre, essaie de donner un fondement théorique à cette nouvelle esthétique
qui s’oppose au romantisme.
L’artiste doit traduire le plus fidèlement possible le réel sous n’importe
quel aspect. Quant au terme de réalisme, Champfleury précise : « Le titre de
réalisme m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de
romantiques. Les titres, en aucun temps, n’ont donné une idée juste des choses :
s’il en était autrement, les œuvres seraient superflues. »
Ces affirmations sont reprises dans une lettre de Champfleury à Georges
Sand et elles expriment une école aux limites floues et qui se confond avec un
mouvement d’avant-garde donné par la jeunesse artistique.
Le premier cercle réunit autour de Courbet et de Proudhon un groupe
d’écrivains presque oubliés aujourd’hui : Champfleury, l’auteur d’un livre
intitulé le Réalisme où il réunit des articles définissant le concept comme « la
sincérité dans l’art ». Duranty, le rédacteur de la revue le Réalisme (1856-1857).

97
D’autres jeunes auteurs bourgeois, Daumier, Buchon et Baudelaire chez lequel
on trouvera peut-être la définition la plus exacte du réalisme : S’il y a un
réalisme dans l’art, c’est celui de l’homme « réellement fidèle à sa propre
nature » et non celui de la « trivialité positive ».
On connaît le cas de Flaubert dont le roman Madame Bovary est
condamné en partie par son « réalisme », celui des Goncourt aussi et, plus
généralement, de la plupart des grands romanciers du XIXe siècle. A ses débuts,
le terme de « naturalisme » vient s’imposer comme synonyme du « réalisme »,
pour évoluer dans un accent spécial mis sur la référence scientifique dans la
ligne du scientisme de l’époque. L’équivoque du nom « réalisme » est souligné
déjà par Champfleury même : « Le mot réalisme, un mot de transition qui ne
durera guère plus de 30 ans, est un de ces termes qui se prêtent à toutes sortes
d’emplois. »
De toute façon, du point de vue de l’histoire littéraire, le réalisme est une
réaction contre la subjectivité et le pathétique romantique, mais aussi contre la
doctrine de l’art pour l’art. L’écrivain doit devenir une sorte de « peintre » de la
réalité. Ecrire, pour le réaliste, c’est en effet montrer le réel sous une forme
artistique. Mais, dans une acception si large, on peut observer que la plupart des
mouvements artistiques se sont proposé des façons nouvelles de percevoir la
réalité. La spécificité historico-littéraire du réalisme de 1850-1880 vient du fait
que l’école doit être envisagée en rapport avec l’évolution de la société et
correspondant à certains changements marquant la période d’après 1830 et
surtout d’après 1848.
La grande polémique connue sous le nom de « bataille réaliste » ou
« campagne réaliste » qui va culminer avec le procès de « Madame Bovary »
(1857) transforme les débats littéraires et artistiques en un phénomène
international. Le groupe des théoriciens français se fixe comme but la
description exacte d’un milieu grâce à une observation rigoureuse de la société
et à l’absence de tout lyrisme. Les écrivains réalistes se proposent de peindre des

98
scènes de l’existence contemporaine, des mœurs de l’époque, réaliser une
enquête minutieuse « qui aspire à devenir l’expression de la banalité
quotidienne » ou, autrement dit, « la description de l’homme d’aujourd’hui dans
la civilisation moderne. » (Champfleury). Quant à l’inspiration, il s’agit d’un
élargissement de l’aire par des sujets dits « réalistes » : le peuple, la classe
ouvrière, ses misères et ses vices, la province, l’argent, la bêtise. Un
élargissement de la beauté et une éthique du savoir se mettent en place par la
volonté de connaître et d’esthétiser la réalité dans tous les aspects.
Le grand principe de la littérature réaliste reste l’objectivité qui exige un
nouveau rapport entre le narrateur, ses personnages et ses lecteurs. Elle institue
la soumission à l’objet, dans une réalité extérieure au moi et qui prend comme
méthode l’homme de science. L’objectivité n’exclut quand-même pas
l’adéquation entre la réalité et le regard de l’homme qui la construit. Le réalisme
n’est pas la reproduction figée de la réalité d’abord parce qu’il tente de faire
comprendre le devenir du monde, à surprendre le mouvement de l’Histoire et de
l’univers. C’est pour cela que l’œuvre réaliste est une construction et à la fois un
mouvement restituant dans l’acception de Roland Barthes « l’effet de réel en
tant que fondement de la vraisemblable inavoué qui forme l’esthétique de toutes
les œuvres courantes de la modernité. » (Communication, n.11, 1968).
En fait, tout grand écrivain réaliste est l’auteur d’une théorie propre sur le
réalisme. Cependant, il s’impose l’observation que, malgré les conceptions
différentes, il reste des codes et des facteurs unificateurs d’ordre stylistique et
témoins d’imaginaire et d’irréel. La formule célèbre à l’époque et reprise par
Stendhal et Balzac, du roman-miroir reflète justement cette esthétique qui se
préoccupe de la peinture minutieuse de la réalité immédiate, envisagée dans sa
totalité : « le roman cherche à découvrir et à édifier la totalité secrète de la vie ».
(G. Lukacs, La Théorie du roman).
Influencés par les progrès enregistrés dans les sciences naturelles, par la
philosophie positiviste d’Auguste Comte et par le déterminisme de H. Taine, les

99
réalistes se préoccupent de l’étude détaillée « des cas, des espèces et des milieux
environnants. » Ils réclament l’objectivité absolue de l’écrivain qui doit créer
des œuvres véridiques, rigoureusement fondées sur l’observation et l’analyse,
sur le classement des phénomènes et des rapports qui s’instituent entre eux. Une
nouvelle mythologie du héros quotidien tenant toujours à l’exigence du
véridique explique l’intérêt pour les typologies pas seulement humaines, qui
sont toujours le résultat d’une sélection. Ce qui fait le propre du roman réaliste
est la coïncidence entre le personnage et son espace moral et social valorisé. Le
texte réaliste garde souvent le schéma traditionnel du « récit conçu comme
processus biographique, » mais l’importance attachée au tableau de mœurs
conduit à la formule du roman fresque sociale, illustrant les différents milieux,
les différentes typologies humaines, formant l’immense système de la société.
La société ressemble à la nature, comme le dit Balzac dans son fameux Avant-
propos à la Comédie humaine : « La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant
les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a des
variétés en zoologie ? Il a donc existé et existera de tout temps Espèces sociales
comme il y a des Espèces zoologiques. » Tout en empruntant aux sciences
naturelles les procédés de classification par espèces, l’immense série
romanesque de la Comédie humaine devait représenter toute la diversité des
« espèces sociales » en dépendance étroite avec les milieux sociaux qui les ont
crées. Pour Balzac, comme pour tous les réalistes d’ailleurs, l’individu est
déterminé par le système social et vice-versa. Cette vision historiste de la vie
sociale suppose chez ces auteurs la compréhension de l’histoire comme un
processus déterminé par des causes et des lois précises que l’écrivain devrait
élucider par l’œuvre. Le même Balzac avouait, par exemple, qu’il voulait être
plutôt historien que romancier… La Société française allait être historien, « je
n’en devais être que le secrétaire » pour aboutir à écrire « l’histoire des mœurs. »
Le roman ne doit pas copier la vie, mais il doit l’exprimer, tout comme
Balzac le précise : « La mission de l’art n’est pas de copier la Nature, mais de

100
l’exprimer. » Le recours à la métaphore du miroir concentrique où l’univers
vient se réfléchir ou qu’on promène au long d’une route implique la
condensation du réel chez Stendhal aussi, la contraction de la réalité en vue de
sa représentation véridique. La typologie balzacienne est un art du choix et de la
synthèse, but que l’auteur précise dans la Préface au roman Une ténébreuse
affaire : « Un type, dans le sens que l’on doit attacher à ce mot, est un
personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques des tous ceux qui
se ressemblent plus ou moins : il est le modèle du genre. »
Roland Barthes lançait en 1968 la formule célèbre de « l’effet de réel »
comme « fondement de la vraisemblance inavoué qui forme l’esthétique de
toutes les œuvres courantes de la modernité » (Communication, n.11). Les
différents critiques et historiens littéraires ont mis l’accent tantôt sur la fonction
référentielle du discours réaliste, sur son pouvoir de représentation, tantôt sur la
figuration sociale que suppose l’œuvre littéraire. Pour Philippe Hamon (Pour un
statut sémiologique du personnage), le roman réaliste se compose d’une
convention de lecture portant sur plusieurs unités textuelles : le titre, le temps et
l’espace, le narrateur et le personnage. La description devient pour lui « un
problème-clé du discours » dans toute œuvre réaliste basée sur le culte du détail
vrai et sur la quête du document : « dans le programme réaliste, dit-il, le monde
est descriptible, accessible à la dénomination. » (Un discours contraint,
Poétique, nr.6, 1973). Pour G. Genette, tout comme pour Philippe Hamon, la
description joue un rôle « diégétique », en se constituant en organisateur de
récit, véritable « alibi » du romancier et source possible de la lisibilité textuelle.
Genette décèle dans le texte réaliste trois axes : l’axe narratif, l’axe du descriptif
et l’axe des idées dont l’interaction détermine l’intérêt romanesque.
Dans le discours réaliste, le rôle de la fable permet à l’axe diégétique
d’occuper la première place. Une prépondérence du descriptif sur le narratif
reste quand-même possible) ce que G. Genette appelle l’invasion du récit par le
discours. » (Vraisemblance et motivation).

101
Les critiques ont observé aussi la prédilection du réalisme pour certains
genres. Le genre majeur reste le roman, « la plus grande des unités narratives »
avec la série de ses variantes : la nouvelle, la physiologie, le roman
psychologique, le roman chronique.
Dans le théâtre, le réalisme contribue à la création du nouveau drame
bourgeois et de la comédie de mœurs en marquant, après les conquêtes
romantiques, un nouveau tournant dans l’histoire de la scène.
Certes, le réalisme du XIXe siècle marque une nouvelle conception sur la
littérature. En dehors d’une esthétique et d’une idéologie artistique cohérente,
les romanciers français ont apporté de nouveaux procédés littéraires et des
innovations stylistiques importantes, un choix de thèmes impressionnants, une
série typologique complexe et l’image d’une humanité sociale et psychique
élargie.

Le roman

On définit le roman comme le genre littéraire où l’on exprime le mieux


les tensions et les valeurs d’une société, son rapport à l’Histoire, au temps et à
l’espace.
Le roman de cette époque est bien souvent une sorte d’épopée bourgeoise
symbolique dont le but est de reconnaître et de maîtriser ce qui l’entoure, de se
situer dans un monde qu’il explore et qu’il tend à dominer.
De Champfleury à Zola, les écrivains s’emploient à montrer une réalité
plus complète avec la franchise du médecin, et l’impartialité du juge
d’instruction. Chez Flaubert, chez les Goncourt et chez Zola, Huysmans, chez
Jules Renard et Anatole France, le roman a des vérités à dire, des psychologies,
et des classes à explorer, tout un savoir à diffuser.
Le genre gagne une dignité esthétique et sociologique qui lui permet de
rendre compte de la vie du peuple, de la province, des physiologies, etc.

102
Quelques uns des romans provoquent de véritables scandales qui remettent en
cause les institutions bourgeoises : Madame Bovary de Flaubert, L’Assommoir,
Nana, Germinal ou la Débâcle de Zola.
Une autre tendance est illustrée par le roman exotique qui révèle un
nouvel appétit de science chez Loti, dans certains textes de Fromentin et chez
Jules Verne. De ce point de vue, on peur interpréter le succès du genre comme
une sorte de contrepartie au roman réaliste ou naturaliste.
L’exotisme peut être aussi un prétexte au lyrisme psychologisant ou au
débat intime. Dans ce type de roman, on met à profit l’héritage de la sensibilité
romantique, mais on crée à la fois des personnages artificiels qui s’enferment le
plus souvent dans un caractère schématique comme dans le roman de Paul
Bourget Le Disciple (1889).
Une place particulière occupe Alphonse Daudet dont les créations créent
un roman d’atmosphère ou, des fois, un roman poétique. De ses contes, Lettres
de mon moulin 1869 à ses romans Le Petit Chose (1867), le cycle de Tartarin
(1872, 1885, 1890), Jacq (1876) on trouve un écrivain d’une qualité bien à part,
dépassant en tout cas le statut de romancier naturaliste que Zola voulait voir en
lui.
Sous l’influence surtout du symbolisme, on crée des formes qui
interrogent le genre romanesque, des formes peu organisées, brèves qui sont
parfois proches du poème en prose ou de la poésie. C’est le cas du roman Les
lauriers sont coupés (1887) de Dujardin et des Paludes de Gide.
Les formes courtes, fréquentées par les réalistes comme Zola ou
Maupassant, offrent à des romanciers plus artistes et stylistes l’occasion d’une
échappée : échappée poétique comme Schwob (Le Livre de Monelle, 1894), et
même chez Jules Renard ; échappée libertine (Jean Lorrain, Pierre Louïs) ou
même fantastique : avec les derniers textes de Mérimée (Lokis, 1869), mais aussi
avec Barbey d’Aurevilly, redécouvert à la fin du siècle, avec Villiers de l’Isle-
Adam et surtout avec Maupassant.

103
Le roman est en situation de crise idéologique en liaison avec la faillite de
la science dont on commence à parler à partir de 1880. Le grand retour du
spirituel et du religieux se fait voir chez Villiers, Huysmans, Bloy, dans des
romans qui ne sont plus solidement construits, mais des formes variées et
changeantes qui ouvrent la voie à la Recherche du temps perdu.

Le théâtre

Ayant été le bien privilégié du combat romantique, le théâtre continue de


constituer le genre polémique par excellence où bataillent les écoles littéraires.
Dans la seconde moitié du siècle, le théâtre reste un champ de bataille possible.
En dehors du mélodrame et du drame historique qui se perpétuent, le théâtre
bourgeois s’inspire du roman bourgeois ou mondain, le théâtre naturaliste suit
les options du roman naturaliste.
Profitant des rapides progrès de la technique qui facilitent la réalisation
des spectacles autant que le désir de divertissement d’un public toujours plus
vaste et plus mobile, le théâtre surprend par la variété et la complexité de ses
tendances.
Trois noms dominent la scène de 1860. Emile Angier, Alexandre Dumas
fils et Victorien Sardou. On doit au premier le Genre de M. Poirier (1854), les
Lionnes pauvres (1858), le Fils de Giboyer (1862), au deuxième la Dame aux
Camélias (1852) et au troisième, la Famille Benoiton (1866), Rabagas (1872) et
Divorçons ! (1880).
La pièce la plus célèbre de cette série reste la Dame aux Camélias, drame
postromantique qui excelle dans l’étude psychologique et la thèse qu’elle veut
plaider.
La comédie sociale et la vaudeville sont séduisantes par la construction,
par la caricature dont elles font usage : Les auteurs en sont : Labiche (Un

104
chapeau de paille d’Italie (1851) ou Voyage à M. Perrichon (1860) et Feydeau
Un fil à la patte (1894), Dindon (1896) ou la Dame de chez Maxim (1899)).
Le théâtre naturaliste préparé par les travaux de Zola le Naturalisme au
théâtre et Nos auteurs dramatiques (1881) est illustré par Sardou, les Goncourt
(Henriette Maréchal –1866) et la Patrie en danger montée par Antoine en 1889.
La pièce doit poursuivre ce que Zola appelle « l’enquête universelle sur le
vrai ». Elle cherche le naturel et l’authenticité. On trouve dans les pièces d’Henri
Becque, représentées par le Théâtre- Libre, un réalisme caricatural dans la
violence de la présentation des mœurs des Corbeaux (1882) puis dans la
Parisienne.
Le théâtre poétique choisit la voie de la recherche et de l’expérimentation.
Banville use une thématique légendaire ou antique qui sert à faire entendre de
beaux vers. Au-delà du cas exemplaire de François Coppée (le Passant 1869) ou
de Catulle Mendès, il y a des tentatives originelles du symbolisme pour rénover
l’art théâtral. En 1890, Paul Fort crée le « théâtre des arts » et Maurice
Maeterlinck donne ses textes : Pelléas et Mélisande et l’Oiseau bleu.
Une figure à part est celle d’Edmond Rostand qui ramène en arrière le
théâtre à l’époque révolue du romantisme. Son chef d’œuvre Cyrano de
Bergerac qui a joui d’un grand succès met en scène des personnages
anachroniques, trop sensibles à l’héroïsme de facture cornélienne : ce qui la
postérité en retient c’est l’inégalable verve gauloise et la beauté morale des
héros.
Le théâtre d’avant-garde enregistre un précurseur du théâtre de l’absurde :
Alfred Jarry qui crée dans Ubu roi un héros de bande dessinée, caricature de
l’imbécillité, manifestation des puissances inconnues et inconscientes refoulées
dans le moi profond ; autrement dit un antihéros.

105
La critique littéraire

Albert Thibaudet disait justement qu’avant le XIXe siècle il y avait des


critiques, mais il n’y avait pas la critique. C’est le XIXe siècle qui met les bases
de la critique moderne: classer, systématiser, juger et suivre l’évolution de la vie
littéraire deviennent les revendications d’une discipline qui était en train de
naître. Au début, la critique a été officielle, investie de l’autorité universitaire.
Mais, au long du siècle, on enregistre soit des critiques et des méthodes qui
restent en général fidèles à l’esprit dogmatique et à la rigueur classique, soit des
libres talents qui s’adonnent à une critique explicative et anti-normative.
C’est dans cette voie que s’acheminent les grands critiques, de Sainte-
Beuve à Brunetière et Gustave Lanson, qui offrent à la critique un statut ferme et
cohérent.
Le renouvellement se produit d’abord par Sainte-Beuve (1804-1869).
Poète et romancier romantique, Sainte-Beuve a été aussi journaliste et
professeur. Comme journaliste, il a travaillé au journal le Globe et a écrit aussi
des articles dans les revues de l’époque. Ami de Victor Hugo et d’autres
écrivains romantiques, Sainte-Beuve est auteur de recueils de poésies (Vie,
Poésies, Pensées de Joseph Delorme) . Comme romancier, il est l’auteur bien
connu du roman personnel Volupté paru en 1834.

Ouvrages critiques

I. Études critiques :
Tableau historique et critique de la Poésie française et du théâtre français
au XVIe siècle.
Port Royal
Chateaubriand et son groupe littéraire

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II.Portraits littéraires:
Portraits littéraires
Portraits de femmes
Portraits contemporains

III.Feuilletons hebdomadaires publiés au Constitutionnel, au Moniteur et


au Temps, qui seront réunis plus tard dans Causeries de Lundi et Nouveaux
Lundis

IV.Autres écrits:
Cahiers intimes, qui seront réunis plus tard dans le volume Mes prisons
Correspondances

Comme critique, Sainte-Beuve a réhabilité le XVIe siècle, a publié des


articles enthousiastes sur Victor Hugo et a professé une critique de combat qui a
contribué à l’avènement du Romantisme.
Si cette première période est redevable au Romantisme, par la suite
Sainte-Beuve devient critique d’idées et de goût classique, bien connu à
l’époque en tant que chroniqueur de Lundi, comme un journaliste de feuilletons
et comme professeur universitaire, membre de l’Académie Française à partir de
1844. Dans son époque, il est devenu au long de sa carrière une sorte d’arbitre
de la production littéraire du temps.
Son œuvre critique se rattache à la méthode biographique, méthode qui
représente l’axe de sa conception critique. Par cette méthode, Sainte-Beuve
envisage de découvrir l’homme qui se cache derrière le créateur pour arriver
ensuite à l’œuvre. Du moi biographique au mois créateur, il y a un circuit
continu. Pour Sainte-Beuve, l’œuvre littéraire est le produit d’une individualité
révélée par les détails biographiques. Ses portraits littéraires ne sont pas
statiques, mais témoignent d’un art où il y a la touche de l’anatomiste et la

107
présence des détails psychologiques et moraux. Précurseur de l’interview
moderne, Sainte-Beuve valorise le témoignage direct, l’information sure et le
document inédit. Ses portraits grandeur nature sont célèbres. C’est par le portrait
que la biographie pénètre avec Sainte-Beuve dans la critique littéraire.
Mais le portrait n’est qu’une étape vers un autre modèle d’appréciation
critique, les familles d’esprit. Avant Taine, Sainte-Beuve place l’homme au
centre du groupe auquel il appartient et s’efforce de le définir en tenant compte
des déterminations du milieu auquel l’auteur appartient. Cependant, Sainte-
Beuve juge souvent ses contemporains au nom des anciens principes classiques,
valorisant le goût, la mesure, l’équilibre. Sa méthode critique a été nommée
aussi historique et stylistique. Le portraitiste Sainte-Beuve est déjà stylisticien
car pour lui le style est révélateur du caractère et du tempérament de l’auteur qui
s’extériorise à travers les évènements de sa vie.

Hippolyte Taine
(1828-1893)

Intellectuel d’élite, esthéticien, critique d’art et critique littéraire,


Hippolyte Taine est la deuxième figure critique du siècle. À part cela, il a été
aussi romancier et philosophe.
Ouvrages critiques :
Essai sur les fables de la Fontaine
Essais de critique et d’histoire
Nouveaux essais de critique et d’histoire
Philosophie de l’art
Histoire de la littérature anglaise
Représentant de la méthode déterministe, Hippolyte Taine est fidèle dans
tous ses ouvrages critiques aux grandes lois du déterminisme en art et en
littérature. Pour lui, derrière chaque œuvre littéraire, derrière chaque effort

108
créateur, il y a des causes qui agissent : l’écrivain et son produit artistique sont
déterminés par la nation où il est né, par la période où il vit, car le moment
historique se caractérise d’abord par une certaine conception de l’homme et du
devenir. De même, l’œuvre littéraire est redevable aussi à son milieu social.
Sans approfondir de façon systématique, la méthode sociologique en
analysant les facteurs sociaux, politiques, climatiques ou biologiques qui
agissent sur l’œuvre, Taine a valorisé surtout, dans la tradition de Sainte-Beuve,
le facteur biographique. Pour lui, l’œuvre est un vrai document et son auteur est
un authentique reflet de son temps. La biographie de l’auteur est le milieu sont
essentiels pour le critique dans le rôle d’arriver à déduire à partir du particulier
aux caractères généraux d’une époque, d’une nation et de la nature humaine en
général. Continuateur de Sainte-Beuve, Taine est aussi l’initiateur d’une
sociologie de la littérature. Il est aussi le premier critique à se poser la question
si la critique est un art ou une science véritable.

Ferdinand Brunetière
(1849-1906)

Brunetière est l’initiateur en France de la critique scientifique. Celui qui


pousse les théories de Taine jusqu’au darwinisme. Grand admirateur de Darwin,
Brunetière assimile l’étude des productions littéraires aux sciences naturelles.
Ouvrages critiques :
L’évolution de la poésie lyrique
Études critiques sur l’histoire de la littérature française
Le roman naturaliste
Dans tous ces ouvrages, Brunetière propose la théorie de l’évolution des
genres à partir des temps préhistoriques et jusqu’au naturalisme.

109
Émile Faguet
(1847-1916)

Émile Faguet représente la critique intellectualiste et érudite. Professeur à


l’Université de Sorbonne, il propose un modèle d’analyse critique de type
traditionaliste.
Ouvrages critiques :
La tragédie française du XVIIe siècle
La littérature française du XVIIIe siècle
Propos littéraires

Gustave Lanson
(1857-1934)

Professeur, directeur de l’École Normale Supérieure, Gustave Lanson a


été fondateur d’une école de recherche scientifique en matière d’histoire
littéraire qui va porter le nome de «lansonisme ». Sa méthode historique fait de
lui le plus grand historien littéraire de la France. Par sa rigueur extrême, par
l’exactitude et par l’importance accordée aux documents, Lanson est le
représentant de la critique historique en France. Il réhabilite les sciences
auxiliaires, telle la biographie, la chronologie, la bio-bibliographie et la critique
de textes.

Honoré de Balzac
(1799-1850)

Œuvres : Les Chouans (1829), Physiologie du mariage (1829), Scènes de


la vie privée (1830), Le colonel Chabert (1832), Le Médecin de campagne
(1833), Scènes de la vie de province (1833), Seraphita (1834), La Femme de

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trente ans (1834), Scènes de la vie parisienne (1834), La Recherche de l’Absolu
(1834), Les Lys dans la vallée (1835), Illusions perdues (1837), Béatrix (1839),
Une ténébreuse affaire (1841), Splendeurs et misères des courtisans (1843), La
Cousine Bette (1846), Le Cousin Pons (1847)

En dépit des reproches les plus contradictoires, l’œuvre balzacienne


domine l’horizon du roman français et ne cesse de poser à la critique littéraire
des questions sur le mystère de l’extraordinaire impression de la réalité que
donnent les personnages balzaciens. « Nulle œuvre romanesque ne nous défie à
ce point de lui arracher le secret de sa puissance. L’intelligence de l’art, la
technique, tout ce qui implique l’effort conscient du créateur et laisse dans
l’œuvre des traces repérables semblant ici n’avoir que peu de part. Stendhal
n’eût pas été Stendhal sans les expériences de sa vie et la conscience qu’il en
prit, Flaubert n’eût pas été Flaubert sans les lectures, les réflexions, le labeur du
style ; Zola n’eût pas été Zola sans la patiente documentation. Mais il semble
que Balzac doive tout à une teste d’emportement de l’invention, à un
foisonnement, a une sève, à une puissance naturelle, en fin, dont il ne reste plus
qu’à émerveiller… Devant Balzac, on ne songe guère qu’à Shakespeare – on a
quelque épopée des temps primitifs » (G. Picon – Balzac et la culture
romanesque)
L’Univers de la Comédie humaine, violent et tragique, frénétique et
sublime, exprime une conception générale du monde, de ses lois et de son
devenir. « Nul romancier ne s’est jamais préoccupé à ce point d’élever sa pensée
à la totalité et à la dignité systématique » (G.Picon)
La faim de savoir comme la faim de lecture, la curiosité scientifique, la
réceptivité vis-à-vis des découvertes scientifiques et techniques sont les
constantes de cette personnalité grandiose.
Pour satisfaire la vocation intellectuelle, Balzac envisage la création d’une
œuvre de « haute philosophie », œuvre scientifique d’analyse et de synthèse qui

111
exprime « le drame et la poésie » du monde moderne, ce qui suppose la
transformation fondamentale du roman, de sa nature et de sa structure.
La théorie du roman chez Balzac, d’une complexité et d’une modernité
exceptionnelles est puissamment marquée par le désir épistémique, par l’esprit
scientifique, l’intérêt pour la socialité et l’historicité de l’homme qui dominent
l’espace mental de l’époque. La poétique balzacienne est rendue par les préfaces
abondantes : L’avant-propos paru en 1842 dans la première édition complète de
la Comédie humaine, les deux amples préfaces : Introduction aux Etudes
philosophiques (1834) et Introduction aux études de mœurs au 19e siècle (1835)
et aussi par les préfaces qui accompagnent de nombreux romans.
A part les préfaces, les idées de Balzac sur le roman s’expriment par le
métadiscours (le discours du narrateur sur le récit)
Le discours des personnages parlant de la littérature (Illusions perdues,
Daniel d’Arthez) fait partie lui aussi des procédés d’autoréflexion intégrée dans
la substance même des romanes.
Ces textes à fonction programmatique, explicative et complémentaire
visent à modeler l’horizon d’attente du public en vue de la réception d’une
formule romanesque novatrice. L’écrivain prend comme garanties de l’œuvre la
Science et l’Histoire et Balzac justifie le recours au modèle scientifique,
analogique et causal, il expose en fait le commentaire des motivations
philosophiques, scientifiques et esthétiques de la Comédie humaine,
conditionnées et déterminées par le contexte épistémique et idéologique, l’esprit
positif et l’intérêt pour l’étude des phénomènes sociaux.
La réflexion philosophique de Balzac est fondée sur l’idée de l‘unité des
phénomènes du monde, de la concatenatio rerum, du dynamisme universel qui
fonde l’univers dans sa variété « De part et d’autre, tout se déduit, tout
s’enchaîne » dit-il dans Le médecin de campagne.
Animé par une confiance sans bornes dans les pouvoirs de la science,
Balzac manifeste une curiosité avide pour les sciences naturelles. En 1842,

112
Balzac écrit dans L’Avant-propos de la Comédie humaine que l’idée première de
l’œuvre lui est venue d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité qui lui
avait révélé « l’unité de composition ». Les milieux naturels ont diversifié le
monde animal, en créant les espèces zoologiques ; dans ce rapport, la société
ressemble à la Nature. « La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les
milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variété
en zoologie ? … Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces
sociales comme il y a des Espèces zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique
ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y
avait-il pas une œuvre de ce genre à faire, pour la Société ? »
L’analogie entre le système de la nature et le système social lui avait
suggéré un modèle basé sur la loi de l’analogie pour l’organisation de son
système romanesque. En empruntant aux sciences naturelles les procédés de
classification par espèces, La Comédie humaine devait représenter toute la
diversité des « espèces sociales », en dépendance étroite avec les milieux
sociaux qui les ont crées. Pour Balzac, le concept de « milieu » implique
nécessairement un rapport de détermination, de conditionnement réciproque,
l’individu étant déterminé par le système social compliqué par l’intervention des
conditions matérielles car l’homme « tend à représenter ses mœurs, sa pensée et
sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins ».
Cette vision historiste de la vie sociale suppose chez Balzac la
compréhension de l’histoire comme un processus déterminé par des causes et
des lois précises qui peuvent être commentées et étudiées.
« A l’envisager philosophiquement, l’espèce humaine peut être considérée
comme un être collectif qui se développe suivant des lois que l’on peut observer,
de telle sorte que, d’après le passé, on puisse établir la tendance et conclure
l’avenir. L’histoire a pour objet d’étudier ces lois. » (Feuilleton des Journaux
politiques)

113
Balzac soulignait souvent qu’il voulait être « plutôt historien que
romancier…. La société française allait être l’historien, je ne devais être que le
secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les
principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les
évènements principaux de la société, en composant des types par la réunion des
traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire
l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. » (Préface du roman La
Femme supérieure)
Dans L’Avant-propos de 1842, Balzac soulignait que l’histoire des mœurs
ne signifie pas un inventaire plus ou moins complet des faits sociaux, un
nomenclateur de types et des professions, mais la découverte du « sens caché »
du mouvement social, du « moteur social », du sens fondamental de l’évolution
sociale.
Pour tracer l’immense physionomie d’un siècle en peignant les principaux
personnages, Balzac conçoit un vaste système romanesque fondé sur l’unité de
pensée et de composition.
Le système romanesque balzacien s’est constitué par la réunion successive
des romans en sériés organisées de Scènes et d’Etudes. Figuré par Balzac sans
une forme métaphorique comme un monument, comme un édifice grandiose,
l’ensemble romanesque est amplement commenté par Balzac dans une lettre à
Mme Hanska, du 26 octobre 1834 : la première couche de l’édifice social, ”ce
qui se passe partout », la seconde couche Etudes philosophiques devait
rechercher les causes de ces effets sociaux et la troisième, Etudes analytiques
devait exposer les individualités typisées. Voila les principes de l’auteur :
« Ainsi, partout j’aurai donné la vie. J’aurai donné de la pensée an fragment,
j’aurai donné à la pensée la vie de l’individu. »
Au catalogue de la Comédie humaine rédigé par Balzac en 1845 pour une
édition complète en 26volumes, l’auteur montre que des six « scènes » de la
première division (Scènes de la vie privée, de la vie de province, parisienne,

114
politique, militaire, de campagne), les trois premières contiennent le plus grand
nombre de titres réalisés.
La réflexion sur les rapports de la littérature avec la réalité constitue chez
Balzac le fondement d’une doctrine nouvelle : « La mission de l’art n’est pas de
copier la nature, mais de l’exprimer. » Le recours à la métaphore du miroir
concentrique où l’univers vient se réfléchir (Préface du roman La Peau du
Chagrin) implique la condensation du réel, la contraction de la réalité en vue de
sa représentation véridique. Chez Balzac, la condensation du réel se fait par la
création des types qui représentent la synthèse d’une multitude de caractères
similaires : « Un type, dans le sens que l’on doit attacher à ce mot, est un
personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui
ressemblent plus ou moins ; il est modèle du genre » (Préface du roman Une
ténébreuse affaire)
Du point de vue de la narration, le roman balzacien est le type classique
du récit motivé, ce qui implique, en premier lieu, l’omniscience du narrateur, qui
connaît tous les secrets et possède une science encyclopédique, ce qui lui permet
de développer un ample discours théorique, explicatif, à caractère didactique et
pédagogique, intégré dans la substance du roman et représentant le véhicule de
la motivation réaliste.
Dans le roman balzacien, les interventions du narrateur prennent
quelquefois la forme d’un métadiscours qui commente, explicite et justifie le
fonctionnement du discours narratif, qui désigne les conditions de la production
et de la réception du texte en établissant des rapports de communication entre le
narrateur et le narrataire (Illusions perdues, La Recherche de l’Absolu) Balzac
s’y arrête pour commenter et justifier le fonctionnement de la narration.
Le roman balzacien a imposé dans la conscience européenne un modèle
narratif réaliste classique. Il est construit sur un modèle dramatique qui exprime
une vision dynamique du réel, une attitude philosophique. L’univers de la
Comédie humaine renferme son propre modèle dramatique car la structure

115
narrative du roman balzacien est une réponse aux interrogations de la réalité,
une lecture et un commentaire du réel. A plusieurs reprises, Balzac a nommé ses
œuvres des drames en soulignant dans sa nouvelle Les Secrets de la princesse de
Cadignan qu’un drame « est une suite d’actions, de mouvements qui se
précipitent vers une catastrophe. » Il comprend par drame, de façon évidente
« action », « conflit ».
De là, le rythme accéléré, précipité du récit, le temps narratif progressif,
l’un des aspects les plus originaux de la temporalité narrative chez Balzac. Dès
les premières lignes du roman, l’auteur-narrateur insère la fiction dans le
contexte socio-historique les débuts in media res dont la fonction est de solliciter
la compétence épistémique des lecteurs-narrateurs et de programmer la lecture
dans l’ordre des questions : quand ? qui ? où ?
L’incipit du roman balzacien annonce et conditionne la diégèse (l’histoire
racontée), la thématique et la succession probable des événements. Le discours
narratif balzacien se développe ensuite et s’étale dans des espaces textuels
amples qui semblent suspendre le récit par des « retours en arrière » et des
descriptions détaillées, procédés narratifs traditionnels qui acquièrent chez
Balzac une fonction narrative prééminente en tant que modalités spécifiques de
textualisation du hors-texte socio-historique. Balzac fait fréquemment appel à la
rétrospection, l’évocation d’un événement antérieur ou moment où débute
l’action. La fonction du procédé est de récupérer la totalité des antécédents
narratifs pour expliquer les ressorts du drame. Le relais en est réalisé par des
formules telles : « Voici pourquoi », « voici comment », etc.:
Dans son article Les frontières du récit G. Genette fait la distinction entre
les fonctions du descriptif et du narratif, en indiquant que la description
balzacienne n’est pas simplement « d’ordre décoratif », mais « d’ordre à la fois
explicatif, et symbolique » et qu’elle est mise au service du récit.
Dans l’intention de présenter les relations d’interdépendance qui relient
l’homme au milieu où il vit, le narrateur omniscient interrompt le récit des

116
événements par de longs fragments descriptifs. La description balzacienne
accumule une multitude de détails à fonction référentielle, que Genette appelle
connotateurs de mimesis. Balzac affirmait déjà que « les détails seuls
constitueront désormais le mérite des ouvrages improprement appelés romans. »
Par les détails à valeur connotative, le narrateur donne des informations sur le
logement, la physionomie, les vêtements des personnages pour marquer leur
condition humaine et sociale (exemple : la pension Vauquer du roman Père
Goriot) les descriptions balzaciennes sont pour Michel Butor de « vrais
voyages » que le lecteur fait avec le romancier dans le monde des objets et des
personnages. Au cours de ces voyages, les objets acquièrent une fonction qui
dépasse leur fonction primaire, en exprimant toute une philosophie sociale. Chez
Balzac, les objets se trouvent en relation de continuité spatiale et temporelle
avec l’homme, acquérant aussi des valeurs métaphoriques, voire même
symboliques et devenant les signes d’une réalité profonde et essentielle (Paul
Miclău, Balzac sémioticien avant la lettre)
Du point de vue de son fonctionnement narratif, la description balzacienne
est subordonnée au récit et ne se justifie qu’en rapport avec le récit. Le roman
balzacien impose la fonction diégétique de la description qui tend à renforcer la
domination du narratif sur le descriptif.
Après l’ample « préparation didactique » par l’analepse et la description,
le récit évolue par une alternance de scènes dramatiques et de récits sommaires
assumés par le narrateur, forme synthétique du discours narratif qui précipite le
rythme du récit vers le dénouement avec la vitesse d’un torrent.
Dans le roman balzacien, la perspective narrative est généralement
l’attribut du narrateur. Balzac fixe le modèle du narrateur omniscient dont
l’omniscience dépasse les possibilités de connaissance de n’importe quel
personnage. Le type de récit à narrateur omniscient, récit non-focalisé ou à
« focalisation zéro » (Genette) domine la grande majorité des romans balzaciens.

117
Le modèle narratif balzacien institue la domination du récit sur le
discours, de l’objectivité sur la subjectivité. Dans le roman balzacien, les
« intrusions d’auteur » sont absorbées par la narration. Le roman balzacien fixe
le canon du récit à narrateur absent de l’histoire qu’il raconte, narrateur
hétérodiégétique, le récit à la troisième personne.
Le narrateur omniscient balzacien remplit, à part la fonction narrative, une
fonction idéologique ou une fonction de régie manifestée dans le métadiscours
qui marque les articulations du texte, les connexions, la fonction de
communication qui relient le texte au hors-texte, à la société et à l’Histoire.
Balzac qui se voulait « docteur en sciences sociales » et « historien de la
société française » a transformé essentiellement les rapports du roman avec la
réalité socio-historique. En tant qu’écriture de la socialité et « rapport entre la
création et la société », le roman balzacien a exprimé pour la première fois la
conscience moderne de la socialité et de l’historicité de l’homme.
Le monde de la Comédie humaine par lequel Balzac voulait « faire
concurrence à l’Etat civil » est représenté par les deux ou trois mille
personnages typiques dont il dit dans L’Avant propos : « Conçus dans les
entrailles de leur siècle, tout le cœur humain se remue tout les enveloppe. »
Le personnage balzacien typique peut être défini grâce à une formule
donnée par le romancier dans la préface à Une ténébreuse affaire: « modèle du
genre » ; « personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous
ceux qui se ressemblent plus ou moins.*
Les principaux problèmes posés par ces « types portant un sens social et
philosophique » et, implicitement, par le réalisme balzacien sont la dimension
épique et le sens mythique. Ces qualités correspondent, premièrement, à la
mission du romancier d’introduire dans son univers une pensée et de formuler
les lois. D’autre part, elles impliquent la signification multiple de ces « hommes
à passion », « cette profondeur cachée » qui, selon Albert Béguin, se trouve au-

118
delà du plan de la vie quotidienne et grâce à laquelle la héros est ouvert aux
appels du surnaturel.**
L’individu, la société et l’histoire composent dans les romans de Balzac
un système capable de rendre compte de toute la réalité humaine. Le personnage
devient le centre focal et la référence vivante d’un déterminisme socio-
historique. Les héros illustrent la dialectique sociale, les classes sociales en
devenir, l’ascension économique et politique de la bourgeoisie, le déclin de
l’aristocratie.
Le plus grand créateur d’êtres vivants qui ait jamais existé (A. Thibaudet),
a transformé d’une manière fondamentale la condition du personnage
romanesque par une découverte à part, la reprise des personnages dans ses
divers romans (le retour des personnages -Le Père Goriot – le premier roman de
cette série. Point de rencontre de nombreux personnages balzaciens, le roman
Père Goriot est considéré la cellule-mère de la Comédie humaine à l’intersection
des thèmes fondamentaux de l’univers balzacien qui acquièrent des résonances
multiples par la rencontre même de ces personnages : le thème de la paternité, le
drame de l’argent, l’assaut des ambitions à la conquête de la fortune, tous ces
thèmes groupés en une symphonie à quatre centres d’intérêt et quatre drames
parallèles : Rastignac, Goriot, Vautrin, la vicomtesse de Beauséant. (Maurice
Bardèche – Balzac romancier)
D’après Charles Lecour, La Comédie humaine compte 2209 personnages
dont 515 apparaissent plusieurs fois, parmi lesquels certains se retrouvent dans
une trentaine d’œuvres comme Bianchon, Rastignac et Tillet. Sept personnages
apparaissent au moins 20 fois, onze personnages apparaissent au moins 15 fois,
etc. Il y a seulement une quinzaine d’œuvres dont les personnages ne se
rencontrent plus ailleurs. Procédé d’unification de la réalité du monde
romanesque, le retour des personnages est à la fois un procédé de réalité et
provoquent une multiplication des plans de la narration. Ainsi, le récit linéaire
est remplacé par le récit-mosaïque où chaque élément narratif est lié à

119
l’ensemble, des éléments du récit connus dans d’autres romans ajoutant des
résonances supplémentaires à l’action racontée.
Préoccupé par la classification « des espèces sociales » et la typologie de
cette société, Balzac a créé des séries paradigmatiques de personnages
apparentés par leur condition sociale : il y a dans La condition humaine la série
de banquiers – Nucingen, du Tillet, Keller, des commerçants : Birotteau,
Popinot, Guillaume, des bourgeois enrichis par les affaires et les spéculation :
Crevel, Grandet, Goriot , des juges des notaire et des avoués : Derville, Popinot,
Granville, Blondet, Camusot, des aristocrates fixés dans les préjugés de l’Ancien
Régime : du Guénic, Montsauf, la série des duchesses et des marquises – Diane
de Manfrigneuse, Antoinette de Langeais, Madame d’Espard, Liontine de
Sérizy, des dandys et des lions : Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré,
Raphaël de Valentin, Henri de Marsay, Maxime de Traille, Octave de Camps,
des journalistes : Etienne Lousteau, Raoul Nathan, Emile Blondet, etc.
Tout comme la reprise des personnages, l’emploi du procédé des séries
qui manifeste l’ambition de Balzac de présenter l’infinie variété des espèces
humaines et sociales à l’aide de quelques types fondamentaux lui permet aussi
de donner à ses personnages une dimension qui dépasse leur contingence, de
révéler leur nature essentielle par la référence à un archétype, à une figure
légendaire : Goriot est un nouveau roi Lear par exemple « un Christ de la
paternité »
Balzac pensait que chaque homme dispose d’une certaine quantité
d’énergie vitale qui se consume par son exercice. L’excès de passion, de pensée,
d’action diminue proportionnellement l’énergie vitale. C’est le sens du mythe de
la peau de chagrin dont Balzac a voulu faire le point de jonction entre Les
Etudes de mœurs et Les Etudes philosophiques. Balzac disait dans une lettre :
« La peau de chagrin est la formule de la vie humaine, abstraction faite des
individualités. »

120
Possédés par la soif de connaître comme Balthazar Claës, par l’idée de
l’Absolu dans l’art ou le roman, comme Daniel d’Arthez, par l’amour ou la
haine, par l’ambition de s’élever dans la hiérarchie sociale ou par le désir de
s’enrichir, les héros de Balzac vivent l’épopée de la volonté mise au service de
la passion dominante et se consument au fur et à mesure que cette passion est
satisfaite.
Le temps devient un ressort dramatique par lequel l’être humain acquiert
une troisième dimension (Proust). Les innovations de Balzac en matière de
composition assurent le dynamisme et l’esprit de système de son œuvre.
En parlant d’une affirmation balzacienne selon laquelle il y a entre les
études un lien qui les fera toutes converger vers un centre lumineux Georges
Poulet dans Les métamorphoses du cercle représente la Comédie humaine sous
la forme d’une sphère où « chaque partie se met en rapport avec toutes les autres
et avec l’ensemble.»
Le drame du créateur illustré par le mythe de la paternité rejoint d’autres
mythes positifs de ce cycle romanesque : les grandes utopies sociales (Le
Médecin de campagne, Le Curé de Village) ***La description:
Dans son article Les frontières du récit G. Genette fait la distinction entre
les fonctions du descriptif et du narratif, en indiquant que la description
balzacienne n’est pas simplement « d’ordre décoratif », mais « d’ordre à la fois
explicatif et symbolique » et qu’elle est mise au service du récit.
« Un peintre plus ou moins heureux, patient et courageux des types
humains, le conteur des drames de la vie intime, l’archéologue du mobilier
social, le nomenclateur des professions, l’enregistreur du bien et du mal »
(Avant-propos de la Comédie humaine), tel nous apparaît Honoré de Balzac,
observateur et visionnaire, artisan et démiurge de l’écriture.

121
Stendhal
(1783-1842)

Œuvres : Correspondance (1800-1842), Journal (1801-1823), De


l’Amour (1822), Armance (1827), Le Rouge et le Noir (1830), Souvenirs
d’Egotisme (1832), Lucien (1834-1835), Vie de Henry Brulard (1835-1836), La
Chartreuse de Parme (1839), Chroniques italiennes (1839), Lamiel (1839-1842)

Contemporain de Balzac et même son aîné de 16 ans, Stendhal (1783-


1842) est, plus que l'auteur de la Comédie humaine, le véritable précurseur du
roman moderne. C'est l'écrivain du XIXe siècle qui correspond le mieux à la
définition donnée par Albert Thibaudet (Réflexions sur le roman) au romancier
authentique, celui qui "crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie
possible".
Dans sa tentative de faire incessamment l'examen de sa conscience,
l'écrivain illustre toutes les formes de la littérature personnelle : le journal
intime, la confession (Souvenirs d'égotisme, 1832), l'autobiographie (La vie de
Henri Brulard, 1835-1836), la correspondance, la note et la réflexion (Mélanges
intimes), le journal de voyage doublé d'un pamphlet politique Promenade dans
Rome (1829) Mémoires d'un touriste (1838).
A leur tour, ses romans et ses nouvelles sont, avant tout, l'expression d'une
aventure intérieure. Si la création balzacienne est basée sur un "mythe social",
celle de Stendhal est fondée plutôt sur un "mythe psychologique"(Michel
Zéraffa Roman et société).
L’œuvre littéraire est formée de :
Armance ou quelques scènes d'un salon de Paris en 1877 1827
Le Rouge et le Noir chronique du 19e siècle (1830)
Les nouvelles Vanina Vanini (1829) et Mina de Vanghel (1830)

122
Lucien Leuwen (Le Rouge et le Blanc) resté inachevé (1830-1835) publié
en 1901.
Chroniques italiennes (1839) Les chroniques sont pour la plupart les
épisodes d'une histoire sanglante qui traduisent la prédilection de l'écrivain pour
la violence et pour le sentiment de la fatalité, mais aussi son admiration pour
l'Italie.
La Chartreuse de Parme (1839)
Lamiel texte publié inachevé en 1889.
Outre l’œuvre littéraire, pour avoir une image plus complète des
préoccupations variées de l'écrivain, il faudrait aussi citer :
-le traité psychologique De l'amour (1822)
-les biographies ou les essais de critique littéraire, musicale et picturale :
La vie de Haydn et de Mozart et de Métastase, L'histoire de la peinture en
Italie, Racine et Shakespeare, La vie de Rossini, La vie de Napoléon.
-des articles passionnés qui ont permis le triomphe du romantisme.
Si l’on compare les deux séries d’ouvrages – les écrits intimes et de
fiction- on découvre que les éléments autobiographiques expliquent en bonne
partie la création artistique, qui, à son tour, éclaire et enrichit l’existence. Dans
Souvenirs d’égotisme, l’auteur suggère l’idée que c’est sans le roman qu’il
réussit le mieux à se dévoiler car ce genre lui permet une évasion de soi-même
et un mouvement continuel : « Je porterais un masque avec plaisir, je changerais
de nom avec délices. »
Cette œuvre qui a donné une nouvelle expression à la notion du moi, qui a
voulu mettre en valeur les dimensions multiples de la subjectivité du héros
romantique, pose le problème du rapport entre les livres de fiction et
l'autobiographie. Pour Stendhal, l’œuvre littéraire, nourrie de la vie intérieure de
l'auteur, est une affirmation spirituelle du moi et une fixation des parties
discontinues de la personnalité. Chez Stendhal, les éléments autobiographiques

123
expliquent en bonne partie la création artistique qui, à son tour, éclaire et
enrichit son existence.
Mais, tout comme l'indiquent les commentateurs, (Picon, Starobinski,
Genette) cette implication de l'écrivain dans la création a un caractère ambigu et
problématique. (Starobinski L’œil vivant). C'est à travers le roman que Stendhal
réussit à mieux se dévoiler. Son penchant au travestissement « Je porterais un
masque avec plaisir, je changerais de masque avec délice » ( Souvenirs
d'égotisme ). L'oscillation entre le naturel et l'artifice assure à l’œuvre une
évasion de soi-même et un mouvement continuel.
Egalement, l’emploi des cryptogrammes, des anagrammes et le choix des
pseudonymes témoignent de ce dédoublement incessant de l’auteur en acteur –
spectateur
Après une longue maturation, Stendhal arrive à la formule du roman
égotiste, formule qui a été analysée par Michel Zéraffa dans La Révolution
romanesque de la façon suivante : à travers le masque du héros et plus
généralement à travers toutes les structures formelles du récit passe une "voix
très complexe : celle tout ensemble d’un personnage pourvu d'un rôle : Julien
Sorel et de l'acteur: Stendhal, chargé de le jouer. En tant qu'acteur de métier, le
personnage est le porte-parole d'un narrateur exprimant par une écriture les
multiples aspects de sa conscience et ceux de son statut dans une société, une
civilisation et une culture. "
Dans ce type de roman "exercice d'égotisme imaginatif, autobiographique,
lyrique, (G.Blin Stendhal et les problèmes du roman), le personnage-miroir est
un prolongement de son propre moi. L'auteur lui prête des éléments de son
existence et projette toute la lumière sur sa vie mentale. "Je ne prétends pas
peindre les choses elles-mêmes, mais seulement leurs effets sur moi." (La vie de
Henri Brulard). L'égotisme devient le ressort principal de l’œuvre. Il est défini
par le romancier comme une "façon de peindre le cœur humain" comme "une
possibilité de sauver sa vraie nature". L'égotisme est une manifestation de la

124
tendance de Stendhal à se replier sur soi, mais aussi de son culte du bonheur.
Intellectuellement parlant, Stendhal s'est formé sous le signe de la philosophie
des Idéologues : Cabanis, Destutt de Tracy, Maine de Biran qui lui ont transmis
l'esprit de rigueur, l'amour du vrai et de la logique, la curiosité des caractères et
des mécanismes de la passion, l’identification penser-sentir, l'importance
accordée à l'Imagination :"Je suis de l'avis de Tracy : nosce te ipsum, connais-toi
toi même est une source de bonheur". (Journal)
On a généralement réuni sous le nom de beylisme des inclinations, des
traits de caractère de Stendhal et spécialement la bizarre et heureuse alliance de
lucidité et de passion qui fait le propre du héros stendhalien. M.Blanchot parle
"d'ardeur et de clairvoyance", J.P. Richard de "la sécheresse et de la tendresse".
Dans le langage du beylisme, "la chasse au bonheur" "individuel ou commun"
est "la plus belle application de la connaissance de nos facultés" qui suppose une
"longue habitude de raisonner juste". F. M. Albérès appelle le beylisme "un
épicurisme méthodique", "une suite d'efforts sans cesse renouvelée pour codifier
la spontanéité." L’égotisme, mot d ; origine anglaise, mis en circulation par
Stendhal surtout par l’intermédiaire de ses Souvenirs de l’égotisme est conçu et
employé comme « façon de peindre le cœur humain et comme possibilité de
sauver « sa vraie nature ». Le phénomène représente une manifestation de la
tendance de Stendhal à se replier sur soi-même, mais aussi de son culte du
bonheur : « Le bonheur consiste à pouvoir satisfaire ses passions, lorsqu’on n’a
que des passions heureuses […]. Il faut donc faire le premier travail sur soi et
tâcher de déraciner de son cœur les passions malheureuses ». (Lettres à Pauline)
Dans l’histoire des lettres françaises, l’égotisme peut être placé dans une
longue tradition qui part de Montaigne et qui tente de donner, consistance à un
moi fuyant.
L’égotisme stendhalien est aussi lié à la notion de beylisme – véritable art
de vivre dont se réclament toutes ses livres et qui témoigne de la formation
intellectuelle de l’auteur. La période 1802-1805 qui est une période de formation

125
importante se trouve sous le signe des Idéologues du XVIII-e siècle » Cabanes,
Destutt de Tracy et Maine de Birman. Ces philosophes ont transmis à Stendhal
l’esprit du rigueur, l’amour du vrai et de la logique, le goût pour l’analyse et
l’importance prêtée à l’imagination : « Je suis de l’avis de Tracy : nosce te
ipsum, connais toi, toi-même est une source de bonheur ». Le journal est nommé
par Stendhal « un temps verbal mathématique et inflexible de ma manière
d’être ».
On réussit généralement sous le nom de beylisme des inclinations, des
traces de caractère de Stendhal et spécialement les deux pôles
opposes : « l’ardeur et la clair voyance » (M. Blanchot), « la sécheresse et la
tendresse », « les deux principes centraux de détermination et d’indistinction »
(J. P. Richard). Une philosophie épicurienne se constitue de tendances
contradictoires : dilettantisme et scepticisme, exaltation et lucidité, démesure et
contrôle raisonnable.
La valeur de l’énergie et l’individualisme sont symbolises par la figure de
Napoléon.
La quête frénétique du bonheur parfait rejoint le sensualisme du XVIII-e
siècle. Dans le discours de l’auteur, « la chasse au bonheur », « individuel » et
« commun » est « la plus belle application de la connaissance de nos facultés »
qui suppose une « longue habitude de raisonner juste ».
C’est peut-être Francine Albérès qui synthétise au mieux les divers
aspects du beylisme : en les définissant comme « un épicurisme méthodique »,
« une suite d’efforts sans cesse renouvelés pour codifier la spontanéité ».

Dans son traité De l'amour Stendhal distingue, quatre types d'amour qui
diffèrent selon les pays et les tempéraments : l'amour-passion, l'amour-goût,
l'amour physique et l'amour vanité.
A partir d'une comparaison entre l'objet de l'amour et un objet effeuillé par
l'hiver, jeté dans les mines de sel de Salzbourg et qui se pare de "cristallisations

126
brillantes", d"une infinité de diamants mobiles et éblouissants", Stendhal arrive à
la théorie de la cristallisation devenue aussi une méthode romanesque et à
l'explication de l'émotion musicale. De l'amour porte l'empreinte du beylisme
par l'affirmation d'une ardente joie d'exister :"vivre c'est sentir la vie, c'est avoir
des sensations fortes".
Les idées esthétiques de Stendhal sont l'expression la plus visible du
modernisme romantique. Stendhal découvre que le roman est le genre qui a la
plus grande audience sur le public : "on ne peut atteindre le vrai que dans le
roman". De là ses considérations sur la nécessité de la précision et de la
limpidité psychologique, sur le rôle de l'anecdote et des circonstances capables
de donner l'expression de la banalité : "l'âpreté du réel dans la vie". L'art
romanesque est pour Stendhal un art de choix et d'interprétation. Dans la vision
de Stendhal, l'écrivain doit synthétiser deux facultés : se souvenir et créer.
La célèbre théorie du roman-miroir, centre de sa méditation, ne doit pas
être comprise comme une reproduction exacte, une imitation scrupuleuse de la
nature, mais comme un phénomène de réfraction.
Les deux formules : le miroir mobile « que l'on promène le long d'un
chemin » (Le Rouge et le Noir) et le miroir fixe dans lequel se reflète la réalité
(Est-ce leur faute si les gens laids ont passé devant ce miroir ?) (Préface à
Armance) sont liées à l'idée du monde comme théâtre. Elles impliquent la
présence nécessaire du romancier et celle supposée du lecteur et elles essaient de
réconcilier les principes d'objectivité et de supériorité lyrique.
Les intrusions d'auteur, directes ou sous la forme oblique (parenthèses,
dialogues, commentaires), illustrent la relation implicite ou explicite narrateur-
lecteur. Rendant possible l'ironie, ces intrusions permettent d'établir une distance
vis-à-vis du personnage, une position discrète face aux événements et
correspondent à la vision "par derrière", selon la classification opérée par
J.Pouillon dans Temps et roman(Le critique distingue entre trois types de vision :
la vision "avec", la vision "par derrière", la vision "du dehors".)

127
Ces éléments techniques font de Stendhal un créateur du réalisme
subjectif ou du réalisme du point de vue. Le "perspectivisme", cette grande
découverte stendhalienne, s'oppose au romanesque de type traditionnel, celui de
l'écrivain omniscient. Stendhal pratique "la restriction de champ" ou la
"focalisation". Selon l'explication de Genette, cette esthétique influencée par la
pensée relativiste du XVIIIe siècle comporte l'obligation du narrateur
« d'évoquer l'univers comme un champ limité, de représenter à chaque degré du
récit les impressions d'un protagoniste privilégié. » Ce « personnage
prépondérant » devient le centre de la perspective. Les épisodes les plus connus
sont : l'entrée de Julien Sorel au séminaire de Besançon et l'évocation de la
bataille de Waterloo faite par un observateur extérieur, Fabrice del Dongo.
Quant aux exigences stylistiques que Stendhal a synthétisées dans la lettre
à Balzac du 16 octobre 1840, elles tournent autour de l'art de la litote, de la
suggestion de l'émotion, de l'idée de simplicité et de clarté. "Je ne vois qu'une
règle : le style ne saurait être trop clair, trop simple". Stendhal prend pour
modèle le Code civil qui l'attire par la sécheresse et la transparence : "Je fais
tous mes efforts pour être sec." Ces principes deviennent une condition pour
découvrir les profondeurs mystérieuses de l'être humain et une réaction contre
l'artifice et la rhétorique.
Le roman égotiste stendhalien a une solide unité due d'abord à la présence
du même schéma narratif.
Cette oeuvre qui réunit le roman d'apprentissage social balzacien et le
roman flaubertien de l'éducation sentimentale illustre les avatars d'un héros
exalté. Le personnage qui a franchi à peine l’âge de l'adolescence emploie
tantôt la tactique du naturel, tantôt celle de la feinte du compromis. Il s'agit du
roman de l'énergie, d'une littérature centrée sur les thèmes du mépris vis-à-vis de
la société et de la solitude dans laquelle vit l'être d'élite. C'est pourquoi le héros
devient un personnage tragique, incapable de communiquer avec l'autre Gilbert
Durand souligne le fait que par le refus des contraintes sociales et par sa

128
singularité, il acquiert aussi une dimension mystique. Cette âme forte à la chasse
de son bonheur ou de son affirmation dans le monde est victime d'une
conspiration de son entourage : "de ce désert d'égoïsme qu'on appelle la vie". Le
Rouge et le Noir, les nouvelles Vanina Vanini, Mina de Vanghel sont construites
d'après le même schéma. La héroine de Lamiel est elle aussi l'incarnation de
l'aventure et de l'énergie stendhaliennes. "Libre et souple", le protagoniste vit
"au jour le jour", selon la couleur de l'heure et le hasard de la rencontre".
(Connaissance et tendresse chez Stendhal dans Littérature et sensation).
Le jeune héros est placé entre deux types d'héroïnes qui représentent
divers attributs de la féminité : la femme consolative, tendre et délicate, naïve et
innocente et l'amoureuse cérébrale, l'amazone dangereuse et égoïste dans sa
passion.
La démesure de l'être stendhalien s'exprime premièrement dans le
sentiment exotique qui provoque de vives souffrances. Les gestes des
personnages contredisent le plus souvent le raisonnement froid de l’ambitieux.
La noble Vanina Vanini dénonce le jeune carbonaro qu’elle aime, quand elle se
sent abandonnée. Julien Sorel tire un coup de pistolet sur Madame de Rênal au
moment où il voit ses projets de mariage avec une aristocrate détruits. Fabrice
essaie de revoir Clélia et d’enlever son fils, en s’exposant à mille périls. Lamiel
incendie le Palais de Justice par pure vengeance. Ce sont des gestes par lesquels
les personnages s’arrachent les masques et se retrouvent. Le héros risque tout
pour réaliser sa passion et il n’atteint la communion parfaite avec la personne
aimée que dans la mort, « forme ultime de détachement, l’envol définitif ». (JP
Richard)
La toile de fond est la chronique d’une époque (la France de la
Restauration ou de la Monarchie de Juillet, l’Italie de la Renaissance). Sur cette
scène circulent comme figures de second plan, des révolutionnaires, des
courtisans, des politiciens, des prêtres, etc.

129
La formule du roman « étape d’une existence » exige une juxtaposition et
même une multiplication des plans du récit. Les deux grandes lois de la
narration sthendalienne sont, selon J. Prévost (La Création chez Stendhal) la
progression d’effet et la variété.
Le roman de Stendhal est un roman de l’énergie et cet aspect se manifeste
aussi bien dans les caractères que dans les circonstances d’une littérature qui ne
cache pas le mépris par rapport à la société bourgeoise. Le héros stendhalien est
une âme forte, à la chasse de son bonheur et de son affirmation dans le monde,
mais il devient victime d’une conspiration et d’un préjuge social. Ce personnage
est « libre et simple » et il « vit au jour le jour, selon la couleur de l’heure et le
hasard de la rencontre » (Jean Pierre Richard Connaissance chez Stendhal).
Dans La Chartreuse de Parme on trouve une composition « en boule de
neige » (M. Bardèche), accumulation qui prépare l’intrigue principale.
Les exégètes (J.P. Richard, G. Durand, Starobinski, Genette) ont détecté
une série de métaphores et de motifs récurrents subtilement orchestrés : la
solitude, la quête de la tendresse féminine, la rêverie ascensionnelle et le refuge
dans la mort.
La montagne, la forteresse et le clocher sont doués d’une « signification
spirituelle et morale ». (J.P. Richard) car ils traduisent l’aspiration vers la pureté
et la liberté d’esprit. Le décor qui a les plus profondes significations est la prison
heureuse qui devient, de l’avis de Durand, centre de cristallisation des symboles
de l’intimité et des mystères de l’amour, la passion de Fabrice pour Clélia Conti
et pour Julien Sorel, la plénitude du bonheur avec Mme de Rênal. Les variantes
en sont : le couvent, la chapelle, le château, la chartreuse, la grotte, la tour. La
communication amoureuse se fait par les échanges de messages entre les
personnages. Les autres thèmes en sont : l’eau, la nuit, la pénombre, motifs qui
configurent « une géographie stendhalienne du bonheur ».
Dans Armance, Octave de Malivert est le protagoniste le plus ambigu, car
sa psychologie est difficile : timidité, crainte du ridicule, discrétion des

130
sentiments, difficulté de l’aveu, témoin de la décadence de sa classe. le héros qui
recherche l’absolu, qui veut se singulariser dans son milieu ne découvre le
bonheur que dans la mort. S’il est un vrai cas d’ambiguïté morale, Julien Sorel
est un exemple plus complexe d’ambivalence psychologique et sociale : l’âme
d’élite ou le calculateur cynique. Il peut être l’arriviste vulgaire ou le révolté
contre la société. Fils d’un charpentier, Julien Sorel est hanté par sa pauvreté,
oscillant entre l’orgueil et la timidité. Jouissant d’une bonne instruction et vivant
dans le culte de Napoléon, Julien suit un parcours compliqué, marqué par deux
moments extrêmes : la dispute avec son père et le discours final du procès. Les
divers épisodes qui se situent entre ces deux jalons composent la courbe de son
destin qui est l’affrontement lucide de la vie. Dans la première aventure, l’attrait
physique pour Mme de Rênal se mêle à la tentative de séduire la femme de son
maître qui l’a humilié. La seconde aventure consistant dans la conquête de la
fière Mathilde de la Mole, qui traduit le désir de soumettre la vanité des nobles
est une véritable bataille. Sorel est l’individu supérieur par ses qualités en
divorce avec son temps, le jeune homme pauvre, plein de force et d’illusions,
qui ne trouve pas dans la société la possibilité d’utiliser son énergie (H. Taine,
Les Origines de la France contemporaine).
Lucien Leuwen est la plus balzacienne des œuvres de Stendhal, grâce à la
présence du mythe de l’argent et du thème des « illusions perdues ». Fils d’un
boulanger, Lucien est un républicain qui doit quitter l’école polytechnique à
cause de ses idées. Il s’agit de la quête de soi et de la découverte de la vie. Dans
ce « roman-promenade », plusieurs villes de province et de la capitale, ce qui
nous fait voir tous les mécanismes de la machine sociale : complots des salons,
pratiques électorales, corruption de l’armée et de l’administration, etc.
La Chartreuse de Parme s’inspirant des chroniques du XVe et du XVIe
siècles exprime le mieux l’idéal stendhalien de la Renaissance. Ce livre-somme
réunit, selon G. Picon, « toutes les pentes de la mémoire, tous les sillages de la
rêverie » : Napoléon, l’énergie, l’aventure, l’amour, l’Italie ; c’est par excellence

131
un livre hédoniste où tous les personnages ont une vraie « disposition au
bonheur ».
Si Fabrice est l’archétype du personnage stendhalien, il hérite pleinement
les qualités du personnage égotiste : finesse et charme, désinvolture, goût de
conquête et enthousiasme, sens du plaisir et naïveté. Si le héros est exempt des
difficultés matérielles, il vit cependant dans un univers social aussi mesquin que
dans les romans antérieurs : la satire de la petite cour ducale où règne la haine et
les intrigues touche la caricature. L’esprit de révolte, incarné par le poète et le
carbonaro Ferrante Palla « l’homme sublime », « le tribun du peuple » devient
un idéal politique du livre. La duchesse Sanseverina y représente l’exaltée, le
comte Mosca y exprime la philosophie désabusée de la vie.
On a expliqué l’unité de la création de Stendhal par plusieurs facteurs :
l’architecture du roman, la récurrence de la même typologie des motifs et surtout
la cohérence de la réflexion sur la personnalité humaine. Le moment Stendhal
est un moment de carrefour dans l’évolution du personnage comme « individu
symbolique ». (Michel Zéraffa, Roman et société)
L’auteur a eu l’intuition que tous ses livres ne seraient compris qu’après
1880 et c’est ce présent vivant de la lecture qu’il imagine au moment même où il
écrit qui donne à Stendhal la force intarissable de son « style » et qui exige un
lecteur de sa taille.
La postérité a démontré que l’attraction que ces romans de l’expérience
ont exercée sur les écrivains et sur les lecteurs du XXe siècle dépasse largement
un public d’initiés. Ils intéressent surtout par la présence des héros
problématiques, par le penchant au rêve et la transformation des souvenirs en
matière romanesque. Dans cette perspective, l’égotisme peut être interprété
comme « une esquisse de l’humanisme moderne ». (R. Girard)

132
Gustave Flaubert
(1821-1880)

Œuvres : Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), L’Education sentimentale


(1869), La Tentation de Saint Antoine (1874), Trois Contes (1877), Bouvard et
Pécuchet (posth. 1881), Correspondance (posth. 1909-1912)

Dans la carrière littéraire de l’écrivain, les années où passaient ses grandes


œuvres constituent autant des grands événements de la biographie de Flaubert
Dans une lettre du 10 janvier 1852, Flaubert se définit lui-même en tant que
créateur dans les termes d’une dualité essentielle : « Il y a en moi, littéralement
parlant, deux bons-hommes distincts : un qui est épris de gueulades, du lyrisme,
de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de
l’idée : un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le
petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque
matériellement la chose qu’il reproduit : celui-là aime à rire et se plaît dans
l’animalité de l’homme » (Correspondance).
Il y a donc en lui deux écrivains : le réaliste dans la lignée de Balzac et le
romantique, le lyrique, d’où l’oscillation perpétuelle et évidente de Flaubert entre
les deux pôles de sa sensibilité créatrice qui se traduit dans l’œuvre par
l’alternance d’ouvrages romantiques et réalistes.
Il faut être réticent avec cette optique un peu trop simplificatrice. Si
Flaubert l’écrivain est bien un être double, il l’est toujours et partout,
simultanément et l’on peut remarquer la prédominance de l’un ou de l’autre terme
sans pouvoir affirmer qu’il aurait pu abolir totalement l’autre pour un certain
temps.
Les deux aspects de sa personnalité créatrice –le romantique et le réaliste-
se réconcilient et « l’effort de fusion entre les deux tendances de mon esprit » dont

133
il parle à propos de L’Education sentimentale peut être extrapolée à toutes ses
créations romanesques
La note romantique est plus visible dans les débuts littéraires de Flaubert.
Le jeune écrivain très précoce qui allait rendre hommage au tombeau de
Chateaubriand, qui écrivait Le Portrait du Lord Byron, et surtout Les Mémoires
d’un fou manifestait une exaltation et une révolte qui avait déjà découvert leur ton
propre. Le mal du siècle résonne dans le désespoir de l’être marqué par une grave
maladie nerveuse, déçu par ses premières expériences amoureuses. Mais on
découvre en même temps la passion du détail cru et l’intérêt pour les menus gestes
de la vie, un souci d’exactitude qui trahit le fils de médecin.
La Tentation de Saint-Antoine et surtout Sallambô portent la marque
puissante de ce romantisme flaubertien. La Carthage exotique aurait été un sujet
digne de l’auteur de La Légende des Siècles. Flaubert a l’ambition de recréer
l’histoire. Cependant, au lieu d’être surtout le fruit de l’imagination, l’exotisme de
Sallambô se veut le résultat d’une documentation préalable, très rigoureuse.
Consistant en voyage d’étude, discussions avec les spécialistes, lecture des
ouvrages d’histoire et d’archéologie. S’il y a comme poussée initiale un désir
d’évasion, la passion de peindre vrai vient infuser au rêve son poids
d’authenticité.
L’intérêt du roman ne réside pas dans l’intrigue d’amour, thème toujours
romantique de l’amour impossible entre Mathô…, le chef des Barbares révoltés et
Salammbô, fille d’Hamilcar, le roi de Carthage, et prêtresse de la déesse Tanit.
Ce qui peut fasciner dans Salammbô, c’est la création d’un univers
étrange et mystérieux par de grands tableaux somptueux, véritables pages
d’anthologie. « Livret d’opéra » (Sainte-Beuve), superproduction de cinéma
« avant la lettre » (Albérès) – les deux opinions convergent, se rejoignent pour
définir le plaisir visuel et sonore du spectacle. Le plaisir secret que l’auteur met
à créer ce pittoresque riche est, à construire l’architecture d’une scène se traduit
également dans l’ample majesté de la phrase, à la fois précise et somptueuse.

134
Avec l’œuvre de Flaubert, la description commence à jouer un « rôle
diégétique » et remplir une « fonction narrative envahissante » (Geneviève
Bollème La leçon de Stendhal).
Elle est « événementielle » et « révélatrice » et implique la technique de
la focalisation et de la réfraction. La critique a souligné que, grâce à cette
technique, le romancier subordonne la valeur objective de la description ou sa
fonction dramatique, à sa valeur subjective, poétique, comme dans une peinture
impressionniste. Par ce type d’écriture, l’objet contemplé se noie dans la
subjectivité de celui qui observe.
Dans Salammbô un fond historique réel donné par la révolte des
mercenaires de l’armée carthaginoise se mêle à une intrigue amoureuse à
l’aventure entre Salammbô, la fille d’Hamilcar et Mâtho, le chef des
mercenaires.
La Tentation de Saint-Antoine parue en 1849 a été nommée par A.
Thibaudet « le livre de la solitude et du désir »
Poème symbolique de nature philosophique, récit fantastique encombrée
de descriptions, monologues et dialogues, cette œuvre, embue de mythologies de
théologies peint à travers des tableaux bizarres, défilés d’animaux ou de
personnages historiques, le drame de l’homme qui subit à la fois la tentation de
la chair et celle de l’esprit. Le protagoniste se débat entre un sensualisme
destructeur, l’attrait d’imagination et une vive curiosité intellectuelle. L’ouvrage
met en question le problème théologique du doute et de la croyance, le drame de
la conscience qui veut se libérer, et la présence épouvantable de Satan qui tente à
tout moyen de faire succomber le moine.
La Légende de Saint Julien l’Hospitalier et Hérodias reprennent des
décors fantasmagoriques et des évocations somptueuses. Le premier conte
présent l’enfance et al jeunesse d’un noble, chasseur passionné qui arrive au
crime par erreur. Retiré dans la solitude, il découvre le Christ caché dans le

135
masse d’un lépreux. Hérodias reprend également un épisode biblique de la
célèbre scène de la danse de Salomé.
Un cœur simple est un récit traditionnel sur le thème du sacrifice.
L’héroïne, la servante Félicité, est douée d’abnégation et de générosité sans
bornes. Ce qui fait le propre de cette nouvelle est, au niveau technique, le
mélange d’impersonnalité apparente de pitié. L’auteur y exprime sa pitié envers
l’humble femme, sa naïveté et son mysticisme.
Trois Contes relèvent d’une composition ferme, de facture classique et à
la fois d’une expression concise, presque elliptique.
Madame Bovary qui paraît en 1857 marque incontestablement un point-
carrefour dans l’histoire du roman français. Inspiré par un fait réel choisi par sa
banalité même, l’adultère et le suicide d’une jeune provinciale, Delphine
Delamare, femme d’un médecin, l’œuvre trahit ses liens profonds avec le
réalisme qui s’attachait à la peinture des mœurs contemporaines. Mais l’héroïne
dépasse nettement cette dimension pour s’ériger en type humain et social et pour
prêter son nom à un mal de la personnalité qui s’appellerait depuis le
« bovarysme ». C’est le pouvoir de l’homme de se concevoir autre qu’il n’est,
d’autant plus dangereux que l’écart entre ce que l’on est et ce que l’on désire être
est plus grand. Ce trait apparente Emma Bovary à Frédéric Moreau, le héros de
l’Education sentimentale et même à Bouvard et à Pécuchet bien que chez ces
derniers le drame tourne à la farce.
Le drame de l’héroïne est déterminé par le contexte historique et social qui
s’oppose à l’épanouissement heureux de la personnalité humaine. Aussi Flaubert
s’attarde-t-il sur la formation de son héroïne, fortement marquée par les années
passées au couvent dans un milieu aristocratique où s’esquisse le « mensonge
romantique » d’une existence luxueuse et passionnée. Ce mythe va nourrir ses
longues rêveries qui viennent compenser le train-train monotone de la vie. Le
mariage avec Charles Bovary, médiocre médecin de province, la vie à Tostes, puis
à Yonville, les amours pour Léon, jeune homme guère brillant, puis pour

136
Rodolphe, Don Juan de province, ne sont qu’une suite de déceptions, comparées
perpétuellement aux prestiges de l’imaginaire, aux chateaux et aux amants
magnifiques qu’elle n’a pas. Emma n’est pas une âme d’élite, mais une petite
bourgeoise provinciale. Tout en elle est médiocre, depuis l’intelligence jusqu’à
l’aptitude d’aimer. Si elle se distingue par son penchant pour la rêverie lorsqu’elle
plonge tout entière dans l’univers imaginaire, la matière même de ses rêves n’est
que lieux communs, idées reçues, images-clichés.
Luxe et bonheur, passion et richesse ne font qu’un pour elle. Ses
« visions » : la lune de miel idéale, les manoirs lointains, ne sont souvent qu’un
décor qu’elle n’arrive pas à peupler de sentiments authentiques. Ce qui distingue
l’héroine du commun, ce qui l’apparente à son créateur jusqu’à soutenir
l’affirmation de Flaubert « Emma c’est moi », c’est justement son aptitude à vivre
intensément par ses sens, de goûter par la sensualité qui lui est propre les joies
d’un moment privilégié. L’émotion d’Emma n’est guère ce que l’on appelle du
sentiment, mais c’est un plaisir sensuel et voluptueux qui tient de ses nerfs et non
pas de quelque élévation de son âme. « Ma Bovary sans doute souffre et pleure
dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même » écrit Flaubert dans
une de ses lettres. Type humain et type social, Emma représente la faillite d’un
certain romantisme, d’un idéal d’exaltation et d’évasion devenu déjà
conventionnel, confronté à la platitude d’une vie bourgeoise dénuée de tout relief.
Roman d’une vie, Madame Bovary témoigne des phénomènes sociaux hautemant
significatifs pour le milieu du XIXe siècle français : la faillite du fermier, le
manque de spiritualité de l’église, l’emprise de l’argent sur tous les aspects de la
vie sociale et intime. Dans ce monde, Emma, avec ses rêves désuets, son manque
de savoir-vivre, devait finir mal, son échec apparaît d’autant plus fatal qu’il y a
dans le roman un destin parfaitement complémentaire dont l’ascention
spectaculaire s’oppose à la dégringolade de l’héroïne : Homais. Un
rapprochement entre les deux reste à faire. Chez Homais il y a un écart entre ce
qu’il est, d’une part, et ce qu’il croit et ce qu’il veut être, d’autre part. Il se voit

137
lui-même en intellectuel, en savant, prêt à disserter sur n’importe quel sujet, en
homme de goût même, tandis qu’il s’impose au contraire par sa bêtise et son
ignorance. Le divorce entre l’être et le paraître n’est pas tragique dans son cas.
Ses aspirations sont parfaitement réalisables dans le monde où il vit, il fait son
chemin dans la vie, il sait mettre à profit ce que le monde lui offre. Malgré la
fatalité immanente à la fois intérieure, caractérielle et extérieure, d’ordre
situationnel et social, qui gouverne le devenir d’Emma, le tragique de Madame
Bovary s’éloigne visiblement de son acception traditionnelle. Chez Flaubert, le
partage entre le tragique et le comique est difficile à faire. Il le dit dans sa
Correspondance : « Le grotesque triste a pour moi un charme inouï ; Il correspond
aux besoins intimes de ma nature…amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver
longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve car je le porte en moi ainsi que
tout le monde. Voilà pourquoi j’aime analyser ; c’est une étude qui m’amuse. Ce
qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave c’est
que je me trouve très ridicule et non pas de ce ridicule relatif qui est le comique
théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque de la vie humaine elle même et qui ressort
de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire ».
Le poids de Madame Bovary tombe en grande mesure sur ces moments qui
n’avaient pas encore trouvé de place dans le roman jusqu’à Flaubert, sur ces
moments où rien ne se passe qui n’annonce ni n’achève rien, où l’atmosphère est
lourde d’un ennui physiquement vécu, ressenti dans le corps même, tout comme
le spleen baudelarien. Il n’y a guère d’issue possible de l’ennui, le personnage est
capable de transcender sa condition et sa solitude irrémédiable. Dans ce monde de
la bêtise médiocre et des platitudes, chacun reste seul à jamais sans comprendre
autrui, et sans se faire comprendre par autrui. Si le monde balzacien était celui des
passions déchaînées, l’univers flaubertien est celui des vies sans éclat, de la
monotonie, des drames sans grandeur. Par Madame Bovary, Flaubert voulait offrir
à son siècle une épopée de la bêtise humaine faites des avatars de la médiocrité.
Devant la bassesse, le romancier préfère l’impassibilité, l’objectivité qui se veut

138
totale. Il n’intervient guère de façon directe pour approuver ou pour critiquer le
comportement de ses personnages, tel Balzac ou Stendhal, mais c’est au lecteur de
tirer, de façon indirecte, la leçon des choses.
Flaubert a une contribution importante à l’imposition d’une nouvelle
poétique du roman. Grâce à Flaubert la conception même du roman se trouve
modifiée en profondeur. Le romanesque antérieur supposait une densité
événementielle, des péripéties extérieures ou un grand tumulte de sentiments que
l’auteur mettait à jour. La narration s’organisait en fonction d’une action, des
confrontations et des conflits engagés. Flaubert va réduire le poids des
événements dans l’économie de son oeuvre, à travers les rédactions successives.
La composition de Madame Bovary apparait quelque peu déséquilibrée. La
première partie comprend une longue introduction puis, le mariage et la déception
qui s’ensuit, la deuxième, plus mouvementée, présente les amours d’Emma pour
Léon et Rodolphe et la troisième illustre la déchéance et le suicide suivi d’un
épilogue. La structure du roman s’avère plus complexe que les événements et ce
tout qui se profile témoigne du souci majeur du romancier de réaliser une
composition lisse où les jointures et les passages d’un niveau à l’autre ne soient
pas visibles.
Ce qui semble étrange est que le roman qui porte le nom de la protagoniste
ne s’intéresse point d’abord à son existence. Il débute par l’apparition de Charles
et s’achève toujours sur lui. Le début et la fin se situent au niveau des apparences
où le monde est vu comme spectacle, avec des personnages-objets, saisis du
dehors. Ce n’est qu’après qu’on fait intrusion dans la conscience de Charles et
qu’on perçoit le monde à travers son regard. Emma elle-même n’est au début
qu’un personnage-objet qui pénètre dans le champ virtuel. Peu à peu, elle devient
le centre du récit, on traduit ses pensées, on adopte sa façon à elle de percevoir
l’univers. Grâce à l’emploi soutenu du style indirect libre, Flaubert réussit à
adoucir les passages de l’imparfait de la description à l’imparfait en tant que
temps privilégié du style indirect libre.

139
L’univers matériel de Madame Bovary sera le monde perçu par un certain
regard. Il se construit à partir de ce regard et surtout à travers un certain philtre
affectif. Mais l’usage du point de vue chez Flaubert est essentiellement différent
de l’usage stendhalien. Si pour le héros égotiste le monde était avant tout matière
à réflexion, l’impact du monde extérieur est beaucoup plus puissant sur Emma
jusqu’à la fascination. Conscience passive, elle n’arrive jamais, comme le héros
de Stendhal, au stade de s’analyser et de réagir par rapport à ce qui l’entoure, de
prendre ses distances vis-à-vis du réel. De ce fait, l’univers lui apparaît non pas
comme un champ organisé de causes et d’effets mais comme un amas
d’impressions. Ce n’est pas un regard qui scrute, mais plutôt un regard qui subit
le monde.
Art de la composition lisse où le fil du récit ne doit jamais être interrompu,
l’architecture de Madame Bovary n’en est pas moins redevable aux procédés de
reprise d’essence poétique, voire musicale. On a remarqué qu’il existe des
enrichissements progressifs, un développement circulaire de l’ensemble: la
description de Tostes n’est que la préparation de celle de Yonville .Cette technique
répétitive est évidente au niveau des images dont certaines reviennent comme des
leitmotivs le long du roman : telle Emma devant la fenêtre à attendre toujours un
changement imprévu de son existence. La fenêtre, dit Jean Rousset, est un poste
privilégié pour ces personnages flaubertiens englués dans leur inertie et livrés au
vagabondage de leurs pensées. La fenêtre unit la fermeture et l’ouverture,
l’entrave et l’envol, la clôture dans la chambre et l’expansion au dehors “l’illimité
dans le circonscrit”. Les moments passés devant la fenêtre posent autant de
repères dans l’écoulement de son existence et cette position du personnage offre
au romancier, toujours fidèle à son optique du point de vue, la possibilité
d’organiser le panorama en fonction de ce regard.
Dans la célèbre scène des comices agricoles le couple Emma Rodolphe qui
regarde par la fenêtre représente une voix dans la vaste polyphonie de la scène.
On y découvre trois étages: en bas la foule, les discours officiels et en haut, à la

140
fenêtre, Rodolphe qui débite à Emma des banalités pseudo-romantiques sur
l’amour. Flaubert saisit le tout, globalement par la perception simultanée de la
totalité.
L’écrivain reste dans les lettres françaises le modèle du bien-écrire, le
créateur du texte quasi-parfait. Il est l’artisan, le forçat des lettres, “l’ouvrier
d’art” qui remet dix fois son ouvrage sur le métier pour atteindre à l’excellence
rêvée. Selon l’auteur, son ambition suprême était d’écrire “un livre sur rien”
qui tienne debout uniquement par la force interne de son style. Les réflexions
sur le style et sur le travail littéraire font de l’esthétique flaubertienne l’une des
plus intéressantes et moderne. La création est surtout question d’écriture,
recherche d’un moyen de s’exprimer et résultat d’un labeur atroce: « On n’arrive
au style qu’avec un labeur dévouée ». La création suppose un travail lucide, une
invention discipline, un plan rigoureux et une vue d’ensemble nécessaire.
Le style est toujours lié au contenu à la pensée car : « La femme et l’idée
c’est un tout et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle,
plus la phrase est sonore. La précision de la pensée fait et est elle-même celle du
mot ». Le style est fait de mots, mais tient aussi de l’âme de l’œuvre: « Le style
est autant sous les mots que dans les mots. C’est autant l’âme que la chair de
l’œuvre ». D’où les exigences de précision, et de condensation, de limpidité
aussi: « Un style précis comme un langage des sciences, un style qui vous
entrerait dans l’idée comme un coup de stylet ».
Outre ce Flaubert du Panthéon des lettres, il y en a un autre tout aussi vrai,
sinon plus vrai que le premier, le Flaubert qui inaugure l’ère du soupçon. Et par
là le roman moderne, la crise profonde de la narrativité et de la textualité même.
Ecrire un livre c’est avant tout, comme souligne Sartre, un combat sans merci
avec le langage qu’il se fait fortune de soumettre. Il y a chez Flaubert cette
obsession des textes dont les héros sont profondément marqués et même une
prédétermination livresque qui se transforme en fatalité existentielle. La destinée
d’Emma Bovary n’est autre chose que la tentative manquée d’accorder sa vie

141
médiocre aux idéals déduits de ses lectures. Même si Emma n’a pas de
conscience textuelle, elle vit de la trace puissante d’une matière romanesque,
une masse impressionnante de clichés mis en oeuvre par ses rêveries. “Elle
aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir comme ces châtelaines au long
corsage qui, sans le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre
et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un chevalier
à plume blanche qui galope sur un cheval noir.”Le texte s’organise donc en la
tranche transparente d’une réalité idéale. Le roman L’Education sentimentale
met au premier plan un drame de la lâcheté et de l’indécision. Frédéric Mortan
illustre une existence manquée correspondant à celle de toute une génération
désorientée, incapable d’agir. Visage de « l’homme de trop » Frédéric a la
révélation de sa propre médiocrité grâce au contact avec divers milieux sociaux
de la ville de Paris. Le roman à caractère psychologique qui met en premier plan
le héros raté a aussi une valeur de document sur la révolution de 1848. Le
caractère de ce petit provincial venu dans la capitale pour y réaliser ses projets a
été construit par l’écrivain comme une réplique masculine d’Emma Bovary.
Trompés dans leurs aspirations, les héros de Flaubert tombent en état de fatigue
été de découragement.
La critique a vu dans Bouvard et Pécuchet un exemple d’antiroman avant
la lettre qui traite du thème de l’échec et de la claustration. Conçu comme
« roman philosophique », ce roman inachevé est un inventaire encyclopédique
du savoir à travers « un semblant action » qui n’est qu’une suite à un
caricaturale de la vanité de connaissances.
Les héros sont, au début, deux copistes maladroits et rêveurs, deux
fantoches dont la vie est automatique et vide. Etouffés par la banalité de leur
métier, ils décident de faire de vastes études et expériences scientifiques dans
tous les domaines du savoir. Mais tous leurs efforts sont décevants et les deux
antihéros arrivent à la conclusion que « tout leur a craqué dans les mains » et
reviennent à leur première condition.

142
Mais le cas le pus intéressant est celui de Bouvard et de Pécuchet, disciples
de Homais et ancêtres de l’Autodidacte de Sartre. Là, l’impact des textes sur leur
aventure est bien plus visible et la structure même du roman s’en ressent. Car
c’est un faux-roman, qui piétine sur place et la quête du héros y prend une forme
particulière. C’est une même expérience renouvelée une dizaine de fois, sans que
l’action avance tant soit peu par cette répétition .Si dans Madame Bovary, on
essayait de transposer trois fois, une expérience livresque en action réelle, dans
Bouvard et Pécuchet tout est multiplié, la redondance étant le principe même de
cet univers où le protagoniste est dédoublé en avatars à peine distincts. Chez
Bouvard et chez Pécuchet, la tentative d’acquérir une science active grâce aux
textes sombre mainte fois dans l’échec. Leur démarche est d’ailleurs chaque fois
rigoureusement la même on s’adresse d’abord a un livre-quintessence
(encyclopédie, manuel, guide, histoire etc). Cette fois l’auteur nomme avec
minutie et même cite copieusement tous ces textes. Ils envahissent le texte
flaubertien qui se laisse posséder par cette emprise de la bêtise humaine non plus
indirectement, grâce au style indirect libre, mais par l’intrusion d’une foule de
citations, de paraphrases, de textes consultés.
La grande découverte, la seule révélation des deux amis (Lache et Mache
de Caragiale) est que le texte est clos, fermé sur lui-même, qu’il ne peut pas
orienter leur vie, les faire “cultiver leur jardin” à force d’être coupé de la réalité.
L’expérience littéraire est un échec-le texte impossible à faire. C’est le véritable
testament spirituel de l’auteur, prémonitoire, qui va de Joyce au Nouveau Roman
Français .
On a beaucoup parlé d’une problématique naturaliste dans l’œuvre de
Flaubert, visible dans le coup d’œil médical sur la vie, scrutant également les
zones où peuvent se lire les incidences sensibles de l’hérédité, de l’organique et
des pulsions venues des profondeurs de l’être. Mais il faut dire que la description
anatomique, précise et détaillée de la réalité est régie en permanence par
l’exigence du vrai : la scène de l’empoisonnement d’Emma, les débats de

143
Bouvard et de Pécuchet autour de la physiologie et de l’hygiène, les exaltations
sensorielles et fantasmatiques des héros. Ce qui protégerait Flaubert contre une
perspective naturaliste trop mécanique serait dû à son sens profond du relativisme,
à son ironie sceptique, à son intention d ’accréditer littérairement “le comique du
sérieux”.
Si la vérité scientifique a pour base les rapports des phénomènes et de leur
dynamique, le style doit se donner pour tâche essentielle la mise en rapport des
constituants du texte qui fondent l’œuvre. Il n’y a de vrai que les rapports,
expliquait Flaubert à Maupassant. La transparence opaque des clichés (“écrire
c’est s’emparer du monde et de ses préjugés”) satisfait à une double exigence
créer des effets de réel (R.Barthes) et privilégier le travail stylistique. Le style, le
travail scriptural consiste à combattre la résistance des mots, à les mettre en état
de contiguïté harmonique dans la phrase, puis à intégrer la phrase dans des
séquences narratives plus amples. Obéissant à une intention majeure de
construction formelle, le projet flaubertien de poétisation de la prose (“La prose
est née d ’hier …”Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles
de la prose, tant s’en faut) (Lettre de 1852) affecte tous les niveaux signifiants du
récit : niveau phonique, temporel et logico-sémantique.
Le roman connaît avec Flaubert (J.Rousset (Forme et signification) et
G.Genette (Figures) l’ont montré) un changement radical quant à la “régulation de
l’information narrative” (Genette). A la perspective omnisciente du roman
balzacien se substitue, de manière prioritaire, la vision “avec” les personnages ou
la focalisation interne. Les personnages regardent et se regardent, ils évoluent
selon un mouvement à la fois autonome et déterminé qui exclut ou qui laisse voir
seulement la position du narrateur auquel incombe surtout le rôle de régisseur du
récit.
La description se résorbe dans la narration. Son rôle réside dans
l’engloutissement des impressions venues de l’extérieur dans le flux temporel
subjectif de la conscience.

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Flaubert concevait un style qui serait beau et qui serait « rythmé comme le
vers, précis comme le langage des sciences et avec des modulations, des
renflements du violoncelle…Parti pris du Beau, compte tenu du Vrai »
(Lettre à Louise Colet, 1852) *
Par ces aspects, l’œuvre de Flaubert constitue non seulement une source
du naturalisme, mais elle marque aussi le point de départ du roman moderne, le
moment où « la littérature se constitue en objet » et où elle devient « une
problématique du langage ». (R. Barthes)
Du haut de son aspiration et de sa réussite, malgré et à travers toute la
complexité contradictoire de sa méthode, Flaubert “le précurseur” (N Sarraute)
oblige la littérature contemporaine à une incessante remise en question.

Prosper Mérimée (1803-1870)

ŒUVRES : La Jacquerie, Chronique du règne de Charles IX, Mateo Falcone,


Tamango, l’Enlèvement de la Redoute, le Vase étrusque, Lokis, Djoumane,
Colomba, Carmen, la Venus d’Ille

Né à Paris dans une famille bourgeoise cultivée, il doit à ses parents des
tendances voltairiennes, ainsi que le goût des lettres et des arts. Il fait des études
de Droit, fréquente les salons et devient l’ami de Stendhal. Il écrit d’abord des
pièces de théâtre: La Jacquerie (1829), un roman historique intitulé Chronique
du règne de Charles IX et, par la suite, il s’oriente vers la nouvelle qui convient
mieux à son esprit et à son talent.
C’est dans La Revue de Paris que Mérimée publie Mateo Falcone,
Tamango, l’Enlèvement de la Redoute et le Vase étrusque. Sous le Second
Empire, Mérimée devient sénateur et est nommé inspecteur général des
monuments historiques. Ses meilleures nouvelles sont: la Venus d’Ille (1837),
Colomba (1840), Carmen (1845). Avec le temps, il abandonne l’œuvre

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d’imagination au profit des ouvrages d’érudition, tels: Lokis (1869), Djoumane
(1870).
Auteur d’une vingtaine de nouvelles qui le consacrent comme modèle
incontestable du genre, Prosper Mérimée puise le sujet de ses nouvelles dans
l’histoire, dans les légendes des peuples et dans la réalité vécue. Le prosateur a
été à tour de rôle considéré classique, romantique et réaliste. Comme génération,
il appartient au à l’ère romantique, et son œuvre en porte des marques, telles le
goût pour la mystification, l’intérêt pour le fantastique, la prédilection pour les
passions fortes et même déchaînées.
L’écrivain, qui a été à tour de rôle considéré classique (par la sobriété et la
concision de l’expression), romantique (par le goût des passions fortes, le côté
exotique, l’intérêt pour le fantastique) et réaliste par la technique de ses contes.
Son œuvre est impressionnante par la variété des sujets et par le maniement
d’une gamme assez large de procédés artistiques. L’écrivain pratique le début in
media res, il ne récupère pas les antécédents du personnage, surtout parce que il
n’envisage pas l’homme dans son évolution, mais plutôt dans un moment précis
de son existence. De même, les distorsions temporelles sont rares dans ses
nouvelles. Même quand elles arrivent, elles servent à éclairer plutôt la
psychologie des personnages. L’auteur emploie souvent la description qui crée
l’atmosphère et campe le héros dans une étroite relation d’interdépendance avec
le milieu. De même, Mérimée s’intéresse souvent à la couleur locale, présentant
dans ses nouvelles l’ensemble des mœurs et des coutumes des habitants dans
Colomba, Carmen, Lockis, etc.
L’art du portrait réside dans la concision de la description physique et
dans la stylisation du caractère du personnage. Quant aux personnages, Mérimée
préfère les êtres primitifs, les caractères simples et rudes, agissant selon leurs
instincts : Mateo Falcone obéit au sentiment de l’honneur, Colomba à la
vengeance et Carmen à l’amour de la vie et de la liberté. Même quand les héros

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sont plus évolués, ils sont en proie souvent à des passions négatives telle la
jalousie, le repentir ou les remords.
Pour condenser l’action, Mérimée assume plusieurs fonctions remplies à
la fois : celle de communication, celle de régie et celle d’attestation. En alternant
habilement les plans du récit, Mérimée pratique une concentration extrême des
scènes et une écriture sombre et concise
Ses écrits de jeunesse préparent les chefs-d’œuvre de plus tard. Le théâtre
de Clara Gazul (1825) contient de courtes pièces très colorées qui mettent en
scène des passions violentes. La Guzla (1827) est un recueil de ballades dans
lequel Mérimée s’oriente vers le genre historique qui était à la mode à l’époque.
La Jacquerie. Scènes féodales (1828) relatent sous une forme dramatique
la révolte des paysans au XIVe siècle.
Le roman La Chronique du règne de Charles IX (1829) est un des
meilleurs romans historiques de la littérature française. S’inspirant de la période
des guerres de religion, le roman reconstitue les temps troubles des conflits
religieux, ayant au centre la description impressionnante de la fameuse nuit de
Saint Bartholomé. Charles IX dirigé le massacre, y compris la mort de Colligny,
chef des protestants. La technique du roman se caractérise par l’équilibre, la
sobriété et la cohésion, aspects qui mettent en évidence l’évolution de l’auteur
vers le réalisme.
A partir de 1829, la création de Mérimée entre dans l’étape des chefs-
d’œuvre. La nouvelle devient genre préféré, jouissant chez lui d’une architecture
impeccable, d’une concentration exemplaire de l’action et du conflit qui
progresse rapidement vers un dénouement décisif et par une tonalité
impersonnelle du récit. La critique a remarqué que Mérimée a porté à la
perfection l’art de la nouvelle, tout en devenant le créateur de la nouvelle réaliste
en France.
Mateo Falcone utilise le cadre exotique d’inspiration romantique pour
présenter en une dizaine de pages un drame troublant, inspiré du monde corse,

147
qui culmine par la mort que donne le protagoniste à son fils pour le crime
d’avoir livré aux gendarmes quelqu’un qui était venu s’abriter dans la maison.
Colomba est un autre chef d’œuvre par les personnages forts et par la
présentation des traditions anciennes de la Corse. La nouvelle présente la forte
personnalité de la jeune Colomba, paysanne intransigeante, dominée par le
sentiment ancestral de la vengeance qu’elle s’efforce d’inculquer aussi à son
frère Orso, ancien officier de Napoléon, libéré des traditions corses. Dans
Tamango, le cadre exotique africain sert à mettre en relief un conflit d’ordre
social : le commerce aux esclaves. Carmen est le chef d’œuvre qui a inspiré à
Bizet le célèbre opéra homonyme. La nouvelle présente une action proche des
réalités proprement espagnoles. Carmen est le type de femme passionnée,
impulsive et inconstante, énergique et rusée, éprise de liberté, subordonnant
n’importe quoi à cette soif ancestrale de liberté. Personnage complexe, d’une
vitalité inouïe, Carmen sacrifie l’amour au profit de la liberté dans le geste par
lequel elle se donne la mort.
Les nouvelles fantastiques commencent par Les Âmes du Purgatoire
(1834) et continuent par La Venus d’Ille, Lockis et Djoumane. Peut-être que la
nouvelle fantastique la plus connue est La Venus d’Ille. Le fantastique est chez
Mérimée d’essence imaginaire et constitue plutôt un procédé artistique assez
discrètement suggéré et subordonné au réalisme. L’histoire qui a au centre un
crime se passe dans une petite ville de la Provence dans la famille de
l’archéologue qui a déterré une statue païenne de la Venus, soupçonné d’avoir
commis le meurtre. La victime est Monsieur Alphonse et le crime se passe la
nuit même de ses noces. Le lendemain, les autorités constatent le manque total
de preuves et Madame Alphonse raconte une histoire de fou soutenant que la
statue de la Venus s’était présentée dans la chambre des mariés pour étrangler le
pauvre homme. Comme nouvelle fantastique, La Venus d’Ille est un chef
d’œuvre du genre qui ménage jusqu’à la fin l’hésitation entre une explication de
l’histoire par des faits naturels et l’explication par l’intervention du surnaturel.

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Mérimée se trouve comme écrivain aux confins du Romantisme et du Réalisme,
d’abord il appartient à une génération romantique et son œuvre en porte les
marques. Son romantisme enclin à la description colorée et pittoresque, aux
passions fortes et à un sens tout spécial de la fatalité, est contrôlé par une
intelligence critique, innée, et à un scepticisme qui lui demande une attitude
objective envers l’histoire racontée. Pratiquant souvent l’ironie et l’humour,
Mérimée a le goût du fait vrai, de la documentation précise et de l’objectivité.
Pour lui, l’art du récit est la valeur suprême du conteur, qui doit être toujours
attentif à la densité et à la concision de son expression, tout comme à l’économie
des moyens. Créateur de la nouvelle réaliste française, Mérimée est un des
modèles du genre. Sans être un géant littéraire comme Balzac ou Stendhal,
Mérimée a eu ce grand mérite d’avoir mené à la perfection l’art de la nouvelle.

3. DU REALISME AU NATURALISME

Guy de Maupassant (1850-1893)

OEUVRES: Une Vie, Bel-Ami, Pierre et Jean, Mont Oriol, Contes de la bécasse,
Le Horla

Guy de Maupassant est considéré romancier et nouvelliste réaliste à


tendance naturaliste. D’origine normande (né d’une mère normande et d’un père
lorrain), l’écrivain s’établit à Paris à partir de 1871 et travaille comme
fonctionnaire dans le Ministère de la Marine et, ensuite, dans le Ministère de
l’Enseignement public. C’est à partir de 1871 que Flaubert le guide vers une
nouvelle approche de la réalité, lui imposant de redoutables «exercices
d’écriture» et l’introduit dans la vie littéraire parisienne. Plus tard, il est accueilli
par Zola à Médan et devient l’une des figures importantes du cercle naturaliste.

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Ses débuts littéraires sont faits comme poète parnassien, Maupassant
publiant d’abord en 1880 son premier recueil, intitulé Des vers. C’est grâce à
Faubert et à Zola que l’écrivain se laisse attiré par la prose. Il publie l’anthologie
Les Soirées de Médan et la nouvelle Boule de Suif (1880), qui lui apportent un
grand succès, le consacrant dans le domaine littéraire.
Entre 1881 et 1891, il publie à peu près trois cents nouvelles et six
romans. Accablé par la folie, il meurt sans retrouver sa lucidité dans la clinique
du Docteur Blanche à Paris.
Écrivain lucide et pessimiste, Maupassant réalise dans ses nouvelles et romans
une fresque véridique de la société contemporaine, présentant des paysans
normands rusés et avares, mais capables de patriotisme et d’esprit de sacrifice, et
des bourgeois avides et cyniques. Sa vision est plutôt satirique, animée par des
intentions polémiques qui reflètent souvent sa haine contre le conformisme et les
préjugés d’un monde corrompu. Au long de sa carrière littéraire, Maupassant
évolue du naturalisme à un réalisme sobre et documenté et à un style impeccable
qui fait de lui, à côté de ses autres qualités littéraires, un des maîtres de la
nouvelle française.
À la manière d’une nouvelle Comédie humaine, les trois cents contes et
nouvelles de Maupassant renferment des «scènes de vie» s’ordonnant autour de
quelques coordonnées thématiques majeures: les coutumes et la psychologie des
paysans normands, bretons, provençaux et corses présentées dans: Le Vieux, Le
Diable, Un Normand, Farce normande, Histoire corse. Tous ces textes offrent
des croquis d’une typologie authentique, car l’écrivain évite tout excès
romantique ou naturaliste. Une seconde source d’inspiration vise les évènements
tragiques de la guerre franco-prussienne, présentée dans Boule de Suif, Deux
Amis, Les Prisonniers, La Mère sauvage, Père Milon, La Folle, Mademoiselle
Fifi etc. Une troisième source d’inspiration était donnée par la vie des menus
employés illustrée par des contes où l’ironie se joint au grotesque et à l’absurde.
Les héros sont souvent des automates et, par cela, ils sont précurseurs des héros

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de Kafka: Décoré, En famille, Promenade. De même, dans pas mal de contes
Maupassant fait la satire de l’Église: La Confession de Théodule Sabot, La
Relique, Un Normand, etc. L’atrophie des sentiments sous l’empire absolu de
l’argent est présenté dans: Mademoiselle Perle, La Reine Hortense, En Mer, etc.
La vie de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, présentant souvent une
dissolution évidente des mœurs, se fait voir dans: La Confidence, Une Passion,
La Bûche, Joseph, Le Signe, etc.
Les romans complètent l’univers des contes et des nouvelles. Les
premiers romans Une Vie, Bel-Ami, Mont Oriol reprennent et élargissent l’aire
thématique des contes, en présentant des aspects soucieux et psychologiques
témoignant des préoccupations constantes d’investigation de l’auteur. Par ces
romans, comme par ses contes, Maupassant se place au carrefour des deux
courants dont l’écrivain s’est appliqué à «épuiser toutes les possibilités» et
«décanter les doctrines un peu mêlées pour en tirer une leçon d’objectivité
essentielle» (A. M. Schmidt – Maupassant par lui-même). Les romans Pierre et
Jean et Fort comme la Mort se basent sur des observations faites pendant des
voyages. Les romans inachevés L’Âme étrangère et L’Angélus expriment eux
aussi la tendance principale de l’œuvre situé au carrefour des deux courants.
Tous les romans de Maupassant se caractérisent comme technique par la
concentration de l’intrigue, la motivation compositionnelle et psychologique et
par le maniement des différents registres de langue, l’écrivain ayant un sens sûr
du dialogue et du discours indirect, libre. Également, les romans de Maupassant
témoignent d’une conception esthétique originelle, moderne.

Alphonse Daudet
(1840-1997)

OEUVRES: Lettres de mon moulin, Le Petit Chose, Tartarin de Tarascon , Jacq

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L`oeuvre de Alphonse Daudet se situe en marge du naturalisme par ses
intentions et en marge du réalisme par ses tendances réalistes authentiques.
L`écrivain a été la victime des classements simplificateurs des historiens
littéraires surtout au XX-e siècle. Vu souvent comme écrivain pour les enfants,
Daudet représente l`aile fantaisiste et sentimentale de l`école naturaliste, conteur
attendri des coutumes provençales et comme peintre du Midi surtout caricatural.
De son vivant, Daudet a connu un certain succès facile du surtout aux
romans autobiographiques Le Petit Chose(1868) et Jacq (1876), ce qui explique
en parties ces étiquettes hâtives qui placent les livres de Daudet a la limite des
deux réseaux qui s`interfèrent dans la production naturaliste : la grande
littérature et la littérature de consommation.
Sa méthode de travail, fondée sur les notes prises sur le vif, le rôle accorde
au cote documentaire, la précision de l`observation, son idéalisme social le
rattachent au Groupe de Medan. Il s`en écarte cependant par l`absence de
préoccupations théoriques, par le refus des thèmes triviaux et des cas
pathologiques, par la vision poétique du monde, teintée d`ironie et d`humour qui
transpercent ses commentaires d`auteur.
Toute sa création littéraire se trouve sous le signe d`un dialogue fertile entre le
Nord et le Midi. Ne a Nîmes, il devient chroniqueur passionne des mœurs
parisiennes sous le Second Empire.
Les lettres de mon moulin expriment son intérêt pour le folklore de la
Province et témoignent des dons de conteur très sur d`instinct du détail, de
spontanéité et de charme.
Apres la guerre franco-prussienne reflétée dans les Contes du Lundi, Daudet
publie exclusivement des romans réalistes ou il décrit les mœurs contemporaines
en présentant le monde parisien de l`industrie et du commerce, les affaires, les
milieux cosmopolites, la vie politique, les intrigues de la société artistique, le
fanatisme religieux.

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Jules Vallès
(1832-1885)

ŒUVRES : Trilogie autobiographique de Jacques Vingtras: L'Enfant, Le


Bachelier, L'Insurgé

Jules Vallès est le type accompli de l`écrivain engage dont la création


littéraire est soutenue par une activité politique d`orientation socialiste et
notamment par sa participation a la Commune de Paris.
Journaliste de large envergure, Vallès est le fondateur de quelques journaux
et revues :La rue, Le Peuple, Le Cri du peuple.
Son ensemble autobiographique se recommande par la virulence de la
notation et par la richesse des procèdes narratifs.
Jacques Vingtras a paru, dans son édition définitive, sous la forme d`un
triptyque :L`Enfant, Le Bachelier et l`Insurge.
L`autorécit de Vallès est centre sur le problème de la condition tragique de
l`intellectuel dans la société bourgeoise. Apprécie et conteste a la fois par sa
vision parodique de l`enfance, pour la violence du ton, son roman a été
interprète comme une « épopée de la révolte » contre la famille et contre l`école.
Roman d`un réalisme hallucinant ou l`auteur examine les couches moins
apparents de sa personnalité, le roman de Vallès est un cas exemplaire de la
littérature subjective du XIX-e siècle. Récit d`enfance ironique utilisant les
techniques réalistes, la satire et la farce, le roman de Vallès est une mise en
question du discours autobiographique classique, grâce a son fragmentarisme, a
l`entrecroisement des voix narratives et au changement fréquent des temps
verbaux.
L`incrimination des institutions sociales bourgeoises se double d`une
condamnation des formules traditionnelles du romantisme et du naturalisme,
courants littéraires dont l`oeuvre de Jules Vallès se réclame pourtant.

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4. LE NATURALISME : EMILE ZOLA

Le courant naturaliste

Le naturalisme semble être une radicalisation du réalisme tel qu’il était


pratiqué par Gustave Flaubert, ça veut dire que l’observation de la réalité devait
se faire avec les instruments exclusifs de la science en toute impartialité.
Constitué dans les dernières décennies du siècle, le naturalisme est une
continuation et une exagération du réalisme, expression de l’esprit bourgeois et
scientiste de l’époque.
L’évolution de ce courant suit le dernier quart du XIXe siècle, et à la fois
le devenir créateur d’Emile Zola, son grand théoricien et maître. Le naturalisme
de Zola a été considéré comme une sorte de réalisme théorisé, extrémiste et
maximaliste. L’écrivain semble voir lui-même l’histoire du roman et peut-être de
la littérature comme un enchaînement des naturalismes successifs dans son étude
intitulée les Romanciers naturalistes parue en 1881 où il passe en revue Balzac,
Stendhal, Flaubert, Les Goncourt, Alphonse Daudet, etc.
La nouvelle orientation s’est élevée au rang d’école au moment de la
parution de son principal manifeste, Le Roman expérimental de Zola, suivi par
Le Naturalisme au Théâtre (1881), Les Romanciers naturalistes (1881) et du
recueil Les Soirées de Médan contenant six nouvelles : L’Attaque du moulin par
Zola, Boule de Suif de Maupassant, J. K. Huysmans – Sac au dos, Henry Céard
– La Saignée, Léon Hennique – L’Affaire du grand sept, Paul Alexis – Après la
bataille. Tous ces textes sont des réquisitoires de la guerre franco-prussiennes et,
en même temps, des illustrations volontaires des théories naturalistes.
En réalité, le manifeste principal, Le Roman expérimental, n’était qu’une
prise de conscience et un point de repère, car Zola avec Thérèse Raquin (1867)
et L’Assommoir (1877) et les frères Goncourt avec plusieurs de leurs romans

154
avaient déjà donné des œuvres nettement naturalistes et les préfaces de Zola aux
romans Thérèse Raquin et La Fortune des Rougons (1871), de même que ses
articles Du Roman(1866) et Mes Haines (1866) avaient déjà exprimé leurs idées
maîtresses sur ce courant.
Le mot de « naturalisme » apparaît à la fin des années 1850 chez
Castagnary qui, parlant de Courbet, emploie le terme de « naturalisme » comme
synonyme de « réalisme ». Peu à peu cependant, la notion se précise dans le sens
de l’accent mis sur l’approche scientifique et même scientiste de l’époque. Une
citation de Taine ouvre le roman de Zola, Thérèse Raquin (1867) et la figure
autoritaire du docteur Claude Bernard se fait voir dans le Roman expérimental
(1880).
Les conditions générales ayant directement rapport avec l’apparition du
courant ont été : l’existence d’une importante tradition réaliste, représentée par
Balzac, Stendhal et les frères Goncourt. L’avènement des sciences naturelles,
surtout la biologie et la physiologie et la médecine. Les ouvrages qui ont
révolutionné la pensée biologique et qui se trouvent à la base de la formation du
nouveau courant sont : Le Traité d’hérédité naturelle du Docteur Lucas (1850),
L’Introduction à la Médecine Expérimentale du Docteur Claude Bernard (1865)
. Également, Zola prend pour point de départ les théories de Darwin et accorde
la primauté à l’aspect physiologique de l’homme. «Et c’est là ce qui constitue le
roman expérimental: posseder le mécanisme des phénomènes chez l’homme,
montrer les rouanges des manifestations intélectuelles et sensuelles telles que la
physiologie nous expliquera sous l’influence de l’hérédité et des circonstances
ambientes.». De même, le déterminisme d’Hyppolite Taine semblait être à
l’époque la première explication cohérente des influences que les milieux
naturels et sociales exercent sur l’homme. La formule de Taine est mise en
motto au roman Thérèse Raquin de Zola : «Le vice et la vertu sont des produits
comme le sucre et le vitriole». Il en resulte que les écrivains naturalistes tendent
à présenter un être humain instinctif, sensuel, brutal, voire bestial, capable des

155
pires actes de violence, issu souvent de ses tarres héréditaires. À la fois, les
écrivains se confinent à décrire les aspects laids, macabres, repoussants, hydeux
de la vie, et le meilleur exemple en serait peut-être La Bête humaine de Zola.
Mettant à profit ces influences, Zola parvient à adopter la méthode
scientifique d’investigation basée sur l’observation, l’expérimentation et la
documentation. D’ailleurs, dans sa littérature, Zola se proposait d’être en toute
conscience un Balzac de l’époque de triomphe de la science positive : «La
science entre dans notre domaine, à nous romanciers, qui sommes à cette heure
des analystes de l’homme dans son action individuelle et sociale. Nous
continuons par nos observations et nos expériences la besogne du physiologiste
qui a continué celle du physicien et du chimiste. En un mot, nous devons opérer
sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le
chimiste ou le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste
opère sur les corps vivants».
Zola assimile même l’écrivain à l’homme de science affirmant que «le
roman naturaliste est une expérience véritable que le romancier fait sur l’homme
en s’aidant de l’observation» et, là, il se trompe. Visant la précision scientifique,
le naturalisme rejoignait par là le parnasse qui, de son côté, tentait également
d’unir la littérature à la science.
A l’époque, beaucoup de gens emploient le mot, surtout les anciens
réalistes et les représentants du nouveau courant. Au centre de toute la
polémique se trouve cependant Emile Zola, son grand théoricien qui gagne des
disciples, notamment ceux qu’on retrouve dans le recueil des Soirées de Médan
(1880) : Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis. C’est Zola d’abord
l’auteur de plusieurs manifestes Du Roman (1866), Mes Haines (1866), Le
Roman expérimental (1880), Le Naturalisme au théâtre (1881), Les Romanciers
naturalistes (1881). Au sein du mouvement il se produit le schisme de 1887 au
moment où Le Manifeste des Cinq signé par Paul Bonnetain, les frères Rosny,

156
Lucien Descares, Paul Marguerite et Gustave Guiches réagissent à la publication
du roman de Zola, La Terre.
Si le naturalisme est un avatar dégradé du réalisme, Zola prétend vouloir
être le continuateur de Balzac, présentant, tout comme son grand prédécesseur,
une image des mœurs de son temps à partir des événements historiques survenus
au moment du Coup d’Etat jusqu’à la fin du Second Empire en 1870. Dans un
texte important intitulé Balzac et moi, Zola parlait d’un cycle romanesque plutôt
scientifique que social.
La rencontre de Zola avec les théories scientifiques constitue un moment
à part pour une littérature fondée sur la science, tout comme il la conçoit sous
l’influence des découvertes en matière de sciences naturelles. On sait que les
révélations scientifiques de Zola ont été l’Introduction à l’étude de la médecine
expérimentale de Claude Bernard, les théories de Darwin, celles de Taine et le
Traité de l’hérédité naturelle du docteur Prosper Lucas.
Zola décide courageusement de refaire la tentative de Balzac en déclarant
son ambition de réaliser à travers des générations successives, l’histoire d’une
famille : les Rougon-Macquart, le cycle entier ayant comme sous-titre Histoire
sociale et naturelle d’une famille sous le Second Empire. Les nouvelles
découvertes opérées surtout dans le domaine de l’hérédité posent au romancier
le problème d’« étudier dans une famille les questions du sang et du milieu » et
une démarche très proche de celle du savant : « Suivre pas à pas le travail secret
qui donne aux enfants d’un même père des passions et des caractères différents à
la suite des croisements et des façons particulières de vivre.
Fouiller en un mot au vif le drame humain dans ces profondeurs de la vie
où s’élaborent les grandes vertus et les grands crimes et fouiller d’une façon
méthodique, conduit par le fil des découvertes physiologiques. » (Premier plan
des Rougon-Macquart).
Les naturalismes envisageaient donc d’approfondir les résultats de
l’application des méthodes réalistes dans le roman par l’élargissement du champ

157
d’investigation de la réalité, mais ils pêchent par le fait que ce type de littérature
approche de trop près les détails du réel.
Ils recommandaient non seulement l’introduction dans la littérature des
méthodes venant des sciences naturelles, mais aussi la perspective déterministe
qui fait de l’homme le produit « naturel » de l’hérédité, du milieu et du moment
historique. Le romancier naturaliste, voulant démontrer que la succession des
faits se déroule conformément aux lois du déterminisme a la mission de
décomposer ces forces par l’observation et par l’expérience à travers lesquelles
la littérature devient un exercice de laboratoire.
Les écrivains naturalistes donnent droit de cité en littérature aux gens
humbles et surtout aux prolétaires. Les registres de langue s’enrichissent par
l’utilisation dans le roman de la langue familière ou de la langue populaire, voire
argotique.
Au point de vue philosophique, le naturalisme se cantonne dans un
positivisme agnostique : «Pour un savant expérimentateur, l’idéal qu’il cherche à
réduire, l’indétérminé n’est jamais que le comment? . Ils laisse aux philosophes
l’autre idéal, celui de pourquoi? , qu’il déséspère de déterminer un jour... Nous
sommes des ouvriers, nous laissons aux spéculateurs cet inconnu du pourquoi?
Où ils se battent vainement depuis des siècles pour nous en tenir à
l’investigation» (Zola, Le Roman Expérimental) Par conséquent, pour le
romancier naturaliste il est inutile de pénétrer l’essence des phénomènes et Zola
assigne même au romancier l’unique tâche de décrire minutieusement ce qu’il
observe, ce qui tombe sous ses sens.
Les romans naturalistes deviennent ainsi de vrais documents sociaux issus
de l’observation et de l’expérience. De nos jours, il est clair que les grandes
oeuvres issues de ce courant n’ont survécu que grâce à la profondeur et à
l’originalité de leurs auteurs. Zola en est le premier exemple parce qu’il s’est
sauvé de ses outrances par la force de son talent et par la vision toute
personnelle de son œuvre.

158
Aussi faut-il voir dans le courant une métamorphose historique nécessaire
du grand courant réaliste qui traverse presque tout le XIXe siècle. Zola dépasse
également le naturalisme par les principes réalistes qui s’insinuent dans ses
théories portant sur le rôle de la société dans l’œuvre littéraire, le rôle social de
l’art : « J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin
de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aigle jusqu’au symbole »,
dit-il.
Mieux que tout autre naturaliste, Zola propose par son cycle une somme
historique et une vaste fresque du Second Empire. Sans faire concurrence à
l’Etat civil, Zola ressuscite des mythes dont le plus grand est le mythe de
l’hérédité. A part celui-ci, l’écrivain sait retrouver dans les réalités de son temps
les vieux mythes de la Terre-Mère, de l’Espérance et de la Catastrophe, mais
cette mythologie devient personnelle par une nouvelle signification, moderne,
qu’il confère au mythe.
Quant aux autres naturalistes, ceux-ci se sont manifestés soit dans les
domaines du roman ou de la nouvelle, soit dans le théâtre qu’ils se sont proposé
de transformer en tribune de lutte pour la grande campagne artistique qu’ils
menaient à l’époque. Maupassant, Daudet, Paul Alexis, Huysmans ont essayé
chacun à sa façon, de renouveler dans le domaine du théâtre les succès
retentissants de leur production épique. Guy de Maupassant est considéré, après
Zola, le produit le plus remarquable de ce courant par ses romans Bel-Ami, Une
Vie et par ses nouvelles.
Le Groupe de Médan, dont faisaient partie, sauf Zola, Maupassant et
Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis est entré dans l’histoire
du naturalisme français par le recueil collectif des Soirées de Médan.
Des écrivains comme Jules Vallès, Jules Renard, Alphonse Daudet
présentent des affinités notables avec le naturalisme sans toutefois se laisser
classer dans ce courant, d’abord grâce au caractère très individuel de leurs
œuvres et au tempérament littéraire distinct que chacun a prouvé.

159
Les grands créateurs Zola, Maupassant, Daudet et Vallès ont pris leur
distance par rapport au naturalisme, en affirmant «chacun son génie» et en
transgressant les règles de la doctrine. Comme Pierre Cogny le souligne, le
naturalisme a survécu plutôt comme auteurs que comme école : «Les
naturalistes ont survecu, dans la mesure où ils ont été eux-mêmes. [...] École, le
naturalisme constituair un contre-sens; mouvement, il se justifiait pleinement et
ne pouvait pas ne pas éclôre» (Pierre Cogny, Le Naturalisme).
Des réactions contre les tendances naturalistes trop accentuées se
produisirent aussi au sein même du groupe. Ainsi, quand Zola publia en 1887
son roman La Terre consacré aux paysans, en accentuant les traits négatifs de
ces paysans, découpant des figures de brutes et donnant libre cours à des scènes
de violence et de vulgarité, il souleva une tempête d’accusations. Cinq écrivains
publient une diatribe fulminante contre Zola, intitulée Le Manifeste des cinq
contre « La Terre », par lequel ils accusaient Zola d’être descendu au fond de
l’immondice.
Anatole France écrit lui aussi un article qu’il publie dans Le Temps où il
qualifiait le roman de « Géorgiques de la crapule », blâmant Zola pour la raison
d’avoir voulu avilir l’humanité en niant tout ce qui était bon dans l’homme.

Emile Zola
(1840-1902)

Œuvres : Thérèse Raquin, Les Rougon-Macquart, 20 vol. dont La Fortune des


Rougon, La Curée Le Ventre de Paris, L’Assommoir, Nana, Au bonheur des
dames, Germinal, La Terre, La Bête humaine, L’Argent, La Débâcle Le docteur
Pascal,

Fils d’un ingénieur, Émile Zola est né à Paris en 1840, il vient à Paris en
1858 où il travaille comme éditeur dans les Éditions Hachette et comme

160
journaliste à partir de 1863. En 1864, il fait son début littéraire par Les Contes à
Ninon, qui représentait pour lui un adieu fait à l’enfance et aux illusions
romantiques.
Avec Thérèse Raquin et Madeleine Ferrat, Zola transforme le roman en
une « clinique des passions ». Les Rougon-Macquart, l’histoire naturelle et
sociale d’une famille sous le Second Empire devait rééditer la Comédie
Humaine de Balzac pour la période du Second Empire, ouvrage conçu en vingt
volumes publiés entre 1871 et 1893, conjuguent l’histoire du « moment » (le
Second Empire), la sociologie des « milieux » et l’exploration des lois de
l’hérédité.
Un autre modèle de Zola a été Flaubert par la dimmension roman de
moeurs et par le goût pour la physiologie. Malgré son admiration pour ses
grands maîtres (Balzac, Stendhal, Flaubert), Zola exerça une critique énérgique à
l’égard de ceux-ci, justement afin de dégager les principes de la métode créatrice
qui devait le consacrer par rapport à eux comme continuateur du Réalisme. Zola
rejette la dialectique toute naturelle de Balzac, la mise à nu visionnaire et
critique des contributions du capitalisme et mêt à sa place une méthode
scientifique concevant la société comme un combat permanent contre les
mauvais côtés du capitalisme. Zola déclare: «Le circulus social est identique au
circulus vital. Dans la société, comme dans le corps humain, il existe une
solidarité qui lie les différents organes entre eux de telle sorte que, si un organe
se pourrit, beaucoup d’autres sont atteints et qu’une maladie très complexe se
déclare.».
Après L’Assommoir (1877), Zola, entouré de jeunes auteurs, devient le
chef de l’école naturaliste. Mais sa fécondité créatrice irrite : en 1887, cinq
écrivains de deuxième rang signent Le Manifeste des cinq contre « La Terre » .
Le 13 janvier 1898, quand éclate l’Affaire Dreyfus, Zola démonte dans le
journal Aurore la machination antisémite dont la victime était le capitaine
Dreyfus, officier français d’origine juive, accusé de trahison contre la France.

161
Condamné à un an de prison pour avoir écrit le pamphlet J’accuse qui a
pratiquement partagé la France en deux, Zola s’exile en Angleterre et écrit ses
« Évangiles Républicaines » : Fécondité, Travail, Vérité, Justice. L’écrivain
meurt en 1902. De son vivant, Zola a été adulé d’une part et dénigré d’autre part
surtout par les cercles académique et même par ses propres disciples
naturalistes. La parution du roman Thérèse Raquin a soulevé une vague de
colère, La Curée est interdit par le Procureur de la République et La Débâcle,
qui était une reconstitution objective de la défaite française de 1870-1871
provoque les foudres des cercles militaires français et allemands.
La critique et l’histoire littéraire n’ont pas été non plus trop généreuses
par rapport à son œuvre. Ce n’est que après la Seconde Guerre Mondiale que la
critique lui a consacré un nombre d’ouvrages qui ont rendu justice à son art. Les
causes en étaient multiples : il y avait d’abord la confusion qu’on opérait
souvent entre le théoricien et le romancier et, ensuite, les critiques étaient dues à
la vulnérabilité de ses conceptions théoriques ou à son inclination pour les
aspects sordides et morbides de la vie.
Le fondateur du naturalisme a été Emile Zola dont les écrits théoriques
importants ont été: Le Roman expérimental (1880), Les Romanciers naturalistes
(1885) et Le Naturalisme au théâtre (1888).
Historiquement parlant, l'éclosion, l'essor et le déclin du courant se
succèdent durant le dernier quart du 19e siècle et suivant de près l'évolution
créatrice de Zola.
Zola se propose de refaire la tentative de Balzac en déclarant son ambition
de peindre, à travers des générations successives, l’histoire d’une famille, les
Rougon- Macquart, et de tirer profit des nouvelles découvertes en matière de
sciences naturelles, notamment l’hérédité : "Etudier dans une famille les
questions du sang et du milieu"; "…Suivre pas à pas le travail secret qui donne
aux enfants d'un même père des passions et des caractères différents à la suite
des croisements et des façons particulières de vivre. Fouiller en un mot au vif le

162
drame humain, dans ces profondeurs de la vie où s'élaborent les grandes vertus
et les grands crimes et y fouiller d'une façon méthodique, conduit par le fil des
découvertes physiologiques." (Zola, Premier plan des Rougon-Macquart)
Les vingt volumes des Rougon-Macquart ont été publiés avec une
régularité impressionnante au cours de 22 ans. Pour réaliser ce cycle, Zola c’est
minutieusement documenté : il est descendu dans une mine pour rédiger
Germinal, a voyagé sur la plate-forme d’une locomotive pour écrire La Bête
humaine, a passé des jours et des nuits dans les Halles de Paris (Le Ventre de
Paris) et dans les grands magasins (Au Bonheur des dames) ou à la Bourse
(L’Argent) et a refait l’itinéraire suivi par l’Armée Française pour écrire La
Débacle.
Le cycle s’ouvre par La Fortune des Macquart, roman qui présente le
coup d’État de 1852 et s’achève par La Débacle , présentant la fin du Second
Empire et Le Docteur Pascal dont l’action se situe sous la Troisième
Republique. Le cycle devait ainsi parcourir toute la seconde moitié du XIXe
siècle. L’architecture de l’édifice est solide. Comme Balzac, l’écrivain utilise le
procédé du retour des personnages, présente dans le cycle plusieurs générations
issues d’un tronc commun avec ses deux branches, la légitime et l’illégitime,
soumises à une hérédité accablante. Chaque roman conserve son unité, pouvant
aussi être lu en dehors du cycle.
Dans ses romans, Zola dépouille et fouille son univers social avec la
minutie d’un juge d’instruction, s’employant à dévoiler tous les secrets d’un
monde déchiré de contradictions et en proie à des perpétuels affrontements.
Chaque œuvre représente une étape d’un long périple qui traverse tous les
milieux : le monde du grand capital (l’Argent), le processus d’édification d’un
grand magasin parisien (Au bonheur des dames), la parution des premières
théories du socialisme utopique (Travail), le monde du petit commerce (Le
ventre de Paris), l’univers compromis de la prostitution de luxe (Nana), les
débats des cercles politiques, les intrigues, la vénalité et la corruption (Son

163
Excellence Eugène Rougon), la bohème des artistes, peintres ou écrivains
(L’Oeuvre), la vie misérable du prolétariat (L’Assommoir, Germinal, La Bête
Humaine et, plus tard, Travail), les ravages de l’alcoolisme (L’Assommoir et La
Bête Humaine), la vie des paysans (La Terre, le roman le plus naturaliste de
Zola).
Dans ses romans, Zola a proposé, tel Balzac et Flaubert, une image des
mœurs de son temps à partir des événements historiques survenus au moment du
Coup d'Etat jusqu'à la fin du Second Empire en 1870. Zola inclut dans son
oeuvre les grands problèmes de l'époque. C'est par ses romans que le monde
ouvrier fait son entrée définitive dans la littérature romanesque. Dans Germinal
Zola fait la preuve de ses dons de visionnaire pressentant en grandes lignes ce
que sera la levée du prolétariat trente ans plus tard. Dans un texte intitulé
Différence entre Balzac et moi, Zola parlait d'un cycle romanesque plutôt
scientifique et moins social. On sait que 'l'illumination" de Zola vient de la
science. L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude
Bernard, les théories de Darwin, celles de Taine et le Traité de l'hérédité
naturelle du docteur Prosper Lucas ont été les révélations scientifiques de Zola.
Le but de l'artiste est d'introduire dans le roman une rigueur scientifique. Il est
convaincu de ce que la science est pleinement à mesure de fournir à son cycle
romanesque l'idée maîtresse qui en fasse un tout.
La rencontre de Zola avec les théories scientifiques constitue un moment
à part pour la littérature qu'il prêche, fondée sur la science. En 1866 dans les
Deux définitions du roman il rapproche la méthode du romancier de celle du
savant et recommande "la méthode d'observation basée sur l'expérience même".
L'idée de Zola de considérer l'être humain la somme des réactions biologiques
expriment sa vision de l'homme et de son destin.
Zola dépasse le naturalisme par les principes réalistes qui s'insinuent dans
ses théories (le rôle de la société, le rôle social de l'art) et par son optimisme:
"J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de

164
l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aigle jusqu'au symbole." Il
propose par son cycle une somme historique et une des plus grandes fresques du
19e siècle. Sans faire concurrence à l'état civil, Zola incarne des mythes. Le plus
grand mythe est celui de l'hérédité. Zola sait retrouver dans les réalités de son
temps les vieux mythes humains de la terre mère, de l'Espérance et de la
Catastrophe, mais cette mythologie devient personnelle par une nouvelle
signification qu'il confère au mythe.
Dans ses oeuvres majeurs, Zola voit gros, mais il voit juste. On est frappé
par le caractère visionnaire des romans de Zola où l'auteur fait preuve d'une
puissante intuition des destins de la société. Peinture des déchéances provoquées
par l'alcoolisme (L'Assommoir) est aussi le roman d'une certaine aliénation.
Germinal évoque les luttes sociales et politiques naissantes avec une grandeur
prophétique.
Zola aspire à l'impassibilité du scientifique et il ne refuse pas ses
penchants lyriques et visionnaires. Programmatiquement, pour Zola, l'écriture
n'est pas que la servante effacée de l'idée, des principes, mais elle est aussi le
style, le côté obscur lié aux mystères insondables de l'individu.
Le style de Zola est épique par l'excès d'explications, par les descriptions
nombreuses, par la composante oratoire. Il y a dans le récit progression certaine
de l'intérêt assuré par l'entrecroisement des diverses actions, des divers plans de
la narration.
Il y a peu d'écrivains à avoir, tel Zola, la conscience du mandat éthique
que l'histoire leur a confié parce que, sans doute, jamais personne n'a éprouvé
plus vivement la conviction d'appartenir à son temps. Pour lui, l'écrivain se tient
au centre de son monde, et il n'en est pas seulement l'écho, mais il annonce la
morale à choisir.
Les limites de Zola sont bien connues aujourd'hui. Mais cela n'affecte en
rien l'importance artistique, morale et historique de l’œuvre. Il a été le dernier

165
des grands réalistes français que personne n'égalera quant au courage et à la
capacité du travail.

5. DECADENCE ET SYMBOLISME

Aux années 1880, le symbolisme a apparu né d’une réaction violente


contre le Parnasse et il s’est constitué comme école vers la fin du siècle, étant le
résultat logique d’une série d’évolutions aussi bien sociales qu’esthétiques. Les
évolutions sociales portent sur le climat intellectuel marqué par la défaite de
1870, l’ébranlement qu’a provoqué la Commune de Paris avec la mort d’une
utopie, ce qui marque le retour des intellectuels et des artistes à l’imaginaire et
au rêve. L’art est envisagé comme salut possible devant un réel décevant et
hostile. C’est aussi l’influence dominante dans la philosophie de cette fin de
siècle pessimiste d’un penseur comme Schopenhauer qui prêche le pessimisme
majeur.
Le symbolisme ne s’est pas imposé comme une doctrine ferme, ayant un
support théorique solide. Malgré cet aspect, il a su se maintenir « grâce à cette
absence de doctrine clairement formulée, dans la vérité et l’indépendance de
chaque talent individuel. (H. Peyre, Qu’est-ce que le symbolisme ?)
Le mot de « symbole » dont part le nom du courant, offre toutes les
ambiguïtés puisqu’il réussit la synthèse de la philosophie, de l’alchimie et de
l’ésotérisme. Fondé sur le principe de la suggestivité, le symbolisme français
trouve ses sources dans l’esthétique wagnérienne, dans le pessimisme
schopenhauerien et dans les grandes réalisations de Verlaine, Rimbaud et
Mallarmé, c’est-à-dire la série des poètes qui ont rendu possible l’apparition de
la doctrine par l’expressivité de la suggestivité, la sensibilité et la capacité de
créer un nouvel univers poétique.
Le symbolisme en tant que tel n’apparaît qu’avec le manifeste de Jean
Moréas en 1886. Mais les thèses et les thèmes qu’il développe ont déjà été

166
exploités par les « décadents ». Vers 1883 était déjà constitué le groupement des
jeunes poètes « décadents » qui se proposent d’affirmer une originalité tout en
misant sur «l’indétermination du sens ». Représentant une sorte de mal de fin du
siècle, les décadents partagent leur dégoût du travail, leur haine de la
bourgeoisie et leurs désirs de plonger dans les profondeurs de l’âme.
Les décadents ont inversé la valeur d’un mot péjoratif trouvé dans un
poème de Verlaine :
« Je suis l"Empire à la fin de la décadence ».
(Jadis en naguère, Langueur)

Ce que pour Verlaine voulait signifier vieillesse ou mort devient pour


ceux-ci efflorescence, renaissance même. La décadence est une façon raffinée de
vivre qui permet de supporter la vulgarité.
C’est Baudelaire qui inspire toute cette mouvance du décadentisme, non
seulement dans l’attitude et les thèmes, mais aussi dans le mot qu’il véhicule («
la forêt des symboles » des Correspondances) et dans le goût pour le bizarre. De
Verlaine on retient la musicalité, de Gautier la solennité formelle, de Mallarmé
la pensée idéale qui doit servir l’Idée.
Le 18 septembre 1886, Jean Moréas envoie une lettre au supplément
littéraire du Figaro, publiée sous le titre de Un manifeste littéraire, où il défend
la nouvelle orientation poétique. Le symbolisme reçoit un nom et un contenu
littéraire : il illustre un idéalisme poétique qui exprime la détresse d’une
génération déçue. A l’époque, les revues décadentes étaient bien nombreuses : la
Revue indépendante, le Chat-Noir, la Nouvelle Rive Gauche, la Revue du monde
nouveau, et surtout le Décadent, et la Revue Wagnérienne.
Le manifeste de Moréas propose une théorie de l’image et du symbole en
une langue qui accueillira « tout trope hardi et multiforme. » Le mot devient
ainsi l’outil d’une transmutation magique : il n’exprime pas une impression, il
suscite un monde.

167
Mais ce manifeste n’est pas la doctrine : elle est au contraire une
succession d’écoles et de théories difficiles à classer car chaque symboliste
définit à sa façon son symbolisme. Le symbolisme dépasse d’ailleurs la France
et les noms sont nombreux : Elimir Bourges. Laurent Tailhade, Georges
Rodenbach, Emile Verhaeren, Robert de Montesquieu, Albert Samain, Gustave
Kahn, Paul Adam, Henri de Régnier.
Ce qui unit tous ces poètes c’est entre autres, la volonté d’innovation qui
s’exprime dans le vers libre ou le poème en prose. Le poétique peut donc être
indépendant du vers, de la poésie enfermée dans l’ancien alexandrin : ce sera au
lecteur de découvrir la respiration secrète du texte, sa musique originale cachée
sous l’apparence d’une syntaxe prosaïque. Séparant le fait esthétique du monde
réel, il montre comment l’art transfigure le monde : à la manière des peintres
impressionnistes partant du réalisme subjectif de la vision, puis inventant une
peinture qui peint la peinture, les symbolistes expriment une vision personnelle
qui débouche sur la découverte de la littérature et sur une conscience accrue du
travail de la forme.

Le symbolisme : une esthétique du vague

Malgré la spécificité de toute démarche symboliste, certaines


convergences thématiques sont à noter. De Baudelaire et de Rimbaud viennent
les mélanges des registres sensoriels, des parfums, des couleurs et des sous et
surtout la musique. Par l’écoute de son propre âme et de ses perceptions les plus
délicates, le poète symboliste se déclare prêtre d’une religion sacrée : la poésie,
qui est projection du moi sur le monde. Révoltés contre les contraintes imposées
par la société mercantile, les symbolistes pénètrent dans le monde intime et
complexe de la vie intérieure, des émotions, des sentiments, des désirs étouffés
et surtout du rêve.

168
L’âme est, pour ces poètes, la sensibilité repliée sur elle-même,
s’analysant jusqu’au plus profond de l’inconscient, de l’univers des instincts, des
désirs diffus, des aspirations confuses. Usant de l’intuition, les symbolistes
refusent la description froide et calculée, la précision des termes logiques pour
privilégier, au contraire, le symbole, la suggestion, l’allusion, le flou, le musical,
l’incantation, plus aptes à rendre le monde hallucinant des profondeurs.
C’est ainsi que la poésie devient musique, harmonie, mélodie, incantation
et elle ne demeure plus, le plus souvent, un instrument supérieur de
connaissance. Les poètes vont traduire chacun sa structure psychique et la poésie
se laissera dominer soit par l’aspect mineur, extérieur, de rêverie et de musique
envoûtante, qui font ressurgir des châteaux mystérieux, des êtres nobles, des lacs
bleus et des cygnes annonciateurs, des amours damnées et des solitudes
désolées, soit par la tendance philosophique orgueilleusement tributaire à
l’ancien idéalisme platonicien visant la connaissance des « correspondances »
mystérieuses perçues par l’intuition. La première tendance a pour représentant
Verlaine et la seconde se réclamera de Mallarmé.
Au niveau formel, la liberté d’esprit des poètes symbolistes s’exprime
dans les nouvelles techniques qu’ils emploient : rejetant les règles de l’ancienne
prosodie et usant de rythmes nouveaux, sauvages, ils préfèrent les assonances
aux rimes ou même les vers libres. Ils offrent une richesse formelle inépuisable
constituant le fondement de l’esthétique moderne actuelle.
Les démarches théoriques pour définir la doctrine symboliste et le
symbole vont être réalisées plus tard. Paul Valéry, un poète très compréhensif à
l’égard du mouvement, affirmait en 1938 que « … l’unité que l’on peut appeler
symbolisme ne réside pas dans une concordance esthétique : le symbolisme
n’est pas une école. Il admet au contraire une quantité d’Ecoles, et des plus
divergentes (…) l’Esthétique les divisait, l’Esthétique les unissait. » (Existence
du Symbolisme).

169
Guy Michaud dans son livre Message poétique du symbolisme révèle les
éléments essentiels de la doctrine et donne une ample définition à l’école
symboliste. Dans l’acception de ce critique, la poésie symboliste est une quête
poétique dont le but est de « dépasser le fait poétique individuel et d’atteindre
une émotion plus haute. » La connaissance est la prise de conscience de cette
émotion que le poète doit créer chez le lecteur par la suggestivité. Entre le mot et
l’objet il y a des relations multiples, plurivoques, ce qui explique les affinités du
langage avec la musique. Harmonie possible entre le langage et l’âme, la
suggestivité se réalise par les correspondances. Le symbole n’est plus, soutient
Michaud, une transposition dans un autre ordre des choses comme chez les
romantiques, mais une façon de retrouver le verbe primitif dans toute sa
puissance et ses virtualités. Le symbole est, dans cette acception, « un centre
dynamique d’où la réalité se répand, dans tous les sens et sur tous les plans de la
réalité. »
Par le recours à ce type de symbole, le symbolisme s’ouvre à la lecture
plurielle, se situant à l’aube de la poésie moderne.

6. LE FANTASTIQUE FRANÇAIS AU XIXE SIECLE

Genre littéraire récemment affirmé, on fixe sa date de naissance en 1772,


avec la parution du conte Le Diable amoureux de Cazotte, le fantastique est
défini tantôt comme "intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle"
(Maspero), tantôt comme "irruption de l'inadmissible dans le monde réel"
(Caillois), tantôt comme "présence de l'inexplicable"(Louis Vax). La définition
proposée par Todorov repose sur l'hésitation du lecteur entre l'explication
naturelle et l'explication surnaturelle.
Contenu sémantique du mot:
-composante objective: êtres surnaturels, temps, lieux, thèmes;

170
-composante subjective: les réactions du sujet humain en proie au fantastique:
fascination, attrait, peur, terreur, inquiétude, troubles.
Le fantastique a connu en France une évolution marquée de ruptures et
d'engendrements neufs, déterminations sociales et culturelles - le mode littéraire,
la diffusion de certains modèles du genre (les contes d'Hoffmann, de Gogol, de
Poe).
L'atmosphère "d'étrangeté" se rencontre aussi aux confins du fantastique:
le féerique et le merveilleux, le frénétique, le gothique, la science-fiction. Dans
le conte merveilleux, les événements sont placés dans une zone chimérique, un
monde parallèle à la réalité quotidienne. L'enchantement y va de soi par fées,
lutins, sylphes et évolue vers un dénouement heureux. Au contraire, dans le récit
fantastique "la chose innommable", le revenant, l'insolite, font irruption, brisent
la cohérence de l'univers familier et amènent une fin sinistre, damnation, mort et
disparition du héros. En France le fantastique a fait surgir avec le romantisme
ses valeurs autonomes et originales.
Charles Nodier appartient à l'ordre des conteurs fascinés par un "ailleurs"
mystérieux, secret. Le rêve et l'amour constituent les deux thèmes majeurs de
ses meilleurs contes. La Fée aux miettes, Jean-François les Bas-Bleus
témoignent de cet abandon du conteur aux enchantements du rêve, aux visions
idéales et à la féerie. Nodier a fait vivre un certain type de personnage, le rêveur
lunatique qui ne fait plus la distinction entre la veille et le sommeil qui vit en
communication avec l'univers invisible. Ces lunatiques sont en secret rapport
avec la divinité. Si chez Maupassant la folie engendre les cauchemars et les
tourments les plus horribles, chez Nodier, elle est plutôt un état de grâce, de
béatitude, par lequel, le personnage accède aux lumières surnaturelles.
Dans La Fée aux miettes on retrouve les thèmes essentiels de sa création:
les prestiges du rêve et de la folie, la fidélité en amour, la pureté et la bonté
d'âme, le voyage pour les terres inconnues, la quête de la mandragore, variété
folklorique du Graal. Michel, ce héros du conte, parti à la recherche de la

171
mandragore qui chante, a trouvé cette plante magique. Autre façon de dire que
ses rêves sont valides. Nodier enrichit dans La Princesse Brambilla comme
Hoffmann enrichit la matière narrative de profondes significations symboliques.
Maupassant s'affirme à la même époque, surtout dans le domaine de la
nouvelle. Inès de Las Sierras (1837) est une réussite technique. Balzac a eu
l'intuition avant Baudelaire des effets insolites qu'il pouvait créer en alliant le
fantastique grinçant à la vision réaliste d'une société corrompue. Roman
fantastique La Peau de Chagrin (1831) tend à montrer, par la violence des
situations et l'intensité des sentiments le rétrécissement irréversible de la réalité
matérielle devant les forces obscures de l'hallucination qui, peu à peu, donnent
l'univers et modifient la pensée. Dans La Fille aux yeux d'or Balzac dose plus
subtilement le fantastique et dans Ursule Mirouet il le justifie davantage par des
phénomènes exceptionnels de la vie psychique. Dans Melmouth reconcilié, le
conflit dramatique repose sur une contradiction irréductible entre: le rêve de
jouissance de Melmouth et le rêve d'angélisme dans l'âme de Rodolphe
Castanier. Le héros qui a voulu être un démon, puis s'est désolé de ne pouvoir
être un ange, est rendu à la dualité tyrannique de sa nature et à l'ambiguité de sa
condition. Les contes écrits par Gautier après 1834 traduisent le ton légèrement
ironique du créateur qui "fait" ses contes, mais qui n'y croit plus. Omphale
(1834) reprend le thème du portrait qui s'anime.
Dans La Morte amoureuse (1836) il est à déceler plusieurs thèmes propres
à la littérature fantastique: le dédoublement, l'intrusion du rêve et de la réalité,
les sortilèges du désir charnel, la vampire amoureuse. Gautier s'ingénie à
combiner, dans une structure originale, les éléments traditionnels du fantastique
avec les traits d'observation et de la sensibilité humaine.
La découverte des paradis artificiels de l'opium et du haschisch a inspiré
chez Gautier deux contes: La Pipe d'opium (1838) et Le Club des Haschischins
(1846). L'auteur confère à ces deux contes la valeur d'un troublant témoignage
qui suit le souvenir des visions déclanchées par la drogue. Si Nodier, Balzac,

172
Nerval, Gautier se montrent d'une inspiration plus féconde, Mérimée supplée à
cette défaillance imaginative par un art inégalable dans l'organisation des
éléments empruntés. Il offre un visage original du fantastique dans la mesure où
il laisse de grandes marges à l'incertitude.
Des nouvelles comme: Les Ames du Purgatoire (1834), La Vénus d'Ille
(1837), Lockis (1869) affirment la personnalité d'un artiste vigoureux,
longuement façonné par de vastes lectures, des contacts humains les plus et de
nombreux voyages. L'Espagne exerce une irrésistible fascination sur Mérimée.
Dans Les Ames du Purgatoire son mérite consiste dans l'adresse avec laquelle il
conduit le récit; La Vénus d'Ille atteint le plus haut degré de maîtrise. Mérimée
aime, comme Gautier, dérouter l'esprit trop lucide du lecteur et il glisse
insidieusement une indication qui bascule l'histoire dans l'impasse du mystère et
qui supprime l'explication rationnelle. Finalement, le lecteur ne peut que nier le
réel ou accepter le miracle. Mérimée excelle dans cet art d'ordonner la matière
narrative, d'agencer progressivement les séquences de l'histoire, de régler un
subtil dosage de surnaturel afin "d'éveiller méthodiquement chez son lecteur un
frisson d'épouvante au contact d'un prodige." (Castex Le Conte fantastique en
France de Nodier à Maupassant) L'art chez Mérimée prend le pied sur
l'imagination et, s'il réussit à troubler plus que Nodier ou Gautier, c'est, dit
Castex, "grâce à une sobriété et à une densité dont les conteurs romantiques ne
se souciaient guère et dont la vogue d'Edgar Poe contribuera plus tard à répandre
le goût."
A travers la trentaine de contes étrangers qu'il a rédigés, Maupassant a
créé un monde d'inquiétude sans équivalence avec tout ce qui avait été écrit
jusque là. Si ses prédécesseurs envisageaient le fantastique comme un jeu subtil
consistant dans le fait de provoquer une déréalisation, Maupassant dit sa propre
déroute, sa peur dans un langage simple, dépouillé, objectif. Une blessure
personnelle est la cause de ce sentiment de frustration et de déséquilibre qui
revient avec obstination dans ses contes cruels et fantastiques. Le goût pour les

173
hallucinés, les marginaux de la société procède chez Maupassant d'un sentiment
d'étrangeté, du sentiment de dépossession, de l'idée "d'être de trop" dans un
ordre hostile. Le ressort essentiel de ses contes fantastiques c'est la peur: une
peur ingouvernable qui gagne le personnage et ruine son équilibre mental.
L'obsession de l'espace clos et de la solitude, les hantises du vide et de l'absence
font ressusciter dans son esprit des terreurs obscures et que la raison s'acharne à
sanctionner. Car, ce qui est spécifique aux hallucinés de Maupassant c'est le
recours à des arguments de raison pour conjurer la peur, c'est la lucidité avec
laquelle ils enregistrent la montée de la panique. (Lin, La Peur, La Chevelure,
L'Auberge, Apparition, Le Horla). Dans Le Fou et Le Horla, Maupassant choisit
la forme du journal intime (paranoïa lucide) .
Admirateur de Hoffmann et de Edgar Allan Poe, Maupassant conçoit le
récit fantastique soumis à des critères qu’il définit lui-même dans des chroniques
littéraires qu’il a publié au long de sa vie et dans lesquelles il a expliqué la
formule fantastique qu’il a embrasse : «Troubler avec des faits naturels où reste
pourtant quelque chose d’inéxpliqué et de presque impossible». (Le
Fantastique).
Les contes et les nouvelles fantastiques sont bâties notamment sur le
thème de la Peur et du dédoublement, témoignant d’un art ferme de la
progréssion et de l’intensité dramatique. Dans les meilleures contes, Maupassant
touche les frontières de la confrontation entre le logique et l’ilogique, le
conscient et l’inconscient, éveillant le sentiment de la discontinuité par le court-
circuit de la raison. Le fantastique de Maupassant est intérieur ressorti des
tréfonds inconscients de l’âme, de l’angoisse et de la peur.
L'expérience du fantastique traduit chez Maupassant l'angoisse foncière
de l'homme livré à lui-même, partagé entre Eros et Thanatos, en proie aux forces
indomptables de l'irrationnel (phobies, obsessions sensuelles et macabres,
délires). On peut dire que, par leur caractère initiatique, les contes de

174
Maupassant définissent l'indéfini inexplicable caché au coeur de l'homme et
mystérieusement présent dans le monde.

***
Le fantastique "fin de siècle" envahit le monde littéraire par des courants
sporadiques où se mêlent et se combinent surnaturalisme, symbolisme,
décadisme, dandysme, démonisme. Barbey d'Aurevilly illustre le renouveau de
l'occultisme et de l'ésotérisme. La parution de ses nouvelles regroupées sous le
titre Les Diaboliques (1875) constitue un événement littéraire donnant lieu à une
nouvelle prise de conscience esthétique. Huysmans rejette l'esthétique
naturaliste pour s'orienter vers le démonisme décadent. Dans Là-bas il brosse un
tableau de la vie parisienne de la fin du 19e siècle dans sa frénésie satanique.
On remarque son évolution vers la fin du 20e siècle, le phénomène étant
encore vivant.

B. LA POESIE DE LA SECONDE MOITIE DU XIXE SIECLE

Charles Baudelaire
(1821-1867)

Œuvres : Les Fleurs du Mal (1857), Les Paradis artificiels (1862),


Curiosités esthétiques (1868), Petites poèmes en prose (155-1864),
Correspondance (1877)

La poésie de Charles Baudelaire ouvre une ère nouvelle dans les lettres
françaises et Les Fleurs du mal représentent le livre maître de la poésie
moderne. Géant poétique, aujourd'hui situé entre le romantisme noir et la
modernité, Baudelaire illustre et incarne même le poète maudit.

175
L’œuvre de Baudelaire est très diverse, dispersée en vers, petites proses et
articles de presse, traductions de Poe, deux Salons (de 1845 et 1846), et le texte
sur Constantin Guys (Le Peintre de la vie moderne, 1863). Il faut rappeler le fait
que les Fleurs du mal seront complétées par d'autres poèmes et surtout par les
différentes séries de poèmes en prose (le Spleen de Paris). Après la mort du
poète paraissent les Curiosités esthétiques (1868), l'Art romantique (1868), et les
Petits Poèmes en prose (1869). Beaucoup plus tard on éditera les pages intimes
des Fusées et de Mon cœur mis à nu (1887).
La poétique de Baudelaire (contemporaine à celle de V. Hugo), élaborée et
mesurée, cristallise une mutation essentielle dans la poésie romantique, une
conception révolutionnaire sur la poésie fondée sur un système éthique et
métaphysique basé sur la dualité fondamentale entre le Bien et le Mal et dont les
lignes dominantes sont l'intelligence et la volonté.
Dans sa vision, l'homme est un déshérité qui vit sur la terre une condition
insuffisante et maudite, mais qui aspire à la perfection spirituelle et morale. Il est
perpétuellement condamné à un antagonisme irréconciliable entre le corps et
l'âme. Ce qu'il vit dans ce monde est le spleen, mais la souffrance (qu'il appelle
"noblesse unique") peut le sauver par la force purificatrice, étant "le meilleur
témoin que nous puissions donner de notre dignité". Ce n'est qu'elle qui
constitue la voie d'accès à cette perfection vers laquelle il languit et que le poète
est le seul à atteindre par la perfection de son art.
Au plan existentiel et esthétique, Baudelaire incarne le type de poète
maudit et incompris par ses contemporains (L’Albatros, Bénédiction). D'après
lui, le poète n'a pas que la fonction de guide et la qualité d'inspiré que les
romantiques lui ont prêchées, mais il devient lui-même un inspirateur du lecteur
: " Je veux illuminer les choses avec mon esprit et en protéger le reflet sur les
autres esprits." Son rôle est de pénétrer au-delà des apparences du monde
sensible pour offrir par l'acte créateur la révélation d'un monde surréel,
harmonieux et unitaire. La poésie devient ainsi imagination, suggestion, magie,

176
sorcellerie évocatrice. Elle a une valeur absolue en soi-même : "La poésie n'a
pas d'autre but qu'elle-même" et assume le devoir d'exprimer le tragique de la
condition humaine moderne, le déchirement de l'âme par les forces contraires du
Bien et du Mal dans l'oscillation perpétuelle entre le spleen et l'idéal.
L'imagination est pour l'homme "la reine des facultés" s'opposant à la "trivialité
positive".
La définition que le poète donne au beau projette une vive lumière sur sa
création, révélant l'essence du baudelairisme : "J'ai trouvé la définition du Beau,
-de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu
vague, laissant carrière à la conjecture (...) Le mystère, le regret sont aussi les
caractères du Beau (...). Je ne prétends pas que la Joie (qui en est un des
ornements les plus vulgaires, tandis que la mélancolie en est pour ainsi dire
l'illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un
miroir ensorcelé?) un type de Beauté où il n'y ait du malheur" (Fusées; X)
Repoussant la théorie du beau unique et absolu, Baudelaire soutient que le
beau est toujours d'une composition double qu'on ne saurait dissocier, étant fait
"d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à
déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel qui sera, si l'on veut tour à tour
ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion". Cette dualité
apparaît au poète comme une conséquence de la dualité de l'homme (Le Peintre
de la vie moderne).
Dans une poétique caractérisée fondamentalement par la tension,
Baudelaire réussit à intégrer une thématique de la dissonance et de la négativité :
le mal prend forme en noirceur, mort, enfers et miroirs obscurcis, impureté,
maladie. Sartre voit dans ces choix esthétiques le résultat de la solitude de
l'artiste condamné dès lors à cultiver en lui "ces impulsions" destructrices dont
Baudelaire à parlé dans le Vitrier. Le spécifique de la poésie baudelairienne est
donné donc par les états d'âme troubles, indéfinissables, par la prédilection pour
le morbide, les images disparates qui transcrivent des rêves, des malaises, des

177
obsessions. La contredictorialité des états poétiques, la tension perpétuelle
traduit l'oscillation du poète entre l'horreur de la vie et l'extase de la vie qui est
une autre hypostase de la double postulation vers Dieu et vers Satan.
Le poète a été à tour de rôle considéré par les critiques comme étant
romantique, parnassien ou symboliste. Paul Valery, par exemple, soutient que
Baudelaire, quoique romantique d'origine et même romantique par ses goûts,
peut faire figure de classique. Il fait partie de la génération romantique, admire
Chateaubriand et Hugo, écrit des articles sur Delacroix et déclare que "le
romantisme est une grâce, céleste,ou infernale à laquelle nous devons des
stigmates éternels". Le culte du génie fait Baudelaire appeler "phares" des
esprits comme Rubens, Michel-Ange, Leonard de Vinci et Delacroix dont il
déclare l'exigence et la rigueur exemplaires :
"Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Outragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber".
C'est toujours vers Delacroix que Baudelaire se tourne lorsqu'il met dans la
bouche d'un artiste les grands articles de son credo esthétique : la nature n'est
qu'un dictionnaire et il appartient au peintre de le traiter, comme un poète qui
utilise le trésor de mots. De même que le vers agence à sa façon le vocabulaire
d'une langue, le peintre saisit dans la nature ce qui l'intéresse et abandonne tout
le reste. Tout en rapportant les dires de Delacroix affirmant que l'univers entier
n'est qu'un immense dictionnaire de signes que l'artiste doit interpréter,
Baudelaire met au fondement même de son art poétique l'idée que l'artiste,
insatisfait par le réel, doit s'habituer à lire les significations supérieures cachées
derrière les objets.
Dans l'univers symbolique tout est analogue, une sensation peut en appeler
une autre et inversement. Tout en déchiffrant ces signes, le poète peut arriver à

178
l'unité primordiale du monde qui se fait voir actuellement sous la diversité des
formes
On pourrait dire que Baudelaire projette le romantisme dans la modernité
considérée "l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau". Il réagit contre
l'éloquence romantique, contre les effusions et le didactisme et il affirme que le
poète illustre pleinement l'âme moderne qui est complexe et blasée. Dans
Peintre de la vie moderne, le poète développe l'idée de l'héroïsme de la vie
moderne. Le romantisme est transformé, approfondi par la sensibilité et
l'imagination modernes complétées d'une critique rationnelle et d'une lucidité
sans bornes.
On a vu également en Baudelaire l'un des précurseurs les plus importants
du symbolisme, d'abord par le fait qu'il proclame la nécessité de suggérer, au
lieu de décrire et qu'il considère la nature un réseau d'appels et de signes que le
poète devra découvrir et traduire.
En réalité, Baudelaire fait partie de la série des grands esprits poétiques,
des grands créateurs dont l’œuvre se plie à tous les systèmes d'interprétation.
Le titre choisi par le poète pour son recueil les Fleurs du mal exprime déjà
la dualité par l'association "fleur" et "mal" : beauté, pureté s'opposent au péché,
au déchirement intérieur, à la torture de la passion, à l'ennui d'être au monde et à
la tentation du gouffre. Le Bien et le Mal, qui coexistent dans l'homme, doivent
coexister aussi dans l'art qu'ils nourrissent.
L'exaltation dans le mal, esthétiquement fécond, est une étape nécessaire,
purificatrice. Le poète fait une véritable apologie de la douleur dans la tradition
romantique : être poète c'est avoir une haute mission, mais c'est aussi être
maudit, incompris, condamné à une souffrance perpétuelle, tel l'Albatros, "vaste
oiseau des mers" :
"Le poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer !
Exilé sur le sol au milieu des huées

179
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."
Marcel Raymond dans son livre De Baudelaire au surréalisme considère à
juste titre ce recueil comme étant l'une des sources vives du mouvement
poétique contemporain dont vont évoluer les nouvelles tendances poétiques :
"une première filière, celle des artistes conduirait de Baudelaire à Mallarmé,
puis à Valery; une autre filière, celle des voyants, de Baudelaire à Rimbaud, puis
aux derniers venus des chercheurs d'aventures". Pour parler de son expérience
personnelle le poète fait toujours un effort de sublimation poétique, sa poésie
ayant le mérite de déréaliser un peu un réel trop présent, étouffant et
insupportable car le monde de l'art est en lui-même un "autre monde",
concurrent du monde réel. La poésie permet au poète de briser les chaînes du
réel et d'explorer d'autres champs spirituels, sensibles et sensuels qu'il porte en
lui-même.
Le monde semble être du côté de l'esprit qui le perçoit et l'organise en le
soumettant à lui. D'où la fameuse théorie des correspondances qui lient une
sensation à une autre en vertu d'une alchimie mystérieuse, d'une cohérence qui
est probablement autant dans la sensibilité du poète que dans un arrière-monde
"réel". C'est pour cette raison que sa poésie se produit dans un climat de
spiritualité traversé par un flux sensoriel. La perception sensible s'unit à
l'intuition d'une réalité surnaturelle, les correspondances prenant naissance au
niveau des sensations : "les parfums, les couleurs et les sons se répondent". Par
son désir de déchiffrer le mystère de la création par l'intuition des
correspondances et par l'analyse du symbolisme universel, Baudelaire annonce
Mallarmé.
Le recueil, parfaitement organisé, est formé de six sections de longueur
inégale, dont la plus riche est la première, Spleen et Idéal et dont chacune a une
place et une valeur précise dans l'ensemble. Il s'ouvre par le poème Au lecteur
qui annonce toute la substance du livre, qui en éclaire le titre et qui révèle la
dimension métaphysique de l'aventure poétique, c’est-à-dire le drame de

180
l'homme enfoncé dans le péché, mais rêvant de pureté et de vertu,
perpétuellement déchiré entre le Bien et le Mal et dévoré par le Spleen, nouvelle
forme du mal de vivre, ce "monstre délicat", "fruit de la morne incuriosité."
Dans la première section intitulée Spleen et Idéal, le corps et l'esprit du
poète s'affrontent constamment, le seul salut venant de l'Art et de l'Amour, seuls
capables de l'arracher au désenchantement et au dégoût existentiel. Ces deux
pôles, toujours présents dans son œuvre, ont la fonction de maintenir un état
permanent de tension et d'émotion. Baudelaire a préféré au terme de
« mélancolie » à celui de spleen, conçu comme forme exaspérée du mal du
siècle qui, par son aspect pathologique, illustre la détresse de l'âme, la solitude
morale, la souffrance et l'exil, l'obsession du temps et l'amertume existentielle. Il
n'est pas concentré que dans les quatre poèmes qui portent ce nom, mais il
définit aussi bien les pièces par lesquelles se termine le cycle : Obsession, Le
Goût du Néant, Alchimie de la Douleur, Horreur sympathique, l'Irrémédiable,
l'Horloge.
Ce premier cycle renferme donc le déchirement du poète entre la chute et
l'élévation, la première illustrée par le Spleen et la seconde par l'Idéal. Il
témoigne des présences féminines importantes pour Baudelaire, celle que la
poète appelle la "Vénus noire", et celle nommée la "Vénus blanche".
Le thème de l'Art reste important car l'Art apporte le salut possible; c'est
pour cela que Baudelaire fait la célébration de la beauté dont il ne connaît pas la
nature paradisiaque ou infernale :
"Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu
Si ton oeil, ton souris, ton pied, n'ouvrent la porte
D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!

181
L'Univers moins hideux et les instants moins lourds?
(Hymne à la Beauté)
La nature n'ayant plus de pouvoir consolateur pour Baudelaire, elle se
laisse quand-même déchiffrée par symboles qui ne cessent d'inciter l'homme. Le
poète a donc la mission de pénétrer dans cette "forêt de symboles" afin d'en
déchiffrer les hiéroglyphes, aspect fondamental de son esthétique :
"La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers".
Dans les sections suivantes, l'expérience du poète s'élargit dans un
itinéraire plus vaste. Le poète cherche l'apaisement dans l'exploration de la ville
(Tableaux parisiens) qui est l'image de la modernité et dont la vie secrète est
source de spleen. La nature étant abominable et inférieure à l'art, s'oppose à la
beauté artistique qui est une création éminemment humaine. L'artiste ne devrait
pas la prendre pour modèle, mais, au contraire, il a l'obligation de chercher dans
l'imagination qui doit être opposée au paysage naturel. La ville de Paris a pour
Baudelaire une existence fondamentale; il ne s'agit pas de la présence de
quelques thèmes citadins spécifiques, mais d'une présence mythique qui
s'exprime par la nature même de la poésie baudelairienne. Avouant qu'il est
incapable de s'attendrir devant les végétaux, le poète dresse un véritable
réquisitoire à la nature qui contraint l'homme au mal : "Le Mal se fait sans
fatalité; le bien est toujours le produit d'un art". Ces affirmations faites dans l'Art
romantique sont très importantes pour l'attitude de l'artiste envers la nature. Le
célèbre Rêve parisien reconstitue un paysage créé uniquement par l’homme.
Dans les cycles suivants, le poète cherche l'apaisement soit dans l'ivresse
procurée par les sensations raffinées (Le Vin), soit dans la débauche et la
perversion. Ces étapes ne sont que des tentatives poétiques d'échapper au spleen
par le voyage mental ou par d'excitants de toutes sortes dont il parle dans Les

182
Paradis artificiels. La consolation ne se réalise pas et le poète se tourne vers la
Révolte exploitant un thème romantique par excellence. Ne trouvant plus aucune
issue, le poète se sent attiré par la mort qui se présente à lui comme voyage :
"Plonger au fond du gouffre; Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!" (Le Voyage)
Ces vers traduisent l'expérience métaphysique du poète dirigée vers
l'inconnu qui conclut le cycle dont la structure dynamique comporte une ligne
ascendante, puis descendante vers la mort et le néant, dévoilant l'effort du poète
de se soustraire au mal qui est partout présent. Il y a donc chez Baudelaire
toujours présente cette double polarité positive et négative qui entretient la
tension perpétuelle entre l'immonde et l'angélique, la débauche et l'azur, la
détresse et l'harmonie. Il reste pourtant une puissante recherche de la
transcendance, une quête infatigable d'Infini. Cet Infini ne se donne pas, il reste
plutôt à espérer ou à regretter qu'à saisir véritablement, étant en réalité une lutte,
comme le prouve le poème Don Juan aux Enfers, par exemple. Il y a donc une
double tension : celle d'abord qui porte l'artiste à préférer l'extrême à la banalité,
et une seconde qui le pousse à compliquer la pureté du piment de l'impur, le
comble du laid avec une beauté inattendue et par-là même intense et nouvelle.
Au niveau du langage poétique, il s'opère fondamentalement une
révolution. Avec Baudelaire les frontières formelles entre poésie et prose
s'effacent, le poète devenant maître de la formule stylistique du poème en prose
(Spleen de Paris), initié par Aloysuis Bertrand. Baudelaire opère la révolution
dans la rhétorique romantique par le refus des métaphores qui se font remplacer
par des images, des symboles et des allusions elliptiques et par la contorsion
virtuose de la syntaxe. Il rejette l'image facile, familière et procède aussi aux
juxtapositions.
La "sorcellerie évocatrice" dont parle le poète est réalisée par le pouvoir
poétique des mots, par les groupements insolites, par la vigueur intense du
langage de même que par la singularité du lexique poétique.

183
La technique du refrain et de l'agencement personnel des vers dans la
strophe est spécifiquement baudelairienne telle dans Invitation au voyage :
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté
Luxe, calme et volupté".
Quant au sonnet baudelairien, à ce que constate Henri Morier, le poète a
écrit de faux sonnets sur 32 schèmes différents, ce qui illustre un effort notable
de renouvellement formel.
Perpétuellement déchiré entre les deux aspirations contraires, Baudelaire
illustre une nouvelle hypostase du poète maudit qui élargit d'abord le domaine
de la poésie en y annexant des sujets délaissés jusqu'alors la laideur, le péché, les
états morbides dont il fait un véritable principe artistique. Il sonde les abîmes de
l'âme humaine, évoque "la ménagerie infâme de nos vices", la haine, le crime, le
remords "qui vit, s'agite et se tortille".
Quant à l'appartenance du poète aux courants, Baudelaire reste romantique,
courant qu'il considère "l'expression la plus récente, la plus actuelle du beau". Il
est structurellement romantique par le continuel affleurement d'une sensibilité
très vive, l'exaltation du sentiment, l'inquiétude et le désespoir philosophique,
son goût de la couleur et ses images vigoureuses qui nous font songer à la
peinture de Delacroix. Les aspects parnassiens de sa poésie résident dans la
force et la densité de l'expression, notamment dans le choix de la forme fixe. Il
ne faut d'ailleurs pas oublier qu'il dédie ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier.
Son oeuvre contient déjà tout l'essentiel du symbolisme : richesse et acuité de la
sensation, aptitude à découvrir les secrètes correspondances du réel et du rêve,
imagination tourmentée, science de l'harmonie verbale.
Mais le recueil des Fleurs du Mal reste d'abord un livre-maître pour la
poésie postbaudelairienne tout comme Marcel Ruff le signale : "Baudelaire a
bien donné le coup de barre pour le redressement le plus important qui se soit
opéré jusqu'à ce jour dans les destinées de la poésie."

184
Arthur Rimbaud
(1854-1891)

Œuvres : Poésie (1891-posth. 1895), Une Saison en Enfer (1873), Illuminations


(1866)

« L’enfant terrible » du symbolisme, l’illuminé (R.Etiemble), « le


mystique à l’état sauvage » (P.Claudel), Rimbaud a eu une carrière poétique
fulgurante, coupée à vingt ans par un silence définitif et un égarement sans
retour et forme de révolte inaccomplie. La lecture de l’œuvre éveille une attitude
d’épouvante exaltée telle la révélation d’un miracle.
Vite devenu classique, Rimbaud est certainement le plus commenté des
poètes français à côté de Mallarmé. Sa vie courte et surtout l’énigme de son
silence ont incité sans cesse la réception critique qui s’est longuement
concentrée sur le mythe personnel. Les lectures de l’œuvre, thématiques,
psychanalytiques ou autres, ont tenté d’aboutir au sens de l’œuvre et, la plupart,
ont été réalisées dans la perspective du mythe de l’écrivain en deux directions
distinctes : l’une ayant en vue le poète maudit et l’autre le révolte.
Qu’on le considère d’une perspective ou de l’autre, Rimbaud reste le
grand magicien du langage, le vrai « alchimiste du verbe » et le novateur du
discours poétique. Tout comme la critique l’a observé, la révolte de Rimbaud est
exclusivement littéraire. Il est un poète qui recherche devant son lecteur et qui,
par son écriture, ouvre une ère nouvelle au langage poétique. Roland Barthes est
d’avis même que le langage poétique moderne existe dans la littérature française
à partir de Rimbaud et non pas à partir de Baudelaire, son texte marquant la
naissance de la poésie moderne.
Ses débuts poétiques se placent sous le signe de Hugo, de Musset, de
Baudelaire et des Parnassiens. Cette brève période s’achève en mai 1871,
lorsque ses conceptions subissent une mutation totale qu’il concentre dans les

185
deux lettres célèbres adressées, la première à Georges Izambard ( 13 mai ) et la
seconde, dite « du Voyant » ( 15 mai ) à Paul Demeny. Ce sont des déclarations
fulgurantes qu’il va illustrer par la suite dans Une saison en Enfer et les
Illuminations.
Le grand texte de la Lettre du Voyant définit le premier projet poétique de
Rimbaud et énonce d’abord la nécessité de se faire « voyant » « par un long,
immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Dans cette approche il n'y a
pas de tentative anarchique, mais le poète se propose plutôt un travail sur soi
pour se libérer de tout conformisme et de tout traditionalisme. Son esprit de
révolte contre la tradition semble avoir développé en lui un orgueil démesuré qui
le fait se croire un être à part, une sorte de surhomme capable de découvrir, sous
les apparences, le visage secret des choses. Ce travail d'auto connaissance lui
permet d'accéder à l'hypostase de "suprême savant". La signification de cette
appellation est que la poésie peut et doit être "connaissance productive du réel",
conquête de ce qui reste inaperçu ou ineffable, une liaison avec l'inconnu qui
fasse de la poésie un instrument de connaissance et peut être aussi une religion.
Pour Rimbaud, le vrai créateur de poésie doit être un facteur actif, ce que
le poète entend par le nom voyant : "Je dis qu'il faut être voyant, se faire
voyant." Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie. Il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les
quintessences". L'essentiel de l'acte créateur est qu'il est dirigé par la volonté
dans un programme bien établi et assumé. Ce programme semble même avoir
intéressé le poète plus que la création et il est sûr qu'il annonce toute l’œuvre
future.
Le poète doit avoir la capacité de vivre toutes les formes de la sensation, il
doit s'intéresser à tous les appels du monde à travers la sensation, il doit savoir
répondre à l'inspiration. Mais le poète doit surtout se faire voyant, ça veut dire
vouloir comprendre les possibilités de ses dons, ce qui devient possible par le

186
programme du "dérèglement de tous les sens". C'est un programme de
transposition directe de la réalité perçue à travers les sensations les plus aiguës
et variées, c'est une façon de vivre toutes les sensations possibles, pour accéder à
une autre mémoire qui est celle des sens. Celle-ci est plus durable que la
mémoire de l'intelligence et plus authentique, étant le produit de la vie affective.
Et cela grâce à la vue, dans une image (vision) qui est la représentation de tous
les états incités par les sensations. C'est par le biais d'une image, d'un
rapprochement violent et volontaire, d'autant plus beau qu'il rejoint des réalités
plus éloignées, que le poète peut voir "franchement", comme il s'en souvient
dans Alchimie du verbe du volume Une Saison en Enfer "une mosquée à la place
d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les
routes du ciel, un salon au fond d'un lac; les monstres, les mystères". L'aventure
du voyant commence par un échange sensoriel qui se réalise entre le poète et
l'extérieur au profit de la perception visuelle. La sensation retient chez Rimbaud
l'attention de l'observateur, d'abord par son acuité. Sans être durable, celle-ci est
capable de fonder la démarche poétique. Mais ce qui suit c'est le travail de
l'imagination conduite par la raison : le voyant quitte les objets pour
s'abandonner au processus imaginatif que la sensation lui a déclenché, il voit
l'objet par l'imagination, ce qui est déjà un acte volontaire. Le voyant se laisse en
proie à ce processus imaginatif qui le transforme en Créateur qui dirige son
activité psychique, tout en accomplissant son programme de "dérèglement de
tous les sens". R. Etiemble observe que, chez Rimbaud, "la sensation conduit à
l'invention d'un autre monde où souvenirs sensations détachées de l'ensemble
organisé et cohérent auquel ils appartiennent, entreront en des constructions
inédites".
Cette tentative en elle-même n'est pas complètement nouvelle car elle
rappelle Baudelaire dont les correspondances annonçaient probablement cette
recherche d'une ivresse inouïe de nouveaux espaces sensoriels et imaginaires.

187
C'est ainsi qu'une voyelle prend forme chez Rimbaud (le sonnet des
Voyelles) et devient le support de tout un registre associé de choses et
d'impressions :
"A, noir corset velu des manches
éclatantes
Qui bobinent autour des puanteurs ! cruelles (...)"
Le souvenir lui-même devient source de visualisation :
"Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main
de la campagne sur mon épaule et de nos caresses debout dans les plaines
poivrées."(Vie I)
Née d'une sensualité volontaire, la vision permet au poète de manœuvrer
le réel et de créer un autre monde où le moi poétique est à la fois metteur en
scène et spectateur de ses propres transformations.
De la sorte, l'univers poétique se présente chez Rimbaud comme un
spectacle ambitieux où chaque vision est la première pièce de toute une chaîne
d'hallucinations J.P. Richard analyse l'image du paysage rimbaldien et remarque
l'existence d'une pure "vision sans témoin", d'un "antipaysage"qui est "un libre
rassemblement d'objets dont chacun a désormais le droit de vivre séparément
son aventure".
Cette connaissance du monde par la vision produit une ivresse raisonnée
qui entraîne le bonheur d'une perception nouvelle l'euphorie d'un arpentage de
ce nouveau monde. En plus, le poète évoque des objets non encore poétisés.
Pour lui, le motif importe peu et chaque objet, humble, laid ou repoussant, est
capable de déclencher une "impression". Monet affirmait à peu près à la même
époque que l'important est moins pour lui le sujet du tableau que ce qui se passe
entre ce sujet et lui. Pour Rimbaud, de ce point de vue, tout est donc utilisable
parce que tout est singulier dans son rapport au poète qui le métamorphose.
La métaphore basée sur la libre association rejoint dans cette poétique
libre l'usage de l'onomatopée, du bout de dialogue, de l'ellipse et parfois de

188
l'enchaînement énigmatique qui nourrissent l'ambiguïté. Les mots inattendus, les
associations insolites ne manquent jamais dans la construction de l'image
poétique de Rimbaud, témoignant d'une poétique symboliste novatrice qui mise
surtout sur les effets du mot dans le contexte.
Dans la poésie aussi bien que dans la prose, les mots se groupent en
associations étranges, inouïes, suggérant les objets par les images le plus
souvent incomplètes, ambiguës. Le mot poétique lui-même devient ainsi
dépositaire de pouvoirs magiques : Rimbaud mise sur toutes les possibilités
évocatrices en vertu des associations qui élargissent le champ de suggestivité et
libèrent le langage.
Dans son évolution et dans sa logique, l’œuvre de Rimbaud part de ce
programme du Poète-Voyant et débouche sur le mystère d'Une Saison en Enfer
et surtout des Illuminations où on a l'impression que la forme même disparaît au
profit de la sténographie d'un délire. Le poète reste suspendu entre le présent et
l'avenir, entre le réel qui lui fournit la sensation et l'imaginaire, car le voyant ne
doit trahir aucun de ces deux mondes: il ne veut pas quitter le monde qu'il s'est
créé et il ne veut pas non plus nier le réel en s'installant définitivement dans le
monde imaginaire. C'est pour cela que le contact avec le monde créé n'est pas
durable et la rechute dans la réalité est immense : "Au réveil, il était midi."
(Aube)
Comme magicien du langage, le poète se compare très justement avec un
alchimiste à force de fonder des éléments disparates, pour en faire sortir l'image
éblouissante de la réalité vraie. Mais cette "alchimie du verbe "est à retrouver
surtout dans les poèmes en prose dont le langage est absolument neuf et où il
amalgame des termes rares, des expressions brutales, des images éclatantes à
peine entrevues où le discours même se constitue en un ruissellement
tumultueux et rapide qui émerveille et étourdit à la fois.
Dans Une Saison en Enfer, le poète constate l'échec de cette redoutable
aventure qu'il a voulu entreprendre dans les termes suivants : "J'ai essayé

189
d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de
nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien! je dois
enterrer mon imagination et mes souvenirs!" Il faut peut-être mettre en relation
cet échec reconnu au silence du poète en essayant de voir dans ce parcours
intense une démarche qui dépasse les frontières de la littérature et qui s'oriente
vers une vie renouvelée.
"Changer la vie", propose d'ailleurs Rimbaud et ça va être aussi le mot
d'ordre des surréalistes.

Stéphane Mallarmé
(1842-1898)

Œuvres : Hérodiade (1865), L’Après-midi d’un faune (1876), Poésies (1877),


Vers et prose (1893)

Bien qu’il ait voué toute son existence à la poésie, Mallarmé a produit
une œuvre fort mince : environ 1500 vers. Pendant toute sa vie, le poète
pratiqua un seul culte, celui de la Poésie et une seule religion, celle de l’Idéal.
Pour lui, la Poésie exige un don de soi total, un désintéressement absolu, ce qui a
fait que le poète fût entouré comme un prêtre, un saint et peut être un martyr de
la Poésie.
Comme Verlaine ou Rimbaud, Mallarmé a subi la double influence
poétique des Parnassiens et de Baudelaire. Théophile Gautier et Théodore de
Banville qu’il a côtoyés pour un certain temps au sein du groupe du Parnasse
contemporain lui ont ainsi appris le culte de la Beauté et de la pureté formelle.
Baudelaire surtout, qu’il découvre en 1861 par la lecture des Fleurs du mal, lui
révèle la nature d’un drame intime qui semble être le sien : celui d’une
douloureuse et apparemment insurmontable contradiction entre les contraintes
de la médiocre réalité et les utopies d’un idéal inaccessible. Cette seconde

190
influence est si forte sur Mallarmé que les premiers poèmes semblent n’être
souvent que d’habiles variations sur les grands thèmes baudelairiens (Le
Guignon, L’Azur, Les Fenêtres).
Malgré son inscription par Verlaine dans la ligne des poètes maudits
(1883), on aurait tort d’imaginer Mallarmé comme un solitaire. Au contraire, il
est retenu par l’histoire littéraire en liaison toujours avec tout un cercle d’amis,
de confrères et de disciples en écriture parmi lesquels Banville,
Coppée, Mendés, Villiers de L’Isle Adam, Leconte de Lisle, Zola, Maeterlinck,
Verhaeren, Henri de Régnier ou Valéry. Dans son modeste appartement de la rue
de Rome, il avait l’habitude de recevoir chaque mardi quelques amis. Ces
réunions finirent par s’amplifier et, de 1885 à 1894, les mardis de Mallarmé
attirèrent vite les maîtres du symbolisme, ainsi que des écrivains plus jeunes tels
Claudel, André Gide, Valéry. Au cours de ces soirées, on ne faisait guerre que
l’écouter. Cet écrivain que paralysait la vue d’une feuille blanche était un
causeur éblouissant et l’ascendant qu’il exerça sur la jeune littérature symboliste
tint à sa personne plus qu’à son œuvre.
Dans l’histoire de la poésie française, Mallarmé fait preuve d’un génie
novateur dans l’équilibre et la mesure. Aucun autre poète n’a mené à un si haut
degré la conscience de son métier. Peu lu et goûté presque uniquement par les
spécialistes, Mallarmé a le grand mérite d’avoir fait école qui a rayonné aussi
bien en France qu’à l’étranger. On a soutenu que le seul thème de sa poésie est
le thème de la création. Poussé par une extrême défiance de la facilité, habitué
par un travail minutieux du style à pénétrer jusqu’aux tréfonds des choses, le
poète a très vite conçu l’activité poétique comme la tentative d’atteindre, au-delà
des apparences, la réalité véritable. Ses poèmes sont des « variations sur un seul
sujet : celui de l’écriture envisagée sous tous ses angles et aspects, aussi bien a
partir d’elle-même, qu’a partir de son créateur, ce qui fait que l’œuvre de
Mallarmé se confonde avec la poétique (R. Etiemble).

191
Mallarmé a exposé cette poétique à maintes reprises dans des essais
souvent repris, polis et repolis, publiés parfois dans plusieurs variantes, mais
dont l’intérêt est capital pour la compréhension de sa pensée.
Sa profession de foi commence bien sûr par le reniement de la poésie du
passé, qu’elle soit classique, romantique ou parnassienne, descriptive,
sentimentale ou autre. Il manifeste à l’égard de la beauté formelle une grande
prudence, car, disait-il le beau vers est la pire des choses. Ce qu’il réclame en
premier lieu à la poésie est un certain mystère, car, pensait-il : « Nommer un
objet c’est supprimer les trois quarts de la substance du poème qui est faite du
bonheur de deviner peu à peu, le suggérer, voilà le rêve. » Et il ajoute : « C’est le
parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole » et encore : « Toute chose
sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère » (Hérésies
artistiques, 1862).
Considérant donc le mystère comme élément essentiel et le rendant par la
suggestion, Mallarmé confronte son lecteur à un texte hermétique en apparence,
mais qui l’oblige à un effort permanent de compréhension lui procurant la « joie
délicieuse » de participer à la création. L’hermétisme est, à l’avis de Mallarmé,
condition première du texte poétique : « Il doit y avoir toujours énigme en
poésie, et c’est le but de la littérature- il n’y a pas d’autres – d’évoquer les
objets ».
La poésie étant « avant tout rêve et chant », le langage poétique devra
être, évidemment, différent du langage commun, « immédiat et brut ; dépourvu
d’ambiguïtés. ». Il use utilise essentiellement des « notions pures » s’élevant au-
dessus du concret. Mallarmé, pour illustrer cette fonction de créer l’unicité qu’a
le langage poétique donne l’exemple célèbre du mot « fleur » suggérant, selon
les capacités de chacun, n’importe quelle fleur ou toutes à la fois. Ce type de
langage est infiniment plus riche malgré son manque de précision que ceux
concrets de marguerite, lys, etc. : « J’ai dit : une fleur ! Et, hors de l’oubli où ma

192
voix relègue aucun contour, musicalement se lève, idée même et suave,
l’absente de tous les bouquets ».
Coulé dans un « mot total, neuf, étranger à la langue et comme
incantatoire », qui est le vers, le langage poétique hésite entre « le sens et le
sonorité » éveillant dans l’esprit du lecteur une surprise émerveillée et les
prémisses d’une compréhension nouvelle. C’est ainsi que la poésie devient objet
de la connaissance car elle est « l’expression, par le langage humain ramené à
son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence. » Le
langage poétique serait capable de nous faire pressentir « la corrélation de la
Poésie et de l’Univers » Hanté par « le don de l’analogie » et possesseur d’un
langage poétique nouveau, le poète devient le médiateur de l’Absolu, satisfaisant
ainsi le rôle primordial qui lui revient.
Il est sûr que Mallarmé n’a pas atteint à cette maîtrise théorique du
langage parnassien à ses débuts (« Il n’y a qu’une Beauté, - et elle n’a qu’une
expression parfaite, la Poésie » (Lettre à Cazalis du 14 mai 1867). Il rend un
véritable culte à la Beauté (Hérodiade), il devient par la suite symboliste, mais
son obsession reste « l’art poétique où sa pensée s’épure (Las de l’amer repos,
Toute l’âme résumée) sans cesser de plaindre la stérilité de son esprit dans
Renouveau Le Sonneur, L’Azur, Brise marine, Le vierge , le vivace…
La pensée poétique évolue jusqu’à ce que Mallarmé affirme son ambition
d’accéder à la création pure, parfaite, totale, au grand Livre, expression unique
et synthétique de toute son expérience créatrice.
On a partagé la création poétique de Mallarmé en deux étapes distinctes,
délimitées par la crise spirituelle. Entre 1862 et 1865, Mallarmé cultive un
symbolisme clair qui annonce son drame futur par le désaccord entre le monde
idéal de l’azur et l’impossibilité d’y accéder : Les Fenêtres, L’Azur, Les Fleurs,
Angoisse, Brise marine etc.
A la sortie de la crise, après 1869, l’écrivain évolue vers une poésie
hermétique qui met en évidence la recherche de l’essence et traduit l’effort de la

193
pensée. C’est une étape qui commence par des poèmes plus longs tel Hérodiade
et l’Après - Midi d’un faune et d’une série de poèmes funèbres dont la direction
est marquée par Toast funèbre écrit à la mémoire de Théophile Gautier. Cette
étape s’ouvre vers la grande ambition du poète qui est la création du Livre
unique, expansion totale de la lettre, s’adressant à un public restreint, capable de
réaliser toutes les perfections possibles.
En analysant les étapes de l’évolution de la pensée poétique
mallarméenne, le critique Jean Pierre Richard observe que la première se trouve
sans le signe de la confusion du réel et du virtuel. C’est la période « édénique »,
illustrée, tout comme le critique le montre, par des poèmes de jeunesse qui
expriment la jouissance d’un monde immédiatement connu et possédé sous la
forme d’une joie spirituelle du paysage et de soi même. C’est l’étape où
Mallarmé ne cesse d’être hanté par l’idéal dont l’Azur devient le symbole. Mais,
très tôt, le poète perd sa confiance dans l’accomplissement de l’illusion : il sait
que l’azur existe, mais il apprend que celui-ci ne lui est pas accessible, qu’il se
refuse sans disparaître pour autant :
« De l’éternel azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
A travers un désert stérile de Douleurs. »
L’azur devient aussi, paraît-il, le symbole de la perfection poétique à
laquelle le poète aspire. Mais l’attirance devient hantise : L’Azur le regarde avec
ironie et le poursuit comme un remords vivant. Toute fuite devient inutile et
l’Azur, à force d’être cruel et indiffèrent, est une source permanente d’horreur et
de mépris. Dégoûtée elle aussi par l’indifférence ironique de l’azur, Hérodiade,
alter ego du poète, se réfugie dans un mépris solitaire :
« Mais avant, si tu veux, clos les volets,
Séraphique sourit dans les vitres profondes,
Et je déteste, moi, le bel azur ! »

194
(Herodiade)
Isolé dans sa solitude, de même que son héroine, après avoir découvert
l’écart insurmontable entre l’illusion et l’accomplissement de celle-ci, le poète
fait la découverte de la mort. Après la crise spirituelle, le poète qui a découvert
le non-être, vit pendant quelques années dans un état de déséquilibre, d’agonie
spirituelle, état qu’il appelle « une longue descente au néant » (Lettre à Cazalis,
mars 1866)… Hanté par l’absence, le poète découvre que rien n’existe de sa
pensée, ce qui fera le drame de son aventure. En réalité, la crise mallarméenne
est la crise de l’impuissance créatrice de la pensée et exprime le drame de la
condition humaine : l’homme a eu l’ambition de se mesurer à l’infini, mais, par
cela même, il a découvert sa solitude éternelle, l’ennui, le néant devant lequel le
ciel éprouve une indifférence hostile :
« Le néant à cet Homme aboli de jadis :
« Souvenirs d’horizons, qu’est-ce, ô toi, que la terre ? »
Hurle ce songe ; et, voix dont la clarté s’altère,
L’espace a pour fouet le cri : « Je ne sais pas ! ».
Cette permanente hantise de la mort fait le poète aspirer à la création de sa
pensée pure : La fenêtre, symbole cher à Mallarmé, reçoit de nouvelles
connotations : fermeture devant la hauteur, la fenêtre devient aussi ouverture
vers le moi, car l’être se reflète et se voit pur, guéri de l’épouvante du néant.
C’est par cet alter ego d’Hérodiade que Mallarmé illustre sa tentative de créer un
autre moi qui représente la poésie pure. Par son désir de garder sa pureté
virginale et sa beauté, Hérodiade exprime le charme unique de la solitude
glaciale d’un moi qui se reflète et pour qui cet acte devient l’unique raison
d’être:
« Et ta sœur solitaire, ô ma sœur éternelle
Mon rêve montera vers toi : telle déjà
Rare limpidité d’un cœur qui le songea,
Je me crois seule en ma monotone patrie

195
Et tout autour de moi vit dans l’idolâtrie
D’un miroir qui reflète en son calme dormant
Hérodiade au clair regard de diamant…
O charme dernier, oui ! Je le sens, je suis seule. »
Ce moi qui s’est créé illustrant une nouvelle existence, est de plus en plus
impersonnel au point de devenir un autre, comme chez Rimbaud.
Dans Igitur, poème en prose, Mallarmé développe l’aventure de la
création de sa pensée pure. Igitur, personnage abstrait, « descend les escaliers de
l’esprit humain, va au fond des choses ». En se jetant dans le gouffre, il défie le
destin et affirme son pouvoir. Après avoir accompli ce geste, il disparaît dans le
néant : en se mirant, il découvre sa dualité, ce qui le fait penser à l’expérience de
la mort comme nécessaire. En fait, il s’agit de l’expérience du suicide
philosophique : « Je vais m’oublier à travers lui (le double) et me dissoudre en
moi ». Se donnant la mort, Igitur se donne la vie, car il pense ainsi sauver son
rêve, le faire sortir du néant. Pour Mallarmé, le suicide symbolique d’Igitur est
le geste de l’artiste moderne de rendre l’œuvre vivante par la représentation de
sa propre pensée.
Guéri ainsi de sa crise, Mallarmé exalte l’idée, ce qui lui permet de
redevenir maître de soi. Son acte créateur sera une quête de la lucidité, une
recherche de la possibilité d’exalter l’Idée dans l’absence de l’objet. Une
poétique de l’absence présente prend naissance chez lui, exprimant l’ambition
du poète de forcer l’absence et d’en faire la source de la fécondité artistique. En
fixant pour but à la poésie d’évoquer les choses sans les montrer, par la seule
indication de l’effet qu’elles produisent, il a réhabilité l’obscurité qui peut être
artistiquement féconde à condition de ne pas aboutir à des énigmes insolubles.
Pour Mallarmé, comme plus tard pour Valéry, le vrai artiste est celui qui
trouve une méthode de travail poétique et les techniques capables de vérifier
toutes les possibilités d’expression.
Si nous imaginons l’acte poétique lui-même, la création dans l’intimité du

196
laboratoire poétique, nous nous rendons compte que tout d’abord un objet
s’impose à l’attention du poète. Cet objet fait diminuer l’importance de tout
autre objet environnant. Il est investi de toutes les suggestions possibles, tandis
que tous les autres en sont désinvestis. Isolé par le langage du reste des objets,
cet objet est projeté dans l’absence, représentant l’absence de l’élément concret
visé et la présence de l’idée de cet élément, les impressions que l’objet produit.
L’esthétique orphique de l’absence fait le propre de la poétique mallarméenne :
il revient au langage poétique de récupérer l’absence, par une succession
d’images qui, pour accéder à l’essence, sont épurées de plus en plus. Celles-ci
rendent évidente l’absence matérielle tout en la récupérant par l’idée. Dans ses
poèmes, Mallarmé réalise toute une série de confrontations de l’ensemble
intérieur d’un objet avec sa réalité extérieure, ce qu’il appelle explications
orphiques. Ce sont des opérations artistiques par lesquelles Mallarmé vérifie
l’absence par l’essence créée de l’absence même.
Les trois poèmes Eventail, Autre éventail et Eventail en sont un exemple
édificateur. Dans les trois poèmes, les multiples images représentent la forme, la
fonction, le mouvement et suggèrent l'objet matériellement absent. Le nom de
l'objet est évoqué dans les titres et deux fois seulement dans les poèmes mêmes,
chaque métaphore est confrontée sans cesse avec la présence réelle de l'objet, le
résultat étant celui escompté par le poète: la révélation de l'absence matérielle de
l'objet. La multiplication métaphorique récupère l'absence matérielle et rend
présent l'objet par ce qu'il a d'essentiel et de permanent.
Quant à sa réflexion sur le langage, Mallarmé fait d'abord une distinction
nette entre l'art évocatoire et l'art incantatoire. A l'avis de Mallarmé, le poète qui
pratique le premier ne fait pas de vraie création par ce qu'il se sert des mots
seulement pour montrer la chose.
Ce n'est que l'art incantatoire qui est le vrai car ce n'est que celui-ci qui se
propose de saisir les rapports des choses avec l'âme humaine. Pour Mallarmé la
poésie est découverte et connaissance qui éclaire les relations analogiques

197
universelles rendues par le langage.
Le travail énorme que Mallarmé a fait subir au langage poétique justifie
en fait le titre de fondateur de la modernité poétique que le poète a reçu. A de
nombreuses reprises, Mallarmé a montré l'originalité de la poésie par rapport
aux autres usages du langage, opposant ainsi le vers au "reportage": la poésie,
travail singulier d'un mot devenu à la fois énigmatique et multiple et, en face, le
discours habituel, l'expression simple d'un sens trop clair, le mot éteint, la
syntaxe banale. Mallarmé trouve la source du langage poétique dans le langage
commun car, dans son acception, la poésie véritable est l'enjeu des analogies:
"L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l'initiative
aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisée; il s'allument de reflets
réciproques, comme une véritable traînée de feux sur des pierreries, remplaçant
la respiration perceptible de l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
de la phrase." (Crise de vers)
Mallarmé affirme sa volonté de donner un sens plus pur aux mots de la
tribu. En désignant lui-même le travail et l'artifice de son écriture, il accepte
logiquement l'obscurité. Il répond de plus à la définition que les linguistes ont
donnée à la fonction poétique: faire interroger le langage sur lui-même, à la fois
sur son propre être (le matériel lexical, la structure de la phrase) et sur son
efficacité, sa capacité de produire un monde hors du monde, à dire l'absence de
ce qu'il dit.
La poétique de Mallarmé se base sur les modifications du langage
commun qui s'avère des fois si transformé qu'il semble avoir rompu tout contact
avec le réel. La littérature est le langage commun travaillé artistiquement qui
ouvre l'accès à l'essence, tout comme le poète l'affirme dans Crise de vers:
"Parler n'a trait à la réalité des choses que commercialement: en littérature, cela
contente d'y faire une allusion ou de distraire leur qualité qui incorpore quelque
idée".
Né du langage commun, le langage poétique est le résultat d'un processus

198
incessant d'épuration par lequel tout ce qui est impur et grossier dans
l'expression doit être éliminé.
Comme tout poète moderne, Mallarmé commence le travail poétique par
le renouvellement du mot. Le poète, mécontent de l'arbitraire du rapport qui
s'établit entre le signifiant et le signifié, se déclare à la recherche d'un autre
genre de rapport au niveau des mots qu'il trouve dans l'analogie. Selon lui, il n'y
a pas de signe d'une part et d'objet de l'autre, mais des analogies de signes et des
analogies d'objets. Le nouveau rapport que le poète découvre n'est plus celui du
mot à l'objet, mais des mots entre eux. Dans cette conception, le mot se présente
comme un ensemble organisé d'apparitions, à travers lequel surgit le réel qui
n'est plus représenté, reproduit ou transposé par l'écriture, mais produit, créé par
l'esprit comme unique possibilité de rappeler la notion pure. Le travail
mallarméen sur le mot met en évidence cette esthétique de l'absence: la parole
poétique s'anime au moment où la parole objective se tait, qu’elle devient
silence.
Luttant ainsi contre les mots au moyen des mots, contre la syntaxe
courante au moyen d'une syntaxe pliée aux lois du rythme, remplaçant la vieille
métaphore née d'une comparaison par des images engendrées à base des
analogies, créant même de nouveaux vocables au timbre mystérieux et suggestif
et repensant la grammaire, portant le vers libre à ses conséquences intimes,
visant à effacer les limites entre prose et poésie, Mallarmé est à la recherche d'un
mot total à caractère incantatoire dont il parle dans Crise de vers: "Le vers qui,
de plusieurs vocables, refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme
incantatoire, achève cet isolement de la parole." On peut dire que, par le mot
total auquel il aspire et qu'il cherche à travers l'exploration à l'infini de la
périphrase, la notion directe est éliminée au profit de la suggestion. Poète
symboliste, Mallarmé parvient à exprimer indirectement l'impression, ce qui
ouvre la voie au lyrisme indirect orienté vers l'objectivation. L'image devient
une façon toute personnelle de voir et de dire l'absence objectivement présente,

199
ce qui explique la tendance métaphorisante. Le lyrisme direct est détourné par la
multiplication des métaphores qui tendent vers l'image la plus pure des objets. Si
l'impression peut être détournée, dans ce type de discours, l'ambiguïté persiste.
L'hermétisme mallarméen est lui-même la conséquence de cette ambiguïté qui
est à son tour la source même de l’œuvre. Selon Maurice Blanchot, le poème de
Mallarmé est l'ambiguïté même à cause du fait que: "l'accomplissement du
langage coïncide avec sa disparition où tout se parle, toute est parole mais où la
parole n'est plus elle-même que l'apparence de ce qui a disparu et l'imaginaire,
l'incessant et l'interminable." (L'espace littéraire)
Toute la pensée poétique de Mallarmé nous apparaît comme un système
sans fissure, sans défaut, admirable dans le vœu de réaliser le Livre ou "Le
Grand Oeuvre" car tout comme le poète le souligne, "tout, au monde, existe pour
aboutir au Livre" (Propos sur la poésie) un Livre à caractère ontologique.
Tout comme ses poèmes le disent poétiquement, Toast funèbre, Prose
pour Des Esseintes et Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, toute l’œuvre
poétique de Mallarmé, singulière et originale, prouve l'effort de l'artiste de faire
de son art l'unique raison de vivre. La littérature est en fait un langage
d'exception qui ouvre l'accès à l'essence et qui arrache l'écriture au néant,
laissant parler les mots eux-mêmes: "L’œuvre pure implique la disparition du
poète qui cède l'initiative aux mots".
Certes, Mallarmé est un point de départ privilégié des renouvellements
poétiques du XXe siècle. S'il n'a pas eu de disciples dans le sens précis du terme,
il a eu du moins une riche postérité.

200
Paul Verlaine
(1844-1896)

Œuvres : Poèmes saturniens (1866), Les Fêtes galantes (1869), Romances


sans paroles (1874), Sagesse (1881), Jadis et naguère (1884), Parallèlement
(1889)

L’œuvre poétique de Verlaine témoigne d'abord d'une extraordinaire unité.


Parnassien à ses débuts, il prêche dans les Poèmes Saturniens la poétique de ce
groupe dénigrant l'Inspiration et se donnant pour tâche de travailler
minutieusement les vers. Avec ce premier recueil, les vers se libèrent des
entraves et s'épanchent en harmonies musicales et en rythmes personnels. Dans
Critique des Poèmes Saturniens (1890), il demande au poète "la sincérité et, à
ses fins, l'impression du moment".
C'est avec les Fêtes galantes, son deuxième recueil, que le poète s'affirme
comme voix particulière dans la poésie. C'est dans ce recueil qu'il fait preuve
d'un art original et qu'il cultive déjà une écriture symboliste affirmant l'unité de
la pensée et du langage d'un poète original.
Malgré les apparences parnassiennes, les principaux thèmes, les paysages
préférés, les audaces prosodiques recommandent déjà le poète qui vit sous le
signe de Saturne et qui se sent "poète maudit", se situant du côté de Baudelaire
et de François Villon. Le poète sait déjà qu'il ne saurait s'opposer à son destin
qui va le porter "De ça / De là /Pareil à là / Feuille morte", pendant que les
souvenirs du paradis de l'enfance se font voir dans : "Les Sanglots longs/ Des
violons/ De l'automne/ Blessent mon cœur/ D'une langueur/ Monotone..." On a
déjà le paysage verlainien si caractéristique, la tristesse incurable et inexplicable
qui se fait voir dans les lacs et les forêts. On y trouve aussi les éléments d'une
esthétique du clair-obscur qui sera de plus en plus évidente dans les recueils
suivants. La fusion de la sensation et de la rêverie fait le propre de cette

201
esthétique qui exclue les couleurs vives en faveur d'une poésie d'atmosphère où
domine "la nuance et non la couleur".
L'Art poétique publié en 1874 dans Jadis et naguère ne fait que confirmer
une expérience devenue déjà mure. Le poète offre par ce poème un manifeste du
symbolisme que toute la génération poétique de la fin du siècle a apprécié. Il y
déclare fonder sa poésie sur un certain impressionisme sensoriel et verbal où la
musique est replacée dans tous ses droits : "De la musique avant toute chose" et
où la rhétorique est à chasser : "Prends l'éloquence et tords-lui le cou!" Il affirme
sa préférence pour la nuance indécise au détriment de la couleur précise comme
seule expression du rêve.
Le poète va mettre en réalité cette nouvelle poétique qui lui permet de
faire avec les mots ce que les peintres tels Manet, Monet firent avec leur pinceau
ou d'autres encore, des musiciens comme Debussy, avec les subtilités de la
gamme. En s'adressant à ses contemporains, Verlaine leur enseignait : "N'allez
pas prendre au pied de la lettre mon Art poétique qui n'est qu'une chanson."
Mais la chanson est en fait la vérité de cette poésie dont Banville affirme :
"Parfois peut-être vous côtoyez de si près le rivage de la poésie que vous risquez
de tomber dans la musique." Verlaine est un manieur remarquable du vers impair
insolite et il en fait un instrument favori le vers de3, 5, 7, 9, 11 et 13 syllabes
semblent transcrire le mieux le rêve et la rêverie.
Les vers de 11 et de 13 syllabes, numériquement voisins de l'alexandrin,
mais très éloignés de lui par leur mélodie, obligent le lecteur à saisir leur
cadence propre, plus fluide et plus complexe. Même quand il est employé,
l'alexandrin devient purement musical. Paul Claudel disait de ces vers qu'ils "ne
sont pas formés par une mesure. Ce n'est plus un membre logique durement
découpé, c'est une haleine, la respiration de l'esprit ; il n'y a plus de césure, il n'y
a plus qu'une ondulation, une série de gonflements et de détentes."

202
Si l'alexandrin classique a quatre accents, Verlaine en fait très souvent
trois en le disloquant par des coupes et des rejets hardis. Cependant, modéré
dans ses audaces, il n'ira jamais jusqu'au vers libre des symbolistes.
Quant aux rimes, il est tenté un moment par les rimes difficiles, mais finit
par préférer la rime "assagie", dénonçant la rime riche comme procédé
antimusical. Il pratique parfois l'assonance où il se libère de la règle d'alternance
des rimes masculines et féminines.
Il conserve donc la rime, mais l'assouplit, introduit des rimes intérieures,
des allitérations ou des dissonances subtiles. Le rythme de la phrase poétique
échappe aux règles de la rhétorique, à la syntaxe de la langue littéraire, devenant
à la fois émotionnel et musical. Les tournures de la langue parlée accroissent
l'impression d'intimité et l'impression générale que nous reconnaissons dans le
vers de Verlaine. Une voix inimitable révélant une sensibilité outrée, partagée
entre la volupté et l'anxiété, entre l'appel des plaisirs et le bonheur paisible et
serein est à entendre partout.
La rêverie acquiert droit de cité dans cette poésie située à la frontière du
rêve et du réel. La sensualité empêche le poète de renoncer tout à fait à ce que le
réel lui fournit et, déçu, il se réfugie dans le songe.
L'état de rêverie, très fertile pour la poésie, naît d'une contradiction
perpétuelle qui berce l'âme verlainienne dans une angoisse insouciante qui
exprime à sa façon le caractère vaincu et épuisé d'une époque fin de siècle.
Verlaine illustre toute une génération poétique marquée par le déséquilibre qui
aspirait sans désirer, qui aimait ou souffrait sans savoir pourquoi :
" C'est bien la pire peine
De ne savoir pourqoui
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine!"
C'est pourquoi le poète se transforme des fois en spectateur de ses états
d'âme. Si l'angoisse est sans raison, le désespoir est lui aussi privé d'inquiétude.

203
Le poète déclare être "las de vivre,/ ayant peur de mourir" ( L'Angoisse) et il n'a
point de curiosité devant l'inconnu. Au contraire, tout passif, il attend
l'événement extérieur. La rêverie est associée au foyer et à la douceur :
"Le foyer; la lueur étroite de la lampe;
La rêverie avec le doigt contre la tempe
Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés;
L'heure du thé fumant et des livres fermés;
La douceur de sentir la fin de la soirée;(...)
Oh! tout cela mon rêve attendu le poursuit
Sans relâche; (...)"
(Le foyer, la lueur)
Ces attitudes illustrent une esthétique de la passivité, de l'impossibilité
même devant la souffrance ("faisons des vers émus très froidement"). Ce qu'il
considère important pour un poète c'est "la sincérité et, à ses fins, l'impression
du moment" (Critique des Poèmes Saturniens). Moins importants semblent être
les procédés car : "Tout est bel et bon qui est bel et bon, d'où qu'il vienne et par
quelque procédé qu'il soit obtenu. Classiques, romantiques, décadents,
symbolistes, assonants ou, comment dirais-je, obscurs exprès, pourvu qu'ils (...)
me charment, font tous mon compte" (Lettre à Francis Viélé-Griffin, 1887) ou
bien : "ce qui est beau et bon est bon parce que et quoique. Voilà je pense une
formule à n'embêter personne et ce serait la mienne si j'en avais" (Lettre à
Gustave Kahn, 1887)
Verlaine semble être conscient de l'unité inextricable de son oeuvre, tout
comme il affirme dans Critiques des Poèmes Saturniens : "...les Paysages tristes
ne sont-ils pas en quelque sorte l’œuf de toute une volée de vers chanteurs,
vagues ensembles et définis, dont je suis peut-être le premier en date oiselier?"
L'univers poétique verlainien est original d'abord par la fusion de la
sensation et de la rêverie d'une conscience toujours en éveil douloureusement
sensible aux coups de l'existence. C'est un univers pittoresque, fait de paysages

204
nocturnes enveloppés de pâles rayons lunaires (Promenade sentimentale, Clair
de lune) où les paroles sont chuchotées, vagues et imprécises, dans une
atmosphère de fête galante à la Watteau où l'amour règne en maître, fait de
sérénades, de caresses légères et de regards furtifs, de mélancolie et de regrets.
(Il pleure dans mon cœur, Il faut, voyez-vous..., O triste, triste était mon âme).
Dans l'univers verlainien, le Bien et le Mal s'opposent sans s'affronter dans une
poésie d'atmosphère qui traduit la destruction de l'harmonie du dire et du vivre.
Par cela, cette oeuvre répond à l'exigence idéale de l'art : l'unité du vécu et de la
parole.
Nul autre poète que Verlaine n'a réuni dans son écriture l'harmonie du
langage et le désaccord affectif dans un discours qui se constitue en un chant
discret et doux traduisant des impressions de préférence indécises.
Le symbolisme de Verlaine ne peut être envisagé que dans l'unité
indissoluble qui existe entre le langage et l'idée et surtout entre les structures du
langage poétique et les structures thématiques.
On peut dégager trois aspects de cette poétique étroitement liés aux trois
niveaux de structure thématique et faisant référence aux travaux verlainiens sur
le langage poétique : l'aspect musical, l'aspect suggestif et l'aspect pictural.
Les travaux verlainiens sur la musicalité développent le thème de
l'évanescence. Les travaux sur la suggestivité du langage font naître le thème de
la dissolution alors que les travaux sur la représentation picturale englobent le
thème du vague.
Prenant en discussion l'aspect musical on doit observer que la musicalité
du langage verlainien en tant que résultat du travail poétique sur le vers exprime
le thème de l'évanescence, de la disparition graduelle de l'intensité des
sensations jusqu'à leur confusion. Le vers se libère de toute rhétorique et
échappe aux rigueurs parnassiennes pour exprimer tout d'abord le balancement
des états d'âme du poète oscillant entre l'indétermination et l'acuité. De la sorte,

205
le vers verlainien se présente comme une incantation née de l'harmonie de
l'expression et du désaccord affectif.
Les travaux que le poète a entrepris sur le langage poétique pour le rendre
musical visent les trois niveaux du poème : le mot, le vers, la phrase et la
strophe. Quant au premier niveau, pour Verlaine c'est la sonorité du nom qui
compte plus que la chose elle-même. Désémantisés, les mots s'attachent par
leurs sonorités aux sensations, réalisant les romances sans paroles.
Quant au vers, il faut observer que l'effet musical prend ses sources
surtout dans le jeu des rimes et dans l'emploi des rythmes impairs. Il y a chez
Verlaine une large variété de rimes qui entrent en un jeu subtil des sonorités qui
s'opposent ou se répondent réalisant l'harmonie inévitable des poèmes-chansons.
Très souvent dans les poèmes de Verlaine la phrase n'est pas limitée au
vers, ce qui se réalise par l'enjambement. Les vers s'organisent dans des phrases
poétiques et dans des strophes arrangées autrement que dans la poésie classique.
C'est ce qui fait l'aspect fort de cette poétique dont la réussite réside justement
dans le travail sur les mots. Cette musicalité fondamentale de l'expression
détourne le discours poétique verlainien du ton déclamatoire ou pathétique en
faveur d'un langage où le rêve et la sensation fusionnent et s'effacent
graduellement. Il y a chez Verlaine un mélange de sensation, de souvenir,
d'affectivité et de sensibilité. On a observé que le souvenir a un rôle de
catalyseur faible qui entretient l'affectivité. Suscités par un souvenir inefficace,
les sentiments se transforment en une suggestion de sentiments par laquelle les
aspirations s'avèrent vaines, la tendresse gratuite et la tristesse sans raison.
La conception érotique verlainienne rime bien à cette évanescence car
aimer et souffrir d'amour chez le poète coexistent avec l'inutilité d'un sentiment
voué à l'anéantissement parce qu'évanescent et confus. L'amour est présent par
l'évocation d'une silhouette fantasmée :
"Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue et que j'aime et qui m’aime

206
Et qui n'est chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend."
L'amour est sans vigueur, étant donné qu'il s'efface dans le temps et dans
l'espace tout comme la sensation et le souvenir.
Dans Clair de lune l'image de la chanson d'amour fusionne avec l'image
de la lune :
"Tout en chantant sur le monde mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune:"
Plus tard, dans Sagesse le poète transforme l'amour humain en aspiration
religieuse qui fait renaître un cœur qui a "longtemps erré dans la corruption
contemporaine, y prenant sa part de faute et d'ignorance." (Préface au recueil)
L'aspect suggestif reste fondamental. Pour Verlaine la suggestivité réside
dans la nature même du langage qui ne mise plus sur le sens du mot, mais sur sa
signification dans le contexte. L'écriture verlainienne est une écriture poétique
par excellence, où le jeu de mots devient jeu du mot et de l'allusion au mot.
Poète symboliste, Verlaine ressort les mots de sous l'empire de la pensée
pour les attacher à l'univers des sensations. La matière verbale devient
suggestive par les sonorités, par les allusions, par l'ambiguïté du verbe. Le mot
est dépourvu de son sens concret et le texte s'organise sur le principe de la
dissolution de la poésie qui se perd dans le rêve, par l'absence de l'objet et du
sujet.
Le chant de la pluie qui tombe goutte à goutte sur une âme attristée est
rendu par une mélodie très suggestive :
"Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur?(...)

207
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure
Quoi? Nulle trahison? Ce deuil est sans raison."
Dans la première strophe, les modulations obtenues par "en" et "eur"
effacent la distinction entre l'état d'âme et le paysage et le poète obtient les
mêmes effets dans la troisième strophe.
Chez Verlaine les objets tendent à perdre contour, tendent à devenir
allusions d'objets, pulvérisés à la manière de l'être poétique.
La nature elle-même est le cadre où l'être se perd, s'efface, devient
incapable de prendre forme pour se retrouver ou pour chercher appui.
Le moi lyrique reste prisonnier des sensations et s'efface avec elles, tout en
flottant dans l'incertitude et le vague, là où il n'y a plus d'espace où de temps et
où le poète se laisse porter :
"De ça; de là,
Pareil à la
Feuille morte."
En analysant la poésie verlainienne, J.P. Richard a saisi dans son étude
Poésie et profondeur les étapes de la dissolution du sujet poétique juqu'au
moment où il perd son identité : dans un premier temps, l'être est sujet à une
perte de caractère et de fermeté, ce qui implique le sentiment de solitude et le
penchant de l'errance; dans un deuxième temps, plongé dans l'incertitude, l'être
poétique flotte telle la feuille morte portée par le vent. Cette incertitude implique
un état d'inquiétude qui, tout en laissant tomber sur le passé une sorte de voile
qui rend l'être apathique, amnésique et le laisse errer dans un temps vide.
Epuisé, l'être perd son identité, la sentimentalité devient neutre, regardée du
dehors. Le moi n’éprouve rien directement, il ne souffre pas, il ne se lamente
pas, mais il constate la présence d'un état d'âme qu'il est incapable de s'attribuer :
"Cette âme qui se lamente
En cette plainte dormante

208
C'est la nôtre, n'est-ce pas?
La mienne, dis, et la tienne,
Dont s'exhale l'humble ancienne
Par ce tiède soir, tout bas?"
(Ariettes oubliées I)
La lassitude de vivre et la peur de mourir comme attitudes affectives
maintiennent chez Verlaine la construction fondamentale de la poésie nourrissant
le spleen verlainien défini comme flottement dans la vague :
"Qu'est-ce que c'est ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin?
Qu'as tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin?"
(Ariettes oubliées II)
La poésie de Verlaine aboutit à l'âge de la maturité à un jaillissement si
spontanée et si peu recherché qu'on a souvent l'impression d'entendre une
chanson populaire.
Quant à l'aspect pictural, il faut observer que le visuel occupe aussi une
place importante dans la poétique verlainienne et ouvre un avenir au langage
dans le sens qu'il tend à rendre visuel l'évanouissement graduel de tout point
fixe, de toute présence objective et subjective. Ce processus se réalise aussi par
la présence de la couleur. La critique a observé que l'impressionnisme de la
poésie de Verlaine est lié au visuel, à l'emploi de la couleur indécise et
imprécise.
Un paysage fait de nuances exclut l’épithète de couleur criarde ou les
tonalités trop sonores. Verlaine a aimé suggérer et non pas décrire, en ayant
recours à des procédés qui auraient été condamnés par la prosodie classique. Or,
pour réaliser "la chanson grise où l'Indécis au Précis se joint", il a préféré et

209
recommandé l'impair juste parce qu'il rend plus souple la césure. L'amour de
Verlaine pour la peinture est bien connu. Dans de nombreux poèmes, tels ceux
des Poèmes Saturniens, la sensation visuelle tend à rivaliser avec la sensation
auditive pour soutenir ensemble la rêverie :
"Surtout les soirs d'été: la rougeur du
couchant
Se fond dans le gris bleu des brumes
qu'elle teinte
D'incendie et de sang, et l'angélus qui
tinte
Au lointain semble un cri plaintif se
rapprochant"
(Dans le bois)
Même si le poète préfère la nuance, celle-ci est également un produit de la
couleur. Certes, Verlaine n'est pas un coloriste à la façon des peintres
impressionnistes; cependant, comme chez eux, il y a chez Verlaine des couleurs
qui s'individualisent de la décomposition de la lumière. La couleur la mieux
individualisée est le jaune qui, représentant la mort de l'éclat, reçoit toutes les
nuances possibles. Dans la poésie de Verlaine tout est blême, pâle, très vague
comme "le soleil parmi la brume qui se lève".
L'esthétique du précis et de l'indécis se réalise au niveau du langage par
l'emploi des adjectifs qui rendent l'objet flou et imprécis : « pâle », « blême »,
« frêle », « gris », « incertain », « vague » etc...qui accompagnent des noms
d'objets précis : « Nénuphars blêmes », « main », « frêle », « refrain incertain »,
etc. Souvent le paysage entier ressemble à un voile terne qui enveloppe l'être
poétique passif et dissimule le désaccord du moi par une harmonie de couleurs
diluées qui lavent les contours.
La modernité de Verlaine vient aussi de cet essai du poète de rivaliser
avec les arts. De toute façon, dans un paysage littéraire dominé par la poésie

210
parnassienne, le poète réalise un art d'une musicalité fluide et intime où l'aveu
murmuré rencontre le repentir candide. Simple, spontané, naturel, adversaire de
la rhétorique et de l'emphase, de la tyrannie de la rime et des formes fixes,
Verlaine utilise les refrains naïfs de la poésie populaire et en emploie les
assonances. Il est aussi le créateur d'un paysage affectif, d'une atmosphère
typique, crépusculaire, estompée, baignée en clair de lune. Même s'il ne semble
pas s'être rendu compte de la place exacte qu'il tenait dans l'histoire des lettres,
ne laissant pas d'héritiers en France, Verlaine reste un poète de grande originalité
et sincérité dont les échos se poursuivent jusqu'à Apollinaire ou même plus tard.

211
IV. TENDANCES À LA FIN DU SIÈCLE

1) Le roman

Vers 1887 le naturalisme avait abouti à une impasse. La plupart des


romanciers de la fin du siècle décident de renouveler le roman par le choix de
sujets et de personnages pris des milieux aisés, aristocratiques ou cosmopolites,
ce qui fait que leurs romans deviennent psychologiques.
Le roman de mœurs cède le terrain au roman d'analyse. Paul Bourget qui
était le principal rénovateur, déclarait qu'il ne voulait cependant pas "refaire
Adolphe mais l'enrichir de la complication nerveuse d'aujourd'hui." Paul Bourget
se livre dans ses premiers romans à une étude poussée de la multiplicité du moi.
(Cruelle Enigme; Un crime d'amour; Mensonges; Le Disciple). La dualité des
personnages se résout chez lui en crises de conscience. Il s'applique aussi à
l'étude des maladies morales dans certains romans à thèse.
La fortune du roman à thèse est illustrée aussi par la carrière de Maurice
Barres. Le roman d'analyse lui doit d'ailleurs l'exaltation de l'individualisme.
Ainsi dans la trilogie Le Culte du moi l'accent est mis sur l'âme ancestrale et sur
l'histoire. Sa seconde trilogie Le Roman de l'énergie nationale est un réservoir
d'instruction morale pour la génération nationaliste.
Anatole France retrouve la tradition du conte philosophique, de la fiction
allégorique, du mythe et de l'utopie. Il attaque aussi les questions morales dans
ses romans: Le Crime de Sylvestre Bonnard, La Rôtisserie de la reine,
Pédauque. France finit par donner ses préférences au socialisme. Son amertume
de la société bourgeoise revient en des pages de pamphlet dans L'Ile des
Pingouins et La Révolte des anges.
Le retour sur l'enfance fait le charme du roman Poil de Carotte qui a valu
à Jules Renard une juste notoriété.

212
Personnaliser le roman a été l'une des grandes ambitions de la génération
de 1885. Avec Pierre Loti, le roman personnel s'inscrit dans le prolongement du
journal. Ses romans sont: Le Mariage de Loti, Le Roman d'un Spahi, Madame
Chrysanthème.
Un autre "seigneur des lettres" est Barbey d'Aurevilly. Par son goût de
l'extraordinaire, par les feux de sa fantaisie, l'auteur des Diaboliques exhortait
les jeunes écrivains à dépasser le naturalisme pour s'engager en une direction
idéaliste.
Huysmans dépasse le naturalisme après avoir présenté l'échec du couple
bourgeois dans le roman En ménage et donne une oeuvre saturée d'esthétisme. A
rebours est un véritable catalogue de modes artistiques qui se partagent l'empire
de l'artificiel. Roman d'analyse psychologique, roman à thèse, roman livresque,
roman d'imagination, roman exotique, roman personnel, roman mythe - il résulte
que le roman a pris conscience de sa nature expansive et protéiforme.

2) Le théâtre pendant la seconde moitie du siècle

Le théâtre, profitant des rapides progrès de la technique qui facilitent la


réalisation des spectacles, autant que le désir de divertissement d'un public
toujours plus vaste et plus mobile, connaît sous le Seconde Empire et pendant la
Belle Epoque un essor inouï, surprenant par la variété et la complexité de ses
tendances qui portent sur : la floraison des genres faciles (vaudeville, opérette);
le triomphe de la comédie; la tentative de renouvellement dans la ligne du
réalisme et du naturalisme d'abord et du symbolisme ensuite; le renouveau du
drame romantique et les manifestations d'avant-garde.
Les représentants de la comédie réaliste sont : Emile Augier, Alexandre
Dumas –fils, l’auteur célèbre d’un seul roman, La Dame aux camélias, et
Eugène Labiche.

213
Les auteurs qui illustrent le vaudeville sont :Eugène Scribe et Victorien
Sardou.
Le théâtre naturaliste est représenté par : Henri Becque (Les Corbeaux,
La Parisienne) et Octave Mirbeau (Les affaires sont les affaires)
Mais la vogue du théâtre naturaliste est due surtout à André Antoine,
fondateur du Théâtre Libre qui élimina du théâtre l'artificiel et la déclamation.
Les symbolistes dont le nom le plus important est Maurice Maeterlinck
(Pélléas et Mélisande, L'Oiseau bleu) aspirent à réaliser un art "synthétiste et
idéaliste, un prétexte au rêve ».
Alfred Jarry crée dans Ubu roi un héros de bande dessinée, caricature de
l'imbécillité, manifestation des puissances inconnues et inconscientes refoulées
dans le moi, un anti-héros. L’auteur est le grand précurseur du théâtre de
l’absurde.
Edmond Rostand ramène en arrière le théâtre à l'époque révolue du
romantisme. Son chef-d’œuvre Cyrano de Bergerac qui a joui d’un grand
succès présente des personnages anachroniques, trop sensibles à l'héroïsme, de
facture cornélienne. Ce qui reste important pour ce roman dans l’actualité est
l'inégalable verve gauloise et la beauté morale des héros.

214
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE DU COURS

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216
TABLE DES MATIERES

I.1. LE XIXE SIECLE: UN SIECLE HISTORIQUE ET CULTUREL..3


a) Traits du siècle historique................................................................9
b) Traits du siècle culturel...................................................................13
2. Le passage du XVIIIe siècle au XIXe siècle.............................................16

II. LA PREMIERE MOITIE DU XIXE SIECLE....................................23


1. LE ROMANTISME........................................................................23
a) Le roman romantique................................................................32
b) George Sand (1804-1876).........................................................45
c) Le théâtre romantique...............................................................49
1.1. Les grandes figures du romantisme..........................................56
Alphonse de Lamartine (1790-1869)............................................56
Alfred de Vigny (1797-1863)........................................................61
Alfred de Musset (1810-1857)......................................................67
Victor Hugo (1802-1886).............................................................73
Gérard de Nerval (1808-1855)......................................................80

III. LA SECONDE MOITIE DU XIXE SIECLE.....................................87


A. LES GRANDS COURANTS DE LA SECONDE MOITIE DU
SIECLE............................................................................................90
1. LE PARNASSE...............................................................................90
2. LE REALISME...............................................................................96
3. DU REALISME AU NATURALISME.........................................149
4. LE NATURALISME : EMILE ZOLA...........................................154
5. DECADENCE ET SYMBOLISME...............................................166
6. LE FANTASTIQUE FRANÇAIS AU XIXE SIECLE...................170
B. LA POESIE DE LA SECONDE MOITIE DU XIXE SIECLE.........175
217
Charles Baudelaire (1821-1867)..................................................175
Arthur Rimbaud (1854-1891)......................................................185
Stéphane Mallarmé (1842-1898)..................................................190
Paul Verlaine (1844-1896)...........................................................201

IV. TENDANCES À LA FIN DU SIÈCLE..........................................212


1. Le roman........................................................................................212
2. Le théatre pendant la seconde moitie du siecle........................213

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE DU COURS..........................................215

218

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