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) Dictionnaire de l’immigration
en France, Paris, Larousse, 2012. (pp. 357-366).
racisme
Il n’existe pas de définition consensuelle du mot « racisme » et la plupart des
analystes sont mécontents de celles qu’en proposent les dictionnaires.
Au moins les historiens s’accordent-ils pour situer l’apparition du mot (à ne pas
confondre avec le fait) au détour des XIXe et XXe siècles et sa diffusion après la
Seconde Guerre mondiale. C’est à partir des années 1930 que le terme est utilisé pour
dénoncer les projets politiques fondés sur une doctrine « raciale », en particulier celui
du national-socialisme.
Cette apparition fort récente du terme « racisme » peut paraître surprenante. En effet,
si quelque chose semble bien traverser le temps et l’espace, c’est bien la méfiance, le
mépris, l’hostilité entre peuples qui se voient comme différents. Ainsi Beaucoup de
gens pensent ils que le racisme est, en fait, un phénomène universel, « aussi vieux
que l’humanité ».
Or cette aversion correspond plutôt à ce que les sciences sociales nomment
« xénophobie ». Celle-ci a deux composantes. La première est l’adhésion spontanée,
intellectuelle et affective, aux us, coutumes et croyances de son propre groupe et la
tendance à les valoriser : l’ethnocentrisme. La seconde est la propension à mépriser
les modes d’être, de faire, de penser et de croire des peuples avec lesquels, pour une
raison ou une autre (transit, échange, migration, rivalité, guerre) une relation s’est
engagée, de longue ou de fraîche date. La xénophobie – pas plus que de multiples
autres types de perception ou de sentiment négatifs – ne renvoie ni littéralement, ni
allusivement, à la notion de « race ».
Inventorier. La description des peuples est une activité fort ancienne à laquelle se sont livrés
voyageurs, géographes, diplomates, « conquérants » et « savants »… Les
dénominations choisies ont été longtemps à connotation géographique (ibères,
europeus, asiaticus…), parfois associées à une couleur (albus, rubescens…). Dans
ces témoignages, et dans les écrits de ceux qui les commentent, ces peuples sont
toujours caractérisés autant par leurs moeurs, leur « caractère naturel » (inconstant,
irascible…) que par leur aspect physique, sinon plus.
C’est avec les Lumières et l’essor des sciences naturelles qu’est venue l’idée d’un
classement généralisé de l’humanité, chaque homme devant entrer dans une catégorie
(qu’on la nomme alors espèce, variété, race ou tout simplement homo, suivi d’un
adjectif, ainsi de l’homo monstruosus, catégorie où Linné range, en 1755, les géants,
les hommes-singes, les hommes-loups, etc.). Aux dénominations parfois fantaisistes
Véronique De Rudder, « Racisme », in Laacher Smaïn (Dir.) Dictionnaire de l’immigration
en France, Paris, Larousse, 2012. (pp. 357-366).
(ou intéressées, dès lors qu’elles servaient la colonisation) succède une classification
systématique (taxinomie), à laquelle s’attellent diverses disciplines : l’anthropologie
physique, en plein développement, mais aussi l’anatomie, la médecine, l’ethnologie,
l’histoire, la philologie…
Durant plus d’un siècle (XIXe-XXe) à l’aide d’une multitude de mesures et de critères,
cette entreprise raciologique a compté, caractérisé et ordonné des « races », des
« sous-races » et des « groupes raciaux », sans parvenir à l’unification des savoirs
dont elle se prévalait. La distribution obtenue au regard d’un trait physique (par
exemple la texture des cheveux) ne correspondant généralement pas à celle obtenue à
partir d’un autre (par exemple le prognathisme), ni l’une ni l’autre n’ayant de relation avec
des modes de vie ou des productions culturelles, il n’a résulté de cette immense
mobilisation et de ces interminables discussions qu’un grand désordre. Jusqu’à ce
que la biologie se déleste, dans les années 1970, de l’idée même d’appliquer la
catégorie « race » à l’espèce humaine (Ruffié Jacques, Leçon inaugurale au Collège
de France, chaire d’anthropologie physique, 1972).
Privée de son fondement naturel par les sciences qui étaient supposées le démontrer
(et qui s’y sont longuement appliquées), l’idée de « race » est apparue pour ce qu’elle
était : une chimère. Au contraire de ce qu’affirmait Gobineau en 1855 et après lui
tant de doctrinaires du racisme (Gustave Le Bon, Vacher de Lapouge, etc.), la
« race » n’explique pas l’histoire humaine, car c’est au cours de cette histoire ellemême
que se situe l’origine de la catégorisation des hommes en « races »
prétendument naturelles. Ce qui est premier, dans cette intrigue, c’est le racisme. La
« race » est un mythe dont l’unique fonction est de le conforter.
Hiérarchiser. Contrairement à une idée répandue, les « races » n’ont jamais été considérées
comme des groupes strictement biologiques. et la catégorie « race » n’a jamais été une
propriété privée des sciences naturelles, qui ne l’ont pas inventée à leurs propres fins
et, tout au contraire, l’ont puisée à la fois dans le langage courant et dans la littérature
savante. Elles l’ont trouvée notamment chez des intellectuels pour lesquels c’est dans
les origines que s’enracine la valeur physique et morale des êtres humains. Réelles
ou imaginaires, ces « origines » sont au principe de l’idée de « race », muée en
facteur explicatif et justificatif des rapports de pouvoir, entre classes sociales,
d’abord, entre peuples, ensuite. Au début du XVIIIe siècle (1727, dans une publication
posthume) Boulainvilliers prétend que les nobles, parce qu’ils descendent des beaux
et forts envahisseurs francs ont vocation à commander aux roturiers, qui descendent,
eux, des Gaulois vaincus, incapables de se diriger eux-mêmes. C’est contre ce mythe
aristocratique que les révolutionnaires ont inventé le cri de ralliement « nos ancêtres
les Gaulois » – formule, muée en slogan, répétée ad nauseam, et de façon totalement
décontextualisée, en particulier dans les colonies françaises, à des peuples qui, non
seulement ignoraient cette histoire, mais en vivaient une autre, brûlante, immédiate,
faite de conquête, de spoliation, de dépossession, d’asservissement. Elle est ainsi
devenue – triste retournement – emblématique de la domination coloniale. Et en
1885, Jules Ferry appelle à la conquête coloniale en ces termes : « Il y a pour les
races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de
civiliser les races inférieures ». Un siècle et demi sépare ces deux « manifestes », qui
attribuent aux dominants une supériorité héréditaire.
De « l’indignité nationale »
D’abord limité au monde des « autres », le racisme s’est aussi imposé « à usage
interne », si l’on peut dire, au XIXe siècle, dans le cadre de la montée des
nationalismes européens. C’est cette fois au sein même de la « race blanche », et en
Europe occidentale, qu’une nouvelle hiérarchie « raciale » va être conçue. La
Restauration, en France, ranime le mythe de la « guerre des deux races » (Germains
supérieurs contre Gallo-Romains inférieurs), lequel sera « recyclé » par le
nationalsocialisme
allemand. La fin du XIXe siècle, entre réaction, contre-révolution et
montée des socialismes, connaît une poussée des nationalismes belliqueux qui
culminera dans la boucherie de 1914-1918. Chaque pays cherche à battre le rappel
autour du roman national et à définir les contours de « son » peuple. Ce contexte est
favorable à l’alerte contre les « ennemis de l’intérieur ». L’affaire Dreyfus, à elle
seule – au-delà des multiples conclusions historiques, politiques et sociales que l’on
peut en tirer – illustre jusqu’au cauchemar la composante raciste de ce nationalisme.
De 1894 à 1906 on verra se succéder : la fabrication frauduleuse de documents
destinés à compromettre un capitaine de l’armée française pour « trahison au profit
de l’Allemagne » ; une première condamnation à l’issue d’une enquête entièrement
menée à charge et où l’ascendance juive de l’inculpé a valu présomption de
culpabilité ; une seconde condamnation « au bénéfice du doute » alors que la
machination antisémite est tout entière avérée ; la réhabilitation de Dreyfus sans
procès, donc sans démonstration de son innocence ni démontage de la conspiration
qui l’avait visé en tant que juif.
L’« Affaire » illustre la rupture qu’introduit le racisme à l’intérieur même des
sociétés européennes et au-delà. Ce n’est pas sa religion qui fait au premier chef de
Dreyfus un présumé coupable, c’est son appartenance à une collectivité historique
supposée, du fait de son existence diasporique, « naturellement » réfractaire à toute
affiliation nationale. Au vieil antijudaïsme chrétien succède (et répond, sur fond de
réaction contre l’émancipation des juifs), le mal nommé antisémitisme – c’est-à-dire
un racisme antijuif, dans lequel la judéité forme une essence indélébile, indépendante
de toute affiliation religieuse ou culturelle. La recherche des caractéristiques attestant
de l’existence de la « race » juive (et de sa nocivité) prendra un tour frénétique,
jusqu’à ce que, face à la difficulté de reconnaître les juifs dans la vie de tous les jours
(en 1941, une exposition intitulée « Le juif et la France », se propose d’inculquer aux
Français la faculté de reconnaître les attributs spécifiques du « juif »), l’obligation du
port de l’étoile jaune vienne garantir l’ordre national raciste.
Dans nombre de pays d’Europe, y compris en France et en Allemagne, la racisation
des populations nomades – Tsiganes, Roms, Manouches, Gypsies, Gitans… – a,
schématiquement, et selon des voies propres à chaque contexte, suivi des chemins
analogues.
Un cadre de pensée
Fixé, à peu près au milieu du XIXe siècle, ce système est devenu un cadre de pensée.
Diffusée à longueur d’articles de presse, de discours et d’ouvrages savants, enseignée
dans les écoles, reprise dans les encyclopédies, la classification raciale est devenue
une donnée d’évidence. Celle-ci a organisé la perception du réel et cette perception
est syncrétique : traits physiques et traits moraux y sont indissolublement liés.
Surtout, elle perdure bien au-delà de la raréfaction du recours au terme « race »,
frappé par une certaine (auto-) censure. Les mots « ethnie » et « culture », ont été
chargés, dans bien des contextes, d’en endosser la signification. Il ne s’agit pas à
proprement parler d’une euphémisation, mais d’un transfert de sens. D’autres mots
peuvent subir ce processus sémantique de « synonymisation » ; « origine » par
exemple.
Nombre d’auteurs considèrent que le racisme contemporain se distingue du racisme
« classique », en ce qu’il a délaissé ou minimisé l’importance des traits physiques au
profit des traits culturels. Ce « néo-racisme », ou « racisme différentialiste » tend à
essentialiser la culture, à en faire « une seconde nature » et à la constituer en principe
de distinction entre des groupes que l’on ne nomme plus « races ». La question se
pose, cependant, de savoir à quel point l’inflexion contemporaine sur les distinctions
culturelles est si nouvelle que cela. On peut en effet considérer que la limpieza de
sangre (littéralement « propreté du sang ») de l’Inquisition, comme l’antisémitisme,
ont visé, d’abord, des groupes dont la « culture » était jugée incompatible avec le
projet politique national. Symétriquement, on peut s’interroger sur le recul de
l’importance accordée aux traits physiques. Tous les jours, dans la rue, à la
télévision, tout un chacun – raciste ou antiraciste – identifie des Noirs, des Blancs,
des Beurs tout autant que des Arabes ou même des musulmans… C’est qu’on ne
réforme pas un système perceptif comme on police (un peu) son langage. Le
syncrétisme raciste a-t-il tellement reculé ?