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RACE ET HISTOIRE DE

CLAUDE LÉVI-STRAUSS :

synthèse, analyse et critique de l’œuvre

I. Contexte de l’ÉCRITURE DE L’œuvre et notion de race

II. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES DE L’AUTEUR et influence intellectuelle DE


Claude LÉVI-Strauss : Marxisme et linguistique

III. RACE ET HISTOIRE : L’œuvre

A. Race et Culture

B. Diversité des cultures

C. L'ethnocentrisme

D. Cultures archaïques et cultures primitives

E. L'idée de progrès

F. Histoire stationnaire et histoire cumulative

G. Place de la civilisation occidentale

H. Hasard et civilisation

I. La collaboration des cultures

J. Le double sens du progrès

IV. PORTÉE DE L’œuvre ET RÉSUMÉ DE LA POLÉMIQUE NÉE À LA SUITE


DE LA PARUTION DE RACE ET HISTOIRE
Introduction

« En vérité, il n’existe pas de peuple enfants ; tous sont adultes, même ceux qui
n’ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence [1].» C’est avec
cette célèbre phrase, à la fois poétique et profondément révolutionnaire, que
Claude Lévi-Strauss pose les contours de la thèse qu’il va défendre tout au long
de son ouvrage Race et histoire : il n’y a pas de sociétés sans dimension
historique. Cette intuition a deux conséquences capitales, ce sont les deux lignes
de force de l’ouvrage : la lutte contre l’ethnocentrisme et la discussion de la
notion de progrès – et plus particulièrement du progrès vu d’Occident ; les
cultures existent et se renouvellent en interaction les unes avec les autres en
même temps qu’elles ont besoin d’un repli identitaire pour affirmer leur
singularité.
En d’autres termes, Claude Lévi-Strauss, dans Race et histoire, veut montrer
que la doctrine raciste est sans fondement, en même temps qu’il s’attaque à la
forme inversée de cette idée : c'est-à-dire la position qui prétend pouvoir tirer des
conclusions d’infériorité biologique de certains groupes d’humains au regard du
soi-disant progrès culturel accompli par d’autres. Ainsi, l’ethnologue français
s’attaque à deux figures du racisme : la première est connue et facilement
identifiable, la seconde beaucoup moins. Ce racisme inversé s’enracine dans
l’ethnocentrisme (ethnos, peuple et centrum, centre) – qui est, en vérité, un
racisme dissimulé – qui a été défini par l’ethnologue William G. Summer en 1907
comme étant le fait de « placer son propre groupe au centre de tout » et de
considérer que « les coutumes de son propre groupe sont les seules à être
justes ». Plusieurs siècles avant, Michel de Montaigne ne disait pas autre chose
dans les Essais (1595) : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son
usage ».
Si selon son auteur, Race et histoire peut apparaitre comme « une petite
philosophie à l’usage des fonctionnaires internationaux », l’ouvrage est conçu
comme « un essai d’interprétation de la diversité des cultures » qui a pour
ambition de chercher « le moyen de réconcilier la notion de progrès et le
relativisme culturel. »
Ce travail est à la fois une synthèse des thèses développées par Claude Lévi-
Strauss, une analyse et une explicitation des arguments qu’il présente ainsi
qu’une critique de l’œuvre.
I. Contexte de l’écriture de l’œuvre et notion de race

L’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation),


soit Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, est
une institution internationale qui dépend des Nations-Unis et qui a vu le jour le 16
novembre 1945. Sa création s’est effectuée au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale dans le climat des procès de Nuremberg où ont été jugés
certains criminels nazis. L’acte constitutif de création renseigne très clairement
sur la volonté de cette institution de lutter contre les préjugés raciaux, son
objectif est de « contribuer au maintien de la paix […] en resserrant, par
l'éducation, la science et la culture, la collaboration entre les nations […] sans
distinction de race. » Lors de l’anniversaire des soixante ans de l’organisation, le
16 novembre 2005, Lévi-Strauss souligne qu’« au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale, sous le coup de l'horreur qu'inspiraient les doctrines racistes et
leur mise en pratique par le massacre de populations entières et les camps
d'extermination, il était normal que l'UNESCO considérât comme sa tâche la plus
urgente la critique scientifique et la condamnation morale de la notion de
race[2]. »

Le texte Race et histoire, ce que Lévi-Strauss nomme « plaquette » a été


commandé par l’UNESCO et estsorti en 1952. La parution de cette œuvre est
précédée de deux déclarations qu’il nous importe d’étudier dans la mesure où
elle nous renseigne sur les débats de la notion de racisme. La première,
« Déclaration sur la race » de 1950 a été essentiellement rédigée par des
anthropologues, mais révisée par des biologistes, dont Claude Lévi-Strauss,
stipule : « Les graves erreurs entraînées par l'emploi du mot “race” dans le
langage courant rendent souhaitable qu'on renonce complètement ce terme
lorsqu'on l’applique à l'espèce humaine et qu'on adopte l'expression de “groupes
ethniques”. » Jean-Baptiste Scherrer souligne bien que : « cela ne veut pas dire
que des groupes n'existent pas, la déclaration rappelle que les savants en
comptent trois, mongoloïde, négroïde, et caucasoïde [soit jaune, noir, et blanc] ;
seulement ces groupes ont un caractère dynamique et non pas statique[3]. » En
conséquence, poursuit la déclaration de 1950, « la race est moins un
phénomène biologique qu'un mythe social[4]. » Cette idée fondamentale, la race
comme mythe social, disparaît complètement lors de la « Déclaration sur la race
et les différences raciales » de 1951, écrite uniquement par des spécialistes des
sciences naturelles : « Les données scientifiques dont on dispose actuellement
ne corroborent pas la théorie selon laquelle les différences génétiques
héréditaires seraient un facteur primordial pour déterminer les différences entre
les cultures et leurs réalisations chez divers peuples ou groupesethniques. Elles
nous apprennent au contraire que ces différences s'expliquent surtout par
l'histoire culturelle de chaque groupe.[5] » Jean-Baptiste Scherrer souligne bien
la différence apparue entre les deux déclarations : « La déclaration de 1950
tendait à faire comme si le vocabulaire de la race était désormais sans
fondement. Devant les critiques des biologistes, la seconde déclaration
réintroduit le concept, mais sans parvenir à dissiper un désaccord au sein de la
communauté des biologistes. » C’est dans ce contexte que Lévi-Strauss va
rédiger la « plaquette » Race et histoire. On comprend bien que son livre va
s’inscrire dans la première déclaration de 1950 qui faisait de la race un mythe
social afin de combattre les deux ressorts du racisme : le racisme classique et
l’ethnocentrisme.
Le premier est défini comme étant « une doctrine qui prétend voir dans certaines
caractéristiques intellectuelles et morales attribuées à un ensemble d'individus[6]
“l'effet nécessaire d'un patrimoine génétique”[7]. » Le racisme comme une
doctrine peut se résume en quatre points :
- « le premier pose une corrélation entre patrimoine génétique et aptitudes
intellectuelles et morales.
- Le deuxième affirme que ce patrimoine est commun à tous les individus
formant certains groupes humains.
- Le troisième soutient qu'il est possible de classer ces groupes, ou race, suivant
une certaine hiérarchie.
- Le quatrième conclut que cette hiérarchisation rendlégitime des rapports de
domination exploitation, ou même de destruction entre les races[8]. »

Si Lévi-Strauss s’attaque à ce racisme classique dans son ouvrage Race et


histoire et croise également le fer avec le racisme inversé qu’est ethnocentrisme,
qui, sous couvert de croyance dans la supériorité du progrès d’un groupe
humain, en tire des conclusions biologiques et donc, légitime la notion de
racisme. Ainsi, comme l’explique l’ethnologue français : « […] il serait vain d'avoir
obtenu de l'homme de la rue qu'il renonce à attribuer une signification
intellectuelle ou morale au fait d'avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse
ou crépu, pour rester silencieux devant une autre question à laquelle l'expérience
prouve qu'il se raccroche immédiatement : s'il n'existe pas d'aptitudes raciales
innées, comment expliquer que la civilisation développée par l'homme blanc a
fait les immenses progrès que l'on sait, tandis que celles des peuples de couleur
sont restées en arrière, les unes à mi-chemin, les autres frappées d'un retard qui
se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d'années ? On ne saurait donc
prétendre avoir résolu par la négative le problème de l'inégalité des races
humaines, si l'on ne se penche aussi sur celui de l'inégalité – ou de la diversité –
des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l'esprit public
étroitement lié[9]. » On comprend bien ici le caractère bicéphale du racisme ;
c’est surtout contre le second que Lévi-Strauss vatenter de s’opposer puisque,
celui-ci est plus subtile et plus inconscient.

II. Éléments biographiques de l’auteur et influences de la pensée de Claude Lévi-


Strauss : marxisme et linguistique

Agrégé de philosophie en 1931, Claude Lévi-Strauss est envoyé au Brésil en


tant que professeur de sociologie à l’université de São Paulo en 1935 suite à un
coup de téléphone du directeur de l’École normale supérieure d’alors, Célestin
Bouglé. Dans Tristes Tropiques, livre mi-autobiographique, mi-philosophico-
ethnographique, il explique que c’est ce coup de téléphone qui a décidé de sa
vocation d’ethnographe. Son biographe, Denis Bertholet, explique l’attirance qu’a
eue cette discipline sur Lévi-Strauss : « L'ethnologie jette un pont entre
psychanalyse et marxisme d'un côté, géologie de l'autre. Lévi-Strauss a trouvé la
science dans laquelle se marient toutes ses passions antérieures[10]. » De 1935
à 1939, il organise et dirige plusieurs missions ethnographiques dans le Mato
Grosso, un des États amazoniens. Au cours d’une d’entre elles, il fait la
rencontre des Nambikwara qu’il étudie en 1939 et dont il fait le sujet de sa thèse
complémentaire, La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara. En 1949, il
publie Les Structures élémentaires de la parenté, puis on l’a vu, Race et histoire
en 1952.

En plus du marxisme, Lévi-Strauss est influencé par la linguistique de Ferdinand


de Saussure (1857-1913) et de Roman Jakobson (1896-1982). Pour ce dernier,
la linguistique est « uneméthode propre à permettre de découvrir les lois de
structure des systèmes linguistiques et de l'évolution de ceux-ci ». Nicolas
Journet synthétise le structuralisme en linguistique : « L'approche structurale de
la langue comporte quelques postulats de base : une langue est un système clos
; il doit être étudié en un moment donné ; toute transformation locale a des effets
globaux ; le sens n'est pas contenu dans les termes dans leurs relations ; le
langage produit du sens à partir d'éléments qu’ils n'ont pas[11]. » Pour résumer,
comme le souligne Jean Piaget, « Le structuralisme ne représente […] que le
partage de quelques convictions sur le réel : il est intelligible, formé de totalités et
ces totalités “font système” c'est-à-dire obéissent à des règles de
transformation[12]. »

III. Race et histoire : l’œuvre

A. Race et culture

Du chapitre premier se dégagent deux idées principales.


La première débute par la mise en abîme de ce Lévi-Strauss appelle « le péché
originel de l’anthropologie » qui « consiste dans la confusion entre la notion
purement biologique de race (à supposer, d'ailleurs, que, même sur ce terrain
limité, cette notion puisse prétendre à l'objectivité ce que la génétique moderne
conteste) et production sociologique et psychologique des cultures
humaines[13]. » Ainsi, l’anthropologie, au XVIIIe siècle, apparaît comme une
branche des sciences naturelles qui étudie l’espèce humaine parmi les
différentes espèces animales, en la subdivisant ensous-espèces, ou races. « La
biologie de l'espèce humaine, comme le dit le fondateur de la Société
d'anthropologie de Paris, Paul Broca (1824-1880), doit permettre “la
détermination de la position respective des races dans la série humaine”, et
autorise à conclure selon lui que “jamais un peuple a la peau noire […] n’a pu
s’élever jusqu'à civilisation”[14]. » Autrement dit, le péché originel de
l’anthropologie réside dans le fait de poser une série causale, une relation de
cause à effet entre une réalité biologique et des productions culturelles ; soit,
comme on l’a dit précédemment, une démarche qui conduit à juger les autres
cultures selon leurs niveaux de développement à l’aune du nôtre, c'est-à-dire
être ethnocentrique. Comme le souligne Jean-Baptiste Scherrer « Au lieu de
conclure de la diversité des races à la diversité des aptitudes intellectuelles ou
morales, on passe insensiblement de l'observation de la diversité des cultures et
du degré de civilisation qu'elle possède aux groupes ethniques auxquels elles
correspondent. Pour éviter ce racisme subreptice, il faut donc parvenir à
interpréter la diversité des cultures sans qu'elle se trouve convertie
immédiatement en degrés différents sur l'échelle de la civilisation[15]. » (Ce point
fait l’objet d’un large développement dans le I). De plus, l’ethnologue
français souligne un point fondamental de son argumentation à propos de
l’originalité des cultures : « Si cette originalité existe – et la chose n'est pas
douteuse – elletient à des circonstances géographiques, historiques et
sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique
ou physiologie des noirs, des jaunes ou des blancs[16]. » Ainsi, en même temps
que Lévi-Strauss réfute le concept de race il salue la présence de cultures
multiples et leur originalité.

C’est l’objet de notre second point qui vise à mettre en avant la seconde idée
formulée par Lévi-Strauss : la diversité des cultures.
Il développe trois points :
- la diversité des cultures est extraordinaire à l’échelle du monde, et « […] cette
diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie par aucune relation de
cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects
observables des groupements humains […][17] »
- il existe beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines ;
- il se demande, et reprend l’opinion commune à ce sujet, si la diversité des
cultures n’est pas un obstacle au progrès, si c’est un avantage ou un
inconvénient pour l’humanité.

En résumé, dès le premier chapitre de Race et histoire, Claude Lévi-Strauss


renverse le problème qui se pose à lui : au concept de race, il substitue la notion
de culture. Ainsi, la difficulté du problème ne tourne plus autour de la race, mais
se déplace sur la diversité des cultures. Jean-Baptiste Scherrer note : « C'est par
ce déplacement que Race et histoire renouvelle d'emblée la manière de poser le
problème des préjugésraciaux[18]. » L’ethnologue français dira bien plus tard, en
1983 dans Le Regard éloigné, « La notion de culture pose immédiatement des
problèmes qui sont, si j'ose dire, ceux de son emploi au singulier et au
pluriel[19]. »

B. Diversité des cultures

Dans le chapitre deux, Claude Lévi-Strauss va formuler la thèse de Race et


histoire : pour lui, en réalité, contrairement à l’opinion commune, la diversité est
la condition du progrès. Il développe l’idée-force de l’ouvrage : « Il y a
simultanément à l'œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans
des directions opposées : les unes tendant au maintien et même à l'accentuation
des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de
l'affinité[20]. » Pour expliciter cette idée, l’ethnologue prend l’exemple des
langues et montre que des langues de même origine comme le russe, le français
et l’anglais – (qui sont toutes latines) – ont tendance à se différencier les unes
par rapport aux autres alors que des langues d’origines diverses développent
des caractères communs, le russe et les langues finno-ougriennes et Turques.
Ainsi, pour Lévi-Strauss, la diversité des cultures humaines « est moins fonction
de l'isolement des groupes que des relations qui les unissent[21]. »

Une fois démontré que c’est la diversité et le mélange qui permet le progrès,
Claude Lévi-Strauss, relève un obstacle : « Quand on étudie de tels faits – et
d'autres domaines de la civilisation, comme les institutions sociales, l'art, la
religion, en fourniraient aisément de semblables – on en vient à se demander si
les sociétés humaines ne se définissent pas, eu égale à leurs relations
mutuelles, par un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient
aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent, non plus, descendre sans
danger[22]. »
Il y aurait donc un seuil de mélange et d’influence au-delà duquel il ne faudrait
pas aller afin de ne pas mettre en péril une culture par excès de mélange et un
autre seuil, en dessous duquel il ne faudrait aller au risque d’assécher la culture
et de l’isoler. Vingt ans plus tard, dans sa deuxième conférence de 1971, intitulé
Race et culture Claude Lévi-Strauss synthétise parfaitement ce dilemme :
« Nous butons sur une aporie : les cultures existent se renouvellent en
collaborant les unes avec les autres, mais elles ont besoin, pour exister et se
renouveler, de disposer en quelque manière d'une base de repli identitaire à
partir de laquelle ils affirment une singularité qui paraisse opposée à l'ouverture
vers l'extérieur[23]. » Autrement dit, « Davantage de diversité, et c'est la relation
avec les autres cultures qui se trouvent compromise. Moins de diversité, et c'est
chaque culture en elle-même qui est en danger. […] Trop de différences, et
l'écart devient insurmontable ; pas assez d'écart, et l'identité se meurt[24]. »

C. L'ethnocentrisme

Dans le chapitre 3, Lévi-Strauss s’interroge sur un paradoxe : alors que la


diversité descultures est la condition du progrès et qu’elles se nourrissent les
unes les autres pourquoi les hommes réagissent aux différences par répulsion ?
En d’autres termes, comment expliquer que face à l’altérité, l’attitude générale
des hommes est la crainte et le rejet de ce qui est différent ? Lévi-Strauss
constate : « L'attitude la plus ancienne, et qu'il repose sans doute sur des
fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun
de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à
répudier purement et simplement les formes culturelles : morale, religieuse,
sociale, esthétique, qui sont les plus éloignés de celles auxquelles nous nous
identifions[25]. » Ainsi, la culture grecque puis gréco-romaine rejetait tout ce qui
était en dehors de cette culture et qualifiait cette altérité de barbare ; « la
civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvages dans le même
sens. » Autrement dit, « […] on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature,
tout ce qui ne se conforme pas à la norme sur laquelle on vit.

Pourtant, ce rejet est l’apanage de tous les groupes humains, y compris les
sauvages : chaque groupe humain a une tendance naturelle à l’ethnocentrisme
soit, selon les termes de l’ethnologue William G. Summer, le fait de « placer son
propre groupe au centre de tout » et de considérer que « les coutumes de son
propre groupe sont les seules à être justes ». Claude-Lévi-Strauss précise bien
le caractère endogène decette dynamique: « Cette attitude de pensée, au nom
de laquelle on rejette les “sauvages” (ou tous ceux qu'on choisit de considérer
comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la
plus distinctive de ces sauvages mêmes[26]. » Il y aurait ainsi, une tendance
naturelle des hommes à réagir aux différences par répulsion, donc, par
conséquent, une tendance naturelle à l’ethnocentrisme. Pour mieux comprendre
ce fait-là, Lévi-Strauss rapporte une anecdote : lors de la découverte de
l’Amérique, au même moment où les Espagnols cherchaient à savoir si les
indigènes possédaient ou non une âme, « ces derniers s'employaient à immerger
des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si un
cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction[27]. » Si les moyens diffèrent entre
Espagnols et « sauvages », la finalité est la même : tenter de connaître si
l’étranger que l’on rencontre est semblable à moi ; quête qui, chaque fois, débute
avec des préjugés négatifs. Ce constat de symétrie dans la crainte de l’altérité,
fait dire à Lévi-Strauss : […] c'est dans la mesure même où l'on prétend établir
une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus
complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux
qui apparaissent comme les plus “sauvages” ou “barbares” de ses représentants,
on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. » Et il conclut avec
ce célèbre: « Le barbare, c'estd'abord l'homme qui croit à la barbarie[28]. » Cet
aphorisme répond comme en écho à Montaigne qui ne disait pas autre chose
dans les Essais (1595) : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son
usage ».

Dans ce même chapitre, l’auteur avance une autre idée qui va courir sur
l’ensemble de son œuvre : le combat contre ce qu’il appelle le faux
évolutionnisme, qui est la transposition de l’évolutionnisme biologique, soit le
darwinisme, au monde culturel, ce qu’il appelle l’évolutionnisme sociologique.
Pour Lévi-Strauss, le faux évolutionnisme est dangereux, car c’est « une
tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la
reconnaître pleinement. Car, si l'on traite les différents états où se trouvent les
sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des
étapes d'un développement unique qui, partant du même point, doit les faire
converger vers le même but, on voit bien que la diversité n'est plus qu'apparente.
L'humanité devient une et unique à elle-même ; seulement, cette unité et cette
identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures
illustre le moment d'un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en
retard de la manifestation[29]. » Que veut dire par là Claude Lévi-Strauss ? Il
s’attaque à ce que l’on a déjà décrit précédemment, le racisme à l’envers, soit
l’ethnocentrisme. Si l’on considère que la mesure du progrès d’un groupe humain
s’effectue par rapport à l’étalon de référenceoccidentale, on va relégitimer le
racisme puisque, en prenant nos standards comme point d’ancrage, on va
forcément conclure à la supériorité des « Blancs ». Autrement dit, comme le
souligne Jean-Baptiste Scherrer, il s’agit d’« Un racisme qui ne conclut pas
ouvertement de la différence des races à la différence d'aptitudes intellectuelles,
mais qui passe subrepticement de la différence de développement des cultures à
sa correspondance technique raciale.[30] » Pour le dire sans nuance, si je
renonce à croire que les hommes noirs ou jaunes ont moins d’aptitudes
intellectuelles ou morales – c’est-à-dire qu’ils en ont autant – que moi, je crois
cependant que, au vu du développement de l’Occident, les « blancs » sont
supérieurs aux autres peuples. Donc, on bascule du racisme classique à
l’ethnocentrisme.

D. Cultures archaïques et cultures primitives (division des cultures en 3 groupes


distincts)

Le Chapitre 4 est tout entier consacré à la réfutation de ce faux évolutionnisme.


Lévi-Strauss nous explique qu’il est « extrêmement tentant de cherche à établir »
des comparaisons entre des groupes culturels qui sont à la fois proches dans le
temps, puisque ce sont nos contemporains, mais loin dans l’espace, puisque
situé dans un autre lieu du globe. L’auteur présente les arguments des
défenseurs du faux évolutionnisme en même temps qu’il établit des
rapprochements qui paraissent a priori pertinents : « Comment des sociétés
contemporaines, restées ignorantes de l'électricité et de la machine à vapeur,
n’évoqueraient-elles pas la phase correspondante du développement de la
civilisation occidentale ? Comment ne pas comparer les tribus indigènes, sans
écriture et sans métallurgie, mais traçant des figures sur les parois rocheuses et
fabriquant des outils de pierre, avec les formes archaïques de cette même
civilisation, dont les vestiges trouvés dans les grottes de France et d'Espagne
attestent la similarité ?[31] » Si ce type de rapprochement est très courant et
semble assez puissant, c’est un « procédé [qui] consiste donc à prendre la partie
pour le tout, à conclure, du fait que certains aspects de deux civilisations (une
actuelle, l'autre disparue) offrent des ressemblances, à l'analogie de tous les
aspects. Or non seulement cette façon de raisonner est logiquement
insoutenable, mais dans bon nombre de cas elle est démentie par les faits. »
Lévi-Strauss prend l’exemple des peintures rupestres, qui, à première vue,
semble commun entre ce qui s’est fait il y a plusieurs dizaines de siècles en
Europe et ce qui s’élabore aujourd’hui en Afrique du Sud, pourtant les seconds
« […] se caractérisent par un très haut degré de stylisation allant jusqu'aux plus
extrêmes déformations, tandis que l'art préhistorique offre un saisissant
réalisme[32]. » Ainsi, l’Europe n’a pas connu, semble-t-il de peinture de ce type.
Il y aurait donc une altérité réelle, et donc une impossibilité de calquer deux
réalités – la préhistoire et l’art contemporain des sociétés primitives – et de
conclure à des peuples – les« sauvages » – en « retard » par rapport aux
Occidentaux. Pour Lévi-Strauss, il faut différencier l’évolution de ces deux
peuples : « On en viendrait ainsi à distinguer entre deux sortes d'histoires : une
histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trouvailles et les inventions
pour construire de grandes civilisations, et une autre histoire, peut-être
également active et mettant en œuvre autant de talent, mais où manquerait le
don synthétique qui est le privilège de la première. Chaque innovation, au lieu de
venir s'ajouter à des innovations antérieures et orientées dans le même sens, s'y
dissoudrait dans une sorte de flux ondulant qui ne parviendrait jamais à s'écarter
durablement de la direction primitive [33]. » En résumé pour Claude Lévi-
Strauss, l’évolutionnisme sociologique, le faux évolutionnisme est une aberration
qui place sur le même plan des peuples et des évolutions incomparables. Il faut
être plus subtile et ne pas croire en une évolution mécanique de l’histoire : « En
vérité, il n’existe pas de peuple enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n’ont
pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence[34]. »

E. L'idée de progrès

Le chapitre 5 est une mise en question de l’idée de progrès. Depuis la


Renaissance, plusieurs intellectuels ont défendu une philosophie de l’histoire qui
serait linéaire et marcherait vers un progrès toujours plus grand. Ainsi, Nicolas
de Condorcet décrit dans Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain(1794) dix époques qui seraient autant d’étapes vers un progrès linéaire
et qui conduirait au moment – la dixième étape, après la Révolution française –
où la culture scientifique triomphe et garantit un progrès indéfini au genre
humain. Le philosophe français estime ainsi que « sans doute, ces progrès
pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle ne sera
rétrograde. » Lévi-Strauss s’attaque à cette idée, et réfute cette thèse en
expliquant : « L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage
gravissant un escalier ».

L’auteur s’intéresse aux cultures qui ont précédé historiquement notre culture. Il
démontre que la croyance très répandue dans le fait que chaque innovation
nouvelle apportait une amélioration par rapport au développement existant – âge
de la pierre taillée, âge de la pierre polie, âge du cuivre, du bronze, du fer – est
imprécise et quelque peu naïve. De nombreuses évolutions se sont déroulées
non de façon linéaire, mais ont coexisté, aussi, il n’y a pas vraiment eu
d’évolution partant d’un point zéro et allant vers un infini, mais un progrès plus
contrasté, plus complexe. Le propos de Lévi-Strauss n’est pas de « nier la réalité
d'un progrès de l'humanité, mais nous invite à concevoir plus de prudence. » Il
s’agit plutôt de reconsidérer notre perception sur le progrès, ainsi, « Le
développement des connaissances historiques et archéologiques tend à étaler
dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer
comme échelonner dans le temps[35]. » En résumé, pour l’ethnologue, « le
progrès (si ce terme convient encore pour désigner une réalité très différente de
celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continu ; il
procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par
mutations[36]. »
F. Histoire stationnaire et histoire cumulative

Après avoir théorisé les concepts d’histoire stationnaire et d’histoire cumulative à


la fin du chapitre 4, Claude Lévi-Strauss va développer cette nouvelle grille de
culture tout en montrant bien ses limites pour saisir la diversité culturelle. A
nouveau, l’auteur s’attaque à l’ethnocentrisme : « Nous considérerions ainsi
comme cumulative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au
nôtre, c'est-à-dire dont le fondement serait doté pour nous de signification.
Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas
nécessairement parce qu'elles le sont, mais parce que leur ligne de
développement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable dans les termes
du système de référence que nous utilisons. » Ainsi, la volonté de mesurer et de
comparer les différentes cultures buterait forcément sur un obstacle propre à
notre position au sein d’une culture qui nous fournit un étalon de mesure interne
à celle-ci, donc particulier et non-général, singulier et non universel. Comme le
souligne l’ethnologue français : « Autrement dit, nous nous apparaîtrions l'un à
l'autre comme dépourvus d'intérêt, tout simplement parce que nous ne nous
ressemblons pas. »
A l’évidence, si l’on compare les différentes cultures avec pour point de référence
la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant, l’Occident est sans conteste
largement en avance ; en revanche si l’on retient comme critère le degré
d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, les Eskimos
et les Bédouins seraient en tête. Ou si l’on mesure le degré de progrès d’une
culture à l’aune des rapports entre physique et moral, l’Orient et l’Extrême-Orient
possèdent une avance considérable sur l’Occident, car ces cultures ont
développé des techniques considérables avec le Yoga, le souffle chinois ou la
gymnastique des Maoris. Et Claude Lévi-Strauss fournit en abondance des
exemples de ce type : les Australiens ont été largement en avance sur l’Occident
pour comprendre l’importance du mariage comme support des autres institutions
sociales ; ils ont élaboré des règles très précises pour tout ce qui touche aux
rapports en groupe familial et groupe sociales, etc.
Pourtant, l’essentiel n’est pas là, car cette liste à la Prévert contient le risque de
faire croire à « une civilisation mondiale composée comme un habit d'Arlequin. »
Chaque culture a contribué au développement du progrès de l’humanité – papier,
poudre à canon et boussole pour les Chinois ; verre et acier pour les Indiens ;
écriture pour les Phéniciens – mais « ces éléments sont moins importants que la
façondont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait
l'originalité de chacune d'elles réside plutôt dans sa façon particulière de
résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont
approximativement le même pour tous les hommes : car tous les hommes sans
exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances
scientifiques, des croyances religieuses, une organisation sociale, économique
et politique[37]. »

G. Place de la civilisation occidentale

Le chapitre 7 est tout entier consacré à la place particulière de l’Occident dans le


progrès de l’humanité et l’auteur s’interroge pour savoir s’il s’agit ou non d’un
accident dans l’histoire.

Devançant l’objection la plus vraisemblable, Lévi-Strauss explique : « Il est


possible, dira-t-on, sur le plan d'une logique abstraite, que chaque culture soit
incapable de porter un jugement vrai sur une autre puisqu'une culture ne peut
s'évader d'elle-même et que son appréciation reste, par conséquent, prisonnière
d'un relativisme sans appel. Mais regardez autour de vous ; soyez attentifs à ce
qui se passe dans le monde depuis un siècle, et toutes vos spéculations
s'effondreront [38]. » L’hégémonie du monde occidental semble en effet totale :
on lui emprunte ses techniques, son mode de vie, ses distractions et ses
vêtements. Pourtant, remarque l’ethnologue, l’adhésion au mode de vie
occidentale semble moins le produit d’une libre décision que d’une absence de
choix : « la civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses
plantations de ses missionnaires dans le monde entier ; elle est, directement ou
indirectement, intervenue dans la vie des populations de couleur ; elle a
bouleversé de fond en comble leur mode traditionnel d'existence, soit en
imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient
l'effondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose[39]. »

Claude Lévi-Strauss avance ensuite un second argument. Il rappelle que les


deux aspects les plus importants du progrès de l’Occident se résument à la
progression continuelle d’énergie disponible par tête et ceci découlant de cela, à
la protection et au prolongement de la durée de vie. Pourtant, constate-t-il,
« toutes les sociétés humaines, depuis les temps les plus reculés, ont agi dans le
même sens [40] », c’est-à-dire développé des techniques afin de rendre plus
simple et plus longue la vie des hommes. Ainsi, résume-t-il, « Nous dépendons
encore des immenses découvertes qui ont marqué ce qu'on appelle, sans
exagération aucune, la révolution néolithique : agriculture, l'élevage, la poterie, le
tissage... À tous ”ces arts de la civilisation”, nous n'avons, depuis huit mille ou dix
mille ans, apporté que des perfectionnements[41]. » Autrement dit, dans une
perspective historique très contemporaine, ou pour parler joliment comme
Cornelius Castoriadis, dans « notre provincialisme historique » nous oublions
que notre progrès est aussi redevabledes progrès considérables effectués il y a
dix mille ans lorsque nous avons quitté le paléolithique pour entrer dans le
néolithique.

H. Hasard et civilisation

Dans le chapitre 8, Claude-Lévi-Strauss donne une explication à la réussite de


l’Occident dans la mesure où, dans le chapitre précédent, il a réfuté l’idée que la
supériorité de l’Occident proviendrait de sa capacité d’invention – il a en effet
démontré que l’invention a existé ailleurs et avant, en particulier avec la
révolution néolithique. Ainsi, toutes les cultures disposent d’une force créatrice
dont on a « tout lieu de penser qu’elle reste un peu près constante. » Lévi-
Strauss s’interroge donc : toutes ces inventions seraient donc le fait du hasard ?
Mais il répond rapidement par la négative : « Le hasard existe sans doute, mais
ne donne par lui-même aucun résultat. » Pour donner de la consistance à cette
réfutation, il donne l’exemple de la poterie : « La poterie offre un excellent
exemple parce qu'une croyance très répandue veut qu'il n'y ait rien de plus
simple que de creuser une motte d'argile et à durcir au feu. Qu’on essaye. »
Jean-Baptiste Scherrer résume la difficulté de l’opération : « […] l’expérience
montre que l'invention de la poterie suppose un ensemble d'opérations beaucoup
trop complexes pour que le hasard donne une explication satisfaisante.[42] »

Ayant réfuté à la fois l’absence d’invention en dehors de l’Occident et la


probabilité du hasard, Lévi-Strauss tente d’expliquer la réussite de l’Occident :
« Il n'est pas moins vrai […] que, sous le rapport des inventions techniques […] ,
la civilisation occidentale s'est montrée plus cumulative que les autres ; qu'après
avoir disposé du même capital néolithique initial, elle a su apporter des
améliorations (écriture alphabétique, arithmétique et géométrie) dont elle a
d'ailleurs rapidement oublié certaines) ; mais qu'après une stagnation qui, en
gros, s'étale sur deux mille ou deux mille cinq cents ans (du premier millénaire
avant l’ère chrétienne jusqu'au XVIIIe siècle environ), elle s'est soudain révélée
comme le foyer d'une révolution industrielle dont, par son ampleur, son
universalité et l'importance de ses conséquences, la révolution néolithique seule
avait offert jadis un équivalent[43]. » Ainsi, comment comprendre qu’à dix mille
ans d’intervalle, et par deux fois dans son histoire uniquement – révolution
néolithique et industrielle –, l’humanité à accumuler une multiplicité d’inventions
qui ont engendré des révolutions majeures ? Lévi-Strauss explique : « si notre
analyse est exacte, ce n'est pas parce que l'homme paléolithique était moins
intelligent, moins doué que son successeur néolithique, c'est tout simplement
parce que, dans l'histoire humaine, une combinaison de degrés n a mis un temps
de durée t à sortir ; elle aurait pu se produire beaucoup plus tôt beaucoup plus
tard. » Pour mieux comprendre cette idée de combinaison plus ou moins
favorable, Lévi-Strauss opère un détour par la théorie desjeux – c'est-à-dire la
probabilité – et s’attarde sur l’exemple de la roulette : « À la roulette, par
exemple, une suite de numéros consécutifs (7 et 8, 12 et 13, 30 et 31, par
exemple) est assez fréquente ; une de trois numéros est déjà rare, une de quatre
l’est beaucoup plus[44]. » Autrement dit, plus la série de chiffres est complexe,
plus la probabilité d’apparition est faible, donc moins elle a de chances de se
réaliser.

I. La collaboration des cultures

Le chapitre 9 est l’aboutissement de l’hypothèse posée en début d’ouvrage par


Lévi-Strauss : le progrès résulte de la coalition des cultures. Jean-Baptiste
Scherrer synthétise cette idée, et l’intérêt du détour par la théorie des jeux pour
comprendre comme de la collaboration des cultures naît le progrès : « En
développant cette image, Lévi-Strauss propose une explication de la révolution
industrielle. Supposons que les cultures soient comparables des parieurs jouant
à la roulette. Si chaque joueur parie de son côté sur des séries très longues, il
”aurait toute chance de se ruiner”. En revanche, si les joueurs parient sur les
mêmes séries, en jouant sur des roulettes différentes, et qu'ils adoptent une
stratégie commune de coalition, il y a plus de chances qu'ils obtiennent la
combinaison attendue. Ce qui rend compte du processus qui a permis la
révolution industrielle et le développement de l'Occident. La notion de probabilité
n'est ici convoquée que de manière intuitive : le texte ne cherche pas à
formaliser davantage l'explication. Sa fonction est de parvenir à concilier diversité
des cultures et progrès, sans retomber dans un schéma évolutionniste [45]. »
Ainsi, la collaboration des cultures était totale à partir des XVIIe et XVIIIe
siècles : « L'Europe du début de la Renaissance était le lieu de rencontre et de
fusion des influences les plus diverses : les traditions grecque, romaine,
germanique et anglo-saxonnes ; les influences arabe et chinoise [46]. »

Enfin, Claude-Lévi-Strauss conclut sur cette idée avec force : « Il n’y a donc pas
de société cumulative en soi et par soi. L'histoire cumulative n'est pas la
propriété de certaines races ou de certaines cultures qui se distingueraient ainsi
des autres. Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature. Elle exprime
certaines modalités d'existence des cultures qui n'est autre que leur manière
d'être ensemble [47]. »

J. Le double sens du progrès

Le chapitre 10

est consacré à l’exploration d’un paradoxe : contradictions du progrès. L’auteur


résume le parcours réalisé jusqu’ici : « On a vu que tout progrès culturel est
fonction d'une coalition entre les cultures. Ces coalitions consistent dans la mise
en commun […] des chances que chaque culture rencontre dans son
développement historique ; enfin, nous avons admis de cette coalition était
d'autant plus féconde qu’elle s'établissait entre des cultures plus diversifiées.
Cela posé, il semble bien que nous trouvions en face de conditions
contradictoires. Car ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner
comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation
des ressources de chaque joueur. Et si la diversité est une condition initiale, il
faut reconnaître que les chances de gain deviennent d'autant plus faibles que la
partie doit se prolonger. » L’auteur formule ici l’idée d’antinomie, c'est-à-dire, au
sens que lui a donné le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804), plus qu’une
contradiction, mais un « conflit entre les lois de la raison pure », « c'est-à-dire
une contradiction dans laquelle la raison ne peut pas ne pas s'engager : la
contradiction est inscrite au cœur même de la raison, du fait de sa finitude [48]. »
Contre la tendance à l’homogénéisation, Lévi-Strauss propose deux remèdes,
plus exactement, il voit dans l’histoire deux remèdes qui ont empêché le
développement d’une monoculture. Le premier est ce qui appelle les écarts
différentiels : lors des grandes révolutions – néolithique et industrielle( les
niveaux de progession) – a eu lieu une diversification du corps social et une
inégalité économique. En créant cet écart différentiel, on empêche ainsi
l’homogénéisation (qui garde leur particularité).
Le second consiste à « introduire de gré ou de force dans la coalition de
nouveaux partenaires, externe cette fois, dont les mises soient très différentes de
celles qui caractérisent l'association initiale [49]. » L’ethnologue voit deux fois
l’apparition de ce biais dans l’histoire : l’apparition du capitalisme d’une part et de
l’impérialisme et du colonialisme d’autre part. En résumé, « On voit que, dans les
deux cas, le remède consiste à élargir la coalition, soit par diversification interne,
soit par admission de nouveaux partenaires ; en fin de compte, il s'agit toujours
d'augmenter le nombre des joueurs, c'est-à-dire de revenir à la complexité et à la
diversité de la situation initiale [50]. »

Si à la fin de ce chapitre, Claude Lévi-Strauss semble plutôt optimiste, « la


diversité des cultures est derrière nous, autour de nous et devant nous » ; il sera
beaucoup plus pessimiste quelques années plus tard dans Tristes Tropiques
(1955) : « L'humanité s'installe dans la monoculture ; elle s'apprête à produire la
civilisation en masse, comme la betterave. »

IV. Portée de l’œuvre et résumé de la polémique née à la suite de la parution de


race et histoire

A sa sortie le livre ne connaîtra pas le succès, sa diffusion sera limitée à un


cercle restreint de spécialistes. Tout le contraire de Tristes Tropiques qui sortira
trois ans plus tard. Pourtant, ce livre s’impose un livre phare de l’ethnologie et de
lutte contre le racisme comme le souligne Emilio Balturi : « le texte renverse bon
nombre d'idées reçues : l'illusion ethnocentrique selon laquelle l'humanité
s'arrête aux portes de sa propre culture est partagée par tous les peuples ; l'idée
de sociétés primitives suppose la croyance naïve en un progrès général de
l'humanité au nom duquel certaines civilisations sont jugées en avance sur
d'autres. Quant à la notion de race,contestée par la biologie génétique, elle n'a
pas davantage de pertinence pour l'anthropologue qui raisonne sur des cultures
qui ne sont jamais homogènes du point de vue ethnique. Ce que l'auteur met
finalement en question, à travers ces quelques pages, c'est le discours
humaniste de l'essence humaine. Pour l'anthropologue, il n'y a pas une
humanité, mais des peuples, qui n'existent que par les diversités qui les
distinguent. Une belle leçon de relativisme culturel. »

Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de Philosophie, dans un article


« Derrière le mythe Lévi-Strauss », rappelle le principal reproche formulé à
l’endroit de l’ethnologue : « On lui reprochait alors de confondre dans une même
dénonciation impérialisme et universalisme et d'interdire ainsi la constitution d'un
cadre juridique commun à l'humanité. » C’est d’une critique plus large et
beaucoup plus violente que va naître la polémique. Roger Caillois (1913-1978),
normalien, écrivain et sociologue, publie en 1954 et 1955 dans la Nouvelle
Revue française un article extrêmement violent contre Race et histoire. Plus tard,
dans De près et de loin, Lévi-Strauss expliqua : « […] il a publié un article
invraisemblable contre ma plaquette Race et histoire. Il m’opposait la supériorité
absolue de la civilisation occidentale et dénonçait mon relativisme. Vous voyez le
genre ! » Lévi-Strauss répond à Caillois dans Les Temps modernes en 1955
avec un article intitulé « Diogène couché ». Jean-Baptiste Scherrer résume
l’articlede Roger Caillois et la polémique : « son article commence par dénoncer
un certain nombre d'illusions dont le propos de Lévi-Strauss serait dupe, pour
ramener l'ensemble de son texte à la systématisation d'un ”état d’âme diffus”
dont les contradictions seraient manifestes. Caillois schématise comme suit ce
qu'il appelle la dialectique de l'ethnographe : “La question de la supériorité des
cultures n'a pas de sens ; cette supériorité en tout cas ne prouve rien ; d'ailleurs,
là où elle existe, elle vient du hasard ou de l'emprunt”, et finit par défendre la
“supériorité incontestable de la civilisation occidentale”. La plupart des
arguments qu’il avance témoignent au moins d'une volonté de ne pas entendre le
propos de Lévi-Strauss. Certains frôlent le grotesque, par exemple “l'illusion de
Valéry”, selon laquelle les civilisations seraient mortelles : “Si les civilisations
mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas le dire, car il n'en saurait rien.” Avec
en plus une violence, on pourrait presque dire une méchanceté, très étonnantes,
sauf à supposer chez leur auteur une blessure douloureuse. C'est un peu ce que
répond Lévi-Strauss dans Diogène couché : “Que M. Caillois s'explique avec son
adolescence[51].”

Dans Race et histoire, Lévi-Strauss avait utilisé la figure de Diogène dans le


chapitre 7 « Comme Diogène prouvait le mouvement en marchant » qui
prétendait réfuter les arguments théoriques de Zenon d’Élée contre la réalité du
mouvement en se mettant à marcher.Lévi-Strauss utilise Diogène par métaphore
pour montrer que la marche effective de l’Occident ne pouvait valoir d’argument
en faveur d’une supériorité de celui-ci sur les autres cultures. « Une certaine
conscience occidentale prétendait prouver la réalité de sa supériorité sur les
autres cultures en continuant de suivre sa marche[52]. » Puisque Caillois n’a pas
compris cette métaphore, Lévi-Strauss utilise à nouveau la figure de Diogène,
dans « Diogène couché », « mais de manière inversée : Caillois tente une
argumentation à la Diogène, mais à l'envers : au lieu de marcher pour prouver
que le mouvement existe, il se couche pour tenter de faire croire qu'il n'existe
pas. Mais ce mouvement qu'il veut ignorer, ce n'est plus celui du progrès, c'est
celui des idées, qui rend de plus en plus manifeste une fragilité de la civilisation
occidentale. Il résulte de cette posture une série de “bouffonneries” que Lévi-
Strauss souligne avec beaucoup de précision. L'une d'entre elles mérite d'être
examinée, que Lévi-Strauss signale dès le début de son article. Caillois prétend
pouvoir corriger le propos de Lévi-Strauss et propose tout simplement pour y
parvenir de remplacer le modèle de la roulette, développée par Lévi-Strauss pour
expliquer comment des groupes culturels peuvent coopérer en vue de
“maximiser leur progrès commun”, perçu du pas un seul. Lévi-Strauss commente
: “On ne saurait se découvrir avec plus de candeur. ” En effet, le modèle de la
roulette et celui du puzzle se distinguent surun point majeur : tandis que les
parties jouées à la roulette sont en droit inachevé, toute partie de puzzle
comporte une fin. Selon Caillois la civilisation occidentale constitue ainsi
l'aboutissement, à quelques pièces de puzzle près, de l'humanité Lévi-Strauss
ne peut accepter cette conclusion, en raison même de la confiance qu'il fait à
l'homme[53]. »

On terminera cette fiche de lecture par souligner que la démonstration de feu


Claude Lévi-Strauss est très puissante : avançant ses arguments autant qu’il
balaye les objections qui peuvent lui être faite, l’ethnologue parvient au fil des
pages à donner corps et consistance à la thèse qu’il soutient de manière brillante
et convaincante. Par ailleurs, son argumentaire est d’autant plus robuste et son
talent plus grand qu’il s’attaque aux préjugés les plus importants de notre temps :
l’ethnocentrisme et l’idée de progrès. Nonobstant, on peut regretter des
développements trop courts et un manque d’exhaustivité qui rend parfois
certains passages plus difficiles d’accès ; c’est pourquoi l’explication de certaines
notions du texte fournie par Jean-Baptiste Scherrer dans la présente édition est
précieuse.
-----------------------
[1] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 25.
[2] Unescopresse, nº2005.
[3] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 113.
[4] Le racisme devant la science, Unesco/Gallimard, 1960.
[5] Ibid.
[6] Jean-Baptiste Scherrer in ClaudeLévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 114.
[7] Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné
[8] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 114.
[9] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 9-
10.
[10] Denis Bertholet, Claude Lévi-Strauss, Odile Jacob, Paris, 2008, p. 69.
[11] « La vague structuraliste », Cinq siècles de pensée française, Sciences
Humaines, Hors série spécial n°6, Octobre-Novembre 2007, p. 79.
[12] Ibid. p. 78.
[13] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 8.
[14] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 84.
[15] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 85.
[16] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 8.
[17] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 9.
[18] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 84.
[19] Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné
[20] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 12.
[21] Ibid. p. 14.
[22] Ibid. p. 13.
[23] Claude Lévi-Strauss, Race et Culture, 1971.
[24] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 95-96.
[25] Claude Lévi-Strauss, Raceet Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 15.
[26] Ibid. p. 16.
[27] Ibid. p. 17.
[28] Ibid.
[29] Ibid. p. 18.
[30] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 95-96.
[31] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p.
21-22.
[32] Ibid. p. 24.
[33] Ibid. p. 25.
[34] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 25.
[35] Ibid. p. 29.
[36] Ibid.
[37] Ibid. p. 39.
[38] Ibid. p. 40.
[39] Ibid. p. 41.
[40] Ibid. p. 43.
[41] Ibid. p. 44.
[42] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 104.
[43] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 49.
[44] Ibid. p. 52.
[45] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 105-106.
[46] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 57.
[47] Ibid. p. 58.
[48] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 105-106.
[49] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, p. 63.
[50] Ibid., p. 64.
[51] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 116-117.
[52] Jean-Baptiste Scherrer in Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Editions
Gallimard, Paris, 2007, p. 116-117.
[53] Ibid., p. 117-118.

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