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« Individualisierung », in: F. Kreff, E-M. Knoll et A. Gingrich (dir.

), Lexikon der Globalisierung,


Bielefeld, Transcript Verlag, 2011, pp.154-157

« Individualisation », Stéphane Vibert

Le concept d’individualisation ne se présente pas comme une notion traditionnelle en


anthropologie, ainsi que le montre son absence de la plupart des dictionnaires de la discipline.
Dans le travail de Louis Dumont (1983), le terme suggère un processus de longue durée (initié en
Occident à partir du christianisme et véhiculé par le colonialisme et la globalisation), qui
transforme radicalement les cultures humaines. Ces dernières sont en effet appelées à se
reconfigurer, plus ou moins volontairement, autour de la valeur essentielle de l’individu, défini
comme l’incarnation de l’humanité en tant qu’être naturellement libre, moral, égal et rationnel, ce
qui ne va pas sans tension ni résistance dans la plupart des sociétés du monde.

Histoire
Selon l’anthropologue Louis Dumont, la conception moderne du monde se caractérise par
une « idéologie individualiste », c’est-à-dire un ensemble de représentations et d’idées-valeurs
qui s’articule autour de la figure prééminente de « l’individu ». « L’individu » comme principe
doit être distingué du « sujet empirique », échantillon indivisible de l’espèce humaine tel qu’on le
rencontre dans toutes les sociétés sous diverses formes. Figure incontournable de l’idéal politique
et éthique de l’Occident depuis les Lumières, l’individu (considéré comme antérieur à son
existence sociale par les doctrines du droit naturel moderne) n’en reste pas moins pour la
discipline anthropologique une « institution » (Mauss 1967 :150), au sens où il doit
nécessairement s’ancrer dans un monde social et culturel qui lui donne signification et
consistance. Au cours de l’histoire, les sociétés humaines ont en effet élaboré une gamme fort
diversifiée de « formes d’individuation ».
Ce sont ces dernières qui ont bénéficié de l’attention de la discipline anthropologique au
XXè siècle, et l’étude de l’individualisation comme processus n’en représente qu’un
développement récent, contemporain des flux de globalisation actuels. A la suite notamment des
travaux pionniers d’Émile Durkheim (1998), qui le premier dès 1893 a établi par la notion de
« solidarité organique » un lien consubstantiel entre individualisation moderne et division sociale
du travail, l’anthropologie s’est toujours intéressée aux pratiques de « constitution de la
personne » dans les sociétés humaines, à travers l’inclusion dans un ordre symbolique qui
suppose des représentations partagées et des dispositifs rituels. Elle a pu ainsi constater l’extrême
hétérogénéité des systèmes de pensée et d’agir visant à conférer une « identité » à l’être humain,

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preuve d’une large diversité culturelle quant aux manières d’appréhender les relations de soi à
soi, aux autres et au monde. Au sein de « l’école française », Marcel Mauss, neveu et héritier de
Durkheim, a montré comment l’être humain ne pouvait apparaître dans sa singularité qu’à la suite
de longs processus de subjectivation d’une réalité sociale préalablement donnée, ainsi que
l’expriment les diverses « techniques du corps », l’expression des émotions ou l’intériorisation de
l’idée de mort (Mauss 1950). Car toutes ces caractéristiques a priori éminemment
« personnelles » varient en fait largement selon les contextes sociaux et culturels où elles
prennent une signification. La tradition anthropologique française, à la suite de Mauss, a insisté
sur la nature relationnelle de l’individuation dans les sociétés non occidentales, ouvrant sur la
perception d’un Soi continuellement ouvert en fonction de ses rapports avec l’environnement
social et mythique (Leenhardt, 1947), jusque dans ses composantes mêmes, qu’elles soient
matérielles (os, sang, chair, sperme, etc.) ou non (esprit ancestral, souffle, ombre, etc.) (Griaule
1948, Héritier 1977). Les études sur l’Inde de Louis Dumont (1964, 1966) se situent dans la
même perspective, en nommant « holisme » cette orientation « non moderne » qui fait de
l’appartenance au tout social un passage obligé pour être reconnu « humain », au travers de la
multiplicité des liens d’interdépendance qui constituent la personne et l’intègrent à un ordre de
sens.
L’anthropologie américaine s’est sur ce thème montrée féconde, dans la filiation de
l’école « culture et personnalité », qui dans les années 1930 cherchait à élucider les manières dont
la culture modelait les conduites individuelles, l’hypothèse étant que chaque culture détermine un
certain type de comportement commun. L’influence de la psychologie et de la psychanalyse sous-
tendait une vision universaliste de l’individualité humaine, orientée secondairement selon un
pattern culturel par transmission et socialisation. E. Sapir (1967), R. Benedict (1934), M. Mead
(1935) ont ainsi été ainsi attentifs aux phénomènes d’« incorporation » de la culture, montrant que
le corps individuel lui-même se trouve traversé et « informé » par les significations sociales (dans
les conduites les plus « naturelles » : manger, dormir, copuler, accoucher, nager, etc.). Dans la
même veine, Linton (1936) et Kardiner (1939) estiment que la gamme entière des variations
psychologiques individuelles peut exister au sein de chaque culture, mais que celle-ci privilégie la
prédominance de tel ou tel type, nommé « personnalité de base ». Chaque individu, muni d’une
aptitude fondamentale en tant qu’être humain à la création, à l’innovation, va contribuer à
modifier sa culture, de façon souvent imperceptible. Nul doute que l’insistance sur la capacité
individuelle à créer, transmettre et transformer la culture ne connaisse aujourd’hui une postérité
florissante par l’intermédiaire de l’analyse des logiques d’individualisation, elles aussi reposant

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sur l’agency d’acteurs désireux de s’approprier et d’instrumentaliser des ressources culturelles,
sous forme de produits, de biens ou de symboles.

Description et application
Ce sont donc les apports anthropologiques quant aux formes d’individuation qui
permettent de comprendre « l’individu moderne » non pas comme une réalité naturelle et
objective, mais comme le résultat d’une longue élaboration conceptuelle à travers les siècles
européens, depuis la persona (masque, personnage) latine qui se transforme en « personne
morale » jusqu’au cogito des philosophes et l’individu politico-juridique moderne (Mauss, 1938).
Que l’individu soit une valeur indépassable dans les perceptions occidentales modernes
(notamment sous la forme de ses deux principes concomitants quoique parfois contradictoires : la
liberté et l’égalité) ne doit pas éluder la vérité anthropologique selon laquelle il est avant tout un
être social, toujours institué par un monde culturel déjà-là. Ce qui pose évidemment la question
de son extension descriptive et normative aux diverses cultures et civilisations, que cela soit par le
biais de catégories politique (le citoyen rationnel), économique (le marchand et le
consommateur), juridique (le sujet de droit), morale (l’agent responsable) ou esthétique
(l’expressivité authentique), etc. C’est pourquoi il est fondamental de déchiffrer historiquement le
processus d’individualisation – autrement dit, la façon dont l’individualisme comme idéologie
s’est dégagé à partir d’un univers holiste dont il contredit la conception commune, et comment il
continue de le faire aujourd’hui hors de l’Occident.
L’hypothèse proposée par Dumont (Vibert, 2004), proche de celles de M. Mauss ou M.
Weber, pour expliquer l’individualisation des sociétés à montrer l’existence d’un « individu hors
du monde », c’est-à-dire placé aux marges de sa société (sous les traits religieux du moine, de
l’ermite, du renonçant, puis sous l’aspect temporel du philosophe ou du marchand), qui à travers
la trajectoire moderne, aurait progressivement investi la sphère collective pour devenir un
véritable « individu dans le monde », et transformer ainsi les valeurs acceptées socialement. Le
christianisme et sa valorisation d’un « individu en relation directe avec Dieu » jouent sans doute
un rôle primordial dans ce processus (notamment par le biais de la Réforme protestante), mais ce
sont bien les catégories humanistes et séculières qui, depuis la décolonisation, légitiment les
dynamiques d’individualisation actuelles, notamment autour de la promotion par les instances
internationales des droits de l’Homme comme fondement « universel ». L’anthropologie elle-
même, dans un contexte de mise en relation généralisée des sociétés, s’évertue à saisir la place
que des systèmes de sens différents accordent à la valeur de « l’individu » (Morris 1994 ;
Carrithers, Collins & Lukes 1985), que ce soit dans les grandes religions ou philosophies

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historiques (islam, judaïsme, bouddhisme, hindouisme, confucianisme, etc.) ou dans les cultures
locales contemporaines, irréversiblement marquées par l’hégémonie occidentale et l’extension
d’une économie mondialisée. Assimilée à la modernisation de type occidental et ses concomitants
socio-économiques (Etat, capitalisme, science, technique, urbanisation, etc.), l’individualisation
se voit renvoyée par les anthropologues partisans de la « diversité culturelle » à une conception
réductrice qui nierait la faculté des groupes humains à réinventer leurs modes d’appartenance et
leurs repères symboliques. La valorisation du métissage et de l’hybridité impliquerait en ce sens
de réinsérer « l’individu » dans les « paysages » culturels multiples et enchevêtrés qui établissent
le lien entre global et local, entre contraintes systémiques et réappropriation communautaire
(Appadurai 1996, Hannerz 1996, King 1997).

Exemples
Dans la dynamique contemporaine de globalisation, le mouvement d’individualisation se
retrouve dans une position paradoxale, d’une part lié à l’hégémonie d’un système-monde
capitaliste et donc accusé de favoriser une « occidentalisation du monde » fatale pour les cultures
locales, d’autre part identifié comme porteur d’émancipation à l’égard de structures et normes
contraignantes pour des acteurs (femmes, minorités ethniques ou religieuses, personnes
handicapées) privés des droits élémentaires sur le plan politique, juridique et socio-économique
(Vibert 2000). Afin d’éviter ce paradoxe, certaines tendances récentes en anthropologie,
assimilées aux théories du postmodernisme, de la déconstruction ou des cultural studies, tentent
d’ailleurs de contester le statut universel de l’individualisation, en dénonçant ses conditions
d’émergence inégalitaires et discriminatoires : un ethnocentrisme postcolonialiste, une
soumission aux institutions disciplinaires de l’État-nation, un ensemble de préjugés moraux, etc.
Parmi la multiplicité des problématiques soulevées par les critiques du processus
d’individualisation, quatre questionnements majeurs peuvent être identifiés :
– loin de provoquer une homogénéisation des formes d’individuation, le mouvement de
globalisation entraîne une « indigénisation de la modernité » (d’après l’expression de Sahlins), à
travers une dynamique de dé/territorialisation (Inda & Rosaldo 2002) qui implique pour les
anthropologues d’être attentifs aux « traductions » effectuées selon chaque code culturel
spécifique, lui-même attaché à certaines conditions locales de réception. Ainsi, par exemple, on a
pu noter que les produits et techniques d’origine occidentale se trouvaient réintroduits dans des
circuits locaux qui pouvaient en modifier largement le sens, voire les instrumentaliser lors de
rituels traditionnels (comme le Coca-Cola chez le peuple Luo du Kenya, mais aussi le base-ball
devenu sport national au Japon ou l’importance du cricket en Inde, Appadurai, 1996);

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– les réactions culturelles aux revendications d’individualisation peuvent consister en une
activation de potentialités identitaires réactualisées dans un nouveau contexte (Friedman 1994)
mais aussi parfois en une réaffirmation violente ou fondamentaliste d’identités collectives
(nationales, autochtones, religieuses ou ethniques) transférant les attributs individuels
(conscience, durée, volonté) au groupe afin de l’inscrire dans un rapport conflictuel et exclusif
avec les autres identités (Meyer & Geschiere 1999) : ainsi, l’invention des « ethnies » (Amselle et
M’Bokolo, 1985) comme de véritables « individus collectifs », clos et homogènes, constitue-t-
elle une nouvelle forme politique caractéristique de la période moderne ;
– la valorisation des hybridations, migrations et autres diasporas censées créer les
conditions d’une nouvelle individualisation, plus fluide et moins territorialisée, peut verser dans
une vision « substantialiste » des cultures, considérées comme attributs et produits à disposition
de l’individu (notamment quand celui-ci est l’intellectuel cosmopolite des classes privilégiées), et
non plus comme mondes symboliques d’appartenance sociale (Friedman 2000, Poirier 2004,
Vibert 2003). Par exemple, au Brésil, le Candomblé, longtemps représentatif d’un syncrétisme
religieux exemplaire, s’est-il récemment trouvé mobilisé par un mouvement de
« réafricanisation » et de valorisation de la culture Yoruba, cherchant à y retrouver la pureté des
traditions africaines réinventées par certaines élites noires néo-traditionalistes (Capone, 1999) ;
– la prise en compte de l’analyse du gender impose de saisir la dynamique
d’individualisation dans une perspective différenciée, à partir d’une compréhension
ethnographique de la « distinction des sexes » à l’œuvre au sein de chaque société (Alès &
Barraud 2001), et sans doute nécessite une relecture des apports de la discipline à l’aune des biais
« androcentriques » implicitement transportés par les études classiques (Weiner 1976). En
développant l’idée que le sexe et le gender sont autant l’un que l’autre des représentations et
constructions sociales (Del Valle 1993), l’anthropologie féministe permet de mieux comprendre
l’interdépendance inégalitaire du masculin et du féminin, qui constitue une question centrale dans
le développement même des sociétés contemporaines.

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