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l’IHEAL
La diagonale des conflits | Denis Merklen, Étienne Tassin

Classes populaires,
sectores populares
Pauline Beunardeau et Denis
Merklen
p. 331-335

Texte intégral
1 Le passage du français « classe ouvrière » à l’espagnol
clase obrera ne pose aucun problème, de même que celui
de bourgeoisie à burguesía ou de paysannerie à
campesinado. Cependant, on ne traduit pas sans difficulté
« classes populaires » (ou catégories populaires) en
sectores populares – ni vice versa. Est-ce le terme
« populaire » qui pose problème dans l’expression ?
2 L’emploi de « classes populaires » provoque une certaine
gêne en sciences sociales. La sociologie, de Marx à Weber,
a fait de la conceptualisation de la « classe » et de la
« classe sociale » un élément central de son programme.
Cependant, son couplage avec « populaire » a toujours été
source d’inconvénients. En effet, la notion de classe rend
possibles des vérifications empiriques, une délimitation
précise de ce qu’on laisse à l’intérieur de la catégorie,
comme lorsqu’on se réfère à la classe ouvrière, à la
bourgeoisie ou à la paysannerie. L’association avec les
appareils statistiques nationaux a par ailleurs provoqué
un glissement lexical de la classe vers la « catégorie
socioprofessionnelle » dans la recherche de précision
(souvent au détriment d’un nécessaire approfondissement
de la théorie des classes sociales). « Populaire », en
revanche, est un mot d’une tout autre nature et il nuit aux
exigences de la pensée scientifique à base empirique. Il
engage de plus directement la pensée sociale sur le terrain
de la culture et de la politique. Doit-on renoncer aux
dangers de l’imprécision et écarter le populaire de toute
recherche scientifique ? Doit-on prendre le mot seulement
pour objet de la recherche, laissant de côté toute tentative
de conceptualisation du réel à travers un terme situé au
cœur des conflits qui habitent les démocraties
contemporaines ?
3 La sociologie latino-américaine s’est vue confrontée à ce
problème dès la fin des années 1950. Il était évident pour
les observateurs de l’époque que les classes populaires
qui peuplaient ce continent de l’Argentine et du Chili
jusqu’au Mexique n’étaient pas faites d’ouvriers. Il y avait
bien ici ou là des classes ouvrières plus ou moins
« mûres », comme les mineurs boliviens et chiliens ou les
descamisados en Argentine. Mais le marxisme éprouvait
des difficultés à saisir le populaire à partir de la seule
détermination du rapport capital-travail dans des sociétés
où le salariat ne parvenait pas à subsumer une large
diversité de rapports économiques et sociaux. C’est dans
ce cadre que l’expression sectores populares s’est imposée.
4 Ce qui posait problème aux chercheurs latino-américains
n’était pas le terme « populaire », mais le mot « classe »
qui se présentait comme trop restrictif. Ainsi l’ont
problématisé la plupart des observateurs, de José Carlos
Mariátegui et son insistance sur la « question indienne » à
la « théorie de la dépendance » de Fernando Henrique
Cardoso ou à celle de la « marginalité », dans la version
marxiste de José Nun comme dans la version culturaliste
de Gino Germani. Plus informe que structuré, le populaire
était constitué d’ouvriers et de travailleurs manuels,
teinté de question indienne (« ethnique », dit-on
aujourd’hui), d’informalité et d’illégalité, de culture et de
politique, d’inscription territoriale et de pauvreté. Au sein
de cette tradition, « populaire » veut aussi bien dire
ouvrier que marginal, pauvre, paysan, villero, favelado ou
péroniste – d’où la préférence pour le mot sectores
(secteurs) plutôt que clase. Au fond, on peut dire que
l’expression sectores populares venait nommer un univers
hétérogène et multidimensionnel pratiquement
impossible à stabiliser dans une définition aux contours
empiriques précis. Non seulement parce que cette identité
changeait beaucoup d’un pays à l’autre, mais aussi parce
que la réalité qu’on nommait ainsi évoluait beaucoup
d’année en année, de conjoncture en conjoncture.
5 La sociologie latino-américaine s’est ainsi rapidement
rapprochée d’auteurs comme Eric Hobsbawm, Edward
Thompson ou Raymond Williams, cette historiographie
permettant de faire du populaire un monde relationnel et
en évolution ; et c’est probablement pourquoi l’influence
d’Antonio Gramsci a été si importante. Sa théorisation des
classes qui conforment des « blocs » et des « alliances »
permettait de faire davantage porter la conceptualisation
sur l’hétérogénéité que sur l’homogénéité du monde
populaire. Mais une hétérogénéité qui ne se limite pas à
une subdivision de la « classe » en plus petits segments
pour parler de « catégories », comme si le pluriel suffisait
à rendre lisible la complexité. L’hétérogénéité est ici
comprise à partir des segments parfois très différents qui
l’intègrent, mais elle est aussi là pour essayer de
soumettre à l’analyse ce qui contribue à faire l’ensemble
ou, au contraire, ce qui va dans le sens de l’éclatement. La
question n’était pas d’ordre analytique (comment décrire
l’hétérogénéité ?) mais relationnelle : quels sont les
processus politiques qui rendent possible l’unité ? Parler
en termes de classes ainsi conçues comme des sectores
populares, c’est se donner la possibilité d’observer un
monde qui est bien là même lorsque le sociologue est
incapable de déterminer avec précision ses contours, c’est
surtout être capable de l’observer dans sa « formation ».
Une formation toujours mise en question dans des
rapports conflictuels avec les autres et au sein même de
l’univers populaire.
6 Redonner de la visibilité à l’antagonisme, tel est l’enjeu
qui conduit actuellement, au sein de la production
scientifique française, au timide retour de la notion de
« classe ». Paradoxalement, alors qu’après-guerre l’unité
de la classe ouvrière arrive à son apogée grâce à la force
acquise par les organisations syndicales, les conditions de
croissance rapide vident le concept d’une partie de son
sens et conduisent à l’obsolescence des analyses en termes
de « classe sociale », jugées empiriquement
anachroniques et idéologiquement connotées. À partir de
la fin des années 1970, les inégalités resurgissent mais
sont l’objet d’une fragmentation croissante qui aboutit à
la perte de l’unité dans l’action. La sociologie privilégie
alors la question de l’hétérogénéité. La recherche d’une
conscience partagée capable d’animer un collectif durable
et vecteur de transformation sociale semble vaine. L’heure
est au morcellement des identités et à l’extrême diversité
des situations de vulnérabilité sociale. Ce constat conduit
les scientifiques à privilégier les notions prudentes de
« catégories », « couches », « milieux » populaires ou à
refuser tout bonnement l’usage d’une notion aux contours
imprécis, jugée « fourre-tout », totalisante et déterministe,
au plus près des risques d’essentialisme et de
schématisme. Le concept classificateur de « classes
populaires » semble inapte à retranscrire la finesse des
réalités empiriques, que l’on recherche à une échelle de
plus en plus locale. Ainsi, à partir des années 1980, la
question sociale se déplace vers l’examen approfondi et
sans cesse renouvelé des « quartiers » où symptômes et
causalités semblent s’offrir conjointement à l’observation
scientifique. Les titres d’ouvrages et d’articles mettent en
avant de nouvelles figures du peuple telles que les
catégories « jeunes de banlieue » ou « jeunes de cités »,
cible privilégiée des enquêtes sur les sources des conflits
sociaux. Progressivement, deux thèmes succèdent au
paradigme de l’exploitation d’une classe par l’autre : celui
des « discriminations » désignant une réalité
pluridimensionnelle composée d’ensembles
d’individualités et d’agrégats précaires (discriminations
résidentielles, raciales, genrées, fondées sur l’âge…), et
celui de « l’exclusion » visant à saisir les effets que le
chômage de masse commence à produire sur les
individus.
7 Sur le plan des organisations sociales, le mouvement
ouvrier perd, aussi bien en Europe qu’en Amérique latine,
sa capacité à condenser l’ensemble des luttes sociales
dans un seul front de conflit. Les mouvements féministe,
écologiste, de consommateurs, nationaliste ou d’habitants
font émerger un ensemble de « nouveaux mouvements
sociaux » dont la problématique n’est pas réductible à
celle de la classe.
8 Derrière le changement de conjoncture émerge une vieille
question. La défense ou le rejet du concept de « classes
populaires » semble illustrer la nature du rapport
politique que les intellectuels entretiennent avec le monde
social observé, tant il s’agit de relativiser ou d’admettre
l’existence d’un antagonisme central, défini par
l’organisation salariale. La force de cet engagement
théorique en fait aussi la faiblesse. En France, parler de
« classes populaires » expose le chercheur au soupçon
permanent d’un rapport politique « refoulé » au peuple.
On peut y voir l’héritage de l’ouvrage de Passeron et
Grignon1 qui dénonçaient le balancement permanent de
l’intérêt savant pour le « populaire » entre misérabilisme
et populisme. La sociologie des classes populaires semble
en effet divisée en deux axes : le premier, dans l’héritage
de Pierre Bourdieu, prolongeant l’analyse du sociologue
en termes de « domination » d’une classe sur l’autre ; le
deuxième, parfois inspiré des textes de Jacques Rancière,
ramenant l’examen des classes populaires du côté d’une
pensée de l’émancipation politique et sociale.
9 Les tenants de cette construction artefactuelle – reconnue
et valorisée en tant que telle – ont néanmoins en commun
de souligner l’intérêt de penser l’organisation sociale et le
mode de production économique dans leur continuité
historique. Il s’agit d’observer, par-delà les changements,
la persistance des inégalités structurées, organisées en
système et porteuses de conflictualité. Cette lecture en
termes de rapports sociaux n’abandonne pas la recherche
des critères vérifiables empiriquement tels que le revenu,
les niveaux et les types de consommation ou les
conditions de vie. Mais elle prend acte de la difficulté de
délimiter ainsi le « populaire » et déplace l’analyse : plutôt
que de caractériser en substance les classes populaires, il
s’agit d’examiner les relations et les conflits dont elles
procèdent, qui ne sont nullement réductibles aux
interactions observables. Comme le formulait Gérard
Bras, « la question n’est pas de savoir qui est membre du
peuple ou non, mais de comprendre ce qui fait que
subjectivement, des hommes s’affirment en actes comme
étant le peuple, c’est-à-dire comme étant ceux avec qui il
faut compter même si jusque-là ils ne comptaient pour
rien2 ».
10 Dans ce cadre, l’action monte au premier plan. Les classes
populaires ne sont pas compréhensibles par la seule
description de leur situation. Il importe de prendre en
considération ce qu’elles font, ce que leurs productions
culturelles signifient et comment elles caractérisent les
classes populaires elles-mêmes.

Bibliographie
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Arico José, La cola del diablo: itinerario de Gramsci en


América Latina, Buenos Aires, Puntosur, 1988.

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Bourdieu Pierre, « Vous avez dit “populaire” ? », Actes de la


recherche en sciences sociales, no 46, 1983, p. 98-105.
DOI : 10.3406/arss.1983.2179

Bras Gérard, Les Ambiguïtés du peuple, Nantes, Pleins


Feux, 2008.

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Chauvel Louis, « Le retour des classes sociales ? », Revue de


l’OFCE, no 79, 2001, p. 315-359.
DOI : 10.3917/reof.079.0315

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Dubet François, « Classes sociales et description de la


société », Revue française de socio-économie, no 10, 2012,
p. 259-264.
DOI : 10.3917/rfse.010.0259

Grignon Claude et Passeron Jean-Claude, Le Savant et le


populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en
littérature, Paris, Seuil, 1989.

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Pudal Bernard, « Le populaire à l’encan », Politix, vol. IV,


no 14, 1991, p. 53-64.
DOI : 10.3406/polix.1991.1452

Rey Henri, « Des classes populaires (presque) invisibles »,


in Stéphane Beaud, Jade Lindgaard et Joseph Confavreux
(éd.), La France invisible, Paris, La Découverte, 2006,
p. 547-559.

Schwartz Olivier, La Notion de « classes populaires »,


Habilitation à diriger des recherches en sociologie,
université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.

Touraine Alain, La Parole et le sang : politique et société en


Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988.
Notes
.
1 C. Grignon et J.-C. Passeron, Le Savant et le populaire : misérabilisme
et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.
.
2 G. Bras, Les Ambiguïtés du peuple, Nantes, Pleins Feux, 2008.

Auteurs
Pauline Beunardeau

Pauline Beunardeau , doctorante en


sociologie et en anthropologie,
université Paris-Diderot – Paris 7,
Laboratoire du changement social
et politique (LCSP). Attachée
temporaire d’enseignement et de
recherche, université de Lille 3,
département de sociologie et
développement social, centre de
recherche « Individus, Épreuves,
Sociétés » (Ceries).

Du même auteur

Chapitre x . École et jeunesse


populaire en France :
ethnicisation d’un conflit in La
diagonale des conflits, Éditions
de l’IHEAL, 2018
Filles et conduites « viriles » in
Pour en finir avec la fabrique des
garçons. Volume 1, Maison des
Sciences de l’Homme d’Aquitaine,
2014
Quand les filles emploient la
force. Les effets de l’oppression
masculine en contexte populaire
in Filles et garçons des cités
aujourd’hui, Presses
universitaires du Septentrion,
2017
Tous les textes
Denis Merklen

Denis Merklen est professeur de


sociologie à la Sorbonne Nouvelle et
membre de l’Institut des hautes
études de l’Amérique latine et du
Creda. Il est connu pour sa
sociologie politique des classes
populaires et a mené de nombreuses
recherches en Argentine et en
France, en Chine, à Haïti, au Sénégal
et en Uruguay. Il est l’auteur de En
quête des classes populaires. Un
essai politique (La Dispute, 2016,
avec S. Béroud, P. Bouffartigue et H.
Eckert), Pourquoi brûle-t-on des
bibliothèques ? (Presses de l’Enssib,
2013), Quartiers populaires,
quartiers politiques (La Dispute,
2009), Pobres ciudadanos. Las
clases populares en la era
democrática (Gorla, 2005 et 2010),
Asentamientos en La Matanza
(Catálogos, 1991).
Du même auteur

Pourquoi brûle-t-on des


bibliothèques ?, Presses de
l’enssib, 2013
La diagonale des conflits,
Éditions de l’IHEAL, 2018
Banlieue, barrio, bidonville, cité,
conurbano, faubourg, logements
sociaux, quartier, vecino, villa,
périphérie in La diagonale des
conflits, Éditions de l’IHEAL, 2018
Tous les textes
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes
importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention
contraire.

Référence électronique du chapitre


BEUNARDEAU, Pauline ; MERKLEN, Denis. Classes populaires, sectores
populares In : La diagonale des conflits : Expériences de la démocratie
en Argentine et en France [en ligne]. Paris : Éditions de l’IHEAL, 2018
(généré le 10 octobre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/iheal/6395>. ISBN : 9782371541191.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheal.6395.

Référence électronique du livre


MERKLEN, Denis (dir.) ; TASSIN, Étienne (dir.). La diagonale des
conflits : Expériences de la démocratie en Argentine et en France.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de l’IHEAL, 2018 (généré
le 10 octobre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/iheal/6129>. ISBN : 9782371541191.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheal.6129.
Compatible avec Zotero

La diagonale des conflits


Expériences de la démocratie en Argentine et en
France
Ce livre est recensé par
Anders Fjeld, Lectures, mis en ligne le 30 janvier 2019. URL :
http://journals.openedition.org/lectures/29946 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/lectures.29946

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