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Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/33387
DOI : 10.4000/lhomme.33387
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
Pagination : 169-184
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Cyril Lemieux, « Faut-il en finir avec le comparatisme ? », L’Homme [En ligne], 229 | 2019, mis en ligne le
01 janvier 2022, consulté le 07 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/33387 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.33387
Cyril Lemieux
Les études comparatives sont loin d’être aussi présentes en sciences sociales
que l’invocation répétée du rôle joué par le comparatisme dans la logique de
ces sciences pourrait le laisser supposer. En France comme à l’étranger, les
approches monographiques ou limitées à un seul pays, à une seule région,
à une seule époque, sont sans doute les plus nombreuses. Dans le domaine
de l’anthropologie, les entreprises de comparaison entre différentes sociétés
ou différentes grandes aires culturelles sont devenues aujourd’hui plus rares.
Étudier la diversité des situations à l’intérieur d’une même aire culturelle est
à peine plus fréquent. En histoire, comme en sociologie et en économie, les
travaux construits sur des dispositifs explicitement comparatistes se révèlent
au fond minoritaires.
Il est vrai que le comparatisme a été fortement décrié ces dernières
décennies et que les réticences et les objections à son encontre ne manquent
COMPARATISMES EN QUESTION
pas. Celles-ci semblent liées surtout à la façon dont les sciences sociales
cherchent aujourd’hui à penser la globalité de l’humanité et les limites
de la planète, à savoir en tentant de s’affranchir du cadre politico-cognitif
que constituent les États-nations. On savait déjà que ce cadre enfermait le
raisonnement des chercheurs : on semble découvrir à quel point c’était le
cas. Il apparaît en effet toujours plus clairement que les catégories mentales
produites par les États-nations ont longtemps conduit les chercheurs à voir
spontanément dans les « nations », aussi bien que dans les « sociétés », les
« ethnies » et, plus généralement, dans les « groupes » sociaux, des sortes
d’individus autonomes entretenant avec leurs homologues des échanges
coopératifs réciproques, conformément à la vision individualiste classique 1.
1. Comme le fait remarquer Louis Dumont, les conceptions homogénéisantes des nations ou des
sociétés qui ont fleuri dans la modernité, loin de s’opposer à l’individualisme méthodologique, le
rejoignent. Car elles procèdent fondamentalement « d’un transfert du même principe [individualisant]
du plan de l’homme individuel au plan des collectivités » (1983 : 120).
2. Cf. notamment : Deny Lombard (1990) ; Richard White (1991) ; Sanjay Subrahmanyam (2005) ;
Romain Bertrand (2011).
3. Dans le cadre de cet article, nous nous en tenons à l’évocation des trois disciplines que Jean-Claude
Passeron (1991) a identifiées comme constituant le socle des sciences sociales : l’anthropologie,
l’histoire et la sociologie. Affirmant leur « indiscernabilité épistémologique », il souligne en même
temps ce qui les sépare d’autres disciplines entrant avec elles en dialogue et contribuant ainsi à leur
tour aux sciences sociales, mais dont les épistémologies doivent être reconnues comme différentes
– telles l’économie, le droit, la psychologie, la linguistique, ou encore la philosophie.
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(Baszanger & Dodier 1997 ; Rémy 2009), elles impliquent cependant que la
comparaison porte moins sur des groupes administrativement définis et leurs
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performances respectives que sur des types de situations pratiques et des modes
d’évaluation et de gestion des problèmes (Lamont & Thévenot 2000). Cette
remise en cause des formes classiques du comparatisme sociologique – si l’on
accepte d’entendre par là un comparatisme mené à partir de catégories statis-
tiques nationales et internationales – a également été alimentée par le déve-
loppement de la sociologie des réseaux. Si cette dernière recourt en effet à des
méthodes quantitatives, c’est pour objectiver la structure des liens qui unissent
des individus ou des entités au-delà ou en deçà de leurs appartenances à des
collectifs ou à un ordre institutionnel. C’est aussi pour envisager ces individus
et ces entités non sous l’aspect d’unités discrètes ou de séries à comparer, mais
comme les éléments constitutifs de chaînes d’interdépendance (Burt 1992).
4. C’est pourquoi, comme le suggère Émile Durkheim dans Les Règles de la méthode sociologique
(1895 : chap. VI), le comparatisme joue, dans la possibilité des sciences sociales, un rôle équiva-
lent à celui qui revient à la méthode expérimentale dans la possibilité des sciences de la nature.
L’expérimentation directe étant impossible aux chercheurs en sciences sociales, étant donné que
« les phénomènes sociaux échappent évidemment à l’action de l’opérateur », ces chercheurs n’ont
en effet d’autre choix, s’ils ne veulent pas renoncer à « rendre compte des faits », que de recourir à
cette forme d’expérimentation « indirecte » qu’est la méthode comparative – laquelle mérite pour
cette raison d’être jugée « la seule qui convienne à la sociologie » (Ibid. : 154).
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fut-elle implicite ou seulement suggestive, avec d’autres réalités extérieures
à celles-ci. En fixant ainsi comme horizon de pensée l’incommensurabilité
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mutuelle des groupes humains et en se cantonnant au caractère insurmontable
de l’indexicalité propre à chaque événement, c’est finalement à la possibilité
de produire des énoncés dotés d’une certaine validité générale – c’est-à-dire
au projet même des sciences sociales – qu’elle nous demande de renoncer.
Si la comparaison ne peut pas uniquement être renvoyée au passé des
sciences sociales, c’est donc que le lien qui l’unit à ces sciences n’est pas
contingent mais interne. Cela ne signifie cependant pas – tant s’en faut – que
seuls les dispositifs d’enquête qui construisent explicitement et méthodique-
ment des comparaisons sont susceptibles, dans ces sciences, de produire des
savoirs. Si l’on veut reconnaître pleinement son caractère scientifiquement
fondateur, la comparaison doit plutôt s’envisager, pour commencer, en tant
que réaction première du chercheur devant la réalité qu’il/elle cherche à
étudier. Elle se trouve en cela liée à l’effet de surprise, voire au choc provo-
qués, dans l’immédiateté d’une perception, par le fait de ne pas reconnaître
dans un objet déterminé – parce qu’il appartient à une autre société ou à
un autre groupe que les siens – le type de pratiques ou de normes dont
on est familier. En cela, parce que toute expérience de la surprise prend sa
source dans la reconnaissance d’une anormalité, la comparaison a partie
liée avec la critique, mais de deux façons bien distinctes, cependant : soit
que « leurs » manières de faire et de penser suscitent spontanément notre
désapprobation, nous apparaissant fautives en comparaison des « nôtres »
(ce qu’on peut appeler la comparaison « dépréciative ») ; soit qu’elles nous
permettent d’engager un rapport critique vis-à-vis de nos propres pratiques,
ces dernières nous apparaissant soudain moins naturelles et moins justifiables
qu’il ne semblait (ce qu’on peut appeler la comparaison « réflexive »). C’est
à l’évidence ce second type de rapport critique, retourné vers « nous », que
les sciences sociales demandent de savoir instaurer à ceux qui entendent
les pratiquer. De sorte que nous comparer « à eux » est d’abord, dans ces
sciences, un geste suspensif à l’égard de notre tendance spontanée à recourir
COMPARATISMES EN QUESTION
5. L’histoire de la mythologie comparée, telle que la retrace Marcel Detienne (1981), en donne un
exemple frappant. Cette discipline naquit au milieu du xixe siècle en tant que « science du scandaleux ».
Ses initiateurs – Max Müller, Edward B. Tylor, Andrew Lang… – avaient en effet en commun de
dénoncer l’absurdité et l’immoralité des fables racontées par les Anciens et les sauvages. Si le mouvement
qu’ils impulsèrent ouvrit néanmoins un chemin vers les sciences sociales, c’est que ce comparatisme
« dépréciatif » put se convertir progressivement en une recherche de la « logique » des mythes, s’orientant
ainsi, comme on le voit au xxe siècle chez des auteurs comme Lucien Lévy-Bruhl, Vladimir Propp,
Louis Gernet, Claude Lévi-Strauss ou Jean-Pierre Vernant, vers un comparatisme toujours plus réflexif,
capable finalement d’interroger la logique des mythes que nous développons à l’égard de « leurs » mythes.
6. Il s’agit, en d’autres termes, de parvenir à « nous » voir, grâce à « eux », comme nous verrions des
« autres » : c’est la formule-clé du comparatisme en sciences sociales, dans la mesure où elle indique
à la fois l’effort d’estrangement radical qui doit être mené, par la confrontation à d’autres groupes
ou d’autres sociétés, à l’égard de nos propres pratiques et croyances, et la limite que rencontre quasi
obligatoirement cet effort du fait qu’il est, et qu’il reste, le « nôtre ». Ajoutons que les situations où
le chercheur compare entre elles deux sociétés (ou plus) qui ne sont pas les siennes ne changent rien
à la nécessité qu’il/elle a d’établir, vis-à-vis de chacune d’elles, un rapport comparatif avec la sienne
propre : l’exigence d’une comparaison entre « eux » et « nous-en-tant-qu’autres » demeure ainsi, dans
tous les cas de figure, la formule-princeps du comparatisme.
7. Telle, par exemple, la difficulté pour un seul et même chercheur, ou pour un collectif de chercheurs,
de recueillir et de maîtriser des informations concernant différents groupes, aires culturelles ou
périodes historiques.
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ce raisonnement et, donc aussi, dans ces sciences. En ce sens, il n’est certai-
nement pas exagéré de dire que la conception que l’on se fait des sciences
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sociales dépend d’abord de la pratique comparative que l’on a.
peut dire pour cette raison « semi-comparatifs » 9. Ils ont également pour
8. En reprenant ces trois règles universelles identifiées par l’école durkheimienne pour leur donner un
degré d’abstraction encore supérieur (sous les noms respectifs de métarègles « de l’engagement et de
la restitution », « de la réalisation et de l’autocontrainte » et « de la distanciation et des représentations
collectives »), nous avons dans nos travaux posé l’hypothèse de l’existence de trois grammaires de
l’action, chacune fondée sur l’une de ces trois « métarègles », que l’on peut présumer jusqu’à preuve
du contraire universelles et qui, à ce titre, permettent de procéder à des comparaisons elles-mêmes
universelles entre n’importe quels groupes humains (Lemieux 2009). Afin d’insister sur le faillibilisme
assumé de cette position, nous parlons à son sujet d’« universalisme méthodologique ».
9. Sur la coexistence, dans le vocabulaire analytique de Pierre Bourdieu, de concepts « comparatifs »
(comme « habitus ») et d’autres « semi-comparatifs » (comme « champ »), et sur les problèmes posés
par cette coexistence, cf. Cyril Lemieux (2011).
10. On trouve ainsi chez Marcel Mauss (1923-1924) des concepts tirés des langues des peuples
étudiés, tels le hau mélanésien ou le potlatch amérindien, dont la portée tend à être universelle. C’est
aussi le cas dans d’autres textes, ou chez d’autres auteurs, avec les termes totem ou tabou. Que de
tels concepts émiques puissent avoir été transformés en concepts comparatifs nous rappelle que la
signification et la portée d’usage d’un mot ne sont pas dépendantes du langage proprement dit, mais
plutôt du jeu de langage dans lequel on l’implique. En ce sens, c’est toujours fétichiser le sens d’un
terme que de ne pas envisager qu’il puisse devenir le signifiant universel du phénomène qu’il désigne
dans sa société d’origine. La seule condition susceptible de justifier un tel statut de signifiant universel
est, en effet, tout à fait extérieure au signifiant lui-même : elle se trouve entièrement dans le fait de
savoir si le phénomène que ce terme désigne est, ou non, effectivement observable universellement.
11. Cf. en ce sens, à propos du phénomène universel de l’« incarnation divine » et des formes
innombrables qu’elle prend, Charles Malamoud & Jean-Pierre Vernant (1986).
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en réalité l’ordre de phénomènes dont il est question, mais seulement de
manière inconsciente – c’est-à-dire d’une façon qui n’a pas encore permis de
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dégager cet ordre en tant que tel. Ce faisant, c’est une certaine conception
du développement historique qui se trouve implicitement investie : celle
qui fixe comme telos de l’humanité le champ des concepts semi-comparatifs
dont le chercheur se sert pour son étude. Et l’on voit bien, dans ce cas,
en quoi la tentation peut être grande de faire revenir au cœur même des
sciences sociales le spectre du comparatisme « dépréciatif ».
Prendre conscience du danger d’ethnocentrisme et d’anachronisme
inhérent au maniement des concepts semi-comparatifs, dès lors que l’on
cherche à les appliquer à des sociétés qui ignorent les ordres de phénomènes
auxquels ils réfèrent, est un enjeu décisif pour la défense, en sciences sociales,
du comparatisme. La vigilance en ce domaine est particulièrement requise
s’agissant des concepts qui pourraient sembler de prime abord comparatifs,
comme « intérêt » ou « valeur », mais dont on peut montrer, qu’étant liés
aux seules sociétés modernes (Hirschman 1977 ; Lemieux 2013), ils ne sont
en réalité que semi-comparatifs. Cependant, les difficultés que posent les
concepts semi-comparatifs existent également lorsqu’on cherche à les appli-
quer au domaine où il est légitime d’avoir recours à eux : celui des sociétés
dans lesquelles les ordres de phénomènes qu’ils désignent sont observables.
À l’intérieur de cet espace régional, ils contribuent indéniablement à la
pratique du comparatisme réflexif, en mettant en lumière, par exemple,
la diversité des formes d’États-nations, de capitalismes ou d’organisations
professionnelles, et en aidant à expliquer leurs différences. Reste que, par
définition, ces concepts ne permettent jamais de saisir le lien entre les phéno-
mènes ainsi étudiés et les sociétés où l’ordre de ces phénomènes n’existe pas.
En les utilisant, le chercheur se rend donc incapable de se servir de l’altérité
constituée par les sociétés non modernes comme d’un levier pour dénatu-
raliser les phénomènes modernes qu’il examine. Son analyse, pourrait-on
dire, se rétracte sur les sociétés modernes : la modernité n’y est appréhendée
qu’à partir d’elle-même, ce qu’il faut considérer comme un défaut, si l’on
COMPARATISMES EN QUESTION
réseaux ou encore à une étude sur la circulation des produits et des idées,
c’est cet usage qui peut le mieux permettre la généralisation des résultats que
l’on obtiendra et conférer ainsi sa réalité au projet d’une œuvre commune
des sciences sociales.
12. Si ces termes méritent des guillemets, c’est qu’ils restent relatifs. On ne saurait pour autant
en conclure qu’ils sont illusoires : bien que le sociocentrisme – comme l’appelait Durkheim –
ne soit pas éliminable de la pensée humaine, étant sa condition de possibilité, il ne faut pas perdre
de vue qu’il est aussi, ce faisant, ce qui rend possible la science en général. Sans lui, toute objectivité
scientifique deviendrait inconcevable.
Cyril Lemieux
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