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L’Homme

Revue française d’anthropologie


229 | 2019
Varia

Faut-il en finir avec le comparatisme ?


Cyril Lemieux

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/lhomme/33387
DOI : 10.4000/lhomme.33387
ISSN : 1953-8103

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 mars 2019
Pagination : 169-184
ISSN : 0439-4216

Référence électronique
Cyril Lemieux, « Faut-il en finir avec le comparatisme ? », L’Homme [En ligne], 229 | 2019, mis en ligne le
01 janvier 2022, consulté le 07 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/33387 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/lhomme.33387

© École des hautes études en sciences sociales


Faut-il en finir avec le comparatisme ?

Cyril Lemieux

Les études comparatives sont loin d’être aussi présentes en sciences sociales
que l’invocation répétée du rôle joué par le comparatisme dans la logique de
ces sciences pourrait le laisser supposer. En France comme à l’étranger, les
approches monographiques ou limitées à un seul pays, à une seule région,
à une seule époque, sont sans doute les plus nombreuses. Dans le domaine
de l’anthropologie, les entreprises de comparaison entre différentes sociétés
ou différentes grandes aires culturelles sont devenues aujourd’hui plus rares.
Étudier la diversité des situations à l’intérieur d’une même aire culturelle est
à peine plus fréquent. En histoire, comme en sociologie et en économie, les
travaux construits sur des dispositifs explicitement comparatistes se révèlent
au fond minoritaires.
Il est vrai que le comparatisme a été fortement décrié ces dernières
décennies et que les réticences et les objections à son encontre ne manquent

COMPARATISMES EN QUESTION
pas. Celles-ci semblent liées surtout à la façon dont les sciences sociales
cherchent aujourd’hui à penser la globalité de l’humanité et les limites
de la planète, à savoir en tentant de s’affranchir du cadre politico-cognitif
que constituent les États-nations. On savait déjà que ce cadre enfermait le
raisonnement des chercheurs : on semble découvrir à quel point c’était le
cas. Il apparaît en effet toujours plus clairement que les catégories mentales
produites par les États-nations ont longtemps conduit les chercheurs à voir
spontanément dans les « nations », aussi bien que dans les « sociétés », les
« ethnies » et, plus généralement, dans les « groupes » sociaux, des sortes
d’individus autonomes entretenant avec leurs homologues des échanges
coopératifs réciproques, conformément à la vision individualiste classique 1.
1. Comme le fait remarquer Louis Dumont, les conceptions homogénéisantes des nations ou des
sociétés qui ont fleuri dans la modernité, loin de s’opposer à l’individualisme méthodologique, le
rejoignent. Car elles procèdent fondamentalement « d’un transfert du même principe [individualisant]
du plan de l’homme individuel au plan des collectivités » (1983 : 120).

L’ H O M M E 229 / 2019, pp. 169 à 184


Le socioconstructivisme, dont tout porte à penser qu’il s’est imposé depuis
une quarantaine d’années comme le nouveau discours unificateur des sciences
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sociales, a joué un rôle majeur dans la remise en cause de cette naturalisation
plus ou moins inconsciente des entités collectives : il a rendu illégitime
de les concevoir comme des données, en obligeant à les envisager plutôt,
intégralement et à tout moment, comme des produits sociohistoriques aux
contours indéterminés et évolutifs ; il a aussi incité les chercheurs à faire
varier leurs échelles d’analyse, afin de réussir à saisir des phénomènes dont
la logique, se déployant au-delà ou en deçà de ces entités, leur échappait
en partie ; enfin, il a bien souvent conduit à repenser les activités sociales
en termes de « réseaux », en cessant par conséquent de restreindre l’enquête
au dessin préétabli des frontières entre groupes et entre institutions.
Dans les lignes qui suivent, on tentera d’abord de décrire les consé-
quences de cette critique croissante du statocentrisme sur la possibilité du
comparatisme. Il peut sembler de prime abord que cette dernière se trouve
profondément affaiblie par la nouvelle situation politico-épistémologique :
c’est ce dont le nombre assez restreint d’études comparatives aujourd’hui
produites pourrait être un symptôme. Nous défendrons un autre point de
vue. En rappelant en quoi le comparatisme, tant du moins qu’il fait l’effort
d’être réflexif, est au fondement des sciences sociales, nous tenterons de
montrer que le véritable enjeu des remises en cause actuelles concerne le
travail que les chercheurs doivent fournir pour utiliser dans leurs enquêtes,
qu’elles soient comparatives ou non, des concepts qui soient réellement
« comparatifs » et non pas seulement « semi-comparatifs ».

La critique du statocentrisme et ses conséquences


La critique généralisée du statocentrisme qui a envahi les sciences sociales
depuis la fin du xxe siècle doit être saluée comme un progrès de la réflexivité
dont ces sciences sont capables. Pour autant, ses conséquences sur la possibi-
lité de construire des dispositifs d’enquête comparatifs n’en sont pas moins
remarquables. En anthropologie, discipline longtemps considérée comme
la plus comparatiste, elles sont particulièrement notables. Ainsi les grandes
synthèses comparatives entre sociétés appartenant à un même ensemble
culturel, voire éloignées entre elles dans l’espace et dans le temps, grâce aux-
quelles, aux heures triomphantes du structuralisme, les chercheurs tentaient
de dégager des structures élémentaires ou des universaux sociaux et culturels,
font désormais figure d’approche délaissée : on leur reproche de réifier ces
sociétés ou ces ensembles culturels en leur prêtant, pour les besoins du geste
comparatif, une cohérence et une unité qu’ils n’ont jamais eues. D’autres
genres tendent à les supplanter, comme les enquêtes portant sur la circulation
Cyril Lemieux
des idées, des techniques et des biens, qui s’attachent moins à étudier des
sociétés conçues en tant que totalités ou des entités ethnographiques géo-
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graphiquement circonscrites qu’à suivre, parfois de manière multisituée, des
flux d’échange, des transferts et des processus d’emprunt et d’appropriation
entre groupements humains. Le questionnement comparatiste proprement
dit cède ici la place à l’analyse des processus de traduction et d’acculturation
(Hannerz 1992 ; Appadurai 1996). Dans le cas des monographies, c’est la
possibilité de comparer dans le temps l’évolution des pratiques au sein d’un
groupe qui s’est trouvée fortement mise en doute par le genre de la « revisite »
des terrains, lequel a fait apparaître que les variations constatées au fil des
décennies pouvaient être dues, au moins autant qu’aux changements sociaux
au sein du groupe étudié, à la façon dont chaque génération d’anthropologues
travaille et à l’évolution même des pratiques d’enquête (Burawoy 2003).
Des tendances similaires sont repérables parmi les historiens. Ainsi l’histoire
comparée, dans sa forme classique – celle, à bien des égards, héritée des travaux
de Marc Bloch (1928) –, s’est-elle vue reprocher son culturalisme et sa dépen-
dance à l’égard d’un découpage préétabli en « aires culturelles », que l’histoire
« connectée » s’est attachée à déconstruire. Ici encore, l’accent s’est déporté de
la recherche des cohérences internes et des écarts majeurs entre grands blocs
civilisationnels (ou pensés comme tels) vers l’étude des circulations et des
échanges entre groupes, ne préjugeant précisément ni de ces cohérences et de
ces écarts d’ensemble, ni même de l’existence de ces blocs 2. Cette évolution a
conduit à dénoncer les postulats ethnocentriques – voire la « violence épisté-
mique » selon l’expression fameuse de Gayatri Spivak (1988) – que véhicule
le fait de considérer les « nations » du monde en les rapportant implicitement,
sinon parfois explicitement, au modèle politique et cognitif des seules nations
occidentales, et en érigeant par conséquent ce dernier en une sorte d’étalon
universel. Sur ce point, l’apport des études postcoloniales (Chakrabarty 2000)
aussi bien que de l’histoire « croisée » (Werner & Zimmermann 2004) aura
été de briser l’évidence même des catégories qui permettaient jusqu’alors aux
historiens de comparer nations « avancées » et « en retard », et d’essayer de
COMPARATISMES EN QUESTION

trouver au « retard » constaté des causes historiques. À ce mouvement réflexif


de la discipline historique s’ajoutent encore l’essor de la microhistoire et de
l’histoire par cas, et, plus généralement, l’importance croissante accordée aux
contextualisations locales et à l’action située : ces tendances ont, elles aussi,
rendu plus compliqué aux historiens de convoquer, à des fins comparatives,
la culture ou les pratiques d’ensemble de différents groupes ou d’un même
groupe (ou supposé tel) à travers le temps.

2. Cf. notamment : Deny Lombard (1990) ; Richard White (1991) ; Sanjay Subrahmanyam (2005) ;
Romain Bertrand (2011).

Faut-il en finir avec le comparatisme ?


Une évolution identique, enfin, peut être décrite en sociologie 3. Dans
l’histoire de cette discipline, le comparatisme s’est développé de manière
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privilégiée, mais non exclusive, à partir de méthodes quantitatives. En
invitant les chercheurs à dénaturaliser le cadre mental produit par les
États-nations, la montée en puissance du constructivisme ne pouvait que
bousculer l’usage de telles méthodes : qu’il s’agisse d’opérer des comparaisons
internationales (par exemple, entre performances nationales dans le domaine
économique, fiscal, scolaire, sanitaire, de la protection sociale, etc.) ou intra-
nationales (entre groupes socio-professionnels, cohortes générationnelles,
villes, régions, entreprises, etc.), un recours naïf aux statistiques produites
par les différents États et par les organismes internationaux est devenu de
moins en moins acceptable. Les chercheurs ont appris à s’interroger davan-
tage sur les modalités pratiques ayant présidé aux comptages statistiques
qu’ils mobilisaient et, plus profondément encore, sur le lien attachant les
catégories statistiques à la base de ces comptages à des politiques d’État et à
des cultures nationales déterminées (Desrosières & Thévenot 1988). Dans
cette perspective, la possibilité d’utiliser des bases de données pour comparer
des performances par pays, ou par groupe à l’intérieur d’un même pays, a
de plus en plus été contrainte par l’obligation de soulever la question des
conditions de l’élaboration de ces données et de leur indexation à des caté-
gories politico-administratives nationales, dont il est apparu souhaitable de
faire l’histoire et d’analyser les usages sociaux. Cet effort de réflexivité a été
reconnu comme une garantie contre le risque de produire un comparatisme
illusoire, qui rapporte des chiffres les uns aux autres en faisant comme si
leur commensurabilité était naturelle et immédiate et, par conséquent, en
ne prenant pas en compte les opérations politiques et techniques permettant
la construction de cette commune mesure (Lallement & Spurk 2003).
Un tel mouvement réflexif peut en partie expliquer pourquoi, tandis que
les administrations ont continué à développer à grande échelle les enquêtes
comparatives reposant sur des démarches de quantification, nombre de socio-
logues ont préféré, eux, se tourner vers des approches faisant appel aux obser-
vations de type ethnographique ou à l’analyse qualitative d’entretiens et de
documents. Si ces méthodes non quantitatives n’excluent pas entièrement les
dispositifs de recherche comparatifs, notamment dès lors que les chercheurs
passent de la simple monographie à l’enquête multisituée ou « combinatoire »

3. Dans le cadre de cet article, nous nous en tenons à l’évocation des trois disciplines que Jean-Claude
Passeron (1991) a identifiées comme constituant le socle des sciences sociales : l’anthropologie,
l’histoire et la sociologie. Affirmant leur « indiscernabilité épistémologique », il souligne en même
temps ce qui les sépare d’autres disciplines entrant avec elles en dialogue et contribuant ainsi à leur
tour aux sciences sociales, mais dont les épistémologies doivent être reconnues comme différentes
– telles l’économie, le droit, la psychologie, la linguistique, ou encore la philosophie.

Cyril Lemieux
(Baszanger & Dodier 1997 ; Rémy 2009), elles impliquent cependant que la
comparaison porte moins sur des groupes administrativement définis et leurs
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performances respectives que sur des types de situations pratiques et des modes
d’évaluation et de gestion des problèmes (Lamont & Thévenot 2000). Cette
remise en cause des formes classiques du comparatisme sociologique – si l’on
accepte d’entendre par là un comparatisme mené à partir de catégories statis-
tiques nationales et internationales – a également été alimentée par le déve-
loppement de la sociologie des réseaux. Si cette dernière recourt en effet à des
méthodes quantitatives, c’est pour objectiver la structure des liens qui unissent
des individus ou des entités au-delà ou en deçà de leurs appartenances à des
collectifs ou à un ordre institutionnel. C’est aussi pour envisager ces individus
et ces entités non sous l’aspect d’unités discrètes ou de séries à comparer, mais
comme les éléments constitutifs de chaînes d’interdépendance (Burt 1992).

Pour un comparatisme plus réflexif


Faut-il donc en finir avec le comparatisme ? Et considérer que sa pratique
n’aura correspondu qu’à un moment dans l’histoire des sciences sociales ?
Ce moment serait aujourd’hui en passe de se refermer. En raison d’une
progression de leur réflexivité, ces sciences seraient désormais en mesure
de reconnaître qu’un lien étroit, mais que jusqu’à présent elles n’étaient
pas parvenues à analyser aussi clairement comme tel, unit leurs projets
comparatifs à la formation des États-nations. Ce n’est pas seulement que cette
dernière leur a fourni un cadre cognitif et des catégories conduisant à penser
les nations et les sociétés, quelles qu’elles soient, sur le mode de totalités
unitaires et, partant, d’individualités comparables : c’est aussi, et d’abord,
qu’elle a donné à l’entreprise comparative elle-même sa justification. Il fallait
en effet qu’en Europe occidentale, des États-nations se soient constitués pour
que la question de ce que ces sociétés-là avaient de spécifique au regard des
autres puisse être posée et revêtir un intérêt à la fois théorique et pratique.
Comparer, alors, était appelé pour comprendre les écarts et, éventuellement,
COMPARATISMES EN QUESTION

rechercher les similitudes inaperçues entre les nations « modernes » et les


autres peuples – notamment ceux que les premières entendaient placer sous
leur joug colonial et administrer (Salmon 2018). Mais comparer était égale-
ment requis si l’on voulait expliquer ce qui avait fait advenir historiquement
de telles nations « modernes ». Comparer était enfin nécessaire pour analyser
les problèmes politiques tout à fait inédits suscités par l’accroissement de
la division du travail, qui caractérise ces sociétés et leurs rapports mutuels.
Dans ce schéma, c’est le déclin contemporain des États-nations (ou du
moins, ce qui est décrit comme tel) qui serait en passe d’avoir raison de
la nécessité de comparer en sciences sociales. On s’apercevrait de plus en
Faut-il en finir avec le comparatisme ?
plus que comparer des entités humaines déterminées est moins pertinent
que d’analyser des flux et des échanges, et de reconstituer la structure et la
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logique des réseaux qui traversent différents peuples et différents groupes.
On peut s’accorder avec ce diagnostic sur certains points. Il a en particulier
l’intérêt d’obliger les sciences sociales à faire retour sur ce qui les rattache
au processus historique de formation des États-nations. Ce faisant, il leur
rappelle qu’elles ont des conditions sociohistoriques de possibilité et que leur
apparition au sein des sociétés modernes est liée non à des questionnements
« éternels », mais à des besoins de connaissance suscités par l’organisation
même de ces sociétés et de leurs rapports aux autres. Dans cette perspective,
l’évolution actuelle de ces sociétés et de leurs échanges, à travers ce qu’il est
convenu d’appeler la « mondialisation », ne peut pas ne pas affecter tant les
conditions pratiques de production de ces sciences que la détermination de
leurs façons de conceptualiser les phénomènes et d’enquêter sur eux. Pour
autant, de même qu’il annonce peut-être un peu trop vite le délitement des
États-nations, ce diagnostic répudie sans doute trop facilement le compa-
ratisme en sciences sociales en le renvoyant à leur seul passé.
Car, à bien y regarder, la comparaison n’est pas un élément optionnel dans
la démarche de ces sciences : elle en est au contraire l’élément fondateur. Cette
affirmation mérite d’être entendue au double sens de fondation historique
– que le diagnostic ici discuté reconnaît – et de fondement pratique – qu’il
méconnaît. En effet, le besoin de comparer n’est pas seulement au départ
de l’impulsion collective qui a donné naissance en Europe, entre les xviiie et
xixe siècles, à des disciplines comme l’anthropologie, l’histoire et la sociologie.
Il est aussi de l’ordre de ce que l’on serait tenté d’appeler une « volonté obliga-
toire » de ces sciences, en entendant par cette expression en forme d’oxymore
que le comparatisme est nécessaire à leur existence même. Entièrement privées
de perspective comparative, elles ne porteraient que sur du singulier. Partant,
elles deviendraient incapables de prétendre légitimement au statut de sciences 4.
Au demeurant, c’est sans doute là un des dangers majeurs qui les guette : s’en-
fermer dans l’analyse monographique ou le récit clos sur lui-même au point
de ne plus voir ce qui pourrait relier conceptuellement le cas singulier que
l’on étudie à d’autres. L’analyse, alors, perd toute capacité à dénaturaliser les
réalités dont elle se saisit, du fait même qu’elle s’est interdit la confrontation,

4. C’est pourquoi, comme le suggère Émile Durkheim dans Les Règles de la méthode sociologique
(1895 : chap. VI), le comparatisme joue, dans la possibilité des sciences sociales, un rôle équiva-
lent à celui qui revient à la méthode expérimentale dans la possibilité des sciences de la nature.
L’expérimentation directe étant impossible aux chercheurs en sciences sociales, étant donné que
« les phénomènes sociaux échappent évidemment à l’action de l’opérateur », ces chercheurs n’ont
en effet d’autre choix, s’ils ne veulent pas renoncer à « rendre compte des faits », que de recourir à
cette forme d’expérimentation « indirecte » qu’est la méthode comparative – laquelle mérite pour
cette raison d’être jugée « la seule qui convienne à la sociologie » (Ibid. : 154).

Cyril Lemieux
fut-elle implicite ou seulement suggestive, avec d’autres réalités extérieures
à celles-ci. En fixant ainsi comme horizon de pensée l’incommensurabilité
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mutuelle des groupes humains et en se cantonnant au caractère insurmontable
de l’indexicalité propre à chaque événement, c’est finalement à la possibilité
de produire des énoncés dotés d’une certaine validité générale – c’est-à-dire
au projet même des sciences sociales – qu’elle nous demande de renoncer.
Si la comparaison ne peut pas uniquement être renvoyée au passé des
sciences sociales, c’est donc que le lien qui l’unit à ces sciences n’est pas
contingent mais interne. Cela ne signifie cependant pas – tant s’en faut – que
seuls les dispositifs d’enquête qui construisent explicitement et méthodique-
ment des comparaisons sont susceptibles, dans ces sciences, de produire des
savoirs. Si l’on veut reconnaître pleinement son caractère scientifiquement
fondateur, la comparaison doit plutôt s’envisager, pour commencer, en tant
que réaction première du chercheur devant la réalité qu’il/elle cherche à
étudier. Elle se trouve en cela liée à l’effet de surprise, voire au choc provo-
qués, dans l’immédiateté d’une perception, par le fait de ne pas reconnaître
dans un objet déterminé – parce qu’il appartient à une autre société ou à
un autre groupe que les siens – le type de pratiques ou de normes dont
on est familier. En cela, parce que toute expérience de la surprise prend sa
source dans la reconnaissance d’une anormalité, la comparaison a partie
liée avec la critique, mais de deux façons bien distinctes, cependant : soit
que « leurs » manières de faire et de penser suscitent spontanément notre
désapprobation, nous apparaissant fautives en comparaison des « nôtres »
(ce qu’on peut appeler la comparaison « dépréciative ») ; soit qu’elles nous
permettent d’engager un rapport critique vis-à-vis de nos propres pratiques,
ces dernières nous apparaissant soudain moins naturelles et moins justifiables
qu’il ne semblait (ce qu’on peut appeler la comparaison « réflexive »). C’est
à l’évidence ce second type de rapport critique, retourné vers « nous », que
les sciences sociales demandent de savoir instaurer à ceux qui entendent
les pratiquer. De sorte que nous comparer « à eux » est d’abord, dans ces
sciences, un geste suspensif à l’égard de notre tendance spontanée à recourir
COMPARATISMES EN QUESTION

à la comparaison « dépréciative », c’est-à-dire à trouver « anormales » les


pratiques et les croyances des peuples qui ne sont pas les nôtres 5. C’est

5. L’histoire de la mythologie comparée, telle que la retrace Marcel Detienne (1981), en donne un
exemple frappant. Cette discipline naquit au milieu du xixe siècle en tant que « science du scandaleux ».
Ses initiateurs – Max Müller, Edward B. Tylor, Andrew Lang… – avaient en effet en commun de
dénoncer l’absurdité et l’immoralité des fables racontées par les Anciens et les sauvages. Si le mouvement
qu’ils impulsèrent ouvrit néanmoins un chemin vers les sciences sociales, c’est que ce comparatisme
« dépréciatif » put se convertir progressivement en une recherche de la « logique » des mythes, s’orientant
ainsi, comme on le voit au xxe siècle chez des auteurs comme Lucien Lévy-Bruhl, Vladimir Propp,
Louis Gernet, Claude Lévi-Strauss ou Jean-Pierre Vernant, vers un comparatisme toujours plus réflexif,
capable finalement d’interroger la logique des mythes que nous développons à l’égard de « leurs » mythes.

Faut-il en finir avec le comparatisme ?


aussi, dès lors, un moyen de dénaturaliser nos propres pratiques et nos
propres croyances. C’est enfin, de ce fait même, la possibilité que l’on se
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donne de relancer la critique de nos propres sociétés, en montrant ce que
leur organisation spécifique a de nécessaire mais aussi, en comparaison des
autres, d’arbitraire. La formule de ce comparatisme « réflexif » pourrait être
exprimée ainsi : les sciences sociales demandent que l’on envisage toute
comparaison entre « eux » et « nous » comme s’il en allait d’une comparaison
entre « eux » et « nous-en-tant-qu’autres » 6.
Ressaisir de cette manière le comparatisme, en le reconnaissant au fondement
du type de réflexivité qui rend possible les sciences sociales, doit nous inciter
à admettre que le problème central qu’il pose ne tient pas à des difficultés
d’ordre empirique ou méthodologique, quand bien même celles-ci sont bien
réelles 7. Le problème posé est plutôt celui de l’accès même au raisonnement
des sciences sociales. C’est ainsi faute d’esprit comparateur que les chercheurs
qui se livrent à l’érudition close sur elle-même, ou au récit d’une singularité
qu’ils présentent comme étant à elle-même sa propre référence, restent sur
le seuil de ces sciences : ils ne peuvent le franchir que si une bonne âme,
s’emparant de leurs travaux, engage ces derniers dans une confrontation avec
d’autres recherches d’érudition et d’autres récits, les faisant dès lors entrer
dans un certain cercle de la comparaison. Mais le comparatisme, en lui-même
et sans davantage de précision, ne suffit pas encore. Ainsi des chercheurs
qui se laisseraient aller à un comparatisme « dépréciatif » se fermeraient eux
aussi l’accès aux sciences sociales. Car ils utiliseraient la confrontation avec
« eux » non comme un moyen de dénaturaliser les jugements de supériorité
morale ou intellectuelle en vigueur dans leur société ou leur groupe, mais
au contraire comme une occasion de conforter le sentiment que ce que
font les autres peuples est décidément « anormal ». Seule l’attitude que nous
appelons ici « comparatisme réflexif » permet d’enclencher véritablement le
raisonnement des sciences sociales. C’est pourquoi la place que l’on fait à ce
comparatisme-là à l’intérieur de sa pratique de recherche a pour conséquence
directe qu’on s’investit plus ou moins immédiatement et profondément dans

6. Il s’agit, en d’autres termes, de parvenir à « nous » voir, grâce à « eux », comme nous verrions des
« autres » : c’est la formule-clé du comparatisme en sciences sociales, dans la mesure où elle indique
à la fois l’effort d’estrangement radical qui doit être mené, par la confrontation à d’autres groupes
ou d’autres sociétés, à l’égard de nos propres pratiques et croyances, et la limite que rencontre quasi
obligatoirement cet effort du fait qu’il est, et qu’il reste, le « nôtre ». Ajoutons que les situations où
le chercheur compare entre elles deux sociétés (ou plus) qui ne sont pas les siennes ne changent rien
à la nécessité qu’il/elle a d’établir, vis-à-vis de chacune d’elles, un rapport comparatif avec la sienne
propre : l’exigence d’une comparaison entre « eux » et « nous-en-tant-qu’autres » demeure ainsi, dans
tous les cas de figure, la formule-princeps du comparatisme.
7. Telle, par exemple, la difficulté pour un seul et même chercheur, ou pour un collectif de chercheurs,
de recueillir et de maîtriser des informations concernant différents groupes, aires culturelles ou
périodes historiques.

Cyril Lemieux
ce raisonnement et, donc aussi, dans ces sciences. En ce sens, il n’est certai-
nement pas exagéré de dire que la conception que l’on se fait des sciences
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sociales dépend d’abord de la pratique comparative que l’on a.

Concepts comparatifs et semi-comparatifs


Un tel comparatisme réflexif, dont Louis Dumont (1966, 1983) a peut-
être livré la formule la plus radicale et par conséquent la plus explicite, rend
possible, à la différence tant des discours sur des singularités prétendument
« incomparables » que des comparatismes « dépréciatifs », la production
d’énoncés dotés d’une certaine généralité. Théoriquement même, il permet
de produire des énoncés dotés d’une validité qu’on peut supposer universelle
« jusqu’à preuve du contraire » – tels que, par exemple, les énoncés consistant
à affirmer, à la suite de Marcel Mauss (1923-1924), que la règle du don et
du contre-don est a priori observable, quoique sous des formes variables et
à chaque fois spécifiques, dans l’ensemble des sociétés humaines ou, dans le
sillage d’Émile Durkheim (1896-1897, 1912), qu’il en est de même pour la
prohibition de l’inceste, ainsi que pour les phénomènes d’idéation collective
que génère toute « vie religieuse » 8. Si une généralisation de cet ordre est
envisageable, ce n’est pas – il importe de le souligner – que toutes les occur-
rences empiriques qui permettraient d’invalider l’énoncé prétendant à cette
universalité ont été explorées. Une telle vérification est à vrai dire strictement
impossible. C’est plutôt que l’opération de généralisation s’appuie ici sur
des concepts (« don et contre-don », « prohibition de l’inceste », « idéation
collective ») qu’on peut dire « comparatifs », au sens où les phénomènes
auxquels ils se réfèrent ne sont pas dépendants de la culture propre à la
société dans laquelle vit l’observateur, ni même de celle de l’un des groupes
ou des sociétés, qu’avec leur aide, il étudie. Ces concepts comparatifs ont
ainsi pour particularité de se rapporter à des phénomènes qui ne sont pas
indexés aux seules sociétés modernes – à la différence, par exemple, de
notions comme « entrepreneur capitaliste bourgeois » ou « champ », qu’on
COMPARATISMES EN QUESTION

peut dire pour cette raison « semi-comparatifs » 9. Ils ont également pour

8. En reprenant ces trois règles universelles identifiées par l’école durkheimienne pour leur donner un
degré d’abstraction encore supérieur (sous les noms respectifs de métarègles « de l’engagement et de
la restitution », « de la réalisation et de l’autocontrainte » et « de la distanciation et des représentations
collectives »), nous avons dans nos travaux posé l’hypothèse de l’existence de trois grammaires de
l’action, chacune fondée sur l’une de ces trois « métarègles », que l’on peut présumer jusqu’à preuve
du contraire universelles et qui, à ce titre, permettent de procéder à des comparaisons elles-mêmes
universelles entre n’importe quels groupes humains (Lemieux 2009). Afin d’insister sur le faillibilisme
assumé de cette position, nous parlons à son sujet d’« universalisme méthodologique ».
9. Sur la coexistence, dans le vocabulaire analytique de Pierre Bourdieu, de concepts « comparatifs »
(comme « habitus ») et d’autres « semi-comparatifs » (comme « champ »), et sur les problèmes posés
par cette coexistence, cf. Cyril Lemieux (2011).

Faut-il en finir avec le comparatisme ?


propriété de ne pas être des concepts émiques, c’est-à-dire empruntés aux
groupes étudiés. Plus exactement : s’ils le sont, c’est, par construction, qu’ils
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sont mis au service de la désignation de phénomènes observables dans
d’autres groupes que celui auquel on les emprunte 10.
Il semble – pour donner quelques exemples – que des concepts comme
« socialisation », « échange », « sanction », « honneur », « facework », « rituel »,
« agency », « sacré/profane », « mode de production » ou « division du travail »
soient comparatifs en ce sens. Car ils correspondent à des ordres de
phénomènes qui s’observent, jusqu’à preuve du contraire, dans l’ensemble
des sociétés et des groupes humains. Ajoutons que le fait que de tels phéno-
mènes prennent selon ces groupes et ces sociétés des formes très distinctes,
qu’ils concernent des objets totalement dissemblables et qu’ils engagent
des règles pratiques bien différentes ne restreint en rien leur universalité.
Il manifeste seulement que les universaux dont il est ici question ne sont
descriptibles que concrètement, c’est-à-dire à travers des différences socio-
historiques, et qu’ils ne sauraient par conséquent être réifiés sous forme
d’un type idéal unique 11. Au demeurant, c’est ce caractère d’universaux
qu’il n’est possible de saisir qu’à travers des différences empiriques, et en
aucun cas comme des idéalités détachées des pratiques, qui témoigne de
leur nature de concepts forgés par la comparaison.
De leur côté, des concepts comme « capitalisme », « État-nation », « intérêt »,
« démocratie », « profession », « valeur », « espace privé », « gouvernement » ou
« institution totale » méritent sans doute d’être considérés comme semi-
comparatifs. Ils se réfèrent, en effet, à des ordres de phénomènes dont
la très grande majorité des sociétés, dans l’histoire humaine, n’a pas fait
l’expérience. Si de tels concepts satisfont à l’ambition du comparatisme
réflexif, et donc au raisonnement des sciences sociales, c’est par conséquent
seulement sur un plan qu’on peut dire régional. De ce fait, les utiliser pour
décrire des sociétés qui ignorent ces phénomènes fait immédiatement
courir au chercheur un risque d’ethnocentrisme ou d’anachronisme. Cet
usage peut notamment l’amener à penser que de telles sociétés possèdent

10. On trouve ainsi chez Marcel Mauss (1923-1924) des concepts tirés des langues des peuples
étudiés, tels le hau mélanésien ou le potlatch amérindien, dont la portée tend à être universelle. C’est
aussi le cas dans d’autres textes, ou chez d’autres auteurs, avec les termes totem ou tabou. Que de
tels concepts émiques puissent avoir été transformés en concepts comparatifs nous rappelle que la
signification et la portée d’usage d’un mot ne sont pas dépendantes du langage proprement dit, mais
plutôt du jeu de langage dans lequel on l’implique. En ce sens, c’est toujours fétichiser le sens d’un
terme que de ne pas envisager qu’il puisse devenir le signifiant universel du phénomène qu’il désigne
dans sa société d’origine. La seule condition susceptible de justifier un tel statut de signifiant universel
est, en effet, tout à fait extérieure au signifiant lui-même : elle se trouve entièrement dans le fait de
savoir si le phénomène que ce terme désigne est, ou non, effectivement observable universellement.
11. Cf. en ce sens, à propos du phénomène universel de l’« incarnation divine » et des formes
innombrables qu’elle prend, Charles Malamoud & Jean-Pierre Vernant (1986).

Cyril Lemieux
en réalité l’ordre de phénomènes dont il est question, mais seulement de
manière inconsciente – c’est-à-dire d’une façon qui n’a pas encore permis de
179
dégager cet ordre en tant que tel. Ce faisant, c’est une certaine conception
du développement historique qui se trouve implicitement investie : celle
qui fixe comme telos de l’humanité le champ des concepts semi-comparatifs
dont le chercheur se sert pour son étude. Et l’on voit bien, dans ce cas,
en quoi la tentation peut être grande de faire revenir au cœur même des
sciences sociales le spectre du comparatisme « dépréciatif ».
Prendre conscience du danger d’ethnocentrisme et d’anachronisme
inhérent au maniement des concepts semi-comparatifs, dès lors que l’on
cherche à les appliquer à des sociétés qui ignorent les ordres de phénomènes
auxquels ils réfèrent, est un enjeu décisif pour la défense, en sciences sociales,
du comparatisme. La vigilance en ce domaine est particulièrement requise
s’agissant des concepts qui pourraient sembler de prime abord comparatifs,
comme « intérêt » ou « valeur », mais dont on peut montrer, qu’étant liés
aux seules sociétés modernes (Hirschman 1977 ; Lemieux 2013), ils ne sont
en réalité que semi-comparatifs. Cependant, les difficultés que posent les
concepts semi-comparatifs existent également lorsqu’on cherche à les appli-
quer au domaine où il est légitime d’avoir recours à eux : celui des sociétés
dans lesquelles les ordres de phénomènes qu’ils désignent sont observables.
À l’intérieur de cet espace régional, ils contribuent indéniablement à la
pratique du comparatisme réflexif, en mettant en lumière, par exemple,
la diversité des formes d’États-nations, de capitalismes ou d’organisations
professionnelles, et en aidant à expliquer leurs différences. Reste que, par
définition, ces concepts ne permettent jamais de saisir le lien entre les phéno-
mènes ainsi étudiés et les sociétés où l’ordre de ces phénomènes n’existe pas.
En les utilisant, le chercheur se rend donc incapable de se servir de l’altérité
constituée par les sociétés non modernes comme d’un levier pour dénatu-
raliser les phénomènes modernes qu’il examine. Son analyse, pourrait-on
dire, se rétracte sur les sociétés modernes : la modernité n’y est appréhendée
qu’à partir d’elle-même, ce qu’il faut considérer comme un défaut, si l’on
COMPARATISMES EN QUESTION

admet que l’ambition des sciences sociales est le comparatisme réflexif.


Ici apparaît le fait que l’ethnocentrisme dont sont porteurs les concepts
semi-comparatifs est un risque qui se manifeste également dans le cas où ils
sont appliqués aux sociétés où il est le plus légitime de les mobiliser. Même
alors, en effet, ils méritent, en raison de leur manque d’universalité, d’être
éclairés par des concepts comparatifs. Ainsi une histoire ou une sociologie
du capitalisme a-t-elle sans doute à gagner à ne pas utiliser en tant que
concept analytique le terme même de « capitalisme » et à lui préférer, par
exemple, celui d’« échange » – « capitalisme » devenant dans ce cas le nom
d’un phénomène que l’on peut chercher à expliquer par une enquête sur
Faut-il en finir avec le comparatisme ?
les formes et l’évolution de l’organisation des échanges. De même, il est
certainement moins judicieux, car moins conforme à l’idéal de comparatisme
180
réflexif, pour qui veut enquêter sur le développement ou le fonctionnement
d’un État-nation moderne, d’utiliser la notion d’« État-nation » en tant que
concept analytique que de recourir à celles, par exemple, de « socialisation »
ou de « division du travail » et, avec leur aide, de rendre compte de ce qu’est
un État-nation.
La radicalisation du geste comparatif en sciences sociales, dont dépend
la possibilité pour ces sciences de produire des énoncés à portée universelle,
passe ainsi en premier lieu, non par la mise sur pied de lourds dispositifs
de comparaison entre groupes ou sociétés, mais plutôt, et avant tout, par
l’usage idéalement systématique de concepts comparatifs pour décrire les
réalités sociales singulières que l’on a à analyser, quelles qu’elles soient, et
quelle que soit la discipline des sciences sociales dans laquelle on œuvre.
L’esprit de la comparaison se trouve alors porté et introduit d’abord et
essentiellement par des concepts. Ce sont eux, si du moins on les utilise
effectivement, qui activent cet esprit jusque dans les études les moins
apparemment comparatives et les plus monographiques. Car, en faisant
cet effort d’utiliser un concept comparatif plutôt que semi-comparatif, le
chercheur rend immédiatement possible l’établissement d’un lien entre
les phénomènes dont il veut rendre compte et des phénomènes du même
type que d’autres chercheurs sont susceptibles d’avoir observés et étudiés
dans de tout autres contextes sociohistoriques. Plus encore : le concept
qu’il emploie alors, en vertu de ses propriétés d’indépendance tant à l’égard
de sa société d’appartenance qu’à l’égard de la société qu’il étudie, lui fait
bénéficier du travail accumulé par ceux qui l’ont forgé et qui, dans leurs
propres travaux, ont déjà pu vérifier ses propriétés sur d’autres terrains que
le sien. Cela ne signifie certes pas que ce chercheur n’aura pas à vérifier à
son tour l’effectivité de ces propriétés, mais du moins peut-il avoir la certi-
tude que ses observations, en usant de ce type de concepts, contribueront
à une œuvre commune : celle par laquelle les sciences sociales, au-delà des
frontières disciplinaires qui les traversent, construisent la possibilité d’un
cumul des savoirs qu’elles produisent et visent la formulation d’énoncés
pouvant prétendre à une validité générale, sinon universelle.
v
La remise en cause actuelle du comparatisme en sciences sociales par
laquelle nous avons ouvert notre réflexion, en la liant à la critique croissante
du statocentrisme, apparaît en définitive moins comme une répudiation des
pratiques comparatives que comme un progrès dans la réflexivité dont les
sciences sociales sont capables à propos de ces pratiques. Ce qui a surtout été
Cyril Lemieux
dénoncé en effet ces dernières décennies est le fait que les données servant à
comparer sont très souvent construites et analysées à l’aide de concepts liés
181
à la culture de la société d’appartenance du chercheur. Ainsi les critiques du
comparatisme ont-ils contesté que, dans beaucoup d’études, le point de vue
depuis lequel la comparaison était opérée soit aussi « neutre » et « objectif »
qu’il était prétendu : ils ont souligné qu’il était en réalité chargé de présupposés
inconscients au sujet de ce qu’est ou de ce que devrait être un « groupe », une
« société » ou une « nation », à savoir une entité unitaire, bien délimitée et
individualisée, conformément au modèle idéalisé des États-nations modernes.
Or cette remise en cause touche juste. En cela, elle nous oblige à plus
d’exigences sur les concepts que nous employons pour comparer, afin qu’ils
dépendent moins de notre société ou de notre groupe d’appartenance. Mais
elle n’interdit pas que l’on compare. Tout au contraire : si l’on s’accorde
sur le fait que les sciences sociales sont rendues possibles par cette forme
de comparatisme que nous avons appelé « réflexif », la critique du manque
de réflexivité dans la comparaison, à laquelle les contempteurs actuels du
comparatisme se livrent, peut être vue comme une contribution majeure
de leur part à la possibilité de mieux comparer. Car, en sciences sociales, la
force du comparatisme – nous le comprenons mieux désormais – n’a jamais
tenu d’abord, ni essentiellement, au simple fait de réunir et de confronter
entre elles des données concernant des sociétés humaines différentes. Elle
tient bien plutôt au type de concepts qui sont utilisés pour étudier les réalités
sociales présentes ou passées : plus ceux-ci sont comparatifs, c’est-à-dire à
portée universelle, plus ils émancipent l’analyse de ses présupposés ethno-
centriques ; plus ils la rendent, en ce sens, « objective » et « scientifique » 12 ;
plus ils préparent également sa mise en relation avec d’autres études portant
sur de tout autres contextes sociohistoriques. Ainsi l’enjeu n’est-il pas tant,
aujourd’hui, de rebâtir de grands dispositifs de recherche comparatifs
– encore que rien ne l’interdise – que de s’imposer en sciences sociales
l’usage de concepts comparatifs plutôt que semi-comparatifs. Que l’on
ait l’intention de procéder à une étude monographique, à une analyse de
COMPARATISMES EN QUESTION

réseaux ou encore à une étude sur la circulation des produits et des idées,
c’est cet usage qui peut le mieux permettre la généralisation des résultats que
l’on obtiendra et conférer ainsi sa réalité au projet d’une œuvre commune
des sciences sociales.

12. Si ces termes méritent des guillemets, c’est qu’ils restent relatifs. On ne saurait pour autant
en conclure qu’ils sont illusoires : bien que le sociocentrisme – comme l’appelait Durkheim –
ne soit pas éliminable de la pensée humaine, étant sa condition de possibilité, il ne faut pas perdre
de vue qu’il est aussi, ce faisant, ce qui rend possible la science en général. Sans lui, toute objectivité
scientifique deviendrait inconcevable.

Faut-il en finir avec le comparatisme ?


Le travail d’universalisation des concepts qui est ainsi appelé peut
permettre, entre autres, le développement d’une sociologie et d’une histoire
182
des sociétés occidentales qui soient moins ethnocentriques que ce n’est le
cas actuellement. Plus ces disciplines utiliseront dans leurs analyses des
concepts qui valent aussi pour d’autres sociétés, moins elles céderont à la
tentation d’appliquer à l’étude des sociétés non occidentales des notions
qui leur sont propres. Plus, également, le regard qu’elles porteront sur les
phénomènes survenant dans les sociétés occidentales elles-mêmes gagnera
en objectivité, perdant de sa dépendance à l’égard du cadre politico-cognitif
inhérent à ces sociétés.
On peut ajouter que ce travail pour forger des concepts comparatifs et
s’astreindre à leur usage ne peut être que collectif. Il doit inviter à ne pas
s’enfermer dans des démarches individuelles pour se confronter, plutôt, aux
travaux d’autres chercheurs, œuvrant sur des terrains distincts ou éloignés
dans le temps et l’espace. Car c’est là l’unique chance qui s’offre à chacun
de valider le caractère non ethnocentrique de sa démarche d’enquête. D’où
l’importance qu’il convient d’accorder aux programmes collectifs et aux
lieux d’échange et de confrontation entre disciplines comme entre spécia-
listes d’aires culturelles, à partir de l’instant, du moins, où ces dispositifs
s’imposent à un moment ou à un autre une réflexion sur le degré de validité
et d’universalité des concepts analytiques qu’ils mobilisent.

École des hautes études en sciences sociales


Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas (LIER-FYT), Paris
cyril.lemieux@ehess.fr

MOTS CLÉS/KEYWORDS : sciences sociales/social science – comparatisme/comparative method –


réflexivité/reflexivity – ethnocentrisme/ethnocentrism – concept comparatif/comparative concept –
concept semi-comparatif/semi-comparative concept – universalité/universality.

Cyril Lemieux
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