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• Questions de Méthode.
Sociologie et Anthropologie :
L’objet de la << socio-anthropologie >> tend à
l’étude empirique multi dimensionnelle de groupes
sociaux contemporains et de leurs interactions,
dans une perspective diachronique, et combinant
l’analyse des pratiques et celle des représentations.
La socio-anthropologie ainsi conçue se distingue
de la sociologie quantitativiste à base d’enquêtes
lourdes par questionnaires comme de l’ethnologie
patrimonialiste focalisée sur l’informateur
privilégié (de préférence grand initié). Elle
s’oppose a la sociologie et l’anthropologie
essayistes et spéculatives. La socio-anthropologie
fusionne les traditions de la sociologie de terrain
(école de Chicago) et de l’anthropologie de terrain
(ethnographie) pour tenter une analyse intensive et
in situ des dynamiques de
reproduction/transformation d’ensembles sociaux
de nature diverses, prenant en compte les
comportements des acteurs, comme les
significations qu’ils accordent à leurs
comportements ,ceci étant, la perspective
diachronique, le recours a la << tradition orale >>
et la mise en contexte historique constituent des
composantes indispensables de toute
socioanthropologie digne de ce nom.
la sociologie vise à saisir la « complexité » des
faits sociaux en soulignant les médiations qui font
qu’à une échelle globale ces faits prennent la forme
d’une totalité. L'anthropologie a pour objet
d’expliquer les faits sociaux à une échelle locale
qui autorise ainsi une étude directe et fine dont le
résultat est de constater en acte l’interdépendance
de ce qui constitue ces faits.
Société désigne, en sociologie, l’état des hommes
qui vivent en groupe et entre lesquels se nouent des
liens suffisamment durables pour « qu’ils soient
plus et autre chose que ce que sont les hommes eux-
mêmes », suivant la conception qu’a Durkheim des
contraintes issues de la vie en société. C’est donc
en fonction de l’objet considéré comme point de
départ que l’explication couvre un angle plus large
et permet à la sociologie ou à l’anthropologie de
prétendre expliquer les faits sociaux comme une
totalité. La rivalité entre la sociologie et
l’anthropologie s’établit encore sous ce jour jusque
dans les années 50, comme en témoigne, aux Etats-
Unis, le débat entre l’anthropologue Alfred
Kroeber et son répondant sociologue Talcott
Parsons.
Par le fait qu’elle a pour terrain de prédilection les
sociétés sans écriture, l’anthropologie se voit
contrainte de développer ces méthodes susceptibles
d’accéder à son objet, la culture, par voie directe ou
orale. L’observation participante dont elle se
réclame à juste titre depuis Bronislaw Malinowski
en est l’exemple patent. En mots imagés,
l’observation participante peut être définie comme
« l’immersion prolongée dans les rapports sociaux
locaux, la descente dans le puits à partir de laquelle
des informations recueillies par un observateur au
sein d’un petit groupe social se construisent les
théories de l’anthropologie » (Godelier,
1985 :148). L’observation participante ne laisse
pas de soulever un doute à propos de l’objectivité
dont fait preuve l’observateur dans la collecte des
observations d’abord, puis ensuite dans leur
analyse. Elle soulève par ailleurs des problèmes à
propos de la représentativité du petit groupe social
dont l’étude, locale par définition, alimente
néanmoins une théorie qui se dit globale.
Faire retour au terrain pour la socio anthropologie
s’imposait et l’expérience d’une étude socio-
anthropologique a été tentée. Elle recoure à
l’enquête de terrain, à l’observation participante
d’entreprises « suffisamment choisies », étudiées
avec une profondeur empirique et historique.
Par exemple La question fondatrice d'une
sociologie et d'une anthropologie de la ville c'est :
quels sont les effets organisationnels et culturels de
la diversité des rôles et de la densité des réseaux
qui caractérisent le milieu urbain ?
Donner à lire la ville et les formes dont elle se dote ;
mettre en lumière les modes d’habiter,
d’occupation et d’appropriation de l’espace
urbain ; étudier les formes de la sociabilité, de la
cohabitation aux différents types de centralité ;
analyser les modes de transition de l’espace privé à
l’espace public, de l’espace résidentiel à celui du
travail ; repérer les formes de perdurance et de
recomposition des configurations spatiales et des
identités locales (cités, quartiers, communes,
mégapoles...) ; définir enfin ce qui mérite d’être
élevé au rang de rituels contemporains et appelle à
une recherche sur les raisons de l’émergence du
phénomène et ses modes de fonctionnement (les
supporters et les compétitions sportives, les fans de
rock et les grands concerts, les grands
rassemblements populaires et festifs notamment
d’inspiration militante...).
La méthode socio-anthropologique relèverait
classiquement de l’approche qualitative : entretiens,
observation, comparaisons mais aussi, , des
techniques qu’on nomme « l’autoscopie,
l’observation distanciée». Après avoir rappelé que la
méthode comparative, qui avait des origines
colonialistes, est devenue impraticable telle quelle du
fait des « contextes métissés du contemporain »,
Bouvier en vient à ce qu’il nomme « l’autoscopie de
Soi et des Autres ». Il s’agit de tenter de comprendre
comment les individus et les populations s’auto-
identifient. Ce « regard porté sur soi-même » doit
abolir la distance ethnocentrique par laquelle
l’observateur travestit souvent la culture de l’observé.
C’est non seulement le journal du chercheur mais
aussi toutes les productions par lesquelles l’agent
s’exprime en l’absence de l’observateur : écrits
(lettres, poèmes, manuscrits divers, etc.) objets
construits, créations artistiques.
L’autoscopie peut également être collective : tracts,
journaux, productions diverses, ce que Bouvier
nomme des « ensembles populationnels cohérents ».
Reprenant à son compte les conseils de Mauss (1947),
il précise que la socio-anthropologie requiert
l’absence de grille d’interprétation conçue au
préalable : la démarche doit être inductive, ouverte à
l’imprévu, à l’instar des protocoles souvent souples
de l’Ecole de Chicago. Enfin, le socio-anthropologue
sera spécialement attentif aux mouvements qui
dynamisent la société : les phénomènes émergents,
sous-terrains, extra-institutionnels d’une part (qui
peuvent aussi relever d’une mémoire collective en
latence, ce qui est désigné par le terme endoréisme)
et, d’autre part, les rapprochements ou les construits
d’action collective (dits « pratico-heuristiques »). En
d’autres termes, les sédimentations collectives et les
marges de l’institué seraient au cœur de cette
« nouvelle démarche ».
D’autres auteurs, souvent connus entre-eux et
formant donc un « paradigme » au sens le plus
concret que donne Kuhn (1962) à ce terme, sont
concernés ; par exemple Gras, Le Breton, Scardigli…
Dans les champs plus spécifiques, on trouve une
volumineuse littérature se présentant comme
anthropologique tout en restant sociologique ou
réciproquement. C’est le cas de la sociologie urbaine
où des ouvrages comme celui d’Anne Raulin ou de
Josepa Cuco évoquent indistinctement les travaux
sociologiques ou anthropologiques. Pour Raulin, le
« regard spécifique sur la ville » de l’anthropologie
est surtout cerné méthodologiquement lorsqu’elle
évoque l’Ecole de Chicago, référence que la
sociologie revendique également (Chapoulie, 2001).
Les techniques spécifiquement anthropologiques
regrouperaient : « des matériaux écrits (…), journaux
locaux, communautaires ou associatifs
systématiquement dépouillés (…). Le courrier privé
peut faire l’objet de lectures rémunérées et l’écriture
d’histoires de vie est, dans bien des cas, encouragée ».
Elle ajoute (2001,) à cet ensemble de techniques
« l’entretien souvent informel » et même quelques
sources statistiques. Elle précise que cet empirisme a
mené à la « sociologie dite qualitative ». De fait, ces
anthropologues, ayant écrit toutes deux un ouvrage
d’anthropologie urbaine, ne distinguent pas cette
« sociologie qualitative » de l’anthropologie et donc
– on pourrait dire la même chose des auteurs évoqués
ci-dessus – célèbrent déjà l’union de la sociologie et
de l’anthropologie. Mais cette union maintient-elle
les différences, comme dans un couple, ou la fusion
amoureuse mène-t-elle au syncrétisme, comme
formation d’un seul sujet-objet ? Leur réponse
indirecte est qu’une partie de la sociologie, celle qui
utilise des techniques d’ordre qualitatif (longtemps
vécue comme dominée) se confond désormais à une
partie de l’anthropologie, celle (de plus en plus
dominante) qui s’intéresse au monde contemporain.
Certains auteurs répondent à notre question en
militant plutôt pour le maintien des frontières assorti
de la libre circulation des chercheurs des deux côtés
d’une « douane épistémologique » très tolérante.
Bien entendu, il faudrait traiter ici, pour être un peu
plus complet (), des sociologues de l’Afrique, comme
Balandier, Bastide, Rivière, Duvignaud et bien
d’autres, souvent classés en anthropologie du fait que
leur terrain était exotique mais publiant de nombreux
travaux de sociologie, ou encore d’anthropologues de
cœur et de formation ayant écrit des livres de
sociologie, comme Edgar Morin, Louis-Vincent
Thomas ou Martine Ségalen. La place nous manque
et notre orientation méthodologique nous conduit à
relever seulement quelques textes jalonnant, au plan
des protocoles empiriques effectivement mis en
œuvre, le processus de fusion des deux disciplines.
Dans un petit livre récent (2004), on s’attache à
distinguer les échelles d’observation utilisées, dans
toutes les sciences sociales et à montrer comment
s’applique cette distinction dans des recherches de
terrain portant surtout sur les innovations techniques,
leur diffusion dans la sphères du travail et de la
consommation. Prônant le « relativisme
méthodologique », il s’appuie sur la distinction
fréquente entre les niveaux macro, méso et micro du
social et affirme que la réalité change avec l’échelle
d’observation. En tant qu’anthropologue faisant de la
sociologie (avec Crozier par exemple), Desjeux dit
privilégier « le point de vue micro-social » (p. 9).
Concrètement, les techniques utilisées sont l’entretien
et l’observation directe (y compris les descriptifs
d’objets matériels ou d’ingrédients utilisés au
quotidien), quelquefois l’analyse d’articles de presse.
Desjeux est particulièrement attentif au monde des
objets et applique, ce faisant, les conseils que donnait
Mauss (1947) en la matière. L’« enquête qualitative »
(.) est donc privilégiée, même s’il utilise aussi des
résultats d’enquêtes quantitatives pour accéder à un
imaginaire débusqué tant dans les médias que dans la
sphère domestique. Au total, « la méthode des
échelles implique un comportement agnostique qui
relève souvent de l’ascèse personnelle » (.) et donne
une position à l’observateur, ce qui relativise donc la
portée de ses énoncés, leur valeur de généralisation.
Avec une tout autre expérience, une sensibilité et des
objets de recherche très différents, Le Breton prend
une position méthodologique très proches de celle de
Desjeux : le travail de terrain est essentiellement
réalisé du point de vue de la microsociologie. Son
manuel, récemment publié (2004), sur
l’interactionnisme témoigne de l’attachement à un
regard qui ne peut se justifier qu’en termes d’échelle
et de choix d’une approche compréhensive. La
« concrétude des relations interindividuelles » ()
serait la particularité de cette microsociologie dont Le
Breton va chercher les racines chez Simmel et,
largement, dans l’Ecole de Chicago. Cependant, cette
sensibilité n’interdit d’aucune manière à Le Breton,
dans ses autres ouvrages, d’utiliser des techniques
très différentes de celle de l’observation directe
nécessaire à la microsociologie interactionniste, par
exemple l’analyse documentaire (beaucoup d’articles
de presse mais aussi de romans) ou l’utilisation des
statistiques et des résultats de sondages. La question
de l’échelle à laquelle se situe le regard (pour parler
comme Desjeux) est donc cruciale. A cet égard,
Javeau – pour qui la distinction entre sociologie et
anthropologie est artificielle et « ne relève que des
partitions universitaires » – tient à s’émanciper de la
question des niveaux d’appréhension des faits
sociaux, même si l’essentiel des son référentiel est
classé dans ce que l’on nomme la « micro-
sociologie ».
On peut déjà relever ici un paradoxe : les chercheurs
se disant adeptes de la socio-anthropologie ou la
pratiquant de fait privilégient la microsociologie, à
l’instar de l’Ecole de Chicago (référent presque
toujours mobilisé à titre identitaire), alors que les
représentants canoniques de l’anthropologie, tels que
Mauss, Malinowski, Lévi-Strauss ou Balandier
préconisent un regard transversal – Lévi-Strauss
qualifiant même l’anthropologue d’« astronome des
sciences sociales » – sans le moindre doute d’échelle
« macro ». Ces pères de l’anthropologie sociologique
ne peuvent être tous catalogués ni par le
fonctionnalisme ni par le structuralisme, ce qui serait
une solution commode pour résoudre le paradoxe.
N’assiste-t-on pas, par conséquent, à une réduction du
champ visuel des chercheurs socio-anthropologues à
mesure qu’ils passent de l’observation des sociétés
dites exotiques, plus petites et cohésives, à celles de
leur environnement immédiat, donc des sociétés plus
grandes et éclatées ? Mais une socio-anthropologie
qui n’évoquerait ni la culture en général, ni les
institutions ni les structures sociales est-elle
envisageable ? Si oui, il faudrait se demander d’où
surgissent les symboles et la mémoire collective...
L’adversaire de Lévi-Strauss, Gurvitch, prenait bien
soin de distinguer des paliers sans les isoler les uns
des autres, sans les réifier. Peut-on reconstituer le tout
social à partir des seules interactions ? C’est
finalement la question indirectement posée par ces
textes.
Mais entrons un peu plus dans le détail de certains
travaux de terrain correspondant, sans que les
chercheurs concernés le revendiquent
particulièrement, à ce « champ » en latence. Le
présupposé commun des auteurs évoqués ci-dessus et
de ceux dont on va traiter maintenant est cette
correspondance de la partie et du tout (que les
quantitativistes traitent surtout sur le mode de
l’échantillonnage), le choix méthodologique étant
d’éclairer la partie dans une relation d’observation
tenant du face à face et donc utilisant l’entretien.
• Nous en avions situé ces deux techniques,
l’immersion « transparente » et l’entretien,
Etudiant des segments de son propre milieu sociétal,
soit le chercheur socio-anthropologue parle, en
déclinant son identité de chercheur, avec des
personnes représentatives du phénomène qui
l’intéresse, soit il garde à son statut une certaine
opacité et se contente d’observer sans trop perturber
le cours des choses. On s’intéresse ici au premier cas
de figure surtout mis en œuvre, jusqu’à présent en
Sciences socio humaines, par les techniques de
l’observation immergée (transparente en tant que le
chercheur est perçu comme tel) et de l’entretien. Or,
ces deux techniques qui se rattachent toutes deux à
une sensibilité plus compréhensive qu’explicative,
sont opposées sur l’axe du degré de stimulation
expérimentale du « matériau » humain étudié ; c’est
précisément cette opposition qui est remise en cause
avec la socio-anthropologie. Les entretiens
« répétés », approfondis ou d’observation tendent à
fusionner ces deux univers méthodologiques tout en
affaiblissant volontairement le clivage sujet cherchant
/ objet de la recherche. Partons de cette observation
directe au cœur de la méthode anthropologique pour
montrer comment elle peut rejoindre certaine formes
d’entretien.
• De l’observation directe à l’entretien
Les techniques de la socio-anthropologie prétendent
gagner en profondeur ce qu’elles perdent en extension
sans, pour autant, se réduire ni à ce qu’a été
l’anthropologie, ni à une sociologie qualitative. A cet
égard, l’observation par immersion durable dans un
milieu circonscrit et cohérent étant de plus en plus
difficile à mettre en œuvre, la technique la plus
conforme à l’habitus professionnel des
anthropologues, et néanmoins pleinement
sociologique du fait de ce côté expérimental, devient
celle de l’entretien approfondi au protocole répété
(repetitive interview pour les anglo-saxons ou encore
deep interview). Il est donc légitime de lui accorder
une place particulière.
L’entretien répété ou de longue durée à protocole
formé de rencontres successives – peut-être faudrait-
il le nommer « l’entretien d’observation » tant la
proximité entre les deux techniques est grande dans
ces cas – s’apparente aux interrogations récurrentes
de l’informateur privilégié par l’ethnologue sur le
terrain mais, concernant des personnes appartenant à
la même société et parlant la même langue que le
chercheur, il relève aussi du procédé le plus
classiquement sociologique. La quantité des cas
important peu, on creuse et on exploite au maximum
ce que la personne a intériorisé. Le postulat implicite
est celui du caractère « hologrammique » des êtres
humains : le tout serait dans la partie et en
approfondissant l’examen de cette partie, on
atteindrait le tout. Cette recherche est tellement
profonde et longue, que plusieurs entretiens de la
même personne sont nécessaires.
Ce n’est pas un hasard si l’un des socio-
anthropologues en acte les plus connus, Balandier,
traite de cette technique dans ses notes et chroniques
de la littérature sociologique. Pour Balandier
évoquant Lahire, « les études de cas représentent les
trois quarts du texte, sans que chacun prenne la forme
d’une narration linéaire. Il ne s’agit pas de rapporter
des parcours de vie révélant une continuité, mais de
faire apparaître des principes de comportement à
partir de thèmes révélateurs (…). Le but des
entretiens répétés, diversifiés, est donc de provoquer
ce surgissement, de manifester la variation des
comportements selon les individus et les modes de
leur socialisation, leurs relations inter-individuelles
respectives, les contextes et les problèmes posés par
l’adaptation ou le décalage des dispositions requises »
(2002). Explicitons les enjeux de ce que Balandier
nomme les « entretiens répétés » pour désigner ce
protocole particulier.
Différents chercheurs francophones, tels que
Delcroix, Coenen-Huther, Lahire, Bidart et Lavenu,
ont utilisé cette technique qui est mentionnée dans
plusieurs articles de la revue Socio-Anthropologie.
Les entretiens de longue durée ne relèvent ni de la
pure synchronie, ni des reconstructions
biographiques, ni des analyses longitudinales à
proprement parler mais ils tiennent un peu des trois.
On peut le constater en examinant des ouvrages de
chercheur écrits à partir de l’utilisation de cette
technique dans leur protocole empirique. Cependant,
la durée est plus ou moins longue et le suivi temporel
plus ou moins systématique. De sorte qu’il est
légitime de distinguer les travaux qui s’inscrivent
vraiment dans une logique longitudinale de ceux qui
proposent plutôt une synchronie que l’on pourrait
néanmoins qualifier de dilatée.
• les caractéristiques de l' Urbanité
La ville est un thème sociologique par excellence et,
pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au
processus de fondation de la science sociologique
depuis Ibn Khaldoun jusqu’à Émile Durkheim. Par la
suite, les travaux de Georg Simmel et ceux de l’École
de Chicago — notamment ceux de R. Park (1925) et
de L. Wirth (1938) — ont montré que « la ville fait
figure en sociologie de paradigme de la sociabilité
moderne » (J.-S. Beuscart et A. Peerbaye, 2003,
pp. 3-6)1. Face aux communautés traditionnelles qui
assignent leurs individus à des identités non
négociables, l’urbanisation parvient à substituer
l’appartenance à des groupes sociaux multiples et
moins contraignants. N’est-ce pas que « l’air de la
ville rend libre », selon le célèbre proverbe
allemand ? L’individu moderne, qui se pense comme
unique, est selon G. Simmel, le produit de cette
multiplicité des communautés d’appartenance dans
lesquelles et entre lesquelles celui-ci se meut : « Plus
la variété de groupes qui se rencontrent en nous est
grande, plus le moi prend nettement conscience de
son unité » (G. Simmel, 1999). Mais la ville est aussi
un milieu géographique et économique qui se
transforme en permanence, sous la pression des
groupes sociaux, par exemple sous l’effet de l’exode
rural et l’intensification des mobilités, mais elle
change aussi — et peut-être plus encore — à la suite
des bouleversements technologiques (automobile,
électricité,
Bien que, selon les auteurs, le terme « urbanité »
prenne des significations très variables, pour ne pas
dire antagonistes, sa pertinence en tant que concept
réside, dans le fait qu’il permet de saisir le
changement social à travers sa dimension spatiale
mais sans perdre de vue, toutefois, que la question
sociale surplombe la question urbaine. Sous cet angle,
l’urbanité signifie bien « les différents faisceaux de
relations que les citadins tissent entre eux à travers la
ville ». Si, dans l’usage classique de la langue
française, l’urbanité signifiait essentiellement la
politesse et avait pour synonymes l’affabilité,
l’amabilité, les manières ainsi qu’un certain usage du
monde, les sociologues et autres spécialistes de
l’urbain s’accordent actuellement à la définir comme
le respect des règles qui organisent la vie en société.
Ce respect va des préceptes du savoir-vivre ensemble
dans les espaces public et privé, en passant par le
Code de la Route. En un mot, c’est une éthique
urbaine du respect du vivre ensemble. En ville, ce
vivre ensemble se déploie selon plusieurs échelles : la
famille, l’immeuble, la rue, le quartier, la commune,
l’agglomération, mais aussi l’association, le club
sportif, le lieu de travail, l’activité sportive, l’activité
politique… Aussi l’urbanité se manifeste-t-elle, à un
niveau individuel, par la capacité d’articuler
ensemble ces différentes échelles, et renseigne-t-elle
sur le déploiement fédérateur de l’espace public. Il est
vrai cependant que l’urbanité n’est pas toujours
appréhendée essentiellement comme faisceau de
relations sociales que les citadins nouent entre eux en
ville. Selon Jacques Lévy, par exemple, l’urbanité est
associée à la ville saisie non pas comme espace social,
mais bien plus comme structure matérielle hautement
complexe, dans le sens où elle (l’urbanité) « procède
du couplage de la densité et de la diversité des objets
de société dans l’espace ». Ceci étant, chez les
sociologues, se retrouve l’idée de fondement social de
l’urbanité.
Cette approche de l’urbanité repose sur la saisie des
relations qui se tissent entre l’urbain comme structure
matérielle et sa substance sociale qui se manifeste à
travers l’organisation sociale, les idées et les attitudes
ainsi que les imaginaires et les représentations qui
légitiment les comportements individuels et
collectifs, et les pratiques qui font la densité de la vie
quotidienne. Selon Louis Wirth qui définissait en
1945 l’urbanité comme un mode de vie (Urbanism as
a way of life), celle-ci nécessite d’être appréhendée
selon quatre perspectives : comme structure
matérielle ; comme organisation sociale ; comme
ensemble d’idées et d’attitudes ; et, enfin, comme
« une constellation de personnes s’impliquant dans
des formes types de comportements collectifs »
(Y. Grafmeyer,
Dans la documentation spécialisée, les termes
abondent pour catégoriser les espaces. trois types
d’espaces retiennent plus particulièrement l' attention.
Les « quartiers fondateurs », concept inspiré des
travaux de l’école de Chicago [Park et al., 1925],
apportent une sécurité et des repères familiers aux
nouveaux immigrés et assurent une ouverture vers la
culture qui prédomine dans la ville. Ce sont des lieux
d’arrivée pour une communauté ethnique. Leurs
membres ont tendance à déménager pour aller vivre
dans d’autres parties de la ville lorsqu’ils le peuvent,
mais ils conservent des liens forts avec ces lieux
même lorsqu’ils n’y habitent plus [Remy, 2020
[1990] : 336-339]. De même, les « enclaves
inclusives » ont un « fonctionnement interne
spécifique » [Berger et Moritz, 2018 : 152] et servent
d’interfaces « entre les territoires et les communautés
qui les entourent » . Cependant, elles ne couvrent pas
tout un quartier et ne sont pas forcément liées à un
groupe ethnique. Par ailleurs, les « espaces
interstitiels de rencontre », tels que les cafés à
l’intérieur des gares, sont le théâtre de rencontres et
de confrontations constantes entre les groupes.
Toutefois, dans ces espaces, les rencontres restent
sans conséquence au niveau du tissu social de la vie
de chacun. En outre, la présence de personnes
étrangères au lieu de passage assure la neutralité de
l’espace
Analogies et disparités du fait urbain au
Maghreb
Urbanités en question
Dans les contextes locaux et dans celui de la
globalisation, les villes apparaissent comme des
cadres de vie toujours en transformation. Elles sont
des lieux des contradictions dont l’enjeu se pose
souvent en termes d’accès aux biens matériels et
symboliques. Elles mettent en scène les rapports
sociaux, et les différentes modalités d’appropriation
de l’espace. Dans le même temps, la population des
villes paraît de plus en plus diversifiée et hétérogène
dans ses origines géographiques et ses conditions
sociales. Les besoins et les revendications prennent
des formes multiples. Comprendre et analyser ces
manières d’être dans la ville, c’est rentrer de plain-
pied dans l’étude des vécus urbains dans toute leur
complexité et leur diversité.
La fluidité et la labilité de ces sociétés urbaines en
formation conduit aujourd’hui à privilégier l’entrée
« par le bas ». L’analyse des spatialités et de la
construction des territoires urbains appelle à être
enrichie au regard d’autres perspectives signifiantes.
Les modes de vie, les pratiques et les temporalités
urbaines, les représentations sociales et les
imaginaires induits ou générés par la ville, y compris
les formes d’art urbain, l’expression des mouvements
sociaux, les manifestations de et modes de
contestation, le rapport entre l’espace conçu ou voulu
(celui des concepteurs, des décideurs, des
promoteurs, des auto-constructeurs et des différents
usagers de la ville) et l’espace vécu, les
appropriations et les requalification des espaces
publics, la question de la gestion quotidienne des
cadres de vie, les recomposition socio-spatiales, les
mobilités et ancrages résidentiels, sont autant de
thèmes auxquels invitent à réfléchir. Ils sont le
substrat de ces urbanités, ces manières d’être de et
dans la ville, que nous cherchons à interroger.
Il s’agit « des manières de vivre la ville ». Notion que
nous mobilisons à la suite des travaux de Michel
Lussault et Pierre Signoles (1996) et Isabelle Berrry-
Chikhaoui (2009), qui dans un article de référence,
aide à s’y retrouver dans « un foisonnement de sens ».
Reprenant l’approche développée par Françoise
Navez-Bouchanine (1996), qui définit l’urbanité
comme étant à la fois les modalités d’appropriation
de l’espace et les processus qui font la ville avec ses
différents agents, Isabelle Berry-Chikhaoui nous
conduit à « dépasser non seulement l’idée de
ruralisation mais aussi celle d’intégration, qui dénote
tout autant une vision normative renvoyant soit au
modèle mythifié de la ville historique et à un critère
d’ancestralité urbaine, soit au modèle de la ville
légale et planifiée ». Rappelant la distinction
introduite par Rachid Sidi Boumedine (1996) entre
citadinité, ou manière d’être de la ville, qui relève des
systèmes de représentations et urbanité, ou manières
d’être dans la ville qui renvoie aux pratiques sociales,
elle nous invite à comprendre les relations
dynamiques entre représentations et pratiques qui
permettent de se « construire comme citadin et d’agir
dans et sur la ville » (2009).
Regards croisés
C’est dans une perspective à la fois pluridisciplinaire
et comparative que nous avons élaboré ce dossier,
particulièrement soucieux d’inscrire cette réflexion
dans l’actualité brûlante des enjeux posés par la
question urbaine aux sociétés du Maghreb.
Plutôt que faire un état des lieux des études urbaines
ou un inventaire des transformations urbaines, il nous
a semblé plus pertinent d’ouvrir de nouvelles pistes
de réflexion, d’interroger de nouvelles facettes du fait
urbain. Les mobilisations collectives, les cultures
urbaines anciennes et nouvelles dont l’approche
historique peut être un précieux révélateur : les
contributions sur la fréquentation des cinémas et sur
les territoires de l’alcool nous renseignent sur des
pratiques sociales du siècle passé, tout en ouvrant la
voie à des études sur les pratiques présentes. Le temps
est venu d’ouvrir le champ des études urbaines à des
questions encore trop peu étudiées de la vie
quotidienne qui nous permettront, sans doute de
mieux saisir les différents enjeux de la ville. Ces
pratiques urbaines ancrées dans le quotidien font
l’objet d’investigation rigoureuse. Il s’agit d’étudier
la manière dont les mobilisations et actions
collectives font des citadins des acteurs de leur
urbanité ; aussi aborder les cultures urbaines non pas
comme une donnée constitutive ou un marqueur de
telle ou telle ville, mais des espaces d’expression des
tensions qui les traversent. Manifestation des
changements qui s’y opèrent dans le carcan et les
interstices du bâti, ces cultures urbaines sont aussi une
invitation à « lire les villes ».
Pratiques urbaines
Concernant les pratiques urbaines on s’interroge . sur
la logique de négociation des individus et des
groupes sociaux de leur ancrage social et urbain
(mixité sociale et les quartiers de l’entre-soi), et ce à
différentes échelles et espaces d’appartenance : locale
(quartiers, villes), nationale, voire transnationale ?
Comment se réalise le rapport entre l’espace conçu et
l’espace vécu, comment les projets des pouvoirs
publics donnent-ils lieu à des pratiques
d’appropriation au quotidien ? Quels sont les liens
entre stratégies résidentielles et affirmations des
identités sociales (nature des relations et critères qui
les formalisent dans la ville et définissent les
appartenances) ? Comment se revendique-t-on d’un
quartier, d’un champ résidentiel, comment choisit-on
son quartier, ou s’installe-t-on dans un quartier ?
Comment les formes de lien social se transforment-
elles ou se pérennisent-elles dans les urbanités
actuelles ? Comment les formes de sociabilité se
maintiennent-elles et/ ou émergent-elles ?