Vous êtes sur la page 1sur 84

UEMF,2023

la socio anthropologie urbaine


Prof , faoubar Mohamed

• Questions de Méthode.

Sociologie et Anthropologie :
L’objet de la << socio-anthropologie >> tend à
l’étude empirique multi dimensionnelle de groupes
sociaux contemporains et de leurs interactions,
dans une perspective diachronique, et combinant
l’analyse des pratiques et celle des représentations.
La socio-anthropologie ainsi conçue se distingue
de la sociologie quantitativiste à base d’enquêtes
lourdes par questionnaires comme de l’ethnologie
patrimonialiste focalisée sur l’informateur
privilégié (de préférence grand initié). Elle
s’oppose a la sociologie et l’anthropologie
essayistes et spéculatives. La socio-anthropologie
fusionne les traditions de la sociologie de terrain
(école de Chicago) et de l’anthropologie de terrain
(ethnographie) pour tenter une analyse intensive et
in situ des dynamiques de
reproduction/transformation d’ensembles sociaux
de nature diverses, prenant en compte les
comportements des acteurs, comme les
significations qu’ils accordent à leurs
comportements ,ceci étant, la perspective
diachronique, le recours a la << tradition orale >>
et la mise en contexte historique constituent des
composantes indispensables de toute
socioanthropologie digne de ce nom.
la sociologie vise à saisir la « complexité » des
faits sociaux en soulignant les médiations qui font
qu’à une échelle globale ces faits prennent la forme
d’une totalité. L'anthropologie a pour objet
d’expliquer les faits sociaux à une échelle locale
qui autorise ainsi une étude directe et fine dont le
résultat est de constater en acte l’interdépendance
de ce qui constitue ces faits.
Société désigne, en sociologie, l’état des hommes
qui vivent en groupe et entre lesquels se nouent des
liens suffisamment durables pour « qu’ils soient
plus et autre chose que ce que sont les hommes eux-
mêmes », suivant la conception qu’a Durkheim des
contraintes issues de la vie en société. C’est donc
en fonction de l’objet considéré comme point de
départ que l’explication couvre un angle plus large
et permet à la sociologie ou à l’anthropologie de
prétendre expliquer les faits sociaux comme une
totalité. La rivalité entre la sociologie et
l’anthropologie s’établit encore sous ce jour jusque
dans les années 50, comme en témoigne, aux Etats-
Unis, le débat entre l’anthropologue Alfred
Kroeber et son répondant sociologue Talcott
Parsons.
Par le fait qu’elle a pour terrain de prédilection les
sociétés sans écriture, l’anthropologie se voit
contrainte de développer ces méthodes susceptibles
d’accéder à son objet, la culture, par voie directe ou
orale. L’observation participante dont elle se
réclame à juste titre depuis Bronislaw Malinowski
en est l’exemple patent. En mots imagés,
l’observation participante peut être définie comme
« l’immersion prolongée dans les rapports sociaux
locaux, la descente dans le puits à partir de laquelle
des informations recueillies par un observateur au
sein d’un petit groupe social se construisent les
théories de l’anthropologie » (Godelier,
1985 :148). L’observation participante ne laisse
pas de soulever un doute à propos de l’objectivité
dont fait preuve l’observateur dans la collecte des
observations d’abord, puis ensuite dans leur
analyse. Elle soulève par ailleurs des problèmes à
propos de la représentativité du petit groupe social
dont l’étude, locale par définition, alimente
néanmoins une théorie qui se dit globale.
Faire retour au terrain pour la socio anthropologie
s’imposait et l’expérience d’une étude socio-
anthropologique a été tentée. Elle recoure à
l’enquête de terrain, à l’observation participante
d’entreprises « suffisamment choisies », étudiées
avec une profondeur empirique et historique.
Par exemple La question fondatrice d'une
sociologie et d'une anthropologie de la ville c'est :
quels sont les effets organisationnels et culturels de
la diversité des rôles et de la densité des réseaux
qui caractérisent le milieu urbain ?
Donner à lire la ville et les formes dont elle se dote ;
mettre en lumière les modes d’habiter,
d’occupation et d’appropriation de l’espace
urbain ; étudier les formes de la sociabilité, de la
cohabitation aux différents types de centralité ;
analyser les modes de transition de l’espace privé à
l’espace public, de l’espace résidentiel à celui du
travail ; repérer les formes de perdurance et de
recomposition des configurations spatiales et des
identités locales (cités, quartiers, communes,
mégapoles...) ; définir enfin ce qui mérite d’être
élevé au rang de rituels contemporains et appelle à
une recherche sur les raisons de l’émergence du
phénomène et ses modes de fonctionnement (les
supporters et les compétitions sportives, les fans de
rock et les grands concerts, les grands
rassemblements populaires et festifs notamment
d’inspiration militante...).
La méthode socio-anthropologique relèverait
classiquement de l’approche qualitative : entretiens,
observation, comparaisons mais aussi, , des
techniques qu’on nomme « l’autoscopie,
l’observation distanciée». Après avoir rappelé que la
méthode comparative, qui avait des origines
colonialistes, est devenue impraticable telle quelle du
fait des « contextes métissés du contemporain »,
Bouvier en vient à ce qu’il nomme « l’autoscopie de
Soi et des Autres ». Il s’agit de tenter de comprendre
comment les individus et les populations s’auto-
identifient. Ce « regard porté sur soi-même » doit
abolir la distance ethnocentrique par laquelle
l’observateur travestit souvent la culture de l’observé.
C’est non seulement le journal du chercheur mais
aussi toutes les productions par lesquelles l’agent
s’exprime en l’absence de l’observateur : écrits
(lettres, poèmes, manuscrits divers, etc.) objets
construits, créations artistiques.
L’autoscopie peut également être collective : tracts,
journaux, productions diverses, ce que Bouvier
nomme des « ensembles populationnels cohérents ».
Reprenant à son compte les conseils de Mauss (1947),
il précise que la socio-anthropologie requiert
l’absence de grille d’interprétation conçue au
préalable : la démarche doit être inductive, ouverte à
l’imprévu, à l’instar des protocoles souvent souples
de l’Ecole de Chicago. Enfin, le socio-anthropologue
sera spécialement attentif aux mouvements qui
dynamisent la société : les phénomènes émergents,
sous-terrains, extra-institutionnels d’une part (qui
peuvent aussi relever d’une mémoire collective en
latence, ce qui est désigné par le terme endoréisme)
et, d’autre part, les rapprochements ou les construits
d’action collective (dits « pratico-heuristiques »). En
d’autres termes, les sédimentations collectives et les
marges de l’institué seraient au cœur de cette
« nouvelle démarche ».
D’autres auteurs, souvent connus entre-eux et
formant donc un « paradigme » au sens le plus
concret que donne Kuhn (1962) à ce terme, sont
concernés ; par exemple Gras, Le Breton, Scardigli…
Dans les champs plus spécifiques, on trouve une
volumineuse littérature se présentant comme
anthropologique tout en restant sociologique ou
réciproquement. C’est le cas de la sociologie urbaine
où des ouvrages comme celui d’Anne Raulin ou de
Josepa Cuco évoquent indistinctement les travaux
sociologiques ou anthropologiques. Pour Raulin, le
« regard spécifique sur la ville » de l’anthropologie
est surtout cerné méthodologiquement lorsqu’elle
évoque l’Ecole de Chicago, référence que la
sociologie revendique également (Chapoulie, 2001).
Les techniques spécifiquement anthropologiques
regrouperaient : « des matériaux écrits (…), journaux
locaux, communautaires ou associatifs
systématiquement dépouillés (…). Le courrier privé
peut faire l’objet de lectures rémunérées et l’écriture
d’histoires de vie est, dans bien des cas, encouragée ».
Elle ajoute (2001,) à cet ensemble de techniques
« l’entretien souvent informel » et même quelques
sources statistiques. Elle précise que cet empirisme a
mené à la « sociologie dite qualitative ». De fait, ces
anthropologues, ayant écrit toutes deux un ouvrage
d’anthropologie urbaine, ne distinguent pas cette
« sociologie qualitative » de l’anthropologie et donc
– on pourrait dire la même chose des auteurs évoqués
ci-dessus – célèbrent déjà l’union de la sociologie et
de l’anthropologie. Mais cette union maintient-elle
les différences, comme dans un couple, ou la fusion
amoureuse mène-t-elle au syncrétisme, comme
formation d’un seul sujet-objet ? Leur réponse
indirecte est qu’une partie de la sociologie, celle qui
utilise des techniques d’ordre qualitatif (longtemps
vécue comme dominée) se confond désormais à une
partie de l’anthropologie, celle (de plus en plus
dominante) qui s’intéresse au monde contemporain.
Certains auteurs répondent à notre question en
militant plutôt pour le maintien des frontières assorti
de la libre circulation des chercheurs des deux côtés
d’une « douane épistémologique » très tolérante.
Bien entendu, il faudrait traiter ici, pour être un peu
plus complet (), des sociologues de l’Afrique, comme
Balandier, Bastide, Rivière, Duvignaud et bien
d’autres, souvent classés en anthropologie du fait que
leur terrain était exotique mais publiant de nombreux
travaux de sociologie, ou encore d’anthropologues de
cœur et de formation ayant écrit des livres de
sociologie, comme Edgar Morin, Louis-Vincent
Thomas ou Martine Ségalen. La place nous manque
et notre orientation méthodologique nous conduit à
relever seulement quelques textes jalonnant, au plan
des protocoles empiriques effectivement mis en
œuvre, le processus de fusion des deux disciplines.
Dans un petit livre récent (2004), on s’attache à
distinguer les échelles d’observation utilisées, dans
toutes les sciences sociales et à montrer comment
s’applique cette distinction dans des recherches de
terrain portant surtout sur les innovations techniques,
leur diffusion dans la sphères du travail et de la
consommation. Prônant le « relativisme
méthodologique », il s’appuie sur la distinction
fréquente entre les niveaux macro, méso et micro du
social et affirme que la réalité change avec l’échelle
d’observation. En tant qu’anthropologue faisant de la
sociologie (avec Crozier par exemple), Desjeux dit
privilégier « le point de vue micro-social » (p. 9).
Concrètement, les techniques utilisées sont l’entretien
et l’observation directe (y compris les descriptifs
d’objets matériels ou d’ingrédients utilisés au
quotidien), quelquefois l’analyse d’articles de presse.
Desjeux est particulièrement attentif au monde des
objets et applique, ce faisant, les conseils que donnait
Mauss (1947) en la matière. L’« enquête qualitative »
(.) est donc privilégiée, même s’il utilise aussi des
résultats d’enquêtes quantitatives pour accéder à un
imaginaire débusqué tant dans les médias que dans la
sphère domestique. Au total, « la méthode des
échelles implique un comportement agnostique qui
relève souvent de l’ascèse personnelle » (.) et donne
une position à l’observateur, ce qui relativise donc la
portée de ses énoncés, leur valeur de généralisation.
Avec une tout autre expérience, une sensibilité et des
objets de recherche très différents, Le Breton prend
une position méthodologique très proches de celle de
Desjeux : le travail de terrain est essentiellement
réalisé du point de vue de la microsociologie. Son
manuel, récemment publié (2004), sur
l’interactionnisme témoigne de l’attachement à un
regard qui ne peut se justifier qu’en termes d’échelle
et de choix d’une approche compréhensive. La
« concrétude des relations interindividuelles » ()
serait la particularité de cette microsociologie dont Le
Breton va chercher les racines chez Simmel et,
largement, dans l’Ecole de Chicago. Cependant, cette
sensibilité n’interdit d’aucune manière à Le Breton,
dans ses autres ouvrages, d’utiliser des techniques
très différentes de celle de l’observation directe
nécessaire à la microsociologie interactionniste, par
exemple l’analyse documentaire (beaucoup d’articles
de presse mais aussi de romans) ou l’utilisation des
statistiques et des résultats de sondages. La question
de l’échelle à laquelle se situe le regard (pour parler
comme Desjeux) est donc cruciale. A cet égard,
Javeau – pour qui la distinction entre sociologie et
anthropologie est artificielle et « ne relève que des
partitions universitaires » – tient à s’émanciper de la
question des niveaux d’appréhension des faits
sociaux, même si l’essentiel des son référentiel est
classé dans ce que l’on nomme la « micro-
sociologie ».
On peut déjà relever ici un paradoxe : les chercheurs
se disant adeptes de la socio-anthropologie ou la
pratiquant de fait privilégient la microsociologie, à
l’instar de l’Ecole de Chicago (référent presque
toujours mobilisé à titre identitaire), alors que les
représentants canoniques de l’anthropologie, tels que
Mauss, Malinowski, Lévi-Strauss ou Balandier
préconisent un regard transversal – Lévi-Strauss
qualifiant même l’anthropologue d’« astronome des
sciences sociales » – sans le moindre doute d’échelle
« macro ». Ces pères de l’anthropologie sociologique
ne peuvent être tous catalogués ni par le
fonctionnalisme ni par le structuralisme, ce qui serait
une solution commode pour résoudre le paradoxe.
N’assiste-t-on pas, par conséquent, à une réduction du
champ visuel des chercheurs socio-anthropologues à
mesure qu’ils passent de l’observation des sociétés
dites exotiques, plus petites et cohésives, à celles de
leur environnement immédiat, donc des sociétés plus
grandes et éclatées ? Mais une socio-anthropologie
qui n’évoquerait ni la culture en général, ni les
institutions ni les structures sociales est-elle
envisageable ? Si oui, il faudrait se demander d’où
surgissent les symboles et la mémoire collective...
L’adversaire de Lévi-Strauss, Gurvitch, prenait bien
soin de distinguer des paliers sans les isoler les uns
des autres, sans les réifier. Peut-on reconstituer le tout
social à partir des seules interactions ? C’est
finalement la question indirectement posée par ces
textes.
Mais entrons un peu plus dans le détail de certains
travaux de terrain correspondant, sans que les
chercheurs concernés le revendiquent
particulièrement, à ce « champ » en latence. Le
présupposé commun des auteurs évoqués ci-dessus et
de ceux dont on va traiter maintenant est cette
correspondance de la partie et du tout (que les
quantitativistes traitent surtout sur le mode de
l’échantillonnage), le choix méthodologique étant
d’éclairer la partie dans une relation d’observation
tenant du face à face et donc utilisant l’entretien.
• Nous en avions situé ces deux techniques,
l’immersion « transparente » et l’entretien,
Etudiant des segments de son propre milieu sociétal,
soit le chercheur socio-anthropologue parle, en
déclinant son identité de chercheur, avec des
personnes représentatives du phénomène qui
l’intéresse, soit il garde à son statut une certaine
opacité et se contente d’observer sans trop perturber
le cours des choses. On s’intéresse ici au premier cas
de figure surtout mis en œuvre, jusqu’à présent en
Sciences socio humaines, par les techniques de
l’observation immergée (transparente en tant que le
chercheur est perçu comme tel) et de l’entretien. Or,
ces deux techniques qui se rattachent toutes deux à
une sensibilité plus compréhensive qu’explicative,
sont opposées sur l’axe du degré de stimulation
expérimentale du « matériau » humain étudié ; c’est
précisément cette opposition qui est remise en cause
avec la socio-anthropologie. Les entretiens
« répétés », approfondis ou d’observation tendent à
fusionner ces deux univers méthodologiques tout en
affaiblissant volontairement le clivage sujet cherchant
/ objet de la recherche. Partons de cette observation
directe au cœur de la méthode anthropologique pour
montrer comment elle peut rejoindre certaine formes
d’entretien.
• De l’observation directe à l’entretien
Les techniques de la socio-anthropologie prétendent
gagner en profondeur ce qu’elles perdent en extension
sans, pour autant, se réduire ni à ce qu’a été
l’anthropologie, ni à une sociologie qualitative. A cet
égard, l’observation par immersion durable dans un
milieu circonscrit et cohérent étant de plus en plus
difficile à mettre en œuvre, la technique la plus
conforme à l’habitus professionnel des
anthropologues, et néanmoins pleinement
sociologique du fait de ce côté expérimental, devient
celle de l’entretien approfondi au protocole répété
(repetitive interview pour les anglo-saxons ou encore
deep interview). Il est donc légitime de lui accorder
une place particulière.
L’entretien répété ou de longue durée à protocole
formé de rencontres successives – peut-être faudrait-
il le nommer « l’entretien d’observation » tant la
proximité entre les deux techniques est grande dans
ces cas – s’apparente aux interrogations récurrentes
de l’informateur privilégié par l’ethnologue sur le
terrain mais, concernant des personnes appartenant à
la même société et parlant la même langue que le
chercheur, il relève aussi du procédé le plus
classiquement sociologique. La quantité des cas
important peu, on creuse et on exploite au maximum
ce que la personne a intériorisé. Le postulat implicite
est celui du caractère « hologrammique » des êtres
humains : le tout serait dans la partie et en
approfondissant l’examen de cette partie, on
atteindrait le tout. Cette recherche est tellement
profonde et longue, que plusieurs entretiens de la
même personne sont nécessaires.
Ce n’est pas un hasard si l’un des socio-
anthropologues en acte les plus connus, Balandier,
traite de cette technique dans ses notes et chroniques
de la littérature sociologique. Pour Balandier
évoquant Lahire, « les études de cas représentent les
trois quarts du texte, sans que chacun prenne la forme
d’une narration linéaire. Il ne s’agit pas de rapporter
des parcours de vie révélant une continuité, mais de
faire apparaître des principes de comportement à
partir de thèmes révélateurs (…). Le but des
entretiens répétés, diversifiés, est donc de provoquer
ce surgissement, de manifester la variation des
comportements selon les individus et les modes de
leur socialisation, leurs relations inter-individuelles
respectives, les contextes et les problèmes posés par
l’adaptation ou le décalage des dispositions requises »
(2002). Explicitons les enjeux de ce que Balandier
nomme les « entretiens répétés » pour désigner ce
protocole particulier.
Différents chercheurs francophones, tels que
Delcroix, Coenen-Huther, Lahire, Bidart et Lavenu,
ont utilisé cette technique qui est mentionnée dans
plusieurs articles de la revue Socio-Anthropologie.
Les entretiens de longue durée ne relèvent ni de la
pure synchronie, ni des reconstructions
biographiques, ni des analyses longitudinales à
proprement parler mais ils tiennent un peu des trois.
On peut le constater en examinant des ouvrages de
chercheur écrits à partir de l’utilisation de cette
technique dans leur protocole empirique. Cependant,
la durée est plus ou moins longue et le suivi temporel
plus ou moins systématique. De sorte qu’il est
légitime de distinguer les travaux qui s’inscrivent
vraiment dans une logique longitudinale de ceux qui
proposent plutôt une synchronie que l’on pourrait
néanmoins qualifier de dilatée.
• les caractéristiques de l' Urbanité
La ville est un thème sociologique par excellence et,
pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au
processus de fondation de la science sociologique
depuis Ibn Khaldoun jusqu’à Émile Durkheim. Par la
suite, les travaux de Georg Simmel et ceux de l’École
de Chicago — notamment ceux de R. Park (1925) et
de L. Wirth (1938) — ont montré que « la ville fait
figure en sociologie de paradigme de la sociabilité
moderne » (J.-S. Beuscart et A. Peerbaye, 2003,
pp. 3-6)1. Face aux communautés traditionnelles qui
assignent leurs individus à des identités non
négociables, l’urbanisation parvient à substituer
l’appartenance à des groupes sociaux multiples et
moins contraignants. N’est-ce pas que « l’air de la
ville rend libre », selon le célèbre proverbe
allemand ? L’individu moderne, qui se pense comme
unique, est selon G. Simmel, le produit de cette
multiplicité des communautés d’appartenance dans
lesquelles et entre lesquelles celui-ci se meut : « Plus
la variété de groupes qui se rencontrent en nous est
grande, plus le moi prend nettement conscience de
son unité » (G. Simmel, 1999). Mais la ville est aussi
un milieu géographique et économique qui se
transforme en permanence, sous la pression des
groupes sociaux, par exemple sous l’effet de l’exode
rural et l’intensification des mobilités, mais elle
change aussi — et peut-être plus encore — à la suite
des bouleversements technologiques (automobile,
électricité,
Bien que, selon les auteurs, le terme « urbanité »
prenne des significations très variables, pour ne pas
dire antagonistes, sa pertinence en tant que concept
réside, dans le fait qu’il permet de saisir le
changement social à travers sa dimension spatiale
mais sans perdre de vue, toutefois, que la question
sociale surplombe la question urbaine. Sous cet angle,
l’urbanité signifie bien « les différents faisceaux de
relations que les citadins tissent entre eux à travers la
ville ». Si, dans l’usage classique de la langue
française, l’urbanité signifiait essentiellement la
politesse et avait pour synonymes l’affabilité,
l’amabilité, les manières ainsi qu’un certain usage du
monde, les sociologues et autres spécialistes de
l’urbain s’accordent actuellement à la définir comme
le respect des règles qui organisent la vie en société.
Ce respect va des préceptes du savoir-vivre ensemble
dans les espaces public et privé, en passant par le
Code de la Route. En un mot, c’est une éthique
urbaine du respect du vivre ensemble. En ville, ce
vivre ensemble se déploie selon plusieurs échelles : la
famille, l’immeuble, la rue, le quartier, la commune,
l’agglomération, mais aussi l’association, le club
sportif, le lieu de travail, l’activité sportive, l’activité
politique… Aussi l’urbanité se manifeste-t-elle, à un
niveau individuel, par la capacité d’articuler
ensemble ces différentes échelles, et renseigne-t-elle
sur le déploiement fédérateur de l’espace public. Il est
vrai cependant que l’urbanité n’est pas toujours
appréhendée essentiellement comme faisceau de
relations sociales que les citadins nouent entre eux en
ville. Selon Jacques Lévy, par exemple, l’urbanité est
associée à la ville saisie non pas comme espace social,
mais bien plus comme structure matérielle hautement
complexe, dans le sens où elle (l’urbanité) « procède
du couplage de la densité et de la diversité des objets
de société dans l’espace ». Ceci étant, chez les
sociologues, se retrouve l’idée de fondement social de
l’urbanité.
Cette approche de l’urbanité repose sur la saisie des
relations qui se tissent entre l’urbain comme structure
matérielle et sa substance sociale qui se manifeste à
travers l’organisation sociale, les idées et les attitudes
ainsi que les imaginaires et les représentations qui
légitiment les comportements individuels et
collectifs, et les pratiques qui font la densité de la vie
quotidienne. Selon Louis Wirth qui définissait en
1945 l’urbanité comme un mode de vie (Urbanism as
a way of life), celle-ci nécessite d’être appréhendée
selon quatre perspectives : comme structure
matérielle ; comme organisation sociale ; comme
ensemble d’idées et d’attitudes ; et, enfin, comme
« une constellation de personnes s’impliquant dans
des formes types de comportements collectifs »
(Y. Grafmeyer,
Dans la documentation spécialisée, les termes
abondent pour catégoriser les espaces. trois types
d’espaces retiennent plus particulièrement l' attention.
Les « quartiers fondateurs », concept inspiré des
travaux de l’école de Chicago [Park et al., 1925],
apportent une sécurité et des repères familiers aux
nouveaux immigrés et assurent une ouverture vers la
culture qui prédomine dans la ville. Ce sont des lieux
d’arrivée pour une communauté ethnique. Leurs
membres ont tendance à déménager pour aller vivre
dans d’autres parties de la ville lorsqu’ils le peuvent,
mais ils conservent des liens forts avec ces lieux
même lorsqu’ils n’y habitent plus [Remy, 2020
[1990] : 336-339]. De même, les « enclaves
inclusives » ont un « fonctionnement interne
spécifique » [Berger et Moritz, 2018 : 152] et servent
d’interfaces « entre les territoires et les communautés
qui les entourent » . Cependant, elles ne couvrent pas
tout un quartier et ne sont pas forcément liées à un
groupe ethnique. Par ailleurs, les « espaces
interstitiels de rencontre », tels que les cafés à
l’intérieur des gares, sont le théâtre de rencontres et
de confrontations constantes entre les groupes.
Toutefois, dans ces espaces, les rencontres restent
sans conséquence au niveau du tissu social de la vie
de chacun. En outre, la présence de personnes
étrangères au lieu de passage assure la neutralité de
l’espace
Analogies et disparités du fait urbain au
Maghreb

Les pays du Maghreb ont une tradition citadine


ancienne, mais, jusqu’à leur Indépendance, nulle
période n’avait connu de bouleversements aussi
spectaculaires, aussi rapides et aussi visibles, que
ceux apportés par l’urbanisation au cours des
dernières décennies. La population urbaine progresse
à un rythme soutenu mais donne lieu à une
urbanisation qui est loin d’être un processus uniforme
dans les territoires et entre les pays.
On observe le fait qu’aucune étude comparative
chiffrée et développée n’a été réalisée
systématiquement, jusqu’à présent, sur le phénomène
urbain au Maghreb, en ayant une base de données
relativement homogènes et des fonds cartographiques
autres que les découpages administratifs permettant
ainsi une approche spatiale et statistique approfondie.
C’est pour cela qu’il faut mener une étude pour
essayer d’éclairer dans le détail le fait urbain en
employant des approches plurielles et
complémentaires : répartition spatiale de l’urbain,
hiérarchie urbaine et réseaux urbains. L’objectif de ce
travail est de dégager les différentes formes
d’urbanisation, l’organisation spatiale et
hiérarchique, ainsi que la mise en place de l’armature
urbaine dans les trois pays du Maghreb.
La diversité des situations nationales, l’existence de
traditions citadines... expliquent l’hétérogénéité des
contextes urbains. L’explosion urbaine fulgurante
que connaît l’ensemble du Maghreb est un
phénomène récent mais dont le processus a démarré
au début du 20ème siècle, engendré par la
colonisation et les mutations démographiques. La
répartition spatiale du fait urbain révèle des analogies
dans le sens où l’inégalité spatiale concerne les trois
pays. Elle met en évidence une concentration
marquée de la population urbaine sur le littoral,
engendrée par une économie extravertie instaurée
pendant la colonisation et renforcée depuis les
Indépendances par le tourisme balnéaire, la
localisation des principaux pôles industriels...
Cependant les disparités apparaissent dans le degré
d’implication des Etats dans la volonté de diffuser le
fait urbain à l’intérieur du territoire et les mesures
mises en place pour y aboutir. Elles se manifestent
également dans la différence de densité du semis
urbain des trois pays maghrébins (845
agglomérations urbaines et infra-urbaines pour
l’Algérie en 1994 contre 293 pour le Maroc).
La politique industrielle de l’Algérie ne s’est pas
révélée aussi inefficace que l’on pensait car, associée
aux promotions administratives établies dans un souci
de contrôle plus étroit du territoire, elle a permis une
diffusion rapide et conséquente des agglomérations
urbaines et infra-urbaines jusqu’au confins du pays.
La propagation de l’urbain en Tunisie et au Maroc est
due essentiellement aux politiques administratives
reposant sur la même préoccupation qu’en Algérie.
L’urbanisation a progressé à l’intérieur des territoires
mais avec une intensité moins prononcée, surtout
pour le Maroc en raison essentiellement de
l’implication tardive de l’Etat. Certes la diffusion du
fait urbain sur le territoire est très contrastée, mais
avec les années, elle tend vers une homogénéisation
progressive.
La hiérarchie urbaine
Le système urbain des pays du Maghreb se modifie,
les mutations sont particulièrement vigoureuses et
elles affectent tous les échelons de la hiérarchie
urbaine qui tend vers un équilibre. La volonté étatique
de diffuser et d’harmoniser le fait urbain dans leur
territoire s’est traduite par une stratégie reposant
principalement sur les politiques économiques et
administratives.
Ce mouvement d’urbanisation, opéré rapidement, et
impulsé d’en haut, s’est fait sans base, sans
intermédiaire entre le monde rural et urbain. Mais
depuis la décolonisation, la hiérarchie urbaine de
chaque pays s’est modifiée et complétée en quelques
décennies et tend à se régulariser. Contrairement aux
idées reçues, si l’on prend en compte la distribution
hiérarchique de chaque pays définie par une base
infra-urbaine, la macrocéphalie souvent décrite est
remise en cause, car elle est moins évidente qu’on ne
pourrait le croire. En effet, en utilisant une description
fine , l’Algérie et le Maroc ont un système urbain
“ polycéphale ” en raison de la montée des
métropoles régionales qui prennent une place
significative dans l’organisation territoriale. En
Tunisie, la macrocéphalie tunisoise est toujours
présente et la primauté de la capitale tend à se
renforcer.
L’Algérie possède le système urbain le mieux
équilibré avec une répartition relativement égale des
agglomérations et des urbains par strate, et une base
étoffée depuis deux décennies. La Tunisie a comblé
ses lacunes en renforçant le nombre de ses villes
moyennes longtemps sous-représentées en
développant des pôles régionaux. Quant au Maroc,
même si son système s’est structuré depuis les années
70, il demeure déséquilibré en raison du nombre
conséquent de grandes villes et de la faiblesse de sa
base.
La diffusion du fait urbain et la tendance à l’équilibre
du système urbain des trois pays sont dues aux petites
villes et aux agglomérations des strates inférieures.
Elles ont dans un premier temps puissamment filtré
l’exode rural et freiné la croissance des grandes
agglomérations. Progressivement elles ont émergé en
tant que catégorie à part, et ont affermi leur rôle sur
leur espace local ; les pouvoirs publics ont souvent
concrétisé ce rôle par l’attribution d‘une fonction
administrative, voire la dotation d’une unité
industrielle. Aujourd’hui, ces agglomérations
inférieures à 50 000 habitants assurent également un
redéploiement de l’armature urbaine à l’intérieur du
territoire.
: Les réseaux urbains
Pour analyser le partage de l’espace par les attractions
urbaines à l’échelle micro et macro-régionale, nous
avons employé une analyse equilibrée. Cela nous a
permis de mettre en évidence la diffusion spatiale des
agglomérations urbaines dans les territoires, le
renforcement et l’équilibrage de leur hiérarchie
conduisant à un développement des réseaux urbains
de chaque pays avec cependant des décalages dans la
maturation.
L’analyse des réseaux urbains des pays du Maghreb
montre qu’un équilibre territorial est déjà amorcé. La
mise en place de sous-réseaux urbains régionaux met
en évidence la complexification de ces espaces :
• le Maroc est subdivisé en régions
ayant à leur tête Casablanca,
Marrakech, Rabat-Salé et Fès ;
• l’Algérie se partage en trois régions
autour d’Oran, d’Alger et de
Constantine
• la Tunisie est divisée en deux régions :
celles de Tunis et de Sfax.
L’analyse de l’évolution des limites d’iso-influence
de ces sous-réseaux urbains (échelle macro-
régionale) met en évidence le fait qu’en deux
décennies les limites des villes primatiales ont
diminué sensiblement au profit de celles des
métropoles régionales : Oran, Marrakech, Sfax qui
ont bénéficié de la décentralisation mise en place par
les Etats.
Le regard d’ensemble sur les trois pays, à l’échelle
micro-régionale, fait apparaître qu’en Tunisie et en
Algérie de nombreux découpages administratifs
correspondent aux aires d’attraction urbaine. Elles
correspondent soit aux chefs-lieux infra-étatiques,
soit aux agglomérations urbaines supérieures à
30 000 habitants constituant des noeuds
d’attractivité ; au contraire au Maroc, l’inadéquation
entre les attractions urbaines et les limites des
divisions infra-état est générale.
Ces sous-réseaux urbains suscitent la structuration
d’une armature urbaine hiérarchisée qui pourrait
aboutir à une régionalisation des territoires comme
instrument d’aide à la décision et à la gestion, support
de communication et d’aménagement de leur pays.
Depuis le début des années 1970, l’État donne la
priorité à l’habitat urbain dans ses instruments de
planification (plan quinquennal 1973-1977.) En effet,
le recensement de 1971 révéla une situation urbaine
catastrophique : la moitié des logements constituant
le parc immobilier urbain national était jugée
défectueuse. Cette constatation chaotique allait
contribuer, entre autres, à la création de nouvelles
structures d'intervention pour la réalisation de
lotissements et de logements économiques qui
allaient voir le jour à partir de 1975, pour se renforcer
au début des années 1980. Ce nouvel intérêt politique
pour l'espace urbain allait transformer le Service de
l'Habitat en un ministère à part à partir de 1972 ,
nommé Ministère de l'habitat, de l'urbanisme, du
tourisme et de l'environnement.
Le processus d’intervention multidimensionnelle de
l’État dans le champ urbain depuis la seconde moitié
des années 1970 et l’importance de l’urbanisation –
dont le taux passe de 29% en 1960 à 55% en 2004 –
vont de pair avec l’augmentation numérique de la
production, à la fois académique et officielle, sur la
ville marocaine. Le nouveau contexte de la politique
urbaine a favorisé l’élaboration de plusieurs
documents d’urbanisme (schémas directeurs
d’aménagement urbain) et la publication de
périodiques par le Ministère de l’habitat. Plusieurs
organismes internationaux sont venus soutenir
l’intervention de l’État dans le champ urbain (Banque
mondiale, BIRD, US AID, etc.).
_Mais le déclenchement de l’émeute de juin 1981
dans les différentes villes marocaines, notamment à
Casablanca, a eu pour effet d'accélérer l’intervention
des différents appareils de l’État, de mettre en cause
les instruments de planification urbaine en cours
d'élaboration et de décider de la réalisation de
nouveaux documents d'urbanisme, d'arrêter des
projets urbains en cours de conception
(restructuration des bidonvilles), etc. (Rachik A.,
1994 et 2002).
Depuis le début des années 1980, sous la pression des
émeutes récurrentes (1981, 1984 et 1990), l'État a
investi énormément dans l'élaboration d’instruments
de planification urbaine , dans l'infrastructure urbaine
(réseaux routiers, assainissement...), dans les
équipements administratifs (sièges de préfecture...),
dans le logement social et dans le transport urbain
public. Alors que dans le même temps, l'État se trouve
obligé de geler ses investissements publics et
d'adopter des mesures d'austérité et un Programme dit
d'ajustement structurel (PAS), à partir de 1983, sous
l'égide du FMI et de la Banque Mondiale.
Thématiques et institutions de recherche sur la
ville
▪ À noter la multiplication numérique des
étudiants et chercheurs, qui est le résultat du
processus d’largissement des institutions
académiques (...)
▪ Il faut aussi dire que le nombre d’étudiants
marocains en France a connu une augmentation
important (...)
▪ 335 thèses portant sur l’urbain, soutenues entre
1980 et 2004,
▪ L’intérêt récent que portent les chercheurs à la
ville, à partir des années 1980, découle de ce
nouveau contexte urbain . C’est dans ce climat
général favorable que nous assistons, vers la fin
de ces mêmes années 1980, à une augmentation
numérique très sensible des thèses soutenues en
France sur le phénomène urbain Marocain .
Entre 1973 et 1987, nous avons recensé, à travers,
118 thèses soutenues dans les différentes facultés
françaises 10 sur la question urbaine, soit une
moyenne annuelle de 11 thèses par an entre 1985
et 1987 et 9,6 entre 1980 et 1984 contre
seulement 1,3 entre 1970 et 1979 (IREMAM &
Institut du Monde arabe, 1989).
Ce nouveau contexte lié à une nouvelle politique
urbaine a également permis la création en 1981 de
l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme
(INAU) et de l’École nationale d’architecture (ENA).
Il a également permis de lancer au début des années
1970, des publications périodiques telles la
revue Eddar (= ‫ )الدار‬et la revue La cité . On peut aussi
citer la revue al-Maouil publiée par l’Agence
nationale de lutte contre l’habitat insalubre (ANHI)
et l’Habitat en chiffres, périodique annuel, publié par
l’actuel Ministère de l’habitat .
Le premier centre de recherche est créé en 1984,
affilié à l’INAU, baptisé Centre d’études et de
recherches en aménagement et urbanisme (CERAU).
Il a pour mission de réaliser des études pour les
organismes publics et de contribuer ainsi à
développer la recherche scientifique relative à la
question urbaine (planification urbaine, gestion
urbaine, etc.) Il a réalisé à partir de 1983 des études
urbaines sur quelques villes moyennes (Tifelt) et
d’autres dans le cadre de l’élaboration du Schéma
directeur et d’aménagement urbain (SDAU) de la
ville de Khémisset.
Depuis, plusieurs groupes de recherche dont l’intérêt
est centré sur le phénomène urbain sont venus
renforcer cette dynamique relative à l’étude de la
ville. Ils ont été créés au sein des différentes
universités marocaines. Menés essentiellement par
des géographes, la plupart de ces groupes ont vu le
jour à partir du début des années 1990 : Groupe de
recherche sur l’émigration dans la région Nord à la
Faculté de Kénitra, Groupe de recherche sur la ville
de Mohammadia à la Faculté de Mohammedia,
Groupe de recherche sur la ville d’Oujda à Oujda,
Bureau d’études sur Tadla à la faculté de Beni Mellal,
Groupe de recherche sur la région et la régionalisation
à la Faculté de Rabat, Groupe de recherche sur
l’émigration et le développement du sud marocain à
la Faculté d’Agadir, Groupe de recherche et d’études
géographiques à la faculté de Kénitra, Groupe de
recherche en géographie socio-spatiale à la Faculté de
Fès et Groupe de recherche sur le sud marocain à la
Faculté d’Agadir .
On peut également citer le Groupe de recherche et
d’études sur Casablanca (GREG), créé en 1986 et
dirigé par le géographe Abdelkader Kaouia. Ce
groupe a publié son deuxième colloque sur la ville de
Casablanca, en 1987 et un Atlas de vingt cartes sur le
Grand-Casablanca en collaboration avec URBAMA
de l'Université François Rabelais de Tours . Mais, une
compétition (plutôt personnelle que scientifique)
entre les quelques enseignants géographes a abouti à
la création d’un groupe parallèle au GREG, dans la
même Faculté des lettres et des sciences humaines de
Aïn Chock, baptisé Centre d’études et de recherches
en aménagement, présidé par Abdelkader Kaouia.
Les deux groupes de recherche sont à l’agonie.
D’autres géographes, dans cette même faculté,
donnent naissance à un troisième centre baptisé Pôle
de l’aménagement de l’espace qui a concrétisé sa
présence par l’unique publication d’un ouvrage
collectif en 2003 (Chouiki, 2003).
À la multiplication des centres et groupes de
recherches ne correspond pas une organisation de
séminaires ou de colloques, ni une production
intellectuelle soutenue. Le Centre Jacques Berque
pour les études en sciences humaines et
sociales cherche à innover dans ce sens. Il lance,
entre 1998 et 2001, L’Atelier Ville marocaine, animé
par un jeune architecte, Pascal Garret. Le souci de
fédérer des efforts individuels des chercheurs sur
l’urbain et d’offrir une documentation de seconde
main sur la ville marocaine était fort présent. En effet,
de nouveaux programmes ont vu le jour au CJB
(Abouhani, 2000). Le premier porte sur les processus
de patrimonialisation. Les patrimoines, matériels ou
symboliques étaient considérés comme des construits
sociaux. « La notion de patrimoine a acquis une place
prépondérante et s'est imposée avec toute l'ambiguïté
du rapport au passé, condensant une polyvalence
sémantique et de registres (mémoire, identité,
témoignage, tradition, sacralisation), et désignant
plusieurs typologies d'objets (matériels, symboliques,
savoir-faire...) susceptibles d'attentions
patrimoniales » (Volait, Garret & Cattedra, 2001) .
Le second programme a été lancé par le CJB, l’INAU
et URBAMA (Tours). Il a pour objectif d’analyser le
processus de la décision au niveau de la gestion
urbaine en mettant en exergue la nature des
intervenants urbains. Avec l’arrivée de 2001, une
nouvelle dynamique soufflera sur la recherche
urbaine au centre. Des rapports synthétiques et
détaillés sur la problématique urbaine au Maroc ont
été lancés , des ateliers et colloques ont été organisés
à Rabat, à Fès et à Marrakech dont un seul a abouti à
la publication (Boumaza, 2006).
Un nouveau programme intitulé « Fabrication
urbaine » est lancé entre 2002 et 2006. Il a réuni une
trentaine de participants du Maghreb et de France en
s’interrogeant sur les écarts entre ville projetée et ville
réelle. La thématique de la fabrication urbaine y est
abordée aussi bien du point de vue de la connaissance
des processus de fabrication « spontanée » ou
planifiée que du point de vue de la construction de
nouvelles méthodes d’action en urbanisme. Les
nombreux cas étudiés couvrent l’ensemble de la
région (Maroc, Algérie, Tunisie) et les principales
métropoles urbaines – et présentent à ce titre un état
des villes à l’aube du xxie siècle.
Dans ce même esprit de collaboration entre des
chercheurs français et ceux du Maghreb, le
Programme de recherche urbaine pour le
développement (PRUD) , vient renforcer cette
dynamique de recherche à partir du début des années
2000. Il a permis le financement de recherches sur le
terrain et donné naissance à une série de publications
(Boumaza & Abouhni, 2002-2006 ; de Miras &Le
Tellier, 2005 ; de Miras, 2005).
Un nouveau tournant se dessine entre 2006 et 2008.
Le partenariat entre le CJB et le nouveau Centre
marocain des sciences sociales (CM2S) a abouti à la
création d’un Atelier de recherche en anthropologie
urbaine. Ce partenariat a pris le relais des différents
programmes relatifs aux études urbaines du CJB, en
décidant d’opter pour une échelle plus ciblée (l’axe
Casablanca-Kénitra) et des méthodes de recherches
relevant de micro-enquêtes de terrain. Le CJB et le
CM2S lancent un programme sur la Marginalité
métropolitaine au Maroc. Ainsi, vingt portraits de
différents habitants de la ville ont été réalisés lors
d’une série de séminaires regroupant des doctorants
européens et marocains.
Le partenariat entre les deux institutions est couronné
par la publication d’un ouvrage volumineux (19
contributions) sur la ville de Casablanca (Péraldi &
Tozy, 2001). Cette nouvelle publication a pour
ambition de s’inscrire dans la tradition de l’École de
Chicago, avec un « penchant marqué pour
l’anthropologie, telle qu’elle est pratiquée du côté des
miniaturistes, façon Clifford Geertz » (Ibidem, p. 9).
Dans cette perspective, l’étude propose un ensemble
de portraits de nouveaux citadins ordinaires face à la
métropolisation à travers une sociologie sensible aux
processus de désorganisation / réorganisation :
femme au foyer, femme divorcée, célibataire,
marchand ambulant, habitant à la périphérie, écrivain
public, taleb (clerc), jeune…
Actuellement, la production académique sur le champ
urbain est susceptible d’être renforcée et stimulée par
la création de nouvelles formations doctorales. Une
formation doctorale intitulée « Urbanisme,
gouvernance urbaine et territoire », est initiée à partir
de l’année 2011 à l’Institut national d’aménagement
et d’urbanisme (INAU). Elle s’est fixé comme
objectif « d’une part, l’observation de la scène locale
à travers divers enjeux locaux, d’autre part, la
traduction des interventions sur l’organisation de
l’espace et les populations concernées sur le terrain ».
Il faut noter que ces différentes formations
universitaires s’adressent à des groupes
numériquement très restreints (une dizaine de
personnes) qui sont essentiellement des
fonctionnaires (cadres administratifs, architectes,
voire ingénieurs.) L’espoir de produire de futurs
chercheurs sur l’urbain à travers ces formations
doctorales reste très limité. Et la « relève » devient
déjà une problématique de taille.
Plus généralement en sciences sociales, la ville est,
depuis longtemps, un « lieu majeur de l’étude des
rapports sociaux. En tant qu’espaces marqués par la
diversité et la concentration des groupes sociaux, par
l’agglomération des ressources matérielles et
symboliques, les espaces urbains sont depuis
longtemps un lieu d’observation privilégié des
relations entre minorités et majorités » (Duc et
Florentin, op. cit.). Historiquement, les rapports entre
ces groupes en contexte urbain ont été explorés sous
l’angle de la classe sociale et de la dimension ethno
raciale par l’école de Chicago puis par la géographie
radicale anglophone qui a affirmé l’héritage marxien
et a fait de la fabrique capitaliste de l’espace urbain
son objet d’étude à partir des années 1960-1970. Les
travaux de chercheuses féministes viennent
complexifier le regard en mettant l’accent sur les
questions de genre et la dimension sexuée de
l’expérience urbaine (Blidon, 2017) : ils montrent
que l’espace urbain n’est pas aménagé prioritairement
pour les femmes, ce qui induit pour elles une pratique
contrainte de l’espace public, et un sentiment de
moindre légitimité dans celui-ci, en particulier pour
les femmes racisées, de classe populaire, discriminées
aussi dans d’autres systèmes d’oppression que le
système patriarcal.
Espace urbain et minorités
Trois grands questionnements sur la dimension
spatiale des minorisations, se recoupant
partiellement . Les modalités de production de
l’expérience minoritaire en ville, d’abord, sont
envisagées à travers des espaces marginalisés comme
le sont les bidonvilles situés dans les espaces urbains
périphériques. on comprend comment les villes
deviennent des scènes de résistance où se
reconfigurent les rapports entre dominants et
dominés : pour cela on privilégie la description et
l’analyse des modes d’action qui rendent les luttes
visibles dans l’espace public (Rasulo), mais évoquant
aussi des modes de résistances plus discrets, infra
politiques (Scott, 2009), comme l’aménagement et
l’appropriation d’espaces semi-privés (Ali Oualla).
Enfin, la façon dont les politiques urbaines participent
à l’élaboration et à la négociation de ces catégories
est également étudiée à travers l’analyse des effets
des modèles capitalistes dans la production actuelle
de l’espace urbain ou encore la formation de
« quartiers juifs » dans le Maghreb médiéval.
Un autre aspect de la dimension spatiale des
minorisations mis en évidence est l’articulation entre
plusieurs échelles, locale, nationale et globale. Le
contexte de mondialisation favorise les circulations
des personnes, mais aussi des pratiques, des
symboles, des mots d’ordre qui peuvent être repris et
réinterprétés au gré des situations locales et
nationales. De même, les organisations
internationales (UNESCO) et les ONG sont des
actrices à part entière qui participent à la construction
des catégories (Ihsan), tout comme les réfugiés
(Vanz). Ainsi, les mobilités de personnes et les
circulations d’idées alimentent les processus de
minorisations tantôt en légitimant et en soutenant les
revendications minoritaires, tantôt en contestant les
discours des acteurs privés et publics qui définissent
des « minorités » et circonscrivent leur place dans le
récit national et dans la ville.
Le concept de « minorisation » permet d’envisager
l’ensemble du processus de production d’une
hiérarchie dans lequel interviennent « dominé·es » et
« dominant·es ». Cette évolution témoigne de la
difficulté à traduire la complexité des mondes sociaux
étudiés et la nécessaire réflexivité, déjà soulignée, sur
la (dé) construction des catégories. Repenser les
processus de domination et de résistance au Maghreb
comme des processus de minorisations a donc ouvert
des pistes qu’il s’agira de continuer à explorer.
L’articulation des discriminations entre elles,
notamment avec les discriminations racistes, mais
encore le rôle des élites dans les résistances des
minorées et, plus largement, les hiérarchies à
l’intérieur de ces dernières nécessiteraient d’être
étudiés plus avant. La dimension spatiale des
processus de minorisations mériterait aussi d’être
approfondie, en s’intéressant aux relations entre
espaces centraux et espaces marginalisés, à des
échelles fines, infra-urbaines, et à des échelles plus
larges ; ou encore, en se penchant sur l’articulation de
ces échelles dans les luttes, entre transnationalisation,
ancrage local et cadre national.
Cela dit , Les travaux privilégiant « une approche
qualifiée « par le bas » ou de « l’entre-deux »
lorsqu’il s’agit d’insister sur les interactions entre
pratiques institutionnelles et pratiques habitantes dans
la construction des citadinités » (Berrry-Chikhaoui,
2009) commencent à s’imposer. Ils donnent une
nouvelle profondeur aux études urbaines où
prédominaient jusque-là les approches sur les
processus de fabrication des villes et sur l’intégration
ou l’acculturation des populations à la vie urbaine.
Depuis le début des années 2000, les trois pays du
Maghreb vivent une nouvelle étape de leur transition
urbaine. Espace de vie de près de 65 % de la
population au Maroc comme en Algérie et en Tunisie,
les villes ont connu un essor considérable. L’armature
urbaine est de plus en plus dense et la hiérarchie des
réseaux urbains se renforce. Des logiques
métropolitaines émergent, des agglomérations de plus
en plus nombreuses apparaissent . Alors que la
progression des grandes villes ne faiblit pas, les
petites et les moyennes agglomérations connaissent
des taux de croissance particulièrement élevés .
Sans pour autant que la transition urbaine soit achevée
(Escallier, 1995 ; Troin, 1995), elle est entrée dans
une phase nouvelle. Les différents recensements
indiquent clairement, à des degrés divers, que l’exode
rural n’est plus le moteur principal de l’urbanisation.
Les dynamiques sociales et les politiques urbaines
reconfigurent les villes qui tout en se déployant, se
recomposent et se refont sur elles-mêmes. De
nouvelles distributions socio spatiales se dessinent,
d’anciens quartiers se gentrifient, d’autres se
paupérisent, de nouvelles périphéries se développent
(Signoles, 2014). La diversité des tissus et des
territoires urbains témoigne de l’ampleur de ce
processus.
Les années 2000 ont été marquées simultanément par
une densification de l’armature urbaine et par un
renforcement des grandes villes qui, par un
phénomène de conurbation, prennent la dimension de
métropoles. Ce processus a été accompagné d’un fort
étalement urbain qui a pris différentes formes :
l’urbanisme programmé ou de projets (création ex-
nihilo de villes nouvelles, de zones d’habitats
programmés, de grands équipements, d’espaces
récréatifs et touristiques, d’aménagement des fronts
d’eau, etc.) (Cattedra, 2014) et l’urbanisation
d’émanation populaire (pour reprendre l’expression
d’Agnès Deboulet, 1994). L’une comme l’autre
s’inscrivent dans un contexte qui se singularise par
une avancée dans la satisfaction de la demande de
logement : sous la pression d’une revendication d’un
droit au logement des populations les plus pauvres, de
la décohabitation familiale et du processus de
généralisation du ménage nucléaire, l’offre de
logements s’est élargie, prenant une forme
réglementaire par d’ambitieux projets de relogement,
mais aussi « non réglementaire » par l’explosion des
constructions illicites durant les périodes de
« relâchement » des autorités (Legros, 2014). De
nouvelles territorialités, de nouvelles manières d’être
dans la ville apparaissent, mais aussi de nouvelles
fractures, induites par le déplacement des polarités
urbaines et l’émergence de nouvelles centralités.
Cette complexité du fait urbain maghrébin est
renforcée par une impression d’inachèvement,
expression de sociétés urbaines en recomposition,
sinon en formation ou en transition. Les villes
apparaissent souvent comme des ensembles où se
juxtaposent plusieurs tissus, formant une totalité
fragmentée ou désordonnée. La discontinuité entre les
différents tissus de la trame urbaine et la dimension
hybride de ces villes « toujours en chantier » attestent
pourtant de la ville en devenir.
L’évolution des structures urbaines modifie l’angle
d’approche et oblige à sortir de la vision duale de la
ville. Aux réflexions qui portaient sur les dualités
spatiales (la ville moderne par opposition à la ville
traditionnelle, la ville programmée versus la ville
spontanée) se substituent des modèles de
fragmentations urbaines et de nouvelles distributions
socio spatiales (Belguidoum, Mouaziz, 2010).
L’intégration des quartiers d’urbanisation populaire à
la structure urbaine, le brouillage permanent entre
formel et informel, réglementaire et non
réglementaire, ont rendu le plus souvent inopérantes
ces approches, obligeant à penser la ville comme une
totalité traversée de logiques multiples et complexes.
De fait, comprendre le phénomène urbain au
Maghreb nécessite la prise en compte des compromis
qui résultent des pratiques d’appropriation et de
réappropriation de l’espace.

Urbanités en question
Dans les contextes locaux et dans celui de la
globalisation, les villes apparaissent comme des
cadres de vie toujours en transformation. Elles sont
des lieux des contradictions dont l’enjeu se pose
souvent en termes d’accès aux biens matériels et
symboliques. Elles mettent en scène les rapports
sociaux, et les différentes modalités d’appropriation
de l’espace. Dans le même temps, la population des
villes paraît de plus en plus diversifiée et hétérogène
dans ses origines géographiques et ses conditions
sociales. Les besoins et les revendications prennent
des formes multiples. Comprendre et analyser ces
manières d’être dans la ville, c’est rentrer de plain-
pied dans l’étude des vécus urbains dans toute leur
complexité et leur diversité.
La fluidité et la labilité de ces sociétés urbaines en
formation conduit aujourd’hui à privilégier l’entrée
« par le bas ». L’analyse des spatialités et de la
construction des territoires urbains appelle à être
enrichie au regard d’autres perspectives signifiantes.
Les modes de vie, les pratiques et les temporalités
urbaines, les représentations sociales et les
imaginaires induits ou générés par la ville, y compris
les formes d’art urbain, l’expression des mouvements
sociaux, les manifestations de et modes de
contestation, le rapport entre l’espace conçu ou voulu
(celui des concepteurs, des décideurs, des
promoteurs, des auto-constructeurs et des différents
usagers de la ville) et l’espace vécu, les
appropriations et les requalification des espaces
publics, la question de la gestion quotidienne des
cadres de vie, les recomposition socio-spatiales, les
mobilités et ancrages résidentiels, sont autant de
thèmes auxquels invitent à réfléchir. Ils sont le
substrat de ces urbanités, ces manières d’être de et
dans la ville, que nous cherchons à interroger.
Il s’agit « des manières de vivre la ville ». Notion que
nous mobilisons à la suite des travaux de Michel
Lussault et Pierre Signoles (1996) et Isabelle Berrry-
Chikhaoui (2009), qui dans un article de référence,
aide à s’y retrouver dans « un foisonnement de sens ».
Reprenant l’approche développée par Françoise
Navez-Bouchanine (1996), qui définit l’urbanité
comme étant à la fois les modalités d’appropriation
de l’espace et les processus qui font la ville avec ses
différents agents, Isabelle Berry-Chikhaoui nous
conduit à « dépasser non seulement l’idée de
ruralisation mais aussi celle d’intégration, qui dénote
tout autant une vision normative renvoyant soit au
modèle mythifié de la ville historique et à un critère
d’ancestralité urbaine, soit au modèle de la ville
légale et planifiée ». Rappelant la distinction
introduite par Rachid Sidi Boumedine (1996) entre
citadinité, ou manière d’être de la ville, qui relève des
systèmes de représentations et urbanité, ou manières
d’être dans la ville qui renvoie aux pratiques sociales,
elle nous invite à comprendre les relations
dynamiques entre représentations et pratiques qui
permettent de se « construire comme citadin et d’agir
dans et sur la ville » (2009).
Regards croisés
C’est dans une perspective à la fois pluridisciplinaire
et comparative que nous avons élaboré ce dossier,
particulièrement soucieux d’inscrire cette réflexion
dans l’actualité brûlante des enjeux posés par la
question urbaine aux sociétés du Maghreb.
Plutôt que faire un état des lieux des études urbaines
ou un inventaire des transformations urbaines, il nous
a semblé plus pertinent d’ouvrir de nouvelles pistes
de réflexion, d’interroger de nouvelles facettes du fait
urbain. Les mobilisations collectives, les cultures
urbaines anciennes et nouvelles dont l’approche
historique peut être un précieux révélateur : les
contributions sur la fréquentation des cinémas et sur
les territoires de l’alcool nous renseignent sur des
pratiques sociales du siècle passé, tout en ouvrant la
voie à des études sur les pratiques présentes. Le temps
est venu d’ouvrir le champ des études urbaines à des
questions encore trop peu étudiées de la vie
quotidienne qui nous permettront, sans doute de
mieux saisir les différents enjeux de la ville. Ces
pratiques urbaines ancrées dans le quotidien font
l’objet d’investigation rigoureuse. Il s’agit d’étudier
la manière dont les mobilisations et actions
collectives font des citadins des acteurs de leur
urbanité ; aussi aborder les cultures urbaines non pas
comme une donnée constitutive ou un marqueur de
telle ou telle ville, mais des espaces d’expression des
tensions qui les traversent. Manifestation des
changements qui s’y opèrent dans le carcan et les
interstices du bâti, ces cultures urbaines sont aussi une
invitation à « lire les villes ».
Pratiques urbaines
Concernant les pratiques urbaines on s’interroge . sur
la logique de négociation des individus et des
groupes sociaux de leur ancrage social et urbain
(mixité sociale et les quartiers de l’entre-soi), et ce à
différentes échelles et espaces d’appartenance : locale
(quartiers, villes), nationale, voire transnationale ?
Comment se réalise le rapport entre l’espace conçu et
l’espace vécu, comment les projets des pouvoirs
publics donnent-ils lieu à des pratiques
d’appropriation au quotidien ? Quels sont les liens
entre stratégies résidentielles et affirmations des
identités sociales (nature des relations et critères qui
les formalisent dans la ville et définissent les
appartenances) ? Comment se revendique-t-on d’un
quartier, d’un champ résidentiel, comment choisit-on
son quartier, ou s’installe-t-on dans un quartier ?
Comment les formes de lien social se transforment-
elles ou se pérennisent-elles dans les urbanités
actuelles ? Comment les formes de sociabilité se
maintiennent-elles et/ ou émergent-elles ?

Villes nouvelles et construction des identités


résidentielles
Étudiant la ville nouvelle comme un laboratoire de la
vie urbaine, c’est analyser le rôle que jouent les
habitants dans les processus de territorialisation et de
construction des identités résidentielles. En l’espace
de 15 ans, une ville s’est constituée près de
Constantine, atteignant aujourd’hui près de 200 000
habitants. L’ étude doit s’intéresser à la manière dont
« les habitants par les compétences qu’ils mobilisent
dans leurs pratiques et par le jeu de leurs
représentations, prennent le relais des pouvoirs
publics pour « refaire » la ville en territorialisant ses
espaces, en façonnant son paysage et en donnant
corps et consistance à son urbanité. »
À partir d’une analyse sur les profils et les parcours
résidentiels des habitants à la manière de celle que
conduisaient J.C Chamboredon et M. Lemaire (1970)
pour étudier les grands ensembles d’habitat collectif,
il faut montrer comment « les habitants prennent le
devant de la scène pour façonner l’espace de la ville
nouvelle ». En fonction des différents profils sociaux
et des parcours résidentiels des habitants (ex-
bidonvillois, relogés de l’habitat insalubre,
bénéficiaires de l’habitat social, accédants à la
propriété, nouveaux pavillonnaires), une pluralité
d’identités et de sentiments d’appartenance se
construit, selon un processus complexe où
attachement et rejet de la ville se côtoient. Nouveau
territoire identitaire de référence pour les ex-
bidonvillois, lieu de non-appartenance pour les
relogés du centre-ville, et revendication d’une multi-
appartenance pour les nouvelles couches moyennes,
progressivement naît une ville, avec ses ancrages et
ses identités contrastées.
Cette construction plurielle et hybride « témoigne au
bout du compte de la capacité des citadins à
renouveler leur regard sur la ville en général et sur la
périphérie en particulier. Elle fait naître et cristallise
un sentiment d’appartenance à des lieux (Ali
Mendjeli) qui, au départ, étaient plutôt déniés, et, in
fine, elle développe une nouvelle identité urbaine qui
tantôt se fabrique par altération ou hybridation de
l’ancienne identité héritée de la ville historique (le
Vieux Rocher) – ou construite en symbiose avec elle
–, et tantôt coexiste avec elle. »
On constate que ce qui se joue en ville nouvelle,
augure des transformations profondes qui touchent la
société urbaine algérienne. « Cette nouvelle urbanité
qui s’invente désormais loin des bases traditionnelles
de la cité, et dont les exemples se multiplient au fur et
à mesure que progresse l’étalement urbain, ne peut
être tenue pour une simple reproduction à l’identique
de l’urbanité de « la ville d’hier ». Elle frappe par la
« pluralité » des acteurs qui concourent à sa fabrique
mais aussi par sa capacité à inventer ou à réinventer
les espaces publics. »
On s’interroge aussi sur « la réception sociale de
l’urbanisme et les processus de fabrication de
nouvelles urbanités ». il s’agit au Maroc de
Tamansourt, une autre ville nouvelle, érigée une
quinzaine année après, en 2004, près de Marrakech.
Pour la socio anthropologie , il s’agit de voir si « pour
les habitants, ces espaces de « villes nouvelles » font
ville ? »
Ces deux expériences d’urbanisme de projet de
grande envergure présentent des résultats contrastés.
S’il constate qu’Ali Mendjeli est « une ville
émergente », à Tamansourt, c’est encore loin d’être le
cas. Son approche de la ville nouvelle permet de
conforter, un ancrage territorial d’où ressortent des
figures plurielles dans un processus en cours. À
Tamansourt, plane par contre le spectre de la ville
dortoir. Les raisons de ces différences reposent sur les
logiques qui sous-tendent chacun des projets.
Tamansourt a ainsi bénéficié « d’un marketing urbain
…. » qui a visé « … une territorialisation du projet
par l’image, à défaut de pouvoir se prévaloir, , d’une
territorialisation par la pratique ».

Les enjeux structurants de la consommation


Une autre dimension des pratiques urbaines générées
par des grands projets urbains est abordée par Tarik
Harroud qui nous montre comment la création à Rabat
d’un centre commercial d’un genre nouveau, permet
la mise en place de nouvelles sociabilités et de
pratiques consuméristes, inédites au Maghreb.
Questionnement important puisque qu’il apporte un
éclairage sur la transformation ou l’apparition de
nouveaux lieux urbains et espaces publics (places,
rues, cafés) en relation avec les identités sociales et
locales (anonymat, mixité sociale).
L’attention porte plus précisément sur l’analyse des
recompositions spatiales et socioculturelles induites
par la multiplication des centres commerciaux dans la
périphérie de Rabat et donne un éclairage intéressant
sur un phénomène récent, qui s’étend à toutes les
grandes villes du Maghreb. Effet de la
mondialisation, cette nouvelle forme de
consommation urbaine impacte les modes de vie et
les sociabilités. Apparus à Rabat au cours de la
décennie, ces espaces marchands se sont depuis
multipliés au cours de ces dernières années au point
de constituer l’un des pôles les plus attractifs à
l’échelle de la capitale marocaine.
Observant les formes spécifiques de mixité sociale
qui contraste avec la désaffection croissante des lieux
publics de la ville en tant que lieux de rencontre et de
pérégrination, l’auteur nous invite à nous demander
« si ce n’est pas dans ces équipements commerciaux,
dans ces lieux privés et mondialisés, que s’inventent
de nouvelles formes de sociabilité totalement
inédites ». Son étude nous montre que ces espaces
« de plus en plus plébiscités par un public
hétérogène » grâce à « une offre commerciale
diversifiée et bien mise en scène », offrent « une
pluralité d’usages non-marchands rappelant les
pratiques déambulatoires des rues publiques. »
Ainsi, la ville produit de nouveaux territoires
distinctifs qui bousculent les anciennes centralités
urbaines. Ce phénomène est également constaté dans
la ville nouvelle, aussi l’importante fréquentation du
centre commercial El-Ritaj par les couches moyennes
et aisées « un support aux conduites distinctives, un
espace où l’acte d’achat est accompagné d’un fort
désir d’individualisation et de différenciation
statutaire ».
Quelles sont les formes prises par l’action collective
et les mobilisations dans les villes ? Associations,
mouvements sociaux, collectifs ou corporatistes,
luttes et émeutes urbaines, pouvoir local et
compétitions électorales : ces formes de
mobilisations constituent-elles un dépassement de
« l’ordre urbain » précédent ? Sont-elles des modes
d’intégration ?

L’émergence d’un espace de protestation urbain


au Maroc.
Traiter des mobilisations collectives nous met devant
une réalité presque quotidienne, celle de la
multiplication de la contestation depuis plus d’une
décennie, notamment au Maroc, pays qui a concentré,
de façon significative, le questionnement sur cette
thématique. Il convient de lire (2014) par
Abderrahmane Rachik : 700 sit-in en 2005, 5 000
actions collectives en 2008 et 17 000 en 2012. Si la
moitié de ces actions se situent dans les grandes
villes, tous les autres niveaux du territoire national
sont concernés (32 % dans les petites villes et villes
moyennes et 18 % en milieu rural). La protestation
sociale s’exprime tous les jours à travers des sit-in,
marches, pétitions, mettant en lumière les exclus du
développement, les mouvements féministes,
altermondialistes, islamistes, amazigh… Depuis l’an
2000 l’Etat a bien marqué sa présence par une
poussée réformiste (code du travail, code de la
famille, instance Équité et réconciliation, lois
protégeant les droits humains, programmes de lutte
contre la pauvreté…) avec de profonds effets sur le
système partisan et l’administration,
Myriam Catusse (2010, repère trois tendances
façonnant les contours de l’action publique et des
mobilisations collectives: les recettes du
néolibéralisme (gouvernance, privatisation…) ;
l’usage des faux-semblants de la technocratisation
des institutions ; l’émergence enfin d’un espace
protestataire qui impose une transformation des
modalités de changement. Ces tendances rendent
perceptibles la mutation même du l’état qu’on ne peut
plus simplement qualifier d’« autoritaire » ou « en
transition démocratique » pour décrire une action
« par le haut » : pour rendre compte de la complexité
des processus d’interaction entre l’État et cet espace
protestataire, il convient de le déconstruire,
d’analyser quelques situations et leur dynamique, afin
de mettre en lumière les interstices et marges de
manœuvre conférées aux différents acteurs urbains.
Les contributions réunies traitent d’un des aspects de
la protestation sociale dans les villes du Maghreb,
celui des mobilisations collectives autour du
logement. Au Maroc, la base de données réalisée par
Abderrahmane Rachik (2014,) sur les motifs des
revendications sociales entre 2010 et 2013 montre
certainement l’importance du travail et de l’emploi
(43 % des cas, 30 % des jeunes sont au chômage),
mais elle permet aussi de mettre en exergue la place
du logement dans ces revendications.
Or, les politiques publiques dans ce domaine ont
fluctué (Iraki et Le Tellier, 2009) surtout après les
attentats de 2003 et la mise en place du programme
« Villes sans bidonvilles ». L’action publique
s’orientant vers le relogement des bidonvillois (avec
l’aide des promoteurs privés) a entraîné avec elle son
lot de laissés pour compte. Aussi, ce dossier met la
focale sur la mobilisation sociale et sur les répertoires
d’action dans des contextes particuliers de
marginalité urbaine (population bidonvilloise, de
l’habitat non réglementaire, des médinas).
L’action collective reste bien marquée, ici, par la
tentative de ces populations de constituer un collectif
(vivant les mêmes conditions sociales et urbaines)
afin d’atteindre un objectif supposé commun
(l’amélioration de ces conditions par l’équipement, le
relogement…). Pour ces populations, les visées de
l’action collective portent en première analyse sur des
objectifs concrets. La mobilisation est étudiée à
travers deux prismes : celui de la mobilisation interne
des ressources du groupe (nature de l’organisation
sociale, capacité d’organisation, capital symbolique,
mass media…) et celui de l’environnement politique
externe qui conditionne l’action. Ce dernier concerne
aussi bien la nature du régime politique et le mode de
régulation politique de ces espaces que l’action
collective menée par d’autres collectifs (qui peuvent
articuler l’action à des objectifs plus larges, lui donner
un effet de levier, se l’approprier…). Sans doute faut-
il insister sur « les mobilisations sous la contrainte »
comme le fait Fréderic Vairel (2014) dans son étude
sur les pratiques protestataires et parcours militants
(autolimitation des acteurs, ajustement et évitement
de la confrontation directe avec le régime), mais force
est de constater aussi un changement de situation
objective des contraintes structurelles depuis la fin
des années 1990.
Plusieurs périodisations (A. Abouhani, 2014, M.
Tozy 1999, A. Rachik, 2014) peuvent être proposées
pour rendre compte de l’évolution du contexte
politique dans lequel se passent les mobilisations
collectives. Mais toutes mettent en avant le contexte
politique autoritaire (de 1960 à 1990) marqué par
l’aversion du pouvoir à l’égard de la foule et la
répression, faisant de l’émeute la seule forme
d’expression d’une violence légitime à disposition
des populations hors des cadres organisés (partis,
syndicats), même si des appels à la grève générale en
sont souvent les déclencheurs (A. Abouhani, 2014).
Cette place de l’émeute au Maghreb (Didier Le Saout
et Marguerite Rollinde, 1999) et dans le monde arabe
et musulman (B. Badie, 1987) relèverait d’une
absence d’alternative entre soumission et révolte,
entre un pouvoir autoritaire tout-puissant occupant
aussi le champ religieux et une population urbaine qui
lui serait externe, pouvant vivre en communauté mais
incapable de s’affirmer par un pouvoir urbain. Sans
revenir sur les nombreux auteurs6 ayant contesté
cette approche, nous retiendrons quelques
caractéristiques de l’émeute relevés par A. Rachik :
une réaction spontanée, formée en grande partie par
des jeunes ayant entre 12 et 25 ans ; l’absence
d’institutions relais du mécontentement social et un
déclenchement dans un climat tendu. Ces différents
éléments présupposent encore, malheureusement une
incapacité du champ politique à intégrer des acteurs
qui s’opposeraient à lui. Or, comme a pu le montrer
Wafae Belarbi pour Lahraouiynes (quartier d’habitat
non réglementaire) dans le grand Casablanca,
l’émeute n’est peut-être rien d’autre que le
prolongement de la protestation par d’autres moyens.
Si une des caractéristiques de l’émeute devait être sa
spontanéité et son caractère non organisé par une
quelconque force sociale ou politique instituée, il
n’est pas dit que le recours à la violence ne peut pas
être « organisé » de manière informelle comme nous
avons pu le voir à travers les bandiers et les cibles
visées par les émeutiers de Lahraouiynes (le siège de
la commune). Ce cas montre le pouvoir
d’affrontement dont la population se dote pour arriver
à construire son logement (en y mêlant la ruse). Alors,
nous pourrons dire avec Olivier Fillieule combien
reste mouvante la frontière entre (l’organisé et le
spontané), entre émeute et mobilisation sociale et les
ranger toutes dans les pratiques protestataires. À
Lahraouiynes, partant d’un sentiment d’injustice
sociale causé par une différence de traitement des
populations de la part de l’autorité, les habitants ont
eu recours à la force pour contester cette injustice et in
fine, construire leur logement.
Il s’agit, en fait, d’une rupture des légitimités dans un
système clientéliste (entre élus, agents d’autorité et
population). Al fawda, terme utilisé par les
populations elles-mêmes, signifie aussi bien le refus
d’un comportement illégitime que le désir d’une
régulation interne qui leur serait propre.
Au-delà du débat sur la capacité de ces populations à
faire émerger des canaux verticaux d’intermédiation,
et du débat proprement militant sur la nécessité ou
non de leur formalisation dans des structures
associatives, force est de constater que les
populations de Lahraouiynes ont pu, depuis 1996,
« négocier la régularisation de leur quartier » (Iraki,
2009) sans que cela passe par une quelconque
association de quartier. Elles usent, depuis, des
mêmes répertoires d’actions non violentes (sit-in,
marche…) que nous voyons à travers tout le pays. Il
s’agit d’une forme de participation politique du
citadin ordinaire et de l’ouverture d’un champ
politique local qui, sans être nécessairement
démocratique, a ses propres modalités de
fonctionnement : entre clientélisme, protection,
contestation .
Il apparaît davantage régulé au niveau local c’esr a
dire le conflit urbain , mais il demeure sous contrôle
national. Depuis le milieu des années 90 en effet, la
pratique du sit-in, mobilisant quelques dizaines de
personnes, s’est largement dispensée d’autorisation
administrative (Rachik, 2014). Si la pratique est
largement reconnue de tous, elle reste à la merci d’un
recours à la loi qui peut, à tout moment, ouvrir la voie
à la répression.
Ainsi, les milieux bidonvillois n’ont pas échappé à
cette évolution et nous pouvons y recenser avec
Habiba Essahel l’émergence de ces nouveaux
répertoires d’action (pétition, sit-in, marche vers la
préfecture..) qui s’articulent à d’autres formes alliant
la ruse (De Certeau, 1990) : la mise en avant des
femmes et des enfants, les résistances passives, les
mise en scène cherchant à susciter des émotions.
Toutefois, le fait nouveau des années 2000, reste
certainement le recours au droit et la revendication
d’une reconnaissance du statut d’urbain, les modes
d’action des populations des bidonvilles rejoignant en
cela celles du secteur de l’habitat non réglementaire.
Le caractère illégal de leur situation foncière (squat
du privé ou du domaine public de l’État) n’a plus le
même poids politique et ne présente pas les mêmes
risques (la menace permanente du déguerpissement)
dès lors que l’État (par la parole du roi) a promis des
« villes sans bidonvilles ». Les populations
bidonvilloises ont compris tout l’intérêt qu’il peut y
avoir à revendiquer cette reconnaissance. Le recours
au droit leur permet alors de cristalliser des objectifs
partagés et d’unifier le groupe. Cette nouvelle
tendance de la mobilisation, articulée à l’action
publique, a aussi modifié fortement les cadres
d’organisation de la mobilisation. En effet, si les
chercheurs ont souvent relié l’absence d’association
dans les bidonvilles au Maroc, aux faibles
compétences de leurs populations, à l’omniprésence
du clientélisme (protection) et à une intermédiation
réalisée par des leaders traditionnels par le biais de
structures informelles (jmaa), le recours à de
nouveaux répertoires d’action (pétitions, recours au
droit, formulation de la demande) a imposé aussi de
nouvelles formes d’organisations, notamment celle
de l’association de quartier. Mais, ces formes, qui
mettent bien en lumière des compétences jusque-là
ignorées, notamment celles de jeunes célibataires,
souvent diplômés et au chômage et exclus des listes
de bénéficiaires des programmes de relogement, ne
font que s’articuler, sinon s’opposer aux anciennes.
Nous assistons à l’émergence, en bidonville, de
leaders associatifs qui parviennent à transformer les
enjeux locaux en intégrant leurs propres intérêts. Cela
rappelle fortement les cas décrits par Mohamed
Benidir (2010) en milieu rural. Tant que le milieu
bidonvillois se mobilise autour d’objectifs collectifs
(demande de branchement à l’électricité, dallage des
rues, droit à l’école…), le groupe reste soudé. Mais
dès qu’il s’agit de la demande d’un bien particulier
(un logement par famille, par baraque…), les intérêts
divergent et les mobilisations se font plus
catégorielles (les familles élargies, les jeunes couples
exclus…). Ainsi, pouvons-nous constater sur le
terrain, combien les mobilisations des bidonvillois
restent sporadiques et résistent mal à la gestion
politique des opérateurs publiques et des agents
d’autorités chargés du relogement (offre différenciée
par catégorie, relogement par vagues successives,
isolement des récalcitrants jusqu’à leur éviction par la
force). Toutefois, il faut aussi relever des
mobilisations de bidonvillois qui perdurent. Elles
concernent souvent un collectif 10 ayant un objectif
commun (la défense d’un patrimoine foncier sur
lequel ils ont un droit). Le collectif ayant une
mémoire et une identité collective fait corps. Chaque
individu en son sein a dans ce cas conscience que sa
force réside dans la défense d’un patrimoine
commun. La question de la mobilisation collective
dans le temps reste bien fonction du collectif, de sa
visée et de ses objectifs. Elle est liée à la
concomitance d’autres événements, susceptibles
d’apparaître dispersés mis aussi à l’implication
d’autres collectifs (D. Cefai, 2007).

La mobilisation à l’épreuve de ses relais externes


Le secteur du logement social a connu l’intervention
d’acteurs externes dans la mobilisation des
populations. On peut citer à ce titre l’Association
marocaine des Droits de l’Homme qui relaie une
nouvelle stratégie du parti radical Annahj
Eddimocrati (issu du parti marxiste-léniniste
clandestin Illal Amam des années 1970) visant
l’encadrement et la mobilisation autour du droit au
logement. Cette association, et d’autres (telle Attac
Maroc ou le mouvement droit au logement DAL
Paris) ont constitué un vecteur essentiel dans la
montée des revendications du droit au logement dès
les années 1990. Les familles bidonvilloises
s’adressent directement à elles, et des commissions
sont formées comme à Casablanca . De nouveaux
acteurs se sont bel et bien imposés sur la scène des
mobilisations autour du logement. Ils rappellent les
intermédiaires en politique (Olivier Nay et Andy
Smith, 2002), ces « courtiers en développement » des
villages africains (T. Bierschenk, J.-P. Chauveau et
J.-P. Olivier de Sardan, 2000).
Leur logique propre vient s’articuler à celle des
mobilisations locales. Comme le note M. Benidir,
(2010) « leurs opérations de cadrage de la
mobilisation cherchent à conforter la légitimité de
leur cause ». Leur intervention interpelle, alors, sur
« les divergences d’interprétation de ce que sont « le
bien public » et « l’intérêt collectif local » et sur qui
en sont les garants légitimes » (M. Benidir, 2010,). Le
cas présenté par Hicham Mouloudi l’illustre
parfaitement. À partir de son expertise juridique,
l’Instance nationale de protection des biens publics au
Maroc (INPBPM) a fini par s’approprier tout le
processus de mobilisation contre les faibles
indemnisations des propriétés frappées par les
expropriations pour cause d’utilité publique dans
l’aménagement de la vallée du Bouregreg à Rabat-
Salé : organisation des campagnes de sensibilisation,
des sit-in des associations de quartiers lésés par
l’Agence d’aménagement de la Vallée du Bou Regreg
(AAVB), création d’un Comité de coordination pour
contester les montants des dédommagements
proposés... Elle a fini par dénoncer une situation
juridique exceptionnelle au Maroc, celle de l’AAVB,
dont l’association recommandait la suppression,
l’annulation de toutes les décisions et l’attribution de
ses prérogatives aux ministères qui en ont la
compétence et aux conseils élus (municipalités). Une
position extrême qui entendait bien conforter la
légitimité de sa cause (la défense du bien public),
mais qui a abouti à une impasse pour les associations
des quartiers lésées dans leurs négociations avec
l’AAVB.
Enfin, une fois en situation et suivant les enjeux
urbains concernés, les ressources mobilisées par le
collectif pour organiser la mobilisation et assurer la
négociation sont essentielles. Le cas de l’Association
Espace des Oudayas décrit par Hicham Mouloudi
montre ces compétences (lettre de protestation,
communiqué de presse, signature d’une pétition et
appel à un sit-in). La mobilisation encadrée par des
classes moyennes ou intermédiaires, disposant d’un
assez fort capital culturel, social et économique
pouvait faire valoir des atouts utiles dans les
négociations qui ont suivi.
Il nous faut placer les mobilisations collectives dans
leur contexte territorial. Ce contexte concerne, certes,
un collectif, une mémoire collective, une population
ayant des compétences et ressources de mobilisation
données, mais il touche aussi à la symbolique du
territoire concerné. Car, dans sa régulation territoriale
(Iraki, 2014), le pouvoir central a aussi une mémoire
des lieux (formée de couches successives de conflits,
d’attaches et de révoltes du territoire concerné).
Ainsi, le poids symbolique d’un territoire tel que celui
de Lahraouiynes porte « dans ses gênes » la révolte
de 1996 et par ce fait, sa régulation par les autorités
centrales diffère d’autres quartiers d’habitat non
réglementaire (ou d’une petite médina comme celle
des Oudayas). Mais, comme nous l’avons vu, les
mobilisations continuent, les populations usant de
tous les répertoires d’action. Cette assertion est
d’autant plus valable lorsqu’il s’agit de terroirs
contestataires périphériques (M. Catusse, 2011) tels
que ceux des Aït ba Amrane à Sidi Ifni (K. Bennafla,
2011) (V. Veguilla, 2009).
Ce discours sur la symbolique et la mémoire du
territoire (voir aussi Le Berre, 1992) nous renvoie à
l’apport de Jacques Berque à ce questionnement sur
l’être de et dans la ville au Maghreb. Constatons que
son texte très connu, « Médinas, villeneuves et
bidonvilles » (1958), qui institue une conception
scientifique et donne sens à la tripartition structurelle
de la ville maghrébine de l’après-guerre, a pour un
long moment orienté les études urbaines sur l’Afrique
du Nord. Or, tout en tenant compte de l’inertie de ces
héritages, les villes du Maghreb (si tant est que cette
catégorisation ait une validité heuristique), ne
peuvent plus être lues de la sorte. Il conviendrait
plutôt de les saisir comme des agrégats en
mouvement, contradictoires et fragmentés. Comme le
souligne Pierre Signoles dans l’introduction du
numéro des Cahiers d’Emam consacré à « Urbanité et
citadinité dans les grandes villes du Maghreb »
(2009,« les habitants de ces villes, les « urbains
ordinaires », qu’ils se réfèrent ou non à des modèles
de citadinité, continuent de fabriquer la ville (…), et
ce dans toutes ses dimensions – spatiales, culturelle,
symbolique ». Sans entrer dans le débat savant entre
urbanité(s) et citadinité(s) (Signoles, Lussault, 1996 ;
Berry, 2009), convenons avec Michel Lussault que la
citadinité, conçue comme rapport d’un acteur social
(ou d’un groupe) au monde urbain, est elle-même
médiatisée par un système de signes, au sens large :
mots, discours, icônes, attitudes, usages particuliers
de l’espace, etc... Autant de pistes, autant de
sollicitations qui nourrissent de manière
consubstantielle les urbanités qui travaillent les villes
et les métropoles du Maghreb.
À bien regarder, la plupart de ces thèmes ne sont pas
complètement nouveaux en ce qui concerne les études
urbaines sur les pays de l’Afrique du Nord. À titre
d’exemple, rappelons les pistes ouvertes il y a déjà 25
ans, en 1989, dans les pages du n° 123 de Monde
arabe Maghreb-Machrek, qui reprenant les débats
d’un colloque tenu à l’Institut du Monde Arabe de
Paris, abordait dans une posture pluridisciplinaire le
thème « espace et société du monde arabe ». Bien que
ni la ville ni les urbanités n’aient constitué le cœur du
dossier, force est de constater que nous trouvons là
réunis : espace publics, question des langages,
pratiques des lieux, logiques des liens, espaces et
limites… Puis, quelques années plus tard, la même
revue (Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 143,
1994) avec un numéro spécial intitulé « Monde arabe.
Villes, pouvoirs et sociétés », abordait explicitement
l’univers urbain. Si les urbanités n’étaient pas
convoquées dans la définition du débat, elles étaient
présentes dans le questionnement, ne serait-ce que
dans la question formulée par Mohamed Naciri
« succès de la ville, crise de l’urbanité » dans une
précédente livraison d’Espace et Société (n° 65,
1991) qu’il avait coordonnée, ménageant une place
importante à l’analyse du Maghreb dans une vision
comparative.
Dans son article de 1958, Jacques Berque faisait un
usage relativement pionner du concept de citadinité,
au moins dans son application à l’étude des villes du
Maghreb. Si le terme restait pour lui très normatif,
faisant presque de la citadinité un paradigme figé18,
il faut surtout saluer son recours à la puissance du
symbolique et de la sémiotique. C’est par les signes
qu’il faut passer pour observer et interpréter les
dynamiques territoriales et urbaines à l’œuvre. Ce
souci se retrouve dans le chapitre central du Maghreb
entre deux guerres (1962), intitulé : « Conflit de la
chose et signe », et dans la belle formule : « aventure
de la sémantique coloniale ». Ce détour par le passé
colonial n’est pas anodin. Considérons que deux des
trois textes qui abordent le thème des cultures
urbaines de ce dossier s’inscrivent de plain-pied dans
une approche historique : ils traitent plus
particulièrement du rôle sociétal du cinéma à Tunis et
des territoires de l’alcool dans cette même ville et à
Casablanca sous le protectorat français
(respectivement sous la plume de Morgan Corriou et
de Nassin Znaien). L’autre contribution analyse quant
à elle, dans une approche qui mobilise la linguistique
structuraliste et la sémiologie, « L’espace urbain
algérois à l’épreuve de ses graffiti ». Celui-ci est saisi
comme une « pratique langagière » permettant de
montrer d’après l’auteur, Karim Ouaras, que « les
murs d’Alger disent tout haut ce que la société pense
tout bas ».
C’est dans l’espace public, formule désormais rentrée
dans le langage courant, qui s’expriment et prennent
forme de manière privilégiée les pratiques et les
manières d’être en ville que nous appelons les
urbanités. Sans vouloir refaire l’historique de cette
locution, retenons simplement que l’espace public est
polysémique et polymorphe : que l’on s’inscrive dans
une perspective purement urbanistique ou
géographique, ou dans des considérations propres à
l’interactionnisme ou à la politologie, celui-ci renvoie
à un espace différencié de communication (au sens
premier de mettre en commun) d’opinions, de
valeurs, de pratiques et d’actions négociées ; et ce
malgré la diversité des registres (urbains, sociaux,
politiques, identitaires, de loisirs, etc.), et des formes
situées et contextualisées des supports d’espaces
qu’ils empruntent (rues, places, jardins, cafés, salons,
centres commerciaux…) (Cattedra et Catusse, 1998 ;
Cattedra, 2002). Plus récemment, cette notion
d’espaces publics a pu s’étendre aux espaces virtuels
du web, aux NTIC , aux forums des réseaux sociaux,
notamment par rapport au rôle qu’ils ont pu jouer
dans les printemps arabes, en Tunisie, en Égypte ou
au Maroc (Najar, 2012).
Mais on pourrait tout aussi aisément y ajouter les
espaces des transports en commun, comme ceux des
nouveaux tramway de Rabat-Salé, de Casablanca,
d’Alger ou d’Oran, qui viennent depuis peu d’être mis
en service, où se retrouvent pour la première fois,
destinés à se côtoyer et contraint à apprendre de la
sorte à le faire, des « pratiquants » ordinaires de la
ville appartenant à des classes sociales différentes :
des usagers de l’urbain qui n’avaient pas jusqu’à
présent l’occasion de se retrouver dans le même
espace, ni sous le regard des autres. C’est ainsi que
Michèle Jolé (1999-2000, p. 209) a pu décrire le
centre de Rabat (avant la réalisation du tramway, et
avant que les revendications des mouvements du
« printemps arabe » n’émergent au Maroc) : « Le
centre est de plus en plus populaire. Jeunes, moins
jeunes, hommes, femmes, en djellabas, en foulard, en
habit banalement moderne le fréquentent ; mais ce
n’est pas là que se trouve l’élite, la bourgeoisie, les
intellectuels. Le centre est masse. (…) Les « gens
bien » sont saturés du dysfonctionnement de la ville,
saleté, trottoirs défoncés, non entretenus, circulation
intense et anarchique, nous dit-on. (…). Comme
souvent la ville riche s’éloigne vers l’Ouest, c’est là
que se construisent de nouvelles ‘urbanités’ »19. Les
« classes aisées » ‒ d’après un interlocuteur avisé
interviewé par M. Jolé ‒ « ont déserté les centres de
nos villes où il ne fait plus bon se promener, flâner et
encore moins faire du shopping. Ce sont les couches
populaires qui dans la ville d’aujourd’hui
s’approprient l’espace public, se sentent valorisées
par lui ». Resterait à évaluer si le tramway – pour
n’évoquer que lui – a pu influencer ou modifier ces
pratiques et ces représentations.
À Tunis, la réappropriation du centre-ville après la
2011, a ouvert la voie à une configuration
polymorphe d’expression – de la liberté de parole à la
revendication, de la « liberté » de porter le voile à la
contestation politique, de la pratique de la poésie dans
les cafés à la mobilisation dans les places, des modes
d’expression de soi et de la société qui étaient
censurées par l’autoritarisme du régime. Toutes ces
formes d’expression se posent en rupture avec la
géographie sociale, politique et culturelle de la ville.
« C’est ainsi que dans les espaces apparemment
neutres des places urbaines a pris corps une nouvelle
configuration de l’action politique et civique, de la
production de discours et des pratiques de
mobilisation, ce qui fut impossible durant de
nombreuses décennies dans ces contextes
spécifiques. Cette reconfiguration sociale et spatiale,
en partant d’un évènement exceptionnel tel qu’une
révolution, souligne les capacités d’une réinvention
continue de l’espace public » (Ibid. « Projet »).
Le rythme des dynamiques urbaines [et qui fait de la
ville] se présente dans un espace de communication
où la norme et la transgression se font face », (K.
Ouaras), les espaces publics peuvent prendre la forme
des murs urbains, qui se métamorphosent en espaces
emblématiques d’expression culturelle au sens large,
au travers des messages à caractère politique,
identitaire, revendicatif etc., qui y sont marqués et
véhiculés par les graffiti.
Espaces publics, ou mieux « espaces du public »,
c’est ainsi qu’on peut désigner les salles de cinéma
étudiées par Morgan Corriou, lorsqu’elle pose la
question de savoir « Quels publics fréquentent cette
salle ? », ou bien « Quelles salles fréquente ce
public ? » dans le contexte de « distinction » (et non
de ségrégation, du moins en apparence) entre salles
« européennes » et salles « indigènes », qui
caractérise la ville de Tunis sous le protectorat
français. Ces salles de cinéma, « marqueurs
déterminants d’une identité citadine », suivent de près
dans la ville nouvelle de Tunis les lieux où sont
concentrés les grands cafés, les brasseries, les
théâtres, et souvent « donnent à leur tour naissance à
des bars et restaurant qui prennent leur nom et sont
parfois gérés par l’exploitant ». Ce souvenir est
encore vivace, et nous avons pu recueillir un
témoignage plus récent de l’architecte-urbaniste Jellal
Abdeljafi : retraçant l’histoire des espaces publics de
l’actuelle Avenue Habib Bourguiba, qui s’appelait
Jules Ferry sous le protectorat, il y évoque la
fréquentation d’une de ces salles au nom glorieux,
cette époque où « la foule » de Tunis allait au cinéma
« Colisée » et se rendait ensuite au Café de la Rotonde
(http://webdoc.unica.it/fr/index.html#to-bourguiba).
C’est encore d’autres « espèces d’espaces » public
(pour reprendre une formule de George Perec, 1974),
que certains lieux et territoires de la consommation de
l’alcool, comme ceux analysés par Nessim Znaien
dans sa comparaison entre Tunis et Casablanca sous
le protectorat. Une exploration qui montre les
décalages entre les rationalités normatives et les
pratiques territorialisées de cet usage, pris entre le
« loisir » et la débauche. Là encore le témoignage
récent d’un jeune étudiant et activiste culturel
tunisois, Mohamed Refai, sur la pratique (sociale, de
genre, politique et de loisir) des cafés et des bars du
centre-ville de Tunis au cours des dernières années,
avant et après la révolution (http://webdoc.unica.it/fr/
index.html#to-bourguiba : « La carte de cafés »),
permet en quelque sorte de mettre en perspective
actuelle l’étude présentée dans ce dossier.
Les urbanités comme style de vie. Voici un autre
cadre de référence classique de la réflexion sur les
cultures urbaines suggéré de manière transversale
dans ce dossier. Une référence qui s’inscrit dans la
voie ouverte par Louis Wirth, de l’école de sociologie
urbaine de Chicago, notamment dans son célèbre
texte « Urbanism as a Way of Live » (1938). Traduit
en français sous la formule « le phénomène urbain
comme mode de vie », l’approche de Wirth nous
semble correspondre plutôt à une certaine idée de
l’urbanité, notamment quand l’auteur insiste sur
« l’hétérogénéité » sociale de la ville, saisie à travers
la reconnaissance de la « mosaïque des mondes
sociaux » qui y coexistent. Bien que cette vision
culturaliste ait soulevé les critiques des courants de la
géographie dite néo-marxiste (comme ceux
représentés par Manuel Castells ou David Harvey),
elle reste fondamentale. Mais à bien regarder, on peut
remonter beaucoup plus loin dans le temps, à l’aube
même de la naissance de la sociologie. C’est-à-dire –
et ce n’est pas anodin – au Maghreb chez Ibn
Khaldoun, et retrouver des éléments qui mettent en
exergue le « style de vie urbain » (décliné au
singulier). Ibn Kaldoun pense en ce sens que « la
culture sédentaire », la culture urbaine, c’est le savoir
vivre dans le luxe et cultiver tous les raffinements qui
l’accompagnent. Donc, s’adonner aux activités qui
confèrent une touche d’élégance à la préparation de la
cuisine, aux manières de s’habiller, à ce que l’on
appellerait aujourd’hui le « design d’intérieur ». En
un mot, toute une déclinaison d’art de vivre que la
rude vie des bédouins ne connaît pas23. Ainsi, à
l’instar d’une allusion subliminale à Ibn Khaldoun,
« la sédentarisation du spectacle » du cinéma à Tunis
sous le protectorat, dont nous parle Morgan Corriou,
peut être saisie comme une forme de « loisir liée au
nouveau mode de vie citadin, (qui) reste d’ailleurs
contesté par les plus conservateurs ». Le cinéma
fonctionne alors comme mode d’acculturation à la
ville pour les nouveaux arrivants, « encourageant la
circulation dans une société cloisonnée » ; le prisme
du cinéma montre d’ailleurs, par son installation dans
la médina, un dynamisme culturel de cet espace dans
l’entre-deux guerres qui a peu été étudié. Ainsi à cette
même époque, la consommation d’alcool, dans des
grandes villes comme Casablanca ou Tunis, semble
traduire toute une série de stratégies de la part des
consommateurs (musulmans) qui doivent mettre en
œuvre leurs propres compétences urbaines plus ou
moins « occidentalisées » : « savoir choisir sa
manière de boire », « savoir choisir avec qui l’on
boit », « savoir choisir le moment pour boire » et
choisir sa propre boisson alcoolisée… La
consommation d’alcool, interdite dans l’Islam, se
situant, dans la pratique, à la lisière du loisir et de la
débauche, du plaisir et de la réprobation, de la norme
et de sa dérogation.

Imaginaires urbains et urbanités en image


Les imaginaires nourrissent les urbanités et leurs
pratiques, qui, de façon réciproque, contribuent à les
alimenter. Mais les urbanités (et les imaginaires qui y
sont sous-jacents) trouvent aussi des manières pour
s’afficher en images. On l’a évoqué sans le dire : le
cinéma est une icône de la ville (à Tunis comme
ailleurs), tandis que la ville – ne l’oublions pas – est
mise en image dans le cinéma. Ainsi les graffiti
offrent une piste signalétique pour appréhender les
dynamique des urbanités : d’après Ouaras, « les murs
d’Alger regorgent de graffiti, de messages et de
discours en différentes langues et en différents
signes », arabe fus’ha, arabe algérien, tamazigh,
français, anglais, pouvant tout autant mélanger
langues et caractère des alphabets (latin, arabe et
tifinagh). L’auteur ajoute que « les graffiti
témoignent de l’imaginaire collectif algérien dans la
mesure où ils rendent compte de la diversité de la
composante sociétale et de la crise
pluridimensionnelle qui caractérise le quotidien
algérien ».
Pour saisir cet imaginaire à l’œuvre il suffit peut-être
et tout simplement encore, de s’attarder sur le seuil
d’un atelier de la médina de Fès, comme nous le
suggérait il y a 25 ans Mohammed Tozy (1990), pour
retrouver, entre « Orient et Occident », affichées sur
les mur, un palimpseste d’images hétéroclites, qui
sont le produit de l’imaginaire politique (et culturel
bien sûr) que trois générations de babouchiers ont
réussi à mettre ensemble : les visages de Lyautey,
Mohammed V, Hassan II, Hassan al Banna, Nasser,
Hitler, Arafat, Bruce Lee et Oum Kalthoum, avec, à
côté de la nouvelle carte du Maroc (comprenant le
Sahara occidental), les vues de Fès, de la Palestine, de
l’Espagne andalouse et de La Mecque…
On conviendra, à la suite de Dominique Malaqué
(2006),», que « les villes forment plusieurs réalités à
la fois : elles sont ce qu’elles sont, ce qu’elles seront
ou pourraient être, ce qu’on a vu ou verra en elles ;
elles sont les distances et le temps qui les séparent et
les expériences, multiples, de ceux qui se lancent sur
les routes pour les rallier ». Alors, il conviendrait
peut-être de transmuter l’idée de « l’urbanité comme
mode de vie », en « urbanité comme mode de
mouvement » (Ossman, 1994). L’étude des cultures
urbaines et plus généralement des urbanités au
Maghreb à travers les textes réunis dans ce dossier
nous invite aussi à décloisonner la rigidité des
approches disciplinaires et de rendre plus fluides et
trans-scalaires les cadres spatiaux de référence, pour
nous aventurer sur des pistes qui ne sont pas encore
trop balisées. Et donc, envisager les univers qui
s’ouvrent en observant comment ces habitants
établissent des ancrages aux espaces identitaires du
local – le quartier et la ville/métropole – tout autant
qu’ils peuvent faire référence à une dimension
constitutive de la globalisation, qui leur permet, ou les
oblige, à mettre en œuvre des capacités de
négociation et de créativité de leur être en ville. Celui-
ci dépasse l’échelle du local pour renvoyer à la
dimension nationale et transnationale.

Vous aimerez peut-être aussi