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Laurent BERGER

Institut de Sociologie
Université des Sciences et Technologies de Lille

Les nouvelles ethnologies


Enjeux et perspectives

Ouvrage publié sous la direction de François de Singly

ARMAND COLIN
2004
SOMMAIRE
INTRODUCTION

PARTIE 1 : LA SPECIFICITE DE L'ETHNOLOGIE EN QUESTIONS

Chapitre 1. Une persistance des traditions nationales ?

Chapitre 2. Un renouvellement des domaines thématiques ?

2.1- Une mise en perspective des activités politiques, religieuses, et


économiques
2.2- La démultiplication des centres d'intérêt
2.3- Les limites d'une approche domaniale thématique spécialisée

Chapitre 3. Une transmutation des unités d’analyse ?

3.1- La reformulation des totalités classiques (culture, aire culturelle, société,


ethnie)
3.2- L'imbrication du local au global
3.3- Vers une opposition Macro-anthropology vs Global anthropology

Chapitre 4. Vers une logique transdisciplinaire ?

4.1- Individualisme, holisme et constructivisme méthodologique


4.2- La modélisation thématique des totalités

PARTIE 2 : UNE PROBLEMATIQUE GENERALE DE LA RATIONALITE


DANS UN DISPOSITIF D'ENQUETE SINGULIER

Chapitre 5. L'intelligibilité des activités "exotiques"

5.1- La résolution d'énigmes contextuelles


5.2- La diversité des échelles comparatives de généralisation
5.3- La spécificité des événements et des phénomènes recherchés

Chapitre 6. L'enquête ethnographique de terrain

6.1- L'observation participante


6.2- La conduite d'entretiens thématiques
6.3- Les procédés de recension
6.4- La collecte d'objets et de sources écrites/iconographiques

Chapitre 7. Réflexivités méthodologiques du dispositif d'enquête

7.1- Le problème de modélisation des techniques d'enquêtes


7.2- Le problème de traduction et de formulation des données
7.3- Le problème de délimitation de l'unité de temps, de lieu et de population

CONCLUSION, BIBLIOGRAPHIE, INDEX

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INTRODUCTION

Le fait est que les trois grands clivages du XIXe siècle dans les sciences humaines et sociales
(passé / présent ; civilisés / primitifs ; Etat / Marché / société civile), sont tous trois totalement
indéfendables en tant que repères intellectuels aujourd'hui. Il n'y a aucun énoncé notable que
l'on puisse soutenir dans les soi-disant champs de la sociologie, de l'économie, ou des sciences
politiques, qui ne soient pas historiques, et il n'y a aucune analyse historique sensible que l'on
ne puisse entreprendre sans faire usage des généralisations ayant cours dans les autres
sciences humaines et sociales. Pourquoi continuer alors à prétendre que nous sommes engagés
dans différentes tâches ?
Immanuel Wallerstein

Offrir un panorama introductif à l'ensemble des travaux ethnologiques américains et


européens des vingt-cinq dernières années, identifiés traditionnellement sous l'appellation
anglo-saxonne de "Social and Cultural Anthropology", peut sembler a priori une gageure
ambitieuse et une entreprise périlleuse si l'on en juge, à l'encontre d'une telle démarche, des
trois obstacles se présentant spontanément à l'esprit :
- on peut relever tout d'abord l'inflation sans précédent de par le monde, durant cette
période, du nombre de départements universitaires (près de 350 aux Etats-Unis), d'étudiants,
d'équipes de recherches, de revues, de travaux publiés, d'ouvrages édités, et de sujets abordés
se revendiquant de l'ethnologie ;
- on peut émettre ensuite de sérieux doutes, en écho à cette citation choisie, mais aussi
en prolongement du cri d'alarme lancé déjà en 1980 dans le New York Times par Eric Wolf,
face au morcellement et à l'éclatement de l'ethnologie en sous-domaines spécialisés s'ignorant
mutuellement les uns les autres (que cette spécialisation soit effective au niveau régional par
aires culturelles, ou au niveau thématique par focalisation sur des types particuliers
d'activités), sur la validité contemporaine d'une telle présentation unifiée, et d'un tel
découpage des sciences humaines et sociales en disciplines exclusives les unes des autres ;
- on peut enfin s'interroger sur l'arbitraire et la pertinence à la fois de la périodisation
invoquée (fin des années 1970 jusqu'à nos jours), et de la sélection des auteurs et travaux de
recherches proposée, parmi la masse et la diversité des études ethnographiques ayant été
depuis menées.
Cet ouvrage se propose néanmoins de surmonter et de résoudre ces trois difficultés en
invitant le lecteur à parcourir certaines des tendances et des perspectives ayant renouvelé
l'ethnologie/anthropology durant cette période. De là procèdent à la fois sa volonté de
synthèse, et ses efforts pour cerner la spécificité contemporaine de l'ethnologie et la
particularité de sa "tâche", en tant qu'activité de connaissance parmi les sciences humaines et
sociales. Cependant, encore une fois, la quantité de travaux ethnologiques publiés depuis
bientôt trente ans à travers le monde est telle qu'il serait illusoire de prétendre ici couvrir
l'ensemble de ces recherches. Aussi, le pari de cet ouvrage est de proposer un mode de
présentation de l'ethnologie qui fasse honneur à la profusion des thèmes abordés et à la
divergence parfois extrême des analyses et des investigations entreprises, tout en fournissant
des clefs de lecture et d'orientation adéquats à la saisie des options théoriques et
méthodologiques essentielles à la menée et à l'aboutissement de ces recherches. Pour cela, cet
ouvrage défend à la fois l'unité de la discipline, et la spécificité de ses apports en tant que telle
au discours anthropologique. Ce discours anthropologique peut être conçu comme l'ensemble
des différents savoirs procédant par enquête (sociologie, histoire, ethnologie…), et
s'intéressant aux multiples formes d'activités sociales menées par les hommes et les femmes
de par le monde. Par conséquent, le mode de présentation ici choisi, s'appuiera sur trois idées
principales :

3
- la première est que les différentes disciplines institutionnelles constituant le discours
anthropologique ne se différencient fondamentalement, ni selon le type d'activité sociale
qu'elles étudient, ni selon la particularité des gens auxquelles elles s'intéressent, ni enfin selon
les lieux et les périodes auxquelles elles se réfèrent1.
- la deuxième est que ces différentes disciplines constitutives se trouvent toutes réunies
autour d'un même problème fondamental, dont le mode de résolution est à l'origine de ce qui
les institue en tant que savoirs : ce problème est de rendre intelligible les activités sociales, et
de rendre compte des raisons et/ou des causes, pour lesquelles un type d'activité ou un
ensemble d'activités, est pratiqué à un moment donné par des gens, dans certains lieux, sous
une forme nécessitant un certain nombre d'éléments matériels et idéels2.
- la troisième enfin, est que cet ensemble de savoirs se différencie principalement
selon deux manières de faire : d'abord en fonction de méthodologies d'enquête
préférentiellement déployées, c'est-à-dire par rapport à la façon concrète dont leurs
représentants travaillent et produisent des données empiriques afin d'informer sur le
déroulement des activités étudiées et le statut des états de conscience leur étant corrélés.
Ensuite, en fonction de dialogues et de transferts conceptuels réalisés auprès d'autres savoirs
(sciences de la vie, sciences économiques, sciences de la littérature, du langage et de la
communication, sciences cognitives), c'est-à-dire par rapport à la façon dont leurs
représentants puisent dans d'autres formes de discours des modèles ou des métaphores leur
permettant d'ordonner et de guider la production de leurs matériaux empiriques pour y
résoudre leurs énigmes.
Cet ouvrage est donc construit pour introduire à une vision d'ensemble de l'ethnologie
contemporaine qui aille, au-delà de ses traditions nationales supposées, de ses domaines
thématiques spécialisés, et de ses unités analytiques de référence (société, culture, ethnie,
ville…), à la rencontre des nouveaux programmes de recherche informant les orientations
théoriques et méthodologiques actuelles de la discipline.

1
Bien qu'historiquement et pendant très longtemps, la civilisation occidentale ait pu être abordée, pour son passé
à travers l'histoire et les études folkloriques, et pour son présent par la sociologie ; tandis que le reste du monde
demeurait étudié pour son passé à travers l'orientalisme, et quant à son présent, par l'ethnologie (Lenclud, 1992).
2
Ces éléments sont en général appréhendés comme des règles –codes de signification, normes- et des ressources
–moyens matériels et relationnels-.

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Partie 1

LA SPECIFICITE DE L'ETHNOLOGIE EN QUESTIONS

Des trois principales difficultés soulevées en introduction (critères de sélection des


auteurs et travaux présentés, unité contestée de l'ethnologie en tant que discipline, critères de
périodisation retenus), c'est peut-être la dernière qui, paradoxalement quant à sa résorption,
souffrira peut-être le moins de contestation. Parallèlement à l'émergence dans les années 1970
d'une nouvelle configuration de l'économie mondiale, s'est en effet instauré avec l'expansion
généralisé du système universitaire et du nombre d'enseignants-chercheurs, un déclin
progressif et revendiqué de l'emprise des grands courants classiques (évolutionnisme,
diffusionnisme, culturalisme, fonctionnalisme, écologie culturelle, structuralisme, marxisme)
sur la définition des analyses théoriques et des approches méthodologiques légitimes. Certains
ethnologues au début des années 1980 n'ont pas hésité à assimiler la remise en cause de cette
emprise, à une crise de la représentation et de l'autorité ethnographique. Une crise qui, selon
Marcus et Fischer (1986), était inhérente au mouvement historique de balancier alternant les
périodes où les grands courants intégraient avec assurance et légitimité les données qui leur
étaient présentées comme des cas illustratifs des théories qu'ils développaient, avec celles où
l'on se souciait plus d'un retour aux détails et aux singularités empiriques, et d'une élucidation
plus approfondie du contexte de prélèvement des données, nécessaires à la description
microscopique des activités sociales prises comme objets d'étude. Est-ce à dire que depuis
cette époque, il n'y eût plus de grande geste théorique pour fonder de nouvelles ethnologies ?
Est-ce à dire que depuis la fin des années 1970, il n'existe plus de courants majeurs, garants
d'une méthode, d'un ensemble de problèmes et d'analyses théoriques à entreprendre, et pour
lesquels il vaille la peine d'argumenter, de confronter ses matériaux empiriques, et de débattre
?

L'existence récente d'un débat houleux entre Obeyesekere et Sahlins sur la question de
savoir pourquoi le capitaine Cook avait été mis à mort par les Hawaïens en 1779 après y avoir
été accueilli parmi eux somptueusement, et plus généralement, sur celle de la légitimité de
l'ethnologue occidental à pouvoir attribuer des états de conscience à des populations non-
occidentales (en l'occurrence l'assimilation de Cook à un dieu local de la fertilité), et à se
substituer ainsi aux autochtones (natives) pour parler en leur nom, tendrait plutôt à nous
convaincre du contraire (Borofsky, 1997). Mais la reconnaissance d'analyses et
d'investigations contemporaines divergentes suffit-elle en soi à délimiter l'identification de
nouveaux programmes de recherches ? C'est en partie pour répondre à cette interrogation
légitime, que seront mis ici en perspective les problèmes qui se posent aujourd'hui à tout
anthropologue (au sens kantien du terme), lorsqu'il réalise une ethnographie des activités
sociales et qu'il cherche à les rendre intelligible, c'est-à-dire à restituer la rationalité qui leur
est propre.
Lorsque surgit la question de savoir ce qu'est devenue l'ethnologie aujourd'hui, peu
s'aventurent pour y répondre, en proposant de cerner d'éventuels programmes de recherche
novateurs. L'accent est mis plutôt prudemment sur l'émergence de nouveaux terrains
(l'ethnologie du proche, at home) ou de nouvelles activités étudiées (la science, le sport, les
médias…), voire sur celle de jeunes traditions nationales ou transnationales en pleine
expansion (l'ethnologie "européenne", brésilienne, indienne, japonaise, mexicaine, etc.).
L'ethnologie, en tant que discipline polarisée par des courants distincts, est en effet fortement
contestée, et n'a plus aujourd'hui droit de cité : certains n'hésitent pas à dénoncer le caractère
fictif et administratif d'une telle unité au profit de savoirs interdisciplinaires politiquement

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engagés, d'autres comme Moore (1999) soulignent la multiplicité effective des pratiques
professionnelles de l'ethnologie, toutes reliées à un large éventail de contextes sociaux forts
différents. Le cas de l'advocacy anthropology, déterminée à défendre les droits et
revendications des peuples autochtones, ou bien celui de la business anthropology, pratiquée
aux Etats-Unis dans les entreprises pour diagnostiquer les grèves, gérer les revendications du
personnel et améliorer leur productivité, et où sont par ailleurs stipulées par contrat avec la
direction, les clauses de diffusion et de contrôle des résultats de la recherche, illustre
parfaitement cet éclatement institutionnel. Ceci peut d'ailleurs faire tenir à des ethnologues
chevronnés (Fabian, 2000), sommés de livrer en cette fin de siècle leur "diagnostic" sur l'état
contemporain de la discipline, des propos plus que désabusés : "Pour autant que je puisse
juger de la situation d'ensemble de l'ethnologie, c'est qu'il n'y a pas de situation d'ensemble".
Face à l'hyperspécialisation régionale et interdisciplinaire des différents domaines
thématiques, et face à cet éclatement institutionnel encouragé de surcroît par les Cultural
Studies, il faut par ailleurs prendre aussi en compte la volonté de ceux qui militent et
travaillent activement pour le rassemblement, au sein d'uniques départements de sciences
sociales historiques (Wallerstein, 1991), de la sociologie, de l'histoire, de l'ethnologie, des
sciences politiques, etc. au nom de leur appartenance commune au discours anthropologique.
Celui-ci fut fondé au siècle des lumières par les philosophes et les recherches initiées par la
Société des Observateurs de l'Homme (Copans & Jamin, 1994). Michel Foucault faisait valoir
en effet dans Les Mots et les Choses que l'Anthropologie constituait l'activité de connaissance
par excellence ayant irrigué et accompagné la pensée philosophique depuis Kant jusqu'à la fin
du vingtième siècle. Les trois questions critiques kantiennes (que puis-je savoir ? que dois-je
faire ? que m'est-il permis d'espérer ?) se trouvaient en effet rapportées dans son œuvre à une
quatrième interrogation, et mises ainsi en quelque sorte à son compte : celle de déterminer ce
qu'était l'Homme au travers des diverses manifestations empiriques de son existence, afin de
statuer sur ce que l'Homme, en tant qu'être de libre activité, faisait ou pouvait et devait faire
de lui-même (dixit Kant). Foucault reconnaissait par là l'héritage de la philosophie moderne
échu au discours anthropologique, celui de penser ensemble les figures de la rationalité et de
l'altérité dans les rapports de continuité et de discontinuité établis entre la nature et la
culture. Autrement dit de rendre intelligible l'ensemble des activités humaines, et d'expliquer
pour mieux les comprendre, la façon dont elles étaient placées simultanément sous la loi du
déterminisme et le signe de la liberté. Si cependant Foucault prévoyait la saturation et la
disparition progressive d'une telle problématisation du discours anthropologique, enfermé
dans cette opposition fondatrice de la Nature à la Culture, de l'Objectif au Subjectif, de l'Inné
à l'Acquis, du Matériel au Spirituel, il ne manquait pas de souligner avec force, la façon dont
celui-ci tirait de cette problématique originale sa profonde unité « épistémique », tout en
entretenant sa diversité par ailleurs, sur la base des multiples dialogues et emprunts
conceptuels réalisés auprès d'autres savoirs tels que les sciences de la vie, les sciences
économiques, les sciences de la littérature et du langage, et les sciences cognitives,
aujourd'hui. C'est donc à la lumière d'un tel débat contemporain, et d'une telle problématique
fondatrice initiale, que l'on présentera ici ce que peuvent être aujourd'hui les nouvelles
ethnologies.

6
1. Une persistance des traditions nationales ?

Une première façon d'aborder la question des critères d'identification des travaux et
des courants contemporains les plus novateurs, pourrait être de se référer à l'évolution
respective des différentes traditions nationales, ayant bien souvent décliné au pluriel, les
modalités d'analyse théorique et d'investigation du réel. Ce point a été fortement souligné dans
l'œuvre historique de Georges Stocking, centrée sur les conditions pratiques de réalisation et
de développement de l'ethnologie au XIXe et au cours du XXe siècle. Les modalités propres
de financement et d'institutionnalisation de l'enseignement et de la recherche (postes, bourses,
fondations, laboratoires), influencent en effet bien souvent l'orientation thématique des projets
d'étude, quand ce ne sont pas le contexte politique et intellectuel international, la diversité
linguistique des travaux publiés ou les particularités éditoriales des revues nationales, qui
participent à l'enfermement doctrinal ou l'élaboration locale singulière de la discipline.
Ceci est marquant par exemple dans le cas des traditions espagnoles et portugaises
ayant été trop longtemps murées sous leurs dictatures respectives dans une approche
évolutionniste, monographique, muséologique et folklorique des coutumes paysannes locales,
et qui ont émergé depuis, notamment en Espagne, sous l'impulsion des gouvernements
régionaux autonomes soucieux de légitimer leur spécificité culturelle et leur indépendance
budgétaire, en écho à des préoccupations identitaires répercutées dans l'étude privilégiée de
communautés, ou dans l'intérêt manifesté à l'égard de pratiques festives, alimentaires,
religieuses ou migratoires représentatives de cette différence revendiquée (Esteva-Fabregat,
1996). En suivant cette perspective, l'Allemagne, après avoir dépassé son propre clivage entre
Volkskunde et Völkerkunde, se serait massivement intéressée dans les années 1980 aux
activités de la vie quotidienne, et pencherait depuis une dizaine d'années vers le
postmodernisme et une relecture culturaliste de Max Weber, prégnante par exemple dans
l'abord des mouvements sociaux alternatifs contemporains (Bausinger, 1997). Les Etats-Unis
et l'Australie, de par l'accueil et la promotion sociale réservés aux nouvelles élites
intellectuelles des "minorités raciales" et des pays émergents, deviendraient la terre d'élection
et de diffusion du postmodernisme et des Cultural studies. Le structuralisme associé aux
études indonésiennes aux Pays-Bas, ou bien aux études américanistes en France (par
opposition aux études africanistes y étant plutôt marxistes), marquerait durablement encore de
son empreinte les possibilités contemporaines de théorisation dans ces deux pays. En Suisse,
c'est à une ethnologie appliquée dans le domaine des migrations et de la santé, et étroitement
connectée à la gestion par l'administration fédérale d'un multiculturalisme populaire, basé sur
la diversité cantonale des mœurs, des langues, des religions, des législations, et plus ou moins
intégré à un transnationalisme politique et économique développé de ses institutions
financières, diplomatiques et commerciales, que l'on se retrouverait confronté du fait de la
précarisation et du bénévolat fréquents imposés à ses ethnologues, peu professionnalisés dans
l'enseignement et la recherche universitaire (Waldis & Wendling, 2002). Quant à l'ethnologie
soviétique (etnografija), elle serait appréhendée comme s'occupant principalement des
peuples composant l'ex-URSS, et comme enfermée dans un évolutionnisme classant les
sociétés selon leur stade historique de développement technologique à partir des
communautés primordiales sans classes et sans état (p'ervobytnoe obshchestvo), obsédée à
chaque page par la nécessité de citer Lénine, Marx ou Engels. L'effondrement du bloc
soviétique y aurait ainsi abouti à une réévaluation des rapports entre ethnologie et histoire, et
surtout à une révision salutaire des anciennes méthodes ethnographiques de terrain, où bien
souvent un groupe de chercheurs se rendait collectivement durant les trois mois de l'été dans
un ensemble de villages, s'y installait à l'écart dans un campement sans possibilité de vie
commune avec la population, et s'y présentait aux autorités du parti communiste, qui leur

7
sélectionnait les informateurs privilégiés dont ils allaient avoir besoin pour leurs collectes de
données3.

Seulement, outre qu'il faudrait ici reconstituer sur les vingt-cinq dernières années
l'histoire institutionnelle propre à la tradition ethnologique de chaque pays, il n'est pas certain
qu'au bout du compte, se dessinerait sans ambiguïté un portrait fidèle pour chacune d'entre-
elles. Certes, quelques domaines thématiques et régions du monde y seraient sûrement
surreprésentés, certaines techniques d'enquête y seraient plus amplement développées que
d'autres, certaines écoles de pensée y connaîtraient une implantation et une diffusion plus
importantes que d'autres. Mais cela ne ferait que déplacer plus en amont le problème
d'identifier les différences significatives dans l'utilisation des méthodologies d'enquête et
l'explication/interprétation des activités humaines plus spécifiquement étudiées. Il ne serait
pas de surcroît pour autant assuré de pouvoir subsumer sous une étiquette nationale, à la fois
des approches théoriques similaires et un ensemble cohérent de méthodes de travail, et qui
plus est, radicalement innovants : les trois principaux départements d'ethnologie au Portugal
se revendiquent par exemple aujourd'hui, chacun respectivement du structuralisme français,
du culturalisme américain, et du fonctionnalisme britannique ; le tournant interprétatif et le
postmodernisme, nés aux Etats-Unis dans les années 1970 et 1980, sont respectivement tout
aussi bien représentés désormais en Espagne (cf. les travaux de Carmelo Lison-Tolosana)
qu'au Royaume Uni (cf. ceux d'Henrietta Moore ou de Marylin Strathern), tout en étant
contestés à l'intérieur même de certaines universités américaines par le cognitivisme ou le
néo-darwinisme. Par conséquent, cet ouvrage fera sienne la proposition de Copans (2000) de
militer pour une Ethnologie sans frontières, et ce, pour la simple et bonne raison que de
constater le poids des ancrages institutionnels et nationaux des pratiques de l'ethnologie,
d'observer la multiplication aux quatre coins du monde (au Brésil, en Chine, en Inde, en
Europe centrale, au Mexique comme au Québec) des milieux universitaires professionnels
s'en prévalant, de reconnaître l'indigénisation de cette pratique lorsque les "natifs"
s'approprient ce discours dont à l'origine ils étaient l'objet, n'aboutit, en définitive, qu'à
confronter les divergences d'approche méthodologique et explicative, propres à l'étude
d'activités identiques dans différentes régions du monde à différentes époques, ou d'activités
interdépendantes en un même endroit, et à une même période de l'histoire.

3
Cf. Regards sur l'anthropologie soviétique, Paris, Ehess, 1989 : p. 173.

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2. UN RENOUVELLEMENT DES DOMAINES THEMATIQUES ?

Une seconde tentative de résolution des difficultés mentionnées en introduction pourrait donc
passer par la présentation du renouvellement, par zones d'activités humaines, des différents
domaines thématiques ayant fait la geste de la discipline (religion, politique, économie,
parenté), ou bien ayant accompagné son essor et sa diversification (santé, droit, cognition,
urbanité, arts, sciences et technologies, éducation, migrations, développement, etc.). Cela
paraîtrait légitime en effet à première vue de supposer qu'une telle approche, puisse suffire à
décrire les logiques de spécialisation ou d'interdisciplinarité à l'œuvre dans la construction
singulière de types particuliers d'activités, élevés de la sorte en objets dignes d'investigation et
d'analyse. Les défenseurs d'une telle présentation argueraient de la possibilité de mieux saisir
ainsi les transformations et les enjeux propres aux activités singulières, que la recherche
ethnologique se donnerait pour tâche de reconnaître et de traiter en tant que telles.

2.1- Une mise en perspective des activités politiques, religieuses, et économiques

Pour le cas du domaine classique des activités politiques, liées à l'exercice du pouvoir
et aux modalités de gouvernement des êtres humains, on pourrait ainsi renvoyer aux
transformations majeures liées à l'émergence et à la mise en évidence de relations de pouvoir
ne s'inscrivant plus, ni dans le cadre des souverainetés nationales, ni dans celui des sociétés
locales d'interconnaissance (Abelès & Jeudy, 1997). Cette mutation contemporaine des enjeux
et des pratiques du pouvoir, où la souveraineté ne coïncide plus forcément avec la
territorialité, où l'expertise, la négociation et le compromis côtoient les manipulations
médiatiques et la purification ethnique, où les interventions humanitaires des organismes
internationaux (Banque Mondiale, FMI, Nations-Unies, ONG, fondations privées, etc.),
permettent paradoxalement tout aussi bien de sauver, de soigner et de protéger des corps
humains, que de conserver et d'entretenir différents types d'inégalités parmi eux dans le cadre
de nouvelles formes de domination (Pandolfi, 2002), semble dans ce contexte appeler
l'investigation de "nouveaux" lieux politiques tels que le parlement européen et l'assemblée
nationale (Abelès, 1992, 2000) ou bien encore les camps de réfugiés fuyant par trop souvent
les génocides (Malkki, 1995).
Similairement, pour le domaine classique des activités religieuses, il serait aisé de
présenter son renouvellement exemplaire en s'intéressant tout aussi bien aux mutations
contemporaines du fait religieux qu'à la théorisation comparative de ses formes rituelles
générales. Dans le premier cas, on mentionnerait la prolifération urbaine des nouveaux
mouvements religieux4, pour reconnaître l'importance des processus propres à la
mondialisation dans l'analyse proposée. Comaroff (2000), par exemple, s'est interrogé sur
l'irrationalité apparente des épidémies de "zombies" en Afrique du Sud post-apartheid, où
prolifèrent à la fois dans les médias et parmi les étiologies quotidiennes en milieu rural, des
accusations de sorcellerie et de pratiques sataniques à l'encontre des anciens, suspectés de
faire travailler pour eux les morts-vivants afin de s'enrichir, et de boycotter ainsi
volontairement la force de travail des jeunes paysans, sans terres et au chômage. Il remarque
que l'explosion contemporaine de ce type d'activités magico-religieuses (telle la divination par
e-mail en Asie pour prévoir la faillite de son entreprise ou la perte de son emploi), participe
plus largement à l'échelle mondiale, de ce qu'il nomme les économies occultes, qui ont pour
caractéristique, en écho à l'esprit de casino animant le fonctionnement des marchés financiers
basés sur la confiance et la foi dans les probabilités, d'être des techniques d'accumulation de

4
Sous l'appellation NMR, sont englobées une très large variété de "religions de guérison" allant du New Age et
des sectes en Occident, aux églises charismatiques, néo-pentecôtistes ou indépendantes se développant
principalement dans les pays en voie de développement.

9
richesses défiant toute raison pratique, et misant avant tout, à l'image de la bulle spéculative
rongeant l'économie mondiale, sur la capacité de forces invisibles à assurer un accroissement
des richesses en dehors de tout effort et de toute production réelle. Il attribue ainsi à la
diffusion massive de l'idéologie néo-libérale cette tendance à ne plus considérer la force de
travail fournie dans un contexte local comme à l'origine des valeurs créées et des identités
construites : si le genre, l'ethnicité, la génération et le consumérisme deviennent ainsi de plus
en plus les critères prégnants d'identification et de mobilisation des individus pour l'action
collective dans beaucoup de pays, c'est selon lui que les inégalités sociales et les conditions
réelles de distribution et d'acquisition des richesses, des savoirs, des pouvoirs et des formes de
prestige, sont transfigurées à un niveau individualiste sur les capacités de chacun à profiter
d'un cadre juridique formel et contractuel pour s'approprier une part des flux en circulation.
Autant alors, les élites cosmopolites transnationales se retrouvent en position de force pour
capter ces flux de par l'accès privilégié qu'elles ont aux moyens de communication et de
transport, aux capitaux financiers et aux services de santé et d'éducation ; autant soutient
Comaroff, les populations locales démunies, sont réduites à participer à leur manière, dans le
foisonnement des économies occultes, à l'espoir d'une gestion contrôlée de ces flux, dont les
conséquences sur leur vie quotidienne sont par ailleurs souvent dramatiques.
En reprenant par contre la seconde direction prise par l'abord des activités religieuses,
on verrait plutôt se concentrer les travaux théorisant les pratiques rituelles, sur la
formalisation de situations explorées en profondeur dans leur particularité –des
transformations historiques du chamanisme sibérien (Hamayon, 1990) à la caractérisation des
rituels de travestissement Iatmuls comme forme ironique de réciprocité (Houseman & Severi,
1994)-, ou bien sur le rapprochement de situations comparativement explorées les unes par
rapport aux autres. Ainsi, Bloch (1992) identifie-t-il un schéma, celui de la violence en retour,
inhérent selon lui à tout processus rituel, et dont il analyse les propriétés au travers de ses
multiples réalisations, des initiations Orokaiva de Nouvelle-Guinée, aux pratiques malgaches
de circoncision, des rituels de mariage tibétains aux cultes de possession shona du Zimbabwe,
des mouvements millénaristes des premiers chrétiens aux pratiques sacrificielles des grecs
anciens, des Buid des Philippines et des Dinka du Soudan ; des cérémonies funéraires dans la
cité indienne sacrée de Bénarès, aux mythes des Ma'betisek de Malaisie, jusqu'à son
expression au Japon, dans l'articulation des cultes shintoïstes aux pèlerinages et liturgies
bouddhistes. Ce schéma fondamental dériverait de la nécessité paradoxale pour tout groupe
humain d'exister aux yeux de ses membres comme une totalité permanente et transcendante,
afin de légitimer le système des différenciations qui le constitue fonctionnellement. Cette
nécessité demeurerait paradoxale, car ces groupes n'existeraient en définitive que par la
somme des individualités périssables qui les composent, tout en étant bien plus qu'un
rassemblement organisé de vies humaines temporaires, grâce à la consistance des rapports
établis entre leurs membres, et le renouvellement périodique de ces derniers. Aussi, l'activité
rituelle serait selon lui, une des principales constructions capable de résoudre ce paradoxe en
affiliant des individus prisonniers du cycle de vie (naissance, croissance, reproduction,
décomposition et disparition), à des entités collectives ne pouvant exister qu'au delà des
simples caractéristiques vitales de leurs membres. Pour cela, chaque individu acquerrait en lui
des propriétés en faisant plus qu'un simple être animal vivant, comme marque de son
affiliation. Le schéma de la violence en retour se caractériserait ainsi par un processus
dialectique en trois phases où successivement s'opérerait dans l'action rituelle une
dichotomisation subjective à l'intérieur du corps de chaque participant d'un côté vital et d'un
côté transcendant, une mise à mort dramatisée de ce côté vital natal par l'élément transcendant
qui s'y installerait alors durablement, et une récupération subjective triomphale pour finir
d'une vitalité étrangère (animaux, plantes, humains), consommée au profit de cet élément
transcendant, et constitutive de l'affiliation à l'entité politique correspondante.

10
La production de ces éléments transcendants par l'activité rituelle, et leur intégration
dans le fonctionnement comportemental des organismes humains, a d'ailleurs été
parallèlement, magistralement détaillée et analysée par Rappaport (1999) dans son œuvre
posthume sur la place de la religion dans l'évolution de l'humanité. Il assimile en effet ces
derniers à des états de sainteté (holy), pouvant être appréhendés aussi bien au travers du
langage (éléments discursifs constitutifs du sacré), qu'au travers d'une expérience corporelle
vécue et ineffable (the numinous), se matérialisant comme la trace d'une puissance invisible
efficace (the occult), conçue la plupart du temps comme dépendante de l'intentionnalité d'un
être imaginaire culturel (the divine). Selon lui, la constitution de ces éléments transcendants,
qui sont des vérités et des référents ultimes sur l'origine de la vie et de la loyauté, garants de la
crédibilité et de la validité des engagements des individus les uns envers les autres, est co-
extensive à l'utilisation du langage comme mode de communication principal entre les
humains : le langage par sa structure même (l'arbitraire du signe fait que celui-ci peut se
manifester en l'absence de son référent, de la même façon qu'un événement peut avoir lieu
sans pour autant être signifié) pose inévitablement en effet le problème du mensonge et de la
tromperie, c'est-à-dire de la fiabilité et du caractère digne de foi et de confiance des messages
qu'il véhicule, notamment lors de la coordination des activités humaines et de l'ajustement
réciproque ou complémentaire des conduites individuelles les unes aux autres dans les formes
de coalition. La tenue de rituels, c'est-à-dire l'accomplissement de séquences
comportementales plus ou moins invariantes, à mi-chemin de l'énonciation et de la pure action
formelles, à la durée et au contexte de réalisation étroitement spécifiés, et dont la
caractéristique principale est bien souvent d'avoir été encodées par des individus autres que
les pratiquants (1999:24), peut dans ce cadre être vu comme un mode de communication
alternatif au langage, produisant des effets dans la réalité au travers d'informations transmises
sous la forme de messages très particuliers. Rappaport souligne en effet que la forme même
des rituels, leur séparation dans le temps et l'espace par rapport au cours de la vie quotidienne,
la répétition et la spécificité parfois étrange des postures et des gestes scandés, la bizarrerie ou
le mysticisme des paroles prononcées, la profusion des substances et des objets utilisés,
l'importance des rythmes, des chants et des stimulations ou privations sensorielles les plus
diverses, implique un mécanisme spécifique de transmission des informations par inférences,
inhérent à la légitimation sans contestation possible de leur autorité : deux types de messages
sont ainsi de façon interdépendante formellement codés et conviés ensemble, d'un côté ceux
indexés à l'état physique, psychologique ou social immédiat des participants, de l'autre, ceux
exprimant la présence et l'existence immuable d'éléments constitutifs de la réalité, invisibles
et transcendants.
L'étendue des nouvelles perspectives dans l'étude du politique et du religieux, bien
qu'elle ne se limitât pas aux travaux mentionnés, n'en serait pas moins comparable, si l'on
suivait cette louable intention de survoler l'ensemble des domaines thématiques, à la richesse
et à la diversification contemporaine des enquêtes menées sur les activités économiques, et
sur l'ensemble coordonné des activités de production, d'échange, et de consommation des
biens et des services. L'accent mis sur les activités productives, ayant trop été longtemps
synonyme d'une focalisation exclusive sur des activités à la périphérie de l'économie
capitaliste (que l'on pense aux activités agricoles et cynégétiques rurales ou aux activités
artisanales et informelles urbaines), on ne s'étonnerait pas du développement récent d'une
approche plus spécifique aux activités industrielles et tertiaires, de plein pied dans la
mondialisation de l'économie. Ainsi en est-il de la recherche de Zonabend (1989) dans une
usine française de retraitement des déchets nucléaires, où l'enquête porte sur les relations de
travail établies corrélativement aux différentes perceptions et gestions du risque par les
habitants des alentours, et le personnel de l'usine. Ainsi en est-il aussi des récents travaux sur
la conduite des affaires dans les milieux d'entrepreneurs africains à la tête de PME/PMI (Ellis

11
& Faure, 1995), qui mettent en évidence toute une série de phénomènes très instructifs
relativisant les dichotomies excessives entre économie du don et économie de marché. Ces
entrepreneurs ont en effet des stratégies d'accumulation du capital, au nom desquelles ils
assument des choix, saisissent des opportunités et prennent des risques, en matière
d'investissement et d'épargne, en matière de gestion des ressources humaines et des ateliers,
au niveau de la diversification des modes de rémunération et des modes d'embauche et de
promotion… Cela ne les empêche pourtant pas de cultiver en parallèle différentes attaches, et
de respecter loyalement divers engagements, au gré des réseaux entretenus dans les différents
milieux qu'ils fréquentent (un passage obligé pour l'obtention de marchés). Ceci, en définitive,
les renvoient à des enjeux qui n'ont que très peu à voir avec la productivité, la rentabilité, et la
compétitivité des activités productives qu'ils dirigent (Warnier, 1993).
Poursuivant notre tour d'horizon, on arriverait ainsi aux activités d'échange, et aux
relectures récentes du don qui ont été entreprises sur la base de recherches ethnographiques
menées aussi bien aux Etats-Unis, sur les pratiques philanthropiques des nouveaux
milliardaires de la Silicon Valley, gérant leurs fondations caritatives telles un retour social sur
investissement (Abelès, 2002), qu'en Océanie, sur la révision du fonctionnement des systèmes
d'échange intertribaux, de type Kula, revisités sous l'angle de la participation des femmes à
ces activités en regard de leurs contributions productives respectives, et des droits qu'elles
gardent sur les biens qui y sont distribués "généreusement". L'analyse récente de ces systèmes
de dons/contre-dons proposée par Godelier (1996), nous convaincrait ainsi que la condition
universelle de circulation des biens et des services, est paradoxalement le fait que certains
d'entre eux demeurent inaliénables et ne puissent s'échanger ni circuler entre les gens,
matérialisant ainsi les lieux identitaires du collectif et la délimitation des zones d'échanges. Et
c'est en France, à partir de la bricole dans les milieux ouvriers provinciaux, que Weber (1989)
nous introduirait à la constitution de ces liens de voisinage et de ces zones d'échanges. Celle-
ci nous décrit en effet la façon dont la bricole constitue un véritable travail non marchand,
sans profit, mais coûteux en temps et en matériel, au niveau des investissements consentis
dans le jardinage, la menuiserie, la mécanique, la maçonnerie, la cuisine, et la réalisation de
multiples services au quotidien entre voisins, parents et amis. Les espaces, les outils et les
matériaux nécessaires, comme d'ailleurs l'ensemble des produits réalisés, échappent en réalité
à toute évaluation monétaire et sont distribués ou alloués généreusement sous l'impératif de la
spontanéité, de la gentillesse et de la serviabilité. Ce qui ressort de ces échanges mutuels,
outre évidemment l'entretien continu des liens sociaux entre les personnes impliquées et le
renforcement des règles implicites de bon voisinage coextensifs au maintien d'une bonne
réputation, c'est l'intentionnalité explicite qui habite ces pratiques : en contraste avec les
conditions de travail subies à l'usine, il s'agit là de faire plaisir et de se faire plaisir en
travaillant pour soi et pour les gens que l'on connaît et fréquente, dans la totale maîtrise du
procès de travail, des décisions l'entourant, du temps et de l'énergie consacrés à sa conception
et son exécution, hors de toute organisation hiérarchique, et dans l'assurance du contrôle de la
destination de son produit.
Un coup d'œil jeté sur d'autres formes d'échanges que le don, nous amènerait à prendre
note des conséquences de la révolution des moyens de transport et de communication
(digitalisation et circulation de l'information en temps réel), sur l'abord par les ethnologues, de
l'importance sans précédent prise par les activités commerciales et financières transnationales.
Le travail de prospective de Hart (2001) sur les nouvelles formes digitales et virtuelles de la
monnaie, circulant et s'échangeant dans des réseaux électroniques de plus en plus
indépendants des sphères de la production réelle, mériterait alors à ce sujet d'être mentionné,
de par la remise en question effective des distinctions entre sphères privées et publiques,
travail domestique et travail salarié, ménages et entreprises, qu'il diagnostique pour les années
à venir : la monnaie serait selon lui de plus en plus amenée à fonctionner comme une mémoire

12
des transactions réelles passées entre les acteurs économiques, et à ce titre, en tant
qu'information principalement stockée dans les ordinateurs, pourrait participer à la fois à une
repersonnalisation des échanges et à une démocratisation de l'accès aux différents marchés,
notamment par l'intermédiaire du commerce électronique sur internet, qui pourrait favoriser
selon lui le développement des systèmes d'échange locaux (SEL), en instituant comme unités
d'échange monétaire du temps de travail, et en protégeant le déploiement des activités
entreprises dans ce cadre, de l'influence prépondérante des centres d'accumulation (firmes
multinationales) ou de redistribution (états souverains) des capitaux financiers. L'importance
prise par ces flux financiers constamment en mouvement à l'échelle de la planète, nous
renverrait ainsi à l'enquête menée en Chine par Hertz (1988) sur l'ouverture de ce pays à
l'économie capitaliste et à l'institutionnalisation de marchés boursiers. Cette ethnologue suisse
a pu en effet suivre l'ouverture en 1992 du Shangai Stock Market, et noté l'évolution des
pratiques financières qui lui étaient associées, parmi les agences officielles du gouvernement
chinois, les bureaux de taxation, les entreprises cotées en bourse, les VIP investors rooms, ou
les salons et dîners des élites financières locales. Ce qui ressort de cette enquête est à la fois le
véritable engouement parmi la population des petits porteurs, s'étant rués pour placer leur
argent et boursicoter sur les valeurs introduites, et l'émergence dans le discours public citadin
d'un nouvel acteur collectif, la foule des traders (c'est-à-dire de ces petits acheteurs et
vendeurs de titres), conçue comme une forme intermédiaire de collectif entre l'état et le
peuple, lancé dans un combat pour l'appropriation du fonctionnement de ce marché financier
aux dépens des grands joueurs (élites), les dahu, et des fonctionnaires de l'état chinois, qui
s'étaient pour l'occasion transformés en managers afin de contrôler le mouvement des prix et
de se porter garants d'un capitalisme d'état. Selon Hertz, l'institutionnalisation du marché
financier de Shangaï, l'influence grandissante des "petits" porteurs sur les fluctuations des
valeurs d'échange, seraient à concevoir comme un processus de fétichisation de l'état avorté,
plutôt qu'un processus de fétichisation des marchandises réussi.
Nous opinerions à moitié convaincus, et décidés à entrer de plein pied dans l'univers
des marchandises, c'est par l'abord des pratiques de consommation (Douglas & Isherwood,
1996), situées à la jonction de la globalisation et de la mise en réseau des activités productives
et de leurs produits d'une part, et de l'intégration de ces derniers au fonctionnement des
sociétés locales d'interconnaissance d'autre part, que nous conclurions cette revue incomplète.
L'identification des conditions conscientes d'achat et de préférence pour certains types de
produits (notamment dans le cadre de pratiques ostentatoires et propitiatoires), comme
l'appréhension des procédés par lesquels les objets ou les pratiques sont définis et marqués
comme moyens de différenciation des relations et des positions sociales (Friedman, 1994), ont
en effet permis de mettre en valeur l'importance d'une étude systématique et plus approfondie
des "loisirs" : de l'impact culturel des programmes de télévision au Brésil et aux Usa (Kottak,
1990), des pratiques alimentaires et culinaires dans la restauration (Turgeon, 2002), à
l'importance du sport vecteur de valeurs cardinales telles que le souci de l'apparence et du
bien-être, l'exaltation du mérite, de la performance, et du dépassement de soi (Segalen, 1994),
jusqu'à l'intérêt présenté par le football, révélateur du sens contemporain du spectacle et des
différents enjeux sociaux et émotionnels que les différents groupes de spectateurs y projettent
(Bromberger, 1998), on pourrait ainsi temporairement épiloguer quant au renouvellement de
ce domaine classique, sur l'étude du tourisme de masse, et le processus de marchandisation de
l'authentique qui lui est associé, sous des formes parfois peu glorieuses. Ainsi en est-il par
exemple du tourisme sexuel en Thaïlande, et de la fausse bonne conscience des candidats
occidentaux, japonais ou musulmans à la jouissance exotique, se persuadant à peu de frais du
libertinage débridé des jeunes filles thaïes, dont Formoso (2001) nous montre en réalité qu'il
est le produit d'une série de contingences historiques et de facteurs économiques et culturels
convergents. Bien qu'il n'y ait en effet que très peu de proxénètes encadrant l'offre

13
commercialisée de services sexuels, et qu'il y ait une décision délibérée dans la plupart des cas
de ces jeunes filles issues de milieux ruraux pauvres, de participer temporairement à ce genre
d'activités avant de retourner s'installer dans leur région d'origine à la tête de leur capital
dûment ainsi gagné, c'est tout autant l'alimentation continue de la demande au travers de flux
historiques d'hommes de passage (coolies chinois, Gi's, touristes), que la possibilité restreinte
pour ces filles de s'extraire du patriarcat bouddhiste et de subvenir aux besoins matériels de
leur famille ; c'est tout aussi bien la tolérance religieuse locale manifestée à l'égard des
responsabilités propres aux actions entreprises, que la volonté culturelle des jeunes ruraux de
voyager pour questionner leur destin ; c'est encore de la même façon la volonté de l'état
d'attirer des devises étrangères, et le poids local des hiérarchies sociales et l'obligation passée
reconnue aux nobles, notables et riches (au risque de passer pour impuissant et avare)
d'entretenir un nombre de concubines à hauteur de leur rang –la prostitution fonctionnant à la
fois comme stratégie maritale hypergamique avec les étrangers et comme pis-aller face à
l'entretien de concubines menaçant le budget du ménage- qui, en convergeant ensemble,
pourraient paradoxalement expliquer l'existence de cette situation favorable à la venue des
nouveaux touristes sexuels, en contrebande vis-à-vis des normes de leurs propres pays.

2.2- La démultiplication des centres d'intérêt

Une telle démarche introductive, sur la base de domaines thématiques spécialisés, se


heurterait rapidement néanmoins à deux écueils de taille : à savoir d'une part, le nombre
récemment démultiplié, et dans l'absolu infini, des types d'activité humaine pouvant faire
l'objet en soi d'une investigation et d'une analyse anthropologique, et d'autre part, la critique
toujours possible, du bien fondé d'une telle typologie et d'un tel découpage domanial. Il suffit
pour en convaincre le lecteur, de lui faire parcourir quelques uns des domaines thématiques
les plus en vue du moment. L'exemple des activités thérapeutiques est à cet égard éloquent : a
priori, ce domaine renvoie à l'exercice de toute forme d'activité gérant ou administrant des
soins en situation d'infortune. Zempléni (1985), a ainsi bien mis en corrélation les opérations
de connaissance nécessaires au traitement thérapeutique (reconnaissance des symptômes,
perception de la cause instrumentale, identification de l'agent responsable, reconstitution de
son origine), avec les procédés de subversion ou de préservation des rapports sociaux
constitutifs des groupes d'affiliation des personnes souffrantes. Fassin (1996) a pu en outre
identifier au moins trois des enjeux fondamentaux qui conditionnaient l'exercice de toute
activité thérapeutique : l'entretien et la réparation de corps vivants fabriqués en partie par la
différenciation des niveaux et modes de vie, la reconnaissance de la légitimité des modes
divers de traitement et de prise en charge, et la définition collective des réalités et des
désordres dignes de faire l'objet de soins. Le premier selon lui renverrait à l'identification des
objectifs collectifs poursuivis pour la production d'un certain bien-être moral et physique, au
vu des conditions d'incorporation (embodiment) des inégalités sociales et des relations de
pouvoir devant l'expérience de la souffrance et de la mort. Le second déboucherait sur le
problème de l'affrontement concurrentiel entre les différents types de médecines, et la
caractérisation des différents pouvoirs thérapeutiques leur étant concomitants. Le dernier
enfin, concernerait le gouvernement des corps en vie, et pourrait renvoyer à l'exercice d'une
biopolitique des populations, régulant l'espèce dans son cycle de vie, où le développement de
systèmes d'hygiène publique, et de protection sociale et juridique (Droits de l'Homme), serait
en jeu pour la préservation de celle-ci à l'égard de certains risques. L'ethnologie de la santé
reformulée ainsi se trouverait donc orientée à la fois comme une ethnographie du corps et de
la souffrance sociale (Kleinman, Das, & Lock, 1997), une ethnographie des pratiques
"médicales", et une ethnographie des politiques de santé publique.

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Avertis donc de la difficulté à circonscrire a priori un ensemble d'activités sociales
concrètes sous le label d'un domaine thématique, c'est à une toute autre complication qu'on
livrerait le lecteur désarmé, si on s'obstinait à continuer ainsi ce parcours thématique au gré
des spécialisations. On s'apercevrait en effet qu'une ethnographie spécifique du conseil d'Etat
français (Latour, 2002), une étude des régimes fonciers et des gestions collectives des conflits
d'intérêts, nous mènerait progressivement à une ethnologie juridique de plein pied avec les
processus de patrimonialisation à l'œuvre dans la mondialisation (Le Roy, 1999). Or ces
mêmes activités patrimoniales, pourraient être tout aussi bien associées à des politiques
publiques de revalorisation de quartiers urbains ou de constructions architecturales (Fabre,
1999). Et du fait que ces activités participent à la territorialisation et à l'historicisation de
groupes sociaux particuliers, de par les liens spécifiques qu'elles concourent à reconnaître
entre ces groupes et des objets ou des lieux non aliénables, on pourrait encore tout aussi bien
les assimiler à des formes d'élaboration de la mémoire collective (Rautenberg, 2003). Ainsi, le
travail de Kilani (1992) sur la construction des mémoires généalogiques lignagères parmi les
oasiens d'El Ksar, restitue autant les stratégies de manipulation dont celles-ci font l'objet au
niveau foncier et au niveau de la sanctuarisation de lieux maraboutiques, que les régimes de
temporalité qu'elles érigent en cadre de l'activité locale, à mi-chemin des mythes et de
l'histoire événementielle.

Cependant là encore, force serait de constater que les activités de connaissance au sens
large, incluant la mémorisation, la sensation, la perception, le raisonnement, le langage,
l'apprentissage (autrement dit ce que les gens pensent, éprouvent, apprennent, retiennent et
formulent de ce qu'ils expérimentent et infèrent au cours des activités auxquelles ils
participent), constituent par ailleurs à elles seules un secteur dynamique de la recherche
ethnologique contemporaine. Un domaine de spécialisation donc, qui pourtant, loin s'en faut,
ne se limiterait point au strict programme de la cognitive anthropology (D'andrade, 1995).
Certes, la longue série de controverses ayant porté sur la perception différenciée des couleurs,
et ayant opposé les partisans des catégories du langage, aux spécialistes des processus psycho-
physiologiques universels, tendrait plutôt aujourd'hui à être conçue à rebours de l'hypothèse
culturaliste Sapir-Whorf, et aurait donc tendance à pencher en faveur des arguments des
seconds (Berlin, Kay, & Merrifield, 1991). Certes, il aurait été démontré par Hutchins (1980),
que si l'on s'appuyait sur l'aspect formel et non métaphorique du langage, pour étudier les
types de raisonnements contextuels et d'argumentation déployés par les trobriandais pour
régler leurs litiges fonciers à propos des droits d'usage des produits de leurs jardins, il était
possible de référer le système de droit coutumier à un certain nombre de propositions, et
d'établir ainsi que les formes déductives (modus ponens5) et inférentielles (modus tollens6) du
raisonnement formel se retrouvaient utilisées lors de l'exposition des cas et de leur jugement
par les autorités locales compétentes. Mais, il subsisterait néanmoins sur certaines formes de
connaissance, telle la manifestation des émotions, d'âpres débats sur la distinction entre
sensation et cognition. A l'encontre des thèses du psychologue Ekman, ayant identifié sur la
base d'expressions faciales et musculaires, six émotions universelles de base (joie, surprise,
tristesse, crainte, peur, dégoût), des ethnologues américains comme Rosaldo (1980) dans son
étude monographique des Ilongot de Philippines, se sont par exemple élevés contre l'idée
d'une séparation tranchée entre l'activation par le système nerveux d'émotions de base d'une
part, et leur reconnaissance et mise en forme culturelle d'autre part sur la base de
significations contextuelles. Ils ont suggéré pour cela, que dans la conduite des populations
avec lesquelles ils avaient travaillé, une distinction conceptuelle claire et agie, entre les
émotions et la raison, n'avait aucune place dans la rationalisation des motivations et des
5
Se dit des formes de raisonnement suivantes : si P alors Q, P, donc Q
6
Se dit des formes de raisonnement suivantes : si P alors Q, non Q, donc non P (validité non vérifiable)

15
sentiments qui les traversaient. Ils ont d'ailleurs été suivis sur ce point par Lutz (1988), ayant
soutenu qu'une grande partie de ces populations ne concevaient pas leurs émotions comme
ayant leur siège au sein des individus, mais les appréhendaient et les vivaient plutôt comme
des événements les affectant et étant le produit d'interactions entre plusieurs entités agissantes
et pâtissant des initiatives des unes et des autres.
Aussi, en définitive, le parcours de ces spécialisations domaniales nous renverrait
rapidement à un problème de taille : non seulement, on s'apercevrait rapidement de
l'entrelacement complexe des activités les unes aux autres, mais cette difficulté serait
redoublée par le fait que ces mêmes activités enchevêtrées ou typologiquement isolées, se
retrouvent à chaque fois immanquablement éclairées par une multiplicité d'approches
explicatives et méthodologiques. Les activités de connaissance (knowledge), par exemple, ont
beau susciter un bel engouement contemporain, la diversité des approches qui les constituent
en tant que telles, sont là pour nous rappeler l'insuffisance et la pauvreté d'une présentation
strictement domaniale de l'ethnologie : qu'y a-t-il en effet de commun entre la théorie du
consensus culturel de Romney (1999), usant de questionnaires à choix multiples traités
statistiquement, pour démontrer expérimentalement le degré de diffusion et de partage de
certaines informations parmi des échantillons de populations, et les recherches de Barth
(1987) en Nouvelle-Guinée, mettant en relief les variations et les transformations de certains
corpus de connaissances rituelles propres aux Baktaman, en fonction des conditions de
validité de ces savoirs (c'est-à-dire par rapport aux médias utilisés et aux relations sociales qui
sont nécessaires à leur activation) ?
Dans le premier cas, on recherche à s'assurer que les réponses fournies au
questionnaire fermé par des informateurs compétents (en l'occurrence une vingtaine de jeunes
citadines guatémaltèques), se réfèrent à un savoir culturel partagé par la majorité d'un groupe
dont le modèle statistique détermine les contours (l'ensemble des femmes mères de famille
croyant au caractère contagieux d'une trentaine de maladies). En mesurant selon ce modèle
statistique l'écart entre chaque réponse individuelle, et la tendance collective de l'ensemble
des réponses (contagieux/non contagieux), on peut démontrer expérimentalement que le degré
de compétence des informatrices (en rapport des qualités qui leur sont prêtées dans le
modèle), est fonction dans ce cas précis, non pas de leur âge, mais du nombre d'enfants
qu'elles ont élevés. Dans le second cas, on cherche plutôt à montrer au travers d'une longue
observation participante, la façon dont l'objectivation matérielle des connaissances, et
l'utilisation de celles-ci à des fins pragmatiques par des acteurs socialement situés,
déterminent en grande partie l'évolution et la transformation de ces connaissances. Les
traditions cosmologiques des Baktaman se transmettant principalement au cours de rituels
initiatiques ayant lieu tous les cinq à dix ans sous la seule autorité du maître de cérémonie, les
quelques neuf innovations rituelles importantes que Barth repère sur plus de vingt ans, sont à
rapporter d'après lui à la fois au contenu métaphysique particulier des informations y étant
transmises (la nature ancestrale des puissances responsables de la fertilité des plantes et de la
croissance des humains), au caractère traumatique et effrayant de cet apprentissage, et à
l'absence de formes de mémorisation de ces connaissances secrètes, autres que celles induites
par la manipulation des objets sacrés nécessaires à l'accomplissement des séquences rituelles
complexes.
Cet exemple montre bien que toute spécialisation domaniale, qu'elle soit ou non
instituée, n'informe en rien, à être mentionnée et parcourue, des conditions théoriques et
méthodologiques d'analyse et d'investigation des activités humaines réparties ainsi par genre.
La construction de l'objet du discours anthropologique et le problème de son intelligibilité
demeureraient donc tout aussi obscurs, si l'on choisissait de s'obstiner plus en avant dans cette
logique de présentation. Il faudrait en effet espérer pouvoir être en mesure de confronter une à
une les différentes approches spécialisées se concurrençant pour chaque ensemble d'activités

16
abordé, après s'être assuré qu'elles aient bien enquêté sur la même chose. Or, on se
retrouverait très rapidement dépassé par le caractère titanesque et impossible d'une telle
démarche, vu la multiplicité, voire l'infinité des types d'activités humaines constituant en soi
un domaine digne d'intérêt : faudrait-il alors choisir et trancher aveuglément parmi les
activités écologiques de gestion, d'utilisation des ressources naturelles et d'exploitation de
l'environnement parmi les peuples de chasseurs-cueilleurs (Milton, 1993) ? Se reporter plutôt
à l'analyse des activités guerrières menée récemment au Mozambique (Geffray, 1991) ou du
temps des grands empires africains et de la colonisation (Bazin & Terray, 1982) ?
Conviendrait-il mieux de céder à des a priori esthétiques en insistant sur l'étude des activités
artistiques et des productions théâtrales, picturales, gestuelles, sculpturales ou musicales ?

Pourtant là encore, un bref coup d'œil jeté sur les travaux de Marcus & Myers (1999),
consacrés au marché de l'art contemporain et aux processus de valorisation monétaire et
culturelle des créations "postmodernes", révélerait rapidement l'impasse d'une telle
conceptualisation des activités artistiques en termes purement esthétiques. Et la récente
théorie anthropologique de l'art proposée par Gell (1998), consistant à appréhender l'œuvre
d'art comme un faisceau d'intentionnalités imaginaires ou réelles matérialisées à l'attention
d'autrui, explique bien autrement que par l'utilité ou la construction d'un sentiment esthétique,
ce pouvoir de fascination sur l'esprit humain qu'exerce toute forme d'expression artistique.
Vaudrait-il mieux alors partir de présupposés politiques légitimes en pointant du doigt
l'importance controversée des activités programmées d'initiation du changement social, par
des tentatives de greffes de ressources, de techniques et de savoirs (Olivier de Sardan, 1995),
que celles-ci aient lieu sous l'impulsion d'institutions publiques telles que la Banque mondiale
(Cernea, 1999), ou dans le cadre de "configurations développementistes" composées
d'experts, de bureaucrates, de responsables d'Ong, de chefs de projets, d'agents de terrains, de
techniciens et de véritables courtiers locaux du développement ?
La conséquence du refus, pour présenter l'ethnologie contemporaine, d'un tel
saucissonnage domanial avantageant les uns aux dépens des autres, aboutirait donc, soit à une
surenchère exponentielle du nombre d'activités explorées, et cet ouvrage prendrait rapidement
l'allure d'une compilation infinie et ennuyeuse de compte-rendus d'ouvrages de spécialistes
focalisés sur des questions et des débats spécifiques à la nature singulière de leurs activités de
prédilection, laissant ainsi l'impression d'un morcellement à l'infini d'une discipline éclatée
aux confins de réseaux d'érudits ; soit à la sélection orientée de certains types d'activités dont
les divergentes approches exprimeraient au mieux l'état actuel des débats et des
problématiques de la discipline. Les activités scientifiques et technologiques fourniraient dans
ce cadre un candidat exemplaire, comme en témoigne la vigueur des publications (Franklin &
Lock, 2003, Lemonnier & Latour, 1996), et la teneur des questions épistémologiques qu'elles
suscitent actuellement dans la communauté anthropologique, sur les notions d'objectivité et de
subjectivité, et sur la possibilité de penser conjointement leur efficacité universelle (la
fonction, prise dans les contraintes de la matière / le contexte de justification) et leur
historicité singulière (le style, révélateur de ce qu'elles communiquent à propos des individus
qui les exercent / le contexte de découverte).
Les principaux protagonistes y argumentent en effet en faveur d'un dualisme
ontologique (nature/culture), conservant et articulant l'un à l'autre le style et la fonction, dans
une co-présentation des dimensions subjectives et objectives des activités techniques et
scientifiques, ou y défendent un pluralisme ontologique récusant ce programme de recherche
par purification (entre fonction et style) et conjonction (synthèse des deux), au profit d'une
exploration des différents régimes de médiation et de traduction transformant continuellement
la nature objectivable et subjectivable des différents êtres et éléments concourant au
déploiement de ce type d'activité. Si la formulation particulière de ce débat est au cœur d'une

17
problématique transversale au discours anthropologique dans son ensemble (que faire de la
dichotomie Nature/Culture ?), pourquoi se contenterait-on alors d'explorer celle-ci
uniquement sous le prisme d'un domaine thématique particulier, et ne remonterait-on pas plus
en amont à la source de ces différences d'investigation et d'analyse, que l'on est en droit de
supposer transversales à l'ensemble des différents types d'activité étudiés ?

2.3- Les limites d'une approche domaniale thématique spécialisée

Si l'on doit donc arriver ici provisoirement à une conclusion sur la base des
précédentes recherches rapidement évoquées, c'est que la multiplicité et l'infinité potentielle
des activités humaines existantes interdit, dans le cadre d'un ouvrage, toute présentation
exhaustive d'un état des lieux satisfaisant de chaque domaine thématique considéré dans sa
spécificité. Il paraîtrait d'autre part difficile de justifier la présentation détaillée de travaux
ethnographiques portant sur un domaine thématique plutôt qu'un autre, si ce n'est à considérer
leurs différences du point de vue des divergences explicatives et méthodologiques mises en
valeur par l'état actuel des recherches. De plus, il faut rappeler ici qu'on manquerait ainsi
l'objectif de déterminer la spécificité de l'ethnologie vis-à-vis des autres sciences humaines et
sociales, les activités auxquelles les ethnologues s'intéressent, étant bien souvent les mêmes
que celles sur lesquelles se penchent leurs collègues d'autres disciplines.
L'institution éventuelle d'un domaine thématique particulier en sous-discipline, fut-elle
interdisciplinaire, ne dit rien a priori par conséquent ni des conditions théoriques et
méthodologiques d'analyse et d'investigation employées, ni, et cela est plus important encore,
des types spécifiques d'activités concrètes et observables faisant l'objet de l'enquête (si ce n'est
l'établissement entre elles d'un vague air de famille et de ressemblance postulé dans une
formule consensuelle pour orienter celle-ci). A ce titre, pour illustrer les difficultés à définir,
isoler et constituer en objet de recherche, un ensemble délimité d'activités humaines
spécifiques, la constitution et le développement du domaine classique des études sur la
parenté (à l'origine de la fondation de l'ethnologie) est exemplaire.
De l'œuvre évolutionniste de Morgan à celle structuraliste d'Héritier, jusqu'aux travaux
fonctionnalistes de Radcliff-Brown ou aux recherches sociobiologistes de Fox et Chagnon, un
large consensus s'est opéré parmi les ethnologues pour envisager le socle de la parenté sur la
base des activités sexuelles procréatives et reproductives : l'insémination, la procréation ou la
parturition ont été conçus comme des actes naturels et universels qui en soi, pris chacun
indépendamment des autres, ou parfois articulés ensembles, avaient la propriété de créer des
liens contraignants entre les individus en les apparentant les uns aux autres, même si les
différents contextes socio-culturels dans lesquels s'exerçaient ces activités, influençaient par
la suite, au niveau notamment de l'éducation et de la socialisation des enfants et des adultes, la
façon dont étaient classés et différenciés entre relations de consanguinité et d'affinité ces liens
génétiques et généalogiques "primaires". "Tout système de parenté, soutient ainsi Héritier
(1981:16), est amené à traiter conceptuellement des mêmes données de base qui sont
universelles : de l'engendrement, c'est-à-dire de la succession des générations qui
s'enchaînent ; du sexe des individus et de ce qui s'ensuit, à savoir le caractère parallèle ou
croisé des situations de consanguinité ; des naissances multiples à partir d'un même parent,
c'est-à-dire de la collatéralité, et plus généralement de la succession des individus au sein
d'une même génération, c'est-à-dire du caractère relatif d'aîné et de cadet". Si d'un côté
comme le fait remarquer Meillassoux (2001), la façon "naturelle" et "automatique" dont sont
produites les générations, et les différenciations relatives au sein de ces générations est
quelque chose qui au contraire ne va pas de soi, de l'autre, il faut bien reconnaître que cette
définition a le mérite de pouvoir disposer de catégories de père, mère, fille, fils, sœur, frère,
aîné, cadet, pouvant être utilisées pour la construction de schémas généalogiques, à partir

18
desquels il sera possible d'identifier les terminologies de parenté et les règles de filiation et
d'alliance implicites que celles-ci contiennent, en fonction des modes d'appariement qu'elles
promulguent, et des types de comportements qu'elles prescrivent ou interdisent entre individus
ainsi apparentés à différents degrés. Cette définition a par ailleurs le mérite de promouvoir des
questionnements sur l'expérience vécue des individus pris dans ces relations de parenté, et sur
les formes de conscience qu'ils ont de ces liens en termes par exemple de théories culturelles
de reproduction et d'enfantement, étayées la plupart du temps sur l'intervention d'agents
invisibles surpuissants ou le partage de substances telles que le sang, le sperme, le lait, les os,
la chair, l'esprit… Les études féministes ont pu ainsi éclairer la façon dont cette expérience
était corrélée à la construction culturelle différenciée de l'identité sexuelle (notion de genre).
Enfin, cette définition laisse aux individus une marge pragmatique d'utilisation de ces
terminologies et de ces représentations, qui permet d'envisager ainsi l'idiome de la parenté
comme un mode d'organisation d'autres activités sociales (une façon de penser les droits et les
usages de la terre par exemple). Mais que se passerait-il si on remettait en cause le bien fondé
de cette typologie, et qu'on ne reconnaisse plus implicitement à l'acte de procréation ou
d'accouchement, la capacité d'engendrer naturellement un puissant lien d'attachement
préconfiguré (parents/enfants, germains, aîné/cadet, etc.), entre les individus nécessaires à sa
réalisation ?
Des ethnologues américains et français comme Schneider (1984) et Meillassoux
(2001) se sont risqués à cette question, et ont proposé ainsi une critique radicale de la notion
de consanguinité et d'appariement génétique, en cherchant à montrer dans leurs travaux que
l'idée d'une connexion biologique ou génésique, même restreinte, entre individus, n'était pas
pertinente chez certaines populations, pour envisager le déploiement des activités éducatives
des jeunes enfants dans le giron familial, notamment parmi celles pour lesquels le problème
d'ajustement des subsistances à l'effectif de la progéniture se posait (les bandes de chasseurs-
cueilleurs). Autrement dit, ils ont défendu l'idée qu'il fallait chercher ailleurs que dans les
activités sexuelles procréatives, l'origine de la construction des liens de parenté et des liens de
socialisation des jeunes enfants, et qu'il y avait de grandes chances que cela soit dans la
culture (Schneider, 1984:111), ou dans le mode de production (Meillassoux) dans lesquels
trouvaient place ces activités sexuelles procréatives parmi, et au milieu d'autres activités, que
se situait la clef de l'élaboration caractéristique d'un mode d'appariement familial des
individus les uns aux autres. Faudrait-il en conclure pour notre propos, qu'il faille
définitivement abandonner l'idée d'une présentation de l'ethnologie contemporaine sur la base
de domaines thématiques de prédilection ? Qu'il soit plus pertinent d'introduire ici la diversité
des cadres contextuels d'exercice des activités humaines, que les différents auteurs se sont
proposé d'élaborer ? Dans ce cas, il nous faudrait alors se diriger vers les entités de référence
construites pour l'investigation et l'analyse des activités humaines : des entités qui auraient
pour caractéristique de "contenir" les éléments matériels, idéels, et relationnels rendant
possible ces dernières, les situations dans lesquelles elles apparaissent et se déploient, les gens
qui les réalisent, et les produits et conséquences (théories, institutions, artefacts, etc.) qui en
sont directement ou indirectement issus.

19
3. UNE TRANSMUTATION DES UNITES D’ANALYSE ?

L'ambiguïté des catégories de totalité élaborées pour "contextualiser" et "contenir" un


certain nombre d'activités humaines, repose sur le fait que ces totalités articulent
dialectiquement l'une à l'autre une unité d'investigation empirique (l'espace-temps de
l'enquête) à une unité d’analyse, dont la réalité dans son ensemble n'est jamais perceptible,
mais demeure néanmoins effective dans l'organisation architecturale, et la mise en perspective
cohérente des données produites lors de l'enquête. Cette articulation peut ainsi s'appréhender
dans l'incarnation d'un type d'unité d’analyse (totalité) dans une échelle spatio-temporelle
délimitée et explorée. Cette réification d'une unité abstraite problématise généralement une
situation au travers d'un certain nombre d'actions, d'informations, de processus, et
d'événements identifiés et sélectionnés. On a là, comme le remarquait si bien les Comaroff
(1992:17), tout l'enjeu des principaux débats ethnologiques, sociologiques et historiques,
lorsque sont interrogées ainsi les relations et les connections à établir entre les fragments, les
parties de l'ensemble, et leur agencement au sein d'une totalité cohérente : comment en effet
penser l'articulation d'un certain nombre d'activités, à la réunion des lieux où elles existent, à
la multiplicité des gens qui les exercent, à la série des éléments matériels et idéels nécessaires
à leur déploiement dans la réalité, et à la chaîne des conséquences directes et indirectes
qu'elles produisent ?
Barth (1992:19) soulignait comme il était difficile aujourd'hui de défendre avec
conviction une totalité réduite à un ensemble fini et clos de rapports sociaux localisés, à un
agrégat d'institutions normatives et de statuts et rôles correspondants, à un stock homogène
d'idées et de valeurs partagées, tous détachés de l'environnement matériel et écologique dans
lequel ils s'épanouiraient, et dont le fonctionnement dans le temps serait insensible à l'activité
des individus le constituant… La période contemporaine est donc à cet égard fortement
marquée par la double volonté de déconstruire ou de reformuler les totalités "classiques",
telles qu'elles avaient été dessinées au travers respectivement des notions herderienne,
durkheimienne, boasienne et kroeberienne d'ethnie, de société, de culture et d'aire culturelle ;
et de proposer ainsi à l'analyse de nouvelles formes de totalisation, censées être plus
opérationnelles et surtout plus respectueuses, de la complexité des cadres contextuels
d'entrelacement les unes aux autres des activités humaines contemporaines de la
mondialisation capitaliste.

3.1- La reformulation des totalités classiques (culture, aire culturelle, société, ethnie)

Là encore, c'est la variété et la complexité des catégories de totalité élaborées pour fournir un
cadre contextuel d'analyse aux activités, qui retiendra notre attention. Les termes de société,
culture, etc. sont en effet polysémiques, et la façon dont ils sont utilisés éventuellement
comme totalité dans un texte anthropologique, ne peut être reconnue qu'après une lecture et
un examen minutieux de celui-ci. Cependant, il semble là aussi important de sensibiliser le
lecteur à l'idée selon laquelle cet exercice de totalisation, nécessaire à l'intelligibilité des
activités humaines, ne s'effectue point de façon aléatoire. C'est peut-être au travers du long
parcours de la notion boasienne de culture, entendue comme forme de langage et de
symbolisation partagée, génératrice de significations conventionnelles attribuées aux flux de
l'expérience humaine, qu'on peut prendre la mesure de l'importance prise par ces catégories
pour des générations entières d'ethnologues : récemment encore, certains à l'image du travail
de réhabilitation de Sahlins (1976), tentaient de la défendre contre sa dissolution dans
l'historicité des "traditions" –forcément- inventées, et contre sa réduction à la rhétorique des
"discours" -toujours peu ou prou- hégémoniques. C'est une version sémiologique de la culture
que celui-ci s'attelle à promouvoir, en tant que totalité irréductible, autonome, et propre à

20
l'ethnologie, lorsqu'il propose de la concevoir à la fois comme un ordre symbolique
médiatisant la perception et l'action dans le monde, et un ensemble de schèmes signifiants
informant la diversité des activités humaines, au-delà des contraintes matérielles et
écologiques adaptatives, ou des calculs et des préférences utilitaires maximisant les rapports
coûts/avantages de telles entreprises.
Dans ce but, Sahlins s'est intéressé aux pratiques alimentaires et vestimentaires
occidentales, afin de montrer qu'elles obéissaient avant tout à des codes culturels, et non à une
quelconque "satisfaction" de besoins naturels (se nourrir, se vêtir), ou à une quelconque
logique de marché. Le caractère comestible ou non comestible de certains animaux (chevaux,
chiens, porcins, bovins, etc.), comme le caractère masculin ou féminin, public ou intime,
stylisé ou négligé de certains vêtements (pantalons, jupes, dessous, etc.), ne découleraient
ainsi, ni de leurs propriétés physiques (valeurs nutritives, calorifiques), ni de leur rareté
potentielle, mais au contraire détermineraient selon lui la demande comme l'offre de biens.
Cela serait l'existence de ces codes d'oppositions arbitraires, qui ferait en définitive des
activités productives, la réalisation d'une intention culturelle investissant significativement ce
qui est digne d'être considéré comme "utile" : à l'appui de cette thèse, il souligne d'ailleurs que
la valeur sociale du bifteck ou du rôti, en comparaison avec les tripes ou la langue, est ce qui
sous-tend la différence de valeur économique. Du point de vue nutritif, cette notion de
morceaux "supérieurs" et "inférieurs" serait difficile à défendre. De plus, le bifteck reste la
viande la plus chère alors qu'il y a beaucoup plus de bifteck dans un bœuf que de langue
(1976:222).
La réaffirmation de la culture en tant qu'entité englobante et échappant en partie à
l'instrumentalisation des forces matérielles environnementales, est allée de pair avec la
révision salutaire de la notion kroeberienne d'aire culturelle, où était couplée aux propriétés
écologiques présentes dans une région géographique donnée, une série de traits culturels
censés caractériser les activités humaines qui s'y déroulaient. Longtemps restée le cadre
d'organisation de la muséographie, cette catégorie a connu récemment un important travail de
déconstruction et de remise à plat, du fait des doutes qui planaient sur ce découpage arbitraire
du monde en aires culturelles distinctes. Celles-ci étaient en effet rattachées pour la plupart à
une série thématique et problématique déterminée (les activités politiques dans le cadre du
lignage pour l'Afrique, religieuses dans celui de la caste pour l'Inde, économiques par rapport
aux systèmes d'échange intertribaux en Mélanésie, etc.), mais pouvaient susciter le soupçon
d'être en réalité alignées sur les intérêts géopolitiques et stratégiques des politiques étrangères
des puissances coloniales et américaines ; elles furent ainsi accusées par les postcolonial
studies de ne correspondre que très partiellement à une réalité locale socio-culturelle,
linguistique ou historique cohérente. Ces dernières, Edward Saïd à leur tête, ont ainsi critiqué
l'essentialisation de l'Orient qui avait été réalisée, au travers d'une présentation négative en
miroir du rationalisme occidental : la caractérisation des peuples "orientaux" en fonction de
cette incomplétude et de ces manques, a été ainsi vivement dénoncée dans le bilan des travaux
anthropologiques menés en Inde par exemple (Inden, 1990). L'intérêt à régionaliser le monde
en zones culturelles distinctes, s'est donc principalement déplacé, dans le fait de saisir la façon
dont cette régionalisation avait été l'expression de préoccupations académiques plus liées aux
hiérarchies et aux parcours universitaires qu'aux réalités de terrain (Fardon, 1990), et dans la
volonté concomitante d'aborder la manière dont cette régionalisation pouvait être désormais
élaborée dans le monde de l'après-guerre froide, sur de nouvelles bases, intégrant les
recherches désormais menées "at home" par les ethnologues aux Etats-Unis, en Europe, ou en
Inde. L'exemple peut-être le plus emblématique de cet exercice collectif a été récemment
l'ensemble des recherches supervisé par Albera, Blok, et Bromberger (2001), réhabilitant la
notion de civilisation pour mettre en avant l'existence d'un monde méditerranéen envisagé
comme un système de différences complémentaires entre juifs, chrétiens et musulmans. Le

21
regroupement des recherches par "aires culturelles" connaît donc un ré-engouement de par
son double mérite à pouvoir fonder un dialogue entre des disciplines voisines, et à confronter
différentes traditions nationales et différentes écoles de pensée sur l'analyse d'activités
similaires ou conjointement situées. Cette régionalisation des échanges entre chercheurs
favorise en effet une lecture historique du discours anthropologique, qui à rebours fait saillir
ses authentiques oublis et découvertes empiriques, comme ses véritables surinterprétations
oniriques. Une région comme l'Amazonie est à elle seule en effet, un monument historique
des pratiques ethnologiques : le diffusionnisme, le structuralisme, l'écologie culturelle, tout
comme la sociobiologie et l'anthropologie interprétative, s'y sont tour à tour succédées dans la
composition de monographies centrées sur des groupes isolés à l'habitat dispersé et à la
technologie rudimentaire, avant que ne s'opèrent doublement un changement de focal et
d'analyse, qui réintègre l'histoire des populations pré-colombiennes à la reconstitution de la
division internationale du travail au sein de laquelle s'articulait régionalement différentes
zones écologiques et formations socio-politiques, toutes reliées au travers de réseaux
commerciaux et matrimoniaux (Viveiros de Castro, 1996).
Parallèlement à la catégorie d'aire culturelle, c'est tout aussi bien la notion
durkheimienne de société, bâtie sur l'identification d'un type de division sociale du travail
responsable de formes de conscience collective spécifiques, qui a fourni pendant très
longtemps aux ethnologues comme aux sociologues leur totalité de référence, déclinée qu'elle
fût en société primitive (une division du travail en fonction de l'âge et du sexe parmi les
bandes de chasseurs-cueilleurs), en société segmentaire (stratifiée selon l'âge, le sexe et la
naissance), ou en état-nation (une division fondée outre sur l'âge, le sexe, et la naissance, sur
les compétences). Les travaux historiques et critiques de Kuper (1988) et Fabian (1983), sur le
maintien illusoire d'un modèle de société primitive autarcique et hors du temps, condamné au
nom du caractère rudimentaire de sa technologie et de ses activités productives, à fonctionner
comme une quête des origines de la famille, de l'état et de la religion pour l'Humanité, n'a
cependant pas empêché de confirmer tout l'intérêt qu'il y avait à suivre son élaboration sur la
base des activités d'échange qui la caractérisaient. Testart (1993), a soutenu ainsi dans le cadre
comparatif d'une juxtaposition des structures d'échange de différentes "sociétés primitives"
(aborigènes d'Australie, indiens d'Amérique du nord, tribus d'Asie du sud-est), l'existence
d'une homologie entre les formes des rapports sociaux qui y étaient établis parmi les humains,
et les formes de communication qui y étaient institués entre les humains et les êtres culturels
imaginaires (dieux, divinités, esprits, ancêtres). Lors de ces différents types d'échange, chez
les indiens, l'accent était plutôt mis sur le fait de savoir donner, chez les aborigènes, sur celui
de savoir recevoir, et parmi les tribus asiatiques plutôt sur celui de savoir rendre. Dans une
perspective similaire, Jamous (1981) s'est intéressé au système d'échange des violences entre,
et au sein même, des groupes lignagers d'agriculteurs d'une tribu berbère du rif oriental du
XIXe siècle, pour identifier les bases de fonctionnement de leurs structures sociales
segmentaires : il a pour cela, grâce aux récits recueillis parmi leurs descendants, reconstitué
les principaux rituels de mariage et de médiation de cette société pré-coloniale, afin d'en
dégager les représentations collectives (normes et valeurs) qui permettaient la circulation des
paroles, des biens et des morts, dans la longue série de joutes oratoires, de dépenses
ostentatoires, de meurtres et de violences physiques qui y scandaient les relations sociales.
Selon lui, c'était dans l'articulation idéologique spécifique l'un à l'autre des principes
de l'honneur et de la baraka, que se donnait à comprendre la cohérence globale de leur
société : alors que l'égalité relative des membres de la tribu était constamment remise en jeu
par leurs actions assidues de protection de leurs propres domaines de l'interdit (territoires,
terres, femmes) et de transgression de ceux des autres, la supériorité et l'autorité spirituelle de
certains de ses membres était, elle, constamment éprouvée par la capacité de ces derniers à
jouer les médiateurs dans ces rapports conflictuels, et à obtenir leur suspension temporaire par

22
le truchement de paiements compensatoires et d'actes sacrificiels, au nom de l'obtention de la
bénédiction divine. Ce présent travail de recadrage de la notion durkheimienne au niveau des
formations sans état, est inséparable des réflexions critiques ayant nourri l'expression des liens
complexes existant entre les catégories d'ethnie et d'état-nation. Cuisenier (1990 : 5) a par
exemple défendu dans le sillage des thèses primordialistes, l'idée d'une Europe constituée
d'une mosaïque d'ethnies, en conflit potentiel les unes avec les autres, sur la base de projets
collectifs et d'activités donnant sens à l'usage de la langue, à la possession d'un territoire, ou
encore à la pratique de coutumes et de rites religieux. Amselle (1990 : 19) a remarqué que les
différents critères qui en ce sens permettaient d'identifier une "ethnie" (un nom, une langue,
un espace, des coutumes, des valeurs, une même descendance, une histoire commune, un
sentiment collectif d'appartenance), renvoyaient en dernière instance à l'idée d'un état-nation
au caractère territorial au rabais, et nécessitaient un traitement qui fasse apparaître la nature
politique, historique, et en définitive interactive de cette construction7. Comaroff (1992) a
ainsi présenté le totémisme et l'ethnicité comme deux produits homologues d'une même
activité classificatoire des relations d'inclusion et d'exclusion existant entre des ensembles et
des sous-ensembles de populations. La différence entre ces deux modes de représentation de
l'altérité, tiendrait selon lui, à ce qu'ils soient élaborés dans deux types de contextes socio-
historiques radicalement opposés : tandis que le totémisme émergerait parallèlement à
l'établissement de relations de réciprocité entre des groupes humains structurellement
similaires sur le plan de la division sociale du travail, l'ethnicité se développerait à partir de
l'incorporation asymétrique et hiérarchisée de groupes humains interdépendants les uns vis-à-
vis des autres, dans une seule et même division sociale du travail. Et ces formes de conscience
politique se développeraient d'autant plus, qu'elles permettraient à rebours des mobilisations
collectives sur la base de marqueurs culturels, ayant un impact réel sur l'appropriation et la
redistribution des ressources sociales.
Le travail pionnier de Gellner (1989) en la matière, a en ce sens attiré l'attention sur le
fait, que les sentiments et les mouvements nationalistes pouvaient être conçus comme les
réquisits fonctionnels de la complexification de la division sociale du travail, qui avait initié le
passage des sociétés agro-lettrées aux sociétés industrielles, et la congruence d'une
unification politique territoriale et d'une homogénéisation ethnique et culturelle. Selon lui, il
fallait envisager ce passage à la lumière des gains de productivité et de croissance engendrés
par cette nouvelle division sociale du travail : ces deux exigences structurelles imprimaient en
effet au changement social un rythme et un recyclage sectoriel permanent des possibilités
d'emplois de la force de travail, stimulant la mobilité sociale et géographique des travailleurs,
mais requérant du même coup une communication accrue entre eux. Cette communication à
rendre possible entre des individus anonymes et étrangers les uns vis-à-vis des autres, aurait
pu être obtenue par la standardisation d'une langue, d'une écriture, et d'un corpus de
connaissances, transmis par un appareil éducatif centralisé, construit à l'encontre des
formations spécifiques dispensées à leurs membres par les communautés locales
d'interconnaissance, afin de préparer ces derniers à l'accomplissement de leurs futurs rôles
économiques évolutifs et interchangeables. Cela serait donc cet impératif d'exo-socialisation
et la prétention au monopole de l'éducation légitime qui en aurait suivi, qui serait ainsi à
l'origine des nationalismes potentiels, qui, selon les possibilités historiques de développement
offerts à eux, ne pouvaient que "s'emparer de populations disponibles et d'un territoire vacant
pour l'édification d'un état".

7
"La définition des frontières de la communauté X est un processus continu d'endo- et d'exo-assignation : la Xité
n'est pas définissable indépendamment du rapport de forces qui unit et oppose en permanence X et non X. La
Xité n'est pas une qualité sui generis, mais le fait d'être et de se considérer comme X est inséparable de la façon
dont les autres perçoivent les X en tant que X". (Amselle, 1990 : p. 36).

23
3.2- L'imbrication du local au global

D'autres approches contemporaines ont cependant relativisé l'importance de ces notions de


culture, de société, d'ethnie et d'état-nation, pour analyser les transformations à l'échelle
mondiale du capitalisme et du système géopolitique qui en était concomitant. Si en effet
l'extension contemporaine du capitalisme, caractérisée par l'accélération et la libéralisation
progressive des flux d'informations, de marchandises et de capitaux au sein de réseaux
transnationaux, s'est accompagnée d'un côté, d'une "large" diffusion planétaire du progrès
technique (révolution des moyens de communication et de transport, maîtrise des sources
d'énergie électro-mécanique et nucléaire, investissements directs des firmes multinationales),
et de l'autre, d'une urbanisation massive et de flux migratoires réorganisant la distribution
spatiale de la population mondiale8, ce phénomène d'interdépendance globale progressivement
institué depuis plusieurs siècles entre l'ensemble des populations humaines, est plus que
jamais aujourd'hui indissociable des bouleversements géopolitiques majeurs induits par
l'effondrement du monde bipolaire de la guerre froide, et du provincialisme religieux et
ethnique, qui parfois en émerge sous une forme violente et meurtrière (Tambiah, 1996). On
assiste aujourd'hui en effet à une remise en cause partielle de la souveraineté des "états-
nations", au nom des minorités ethniques et des confessions religieuses (Warren, 1993,
Kapferer, 1998), au nom des droits de l'homme et des interventions humanitaires (Pandolfi,
2003), au nom des mouvements sociaux et des risques écologiques, épidémiologiques ou
nucléaires partagés par toute l'humanité (Fortun, 2001), mais aussi au nom de l'accumulation
des profits et du capital, des marchés financiers, et des firmes multinationales (Meillassoux,
1998), au nom des mafias criminelles (Geffray, 2001), du terrorisme fanatique, et de
l'expansion transnationale de sectes et d'églises assurant par la conversion et l'initiation, un
syncrétisme individualisé de prétentions universalistes éthiques et d'aspirations
communautaires particularistes (Mary, 2000).
Il apparaît aujourd'hui ainsi dérisoire à la plupart des ethnologues de se lancer dans la
confection de monographies décrivant à petite échelle des groupes analphabètes isolés et
territorialement circonscrits (communautés rurales, sociétés primitives), lorsque ces derniers
participent activement à la décennie des populations autochtones organisée par l'O.N.U, et
envoient parfois leurs représentants aux côtés de pops-stars internationales (Sting) pour
plaider leur cause sur les plateaux des plus grandes chaînes de télévision. Thornton (1992)
dans le sillage du postmodernisme, a rappelé ainsi la construction rhétorique de ces
monographies qui induisaient l'existence de totalités fictives, grâce à l'utilisation de figures de
style (métaphores, métonymies, synecdoques, ellipses, ironie), établissant des relations
significatives faisant s'équivaloir la partie des conduites isolées dans l'enquête, au grand tout
imperceptible de l'ordre social et culturel rendant compte de la possibilité de ces expériences
fragmentées. De la même façon, apparaît aussi comme illusoire, la tentative de territorialiser
l'interdépendance des activités économiques, politiques et culturelles dans le cadre des états-
nations, lorsque les politiques d'ajustement structurel du FMI participent à l'effondrement des
sociétés sud-américaines et à la propagation des crises financières en Asie et en Russie. Gupta
& Ferguson (1997) ont ainsi de leur côté interrogé la spatialisation des différents collectifs au
travers des pratiques politiques qui s'évertuaient à produire des liens entre des lieux, des gens,
et des formes de culture et d'organisation sociale. Le discours anthropologique étant à compter
selon eux au nombre de ces pratiques, de par sa tendance à réifier les totalités qu'il propose à
l'analyse, l'enjeu central deviendrait alors d'orienter celui-ci sur l'étude des activités et des
relations de pouvoir par lesquelles ces "communautés imaginées" se retrouvent rattachées à

8
Relativisons toutefois ces mouvements de population puisque moins de 2% de la population mondiale se
déplace internationalement. (Friedman, 2000)

24
des endroits imaginés, en termes d'occupation et de cohabitation possible avec des membres à
la fois différents et semblables.
La mondialisation contemporaine semble donc inextricablement liée à un étrange
paradoxe identitaire, fondé sur le franchissement d'un nouveau seuil dans la compression
spectaculaire de l'espace-temps, formant le cadre de répercussion des échanges, des
déplacements et des événements à l'échelle de la planète : jamais en effet, pour reprendre une
expression d'Augé (1992 : 51), les histoires individuelles n'ont été aussi explicitement
concernées par l'histoire collective, mais jamais non plus les repères de l'identification
collective n'ont été aussi fluctuants. Ce paradoxe est manifeste aussi bien dans l'articulation de
l'autonomisation des destins individuels à l'aggravation des inégalités sociales et des
phénomènes d'exclusion, que dans celle de l'homogénéisation progressive des modes de vie à
l'hétérogénéisation radicale des différences culturelles (revendications nationalistes,
purifications ethniques, montée des intégrismes et des fondamentalismes religieux). C'est dans
ce cas tout autant l'américanisation et la marchandisation des activités locales qui pose
problème, que la –isation en elle-même (indonésisation de l'Irina jaya, japonisation des
coréens, indianisation des sri-lankais, vietnamisation des cambodgiens, russification des
tchétchènes et des républiques baltes, islamisation radicale des algériens et des afghans,
évangélisation des américains, etc.). Une autre façon de formuler ce paradoxe identitaire, est
de reconnaître qu'en lui se pose de façon encore plus accrue, la question du contenu et des
contours des "totalités" nécessaires à la délimitation des cadres d'analyse et de
contextualisation des activités menées par les gens. Il apparaît en effet de plus en plus
nécessaire de disposer de cadres permettant l'articulation dans le temps et dans l'espace, des
contextes locaux d'interaction où sont en situation de co-présence les agents menant ces
activités, aux contextes globaux d'interaction systématisée à distance, où ces agents ne sont en
contact avec les uns et les autres que par l'intermédiaire des médiateurs et des chaînes
événementielles répercutant les conséquences de leurs activités. Il n'est donc pas surprenant
qu'une grande partie des travaux ethnologiques contemporains se soient attelés à cette tâche,
et aient proposé toute une gamme de "totalités" nouvelles (la ville, les mondes contemporains,
le "scape", le dispositif du bio-pouvoir, le "global ecumene", le système-monde, la chaîne de
société, etc.), pour tenter de résoudre plus particulièrement ce paradoxe identitaire, et plus
généralement, ce problème de délimitation des cadres contextuels inhérents au déploiement
des activités humaines.

La ville

L'espace urbain fut ainsi, parmi ces catégories, la plus développée ces dernières
années, de par la singularité des modes de vie et des agencements d'activités censés la
caractériser. Selon Hannerz (1980), la ville est à envisager comme le fruit d'un triple
processus : une concentration démographique poussée en un même lieu, d'un certain nombre
d'individus (densité de la population et taille de l'agglomération) ; une diversification relative
des activités productives possibles pour ces individus en ce lieu, concomitante à l'émergence
de différents groupes sociaux en rapport avec l'articulation de ces différents moyens
d'existence les uns aux autres (une division sociale élaborée du travail) ; et une
hétérogénéisation sociale et culturelle liée à un accroissement de la mobilité et à une
juxtaposition dans un lieu structuré de pratiques sociales différentes, amenant les individus à
se trouver confrontés à des formes d'expériences de la vie en collectivité distinctes. Cette
triple concentration permettait ainsi aux gens une double expérience fondamentale : d'une part
celle de l'anonymat, d'autre part celle d'une circulation possible entre des milieux différents
mais contigus (parfois enclavés, ségrégués, isolés ou intégrés les uns vis-à-vis des
autres). Selon Hannerz, ces milieux sont principalement dérivés du foyer domestique et des

25
activités éducatives, de l'espace public lors des déplacements et des échanges fonctionnels, du
voisinage et des habitudes routinières y étant corrélées, des espaces de détente où sont
consommés des loisirs, et enfin des espaces professionnels où il est possible de gagner sa vie.
A chaque milieu correspondrait ainsi un "inventaire de rôles" disponible, que les individus
choisiraient stratégiquement de s'approprier et de transplanter d'un milieu à l'autre, à
proportion des situations d'interaction où ces rôles leur permettraient de satisfaire leurs
intérêts, de poursuivre leurs objectifs ou de garantir leurs attentes expectatives quant aux
comportements d'autrui. La particularité de la ville en tant que totalité, résiderait ainsi dans le
réseau maillé des nombreux et différents types de conduites attendues des individus
(répertoire de rôles), en fonction des milieux qu'ils seraient amenés physiquement à parcourir
à la rencontre des uns et des autres, selon des sentiers spatio-temporels plus ou moins fixés et
institués dans le cadre d'une division du travail complexe et concentrée en un même lieu.
C'est en tout cas en écho à ce modèle de l'espace urbain, que Barth (1983) s'est efforcé
de nous présenter la troisième ville du sultanat d'Oman (Sohar), dans laquelle il enquêta à
plusieurs reprises au milieu des années 1970. Devant la complexité et l'entrecroisement des
affiliations et des critères de distinctions possibles de ces citadins (la richesse et la propriété,
la descendance, les stigmates de l'esclavage, la foi hindoue, sunnite, chiite, ibadite, la
scolarisation, la langue, l'endogamie tribale, l'exogamie des migrants, les multiples façons de
gagner sa vie), Barth renonça rapidement à rechercher parmi ces 20 000 habitants l'existence
d'une pyramide sociale en fonction des activités productives et des sources de revenus, car la
majorité de ces derniers provenaient tous du commerce et des virements effectués par les
travailleurs migrants exilés. Il renonça aussi à le faire en fonction de l'ethnie de référence, car
les activités des gens, leurs niveaux de vie et ceux qu'ils fréquentaient au quotidien ne
pouvaient être regroupés selon cette ligne de clivage. Et de la même façon, il abandonna l'idée
d'une stratification sociale fondée sur des liens de parenté, car il existait dans cette ville un
flux permanent de gens de passage, qui arrivaient et s'installaient, ou qui s'en allaient. Il
décida plutôt de s'intéresser aux trajectoires biographiques d'un certain nombre de ses
informateurs, et de suivre le cours quotidien de leurs activités et des relations sociales qu'ils
déployaient et entretenaient jour après jour, afin d'en remonter les réseaux d'interactions. Il
dirigea ainsi sa curiosité sur le sens commun citadin, qui permettait selon lui à ces acteurs de
trouver leur place en ville, et d'entrer en transaction les uns avec les autres en s'adaptant aux
différences de compétence professionnelle, de religion, de langue et de coutume propres à la
diversité des rôles des habitants de ce port international. Il remarqua ainsi que trois principaux
milieux structuraient cette diversité des rôles : le foyer domestique, où existait
majoritairement une ségrégation des sexes (les femmes portaient la burqa dans l'espace
public), le marché, lieu de pratiques commerciales et d'occupations professionnelles
principales, et le fort, où étaient littéralement consignés l'administration et les symboles du
pouvoir politique central. Selon Barth, la clef de cette organisation citadine n'était donc pas à
rechercher au niveau de mécanismes d'affiliation et de recrutement de membres de groupes
socio-culturels agencés dans une totalité fonctionnelle (la société urbaine locale), mais au
niveau des codes de signification et des normes de conduite qui permettaient aux individus de
se mêler les uns aux autres, de s'engager les uns avec les autres, et de choisir tout en les
évaluant les différents mérites des réseaux au sein desquels ils désiraient s'aventurer…
Autrement dit, c'était parce que le sens commun citadin était élaboré au niveau du code de
politesse, du principe de l'élégance et des bonnes manières, au niveau d'un idéal puritain
d'autonomie individuelle, et en écho à une dépersonnalisation des transactions commerciales
conjugué à un désengagement de l'état de la vie sociale quotidienne, qu'étaient réalisées
d'après lui les conditions idéelles permettant l'agencement de la diversité des rôles dans les
relations urbaines quotidiennes. Un sens commun, il faut tout de même le reconnaître,

26
étrangement libéral et masculin en l'occurrence, de par l'exclusion des femmes de l'espace
public…
Aussi, là encore, une introduction à l'existence de totalités nouvelles comme la ville,
nous révèlerait rapidement, sa conceptualisation différente d'un auteur à l'autre. Et les
difficultés ne feraient que redoubler à considérer que les ethnologues puissent tout aussi bien
travailler et enquêter dans des lieux empiriques faisant partie intégrante de ces paysages
urbains, sans pour autant se référer dans leur analyse de ces lieux et des activités qui s'y
exercent, à la "ville" prise dans sa totalité : c'est le cas par exemple d'un groupe d'ethnologues
français, qui à l'initiative d'Augé (1994), préfèrent renvoyer à l'existence de "mondes
contemporains".

Les mondes contemporains

Que cela soit donc à travers l'étude de mouvements prophétiques (Dozon, 1995) et de
cultes syncrétiques coloniaux en Afrique (Mary, 1999), ou par l'abord d'un marché aux truffes
de Carpentras (De la Pradelle, 1996), l'ensemble de ces ethnologues s'est inscrit dans une
volonté commune de penser les figures de l'altérité et de la rationalité dans la mondialisation à
partir de la notion de "monde", rattachée à l'investigation de lieux spécifiques. L'idée y était
de souligner le rôle des activités rituelles dans l'affiliation de ces lieux et des gens qui les
traversent, à différentes formes de communautés imaginées. Les activités rituelles furent en ce
sens élargies à l'ensemble des cérémonies religieuses, des mises en scènes du pouvoir
politique, ou des spectacles sportifs. Selon Augé (1994 : 89), toutes avaient en commun d'être
des dispositifs à finalité symbolique construisant des identités relatives (en référence à
l'ethnie, la nation, la religion) à travers des altérités médiatrices (le sexe, l'âge...) ; autrement
dit d'articuler une relation d'ambivalence aux autres (soit x, soit y), à une relation d'ambiguïté
à l'autre (ni x, ni y). L'idée était donc de concevoir les individus et les groupes comme placés
au croisement de divers mondes plus ou moins enchevêtrés les uns aux autres, et de
reconnaître que les activités rituelles avaient d'abord pour fonction de différencier et
d'articuler plus distinctement l'un à l'autre ces mondes, de faire communiquer ces systèmes
symboliques sur un mode que l'enquête ethnographique se devait de dévoiler à chaque fois.
La délimitation de mondes différents et singuliers, renvoyait ainsi à l'existence de collectivités
diffuses, basées sur des activités partagées et un ensemble d'habitudes, de valeurs ou de
références communes (1994 : 127), et ne pouvait paradoxalement s'appréhender ainsi qu'au
travers d'une ethnologie de l'entre-deux monde, mettant en valeur le rôle actif pris par les
individus lorsqu'ils se retrouvaient par là à la croisée de situations sociales et d'espaces de
communication hétérogènes.
L'exemple le plus illustratif de ces nouveaux mondes abordés par Augé (1992 : 118),
fut l'intérêt porté à la multiplication des non-lieux, ces espaces utilitaires (transports,
commerces, loisirs, transits) organisés autour d'une "contractualité solitaire", où les individus
y circulent temporairement dépareillés de leurs affiliations et de leurs jeux de rôles habituels :
les aéroports, les gares, les stations aérospatiales, les autoroutes, mais aussi les centres
commerciaux, les parcs de loisirs, les grandes chaînes hôtelières, tout comme les camps de
réfugiés se sont ainsi retrouvés devenir sous la plume d'Augé, autant d'espaces non identitaires
(au sens où les gens ne se reconnaissent ni se déterminent en eux), non relationnels (en
rapport des difficultés à y développer des liens non contractuels avec les gens) et non
historiques (au sens où il est impossible de s'y implanter dans la durée pour y vivre). En
d'autres termes, ils y furent appréhendés comme des espaces de circulation, de consommation,
de communication ou de refuge, où faisaient justement défaut les activités rituelles
nécessaires au cosmopolitisme.

27
3.3- Macro-anthropology vs Global anthropology

A parcourir ces nouvelles totalités proposées par l'ethnologie contemporaine, on


s'apercevrait là encore des difficultés à penser à l'échelle du "village planétaire", et à articuler
ainsi les contextes locaux de co-présence, aux situations d'interaction systématisée à distance
au sein d'unités analytiques cohérentes. Quelques tentatives récentes, soucieuses d'analyser
leurs matériaux empiriques au-delà des catégories d'ethnie, d'état-nation, ou de culture, trop
ancrées à leur goût dans l'idée d'une humanité clivée en une mosaïque d'unités homogènes
distinctes et juxtaposées les unes aux autres, ont milité ainsi pour la nécessité d'agrandir les
échelles spatio-temporelles de référence, afin d'y inclure les différents flux et réseaux qui
mettaient en relation dans la durée et malgré la distance, bon nombre de populations à la
surface du globe. Wallerstein fut ainsi un des premiers à rappeler que cela faisait presque 400
années maintenant, que les activités productives occidentales principales requéraient pour leur
développement des éléments (techniques, métaux précieux, aliments de base, travailleurs)
provenant de l'extérieur du pays où elles étaient localisées, et que les produits de ces activités
étaient en grande partie écoulés sur le marché mondial. L'important travail collectif de
déconstruction de la notion d'ethnie mené en Afrique de l'Ouest pré-coloniale sous la direction
d'Amselle et M'bokolo (1985), a par ailleurs très bien rendu compte de la façon dont les
administrateurs coloniaux avaient regroupé pour mieux les gouverner, à partir d'un découpage
territorial fonctionnel (cercle, district), des populations essentialisées pour l'occasion
(Mynianka, Dogon, Bambara, Senufo…), alors que ces dernières s'inséraient depuis plusieurs
siècles dans des chaînes de sociétés9 couvrant toute la zone soudano-sahélienne. Selon ces
auteurs, les formes et les contenus des différentes cristallisations politiques instituées parmi
ces chaînes de sociétés (confédérations de villages –kafo-, chefferies, royaumes –ex. de Segu
et du kaarta-, empires –Ghana, Mali, Songhay, Samori-), devaient être plutôt identifiées en
rapport à leur émergence régulière du jeu des alliances matrimoniales et des conquêtes
guerrières, parties prenantes du contrôle du commerce caravanier transaharien international,
qui approvisionnait en esclaves, en produits vivriers (riz, igname, mil) et en biens précieux
(or, cola, sel, textiles), l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest et du Nord.
De son côté, pour légitimer une perspective transnationale, Appadurai (1996) a
défendu l'idée d'une fin prochaine du système des états-nations : ce système géopolitique
serait selon lui voué à disparaître, tant au niveau des souverainetés territoriales que des
légitimités idéologiques, de par l'émergence et l'organisation transnationale en réseaux, de
"diasporas de publics déterritorialisées et enfermés dans leurs bulles", s'exprimant et
communiquant à l'aide de médias électroniques pour développer des types de solidarités
translocales, de mobilisations transfrontalières, et d'identités postnationales, toutes fondées
sur des formes de loyauté contextuelles, plurielles, sérielles et nodulaires, imaginées en écho à
de profondes aspirations collectives sui generis (cf. les notions d'ethnoscape, financescape,
technoscape). Ces formes d'imaginaires collectifs difficilement localisables, annonceraient
selon lui l'émergence d'un ordre géopolitique postnational, non pas formé d'unités politiques
culturellement homogènes à l'image des états-nations, mais plutôt fondé sur des relations
entre des unités politiques aux horizons culturels hétérogènes (des mouvements sociaux, aux

9
"Alors qu'avant la colonisation, ces différents espaces économiques, politiques, linguistiques et religieux
étaient imbriqués à l'intérieur de « chaînes de sociétés », on va assister avec la conquête à une entreprise de
désarticulation des relations entre les sociétés locales. () Ce sont ces nouveaux découpages territoriaux qui
seront, dans un premier temps, repris à leur compte par les ethnologues qui traiteront des "Dogon", des
"Senoufo" comme autant de « sujets » ethniques, alors que ces populations étaient divisées en unités de bien plus
petite taille (aires matrimoniales, localisations lignagères, tribus, fédérations de villages, groupements
territoriaux de sociétés secrètes, etc.) ou bien étaient englobées, du fait de leur dépendance envers des Etats ou
des réseaux marchands internationaux, dans des entités beaucoup plus vastes, ou bien encore - ce qui semble
être le cas le plus fréquent - combinaient ces deux caractéristiques." (Amselle & M'Bokolo, 1985 : p. 38-39).

28
groupes d'intérêts, en passant par les corps professionnels, les ONG, les polices armées, les
corps judiciaires, etc.). Cependant, d'autres ethnologues, plutôt que de décréter la disparition
des frontières territoriales, ont préféré orienter leurs recherches sur la façon dont la circulation
de ces flux de capitaux, de techniques, d'images et d'informations, remodelaient l'exercice du
pouvoir d'état et transformaient à la fois sa matérialisation et la légitimation de sa
souveraineté parmi les populations vivant sur son territoire. Ong (1999) a fait pour cela appel
à la notion de Bio-pouvoir fondée par Foucault (1976:186), pour identifier le dispositif dans
lequel étaient prises les populations des états asiatiques autoritaires (Malaisie, Singapour)
convertis au néolibéralisme.
Foucault avait en effet mis en corrélation avec le développement du capitalisme en
Europe au XVIIIe siècle, le déploiement d'un nouveau mode de gouvernement, fondé
complémentairement sur la régulation des populations par une gestion administrative des
événements et des risques pesant sur leur croissance démographique (naissance, maladie,
mort), et le contrôle et la discipline des corps et des volontés humaines nécessaires à la
majoration de leurs aptitudes productives et à l'exaltation de leur loyauté à l'égard du collectif
territorial en gestation. Ce nouveau mode de gouvernement correspondait selon lui à un
dispositif, c'est à dire à un ensemble coordonné d'activités différentes : de nouvelles
techniques de production et de communication, avaient été ainsi conjuguées à des activités de
police et articulées à de nouvelles procédures disciplinaires et à de nouvelles techniques
d'enfermement des déviants, de surveillance et d'évaluation des activités sexuelles, dans des
lieux tels que le foyer domestique, l'école, l'hôpital, la caserne, l'atelier ou l'administration. Ce
dispositif avait selon Foucault activement participé à l'avènement de l'époque moderne :
d'abord, en rendant possible selon lui "l'ajustement de l'accumulation des hommes sur celle du
capital, l'articulation de la croissance des groupes humains sur l'expansion des forces
productives et la répartition différentielle du profit" ; ensuite, en favorisant l'intégration de
l'individu à des macro-entités sociales plus vastes que les communautés locales de référence,
et la transformation de cet individu ainsi détaché de ses liens élémentaires d'appartenance ou
de dépendance, en un élément de poids pour le développement du capitalisme et le
renforcement de la puissance de l'Etat.
Or, c'est précisément à la fois cette fonction du dispositif du bio-pouvoir, et la nature
des techniques utilisées que nuance Ong, lorsqu'elle désire montrer les liens étroits existant
actuellement entre le libéralisme économique pratiqué par les tigres et dragons asiatiques, et
le communautarisme culturel et religieux encouragé par leurs soins, pour conjuguer l'élévation
du niveau de vie de la population, à l'absence totale de protection sociale et de représentation
démocratique de celle-ci. Selon elle, dans le cas de la Malaisie, le contrôle des conduites à la
fois publiques et intimes, et la stimulation des performances productives des "citoyens",
favorisé par l'encouragement des "traditions spirituelles" musulmanes défendues par les
ulamas à l'échelle locale, est à mettre au crédit d'un management différencié des populations
par l'Etat, en fonction de leur insertion souhaitée dans les flux de capitaux et de techniques
contrôlés par les multinationales japonaises et les diasporas commerçantes chinoises. La
population se retrouve de fait segmentée en différentes couches (ethniques, hommes/femmes,
entrepreneurs/cadres/travailleurs manuels), pour lesquelles s'appliquent des politiques
normatives leur reconnaissant ou non des droits et des privilèges, parallèlement à leur capacité
d'insertion sur le marché du travail connecté au marché mondial des biens et des services :
autant alors les milieux privilégiés malais (middle and upper middle classes) peuvent
bénéficier aussi bien de l'appareil éducatif que des exonérations d'impôts et des diverses aides
versées à ces entrepreneurs musulmans pour s'insérer dans les parcs technologiques et
industriels couvés par l'Etat, autant les travailleurs migrants philippins et les jeunes ouvrières
malaises restent confinés dans les zones franches sous l'autorité des entreprises s'y installant,
et autant les groupes aborigènes du pays considérés comme non compétitifs et non productifs,

29
sont-ils délaissés dans leur jungle, exposés à la répression militaire ou aux conséquences de
l'exploitation commerciale de leur environnement (barrages, plantations, golfs) par des
compagnies peu soucieuses de leur existence, lorsqu'ils refusent de quitter leurs territoires
pour se sédentariser et devenir ainsi des paysans alphabétisés et islamisés pour le bien être du
pays. C'est donc finalement à une souveraineté graduée de l'Etat que l'on a ici affaire,
appliquée différemment sur l'étendue du territoire en fonction de la connexion de ces poches
de citoyenneté aux flux et aux réseaux de production transnationaux capitalistes, et
significativement rattachée ainsi, à différents niveaux d'intégration sociale (régional, national,
transnational), à plusieurs formes de loyauté diffusées et cultivées par l'Etat (musulmanes,
néo-confucianistes, néolibérales).
En définitive, les analyses contemporaines des transformations de l'état-nation, si elles
font donc appel à d'autres catégories que celle de société, d'ethnie ou de culture, n'en semblent
pas moins suivre une importante ligne de clivage et obéir ainsi à une polarisation importante,
selon la propension de leurs auteurs à traduire les contrastes inhérents au paradoxe identitaire
de la mondialisation, en termes de différences culturelles, ou en termes d'inégalités sociales :
le fait inhérent à la complexification de la division du travail selon Durkheim, de "dépendre
beaucoup plus des autres tout en étant plus autonomes vis-à-vis d'eux", est ainsi distinctement
élaboré dans la contextualisation des activités que les gens exercent, selon deux voies
principales. La première insiste d'abord sur la nature qualitativement différente des rapports et
de l'identité de ces "autres" auxquels ces "gens" se trouvent être rattachés. La seconde renvoie
prioritairement à la nature inégalitaire des rapports et aux écarts plutôt quantitatifs distinguant
la position de ces autres auxquels ces "gens" se trouvent être reliés. Par là s'opposent ainsi
actuellement une macro-anthropologie axée sur la reformulation de la catégorie de culture à
l'échelle de la planète (l'oekoumène global de Hannerz, les mondes imaginés des diasporas –
scape- d'Appadurai), à une anthropologie globale centrée sur le dépassement de la notion de
société à l'échelle de l'histoire mondiale (les systèmes mondiaux de Wolf ou de Friedman).

L'oekoumène global

Le paradoxe identitaire de la mondialisation, semble se résoudre selon Hannerz


(1992), si l'on s'intéresse en priorité à la façon dont circulent à l'échelle de la planète les idées,
et à la manière dont celles-ci font en permanence l'objet d'un travail d'appropriation et de
réinterprétation par les individus et les groupes qui les utilisent, pour orienter leurs conduites
dans les différents domaines de leur existence. Le global ecumene est ainsi la toile de
significations dans laquelle est suspendue l'humanité, et correspond à l'ensemble des
interactions et des échanges culturels observables à partir du réseau tissé et entrelacé des
multiples flux de signification (flows of meanings) parcourant le monde au gré des migrations,
des voyages, des communications, des échanges, et de la diffusion des marchandises et des
produits culturels. Selon Hannerz, ces flux de significations ont en effet certaines propriétés
qu'il est essentiel d'identifier et d'étudier indépendamment des sociétés qu'ils traversent, si l'on
veut parvenir à l'intelligibilité de ce paradoxe identitaire. La plus importante est la double
inscription de ces représentations dans des formes matérielles présentes dans l'environnement
(images, chants, slogans, livres, etc.), et dans des opérations mentales propres à l'individu
(croyances, désirs, jugements), ce qui nécessite leur "traduction", et suppose parfois la
modification de leur contenu au cours du travail d'externalisation ou d'internalisation dont ces
représentations font ainsi l'objet. Leur degré de complexité est selon lui fonction du nombre
de connotations et de dénotations qu'elles acquièrent au cours de leur carrière, qui lui même
est corrélé au niveau de développement des technologies de communication (écriture,
imprimerie, médias électroniques, etc.) qui participent à leur diffusion. C'est en effet à une
cartographie spatio-temporelle de ces flux de significations que se livre Hannerz, lorsqu'il

30
propose d'une part de les aborder à partir de la spécificité des activités humaines qui les
produisent et les diffusent, et d'autre part de les classer en fonction de leurs vitesses de
propagation, de leurs sources et de leurs directions, et des relations d'asymétrie ou de symétrie
qui relient les différentes aires de diffusion et de localisation de ces courants idéels parmi les
gens.
Quatre types principaux d'activités forment en effet selon lui la matrice sociale
(framework) au sein de laquelle sont élaborés, structurés et dispatchés ces flux de signification
tout autour du monde : il y a d'abord les activités politiques liées au fonctionnement de l'état
(de la propagande à l'exosocialisation en passant par le droit, les flux y sont homogénéisés
dans leurs formes et stabilisés dans leurs contenus), il y a ensuite les activités de la vie
quotidienne liées au foyer domestique, au milieu professionnel et au voisinage (où les flux
sont à la fois hétérogènes et stables de par leur enracinement dans le sens commun), puis les
activités rattachées au fonctionnement concurrentiel du marché des biens et services (où les
flux présentent complémentairement une instabilité et une homogénéisation liées aux
innovations), et enfin celles déployées dans les différents mouvements sociaux contestataires -
ouvriers, féministes, écologiques, pacifistes-, où les flux se différencient tant au niveau de
leurs formes que de leurs contenus. Hannerz rajoute transversalement à ces quatre modes de
distribution sociale des flux, qui représentent donc en réalité différentes échelles de partage et
de transformation des significations diffusées, toute une série de facteurs facilitant ou
diminuant l'écoulement de ces flux (en fait leur hégémonie), entre leurs lieux d'origine et leurs
points de passage ou d'arrivée. Entrent en compte ainsi selon lui, la proportion du nombre
d'émetteurs par rapport au nombre de récepteurs (scale: one to one, one to many, few to many,
etc.), les horizons de significations disponibles avant l'échange pour chacun des participants
(baseline), les types respectifs de contenus significatifs et de formes mobilisées durant
l'interaction par chacun des participants (input mode), la quantité de contenus significatifs
apportée respectivement par chacun (input quantity), la possibilité pour tous d'accompagner
leurs messages de sanctions (power linkage), et de ressources matérielles utilisables (material
resource linkage). Ces dimensions symétriques ou asymétriques de l'échange culturel, selon
qu'elles soient donc combinées ou renforcées inéquitablement, peuvent caractériser ainsi
différents types de domination culturelle, dont l'idéologie est la forme la plus aboutie lorsque
une minorité d'émetteurs transmettent un flux expansif de formes homogènes et de contenus
stables, adoptés par la masse des récepteurs en raison des sanctions et des ressources dont sont
accompagnés les messages ainsi véhiculés (1992 : 104).
La description de ces caractéristiques propres aux flux de signification permet à
Hannerz d'insister sur la complexité et la diversité des forces globales et des activités locales
participant à la formation et à la propagation des représentations à l'échelle du monde : y est
ainsi opérée une véritable arborisation de la culture selon une métaphore fluviale. A la façon
dont les rhizomes se multiplient par branchements et interconnections le long d'un processus
de ramification et de subdivision des différentes branches issues de la racine mère, les flux de
significations, sont en permanence construits et déconstruits par les individus et les groupes
qui changent, altèrent, ou répliquent leurs contenus et leurs formes dans le cadre des activités
qu'ils mènent (framework), lorsqu'ils se les approprient en certains lieux. Ce travail
d'appropriation est de plus directement corrélé à la façon même dont ces flux parviennent
jusqu'à ces lieux : les flux peuvent en effet y confluer, y diverger, s'y croiser, s'y mélanger, s'y
affronter, voire s'y arrêter ou remonter à contre-courant vers leurs lieux d'origine… C'est ce
double processus qu'Hannerz nomme la créolisation des cultures : la confluence de flux de
sources différentes (tant sur le plan historique que spatial), et leur traitement local simultané
participent ensemble à l'émergence de nouveaux flux, réorientés et intégrant les formes et
contenus respectifs de chacun en fonction des relations symétriques ou asymétriques
entretenus entre les différents représentants de ceux-ci, et les auteurs de ces nouvelles

31
subcultures hybrides10. Car c'est lorsque, au niveau de leur cristallisation dans des expériences
concrètes partagées (en contexte de co-présence), ces flux alimentent les normes de conduite
et submergent l'inventaire des rôles endossés par les individus, que l'on est en mesure de
parler de micro-cultures locales, constituant ainsi de véritables perspectives collectives sur les
autres perspectives par les flux véhiculées. Le caractère éventuellement hybride de celles-ci,
dépend de la façon dont les représentations qui les composent font appel simultanément à n
registres de significations issus de n flux différents, mais s'éclairant mutuellement les uns et
les autres de façon critique, ironique, ou subversive. La composition de ces paysages
imaginaires est donc à la fois le résultat des activités interprétatives individuelles, le précipité
local des modes de distribution sociale des différents produits culturels (théories, musiques,
arts, langages, rituels, cuisines, etc.), et la conséquence du degré de symétrie ou d'asymétrie
des échanges existant entre les gens qui se communiquent ces derniers. Pour cette raison, ce
sont les lieux et les moments situés à l'interface de flux massifs et différenciés (les villes), ou
bien faisant barrage ou présentant une certaine résistance à la rencontre de ces flux (les
frontières), qui vont faire l'objet privilégié des investigations ethnographiques, pour bien
mettre en valeur cette gestion "créole" individuelle ou collective de la diversité culturelle.
Ainsi, Hannerz s'intéresse-t-il aux biographies des élites culturelles pour expliquer
comparativement l'âge d'or de trois grandes villes cosmopolites (Vienne au tournant du siècle,
Calcutta pour sa renaissance bengali du 19e, San Francisco pour sa beat culture des années
50), en montrant qu'il existe pour chacune une similarité de leur ouverture aux flux et une
façon homologue de les canaliser sous la forme de "tourbillons" dans des lieux privilégiés et
fréquentés par ces élites d'horizons diverses. De la même façon Rosaldo (1988) et Kearney
(1991) s'emploient à étudier les imaginaires locaux à la frontière américaine et mexicaine, du
côté des candidats à l'exil ou de celui des passeurs d'immigrés clandestins (les coyotes).
Tandis que Herzfeld (1997) focalise sa recherche sur la vie d'un romancier grec originaire de
la ville et de la région côtière crétoise dans laquelle il a enquêté. L'idée là aussi est de
travailler à la marge, en mettant en évidence le développement des thèmes de l'œuvre de ce
romancier, en réaction critique aux travaux anthropologiques ayant été réalisés sur "son" pays
et sur les gens, les événements, et les lieux relatés au travers d'écrits réalistes. L'enjeu, à partir
du moment où cet écrivain conteste les états de conscience y étant attribués aux gens, est de
son côté sa capacité à caractériser selon sa perspective, les motivations et les intentions de ses
personnages de fictions au travers d'une reconstitution réaliste de l'histoire locale. A travers
l'ensemble de ces travaux ethnographiques, c'est donc la question générale du fonctionnement
du global ecumene qui est posé à partir des initiatives individuelles localisées s'y trouvant
connectées.

Les systèmes mondiaux

Face à l'idéalisme d'un monde postcolonial fonctionnant culturellement au-delà des


frontières politiques et des inégalités sociales, où les gens et les produits culturels
circuleraient indéfiniment pour communiquer et s'échanger sans entraves véritables, et où en
définitive, le paradoxe identitaire de la mondialisation se résoudrait au niveau de la création et
de la transmission des représentations orientant les conduites individuelles, un matérialisme

10
Le reproche qui a été fait à Hannerz de tenir une position essentialiste de par les implications de ses
métaphores en terme de bouturage culturel (où différentes espèces culturelles "pures" feraient un travail
permanent de croisement, qui permettrait cependant à partir de fragments la reconstitution des cultures
d'origine), ne tient pas compte des limites par lui-même imposées à ses métaphores : celui-ci demeure en effet
très circonspect sur la possibilité de remonter aux véritables sources des flux de signification, et préfère axer sa
réflexion sur les lieux de provenance immédiate de ces flux, le caractère symétrique ou non de leur circulation, et
le degré variable de créolisation de toute culture.

32
s'est érigé pour rappeler que la majorité de la population mondiale vivait enfermée dans des
frontières bien réelles, faites de passeports, de no man's land, de barbelés électrifiés, de
bunkers, de prisons, lorsque ce n'était pas les barrières de la couleur de peau ou du pouvoir
d'achat qui leur délimitaient strictement un cadre étroit d'existence, notamment dans les
banlieues, favelas, et ghettos des mégapoles industrielles. Des ethnologues comme Friedman
(2000) sont même allés jusqu'à assimiler le discours cosmopolite de l'hybridité et de la
créolisation, à une forme de rhétorique néolibérale, et au point de vue des élites intellectuelles,
financières, politiques, diplomatiques ou artistiques, qui expérimentaient les communications
internationales, les voyages à répétition, et les déplacements professionnels au travers d'une
appropriation sensuelle et visuelle d'un espace riche en différences culturelles, sur le mode de
la consommation et de la distanciation. Si en effet, l'ensemble de ces ethnologues se
retrouvent sur le principe d'enquêter sur l'impact de processus et de forces globales à l'échelle
de la planète, échappant par conséquent en partie à l'emprise de gens situés dans des lieux
particuliers, de fortes divergences se font sentir au niveau de la caractérisation de ces
processus et de ces forces, et surtout au niveau de leur manifestation et de leur gestion locale.
Pour les partisans des systèmes mondiaux, ces forces ne peuvent être en aucun cas réduites à
des flux de significations, pas plus que la délimitation de leurs aires géographiques
d'extension et de matérialisation ne peut suffire en soi à rendre intelligible la façon dont
certaines formes d'activités locales sont initiées, transformées et reproduites quotidiennement.
Le global dans cette optique n'est donc pas empirique et descriptible à l'échelle mondiale, il
est avant tout structurel, non directement perceptible, et doit être reconstitué en un ensemble
de propriétés qui informent et profilent les activités locales, à condition de comparer
simultanément les effets de ces propriétés dans divers lieux interconnectés les uns aux autres,
sur la base des activités économiques (production/distribution-échange/consommation)
nécessaires à la reproduction des conditions matérielles d'existence quotidienne (Ekholm-
Friedman & Friedman, 2004).
Dans cette perspective, l'ouvrage érudit de Wolf (1982) sur les laissés pour compte de
l'histoire moderne (les paysans, les travailleurs, les "primitifs", les immigrés, les minorités
ethniques, les esclaves), incarne magistralement en ethnologie cette volonté d'associer les
données ethnographiques, historiques et archéologiques dans le but de désenclaver les entités
sociales et culturelles régionales traitées jusqu'alors comme des "boules de billard", lancées à
la rencontre l'une de l'autre, et de les reconsidérer ainsi comme enchâssées les unes dans les
autres à l'échelle du système-monde, en tant que différents pôles organisationnels placés d'un
bout à l'autre de la division internationale du travail insufflée par l'expansion capitaliste. Wolf
désire en effet montrer que depuis près de cinq siècles, les formations politiques et culturelles
délimitées par des frontières territoriales, juridiques ou linguistiques (états, empires,
royaumes, chefferies, ethnies, sociétés lignagères, bandes de chasseurs-cueilleurs) se sont
différenciées, échafaudées ou démantelées à l'intérieur de vastes réseaux d'interactions et
d'échanges les traversant de part en part, et ayant relié transversalement et de façon
interdépendante, les destins collectifs des différentes populations européennes, amérindiennes,
africaines, asiatiques et océaniennes étant ainsi entrées en contact directement ou
indirectement les unes avec les autres. Selon lui, les activités économiques et politiques
menées par ces populations ont convergé depuis le XVIe siècle, vers une complémentarité
asymétrique des objectifs collectifs des différents groupes sociaux. Cette complémentarité a
émergé de leur spécialisation dans des activités productives hiérarchisées entre elles,
localement et globalement. Cette spécialisation et cet alignement des différentes populations
en édifices sociopolitiques distincts, pris dans le jeu des interactions locales répercutées à
distance, serait de plus à mettre au crédit de forces systémiques générales. Autrement dit, les
interactions réelles s'étant déroulées entre ces gens (le commerce des fourrures d'ours par
exemple entre les marchands européens et les indiens d'Amérique du nord), devraient plutôt

33
être envisagées sous la contrainte de relations systémiques existant entre l'allocation des
ressources nécessaires à leurs activités, et l'obtention/utilisation des produits de leurs activités.
Wolf s'est ainsi intéressé aux rapports existant entre les différentes manières par lesquelles les
gens étaient mis à contribution pour travailler, et celles aux travers desquelles étaient
appropriées et utilisées les fruits de leur travail. Faisant appel au concept marxiste de mode de
production, il établit l'existence principale de trois formes de mobilisation du travail social :

- la première (kin-ordered production) détermine l'usage des ressources sur la base des
engagements contractés envers certains groupes et individus, en regard des liens de parenté
(alliance/filiation) qui leur sont reconnus : elle correspond ainsi à une distribution des biens et
des services créés en fonction de l'élaboration de ces degrés de parenté, en vue généralement
d'une consommation finale.
- la seconde (tributary mode) mobilise les gens dans leur cadre de vie quotidien par la force
militaire et la coercition physique, et correspond à l'extorsion de tributs et au prélèvement
obligatoire d'une bonne partie des biens et des richesses produits. Ces derniers sont ainsi
destinés à l'entretien et à l'amélioration des forces armées et de l'organisation administrative
nécessaires à la mise en place de ces ponctions régulières de richesses. L'accès aux ressources
est de cette façon contrôlé et autorisé par cette puissance politique, à l'échelon local ou
central, en fonction du nombre et de la qualité de ses intermédiaires et représentants.
- la troisième (capitalist mode) consiste dans le versement d'un salaire en échange d'une mise
à disposition des ressources dans un lieu de travail déterminé, et d'une appropriation totale par
l'employeur des produits de l'activité générés en ce lieu, qui vendus, équivaudront à une
richesse destinée en partie à être réinvestie pour améliorer la qualité et la quantité des
ressources nécessaires au déploiement/renouvellement de cette activité.

Le paradoxe identitaire de la mondialisation est donc intelligible si l'on suit Wolf, à


condition de reconstituer historiquement la naissance du mode de production capitaliste et ses
rencontres avec les deux autres modes de production, ainsi que les particularités de leurs
combinaisons régionales en différents nœuds des réseaux commerciaux constituant le
système-monde. Autrement dit, le but est d'arriver à identifier les relations systémiques
existant en différents points des réseaux entre, premièrement, la façon dont les gens y sont mis
au travail pour la production de biens ou de services spécifiques, deuxièmement l'allocation et
la distribution tout au long de ces réseaux des ressources nécessaires (matériaux, techniques,
savoirs-faire, énergie humaine) à la fabrication de ces produits, et enfin troisièmement, la
destination/utilisation faite de ces produits parmi les populations connectées et parties
prenantes du déploiement à l'échelle mondiale de ces réseaux d'interaction et d'échange. Wolf
procède ainsi en deux étapes. Il propose dans un premier temps de dresser une fresque des
différentes séquences aux quatre coins du globe par lesquelles les activités marchandes
européennes ont dès le XVIe siècle tissé ce réseau commercial mondial en implantant à
chaque fois parmi les deux formes non capitalistes de mobilisation du travail social, de
nouvelles activités productives spécialisées, dépendantes pour certains moyens inhérents à
leur exercice ou pour l'écoulement de leurs produits, de l'existence même de ce réseau en
plein essor. Il dresse ainsi les transformations sociales et politiques ayant bouleversé les
modes de vie des populations locales à la suite de leur interconnexion et de leur branchement
à cette mise en réseau globale.
Ainsi, le démantèlement des empires mésoaméricains et andins à la suite de la
conquête espagnole et portugaise, va de pair avec la réorganisation sur un mode tributaire des
principales activités productives locales autour respectivement des mines d'argent, et des
champs de canne à sucre, dont l'exploitation en vue de leur exportation aboutit en Amérique
centrale à l'urbanisation et la néo-communautarisation rurale des indiens autour des

34
haciendas, tout comme en Amérique du sud et dans les caraïbes à une économie de
plantations autour des rapports maîtres/esclaves. La traite en Afrique noire destinée à
alimenter principalement le nouveau monde, procède là encore d'une nouvelle division du
travail où les marchands occidentaux se réservent le transport maritime et la livraison de
"l'ivoire noir", tandis que la capture, l'acheminement et le gardiennage des esclaves aux ports
côtiers deviennent rapidement l'apanage des nouvelles puissances politiques et militaires
régionales s'alimentant en armes, en munitions et en biens de prestige dans ce commerce
lucratif. Sur ce monopole de la traite et ce contrôle exclusif des ports côtiers à l'interface de
ces réseau commerciaux, se bâtissent ainsi aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle aussi bien les
royaumes malgaches sakalava, que les états segmentaires du Ghana, du Dahomey et les
royautés divines ashante et oyo (régnant pour cette dernière sur les savanes de l'arrière pays
grâce à sa cavalerie acquise auprès des Hausa en échange des marchandises européennes
rétrocédées pour des esclaves). Très rapidement, l'extension de ce réseau dans le delta du
Niger et l'Afrique centrale aboutit paradoxalement à la répartition et à la redistribution
spatiale des populations locales en deux zones géographiques distinctes. La première
comprend les populations s'étant réfugiées dans les régions éloignées des axes de
communication et de transport afin de se protéger des razzias intempestives. Wolf note qu'une
bonne partie de ces populations "cibles", décimées par leur ponction régulière, constituera les
sociétés lignagères acéphales ou les ethnies fétiches des ethnologues, telles les ndembu, les
tallensi ou les lodaaga. La seconde comprend celles implantées, et hiérarchiquement
réorganisées au carrefour de ces axes en fonction de leur main mise militaire sur ces activités
de capture, d'approvisionnement, et d'acheminement des esclaves vers les ports de traite. Ce
processus de réorganisation sociale et d'émergence d'entités politiques et militaires régionales
hégémoniques, parallèlement au déploiement des réseaux commerciaux transnationaux, est
tout aussi bien visible dans les îles du Pacifique (Fiji, Hawaï, Marquises) se spécialisant à
grande échelle dans la fabrication de bois de sandale ou de concombres de mer en échange
d'armes ; en Asie du sud-est, dont les activités productives principales sont redéfinies sous
l'intrusion de la compagnie des indes néerlandaises, et en Amérique du Nord où les demandes
française, hollandaise (puis anglaise) de fourrures d'ours attisent les rivalités et les conflits
entre les groupes indiens locaux (ex. des guerres hurons/iroquois), en les poussant à délaisser
l'horticulture pour se spécialiser dans la chasse et obtenir de nouveaux territoires aux dépens
de leurs voisins. Dans ce dernier cas, Wolf remet ainsi en perspective la diffusion de
cérémonies de type potlatch le long des routes commerciales, et montre qu'elles participent à
la redéfinition des liens d'alliance et de reconnaissance des positions de leadership de ces
nouveaux groupes intermédiaires des marchands européens.
L'existence progressive d'un réseau commercial mondial, et les répercussion à distance
des relations systémiques qui le fondent, sont diversement illustrées dans son travail,
notamment au travers des conséquences de l'afflux de métaux en Europe et de leur
écoulement progressif vers la Chine : lorsque la révolution américaine au XVIIIe siècle coupe
l'Angleterre de ses approvisionnements en argent mexicain, et que parallèlement les cotons
produits en Inde utilisés alors pour obtenir les épices et le thé chinois deviennent plus chers
que le coton chinois, c'est par le commerce illégal d'opium produit et alors encouragé en Inde
puis en Asie du sud, que l'Angleterre parvient à stopper et inverser les flux monétaires en
direction de la Chine, dont les paysans subissent ainsi directement le contre-coup des imports
massifs d'opium par une augmentation continue des prélèvements en cuivre les frappant pour
compenser la sortie d'argent de leur pays. Wolf met ainsi en perspective différemment une
fois de plus les grandes études ethnologiques classiques, en proposant une relecture de par la
spécialisation accélérée de la Birmanie dans la production de l'opium au XIXe siècle, des
oscillations ayant affecté les systèmes politiques Kachin et Shan, balançant entre états
segmentaires, chefferies aristocratiques gumsa et communautés acéphales gumlao (cf

35
l'ouvrage classique de Leach à ce sujet). Ces oscillations auraient été en effet selon lui avant
tout déterminées par l'inflation des prix de la fiancée constitutifs des alliances matrimoniales
et de la hiérarchisation des lignages patrilinéaires locaux, à la suite d'afflux monétaires
importants et de biens de prestige apportés dans le cadre de la demande accrue d'opium par les
Anglais.
Dans un deuxième temps, à la suite de cette fresque historique d'un marché mondial
des biens et des services, constitué sous l'égide de la puissance militaire des états européens,
par l'établissement de liens clientélistes et de dépendance institués entre les intermédiaires
locaux et les marchands occidentaux, et la réorientation des activités productives en fonction
de cette demande internationale créée au fil des guerres, des annexions, et des colonisations,
Wolf souligne comment ces réseaux commerciaux transnationaux et ces activités productives
leur étant rattachées, sont peu à peu intégrés au mode de production capitaliste émergeant à la
fin du XVIIIe siècle en Angleterre. Cette intégration se déroule selon lui par la spécialisation
accrue de régions entières branchées à ce réseau dans la confection de produits destinés à la
consommation dans les pays en voie d'industrialisation, selon une forme de mobilisation
locale du travail social par le salariat, permettant un réinvestissement important par les surplus
ainsi générés dans les outils de production et l'embauche de main d'œuvre supplémentaire.
Seulement, contrairement à la vision idyllique du libéralisme, Wolf montre que ce
regroupement et cette mise au travail des populations en échange d'un salaire sur les
plantations, les fermes, les ranchs, les domaines latifundiaires ou bien dans les mines et les
fabriques de textiles érigées pour l'occasion à travers le monde, n'est possible qu'à travers la
colonisation militaire des pays non occidentaux, l'encadrement politique des flux de
migrations et des contingents de travailleurs engagés d'une région du monde à l'autre, et la
destruction des solutions alternatives pour les populations locales de subvenir à leurs besoins
autrement qu'en vendant leur force de travail dans des activités productives imposées. Plus
précisément, il tient à restituer la façon dont s'articulent localement le salariat à d'autres
formes de mobilisation du travail social afin de réduire au maximum le coût de la main
d'œuvre bien souvent en dessous du salaire de subsistance.
Ainsi, la production de coton en Amérique du Nord dans les plantations esclavagistes
au fur et à mesure de l'accroissement de la demande mondiale au XIXe siècle, est synonyme
d'expulsion de leurs territoires et de guerres menées contre les indiens Creek et Choctaw du
Mississipi. Celle réalisée en Egypte se fait aux dépens des cultures vivrières locales, au
travers du rétablissement des corvées chez les paysans et du renforcement de l'Etat dans cette
partie de l'empire ottoman, tandis que le développement des industries du textile en Inde
s'effectue contre la production artisanale locale. Le développement de l'industrie minière en
Afrique du Sud (diamants et or) va de pair avec l'institution de réserves africaines constituant
de véritables réserves de main d'œuvre bon marché, de par la fixation au sol de diverses
populations locales que l'on fait migrer après les avoir vaincues militairement. La
spécialisation de l'Australie dans l'élevage extensif pour fournir en viandes le marché
mondial, se traduit localement par l'expulsion des aborigènes des zones pastorales convoitées
pour l'usage des points d'eau et des végétaux rares, nécessaires au bétail et aux moutons. Et
dans chaque région spécialisée ainsi plus ou moins par la force dans cette nouvelle division
internationale du travail capitaliste (le riz pour l'Asie du sud-est, les céréales pour les paysans
russes, américains et argentins, les bananes et le café pour l'Amérique centrale et du sud, le
caoutchouc pour le Brésil et la Malaisie, l'huile de palme et le cacao pour l'Afrique de l'ouest),
c'est quasiment la même histoire qui débute : une main d'œuvre étrangère, bon marché et non
rétive au salariat est acheminée, et un marché du travail local et global segmenté, où viennent
se juxtaposer ou se mélanger selon les circonstances diverses populations d'origines sociales
et culturelles, est créé (à l'instar de Ceylan au XIXe siècle où des travailleurs tamouls hindous

36
sont acheminés sur les plantations de thé aux dépens des cultivateurs singalais bouddhistes
indépendants).
Ainsi, à l'arrivée de cette globalisation du monde, les catégories d'ethnie, de société, ou
de culture paraissent être des unités fictives projetées sur la base d'interactions réelles en
amont, de gens menant des activités à différents endroits, tout en étant reliés les uns aux
autres dans un système-monde sur la base de rapports sociaux de production. Ce changement
de focal permet de rendre compte de la dynamique des transformations ayant affecté les
modes de vie de ces populations, présentées un temps comme autarciques et anhistoriques par
l'ethnologie. Seulement au final, en ce qui nous concerne, le survol de ces différentes totalités
supplémentaires proposées à l'analyse (global ecumene, dispositif du bio-pouvoir, système-
monde, etc.), a de quoi laisser perplexe, tant par la diversité d'échelle des cadres spatio-
temporels sur lesquels elles mettent l'accent, que par l'importance différente qu'elles prêtent à
certains types d'activités (rituelles, productives, politiques, etc.), ou par la multiplicité des
formes d'élaboration conceptuelle qu'elles traduisent dans l'organisation et le prélèvement des
données empiriques nécessaires à leur délimitation cohérente. Cela nous oblige par
conséquent à nous intéresser aux fondements même de cette profusion conceptuelle, et à
montrer que ces derniers sont issus des dialogues et des emprunts que les sciences humaines
et sociales effectuent auprès d'autres savoirs, pour constituer la cohérence de leurs unités
analytiques.

37
4. VERS UNE LOGIQUE TRANSDISCIPLINAIRE ?

Nombre d'historiens du discours anthropologique ont souligné l'importance


fondamentale que revêtaient les transferts conceptuels et les importations par analogie de
modèles puisés auprès d'autres savoirs (physique, biologie, économie, linguistique) ou parmi
ses disciplines constitutives, pour donner corps aux analyses entreprises. Par exemple, toute
une série de recherches ethnologiques récentes s'est principalement axée sur la mise à
l'épreuve des théories psychanalytiques freudiennes et lacaniennes quant à l'intelligibilité des
rites initiatiques yafar mélanésiens (Juillerat, 1995) ou des fondements symboliques de la vie
sociale assurant la valeur subjective des hommes et des choses (Geffray, 2001). Le point à
retenir ici, est que l'importance de ces emprunts est particulièrement manifeste dans
l'élaboration des variétés possibles de totalités, proposées en cadres contextuels d'exercice des
activités étudiées. L'utilisation spécifique de modèles et de transferts conceptuels pour la
production et l'analyse de données anthropologiques, peut se laisser en effet percevoir à deux
niveaux : celui de la circonscription a priori des limites et des propriétés de telles unités
analytiques, et celui de l'ordonnancement interne propre à ces unités analytiques. Le rôle de
ces analogies ou de ces modèles constituants importés serait ainsi de former et de présenter a
priori des ensembles de phénomènes comme autant d'objets d'investigations possibles, en les
offrant à l'expérience déjà liés de concert, par une trame de leurs relations déjà esquissée dans
la réalité empirique avant le déroulement même de l'enquête.

4.1- Individualisme, holisme et constructivisme méthodologique

La première série de ces modèles constitutifs offre un mode de configuration propre à


un ensemble de phénomènes réunis, promulguant une analyse orientée de ce qui rattache les
uns aux autres les éléments constitutifs de cet ensemble. Dans ce qu'il est convenu d'appeler
l'Individualisme méthodologique (IM), ce sont les sciences physico-chimiques classiques
(Newton, Lavoisier) qui fournissent la démarche réductionniste propre à l'élaboration d'une
totalité : l'unité et les propriétés de celle-ci se laissent déduire des propriétés des unités
élémentaires qui la composent et qui lui sont constitutives (à l'image du comportement des
particules subatomiques expliquant les réactions moléculaires). Est donc conçue dans ce cadre
une totalité sous la forme d'un ensemble d'éléments ultimes ayant des propriétés similaires,
qui en interagissant les unes avec les autres au gré des contacts entre ces éléments, produira
une unité composite. Ces éléments ultimes de la réalité peuvent être des individus, et leurs
propriétés, les raisons ou les motivations orientant leurs comportements en fonction des
contraintes et des ressources à disposition dans leur environnement (Cf. le courant
transactionnaliste dans les années 1970 au travers des recherches de Barth, Boissevain,
Kapferer, Bailey ou encore Mariott). Mais ils peuvent être tout aussi bien des entités infra-
individuelles comme des unités d'information, les mèmes (Aunger, 2001), ou les
représentations mentales et publiques11 (Sperber, 1997), dont les propriétés relèvent
directement du jeu des connexions neuronales, et de l'architecture physique des artefacts.
Sperber (1996) défend ainsi l'idée d'une épidémiologie des représentations adossée à la
psychologie, pour expliquer les macro-phénomènes culturels (totalité), ici conçus au niveau
élémentaire comme des "agencements écologiques de mouvements corporels, de
modifications de l'environnement résultant de ces mouvements, et de représentations dont
s'accompagnent ces mouvements". Ces "choses socioculturelles", ces "souches et ces familles
de représentations", en fonction des différents facteurs cognitifs et environnementaux
présidant à leur distribution et leur diffusion le long de chaînes causales établies et stabilisées
11
Ces représentations peuvent être mentales, individuelles, logées dans le cerveau (croyances, intentions,
préférences), ou publiques, matérialisées dans l'environnement (signaux, énoncés, images, textes, sons, formes).

38
dans le temps, forment ainsi différentes institutions12, dont l'assemblage à leur tour selon ces
mêmes propriétés élémentaires de la communication et de la cognition, sera susceptible de
délimiter les contours d'une "culture" implantée parmi une population.
A l'inverse de cette posture analytique, dans ce qu'il est convenu d'appeler le Holisme
méthodologique (HM), ce sont plutôt les sciences naturelles classiques qui fournissent la
démarche synthétique hypostasiant l'existence d'une totalité indépendamment des propriétés
de ses éléments constitutifs (à l'image du fonctionnement cellulaire expliqué au-delà du
simple assemblage d'atomes). Plus précisément, la différenciation de niveaux d'intégration
organisant les rapports entre ces éléments, sous la forme d'unités partielles combinées et
emboîtées hiérarchiquement entre elles, selon une redéfinition systématique des propriétés de
ces organisations en fonction de la configuration des rapports que les unités composantes du
niveau inférieur forment entre elles, a pour conséquence de relativiser les propriétés des
éléments constitutifs de la totalité en fonction des positions occupées par ces derniers aux
différents niveaux d'organisation. Aussi, les seules propriétés identifiées dans la durée sont
celles de l'entité stabilisée au niveau le plus englobant, qui ne peuvent être déduites de ses
éléments ultimes. Un exemple de cette approche peut être trouvé dans l'étude comparative,
menée par des élèves français de Louis Dumont (Barraud, de Coppet, Iteanu, Jamous, 1984),
sur quatre "sociétés" sans état, abordées sous l'angle des relations d'échange entre les
individus (morts y compris). Tous y relèvent l'importance des cadres contextuels "qui
dépassent et englobent les partenaires de l'échange", et y défendent l'idée selon laquelle les
fins personnelles sont à chaque fois "reprises et annulées par la répétition infinie des
échanges", du fait que les individus y soient avant tout constitués "par l'ensemble des
relations qui les traversent et les font agir". Ils y saisissent "le mouvement du tout de ces
sociétés", en montrant qu'à travers l'ensemble de ces échanges et de ce qui y circule, se créent
les "idées-valeurs ultimes" de chaque "société" (honneur et baraka chez les berbères, haratut
et lor aux Moluques, esprits et ancêtres mélanésiens chez les Aré aré et les Orokaiva). Chaque
système d'idées-valeurs ainsi identifié, bien que ne se retrouvant pas forcément dans
l'ensemble des activités menées et aux différents niveaux d'expérience de la réalité vécus par
les membres qui la composent, s'impose néanmoins au terme de leur analyse, comme la
propriété essentielle de chaque totalité dessinée ainsi (la société Tanebar-Evav, la société
Orokaiva, etc.).
Si l'on remet ainsi en perspective l'opposition macro-anthropology/global
anthropology abordée au chapitre précédent, on s'aperçoit que l'une des dimensions
principales différenciant les démarches respectives de Wolf et Friedman par rapport à celle
d'Hannerz, repose sur l'utilisation par chacun d'un modèle de totalité tourné plutôt vers le
Holisme Méthodologique dans le cas du "Système-monde", et vers l'Individualisme
Méthodologique dans l'élaboration du "Global ecumene". Wolf et Friedman caractérisent en
effet le système-monde sur la base des modes de production et d'accumulation identifiés en
fonction des relations systématiques établies entre les façons dont les gens sont mis au travail,
et celles dont sont appropriés et utilisés les fruits de leur travail. Les caractéristiques de ces
travailleurs (religieuses, ethniques, sociales), ne leur sont attribuées qu'en fonction de la
position qu'ils occupent et du rôle qu'ils jouent dans ces relations systémiques, au niveau
d'intégration régional ou international étudié. Des auteurs comme Frank & Gills (1993) ont
d'ailleurs étendu la sphère de validité de ces propriétés du système-monde (connexion des
parties constitutives à partir des réseaux commerciaux à longue distance, structure
centre/périphérie de la division du travail, cycles longs d'expansion et de contraction de la
production et de l'accumulation), à l'existence du système eurasiatique s'étant transformé et
développé depuis plus de 5000 ans. Là encore, ce qui est mis en avant, c'est à proprement
12
"Une institution est un processus de distribution d'un ensemble de représentations, processus qui est gouverné
par des représentations appartenant à cet ensemble même". (Sperber, 1996 : p. 104)

39
parler les propriétés de l'ensemble, impossibles à retrouver dans ses différentes parties
constitutives. Par contre, lorsque Hannerz adopte la posture opposée (IM), il constitue le
"global ecumene" en fonction des propriétés caractérisant ses éléments ultimes, les unités de
sens (clusters of meanings) : ces "grappes", parce qu'elles peuvent se matérialiser sous
différentes formes pour être communiquées et se distribuer le long d'interactions individuelles
comprises dans le cadre d'activités spécifiques (frameworks), sont en mesure de s'assembler et
de se mélanger, de participer à la cristallisation de "perspectives" ou de "micro-cultures", pour
en définitive aboutir à la formation de flux de significations sillonnant la planète, se
recomposant ou se décomposant, se complexifiant ou s'appauvrissant, au fur et à mesure de
leurs parcours déterminés par des chaînes d'initiatives individuelles localisées.
Face à ces deux principaux modèles constituants empruntés aux sciences dites dures,
et radicalement opposés l'un à l'autre (se reprochant généralement l'un et l'autre un réalisme
ou un nominalisme excessif), il en existe toutefois un troisième rejetant dos à dos ces deux
formes de totalisation : le "Constructivisme Méthodologique". Ce modèle d'unité d’analyse
développé à tâtons par des anthropologues comme Elias ou Mauss, aurait surtout émergé
distinctement dans les trente dernières années, du développement sans précédent des
complexity studies, cet ensemble de sciences réunissant sous sa bannière l'intelligence
artificielle, les mathématiques, la génomique, la cosmologie, l'écologie, ou bien encore la
chimie contemporaine. Il s'agirait là d'établir une démarche identifiant complémentairement
les propriétés des totalités et celles de leurs éléments constitutifs, en fonction des positions des
différents types d'unités composantes les unes vis-à-vis des autres, de l'ordre et de la
séquentialité des interactions ayant lieu entre ces différents types d'entités (ultimes,
composites) et de la forme des configurations les reliant les unes aux autres, ainsi que de
l'évolution de ces formes dans le temps… le tout en rapport avec les "inputs" entrant
régulièrement au sein de cette unité d’analyse. Ce modèle, développé par le prix Nobel de
chimie Ilya Prigogine, a rétabli au cœur même des connaissances scientifiques, ce que lui-
même a nommé la flèche du temps, c'est-à-dire le principe de l'irréversibilité de celui-ci,
comme opérateur central des processus de bifurcation oeuvrant sur la base de probabilités
statistiques, à la constitution de systèmes complexes, ouverts, et marqués par l'entropie dans
leurs échanges d'énergie et d'informations avec leur environnement. Autrement dit dans cette
perspective, les interactions et les événements portés par les éléments ultimes ou composites
d'une totalité ne se sont plus réduits seulement au jeu de la structure globale de celle-ci, mais
sont devenus constitutifs même de l'éventail des évolutions possibles de cette structure et
donc, des transformations de cette totalité.
On imagine le travail titanesque de transposition de ce modèle au discours
anthropologique13, obligeant à concevoir un système socioculturel émergent, toujours en
construction, s'auto-organisant à proportion de ce que chaque activité locale ou individualisée
puisse apporter sa modeste contribution à la configuration de l'ensemble, tout en imposant à
ces initiatives un cadre de réalisation reposant sur une architecture de l'ensemble édifiée à
partir des propriétés ayant émergé du jeu des multiples interactions et intégrations des
"inputs" passées… En écho à ce modèle constructiviste, et sur la base de transferts
conceptuels importés de la théorie mathématique des catastrophes, Strathern (1992) a ainsi
essayé de revisiter les totalités classiques de l'ethnologie. De son côté, Ferguson (1990) a par
ailleurs appliqué ce modèle à son étude ethnographique des politiques internationales de
développement menées au Lesotho sous l'égide de la Banque Mondiale dans les années 1980,
du temps de l'apartheid en Afrique du Sud, pour montrer la façon dont les initiatives planifiées
des agences de développement, lorsqu'elles se trouvaient implantées dans un contexte dont les
variables déterminantes échappaient à leur entendement, induisaient involontairement à la

13
Cf. l'œuvre en France d'Edgar Morin, pionnier de cette transposition.

40
suite de leurs interventions des transformations majeures du cadre de vie des populations
locales, sans pour le moins du monde paradoxalement aider à l'élévation de leur niveau de vie.
Son enquête exemplaire, sur le suivi des conséquences réelles des activités planifiées par les
développeurs pour lutter contre la pauvreté locale, dévoile en effet les processus de feed back
par lesquels de tels projets, échouant lamentablement et régulièrement malgré la sincérité et
l'investissement de leurs initiateurs, sont reconduits et financés à intervalles réguliers par les
bailleurs de fonds internationaux, sans modifications essentielles. L'utilité et l'intérêt qu'ils
suscitent autour d'eux réside selon lui, dans le fait qu'ils participent directement à l'insu de
leurs protagonistes, au déploiement de nouvelles formes de gouvernement des populations
locales, tout en ne visant explicitement qu'un traitement technique de la pauvreté totalement
dépolitisé.
Le cas du Lesotho est à ce titre exemplaire : les développeurs arrivent dans la région
thaba tseka armés d'une représentation totalement inadéquate de la situation locale. Leurs
projets de développement rural destinés à l'appui du secteur agricole, et s'appuyant sur des
transferts de technologie censés améliorer la productivité de ce secteur, s'adressent à des
paysans autochtones vivant traditionnellement dans les campagnes, dont on désire désenclaver
et moderniser le mode de vie par la construction de routes et d'infrastructures éducatives, et
par l'introduction d'une économie monétaire. Or, Ferguson remarque que les revenus agricoles
locaux ne forment que 6% des afflux monétaires ou en nature de cette région, et que la quasi-
totalité des revenus réels proviennent des salaires des migrants s'étant expatriés sans
véritablement d'autres choix possibles, dans les industries minières d'Afrique du Sud.
Autrement dit, ces projets de développement axés sur le désenclavement d'une région
agricole, s'adressent en réalité à des populations totalement intégrées à la division
internationale du travail, et ayant le statut de réserve de main d'œuvre bon marché pour les
industries minières de l'Etat voisin. De plus ces projets, en se circonscrivant étroitement au
cadre de l'économie nationale du Lesotho, se déroulent tout naturellement avec l'appui de
l'appareil d'Etat du Lesotho, perçu comme le relais neutre et indispensable de toute politique
de développement, de par la capacité de souveraineté qui lui est tout naturellement prêtée sur
"son" territoire. Or, là encore, ce que met en valeur Ferguson, c'est justement l'implantation
régionale et la main mise de cette bureaucratie d'Etat sur cette région montagneuse (qui
jusqu'alors échappait à sa juridiction), au travers de cette mission neutre et purement
technique de "développement" : la route construite au travers de ce projet pour relier cette
région à la capitale, et la ville qui est plus ou moins initiée par l'arrivée des développeurs, est
avant tout le moyen pour l'Etat de créer un nouveau district administratif, et de renforcer sa
présence militaire et policière. Ce ne sont pas une augmentation des récoltes, une
décentralisation ou une participation populaire qui en adviennent, mais un bureau de contrôle
de l'immigration, un commissariat de police, une nouvelle prison, un centre de santé, une
caserne militaire, et le bureau du percepteur ! L'opposition politique au gouvernement d'alors,
réfugiée dans ces montagnes, est ainsi mise sous tutelle par l'instrumentalisation réussie de ce
projet de développement… L'induction voulue de transformations économiques y produit en
réalité l'expansion d'un pouvoir d'Etat contesté, tout en dépolitisant la situation par le
travestissement de relations de pouvoirs en interventions techniques et expertes. Situation
complexe, où en définitive "some intentional plans interacted with unacknowledged
structures and chance events, to produce unintended outcomes which turn out to be
intelligible, not only as the unforeseen effects of an intended intervention, but also as the
unlikely instruments of an unplotted strategy."

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4.2- La modélisation thématique des totalités

Parallèlement à ces trois modèles d'ordonnancement interne des totalités (IM, HM, CM), la
seconde série de modèles constitutifs, offre plutôt un mode de formation thématique de ces
totalités, en regroupant a priori un ensemble de phénomènes comme autant d'éléments
essentiels à l'enquête et l'analyse anthropologique. Foucault voyait deux origines principales à
ces véritables œillères du discours anthropologique. La première était liée à la position
spécifique de ce discours dans l'Epistémé moderne : les sciences humaines procédant par
enquête, y étaient en effet selon lui enveloppées dans un espace discursif à trois dimensions
(mathématiques-physiques / sciences de la vie, sciences économiques, sciences du langage /
philosophie), lui offrant la possibilité d'emprunts conceptuels ou de transferts analogiques de
modèles constitutifs. La seconde découlait au XVIIIe siècle de pratiques politiques soucieuses
à la fois d'individualiser les gens et de gérer les conditions de reproduction des populations
gouvernées sur le territoire des états-nations émergents (les activités policières en Europe,
comme premières sciences de l'Homme enseignées à l'Université). Corrélativement à ces deux
sources d'inspiration du discours anthropologique, les gens se trouvaient ainsi
complémentairement appréhendés comme objets de savoir et sujets de connaissance, pris dans
un jeu de miroirs renvoyant l'une à l'autre les dimensions subjectives et objectives de leurs
activités, dont le pouvoir d'Etat s'efforçait d'intégrer la dynamique propre, au renforcement de
sa puissance et à la rationalisation totalisatrice des forces collectives dont ces activités étaient
le support.
Le point le plus important pour Foucault était que ces pratiques discursives et
politiques co-extensives à l'invention des sciences humaines, offraient les activités menées par
les gens au regard de "l'Anthropologue", comme étant animées par la force de la vie, la
puissance du travail et le pouvoir du langage. Les gens y étaient en effet perçus sous trois
angles différents : d'abord comme des êtres vivants faits de matière organique (et la trame des
éléments nécessaires à la contextualisation de leurs faits et gestes, se dessinait en écho à la
nécessité pour eux de s'adapter aux contraintes de leur environnement) ; ensuite comme des
êtres travailleurs et des producteurs socialisés (et cette même trame thématique de la totalité
s'esquissait à partir des conflits qui les opposaient les uns aux autres pour l'appropriation de
ressources rares) ; enfin comme des êtres de langage et des créateurs de récits (et la
délimitation thématique des totalités s'organisait alors selon la possibilité pour eux de
communiquer les uns avec les autres). Les éléments matériels et idéels nécessaires à l'exercice
de leurs activités, étaient donc ainsi prélevés dans la réalité empirique, conformément à leur
possibilité d'insertion dans des totalités préfigurées par analogie (la totalité comme organisme
vivant ou écosystème, la totalité comme espace de jeu, la totalité comme langue ou texte,
etc.), selon que leurs conduites se laissent appréhendées comme polarisées par une
problématique de l'adaptation à l'environnement, de l'appropriation de ressources rares, ou
de la communication par signes. Dans le premier cas, les activités ne pouvaient être alors que
normalisées suivant les fonctions qu'elles remplissaient ; dans le second, elles ne pouvaient
qu'obéir à des règles du jeu ; et dans le troisième, elles ne pouvaient être que la traduction et
la manifestation significative d'un code ou d'un système signifiant. Foucault n'eut pas le temps
cependant de prendre en compte l'avènement des sciences cognitives et d'identifier le
quatrième modèle constitutif que celles-ci proposaient au discours anthropologique pour la
formation de ses totalités. Ce dernier modèle préfigure en effet les unités analytiques à l'image
de l'architecture en réseaux et en circuits formant le cerveau ou l'ordinateur, figure les gens
comme des êtres pensants mus par l'habilité à cogiter, et assimile leurs activités à des
dispositifs de traitement de l'information, résolvant en permanence les problèmes posés ou
rencontrés au cours de leur existence.

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En définitive, ces quatre principaux modèles constitutifs issus de l'influence respective
des sciences biologiques, des sciences économiques, des sciences de la littérature et du
langage, et des sciences cognitives sur les analyses anthropologiques entreprises, peuvent tout
aussi bien se différencier à leur tour selon le type spécifique d'emprunts et de transferts
conceptuels réalisés auprès d'une de leurs disciplines particulières (que l'on pense à
l'importance de la linguistique structurale sur l'œuvre de Lévi-Strauss, de la pragmatique sur
celle de Garfinkel, de la sémiotique sur celle de Geertz, ou de la poétique bakhtinienne pour
celle d'Hannerz). Il n'en reste pas moins qu'une fois articulés aux trois principaux modèles
d'ordonnancement interne des totalités (IM, CM, HM), ils délimitent le champ possible des
transformations et des oppositions des catégories de totalité produites par le discours
anthropologique. Ainsi, l'opposition des notions d' "oekoumène global" et de "système-
monde" dans cette perspective, n'est pas seulement celle de totalités élaborées dans le cadre de
l'Individualisme ou du Holisme méthodologique, elle est aussi celle de totalités, assimilées à
de vastes toiles de significations aux dénotations et connotations diverses (hypertexte),
ramenant les activités sociales entrant dans ce cadre à des formes de communication, ou bien
d'unités analytiques imaginées prioritairement en tant qu'arènes où s'affrontent et se
recomposent les intérêts de groupes sociaux (espace de jeu), en fonction des formes
d'appropriation et d'utilisation des ressources décelables dans les activités qu'ils mènent les
uns par rapport aux autres. Parfois, des auteurs vont même jusqu'à combiner ensemble un
modèle d'ordonnancement, et plusieurs figures analogiques de la totalité. C'est le cas par
exemple de Godelier (1984), qui tente de repenser la notion de société, en écho aux trois
premières figures dans le cadre du constructivisme méthodologique. Celui-ci cherche en effet
à intégrer les apports respectifs du marxisme et du structuralisme en revisitant la distinction
infrastructure/superstructure, coupable à ses yeux de minimiser l'importance du langage et de
la pensée en tant que forces productives. Il montre pour cela qu'il existe certains ensembles
d'activités humaines, qui pris en bloc, permettent à la société de se représenter et de se
reproduire comme un tout, indépendamment des caractéristiques plutôt économiques,
politiques, religieuses ou familiales de ces activités, et ce, parce que ces ensembles assument
la fonction de rapport de production. En d'autres termes, ces activités sont primordiales parce
qu'elles déterminent le mode d'appropriation et d'utilisation des ressources rares nécessaires à
la reconduction quotidienne des modes et niveaux de vie de chacun. Ce qui fonde donc
l'importance de ces ensembles d'activités sociales (les activités productives et l'innovation
technologique dans les sociétés industrielles, la politique dans la Grèce antique, la parenté
chez les aborigènes australiens, la religion chez les Incas ou les Egyptiens), c'est qu'ils
peuvent être circonscrits à la fois selon les fonctions qu'ils remplissent (ils permettent la survie
collective des populations en prise avec leur environnement), selon les règles de vie en
collectivité qu'ils promulguent (ils entretiennent une forme d'appropriation et d'utilisation de
ressources rares, telles que le travail humain et ses réalisations), et sur la base des idées
significatives qu'ils véhiculent (ils traduisent à la fois une conception pratique et arbitraire de
la réalité, de par les savoirs-faire transmis et communiqués, et la répartition des tâches
légitimée et naturalisée sous la forme de valeurs culturelles discriminantes). Dans ce cadre
d'analyse, les gens, les lieux et les éléments matériels et idéels composant la totalité de
référence (la société), sont intégrés en vertu de leur participation active à un processus
d'appropriation et d'utilisation des ressources nécessaire à la reproduction et à la survie de
l'ensemble qu'ils forment, et requérant pour cela des formes de communication essentielles à
sa réussite.
En définitive, si l'on prend donc un peu de recul avec le chemin jusqu'ici parcouru, on
s'aperçoit que les différentes tentatives pour cerner la spécificité des nouvelles ethnologies
(entrée par les traditions nationales, les domaines thématiques, ou les totalités) nous ont
progressivement entraînés au cœur même du discours anthropologique et de ses fondements

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épistémologiques. Le fait cependant, que les principaux modèles constitutifs des unités
analytiques de ce dernier, ne soient qu'une façon parmi d'autres d'orienter la sélection, le
rassemblement, et l'organisation des données empiriques en vue de l'intelligibilité des activités
plus particulièrement étudiées, nous ramène paradoxalement à la spécificité des
méthodologies d'enquête permettant d'indexer à la réalité ces totalisations virtuelles, et de
donner ainsi à celles-ci une certaine consistance empirique, au niveau notamment de la
description et de la caractérisation des gens, des situations, et des éléments nécessaires au
déploiement effectif des activités exercées. La prochaine partie défendra donc l'idée que c'est
dans l'articulation d'une problématique générale à un dispositif d'enquête singulier, que se
joue véritablement l'apport spécifique, et la particularité de la tâche propre à l'ethnologie.

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Partie 2 :

UNE PROBLEMATIQUE GENERALE DE LA RATIONALITE


DANS UN DISPOSITIF D'ENQUETE SINGULIER

Un grand nombre d'historiens, de sociologues et d'ethnologues, malgré leurs


divergences d'analyse et d'investigation, partagent tous aujourd'hui une même conception des
fondements du discours anthropologique. Selon eux,

- ce discours porte sur les activités sociales exercées par les gens, en d'autres termes sur
des actions coordonnées en fonction d'autrui (d'où la nécessité d'une enquête pour établir qui
sont ces gens, quels sont les éléments et les conséquences inhérents à l'exercice de ces
activités, et quels sont les lieux et les situations où celles-ci s'organisent) ;
- ce discours a vocation à en rendre raison, c'est-à-dire à expliquer et/ou comprendre
pourquoi telle activité ou tel ensemble d'activités sont plutôt que de ne pas être, et se passent
ainsi plutôt que de toute autre façon (d'où la nécessité de pointer les logiques d'intelligibilité
propres aux présuppositions ontologiques mobilisées) ;
- ce discours propose leur analyse sur la base d'événements et de phénomènes ayant eu
lieu, et s'étant produits lors d'une enquête menée à partir d'attentes plus ou moins explicites
sur la nature des données recherchées (d'où l'importance de reconnaître les modèles
constitutifs de cette unité d'analyse).
Cette analytique interprétative est donc ce qui distingue fondamentalement le travail
de l'anthropologue (au sens kantien du terme), de celui du journaliste ou du juge d'instruction.

Quelque soit donc la discipline à laquelle il se rattache, l'anthropologue a la volonté de rendre


intelligible des activités humaines, qui aux dires d'une partie de l'humanité, ne semblent pas
du tout aller de soi, mais qui pour l'autre, semblent au contraire tenir de l'ordre de l'évidence,
voire de la nécessité acceptée et aménagée. L'œuvre de Max Weber est ainsi centrée sur la
genèse historique des activités économiques capitalistes en Occident, de la même façon que
celle de Joseph Needham tente d'éclairer les raisons pour lesquelles les activités scientifiques
et technologiques modernes n'ont pas été inventées en tout premier lieu en Chine, alors que
celle-ci disposait dès le XIe siècle de tous les éléments conceptuels et techniques pour le faire.
Le caractère "exotique" des activités humaines en général, ne tient pas par conséquent
à leur localisation géographique ou temporelle (l'altérité en ethnologie n'est plus relative au
bon sauvage des tropiques), mais au fait qu'elles s'articulent à des formes de conscience
relevant en partie d'un sens commun, qui échappe lui aussi en partie à l'enquêteur. D'où la
nécessité de penser conjointement les figures de la rationalité et de l'altérité, au sens où
l'anthropologue est constamment aux prises avec la reconstitution d'activités à ses yeux
"exotiques", parce qu'elles reposent en partie sur des formes de conscience qu'il n'a jamais
eues à l'esprit. De plus, comme l'indiquait déjà Montaigne dans sa réflexion sur le
cannibalisme amérindien, il semble difficile de parvenir à exposer et analyser ces différences
de perspectives sans prendre en compte les formes d'inégalité et les rapports de pouvoirs que
celles-ci traduisent, au sein même de la population concernée, mais aussi entre l'enquêteur et
ses interlocuteurs. Si une même problématique de la rationalité semble donc être transversale
au discours anthropologique dans son ensemble, sa résolution possible dans un dispositif
d'enquête particulier entraîne logiquement des interrogations sur la "rationalité" d'un tel
dispositif, et sur le bien-fondé des activités de recherche qui le constituent. Autrement dit, la
réflexivité méthodologique est indispensable à la scientificité des savoirs ainsi produits.

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5. L'INTELLIGIBILITE DES ACTIVITES "EXOTIQUES"

D'une telle mise en perspective du discours anthropologique, découlent trois axes de


présentation possibles des disciplines qui le constituent. Le premier renvoie au degré de
scientificité des savoirs ainsi promulgués parallèlement à leur capacité simultanée à rendre
compte et à rendre raison des activités étudiées ; le second s'appuie sur la multiplicité des
théories et des échelles comparatives de généralisation co-extensives aux totalités et aux
logiques d'intelligibilité esquissées dans le type d'analyse défendue, et le dernier concerne
enfin la spécificité méthodologique d'exposition du chercheur aux phénomènes et aux
événements produits durant l'enquête.

5.1- La résolution d'énigmes contextuelles

Le premier axe d'évaluation et de présentation des recherches anthropologiques, est


d'éclairer leur capacité à résoudre des énigmes et à solutionner des problèmes circonscrits."La
valeur de la recherche et de l'enquête, rappelle Hacking à propos des savoirs scientifiques
(1989 : 43), provient du processus continu de résolution des problèmes dans lequel elle est
engagée." La reconnaissance d'un tel critère de scientificité des savoirs mis sur le marché de
la connaissance, semble être le plus petit dénominateur commun à l'ensemble des plus grands
épistémologues contemporains (Popper, Feyerabend, Kuhn, Lakatos, Hacking). Transposée au
discours anthropologique, cette proposition revient à poser que sa problématique générale de
la rationalité y prenne à chaque fois, dans chaque étude particulière, la forme suivante :
"pourquoi tel type d'activité ou tel ensemble d'activités sont-ils pratiqués à un moment donné
par de tels gens, dans de tels lieux, sous de telles formes ?". Ce principe de l'imputation
causale singulière peut être étendu et généralisé par assimilation des contextes et comparaison
des unités analytiques, à des sphères de validité de plus en plus grandes. Ainsi, Boyer (2001)
élargissait récemment son interrogation à l'ensemble des activités religieuses dans l'histoire de
l'humanité, en se demandant pourquoi il y avait d'une façon générale des croyants et des
sceptiques quant à la possibilité de communiquer avantageusement avec des entités invisibles
telles que les dieux ou les esprits.
L'exemple peut être le plus connu en ethnologie d'une telle démarche, est la tentative
de rendre intelligible la prohibition de l'inceste, c'est-à-dire l'interdiction formelle d'activités
sexuelles entre individus apparentés. La dernière solution en date, proposée par Lévi-Strauss,
assimilait celle-ci au moyen exclusif de faire coopérer et communiquer des groupes humains
consanguins déconnectés les uns des autres, pour qu'ils forment une unité sociale et une
division du travail élémentaire, fondée sur des réseaux d'échanges mettant en branle la
circulation des hommes, des femmes et des enfants, sur la base d'une réciprocité initiale,
assurée par cette règle de sociabilité fondatrice (le don croisé d'une femme). Godelier (1998) a
repris récemment ce problème, en s'appuyant à la fois sur les travaux des éthologues de
terrain, réalisés en Afrique auprès de différents groupes de grands singes observés dans leur
cadre de vie, et sur ceux des paléoanthropologues, ayant démontré la caducité d'un scénario de
l'hominisation de type séquentiel et linéaire (une sorte de paliers successifs faisant émerger
graduellement l'Homme de la nature animale), où à chaque phase chronologique de
l'évolution humaine, aurait correspondu une espèce homogène différenciée (australopithecus,
homo erectus, homo sapiens), au profil biologique caractéristique (anatomie, volume du
cerveau, faciès), porteuse d'une compétence technique précise. Ce que mettent en lumière ces
différentes recherches, c'est précisément l'existence d'un vaste ensemble de comportements
performatifs parmi ces différents hominidés, allant de l'évitement de l'inceste à la fabrication
d'outils secondaires (dont l'utilisation et la fabrication sont transmises par apprentissage), en
passant par la pratique d'échanges et de formes de coopération dans chasse et le partage de la

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nourriture, ou le contrôle collectif du territoire et de ses ressources. Aussi, pour Godelier,
cette prohibition de l'inceste doublement inscrite chez les humains dans le langage
(terminologies de la parenté) et les règles d'alliances matrimoniales, ne peut être expliquée
que si l'on prend en compte ce fait historique, d'une proto-humanité vivant déjà en bandes
territorialisées et fortement hiérarchisées par le sexe et la génération, abritant en leur sein des
unités sociales spécialisées dans la procréation et l'éducation. Selon lui, le processus
d'hominisation, caractérisé entre autre par une cérébralisation et une émancipation de la
sexualité humaine de ses rythmes biologiques et saisonniers, a aussi bien menacé au sein de
ces bandes la stabilité des hiérarchies dans l'accès à la nourriture et aux femelles, qui n'étaient
auparavant remises en cause que périodiquement (et donc par là intensifié la compétition
sexuelle), que favorisé par le développement de la locomotion bipède, la libération des mains,
et la communication langagière, les possibilités de coopération dans les activités de
subsistance. Cela serait cette contradiction croissante entre rivalité sexuelle et coopération
dans le travail, qui aurait nécessité un nouveau mode de gestion plus ou moins consciemment
régulé de la sexualité humaine, qui ne mette pas en danger ce développement de la division du
travail nécessaire à la reproduction de ces bandes assurant à chacun de ses membres
l'exploitation des ressources d'un territoire, et par là les conditions de leur survie. La
répartition des tâches dans le cadre des structures familiales ainsi établies, aurait pu être de
cette manière facilitée par le bannissement de la compétition sexuelle au sein de ces mêmes
unités sociales. L'acte fondateur de la société humaine selon Godelier, serait ainsi la nécessité
pour chaque individu d'avoir à sacrifier et à refouler quelque chose de sa sexualité afin de
permettre ainsi la reproduction de la société comme un tout (de laquelle il dépendrait pour
survivre).

5.2- La diversité des échelles comparatives de généralisation

Le second axe d'exposition des recherches anthropologiques est l'ensemble des


schèmes d'intelligibilité et de totalisation déployés dans les pratiques discursives
anthropologiques. On a vu dans le chapitre précédent comment le contexte d'investigation
empirique, où était perçu un certain nombre d'événements et de phénomènes, où certaines
gens y étaient vus ou entendus comme faisant et/ou énonçant quelque chose, se retrouvait
nécessairement élargi et réintégré à une unité d’analyse virtuelle, mettant en rapport de façon
cohérente l'ensemble de ces données indexées à la réalité (ex. du champ social chez
Bourdieu). Ces totalités étaient en partie induites par la combinaison de différents modèles
constitutifs, regroupés en deux séries principales (IM, HM, CM d'un côté, figures analogiques
de l'autre). Des sociologues comme Passeron (1991) ont soutenu le caractère profondément
hybride de ces totalités, en montrant qu'elles ne pouvaient en aucun cas devenir des unités
réifiées en soi, s'affranchissant de toute référence à un contexte spatio-temporel. Ils en ont
déduit la nature idéal-typique de celles-ci, et ont posé la nécessité d'une enquête quant à leur
élaboration. Il y aurait donc autant d'ethnologies, de sociologies ou d'histoires possibles que
de combinaisons existantes entre les modèles constitutifs de ces totalités, les logiques
d'intelligibilité y étant promues, et les techniques d'enquête leur assurant un certain contenu.
Berthelot (2001) a proposé d'utiliser la notion de programme de recherche pour
caractériser chacune de ces combinaisons, formant un pôle d'investigation et d'analyse assorti
d'une échelle comparative de généralisation. Chaque programme de recherche serait en effet
distinct par la nature de ses techniques d'investigation, et par la nature des schèmes y
privilégiant un mode d'intelligibilité et un mode de totalisation des données (la distribution et
l'opposition de ces schèmes formant alors l'éventail des pratiques discursives de
l'Anthropologie). La présentation de ces programmes de recherche, et notamment de ces
logiques d'intelligibilité, fournira la matière d'un prochain ouvrage clôturant cette présentation

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d'ensemble de l'ethnologie contemporaine. Pour l'heure, c'est donc l'existence de ces échelles
comparatives de généralisation, qu'il faut mentionner pour bien comprendre la place et le rôle
de l'enquête dans le discours anthropologique. La couverture des phénomènes et des
événements dans l'espace et dans le temps, assurée par les totalités, peut en effet varier
fortement en fonction du degré de focalisation porté sur les lieux et les moments proprement
dits de l'enquête. L'élargissement hors champ de la sphère de validité des informations
recueillies et des analyses entreprises, c'est-à-dire au-delà du cadre d'investigation mené, varie
ainsi proportionnellement aux ambitions affichées quant à la généralisation possible par
comparaison de l'analyse de ces matériaux déictiques. Se distinguent et s'opposent alors le
long d'un continuum deux options radicales, deux démarches butoirs, articulant l'une à l'autre
unité d'investigation empirique et unité d’analyse : d'un côté une tendance à ce que l'échelle
spatio-temporelle indexant la totalité soit étendue bien au-delà des lieux et des périodes de
l'enquête, de l'autre une tendance à ce que l'unité d'investigation empirique épuise à elle seule
la totalité construite et s'y fonde ainsi.
Dans le premier cas, l'œuvre de Goody est incontournable du fait qu'il ait été un des
premiers ethnologues à avoir tenté d'échapper aux totalités classiques (société, culture,
civilisation) pour établir un cadre comparatif en dehors du Grand Partage Occident/Reste du
monde. Après avoir notamment insisté sur l'importance des changements survenus dans les
moyens matériels de communication (écriture cunéiforme, alphabet, imprimerie) quant à
l'extension des capacités cognitives humaines, Goody (2001) s'est attaché à relativiser le rôle
des structures familiales "occidentales" dans l'expansion du capitalisme et de
l'industrialisation, en réfléchissant dans le cadre du "système-monde eurasiatique". Il s'est
pour cela lancé dans l'édification d'un chantier comparatif magistral couvrant la période pré-
industrielle depuis l'antiquité, et destiné à reconsidérer de façon non ethnocentrique les
caractéristiques des pratiques matrimoniales et des stratégies successorales en Chine, au Tibet,
en Inde, en Arabie, en Méditerranée orientale et dans tout le monde antique (Egypte, Rome,
Grèce et Israël). Goody a démontré ainsi que de la Chine à l'Europe pré-industrielle, il fallait
penser conjointement l'héritage, le mariage, et la production domestique, car cet ensemble
d'activités concourait partout à la reproduction des stratifications sociales régionales. On y
constatait en effet un éventail de pratiques de dotations directes ou indirectes des femmes lors
du mariage ou à l'héritage (dévolution divergente) qui, loin d'opposer et de primitiviser
l'Orient vis-à-vis de l'Occident, était commun aux groupes inférieurs et supérieurs répartis sur
les échelles politico-sociales transversales à l'ensemble des différentes sociétés agricoles
eurasiennes et méditerranéennes. Il existait donc en réalité des hiérarchies régionales
similaires d'un bout à l'autre de ce système-monde eurasiatique, où les stratégies successorales
et matrimoniales s'y distribuaient et s'y opposaient selon que leurs acteurs appartiennent aux
groupes placés en situation de supériorité ou d'infériorité au sein de ces hiérarchies. Ainsi,
pour toutes les couches dominantes de ce système-monde, les groupes domestiques étaient de
taille plus importante, la dot directe, il y avait plus de contraintes et d'arrangements dans les
modalités du mariage, moins de divorces, moins de remariages des veuves, plus d'adoptions,
plus d'unions multiples, et beaucoup plus de normes écrites régulant le mariage et l'héritage.
C'est paradoxalement à une critique similaire de la caractérisation traditionnelle des
pratiques matrimoniales et successorales bédouines que se livre Abu-Lughod (1993) lors de
son enquête en Egypte. Seulement, à l'inverse de Goody, elle cherche à éviter
systématiquement toute forme de typologisation et de généralisation de ses matériaux
ethnographiques à des ensembles comparatifs plus larges, débordant les sites de son enquête.
Certes, elle reconnaît tout comme lui les limites des approches monographiques, ayant érigé la
patrilinéarité, la polygynie, la sexualité reproductrice placée sous la thématique de la honte et
de l'honneur, et le mariage préférentiel avec la cousine parallèle patrilatérale, comme
propriétés essentielles de la culture et de la société bédouine. Mais cette prise de distance à

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l'égard des traditions monographiques, loin de la lancer dans le recueil de données extérieures
à son propre terrain ethnographique, l'ancre encore plus dans le refus de participer à une
énième construction culturelle typique du genre et de l'identité sexuelle chez les bédouins,
qu'elle dénonce d'ailleurs comme un abus de pouvoir (selon l'équation, catégoriser les gens et
leurs activités = faciliter leur administration territoriale). Elle nous livre alors une série de
récits, de souvenirs, de poèmes, de chansons, d'histoires de vie, de lettres écrites, ou de
conversations enregistrées auprès de femmes égyptiennes, qu'elle commente à l'occasion pour
nous restituer la complexité des significations rattachées aux expériences vécues de ces
femmes confrontées à l'autorité de leur père, aux particularités de leur belle-famille, à
l'organisation de noces, à la défloration, à la maternité, à l'éducation différenciée des garçons
et des filles, aux prescriptions religieuses du Coran… Son but avoué est de résister ainsi à
toute forme de généralisation possible, en rattachant systématiquement les informations
produites dans le cadre de son enquête au sein d'une famille bédouine, aux différents
contextes d'énonciation dans lesquels se sont exprimées ses interlocutrices. L'unité
d'investigation empirique est ainsi totalisée sous la forme d'un texte complexe et unique,
chaque chapitre étant construit autour d'un thème mis en récit et narré par ces femmes, de telle
façon à permettre au lecteur de suivre les conduites différenciées qu'elles ont
circonstanciellement adoptées ou rejetées, au gré de leur parcours, des moments clés de leur
histoire personnelle et des marges interprétatives que chacune de ces femmes s'est autorisée à
suivre de par son expérimentation singulière de la condition féminine locale.

5.3 La spécificité des événements et phénomènes recherchés

Le dernier axe de présentation des recherches "anthropologiques", concerne


directement la spécificité méthodologique des protocoles d'observation, d'entretien, de
mesure, ou de documentation utilisés lors de l'enquête. C'est par le biais de cette spécificité
que sont produits des types distinctifs et un nombre variable de données empiriques,
informant différemment à la fois sur le déroulement des activités étudiées, les caractéristiques
des états de conscience leur étant corrélées, et la sphère spatio-temporelle d'extension et de
validité des reconstitutions ainsi opérées. C'est là à proprement parler l'origine véritable des
principaux noyaux disciplinaires (sociologie, histoire, ethnologie, sciences politiques),
incarnant institutionnellement le discours anthropologique. Quelque soit en effet l'activité
sociale étudiée (domaines thématiques), quelque soient par ailleurs le contexte institutionnel
et l'arrière plan historique dans lesquels cette étude s'effectue (traditions nationales), quelque
soient en outre les schèmes utilisés pour mettre en rapport les données empiriques produites
par l'enquête dans le cadre d'une unité d’analyse afin de solutionner un problème circonscrit
(pourquoi ces gens agissent-ils ici comme ils le font ?), l'éventail des possibilités de
développement du discours anthropologique est transversal à l'ensemble de ces disciplines.
Par contre, si les possibilités d'analyse sont communes à tous (il suffit de lire les résultats des
recherches de chacun), n'enquête pas n'importe comment n'importe qui, en raison du temps
d'apprentissage plus long, nécessaire à la maîtrise des diverses techniques d'enquête. C'est là
où la particularité de la tâche de l'ethnologie se laisse entrevoir, de par la singularité de sa
méthodologie de recherche, l'enquête ethnographique de terrain. Tout à la fois l'intérêt et la
spécificité de l'ethnographie, reposent en effet dans la pratique de l'observation participante, et
le fait d'être pour l'enquêteur, selon la belle formule d'Augé, le témoin direct d'une actualité
présente. Seule en effet parmi la panoplie des techniques d'enquête utilisées dans le discours
anthropologique, celle-ci permet au chercheur d'être confronté à deux séries d'événements et
de phénomènes interdépendants, auxquelles il pourrait être difficilement exposé dans le cadre
d'autres méthodologies d'enquête (entretiens par questionnaires sur échantillons de population,

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dépouillage d'archives, fouille de vestiges, exhumation de fossiles, analyses textuelles, plans
expérimentaux, etc.).
La première de ces séries est l'apprentissage par la pratique de savoirs-faire implicites
incorporés, de connaissances tacites sous-jacentes à l'exercice d'activités routinières, réalisées
par ses interlocuteurs sur le mode de l'évidence, comme allant de soi, et relevant par là d'un
certain sens commun partagé, agi au quotidien, et n'étant pas pour cela systématiquement
formulé. Herzfeld (2001) a pu à ce titre proposer de définir l'ethnologie (social and cultural
anthropology), comme l'étude comparative du sens commun, à la fois sous ses différentes
formes culturelles, et sous l'angle de ses effets sociaux. L'ethnographie de terrain permet avant
tout en effet à l'ethnologue, d'avoir un accès privilégié aux représentations (collectives ou
individuelles) n'étant pas organisées sous la forme de propositions langagières, bien qu'étant
parties prenantes du bon déroulement des activités humaines étudiées. Du fait d'être impliqué
dans la conduite de ces activités, et d'avoir à apprendre les conditions de leur exercice et les
situations propices à leur réalisation, le bon ethnographe est ainsi en mesure de saisir
astucieusement ce que diable les gens pensent être en train de faire lorsqu'ils agissent de cette
façon. Ainsi, Astuti (1995) durant ses 18 mois de terrain passés auprès de pêcheurs semi-
nomades de la côte ouest de Madagascar, apprend-elle à devenir Vezo, en acquérant leur
façon de préparer et de manger les produits de la mer, leur manière de pêcher et de naviguer
sans crainte en repérant les directions du vent et les forces des courants marins, une partie de
leur habilité à nager et à plonger, à marcher les pieds nus sur le sable brûlant, à construire des
pirogues, à partir en ville vendre du poisson frais au marché. Elle apprend à éprouver elle
aussi la liberté à vivre au jour le jour des ressources maritimes abondantes, à éviter
soigneusement une quelconque sagesse ou anticipation raisonnée de l'avenir, en se défiant
systématiquement des liens et des forces contraignantes rattachant trop étroitement l'existence
au passé et à la souveraineté territoriale. Elle en arrive à la conclusion en vivant ainsi à leurs
côtés, que ces gens prennent conscience de ce qu'ils sont et se représentent leur existence
collective, au travers du mode de vie qu'ils mènent et qu'ils se transmettent les uns aux autres
indépendamment de leurs origines, selon les contextes et les lieux où ils se rencontrent et
cohabitent ensemble jour après jour. Seulement la particularité de ces valeurs existentialistes
érigées par ces gens en art de vivre communautaire proprement Vezo, est qu'elles participent à
la sédentarisation de ces derniers dans des villages et à leur inhumation dans des cimetières,
divisés en groupes de descendance unilinéaire enterrés et rassemblés chacun dans de mêmes
caveaux familiaux. Autrement dit, ces valeurs implicites ne sont agies au quotidien, qu'en
référence à des valeurs essentialistes conçues plus explicitement : si n'importe qui peut
devenir Vezo en s'initiant à ces manières de faire, tous ne peuvent le rester qu'à condition de
faire corps avec certains lieux, en s'inscrivant à leur mort dans une filiation agnatique
matérialisée par un tombeau ancestral proprement situé. Selon Astuti, les Vezo veillent
scrupuleusement à conserver ainsi l'ambivalence et l'ambiguïté de leurs sentiments
d'appartenance, en choisissant d'agir tout au long de leur existence de telle façon à éloigner de
leur conscience l'horizon de la mort : ils séparent pour cela continuellement et rituellement les
morts des vivants, et rejettent au-delà de leur décès leur inscription définitive dans un groupe
de descendance, lorsque leur cadavre rejoindra alors un tombeau collectif à l'identité
singulière et exclusive reconnue.
La seconde série d'événements et de phénomènes abordés sous le coup de ces
privilèges méthodologiques, concerne la singularité et la nouveauté parfois radicale de
situations advenant dans une histoire du présent en marche, au gré des rebondissements et des
innovations réelles apportées aux différentes façons de faire enracinées dans un contexte
précis. En d'autres termes, cela renvoie à la possibilité de suivre la manière dont les gens
aménagent et modifient ce qu'ils font, en fonction des problèmes qu'ils rencontrent et qu'ils
cherchent eux-mêmes à solutionner. A cet égard, l'ethnographie récente de Rabinow (2000) au

50
centre d'études français du polymorphisme humain (CEPH), au sujet du programme de
décryptage et de séquençage du génome humain, est un modèle du genre. C'est en effet à la
restitution des "méandres d'une crise" au sein de ce laboratoire public de recherche, ainsi qu'à
l'investigation de ses ressorts et de ses enjeux au vu des dimensions médiatiques et politico-
financières internationales que cette crise revêt, qu'il s'attache à rendre compte par le biais
d'une écriture "expérimentale". Ce en quoi l'investigation de cette situation de crise illustre la
possibilité pour l'ethnographe d'avoir accès à certains événements et phénomènes, c'est
précisément le fait que Rabinow s'efforce de focaliser son enquête, sur la façon dont ses
interlocuteurs travaillent à l'identification et à la résolution de problèmes, qu'ils rencontrent au
gré de leurs confrontations les uns avec ou contre les autres, en fonction d'enjeux qui les
dépassent, et en rapport du fait qu'ils n'aient pas a priori les moyens répertoriés prêts à
l'emploi pour solutionner et débloquer ce genre de situation complexe14: jusqu'où en effet, se
demandent les protagonistes de cette crise, modifier et contrôler la vie nue (zoe), manipuler
l'ADN pour induire des formes sociales et culturelles de vie en collectivité protégées des aléas
de la loterie génétique ? Comment, pour y parvenir, associer un mode de financement, un
mode de production de savoir, et un mode d'exploitation et d'utilisation de l'information
moléculaire, des séquençages des machines, des gels, des banques de données, des collections
de tissus ainsi créés ?
L'originalité de cette enquête est donc de suivre à la trace l'ébauche en actes de formes
de réponses, de choix et de solutions proposés au pied du mur par les différents intervenants ;
"ce quelque chose qui se passe dans le monde", et que Rabinow appelle des
"formes/événements singulières", catalysant des acteurs, des choses, des temporalités, des
spatialités dans de nouvelles formes d'existence, sur la base d'un nouvel enchevêtrement les
unes aux autres d'activités, en l'occurrence de type scientifique, médical, politique, et
commercial. Selon Rabinow, c'est à la fois le manque de ressources pour la menée à bien
d'activités scientifiques de plus en plus dévoreuses de budgets, et l'absence de prise en charge
thérapeutique de maladies génétiques spécifiques, qui ouvrent concrètement une nouvelle
forme de coopération et de confrontation du milieu public de la recherche française à celui du
monde privé des entrepreneurs et des familles de malades. Une association représentant des
personnes atteintes de myopathie, s'allie ainsi avec le CEPH par l'entremise de son directeur,
afin de recueillir plus efficacement du matériel génétique et de récolter par l'organisation d'un
téléthon annuel des capitaux privés, sous réserve de pouvoir bénéficier d'une prise en charge
thérapeutique performante, par l'orientation prioritaire et appliquée des recherches ainsi
menées. Cette collaboration, qui aboutit au séquençage complet du génome humain avec une
priorité allouée à la recherche des gènes responsables des maladies, est la première
forme/événement singulière qu'il identifie, de par la biosocialité ainsi créée dans
l'institutionnalisation de ces malades en groupe d'interlocuteurs définis sur la base de leur
ADN. L'augmentation exponentielle des moyens de financement nécessaires au
développement de ces recherches génomiques, et l'incapacité de l'Etat français à assurer seul
ce financement (plus de 80 millions de dollars nécessaires), précipite cependant par la suite ce
laboratoire de recherche dans la crise. Un conflit, arbitré par les médias et l'Etat français, naît
alors en son sein entre ses dirigeants, sur l'opportunité de collaborer avec une entreprise
américaine de biotechnologies intéressée à l'identification et au brevetage à son profit des
gènes du diabète et de l'obésité, en échange d'un apport de fonds conséquents. Les enjeux de
cette crise portent donc concrètement sur les modalités de collaboration à cette entreprise, qui
de son côté, réclame une période d'utilisation exclusive des banques de données génétiques

14
"Ce qu'on cherche plutôt, ce sont des singularités non encore spécifiées, assemblées dans l'action. Un mode
d'enquête expérimental est une démarche où l'on se confronte à un problème dont la solution n'est pas connue à
l'avance, plutôt qu'une démarche où l'on a déjà les solutions et où l'on cherche ensuite un problème." (Rabinow,
2000 : p. 243).

51
provenant de diabétiques français, qu'elle se propose d'acheter afin de pouvoir en breveter les
gènes pathogènes, et se réserver ainsi durant leur période de commercialisation, des droits
d'exclusivité et des avantages concurrentiels, qui la rembourserait des investissements à hauts
risques consentis. L'un des chercheurs et responsables du centre, de par sa participation au
conseil d'administration de cette entreprise, mais aussi au nom des intérêts des malades du fait
de l'avancée rapide des recherches ainsi escomptée, opte pour ce contrat d'exclusivité, tandis
qu'une levée de boucliers, au nom du patrimoine génétique de l'humanité, s'oppose en France
à la vente de ces molécules d'ADN de patients français à une entreprise américaine privée : le
problème principal est donc le statut attribué à cet ADN des familles donneuses, son
"affiliation" une fois traité dans l'appareil technologique et scientifique (à qui appartient-il et
qui représente-t-il ?), la délimitation des autorités habilitées à le distribuer et l'exploiter sous
cette forme, et l'identification des "justes causes" légitimant de "justes utilisations". C'est donc
en l'occurrence un problème ouvert, et une succession d'interrogations nouvelles que peut
ainsi restituer Rabinow en collant au plus près des options choisies et débattues par les
différents protagonistes de cette crise.
Cette série d'événements et de phénomènes ressort donc en partie pour le chercheur du
hasard et des circonstances de l'enquête : ce sont tout autant les problèmes que rencontrent les
gens et les phénomènes qui polarisent leur attention, que la possibilité pour l'ethnographe de
se poser des questions à leur sujet, et de s'intéresser à travers eux, à un type particulier
d'activité, qui guident et orientent progressivement les méandres de l'enquête vers la
résolution d'énigmes que l'ethnographe découvre au fur et à mesure du déroulement de celle-
ci. Autrement dit, l'observation participante est une des rares techniques d'enquête permettant
de se poser un problème à résoudre a posteriori, pour lequel aucun dispositif de recueil de
données n'a été prévu a priori.

52
6. L'ENQUÊTE ETHNOGRAPHIQUE DE TERRAIN

Le contenu empirique d'une unité d’analyse n'est donc pas seulement organisé et
présenté sur la base de schèmes d'intelligibilité et de totalisation, il tient aussi la particularité
de sa teneur, et l'étendue des informations qu'il recèle, de la spécificité des techniques
d'enquête utilisées pour sa confection. S'il demeure ainsi vrai qu'aucun phénomène ne possède
en soi la qualité de donnée en dehors d'attentes conjecturales (Popper), et ne peut revêtir ainsi
une importance problématique en dehors d'un cadre d'analyse précis (Devereux15), il n'en
demeure pas moins tout aussi vrai qu'existent des phénomènes pouvant être perçus et
appréhendés aussi bien à travers leur régularité, que par leur manifestation événementielle
dans des circonstances singulières, sans qu'il y ait moyen pour autant de pouvoir procéder à
leur analyse ou d'être capable de conjecturer leur apparition (Hacking16). Malinowski, le
fondateur de l'enquête ethnographique de terrain, se gardait bien d'ailleurs d'un empirisme
naïf, tout en militant activement pour la reconnaissance des faits observés et expérimentés par
l'enquêteur indépendamment de ses approches théoriques. Dans son ouvrage Les jardins de
Corail, il rappelait ainsi que le meilleur des observateurs n'était pas une caméra combinée à
un enregistreur sténographique, parce que l'observation participante ne consistait aucunement
à collecter des faits isolés et épars, mais à construire ces faits et à les mettre en relation au
travers d'une enquête où l'observateur se devait de tenir une posture interactive. Et
parallèlement dans Les argonautes, il défendait comme règle d'or de l'écriture ethnologique,
de présenter séparément les données de l'enquête et l'analyse que l'on en faisait. Le point de
jonction entre ces deux positions apparemment contradictoires, repose dans le fait qu'il ne
suffit pas d'observer ou d'examiner à distance une réalité quelconque pour y identifier une
série de phénomènes et d'événements, mais qu'il faille en vérité interférer avec cette réalité,
l'affecter par ses actions, et en être affecté à son tour de par les réactions éventuelles suscitées
à l'égard de cette intervention. Favret-Saada (1977) a bien mis en évidence qu'à défaut d'être
affectée personnellement, d'être prise et partie prenante du dispositif de la sorcellerie dans le
bocage normand, elle n'aurait eu accès qu'à la collecte des « secrets » et des histoires
anecdotiques, n'aurait jamais rencontré de désencorcelleur, et aurait été contrainte d'épiloguer
une énième fois sur la naïveté des croyances paysannes en passant à côté des enjeux de
pouvoir liés à la répétition du malheur frappant ces villageois pris par les sorts.
Les caractéristiques propres au dispositif d'enquête utilisé, au sein duquel se joue cette
interférence interactive, sont donc d'une importance cruciale, et présentent donc en soi une
certaine autonomie vis-à-vis des schèmes d'intelligibilité et de totalisation sous-jacents aux
pratiques discursives anthropologiques, bien qu'elles puissent s'y trouver parfois étroitement
corrélées de par la grande compatibilité qu'elles peuvent manifester à l'égard de certains de
ces schèmes. Il n'y a qu'à constater par exemple le succès toujours d'actualité du modèle
classique de l'enquête monographique, donnant corps sur un mode holiste, aux catégories de
société ou de culture conçues à l'image d'un organisme vivant ou d'une langue. Dans une de
ces récentes monographies réalisée en France auprès d'un groupe de sourds et muets de
naissance, l'univers de ces derniers est assimilé par Delaporte (2002) à une véritable culture

15
"Aucun phénomène ne possède un sens inhérent. Il n'est donc ni une donnée, ni une information ; il est
simplement une source potentielle de données. Il devient une donnée en étant assigné à, ou approprié par, une
science particulière, qui sélectionne, parmi les nombreux aspects du phénomène, ceux qu'elle considère comme
pertinents et auxquels elle est capable d'assigner un sens dans son cadre de référence caractéristique".
(Devereux, 1980 : p. 403)
16
Comme le rappelle Hacking (1989 : 260), le mouvement brownien du pollen en suspension sur l'eau a été
expliqué par Einstein un siècle après son "apparition" officielle : "Certains travaux expérimentaux de grande
portée proviennent intégralement de la théorie. Certaines théories fondamentales doivent tout aux expériences
qui les précèdent. Certaines théories stagnent par manque de prise sur le monde réel, alors que certains
phénomènes expérimentaux restent sans emploi par manque de théorie."

53
de par les possibilités de communication que leur offre la langue des signes ; et leur rejet des
implantations cochléaires par intervention chirurgicale est apparenté à une forme de combat
contre ce qui est présenté comme un véritable ethnocide. De la même façon, qu'il y a
différentes logiques d'intelligibilité et différents modèles constitutifs des totalités, il semble
donc y avoir aussi différents modèles de dispositifs d'enquête dans le discours
anthropologique. Et la singularité de ces dispositifs semble être devoir recherchée dans la
priorité allouée à certaines techniques d'investigation aux dépens d'autres, lorsque ce n'est pas
leur combinaison et leur association dans l'étude d'activités, de périodes, et de sites
particuliers, qui donnent la teneur spécifique des résultats d'une enquête, et de ce que l'on y a
expérimenté, appréhendé, créé, produit, et caractérisé plus particulièrement comme
phénomènes dignes d'analyse.
Sperber (1982 : 7) résumait ainsi l'enregistrement des phénomènes appréhendés dans
le cadre d'une ethnographie de terrain, à deux types de traces matérielles (des documents et
des intuitions), en rappelant que l'ethnologue rapportait principalement grâce à ce dispositif
d'enquête, un journal de bord (une chronologie des événements vécus), un fichier linguistique,
un herbier, des cartes, des croquis, des photos, des rushs, des bandes magnétiques, des
généalogies, des textes, des protocoles d'entretiens transcrits et traduits, des grilles
d'observation, des carnets de terrain remplis d'observations et d'énoncés saisis au vol, et
surtout des savoirs-faire locaux désormais plus ou moins bien intériorisés. C'est en s'appuyant
sur cette base composite, qu'Olivier de Sardan (1995) a proposé récemment de caractériser la
singularité du dispositif d'enquête ethnographique, comme étant fondamentalement
polymorphique, c'est-à-dire comme étant construit par l'articulation de plusieurs techniques
d'investigation. On pourrait rajouter ici à sa polymorphie, son caractère "barycentré",
autrement dit, le fait qu'il soit construit et organisé à chaque fois autour d'une technique
d'investigation particulière (bien souvent l'observation participante), faisant travailler les
autres techniques d'enquête pour sa propre productivité. C'est d'une certaine façon, ce que de
son côté Olivier de Sardan appelle "la politique du terrain", à savoir, cette nécessité dans
toute recherche ethnographique de pratiquer à la fois la triangulation (le recoupement des
informations et la multiplication des perspectives sur un phénomène), la circonscription des
sites et des interlocuteurs, et l'itération (le va-et-vient permanent entre les différents types de
données, leurs différentes sources, et les différentes problématiques successivement ainsi
esquissées). En répartissant les techniques d'investigation utilisées par l'ethnographie de
terrain en quatre grandes catégories (l'observation participante, la conduite d'entretiens
thématiques, les procédés de recension, la collecte d'objets et de sources
écrites/iconographiques), Olivier de Sardan reconnaît implicitement que, malgré qu'elles aient
idéalement intérêt à être toutes employées ensembles et combinées les unes aux autres dans
un seul dispositif d'enquête afin d'accroître leur efficacité respective, il n'en demeure pas
moins la possibilité pour chacune d'entre elles d'être séparément utilisées, ou plus
spécifiquement couplées afin d'être plus amplement développées et améliorées au niveau de la
précision de leur maniement, et de l'exploitation de leur potentiel. Par conséquent, il ne peut
être question ici d'écrire un traité méthodologique concis et complet sur l'enquête
ethnographique, mais seulement d'illustrer le double caractère polymorphique et "barycentré"
de son dispositif, à la lueur de travaux ethnologiques représentatifs de cette spécificité
méthodologique d'exposition aux phénomènes et d'interférence avec les événements.

6.1- L'observation participante

L'observation participante de longue durée est l'insertion prolongée et quotidienne du


chercheur dans le milieu et le cadre de vie des gens avec lesquels il souhaite travailler –cette
insertion nécessitant bien souvent l'apprentissage de la langue locale et supposant que ce

54
dernier, au-delà de sa position de simple témoin, participe pleinement à la production des
événements, des conversations et des activités y ayant lieu-. Déjà préconisée par Gérando en
1799 à la Société des Observateurs de l'Homme comme technique d'enquête incontournable,
c'est encore une fois Malinowski qui fixa et appliqua véritablement son cahier des charges
durant la première guerre mondiale, en le centrant principalement sur la découverte des règles
et des codes de conduite sous-jacents à l'exercice des activités humaines étudiées. Toute
l'originalité de cette technique selon lui, est qu'elle permet au chercheur de reconstituer ces
connaissances et ces savoirs-faire nécessaires à la réalisation de ces activités en bonne et due
forme, malgré le fait que ceux-ci ne soient en général que peu formulés explicitement, par
écrit, ou verbalement. Le principe est de procéder scrupuleusement au recueil détaillé, à la
fois de toutes les situations et circonstances où se déploient ces activités, et de tous les
témoignages et exégèses concernant la bonne conduite de ces activités, prises au cas par cas.
C'est ce que Malinowski appelle "la méthode de documentation statistique par l'exemple
concret", où l'induction et la capacité d'inférence du chercheur sont mises à contribution
parallèlement à son apprentissage de ces activités. Formulé autrement, et de façon plus
contemporaine, cela revient à relever systématiquement la variabilité des contenus énoncés
par les gens, en fonction de la variation des conditions pratiques d'énonciation : seule en effet
l'observation participante de longue durée permet cette comparaison adossée à la diversité
quotidienne des situations d'interaction. Sanjek (1996) évoque ainsi l'existence d'un
continuum allant de l'écoute de conversations informelles aux entretiens directifs basés sur
des questionnaires fermés, en passant par l'écoute ou la participation à des conversations se
déroulant dans le cadre d'exercice d'activités spécifiques (domestiques, rituelles, etc.), ou bien
encore d'entretiens non directifs ou semi-directifs menés sur la base d'un guide thématique en
dehors de toute autre activité. Descola (1993 : 265) dans le récit de son expérience
ethnographique parmi les indiens jivaros, met bien en valeur la nature inductive du travail qui
la caractérise, et l'humilité, la patience nécessaire tout autant que le temps exigé au quotidien
et sur le long terme, pour surseoir à l'ignorance et à la somme des informations qu'il manque à
l'origine au chercheur pour être pertinent aussi bien dans ses questions, dans ses relances, que
dans la synthèse des données qu'il est progressivement capable de réaliser :

"Rien de tout cela ne m'a été exprimé en ces termes par les hommes et les femmes dont je
partage l'existence. Après les avoir accablés de demandes d'explication dans notre frénésie de
savoir des premiers mois, nous avons fini par comprendre que nous en apprendrions plus en
écoutant leurs conversations quotidiennes qu'en les interrogeant à tout propos. Malgré mes
précautions, les questions que je pose courent le risque d'orienter au départ par leur
formulation, ou simplement par l'ignorance qu'elles traduisent, la nature des réponses que
l'on va m'apporter. Un exemple cuisant m'avait rendu sensible à ce problème. Ayant observé
dans les premières semaines de notre séjour à Capahuari une grande ligne en zigzag gravée
au feu sur la pirogue de Pinchu, je lui avais demandé si c'était là l'image d'un anaconda. Ma
question n'était pas infondée, l'anaconda étant assez souvent représenté dans le haut
Amazone par une ligne brisée, tandis que bien des mythes de la région font de ce serpent une
métaphore de la pirogue ; j'avais accepté avec satisfaction le "oui" laconique de Pinchu, et
consigné l'information dans mon journal de terrain. J'ai pu mesurer il y a quelque temps à
quel point je m'étais trompé. Dans l'iconographie achuar, le zigzag figure en effet la
constellation d'Orion. () Quant au rapport peu évident qui pourrait exister entre Orion et une
pirogue, sa clef en est fournie par un mythe. Celui-ci relate comment un groupe d'orphelins,
les Musach, s'enfuyant sur un radeau pour échapper à leur beau-père, finissent par arriver à
l'endroit où la rivière rejoint la voûte céleste et en entreprennent l'ascension ; les Musach
sont devenus les Pléiades et leur radeau, Orion. Le périple aquatique recommence pourtant
chaque année, lorsque, vers la mi-avril, les Pléiades disparaissent de l'horizon occidental et

55
s'abîment dans l'amont des rivières sur leur radeau d'Orion, pour réapparaître à l'orient au
cours du mois de juin, au terme de leur descente vers l'aval. Comment expliquer à un
étranger obtus, et qui parle à peine votre langue, ces connexions subtiles dont on n'est pas
toujours soi-même bien conscient ? Pinchu aura préféré acquiescer à ma question et je ne lui
en tiens pas rigueur."

Bloch (1998) a récemment proposé, pour avancer sur ces difficultés méthodologiques
où par inférence, l'ethnologue attribue à ses interlocuteurs des formes de conscience
supposées traduire leur expérience vécue, de faire appel aux sciences cognitives et aux
théories du fonctionnement psychologique qu'elles produisent, pour rendre compte de
l'organisation des savoirs implicites nécessaires à la fluidité des activités accomplies. Bloch a
milité ainsi pour prendre en compte un phénomène reconnu par les sciences cognitives, qui est
que les connaissances élémentaires mobilisées dans l'action pratique sont pour la plupart
stockées et activées dans le cerveau à partir d'un traitement en parallèle et non séquentiel de
l'information, plus rapide et plus souple que l'utilisation du langage articulé. La conséquence
de ce phénomène, est que les interlocuteurs de l'ethnographe, tout comme lui, sont contraints
pour rationaliser leur conduite, à reformuler par le langage, des informations n'étant pas
forcément mémorisées, structurées et utilisées selon les règles syntagmatiques et les
catégories paradigmatiques de la langue pratiquée. Au sujet par exemple de la rationalisation
du choix du conjoint chez les Zafimaniry de Madagascar, il souligne qu'il n'y existe aucune
corrélation entre la prescription du bon partenaire, et son identification catégorielle au travers
de termes classificatoires, existant pourtant sous la forme d'une terminologie hawaïenne
exprimée dans le vocabulaire local. Ni ce vocabulaire, ni les quelques règles matrimoniales
explicites, ni les exégèses des principaux intéressés, ne mentionnent ou ne font référence à des
indices qui pourraient laisser présager l'existence d'une structure élémentaire de parenté, en
l'occurrence un système dravidien17. Bloch relate pourtant sa découverte, après avoir tracé les
généalogies villageoises, d'une circulation régulière des épouses entre les parties hautes et
basses du village, fonctionnant chacune de fait comme deux moitiés exogamiques dans le
cadre d'un échange restreint, centré sur une forme de mariage préférentiel entre les cousins
croisés. Cette orientation spécifique du choix du conjoint, si elle ne peut être appréhendée au
travers de faits langagiers (il n'existe pas de terme spécifique pour désigner un cousin croisé),
repose néanmoins sur l'existence d'une notion diffuse et pratique de ce qu'est un cousin croisé.
Et cette notion s'élabore parallèlement au déploiement d'activités éducatives et de jeux
enfantins, où l'on peut identifier une première familiarisation avec l'existence pratique de ces
deux moitiés, dans par exemple le fait que les enfants en bas âge soient nourris de sein à sein,
et portés de dos à dos exclusivement par les femmes de la même moitié villageoise (les gens
s'attendent de surcroît à ce que les enfants pleurent et protestent lorsque ce sont les femmes de
l'autre moitié qui s'en occupent). L'ethnologie selon lui, fonde donc sa scientificité sur la
prétention de sa technique d'enquête principale, l'observation participante, à produire ce type
spécifique de données "implicites", de par leur apprentissage au cours d'une "immersion" et
d'une pratique assidue de la vie locale. Il en donne d'ailleurs une démonstration, dans la façon
dont il infère chez ces gens la manière dont ils pensent et vivent au quotidien l'organisation
sociale et culturelle de leurs activités villageoises, en soumettant d'ailleurs à leur critique et à
leur approbation, ces modèles mentaux singuliers qu'il leur attribue sur la base des activités
qu'ils mènent et qu'il partage avec eux. Ces "prototypes" de ce que sont les gens et de ce qu'est
leur maturation habituelle, de ce que sont les différences et les points communs entre les
hommes et les femmes, de ce à quoi ressemble un mariage réussi, un foyer prestigieux et une

17
Un système dravidien est généralement pour les ethnologues un système de parenté caractérisé par
l'articulation d'une filiation cognatique, d'un mariage préférentiel avec les cousins croisés, et d'une terminologie
classant les consanguins sur trois générations entre parallèles et croisés.

56
véritable maison, de ce qui permet d'identifier et de différencier le bois des arbres chez ces
grands sculpteurs et agriculteurs sur brûlis, permettent en effet de rendre compte des choix
qu'ils effectuent ou des raisonnements qui les guident au quotidien dans leur propre gestion
des affaires collectives, notamment matrimoniales.

6.2- La conduite d'entretiens thématiques

La seconde technique d'investigation, n'étant pas exclusivement propre à l'ethnologie,


puisque la psychologie, comme la sociologie ou les sciences politiques l'utilisent
abondamment, on pourrait s'attendre à ce que ce soit uniquement son articulation à
l'observation participante qui fasse de la conduite d'entretiens plus ou moins directifs, selon
les normes communicatives locales, et sur la base d'un canevas thématique orientant les
relances de l'interviewer, une pièce à part entière du dispositif d'enquête ethnographique. En
fait, à parcourir l'ensemble des travaux ethnologiques, il semble effectivement que ce soit le
cas à de rares exceptions près. Les recherches de Quinn (1997) tentant d'identifier un modèle
culturel américain du mariage, comptent parmi ces rares exceptions, et sont d'ailleurs perçues
à ce titre comme situées aux frontières de la psychologie et de l'ethnologie cognitive. Elles ont
le mérite néanmoins de s'inscrire aussi dans cette "ethnographie de l'esprit" chère à Bloch, car
elles utilisent les concepts forgés par les sciences cognitives, pour mieux contrôler les
conditions d'attribution de formes de conscience à des interlocuteurs, sur la simple base de
leurs énoncés prononcés. La particularité de cette étude est en effet de se focaliser
exclusivement sur une analyse de contenu de longs entretiens intensifs ayant été menés
régulièrement sur plusieurs mois, avec une quinzaine de couples représentatifs de la diversité
de la population américaine. Aucune observation participante ou procédés de recension n'ont
été réalisés, et mis à part le travail bibliographique, aucune source écrite, ni iconographique
n'ont été mobilisées. En fait, la qualité des résultats et des analyses à laquelle aboutit cette
enquête confirme d'une certaine façon, l'importance d'un apprentissage par la pratique de
savoirs-faire relationnels comme préambule à toute interprétation, puisque si cette ethnologue
est en mesure d'identifier les métaphores et les schèmes propres au "mariage américain" sur la
seule base d'entretiens, c'est parce qu'elle a d'abord la possibilité de s'appuyer sur ses propres
connaissances pratiques des relations maritales entre les hommes et les femmes de son pays.
Elle tire en effet trois enseignements de ses entretiens : le premier, c'est que les gens,
lorsqu'ils désirent clarifier leurs propos sur leur mariage, utilisent des métaphores qui
renvoient systématiquement à la durée, au partenariat, au bénéfice mutuel, à la compatibilité,
au parcours semé d'embûches, aux efforts à fournir, au succès ou à l'échec, au risque et aux
dangers propres selon eux, à une relation maritale. Le second concerne donc ce modèle
culturel partagé du mariage, où chaque partenaire semble attendre de cette relation qu'elle soit
durable, partagée sur le plan des sentiments, et mutuellement bénéficiaire (dans le sens d'une
satisfaction réciproque des besoins personnels) ; et où chacun se sent prêt à surmonter les
incompatibilités éventuelles avec son partenaire, par des efforts et un travail sur soi
d'ajustement de l'un à l'autre, censé garantir le succès de cet engagement. Le troisième enfin,
est que ce modèle est intériorisé de telle manière à permettre aux gens certains apprentissages
instrumentaux élémentaires (si X évite Y, fais X pour obtenir Y), et certaines formes de
raisonnement leur facilitant leur propre évaluation de l'état d'une situation maritale. Ainsi, en
cas de difficultés de couple et de contradictions entre la durée et l'épanouissement escomptés,
les époux cherchent généralement une compatibilité accrue afin d'en tirer un bénéfice mutuel
plus important, et s'enquièrent pour cela des besoins de l'autre, afin de les satisfaire, quitte au
passage à lorgner sur leurs propres désirs (1997 : 164-167).
Si dans ce cas particulier où ce sont certaines activités de connaissance d'une
population à laquelle appartient l'ethnographe qui font l'objet de l'enquête proprement dite, la

57
conduite d'entretiens épuise à elle seule le dispositif d'enquête, dans la quasi-totalité des
travaux ethnologiques, cette technique d'investigation est plutôt intégrée au cadre de
l'observation participante, afin d'approfondir et de compléter les informations nécessaires à la
reconstitution des activités humaines étudiées. Lorsque ces dernières sont de type politique ou
religieux, il faut mieux en effet pouvoir confronter ce que les gens rapportent de ce qu'ils font,
à ce qu'ils entreprennent véritablement en situation pratique. L'ethnographie de Lan (1985) sur
ce point est riche d'enseignements, puisque celui-ci enquête durant plus de 18 mois à
l'extrême nord du Zimbabwe, presque une année après l'accession de ce pays à l'indépendance
à la suite d'un mouvement national de libération. Il focalise sa recherche sur les conditions du
soutien populaire manifesté durant les sept années précédentes envers la branche armée de ce
mouvement (le ZANU -Zimbabwe African National Union-), ayant porté la guérilla dans ces
campagnes contre l'état rhodésien contrôlé par les blancs descendants des premiers colons.
Lan tente ainsi d'établir rétrospectivement les modalités de participation et de collaboration de
cette paysannerie locale à cette révolution rurale, sur la base principale des entretiens qu'il
réalise auprès des principaux acteurs de cette lutte d'émancipation coloniale. Il visite ainsi
régulièrement deux villes et plus d'une quinzaine de villages, pour mener à bien dans le
dialecte local des interviews avec les possédés royaux s'étant impliqués pour soutenir cette
guérilla, leurs assistants, leurs patients et clients, les responsables villageois, les ex-
guérilleros, les membres de l'ex-appareil d'Etat rhodésien, les conseillers de district, et les
responsables politiques du ZANU. En s'appuyant sur son observation participante des cultes
de possession shona contemporains à son enquête, en se référant aux recherches d'un historien
et d'un ethnologue ayant travaillé dans la région durant les années 1950-60, en investissant les
archives gouvernementales officielles et en récupérant les carnets de notes personnelles prises
par certains paysans et guérilleros durant cette période des années 1970, Lan réussit à tirer des
énoncés recueillis en situation d'entretien, les caractéristiques des pratiques culturelles et des
choix politiques ayant facilité l'intégration de ces guérilleros originaires de la Zambie et du
Mozambique voisins, à la population autochtone. Selon lui, ces guérilleros se sont pliés aux
disciplines religieuses locales édictées par les possédés royaux habités par les esprits des
princes et des rois shona d'autrefois (pratique ambiguë de la chasse aux sorciers, participation
aux cultes de possession, adoption des chants et des danses "traditionnelles", respect des
tabous alimentaires et de ceux interdisant de tuer les animaux sauvages ou de toucher les
femmes locales). En échange, ils ont pu bénéficier du soutien actif de ces possédés, qui leur
ont fourni une magie protectrice et divinatoire pour survivre en brousse et en forêt, les ont
guidé et accompagné dans la région pour trouver refuge et cacher leurs armes, et ont légitimé
le bien fondé de leurs opérations militaires auprès de la population. Ils ont par exemple
encouragé le recrutement et l'enrôlement des jeunes autochtones dans la guérilla -sanctifiant
rituellement pour cela le départ de ces derniers vers des camps d'entraînement situés à
l'étranger-, et ont organisé l'appui logistique nécessaire à leurs opérations (transmission des
informations, approvisionnements, surveillance des sentiers). Certes, les aspirations de ces
paysans convergeaient avec les objectifs déclarés de cette guérilla (récupérer les terres
attribuées aux colons et combattre le racisme et l'exploitation en obtenant notamment le droit
de vote). Mais au-delà de cette perspective commune, Lan remarque que si un transfert de
loyauté politique s'est manifesté dans la population, des chefs de district collaborant avec le
pouvoir d'état envers les guérilleros, c'est parce qu'il a été réalisé sous la médiation des esprits
réincarnés des membres défunts des lignages royaux shona (mhondoro), ayant gouverné de
leur vivant ces territoires (et étant depuis leur mort les premiers responsables de la maîtrise
rituelle de la pluie et de la fertilité des sols) ; et que dans ce dispositif, les conquérants des
temps modernes ont été incorporés et adoptés par la population comme leurs propres
descendants, forts de leur bénédiction ancestrale, pour la mission guerrière qu'ils
entreprenaient afin de rendre la terre à ses habitants et propriétaires légitimes. En définitive,

58
c'est donc un mouvement rural de libération nationale, mené sous l'égide de codes culturels
très anciens, que recompose l'ethnographe dans son va-et-vient entre les souvenirs des
participants exprimés dans les entretiens, et la réalité des pratiques religieuses qu'il observe au
quotidien.

6.3- Les procédés de recension

La troisième technique d'investigation est en réalité une palette de techniques de


mesure, de comptage, ou de recensement d'éléments matériels incontournables à la réalisation
d'activités spécifiques, et qui prennent principalement en ethnographie la forme de grilles
d'observation, de cartes, de relevés de parcelle, de mesure du temps de travail et de pesage des
quantités produites, de lexiques, de listes et d'inventaires matériels, de généalogies établies,
etc. Ainsi par exemple, un ethnologue comme Conklin (1980) est réputé pour la précision et la
qualité de ses cartes topographiques basées sur l'utilisation de photos satellites et aériennes, et
la richesse des connaissances et des lexiques autochtones rapportés concernant notamment la
faune, la flore et l'écosystème. Celui-ci a en effet démontré par un usage intensif de ces
procédés de recension chez les Hanunoo et les Ifugao des Philippines, que l'agriculture sur
brûlis n'y avait pas détruit l'environnement depuis près de 400 ans en raison de la précision
des savoirs-faire écologiques locaux, et du fait que les terres y aient été suffisamment
abondantes et la population suffisamment dispersée sur le territoire. D'autres, à l'instar de
Latour & Wooglar (1979), ont adossé leur observation participante à un inventaire matériel
exhaustif des éléments convoqués pour la réalisation des activités abordées. Bruno Latour, en
initiant une des toutes premières ethnographies d'un laboratoire scientifique de recherche (en
neuroendocrinologie), a ainsi rendu compte avec précision de l'organisation spatiale et
méthodique des activités de ce laboratoire, en recensant et en décrivant méticuleusement le
rôle et la place qu'y tenaient aussi bien les appareils techniques utilisés pour les tests et les
expériences (des chromatographes aux spectromasses, en passant par la radio immuno-essai),
que les flux d'éléments nécessaires à l'avènement et la communication des résultats de ces
recherches (des animaux et des râteliers d'échantillons de substances chimiques, au listing des
publications et aux crédits de financement).
Par ailleurs, bon nombre d'ethnologues, ont travaillé à recenser les populations locales
pour y établir leurs généalogies et leurs positions sociales, dans certaines régions du Burkina
Faso par exemple, à l'image d'Héritier ou d'Izard. Héritier (2000) a ainsi engagé son étude des
systèmes de parenté crow-omaha (dits semi-complexes en vertu du fait qu'ils comprennent
une multiplicité d'interdits matrimoniaux étendus à des groupes d'appartenance clanique ou
lignagère, ou restreints à des degrés de parenté spécifiques), sur la base de près de 2500
mariages et 92 lignées discrètes, répertoriés sur plus de cinq générations, dans trois villages de
plus de 1500 habitants au total. Cela lui a permis entre autre de mettre en évidence un
phénomène d'endogamie lignagère propre à ces systèmes de parenté. Ces derniers, sans pour
autant prescrire cette endogamie au travers de leurs terminologies classificatoires, n'en
favorisent pas moins son existence, de par les représentations de la transmission
intergénérationnelle du corps et de ses substances (sang, moelle osseuse, etc.), qui
accompagnent et justifient leurs règles prohibitives d'alliance (c'est ce qu'Héritier nomme
l'inceste du deuxième type, caractérisé par la crainte et le refus de mettre en contact des
"substances" héritées identiques pour échapper à la stérilité). On doit par ailleurs aux
recherches d'Izard (1985) sur l'ancien royaume Mossi du Yatenga (XVIe-XIXe), une des plus
magistrales reconstitutions du fonctionnement d'un état segmentaire des temps pré-coloniaux,
ayant été offerte par la méthode ethnographique. Celui-ci sur plus de vingt ans, a adjoint à sa
participation à plusieurs cycles cérémoniels de funérailles et d'intronisation du souverain royal
(ringu), le recueil systématique des traditions orales énoncées lors des cérémonies publiques,

59
et surtout, le recensement exhaustif, dans tous les villages ayant été intégrés à ce royaume, des
différents lignages et de leurs généalogies : Izard produit ainsi une liste de 426 unités
administratives contemporaines et de 300 autels et fonctions sacerdotales liées à la maîtrise
rituelle du sol, et il identifie parmi ces unités administratives 2198 quartiers villageois
correspondant chacun à un segment lignager différent, au sein desquels il distingue 716
lignages aristocratiques, dont 520 sont des branches écartées du pouvoir royal ! L'intérêt de
cette recherche est surtout dans l'utilisation qui est faite de ces nombreuses données. Izard
décrit en effet les institutions principales de ce royaume pré-colonial (notamment le ringu, le
nayiri et le napogsyure18), et analyse leur fonctionnement sans pour autant réduire celui-ci à la
représentation idéologique qui en est faite dans les traditions orales, et qui vise plus la
reconnaissance et la légitimité de ce pouvoir d'état, que les conditions réelles de son exercice
et de sa reproduction. Ainsi d'un côté, les entretiens thématiques menés et les traditions orales
recueillies donnent l'image d'une stratification sociale organisée selon la superposition de
différentes strates historiques de peuplement, identifiées par des labels ethniques, et
regroupées autour d'une dualité complémentaire (maîtrise politique du territoire / maîtrise
rituelle du terroir ; conquérants / autochtones ; aristocrates, guerriers / agriculteurs, pasteurs,
forgerons). Tandis que de l'autre, les procédés de recension permettent de mettre en lumière
une mobilité sociale historique des différents groupes lignagers (qu'ils soient "autochtones" ou
"conquérants"), ayant pris leur place dans la division du travail propre à ce royaume (nobles et
guerriers, chefs et serviteurs royaux, agriculteurs, forgerons, commerçants, éleveurs, artisans
du bois), indépendamment de leurs origines ethniques (mossi, peul, songhay, sarakollé, etc.).
En listant ainsi 64 situations de quartiers villageois, et en reconstituant l'évolution historique
de leurs identités lignagères (selon une combinatoire de critères alliant les charges religieuses,
économiques ou politiques des chefs de quartier dans le royaume, leur patronyme lignager,
leur origine géographique et leur statut ethnique), Izard peut conclure sur la base de ses
résultats quant à la double existence historique d'un processus d'autochtonisation et de
transformation de certains lignages "dominants" en gens de la terre, et d'un processus
d'assimilation de populations locales à l'appareil d'état et à la division du travail promulguée
par ses soins, culminant dans la création de groupes d'artisans-commerçants recrutés dans
toutes les couches ethniques, et circulant dans toute l'Afrique de l'ouest.

6.4- La collecte d'objets et de sources écrites/iconographiques

L'enquête ethnographique comprend enfin tout un ensemble de techniques de collecte,


allant de la simple recherche bibliographique (littérature savante), à la récupération d'archives
locales, de coupures de presse, de documents écrits locaux, de rapports d'entreprise, de lettres,
de photos, et d'objets ou d'artefacts divers, souvent prisés pour la matérialisation de
l'aboutissement des activités étudiées qu'ils incarnent. La muséographie est ainsi depuis ses
débuts une branche à part entière de l'ethnographie, dont Clifford (1988) a insinué qu'elle était
une machine à fabriquer de l'authenticité, devant être réinterrogée quant à ses présupposés sur
la nécessité de "collectionner", et de conserver, coter ou exposer les artefacts culturels des
"autres" peuples. Cet historien critique de l'ethnologie a fait même de cette révolution des
pratiques muséographiques, le cœur d'un programme de réévaluation des objectifs de
l'ethnographie, assimilée conjointement à une technique de soi et une quête artistique de mise
en forme et d'évocation de l'altérité : "L'ethnographie matinée de surréalisme, apparaît
comme la théorie et la pratique de la juxtaposition. Elle étudie, tout en y participant,
l'invention et l'interruption d'ensembles significatifs dans les travaux d'import-export

18
Le nayiri est le domaine royal et ses phénomènes de cour, le napogsyure, est une forme d'alliance
matrimoniale permise par le roi par l'octroi d'une épouse, afin de sanctionner la coopération et les bons services
rendus au royaume en échange de la cessation du premier enfant de ce futur couple au service royal.

60
culturel" (1988 : 148). D'autres ethnologues ont cependant utilisé ces techniques de
prélèvement et de collecte en dehors du cadre muséographique, afin d'enrichir leur analyse
des pratiques sociales. En recueillant systématiquement les plantes administrées comme
prescriptions médicamenteuses en cas de troubles gastriques par les shamans mayas, et en
faisant tester leur efficacité thérapeutique dans des laboratoires médicaux américains, Berlin
& alii (1996) ont ainsi démontré de par la corrélation systématique entre l'utilisation de ces
plantes et l'identification et la guérison des symptômes traités, l'organisation logique et
l'étendue des connaissances médicales de ces populations indiennes sur l'anatomie et la
physiologie humaine. De son côté, Ellen (1993) a pu critiquer cette approche purement
taxonomique des activités classificatoires, en tentant de montrer que la façon dont
l'environnement (les plantes, les animaux) était appréhendé et classé par les populations
locales, dépendait d'abord du contexte pragmatique où ces connaissances étaient mobilisées. Il
a pour cela systématiquement recueilli dans cinq villages nuaulu de l'est indonésien, en
suivant au quotidien l'activité de ces chasseurs, plus de 500 spécimens d'animaux, pour
lesquels il a consigné en situation les informations que ses interlocuteurs lui livraient à chaud
sur l'habitat, le comportement et les niches écologiques de ces animaux, qu'il a ensuite
comparées à celles qu'on lui transmettait à froid lors de la présentation de ces spécimens
conservés.
Enfin, l'exploitation orientée de documents et de vestiges couvrant la période coloniale
en Afrique du Sud -des archives des missions évangéliques de la London Missionary Society
aux journaux et publications officiels, des ruines des écoles missionnaires (instructives quant
à la matérialisation dans l'espace de la relation pédagogique pratiquée) aux lettres, romans,
tracts, chansons populaires, et jeux d'enfants produits à l'époque, et ce jusqu'aux traces des
vêtements, des objets et des biens qui y étaient en circulation-, a fait milité les Comaroff
(1992) en faveur d'une ethnologie de type historiographique. Ils ont ainsi reconstitué à l'aube
du XIXe siècle le contexte de la rencontre entre les missionnaires évangélistes de l'empire
britannique et les populations locales (Tswana), ainsi que les modalités pratiques du
prosélytisme chrétien et libéral auxquelles ces dernières avaient été confrontées. L'objectif
était par là de mettre en valeur la façon concrète dont s'y étaient pris les missionnaires pour,
au-delà de la conversion réclamée, "coloniser" les formes de conscience associées aux
pratiques locales (1992 : 235-265). Ces missionnaires ont en effet introduit au travers de la
charrue, une agriculture de type sédentaire pourvoyeuse d'une nouvelle division sexuelle du
travail (par rapport à l'élevage pastoral), et responsable d'une privatisation progressive des
terres cultivables. Ils ont développé aux dépens de la chefferie traditionnelle dont la légitimité
dépendait avant tout du contrôle rituel qu'elle exerçait sur les rites royaux annuels de la pluie,
une gestion technique de l'approvisionnement en eau sous la forme de canaux d'irrigations, de
puits et de tranchées creusés à la sueur de leur front ; et ils ont initié une version fonctionnelle
et écrite de la langue vernaculaire Tswana de par une traduction de la bible transfigurant des
concepts clés usuels de la religion locale (le terme badimo -ancêtre- étant réemployé pour
signifier la notion de démon). Les valeurs pratiques du capitalisme industriel naissant se
matérialisèrent donc dans l'accent voltairien des missionnaires à mettre en valeur le fait de
cultiver son propre jardin, un jardin ici aux fortes consonances bibliques : les missionnaires
s'empressèrent en effet de recréer dans ces contrées arides des squares et des jardins potagers
afin de matérialiser leurs notions du paradis, de l'effort consenti et du travail bien fait. Ils
entamèrent de fait avec les notables religieux locaux un bras de fer qui ne fût pas seulement
rhétorique, dans leurs efforts à les convaincre que les êtres invisibles sur lesquels ils
comptaient n'étaient que des émanations d'une puissance bien supérieure dont ils auraient tout
à gagner en s'y soumettant.

61
7- REFLEXIVITES METHODOLOGIQUES DU DISPOSITIF D'ENQUETE

La spécificité du dispositif d'enquête ethnographique, articulant à l'observation participante,


selon l'originalité des activités étudiées et l'échelle comparative de généralisation souhaitée,
un éventail déterminé de techniques d'enquêtes complémentaires, a fait l'objet durant ces vingt
dernières années d'une remise en cause approfondie de sa prétendue "neutralité scientifique",
et de sa capacité à produire des données "objectives" sur la réalité des activités abordées,
notamment en ce qui concerne son aptitude à traduire et reconstituer les formes de conscience
qui leur étaient rattachées. D'un côté il lui a été fait grief de son incapacité à parvenir à une
forme de stabilité des phénomènes prétendument découverts. Nombre de débats sur
l'existence d'institutions comme le totémisme ou la kula ont agité en effet depuis ses débuts
l'ethnologie. Le passage d'ethnographes différents sur des terrains identiques a en outre suscité
bon nombre de controverses sur la validité des données présentées par leurs prédécesseurs.
Margaret Mead a été ainsi accusée par Freeman (1983) d'avoir surestimé -si ce n'est fantasmé-
la liberté et l'épanouissement sexuel des jeunes adolescentes samoanes, dans son souci de
lutter à son époque contre le racisme et le puritanisme américain en matière d'inégalités des
sexes et d'éducation sexuelle19. Les femmes ayant enquêté parmi les bandes de chasseurs-
cueilleurs ont par ailleurs relevé qu'une grande partie de la nourriture consommée, était en
réalité produite par les femmes (cueillette, jardinage), et non comme tant d'hommes
ethnographes l'avaient imaginé, lors des expéditions de chasse (Dahlberg, 1983). D'un autre
côté, on a pu faire grief à l'ethnographe jaloux de ses techniques d'enquête, de participer "à
l'insu de son plein gré" à l'invention de néo-traditions (Keesing –1992- aidant les Kwaio des
îles Salomon à réifier et codifier leur "culture ancestrale" pour mieux résister à leur
évangélisation et colonisation), lorsque ce ne sont pas la naturalisation et l'essentialisation des
inégalités sociales et des différences culturelles qu'on lui a reproché de promouvoir aux
dépens des luttes politiques d'émancipation. Dans tous les cas, c'est la rationalité de son
dispositif d'enquête, le bien-fondé de sa démarche, et la qualité de son autorité savante (la
légitimité à représenter des gens au nom d'un savoir construit) qui ont été mis sur la sellette, et
ré-interrogés du point de vue méthodologique. Non seulement les projecteurs se sont braqués
sur ce qui se passait "réellement" lors des activités de recherche, mais on les a orientés de telle
façon à faire la lumière sur les conséquences inhérentes à cette forme spécifique d'interférence
avec la réalité qu'est l'interaction subjective dans l'observation participante.
L'adoption d'une posture réflexive, qui intègre le problème de l'intelligibilité du
dispositif d'enquête à celui de l'intelligibilité des activités étudiées, a longtemps été éludée par
la comparaison qui en a été faite avec le laboratoire expérimental et l'instruction judiciaire, ou
par la mystification de ses difficultés au nom de sa dimension rituelle initiatique20. C'est peut
être Devereux (1967) qui a fait œuvre de pionnier en la matière, en disposant clairement les
éléments d'une réflexivité méthodologique : lorsqu'on s'intéresse aux activités d'autrui dit-il,
on a affaire à des gens dotés de stratégies existentielles intégrant activement la présence de
l'observateur et réagissant au dispositif d'enquête auquel celui-ci désire les soumettre. Le
chercheur doit par conséquent prendre activement en compte non seulement la conduite de ces
gens-là, mais aussi la sienne propre, et les perturbations que cette interaction induit dans la
forme et le contenu même des activités de chacun, en transformant leurs potentialités en
actualités. Ce n'est en effet sûrement pas un hasard si Sanga, la communauté Dogon la mieux

19
Cf. pour la mise au point sur cette controverse, Holmes (1986).
20
Cf. la critique de Clifford (1988) sur le caractère panoptique des investigations griauliennes, assignant à
l'ethnographe les rôles conjugués de juge d'instruction et de sage-femme faisant accoucher à ses informateurs la
vérité de la situation.

62
rompue à l'ethnographie, est devenue aujourd'hui le principal centre touristique de la région
présentant ses danses aux étrangers (Clifford, 1988 : p. 82).
Cette réflexivité méthodologique est donc primordiale pour la précision et la finesse de
l'analyse, et c'est pour cela qu'elle se développe aujourd'hui dans trois principales directions,
qui sont autant de problèmes inhérents à la bonne définition du dispositif d'enquête
ethnographique : le premier est en effet la question de savoir s'il est possible de modéliser ce
dispositif et les caractéristiques de cette interaction, afin de le rendre reproductible
indépendamment du profil de l'enquêteur ; le second, est la question de déterminer le type de
matérialisation et de formulation des données qui conviennent le mieux à leur utilisation ; le
troisième enfin, est la question d'arriver à délimiter l'unité d'investigation empirique (unité de
temps, de lieu, de population) qui soit la plus productive possible, du point de vue du rapport
des données créées et de l'analyse élaborée.

7.1- Le problème de modélisation des techniques d'enquête

L'adoption d'une posture réflexive à l'égard de leur propre dispositif d'enquête a posé
un véritable défi aux ethnologues, quant à la place à accorder à l'observation participante dans
cet exercice : comment modéliser et rendre reproductible en effet l'enchaînement des
situations d'interlocution et d'interaction, l'ordre, les formes et le contenu des rencontres et des
échanges effectifs entre l'ethnographe et ses hôtes, lorsque les conditions d'insertion et
d'intégration sociale de l'ethnographe forment toujours en soi une aventure singulière qu'une
série de recettes est impuissante à dupliquer ? Comment de plus affirmer que ce qui est visé
en tout premier lieu par la pratique ethnographique, à savoir les formes de connaissances et de
méconnaissances associées à l'exercice d'activités spécifiques, l'est de telle façon qu'il soit
possible à la fois aux acteurs de ces dernières tout comme à la communauté anthropologique
s'y intéressant, de mettre en risque et à l'épreuve les arguments restituant ces formes de
conscience et les analysant du côté de leurs conditions, comme de leurs conséquences ?
Certains ethnologues ont tenté de relever ce défi méthodologique à la suite de
Rabinow (1977), qui en présentant chronologiquement son enquête de terrain au Maroc à
partir des lieux, des moments, et des personnages rencontrés (notamment celui de
l'informateur et du traducteur spécialisé), a pu mettre en valeur la façon dont les échanges et
les situations d'interlocution avec ses différents hôtes, avaient pris un certain contenu en
fonction de la position et des intentions que ceux-ci lui attribuaient, et des questions qu'ils se
posaient à son égard (que nous veut-il ?), notamment en le soupçonnant d'être venu s'installer
dans cette communauté villageoise faire du prosélytisme chrétien. Ainsi, Dwyer (1982), a-t-il
initié en pointant lui aussi son activité d'enquêteur au Maroc, une esquisse de modélisation de
cette interaction (la perspective dialogique), pour rendre l'expérience de la rencontre et les
aspects de son déroulement accessibles aux lecteurs dans un texte, conservant sur le mode du
dialogue les énoncés de ses interlocuteurs, dans l'ordre séquentiel et événementiel où ils
avaient été produits. Chaque chapitre du livre présente ainsi un événement survenu sur le
terrain (une circoncision, un vol de bicyclette, une cérémonie confrérique, etc.), et le dialogue
qui s'en est suivi avec son principal interlocuteur, avec en toile de fond les questions
théoriques que se posait l'ethnologue au sujet de cet événement. La structure du livre est
censée représenter de cette manière les étapes réelles de l'observation participante, où les
entretiens suivent les événements que l'on cherche à comprendre, dans le cadre d'une
interrogation réciproque étalée dans la durée, où le timing et la séquentialité du jeu des
questions/réponses induisent pour l'interlocuteur et l'ethnographe de nouvelles significations,
sur la base des initiatives précédentes, dans un ordre de confrontation à la fois contingent et
surdéterminé par le contexte social et politique.

63
La difficulté à objectiver le déroulement réel du fil de l'enquête, sur la simple bonne
foi des témoignages et de sa propre mise en scène par l'ethnographe, a fini cependant par
déplacer l'intérêt du côté de la standardisation des procédures qui permettraient à la
communauté anthropologique de prendre connaissance de ce fil ténu. Celle-ci nécessiterait en
effet la constitution, la conservation et la consultation possible des archives de terrain
(journaux de terrain, fichiers, notes de synthèse, relevés d'entretiens, enregistrements sonores,
photographies, correspondances échangées avec les informateurs privilégiés). Mais ces
"archives" sont encore loin d'être publiquement disponibles, bien qu'elles pourraient
représenter déjà un premier pas important dans la compréhension et le contrôle collectif du
passage de l'expérience de terrain au savoir et à la théorisation inférée sous forme de textes
publiés (Jamin & Zonabend, 2001-2002). Aussi, l'intérêt s'est-il focalisé en grande partie sur
les modalités d'engagement et d'implication du chercheur auprès de ses hôtes, et sur la façon
dont on pouvait faire entendre les voix des "natives" au travers des écrits ethnographiques,
afin de justifier et de témoigner de la véracité de la rencontre et de la fiabilité des données.
Scheper-Hugues (1992) a ainsi insisté sur la manière dont elle s'était faîte interpellée
dans le nord-est brésilien par les femmes des quartiers pauvres où elle enquêtait sur la
médicalisation par les différentes autorités locales de la faim. Ces femmes lui reprochaient et
ne comprenaient pas son indifférence apparente et son inactivité à leurs côtés, dans leurs luttes
revendicatives pour l'amélioration de leurs conditions d'existence quotidienne (obtention de
salaires décents, accès aux protections sanitaires et sociales et à de dignes funérailles, mise en
place d'infrastructures élémentaires -eau potable, tout à l'égout, éclairages publics, ramassage
des ordures..-). Elles lui posèrent donc des conditions d'enquête spécifiques sous la forme d'un
"ultimatum", en termes de participation et de fréquentations possibles : "la prochaine fois que
je reviendrais à l'Alto do cruzeiro, ce serait selon leurs règles du jeu, à savoir en tant que
companheira, les accompagnant comme je l'avais fait auparavant dans leur combat, et non en
me contentant de m'asseoir oisivement en prenant des notes de terrain : qu'est-ce que signifie
ce type d'ethnologie de toute façon pour nous ?".
Cette forme d'interpellation contemporaine de l'ethnologue, liée aux conditions
d'acceptation de sa présence et de son intégration, bien souvent fonction, en dehors du rapport
colonial de domination, des intérêts qu'il est susceptible d'éveiller chez ses hôtes sur la
signification, les conséquences et l'utilisation possible des résultats de son enquête, se
matérialise donc parfois concrètement par l'envergure de l'engagement politique que ces
conditions requièrent, et le militantisme actif de l'ethnologue auprès de causes défendues par
les populations locales de qui il est supposé partager les conditions de vie quotidienne. En
France, Bensa (1998) a ainsi soutenu tout au long de sa recherche l'accès progressif de la
Nouvelle-Calédonie à l'indépendance et s'est impliqué dans le mouvement de revendication
identitaire kanak, notamment en participant à la réalisation du Centre culturel Tjibaou de
Nouméa, tout comme Terray s'est distingué par sa présence dans les tribunaux, sur le terrain
associatif et dans les médias pour faire avancer la cause des sans-papiers. Ce nouvel
engagement éthique et politique, assumé et intégré au dispositif d'enquête, a fait conclure à
Marcus (1999 : 17), que les dimensions forcément multiples, conflictuelles et ambiguës de
l'implication et de l'engagement du chercheur dans le monde d'aujourd'hui dessinaient le cadre
pratique d'une ethnologie citoyenne, c'est-à-dire d'une ethnologie consciente des enjeux
d'appropriation et des biais d'utilisation des données et des analyses qu'elle produisait, mais
aussi d'une ethnologie capable d'assumer la dimension contractuelle et négociée de sa
méthodologie d'enquête auprès des populations concernées par ces enjeux ; une dimension
présente que ce soit au niveau de l'orientation des thèmes de recherche et de la sélection des
lieux d'enquête, ou bien que ce soit au niveau de la censure et du contrôle exercé sur la
production, le partage des données, et la mise en débat des analyses. Les travaux des
ethnologues sont en effet aujourd'hui désormais diffusés, lus, commentés et parfois contestés

64
par les membres instruits des groupes avec lesquels ils travaillent, lorsque ce ne sont pas les
"natives" eux-mêmes devenus ethnologues et s'étant autoproclamés représentants légitimes de
leurs peuples, qui rejettent toute forme d'investigation menée par les occidentaux comme une
forme de colonisation des consciences locales, à l'image de Tuhiwaï Smith (1999), cette
ethnologue maori, fille d'un ethnologue maori.
Devant ces difficultés extrêmes à statuer sur la rigueur et la réplication possible de
l'observation participante, certains n'ont donc pas hésité à circonscrire et diminuer son
importance au maximum dans le dispositif d'enquête ethnographique, en axant plutôt celui-ci
sur l'obtention de données quantitatives, de par une formalisation des procédés de recension
ou des conditions de passation d'entretiens. Ainsi, Aunger (2004) a-t-il cherché à introduire et
greffer sur l'observation participante, les techniques de sondage et les enquêtes d'opinion et
d'attitudes étayées sur des analyses statistiques multifactorielles, afin de les appliquer à l'étude
des systèmes de prohibitions alimentaires en Afrique Centrale. Selon lui, la solidité des
informations recueillies lors d'entretiens directifs est à même d'être prouvée, si est
corrélativement établie la variabilité interculturelle des croyances et des représentations d'un
individu à un autre. Pour cela, il propose une approche analytique réflexive, qui consiste à
répéter les mêmes entretiens directifs avec les mêmes interlocuteurs à intervalles de temps
réguliers, à multiplier le nombre d'interlocuteurs de telle façon à construire un échantillon
représentatif de la population locale sur la base des récits de vie recueillis lors de l'observation
participante, et à utiliser un nombre important d'interviewers différents, formés localement,
parmi les gens où l'enquête se déroule, dans le but de prendre ainsi en compte à la fois les
biais liés aux processus cognitifs des interlocuteurs (mémoire, raisonnement), et ceux liés aux
interactions entre les enquêteurs et les informateurs.

7.2- Le problème de traduction et de formulation des données

Les procédures d'inscription matérielle, et donc de formulation des données, c'est-à-


dire la façon dont les ethnologues translatent ce qu'ils ont vu, ce qu'on leur a dit, et ce qu'ils
ont entendu, ont fait pour leur part l'objet d'une attention toute particulière durant ces vingt
dernières années sous l'impulsion des critiques textualistes (Clifford & Marcus, 1986). Deux
lignes principales de direction s'en sont dégagées :
- la tendance à placer l'écriture au cœur de ces procédures et à réfléchir ainsi sur les
distorsions conséquentes à l'utilisation de ce "média", pour traduire l'expérience vécue des
pratiques et représenter ces formes de conscience -y compris celle de l'ethnographe-.
- la tendance à développer et utiliser d'autres médias (images, numérique) et d'autres
formes d'inscription et de représentation matérielle des données ethnographiques.
Pour la première tendance, il a été proclamé un peu trop rapidement que le travail
d'écriture et la mise en forme textuelle constituaient en soi le principe même de l'activité
ethnographique (Tyler, 1986), et que la crédibilité des ouvrages ethnologiques ne reposait pas
tant sur leur densité informationnelle et la précision de leurs descriptions, que sur l'aptitude de
leurs auteurs à convaincre le lecteur par des stratégies narratives et une construction
rhétorique abusant des figures de style, de l'authenticité de leur présence à un moment donné,
dans un endroit donné, auprès de gens bien identifiés. Geertz (1996) a déconstruit ainsi les
stratégies textuelles des plus grands ethnologues, en les brocardant comme des exercices de
ventriloquie (la restitution du point de vue de l'autre), de confession (l'aveu des effets produits
sur soi par l'existence de l'autre), de méditation (l'imagination de l'autre à la mesure objectivée
de ce que l'on projette en lui en fonction de soi), de clonage (la reproduction et la transcription
des expressions de l'autre telles qu'elles se manifestent), d'hétéroglossie (le dialogue et la
conversation avec l'autre) ou bien encore d'homophonie (le solipsisme du narrateur). Ainsi ont
été condamnés à tomber dans le piège de l'écriture (Clifford, 1988 : p. 32), et à reproduire par

65
allégorie, synecdoque, ou chronotope des totalités fictionnelles imaginées et inaccessibles à
l'expérience, l'ensemble des textes qui se faisaient fort de représenter la réalité, et qui ne se
contentaient pas de l'évoquer en intégrant dans la structure même du récit des activités, les
situations d'interlocution sur le mode de la polyphonie. Tyler (1986 : 125) est même allé
jusqu'à définir l'ethnographie postmoderne comme "un texte élaboré en coopération, et qui
consiste en éléments de discours destinés à évoquer dans l'esprit du lecteur et de l'auteur,
l'image d'un monde possible réel pour le sens commun, et donc à provoquer un accord
esthétique susceptible d'avoir un effet thérapeutique" ; et il conclut, "c'est une poésie
enjoignant d'agir éthiquement", à l'image de "la bible, le modèle original de toute
ethnographie"… On voit par là comment s'opère progressivement ce glissement d'une
réflexivité légitime, à une fétichisation du signe et du texte se substituant comme fiction à la
réalité, et épuisant la question réaliste du référent en des renvois infinis de signe à signe et de
texte à texte, suggérant un parti pris éthique sur un ensemble de modes de vie à promulguer,
n'ayant plus grand chose à voir avec le déploiement d'un dispositif d'enquête.
La seconde tendance conteste donc avec raison que l'alphabet, les listes, les tableaux,
les figures de style et les textes soient les médias exclusifs de cette traduction, de par
notamment l'existence aujourd'hui conjuguée du numérique et de l'informatique, et de
l'importance corrélative prise par l'image et le son comme outils de représentation. Tout mode
de figuration iconographique (de la sculpture à la peinture, des gravures aux estampes, de la
photographie au cinéma et à l'image de synthèse) peut d'une part en effet être utilisé comme
donnée fabriquée, et comme objet d'étude en soi : l'analyse magistrale du Tableau de Diego
Velasquez réalisée par Foucault en introduction à la spécificité de l'Epistémé classique nous le
rappelle avec évidence. Il peut d'autre part, être aussi appréhendé comme artefact et comme
moyen conjoint d'écriture de la réalité à un niveau interactif autre que celui du simple texte.
Deux démarches récentes illustrent bien ce renouveau des modes de communication et de
construction du discours anthropologique :
- la première est la configuration au travers du multimédia de l'architecture
organisationnelle des savoirs pratiques étudiés. Glowczewski (2000) a pu par exemple
représenter sous la forme d'un CD-ROM, en collaboration étroite avec plus d'une cinquantaine
d'artistes Warlpiri, la projection spatiale et cartographique du totémisme aborigène australien
modélisée au travers d'un parcours initiatique arpentant les multiples liens en réseau établis
entre les humains, les espèces, les lieux, les mythes, les rites, les chants, les danses, et
l'iconicité des dessins et du langage gestuel innervant ces pratiques ;
- la seconde est la réalisation de films ethnographiques à mi-chemin de la fiction et du
réel. De Latour a ainsi conçu et tourné Bronx Barbès avec les habitants et les membres des
quartiers et des gangs abidjanais, en co-écrivant le scénario et les dialogues à partir de son
expérience de terrain et de l'aide même des gens dont elle se proposait d'illustrer la vie ;
s'affranchissant de cette façon non seulement des contraintes techniques habituelles pesant sur
les prises de vues effectuées en direct (au niveau de la réussite et du choix des plans et des
cadrages), mais aussi des limites d'enregistrement internes au cinéma du réel, prisonnier des
lieux et du temps de tournage effectifs.
L'ethnologue et cinéaste Mac Dougall (1998), donne donc toute la mesure des
possibilités inscrites dans l'utilisation de l'image, lorsqu'il remarque que, si l'expérience vécue
de la pratique est difficile à traduire par l'écriture, elle peut être beaucoup plus facilement
rendue perceptible au travers d'images et de sons, mieux à même de recueillir le souci du
détail et des traits singuliers du réel qui échappent à la mémoire ou à la rigidité des répertoires
lexicaux. La langue est en effet constituée d'oppositions binaires discontinues, alors que
l'image donne plutôt une représentation continue de la matérialité du monde. Les façons de
faire, l'expression des émotions, les ambiguïtés des regards et les oscillations des formes de
conscience à mi-chemin de l'énonciation et de l'automatisation des conduites, incarnent ainsi

66
plus précisément toute la singularité de l'expérience vécue : la force de l'image, et l'intérêt du
film ethnographique, seraient donc dans leur capacité à restituer simultanément la complexité
verbale, iconique et kinesthésique des activités humaines, dans le cadre d'une interaction
située (la caméra participante).

7.3- Le problème de délimitation de l'unité de temps, de lieu et de population

Si la particularité et l'intérêt de l'ethnographie reposent dans l'apprentissage et l'incorporation


par le chercheur (embodiment), de connaissances implicites mobilisées pour l'action
uniquement dans certains endroits et certaines formes de relations sociales, alors, la question
de la localisation de l'enquête et de son déploiement à partir de certains sites d'interlocution,
revêt une importance capitale. Pourtant, Gupta & Ferguson (1997) remarquaient récemment
que le choix de ces sites pour accueillir le dispositif d'enquête, et leur détermination idéale,
relevaient encore pour une grande part "du sens commun des ethnologues", et étaient "au-delà
et en dessous du seuil de réflexivité". Ce qui était par contre implicite dans leurs recherches,
c'était généralement que différentes unités analytiques (que ces totalités soient des sociétés ou
des cultures) existaient tranquillement et attendaient patiemment d'être observées et
appréhendées en différents endroits de la planète, dans des sites disjoints et totalement
déconnectés les uns des autres, qu'il suffisait d'atteindre en se rendant sur place, quitte à
surmonter pour cela les épreuves (dangers, maladies, solitude, apprentissage d'une langue) de
cette délocalisation initiatique. Pour corriger ce sens commun, et cette habitude à focaliser la
pratique ethnographique en des lieux d'habitat prétendument isolés et "abrités", Clifford
(1997) envisage complémentairement tout site d'enquête comme à la fois travaillé par des
forces centrifuges (traveling) et des tendances centripètes (dwelling) ; en d'autres termes
comme à la fois fondamentalement ouvert et soumis à des influences lui étant extérieures en
raison des flux le traversant, et irréductiblement autonome de par les "droits" d'entrée, et les
procédures de socialisation nécessaires pour s'y installer et y prendre sa place. Comment dans
ces conditions, concilier alors la particularité d'une observation participante, nécessitant
l'implantation du chercheur dans un ou plusieurs sites habités et relativement circonscrits, et
l'exigence de coller au plus près aux ramifications et aux connections intégrant ces sites à des
ensembles plus vastes, mais impossibles à parcourir à l'échelle des rencontres humaines ?
On peut présenter quatre options principales étant suivies et développées aujourd'hui
pour résoudre ce problème :
- la première est la perpétuation de la tradition malinowskienne, où c'est l'observation
participante de longue durée sur un terrain défini comme un site bien délimité et protégé, qui
assure la légitimité des résultats de l'enquête et de son auteur : dans ce cas, ce sont les
caractéristiques du site et de ses habitants, et leur relative différenciation, ou isolation par
rapport au monde extérieur, qui en font une cible de choix pour un ethnographe solitaire se
spécialisant dans l'investigation de ces groupes d'interconnaissance territorialisés et facilement
identifiables, dont il va entrer et sortir quasi-rituellement. Le risque toujours présent, est bien
évidemment de surestimer cet isolement et ces forces centripètes, en apparentant ces sites à
des niches écologiques périphériques ou spécialisées : ainsi, on rencontre et on travaille avec
les policiers dans les commissariats, les détenus dans les prisons, les bourgeois dans les
beaux-quartiers, la direction et les employés dans l'entreprise, les ouvriers à l'usine, les
malades et les soignants à l'hôpital, les bandes de chasseurs-cueilleurs dans leurs territoires
retranchés et leur environnements inaccessibles, les disciples du Mandarom dans leur secte
(Duval, 2002), etc.
- la seconde option est de perpétuer aussi cette tradition malinowskienne, mais en
intégrant le choix du site à un projet théorique, axé sur la construction d'une unité d’analyse
couvrant l'ensemble de la planète (le système-monde, les villes, etc.). L'objectif y est ainsi de

67
mettre en perspective les différents sites d'enquête dans le fonctionnement d'une totalité
globale, et de décrire leurs éventuelles articulations les uns aux autres, ou bien la
configuration particulière des activités leur étant propres, au niveau des cadres leur étant
assignés par l'existence supposée de cette unité d’analyse. Ainsi en est-il par exemple des
enquêtes portant sur les mouvements indigénistes ou la culture du reggae dans les caraïbes,
rapportés à des phénomènes de résistance politique et culturelle dans le cadre du système-
monde (Friedman, 1994, Keesing, 1992).
- la troisième option abandonne la tradition malinowskienne classique, dans le sens où
il est fait fi de l'investigation solitaire d'un site "classé" (un ethnographe, une population, un
lieu). Le principe est de privilégier pour le dispositif d'enquête le travail en équipe, en
investissant de concert un même site (cf. le canevas ECRIS d'Olivier de Sardan & Bierschenk,
1998), ou séparément une série de sites interconnectés les uns aux autres. Une division des
tâches et une répartition des techniques d'enquête (observation participante, entretiens,
recensions, archives) s'opèrent ainsi au sein de l'équipe de recherche, et c'est la coordination
de ces différentes démarches qui permet des études longitudinales comparatives entre des
échantillons de population variés et de taille différente aussi bien sur le court que sur le long
terme. La multiplicité des sites d'enquête investis est généralement proportionnelle à la
nécessité de couvrir les différents aspects et échelles du problème abordé. Ainsi en est-il de la
méthodologie de la mise en rapport (linkages methodology), développée aux Etats-Unis aussi
bien par Colson & Scudder (1988) dans leur étude sur l'alcoolisation des populations
zambiennes ayant été confrontées à des changements sociaux brutaux sur plus de trois
décennies, que par Kottak (1999) dans son abord des politiques internationales de
développement durable et de protection de l'environnement. Le principe à chaque fois est
d'impliquer collectivement les chercheurs de pays différents, des assistants locaux et des
habitants de ces sites, dans la menée à bien d'entretiens, d'observations participantes, d'études
de cas, etc., ciblés à différents niveaux de localisation de la réalité institutionnelle (entreprises,
Ong, communautés villageoises, institutions internationales, appareil d'état..). Ces dispositifs
d'enquête requérant des financements suffisamment conséquents, il n'est pas étonnant de les
voir se développer en priorité à la demande des grands bailleurs de fonds ;
- la quatrième option enfin, conserve paradoxalement la solitude malinowskienne de
l'enquêteur, mais la met au service d'une ethnographie itinérante et multi-située (Marcus,
1998). Le principe est double : tracer des liens et des connections entre des sites d'enquête
habités n'étant pas spatialement juxtaposés, à partir du jeu des conséquences inintentionnelles
des activités déployées dans certains sites et de leurs répercussions dans d'autres ; suivre, voir
initier le mouvement des idées et des objets, ainsi que les déplacements des gens d'un site à
l'autre, en orientant l'observation participante sur les moyens de communication et de
transport, et les lieux de transit qui permettent aux sites d'entrer en contact les uns avec les
autres et d'être reliés les uns aux autres par des flux similaires. Ainsi Tarrius (2002), suit-il la
confection des "territoires circulatoires" d'un nouveau capitalisme commercial nomade porté
souterrainement par les migrants maghrébins, du quartier marseillais Belsunce aux villes du
sud de l'Espagne, et note qu'il se distingue radicalement des réseaux mafieux s'étendant
parallèlement dans le pourtour méditerranéen, mais restant centrés sur la prostitution et le
trafic de drogue et de biens volés. Ainsi, Martin (1994), en enquêtant dans une ville des Etats-
Unis à la fois dans un laboratoire de recherche et comme volontaire dans un programme
d'éducation à la santé focalisé sur le sida dans des quartiers populaires défavorisés (où elle
mène par ailleurs ses entretiens sur la santé et le travail), parvient-elle à reconstituer la façon
dont l'information scientifique sur le fonctionnement du corps, sa reproduction et son
immunité, est diffusée parmi la population américaine selon des stéréotypes culturels, qui
marquent la façon dont ces gens prennent conscience de leur propre individualité, au travers
notamment d'une image fortement hiérarchisée et essentialisée des relations humaines. Si

68
l'ethnographie itinérante se fait ici tour à tour dense et superficielle (thick and thin), en
fonction des différentes opportunités d'apprentissage d'un site à l'autre, c'est parce qu'elle
repose en dernière analyse selon Marcus sur un activisme et une intégration de circonstance,
un engagement politique et éthique visible dans la manière spécifique dont l'ethnologue forge
des passerelles entre ces différents types de connaissance pratiques, et trace les lignes de leur
regroupement possible dans ce qu'il entend critiquer et dénoncer en elles, ou souligner comme
points communs. Pour Gupta & Ferguson (1997 : 39), les sites d'enquête deviennent de cette
façon plus des aires d'intervention stratégique, à finalité politique, que des lieux neutres de
collecte de données. Pour Farmer (2003) par exemple, il est clair que sa propre expérience de
médecin, et sa lutte personnelle contre le sida à Haïti, la tuberculose dans les prisons russes,
ou sa participation à des projets de santé publique en Amérique Latine, l'autorisent à
témoigner de ce qu'il y a vu, entendu et compris par "compassion" et "solidarité", plus que par
une longue observation participante : partout, au travers des différentes études de cas qu'il
présente, il y est question d'une lutte des pauvres pour la survie, et d'un combat toujours
renouvelé et à armes inégales contre la violence structurelle qui les assaille et les frappe
injustement. Il dénonce ainsi la vacuité d'une protection des droits civils promise aux
populations par le néolibéralisme, lorsque celles-ci sont continuellement exposées avec une
probabilité et un risque énorme à diverses formes de violence politique (tortures, massacres,
emprisonnements arbitraires, viols, racisme, sexisme) et de souffrance sociale (pauvreté,
inégalités en matière d'accès aux soins, à l'éducation, à l'alimentation), qu'elles incorporent à
leurs trajectoires existentielles, pour le meilleur, et surtout pour le pire. A l'image de ces
jeunes adolescentes haïtiennes, qui, analphabètes, tentent d'échapper à la pauvreté et à
l'absence de terres cultivables en milieu rural, en venant s'installer en ville pour y travailler en
tant que domestique, et échouent de par leur salaire de misère à s'en sortir matériellement
seules… elles se tournent alors inexorablement vers la seule porte de sortie qui leur est
offerte, et qui consiste pour elles à s'engager dans des aventures sexuelles multiples et suivies
avec divers amants dans l'espoir d'être soutenues et entretenues. Elles flirtent ainsi avec la
probabilité d'être atteintes par ce virus mortel et de le transmettre à leur tour.

69
CONCLUSION

La première étape de ce panorama introductif à l'ethnologie contemporaine s'achève donc sur


la justification d'un mode de présentation, qui tout en reconnaissant l'existence d'une
problématique transversale au discours anthropologique (l'intelligibilité des activités
humaines), soutient l'idée d'une transposition à chaque fois spécifique de cette problématique
dans un dispositif d'enquête particulier, en l'occurrence, le terrain ethnographique. C'est ce en
quoi il y a encore matière à prétendre pour les historiens, les ethnologues, les politologues, et
les sociologues, d'être engagés dans différentes tâches, même si cet engagement est relatif à la
résolution d'énigmes bien souvent communes. C'est ce en quoi il y a aussi matière à espérer
quant à leur collaboration transdisciplinaire et interdisciplinaire, et ce, en dépit qu'ils s'attèlent
chacun à produire des données de façon différente, reconstituant fréquemment sous un angle
particulier les activités humaines auxquelles ils s'intéressent, ce qui rend plus difficile, il est
vrai, une forme de typologisation commune. Par conséquent, ni l'invocation de traditions
nationales adossées à des contextes historiques et institutionnels propres au développement de
chacune de ces disciplines, ni la spécialisation et l'organisation des chercheurs autour de
domaines thématiques singuliers, ne sont en mesure d'éclairer et de justifier en dernier ressort,
les divergences d'analyse et d'investigation, ainsi que les multiples échelles comparatives de
généralisation convoquées pour la théorisation et la présentation de leurs résultats. Seules a
contrario les conditions d'existence d'un espace discursif anthropologique commun, sont à
même de rendre compte de ce foisonnement de recherches, et de cette grande diversité
d'approches théoriques et méthodologiques des activités humaines. Trop rapidement
esquissées ici, les caractéristiques de ces pratiques discursives (logiques d'intelligibilité,
schèmes de totalisation, techniques d'enquête), ouvrent pourtant de façon singulière la
perspective de combinaisons possibles et de fronts de développement et d'innovation, propres
et à la fois spécifiques au discours anthropologique.
Parmi ces principaux fronts pionniers, il y a, on l'aura noté en ce qui concerne
l'ethnologie, l'intérêt porté à des activités humaines ou des ensembles d'activités humaines
(science, finance, médias, santé, ethnographie, etc.), sur lesquels le regard des ethnologues ne
s'était pas jusqu'alors, ou très peu posé. Le monde empirique se transformant sans cesse, il est
logique de supposer que la curiosité des ethnologues puisse faire de même, bien que cette
curiosité soit en grande partie aiguillée institutionnellement. Il y a ensuite parmi ces
nombreux fronts, la critique, le perfectionnement, le développement et parfois l'invention de
techniques d'enquête, ainsi que l'expérimentation de leur greffe et de leur articulation les unes
aux autres. Cela va bien souvent de pair avec l'avancée dans l'identification et la résolution
des problèmes méthodologiques que leur utilisation soulève, et qui sont, on l'a vu,
principalement au nombre de trois : la délimitation de leur unité d'investigation empirique
(unité de temps, de lieu et de population), la modélisation et la reproductibilité de leurs
conditions d'exercice, et la forme de matérialisation et de communication des données qu'elles
produisent. Il y a enfin au cœur de ces fronts de développement et d'innovation du discours
anthropologique, la création, l'importation, et l'application de nouveaux schèmes
d'intelligibilité et de totalisation stimulant à la fois l'analyse et l'accumulation de données.
Cela allant de pair bien souvent avec la reformulation et la révision de problèmes déjà (mais
mal) solutionnés, ou bien la découverte de nouvelles énigmes à résoudre.
Rares sont cependant en réalité les ethnologues, capables de monter à la fois sur tous
ces fronts pour y développer d'un même élan et dans une même direction la connaissance
anthropologique, de par le travail surhumain et le temps infini requis pour le traitement
simultané de l'ensemble de ces difficultés, éparpillées aux quatre coins des débats prenant
place sur ces différentes lignes de crêtes du discours anthropologique. On peut même
comprendre de ce point de vue, l'utilité d'une complexification de la division du travail propre

70
à la communauté anthropologique, que Wolf dénonçait pourtant il y a déjà vingt ans. La
spécialisation nécessaire des anthropologues, leur engagement, et à la fois leur enfermement
dans des débats spécifiques, rattachés plus particulièrement à ces lignes de front, sont
paradoxalement un passage obligé et une tranchée assignée dans l'espoir de déplacer ces
frontières, et de les faire avancer au-delà des limites de l'ignorance. A la condition d'en sortir
régulièrement et de ne pas s'y laisser piéger en concluant prématurément au morcellement
infini des disciplines, et à l'absence totale d'une situation d'ensemble. Car ces différents fronts
où se débattent héroïquement parfois quelques ethnographes et ethnologues isolés partis en
éclaireur, sont néanmoins reliés les uns aux autres, et intégrés simultanément sous la férule
d'états-majors, à de véritables programmes de recherche, regroupant et combinant au sein de
pôles complémentaires d'analyse et d'investigation, tout un ensemble de démarches à suivre,
et notamment de techniques d'enquête, et de modèles d'intelligibilité et de totalisation à
utiliser et affiner. Ce sont précisément ces nouveaux programmes de recherche, et les
principaux travaux ethnologiques qui y sont rattachés depuis bientôt trente ans (le tournant
interprétatif, le postmodernisme, les cultural studies, les subaltern studies, le cognitivisme, le
néo-darwinisme et le tournant pratique), qui seront donc présentés dans le prochain volume
"Les nouveaux ethnologues", pour compléter et achever ce panorama introductif à l'ethnologie
contemporaine.

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INDEX

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