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ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT

par
Alexandra Schmidt

- Les textes accessibles sont protéges par les lois sur le droit d'auteur ;
- Les seuls usages de ces textes qui sont autorisés sont "l'analyse ou la courte citation
justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information
de l'oeuvre à laquelle ils sont incorporés" ;
- Toute citation doit clairement indiquer le nom de l'auteur et la source (art.41 de la loi du
11 mars 1957)

SOMMAIRE
Chapitre I Chapitre II Chapitre
III Conclusion Bibliographie

CHAPITRE I : L'ETHNOMETHODOLOGIE OU LE CHAOS- MANAGEMENT


SOCIOLOGIQUE

INTRODUCTION

1. Brève présentation de l'Ethnométhodologie


2. Le sens commun en tant que connaissance
2.1 Deux fils rouges révélateurs dans la trame de la réflexion
occidentale sur la connaissance
2.2 Magie du rationnel
2.3 Rationalité du sens commun

3. Sociologie professionnelle et sociologie profane - savoir-faire et


compétence
3.1 Le rite de l'autorité
3.2 Le village du sociologue
3.3 Le phénomène des "self-fulfilling prophecies" (prophéties qui
se réalisent d'elles- mêmes) - ou la "croyance clignotante"
3.4 Compétence du sociologue profane
4. La notion de membre - clef de voûte de la discipline
ethnométhodologique
4.1 Infinitude de la membritude
4.2 La membritude est aussi un accomplissement
5. L' "Account" indexical
5.1 La création de sens
5.2 La "nouvelle communication" : un étai pour le concept
d'indexicalité
5.3 Communication linéaire et gnose sociologique
5.4 La communication interactive et accomplissante
5.5 L'indexicalité en tant que communication dynamique
5.6 L'Account en tant que "moment" indexical
6. Le contexte du réel ou la réflexivité inhérente

7. Conclusion

CHAPITRE II : INDEXICALITES PERI-MOONISTES

INTRODUCTION

1. Présentation de la secte Moon dans les termes du langage naturel PM

2. Fiche signalétique du contexte du terrain - délimitation dans le temps


et dans l'espace

3. Prémisses d'une sensibilisation, ou comment se former pour être


accepté comme membre PM (account)

3.1 Le parcours du traducteur


3.2 La passion du "double-think"
4. Un poste d'observation et d'interaction idéal
4.1 Brève présentation historique
4.2 Cadre du fonctionnement quotidien
4.3 Fonctionnement général
4.4 Fonctionnement quotidien
4.5 La guerre des mots, ou la compétence évolutive
4.5.1......L'histoire d'un mot dans un contexte quotidien
vivant : le mot de "secte"

5. La guerre des mots : compétence quotidienne contre compétence


professionnelle

6. Le processus réflexif : l'enjeu des codes


6.1 Les codes du comportement PM, ou l'horrible secret
6.2 La guerre des codes
7. Le processus réflexif - les étapes
7.1 Stade de la réaction brute
7.2 Stade de la réaction défensive
7.3 Stade de la réaction constructive : élargissement des discours
locaux et validation du sens commun
8. L'option lexicale
8.1 Ni définir, ni traduire
8.2 Le contexte PM ou la membritude suffisante
8.3 Discours ésotérique et discours exotérique
8.4 Limites du lexique
8.5 Sources documentaires : la vérité absolue
8.6 Cadre de référence du lexique

CHAPITRE III : PRESENTATION DE LA SECTE MOON A TRAVERS SON


LANGAGE NATUREL : LEXIQUE DE TERMES-CLEF

Introduction
Abréviations
Index des entrées
Lexique

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

 Ethnométhodologies, Sciences Sociales et Humaines

ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT

par
Alexandra Schmidt

- Les textes accessibles sont protéges par les lois sur le droit d'auteur ;
- Les seuls usages de ces textes qui sont autorisés sont "l'analyse ou la courte citation
justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information
de l'oeuvre à laquelle ils sont incorporés" ;
- Toute citation doit clairement indiquer le nom de l'auteur et la source (art.41 de la loi du
11 mars 1957)
INTRODUCTION

Le présent mémoire est le résultat d'une rencontre: la rencontre entre un


terrain et l'ethnométhodologie.

Contrairement à l'approche plus répandue dans un contexte universitaire pour


la préparation d'un diplôme d'ethnologie, le choix du terrain ne s'est pas fait à
la suite d'une démarche de réflexion/formation. Le terrain fut une occurrence
(au sens d'une chose qui a lieu, qui se présente), la rencontre avec
l'ethnométhodologie en permet une re-présentation.

Le terrain étudié ici est ce qui est communément appelé (hors contexte
universitaire) une secte : la secte Moon. D'ailleurs, par le fait même d'appeler
ce groupe "secte", nous entrons dans le vif du sujet de l'ethnométhodologie, à
savoir, dans le débat ethnométhodologique sur la "sociologie profane" par
rapport à la "sociologie professionnelle", et notamment les questions
concernant les différents langages naturels.

En effet, un contexte sociologique orthodoxe ("sociologie professionnelle")


permet difficilement l'utilisation libre de ce mot. La tradition wébéro-
troeltschienne, notamment en matière de typologie, a tant dominé la
sociologie en France que tous les travaux sur la question des "sectes" se
devaient d'y faire référence. Le mot de "secte" était difficilement définissable,
aussi bien sociologiquement que dans la vie quotidienne - les média, les
autorités publiques et autres institutions qui se sont penché sur la question
(démarche de la "sociologie profane") avaient tout autant de difficultés. Et
avant que d'étudier une question, il convient d'ordinaire de délimiter, sinon de
définir, le sujet exact dont on traitera. On usait donc du mot avec maintes
précautions.

Un problème majeur était la connotation négative du mot. L'approche


sociologique tentait de circonvenir cette connotation, mais de par ses
références sus- mentionnées, elle usait de concepts adaptés à un champ
religieux existant à une époque donnée - XIXème siècle-début du XXème - et
qui ne ressemblait en rien au contexte actuel.
Si le champ religieux de l'époque, avec ses églises instituées, stables, ses
sectes et autres groupements religieux répertoriables, se prêtaient aux
analyses de Weber(1) et de Troeltsch(2), ce n'était plus guère le cas pour ce
qui est de la situation actuelle. Les églises ne montrent plus l'aspect
homogène qu'elles avaient alors, et pour ce qui est des sectes, ces dernières
vingt années ont vu naître un si grand nombre de mouvements - appelés
couramment sectes, dans le langage des médias, notamment -, depuis ceux
qui regroupent une poignée de disciples autour d'un gourou local jusqu'aux
immenses multinationales religieuses nouvelles, telles que la Scientologie, la
Méditation Transcendantale ou Moon, entre autres, que même un simple
répertoriage est devenu difficile, voire impossible. Or, ces groupes ont posé
de plus en plus fréquemment des problèmes d'ordre social, et "le phénomène
des sectes" devait, de par son impact considérable, interpeller la communauté
scientifique.

A ce foisonnement s'ajoute une caractéristique également nouvelle par


rapport aux objets habituels des études sociologiques de type wébéro-
troeltschien sur les sectes, à savoir la rapidité avec laquelle ces mouvements
mutent: ils peuvent présenter quasiment du jour au lendemain des
caractéristiques totalement antinomiques à celles qui les déterminaient
encore la veille.

Cette situation nouvelle rendait inadéquate toute approche "traditionnelle" en


matière d'étude de science sociale - la sociologie n'étant pas la seule, loin de
là, à souffrir d'une inadéquation des outils conceptuels.

D'autres sciences sociales, telles que l'ethnologie et la psychologie


notamment, éprouvaient de même des difficultés d'adaptation pour ce qui
concernait l'étude de ces groupes.

Pourquoi ces difficultés?

Elles ne provenaient pas uniquement de l'inadéquation sus-mentionnée des


procédures habituelles mises en oeuvre dans les recherches en sciences
sociales, mais également de la structure- même des groupes.
En effet, une autre caractéristique - outre la multiplication et la mutation
rapides - en est la fermeture, à des degrés divers, vis-à-vis de l'extérieur. Le
degré de fermeture, d'ailleurs, est directement proportionnel au degré de
conflictualité apparaissant au niveau social.
Mais surtout, cette fermeture rend difficile, voire impossible dans certains cas,
l'obtention d'informations, de documentation, ou de faire une étude de cas.
Le seul moyen d'être certain de pouvoir accéder aux informations nécessaires
pour réaliser une étude est d'adhérer au mouvement. Or, autre trait commun à
nombre de ces mouvements, une fois qu'une personne entre dans une
"secte", elle n'en sort pas, tout du moins pas facilement, ou encore dans un
état très différent de son état au moment de l'adhésion. D'où la difficulté, voire
l'impossibilité, de mener une étude de l'intérieur.

Toutes ces caractéristiques ont fait qu'il existe relativement peu d'études
sociologiques ou ethnologiques de terrain sur la question. Celles qui existent,
d'ailleurs, sont souvent soumises à une très forte contestation, universitaire ou
non- universitaire.

Ainsi l'étude des sectes, au vu aussi bien de la dimension du phénomène, que


de sa potentielle richesse pour le développement des connaissances en
sciences sociales, est un champ largement ouvert.

En France, un groupe de recherche s'est créé précisément pour explorer ce


champ. Les travaux menés par le 'Laboratoire d'Etudes des Sectes et des
Mythes du Futur' de l'Université de Paris VII ont bénéficié de cette potentialité
en ce qu'ils ont presque toujours été réalisés par des équipes
pluridisciplinaires, qui ont pu ainsi étudier, en interaction, notamment les
aspects organisationnels, sociaux, ethniques, linguistiques de certains
mouvements nouveaux. Toute liberté de pensée était donnée d'explorer des
hypothèses et des méthodologies y compris celles pouvant être considérées
comme universitairement hétérodoxes, dans la mesure où cela permettait de
développer de nouvelles idées, de nouveaux concepts, de nouveaux outils,
plus adéquats. C'est également dans ce Laboratoire que j'ai entendu parler
pour la première fois de l'Ethnométhodologie.

C'est a posteriori, par rapport à mon terrain, que l'ethnométhodologie m'a paru
être un vecteur utile et intéressant pour une étude d'une secte. A posteriori,
pour la simple raison qu'il s'agit pour moi d'une découverte récente, alors que
mon expérience des sectes date de plus d'une douzaine d'années.
J'eus tout d'abord un sentiment de soulagement immense du fait que, dans le
plus strict respect de la rigueur scientifique, je pouvais parler sans longues
paraphrases des "sectes", et non plus des "mouvements de type sectaire",
des "nouvelles organisations religioso-financières"... : grâce au concept de
l'indexicalité, notion de base en ethnométhodologie, l'utilisation du mot se
légitime par sa contextualisation. Cette attitude intellectuelle m'a paru tout à la
fois honnête, modeste et extrêmement pertinente. C'est dans cet esprit que
j'entreprends ici de présenter une secte à travers la "grille" (mot anti-
ethnométhodologique s'il en est) de l'ethnométhodologie.

L'ethnométhodologie fournit un certain nombre d'outils conceptuels qui


modifient le regard du chercheur en sciences sociales. Ces outils sont
présentés dans une première partie, qui constitue de ce fait une introduction à
l'ethnométhodologie en tant que discipline. Etant donné que
l'ethnométhodologie m'a paru être en prise directe avec les démarches
intellectuelles de nombreux penseurs de l'époque actuelle, j'ai entrepris de la
situer, en philosophe profane, d'abord dans un contexte épistémologique
(discussion sur le sens commun en tant que connaissance), et aussi par
rapport aux évolutions les plus récentes des sciences sociales qui examinent
notamment, d'un point de vue pluri-disciplinaire, les comportements
individuels et sociaux à travers la communication.

Les concepts de l'ethnométhodologie sont ensuite appliqués, dans une


deuxième partie, pour la présentation du terrain lui-même, à savoir le contexte
d'étude de la secte, et donc le contexte de l'élaboration du lexique qui, lui,
constitue l'essai de description proprement dite de la secte Moon et se
présente comme un essai de sociologie profane, au sens que lui donne
Harold Garfinkel, fondateur de l'ethnométhodologie.

L'étude lexicale n'est pas sans avoir des modèles, même si ces modèles n'ont
pas été appliqués à une secte, ou un mouvement en particulier, mais à un
domaine particulier des sciences sociales, par exemple. A témoin, les
ouvrages de Jeau Cazeneuve (Dix grandes notions de la sociologie(3)) et de
Ducrot et Todorov (Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du
Langage(4)), où les auteurs présentent leur domaine sous forme d'un lexique
des concepts.

L'étude lexicale d'une secte est particulièrement pertinente, dans la mesure


où, tout comme c'est le cas pour un domaine scientifique dont les concepts ne
seraient pas compréhensibles sans étude préalable par le non-initié, les
membres de ladite secte utilisent un langage qui leur est propre, ou bien des
mots du langage courant qui, dans le mouvement, prennent un sens
particulier. Le titre suivant, relevé dans un journal : "Conditions
d'établissement d'un conditionnement palpébral sur les items inattendus en
situation d'écoute dichotique", (5) tout comme la phrase suivante extraite du
langage mooniste : "cette soeur a des problèmes Chapitre II et doit faire une
condition de douches de 7 jours pour payer l'indemnité" justifient presque à
elles-seules l'utilité d'un lexique contextué.
Il est important de noter que la présente étude ne se présente pas comme
une analyse objective. Elle est un examen d'un groupe donné, dans une
situation donnée, par une personne donnée, en l'occurrence moi-même. Les
références personnelles sont voulues, car elles resituent en permanence le
cadre de référence de cette étude.

Toute la démarche ethnométhodologique est là : aucune prétension à la


vérité, mais une volonté de présenter un terrain sans exclure tous les facteurs
non-objectifs qui sont toujours présents dans une entreprise de ce type,
même s'ils sont occultés.

NOTES
1 Weber, Max : sociologue allemand (1864-1920), considéré comme l'un des
grands fondateurs de la sociologie, a élaboré une typologie succincte des
mouvements religieux.

2 Troeltsch, Ernst : Philosophe allemand (1865- 1922) qui a développé et


affiné la typologie des mouvements religieux de Weber.

3 Jean Cazeneuve, Dix grandes notions de la sociologie, éd. Seuil, coll.


Points

4 Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire Encyclopédique des


Sciences du Langage, éd. Seuil, coll. Points, 1972

5 Le Monde, 21 septembre 1990, titre d'une thèse dont la soutenance est


annoncée pour le 29 du même mois.

ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT


par Alexandra Schmidt

L'ETHNOMETHODOLOGIE OU LE CHAOS-MANAGEMENT(1) SOCIOLOGIQUE

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justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information
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- Toute citation doit clairement indiquer le nom de l'auteur et la source (art.41 de la loi du
11 mars 1957)

Chapitre I.1

BREVE PRESENTATION DE
L'ETHOMETHODOLOGIE
L e présent chapitre se présente comme une introduction,
accompagnée d'une réflexion personnelle sur l'ethnométhodologie. Ce
mot d' "ethnométhodologie" n'est pas largement répandu dans le
contexte universitaire français. Il paraît donc indispensable, avant
d'aborder les différentes notions qui en constituent les outils principaux,
d'établir une sorte de "fiche signalétique" de cette discipline.)

1. Brève présentation de l'Ethnométhodologie


2. Le sens commun en tant que connaissance
3. Sociologie professionnelle et sociologie profane - savoir-
faire et compétence
4. La notion de membre - clef de voûte de la discipline
ethnométhodologique
5. L' "Account" indexical
6. Le contexte du réel ou la réflexivité inhérente
7. Conclusion

[BabelWeb] [Revoir l'introduction] [ Table des matières ] [ Chapitre I.2] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]

1. Brève présentation de l'ethnométhodologie


L'ethnométhodologie est considérée comme un courant novateur de la
sociologie. Elle émerge dans les années 1950, avec les écrits de Harold
Garfinkel(2), sociologue américain formé notamment à l'école de Talcott
Parsons(3) et de Alfred Schutz(4). On retrouve les influences, en
ethnométhodologie, de la théorie de l'action de Parsons, celle des
considérations sur les processus interprétatifs et leur importance dans la vie
quotidienne élaborées par Schutz, ainsi que l'influence de la phénoménologie
en général, notamment avec son idée de l'intersubjectivité comme fondement
de l'objectivité du monde.

L'ethnométhodologie se traduit par une certaine posture intellectuelle (Alain


Coulon(5)), qui elle- même se caractérise par un certain regard sur la réalité
sociale.

Une définition claire et succincte de l'ethnométhodologie a été donnée par


Louis Quéré(6) dans Pratiques de Formation - Ethnométhodologies :

" ELLE CHERCHE A ANALYSER LE MONDE SOCIAL NON PAS TEL


QU'IL EST DONNE MAIS TEL QU'IL EST CONTINUELLEMENT EN
TRAIN DE SE FAIRE, EN TRAIN D'EMERGER, COMME REALITE
OBJECTIVE, ORDONNEE, INTELLIGIBLE ET FAMILIERE. DE CE
POINT DE VUE L'ETHNOMETHODOLOGIE RECOMMANDE DE NE
PAS TRAITER LES FAITS SOCIAUX COMME DES CHOSES, MAIS
DE CONSIDERER LEUR OBJECTIVITE COMME UNE REALISATION
SOCIALE;

- ELLE CONSIDERE QUE CETTE AUTO- ORGANISATION DU


MONDE SOCIAL A POUR LIEU NON PAS L'ETAT OU LE POLITIQUE,
MAIS LES ACTIVITES PRATIQUES DE LA VIE COURANTE DES
GENS. CES ACTIVITES SONT REALISEES CONJOINTEMENT DANS
DES INTERACTIONS ; ET LES GENS LES ACCOMPLISSENT EN
S'EN TENANT AUX PRESUPPOSITIONS ET AUX TYPES DE
CONNAISSANCES QUI SONT PROPRES A L' "ATTITUDE
NATURELLE" QU'ADOPTE LE MEMBRE D'UNE COLLECTIVITE
DANS SA VIE COURANTE."

L'ethnométhodologie a développé un certain nombre d'outils conceptuels


permettant de rendre compte de la réalité sociale, tels que l'indexicalité, la
compétence unique, la membritude(7) (membership), la réflexivité, l'
"accountability" (racontabilité)... Ce vocabulaire, propre à l'ethnométhodologie,
est issu de sources diverses, telles que, par exemple, la phénoménologie
(réflexivité), ou la linguistique (indexicalité, et même compétence(8)). Ces
mots sont utilisés dans leur sens 'courant', ou bien leur sens peut être modifié
par rapport à l'utilisation courante. (Ce chapitre sera consacré principalement
à l'élucidation de ces 'sens' particuliers, avant d'en arriver à leur utilisation et
leur fonctionnement par rapport à une étude précise, en chapitre II).

L'ethnométhodologie va à l'encontre de l'approche sociologique traditionnelle,


en ce sens qu'elle se refuse à réifier le fait social, qu'elle invalide les
prétentions généralisantes, voire universalistes, de cette sociologie. En même
temps, elle se situe dans une continuité de la pensée occidentale, qui se
reflète aussi bien dans les sciences humaines (philosophie, sciences sociales,
linguistique...) que dans les sciences physiques.

L'originalité de l'ethnométhodologie réside aussi bien dans la posture


intellectuelle qu'elle requiert, que dans les enjeux qu'elle fait surgir, et qui
dépassent largement le cadre des sciences sociales proprement dites.

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..

2 Harold Garfinkel, Professeur à l'Université de


Californie à Los Angeles, dont l'oeuvre
principale, les "Studies in ethnomethodology",
parue en 1967, constitue l'ouvrage de référence
de l'ethnométhodologie.

3 Talcott Parsons, l'une des figures dominantes


de la sociologie américaine du vingtième
siècle, connu notamment pour sa théorie de
l'action. Garfinkel fut son élève.
4 Alfred Schutz, sociologue viennois dont la
carrière s'est poursuivie aux Etats-Unis après
l'annexion de l'Autriche. Schutz est l'un des
précurseurs principaux de l'ethnométhodologie,
notamment en ce qu'il étudie les processus
d'interprétation dans la vie quotidienne.
Schutz a également entretenu des relations de
travail avec Edmund Husserl, fondateur de la
phénoménologie, dont on retrouve également
l'influence en ethnométhodologie.

5 Alain Coulon, Maître de conférences à


l'Université de Paris VIII et auteur du "Que
sais-je" sur l'ethnométhodologie.

6 Louis Quéré, dans Pratiques de Formation -


Ethnométhodologies, Formation Permanente,
Université de Paris VIII, 1985 (recueil de
textes), p.23

7 Membritude - néologisme que j'ai adopté à


titre pratique pour traduire le mot anglais
"membership", qui se traduirait normalement en
français par "qualité de membre". Cette
expression étant d'utilisation très lourde du
point de vue syntaxique, alors que ce n'est pas
le cas pour l'équivalent anglais (qui de plus
est le terme originel!), il m'a paru juste
qu'on puisse bénéficier d'une semblable
souplesse en français, d'autant que rien,
morphologiquement, ne s'y oppose.

8 Compétence - je me réfère à la notion chomskienne


de compétence, en linguistique,
définie comme "l'ensemble des possibilités qui
lui [sujet parlant français] sont données par
le fait, et par le fait seulement, qu'il
maîtrise le français : possibilité de
construire et de reconnaître l'infinité des
phrases grammaticalement correctes,
d'interpréter celles d'entre elles (en nombre
infini aussi) qui sont douées de sens, de
déceler les phrases ambigu鋭, de sentir que
certaines phrases, éventuellement très
différentes par le son, ont cependant une forte
similitude grammaticale, et que d'autres,
proches phonétiquement, sont grammaticalement
très dissemblables, etc." (Ducrot/Todorov,
op.cit. p. 158)

[BabelWeb] [Revoir l'introduction] [ Table des matières ] [ Chapitre I.2] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]
Chapitre I.2

LE SENS COMMUN EN TANT QUE CONNAISSANCE


C'est un des postulats de base de l'ethnométhodologie. Peut-on accepter ce
postulat tel quel? Toute l'histoire de la pensée montre que la connaissance a
toujours eu besoin d'être légitimée, validée. On pourrait donc commencer par
contextualiser cette position dans l'évolution plus générale de la réflexion
occidentale sur la science et la connaissance.

I.2.1. Deux fils rouges révélateurs dans la trame de la réflexion


occidentale sur la connaissance
I.2.2. Magie du rationnel
I.2.3. Rationalité du sens commun

[BabelWeb] [Chapitre I.1] [ Table des matières ] [ Chapitre I.3] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]

I.2.1 Deux fils rouges révélateurs dans la trame de la réflexion


occidentale sur la connaissance

Il n'est pas question, ici, de s'aventurer dans une longue analyse de la pensée
philosophique et scientifique sur la connaissance. Cependant, les
connaissances actuelles, aussi bien dans les sciences humaines que dans les
sciences physiques (ou naturelles), montrent une si étroite imbrication et
interaction des découvertes et des concepts, une "réflexivité
permanente science <-> philosophie" (Edgar Morin) qu'on ne peut échapper
aux interférences, que révèle bien, notamment, cette branche de la sociologie
dite "sociologie de la connaissance".

Cette approche 'profane' d'une question aussi vaste n'est ici volontairement
qu'esquissée à une fin toute pratique : mieux éclairer la démarche
ethnométhodologique utilisée dans le présent travail de diplôme. Il paraît donc
utile de replacer l'ethnométhodologie non seulement dans le contexte de sa
propre discipline générale (sociologie et/ou ethnologie), mais dans un
contexte épistémologique plus large. Cette lecture particulière de l'épistémè
occidentale paraîtra inévitablement réductrice. En ce qu'elle représente une
gestion localisée (en l'occurrence : personnelle) d'une masse infinie de
connaissances, dont une parcelle seulement est détenue ; elle est en fait une
approche "indexicale" de l'épistémologie.

Pour éclairer les origines intellectuelles de l'ethnométhodologie, on peut,


procédant selon une méthodologie que l'on pourrait nommer du "philosophe
profane", extraire de l'épistémè occidentale deux courants, ou tendances, de
base qui, bien que s'entremˆlant parfois, sont fondamentalement séparés,
voire opposés.

J'entends par là d'une part le courant que, à titre pratique, j'appellerai


"gnostique", et d'autre part celui que j'appellerai "chaotique".

Dans les sciences humaines, le courant gnostique, depuis Platon jusqu'à


Heidegger, Sartre et Whitehead(9), en passant par Hegel et Marx, fonctionne
(et je choisis ce terme expressément) selon l'idée qu'il existe des essences
universelles (l' être en soi" de Hegel, l' "objet éternel" de Whitehead, "LA
Société", les "essences immuables" de Max Scheler...) qui "justifient la
connaissance au-delà de ses déterminations existentielles sociologiques"
(Cazeneuve(10)), entre autres déterminations...

Ce fonctionnement implique une "vérité" une, qui est accessible par degrés au
moyen de la connaissance (c'est le propre de l'initiation). Elle se traduit, entre
autres, par des systèmes de pensée dualistes (la chose par opposition à son
idée, l'opposition sujet-objet, la société par opposition à l'individu...), ou
linéaires (positivisme, l'idée d'un progrès vers une plus grande vérité, de la
marche de l'humanité vers un avenir meilleur...)

La connaissance, dans ce contexte, est généralement cohérente.

Elle est cumulative, et confère une autorité à ceux qui en détiennent plus que
les autres. On verra plus loin que c'est ainsi que le "sociologue professionnel"
(Garfinkel, dans Coulon, op.cit.), est devenu un mandarin de la connaissance
de la réalité sociale.

Le courant chaotique recouvre énormément d'approches parfois très diverses,


à l'image de sa perception d'une réalité considérée comme hyper- complexe
(Morin) et multiple. On le retrouve dans le doute fondamental sur la possibilité
même d'une connaissance (Kant), dans l'abolition de la causalité et
l'impossibilité de procéder par induction pour atteindre la connaissance
(Hume), ou dans le subjectivisme (Kierkegaard), et notamment dans toutes
les implications découlant des découvertes récentes des sciences physiques
(la relativité, l'entropie) et humaines (linguistique, psychologie au sens large).
Ce courant reflète l'infinie complexité de la réalité humaine et sociale, il
permet d'intégrer les contradictions et les paradoxes, ou du moins ne les nie
pas.
La connaissance n'est pas un processus linéaire, cumulatif. Elle est un
processus d'interaction, donc créatif et ouvert. Elle implique une participation
interactive et accomplissante.

La connaissance, dans ce contexte, est localement cohérente.

I. 2.2 Magie du rationnel


Le rationnel est bien sûr présent dans ces deux courants. Cependant l'usage
en diffère. Dans le premier cas, la démarche rationnelle se fonde sur de
l'irrationnel, qu'elle s'emploie ensuite à rationaliser. Dans le cas du courant
chaotique, le rationnel s'efforce de s'insérer dans, et d'éclairer les multiples et
infinies contradictions. perçues. Or, selon Morin(11), "(...) une nouvelle
critique, interne, surgit au coeur de la rationalité. Selon cette critique,
proprement contemporaine, la raison n'est plus seulement dénoncée comme
trop raisonnable ; elle est dénoncée comme déraisonnable. La crise moderne
de la rationalité, c'est la détection et la révélation de la déraison au sein de la
raison."

Il est facile d'illustrer cette déraison. Nous commencerons par donner trois
exemples de démarche dite rationaliste, dans trois domaines différents : la
philosophie (Hegel), la politique (Lénine) et la gestion d'entreprise (Taylor),
toujours par ce même procédé profane qui implique non seulement les
contraintes du temps et de l'espace impartis pour écrire le présent mémoire,
mais également les limitations inhérentes à la connaissance, la sélection et
l'interprétation personnelles :

HEGEL : "PAR OBJECTIVITE SOLIDE, IL FAUT ENTENDRE


DIEU, L'ETERNEL, LE JUSTE, LA NATURE, LES
CHOSES NATURELLES. DANS LA MESURE OU IL
EST EN RAPPORT AVEC UNE SEMBLABLE ENTITE
BIEN CONSISTANTE, L'ESPRIT SAIT QU'IL
DEPEND D'ELLE, MAIS, EN MEME TEMPS, DANS
LA MESURE OU IL S'ELEVE VERS ELLE, IL SAIT
AUSSI QU'ELLE EST UNE VALEUR. LES
AFRICAINS, EN REVANCHE, NE SONT PAS ENCORE
PARVENUS A CETTE RECONNAISSANCE DE
L'UNIVERSEL. (...) CE QUE NOUS APPELONS
RELIGION, ETAT, REALITE EXISTANT EN SOI ET
POUR SOI, VALABLE ABSOLUMENT, TOUT CELA
N'EXISTE PAS ENCORE POUR EUX. LES
ABONDANTES RELATIONS DES MISSIONNAIRES
METTENT CE FAIT HORS DE DOUTE. (...) CE
QUI CARACTERISE EN EFFET LES NEGRES, C'EST
PRECISEMENT QUE LEUR CONSCIENCE N'EST PAS
PARVENUE A LA CONTEMPLATION D'UNE
QUELCONQUE OBJECTIVITE SOLIDE, COMME PAR
EXEMPLE DIEU, LA LOI, A LAQUELLE PUISSE
ADHERER LA VOLONTE DE L'HOMME, ET PAR
LAQUELLE IL PUISSE PARVENIR A L'INTUITION
DE SA PROPRE ESSENCE."

( La Raison dans l'Histoire, coll. 10-18,


p. 250-251)

LENINE: (extraits de Textes Philosophiques, éd.


Sociales, 1982)

"LA DOCTRINE DE MARX EST TOUTE-PUISSANTE,


PARCE QU'ELLE EST JUSTE." (P. 198)
"A VANT MARX, LA 'SOCIOLOGIE' ET
L'HISTOIRE ACCUMULAIENT, DANS LE MEILLEUR
DES CAS, DES FAITS BRUTS, RECUEILLIS AU
PETIT BONHEUR, ET REPRESENTAIENT DES
ASPECTS ISOLES DU PROCESSUS HISTORIQUE. LE
MARXISME A INDIQUE LA VOIE D'UNE ETUDE
UNIVERSELLE, PORTANT SUR TOUS LES ASPECTS,
DU PROCESSUS DE NAISSANCE, DE
DEVELOPPEMENT ET DE DECLIN DES FORMATIONS
ECONOMICO-SOCIALES, EXAMINANT L'ENSEMBLE
DE TOUTES LES TENDANCES CONTRADICTOIRES,
LES RAMENANT AUX CONDITIONS, PRECISEMENT
DEFINIES, DE VIE ET DE PRODUCTION DES
DIFFERENTES CLASSES DE LA SOCIETE,
ECARTANT LE SUBJECTIVISME ET L'ARBITRAIRE
DANS LE CHOIX DES IDEES 'DOMINANTES' OU
DANS LEUR INTERPRETATION, FAISANT
APPARAITRE QUE TOUTES LES IDEES SANS
EXCEPTION ET TOUTES LES TENDANCES
DIFFERENTES ONT LEURS RACINES DANS L'ETAT
DES FORCES PRODUCTIVES MATERIELLES."
(P.213)

TAYLOR: "L' AUTEUR A LA CERTITUDE D'AVOIR MIS EN


LUMIERE LE FAIT QUE, MEME DANS LE CAS DE
LA FORME LA PLUS ELEMENTAIRE DU TRAVAIL
QUI SOIT CONNUE, IL EXISTE UNE SCIENCE ET
QUE, QUAND L'HOMME LE PLUS QUALIFIE POUR
ACCOMPLIR CE GENRE DE TRAVAIL A ETE
CONVENABLEMENT CHOISI, QUAND LA SCIENCE DE
LA METHODE D'EXECUTION DU TRAVAIL A ETE
MISE AU POINT ET QUAND L'OUVRIER
CONVENABLEMENT CHOISI A ETE ENTRAINE A
TRAVAILLER EN APPLIQUANT CETTE METHODE
SCIENTIFIQUE, ALORS LES RESULTATS OBTENUS
DOIVENT NECESSAIREMENT ETRE
CONSIDERABLEMENT PLUS GRANDS QUE CEUX QUI
SONT POSSIBLES DANS LE SYSTEME 'DE
L'INITIATIVE ET DES STIMULANTS'."

( La Direction Scientifique des


Entreprises, Paris-Verviers, Bibliothèque
Marabout, 1957-1967)
Ce choix minimaliste vise simplement à indiquer la contradiction entre
la prétention rationaliste visant à unifier et universaliser le sens et les
processus de la vie humaine, au niveau individuel et social, et la réalité
magique et incantatoire de ces prétentions.
Chacune des visions représentées dans ces trois exemples suppose
l'existence d'une vérité unique, fondamentale et "objective", extérieure et
supérieure à la réalité quotidienne de l'homme. A partir de cette vérité, des
raisonnements, un système entier peuvent être développés qui s'écartent
progressivement des réalités saisies, cahin-caha, au quotidien.
Et pourtant, des individus, des groupes, des nations entières ont répété ces
vérités absolues, y plaçant leurs espoirs, essayant de toutes leurs forces de
faire se conformer les réalités à ces visions. Il ne faut à aucun prix en
minimiser la puissance : Edgar Morin parle de

"l'existence vivante des êtres noologiques, idées, symboles, esprits, dieux, qui
disposent, non seulement d'une réalité subjective, mais d'une certaine
autonomie objective."

"Produits par les cerveaux", dit-il, "ils deviennent des vivants d'un type
nouveau."(12)

Cette idée est importante pour l'approche ethnométhodologique du langage


naturel, que nous aborderons plus loin. Nous verrons également, lorsque
nous examinerons la notion garfinkelienne de la "sociologie profane" par
opposition à la "sociologie professionnelle", comment opèrent l'instinct
gnostique, la magie du rationnel et le rite d'autorité chez cette dernière.

Ce genre de "vérité euphorique", nous dit Morin, est ce avec quoi nous
remplissons la zone d'incertitude entre le moi et l'environnement, ce qui,
comme les mythes et les religions, nous rassure, plaque une grille
d'interprétation sur l'incompréhensible.

"Ainsi", dit-il(13), "le mythe, le rite, la magie, la religion assurent un


compromis, non seulement avec l'environnement extérieur, mais aussi avec
les puissances noologiques, c'est-à-dire un compromis interne, à l'intérieur de
l'esprit humain, avec ses propres fantasmes, son propre désordre, sa propre
ubris, ses propres contradictions, sa propre nature crisique."

La vision gnostique, quelle qu'en soit la formulation - religieuse,


philosophique, sociologique ou gestionnaire - cherche à introduire de l'ordre
dans le désordre, à sécuriser, à éclairer, à exorciser les démons du doute et
de l'angoisse.

"La réification de la raison apparaît lorsque celle-ci se conçoit comme


substance et essence supérieure. Dès lors, la porte est ouverte pour la
déification de la raison. La déesse Raison gouverne le monde, arrache homo
à l'animalité, l'éclaire de sa Lumière..." (14).

I.2.3 Rationalité du sens commun


La réalité, elle, est désordonnée. Elle est "hyper- complexe". Nous ne
pouvons la saisir dans sa totalité, nous n'avons pas de certitudes, et pourtant,
nous sommes sommés, à chaque instant, d'évaluer, de choisir, de décider,
d'agir. L'ordre humain, nous dit encore Morin, se déploie sous le signe du
désordre. L'existence de l'individu dans sa vie quotidienne est un "bricolage
permanent". Il se débrouille. Il interprète comme il peut, du mieux qu'il peut. Il
auto-organise sa réalité, l'irruption permanente de l'environnement et de
l'Autre l'obligeant à une constante ré-organisation. L'homme au quotidien doit
créer du sens. L'ethnométhodologie constate cette capacité d'auto- ré-
organisation, et cherche à repérer le savoir- faire qu'elle implique, au niveau
du groupe social. Ce sont les ethnométhodes. La vie quotidienne devient ainsi
un véritable terrain, extrêmement riche de potentiel d'observation et
d'enseignements. Le sens commun devient un savoir, que l'on peut observer
dans son fonctionnement, et analyser dans ses accomplissements.

Dans le domaine de la pensée sociologique, l'apport de Schütz est essentiel à


cet égard, pour sa contribution au développement du regard
ethnométhodologique. "Schütz parle de connaissance socialisée pour bien
spécifier qu'il s'agit d'une connaissance acquise par une pratique engagée
dans le champ social. (...) L'originalité de Schütz est d'insister sur le fait que
même dans une zone familière (...) l'individu construit le sens, donne
signification à ses actes et aux actes d'autrui. Pour Schütz, cette
compréhension définit le social."(15)

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..

9 Alfred North Whitehead, philosophe anglais


(1861-1947), un des fondateurs, avec Bertrand
Russel, de la logique mathématique et
symbolique. Un des exemples considérés comme
les plus brillants d'une pensée platonicisante
moderne.

10 Cazeneuve, op.cit. p. 65

11 Edgar Morin, Science avec Conscience, éd.


Seuil, coll. Points, Seuil 1982, Fayard 1990,
p. 147

12 Edgar Morin, Le Paradigme Perdu : la Nature


Humaine, éd. Seuil, coll. Points, 1973, p. 158

13 Morin, ibid. p. 159

14 Morin, Pour sortir du XXème siècle, Seuil,


Points, p.280
15 M. Vigoureux, Mémoire de Maîtrise
d'Ethnologie, 1989, Paris VII, p28

CHAPITRE I.3

SOCIOLOGIE PROFESSIONNELLE et SOCIOLOGIE


PROFANE -SAVOIR-FAIRE et COMPETENCE -
La légitimation du sens commun en tant que connaissance et savoir-faire
n'est pas simple, en particulier dans un contexte diplômo-universitaire. Si on
l'argumentait suffisamment, et cela s'est fait - restons-en là -, elle impliquerait,
toutes proportions gardées et non sans un sourire, une invalidation pure et
simple de l'Enseignement organisé au niveau de la Chaire Universitaire.
I.3.1. Le rite de l'autorité
I.3.2. Le village du sociologue
I.3.3. Le phénomène des "self-fulfilling prophecies" (prophéties qui se
réalisent d'elles- mêmes) - ou la "croyance clignotante"
I.3.4. Compétence du sociologue profane

[BabelWeb] [Chapitre I.2] [ Table des matières ] [ Chapitre I.4] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]

I.3. Sociologie professionnelle et sociologie profane -


savoir-faire et compétence
I. 3.1 Le rite de l'autorité

Ramenons le débat à des niveaux plus modestes, cependant. Même la


modestie a ses gloires, - et j'en veux pour exemple l'introduction de Margaret
Mead à L'un et l'autre sexe (16) :

"(...) ENTRE LES MOTS DU PROFANE : 'BIEN SUR,


AUCUNE SOCIETE HUMAINE...' ET CEUX DE
L'ANTHROPOLOGUE : 'AUCUNE SOCIETE HUMAINE
CONNUE...' S'INTERCALENT DES MILLIERS D'ETUDES
DETAILLEES ET LABORIEUSES, MENEES A LA LUMIERE
D'UNE LAMPE-TEMPETE OU A LA CLARTE D'UN FEU DE
BOIS PAR DES EXPLORATEURS, DES MISSIONNAIRES ET
DES SAVANTS MODERNES DANS TOUTES LES PARTIES DU
MONDE. MAIS COMMENT FAIRE PASSER TOUT CELA DANS
L'ECHANGE QUI S'ETABLIT ENTRE L'AUTEUR ET LE
LECTEUR?

"LA METHODE ORDINAIREMENT UTILISEE POUR


COMBLER LE FOSSE N'EST AUTRE QUE LA METHODE
D'AUTORITE. AINSI, JE POURRAIS ENUMERER TOUS
LES POSTES QUE J'AI OCCUPES ET LES DIPLOMES QUI
M'ONT ETE DECERNES, DU MOINS LES PLUS EMINENTS.
SI LE LECTEUR QUI EN PARCOURT LA LISTE EST TRES
INSTRUIT OU S'IL EST POINTILLEUX, IL PEUT ALLER
JUSQU'A CHERCHER MON NOM DANS UN ANNUAIRE.
PUIS, ETANT BIEN ETABLI QUE C'EST DE MOI QU'IL
S'AGIT, QUE JE ME SUIS SOUMISE AUX RITES
D'USAGE POUR OBTENIR MES DIPLOMES SUPERIEURS,
QUE J'AI REçU DES BOURSES DE RECHERCHE, QUE
J'AI ENTREPRIS DES EXPEDITIONS ET ECRIT DES
MONOGRAPHIES SAVANTES, LE LECTEUR SE MET A ME
LIRE AVEC LE RESPECT DU A CE QU'ON APPELLE,
D'UNE MANIERE ASSEZ REVELATRICE, UNE 'AUTORITE'
EN LA MATIERE."
La sociologie professionnelle (que l'on nomme également, souvent, LA
sociologie) a précisément pour caractéristique de se positionner en tant
qu'autorité pour l'étude des sociétés et des faits sociaux.

Comme le dit Mead, il existe une méthode (elle utilise même le mot de 'rite'!)
parfaitement connue pour devenir sociologue professionnel : des cursus
d'études universitaires définis, sanctionnés par des diplômes précis qui
confèrent le statut de "sociologue" (et il y a consensus à cet égard quel que
soit le pays et quelles que soient les différences entre les systèmes
universitaires).

On met ensuite en pratique les connaissances acquises, dont le but avoué est
un compte rendu explicatif, comparatif, voire absolu des groupes sociaux, des
faits sociaux, des ensembles sociaux, en bref, de l' "objet social".

Ces connaissances acquises permettent aussi bien un travail pratique (étude


d'un objet particulier, définition et délimitation dudit objet, construction de
modèles à partir d'éléments repérés dans l'objet et qui seront considérés
comme la pierre servant à construire un mur (par exemple), élaboration de
typologies, calcul de statistiques, application de divers systèmes de mesure),
qu'un travail théorique qui, lui, vise à "élaborer une théorie sociologique
unifiée" (17) ou du moins à contribuer à une telle élaboration. Ce travail de
sociologie professionnelle se présente comme tel, est reconnu comme tel, est
même rémunéré en tant que tel.

3.2 Le village du sociologue

L'ethnométhodologie démontre que effectivement, le mur (c'est-à-dire la


construction théorique) se construit à force de placer les pierres, extraites du
champ de la réalité par souci d' 'objectivité', les unes sur les autres, mais que
la réalité, elle, continue de s'élaborer dans une continuelle construction
interactive derrière ce mur qui, au lieu de "représenter" la réalité dont les
pierres (éléments constitutifs) sont extraites, la voile au contraire (ceci
explique mon choix du mot de "mur"; après tout, avec des pierres, on construit
également des maisons, des chemins, etc.).

Pour poursuivre la métaphore du mur, l'ethnométhodologie dirait que le mur,


en se construisant, fait irruption dans la réalité, y ajoute sa part d'existence,
modifie la réalité, créant de nouvelles interactions, au même titre que le
champ, les pierres non choisies pour le mur, le maçon qui a construit le mur.
Un mur modifie son environnement : il implique une ré-organisation de la
situation. Il signifie qu'on ne passe pas, ou qu'il faut négocier - verbalement ou
physiquement - un passage, que des règles s'élaborent entre les acteurs en
présence par rapport à ce mur, qu'on peut décider de le garder ou de le
détruire...

Il est impossible, dit Garfinkel, de séparer le terrain étudié et celui qui l'étudie :
il y a nécessairement interaction. Cette idée nous relie à une notion
fondamentale en ethnométhodologie : celle de membre, notion que nous
étudierons en plus grand détail plus loin.

Le sociologue professionnel a, lui aussi, un savoir-faire, des pratiques, celles


qui appartiennent à son métier, et qui se surajoutent à son savoir-faire d'être
humain, d'homme ou de femme, de Français ou d'Américain, d'époux ou de
fils ; il fait partie d'un club ou d'un village - le village du sociologue
professionnel, village dont il est membre. Sa seule erreur, si l'on parle
effectivement de cet idéal-type de sociologue professionnel, est de penser
que les lois de ce village, les raisonnements de ce village, s'appliquent par
induction à tous les autres villages du monde.
3.3 Le phénomène des "self-fulfilling prophecies" (prophéties qui se
réalisent d'elles-mêmes) - ou la "croyance clignotante"

Dans son observation de la réalité, le sociologue professionnel succombe à


ce que Andreski (18) a appelé l' "autoréalisation" - dont Jean-René Loubat
(19) nous dit qu'il s'agit d'un "processus magique plus courant qu'on ne le
pense dans les sciences humaines et sociales". A savoir, on
"fait coller" la réalité à ce qu'on y projette. Ceci, nous dit encore Loubat,
"nous ramèn[e] inlassablement à quelques mécanismes qui ne
fonctionnent que si l'on y adhère".

A ce titre, le "sociologue profesionnel" tend à fonctionner de la même manière


qu'un astrologue. Les signes astrologiques eux aussi fonctionnent comme une
typologie de l'humanité, et cette typologie peut atteindre, comme c'est le cas
en sociologie, une très grande complexité. Chez le sociologue, comme chez
l'individu moderne croyant en l'astrologie, dont parle Lena Petrossian dans
La Croyance Astrologique Moderne (20)

"coexistent cette croyance obscure et celle qui se fonde sur des


preuves expérimentales : c'est bien parce qu'il y a coexistence, c'est-à-
dire contamination ou collusion entre les ordres (l'inconscient et
l'empirique), qu'on peut parler précisément de croyance clignotante (...)"
qui est un "double jeu perpétuel de forces objectives et subjectives, double jeu
de la conscience rationnelle, critique, détachée, d'une part ; croyante,
engagée, participante, d'autre part".

Or, Garfinkel démontre précisément

"que l'enquête comme recherche factuelle menée sur le monde social


est dépendante du contexte ordinaire de la biographie et vie
personnelle du chercheur social (...). Il doit se mener comme une
enquête pour déterminer ou démonter le mécanisme implicite qui
inspire ses procédures des descriptions, de vérification, de preuves"
(21).

Autrement dit, il doit déclarer son appartenance au village des sociologues.


I. 3.4 Compétence du sociologue profane

Dans tous les autres villages, on construit tout autant que chez les
sociologues. Sans diplômes, sans visées théoriques, mais au moyen d'une
connaissance admise, transmise, adaptée, en ajustement permanent, les
habitants de chaque village élaborent des méthodes pour vivre ensemble,
faire des choses ensemble, pour se raconter entre eux, et pour d'autres, ce
qu'ils font ensemble. Ils acquièrent une compétence incontestable dans leur
fonctionnement en tant qu'habitants de leur village: ils disent ce qu'il faut au
moment où il le faut, ils se font parfaitement comprendre par, et comprennent
eux-mêmes parfaitement les autres membres de leur village. En tant que
membres, ils ont acquis l'exact savoir-faire, la "compétence unique" (unique
adequacy).

C'est à partir de ce constat qu'on arrive à la notion de sociologie profane. Le


non-sociologue- professionnel crée quotidiennement une représentation de sa
réalité sociale, dont il serait difficile, épistémologiquement ou
"scientifiquement", de dire en quoi elle serait moins légitime que la re-
présentation de la même réalité sociale par un sociologue professionnel.

En fait, le sociologue professionnel fait de la sociologie profane, mais sans le


savoir, et a fortiori sans le dire, dans la mesure où il applique les lois de son
propre village pour projeter sa vision villageoise sur un autre village.

Quant à l'ethnométhodologie, elle refuse précisément de se servir "d'une règle


ou d'un étalon définis en dehors des situations (...)" (22).

La réalité sociale n'est pas réifiable, elle n'a pas d'existence objective en
dehors de ses acteurs. Dans la préface aux Studies in Ethnomethodology,
Garfinkel pose un nouveau postulat pour la sociologie :

"CONTRAIREMENT A CERTAINES FORMULATIONS DE


DURKHEIM, QUI NOUS ENSEIGNE QUE LA REALITE
OBJECTIVE DES FAITS SOCIAUX EST LE PRINCIPE
FONDAMENTAL DE LA SOCIOLOGIE, ON POSTULERA, A
TITRE DE POLITIQUE DE RECHERCHE, QUE POUR LES
MEMBRES QUI FONT DE LA SOCIOLOGIE, LE PHENOMENE
FONDAMENTAL EST LA REALITE OBJECTIVE DES FAITS
SOCIAUX EN TANT QU'ACCOMPLISSEMENT CONTINU DES
ACTIVITES CONCERTEES DE LA VIE QUOTIDIENNE DES
MEMBRES, QUI UTILISENT, EN LES CONSIDERANT
COMME CONNUS ET ALLANT DE SOI, DES PROCEDES
ORDINAIRES ET INGENIEUX POUR CET
ACCOMPLISSEMENT".
Il s'agit simplement de la prise de conscience du fait que, en tant que
sociologue, on est membre d'un groupe particulier d'hommes ayant son
propre langage, ses propres processus de pensée et d'action. Ce que raconte
le sociologue révèle en premier lieu, non pas la réalité qu'il veut décrire, mais
sa propre vision, sa propre verbalisation de cette réalité.

Or, la même chose peut être dite au sujet de toute personne décrivant des
groupes, des processus sociaux. Elle révèle son origine par la façon-même
de procéder à cette description.
Cela revient-il à dire que tout le monde est sociologue? Oui, dans la mesure

"les gens, au niveau de leur vie ordinaire, connaissent et mettent en


oeuvre des méthodes pour définir leurs situations d'action, pour
coordonner leurs activités, pour prendre leurs décisions, pour se servir
de leur connaissance de l'organisation sociale de leur environnement,
pour exhiber des conduites rationnelles, régulières, typiques, etc." (23).
L'habitant d'un village est un être compétent dans son environnement. La
célèbre étude de Garfinkel sur les jurés illustre cette compétence enracinée
dans le sens commun d'un contexte social donné. La notion de compétence
unique peut être particulièrement appréciée en tant qu'outil conceptuel dans
le contexte du présent travail. En effet, dans un contexte aussi controversé et
lourd d'affectivité que celui qui entoure une secte (je dis entoure, car j'inclus
dans ce contexte aussi bien les membres de la secte que ceux qui sont à
l'extérieur, qu'ils soient opposants ou simplement observateurs à titres divers,
plus ou moins impliqués), les différents discours et comportements des
différents acteurs sont réhabilités, à savoir libérés de la chape jugementale
qui en fausse tant l'observation que la re-présentation.

Il m'a paru intéressant ici, pour éclairer plus avant cette notion de
compétence, de relever l'utilisation de ce même mot dans deux contextes
différents, "la compétence du bébé", et "la compétence messianique".

Dans le premier cas, il s'agit d'une illustration du fait que certains postulats de
la démarche ethnométhodologique existent en parallèle dans des domaines
tout à fait différents, en l'occurrence la pédiatrie.
L'idée de la "compétence du bébé" vient du Dr. T. Berry Brazelton (24),
spécialiste mondial reconnu du nouveau-né. Il a développé une méthode
d'évaluation de l'état général de santé et de développement du nourrisson qui
tranche radicalement avec les méthodes passées, car elle met en jeu "le bébé
en tant que personne", et partant, comme compétent pour faire ce que fait un
bébé. La pédiatrie, depuis presque toujours, avait toujours concentré son
activité sur l'aspect physique, à l'exclusion du relationnel, du nouveau-né. Le
bébé était une catégorie collective, sub-divisée à la rigueur en bébé dormeur,
bébé grognon, bébé pleureur - une sorte de typologie du bébé. Mais en tous
les cas, c'était un être passif. L'attitude du pédiatre était basée sur cette vision
réductrice, et ses indications portaient sur les seuls mécanismes
physiologiques. La nouveauté, dans la démarche de Brazelton, est de faire
émerger non seulement la compétence unique de chaque bébé, mais de
l'aborder dans son contexte, en tenant compte des interactions multiples du
bébé et de son environnement. Le bébé n'est pas séparable de ce dernier. Il
est membre du village qui est sa famille. Il est directement engagé, avec
l'ensemble des autres membres de son village, à créer une réalité commune.
C'est exactement le point de vue de Brazelton, qui intègre le bébé comme
être unique, doué de compétences uniques, dans un contexte précis, et il en
étudie les caractéristiques physiologiques, psychologiques, affectives en
interaction dynamique.

Autre aspect intéressant de son approche - Brazelton, à partir des prémisses


de ses études, intervenient dans le langage naturel propre à une famille. L'un
des aspects les plus frappants de ses ouvrages est qu'il ne donne pas de
consignes générales, du type :

"si votre enfant frappe d'autres enfants, faites ceci et cela".


Il étudie des cas. Il y examine des exemples précis, entièrement contextués :
telle mère, ayant telle personnalité, pourrait faire telle chose avec son enfant,
ce dernier ayant tels traits caractéristiques personnels. Ainsi intègre-t-il toute
la complexité de l'interaction entre les membres du village famille, et entre les
membres de ce village et tout l'environnement social de ce deriner (l'école, le
square, etc.).

Il m'a paru que cette approche relève des considérations les plus utiles à une
compréhension de l'ethnométhodologie.

Le deuxième exemple de l'utilisation non- strictement-ethnométhodologique


du mot de compétence peut prêter à sourire. Il s'agit de la "compétence
messianique", terme que je donne à l'auto-représentation de Sun Myung
Moon, fondateur et leader de la secte Moon (25), objet de la présente étude,
en tant que Messie qualifié. Sa démarche, telle que je la perçois, est la
suivante : un messie est un messie parce qu'il est qualifié pour être un
messie. Sa présentation desdites qualifications est telle qu'il apparaît lui-
même comme seul détenteur de la compétence requise. Il ne s'agit pas d'une
démarche qui, comme celle de Brazelton, se rapproche d'une démarche
ethnométhodologique à proprement parler. Et pourtant, pour parler de
compétence du messie, il fait apparaître en filigrane la notion que son
mouvement constitue un groupe (village) dans lequel tous les membres ont
des fonctions précises et prescrites qui requièrent des compétences
spécifiques, même le messie. Il est simplement intéressant de relever le fait
que la notion de compétence est une notion puissante, puisque même à un
degré social aussi élevé - messie, envoyé de Dieu - on la fait intervenir. Moon
est, d'après mes connaissances sur un grand nombre de sectes modernes, le
Messie le plus professionnel dans la présentation de son propre job.

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..

16 Margaret Mead, L'Un et l'Autre Sexe,


Denoël/Gonthier, Folio/Essais, 1948, p. 44

17 Garfinkel et Sacks, Les Structures Formelles


des Actions Pratiques, 1970, cité dans
Pratiques de formation - Ethnométhodologies

18 Andreski, sociologue anglais, cf. Pratiques de


Formation - Ethnométhodologies, p. 26

19 Idib
20 L. Petrossian, La Croyance Astrologique
moderne, éd. L'Age d'Homme, directeur de
publication Edgar Morin

21 Jacqueline Signorini, Pratiques de Formation,


p. 28

22 Garfinkel, Studies

23 Louis Quéré, dans Pratiques de Formation

24 T.Berry Brazelton, professeur à la faculté de Médecine


de Harvard, Directeur de l'Unité de développement
de l'Enfant à l'hôpital de Boston, auteur notamment
de Naissance d'une famille, ou comment se tissent les
liens.

25 Voir Chapitre II, point 1.

CHAPITRE I.4

LA NOTION DE MEMBRE - CLEF DE VOÛTE DE LA


DISCIPLINE ETHNOMETHODOLOGIQUE
I.4.1. Infinitude de la membritude
I.4.2. La membritude est aussi un accomplissement
La compétence est le propre du membre. La membritude seule confère les
connaissances adéquates qui permettent la participation au processus
continu de création de l'organisation sociale. Qu'est-ce qu'un membre? Dans
Les structures formelles des actions pratiques (Garfinkel et Sacks) (26), on
trouve la définition suivante :
"LA NOTION DE MEMBRE EST LE FOND DU PROBLEME. NOUS
N'UTILISONS PAS LE TERME EN REFERENCE A UNE PERSONNE.
CELA SE RAPPORTE PLUTOT A LA MAITRISE DU LANGAGE
COMMUN, QUE NOUS ENTENDONS DE LA MANIERE SUIVANTE.
NOUS AVANçONS QUE LES GENS, A CAUSE DU FAIT QU'ILS
PARLENT UN LANGAGE NATUREL, SONT EN QUELQUE SORTE
ENGAGES DANS LA PRODUCTION ET LA PRESENTATION
OBJECTIVES DU SAVOIR DE SENS COMMUN DE LEURS
AFFAIRES QUOTIDIENNES EN TANT QUE DES PHENOMENES
OBSERVABLES ET RACONTABLES(...)"
[BabelWeb] [Chapitre I.3] [ Table des matières ] [ Chapitre I.5] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]

I.4.1 Infinitude de la membritude

La notion de membre est à mon sens aussi infinie que celle


d'indexicalité. Garfinkel dit que seul le membre est compétent pour maîtriser
totalement tous les savoir-faire locaux de son village, y compris le savoir-faire
du langage naturel local. Or, même à l'intérieur du village, il y a des sous-
villages, à commencer par la famille immédiate, par exemple. Il y a aussi le
sous-village des enfants qui vont à l'école, celui des messieurs qui travaillent,
des dames qui jouent au bridge, celui des villageois qui font de la musique et
de ceux qui pêchent à la ligne.

Le membre qui raconte son village est membre des observateurs de son
village (voir aussi l'alinéa 6 du présent chapitre sur ce point, pour distinguer
cet aspect d'avec l'aspect réflexif de la réalité accomplissante par rapport à la
réalité 'se racontante').

Il peut également être membre concomitamment d'un plus ou moins grand


nombre de sous-villages. De plus, bien que l'ethnométhodologie se consacre
à l'étude des groupes sociaux, elle tient compte de l'interaction entre l'individu
et le groupe. Ceci signifie que le village ultime est l'individu, point culminant et
unique d'un ensemble d'apprentissages d'un ensemble de sous-villages, dont
l'infini potentiel accomplissant se conjugue en permanence avec l'infini
potentiel accomplissant du groupe des villageois.

A cet égard, Garfinkel propose à ses étudiants un exercice. Il leur demanda


de se comporter en étrangers à l'intérieur de leur propre famille. Il s'agissait
de fabriquer un "détachement objectif par rapport à cet environnement familier
afin de pouvoir l'observer et le décrire objectivement. Or, il s'est avéré que le
fait de nier et son appartenance personnelle au groupe, et la connaissance
des biographies individuelles, de l'histoire dudit groupe, des relations existant
entre les différents membres, faussait non seulement totalement, le
fonctionnement du groupe, mais aussi la description. Une description, pour
n'être pas faussée, aurait dû prendre en compte des facteurs mouvants, non-
objectifs et aléatoires tels que la personnalité de l'observant, sa position et sa
fonction dans le groupe, toutes ses connaissances acquises sur le groupe, les
différentes dynamiques proprement psychologiques et affectives intervenant
dans les relations et liant, soudant le groupe.

Cet exercice, outre qu'il démontre l'erreur commise par la démarche dite
"objective" parce qu' "extérieure", "non-engagée", montre aussi que le
membre, se disant membre et explicitant sa membritude, est qualifié en tant
que tel à rendre compte de façon plus exacte de la réalité du groupe dont il
est membre.

I.4.2 La membritude est aussi un accomplissement

Une étude ethnométhodologique devrait nécessairement re-présenter, ou


évoquer dans toute la mesure du possible, l'infinitude de la membritude (les
différents villages dont on est concomitamment membre), car c'est elle qui
interviendra dans la fabrication du sens. Mais surtout, c'est elle qui
interviendra dans les multiples compromis - et donc le non-dit, le sous-
entendu - qui sont nécessaires dans l'élaboration d'un langage naturel en
trant qu'expression des ethnométhodes.

Peut-on en conclure que la membritude est elle-même un "accomplissement",


dans la mesure où elle évolue dans le temps et dans l'espace, et qu'elle se
crée dans une interaction avec d'autres membritudes? Cela peut àtre
insignifiant dans certains cas, mais pour la présente étude, le potentiel de
glissement considérable de sens, dû précisément à un processus dynamique
d'acquisition du statut de membre, devra être intégré dans nos considérations.

Il découle de ce qui précède que le langage naturel est lui-màme un


accomplissement en perpétuel ajustement - ce qui nous amène au concept
d'indexicalité, qui est un autre grand concept-clef de l'ethnométhodologie, et
dont la compréhension est importante pour la suite de notre travail, compris
en tant que "account".
Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..

26 Garfinkel et Sacks, 1970, On Formal Structures


of Practical Action, p 339, dans Coulon,
L'Ethnométhodologie, PUF, 1987

CHAPITRE I.5

L'"ACCOUNT" INDEXICAL
"L'essence de notre message au lecteur est que la communication est
la matrice dans laquelle sont enchâssées toutes les activités humaines."

Jurgen Ruesch et Gregory Bateson, Communication et Société;,


Paris, Seuil, 1988, p. 13

Introduction
I. 5.1 La création de sens
I.5.2 La "nouvelle communication" : un étai pour le concept d'indexicalité
I.5.3 Communication linéaire et gnose sociologique
I. 5.4 La communication interactive et accomplissante
I. 5.5 L'indexicalité en tant que communication dynamique
I. 5.6 L'Account en tant que "moment" indexical
[BabelWeb] [Chapitre I.4] [ Table des matières ] [ Chapitre I.6] [Notes ] [Thésaurus
ethnométhodologique ]

L' "Account" indexical : introduction

La notion d'indexicalité - et a fortiori d'irrémédiabilité de l'indexicalité -


sous-tend toute la réflexion ethnométhodologique. Il me paraît m坢e inévitable
que, lorsque cette notion est réellement perçue et intégrée par quelqu'un, elle
doive nécessairement sous-tendre sa réflexion en général.

L'indexicalité est la notion selon laquelle le sens d'un mot renvoie au contexte
dans lequel ce mot a été énoncé. Indexicalité est le terme utilisé en français
pour rendre les termes "indexical expression", utilisés par Garfinkel.
L'indexicalité concerne le problème du sens, de la communication, et donc de
la création du sens en tant que facteur constitutif fondamental du
fonctionnement social.

Pour donner un exemple qui concerne l'objet du présent mémoire, prenons le


mot de père. Ne serait- ce qu'à l'intérieur du seul groupe Moon, le mot de père
peut avoir au moins trois sens différents :

Père = Dieu
Père = Moon
père = père 'biologique'
Selon l'utilisation, selon le contexte, le moment, l'énoncé et l'énonciateur, il
apparaît très clairement au membre mooniste de quel père il s'agit. Cet
exemple simple montre également le lien entre la notion de membre et la
notion d'indexicalité. Seul le membre mooniste, ou le "péri-mooniste" (voir
Chapitre II) peut repérer les différents sens, et attribuer le sens approprié en
fonction de son contexte, parce que familier avec, connaissant, et participant
à la création de ce contexte.
5.1 La création de sens

Cette notion du sens contextué du mot, bien que n'étant pas neuve, acquiert
une force particulière dans la réflexion ethnométhodologique de par les
prémisses de base de cette discipline. En effet, dans la mesure où la réalité
sociale n'est plus une chose figée, fixée dans le temps et dans l'espace, dans
la mesure où elle est perçue comme un accomplissement plutôt
qu'un objet, le contexte de l'emploi des mots devient lui-même une chose
mouvante. Le sens des mots utilisés par rapport à un contexte mouvant
devient lui-même mouvant. Il y a création permanente de sens.
L'irrémédiabilité de l'indexicalité provient donc de cette mouvance permanente
du contexte, donc du sens, qui ne peut jamais être totalement saisi, figé, en
une "définition" (définition impliquant une finitude du sens).

C'est précisément par rapport à cette notion qu'il faut aborder le Chapitre III
du présent mémoire, à savoir le lexique du langage naturel mooniste.

5.2 La 'nouvelle communication' : un étai pour le concept d'indexicalité

Les nouvelles écoles de la communication apportent une contribution non


négligeable au fonctionnement de cette notion dans le contexte de l'étude
sociale. En effet, les travaux du groupe de Palo Alto, de Watzlawick, de Hall
et al.(27) abordent tout le problème de la communication en soi (inter-
personnelle, dans le groupe, ...) par toutes sortes d'angles très divers.

D'abord, il faut noter l'immense apport en termes de multi-disciplinarité de


ceux qui ont constitué précisément l'école de la 'nouvelle communication' - les
membres de ce groupe, ou réseau (Winkin parle même d'un collège invisible,
à cause des multiples liens personnels et institutionnels ainsi que les liens
d'idées qui existent entre les personnalités qui ont lancé, puis développé cette
démarche) sont des ethnologues, des linguistes, des psychiatres, des
sociologues, qui étudient ce qui constitue la communication humaine, la
communication entre les hommes, entre l'homme et son environnement en
intégrant les apports de différentes disciplines.
L'indexicalité est un outil conceptuel qui, développé bien avant (années 50-60)
que les connaissances nouvelles en communication ne soient connues
(surtout à partir des années 70, si l'on exclut l'apport de la cybernétique), est
parfaitement actuel par rapport à ces dernières.

On peut trouver un parallèle entre l'évolution de la notion de communication,


de la communication sur le mode "télégraphique" à la communication sur le
mode "orchestral", et l'évolution que représente l'ethnométhodologie, et
notamment la notion d'indexicalité, par rapport à la sociologie traditionnelle.

I. 5.3 Communication linéaire et gnose sociologique

En effet, le modèle "télégraphique" de la communication, développé par


Claude Shannon (un ancien élève de Norbert Wiener, fondateur de la
cybernétique) à partir de sa "théorie mathématique de la communication" est
devenu lemodèle utilisé en sciences sociales. Ce modèle correspond
parfaitement à l'approche sociologique traditionnelle :

Ce modèle est basé sur l'idée que l'information est un contenu fixe, émis par
l'émetteur, reçu par le récepteur, qui interprète ce contenu - l'idée impliquée
étant que le récepteur reproduit exactement le m坢e contenu, dans son
interprétation, que celui envoyé par l'émetteur (Shannon inclut cependant, il
faut le noter, le parasitage par interférence d'un "bruit" à différentes étapes de
la transmission). Il n'y a pas interaction, il y a simple transmission.

La notion "orchestrale" de la communication tient compte des nombreux


autres facteurs qui interviennent dans celle-ci. L'information n'est pas une
entité fixe, elle est une entité instable, modifiée par la transmission même,
ainsi que par le récepteur et son mode d'interprétation. L'information reçue
peut être différente de l'information émise. Interviennent également des
éléments extérieurs - ceux qui appartiennent au contexte (le lieu, le moment,
transmission entre deux individus seuls, ou à l'intérieur d'un groupe, le groupe
entend-il ou non, transmission entre deux groupes, langage des uns et des
autres, etc.).

Selon ce diagramme, l'information en elle-m坢e n'a que peu d'importance - le


système par lequel une information est transmise, lui, représente la clef de la
communication. Il m'a d'ailleurs paru curieux que Shannon, élève de Wiener,
développe une théorie qui, si elle fut utile dans le développement des
ordinateurs notamment, est moins actuelle et surtout moins fine que celle de
son maître, puisque Wiener avait, lui, basé sa réflexion sur la notion de
"feedback" (ou rétroaction) en communication, à savoir : tout effet rétroagit sur
sa cause. Une information émise, donc, modifie l'état du récepteur et,
renvoyée à l'émetteur, est elle-même modifiée tout en modifiant l'émetteur
devenu récepteur. Cette notion circulaire de la communication est plus proche
de la notion d'indexicalité.

Le modèle Shannon, qui traite l'information comme si elle était une entité
morte, stable, immuable, correspond bien au terreau platoniste de la
sociologie traditionnelle. Elle permet l'idée d'une possible "description absolue
de la réalité"(28).

I. 5.4 La communication interactive et accomplissante

La 'nouvelle communication' élargit considérablement la notion de


communication. L'information, par exemple, est transmise non seulement par
les mots, mais par les gestes, par la gestion individuelle et collective de
l'espace, qu'Edward T. Hall a nommé la "proxémique" (29). Hall introduit les
facteurs d'odorat, de perception de la chaleur, comme éléments d'information
intégrés et utilisés dans le comportement entre humains, à un niveau
largement inconscient. Paul Watzlawick (30) étudie m坢e les phénomènes
apparemment invisibles, mais néanmoins perçus, tels que la dilatation des
pupilles par exemple. C'est le rejet du modèle de Shannon en sciences
sociales :
"Si la communication est conçue comme une activité verbale et
volontaire, la signification est enfermée dans les "bulles que les
interlocuteurs s'envoient. L'analyste n'a qu'à les ouvrir pour en extraire
le sens. Si, au contraire, la communication est conçue comme un
processus permanent à plusieurs niveaux, l'analyste doit, pour saisir
l'émergence de la signification (31), décrire le fonctionnement de
différents modes de comportement dans un contexte donné." (32)
Cette école a étudié également les paradoxes, la double-contrainte (double-
bind (33), en tant que modes de communication, et en tant que conflit entre la
perception sensorielle et l'interprétation du sens d'un message, ou
l'interprétation simultanée de contenus antinomiques d'un m坢e message.
C'est une illustration de la complexité des processus interprétatifs.

La communication vue ainsi, tout comme la réalité sociale en


ethnométhodologie, devient un phénomène dynamique et participatif, un acte
de création, comme l'indique le texte suivant :

"SI NOUS POSONS QUE LA FORME DE LA COMPOSITION


MUSICALE EN GENERAL EST ANALOGUE A LA STRUCTURE
DE LA COMMUNICATION AMERICAINE, DES VARIANTES
PARTICULIERES DE LA MUSIQUE (PAR EXEMPLE, UNE
SYMPHONIE, UN CONCERTO, ETC.) PEUVENT ETRE
CONçUES COMME ANALOGUES A DES STRUCTURES
COMMUNICATIVES SPECIALES (PAR EXEMPLE, UNE
PSYCHOTHERAPIE). AINSI, UNE FUGUE POUR UN
QUATUOR A CORDES EST UNE HONNETE ANALOGIE D'UNE
PSYCHOTHERAPIE DANS UN GROUPE DE QUATRE
PERSONNES. A LA FOIS DANS LE QUATUOR ET DANS LA
SESSION PSYCHOTHERAPEUTIQUE, IL Y A
ACCOMPLISSEMENT (PERFORMANCE) DES STRUCTURES.
DANS CHAQUE CAS, L'EXECUTION MONTRERA UN STYLE
ET DES PARTICULARITES PROPRES, MAIS SUIVRA
AUSSI UNE LIGNE ET UNE CONFIGURATION GENERALES.
LA DIFFERENCE ENTRE CES DEUX STRUCTURES EST QUE
LA COMPOSITION MUSICALE POSSEDE UNE PARTITION
EXPLICITE, ECRITE ET
CONSCIEMMENT APPRISE ET REPETEE. LA "PARTITION"
DE LA COMMUNICATION N'A PAS ETE FORMULEE PAR
ECRIT ET, DANS UNE CERTAINE MESURE, A ETE
APPRISE INCONSCIEMMENT." (34)

I.5.5 L'indexicalité en tant que communication dynamique

L'extrait ci-dessus montre le lien direct qui existe entre cette approche actuelle
de la communication, et la notion d'indexicalité en ethnométhodologie.
Ce n'est pas ici le lieu d'élaborer ces découvertes et études sur la
communication en tant que telle. Il importe surtout de savoir que la notion
d'indexicalité n'est pas une simple invention d'une quelconque école
sociologique, mais qu'elle correspond, non seulement à une perception plus
fine de la réalité sociale, mais aux découvertes les plus actuelles s'exprimant
dans d'autres sciences sociales.

L'indexicalité relie les nouvelles connaissances en communication aux


sciences sociales en ce qu'elle pose la communication, dans le groupe social,
en tant qu'accomplissement - communication-en-train- de-se-faire.
L'indexicalité est la référence conceptuelle de la réalité sociale en tant
qu'échange en - permanence - créateur de réalité.

I. 5.6 L'Account en tant que "moment" indexical

A partir de ce qui précède, on est à m坢e de mieux comprendre la notion


ethnométhodologique d' accountability (racontabilité). Le travail du
sociologue, de l'ethnologue ou de l'anthropologue ne consiste plus à se servir
simplement "de modèles théoriques non-mathématiques" (Hall) pour
disséquer la réalité, méthodiquement, avec pour objet de révéler, de faire
émerger, une "vraie" réalité, une réalité "supérieure", qui se cacherait sous la
réalité visible, et partant, inférieure. Le travail du sociologue consiste en
réalité en un account, un récit, une description de la réalité ; il s'agit d'une
"prise sur le vif" d'une réalité qui inclut, comprend, porte précisément toute
une part d'invisible, et qui se fabrique à partir de ce substrat en intégrant le
visible et l'invisible.

Garfinkel considère que la réalité sociale est par essence "accountable", c'est-
à-dire racontable. Mais il ne faut pas, si l'on veut rendre justice à ce terme et à
sa richesse, le réduire à ce qui vient en t坱e lorsqu'on parle de "raconter" en
termes de travail sociologique - à avoir, par exemple, un mémoire semblable
à celui-ci qui, présentant un terrain donné, raconte ce dernier (un tel a fait
ceci, puis il s'est passé cela) sur tant de pages dactylographiées. L'account
est une notion plus vaste. Bien entendu, les pages écrites à la machine, les
mots sur les pages, font partie de l'account. Mais l'account inclut tous les
processus faisant que l'on raconte - découverte du terrain, intégration en tant
que membre à des degrés divers, maîtrise du non-dit du groupe, reproduction
par écrit du "vu et vécu" - et devient ainsi, au m坢e titre que la réalité décrite,
un accomplissement de cette réalité. L'account d'un groupe fait partie de la
réalité de ce groupe. C'est à partir de ces considérations que l'on voudra bien
comprendre le néologisme que j'ai pris la liberté d'utiliser en Chapitre II - le
péri-moonisme" - qui représente le groupe social en tant qu'interaction entre
un sous- groupe totalement fermé et interdit au monde extérieur (la secte
Moon), et les groupes autour de ce dernier, ainsi que les processus de
création de la réalité qui proviennent de cette interaction. Le compte-rendu de
tous ces processus forme l' "account".

L'account est un "moment" d'indexicalité. Il est le moment où se joue une


mélodie particulière parmi les infinies possibilités de mélodies que l'on pourrait
faire ressortir d'un même ensemble d'instruments. Il est un moment
d'accomplissement de la création de la réalité sociale. Il est légitimé par le
concept d'indexicalité, tout comme il est révélateur de l'indexicalité.

L'account est ainsi la re-présentation non-naïve de la réalité sociale, en ce


sens qu'il ne tronque pas cette dernière, qu'il en re-présente le continuum,
qu'il extrait un moment de ce continuum, et que par le fait même qu'il,
l'account, est réalisé, il réintègre en continuité ce continuum.

Ces considérations nous conduisent directement à la dernière grande notion


ethnométhodologique que nous examinerons ici - la réflexivité.

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..
27 Voir La Nouvelle Communication, textes de
Bateson, Birdwhistell, Goffman, Hall, Jackson,
Scheflen, Sigman, Watzlawick, recueillis et
présentés par Yves Winkin, Seuil, coll. Points,
1981

28 Louis Quéré, Pratiques de Formation

29 Edward T. Hall, The Hidden Dimension,


Doubleday, USA, 1966

30 Paul Watzlawick, La Réalité de la Réalité,


Seuil, coll. Points, 1978

31 On voit bien ici l'idée de création du sens

32 Winkin, op.cit. p.24

33 Double-bind - l'une des grandes hypothèses de


recherche en "nouvelle communication",
difficile à résumer mais que l'on pourrait
définir en termes simples comme "un message qui
dit la chose et son contraire".

34 Albert E. Scheflen, Communicational structure:


Analysis of a Psychotherapy Transaction,
Bloomington, Indiana University Press, 1973, p.
291

CHAPITRE I.6

Le contexte du réel ou la réflexivité inhérente

La réflexivité en ethnométhodologie, qui est une émanation des autres notions


examinées ci-dessus, braque le projecteur de la pensée sur un aspect précis
de l'étude ethnométhodologique de la réalité sociale, à savoir : la description
de la réalité sociale constitue cette dernière. Autrement dit, toutes les
pratiques mises en oeuvre dans une situation ou un contexte sociaux,
décrivent cette situation, la rendent observable, "accountable", et en
constituent une partie intégrante et intégrée.

La réflexivité est la qualité indexicale de l'account - elle est la "réflexion" du


contexte (individuel, social, circonstanciel) et de l'account, des praxis, et des
formes d'expression du contexte, renvoyant l'un à l'autre. Cette pensée se
retrouve actuellement dans d'autres domaines. Douglas Hofstadter, dans
G”del Escher Bach, aboutit au "phénomène d'auto-référence : tout langage,
tout système formel, tout programme d'ordinateur, tout processus de pensée,
lorsqu'il s'exprime à propos de lui-mˆme, crée une structure comparable aux
miroirs se réfléchissant à l'infini" (35). Pour Garfinkel,

"les activités par lesquelles les membres produisent et gèrent les


situations de leur vie organisée de tous les jours sont identiques aux
procédures utilisées pour rendre ces situations descriptibles" (36).
Cela signifie que le réel est un contexte donné, que l'accomplissement de ce
réel dans une continuité chronologique est par là-même décrit, et cette
description re-présente en mˆme temps qu'elle réalise aussi ce réel.

La réflexivité est le trait d'union entre le réel en tant que "contexte de compte
rendu" et le réel en tant que "contexte d'accomplissement" (37), et elle
apparaît donc comme inhérente aussi bien à la réalité sociale elle-mˆme, qu'à
tout travail sur la réalité sociale.

J'ai placé cette notion en dernier lieu dans le présent chapitre, car elle me
paraît résumer et contenir les autres notions-clef de l'ethnométhodologie,
décrite précédemment. Elle introduit également, par là-même, le chapitre
suivant de ce mémoire, à savoir la présentation du terrain, en tant que
contexte du lexique donné en troisième partie. Ainsi faut-il garder toujours à
l'esprit que cette présentation, ainsi que le lexique, sont des "accounts", et
qu'ils renvoient en tant que tels réflexivement à leur contexte.

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau..
35 Douglas Hofstadter, G”del Escher Bach,
Brindilles d'une Guirlande Eternelle,
Interéditions, Paris, 1985

36 Garfinkel, Studies, p1, cit. dans Coulon,


op.cit.

37 Louis Quéré, Pratiques de Formation, p. 192

[BabelWeb] [Chapitre I.5] [ Table des matières ] [ Chapitre I.7] [Notes ] [Thé

CHAPITRE I.7

Conclusion

Cet examen des outils conceptuels fondamentaux de l'ethnométhodologie


n'est ni exhaustif, ni uniréférentiel. Mon propos était avant tout, non pas de les
re-dire à partir de ce qui a déjà été dit - ce qui, pourtant, est inévitable dans
une certaine mesure - mais de les relier de manière dynamique, ou plutôt d'en
faire ressortir les liens qui existent entre eux, qui sont dynamiques, et d'en
montrer l'utilité, bien sûr, mais surtout l'utilisabilité. C'est cette qualité
d'utilisabilité qui m'a poussée notamment à employer le terme de "chaos-
management" dans le titre du présent chapitre.

En effet, on sait à quel point le management - pris dans le sens le plus


courant de "gestion" - est devenu une véritable science, avec ses théories,
ses expériences, ses praticiens... Deux auteurs qui font autorité en la matière,
Peter et Waterman (38), après avoir écrit doctement sur les meilleures
techniques du management scientifique, rationnel, planificateur, en sont
arrivés actuellement à défendre le "chaos-management". Ils disent, en
résumé, qu'au delà d'un certain niveau de complexité, il devient impossible de
planifier, de prévoir, quoi que ce soit. Toute tentative de rationaliser le "chaos"
qui résulte de cette grande complexité aboutit nécessairement à des plans
aléatoires, à des décisions hasardeuses fondées sur des données tout aussi
aléatoirement extraites d'un contexte mouvant. Il faut, disent-ils, en revenir à
des considérations plus basiques, plus simples, qui en fait permettent une
meilleur gestion, une gestion plus réelle, plus réaliste. Ce n'est plus la gestion
chaotique, c'est la gestion du chaos.
Il m'a paru que l'ethnométhodologie est à la sociologie traditionnelle ce que le
chaos- management est à la science du management : une approche plus
modeste de la réalité, mais aussi plus fine, parce que plus proche de ce qui la
constitue, et parce qu'elle en intègre les incohérences, les illogismes, les
paradoxes et autres obstacles aux théories générales.

Cette approche évite également le piège de l'auto- validation qui fragilise tant
les théories en sciences sociales. Watzlawick, notamment, dans La Réalité
de la Réalité (39), a montré le processus par lequel ce phénomène survient :

" UNE FOIS NOTRE ESPRIT EMPORTE PAR UNE


EXPLICATION SEDUISANTE, UNE INFORMATION LA
CONTREDISANT, LOIN D'ENGENDRER UNE CORRECTION,
PROVOQUERA UNE ELABORATION DE L'EXPLICATION. CE
QUI SIGNIFIE QUE L'EXPLICATION DEVIENT
"AUTOVALIDANTE" : UNE HYPOTHESE NE POUVANT ETRE
REFUTEE. MAIS, COMME L'A MONTRE POPPER, LA
REFUTABILITE EST LA CONDITION SINE QUA NON DE
L'EXPLICATION SCIENTIFIQUE."

Karl Popper est cité. C'est l'un des grands philosophes contemporains, dont
toute l'oeuvre est basée sur une réfutation de l'épistémologie platonicienne.
Ainsi revenons-nous au contexte épistémologique de l'ethnométhodologie ; et
dans cet esprit, poursuivons par une application directe de ce cadre et de ses
outils.

Notes

1 Chaos-Management : terme donné par Peter et


Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
la gestion, à un mode de gestion adapté à
l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
référer au point 7 du présent chapitre.
Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
ne doit évoquer aucune connotation négative du
fait de la présence du mot de "chaos" - il
s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
présent des "écoles de pensée", et l'attitude
ethnométhodologique, qui permet également un
regard nouveau.

38 Peter et Waterman, auteurs notamment de The


Search for Excellence

39 op.cit. p. 58

CHAPITRE II
INDEXICALITES PERI-MOONISTES

- Les textes accessibles sont protéges par les lois sur le droit d'auteur ;
- Les seuls usages de ces textes qui sont autorisés sont "l'analyse ou la courte citation
justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information
de l'oeuvre à laquelle ils sont incorporés" ;
- Toute citation doit clairement indiquer le nom de l'auteur et la source (art.41 de la loi du
11 mars 1957)

Introduction

1. Présentation de la secte Moon dans les termes du langage naturel


PM
2. Fiche signalétique du contexte du terrain - délimitation dans le temps
et dans l'espace
3. Prémisses d'une sensibilisation, ou comment se former pour être
accepté comme membre PM (account)
4. Un poste d'observation et d'interaction idéal
5. La guerre des mots : compétence quotidienne contre compétence
professionnelle
6. Le processus réflexif : l'enjeu des codes
7. Le processus réflexif - les étapes
8. L'option lexicale

[BabelWeb] [Chapitre I .7.] [Thésaurus ethnométhodologique ] [ Table des


matières ] [Notes ] [ Chapitre III ]
Introduction

Le présent chapitre vise à présenter le cadre de référence du lexique


indicatif en chapitre III.

Ce cadre est extrêmement complexe, car il est évolutif dans le temps et


dans l'espace, et comprend un grand nombre d'acteurs très divers, tous
ces facteurs ayant contribué, au fur et à mesure, à son élaboration. Il
détermine le choix des rubriques pour représenter la secte Moon.

On verra également que l'approche lexicale est particulièrement adaptée


à ce travail, car dans ce terrain, et cela est ressenti de façon très aiguë
par tous les acteurs, le langage est le véritable terrain, le lieu de
négociation, d'auto-définition, l'enjeu dont dépend toute l'activité
quotidienne, et pour certains, tout leur engagement personnel.
"L'arbitraire résiduel du sens des expressions indexicales" (1) est
effectivement pris comme enjeu de négociations, de négociations
passionnées et dures, de stratégies personnelles et de groupe.

La particularité de la présentation lexicale de ce mouvement découle de


la particularité du "phénomène sectes" en général : on ne peut devenir
membre d'une secte sans précisément devenir "sectaire". On n'écrit un
mémoire de DESS, si l'on est membre- mooniste, que si on a reçu l'ordre
ou la permission de le faire, et dans un but particulier, dicté par la secte.
De plus, étant membre, il devient très difficile, voire impossible, de
présenter une étude de son propre langage en tenant compte de son
indexicalité inhérente, puisque le propre du langage mooniste est de
représenter une "vérité absolue". Robert Jaulin, dans La Mort Sara (2),
parle précisément de cet aspect particulier de la membritude initiatique,
du problème du secret, et de celui de l'observateur, initié dans le
groupe, qui en sort pour raconter.

Par contre, il y a d'autres méthodes pour avoir un contact intime avec le


langage et la vie de ce mouvement : il suffit d'être membre de
l'environnement que j'ai baptisé "péri-mooniste" (dorénavant "PM",
adjectif ou substantif).

Les péri-moonistes sont les membres de cet environnement. Les PM


peuvent être membres temporaires ou membres à long terme, ou même
membres permanents. Les membres péri-moonistes peuvent être, par
exemple, des parents qui ont un enfant qui est devenu mooniste, ou
bien des personnes travaillant dans des associations qui recueillent des
informations sur la secte Moon et qui agissent pour ou contre cette
dernière. Ils peuvent être des journalistes qui travaillent rapidement sur
la secte pour un article, ou plus en profondeur pour une étude ou un
livre - dans ce dernier type de péri-mooniste, on retrouve également des
étudiants (dans diverses disciplines, surtout celles liées à la santé
mentale, et aux sciences sociales), des professionnels (psychologues,
psychiatres, travailleurs sociaux, sociologues, ethnologues,
chercheurs...), des représentants de l'Etat (policiers, députés
parlementaires, membres de missions ministérielles, enseignants,
etc...), ou des représentants de différentes religions.

Enfin, et surtout, ils peuvent être membres des ex- moonistes. Ce


dernier groupe a un poids très particulier dans l'environnement péri-
mooniste, car il est le relais de transmission le plus direct et immédiat
du langage naturel des membres moonistes.

Il faudrait inclure les membres moonistes dans cette notion, à cause de


l'interaction permanente entre ces derniers et les personnes sus-
mentionnées, qui fait que l'ensemble forme un groupe village. Et cela
d'autant plus que le lexique est une émanation directe du groupe des
membres moonistes. Cependant, bien qu'on ne puisse scinder
l'ensemble sans fausser quelque peu les données, d'un point de vue
pratique il m'a fallu utiliser le terme de PM en excluant les membres
moonistes, les processus accomplissants des uns étant trop différents,
bien qu'en interaction, des processus accomplissants des autres. Par
ailleurs, bien que l'environnement PM comprenne des personnes ayant
des attitudes diverses par rapport à la secte Moon, le poids des
personnes dont l'attitude était négative, à divers titres, pesait nettement
plus lourd dans l'ensemble des interactions PM. On voudra bien tenir
compte du fait que, lorsque je parle des PM, l'attitude parentale est
souvent dominante.

Ces "catégories" de péri-moonistes peuvent, bien entendu, se recouper


(professionnel qui travaille dans une des associations sus-mentionnées,
représentant de l'Etat qui est parent de mooniste, représentant d'une
religion qui est journaliste, etc...). De nombreuses combinaisons sont
possibles.

Cependant, les vraies catégories, celles qui comptent à l'intérieur de cet


environnement, sont celles qui relèvent de la position personnelle,
quelle qu'en soient les raisons, du péri-mooniste par rapport à la secte,
à savoir : est-il contre? (PM-AS = péri-mooniste anti-sectes), est-il ou se
veut-il neutre (PM-N), ou bien est-il un défenseur des sectes (PM-PS =
péri-mooniste pro- sectes)?

Ceci est une brutale schématisation de ces trois catégories. Mais c'est
elle qui fonctionne dans ce milieu, car c'est par ces positionnements
qu'on "se reconnaît" entre soi, et que sont déterminés et le langage et
les procédés à l'intérieur de l'environnement. Car, bien entendu, il y a
une myriade de nuances à l'intérieur de chaque groupe. Il y aurait des
AS résolument "anti-sectes", par exemple, et reconnus comme tels par
certains péri- moonistes, mais qui paraissaient suspects aux yeux d'un
sous-groupe PM-AS, les parents de moonistes, à cause de leur langage,
considéré comme trop élaboré, et de leur argumentation considérée
comme trop distante par rapport aux préoccupations véritables des PM-
AS. Il y avait, dans ce cas, une trop grande part d'indexicalisation chez
les uns et chez les autres, qui rendait difficiles les négociations et les
convergences.

Le présent chapitre traitera de cette question en vue de dégager les


procédés, et les "patterns" qui sont propres au contexte PM, compte
tenu de la particularité de cet environnement, particularité qui impose
certaines règles d'ordre psycho- affectif, voire morales, pour ce qui
équivalait à une évaluation interne quasi-permanente de l'appartenance
à ce milieu sur la base de critères d'engagement, de loyauté, de
confiance.

Il convient en premier lieu, avant d'aborder cette discussion proprement


dite, de présenter brièvement le groupe focal choisi pour cette étude : la
secte Moon.

II.1. Présentation de la secte Moon dans les termes du langage naturel


PM (3)

La secte Moon est un raccourci pour nommer ce qui est à la fois une
église, une organisation politique, une multinationale d'affaires, et une
secte messianique.
Sun Myung Moon, son fondateur, est né en Corée en 1920, dans une
famille bouddhiste qui se convertit au Protestantisme lorsque Moon a
environ 10 ans. C'est en 1936 qu'il dit avoir reçu la révélation de sa
mission, et en 1946 qu'il fonde sa première église, en se proclamant le
Messie-Seigneur du Second Avènement.

Durant cette époque, jusqu'en 1954, lorsqu'il fonde les bases de ce qui
deviendra le mouvement connu aujourd'hui sous le nom d' "Association
du Saint- Esprit pour l'Unification du Christianisme Mondial" (plus
succintement l'Eglise de l'Unification, l'EU) avec cinq personnes, il fait
des études, il prêche, se fait emprisonner par les autorités
communistes, vit dans la misère, se marie plusieurs fois, en bref,
cherche sa voie. Ses souffrances durant cette période sont décrites
ainsi par ses disciples : "Pendant ces années de recherche et de
combats intenses, il versa des torrents de larmes. Ses yeux étaient
souvent tellement enflés que même les personnes qui étaient les plus
proches de lui reconnaissaient avec peine. Ses larmes coulaient si fort,
qu'elles mouillaient parfois les nattes épaisses qui recouvrent le
plancher en Orient, et passaient au travers du plafond de l'étage en
dessous. Il pleurait à cause de la souffrance de Dieu." (4)

Son église très prosélyte se heurte rapidement à l'opposition de la


société. Cependant, Moon fera trois rencontres qui seront déterminantes
pour la suite de son histoire - trois nouveaux membres qui lui ouvriront
les portes respectivement de l'establishment coréen, des services
secrets et de l'armée coréens. Les Principes Divins, réadaptés,
deviennent le texte sacré du mouvement. Le nombre de membres
augmente très rapidement durant les années 50/60, avec des
missionnaires envoyés, après la Corée, au Japon et aux Etats-Unis.

En 1960 a lieu le grand événement qui fonde le mouvement du point de


vue mystique (par rapport à la doctrine interne, voir entrée "Noces de
l'Agneau", dans le Chapitre III) : c'est le mariage avec Han Hak Ja, la
femme actuelle de Moon, dont il aura une douzaine d'enfants.

Les années 70 voient l'expansion du mouvement dans le monde : en


1972, l'EU est présente dans 26 pays, dont la France. A la suite de
quelques difficultés en Corée, les Etats-Unis deviennent le fer de lance
du mouvement. Malheureusement, là aussi, l'EU connaîtra une grande
opposition.
Ces difficultés n'ont pas empêché le mouvement de créer de
nombreuses filiales - associations religieuses, culturelles, entreprises
diverses (depuis la poissonnerie jusqu'à la fabrication d'armes, en
passant par le commerce du ginseng), organisations politiques ou
médiatiques, publications.... L'EU en tant qu'organisation est
globalement extrêmement puissante financièrement, ce qui est l'une des
raisons pour lesquelles elle a suscité beaucoup de critiques et
d'opposition.

Mais ce sont surtout ses méthodes de recrutement qui ont défrayé la


chronique : dans le monde entier des associations se sont créées,
regroupant les personnes dont un proche (parent ou ami) était devenu
membre de la secte. C'est l'une de ces associations, véritables "centres
de ressources" sur les sectes, qui a constitué mon terrain.

II. 2. Fiche signalétique du contexte - délimitation dans le temps et dans


l'espace

- Préhistoire : 1976, premier contact direct avec un discours


sectaire. Lieu : Paris

- Période de contact intense et d'interaction : 1978-1983, au sein de


l'association ADFI décrite plus loin. Lieu : Paris, bureau de
l'association ADFI ; puis extension des activités en Europe
(Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark, Espagne), aux USA,
en Inde.

- Période de contact espacé et d'inter-action ponctuelle : 1983-


1985, par conséquence de mon activité au sein d'une autre
association. Lieu : Paris.

- Période de contact passif et d'élaboration de la présente étude :


1985-1990. Lieu : Paris et Washington.
II.3. Prémisses d'une sensibilisation, ou comment se former pour être
accepté comme membre PM

II.3.1 Le parcours du traducteur


II.3.2 La passion du "double-think"

II. 3.1 Le parcours du traducteur. Account.

Mon tout premier contact avec un discours sectaire (émanant d'une


secte) fut d'ordre purement linguistique. Un vieux Monsieur, émigré
russe, m'avait demandé de lui traduire un livre intitulé "La Dianétique",
d'un certain Ron Hubbard, en Russe, afin qu'il puisse le lire, car on le lui
avait bien recommandé, et qu'il s'intéressait follement au sens de la vie
et des choses, et que le livre était paraît-il plein d'enseignements. Bien
sûr, lui dis-je, et je m'attelai à la tâche. Je m'aperçus très rapidement
qu'il n'était pas question de "traduire", car à chaque ligne, je rencontrais
des néologismes, et qu'il eût fallu créer des néologismes
correspondants dans la langue-cible. Dans un cas comme celui-là, le
traducteur a plusieurs alternatives :

1. il peut refuser de traduire le texte ;

2. il peut accepter de le traduire à condition que le demandeur lui


fournisse un glossaire avec tous ses desiderata en ce qui
concerne les néologismes ;

3. il peut créer lui-même, plus ou moins arbitrairement, les


néologismes correspondants dans la langue cible. Arbitrairement -
car tout dépend de son interprétation de la langue source et du
sens général du texte, ainsi que de son talent linguistique dans la
lange cible ;

4. il peut élaborer, en commun avec le demandeur, des


néologismes qui conviennent à ce dernier en fonction d'un sens
général qui serait dégagé par les deux parties ;
5. enfin (et ceci est la solution la plus conforme à la déontologie
professionnelle), le glossaire et le sens du texte sont élaborés et
dégagés par les trois parties en présence : le demandeur, l'auteur
du texte dans la langue source (les deux peuvent éventuellement
se recouper), et le traducteur qui maîtrise la langue cible. (5)

En l'occurrence, j'abandonnai la traduction, car l'auteur était absent et


inconnu, et le vieux Monsieur russe n'avait aucune connaissance de la langue
source. Mais la raison principale était mon rejet viscéral de ce qui
m'apparaissait comme une langue synthétique construite à partir de mots
fabriqués artificiellement, et mon refus intime d'accepter le sens arbitraire de
cette 'cuisine langagière' présentée comme une évidence.

Je devais découvrir quelques années plus tard que ce livre était l'oeuvre
fondamentale d'une secte, la Scientologie, dont Ron Hubbard était le
fondateur. Mon rejet et mon refus prenaient alors un sens.

<="" a="">

<="" a="">Un goût pour certaines lectures - notamment Koestler, Orwell,


Huxley - me donna une passion pour tous les processus que je résume sous
le terme orwellien de double-think, faiblement rendu par l'expression française
"double-pensée".

<="" a="">Le "novlangue" telle que présentée par Orwell (6) me paraissait
bien représenter ce que je ressentais profondément, à savoir que le langage
est aussi un pouvoir, qu'elle est une manifestation humaine si puissante
qu'elle peut modifier les hommes, leurs pensées, et leurs actes. En résumé, le
novlangue est une langue développée, dans l'ouvrage cité, par l'Autorité au
pouvoir, afin de contrôler les pensées des êtres humains, et partant, leur
comportement personnel et social :

"L E BUT DU NOVLANGUE ETAIT, NON SEULEMENT DE FOURNIR


UN MODE D'EXPRESSION AUX IDEES GENERALES ET AUX
HABITUDES MENTALES DES DEVOTS DE L'ANGSOC (NOM DE
L'IDEOLOGIE DOMINANTE), MAIS DE RENDRE IMPOSSIBLE TOUT
AUTRE MODE DE PENSEE. IL ETAIT ENTENDU QUE LORSQUE LE
NOVLANGUE SERAIT UNE FOIS POUR TOUTES ADOPTE ET QUE
L'ANCILANGUE (ANCIENNE LANGUE) SERAIT OUBLIE, UNE IDEE
HERETIQUE - C'EST-A-DIRE UNE IDEE S'ECARTANT DES
PRINCIPES DE L'ANGSOC - SERAIT LITTERALEMENT
IMPENSABLE, DU MOINS DANS LA MESURE OU LA PENSEE
DEPEND DES MOTS." (7)
Les oeuvres de Koestler (notamment Le Zéro et l'Infini, et Le Yogi et le
Commissaire) montraient l'influence subtile du langage dans la modification
de tout l'état de conscience et l'affectivité de l'être humain. Et Huxley, animé
des mêmes préoccupations par rapport au contrôle social, intégrait ces
considérations dans une projection fantastique d'une société où les fonctions
sociales étaient définies à l'extrême (Le Meilleur des Mondes).

Mes préoccupations sur le pouvoir du langage, et ma propre expérience des


différences dans les visions du monde que pouvaient donner, par exemple,
deux langues différentes (8), me donnèrent une "formation" qui me permit
d'acquérir rapidement les discours et attitudes appropriés qui m'ouvrirent les
portes des PM-AS, lorsqu'on me proposa de travailler au sein de l'ADFI.

II.4. Un poste d'observation et d'interaction idéal

4.1 Brève présentation historique


4.2 Cadre du fonctionnement quotidien
4.3 Fonctionnement général
4.4 Fonctionnement quotidien
4.5 La guerre des mots, ou la compétence évolutive
4.5.1......L'histoire d'un mot dans un contexte quotidien vivant : le
mot de "secte"

L'ADFI (Association pour la Défense de la Famille et des Individus) est une


"association anti-sectes". (Cette appellation, la plus couramment utilisée par
le grand public, sera explicitée plus loin ; elle est importante, car l'expression
"association anti-sectes" concentre un certain nombre de connotations, et
d'attitudes, essentielles au présetn account).
Je me trouvais dans une situation particulièrement avantageuse pour un
accès maximal aux informations, car j'avais des responsabilités non
seulement dans le fonctionnement interne de l'association, mais aussi dans
toutes ses relations externes. Ainsi, notamment par l'intermédiaire des liens
avec ses homologues étrangers, l'association a pu obtenir une très grande
quantité d'informations et de documents en provenance du monde entier
(notamment ceux utilisés pour le présent travail). J'étais aux premières lignes.

II .4.1 Brève présentation historique

L'ADFI fut créée en 1976, à Paris, par un groupe de parents dont les enfants
étaient devenus membres de la secte Moon.
Son but était d'informer les pouvoirs publics et le public en général sur les
agissements des sectes.
Ce groupe fondateur fut rapidement rejoint par d'autres parents, dont les
enfants étaient partis dans d'autres sectes qui peu à peu s'installaient et se
développaient en France (Enfants de Dieu, Scientologie, Krishna, etc.).

Concentrée sur la France dans un premier temps, l'ADFI prit une dimension
internationale dès 1980, établissant officiellement des liens de travail avec ses
homologues à l'étranger.

Elle continue de fonctionner à l'heure actuelle, ayant acquis, depuis sa


création, la réputation, fondée d'ailleurs, d'être le seul centre de ressources
véritablement fonctionnel en matière de sectes modernes, en France. Elle
possède une documentation extrêmement riche en la matière, et sert de
noeud à différents "réseaux informatifs".

II.4.2 Cadre du fonctionnement quotidien

L'ADFI avait loué des locaux (trois petites pièces) à l'intérieur d'un local plus
grand qui appartenait à la paroisse voisine. Le nombre d'employés, (un seul
dans les débuts, trois actuellement), fut toujours très limité au vu du travail à
accomplir, pour des raisons budgétaires et l'équipe était, est encore,
composée principalement de bénévoles.

Au fur et à mesure de sa croissance (en termes d'activités et d'impact), les


locaux et les équipes se trouvaient en permanence sollicités au-delà de leur
capacité. Ce sentiment a toujours été dominant au sein de l'association. Sa
praxis en était influencée, dans la mesure où un choix devait s'opérer
constamment entre les différentes tâches qui se présentaient : la priorité était
généralement donnée à ce qui concernait les relations avec l'extérieur
(demandeurs d'informations, demandeurs de conseils...) par opposition aux
tâches pratiques et administratives.

II.4.3 Fonctionnement général

Il convient de garder à l'esprit le fait que, pour décrire le fonctionnement


quotidien de l'association, je procède par la méthode documentaire (9) au
sens où je réorganise et sélectionne les événements afin d'en extraire la
pertinence. Etant donné que l'ensemble des activités et des échanges qui
avaient lieu dans l'association était plus ou moins riche, selon le moment, il
paraît plus efficace de sélectionner des activités et échanges qui me
paraissent le mieux illustrer l'ensemble, d'autant plus que ces processus
étaient enchevêtrés les uns avec les autres. Les mots dits, les événements
décrits, ont vraiment été dits et ont vraiment eu lieu, le récit en est précis,
mais ils sont sélectionnés parmi une myriade de mots et d'événements
similaires, ou différents, parce que je les considère comme représentatifs.

L'activité de l'association était basée sur l'extra-ordinaire : une rupture dans la


vie d'une famille. L'événement consistait en fait en un basculement du sens à
l'intérieur d'un groupe donné : la famille. Les mêmes mots, échangés encore
naguère entre les membres de ce groupe, n'avaient plus le même sens pour
ceux qui étaient en dehors, et ceux qui étaient au dedans de la secte. Il y
avait rupture totale de communication même lorsque les acteurs
"communiquaient" par téléphone, par lettre, ou en personne.

L'extra-ordinaire était l'ordinaire dans ce contexte, comme toute activité extra-


ordinaire devient ordinaire dans son propre contexte (10). De cet extra-
ordinaire découlait une série d'activités ordinaires.

II.4.4 Fonctionnement quotidien

L'extraordinaire faisait irruption par un coup de fil ("mon fils a disparu dans
une secte en Amérique"), par une lettre ("ma fille refuse de nous parler depuis
qu'elle est dans cette secte"), par une visite ("mon mari est devenu membre
de tel groupe : est-ce que c'est une secte?"), ou par un événement, dont l'un
des plus célèbres fut le suicide collectif du groupe 'Le Temple du Peuple', de
Jim Jones, au Guyana.
L'ordinaire qui en découlait consistait à noter l'appel dans un registre, à
classer la lettre, à répondre au visiteur, à préparer des dossiers pour les
média et les pouvoirs publics lors d'un événement, sur leur demande.

Les tâches se sont différenciées en fonction des personnes, de leur temps


disponible et de leurs capacités, au fur et à mesure que la quantité de travail
augmentait - telle bénévole, s'engageant pour tant d'heures par semaine, était
plus particulièrement chargée d'organiser les conférences d'information en
milieu scolaire ; telle autre, du classement, ou encore d'une secte particulière,
ou de recevoir de nouveaux parents pour les conseiller. J'ai pu constater que
ces attributions se faisaient de manière spontanée, en fonction des talents et
des préférences des individus. Plusieurs tentatives d'organiser la main
d'oeuvre furent entreprises : elles échouèrent en général, et la main d'oeuvre
s'auto-organisait toujours en fonction de critères personnels et subjectifs, mais
reconnus et acceptés, à divers degrés, par tous les acteurs. Un cas d'espèce
du chaos-management.

L'ensemble de toutes ces activités consistait à persuader le corps social dans


son ensemble de la "nocivité des sectes" (expression très usitée chez les PM-
AS), et donc à faire passer un message plus persuasif - parce que se voulant
plus complet (car révélant ce que les sectes cherchaient à occulter),
plus "objectif", plus "vrai" - que celui émis par les sectes. Il y avait élaboration
d'une stratégie compétitive.

Cet objectif était facilité dans la mesure où les personnes s'adressaient à


l'association avec une plainte manifeste - aucun parent téléphonant à l'ADFI
ne paraissait heureux que son enfant fût dans une secte - ce qui impliquait un
terrain totalement réceptif.

Par contre, d'autres interrogations étaient plus "mesurées" (cas, par exemple,
des autorités publiques) ou foncièrement hostiles ou méfiantes.

Ces caractéristiques étaient immédiatement comprises, sous-entendues, par


les membres de l'association, et déterminaient la suite de l'interaction
(conversation téléphonique, entrevue, conférence...).

On choisissait donc les mots, les arguments, les exemples et les documents
en fonction de ce qui pouvait être le mieux perçu et accepté par
l'interlocuteur.

II.4.5 La guerre des mots, ou la compétence évolutive


C'est par le simple fonctionnement quotidie l'interaction permanente directe
ou par les moyens de communication existants, que les PM-AS déployaient
leur compétence et furent ensuite obligés d'affiner, de développer celle-ci pour
répondre à l'objectif fixé.
4.5.1 L'histoire d'un mot dans un contexte quotidien vivant: le mot
de "secte"
Face aux nombreuses questions telles que "est-ce que tel groupe est une
secte?", "qu'est-ce que c'est qu'une secte?", la compétence d'origine, celle du
sens commun, s'est avérée insuffisante pour la simple raison qu'elle n'était
pas toujours admise par l'interlocuteur.

Pour les parents, par exemple, le mot de "secte" était utilisé dans le sens
communément admis. Entre parents, on savait de quoi on parlait : un
quelconque leader professait une quelconque "vérité absolue" et recrutait des
gens pour servir Dieu, ou aider l'humanité, mais en réalité pour développer sa
propre puissance. Quand on dit "secte", on parle automatiquement de
quelque chose de mauvais, d'un groupe qui vole les enfants, en fait des
esclaves pour gagner de l'argent à bon compte.
Lorsque ces mêmes parents, par contre, devaient parler à des autorités
publiques, ou à des professionnels (psy, religieux, etc.), ils s'apercevaient que
ce contenu de sens commun était mis en cause, questionné, récusé parfois.
On disait d'eux qu'ils étaient dans une "association anti- sectes", expression
connotée très négativement.

Ces interactions révélaient le haut degré de différences indexicales, en faisant


ressortir le riche contenu du non-dit de ce mot.
Par exemple, le non-dit religieux. Il a fallu parler du religieux. C'est là un
domaine explosif, car il fait éclater toutes les différences, toutes les
subjectivités, tous les codes de l'admis et de l'inadmissible, du dicible et du
non-dicible.
Autre exemple, la "liberté de conscience". Voilà qui posait un problème.
Comment de simple parents, comment de simples citoyens, confrontés à un
problème qu'ils vivaient quotidiennement, pouvaient-ils se re-présenter vis-à-
vis du grand public comme étant compétents sur des questions aussi
monumentales?

Leur méthode était simple : il fallait apprendre ce que des autorités reconnues
en la matière (dans les sciences sociales notamment) avaient dit sur ces
questions, afin d'étayer leur propre expérience par des études réalisées par
de plus compétents qu'eux.
Il a fallu gérer des tabous. Le groupe des parents, et par extension l'ensemble
du groupe des PM-AS, devait s'armer, pour parler, pour interagir, de concepts
nouveaux pour eux.

II. 5 La guerre des mots : compétence quotidienne contre compétence


professionnelle

Quelles pouvaient être les sources de connaissance sur les sectes, sur le
religieux, sur la gestion des tabous.

La théologie, bien sûr, mais son impact pouvait être limité - il s'agissait, et
c'était un accord tacite pour toute personne qui travaillait dans ce contexte,
d'éliminer au maximum le religieux dans une activité qui voulait acquérir une
justification et une reconnaissance d'utilité sociale dans un Etat laïc. Le
religieux était tabou dans l'association, car tabou dans la société : trop
subjectif. La législation recouvrait ce domaine par la séparation de l'Etat et de
la religion, et par la liberté de conscience, et on préférait généralement s'en
tenir à cela.

Donc, le droit. Mais le mot de secte n'existe pas en droit. Il fallait extraire ce
qui, dans le contenu quotidien et allant-de-soi de la connaissance des parents
sur les sectes, pouvait correspondre à des catégories acceptées en
jurisprudence : le droit associatif, le droit fiscal, etc.

La psychologie en général était une source importante, sinon de


connaissance - car en fait les professions de la santé mentale n'avaient
jamais eu à se pencher sérieusement sur un tel phénomène - du moins de
mots, de langages, qui permettraient de mieux gérer les indexicalités.

Enfin, la sociologie, et subsidiairement l'ethnologie et l'anthropologie. Il existait


effectivement des études sur les sectes, et le mot existait. Mais il apparaissait
que le sens qui lui était donné par les professionnels ne ressemblait en rien à
celui que lui donnaient les PM-AS. Les typologies, les modèles, ne
permettaient pas de gérer l'activité quotidienne des acteurs PM. Ces derniers
devaient à chaque moment prendre des décisions, donner des réponses,
fournir des informations : les connaissances "officielles" ne pouvaient fournir
ces réponses. Par contre, elles aussi ont fourni des mots, un langage et des
manières de faire qui furent utiles aux PM-AS, qui accrurent leur compétence,
et permirent dans cette interaction permanent une visible évolution dans cette
véritable guerre des indexicalités, dont on peut repérer certaine étapes.

II. 6. Le processus réflexif - l'enjeu des codes

6.1 Les codes du comportement PM, ou l'horrible secret


6.2 La guerre des codes

"Décrire une situation, c'est la constituer. La réflexivité désigne l'équivalence


entre décrire et produire une interaction, entre la compréhension et
l'expression de cette compréhension." (11) Cette perception conceptualisée
par l'ethnométhodologie, si elle avait été présente parmi les connaissances
des acteurs PM à l'époque, aurait pu éclaircir grandement la situation, aurait
ouvert de nouvelles perspectives dans ce débat permanent, qui revêtait une si
grande importance pour lesdits acteurs.
Elle aurait révélé "les codes" appliqués par tous les PM de façon différente, et
facilité l'ajustement des indexicalités, ou du moins leur négociation.

II. 6.1 Les codes du comportement PM, ou l'horrible secret

L'origine du débat provenait de la douleur ressentie par les familles du fait de


l'entrée d'un de leurs membres dans une secte. Or, impuissantes elles-
mêmes à changer la situation/source de conflit et de douleur, elles devaient
s'adresser à, parler à, l'extérieur : le grand public (médias, conférences), les
autorités publiques, les professionnels.

L'extérieur réagissait de façon différenciée. Nous verrons plus loin les détails
de l'interaction, telle qu'elle s'est développée sur plusieurs années.
Cependant, le code de base, admis, sous- entendu mais secret, était qu'il ne
fallait pas accepter le discours et l'attitude des parents. Un parent est par
définition suspect à cause de la lourde part d'affectif qu'il introduit dans un
débat qui concerne son enfant. Ce code déterminait les attitudes. Il fallait,
pour toute discussion, définir sa propre position, et pour que celle-ci soit
admise comme valable, établir une distance par rapport à l'attitude des
parents. Cela signifiait être calme. Utiliser un langage non pas personnel,
mais se voulant "objectif". Cela signifiait prétendre que l'on était tolérant,
même si on ne l'était pas (cas fréquent).

Les PM (parents et familles), ne pouvant se distancier réellement d'un


problème qui les touchait directement, devaient cependant apprendre, pour se
faire entendre, un langage plus adapté. Les PM "neutres", refusant la
problématique affective familiale, avaient à leur disposition, le plus souvent,
les langages nécessaires pour légitimer leurs discours, mais non la
connaissance directe des familles. Ils ne pouvaient pas non plus, du fait de
leurs responsabilités dans la société, nier totalement la position des PM-AS.

II.6.2 La guerre des codes

Au fur et à mesure que la somme des connaissances grandissait dans


l'environnement PM, les acteurs apprirent à intégrer l'horrible secret dans leur
propre langage - les familles à envelopper l'affectif dans un langage plus
approprié, plus distant, plus "savant", et les autorités, les professionnels, les
média, à intégrer le problème des familles sans diminuer la "validité" de leurs
propres discours.

II. 7. Le processus réflexif - les étapes

7.1 Stade de la réaction brute


7.2 Stade de la réaction défensive
7.3 Stade de la réaction constructive : élargissement des discours
locaux et validation du sens commun

Le discours "famille" renvoyait à la réalité familiale, affective, du problème des


sectes. Le discours des sectes renvoyait à leur propre réalité interne. Le
discours professionnel était soit inexistant, soit renvoyait à une réalité propre
à la catégorie discourante, sans qu'aucune connexion, ou presque, ne puisse
être établie (ou du moins ressentie) entre ces différents sens locaux. Pourtant,
personne ne pouvait évacuer purement et simplement ce problème. Il fallut
accepter, de part et d'autre, la validité locale des discours, et négocier leur
part de validité générale.

II. 7.1 Stade de la réaction brute

Ce fut l'époque des grands événements médiatiques (1975-1978).


L'organisation Moon recrutait en masse, de nombreuses autres sectes
faisaient leur apparition. La presse était présente aux réunions des familles
qui s'opposaient à ces mouvements.
Le discours des familles était brut, direct : "ma fille ne veut plus m'adresser la
parole", "mon fils a donné tout son argent a la secte", "ma fille ne porte même
pas de petites culottes", "on nous enlève nos enfants, on en fait des robots",
etc. Ce type de discours convenait très bien au bruit médiatique, grâce
auquel, d'ailleurs, les autres catégories de PM furent obligées, à un moment
donné, de se positionner par rapport à ce qui devenait un problème.
Pour d'autres cependant, ce discours était inadmissible : les psychologues et
autres psychiatres conseillaient, par exemple, aux parents eux-mêmes de se
faire soigner. Tel n'était pas le but recherché par ces derniers.

II. 7.2 Stade de la réaction défensive

Ce fut l'époque où les familles durent adopter une position différente, qui
pourrait se résumer ainsi :
"Je ne parlerai plus des culottes de ma fille, je ne me plaindrai plus que
mon fils ne veuille plus me parler, mais par contre, mon enfant travaille
sans couverture sociale. Les impôts ne sont pas payés. Un tel dans tel
groupe s'est suicidé. Il y a donc un vrai problème, qui ne concerne pas
seulement mon enfant, mais toute la société."
Les négociations pouvaient commencer. Il pouvait y avoir interpénétration des
discours locaux : par exemple, les discours sur les sectes et ceux sur la
marginalité, ou sur le respect des lois. Les discussions sur le sens du mot de
secte sont, durant cette période, larges et interminables.

II. 7.3 Stade de la réaction constructive : élargissement des discours locaux et


validation du sens commun
De part et d'autre, les connaissances s'acquérant de façon à ce que de
réelles compétences nouvelles aient pu se manifester, les ajustements se
faisaient.
Les descriptions faites par les différents acteurs PM renvoyaient à des
discours plus larges, intégrant des parties d'autres discours locaux, et donc
plus acceptables par un plus grand nombre. On ne parlait plus de
"transformer mes enfants en robots", on parlait de "certaines formes de
manipulation du comportement". On ne parlait plus de "petites culottes", on
parlait du "respect de certaines règles d'hygiène". On ne disait plus "mon fils a
disparu à l'étranger et ne me donne pas de nouvelles", on parlait de "contexte
juridique de séjour et de travail de ressortissants français à l'étranger". Mais
aussi, les professionnels de la santé mentale, par exemple, acceptaient l'idée
que les parents n'étaient plus seuls à pouvoir profiter de thérapies.

L'ensemble des acteurs, de guerre lasse, finirent par utiliser le mot de secte
couramment, dans le sens commun indiqué plus haut, les alternatives étant
trop longues et lourdes à utiliser, ou trop complexes, ou insatisfaisantes. La
différence était que tous les débats, les études, les conflits sur le sens du mot
étaient dorénavant sous-entendus lorsqu'on employait le mot :

"la secte un-tel - je dis secte pour résumer, n'est-ce pas, nous savons
tous qu'il est impossible de définir le mot de manière satisfaisante pour
tout le monde ; continuons..."
On ne cherchait plus à "définir". L'interaction quotidienne imposait les
raccourcis.

II. 8 L'option lexicale

8.1 Ni définir, ni traduire


8.2 Le contexte PM ou la membritude suffisante
8.3 Discours ésotérique et discours exotérique
8.4 Limites du lexique
8.5 Sources documentaires : la vérité absolue
8.6 Cadre de référence du lexique
On a vu que le langage, les discours, prenaient une importance capitale dans
ce terrain, car ils étaient l'objet même de l'activité quotidienne et la
déterminaient presqu'entièrement.

On a vu également qu'il y avait eu obligation réciproque d'exploration des


différents langages locaux.
Ces explorations étaient menées de façon non- structurée en général, à
l'exception d'un groupe PM - le Laboratoire d'Etude des Sectes et des Mythes
du Futur à l'Université de Paris VII, qui avait fait des études très poussées,
collectives et multidisciplinaires, sur les discours sectaires.
Ce groupe n'utilisait pas encore, à l'époque, les outils conceptuels de
l'ethnométhodologie, mais la notion de la référence locale, contextualisée,
était déjà présente, puisqu'il s'efforçait de reconstituer, par l'étude du langage
(on ressortait, pour les examiner à la lumière nouvelle des faits sociaux
actuels, les argumentations des nominalistes (12)) la représentation du
monde et d'elles mêmes que différentes sectes projetaient à travers leurs
discours.

A fortiori, dans une approche ethnométhodologique de ce terrain, l'option


lexicale paraît-elle parfaitement justifiée et utile. En effet, dans les groupes
sectaires, un langage particulier se développe qui fait référence à une
représentation du monde propre à ce groupe précis, différant souvent
radicalement, voire entrant en conflit avec, les représentations de groupes
sociaux plus larges environnants.

Il s'agit de plus qu'un simple jargon local, tel que les jargons professionnels, et
donc d'autre chose que de simples sous-langages. Il s'agit d'un langage
propre, avec des connotations propres, qui font référence à des catégories
(métaphysiques, historiques, psychologiques, relationnelles) propres au
groupe. Il est une émanation et une partie constitutive de sa doctrine. Il
détermine ses activités, ses procédures, sa manière de s'organiser et de
fonctionner en tant que groupe.

II. 8.1 Ni définir, ni traduire

Prenons une phrase fabriquée à partir de vocabulaire mooniste, par exemple


(c'est en fait le résumé d'un paragraphe que l'on peut lire dans le Training de
120 jours (13) :
Cette soeur n'arrive pas à aimer sa figure centrale, parce qu'elle a des
problèmes Chapitre II, elle doit faire une condition d'indemnité.
Alors que les mots sont en français, et sont des mots usuels (hormis "Chapitre
II" qui représente une référence spécifique à ce qui est manifestement un
document, auquel il n'est pas fait référence dans cette phrase, ni, d'ailleurs,
dans le texte original complet dont cette phrase est extraite), c'est une phrase
qui est incompréhensible hors contexte.

Rien ne servirait de "définir" les mots en utilisant d'autres mots qui ne se


réfèrent pas au même monde conceptuel. La notion de membre peut être
perçue d'une façon particulièrement aiguë à travers cet exemple.

Par exemple, les "problèmes Chapitre II", définis, sont des "problèmes qui
relèvent du Chapitre II des Principes Divins, livre de base, texte fondamental
et référence absolue, avec les discours du Maître, des membres de l'Eglise de
l'Unifications, nom officiel le plus usité de ladite "secte Moon".

Encore faut-il savoir que le Chapitre II traite de la chute de l'homme, et que


celle-ci a eu pour cause la fornication entre Lucifer et Eve. Que cette "union
illicite" représente un faux amour, un amour satanique, extrêmement grave
car il est la source de tous les maux sur terre. Et que donc, les "problèmes
Chapitre II" sont des problèmes de désir sexuel illicite.

Une définition est donc insuffisante. Une traduction intra-linguistique - de


français très localisé en français plus généralement utilisé - serait tout aussi
insuffisante. On l'a vu au début de ce chapitre, une traduction comporte
nécessairement une grande part d'arbitraire parce qu'elle nécessite de
trancher dans le contexte indexical pour tra-duire tel mot vers tel autre, dont le
contexte est différent.

II.8.2 Le contexte PM ou la membritude suffisante

On a également vu que l'environnement PM impliquait, dans son activité


quotidienne, une étude approfondie, structurée ou non, mais sous- tendue par
une stratégie de persuasion de la part de tous les acteurs, des langages en
présence. Pour un PM-AS, la fréquentation des membres moonistes, de leurs
textes, de leurs lettres, les échanges qui avaient lieu avec eux lors
d'émissions radio ou télévisées, ou lors de conférences, ainsi que les
fréquents contacts avec les ex-moonistes, lui donnaient une bonne
connaissance du contexte interne du discours mooniste. De même, les
membres moonistes durent ajuster en permanence leur propre discours vis-à-
vis de l'extérieur en fonction des discours d'opposition, les glissements
succesifs étanat perceptibles pour le MP chevronné.

II.8.3 Discours ésotérique et discours exotérique

L'un des résultats de ces interactions fut - et ce constat s'avérait pertinent


aussi bien pour la secte Moon que pour nombre d'autres groupes - une
différenciation de plus en plus marquée entre le discours intérieur à la secte
(auquel le non-membre ne devait pas avoir accès, et le membre lui-même
seulement en fonction de son niveau d'initiation et surtout son niveau de
loyauté) et celui qu'elle projetait vers l'extérieur, par des publications, par des
interventions publiques, par des conférences.

L'analyse des différents niveaux de discours des sectes ne pouvait se faire


que sur la base d'une bonne connaissance contextuée du langage interne
d'une secte donnée.

A titre de comparaison, on peut considérer l'approche utilisée par Gérard


Challiand dans son Atlas Stratégique : le monde y est représenté en cartes
géographiques établies du point de vue chaque fois différent des différents
pays se plaçant en position de centre du monde. Le but de l'auteur était de
montrer que, habitués comme nous le sommes à voir la carte du monde avec
l'Europe pour centre, l'Asie à l'Est et les Amériques à l'Ouest, nous ne
pouvions que difficilement nous représenter ce qu'est le monde vu, par
exemple, depuis la Chine, qui regarde l'Europe à l'Ouest et les Amériques à
l'Est.

Le PM devait avoir regardé le monde depuis la Chine.

La connaissance notamment des textes internes, interdits au grand public, lui


donnaient cette possibilité.

II.8.4 Limites du lexique

La description d'une seule secte comme celle de Moon peut difficilement être
complète - ce serait d'ailleurs impossible d'un point de vue
ethnométhodologique, car la complétude impliquerait la fin des interactions,
des accomplissements, alors que ceux-ci sont par définition continus. Les
limites d'un mémoire imposent des contraintes encore plus sensibles.
Mon choix s'est donc orienté vers un lexique concernant le langage interne du
mouvement, à l'exclusion des choix lexicaux concernant la représentation du
mouvement, par exemple, en tant qu'organisation (entreprise, église, etc.). Je
me sens d'autant plus justifiée dans ce choix que, me basant sur l'ensemble
de toutes les connaissances que j'ai acquises depuis toutes ces années,
j'estime que ce langage donne précisément la clef du comportement des
individus dans ce groupe, et par-delà, du fonctionnement et du comportement
du groupe lui-même.

II. 8.5 Sources documentaires : la vérité absolue

La démarche sociologique "professionnelle" qui, selon Garfinkel, prend les


commentaires des membres pour thèmes et pour ressources, prend un sens
particulier dans ce contexte. En effet, les commentaires des membres se
réfèrent à une source unique - les paroles d'un seul homme, considéré
comme le Maître, le Messie. Ses paroles proviennent directement de la seule
source qui puisse être considérée comme supérieure à lui : Dieu. Ainsi,
l'utilisation des Principes Divins et des Master Speaks (le Maître Parle),
textes fondamentaux du mouvement (14), ainsi que des textes du "Training de
120 jours", qui fournit aux membres un contexte plus large d'application des
paroles du Maître, se justifient pleinement pour établir un lexique du langage
mooniste. De fait, les membres moonistes désirent et s'efforcent de penser,
parler et agir comme leur maître. On le verra, d'ailleurs dans les extraits de
témoignages de membres moonistes donnés dans le lexique.

Il ne faut jamais oublier, pour comprendre correctement le contexte du


lexique, que les mots, les rubriques, se réfèrent à ce qui est considéré par le
membre mooniste comme étant la vérité absolue, la vérité unique et seule
admise à l'exclusion de toute autre. Et le mot d'exclusion n'est pas trop fort.
Sont exclus tous autres cadres de référence, sens, connotations, utilisations.
Sont exclus tous les "non-membres". C'est une novlangue.

II. 8.6 Cadre de référence du lexique absolue

C'est pour cela qu'il faut ici employer le terme de "membritude suffisante". Un
PM-AS est par définition, et non de son propre fait mais de celui de la secte,
exclu de toute possibilité de membritude de la secte.

Le cadre de référence du lexique est donc celui du "village des péri-moonistes


qui connaissent les mêmes mots, lisent les mêmes textes secrets que les
moonistes et en perçoivent la cohérence locale, sans accepter ces textes
pour vérité exclusive".

Notes
1 Yves Lecerf, Problèmes d'Ethnométhodologie, Document de cours,
DESS d'Ethnométhodologie, Paris VII/Paris VIII 1989-1990

2 Robert Jaulin, La Mort Sara, éd. Plon, coll. 10/18, Paris, 1971

3 Les sources utilisées pour rédiger cette partie sont très nombreuses.
Je citerai pour leur qualité, entre autres tout aussi méritants, les
ouvrages de Pierre Le Cabellec, Dossiers Moon, éd. Salvator 1983, et
de Jean- François Boyer, l'Empire Moon, éd. Seuil, 1985.

4 Extrait de Sun Myung Moon, rapport fondé sur les témoignages des
premiers disciples, sans date ni éditeur.

5 Nota Bene :

1. dans les deux premiers cas, le traducteur peut mais ne doit pas
tenter d'interpréter le sens général du texte. Dans les trois
derniers cas, il doit obligatoirement ce faire.

2. La priorité, en traduction professionnelle, est donnée au


demandeur quand la validité d'une traduction. L'autorité de ce
dernier varie en fonction de sa propre maîtrise des deux langues,
et en général, il accordera une plus grande autorité de validation
au traducteur si ce dernier détient une maîtrise qu'il

considère comme supérieure. 3. Le problème de la priorité entre


la langue source et la langue cible, dans le village des
traducteurs, fait l'objet d'une controverse sans issue définitive
possible, ou dont l'issue se règle en fonction des besoins.
6 George Orwell, 1984, éd. Gallimard 1950 pour la traduction française

7 ibid. p.422

8 Je me permets de donner ici un petit exemple : Prenons le mot


français "se résigner". Il évoque clairement la soumission. Il se traduit,
en russe, par le mot "primiritsa", qui contient le préfixe "pri" (proche, à
côté de) et "mir", qui signifie "paix". En russe se résigner, c'est faire la
paix avec, donc accepter intérieurement. On imagine la différence
d'attitude intérieure qu'implique ce mot dans chacune des deux langues.

9 "La méthode documentaire est utilisée à chaque fois que l'enquêteur


construit une histoire d vie ou une "histoire naturelle". La tache
d'historicisation de la biographie d'une personne repose sur l'usage de
la méthode documentaire pour sélectionner et ordonner les événements
passés, de telle sorte qu'on attribue aux circonstances présentes leur
pertinence passée et leurs perspectives futures. L'usage de la méthode
documentaire n'est pas réservé aux cas de procédures "douces" et de
"descriptions partielle". Elle intervient également dans des cas de
procédures rigoureuses où les descriptions sont censées épuiser un
ensemble défini de possibles observables." Garfinkel, Studies, p95

10 Par exemple, en temps de guerre, la guerre, événement qui ne fait


pas partie de la vie quotidienne ordinaire, devient l'ordinaire. Il existe
aussi l'ordinaire du Président de la République, ou du Conseil des
Ministres,... Mais on pourrait étendre longuement une telle discussion. Il
suffit de s'en tenir, pour les besoins de la présente étude, aux aspects
précisément quotidiens de l'activité de l'association.

11 Alain Coulon, op.cit.

12 Pour les nominalistes, le mot ne désigne pas une catégorie


universelle, mais une chose précise ; par exemple, "table" ne désigné
pas LA table en général, mais telle ou telle table. Le nominalisme et
l'universalisme : un grand débat du Moyen-Age (spécialement au XIème
Siècle) dont la question était l'existence en soi ou non des genres et des
espèces.

13 Training de 120 jours : session de formation dans la secte Moon,


d'une durée de 120 jours ; également nom donné au corpus de textes
de transcription des enseignements dispensés lors de cette formation.
14 Consulter respectivement Master Speaks et Principes Divins dans le
lexique

[BabelWeb] [ Relire le chap.I.7.] [ Table des matières ] [ Chapitre II.1.] [Thésaurus


ethnométhodologique ]
CHAPITRE III

PRESENTATION DE LA SECTE MOON A TRAVERS

SON LANGAGE NATUREL

LEXIQUE DE TERMES-CLEF

INTRODUCTION

Après avoir en premier lieu examiné les outils

conceptuels de l'ethnométhodologie, puis, en

deuxième partie, l'application de ces outils à la

détermination du contexte d'une étude

ethnométhodologique, nous abordons, dans ce

troisième chapitre, l'étude du terrain lui-même -

la secte Moon - à travers son langage naturel.

La présentation de ce langage se fera sous forme de

lexique. Un lexique qui fonctionne comme un

dictionnaire, les entrées choisies étant classées

par ordre alphabétique.

Le processus lexical nécessite cependant quelques

explications complémentaires.

Tout d'abord, il est une résultante précisément des

concepts sus-mentionnés. En effet, comment étudier

un groupe social donné, si l'on considère les


myriades de facettes qui en constituent la réalité

interne? Comment, qui plus est, étudier un groupe

appelé "secte", qui, dans la plupart des cas, est

fermé à tout regard extérieur, qui possède et

utilise un langage dont le degré d'indexicalité est

particulièrement élevé par rapport à celui d'autres

groupes sociaux, dont les structures

organisationnelles sont souvent secrètes - en

résumé, dont il est difficile de découvrir quelque

chose si ce n'est en y adhérant en tant que membre

à part entière?

De plus, en l'état actuel des études sociologiques

sur le problème des sectes en général, on

s'aperçoit que l'approche traditionnelle ou

"professionnelle", au sens garfinkelien du terme,

n'est pas considérée comme universellement

éclairante sur la réalité que représentent les

sectes au sein de la société. Il suffit pour s'en

convaincre, de constater la dichotomie entre les

études, par exemple, des sociologues du groupe

"Inform" (groupe de sociologues qui se placent sur

un terrain résolument "pro-sectaire", d'un point de

vue des libertés sociales et politiques) et celles,

par exemple, qui ont été réalisées par différents

organes institutionnels des régimes démocratiques

(Parlement Européen, Assemblée Nationale, Chambre

des Représentants américaine...) dans un but

pratique de gestion des sociétés. Dans ce domaine


très conflictuel - un phénomène social riche de

potentiel pour les sciences sociales - toutes

sortes de voies d'exploration sont encore ouvertes.

L'ethnométhodologie, par sa référence au contexte

du réel, pourrait jouer à cet égard un rôle des

plus utiles. La présente étude, loin de prétendre à

une quelconque complétude ou autorité, se veut une

tentative de regard ethnométhodologique sur un

aspect d'une secte. C'est dire ses limites.

Et pourtant, n'est-on-pas plus proche, en abordant

ainsi un groupe par son langage naturel, de ses

motivations, ses structures, ses pratiques? C'est

ici que les notions ethnométhodologiques, notamment

l'indexicalité, la réflexivité et

l'"accountability" sont particulièrement utiles. En

effet, si le langage naturel d'un groupe en est un

élément constitutif ; si de plus, comme c'est le

cas dans un groupe fermé, ce langage naturel pose

la base de sa praxis tout en étant l'émanation de

celle-ci, présenter ce langage naturel est une

manière de présenter ce groupe.

Comment peut-on présenter un langage naturel? Et

surtout, comment présenter le langage naturel d'un

groupe fermé et dont il est difficile d'obtenir les

documents, les éléments d'information, tout ce qui,

en bref, en permet l'étude?


Le chapitre précédent a montré comment ces

informations ont été obtenues, et surtout comment

elles ont pu être assimilées de manière à donner

une perception légitime du contexte intérieur de la

secte.

Ainsi, j'ai pu obtenir des documents internes

moonistes strictement inconnus du grand public

avant qu'il n'y ait suffisamment d'ex-moonistes

pour les diffuser.

La clef du langage naturel mooniste sont les textes

dénommés "Master Speaks" (Le Maître Parle) : ce

sont les discours du Maître, du Messie, de Sun

Myung Moon en personne. Ces textes - et ce fait ne

doit jamais être oublié lorsqu'on étudie un groupe

comme celui-ci - ont littéralement valeur de Parole

d'Evangile. Dieu lui-même parle à travers ces

textes. Ils sont appris, réappris, médités,

ressassés par les moonistes. Les notions en sont

profondément intégrées par ces derniers. Le langage

de communication à l'intérieur du groupe est

entièrement déterminé par le contenu de ces textes.

Le deuxième corpus de textes utilisé dans la

présente étude est appelé le "Training de 120

jours" - textes qui reproduisent directement les

cours de formation dispensés aux moonistes, dans le

cadre d'une session d'une durée de 120 jours (des

parties de ces cours sont données lors de sessions


de 7 jours, de 21 jours ou de 40 jours). Ils sont

dispensés par différentes personnes, mais

principalement par Ken Sudo, un mooniste déjà

ancien et bien rompu aux concepts et à la vie du

groupe.

Ce deuxième corpus de textes intéresse

l'exploration du langage naturel mooniste en ce

sens qu'ils replace les notions contenues dans les

Master Speaks dans le cadre d'un contexte très

quotidien. Des exemples sont présentés, des

questions posées, des réponses données, il y a une

interaction qui fait vivre les mots.

Le choix des entrées peut, bien entendu, être

critiqué. Qu'on garde simplement en mémoire que la

démarche lexicale est une forme d'"account" : le

choix des entrées est nécessairement indexical, à

savoir contextualisé par l'auteur, son vécu du

terrain et sa perception de ce qui est, dans ledit

terrain, accountable. Or précisément, ce qui m'a

paru le plus "racontable" dans ce terrain pour en

transmettre la réalité que j'ai perçue, ce sont

précisément les mots du Maître, pour ce qu'ils

représentent une référence absolue dans le groupe,

et le contexte langagier de ces mots, pour en

dégager la signification interne, propre au groupe.

Un puriste pourrait objecter qu'à partir du moment

où une présentation du langage naturel existe,

alors les parties rédigées par l'auteur du lexique


sont superflues. Effectivement, dans l'absolu, il

aurait suffi de présenter le corpus entier et de

dire : voilà le discours moniste sur sa propre

réalité.

Cependant, outre que ce corpus représente un bon

mètre linéaire de documents, une telle présentation

"pure" ne fournirait au non-mooniste aucune

information indexicalisée à son propre contexte sur

le langage du groupe.

Il est, de plus, évident que ni le choix des

entrées, ni la rédaction qui les élabore,

n'auraient pu être réalisés sans un long contact

quotidien avec l'ensemble du monde péri-mooniste,

sans les heures de conversation avec des parents et

amis de moonistes, des ex-moonistes et des membres

moonistes, sans la lecture de lettres personnelles,

sans les petits événements qui révèlent les

relations, sans les mille et un éléments qui

constituent précisément le terrain.

Le choix des entrées est donc basé sur cette

familiarité acquise au fil des ans. Ce choix

serait-il différent de celui d'un mooniste, ou d'un

parent, ou d'un journaliste ou d'un autre chercheur

en sciences sociales? Il serait intéressant de le

découvrir. Cependant, il n'existe pas encore

d'étude lexicale ethnométhodologique sur le

moonisme faite par un parent, un mooniste, un

journaliste. Et quand bien même elle existerait,

elle n'invaliderait pas mon propre choix, qui est


celui qui émane de ma propre expérience et de la

vision qui en découle.

Un dernier point doit être clarifié avant d'aborder

le lexique proprement dit : il s'agit du problème

de la traduction. Nous avons déjà parlé des

processus particuliers aux traducteurs - ces

explications pourront servir notre propos.

En effet, j'ai fait intervenir ma membritude

traductionnelle dans ce travail lexical, l'immense

majorité des documents étant en langue anglaise et

certains en allemand. Il faut également savoir que

les discours du Maître sont donnés oralement en

coréen, traduits oralement en anglais par un membre

haut placé de la secte (habituellement Bo Hi Pak,

numéro deux de la secte). Puis ils sont transcrits

en anglais. Le résultat est une langue très

différente de l'anglais que je connais en tant que

membre du village des anglophones de naissance.

Prenons pour exemple l'une des entrées du lexique :

monde spirituel. Si je traduis l'original anglais

"spiritual world will have to assist you" par "le

monde spirituel devra vous aider", je ne rends pas

cette coloration particulière qui provient, dans la

langue source, de l'absence d'article. En français,

l'omission de l'article est étrange, gauche. En

anglais, l'effet final, bien que ce ne soit pas

d'usage courant, est de donner à l'expression


"monde spirituel" une qualité d'entité vivante,

douée d'une personnalité collective. J'ai voulu

garder cet effet, cette coloration particulière de

la langue anglaise des textes originaux. C'est de

là que proviennent certains écarts grammaticaux ou

syntaxiques. Je ne puis dire, ne connaissant pas le

coréen, si ce langage particulier est imputable à

la traduction du coréen vers l'anglais ; je le

présume, tout comme je présume que ce français très

particulier rend certainement mieux l'original que

ne l'aurait fait un français "pur".

Il faut par contre également noter que, ayant

fréquenté le milieu PM et surtout PM-AS au niveau

international, j'ai acquis quelques connaissances

sur le langage naturel mooniste utilisé dans

différents pays, exprimé en différentes langues.

Mes choix de traduction ne sont donc pas uniquement

personnels ou arbitraires.

Ces points une fois clarifiés, le lexique qui suit

pourra être lu comme un guide indicatif des

concepts moonistes.

Le lexique proprement dit est précédé d'une liste

des abréviations utilisées.

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