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DU MÊME AUTEUR

Dédicace

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

PROLÉGOMÈNES
ou
QUELQUES NOTIONS PRÉLIMINAIRES

CHAPITRE PREMIER
UNE GÉNÉALOGIE SANS TACHE (SÎRA, I, 4-12 ET 108-110)

LE PUITS DE ZAMZAM (SÎRA, I, 110-111 ET 142-147)

'ABD AL-MUTTALIB FAIT VŒU DE SACRIFIER SON FILS


(SÎRA, I, 151-155)

LA NAISSANCE DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 155-160)

LA PETITE ENFANCE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 160-167)

LA MORT D'ÂMINA ET DE 'ABD AL-MUTTALIB (SÎRA, I, 168-179)

ABÛ TÂLIB RECUEILLE SON NEVEU. HISTOIRE DE BAHÎRA (SÎRA, I, 179-187)

KHADÎJA, ÉPOUSE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 187-192)

LA RECONSTRUCTION DE LA KA'BA (SÎRA, I, 192-199)

LES DEVINS ARABES, LES RABBINS JUIFS ET LES MOINES CHRÉTIENS ANNONCENT LA MISSION
PROPHÉTIQUE DE MUHAMMAD (SÎRA, I, 204-214)

LA CONVERSION A L'ISLAM DE SALMÂN LE PERSAN (SÎRA, I, 214-222)

QUELQUES HOMMES DES QURAYCH PORTENT LEUR RÉFLEXION SUR LES DIFFÉRENTES RELIGIONS
(SÎRA, I, 222-232)

QUALITÉS DE L'ENVOYÉ DE DIEU SELON L'ÉVANGILE (SÎRA, I, 232-233)

CHAPITRE II

É Î
MISSION DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 233-239)

DÉBUTS DE LA RÉVÉLATION (SÎRA, I, 239-243)

DÉBUT DE L'OBLIGATION DE LA PRIÈRE (SÎRA, I, 243-245)

LE PREMIER MUSULMAN : ALI IBN ABÛ TÂLIB (SÎRA, I, 245-247)

ZAYD IBN HÂRITHA, ABÛ BAKR ET D'AUTRES COMPAGNONS EMBRASSENT L'ISLAM (SÎRA, I, 247-262)

PREMIÈRE PRÉDICATION DE L'ISLAM ET RÉACTIONS DES QURAYCH (SÎRA, I, 262-269)

LA NOUVELLE DE LA MISSION DE MUHAMMAD SE RÉPAND PARMI LES ARABES (SÎRA, I, 270-289)

CHAPITRE III
LES QURAYCH MALTRAITENT L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 289-291)

CONVERSION DE HAMZA À L'ISLAM (SÎRA, I, 291-292)

'UTBA IBN RABÎ'A TENTE UNE MÉDIATION (SÎRA, I, 293-294)

DISCUSSION ENTRE LES QURAYCH ET L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 294-298)

ABÛ JAHL DÉCIDE D'ATTENTER À LA VIE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 298-299)

LES QURAYCH CONSULTENT LES RABBINS AU SUJET DE MUHAMMAD (SÎRA, I, 299-314)

LA RÉCITATION PUBLIQUE DU CORAN (SÎRA, I, 314-315)

DES NOTABLES DE QURAYCH ÉCOUTENT EN SECRET LA RÉCITATION DU CORAN (SÎRA, I, 315-317)

LES PAÏENS PERSÉCUTENT LES MUSULMANS SANS DÉFENSE (SÎRA, I, 317-321)

LA FUITE EN ABYSSINIE (PREMIÈRE HÉGIRE) (SÎRA, I, 321-341)

LA CONVERSION DE 'UMAR IBN AL-KHATTÂB (SÎRA, I, 342-350)

LES MÉFAITS DES QURAYCH CONTRE LE PROPHÈTE (SÎRA, I, 354-364)

LE CLAN DU PROPHÈTE MIS AU BAN DES QURAYCH (SÎRA, I, 350-354)

LES MUSULMANS D'ABYSSINIE RETOURNENT À LA MECQUE (SÎRA, I, 364-372)

ABÛ BAKR ENTRE SOUS LA PROTECTION D'IBN AD-DUGHUNNA (SÎRA, I, 372-374)

RUPTURE DU BLOCUS AUTOUR DES BANÛ HÂCHIM (SÎRA, I, 374-381)

LA CONVERSION DE TUFAYL IBN 'AMR AD-DAWSI (SÎRA, I, 382-385)

HISTOIRE D'AL-A'CHA DES BANÛ QAYS (SÎRA, I, 386-388)

HISTOIRE DE L'IRÂCHI ET D'ABÛ JAHL (SÎRA, I, 389-390)

UN CORPS À CORPS ENTRE LE PROPHÈTE ET RUKÂNA (SÎRA, I, 390-391)

UNE DÉLÉGATION DE CHRÉTIENS EMBRASSE L'ISLAM (SÎRA, I, 391-392)

LES QURAYCH SE MOQUENT DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 392-396)

LE VOYAGE NOCTURNE DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 396-403)

LE PORTRAIT DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 401-402)

LA MONTÉE AU CIEL DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 403-408)

LA MORT D'ABÛ TÂLIB (EN 619). L'ENVOYÉ DE DIEU ESPÉRAIT LE CONVERTIR (SÎRA, I, 415-419)

Î Î
LA MORT DE KHADÎJA (EN 619) (SÎRA, I, 415-419)

LE CHÂTIMENT DES MOQUEURS (SÎRA, I, 410)

LE PROPHÈTE VA CHEZ LES THAQÎF POUR DEMANDER LEUR AIDE (SÎRA, I, 419-422)

LE PROPHÈTE EXPOSE SA MISSION AUX TRIBUS (SÎRA, I, 422-425)

HISTOIRE DE SUWAYD IBN ÇÂMIT (SÎRA, I, 425-427)

LA CONVERSION D'IYÂS A L'ISLAM (SÎRA, I, 427-428)

'AQABA I (621) (SÎRA, I, 428-438)

'AQABA II (622) (SÎRA, I, 438-454)

LE PACTE DE GUERRE À 'AQABA II (SÎRA, I, 454-468)

LES PREMIERS ÉMIGRÉS À MÉDINE (SÎRA, I, 468-474)

LA FUITE DE 'UMAR À MÉDINE (SÎRA, I, 474-480)

CHAPITRE IV
>LES MÉDINOIS À LA VEILLE DE L'HÉGIRE

L'HÉGIRE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 480-488)

HISTOIRE DE SURÂQA IBN JU'THUM (SÎRA, I, 489-491)

L'ENVOYÉ DE DIEU ARRIVE À QUBÂ' (SÎRA, I, 491-494)

CONSTRUCTION DE LA MOSQUÉE DE QUBÂ' (SÎRA, I, 494-495)

LA CHAMELLE DU PROPHÈTE S'AGENOUILLE DEVANT LA MAISON DES BANÛ MÂLIK IBN NAJJÂR (SÎRA, I,
495-496)

LE PROPHÈTE EST L'HÔTE D'ABÛ AYYÛB (SÎRA, I, 498-504)

FRATERNISATION ENTRE LES ÉMIGRÉS ET LES ANÇÂR (SÎRA, I, 504-507)

LE PROPHÈTE CHEF DE LA TRIBU DES BANÛ NAJJÂR (SÎRA, I, 507-508)

L'APPEL À LA PRIÈRE (SÎRA, I, 508-509)

L'ENVOYÉ DE DIEU S'ÉTABLIT À MÉDINE (SÎRA, I, 510-516)

LA CONVERSION DE DEUX RABBINS (SÎRA, I, 516-572)

ARRIVÉE D'UNE DÉLÉGATION DE CHRÉTIENS DE NAJRÂN (SÎRA, I, 573-588)

LES COMPAGNONS DU PROPHÈTE TOMBENT MALADES (SÎRA, I, 588-590)

LA DATE DE L'HÉGIRE (SÎRA, I, 590)

LES PREMIÈRES EXPÉDITIONS DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 590-601)

L'EXPÉDITION D'ABDALLAH IBN JAHCH (SÎRA, I, 601-606)

LA GRANDE BATAILLE DE BADR (MARS 624) (SÎRA, I, 606 ; II, 43)

L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ SULAYM À KUDR (SÎRA, II,43-44)

L'EXPÉDITION DU SAWÎQ (GRUAU) (SÎRA, II, 44-46)

LES DEUX EXPÉDITIONS DE DHÛ AMAR ET DE BAHRÂN (SÎRA, II, 46)


CHAPITRE V
HISTOIRE DES JUIFS DES BANÛ QAYNUQÂ' (SÎRA, II, 47-50)

EXPÉDITION DE ZAYD IBN HÂRITHA À L'OASIS DE QARADA (SÎRA, II, 50-51)

L'EXÉCUTION DE KA'B IBN AL-ACHRAF (SÎRA, II, 51-58)

EXÉCUTION DES BANÛ QURAYDHA (SÎRA, II, 58-60)

EXPÉDITION D'UHUD (MARS 625) (SÎRA, II, 60-168)

L'HISTOIRE DE RAJÎ' EN L'AN 3 DE L'HÉGIRE (MAI 625) (SÎRA, II, 169-183)

LE RÉCIT DE BI'R MA'ÛNA AU MOIS DE ÇAFAR DE L'AN 4 DE L'HÉGIRE (JUILLET 625) (SÎRA, II, 183-189)

L'EXPULSION DES BANÛ NADÎR EN L'AN 4 DE L'HÉGIRE (AOÛT 625) (SÎRA, II, 190-203)

LES EXPÉDITIONS DE DHÂT RIQÂ', DE BADR II ET DE DUMAT AL-JANDAL. DE L'AN 4 DE L'HÉGIRE


JUSQU'AU MOIS DE RABÎ' AWWAL DE L'AN 5 (OCTOBRE 625-AOÛT 626) (SÎRA, II, 203-214)

EXPÉDITION DU FOSSÉ (KHANDAQ) AU MOIS DE CHAWWÂL DE L'AN 5 DE L'HÉGIRE (MARS 627) (SÎRA, II,
214-233)

L'EXPÉDITION CONTRE LA TRIBU JUIVE DES BANÛ QURAYDHA EN L'AN 5 DE L'HÉGIRE AU COURS DU
MOIS DE DHÛ-L-QI'DA ET AU DÉBUT DE DHÛ-L-HIJJA (MAI 627) (SÎRA, II, 233-245)

L'EXÉCUTION DE SALLÂM IBN ABÛ-L-HUQAYQ (SÎRA, II, 273-276)

LA CONVERSION DE 'AMR IBN AL-'ÂÇ ET DE KHÂLID IBN AL-WALÎD (SÎRA, II, 276-279)

L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ LIHYÂN (AOÛT 627) (SÎRA, II, 279-281)

L'EXPÉDITION DE DHÛ QARAD (AOÛT 627) (SÎRA, II, 281-289)

L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ MUÇTALIQ (JANVIER 628) (SÎRA, II, 289-296)

LA CALOMNIE CONTRE 'Â'ICHA (SÎRA, II, 297-307)

CHAPITRE VI
HUDAYBIYYA À LA FIN DE L'AN 6 DE L'HÉGIRE (mars 628) (SÎRA, II, 308-322)

LES MUSULMANS PERSÉCUTÉS À LA MECQUE (SÎRA, II, 323-327)

L'EXPÉDITION CONTRE LES JUIFS DE KHAYBAR AU MOIS DE MUHARRAM DE L'AN 7 DE L'HÉGIRE (JUIN
628) (SÎRA, II, 328-370)

LE PROPHÈTE ACCOMPLIT SA VISITE DES LIEUX SAINTS EN L'AN 7 DE L'HÉGIRE (MARS 629) (SÎRA, II,
370-373)

L'EXPÉDITION DE MU'TA AU MOIS DE JUMÂDA-L-ÛLA DE L'AN 8 DE L'HÉGIRE (SEPTEMBRE 629) (SÎRA,


II, 373-389)

CHAPITRE VII
LA CONQUÊTE DE LA MECQUE AU MOIS DE RAMADÂN DE L'AN 8 DE L'HÉGIRE (JANVIER 630) (SÎRA, II,
389-428)

CHAPITRE VIII
HISTOIRE DES BANÛ JADHÎMA (SÎRA, II, 428-436)

È Â É Î
LE PROPHÈTE ENVOIE KHÂLID DÉTRUIRE AL-'UZZA (SÎRA, II, 436-437)

LES ANÇÂR CRAIGNENT QUE LE PROPHÈTE NE RESTE À LA MECQUE (SÎRA, II, 416)

L'EXPÉDITION DE HUNAYN, APRÈS LA PRISE DE LA MECQUE EN L'AN 8 DE L'HÉGIRE (JANVIER 630)


(SÎRA, II, 437-478)

L'EXPÉDITION DE TÂ'IF EN L'AN 7 DE L'HÉGIRE (MARS 630) (SÎRA, II, 478-488)

LE SORT DES BIENS ET DES CAPTIVES DES HAWÂZIN (SÎRA, II, 488-500)

LE PROPHÈTE PART DE JI'RÂNA VISITER LES LIEUX SAINTS (SÎRA, II, 500-501)

HISTOIRE DU POÈTE KA'B IBN ZUHAYR (SÎRA, II, 501-515)

L'EXPÉDITION DE TABÛK AU MOIS DE RAJAB DE L'AN 9 DE L'HÉGIRE (OCTOBRE 630) (SÎRA, II, 515-537)

LA DÉLÉGATION DES THAQÎF AUPRÈS DU PROPHÈTE ET LEUR CONVERSION À L'ISLAM AU MOIS DE


RAMADÂN DE L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631) (SÎRA, II, 537-543)

ABÛ BAKR CONDUIT LE PÈLERINAGE DES MUSULMANS EN L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631). DIEU
AFFRANCHIT LE PROPHÈTE DE TOUT ENGAGEMENT PRIS AVEC LES PAÏENS (SÎRA, II, 543-559)

L'ANNÉE DES AMBASSADES L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631) (SÎRA, II, 559-592)

LA CONVERSION DES CHRÉTIENS DE NAJRÂN (631) (SÎRA, II, 592-601)

CHAPITRE IX
LE PÈLERINAGE DE L'ADIEU (MARS 632) (SÎRA, II, 601-606)

LE PROPHÈTE S'ADRESSE AUX ROIS ÉTRANGERS (SÎRA, II, 606-608)

EXPÉDITION D'USÂMA IBN ZAYD EN PALESTINE (632) (SÎRA, II, 606)

LES ÉPOUSES DU PROPHÈTE, MÈRES DES CROYANTS (SÎRA, II, 643-648)

LA MORT DU PROPHÈTE (8 JUIN 632) (SÎRA, II, 642-671)>


© Librairie Arthème Fayard, 2004.
978-2-213-64003-7
DU MÊME AUTEUR
Adonis dans la littérature et l'art grecs, C. Klincksieck, 1996, Paris.
Les Idoles ou les divinités arabes préislamiques, C. Klincksieck, 1969,
Paris.
Le Petit Prince, traduction en arabe de l'ouvrage de Saint-Exupéry,
éditions Saint-Paul, 1995, Jounieh (Liban).
Dictionnaire bilitère de l'arabe classique (étude étymologique du
vocabulaire arabe ancien et théorie de la bilitarité en arabe classique),
éditions Saint-Paul, 1998, Jounieh (Liban).
Illustration de couverture
Le credo du monothéisme : « Il n'y a qu'un seul Dieu. » Composition de
l'artiste Kâmil Efendi (1862-1941), dernier calligraphe en chef de la cour
ottomane.
À mes étudiants qui, comme des enfants,
attendaient de semaine en semaine la suite de
cette histoire…
AVANT-PROPOS
Encore une Vie de Mahomet ! dira-t-on. Après des milliers de
biographies du Prophète à travers le monde et dans toutes les langues,
que peut-on encore dire d'original ? Il est vrai, la littérature biographique
du prophète de l'islam est très abondante. Elle va des hagiographies
émues et émouvantes, des apologies convaincues et persuasives, des
recherches savantes et plus ou moins historiques, des études critiques et
plus ou moins négatives, jusqu'aux pamphlets aveugles et passionnés. Sur
la vie de Mahomet, tout a été dit et son contraire.
Je ne veux sacrifier ici à aucun phénomène de mode ni d'actualité. Je
suis, certes, tout à fait conscient de l'immense masse des travaux publiés
sur Mahomet, mais je suis conscient aussi des champs qui restent encore
relativement inexplorés dans ce domaine. Ce n'est pas une nouvelle Vie
de Mahomet. Ce livre ne relèvera, à proprement parler, ni de la théologie
ni de l'histoire de l'islam. Ce sera avant tout une œuvre de philologie et de
clarification, une présentation ordonnée et chronologique de hadiths
anciens, d'anecdotes et de fragments disparates, donnant un récit
authentique et suivi de la vie quotidienne et de l'œuvre du prophète de
l'islam.
Toutes les biographies, toutes les études relatives au Prophète se
réfèrent, en plus du Coran, à quelque quatre ou cinq ouvrages écrits en
arabe entre la fin du VIIIe siècle et le début du Xe siècle. On cite, en
général, Ibn Ishâq et Ibn Hichâm, Ibn Sa'd, al-Wâqidi, al-Mas'ûdi, al-
Bukhâri. Parmi ces auteurs, seuls Ibn Ishâq et Ibn Hichâm ont
entièrement consacré leur ouvrage à la biographie du Prophète et à ses
conquêtes (maghâzi). Les autres n'abordent que partiellement le sujet.
Et il se trouve que l'ouvrage d'Ibn Ishâq et d'Ibn Hichâm est à la fois le
plus ancien et le plus complet. Cependant, son édition arabe la plus
courante compte plus de 1 600 pages in-quarto. Autant dire qu'il est
réservé aux initiés et qu'il ne quitte que rarement les rayons des
bibliothèques spécialisées. Le public arabe et à plus forte raison le public
occidental, dans leur immense majorité, ne l'ont jamais lu. Il s'agit
pourtant, comme nous allons le voir, de la référence incontestable et
absolue à la vie et à l'œuvre du prophète Mahomet et, de plus, d'une
œuvre maîtresse dans l'histoire de l'humanité.
Afin de mieux faire connaître l'histoire de l'islam, j'ai donc entrepris de
condenser, dans des dimensions raisonnables, cet ouvrage monumental.
En toute logique, je l'ai d'abord fait en arabe pour le public arabophone1
et je le présente aujourd'hui en français au public francophone. Sans en
être une traduction littérale, cette édition française est en tous points
comparable à mon édition arabe.
Dès cet avant-propos, je tiens à rassurer le lecteur : je pense avoir
réussi, non sans difficulté, à lui restituer une biographie conforme à la
lettre et à l'esprit de l'original, authentique, sans ajouts ni omissions
notables. Bref, une vie de Mahomet fidèle, de lecture plus facile, racontée
dans la fraîcheur et la spontanéité de la vie à l'époque du Prophète. Le
lecteur aura ainsi sous les yeux un texte vieux de près de douze siècles,
puisé à la source, spontané, direct, sans le voile d'aucun commentaire. Il
pourra lui-même l'apprécier à son aise, en toute liberté.

W.A.
1 Édition arabe en cours de publication (Éditions Rayyès, Beyrouth).
INTRODUCTION

LE BUT DE CET OUVRAGE

On raconte que le calife abbasside al-Mançûr (754-775) reçut un jour


dans son palais le célèbre polygraphe Ibn Ishâq (mort en 767). Le calife
avait à ses côtés son jeune fils al-Mahdi (calife de 775 à 785) :
– Connais-tu ce garçon ? demanda le calife à Ibn Ishâq.
– Oui, répondit-il, c'est le fils du Commandeur des Croyants.
– Va donc composer à son intention un livre qui relate les événements
depuis la création d'Adam jusqu'à nos jours.
Ibn Ishâq repartit. Il composa le livre commandé et revint pour le
présenter au calife. « C'est trop long à lire, objecta le calife. Abrège-le. »
Ibn Ishâq repartit, fit un abrégé de l'ouvrage et le lui présenta à nouveau.
Ce fut la première biographie du prophète Muhammad1.
Malheureusement, elle ne nous est pas directement parvenue. Un demi-
siècle plus tard, Ibn Hichâm (mort en 834) avait encore sous les yeux cet
Abrégé composé par Ibn Ishâq. Il le trouva à son tour trop long et
entreprit de lui donner une nouvelle présentation. « Par souci de
concision, écrivait Ibn Hichâm dans son introduction, je m'en tiendrai à la
seule lignée généalogique qui descend directement d'Ismaël au prophète
Muhammad. J'allégerai le récit d'Ibn Ishâq de tout ce qui ne touche pas
directement le Prophète, n'a pas de rapport avec la révélation du Coran et
n'apporte aucun éclairage nouveau sur ces questions. J'en élaguerai aussi
les poèmes qui semblent maintenant oubliés, ceux encore dont
l'expression serait trop crue ou ceux qui, même aujourd'hui,
offusqueraient un certain nombre de personnes2… »

Peu importe que ce récit ne soit qu'une anecdote. Il reste vrai que
l'ouvrage d'Ibn Hichâm a servi de référence à d'innombrables biographies
ultérieures du prophète Muhammad. On peut même dire que la
Biographie du Prophète (Sîra) d'Ibn Hichâm reste encore aujourd'hui la
référence dans ce domaine. Pourquoi ? Pour les qualités d'érudition de
l'auteur, pour la fiabilité de ses récits, empruntés à des traditions pas
encore trop lointaines de l'époque des événements, et surtout pour la
méthodologie adoptée par Ibn Hichâm. Conscient des variantes, des
lacunes et, parfois, des contradictions des hadiths rapportés sur un même
sujet, il essaie d'en faire une synthèse.
Voici, par exemple, ce qu'Ibn Hichâm écrit dans le préambule de son
récit de la grande bataille de Badr : « Muhammad ibn Muslim, 'Âçim ibn
'Amr, Abdallah ibn Abû Bakr3, Yazîd ibn Rûmân et d'autres parmi nos
maîtres m'ont rapporté de la part d'Ibn 'Abbâs un récit de la bataille de
Badr. Chacun de ces savants en a fait une narration partielle et
incomplète. J'en ai fait moi-même la synthèse pour en reconstituer et
présenter un récit unique et homogène4. » Le même souci de présentation
synthétique d'un récit suivi est formulé par Ibn Hichâm dans les
préambules de la bataille d'Uhud, de la bataille du Fossé, de l'expédition
de Tabûk5 et ailleurs. De plus, dans le récit de l'épisode de la Calomnie
(al-ifk) dont fut victime 'Â'icha, épouse du Prophète, Ibn Hichâm glisse
une petite note personnelle : « Certains narrateurs avaient de cet épisode
un meilleur souvenir que d'autres6. » Mais la synthèse n'est pas toujours
un exercice facile et, sans en diminuer son mérite, il reste encore
beaucoup à faire pour coordonner et ordonner les divers récits rapportés
par Ibn Hichâm.
De nos jours, compte tenu notamment de l'extension de la culture et du
développement de l'intérêt pour les choses de l'esprit, les écrits et les
ouvrages fondamentaux de l'humanité ne sont plus l'apanage de quelques
heureux élus ayant accès à la lecture. Les données de base de toutes les
civilisations et de toutes les religions sont mises à la disposition d'un
public de plus en plus large et de plus en plus avide de connaissance. La
Biographie du prophète Muhammad (la Sîra) d'Ibn Hichâm se trouve
justement parmi ces ouvrages fondamentaux de l'humanité : près d'un
milliard et demi d'hommes adhèrent aujourd'hui à l'islam et croient que
Muhammad est l'Envoyé d'Allah. Mais les 1624 pages de la Sîra éditée
au Caire (pages arabes d'où sont absentes, on le sait, les voyelles brèves
et donc d'au moins un tiers plus denses que les pages en langues
romanes) constituent un obstacle certain à la lecture. Et si l'ouvrage d'Ibn
Hichâm reste un objet d'étude pour les maîtres et les étudiants en
islamologie à travers le monde, on comprend que de très nombreux
arabophones n'aient jamais lu cette source première de l'islam7 et ne la
connaissent que par ouï-dire ou par des citations écrites ou orales, plus ou
moins directes.
Dans ces conditions, nous nous sommes proposé de rendre cette
Biographie du prophète Muhammad accessible au plus grand nombre. En
somme, à près de douze siècles d'intervalle, nous avons plaisir à suivre la
recommandation du calife al-Mançûr et à mettre l'ouvrage d'Ibn Ishâq et
d'Ibn Hichâm à la portée non seulement des enfants de califes, mais à la
portée de tous les enfants du monde, en le leur présentant sous la forme
d'un Épitomé ou d'un Abrégé de l'Abrégé fait, à l'origine, par Ibn Ishâq.
Comme il est impossible de reconnaître dans cette Biographie du
Prophète la part respective de chacun des deux auteurs, on désignera
désormais cet ouvrage, par convention, sous le seul nom d'Ibn Hichâm.
C'est d'ailleurs sous cette appellation qu'il est généralement connu.

COMMENT ATTEINDRE CE BUT

D'abord, nous avons fait un choix : nous en tenir à l'ouvrage d'Ibn


Hichâm. Depuis douze siècles, les biographies du prophète Muhammad
se sont succédé. Il y eut principalement, parmi celles qui nous sont
parvenues, ar-Rawd al-Unuf de Suhayli (mort en 1185). L'auteur y a suivi
la Sîra d'Ibn Hichâm, en y ajoutant quelques détails et des commentaires
explicatifs. Nous connaissons aussi, indirectement, l'ouvrage d'un autre
auteur, Andalou comme Suhayli, Abû Dharr al-Khuchani (mort en 1208),
qui a repris la Sîra d'Ibn Hichâm et en a fait essentiellement le
commentaire philologique. Il nous paraît inutile de citer ici les autres
biographies tardives du Prophète, innombrables, et les commentaires plus
ou moins judicieux qui en ont été faits au cours des siècles. Sachons
simplement que l'ouvrage d'Ibn Hichâm reste la référence incontestée la
plus ancienne et la plus complète que nous possédions de la vie du
prophète Muhammad. « La renommée d'Ibn Hichâm, écrit l'orientaliste
contemporain W. Montgomery Watt, provient surtout de son édition de la
Sîra qui est devenue l'ouvrage fondamental sur la matière8. » Elle a été la
source à laquelle ont puisé presque tous les auteurs ultérieurs de
biographies. C'est donc à juste titre qu'Ibn Hichâm est considéré comme
le biographe officiel du Prophète. Et cela explique notre choix.
Ensuite, nous avons appliqué une méthode : il se trouve en effet que la
Sîra d'Ibn Hichâm est constituée, comme beaucoup d'œuvres arabes
anciennes, d'un ensemble de récits, plus ou moins bien coordonnés, plus
ou moins disparates et quelquefois même contradictoires. Il ne faudrait
surtout pas jeter la pierre à l'auteur : il a déjà tenté à plusieurs reprises,
nous l'avons dit, de composer des synthèses suivies dans sa Biographie
du Prophète. Mais l'esprit de l'époque, attaché aux traditions tribales, plus
attentif au détail du récit qu'à la logique de composition, et la matière
première dont il disposait ne lui ont pas permis de produire un ouvrage
aux normes classiques, au sens où nous l'entendons aujourd'hui : sa
lecture, malheureusement, est presque inaccessible au lecteur du vingt et
unième siècle. Pour son époque, l'ouvrage d'Ibn Hichâm reste cependant
un excellent ouvrage, richement documenté : il a connu un grand succès
et beaucoup d'imitations et de commentaires.
On pourrait avancer plusieurs raisons pour expliquer la difficulté que
nous rencontrons de nos jours à lire la Sîra d'Ibn Hichâm et, en général,
les ouvrages arabes anciens, mais cela dépasserait de loin le cadre de
cette introduction. Nous en retiendrons cependant ici une seule, qui nous
paraît d'importance : c'est qu'Ibn Hichâm était totalement dépendant, dans
la rédaction de son ouvrage, d'une tradition orale et que sa matière
première était entièrement constituée de hadiths.
Pour mieux faire comprendre notre méthode, il nous paraît
indispensable, au préalable, de donner une définition des hadiths, d'en
retracer la genèse et le développement et, enfin, d'expliquer leur rôle dans
la constitution de la doctrine islamique.

Définition des hadiths : la naissance de l'islam dans une bourgade


lointaine du désert d'Arabie, sa doctrine limpide et son extension épique
de par le monde nous sont connues à travers deux sources, le Coran et la
Sunna. Le Coran est la parole du Dieu unique, révélée (descendue) en
langue arabe entre 612 et 632 à Muhammad, son Envoyé, né en 570 à La
Mecque dans la famille des 'Abd al-Muttalib, du clan des Hachémites, de
la tribu des Quraychites. C'est le livre sacré des musulmans.
En plus du Coran, référence capitale de l'islam, les musulmans savent
que le prophète Muhammad, Envoyé de Dieu, a, tout au long de sa vie,
enseigné et étendu la nouvelle religion à toute l'Arabie. Il l'a fait en
paroles et en actions qui complètent de façon pratique le dogme, la loi
religieuse (charî'a) et l'éthique révélés dans le Coran. Les compagnons
du Prophète ont gardé en mémoire les paroles, les gestes, les réactions,
les habitudes, bref, tout ce qui touche de près ou de loin à la personnalité
de Muhammad et à son action. Après sa mort, ils les ont racontés (d'où le
substantif verbal hadîth : récit) à leurs enfants et aux membres de leur
famille et c'est ainsi que, de proche en proche, se sont accumulés dans la
mémoire collective des musulmans des dizaines de milliers de hadiths,
qui rapportaient sur le Prophète des données souvent concordantes, mais
qui, quelquefois, accusaient des divergences et même des contradictions
sur un même sujet.

Développement des hadiths : on sait que la succession du Prophète n'a


pas été chose facile ; à peine vingt-cinq ans après sa mort, la communauté
musulmane a connu des déchirements, des guerres internes et même des
meurtres dans la propre famille du Prophète. Ce fut le grand schisme (al-
fitnatu-l-kubra), qui a divisé la communauté musulmane en deux camps
opposés et qui dure encore. Sans entrer dans les détails, les partisans
d'Ali, les chiites, une petite minorité, se sont séparés de la grande
majorité de la communauté musulmane, restée fidèle à la Tradition, la
sunna, les sunnites.
Ces divisions, politiques à l'origine, ont naturellement envahi le terrain
religieux, et si l'on y ajoute les faiblesses inhérentes à la nature humaine
(intérêts particuliers tirés d'une proximité véridique ou alléguée avec la
famille du Prophète, ambitions personnelles, défaillances de la mémoire,
etc.), on peut aisément comprendre l'existence de certaines contradictions
dans le foisonnement de hadiths après la mort du Prophète. La
communauté musulmane traditionnelle s'en est alarmée et, dans la
première moitié du IXe siècle, c'est-à-dire deux siècles après la mort du
Prophète, elle a cherché à remédier à la situation.
Un savant musulman, Bukhâri (810-870), entreprit de passer au crible
la grande masse des hadiths selon les deux critères suivants : en premier
lieu, la continuité dans la chaîne (isnâd) des rapporteurs de hadiths ; en
second lieu, la crédibilité de ces hommes transmetteurs de hadiths.
Donnons, pour mieux comprendre la méthode, le schéma classique d'un
hadith : « Untel, de la part d'Untel, de la part d'Untel, etc. a raconté
avoir entendu Abû Bakr dire que le Prophète, dans telle circonstance, a
agi comme suit… » Bukhâri a vérifié d'abord qu'il n'y avait pas de rupture
dans le temps entre le dernier transmetteur et Abû Bakr, le compagnon du
Prophète qui a raconté ce hadith. Sur deux siècles, à travers une
transmission exclusivement orale, la vérification n'est pas chose aisée,
mais les anciens en avaient l'habitude et, la science de la généalogie
aidant, il n'était pas impossible d'arriver à une assez bonne certitude.
Cette première épreuve d'enchaînement historique étant réussie, Bukhâri
a soumis les hadiths à un second critère : la crédibilité personnelle de
chacun de ces transmetteurs. Et c'est là que les choses se compliquent,
puisqu'on entre dans le domaine du subjectif. À ce moment, Bukhâri a eu
recours, dans la grande majorité des cas, à une sorte de consensus général
qui gomme pour ainsi dire les doutes et les différences personnelles
d'appréciation : le hadith en question passe l'épreuve définitive et il est
alors déclaré authentique (çahîh). Ainsi, Bukhâri a réuni dans un ouvrage
qu'il a appelé précisément Çahîh tous les hadiths qui lui ont paru
authentiques. Presque à la même époque, cinq autres savants musulmans
se sont livrés séparément à la même tâche et ont publié leurs propres
recueils de Hadiths authentiques. La plus célèbre de ces collections de
hadiths canoniques reste cependant le Çahîh de Bukhâri.

Coran et sunna : on a pu le remarquer, ce travail d'authentification n'a


jamais abordé la question de la véracité du contenu même du hadith. Tout
simplement parce que, dans un contexte de tradition et de consensus
général, elle ne se posait pas. Et si l'on vient à relever des divergences et
quelquefois des contradictions entre ces Hadiths authentiques, ce ne sont
que des détails jugés secondaires. Cela n'entame en rien la croyance
globale des fidèles en la tradition.
Il nous a paru nécessaire de rappeler ainsi, au préalable et de façon
brève, la définition d'un hadith et la manière de l'authentifier. L'ensemble
des hadiths, authentifiés et consignés par écrit dans des recueils
canoniques, constituent la sunna, c'est-à-dire la voie tracée par le
Prophète. Coran et sunna, répétons-le, constituent inséparablement la
source du dogme, du rituel, des lois (charî'a) et de l'éthique dans l'islam.

Notre méthode

Après cette longue mais, nous semble-t-il, utile et nécessaire


parenthèse, il est possible à présent de revenir à l'exposé de notre
méthode.
Même après la sélection qu'on vient d'évoquer, une telle profusion de
hadiths, qui racontent longuement la vie des Arabes depuis le passé
mythique jusqu'à la geste de leur prophète, donnait à réfléchir. On aurait
pu extraire de ces hadiths un contenu abstrait et fondre l'ensemble dans
une biographie raisonnée et linéaire du Prophète. Cette biographie aurait
pu exposer, dans le temps, les thèmes de la vie de Muhammad : ses
origines, sa naissance, son adolescence et ses activités avant la révélation
de sa mission, les ralliements et les oppositions suscités par cette mission,
sa fuite à Médine, ses expéditions militaires pour imposer l'islam en
Arabie et son triomphe final. On aurait pu y ajouter un portrait physique,
psychologique et moral de l'homme et compléter cet exposé thématique
ou chronologique par des détails puisés à des sources postérieures à Ibn
Hichâm. Tout cela a été fait, à travers le temps, et souvent bien fait, avec
des commentaires philologiques, religieux, historiques ou
philosophiques.
Ces biographies, plus ou moins méthodiques, relèguent nécessairement
à l'arrière-plan le texte arabe qui a été à l'origine de toutes ces
constructions de l'esprit : même si elles sont fidèles aux données
historiques, elles restent toujours des constructions abstraites. Pour toutes
ces raisons, nous avons fait un autre choix. Ayant un accès direct à la
langue arabe ancienne, nous avons estimé qu'il serait dommage de ne pas
en faire bénéficier le public non arabophone et, pour utiliser une
métaphore à la mode, nous nous sommes proposé de lui raconter l'épopée
du prophète de l'islam dans la fraîcheur première de son environnement
familial, social, culturel et religieux.
À cet effet, nous avons tiré précisément avantage de cette mine
inépuisable de hadiths, de cette forme de récits partiels, morcelés, faits au
jour le jour par petites touches successives, parfois disparates, pour voir
apparaître enfin cette fresque, ce tableau monumental qui couvre toute
l'étendue des sables d'Arabie. En d'autres termes, à travers de petites
histoires quotidiennes, nous avons vu émerger et s'imposer la grande
Histoire. Mais une contrainte sévère s'est imposée à nous : il fallait
réduire les quatre volumes de la Sîra d'Ibn Hichâm en un seul volume
accessible au lecteur, sans toucher à l'essentiel, sans trahir ni déformer.
La tâche n'était pas aisée, car chaque détail, banal en apparence, a son
intérêt pour le spécialiste, mais en est-il de même pour le lecteur
d'aujourd'hui ?
Puisque la Sîra d'Ibn Hichâm, la référence de base, reste intégralement
sauve entre les mains des spécialistes, il n'est pas interdit, il est même
juste, pensons-nous, d'en faire bénéficier le public. Pour cela, il ne s'agit
pas de condenser ni de résumer dix pages, par exemple, d'Ibn Hichâm en
une ou deux pages de notre version. Le travail est tout autre. Pour mieux
comprendre notre démarche, prenons, au hasard, l'exemple du récit de la
mort de 'Abd al-Muttalib, grand-père de Muhammad. Ibn Hichâm raconte
cet événement en dix pages, il rapporte trois hadiths concordants sur la
date de cette mort : Muhammad avait huit ans et cela s'est produit huit
ans après l'année de l'éléphant, date probable de la naissance de
Muhammad. Un autre hadith rappelle, lui, que le grand-père de
Muhammad avait six filles dont il mentionne le nom. Chacune a composé
un poème panégyrique de leur père avant sa mort et les poèmes sont
intégralement cités. Vient ensuite une généalogie des transmetteurs de ce
hadith. Deux autres hadiths rapportent chacun un long poème composé
par des admirateurs du grand-père du Prophète ; suivent des explications
et des commentaires de ces poèmes. Enfin, on apprend par un hadith que
le grand-père de Muhammad avait la charge de fournir aux pèlerins la
boisson sacrée du puits de Zamzam et que son fils 'Abbâs lui avait
succédé dans cette charge.
Pour nous, il s'agissait de coordonner le contenu des hadiths en
question pour en dégager ce qui intéresse directement la vie de
Muhammad. Tout le reste n'a d'importance, encore une fois, que pour les
spécialistes. Ce travail paraît simple, parce que nous avons choisi un
exemple simple. En général, les données sont bien plus complexes ; le
choix des hadiths, la coordination de leur contenu, leur insertion l'un dans
l'autre pour en tirer un récit suivi et homogène, tout cela est encore
complexe. Notre travail n'est donc ni un résumé ni un condensé. C'est, en
quelque sorte, une reconstruction du récit.
Ainsi, pour mener à bien ce travail, nous avons pris du recul et essayé
d'élaguer tout ce qui, aujourd'hui, n'intéresse plus directement la
biographie ni l'œuvre du prophète Muhammad : par exemple, les annales
des tribus arabes avant l'islam, les récits de leurs querelles séculaires, la
description de leur paganisme et l'énumération de leurs divinités ; par
exemple encore, les listes des combattants, avec leur appartenance
tribale, qui ont participé à telle ou telle bataille, ou qui y ont été tués (à
l'exception, bien sûr, des acteurs les plus proches du Prophète et de ceux
dont les noms sont restés dans l'histoire) ; par exemple, la suite des
chaînes de rapporteurs et le dédale de la transmission des hadiths ; par
exemple, les poèmes de circonstance et leurs commentaires dont le
contenu littéraire s'est estompé face à l'importance de l'événement
historique, etc. Mais, ne va-t-on pas, à force d'élaguer, se trouver en
présence d'un texte réduit à un schéma aride et sans intérêt ?
Nous ne le croyons pas – le lecteur, en tout état de cause, en jugera.
Sans dénaturer en quoi que ce soit le texte original, tout en respectant son
authenticité absolue et dans sa lettre et dans son esprit, tout en
maintenant, autant qu'il est possible, son ordonnance ancienne, nous
avons cherché à présenter au lecteur d'aujourd'hui, dans des dimensions
raisonnables, un récit suivi des événements de la vie et de l'œuvre du
prophète Muhammad, qui conserve son attrait originel. Ainsi, nous avons
gardé la forme anecdotique de l'exposé, qui peut paraître un peu
improvisée et quelque peu décousue, mais qui, en réalité, cerne
concrètement le sujet et en donne finalement une perception globale et
vivante. Nous pensons, par exemple, aux exposés doctrinaux, à la
description des batailles, aux démêlés avec les juifs de Médine, etc. Nous
n'avons pas hésité non plus à maintenir quelques détails historiques sur la
vie quotidienne des Arabes à l'époque du Prophète, sur leur façon de
vivre à La Mecque ou à Médine, sur leurs habitudes alimentaires et
vestimentaires, sur leur fougue dans les combats sanglants ou sur leur
habileté à esquiver les coups mortels, sur leur façon de parler, de jurer, de
s'injurier, etc.
En revanche, nous nous sommes strictement interdit d'ajouter au texte
d'Ibn Hichâm quelque commentaire, quelque interprétation personnelle
que ce soit ou d'y pratiquer quelque omission significative que ce soit,
susceptibles de trahir la volonté de l'auteur ; nous n'avons pas tenté de
faire un choix critique entre ce qui paraît vrai, vraisemblable ou
apocryphe. Cela aurait été une déviation, pour ne pas dire un reniement
de l'objectif de cet ouvrage. Nous n'avons pas non plus jugé utile de faire
ici la distinction entre les conquêtes (maghâzi) et la biographie (sîra) du
Prophète.
En réalité, nous connaissons très peu de choses sur la vie de
Muhammad avant quarante ans, âge auquel il a reçu sa mission
prophétique. Depuis cet événement décisif, sa vie personnelle se confond
avec sa prédication de l'islam, avec ses souffrances et ses combats pour
établir la nouvelle religion et la faire triompher dans toute l'Arabie. Le
lecteur aura peut-être le sentiment qu'Ibn Hichâm fait la part trop belle
aux récits de batailles et de conquêtes (maghâzi) dans la vie du Prophète.
Mais, à y regarder de plus près, il comprendra que la vie personnelle de
Muhammad, la révélation de l'islam, son extension et son triomphe final
sont intimement liés et inséparables. On peut dire que toute la vie du
Prophète a été un long combat, au cours duquel il recevait ses directives
divines et les transmettait à ses fidèles comme à ses opposants. C'est, par
exemple, au cœur de sa profonde douleur devant le corps atrocement
mutilé de son oncle que le Prophète reçoit la révélation de l'abolition de
la loi du talion ; c'est au cours d'une expédition militaire contre les juifs
de Khaybar que les musulmans apprennent les interdits alimentaires et
certaines règles de comportement en islam. On pourrait en dire autant de
bien des prescriptions de l'islam, révélées sur le champ même des
batailles, dans les situations les plus dramatiques.
En somme, en dépit de la difficulté de cette entreprise visant à
présenter, avec une scrupuleuse fidélité, en près de quatre cents pages, les
1624 pages d'Ibn Hichâm, le seul et unique mérite auquel nous
prétendions est qu'à l'aube du XXIe siècle, à partir d'une énorme
compilation de récits parcellaires, quelque peu disparates et parfois
contradictoires, nous ayons composé et mis en forme une œuvre qui fait
revivre, avec peut-être ses lacunes et ses excès, une authentique et
prodigieuse tranche d'histoire, qui a révolutionné le monde : l'histoire de
la naissance de l'islam et de son prophète.
CHOIX DE L'ÉDITION DE RÉFÉRENCE

Les manuscrits de la Sîra d'Ibn Hichâm se trouvent pour la plupart


dans les bibliothèques des grandes villes d'Europe. Mais, depuis que
Napoléon Bonaparte, lors de l'expédition d'Égypte en 1798, a fait venir
du Saint-Siège une imprimerie en caractères arabes et l'a fait installer à
Bûlâq (un quartier du Caire), les éditions de la Sîra se sont répandues un
peu partout dans le monde arabe et islamique. Citons-en les principales9 :
– l'édition de F. Wüstenfeld, en trois volumes, à Göttingen en
Allemagne, 1858-1860 ;
– l'édition de Bûlâq, à l'imprimerie officielle du Caire, en trois
volumes, 1295 H/1878 ;
– l'édition d'al-Bâbi al-Halabi au Caire, en deux volumes, 1355 H/1936
(1 éd.) et 1375 H/1955 (2e éd.).
re

D'autres éditions existent naturellement, mais elles ne présentent que


peu d'intérêt pour notre travail. Citons, pour l'anecdote, l'édition faite en
marge d'ar-Rawd al-Unuf de Suhayli, Le Caire (1332 H/1914), et
l'édition faite en marge de Zâd al-Ma'âd fî huda khayri-l-'ibâd (1333
H/1915).
La plus savante et la plus critique de ces éditions est celle de
Wüstenfeld ; elle est malheureusement la moins répandue ; elle date de
1860 et ne peut être consultée que dans les bibliothèques spécialisées.
Après elle, l'édition qui nous paraît la plus soignée, avec un apparat
critique scrupuleux, la mieux commentée, et, à juste titre, celle qui est la
plus connue dans le monde arabe (et la plus copiée !), est celle d'al-Bâbi
al-Halabi, publiée au Caire, en 2e édition, en 1375 H/1955. C'est celle que
nous avons prise comme référence et c'est à elle, au début de chaque
chapitre, que nous renvoyons le lecteur, arabisant ou arabophone, avide
de connaître un épisode de cet Abrégé dans tous ses détails ou désireux
de lire le texte complet en arabe de la Sîra d'Ibn Hichâm.
1 Mahomet est la forme francisée du nom du Prophète, mais sa forme en arabe classique est
Muhammad (prononcé Mouhammad). C'est celle que préfèrent aujourd'hui les arabisants et que
nous allons désormais adopter. Les autres formes de ce nom sont simplement dialectales et varient
selon les régions du monde islamique.
2 IBN HICHÂM, as-Sîra-n-nabawiyya, 2e édition, Le Caire, 1375 H/1955. 4 tomes en 2 vol.,
XXIV-834 et 766 pages. Éditeurs : Saqqâ (Muçtafa), Abyâri (Ibrâhîm) et Chalabi ('Abd al-Hafîdh),
I, p. 4.
3 Abû Bakr : c'est ce qu'on appelle une kunya, une façon respectueuse de nommer quelqu'un en
citant le nom de son fils aîné. L'élément abû (le père de) se décline avec des voyelles longues :
abû, abâ, abî. Quel qu'en soit le cas dans le contexte, nous adopterons la forme du nominatif abû,
par souci de simplification.
4 Sîra, I, p. 606.
5 Sîra, II, p. 60, 214 et 516.
6 Sîra, II, p. 297.
7 Islam : les règles de l'édition sont aujourd'hui établies et couramment appliquées en ce qui
concerne l'orthographe de judaïsme, juifs et christianisme, chrétiens : pas de majuscule à l'initiale.
En revanche, elles restent hésitantes quant à l'orthographe d'islam et musulmans. En principe, le
terme Islam débute par une majuscule lorsqu'il désigne une époque historique et s'écrit en
minuscule pour désigner une religion, au même titre que le judaïsme et le christianisme.
Cependant, il est souvent malaisé de distinguer ces deux acceptions d'un même terme. Si l'on
ajoute à cette difficulté les interférences orthographiques entre le français et l'anglais, avec
l'inflation abusive de l'usage des majuscules, on comprendra que, par souci de simplification et
d'harmonisation, on ait choisi d'écrire uniformément islam en minuscule.
8 Encyclopédie de l'islam, 2e éd. s.v. Ibn Hishâm, III, p. 824a.
9 Le calendrier musulman est lunaire, avec douze lunaisons de 29 ou 30 jours et une année de
354 jours. Il commence à la date de l'Hégire, en 622 de l'ère chrétienne. Comme l'année du
calendrier solaire compte 365 jours, le décalage de 622 ans entre le calendrier grégorien et le
calendrier musulman se réduit d'une unité tous les 33 ans. Il est convenu, entre les orientalistes, de
donner la date d'un événement du monde arabe ancien à la fois en calendrier grégorien et en
calendrier musulman. C'est ce que nous avons fait dans le présent ouvrage.
PROLÉGOMÈNES
ou
QUELQUES NOTIONS PRÉLIMINAIRES
Il nous a paru nécessaire de regrouper sous ce titre général des
éléments divers et difficiles à hiérarchiser, qui aideront à mieux situer la
vie du Prophète arabe et à la mieux comprendre dans son environnement
géographique, social, religieux et culturel.

I. L'ARABIE À L'AVÈNEMENT DE L'ISLAM

Il convient dès à présent de prévenir le lecteur : aussi vivante que


puisse être cette tranche d'histoire que représente la biographie de
Muhammad, elle reste toutefois pour le grand public occidental une page
d'histoire ancienne qui nécessite une attention et un intérêt soutenus. Il lui
faut faire l'effort de remonter quatorze siècles dans le temps et, plus
encore, de voyager dans une autre civilisation où l'échelle des valeurs est
différente, où la façon de vivre et de s'exprimer est différente et, pour tout
dire, l'effort de s'aventurer dans un autre monde. Afin d'atténuer le choc
du dépaysement, nous avons posé quelques jalons sur la situation de
l'Arabie à l'avènement de l'islam.

Les données socio-économiques

L'Arabie est un immense plateau de steppes désertiques bordé au nord


(la Syrie et la Mésopotamie) et au sud (le Yémen et le Hadramaout) par
une frange de terres fertiles. Des arbustes permanents, des buissons
d'espèces aromatiques (encens, myrrhe, gomme arabique, etc.)
réussissaient à se maintenir dans ces steppes arides. D'autre part, les rares
pluies d'hiver couvraient d'une végétation verdoyante les plaines et les
dépressions de ces contrées où les Bédouins élevaient, non sans
difficulté, des troupeaux de petit bétail et de chameaux. Mais, depuis
longtemps, les pluies se faisaient de plus en plus rares et le désert total
(ar-rub' al-khâli), où il n'y avait plus âme qui vive, s'étendait toujours
davantage.
Heureusement, ce désert était égayé par quelques sources d'eau qui
jaillissaient des massifs montagneux (par exemple, près de Sanaa au
Yémen et près de Tâ'if dans le Hijâz). Les habitants en profitaient pour y
cultiver des céréales, des légumes, de la vigne et des arbres fruitiers.
Encore plus utiles étaient les puits et surtout les oasis qui jalonnaient ces
espaces de sables mouvants, jalons connus des seuls nomades et des
convoyeurs de caravanes.

Les nomades. Ces conditions climatiques expliquent le mode de vie


des habitants de cette presqu'île que les Arabes se plaisent à appeler l'île
des Arabes. Des Bédouins, groupés en tribus, en clans et en familles,
nomadisaient, à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux, dans des
territoires plus ou moins spacieux, dont ils s'assuraient la propriété
exclusive, au besoin par la force. Jaloux de ce titre de propriété, ils
refusaient aux groupes de pèlerins et aux caravanes de commerce le droit
de passage à travers leur territoire, ou ils le leur accordaient contre
rétribution. Et lorsque les temps devenaient trop durs, ces Bédouins
pratiquaient la loi du désert, c'est-à-dire la razzia (ghazwa), une sorte de
coup de main rapide et violent, sans intention de tuer, contre une
caravane, une tribu riche ou une oasis, pour ramener du butin, qui pouvait
être des denrées alimentaires, des armes, des vêtements, des objets utiles
(une aiguille à coudre !), des bijoux (colliers de femme), des troupeaux et
aussi, dans les batailles, des femmes captives. C'était un simple geste de
survie, qui se pratiquait partout ailleurs, mais que les Arabes
transcendaient en un haut fait, objet de fierté et même de jactance, chanté
dans des poèmes aux accents épiques.
Mais si, dans ces razzias, le sang était versé, c'était la loi de la vendetta
qui s'appliquait – homme pour homme –, avec des guerres intertribales
sans fin, ou, au mieux, paiement du prix du sang (diya), généralement en
nature (des biens ou du bétail). Cependant, toute attaque, toute guerre
étaient suspendues pendant les mois sacrés de l'année (trois ou quatre), en
particulier pendant le mois du pèlerinage (dhû-l-hijja). De même était-il
interdit, comme un grave sacrilège, de verser le sang dans l'enceinte
sacrée des lieux de pèlerinage. Le prophète Muhammad, nous le verrons,
a dû réparer des fautes de cette nature commises par certains de ses
émissaires.
Dans leurs transhumances perpétuelles, les nomades, tout comme les
caravanes, étaient toujours à la recherche de points d'eau. Ces rendez-
vous forcés dans le désert devenaient donc des lieux de rencontre, des
lieux où l'on échangeait des informations sur les tribus et sur les
caravanes, des lieux où l'on recherchait aussi le renseignement
stratégique.

Les sédentaires. Au milieu des steppes incultes se trouvaient un certain


nombre d'oasis où vivaient des Arabes sédentaires, des descendants de
nomades, cultivant la terre, élevant du bétail et se livrant à quelques
activités artisanales : travail du cuir, fabrication d'ustensiles, d'armes,
d'armures, de bijoux, etc. C'étaient, pour les Bédouins, de véritables
centres commerciaux où ils venaient vendre les produits de leurs
troupeaux pour acheter ceux de la ville. Les sédentaires restaient ainsi en
relation étroite avec les nomades et gardaient les traditions et les
coutumes de leurs ancêtres. Citons quelques oasis célèbres : Yathrib (la
future Médine), Taymâ', Khaybar, Fadak, etc.
La Mecque, patrie de Muhammad, n'était pas une oasis, mais une cité
commerçante, établie autour d'un sanctuaire qui assurait une protection à
tous les pèlerins et donc au commerce. Son emplacement était au
carrefour entre le Yémen et la Syrie, l'Abyssinie (l'Éthiopie) et l'Irak. Les
bédouins fréquentaient La Mecque pour y trouver les produits importés
des quatre coins du monde. C'est souvent par La Mecque que l'Occident
méditerranéen se procurait les marchandises précieuses de l'Inde (soie,
épices, etc.) et l'encens de l'Arabie heureuse (le Yémen). Centre religieux
et commercial, La Mecque était aussi un centre financier : d'Aden à Gaza
ou à Damas, les Mecquois avaient établi un réseau de crédit, sorte
d'établissement financier, qui tenait aussi les notables des tribus voisines
dans l'orbite de La Mecque. Le Coran n'a pas été révélé dans un désert.

L'environnement religieux et politique


La cité de La Mecque était gouvernée par un sénat (mala') formé par
les chefs de tribus ou de clans et théoriquement indépendant. Les
décisions y étaient prises à l'unanimité, mais en fait les chefs de clan les
plus importants, les plus riches ou les plus habiles forçaient en quelque
sorte l'adhésion des autres. Du temps de Muhammad, deux clans tenaient
le devant de la scène : le clan des Banû Hâchim, auquel appartenait
Muhammad et qui est représenté aujourd'hui par la dynastie hachémite de
Jordanie, et le clan des Banû Umayya, auquel appartenait Abû Sufyân,
principal opposant au Prophète et qui a donné son nom à la brillante
dynastie des Umayyades (661-750).
Trois grandes puissances étrangères étaient en relation avec l'Arabie :
les Byzantins au nord, les Perses sassanides au nord-est, et les Abyssins
(Éthiopiens) au sud-ouest, tous chrétiens. Les Byzantins et les
Sassanides, en perpétuel conflit, se faisaient la guerre en envahissant à
tour de rôle les provinces qui séparaient leurs capitales. Les Éthiopiens
étaient plutôt du côté de Byzance. Plus tard, par lassitude, les populations
de ces provinces vont presque ouvrir les bras au conquérant musulman.
Par ailleurs, pour se protéger des razzias bédouines, par définition
imprévisibles et irréductibles, les Byzantins avaient installé à leurs
frontières avec l'Arabie des principautés arabes chrétiennes, les
Ghassanides, chargées de contenir les incursions bédouines.
Parallèlement, les Perses sassanides avaient installé à leurs frontières les
chrétiens Lakhmides, avec pour capitale Hîra, devenue un centre de
culture arabe, fréquenté par des poètes, des annalistes et, plus tard, des
historiens arabes. Les Arabes et les Mecquois en particulier entretenaient
des relations commerciales et, naturellement, culturelles avec ces empires
chrétiens.
Ainsi, trois religions cohabitaient en Arabie à l'avènement de l'islam :
le judaïsme, le christianisme et le paganisme. Les religions monothéistes
étaient établies dans des cités ou des oasis riches comme Najrân, Yathrib
(future Médine), Khaybar, etc. Le paganisme était plutôt répandu à Tâ'if,
à La Mecque, vivant à l'ombre de son sanctuaire qui accueillait un
pèlerinage annuel, et parmi les nomades qui sillonnaient sans cesse le
désert d'Arabie. Leur paganisme, après la disparition presque totale du
paganisme gréco-romain et au contact des monothéismes judéo-chrétiens,
était traversé par des courants de religiosité diffuse, sans structure
théologique rigide, sans fanatisme non plus. Dans un syncrétisme
étonnant, il pouvait, autour d'un rituel sacré et immuable, accueillir des
divinités nouvelles, même le Dieu des juifs ou celui des chrétiens, même
le Dieu de Muhammad. L'essentiel était de ne pas toucher au rituel
ancestral, de ne pas abandonner les divinités adorées par les ancêtres et,
enfin, de garder les valeurs morales qui avaient fait la grandeur des
Arabes : le code de l'honneur, la générosité, l'hospitalité, la fidélité à la
parole donnée, la bravoure au combat, etc. Un mot exprime toutes ces
qualités : murû'a, la qualité de l'homme accompli (un peu la virtus des
Romains).

II. L'IDENTIFICATION PERSONNELLE D'UN ARABE

Un Arabe était en général désigné comme suit :

Prénom, ism : Khâlid, 'Umar, Hind, Fâtima, 'Abd Allâh (esclave de Dieu).

Nom du père :
ibn al-Walîd (fils de Walîd). Al, c'est l'article
défini.
bint al-Jazzâr (fille de Jazzâr)

Nom du fils
aîné : abû Tâlib (père de Tâlib) ; cette appellation
(kunya) était une marque d'amitié ou de respect.
Pour désigner une femme, on dira
couramment umm Hâni (mère de Hâni).
abû et umm peuvent aussi, à partir de la
notion de possession, désigner un surnom ou un
sobriquet : Bourqîba, qui a un petit cou.

Nom de la tribu : Banû Thaqîf, la tribu des Thaqîf ; Banû est le pluriel de ibn.

Hichâm ibn al-Kalbi, Hichâm, de la tribu des Kalb.


Origine
tribale :

Origine Muçtafa al-Halabi, Muçtafa, originaire d'Alep.


géographique :

III. NOTICE GÉNÉALOGIQUE DE MUHAMMAD

En vue de faciliter la lecture de cette biographie du Prophète, nous


avons établi en annexe un index raisonné des principales personnalités
citées dans le texte, précisant leur relation avec le Prophète ou le rôle
qu'elles ont joué dans les événements racontés. Mais, dès à présent, il ne
nous paraît pas inutile de donner une esquisse succincte des noms de la
proche parenté du Prophète.
Faisant partie de la tribu des Quraych, Muhammad appartenait au clan
des Hâchim. Son grand-père s'appelait 'Abd al-Muttalib.
'Abd al-Muttalib eut, avec Fâtima, du clan des Makhzûm, cinq filles et
trois garçons : Zubayr, Abû Tâlib et 'Abd Allâh. 'Abd al-Muttalib eut
aussi, avec d'autres épouses, une fille et sept garçons dont : Hamza,
'Abbâs et Abû Lahab.
Comme 'Abd Allâh est le père de Muhammad, les autres fils de 'Abd
al-Muttalib sont donc les oncles paternels ou les demi-oncles paternels de
Muhammad.
Âmina est la mère de Muhammad.
Abû Tâlib, frère de 'Abd Allâh, eut trois fils, dont 'Ali et Ja'far. Ils sont
donc les cousins germains de Muhammad.
Muhammad épousa Khadîja et une dizaine d'autres femmes, dont
'Â'icha, Hafça, Zaynab bint Khuzayma, Umm Salama, Zaynab bint
Jahch, Juwayriya, Umm Habîba, Çafiyya et Maymûna.
Muhammad eut de Khadîja trois fils : al-Qâsim, at-Tâhir et at-Tayyib,
tous trois morts en bas âge ; et quatre filles : Zaynab, Ruqayya, Umm
Kulthûm et Fâtima. Muhammad était quelquefois appelé, par déférence,
Abû-l-Qâsim (kunya).
'Ali, cousin germain de Muhammad, épousa sa fille Fâtima, qui donna
naissance à Hasan et à Husayn, les deux petits-fils du Prophète.

IV. GUIDE DE LECTURE DES MOTS ARABES

Les consonnes
En dépit de tous les progrès réalisés dans la typographie, il subsiste
encore des problèmes sérieux dans la transcription des mots arabes. Les
difficultés sont de deux natures : celles qui sont dues à la diversité des
dialectes arabes et, en second lieu, celles qui sont liées à l'inadéquation
du clavier strictement latin à la phonétique arabe.
On sait que les Arabes, depuis l'Atlantique jusqu'au golfe arabo-
persique, parlent couramment des dialectes qu'ils n'écrivent pas. Pour
prendre un exemple connu, on entend le nom du prophète arabe prononcé
Mhammad, Mhammed, Mhomm'd, etc. Mais tous ces peuples se réfèrent
à la prononciation coranique et donc classique aujourd'hui : Muhammad.
Dans ces conditions, il serait plus simple de se référer en France aussi à
cette prononciation et à cette transcription. Il est certes tout à fait naturel
et légitime de continuer à écrire et à prononcer la forme Mahomet,
francisée de longue date, mais nous devons, me semble-t-il, abandonner
la forme Mohammed, forme hybride qui n'a jamais existé ni en dialectal
ni en classique. On devrait en faire autant des Koreich, Ohod, Zemzem,
etc.
Cela ne résout cependant pas le problème posé par la disparité des
deux claviers arabe et latin. Il a été relativement facile de rendre compte
d'un bon nombre de consonnes arabes par une combinaison de lettres
fournies par le clavier latin :

–' Hamza, occlusive glottale sourde. Imperceptible en initiale, le hamza médian


marque un hiatus, une coupure (Moïse) ; le hamza final marque un arrêt brusque
du souffle.

Th Th anglais (three). Fricative interdentale sourde.

Kh J (khôta) espagnol.

Dh Th anglais (the).

R, R, r espagnol, roulé, apical.


r

Ç, S, s français, emphatisé (en faisant vibrer le voile du palais).


ç
'– 'Ayn, fricative pharyngale sonore.

Gh R, r français, exagérément grasseyé.

Q Q, q français, un peu emphatisé.

N, N, n français, jamais nasalisé (Salmân = Salmâne).


n

H, H, h anglais (history) aspiré.


h

W, W, w anglais en initiale (war).


w

Y, Y, y anglais en initiale (year).


y

Mais la transcription spécifique des quatre consonnes suivantes n'a pas


été possible :

Hâ' Spirante pharyngale sourde, comme dans Muhammad. On devra se contenter


d'un simple h.

Dâd D, d français, emphatisé (en faisant vibrer le voile du palais).

Tah T, t français, emphatisé (en faisant vibrer le voile du palais).

Dhah The anglais (the), emphatisé (en faisant vibrer le voile du palais).

Conscient d'avoir sacrifié la fidélité littérale, nous avons ainsi renoncé


à toute translittération avec des signes diacritiques, à regret, certes, mais
dans le seul souci de faciliter la lecture. Le lecteur français ne sera
probablement pas sensible à cette frustration, tandis que les arabisants et
les arabophones ne nous en voudront pas et sauront aisément reconnaître
et restituer les consonnes d'origine.
N.B. Les autres consonnes de l'alphabet se prononcent comme en
français.

Les voyelles

a, â a français bref (talent) et long (château).

i, î i français bref (image) et long (une île).

u, û ou français bref (oubli) et long (une voûte).

Remarque : Il n'y a pas de diphtongue en arabe. Quraych se prononcera


Quraïch et non Quréch.
L'ARABIE AU TEMPS DU PROPHÈTE MUHAMMAD
CHAPITRE PREMIER

La naissance d'un prophète attendu


Le prophète Abraham supplia Dieu :

« Notre Seigneur !

Envoie-leur un prophète pris parmi leur nation :

il leur récitera tes versets ;

il leur enseignera le Livre et la Sagesse ;

il les purifiera.

Tu es le Tout-Puissant, le Sage ! » (Coran, 2, 129.)

UNE GÉNÉALOGIE SANS TACHE (SÎRA, I, 4-12 ET 108-110)

La généalogie de l'Envoyé de Dieu, dit Ibn Hichâm, remonte à


Abraham et, de lui, à Adam. Mais, si Dieu le veut, je vais commencer ce
livre par Ismaël, fils d'Abraham, et par la descendance d'Ismaël, en ligne
directe, qui a donné naissance au Prophète. Je laisserai de côté, pour
abréger, les autres descendants d'Ismaël.
Ismaël, fils d'Abraham, eut douze fils. Il vécut, dit-on, cent trente ans.
À sa mort, il fut enseveli dans les fondations de la Ka'ba près de sa mère
Hâjar, qui était d'origine égyptienne tout comme l'était Mâria, mère
d'Ibrâhîm, fils du prophète Muhammad. C'était une concubine qu'avait
offerte au Prophète Muqawqis, le maître de l'Égypte. C'est pourquoi le
Prophète avait recommandé : « Si vous faites la conquête de l'Égypte,
traitez bien sa population. Mettez les Égyptiens sous la protection de
Dieu, ces hommes au teint bronzé, aux cheveux crépus, qui vivent dans
des maisons en terre noire battue. Car ils ont une ascendance noble par
alliance. » Tous les Arabes descendent d'Ismaël.
À l'époque de Rabî'a, roi du Yémen, deux prêtres, appelés Satîh et
Chiqq, annoncèrent aux Arabes qu'ils auraient un Messager, Envoyé de
Dieu, un prophète qui recevrait la Révélation d'en haut et dont la nation
aurait la royauté jusqu'à la fin des temps, jusqu'au moment où seraient
assemblés les premiers et les derniers, où les gens de bien seraient
heureux et les méchants malheureux. L'histoire des Arabes abonde en
récits et en histoires qui illustrent le caractère sacré et prédestiné du
sanctuaire de la Ka'ba : Dieu a toujours repoussé loin du Sanctuaire, par
des miracles manifestes, toutes les attaques ennemies.
Parmi la descendance d'Ismaël se trouva Hâchim ibn 'Abd Manâf,
l'aïeul direct du Prophète. Hâchim eut cinq filles et quatre garçons : il eut
ainsi 'Abd al-Muttalib ibn Hâchim, ses frères et ses sœurs. 'Abd al-
Muttalib ibn Hâchim, à son tour, eut dix garçons et six filles : il eut ainsi
'Abd Allâh, ses frères et ses sœurs. 'Abd Allâh ibn 'Abd al-Muttalib
donna naissance à Muhammad ibn 'Abd Allâh ibn 'Abd al-Muttalib,
l'Envoyé de Dieu, le plus noble des fils d'Adam. Sa mère était Âmina,
fille de Wahb ibn 'Abd Manâf ibn Zuhra ; la mère d'Âmina était Barra,
fille de 'Abd al-'Uzza. Le Prophète a dit : « Depuis que j'ai été dans la
moelle d'Adam, les nations, à toutes les générations, n'ont cessé de
vouloir s'attribuer ma naissance. En fait, je descends des deux meilleures
lignées chez les Arabes : Hâchim et Zuhra. »
L'Envoyé de Dieu est donc le plus grand des fils d'Adam par son
mérite et le plus noble par son père et par sa mère.

LE PUITS DE ZAMZAM (SÎRA, I, 110-111 ET 142-147)

Il y avait dans le sanctuaire de La Mecque un puits appelé le puits


d'Ismaël fils d'Abraham. Ce puits avait été comblé et couvert de terre.
Voici son histoire : sur les instances de Sâra, son épouse légitime,
Abraham répudia Hâjar, sa concubine, avec son fils Ismaël. Il les
emmena dans le désert et les y abandonna. Hâjar erra dans le désert avec
son petit enfant. Ismaël était malade de soif ; sa mère l'allongea sur le
sable et partit lui quérir de l'eau. En vain. Devant aç-Çafa, elle pria Dieu
et implora son aide pour son fils ; elle fit de même devant al-Marwa1.
Dieu envoya alors l'ange Gibrîl (Gabriel), qui donna un coup de pied
dans le sol et fit sourdre de l'eau pour sauver l'enfant. Hâjar entendit des
hurlements de fauves, prit peur pour son fils et se précipita vers lui. Elle
le vit, couché, prendre dans sa main l'eau qui sourdait sous sa joue et en
étancher sa soif. Elle creusa alors un fossé autour de l'eau pour y puiser
régulièrement.
À la mort d'Ismaël fils d'Abraham, son fils Nâbit ibn Ismâ'îl assura le
service du Sanctuaire aussi longtemps que Dieu le voulut. Puis Dieu
multiplia à La Mecque la descendance d'Ismaël et des Jurhum, ses oncles
maternels. La Mecque devenant trop étroite pour eux, ils se répandirent
dans le pays et Dieu, grâce à leur religion, leur donnait la victoire et la
domination sur les peuples qui tentaient de s'opposer à leur expansion.
Mais les Jurhum commirent des excès et dilapidèrent le trésor qui était
offert à la Ka'ba. Les Banû Bakr se coalisèrent contre eux, les battirent et
les exilèrent loin de La Mecque. Avant de partir, le jurhumite 'Amr ibn al-
Hârith prit les deux gazelles en or ainsi que la Pierre noire angulaire de la
Ka'ba et les enfouit dans le puits de Zamzam. Puis, avec les Jurhum, il
quitta La Mecque pour le Yémen. Les dissensions et les guerres se
succédèrent à La Mecque et le puits de Zamzam fut totalement couvert de
terre, jusqu'à l'époque où les Banû Quraych y prirent le pouvoir.
'Abd al-Muttalib ibn Hâchim succéda à son oncle al-Muttalib dans le
service du Sanctuaire : il fournissait aux pèlerins de La Mecque la
boisson sacrée (siqâya) et la nourriture (rifâda). Il remplissait bien cette
charge et se mettait au service des gens de sa tribu. Il atteignit ainsi parmi
eux une notabilité inconnue avant lui : tout le monde l'aimait et le
respectait.
Un jour que 'Abd al-Muttalib dormait dans l'enceinte du Sanctuaire, il
vit en songe un homme l'aborder et lui donner l'ordre de creuser le puits
de Zamzam, comblé depuis très longtemps. L'homme lui parla de
l'importance de ce puits et lui indiqua son emplacement avec précision.
Le lendemain matin, 'Abd al-Muttalib prit une pioche et emmena avec lui
Hârith, le seul fils qu'il avait à l'époque2.
Il reconnut l'emplacement indiqué, entre les statues d'Isâf et de Nâ'ila3,
deux idoles au pied desquelles les Quraych égorgeaient les bêtes offertes
en sacrifice.
Il saisit la pioche pour creuser à l'endroit où il avait reçu l'ordre de le
faire, mais les Quraych se dressèrent contre lui et l'empêchèrent de
profaner ces idoles adorées et très populaires. 'Abd al-Muttalib demanda
à son fils Hârith d'assurer sa protection pendant qu'il allait creuser au pied
des idoles. Devant sa détermination, les Quraych se résignèrent à le
laisser faire. Après quelques coups de pioche, 'Abd al-Muttalib découvrit
les pierres qui avaient servi à combler le puits et cria : « Dieu4 est le plus
grand (Allâhu akbar) ! » Les Quraych constatèrent qu'il avait été bien
inspiré. Dégageant complètement le puits, 'Abd al-Muttalib y trouva les
deux gazelles en or qui y avaient été cachées par les Jurhum avant leur
exil de La Mecque. Il y trouva aussi des sabres et des boucliers. Les
Quraych lui dirent :
– 'Abd al-Muttalib, tu dois partager ce trésor avec nous.
– Non, leur répondit-il. Mais je vous propose une solution équitable,
pour vous comme pour moi : nous tirerons au sort sur ces objets sacrés
auprès du dieu Hubal. (Hubal était une idole vénérée à l'intérieur même
de la Ka'ba, la plus importante de leur panthéon.)
– Ta proposition est juste : nous l'acceptons.
Ils se présentèrent devant Hubal et confièrent les tessons du tirage au
sort au prêtre qui en avait la charge : le sort décida que les deux gazelles
en or devaient revenir à la Ka'ba et que les sabres et les boucliers
devaient être remis à 'Abd al-Muttalib. Les Quraych n'obtinrent rien.
'Abd al-Muttalib fit battre les sabres pour renforcer la porte de la Ka'ba et
fit fondre les deux gazelles en or pour sa décoration. Ce fut la première
fois, dit-on, qu'on plaquait de l'or sur la porte de la Ka'ba. Puis 'Abd al-
Muttalib décida que l'eau du puits de Zamzam servirait désormais de
boisson sacrée (siqâya) aux pèlerins. C'est ainsi que le puits de Zamzam
devint le plus important et le plus célèbre des puits de La Mecque.

'ABD AL-MUTTALIB FAIT VŒU DE SACRIFIER SON FILS


(SÎRA, I, 151-155)

Ayant subi l'opposition des Quraych lors de la découverte du puits de


Zamzam, 'Abd al-Muttalib ibn Hâchim fit, dit-on, le vœu suivant : s'il
avait dix enfants mâles et si ces garçons parvenaient à l'âge adulte pour
protéger leur père, il offrirait l'un d'entre eux en sacrifice à la divinité de
la Ka'ba. Il eut effectivement dix fils adultes et jouit ainsi d'une
protection assurée. Il les réunit un jour pour leur révéler son vœu et les
exhorter à ne pas le renier.
– D'accord, lui dirent-ils, mais comment faire pour accomplir ce vœu ?
– Prenez chacun un tesson de tirage au sort et inscrivez-y votre nom.
Puis, rapportez-moi les tessons.
Ils le firent et revinrent le voir. Il les emmena tous au pied du dieu
Hubal dont la statue se dressait sur un puits sacré à l'intérieur du temple
de la Ka'ba. C'était le puits où l'on déposait les offrandes faites au
Temple.
'Abd al-Muttalib expliqua au prêtre préposé à la divination le vœu qu'il
avait fait et lui demanda de tirer au sort le nom de l'un de ses fils. Le sort
désigna Abdallah. C'était son fils préféré. Il tira sa lame, il saisit Abdallah
par la main et l'emmena devant les deux divinités Isâf et Nâ'ila pour le
leur sacrifier. Ses fils, ainsi que les Quraychites présents, se dressèrent
contre lui : « Ne le tue pas ! lui crièrent-ils. S'il est possible de le racheter,
nous sommes prêts à payer sa rançon. Ne le tue pas ! Emmène-le au
Hijâz pour y consulter une sibylle inspirée par un djinn. Si elle te dit de le
sacrifier, tu le feras ; si elle te recommande une solution qui te libère et
sauve ton fils, tu lui obéiras. »
'Abd al-Muttalib et ses fils partirent pour Yathrib, la future Médine, et
trouvèrent la sibylle à Khaybar, une oasis cultivée par des juifs. Le père
lui raconta son histoire et lui demanda conseil. « Je ne peux rien vous
dire aujourd'hui, leur dit-elle. Attendez que mon djinn vienne me visiter
et que je puisse l'interroger. » Ils la quittèrent et 'Abd al-Muttalib ne
cessait d'implorer Dieu. Le lendemain matin, ils se présentèrent devant la
sibylle, qui leur dit :
– J'ai la réponse. Quelle est dans votre pays la rançon habituelle d'un
homme ?
– Dix chameaux, répondirent-ils.
– Rentrez chez vous et présentez en offrande à votre divinité d'une part
votre fils et de l'autre un lot de dix chameaux. Puis, faites tirer au sort l'un
des deux lots. Si le sort désigne le jeune homme, augmentez la mise en
chameaux jusqu'à ce que votre divinité en soit satisfaite. Vous sacrifierez
ainsi les chameaux.Vous aurez donc accompli votre vœu et votre fils sera
sauvé.
Ils repartirent pour La Mecque, décidés tous à obéir à l'ordre de la
sibylle, tandis que 'Abd al-Muttalib ne cessait d'implorer Dieu. Ils se
présentèrent devant Hubal et lui offrirent d'un côté dix chameaux et de
l'autre Abdallah. 'Abd al-Muttalib priait toujours Dieu le très-haut au pied
de l'idole. Le sort désigna Abdallah. Ils y ajoutèrent dix chameaux, mais
le sort désignait encore Abdallah. De dizaine en dizaine, le sort désignait
toujours Abdallah. Lorsque le nombre de chameaux atteignit la centaine,
'Abd al-Muttalib implora Dieu encore avec plus d'insistance et le prêtre
de Hubal tira au sort. Cette fois, le sort désigna les cent chameaux. Les
Quraychites et toute l'assistance s'écrièrent : « Ton dieu est satisfait, 'Abd
al-Muttalib ; ton vœu est accompli. » 'Abd al-Muttalib, dit-on, protesta :
« Non, dit-il, il faut que les tessons soient tirés trois fois ! » Trois fois les
tessons furent tirés et trois fois le sort désigna les chameaux. Les bêtes
furent offertes en sacrifice et laissées au pied de l'idole : toute
l'assistance, sans aucune restriction, prit part à cette offrande.

LA NAISSANCE DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 155-160)

'Abd al-Muttalib s'en retourna, prenant par la main Abdallah. Il passa,


dit-on, devant une femme des Banû 'Abd al-'Uzza, une devineresse assise
dans le Sanctuaire. Elle était la sœur de Waraqa ibn Nawfal, cousin de
Khadîja, future épouse de Muhammad. Elle vit une lumière dans les yeux
d'Abdallah et elle lui demanda :
– Où vas-tu, Abdallah ?
– Je vais avec mon père.
– Je te donne autant que tous ces chameaux sacrifiés pour te racheter,
si tu me prends pour femme sur-le-champ.
– J'accompagne à présent mon père et je ne puis ni le contredire ni le
quitter.
'Abd al-Muttalib emmena son fils chez Wahb ibn Zuhra, à l'époque le
seigneur des Banû Zuhra, par la naissance et par la noblesse. Wahb ibn
Zuhra donna sa fille Âmina en mariage à Abdallah. Elle était la meilleure
femme des Quraych par sa naissance et par son rang. On raconte que, dès
qu'Abdallah eut autorité sur Âmina, il la prit immédiatement et elle fut
enceinte de Muhammad.
Abdallah sortit de chez Âmina et alla trouver la femme qui s'était
offerte à lui en lui proposant cent chameaux.
– Pourquoi ne me proposes-tu pas aujourd'hui ce que tu m'avais
proposé hier ?
– Tu as perdu à présent la lumière qui rayonnait de toi hier : je n'ai plus
besoin de toi.
Cette femme avait entendu son frère Waraqa ibn Nawfal, qui était
chrétien et qui connaissait les Écritures, affirmer que la nation arabe allait
avoir un prophète.
Les gens disent (Dieu seul sait si c'est vrai) qu'Âmina, la mère du
Prophète, racontait que lorsqu'elle était enceinte, elle eut en songe la
visite d'un homme qui lui dit : « Tu portes dans ton sein le seigneur de
cette nation ; dès que tu auras accouché, tu mettras l'enfant sous la
protection de Dieu, l'Unique, à l'abri de la méchanceté des envieux. Tu
l'appelleras Muhammad. » Âmina racontait aussi que lorsqu'elle fut
enceinte de Muhammad, elle vit sortir d'elle une lumière qui illumina
devant elle les châteaux de Bosra en Syrie.
Abdallah, le père de Muhammad, mourut alors même qu'Âmina était
encore enceinte. Le Prophète naquit le lundi, 12 rabî' al-awwal, l'année de
l'éléphant5.
Le poète médinois Hassân ibn Thâbit racontait : « J'étais encore un
petit garçon, âgé de sept ou huit ans, mais je comprenais tout ce qu'on
disait. » J'ai entendu un juif crier de toute sa voix du haut d'une tour de
Yathrib : « Ô peuple juif, écoute-moi. Cette nuit est montée dans le ciel
l'étoile sous laquelle est né Ahmad. »
Lorsque Âmina donna naissance à Muhammad, elle fit annoncer à son
grand-père 'Abd al-Muttalib la naissance d'un garçon. Le grand-père
arriva et regarda le nouveau-né. Âmina lui raconta ce qu'elle avait vu
lorsqu'elle était enceinte de lui, ce qu'on lui avait dit à son sujet et le nom
qu'il devait porter. 'Abd al-Muttalib prit l'enfant dans ses bras et pénétra
dans la Ka'ba. Il pria le dieu du temple et lui rendit grâce. Il sortit et remit
l'enfant à sa mère. Puis, il se mit en quête d'une nourrice pour l'enfant.
LA PETITE ENFANCE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 160-167)

Le grand-père engagea comme nourrice une femme des Banû Sa'd


appelée Halîma. Cette femme, la mère nourricière du Prophète,
racontait : je suis sortie de mon pays6 avec mon mari et mon bébé à qui je
donnais le sein. C'était une année de sécheresse qui ne nous avait rien
laissé. Nous allions en convoi avec d'autres femmes à la recherche de
bébés à nourrir contre des gages. J'étais sur une ânesse blanche et nous
avions une vieille chamelle qui ne donnait pas une seule goutte de lait.
Nous ne pouvions pas fermer l'œil de la nuit à cause de notre bébé qui
pleurait de faim : mes seins étaient secs et la chamelle ne suffisait pas à le
nourrir. Mais nous avions toujours l'espoir de la pluie et de la délivrance.
En dépit de notre maigreur et de notre faiblesse, je n'ai pas lâché le
convoi des femmes des Banû Sa'd, jusqu'à notre arrivée à La Mecque7.
On avait proposé Muhammad à toutes les femmes nourricières et
toutes le refusaient dès qu'elles apprenaient qu'il était orphelin. C'est que
la mise en nourrice n'était pas gratuite. Toutes mes compagnes étaient
déjà pourvues d'un nourrisson, sauf moi. Lorsque le convoi des mères
nourricières décida de repartir, je dis à mon mari :
– Il m'est pénible de revenir avec mes compagnes sans un nourrisson.
Je vais donc prendre cet orphelin.
– Prends-le, si tu veux. Peut-être aurons-nous avec lui la bénédiction
de Dieu.
Je revins donc le prendre, faute d'en avoir trouvé d'autres, et je
rejoignis mon convoi. Dès que je le pris dans mon giron, mes seins se
gonflèrent de lait pour lui : il en suça à satiété ; son frère de lait en fit
autant et ils s'endormirent tous les deux, alors que nous ne pouvions pas
fermer l'œil à cause des pleurs de notre enfant. Mon mari alla voir la
chamelle : ses mamelles regorgeaient de lait. Il se mit à la traire et il but
du lait autant qu'il le put. Je m'en suis abreuvée aussi et nous passâmes
une nuit tranquille.
Le lendemain, nous partîmes. J'étais sur mon ânesse et Muhammad
était avec moi. Je dépassai le convoi. Aucun des autres ânes n'arrivait à
me suivre. Mes compagnes me criaient :
– Eh ! Halîma, attends-nous ! C'est bien la même ânesse que tu avais
au départ ?
– Oui, oui, c'est bien la même.
Nous arrivâmes chez nous sur le territoire des Banû Sa'd. Je ne connais
point de terre au monde plus stérile. Cependant, dès notre retour avec
l'enfant, nos brebis revenaient tous les soirs rassasiées et pleines de lait.
Nous n'avions qu'à traire et à boire, alors que les autres troupeaux étaient
secs et ne donnaient pas une goutte de lait. Les gens de notre tribu,
voyant cela, disaient à leurs bergers : « Malheureux ! Menez les
troupeaux là où va le berger de Halîma. » Mais c'était en vain : leurs
troupeaux revenaient toujours affamés, sans une goutte de lait, tandis que
le mien revenait tout repu et plein de lait.
Halîma poursuivait : nous ne cessâmes ainsi de connaître, grâce à
Dieu, le bien-être et la prospérité jusqu'à ce que l'enfant eût accompli ses
deux ans et fût sevré. Il grandissait autrement que les autres garçons. À
deux ans, il était déjà un garçon vigoureux. Nous le ramenâmes à sa
mère, mais nous n'avions qu'un souhait, c'était de pouvoir le garder chez
nous et garder la bénédiction qu'il nous apportait. Je dis à sa mère : « Tu
devrais laisser ce garçonnet chez moi jusqu'à ce qu'il devienne robuste. Je
crains pour lui l'air malsain de La Mecque. » Enfin, elle céda à nos
instances et nous ramenâmes le garçon avec nous.
Quelques mois après notre retour, alors que Muhammad avec son frère
de lait surveillait quelques agneaux derrière nos maisons, son frère
accourut vers nous et cria : « Mon frère quraychite a été pris par deux
hommes habillés de blanc. Ils l'ont couché par terre, ils lui ont ouvert le
ventre et ils sont encore en train de le fouiller. » Je me précipitai avec
mon mari vers l'enfant. Il était debout, tout blême. Nous le prîmes dans
nos bras :
– Que t'est-il arrivé, mon petit bonhomme ?
– Deux hommes habillés de blanc m'ont abordé, m'ont couché par terre
et m'ont ouvert le ventre pour y chercher je ne sais quoi8.
Nous rentrâmes avec lui à la maison. Mon mari me dit : « Halîma, je
crains que ce garçon n'ait été atteint d'un mal grave. Ramenons-le à sa
famille avant que le mal ne se manifeste. » Nous le ramenâmes à sa mère,
qui s'étonna et demanda :
– Qu'est-ce qui t'amène, nourrice, de sitôt, alors que tu avais insisté
pour que l'enfant reste chez toi ?
– Mon nourrisson a grandi, grâce à Dieu, et j'ai ainsi accompli mon
contrat. Maintenant, je crains pour lui quelque événement imprévu et
c'est pourquoi je te le rends en bonne santé, comme tu le souhaites.
– Halîma, tu sembles me cacher quelque chose. Dis-moi la vérité.
Âmina ne me lâcha pas avant de savoir la vérité.
– Tu as craint Satan pour cet enfant ?
– Oui.
– Non, ne crains rien. Satan n'a pas de prise sur lui. Mon fils n'est pas
un enfant ordinaire. Veux-tu que je te raconte son histoire ?
– Oui, bien sûr.
– Lorsque je fus enceinte, je vis sortir de moi une lumière qui illumina
pour moi les châteaux de Bosra en Syrie. Puis, lorsqu'il était dans mon
sein, jamais grossesse ne fut plus légère ni plus facile. Enfin, lorsque je le
mis au monde, il tomba, posant les mains par terre et levant la tête vers le
ciel. Laisse de côté tes craintes et reviens chez toi l'esprit tranquille.
Outre les raisons qui avaient porté Halîma, la mère nourricière du
Prophète, à rendre l'enfant à sa mère Âmina, raisons qu'elle venait de lui
avouer, il en était une qu'elle avait réussie à garder secrète, c'est qu'un
groupe d'Abyssins (Éthiopiens) chrétiens avaient vu l'enfant lorsque
Halîma le ramenait à La Mecque après son sevrage. Les Abyssins avaient
observé l'enfant, l'avaient tourné et retourné dans tous les sens, avaient
interrogé Halîma à son sujet et lui avaient dit : « Nous allons prendre ce
garçon chez nous, pour notre roi9. C'est un garçon qui a un grand destin,
nous le savons. » Halîma eut beaucoup de mal à leur échapper.
Bien des années plus tard, quelques compagnons demandèrent au
Prophète :
– Envoyé de Dieu, parle-nous un peu de toi.
– Je suis, leur dit-il, la vocation de mon père Abraham, la bonne
nouvelle de mon frère Jésus. Lorsqu'elle fut enceinte de moi, ma mère vit
sortir d'elle une lumière qui illumina pour elle les châteaux de Syrie. J'ai
été placé en nourrice chez les Banû Sa'd. Tandis qu'un jour avec mon
frère de lait nous gardions quelques agneaux derrière les maisons,
soudain, je vis deux hommes habillés de blanc qui portaient une cuvette
en or pleine de neige. Ils se saisirent de moi, m'ouvrirent le ventre et
sortirent de mon cœur un caillot de sang noir10, qu'ils jetèrent. Puis ils
lavèrent et purifièrent mon cœur et mon ventre avec cette neige. Enfin,
l'un des hommes en blanc dit à son compagnon : « Mets-le en balance
contre dix hommes de sa nation. » Il me pesa et le plateau de la balance
pencha de mon côté. « Mets-le en balance contre cent hommes de sa
nation, ajouta-t-il. » Il me pesa et je l'emportai encore. « Mets-le en
balance contre mille hommes de sa nation, poursuivit-il. » Il me pesa et je
l'emportais toujours. « Arrêtons, dit-il. Si on le mettait en balance contre
toute sa nation, il l'emporterait encore. »
Le Prophète disait : « Il n'y a pas eu de prophète qui n'ait été berger. »
On lui demanda :
– Et toi, Envoyé de Dieu ?
– Moi aussi j'ai gardé des moutons.
Le Prophète disait aussi à ses compagnons : « Je suis le plus arabe
parmi vous. Je suis issu des Quraych et j'ai été en nourrice chez les Banû
Sa'd11. »

LA MORT D'ÂMINA ET DE 'ABD AL-MUTTALIB (SÎRA, I,


168-179)

Muhammad vivait avec sa mère Âmina et son grand-père 'Abd al-


Muttalib sous la garde de Dieu. Il grandissait bien, conformément aux
desseins de Dieu sur lui. Mais, à l'âge de six ans, sa mère Âmina
l'emmena en visite à Médine chez ses oncles maternels les Banû Najjâr.
Elle mourut sur le chemin du retour à Abwâ'.
Muhammad fut donc élevé chez son grand-père 'Abd al-Muttalib. Ce
dernier avait un petit tapis à l'ombre de la Ka'ba. Ses enfants s'asseyaient
autour du tapis, en attendant l'arrivée de leur père. Par respect pour lui,
personne ne se mettait sur le tapis sauf le jeune Muhammad. Les oncles
du jeune garçon le portaient pour l'éloigner du tapis, mais le grand-père
disait à ses enfants : « Laissez faire mon petit, c'est quelqu'un
d'important. » Puis il lui passait la main dans le dos et s'amusait à le
regarder jouer.
Lorsque 'Abd al-Muttalib sentit venir la mort, il réunit ses filles, qui
étaient au nombre de six, et leur dit : « Pleurez-moi ; je veux entendre
avant ma mort ce que vous allez dire. » Chacune d'entre elles fit en
pleurant le panégyrique en vers de son père. 'Abd al-Muttalib, qui avait
perdu la parole, fit un geste de satisfaction : « Si c'est comme cela,
voulait-il dire, vous pouvez me pleurer. » Il mourut huit ans après l'année
de l'éléphant, alors que Muhammad avait huit ans.
À la mort de 'Abd al-Muttalib, son fils 'Abbâs, le plus jeune de ses
frères, prit soin de l'entretien du puits de Zamzam et assura la charge de
la boisson sacrée pour les pèlerins (siqâya). Il assuma cette charge jusqu'à
l'avènement de l'islam. Dès qu'il fit la conquête de La Mecque, l'Envoyé
de Dieu confirma son oncle 'Abbâs dans cette charge. Elle est encore de
nos jours (du temps d'Ibn Hichâm) dans la même famille.

ABÛ TÂLIB RECUEILLE SON NEVEU. HISTOIRE DE


BAHÎRA (SÎRA, I, 179-187)

Après la mort de son grand-père, l'enfant fut élevé par son oncle Abû
Tâlib, sur la recommandation, dit-on, de'Abd al-Muttalib. Abdallah, père
de Muhammad, et Abû Tâlib étaient en effet deux frères du même père et
de la même mère.
Un devin de la tribu des Azd-Chanû'a avait l'habitude de venir à La
Mecque pour prédire aux gens leur avenir. Les Quraych lui amenaient
leurs garçons et l'interrogeaient sur leur sort. Abû Tâlib, parmi d'autres,
lui amena un jour le jeune Muhammad. Le devin dévisagea le garçon,
mais son attention fut détournée de lui par autre chose. Dès qu'il fut libre,
le devin dit : « Ramenez-moi le garçon. » Abû Tâlib, craignant l'excessif
intérêt que montrait le devin pour son neveu, le fit disparaître. Et le devin
de crier : « Malheureux, ramenez-moi l'enfant que je viens de voir. Il aura
sûrement un grand avenir. » Mais Abû Tâlib était déjà parti.
Abû Tâlib préparait le départ d'une caravane de commerçants pour la
Syrie. Quand tout fut prêt et que les hommes furent sur le point de partir,
Muhammad se jeta au cou de son oncle. Abû Tâlib, tout ému, s'écria :
« Je vais l'emmener avec moi en Syrie. Nous ne nous quitterons jamais. »
Il le prit donc dans sa caravane. Ils atteignirent Bosra de Syrie. Là, dans
un monastère, vivait un moine chrétien appelé Bahîra, qui puisait sa
science du christianisme dans un livre conservé au couvent et transmis de
génération en génération. Souvent la caravane faisait halte près du
monastère sans que Bahîra l'invite ou l'aborde. Cette année-là, Bahîra fit
dire à la caravane des Quraych qu'il avait préparé un grand repas à leur
intention et qu'il aimerait que tous y participent, grands et petits, hommes
libres et esclaves. L'un des Quraych dit à Bahîra :
– Tu dois sûrement avoir une arrière-pensée aujourd'hui. Nous sommes
passés souvent par là, sans que tu nous invites. Que t'arrive-t-il
aujourd'hui ?
– C'est vrai ; je ne vous invitais pas. Mais vous êtes toujours mes hôtes
et j'ai souhaité, pour vous honorer, que vous soyez tous aujourd'hui mes
invités à ce repas.
Ils répondirent tous à l'invitation, sauf Muhammad qu'on avait laissé
près de la caravane, sous un arbre, en raison de son jeune âge. Lorsque
Bahîra fit le tour de ses hôtes, il ne trouva pas Muhammad parmi eux.
– Je vous avais bien demandé, leur reprocha-t-il, qu'à ce repas
personne ne fût absent.
– Oui, Bahîra, personne n'est absent, sauf un jeune garçon qui est resté
près de la caravane.
– Je l'invite quand même à prendre ce repas avec vous.
Un homme des Quraych alla prendre Muhammad dans ses bras et le fit
asseoir avec les hommes. Bahîra observait le jeune garçon et scrutait
chaque partie de son corps pour la comparer avec ce qu'il en avait lu dans
les livres. Le repas terminé, les hommes se dispersèrent. Bahîra
s'approcha alors de Muhammad :
– Je t'adjure, lui dit-il, de répondre aux questions que je vais te poser.
– Pose-moi toutes les questions que tu veux.
Bahîra lui posa toutes sortes de questions sur son sommeil, sur son
comportement et sur ses relations. Muhammad y répondit et ses réponses
correspondaient aux lectures de Bahîra. Puis le moine découvrit le dos du
garçon et il y reconnut entre les épaules le sceau de la prophétie, à
l'endroit même signalé dans les livres. Ce sceau était comme la marque
d'une ventouse sur la peau.
Ayant achevé son examen de l'enfant, Bahîra alla trouver Abû Tâlib :
– Ce garçon, lui demanda-t-il, qu'est-il pour toi ?
– C'est mon fils.
– Non, il n'est pas ton fils. Son père ne doit pas être encore en vie.
– C'est vrai. C'est mon neveu.
– Qu'est devenu son père ?
– Son père est décédé lorsque l'enfant était encore dans le sein de sa
mère.
– Maintenant, tu dis la vérité. Ramène cet enfant dans son pays et
protège-le des juifs. En effet, s'ils le voient et s'ils savent ce que je sais de
lui, ils vont certainement lui vouloir du mal. En vérité, ton neveu aura un
grand destin. Ramène-le au plus vite chez lui.
Abû Tâlib, dès qu'il eut terminé son négoce en Syrie, ramena
rapidement l'enfant à La Mecque. L'enfant y grandissait sous la
protection de Dieu, sauvegardé des souillures du paganisme,
conformément à la dignité de la mission à laquelle Dieu le destinait12.
Devenu jeune homme, il était, dans sa tribu, le plus courageux, le plus
doux de caractère, le plus noble de naissance, le meilleur voisin, le plus
sage, le plus sincère, le plus fidèle. À tel point que les gens l'appelaient le
Fidèle (al-Amîne). Dieu avait en effet réuni en lui toutes les qualités.
Lorsque la guerre des Fijâr éclata entre les Quraych et les Qays 'Aylân,
Muhammad avait quinze ans. Ses oncles l'emmenèrent avec eux à
quelques batailles, où il était chargé de récupérer les flèches lancées par
l'ennemi.

KHADÎJA, ÉPOUSE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 187-192)

À l'âge de vingt-cinq ans, Muhammad épousa Khadîja bint Khuwaylid.


C'était une noble et riche commerçante, qui engageait des hommes pour
son commerce et les intéressait aux bénéfices. La Mecque était en effet
une ville de commerce. Ayant appris la loyauté de Muhammad, sa fidélité
et toutes ses qualités morales, Khadîja le fit venir et lui proposa de
convoyer pour elle des marchandises en Syrie. Il aurait un salaire
supérieur à celui qu'elle avait l'habitude de donner aux autres convoyeurs.
Muhammad accepta cette offre et prit le chemin de la Syrie avec sa
marchandise. Il était accompagné par Maysara, un esclave de Khadîja.
Arrivé en Syrie, Muhammad fit halte à l'ombre d'un arbre, près d'un
couvent de moines. L'un des moines demanda à Maysara qui était
l'homme arrêté sous l'arbre.
– C'est un homme des Quraych, de la famille qui dessert le culte de la
Ka'ba.
– Jamais, dit le moine, personne ne s'est arrêté sous cet arbre sans qu'il
fût un prophète.
Muhammad vendit ses marchandises, en acheta d'autres de Syrie et
s'en retourna à La Mecque, accompagné de Maysara. Ce dernier, dit-on,
en pleine chaleur de midi, voyait deux anges protéger du soleil
Muhammad assis sur son chameau. Arrivé à La Mecque, il livra à
Khadîja les marchandises syriennes, qu'elle vendit presque en doublant
son bénéfice. Maysara, de son côté, raconta à sa maîtresse ce qu'avait dit
le moine et la protection des deux anges pour Muhammad.
Khadîja était une femme noble, intelligente et décidée. Il faut ajouter à
ces qualités et à ces mérites l'honneur que Dieu lui réservait. Ayant
entendu le récit de Maysara, elle fit venir Muhammad chez elle.
« Cousin, lui dit-elle, tu me plais à cause de notre parenté, de ton rang
dans ton clan, de ta fidélité, de ta sincérité et de ton bon caractère. J'ai
envie de toi ; veux-tu m'épouser ? » Khadîja était à l'époque la plus noble,
la plus en vue et la plus riche des femmes de Quraych. Son clan tenait
beaucoup à la garder, s'il le pouvait. Muhammad rapporta la proposition à
ses oncles. Hamza, l'oncle de Muhammad, l'emmena chez Khuwaylid ibn
Asad, père de Khadîja, et demanda pour son neveu la main de sa fille.
Muhammad épousa Khadîja et lui donna une dot de vingt jeunes
chamelles. C'était la première femme qu'il épousait et, tant qu'elle fut en
vie, il n'en épousa pas d'autres. Khadîja donna au Prophète tous ses
enfants, sauf Ibrâhîm : al-Qâsim, at-Tâhir et at-Tayyib. On appelait
Muhammad Abû-l-Qâsim (kunya), du nom de son fils aîné al-Qâsim. Ces
trois garçons moururent avant la mission du Prophète. Khadîja lui donna
comme filles Ruqayya puis Zaynab puis Umm Kulthûm et enfin Fâtima.
Toutes connurent l'islam, s'y convertirent et émigrèrent à Médine avec
leur père. Quant à Ibrâhîm, sa mère était Mâria l'Égyptienne, concubine
du Prophète qui lui avait été offerte par Muqawqis, le roi d'Égypte.
Khadîja rapporta à son cousin Waraqa ibn Nawfal ce que lui avait
raconté son esclave Maysara au sujet de l'opinion du moine syrien sur
Muhammad et au sujet des deux anges qui le protégeaient du soleil.
Waraqa, qui était chrétien et qui connaissait les Écritures et la Tradition,
répondit à Khadîja : « Si ce que tu rapportes est vrai, Muhammad est
certainement le prophète de cette nation. Je sais, en effet, qu'un prophète
est destiné à cette nation et que les Arabes doivent guetter sa venue ces
temps-ci. »

LA RECONSTRUCTION DE LA KA'BA (SÎRA, I, 192-199)

La Ka'ba était à l'époque une construction en pierres sèches de la


hauteur d'un homme. Des inconnus avaient volé le trésor sacré déposé
dans un puits à l'intérieur du bâtiment. Les Quraych retrouvèrent le trésor
chez Duwayk, un esclave des Banû Mulayh, et ils lui coupèrent la main.
Certains disent que les véritables voleurs avaient déposé le trésor chez
Duwayk. C'est après ce vol qu'on décida de surélever les murs de la
Ka'ba et de la couvrir d'un toit.
Le navire d'un commerçant grec avait échoué sur les rives de Judda.
Ses débris furent récupérés et remis à un menuisier copte, qui résidait à
La Mecque, pour qu'il en façonnât une toiture.
Un serpent vivait dans le puits de la Ka'ba où étaient jetées les
offrandes quotidiennes des fidèles13. Tous les jours, il prenait le soleil sur
le mur de la Ka'ba et semait ainsi la terreur parmi les gens. Dès qu'on
s'approchait de lui, il dressait la tête, sifflait et ouvrait la gueule. Tandis
qu'un jour le serpent, à son habitude, était allongé au soleil sur le mur,
Dieu envoya un oiseau de proie, qui saisit le serpent et l'emporta dans ses
serres. Les Quraych virent dans la disparition du serpent un signe de
Dieu, favorable à leur projet de construction. « Dieu, dirent-ils, nous a
débarrassés du serpent ; nous avons du bois pour la toiture et nous avons
un artisan habile. »
À l'unanimité, les Quraych décidèrent alors de raser et de reconstruire
la Ka'ba. Le premier, Abû Wahb ibn Makhzûm, un notable, oncle
maternel du père du Prophète, se leva et saisit une pierre de la Ka'ba.
Mais la pierre lui échappa des mains et alla retrouver sa place dans le
mur. Il dit alors aux Quraych : « Ne dépensez dans la construction de la
Ka'ba que des biens honnêtement acquis, sans usure et sans frustration de
quiconque. » Puis les Quraych se partagèrent la tâche : chaque clan avait
sa portion de mur à détruire. Mais les gens redoutaient de passer à
l'action. Walîd ibn al-Mughîra, le plus ancien parmi eux, leur dit : « Je
vais y aller le premier. » Il prit une pioche et s'approcha du mur en faisant
cette prière : « Seigneur, nous ne recherchons que le bien. » Puis il
détruisit une partie du mur, du côté des deux piliers. Les Quraych, toute
cette nuit-là, étaient aux aguets. Ils se disaient : « Attendons ! Si Walîd a
un malheur, nous arrêterons la destruction et remettrons le mur comme il
était. S'il n'a rien, c'est que Dieu donne son agrément à notre entreprise et
nous l'accomplirons. » Walîd se réveilla le lendemain et alla poursuivre
son action. Tout le monde prit alors part, avec lui, à la destruction de la
Ka'ba.
Ils détruisirent le mur jusqu'aux fondations, fondations établies par
Abraham. Ils parvinrent ainsi à un tas de rochers de couleur verte, gros
comme la bosse d'un chameau et imbriqués les uns dans les autres. Un
homme introduisit une barre à mine entre deux rochers pour les
démanteler, mais toute La Mecque en fut ébranlée. Les Quraych s'en
tinrent ainsi à ce niveau de fondations. Ils trouvèrent sous un angle de la
Ka'ba une inscription en langue syriaque et firent appel à un juif pour la
leur déchiffrer. Il y était écrit : « Je suis Dieu, Seigneur de Bakka
(ancienne appellation de La Mecque). J'ai créé ce sanctuaire le jour où
j'ai créé les cieux et la terre, le jour où j'ai donné leur forme au soleil et à
la lune. Bénis soient pour ses habitants son lait et son eau. »
Puis les clans des Quraych apportèrent les pierres nécessaires à la
construction. Ils élevèrent les murs, chaque clan pour son compte.
Arrivés à la pierre angulaire, c'est-à-dire à la Pierre noire, ils n'étaient
plus d'accord entre eux. Chaque clan voulait avoir à lui seul l'honneur de
remettre en place cette pierre sacrée. Disputes, coalitions et même
préparatifs de combat. Les Banû 'Abd ad-Dâr et les Banû 'Adiyy ibn
Ka'b, autour d'un grand bol rempli de leur sang, trempèrent leurs mains
dans le bol et léchèrent le sang commun aux deux clans, en se jurant
alliance jusqu'à la mort. Ils furent depuis surnommés les lécheurs de
sang14. Cette tension entre les clans des Quraych dura quatre ou cinq
nuits.
Enfin, réunis au Sanctuaire, après beaucoup de conciliabules et de
discussions, le doyen des Quraych, Walîd ibn al-Mughîra, se leva et leur
dit : « Pour trancher ce différend, je vous propose que le premier homme
qui franchira la porte de ce sanctuaire soit notre arbitre. » Ils acceptèrent
et attendirent. Ce fut Muhammad qui entra le premier. Tous s'écrièrent :
« Oui, c'est Muhammad, c'est le Fidèle, nous acceptons son arbitrage. » À
son arrivée, ils lui expliquèrent l'affaire et se fièrent à son jugement.
« Apportez-moi un manteau, ordonna-t-il. » On lui en apporta un. Il le
prit et l'étendit par terre. Puis il prit tout seul dans ses bras la Pierre noire
et la posa sur le manteau. « Maintenant, que chaque clan, leur dit-il, en
saisisse un pan et tous ensemble, soulevons la Pierre. » Ils soulevèrent la
Pierre et la portèrent jusqu'à l'angle où elle devait être scellée.
Muhammad la prit tout seul dans ses bras et la posa à l'angle qui lui était
destiné. Puis on poursuivit la construction. La Ka'ba, à l'époque du
Prophète, mesurait dix-huit aunes. Elle était couverte de tissu copte
blanc, puis de tissu bayadère du Yémen. Le premier qui l'habilla de
brocart fut al-Hajjâj ibn Yûsuf15.

LES DEVINS ARABES, LES RABBINS JUIFS ET LES MOINES


CHRÉTIENS ANNONCENT LA MISSION PROPHÉTIQUE DE
MUHAMMAD (SÎRA, I, 204-214)

À l'approche de l'arrivée du prophète Muhammad, les devins arabes,


les rabbins juifs et les moines chrétiens avaient déjà parlé de sa mission.
Quant aux devins arabes, ils avaient appris l'arrivée du Prophète par les
djinns, qui avaient eu la faculté d'entendre et de capter les informations
venues du ciel. Mais les Arabes n'y prêtaient pas attention, jusqu'au
moment où Dieu révéla cette mission et où les choses que les devins
avaient annoncées se réalisèrent. À ce moment-là, les Arabes les
reconnurent.
Les Janb, une tribu du Yémen, avaient avant l'islam un devin. Lorsque
la nouvelle de la mission de Muhammad se répandit parmi les Arabes, les
Janb allèrent consulter leur devin au sujet de cet homme. Ils attendirent
sa réponse au pied de la montagne où il s'était retiré. Au lever du soleil, il
descendit de sa montagne et se dressa devant eux, appuyé sur son arc. Il
leva la tête vers le ciel et le scruta longuement, puis il se mit à faire des
bonds. Enfin, il leur dit : « Dieu a élu Muhammad et l'a honoré ; il a
purifié son cœur et ses entrailles. Son séjour parmi vous ne sera pas
long. » Le devin remonta ensuite dans sa montagne.
Quelques années après la mort du Prophète, le calife 'Umar16 racontait :
j'étais avec quelques personnes des Quraych devant une idole à qui un
Arabe venait de sacrifier un veau. C'était un mois ou deux avant l'islam.
Nous attendions notre part de la victime offerte en sacrifice lorsque
j'entendis sortir du ventre du veau une voix d'une puissance
assourdissante, qui criait : « Veau couvert de sang, une affaire est en
marche. » Un homme crie, d'une voix claire : « Il n'y a de dieu que
Dieu17 ! » Voilà ce qui nous est parvenu des annonces faites par les devins
arabes.
D'autre part, des gens de la famille de 'Âçim ibn Qatâda, un homme
des Ançâr18, racontaient : parmi les facteurs qui, avec la lumière de Dieu
et sa bonté à notre égard, nous amenèrent à l'islam, il faut citer le
comportement des juifs. Tandis que nous étions dans le paganisme avec
nos idoles, eux avaient déjà un Livre. Ils savaient des choses que nous
ignorions. Comme nos relations avec eux étaient encore quelquefois
tendues, lorsque nous nous montrions trop durs avec eux, ils nous
menaçaient : « Il n'est plus loin le temps d'un prophète qui nous sera
envoyé et avec l'aide duquel nous vous tuerons et vous ferons disparaître
comme les 'Âd et les habitants d'Iram19. »
Nous entendions souvent ces menaces. Et, lorsque Dieu nous envoya le
Prophète, nous répondîmes à son appel et comprîmes le sens de leurs
menaces. Nous les devançâmes et crûmes en sa mission, alors qu'ils le
renièrent.
Salama, un homme des Ançâr qui a participé à la bataille de Badr,
racontait : j'étais un jour enroulé dans mon manteau et allongé dans la
cour de notre maison lorsque l'un de nos ouvriers, qui était juif, sortit de
chez lui, s'avança vers nous et nous parla de résurrection, de jugement
dernier, de comptes à rendre, de pesée des âmes, de Paradis et d'Enfer. Il
disait tout cela à des païens qui ne pensaient à aucune résurrection
possible après la mort.
– Malheureux ! lui dirent-ils. Tu vois que tout cela va arriver ?
– Bien sûr ! Je le jure par Celui par qui on a l'habitude de jurer.
– Quelle preuve en as-tu ?
– Un prophète envoyé venant de ce côté-là (et il désigna de la main la
direction de La Mecque et du Yémen).
– Et quand vois-tu son arrivée ?
Il me regarda – j'étais le plus jeune de l'assistance – et dit :
– Si ce garçon accomplit son âge normal, il le verra.
Salama poursuivit son récit : à peine une nuit et un jour s'étaient-ils
écoulés que Muhammad était envoyé par Dieu. Il est maintenant vivant
parmi nous. Nous crûmes en lui alors que les juifs le rejetèrent à tort et
par jalousie. Nous dîmes alors à l'ouvrier juif :
– Malheureux ! N'est-ce pas toi qui nous avais décrit et vanté les
qualités de cet homme ?
– Si, mais il ne s'agissait pas de Muhammad.
Un vieillard des Banû Quraydha, une tribu juive de Yathrib (la future
Médine), demanda un jour à 'Âçim ibn Qatâda :
– Sais-tu pourquoi quelques jeunes juifs des Banû Hadl, frères des
Banû Quraydha, embrassèrent l'islam ? Avant l'islam, ces jeunes gens
vivaient tout simplement avec les Quraydha, puis, dans l'islam, ils
devinrent leurs maîtres.
– Non, je ne le sais pas, répondit 'Âçim.
– Un juif syrien nommé Ibn al-Hayyabân vint chez nous, quelques
années avant l'islam, et s'établit dans le pays. Nous n'avons assurément
jamais vu un homme qui ne faisait pas les cinq prières (c'est-à-dire un
non-musulman), qui fût plus vertueux que lui. Lorsque la sécheresse nous
frappait, nous lui demandions :
– Sors implorer pour nous la pluie.
– Oui, mais pas avant que vous ne fassiez précéder votre cortège d'une
aumône.
– Combien ?
– Quatre mudds20 de dattes ou deux mudds d'orge.
Nous donnions l'aumône et il nous emmenait à l'extérieur de la ville.
Là, il implorait Dieu pour nous et il ne cessait de prier jusqu'à ce que des
nuages couvrent le ciel et arrosent nos champs. Il nous fit obtenir la pluie
à plusieurs reprises. Lorsqu'il sentit venir la mort, à sa dernière heure, il
demanda aux Banû Quraydha, qui étaient juifs :
– Pourquoi, pensez-vous, ai-je quitté le pays du vin et du pain (la
Syrie) pour venir dans cette terre de pauvreté et de famine ?
– Tu le sais mieux que nous.
– Eh bien ! Je suis venu ici pour attendre l'arrivée d'un prophète qui
doit se réfugier dans cette ville. J'espérais vivre assez longtemps pour le
voir et le suivre. Son heure est toute proche : juifs, ne vous laissez pas
devancer auprès de lui. Sa mission sera accompagnée, pour ceux qui lui
résistent, de sang répandu, de femmes et d'enfants enlevés.
Lorsque le Prophète reçut sa mission prophétique et qu'il alla assiéger
les Banû Quraydha, les jeunes juifs des Banû Hadl dirent aux Quraydha :
– C'est bien le prophète que vous avait annoncé Ibn al-Hayyabân.
– Non, ce n'est pas lui.
– C'est lui-même en personne.
Puis les Hadl descendirent de leur place forte, embrassèrent l'islam et
firent ainsi épargner leur vie, leurs biens et leur famille.
Voilà ce qui nous est parvenu de la tradition juive sur la mission
prophétique de Muhammad.

LA CONVERSION A L'ISLAM DE SALMÂN LE PERSAN


(SÎRA, I, 214-222)

Salmân le Persan (al-Fârisi) racontait : j'étais un Persan d'un village


des environs d'Ispahan appelé Jayy. Mon père était le maire de ce village.
Il m'aimait plus que toute autre créature au monde, à tel point qu'il me
retenait à la maison comme on retient les jeunes filles. J'avais bien appris
la religion de Zoroastre et j'étais le gardien du feu qu'on entretenait
devant la divinité, sans le laisser un instant s'éteindre. Mon père possédait
une grande ferme. Un jour qu'il était pris par une construction, il me dit :
« Va à la ferme et surveille les travaux. Tu m'en rapporteras telle et telle
chose. Et, surtout, n'y reste pas longtemps, car, tu le sais, tu es plus
important pour moi que cette ferme et, si tu tardes à revenir, je me ferai
beaucoup de souci pour toi. »
Salmân poursuivait : je pris donc le chemin de la ferme. En cours de
route, je passai près d'une église chrétienne et j'entendis de l'extérieur les
prières des fidèles. Comme mon père me retenait à la maison, j'ignorais
tout de ce qui se passait en dehors de chez moi. Ayant entendu les chants,
j'entrai à l'église par curiosité. Leurs prières et leur liturgie me plurent et
suscitèrent mon intérêt. Je me dis : « Cette religion est bien meilleure que
la nôtre. » Je renonçai donc à aller à la ferme de mon père et je restai
avec ces chrétiens jusqu'au coucher du soleil. Je les interrogeai sur leur
religion et sur son origine. Ils me répondirent que le christianisme venait
de Syrie.
Je rentrai chez nous le soir. Mon père s'était inquiété de mon retard et
avait envoyé des gens à ma recherche. À mon retour, mon père me dit :
– Où étais-tu mon bonhomme ? Ne t'avais-je pas demandé de me
rapporter certaines choses ?
– Père, je suis passé près d'une église où les gens faisaient leurs
prières. Ce que j'ai vu de leur religion m'a plu et je suis resté chez eux
jusqu'au coucher du soleil.
– Mon bonhomme, il n'y a rien qui vaille dans cette religion. Ta
religion et celle de tes pères est bien meilleure.
– Non, non ! Leur religion est meilleure que la nôtre.
Mon père prit peur. Il me mit des entraves aux pieds et m'emprisonna
dans sa maison.
Salmân poursuivait : j'envoyai dire aux chrétiens qu'ils me
préviennent, le jour où une caravane de Syrie passerait chez eux. Une
caravane de commerçants chrétiens de Syrie vint effectivement chez eux.
Dès qu'ils eurent terminé leurs affaires et qu'ils voulurent rentrer chez
eux, je fus prévenu. Je brisai mes fers et je partis avec eux pour la Syrie.
À mon arrivée, je leur demandai qui connaissait le mieux leur religion.
« C'est l'évêque de l'église, me dirent-ils. » Je me présentai à lui et je lui
dis :
– Votre religion me plaît et je souhaite rester avec toi pour te servir à
l'église, prier avec toi et m'initier à cette religion.
– Entre, me dit-il.
J'entrai avec lui. C'était un homme mauvais. Il recommandait aux gens
l'aumône, mais, dès que quelque argent était réuni, il le gardait pour lui et
en privait les pauvres. Il remplit ainsi sept jarres d'or et d'argent. Je le
détestai profondément pour sa conduite. À sa mort, les chrétiens se
réunirent pour l'enterrer. Mais je leur révélai ce qu'il faisait et leur
montrai la cachette du trésor. Voyant les jarres remplies d'or et d'argent,
ils refusèrent de l'enterrer. Ils l'attachèrent à une croix et le lapidèrent.
Salmân poursuivait : les chrétiens le remplacèrent par un autre évêque.
Je n'ai jamais vu un homme qui ne fait pas les cinq prières (un non-
musulman) plus honnête que lui, plus détaché du monde ni plus tourné
vers l'au-delà. Je l'aimai comme je n'avais jamais aimé personne avant
lui. À sa dernière heure, je lui dis :
– Je t'ai accompagné et je t'ai aimé plus que quiconque avant toi.
Maintenant que tu es en présence de l'arrêt de Dieu, à qui vas-tu me
recommander et quelles seront tes directives ?
– Vois-tu, mon fils, les bons sont morts et les gens ont abandonné et
altéré les pratiques anciennes. Je ne connais personne aujourdhui qui me
ressemble, à l'exception d'un seul homme qui vit en Irak à al-Mawçil
(Mossoul). C'est Untel, qui vit comme moi. Tu peux aller chez lui et
t'attacher à lui.
Après la mort de ce bon évêque et sa mise en terre, je rejoignis le
maître d'al-Mawçil et lui rapportai la recommandation de l'évêque qui
venait de mourir et l'estime dans laquelle il le tenait. « Reste chez moi,
m'ordonna-t-il. » Je restai donc chez lui et le trouvai tout aussi bon que
mon ancien maître. Mais il ne vécut pas longtemps. Avant sa mort, je lui
dis :
– Untel m'avait recommandé à toi et m'avait ordonné de te suivre.
Maintenant que tu es en présence de l'arrêt de Dieu, à qui vas-tu me
recommander et quelles seront tes directives ?
– Mon fils, me dit-il, je ne connais vraiment personne qui vive comme
nous vivions, sauf Untel à Naççîbîne (une ville de Mésopotamie). Va chez
lui.
Salmân racontait : après la mort et la mise en terre de mon maître, je
rejoignis le maître de Naççîbîne. C'était le meilleur des hommes. Avant
sa mort, il me recommanda à un évêque de 'Ammûriyya en terre
byzantine. J'allai le voir et lui racontai mon histoire. « Reste chez moi,
me dit-il. » Je restai chez lui et le trouvai tout aussi bon que ses deux
amis. Je pus même travailler chez lui et acquérir quelques vaches et une
brebis. Mais il ne tarda pas à mourir. À la veille de sa mort, je lui dis :
– À qui vas-tu me recommander et quelles seront tes directives ?
– Mon fils, me dit-il, à ma connaissance, il ne reste plus personne
comme nous. Cependant, l'avènement d'un prophète est tout proche. Il
prêchera la religion d'Abraham et sortira de la terre des Arabes. Il se
réfugiera dans une oasis bordée de terres stériles et dans laquelle sont
cultivés des palmiers qui portent des signes facilement reconnaissables. Il
mange ce qui lui est offert en cadeau mais il ne mange pas l'aumône et il
porte entre ses épaules la marque de la prophétie. Si tu le peux, rejoins-le
dans ce pays-là.
Salmân poursuivait : après sa mort et sa mise en terre, je séjournai à
'Ammûriyya aussi longtemps que Dieu le voulut. Un jour je rencontrai
des commerçants de la tribu des Kalb. Je leur demandai de m'emmener
avec eux en Arabie, en échange de mes vaches et de ma brebis. Ils
acceptèrent et m'emmenèrent avec eux. Arrivés à Wâdi-l-Qura (pas très
loin de Médine), ils ne tinrent pas parole et ils me vendirent comme
esclave à un juif. En travaillant chez lui, j'observais les palmiers et
j'espérais que ce serait le pays que m'avait décrit l'évêque, mais je n'en
étais pas sûr.
Un jour mon maître reçut la visite d'un de ses cousins de Médine de la
tribu juive des Banû Quraydha. Ce dernier m'acheta et m'emmena à
Médine. Dès que j'aperçus cette ville, j'y reconnus la description de
l'évêque. Mon travail d'esclave était tellement dur que je n'entendis même
pas parler de la mission prophétique de Muhammad à La Mecque.
L'Envoyé de Dieu séjourna dans cette ville aussi longtemps que Dieu le
voulut, puis il se réfugia à Médine. Je travaillais un jour en haut d'un
palmier alors que mon maître était assis au pied de l'arbre. L'un de ses
cousins arriva et l'aborda en colère : « Maudits soient les Banû Qayla
(l'ensemble des deux tribus arabes de Médine, les Aws et les Khazraj) !
Ils sont attroupés à Qubâ'autour d'un homme arrivé aujourd'hui même de
La Mecque. Ils prétendent qu'il est prophète ! » À ces mots, je fus saisi de
transes et je risquai de tomber de l'arbre sur mon maître. Je me précipitai
du haut du palmier et j'interrogeai le cousin : « Qu'est-ce que tu
racontes ? Qu'est-ce que tu racontes ? » Furieux, mon maître me donna
un violent coup de poing : « Cela ne te regarde pas ! Occupe-toi de ton
travail ! »
Salmân poursuivait : j'avais chez moi quelques provisions. À la tombée
de la nuit, je les emportai et j'allai trouver le Prophète à Qubâ'. J'entrai
chez lui et lui dis : « J'ai appris que tu étais un homme bon et que tu avais
des compagnons qui ne sont pas d'ici et qui sont dans le besoin. Voici ce
que j'avais à la maison. Accepte-le comme une aumône. Vous le méritez
plus que d'autres. » Le Prophète dit à ses compagnons d'en manger, mais
lui-même n'y toucha pas. Je notai bien ce point et je repartis. Le Prophète
vint ensuite à Médine. J'amassai encore quelques provisions et je les lui
portai. « J'ai constaté, lui dis-je, que tu ne voulais pas manger de ce qui
était donné en aumône. Accepte donc cela comme un cadeau en ton
honneur. » Il en mangea et il en donna à manger à ses compagnons. Je me
dis : « C'est le deuxième point. » Puis, je revins un jour revoir le Prophète
au cimetière de Baqî'. Il avait suivi le cortège funèbre de l'un de ses
compagnons puis il s'était assis parmi eux. Je le saluai puis je fis
quelques pas autour de lui, en regardant son dos, pour voir si j'allais y
trouver le sceau de la prophétie que m'avait décrit l'évêque. Ayant
remarqué que je passais derrière lui, le Prophète comprit que je cherchais
à vérifier quelque chose. Il laissa alors tomber le manteau de ses épaules,
j'y reconnus le sceau, je me jetai sur lui et je l'embrassai en pleurant.
« Viens devant moi, m'ordonna le Prophète. » Je m'assis devant lui et je
lui racontai mon histoire. Il était content que ses compagnons écoutent
mon récit.
Salmân poursuivait : dans mon récit, je rapportai au Prophète ce que
m'avait dit l'évêque de 'Ammûriyya : « Va dans telle région de Syrie.
C'est une région de marécages.Tu y trouveras un homme qui se déplace
en barque d'un village à l'autre. Les malades vont à sa rencontre ; il prie
pour eux et ils sont tous guéris. Interroge-le sur la religion que tu
recherches. Il te le dira. » J'allai dans ce pays et j'y vis des gens attroupés
avec leurs malades et leurs infirmes. Dès que l'homme débarqua, la foule
l'assiégea de toute part. Il pria pour les malades et tous furent guéris de
leurs infirmités. Je ne pus l'aborder sur le moment. Mais lorsqu'il fut sur
le point de repartir, je le pris par l'épaule :
– Qui es-tu ? demanda-t-il en se retournant vers moi.
– Dieu ait pitié de toi ! dis-je. Parle-moi de la religion d'Abraham.
– Tu me poses une question que les gens ne posent plus aujourd'hui. Il
est proche le temps d'un prophète né dans le Sanctuaire (La Mecque) qui
sera envoyé pour prêcher cette religion. Va le voir : il te l'expliquera.
Et il partit. Le Prophète, continuait Salmân, me dit : « Si ton récit est
véridique, l'homme que tu as vu est Jésus, fils de Marie21. »
Salmân était tellement occupé par son travail d'esclave, ouvrier
agricole, qu'il ne put prendre part avec le Prophète à la bataille de Badr ni
à celle d'Uhud. Un jour, le Prophète dit à ses compagnons : « Aidez votre
frère. » Ils l'aidèrent : il fut affranchi et il participa en homme libre aux
côtés du Prophète à la bataille du Fossé (Khandaq). Par la suite, il ne
manqua aucune bataille de l'islam.

QUELQUES HOMMES DES QURAYCH PORTENT LEUR


RÉFLEXION SUR LES DIFFÉRENTES RELIGIONS (SÎRA, I,
222-232)

Les Quraych étaient réunis, un jour de fête, autour d'une de leurs idoles
qu'ils vénéraient. Ils lui avaient offert des sacrifices, avaient participé à la
cérémonie et à la ronde rituelle autour d'elle. Quatre d'entre eux, dans une
conversation privée, se dirent : « Soyons francs et discrets. Il est clair que
notre peuple est dans l'erreur et qu'il a altéré la religion d'Abraham.
Qu'est-ce que cette pierre autour de laquelle nous faisons des rondes
rituelles (tawâf) ? Elle n'entend rien ; elle ne voit rien ; elle ne fait pas de
mal ; elle ne fait pas de bien ! Trouvons-nous une autre religion. » Ces
quatre hommes étaient Waraqa ibn Nawfal, 'Ubayd Allâh ibn
Jahch,'Uthmân ibn al-Huwayrith et Zayd ibn 'Amr. Depuis, ils se
dispersèrent à travers le monde, à la recherche de la religion d'Abraham
(Hanîfiyya).
Waraqa ibn Nawfal, le cousin de Khadîja, épouse du Prophète, adopta
le christianisme : il apprit les Écritures auprès des maîtres et acquit des
connaissances solides dans cette religion.
Quant à 'Ubayd Allâh ibn Jahch, un cousin du Prophète, il resta dans
l'équivoque jusqu'à sa conversion à l'islam. Puis il émigra avec les
musulmans en Abyssinie, accompagné de sa femme Umm Habîba, fille
d'Abû Sufyân, qui était elle aussi musulmane. Arrivé en Abyssinie, il
quitta l'islam et embrassa le christianisme. Il mourut chrétien dans ce
pays. Cet homme, devenu chrétien, fréquentait les compagnons du
Prophète en Abyssinie et ne cessait de leur répéter : « Nous avons vu la
lumière alors que vous la cherchez encore ! » Après la mort de 'Ubayd
Allâh, le Prophète épousa sa femme Umm Habîba, fille d'Abû Sufyân.
Quant à 'Uthmân ibn al-Huwayrith, il se rendit chez César, le roi des
Byzantins. Il embrassa le christianisme et acquit une position importante
auprès de lui.
Enfin, Zayd ibn 'Amr ibn Nufayl resta en dehors du judaïsme et du
christianisme. Il quitta cependant la religion de son peuple et il
abandonna le paganisme. Il s'abstenait de la viande d'animaux étouffés,
du sang et des victimes sacrifiées au pied des idoles. Il interdisait
d'enterrer vivantes les jeunes filles et déclarait aux Quraych : « J'adore le
Dieu d'Abraham. Je suis le seul parmi vous à pratiquer encore la religion
d'Abraham. » Puis il ajoutait : « Dieu, si je savais quelle religion tu
préfères, je l'adopterai. Mais je ne le sais pas ! »
Les Quraych le maltraitaient et le persécutaient, de peur qu'il ne jette le
discrédit sur leur religion. Il quitta enfin La Mecque à la recherche de la
religion d'Abraham. Il parcourut tout le pays, interrogeant les moines et
les rabbins. Il parvint enfin en Syrie où il trouva, sur les hauteurs de
Balqâ', un moine qui connaissait bien le christianisme. Zayd interrogea le
moine sur la Hanîfiyya, la religion d'Abraham. « Tu recherches une
religion à laquelle tu ne trouveras personne aujourd'hui pour te conduire.
Cependant, le temps est proche où un prophète sortira de ton pays que tu
viens de quitter et prêchera la religion d'Abraham. Rejoins-le, car c'est
bien la période prévue pour sa mission. » Zayd, qui avait eu quelques
notions de judaïsme et de christianisme et n'en avait retenu aucune, prit
sans délai la direction de La Mecque. Mais, arrivé dans le pays des
Lakhm, des brigands se jetèrent sur lui et le tuèrent. On raconte que son
fils Sa'îd ibn Zayd et 'Umar ibn al-Khattâb (le futur calife), qui était son
cousin, demandèrent un jour au Prophète :
– Pouvons-nous implorer le pardon pour Zayd ibn 'Amr ?
– Oui, répondit le Prophète, car il sera ressuscité, tout seul comme s'il
était une nation entière.
QUALITÉS DE L'ENVOYÉ DE DIEU SELON L'ÉVANGILE
(SÎRA, I, 232-233)

Ibn Ishâq a dit : lorsque Jean l'Apôtre voulut faire connaître aux
chrétiens ce qu'avait écrit, sous l'inspiration de Dieu, Jésus fils de Marie
dans l'Évangile, au sujet de l'Envoyé de Dieu, Jean copia les phrases
suivantes : « Celui qui me hait hait Dieu. Si je n'avais pas en leur
présence accompli des merveilles que personne d'autre avant moi n'avait
accomplies, ils ne seraient pas coupables. Mais ils abusèrent de la grâce
et crurent qu'ils l'emporteraient sur moi et sur Dieu lui-même. Il faut
cependant que le mot écrit dans la Loi soit accompli : “; Ils m'ont haï
gratuitement, sans raison. ” Et lorsqu'al-Munhamanna viendra, celui que
Dieu vous enverra de sa part, l'Esprit-Saint, celui qui a émané de Dieu, il
portera témoignage sur moi. Vous aussi vous porterez témoignage, car
vous avez été avec moi. C'est pourquoi je vous ai dit cela afin que vous
n'ayez pas de doute. » Al-Munhamanna en syriaque veut dire :
Muhammad, et en grec : al-baraqlîtos22.
1 Aç-Çafa et al-Marwa : deux buttes rocheuses situées à la périphérie de l'enceinte du sanctuaire
de La Mecque. Avant l'islam, elles étaient le siège de divinités de la fertilité vénérées par les
pèlerins de La Mecque. Depuis, elles ont gardé leur caractère sacré et les pèlerins musulmans
effectuent une course (sa'y) entre ces deux stations importantes du pèlerinage à La Mecque, en
souvenir de la course éplorée de Hâjar en quête d'eau pour son fils Ismaël, considéré comme
l'ancêtre de tous les Arabes.
2 Par la suite, il en eut plusieurs autres, dont Abdallah, le propre père du Prophète. Al-Hârith est
donc l'un des oncles paternels du Prophète.
3 Un couple de divinités pré-islamiques, symbolisant l'amour et la fertilité.
4 Cette formule sacrée, destinée à un grand avenir, va être, en quelque sorte, le slogan
monothéiste de l'islam. Sa traduction pose un réel problème aux arabisants. Il s'agit, évidemment,
d'un comparatif de supériorité : Dieu est plus grand. Mais plus grand que qui ou que quoi ? On ne
peut interpréter cette formule que dans la situation où elle est prononcée. Par ailleurs, dans toute sa
biographie du Prophète, Ibn Hichâm cite sans cesse le nom du Dieu unique, Allâh, même dans la
bouche des païens. S'agit-il d'une référence à une vague notion d'un Dieu unique avant l'islam ou
d'un simple anachronisme tout à fait compréhensible ? Nous penchons pour la seconde hypothèse.
5 C'est une référence à l'année où Abraha, roi chrétien du Yémen, vint, avec ses éléphants, tenter
de détruire La Mecque. On situe en général cet événement vers 570 de l'ère chrétienne.
6 Le territoire de la tribu des Banû Sa'd s'étendait à deux journées de marche au nord de La
Mecque.
7 Nous n'avons aucune autre indication sur cette coutume. Sa justification par l'air vicié de La
Mecque et l'air pur des montagnes des Banû Sa'd ne nous paraît pas suffisante.
8 Cette scène mystérieuse est un symbole de purification rituelle du Prophète. Il en parle lui-
même plus explicitement plus loin.
9 Il s'agit du Négus, roi chrétien d'Abyssinie, l'actuelle Éthiopie.
10 Ce rituel évident de purification concrète (retrait d'un caillot de sang noir et lavement du
cœur avec de la neige) est tout chargé de symbole. Le mot arabe 'alaq signifie caillot de sang, mais
aussi sangsue.
11 Les Banû Sa'd, petite tribu de paysans sédentaires, avaient la réputation de parler l'arabe le
plus pur de toute l'Arabie.
12 Cela veut dire en clair que, même avant sa mission prophétique, le jeune Muhammad n'a
jamais pratiqué, comme devait le faire sa famille, le culte du paganisme.
13 La présence de ce serpent est probablement un vestige ou une réminiscence d'un culte
chtonien à La Mecque. Ce serpent était régulièrement nourri par des offrandes de lait.
14 C'était le rituel du serment et de la conclusion de pacte chez les Arabes et chez les
Babyloniens. Les hommes en présence se tailladaient les veines du poignet et mettaient ainsi leur
sang commun dans un bol, avant d'y tremper les doigts et de les lécher en se jurant fidélité. Plus
tard, le sang fut remplacé par un parfum liquide.
15 Personnage politique (mort en 714 ?), nommé gouverneur du Hijâz puis de l'Irak sous les
Umayyades, resté célèbre pour la poigne avec laquelle il a maté les révoltes régionales contre le
régime de Damas.
16 'Umar ibn al-Khattâb, deuxième calife après la mort du Prophète (634-644). Sous son califat,
l'islam connut une très grande extension. Il fut le premier à prendre le titre de Commandeur des
croyants.
17 Nous avons essayé de rendre ainsi le contenu vague et la forme saccadée et assonancée de la
prose oraculaire avant le Coran.
18 Les Ançâr, alliés ou partisans, sont les Arabes de Yathrib, la future Médine, qui ont contracté
une alliance avec le Prophète et l'ont accueilli dans leur ville au moment de l'Hégire. Parmi les
musulmans des premières années de l'islam, on distingue d'un côté, les Émigrés, qui sont les
Mecquois qui ont quitté cette ville avec le Prophète, pour se réfugier à Médine, de l'autre, les
Ançâr.
19 Le Coran, à plusieurs reprises, fait allusion aux peuples exterminés pour n'avoir pas écouté
les prophètes que Dieu leur a envoyés. Le prophète des 'Âd s'appelait Hûd (Coran, 7, 65.) Quant à
la ville d'Iram (Coran, 89, 7), dont le peuple a subi le même sort, on ignore tout d'elle et de son
peuple.
20 Mesure de denrées alimentaires non liquides (blé, orge, lentilles, dattes, etc.) qui équivaut à
18 litres environ.
21 Ce récit, où les anachronismes sont évidents, ne vise qu'à établir une comparaison entre les
trois religions abrahamiques et leurs prophètes.
22 Ces explications philologiques, qui valent ce qu'elles valent, sont données par Ibn Hichâm
lui-même dans le texte de la Sîra.
CHAPITRE II

La révélation de l'islam
Lis au nom de ton Seigneur qui a créé !

Il a créé l'homme d'un caillot de sang.

Lis !…

Car ton Seigneur est le Très-Généreux

qui a instruit l'homme au moyen du calame,

et lui a enseigné ce qu'il ignorait. (Coran, 96, 1-5.)

MISSION DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 233-239)

Ibn Ishâq a dit : Muhammad, lorsque Dieu voulut l'honorer et lui


accorder le privilège de la prophétie, avait l'habitude, pour ses besoins, de
s'éloigner de la ville. Il s'engageait dans les sentiers qui le menaient dans
les vallons des environs de La Mecque. Là, il ne pouvait passer près d'un
rocher ni près d'un arbre sans qu'ils lui disent : « Salut à toi, Envoyé de
Dieu. » Le Prophète se retournait et regardait à droite, à gauche et
derrière lui, mais il ne voyait que des rochers et des arbres. Cette
situation dura aussi longtemps que Dieu le voulut.
Dieu fit aimer la solitude à l'Envoyé de Dieu, de telle sorte qu'il se
plaisait beaucoup à se retirer seul, loin du monde. Il avait l'habitude tous
les ans de faire une retraite d'un mois à Hirâ'(à deux lieues de La
Mecque), où il donnait à manger aux pauvres qui le sollicitaient. C'était
une pratique de la Hanîfiyya à laquelle se livraient certains hommes des
Quraych avant l'islam. Au bout d'un mois, il quittait sa retraite et, avant
même de rentrer chez lui, il allait à la Ka'ba et accomplissait autour d'elle
sept rondes rituelles.
L'année où Dieu voulut l'honorer et lui attribuer sa mission
prophétique, à l'âge de quarante ans, au mois de ramadân, l'Envoyé de
Dieu sortit pour sa retraite à Hirâ', comme il avait coutume de le faire. Il
était accompagné de sa famille. La nuit même où Dieu lui fit l'honneur de
sa mission, l'ange Gibrîl (Gabriel) vint le voir. L'Envoyé de Dieu
racontait : tandis que je dormais, Gibrîl se présenta à moi, tenant un étui
en feutre brodé contenant un livre.
– Lis, m'ordonna-t-il.
– Lire quoi ? demandai-je.
Il appliqua alors l'étui sur mon visage, m'empêchant de respirer à tel
point que je crus en mourir. Au risque de m'étouffer, Gibrîl ne cessa de
m'ordonner de lire. Je demandai, excédé :
– Enfin, lire quoi ?
– Lis au nom de ton Seigneur qui a créé1 !
Il a créé l'homme d'un caillot de sang
Lis !…
Car ton Seigneur est le Très-Généreux
qui a instruit l'homme au moyen du calame
et lui a enseigné ce qu'il ignorait. (Coran, 96,1-5.)
Je lus. Gibrîl se tut et s'en alla loin de moi. Je me réveillai en sursaut et
ces mots étaient comme gravés dans mon cœur. Je sortis et, arrivé au
milieu de la colline, j'entendis une voix du ciel crier : « Muhammad, tu es
l'Envoyé de Dieu et je suis l'ange Gibrîl. » Je levai les yeux vers le ciel et
je vis Gibrîl sous la forme d'un homme, les pieds sur l'horizon. Je
m'arrêtai et regardai sans bouger. Puis j'essayai de regarder ailleurs et, à
tous les coins de l'horizon, je n'avais que cette image. Je suis resté ainsi
figé sur place, sans pouvoir avancer ni reculer. Khadîja avait envoyé des
hommes à ma recherche. Ils arrivèrent jusqu'aux hauteurs de La Mecque
et s'en retournèrent auprès d'elle, tandis que j'étais cloué au même
endroit. L'image de Gibrîl disparut enfin de ma vue et je revins chez moi.
Je m'assis contre Khadîja, collé à elle. Elle me demanda : « Abû-l-
Qâsim2, où étais-tu ? J'ai envoyé des gens à ta recherche ! » Je lui
racontai ce que j'avais vu. « C'est de bon augure, dit-elle. Cousin3, tiens
bon ! Tu seras le prophète de cette nation, je le jure par Celui qui tient ma
vie dans sa main. »
Khadîja se leva, s'enveloppa de son manteau et s'en alla chez son
cousin Waraqa ibn Nawfal. Celui-ci avait embrassé le christianisme,
s'était instruit dans les livres et avait beaucoup appris auprès des gens de
la Torah et des Évangiles. Khadîja lui rapporta ce que l'Envoyé de Dieu
lui avait dit avoir vu et avoir entendu. « Saint, Saint ! s'exclama-t-il.
Khadîja, si tu m'as dit la vérité, Muhammad, je le jure par Celui qui tient
ma vie dans sa main, Muhammad est en train de recevoir la Grande Loi,
celle que reçut Moïse. Il est le prophète de cette nation. Dis-lui de
persévérer. »
Ayant achevé son mois de retraite, l'Envoyé de Dieu quitta Hirâ'et,
selon son habitude, se dirigea vers la Ka'ba. Il accomplissait ses rondes
rituelles autour du lieu saint lorsque Waraqa ibn Nawfal l'y rencontra.
« Neveu4, lui dit-il, raconte-moi ce que tu as vu et ce que tu as entendu. »
L'Envoyé de Dieu le lui raconta. « Tu es le prophète de cette nation, lui
dit Waraqa, je le jure par Celui qui tient ma vie dans sa main. Tu reçois à
présent la Grande Loi que Moïse a reçue. On t'accusera de mensonge, on
te fera du mal, on te persécutera et, s'il m'était donné de voir l'avènement
de ce jour, je chanterai la gloire de Dieu, comme il convient. » Puis il prit
la tête de Muhammad dans ses mains et y déposa un baiser. L'Envoyé de
Dieu s'en retourna chez lui.
Khadîja racontait : je dis alors à l'Envoyé de Dieu :
– Cousin, peux-tu me signaler l'arrivée de cet ami, lorsqu'il te rendra
visite ?
– Oui, je le peux.
– Dis-le moi donc dès son arrivée.
L'ange Gibrîl visita l'Envoyé de Dieu, comme d'habitude. Et
Muhammad cria aussitôt :
– Khadîja, voici Gibrîl.
– Cousin, dit-elle, assieds-toi sur ma cuisse gauche.
Il se leva et s'assit sur sa cuisse.
– Cousin, le vois-tu encore ?
– Oui, je le vois.
– Mets-toi alors sur ma cuisse droite.
Muhammad se mit à nouveau sur la cuisse de Khadîja.
– Cousin, le vois-tu encore ?
– Oui, je le vois.
– Viens te mettre dans mon giron.
Muhammad se blottit dans le giron de Khadîja.
– Le vois-tu ?
– Oui, je le vois.
Khadîja laissa enfin tomber son voile de tête, se débarrassa de sa robe
et mit la tête de Muhammad, toujours dans son giron, sous sa chemise de
corps.
– Le vois-tu encore ? demanda-t-elle.
– Non, je ne le vois plus.
– Cousin, sois heureux et tiens bon. Ton ami est un ange du ciel et non
point un démon.

DÉBUTS DE LA RÉVÉLATION (SÎRA, I, 239-243)

La révélation du message divin à l'Envoyé de Dieu commença au mois


de ramadân. Dieu a dit :
Le Coran a été révélé durant le mois de ramadân.
C'est une direction pour les hommes ;
une manifestation claire de la direction et de la Loi. (Coran, 2,185.)
Dieu a dit aussi :
Oui, nous l'avons fait descendre
durant la Nuit du Décret.
Comment pourrais-tu savoir
ce qu'est la Nuit du Décret ?
La Nuit du Décret est meilleure que mille mois ! (Coran, 97, 1-3.)
Puis Dieu poursuivit sa révélation à son Envoyé, qui croyait en Dieu et
prêtait foi à ce que Dieu lui révélait. Muhammad en assuma la
responsabilité, tout comme il en supporta les conséquences. Il se
conformait aux ordres de Dieu, en dépit de l'opposition et même des
persécutions de sa famille.
Khadîja, son épouse, crut à la révélation de Dieu à Muhammad et lui
apporta son soutien dans cette épreuve. Elle était la première à croire en
Dieu et en son Envoyé. Dieu, avec elle, allégea le fardeau qui pesait sur
Muhammad. En effet, l'Envoyé de Dieu entendait les critiques et les
démentis qui le peinaient. Mais il revenait chaque fois chez Khadîja, qui
le soutenait, qui avait foi en lui et qui l'aidait à mieux supporter la
méchanceté des gens. Gibrîl demanda un jour à l'Envoyé de Dieu : « Fais
parvenir à Khadîja le salut de Dieu. » Et Muhammad dit à Khadîja :
« Voici Gibrîl qui te transmet un salut de la part de Dieu. » Khadîja
répondit : « Dieu est le salut ; de Lui vient le salut et que son salut soit
sur Gibrîl. »
Puis la révélation de Dieu à son Envoyé se fit rare pendant un certain
temps et Muhammad en conçut de la peine. C'est alors que Gibrîl lui
apporta la révélation de la sourate de la Clarté du jour, dans laquelle
Dieu lui jure – Dieu qui lui a fait l'honneur qu'il sait – qu'il ne l'a ni
abandonné ni haï :
Par la clarté du jour !…
Par la nuit, quand elle s'étend !
Ton Seigneur ne t'a ni abandonné ni haï !…
Ne t'a-t-il pas trouvé orphelin et il t'a procuré un refuge.
Il t'a trouvé errant et il t'a guidé.
Il t'a trouvé pauvre et il t'a enrichi…
Quant aux bienfaits de ton Seigneur, raconte-les. (Coran, 93, 1-3, 6-8,
11.)
L'Envoyé de Dieu se mit donc à raconter les bienfaits que Dieu lui
avait accordés et que, par son intermédiaire, il a accordés aux hommes.
Et c'est ainsi qu'il faisait secrètement part de sa prophétie aux personnes
de sa famille en qui il avait confiance.

DÉBUT DE L'OBLIGATION DE LA PRIÈRE (SÎRA, I, 243-245)


Lorsque la prière fut imposée à l'Envoyé de Dieu, il était sur les
hauteurs de La Mecque. Gibrîl l'y rejoignit et, d'un coup de talon dans le
flanc de la colline, il fit jaillir une source d'eau. Gibrîl y fit ses ablutions
sous le regard de l'Envoyé de Dieu afin de lui montrer comment devait se
faire le rituel de la purification. L'Envoyé de Dieu fit alors ses ablutions
comme il avait vu Gibrîl les faire. Puis l'Ange le prit par le bras et lui
montra le rituel de la prière et l'Envoyé de Dieu fit la prière comme il
avait vu Gibrîl la faire. Gibrîl s'en alla et Muhammad rentra chez lui. Il fit
ses ablutions en présence de Khadîja pour lui montrer le rituel de la
purification tel qu'il venait de l'apprendre de Gibrîl. Khadîja en fit de
même. Puis Muhammad fit la prière comme le lui avait appris Gibrîl. Et
Khadîja fit de même.
Le rituel imposé de la prière était, à l'origine, de deux génuflexions par
prière. Par la suite Dieu le compléta et imposa quatre génuflexions,
lorsque le fidèle était chez lui. Mais, en voyage, la prière ne devait
comporter que deux génuflexions, comme à l'origine.
Lorsque l'obligation de la prière fut instituée, Gibrîl se présenta à
l'Envoyé de Dieu à midi, lorsque le soleil était à l'apogée, et fit la prière
avec lui. Puis ils firent la prière ensemble l'après-midi, au 'Açr (au
moment où l'ombre de l'homme est égale à sa taille). Puis ils firent une
prière au coucher du soleil, puis une autre le soir, à la disparition du
crépuscule, et une dernière prière le matin, au lever du jour.

LE PREMIER MUSULMAN : ALI IBN ABÛ TÂLIB (SÎRA, I,


245-247)

Ali fut le premier homme à avoir cru l'Envoyé de Dieu, à avoir prié
avec lui et à avoir prêté foi à sa mission. Il avait dix ans. Cela se passa de
la façon suivante : les Quraych éprouvaient à l'époque de grandes
difficultés pour assurer leur subsistance. Comme Abû Tâlib, oncle de
Muhammad, avait une famille nombreuse, Muhammad dit à son oncle
'Abbâs, qui était parmi les gens aisés des Banû Hâchim : « Ton frère Abû
Tâlib, dans la crise que nous vivons, doit avoir du mal à nourrir sa
famille. Allons le soulager un peu. Je prendrai en charge l'un de ses
enfants et tu en prendras un autre. » 'Abbâs accepta. Ils s'en allèrent chez
Abû Tâlib et lui dirent :
– En attendant la fin de cette crise, nous souhaitons t'alléger la charge
de tes enfants.
– Laissez-moi 'Aqîl et Tâlib, leur répondit-il, et faites ce qui vous plaît
pour les autres.
L'Envoyé de Dieu prit alors Ali et le serra dans ses bras ; 'Abbâs prit
pour sa part Ja'far et fit de même. C'est ainsi qu'Ali vécut chez
Muhammad jusqu'à l'annonce de sa mission prophétique. Ali crut en la
parole de l'Envoyé de Dieu et en sa mission.
À l'heure de la prière, l'Envoyé de Dieu sortait dans les environs de La
Mecque. Ali l'accompagnait, à l'insu de son père Abû Tâlib, de tous ses
oncles et de toute sa famille. Les deux hommes y accomplissaient les
prières et, le soir venu, s'en retournaient dans leur maison. Cela dura
aussi longtemps que Dieu le voulut. Mais un jour Abû Tâlib trouva les
deux hommes en train de prier.
– Neveu, demanda-t-il à Muhammad, quelle est cette religion que je te
vois pratiquer ?
– Oncle, c'est la religion de Dieu, la religion de ses anges, la religion
de ses envoyés. C'est la religion de notre père Abraham. Dieu m'a envoyé
comme messager auprès des hommes. Toi, oncle, tu es le plus digne de
recevoir mon conseil et mon appel à prendre la bonne voie. Tu es le plus
digne de répondre à mon appel et de m'apporter ton aide.
– Neveu, je ne puis quitter la religion de mes pères ni leurs pratiques.
Mais, je le jure, aucun mal ne te sera fait tant que je resterai en vie.

ZAYD IBN HÂRITHA, ABÛ BAKR ET D'AUTRES


COMPAGNONS EMBRASSENT L'ISLAM (SÎRA, I, 247-262)

Zayd ibn Hâritha, un affranchi de l'Envoyé de Dieu, fut le premier


homme après Ali à embrasser l'islam et à accomplir les prières. Hakîm
ibn Hazzâm, neveu de Khadîja, avait ramené de Syrie un groupe
d'esclaves parmi lesquels se trouvait Zayd ibn Hâritha. Khadîja, alors
épouse de Muhammad, alla chez son neveu et vit les esclaves. « Tante,
lui proposa Hakîm, choisis celui que tu veux parmi ces jeunes gens et je
te le donne. » Elle choisit Zayd et l'emmena chez elle. Muhammad vit
l'esclave et demanda à Khadîja de le lui donner. Elle le lui donna.
Muhammad l'affranchit et l'adopta. C'était avant sa mission. Hâritha, le
père de Zayd, vint un jour chez Muhammad pour lui demander que son
fils lui fût rendu. L'Envoyé de Dieu dit à Zayd :
– Tu restes chez moi, si tu le veux, ou bien, si tu le veux, tu vas avec
ton père.
– Je reste chez toi, répondit Zayd.
Zayd demeura chez Muhammad jusqu'à l'annonce de sa mission
prophétique. Il crut en lui et devint musulman. Il accomplissait la prière
avec le Prophète.
Ce fut ensuite le tour d'Abû Bakr ibn Abû Quhâfa. Il avait le surnom
de 'Atîq, l'Avisé, et portait le nom de 'Abd al-Ka'ba que l'Envoyé de Dieu
transforma en 'Abd Allâh, lorsque Abû Bakr embrassa l'islam. Devenu
musulman, Abû Bakr rendit publique sa conversion et appela les gens à
venir à Dieu et à suivre son Envoyé. Abû Bakr était de bonne compagnie,
agréable et très sociable. C'était un Quraychite de souche ; il connaissait
mieux que quiconque le passé des Quraych, avec leurs hauts faits et leurs
faiblesses. C'était un commerçant de talent : les gens venaient le consulter
pour leurs affaires et prenaient plaisir à traiter avec lui. Abû Bakr prêchait
ainsi l'islam aux visiteurs en qui il avait confiance. Un bon nombre des
compagnons du Prophète connurent l'islam grâce à Abû Bakr.
Par la suite les gens se convertirent à l'islam, hommes et femmes en
groupes. L'islam se répandit ainsi à La Mecque et les gens en parlaient.
Plus tard, Dieu ordonna à son Envoyé de rendre publique sa mission et
d'appeler les gens à l'islam. Il se passa donc trois ans entre le début de la
mission du Prophète et l'ordre qui lui avait été donné de prêcher l'islam.
Dieu lui avait dit :
Proclame ce qui t'est ordonné
et détourne-toi des polythéistes. (Coran, 15, 94.)
De même :
Avertis les plus proches de ta tribu.
Abaisse ton aile vers ceux des croyants qui te suivent. (Coran, 26, 214-
15.)
De même :
Dis : oui, je suis l'avertisseur explicite. (Coran, 15, 89.)
PREMIÈRE PRÉDICATION DE L'ISLAM ET RÉACTIONS
DES QURAYCH (SÎRA, I, 262-269)

Lorsque les compagnons du Prophète voulaient faire leurs prières, ils


sortaient de la ville pour se dérober aux regards des Quraych. Un jour que
Sa'd ibn Abû Waqqâç était en train d'accomplir la prière avec quelques
musulmans dans un sentier des environs de La Mecque, voici qu'ils
furent surpris par des païens. Ces derniers leur reprochèrent violemment
ce qu'ils faisaient et même leur cherchèrent querelle. Sa'd frappa alors
l'un des idolâtres avec la mâchoire d'un chameau et le blessa à la tête. Ce
fut le premier sang versé dans l'islam.
Lorsque l'Envoyé de Dieu prit l'initiative de proclamer l'islam devant
les Quraych, comme Dieu le lui avait ordonné, ces derniers n'opposèrent
ni résistance ni critiques. Mais, lorsqu'il en vint à condamner leurs
divinités, ils en furent scandalisés et, ensemble, lui déclarèrent leur
opposition et même leur hostilité. Cependant, quelques-uns avaient connu
l'islam par la grâce de Dieu et le pratiquaient en secret. Abû Tâlib, oncle
de Muhammad, avait pris son neveu sous son aile, il le défendait en
public, le protégeait et l'Envoyé de Dieu poursuivait sa mission et sa
prédication, en dépit des oppositions.
Comme Muhammad ne faisait aux Quraych aucune concession au
sujet de leurs divinités et comme son oncle Abû Tâlib lui avait accordé sa
protection, une délégation de notables quraychites alla trouver Abû Tâlib
et lui dit : « Abû Tâlib, ton neveu a insulté nos divinités, condamné notre
religion et accusé d'erreur nos ancêtres. Qu'il cesse cette provocation ou
bien laisse-nous régler nos comptes avec lui, car, comme nous, tu ne crois
pas à sa mission. » Abû Tâlib leur tint un discours apaisant et les laissa
partir dans le calme.
Mais l'Envoyé de Dieu continuait de plus belle à prêcher l'islam et à y
appeler les Quraych. Cette conduite créait des tensions et même des
dissensions et des querelles entre les Mecquois. Ils vinrent à nouveau voir
Abû Tâlib et lui dirent : « Abû Tâlib, tu es un homme d'âge respectable et
tu jouis, tu le sais, de toute notre estime. Nous t'avons déjà demandé de
retenir ton neveu et tu ne l'as pas fait. Nous ne pouvons plus supporter les
insultes contre nos divinités et le mépris de nos ancêtres. Retiens-le ou tu
nous trouveras face à vous deux, jusqu'à la défaite de l'un des deux
camps. » Et ils s'en allèrent. Abû Tâlib était bien embarrassé : d'un côté,
l'abandon et même l'hostilité de sa famille lui pesaient, de l'autre, il était
triste d'avoir à renier son neveu et de le leur livrer. Il envoya dire à
Muhammad : « Neveu, les Quraych sont venus me menacer. Aie pitié de
moi et de toi-même et ne me charge pas de ce que je ne puis supporter. »
L'Envoyé de Dieu crut comprendre que son oncle allait le lâcher et qu'il
se sentait incapable de prendre son parti ni de le défendre. Muhammad
alla chez Abû Tâlib et lui dit : « Oncle, je le jure, s'ils me mettent le soleil
dans la main droite et la lune dans la main gauche afin que j'abandonne
cette mission, je ne le ferai point, jusqu'à ce que Dieu fasse éclater la
vérité ou que je meure. » L'Envoyé de Dieu était ému jusqu'aux larmes et
il partit. Mais Abû Tâlib lui cria : « Reviens, reviens, neveu. »
Muhammad revint et Abû Tâlib lui dit : « Va, neveu. Dis ce que tu veux.
Pour rien au monde je ne t'abandonnerai ! »
Ayant appris qu'Abû Tâlib avait refusé d'abandonner son neveu, les
Quraych lui amenèrent 'Umâra ibn al-Walîd :
– Ce jeune homme, lui dirent-ils, est le plus fort et le plus beau des
jeunes gens des Quraych. Prends-le et adopte-le. Il t'appartient. En
échange, livre-nous ton neveu qui a bravé ta religion et la religion de tes
pères et qui a jeté la discorde dans ton peuple. Nous le tuerons, puisque
nous t'en donnons un autre.
– Quel triste marché vous me proposez ! Vous me donnez à nourrir
votre fils et je vous donnerais à tuer le mien ! Jamais, au grand jamais, je
n'accepterai !
– Nous avons été équitables avec toi ; mais, c'est clair, tu ne veux rien
entendre.
– Non, vous n'êtes pas équitables ! Bien au contraire, vous vous êtes
coalisés contre moi. Faites donc ce qui vous plaît.
Les Quraych se concertèrent et chaque tribu décida de faire la chasse,
en son sein, aux adeptes de Muhammad qui avaient embrassé l'islam,
pour les persécuter et les détourner de leur religion. Dieu protégeait son
Envoyé par l'intermédiaire de son oncle Abû Tâlib. Ce dernier, voyant ce
que faisaient les Quraych, alla trouver les Banû Hâchim et les Banû 'Abd
al-Muttalib pour les appeler à défendre Muhammad et à prendre son
parti, comme il le faisait lui-même. Ils répondirent tous à son appel et
prirent la défense de l'Envoyé de Dieu5, à l'exception d'Abû Lahab6,
l'ennemi de Dieu.

LA NOUVELLE DE LA MISSION DE MUHAMMAD SE


RÉPAND PARMI LES ARABES (SÎRA, I, 270-289)

À l'approche de la saison du pèlerinage de La Mecque, quelques


hommes des Quraych étaient réunis autour de Walîd ibn al-Mughîra,
homme d'âge et d'expérience. Il leur dit : « La saison du pèlerinage est là.
Les délégations des Arabes vont venir chez vous et elles ont déjà entendu
parler de votre homme. Mettez-vous d'accord à son sujet pour éviter que
le jugement des uns ne soit en contradiction avec le jugement des autres.
– Dis-nous toi-même ton jugement et nous l'adopterons.
– Non, dites plutôt votre propre jugement.
– Nous dirons : c'est un devin.
– Non, ce n'est pas un devin.
– Nous dirons : c'est un fou.
– Non, ce n'est pas un fou.
– Nous dirons : un poète.
– Non, ce n'est pas un poète.
– Nous dirons : un sorcier.
– Non, ce n'est pas un sorcier.
– Que devons-nous donc dire ?
– Sa parole a une certaine douceur, tout comme un palmier au tronc
robuste qui donne des fruits délicieux. Ce qui serait le plus proche de la
réalité, ce serait de parler de magie car il prononce des mots magiques,
capables de séparer l'homme de son père, de son frère, de sa femme et de
sa tribu.
Pendant le pèlerinage, les Quraych se postèrent aux carrefours et sur le
chemin des pèlerins. Là, ils racontaient à tous ceux qui arrivaient l'affaire
de Muhammad et les prévenaient contre lui. C'est ainsi que, au retour des
délégations, la nouvelle de la mission de Muhammad se répandit parmi
tous les Arabes.
Les habitants de Médine, notamment les tribus des Aws et des Khazraj,
étaient parmi les Arabes ceux qui connaissaient le mieux l'histoire de
Muhammad, avant même le retour de leurs délégations : les rabbins des
tribus juives, qui étaient leurs alliées et qui vivaient avec eux, leur en
avaient parlé. Mais lorsque leur parvint la nouvelle des dissensions créées
parmi les Quraych par la prédication de Muhammad, ce fut le sujet de
conversation de toute la ville.
1 Dans cet ouvrage, nous avons eu systématiquement recours à la traduction française de D.
Masson, éd. de la Pléiade, Paris, 1967. Cette traduction a le mérite d'avoir reçu un accueil
favorable auprès des instances musulmanes du Proche-Orient, grâce à l'avis autorisé de notre ami
le cheikh Soubhi as-Sâleh.
2 C'est le nom du fils de Muhammad, mort en bas âge. On appelle un homme, par amitié et par
déférence, par le nom de son fils aîné (kunya).
3 Muhammad n'était, à proprement parler, qu'un cousin très lointain de Khadîja. Mais, par
déférence réciproque, les deux époux considèrent leur beau-père respectif comme leur oncle, d'où
l'appellation cousin.
4 Encore une appellation amicale. Waraqa ibn Nawfal, plus âgé que Muhammad, considère que
le père de ce dernier est comme son frère.
5 On constate ici que la solidarité de clan passe avant toute considération religieuse.
6 Abû Lahab, oncle du Prophète, s'est opposé à Muhammad de manière acharnée et irréductible.
Il fut l'objet d'une révélation du Coran (111, 1-3) qui le condamne, lui et sa femme, au feu de
l'Enfer. Il expliquait, paraît-il, son hostilité au Prophète en se rassurant : « Si Muhammad est dans
l'erreur, j'aurais été fidèle à la foi de mes ancêtres. Si Muhammad l'emporte, après tout, il est mon
neveu… »
CHAPITRE III

Les conversions à l'islam


et l'opposition des Mecquois
Ne te hâte pas de combattre ces gens-là ;

car leurs jours sont déjà comptés. (Coran, 19, 84.)

LES QURAYCH MALTRAITENT L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA,


I, 289-291)

L'hostilité manifestée à l'Envoyé de Dieu et aux premiers convertis


suscita parmi les Quraych des dissensions nuisibles à leurs intérêts. Ils
soudoyèrent contre lui des vauriens qui lui portaient la contradiction et le
maltraitaient. Mais il continuait, au grand jour, à critiquer leur religion, à
bannir leurs idoles et à se démarquer de leur paganisme.
'Amr ibn al-'Âç (futur conquérant de l'Égypte) racontait : j'étais au
Sanctuaire un jour que les notables des Quraych y étaient réunis. En
parlant de Muhammad, ils disaient : cet homme a insulté nos pères et nos
divinités ; il a dénigré notre religion et il a semé la discorde parmi nous.
Nous n'avons jamais souffert pareille chose avant lui. Tandis qu'ils se
plaignaient de la sorte, l'Envoyé de Dieu apparut au Sanctuaire. Il
s'avança, toucha l'angle de la Ka'ba et, en en faisant le tour, passa devant
eux. Ils lui lancèrent une insulte que je n'entendis pas mais dont je vis
l'effet sur le visage de l'Envoyé de Dieu. Au deuxième tour et au
troisième tour, ils l'insultèrent encore. L'Envoyé de Dieu s'arrêta et leur
dit : « Écoutez-moi, hommes des Quraych, j'apporte le sabre par lequel
vous mourrez égorgés, je le jure par Celui qui tient ma vie dans sa
main. » Cette annonce leur fit peur et les jeta dans la consternation. Celui
qui avait été le plus virulent parmi eux n'avait plus de mots assez doux
pour amadouer Muhammad. Il disait : « Abû-l-Qâsim, ne t'en fais pas,
continue ton chemin. Tu n'es point un ignorant. »
Le lendemain, poursuivait 'Amr ibn al-'Âç, les Quraych se réunirent au
Sanctuaire. J'y étais aussi. Ils se disaient les uns aux autres : « Vous vous
êtes plaints de ses agressions. Mais, dès qu'il vous a menacés de choses
désagréables, vous l'avez relâché ! » Tandis qu'ils tenaient de pareils
discours, Muhammad apparut. Ils se jetèrent sur lui comme un seul
homme et l'encerclèrent :
– Est-ce toi, lui demandèrent-ils, qui dis de telles balivernes contre nos
divinités et contre notre religion ?
– Oui, c'est moi qui les dis.
L'un d'entre eux le saisit alors par le nœud de son manteau, mais Abû
Bakr s'interposa en pleurant : « Vous voulez tuer quelqu'un qui dit : Allah
est mon maître ! » Ils le relâchèrent et s'en prirent à Abû Bakr. C'était
l'atteinte la plus grave que j'aie vue de la part des Quraych contre
l'Envoyé de Dieu. De son côté, la fille d'Abû Bakr racontait que son père,
qui avait une chevelure abondante, était revenu ce jour-là à la maison la
raie de ses cheveux toute sanglante, tellement les Quraych l'avaient tiré
par la barbe.
On racontait : un jour, l'Envoyé de Dieu était sorti de chez lui. Ce jour-
là, il ne croisa personne, libre ou esclave, sans subir de sa part démentis
et injures. Très affecté, il rentra chez lui et se roula dans son manteau.
Dieu lui ordonna :
Ô toi qui es revêtu d'un manteau !
Lève-toi et avertis ! (Coran, 74,1-2.)

CONVERSION DE HAMZA À L'ISLAM (SÎRA, I, 291-292)

Une autre fois, Abû Jahl1 rencontra l'Envoyé de Dieu assis près du
monticule sacré d'aç-Çafa. Il le couvrit d'injures et l'accabla de critiques
sur la religion qu'il apportait. L'Envoyé de Dieu ne répliqua point. Or une
esclave d'Abdallah ibn Jud'ân (notable du clan des Taym) écoutait ces
insultes, de chez elle. Peu après, Hamza, oncle du Prophète, revenait de
la chasse, son arc à l'épaule. Il avait l'habitude, avant de rentrer à la
maison, de passer par le Sanctuaire et d'accomplir les rondes rituelles
autour de la Ka'ba. À l'occasion, il s'arrêtait en cours de route pour saluer
les gens qu'il rencontrait et bavarder un peu avec eux. C'était le plus fort
et le plus fier des Quraych. Lorsqu'il passa devant l'esclave, elle lui
raconta la scène et les injures que son neveu venait de subir de la part
d'Abû Jahl, sans prononcer un mot. Pris de colère, Hamza se précipita
tout droit vers le Sanctuaire. Abû Jahl y était assis avec quelques
hommes. Hamza s'avança vers lui et, arrivé à son niveau, il lui donna,
avec le bois de l'arc, un tel coup sur la tête qu'il faillit la lui fendre. « Tu
oses insulter mon neveu, alors que j'ai adopté sa religion et que je crois ce
qu'il croit ! Réponds-moi, si tu le peux ! » Des hommes du clan des Banû
Makhzûm se dressèrent alors contre Hamza pour venger Abû Jahl. « Ne
touchez pas à Hamza, leur dit Abû Jahl ; j'ai en effet insulté son neveu de
façon très dure. » Hamza confirma de cette façon sa conversion à l'islam.
À partir de ce moment, les Quraych comprirent qu'avec le soutien de son
oncle, Muhammad serait bien défendu. Ils allégèrent quelque peu leurs
mauvais traitements à son égard.

'UTBA IBN RABÎ'A TENTE UNE MÉDIATION (SÎRA, I, 293-


294)

Après la conversion à l'islam de Hamza, les compagnons de l'Envoyé


de Dieu devenaient de plus en plus nombreux. Les Quraych étaient un
jour réunis au Sanctuaire et Muhammad y était assis tout seul. 'Utba ibn
Rabî'a, qui était un notable, leur dit :
– Amis, si j'allais parler avec Muhammad pour lui faire quelques
propositions de nature à lui plaire et, en échange, nous aurions la paix ?
– Oui, vas-y, parle-lui.
'Utba alla s'asseoir à côté de Muhammad et lui dit :
– Tu sais, neveu2, quel rang tu occupes dans la lignée de la tribu et de
quel honneur on t'entoure. Cependant, tu leur as causé un grave
dommage : tu as condamné leurs divinités, méprisé la religion de leurs
pères et jeté la discorde parmi eux. Mais, dans un souci d'apaisement, je
vais te faire quelques propositions.
– Parle, je t'écoute.
– Si, avec tes nouvelles idées, tu veux de l'argent, nous sommes prêts à
t'en collecter jusqu'à ce que tu deviennes le plus riche parmi nous ; si tu
recherches les honneurs, nous t'en comblerons ; si tu veux le pouvoir,
nous te proclamerons notre chef. Et, si cet être qui te hante et t'obsède est
un djinn dont tu ne peux te débarrasser, nous consulterons des médecins
et nous dépenserons notre fortune pour t'en guérir.
– Oncle, je t'ai écouté. Écoute-moi maintenant.
– Je t'écoute.
Au nom de Dieu, clément et miséricordieux…
Voici la Révélation de celui qui est clément et miséricordieux…
Voici un Livre
dont les versets sont clairement exposés ;
un Coran arabe, destiné à un peuple qui comprend ;
une bonne nouvelle et un avertissement… (Coran, 41, 2-4.)
Et l'Envoyé de Dieu poursuivit sa récitation. En entendant ces paroles,
'Utba rejeta ses bras derrière son dos, prit appui sur eux et se mit à
écouter Muhammad avec attention. Arrivé à la prosternation mentionnée
dans cette sourate, l'Envoyé de Dieu se prosterna et dit : « Tu as entendu
ce que tu viens d'entendre. Tu en fais maintenant ce que bon te semble. »
'Utba revint auprès de ses amis, qui remarquèrent aussitôt un
changement d'expression sur son visage. Une fois assis, il leur dit :
– Amis, j'ai entendu des mots si beaux… Je le jure, je n'en avais jamais
entendu de pareils. Ce ne sont pas des vers, ce ne sont pas des formules
de magie, ce n'est pas un langage de devin. Amis de Quraych, écoutez-
moi et laissez cet homme tranquille. J'en assume la responsabilité. Ses
paroles que j'ai entendues auront, je l'assure, un très grand écho. Si les
Arabes arrivent à l'abattre, ils vous auront épargné cette tâche ; mais, s'il
l'emporte sur eux, son pouvoir et sa gloire seront les vôtres et vous serez
les plus heureux des hommes.
– Il t'a ensorcelé, ami, cela se voit.
– Voilà mon avis. Faites maintenant comme bon vous semble.
DISCUSSION ENTRE LES QURAYCH ET L'ENVOYÉ DE
DIEU (SÎRA, I, 294-298)

L'islam se répandait toujours à La Mecque parmi les clans de Quraych,


parmi les hommes et parmi les femmes. Les Quraych tentaient d'enrayer
ce mouvement : ils mettaient en prison ou détournaient de l'islam par la
corruption tous ceux qu'ils pouvaient. Un soir, à la tombée de la nuit, les
notables des différents clans de Quraych se réunirent derrière la Ka'ba et
décidèrent d'appeler Muhammad à leur assemblée, en vue d'engager avec
lui une discussion et de le confondre. Ils lui envoyèrent dire : « Les
notables de ton peuple sont réunis et souhaitent te parler. » Croyant à un
début de compréhension de leur part et soucieux d'éclairer ces hommes
auxquels il était attaché, l'Envoyé de Dieu répondit rapidement à leur
invitation et alla s'asseoir avec eux. Ils lui redirent ce que 'Utba lui avait
déjà dit.
– Je n'ai aucune des intentions que vous me prêtez. Dans ma mission
auprès de vous, je ne recherche ni l'argent, ni l'honneur, ni le pouvoir.
Mais Dieu m'a envoyé parmi vous comme Messager ; il m'a inspiré un
Livre et m'a ordonné d'être parmi vous un Annonciateur de la bonne
nouvelle et un Avertisseur. Je vous ai transmis les messages de mon Dieu
et vous ai prodigué mes conseils. Si vous acceptez ma mission, ce sera
votre chance dans cette vie et dans l'au-delà. Si vous la rejetez, je me
soumettrai à l'ordre de Dieu jusqu'à ce qu'il tranche entre nous.
– Mais, Muhammad, si toi tu n'acceptes rien de ce que nous t'avons
proposé, tu sais bien que nous avons le pays le plus petit, le plus pauvre
en eau ; la vie y est très dure. Demande donc à ton Dieu, qui t'a donné ta
mission, d'éloigner de nous ces montagnes qui nous enserrent, d'étendre
notre pays en plaine et d'y faire jaillir des fleuves comme les fleuves de
Syrie et d'Irak. Demande-lui aussi qu'il ressuscite nos aïeux pour que
nous puissions les interroger sur l'authenticité de ta mission. Si tu fais ce
que nous te demandons et s'ils te croient, nous te croirons aussi. Nous
reconnaîtrons ta mission et verrons l'estime dont tu jouis auprès de Dieu.
– Ce n'est pas l'objet de ma mission auprès de vous. Je vous ai déjà dit
ce que Dieu m'a ordonné de vous dire.
– Si toi-même tu ne peux pas le faire, tu pourrais prier ton Dieu
d'envoyer avec toi un ange qui croie à ce que tu dis et qui, à ta place,
accède à nos demandes. Comme nous, tu fréquentes les marchés et tu
cherches à gagner ton pain. Demande donc à ton Dieu de t'accorder des
palais, des jardins, des trésors d'or et d'argent, toutes choses qui
t'épargneraient les soucis quotidiens. Ainsi nous verrons quel est ton
crédit auprès de ton Dieu et saurons si tu es vraiment son Envoyé.
– Je n'en ferai rien. Je ne suis pas homme à demander pareilles choses
à Dieu : il ne m'a pas envoyé auprès de vous pour cela, mais pour
annoncer et prévenir.
– Fais donc tomber sur nos têtes le ciel en morceaux, comme tu
prétends que ton Dieu en est capable. Nous ne te croirons que si tu agis
vraiment.
– C'est Dieu qui décide. S'il veut le faire, il le fera.
– Voyons, Muhammad ! Ton Dieu savait que tu viendrais discuter avec
nous. Il savait que nous allions te poser des questions et te demander des
preuves tangibles de ta mission. Il aurait dû te prévenir et t'informer à
l'avance de ce qu'il avait l'intention de faire de nous si nous n'acceptions
pas ton message. Nous avons appris, en effet, qu'un homme de Yamâma,
appelé ar-Rahmân, t'enseignait ces choses-là. Eh bien, nous ne croirons
jamais cet ar-Rahmân3 !
L'Envoyé de Dieu se leva et s'en retourna chez lui. Il était triste et déçu
de n'avoir pas obtenu de ces notables de Quraych ce qu'il avait espéré de
leur invitation. Bien au contraire, ils s'étaient davantage éloignés de lui.

ABÛ JAHL DÉCIDE D'ATTENTER À LA VIE DU PROPHÈTE


(SÎRA, I, 298-299)

Après le départ de l'Envoyé de Dieu, Abû Jahl prit la parole et dit :


– Vous le voyez, Muhammad persiste à insulter nos ancêtres et nos
divinités et à condamner notre religion. Devant Dieu, avec une pierre, la
plus grosse que je puisse porter, je prends l'engagement de lui écraser
demain la tête, pendant qu'il sera prosterné pour sa prière. À ce moment-
là, vous me livrerez à son clan ou vous me défendrez. Après cela, que les
Banû 'Abd Manâf4 fassent ce que bon leur semble !
– Non, nous ne te lâcherons point ! Fais ce que tu veux.
Le lendemain matin, Abû Jahl prit une pierre aussi grosse qu'il le put et
alla s'asseoir, attendant que l'Envoyé de Dieu arrive. Muhammad vint,
comme à son habitude, et se mit à faire sa prière. Les Quraych vinrent
aussi et s'assirent en groupes, guettant ce qu'allait faire Abû Jahl. Lorsque
l'Envoyé de Dieu fit sa prosternation, Abû Jahl souleva la pierre et
s'approcha de Muhammad. Mais, soudain, il s'éloigna de lui en courant,
le visage blême, terrorisé, la pierre collée à ses mains. Il se débarrassa
enfin de la pierre. Les Quraych se levèrent et lui demandèrent :
– Que t'arrive-t-il donc ?
– Je me suis levé pour accomplir sur lui ce que je vous avais annoncé
hier. Mais, dès que je me suis approché de lui, un chameau étalon s'est
précipité sur moi pour me dévorer. De ma vie, je n'avais jamais vu une
telle tête, de tels crocs à un étalon !
On raconte que le Prophète révéla, plus tard, qu'il s'agissait de Gibrîl et
que si Abû Jahl s'était trop approché, Gibrîl l'aurait retenu de force.

LES QURAYCH CONSULTENT LES RABBINS AU SUJET DE


MUHAMMAD (SÎRA, I, 299-314)

Après l'échec d'Abû Jahl, Nadr ibn al-Hârith dit aux Quraych : « Il
vous arrive assurément un grand malheur auquel vous n'avez pas encore
trouvé la parade. Muhammad était parmi vous un jeune homme très doux
de caractère, très sincère et très fidèle. Maintenant que vous voyez des
cheveux blancs sur ses tempes et qu'il vous annonce sa mission, vous
dites : “; C'est un sorcier, c'est un devin, c'est un poète, c'est un fou. ” Et,
en fait, rien de tout cela n'est vrai. Votre situation est grave, pensez-y. »
Nadr ibn al-Hârith était le fauteur de troubles chez les Quraych. Il
vouait de l'inimitié au Prophète et cherchait à le mettre en défaut. Il avait
fait un séjour à Hîra5 et y avait appris les annales et les légendes de la
Perse.
Lorsque l'Envoyé de Dieu faisait sa prédication, parlait de Dieu et
prévenait les Quraych du sort que Dieu avait réservé par le passé aux
peuples impies, Nadr occupait aussitôt la place de Muhammad et leur
parlait des rois de Perse et de leurs légendes. Il terminait ainsi : « En
quoi, dites-le-moi, Muhammad parle-t-il mieux que moi ? »
Bien embarrassés, les Quraych décidèrent donc d'envoyer en
ambassade auprès des rabbins de Médine Nadr ibn al-Hârith et 'Uqba ibn
Abû Mu'ayt (chef du clan des Banû 'Abd Chams) : « Décrivez aux
rabbins, leur dirent-ils, le comportement de Muhammad et rapportez-leur
les discours qu'il tient. Les rabbins sont les détenteurs du premier Livre et
ils ont des connaissances qui nous font défaut dans le domaine de la
prophétie. » Arrivés à Médine, les deux ambassadeurs interrogèrent les
rabbins au sujet de Muhammad. Les rabbins répondirent : « Posez-lui les
trois questions suivantes : que sait-il sur le sort de certains jeunes gens
disparus il y a longtemps. Leur histoire est étonnante. En second lieu, que
sait-il sur l'histoire de ce grand voyageur qui a parcouru la terre de
l'Occident jusqu'en Orient. Enfin, que sait-il sur l'essence de l'âme. S'il
répond à toutes ces questions, suivez-le : c'est un prophète envoyé par
Dieu ; s'il n'y répond pas, c'est un imposteur ; traitez-le comme bon vous
semble. »
Revenus à La Mecque, les deux envoyés dirent aux Quraych : « Nous
vous rapportons des critères très nets pour trancher votre différend avec
Muhammad. Les rabbins nous ont dit de l'interroger sur trois points. S'il y
répond, c'est un prophète ; s'il n'y répond pas, c'est un imposteur. À vous
de voir. »
Les Quraych allèrent trouver Muhammad et lui posèrent les trois
questions fixées par les rabbins. « Je répondrai à vos questions demain »,
leur dit-il, sans toutefois prononcer la formule « Si Dieu le veut (In châ'a-
llâh) ». Les Quraych s'en allèrent. Mais, durant quinze nuits, le Prophète
n'eut aucune révélation de Dieu, aucune visite de Gibrîl. Les Mecquois
s'agitaient et ricanaient : « Demain, nous a-t-il dit, je répondrai à vos
questions et voilà quinze jours qu'il garde le silence ! » L'Envoyé de Dieu
était attristé par l'absence de révélation et très affecté par les rumeurs
répandues par les Quraych. Enfin, Gibrîl lui apporta la révélation de la
sourate de la Caverne (Coran,18), qui reproche à Muhammad d'avoir
cédé à la tristesse, mais qui lui fournit la réponse sur les jeunes gens, sur
le grand voyageur et sur l'âme.
Dès l'arrivée de Gibrîl, Muhammad lui dit : « Tu es resté si longtemps
sans me visiter que j'ai eu des doutes et des soupçons. »
Nous ne descendons que sur l'ordre de ton Seigneur…
Ton Seigneur n'oublie rien… (Coran,19, 64.)
Puis, en réponse aux questions des Quraych, l'Envoyé de Dieu reçut la
révélation des sourates de la Caverne, du Voyage nocturne, du Tonnerre,
de la Loi, du Caillot de sang, des Saba'et de Celui qui est revêtu d'un
manteau. Muhammad leur fournit donc la réponse à leurs questions et
leur démontra qu'il connaissait les choses invisibles et qu'il était un
véritable prophète6.
Mais ils furent pris de jalousie et refusèrent de le croire et de le suivre.
Ils refusèrent ainsi les signes de Dieu, rejetèrent publiquement la cause de
Muhammad et s'enfoncèrent dans leur paganisme. « Ne prêtons pas
l'oreille, se disaient-ils, à ce Coran et traitons ce galimatias par la
moquerie. Nous l'emporterons peut-être sur Muhammad. En revanche, si
nous engageons une discussion ou une dispute avec lui, c'est lui qui
l'emportera un jour. »
Sur le ton de la moquerie, Abû Jahl dit un jour aux Quraych :
« Muhammad prétend que les soldats de Dieu qui vont vous retenir et
vous torturer en Enfer sont au nombre de dix-neuf. Or vous êtes le peuple
le plus nombreux de la terre. Serait-il impossible à chaque centaine
d'entre vous de maîtriser un seul d'entre eux ! » Dieu a fait alors
descendre la révélation :
Nous n'avons pris que des Anges comme gardiens du feu.
Nous n'avons choisi ce nombre
que pour éprouver les incrédules, etc. (Coran, 74, 31.)
De même, dans leur rejet du Coran, dès que l'Envoyé de Dieu en
récitait une partie au cours de sa prière, ils se dispersaient et refusaient de
l'entendre. Si pourtant l'un des Quraych tenait à écouter un passage de la
récitation de Muhammad, il le faisait à la dérobée, de peur d'être molesté
par les autres. Quelquefois, il tendait l'oreille pour écouter, lorsque
l'Envoyé de Dieu faisait la récitation du Coran à voix basse. Les autres
n'entendaient rien et ne s'en apercevaient pas. C'est ainsi que Dieu a
révélé :
Lorsque tu pries :
n'élève pas la voix ;
ne prie pas à voix basse ;
cherche un mode intermédiaire (Coran, 17, 110.)
À l'intention de ces gens, Dieu dit : « N'élève pas la voix dans ta
prière : ils se disperseraient ; ne prie pas à voix basse : celui qui aime
entendre ta prière ne l'entendrait pas. »

LA RÉCITATION PUBLIQUE DU CORAN (SÎRA, I, 314-315)

Le premier qui, après l'Envoyé de Dieu, ait osé réciter le Coran en


public fut Abdallah ibn Mas'ûd. Les compagnons du Prophète étaient un
jour réunis et se disaient :
– Personne n'a encore fait de récitation publique du Coran devant les
Quraych ; qui pourrait le leur faire entendre ?
– Moi-même, dit Abdallah ibn Mas'ûd.
– Mais non, dirent-ils. Nous avons peur pour toi. Nous cherchons
plutôt un homme qui ait un clan derrière lui et qui le défende en cas de
danger.
– Laissez-moi faire : Dieu me défendra.
Le lendemain matin, Ibn Mas'ûd alla au Sanctuaire. Les Quraych y
étaient réunis en petits groupes. Il se dressa devant la Ka'ba et récita à
haute voix :
Au nom de Dieu Clément et Miséricordieux ;
le Miséricordieux a fait connaître le Coran. (Coran, 55, 2.)
Et il continua sa récitation. Les Quraych le regardaient et se
demandaient : « Que dit donc le fils d'Umm 'Abd7 ?
– Mais il récite ce que Muhammad a inventé ! »
Ils se jetèrent sur lui et se mirent à le frapper au visage, tandis qu'il
poursuivait sa récitation aussi longtemps qu'il le put. Puis il s'en revint
auprès de ses amis, le visage tuméfié.
– C'est ce que nous craignions pour toi, lui dirent-ils.
– Les ennemis de Dieu n'ont jamais été avec moi aussi tendres qu'ils le
furent aujourd'hui ! Si vous le souhaitez, je leur referai la même récitation
demain.
– Non, cela te suffit. Tu leur as déjà fait entendre ce qu'ils détestent
entendre.
DES NOTABLES DE QURAYCH ÉCOUTENT EN SECRET LA
RÉCITATION DU CORAN (SÎRA, I, 315-317)

Une certaine nuit, Abû Sufyân, Abû Jahl et al-Akhnas ibn Charîq
sortirent séparément pour écouter Muhammad réciter le Coran chez lui,
au cours de sa prière. Chacun d'entre eux se posta à un endroit près de la
maison de Muhammad pour prêter l'oreille, sans savoir que les deux
autres faisaient de même. Ils l'écoutèrent toute la nuit et, à l'aube, ils
quittèrent leur poste d'écoute pour rentrer chez eux. Ils se retrouvèrent
tous les trois sur le chemin du retour et échangèrent entre eux des
reproches : « Ne recommençons plus. Si l'un de nos jeunes vauriens nous
voyait, il serait choqué ! » La nuit suivante, tous les trois revinrent
séparément à leur poste, pour écouter la récitation de Muhammad. À
l'aube, le chemin du retour les réunit encore une fois et ils se tinrent le
même langage. La troisième nuit, à l'aube, ils se retrouvèrent encore sur
le chemin du retour. Cette fois, ils se prêtèrent serment de ne plus
recommencer et ils se dispersèrent. Le matin, al-Akhnas prit son bâton et
alla trouver Abû Sufyân chez lui.
– Dis-moi ton avis, lui demanda-t-il, sur ce que tu as entendu chez
Muhammad.
– Ma foi, répondit Abû Sufyân, j'ai entendu des choses que je
connaissais et dont le sens m'était clair. J'en ai entendu d'autres que je ne
comprenais pas.
– C'est assurément mon avis aussi.
Puis il s'en alla voir Abû Jahl chez lui.
– Dis-moi ton avis sur ce que tu as entendu Muhammad réciter.
– Qu'est-ce que j'ai entendu ? Nous (les Banû Makhzûm) nous sommes
disputé l'honneur du premier rang avec les Banû 'Abd Manâf (les Banû
Hâchim) : ils ont été généreux et nous le fûmes aussi ; ils ont été
courageux à la guerre et nous le fûmes aussi. Nous avons toujours été
comme deux chevaux de course en lice, jusqu'au moment où ils
déclarèrent avoir chez eux un prophète qui recevait la révélation du ciel.
Quand pourrons-nous les égaler dans un tel privilège ? Nous ne croirons
jamais Muhammad, je le jure, et jamais nous ne le suivrons.
LES PAÏENS PERSÉCUTENT LES MUSULMANS SANS
DÉFENSE (SÎRA, I, 317-321)

Les païens s'acharnèrent contre les compagnons du Prophète et firent,


chacun dans son clan, la chasse aux musulmans qui n'avaient pas de
défenseur : ils étaient mis en prison, battus, privés d'eau et de nourriture
et, lorsqu'il faisait chaud, ils étaient exposés sur le sable brûlant de La
Mecque. On cherchait ainsi à les détourner de l'islam. Quelques
musulmans cédaient à la torture et d'autres tenaient bon, avec l'aide de
Dieu.
Bilâl (le futur muezzin) était un esclave d'Abyssinie qui appartenait à
un homme des Banû Jumah, avant d'être affranchi par Abû Bakr. C'était
un musulman sincère au cœur pur. En pleine chaleur de midi, Umayya
ibn Khalaf (le chef du clan des Jumah) l'emmena hors de chez lui et lui
plaqua le dos sur la grève du torrent sec de La Mecque. Puis il fit mettre
une grosse pierre sur sa poitrine et lui dit : « Tu resteras dans cette
position jusqu'à ce que tu en meures ou que tu renies Muhammad, pour
adorer al-Lât et al-'Uzza (deux divinités vénérées à La Mecque et à
Tâ'if). »
– Dieu est Unique, Dieu est Unique, répondait Bilâl dans sa
souffrance.
Waraqa ibn Nawfal, qui était chrétien, passa par là. Il vit le supplice de
Bilâl et l'entendit crier : « Unique, Unique. »
– Oui, assurément, Dieu est Unique, confirmait Waraqa.
Puis Waraqa dit au tortionnaire : « Si tu le fais souffrir à cause de sa
foi, je te l'achète : je pense et je sens comme lui. » Abû Bakr, l'homme de
foi (Çiddîq), passa lui aussi par là. Voyant la torture que subissait Bilâl, il
s'adressa à son tortionnaire :
– Ne crains-tu pas Dieu pour ce pauvre Bilâl ?
– C'est toi qui l'as corrompu ; tire-le donc de cette situation.
– Je le ferai, dit Abû Bakr. J'ai un esclave noir, beaucoup plus fort que
lui. Il est païen, comme toi. Je te le donne en échange de Bilâl.
– J'accepte. Bilâl est à toi.
Abû Bakr lui donna son esclave, prit Bilâl et l'affranchit. Il affranchit
également six autres esclaves avant de partir en hégire pour Médine.
C'étaient tous de pauvres gens, faibles et sans défense. Un jour, Abû
Quhâfa, le père d'Abû Bakr, lui dit :
– Mon fils, je ne te vois affranchir que des gens faibles ! Si au moins tu
libérais des hommes robustes, ils pourraient te protéger et te défendre.
– Père, répondit Abû Bakr, ce que je fais, je le fais uniquement pour
Dieu.
De même, les Banû Makhzûm emmenèrent 'Ammâr ibn Yâsir, son
père et sa mère, en plein midi, pour les torturer sur la grève brûlante de
La Mecque. Le Prophète les vit et leur dit : « Courage, la famille des
Yâsir, je vous donne rendez-vous au Paradis. »
Le principal instigateur des Quraych contre les compagnons du
Prophète était Abû Jahl, cet impie. Lorsqu'il apprenait la conversion à
l'islam d'un notable qui bénéficiait d'un certain soutien, il allait le
réprimander : « Quelle honte ! lui disait-il. Tu as quitté la religion de ton
père qui est meilleur que toi. Nous allons te prouver ton erreur et te
déshonorer. » S'il s'agissait d'un commerçant, il lui disait : « Nous allons
t'empêcher de vendre ta marchandise et te ruiner. » S'il s'agissait d'un
homme sans défense, il le frappait et le livrait à quelques hommes des
Quraych pour le torturer. Les compagnons du Prophète étaient ainsi
privés d'eau et de nourriture et subissaient de telles tortures qu'ils ne
pouvaient plus se tenir droits. Leurs souffrances étaient telles qu'ils
étaient forcément réduits à dire oui à tout ce qu'on leur demandait. On
leur disait :
– Al-Lât et al-'Uzza sont-elles vos déesses en dehors de Dieu ?
– Oui.
– Ce scarabée qui passe devant vous, est-il votre dieu ?
– Oui.
Un jour, des hommes des Banû Makhzûm allèrent trouver Hichâm, le
fils de Walîd ibn al-Mughîra (lui aussi du clan des Makhzûm), dont le
frère venait de se convertir à l'islam :
– Nous allons reprocher à ton frère d'avoir adopté cette religion
nouvelle. Cela préviendra d'autres conversions.
– Pour le lui reprocher, allez-y donc. Mais, gare à vous ! Sachez que, si
vous le tuez, je tuerai de ma main le plus fort parmi vous.
Ils le quittèrent et le laissèrent en paix.

LA FUITE EN ABYSSINIE (PREMIÈRE HÉGIRE) (SÎRA, I,


321-341)

Le Prophète était protégé par Dieu et par son oncle Abû Tâlib. Mais,
témoin des souffrances de ses premiers compagnons, il ne pouvait rien
faire pour les défendre. Il leur dit : « En Abyssinie (Éthiopie actuelle), il
y a un roi qui ne tolère pas l'injustice. Son royaume est une terre de
sincérité. Allez-y donc en attendant que Dieu vous rende la vie
supportable à La Mecque. » Les musulmans partirent en Abyssinie pour
échapper à la persécution et pour protéger leur foi. Ce fut la première
Hégire dans l'islam.
Une dizaine de musulmans furent les premiers à partir, sous la
direction de 'Uthmân ibn Madh'ûn. Puis d'autres les suivirent en petits
groupes. Les uns partaient seuls, d'autres avec leur famille. Le nombre
total des émigrés en Abyssinie était de quatre-vingt-trois hommes, sans
compter les enfants qu'ils y avaient emmenés en bas âge ni ceux qui y
sont nés. Ils vécurent en sécurité dans ce pays, sous la protection du
Négus, et ils y pratiquaient leur religion sans craindre qui que ce soit.
Umm Salama (future épouse du Prophète) racontait : lorsque nous
arrivâmes en Abyssinie, le Négus nous y accorda la meilleure protection.
Nous y étions en sécurité pour notre religion et nous adorions Dieu, sans
aucun mal et sans entendre un seul mot désagréable. Lorsque les Quraych
apprirent cela, ils se concertèrent et décidèrent d'envoyer auprès du
Négus une ambassade chargée des cadeaux les plus appréciés. Ce qui se
faisait de plus original à La Mecque, c'était du cuir travaillé. Ils en
achetèrent une grande quantité en cadeau pour le Négus, sans oublier
aucun de ses patriarches chrétiens. L'ambassade était composée
d'Abdallah ibn Abû Rabî'a et de 'Amr ibn al-'Âç (futur conquérant de
l'Égypte). Les Quraych leur dirent : « Donnez d'abord à chaque patriarche
son propre cadeau, avant de parler des musulmans au Négus. Puis donnez
au Négus ses cadeaux et demandez-lui de vous livrer les musulmans, sans
même les recevoir. » Nous, poursuivait Umm Salama, nous vivions dans
les meilleures conditions, sous la protection du meilleur des protecteurs.
Les délégués donnèrent donc à chaque patriarche son cadeau, sans en
oublier un seul, en disant à chacun : « Quelques jeunes vauriens de chez
nous se sont réfugiés dans le royaume du Négus. Ils ont quitté la religion
de leur peuple, sans entrer dans la vôtre. Ils ont inventé une religion que
ni vous ni nous ne connaissons. Les notables de notre peuple nous ont
envoyés en délégation auprès du Négus, afin qu'il nous les livre. Lorsque
nous en parlerons au roi, conseillez-lui de nous les livrer, sans avoir à les
recevoir. Leur peuple connaît mieux ce qu'il a à leur reprocher. » Les
patriarches donnèrent leur accord.
Umm Salama poursuivait : les deux délégués des Quraych présentèrent
ensuite leurs cadeaux au Négus, qui en fut satisfait. Puis ils lui dirent :
« Des jeunes gens stupides de chez nous se sont réfugiés dans ton pays.
Ils ont quitté la religion de leur peuple sans entrer dans ta religion. Ils ont
inventé une religion que ni toi ni nous ne connaissons. Nous sommes
délégués auprès de toi par les notables de leur peuple, par leurs pères,
leurs oncles et leurs familles pour vous demander de nous les rendre.
Leurs familles connaissent mieux les fautes qu'on leur reproche. » Les
patriarches autour du roi lui dirent : « Ces hommes disent la vérité.
Remets-leur ces gens : ils les ramèneront chez eux à leurs familles. » Le
Négus, en colère, répliqua : « Non, je le jure, je ne puis offenser des gens
qui sont entrés chez moi, qui m'ont demandé l'asile et m'ont préféré à
d'autres pour les accueillir ; je ne puis les livrer avant de les avoir
entendus répondre aux accusations de ces deux hommes. Si cela est vrai,
je les renverrai chez eux ; mais si cela est faux, je les protégerai contre
ces deux hommes et je les traiterai comme il convient, aussi longtemps
qu'ils résideront chez moi. »
Le Négus fit venir les compagnons du Prophète et convoqua en même
temps ses évêques, qui déployèrent leurs livres sacrés autour de lui.
– Quelle est donc cette religion, demanda-t-il aux musulmans, pour
laquelle vous vous êtes séparés de votre peuple : vous n'êtes entrés ni
dans ma religion ni dans aucune des autres religions ?
– Ô roi, répondit Ja'far ibn Abû Tâlib (cousin du Prophète), nous
étions un peuple qui vivait dans l'ignorance ; nous adorions les idoles,
nous mangions de la viande d'animaux étouffés, nous commettions des
choses abominables, nous ne respections ni les liens du sang ni le droit
d'asile. Le fort parmi nous mangeait le faible. Dans cette situation, Dieu
nous a envoyé un Messager issu de notre peuple, dont nous connaissions
la naissance, la sincérité, la fidélité et l'honnêteté. Il nous a appelés à
reconnaître et à adorer le Dieu unique et à quitter les pierres et les idoles
que nos pères et nous-mêmes adorions. Il nous a ordonné la sincérité
dans nos discours, la fidélité à la parole donnée et la protection du voisin.
Il nous a interdit les liaisons illicites, les guerres sanglantes, la luxure, la
calomnie et la mainmise sur les biens des orphelins. Nous devons adorer
Dieu seul, sans lui associer qui que ce soit ; nous devons accomplir la
prière, l'aumône, le jeûne et bien d'autres obligations. Nous l'avons cru,
nous lui avons fait confiance et nous l'avons suivi dans ce que Dieu lui
révélait. Notre peuple nous a agressés et nous a torturés pour nous
détourner de notre religion et nous ramener au paganisme. Ayant trop
souffert, nous sommes venus dans ton pays et nous t'avons demandé ta
protection plutôt qu'à d'autres, dans l'espoir que chez toi nous ne serions
pas maltraités.
– As-tu avec toi quelque chose de ce qui a été révélé par Dieu à ce
Messager ? demanda le Négus.
– Oui.
– Lis-le-moi.
Ja'far lui lut le début de la sourate de Marie8. En l'écoutant, le Négus
pleura jusqu'à en mouiller sa barbe ; ses évêques pleurèrent aussi jusqu'à
en mouiller leurs livres. Puis le Négus dit à Ja'far : « Ce que tu lis et ce
que Jésus a révélé procèdent assurément de la même source de lumière. »
Et, s'adressant aux deux envoyés des Quraych, le Négus dit : « Partez. Je
ne vous livrerai point ces hommes et personne ne les maltraitera plus. »
Umm Salama poursuivait ; à leur sortie du palais, 'Amr ibn al-'Âç dit à
son compagnon :
– Demain, je vais raconter sur eux au Négus quelque chose qui va le
pousser à les exterminer.
– Non, lui dit Abdallah, ne le fais pas : ils ont trop de liens de sang
avec nous, même si nous ne sommes pas d'accord avec eux.
– Je dirai au Négus qu'ils prétendent que Jésus fils de Marie n'est qu'un
esclave.
Le lendemain matin, 'Amr alla chez le Négus et lui dit : « Ô roi, ces
musulmans disent sur Jésus des choses très graves. Envoie-leur un
messager pour leur demander ce qu'ils disent au sujet de Jésus. » Un
messager alla leur poser la question, qui jeta l'émoi parmi eux :
« Qu'allons-nous pouvoir dire si le Négus nous interroge sur Jésus ? » Ils
décidèrent de lui dire, quel qu'en fût le prix, ce que Dieu a révélé à leur
prophète. Ils se présentèrent donc au Négus :
– Que dites-vous de Jésus fils de Marie ? leur demanda-t-il.
– Nous disons, répondit Ja'far, ce que notre prophète nous a appris :
« Jésus est un serviteur de Dieu, Envoyé de Dieu, Esprit de Dieu, Verbe
de Dieu, qu'il a mis dans le sein de Marie, vierge et immaculée. »
Le Négus tendit la main au sol et en ramassa un bâtonnet :
– Il n'y a pas l'épaisseur de ce bâtonnet de différence entre Jésus fils de
Marie et ce que tu as dit de lui.
Ce jugement suscita des murmures parmi les évêques. Mais le Négus
dit aux compagnons du Prophète : « Partez en paix. Quiconque oserait
s'en prendre à vous sera très sévèrement puni. » Puis il fit rendre leurs
cadeaux aux deux délégués, qui repartirent couverts de honte. Quant à
nous, disait Umm Salama, nous restâmes en Abyssinie, satisfaits de vivre
sous la protection du meilleur des protecteurs.
Les Abyssins, persuadés que le Négus avait trahi leur religion, se
révoltèrent contre lui. Ce dernier fit affréter des bateaux et envoya dire à
Ja'far et à ses amis : « Montez dans les bateaux et n'en bougez pas. Si je
suis renversé, vous partirez où vous voudrez. Si je l'emporte sur les
rebelles, vous resterez chez moi. » Puis il demanda de quoi écrire : « Je
témoigne, écrivit-il, que Jésus fils de Marie est le serviteur de Dieu, son
Messager, son Esprit et son Verbe, qu'il a mis dans le sein de Marie ; je
témoigne, écrivit-il, qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Muhammad est son
serviteur et son Messager. » Il glissa le papier sous son manteau, contre
sa poitrine, et sortit devant les Abyssins, qui étaient massés en rangs
serrés et hostiles :
– Abyssins, leur cria-t-il, ne suis-je pas le plus proche de vous ?
– Si, dirent-ils.
– Comment jugez-vous ma conduite à votre égard ?
– La meilleure des conduites.
– Qu'est-ce qui vous arrive alors ?
– Tu as quitté notre religion et tu as prétendu que Jésus n'est qu'un
esclave.
– Et vous, que dites-vous de Jésus ?
– Nous disons qu'il est le fils de Dieu.
Le Négus dit, mettant la main sur sa poitrine et désignant son
témoignage écrit : « Je témoigne que Jésus fils de Marie », mais il n'alla
pas plus loin. La foule fut satisfaite et se dispersa. Le Prophète fut
informé de cet événement. Lorsque, plus tard, il apprit la mort de ce
Négus, l'Envoyé de Dieu fit une prière et sollicita pour lui le pardon de
Dieu.

LA CONVERSION DE 'UMAR IBN AL-KHATTÂB (SÎRA, I,


342-350)

Umm Abdallah ibn 'Âmir racontait : nous étions dans les préparatifs de
l'émigration en Abyssinie. 'Âmir était sorti de la maison pour rapporter
quelque chose. Voici que 'Umar ibn al-Khattâb (le futur deuxième calife),
qui était encore dans le paganisme et qui nous faisait subir beaucoup de
mauvais traitements, vint chez nous, s'arrêta devant moi et me demanda :
– Ce sont les préparatifs pour le départ, Umm Abdallah ?
– Oui, lui ai-je répondu. Nous sommes décidés à partir : vous nous
avez tellement persécutés et fait de mal que Dieu nous offre cette issue.
– Dieu vous accompagne, dit-il avec une tendresse que je ne lui
connaissais pas.
Et il s'en alla, apparemment attristé de notre départ. Au retour de mon
mari, je lui dis :
– Ah ! si tu avais vu tout à l'heure 'Umar avec sa gentillesse et sa
tristesse à cause de notre départ !
– Penses-tu qu'il va devenir musulman ?
– Oui.
– Non, protesta-t-il, celui que tu as vu ne se convertira pas à l'islam
avant que l'âne d'al-Khattâb ne s'y convertisse. Cela me paraît sans
espoir, tellement il est violent et rude avec les musulmans.
La conversion de 'Umar advint pourtant : Fâtima, sa sœur, avait, avec
son mari Sa'îd ibn Zayd, embrassé l'islam en secret, par peur de son frère.
Nu'aym ibn Abdallah cachait également sa conversion par peur de sa
famille. Khabbâb ibn al-Aratt venait de temps en temps chez Fâtima pour
lui enseigner le Coran. Un jour, 'Umar sortit de chez lui, son sabre à la
taille. Il avait appris que Muhammad et un certain nombre de ses
compagnons, une quarantaine d'hommes et de femmes, qui n'étaient pas
partis pour l'Abyssinie, étaient réunis dans une maison près d'aç-Çafa.
Parmi eux se trouvaient son oncle Hamza, Abû Bakr et Ali. Nu'aym alla à
la rencontre de 'Umar et lui demanda :
– Où vas-tu de ce pas, 'Umar ?
– Je cherche Muhammad, ce Çabéen9 qui a semé la division chez les
Quraych, dénigré leur religion et insulté leurs divinités. Je veux le tuer.
– Tu te trompes assurément, 'Umar. Imagines-tu que le clan des
Hâchim va te laisser en vie après le meurtre de Muhammad ? Tu ferais
mieux de revenir t'occuper de ta propre famille.
– Quelle famille ?
– Ta sœur Fâtima et ton beau-frère Sa'îd ibn Zayd : ils se sont tous les
deux convertis à l'islam et ils suivent le chemin de Muhammad. Occupe-
toi d'eux plutôt.
'Umar s'en revint tout droit chez sa sœur et son beau-frère. Khabbâb
était chez eux et leur apprenait à lire la sourate de Tâ Hâ (Coran, 20).
Ayant entendu l'arrivée de 'Umar, Khabbâb se cacha dans un coin de la
maison et Fâtima glissa la feuille du Coran sous sa cuisse. Mais, en
s'approchant de la maison, 'Umar avait entendu la récitation de Khabbâb.
– Quelles étaient ces voix que j'ai entendues ? demanda-t-il.
– Tu n'as rien entendu.
– Si. J'ai même appris que vous suiviez la religion de Muhammad.
Et il se jeta sur son beau-frère Sa'îd. Fâtima se leva pour protéger son
mari. 'Umar la frappa et la blessa même à la tête. « Oui, cria-t-elle à son
frère, nous nous sommes convertis à l'islam et nous croyons en Dieu et en
son prophète. Fais ce que tu veux ! » Voyant couler le sang de sa sœur,
'Umar fut pris de remords et se calma.
– Donne-moi ce papier que je vous ai entendu lire tout à l'heure,
ordonna 'Umar. Je veux lire ce que vous apprend Muhammad ('Umar
savait, en effet, lire et écrire).
– Non, nous avons peur pour ce papier, dit Fâtima.
– Ne crains rien. Je te le rendrai, je le jure, après l'avoir lu.
– Frère, lui dit-elle espérant le convertir, tu es impur dans ton
paganisme, et ce texte ne peut être touché que par des gens purs.
'Umar alla se laver et Fâtima lui remit le texte de la sourate de Tâ Hâ.
Ayant lu le début de la sourate, il dit : « Que ces mots sont beaux et
sublimes ! » Entendant ces paroles, Khabbâb sortit de sa cachette et dit :
– 'Umar, j'espère que Dieu t'a accordé un privilège, à la demande de
son prophète. Je l'ai entendu hier prier : « Mon Dieu, consolide l'islam
par la conversion d'Abû Jahl ou par celle de 'Umar ibn al-Khattâb. »
'Umar, écoute bien la voix de Dieu !
– Khabbâb, dit 'Umar, dis-moi où est Muhammad. Je veux le voir pour
me convertir.
– Il est dans une maison près d'aç-Çafa, avec un certain nombre de ses
compagnons.
'Umar prit son sabre et alla trouver Muhammad et ses compagnons. Il
frappa à la porte. Un compagnon du Prophète se leva et regarda par le
trou de la porte. Il vit 'Umar, son sabre à la taille. Il prit peur et retourna
prévenir le Prophète :
– C'est 'Umar. Il a son sabre à la taille.
– Fais-le entrer, dit Hamza. S'il recherche quelque chose de bon, nous
le lui donnerons ; s'il nous veut du mal, nous le tuerons avec son propre
sabre.
– Fais-le entrer, dit le Prophète.
Muhammad se leva à sa rencontre, le retint dans l'entrée et le saisit par
le nœud de son manteau :
– Que viens-tu faire ici ? lui demanda-t-il en le secouant
énergiquement. Tout cela, je le vois, va se terminer pour toi par un
malheur.
– Envoyé de Dieu, répondit 'Umar, je suis venu chez toi pour croire en
Dieu, en son Messager et en son message.
– Allah est le plus grand ! cria le Prophète si haut que les gens à
l'intérieur de la maison comprirent que 'Umar avait embrassé l'islam.
'Umar racontait : cette nuit-là, lorsque je suis devenu musulman, je me
suis demandé qui était l'ennemi le plus farouche de l'Envoyé de Dieu
pour aller lui annoncer ma conversion. J'ai pensé à Abû Jahl. Le
lendemain, de bonne heure, je suis allé frapper à sa porte. Il ouvrit et me
dit, d'un ton très affable : « Bienvenue à mon cher neveu !
– Je suis venu t'annoncer que j'ai foi en Dieu, en son Envoyé
Muhammad et en son message. »
Il me claqua la porte au nez en criant : « Honte à toi, honte à ta
conduite ! »
Les compagnons du Prophète revinrent chez eux, heureux et confiants.
Avec la conversion de Hamza et de 'Umar, ils savaient que l'Envoyé de
Dieu serait protégé et qu'eux-mêmes pourraient ne plus subir de mauvais
traitements. 'Umar était en effet un homme fort et décidé : il ne se laissait
pas tondre la laine sur le dos. Avant sa conversion, les compagnons du
Prophète ne pouvaient pas faire leurs prières devant la Ka'ba. Mais, dès
qu'il fut converti, il se battit contre les Quraych pour pouvoir le faire : il y
réussit et les musulmans prièrent avec lui devant la Ka'ba.
On rapporte un autre récit de la conversion de 'Umar. Lui-même
racontait : je gardais mes distances avec l'islam et j'étais un amateur de
vin. J'en buvais avec plaisir à Hazwara (souk de La Mecque) en
compagnie de quelques hommes des Quraych. Une nuit, je suis sorti pour
rejoindre mes compagnons de boisson et je n'en ai trouvé aucun. Déçu, je
suis allé chez un autre cabaretier, mais il était fermé. Puis, je me suis
proposé d'aller au Sanctuaire pour faire autour de la Ka'ba sept ou
soixante-dix-sept rondes rituelles.Voici que j'y trouvai Muhammad en
train de prier. Le voyant en prière, j'eus envie d'écouter cette nuit-là ce
qu'il disait. Si je m'approchais trop de lui, je risquais de lui faire peur. Je
marchai donc doucement, sur la pointe des pieds, et je me glissai derrière
les tentures de la Ka'ba. Puis, de proche en proche, je me trouvai tout près
de lui. Seul le voile de la Ka'ba nous séparait. Et j'écoutai la récitation du
Coran : saisi d'émotion, je pleurai et l'islam pénétra dans mon cœur. Je
restai en place. Sa prière terminée, Muhammad s'en alla et je le suivis. Il
reconnut le bruit de mes pas et, croyant que je lui voulais du mal, il se
retourna brusquement :
– Que viens-tu faire ici à cette heure ? me demanda-t-il en colère.
– Je suis venu pour croire en Dieu, en son Messager et en son message.
– 'Umar, Dieu t'a montré le bon chemin. Grâce lui soit rendue. Dieu te
maintienne sur ce chemin, me dit-il, en posant la main sur ma poitrine.
Abdallah, le fils de 'Umar, racontait : lorsque mon père se convertit à
l'islam, il rechercha l'homme des Quraych le plus prompt à répandre les
nouvelles. On lui désigna Jamîl ibn Ma'mar. De bon matin il alla le
trouver et je suivais mon père à la trace pour voir ce qu'il allait faire.
J'avais atteint l'âge de raison et je comprenais tout ce que j'entendais.
Mon père demanda à Jamîl : « Sais-tu que je suis devenu musulman et
que j'ai suivi la religion de Muhammad ? » Il ne se fit pas répéter la
question deux fois : il se leva aussitôt, sans prendre le temps d'ajuster son
manteau, et se dirigea vers la porte du Sanctuaire. Mon père le suivit et
moi aussi. À la porte du Sanctuaire, où les Quraych étaient réunis en
petits groupes autour de la Ka'ba, Jamîl cria aussi fort qu'il le put :
« Peuple de Quraych, 'Umar ibn al-Khattâb est bien devenu çabéen ! »
– Ce n'est pas vrai, répliqua 'Umar. Je suis devenu musulman. Je
témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Muhammad est son Serviteur
et son Messager.
Les Quraych en vinrent aux mains avec 'Umar. Il se défendit seul
contre eux jusqu'à midi. Mais, épuisé, il s'assit devant eux et leur dit :
« Faites maintenant de moi ce que bon vous semble. » Sur ce, arriva un
vieillard des Quraych. Il avait un manteau bayadère et une chemise
brodée. Il s'arrêta au milieu d'eux et demanda :
– Qu'est-ce qui se passe ?
– 'Umar est devenu çabéen.
– Taisez-vous ! Voilà un homme qui s'est choisi librement quelque
chose. Que lui voulez-vous ? Est-ce que vous imaginez que son clan (les
Banû 'Adiyy ibn Ka'b) va vous livrer votre homme ? Laissez-le donc
partir.
Ils se détachèrent aussitôt de lui, comme une robe qu'on fait glisser
pour s'en défaire.
LES MÉFAITS DES QURAYCH CONTRE LE PROPHÈTE
(SÎRA, I, 354-364)

Voyant que Muhammad était protégé par Dieu, par son oncle et par son
clan, les Quraych surent qu'ils ne pouvaient plus attenter à sa vie. Ils
continuaient cependant à lui chercher querelle et à lui faire subir des
vexations et des moqueries. Dieu, dans sa révélation du Coran, soutenait
son Envoyé contre ses ennemis et ses détracteurs. Les uns étaient
désignés nommément et les autres étaient compris sous le terme général
d'impies (kuffâr). Parmi ceux que le Coran stigmatisait par leur nom
propre se trouvaient son oncle Abû Lahab avec sa femme Umm Jamîl.
Abû Lahab, entre autres moqueries, disait : « Muhammad me promet des
choses que je ne vois pas et qui, prétend-il, doivent m'être données après
la mort. Qu'a-t-il mis jusqu'à présent de concret dans mes mains ? » Puis,
soufflant dans ses mains ouvertes et vides, il disait : « Malheur à ces
mains, je n'y vois rien de ce que promet Muhammad ! »
Dieu a donc révélé :
Que les deux mains d'Abou Lahab périssent
Et que lui-même périsse !
Ses richesses et tout ce qu'il a acquis
Ne lui serviront à rien.
Il sera exposé à un feu ardent
Ainsi que sa femme, porteuse de bois,
Dont le cou est attaché par une corde de fibres. (Coran, 111, 1-5.)
Le Coran a donné à la femme d'Abû Lahab le sobriquet de porteuse de
bois, car elle allait ramasser à la campagne des plantes à épines et les
répandait au passage du Prophète. Ayant entendu la révélation du Coran à
son encontre et à l'encontre de son mari, Umm Jamîl, un gros caillou à la
main, alla trouver le Prophète, qui était assis dans le Sanctuaire près de la
Ka'ba en compagnie d'Abû Bakr. À son arrivée en face d'eux, Dieu lui
voila le regard sur le Prophète et elle ne put voir qu'Abû Bakr. « Où est
donc ton compagnon ? lui demanda-t-elle. J'ai appris qu'il a composé une
satire contre moi. Si je l'avais trouvé, je lui aurais cassé la figure avec ce
caillou. » Puis elle repartit. Abû Bakr demanda au Prophète :
– Il me semble qu'elle ne t'a pas vu.
– Non, elle ne m'a pas vu. C'est Dieu qui lui a voilé le regard.
Les Quraych avaient l'habitude d'insulter le Prophète et de l'appeler
Mudhammam (le taré). Mais lui se moquait d'eux et disait : « Ne trouvez-
vous pas cela merveilleux ? Les Quraych s'ingénient à calomnier et à
insulter Mudhammam, alors que moi, je m'appelle Muhammad (le
Loué). » Toutes les fois que quelqu'un insultait le Prophète, le pinçait, lui
coupait son chemin ou lui cherchait querelle, Dieu lui révélait des versets
du Coran pour confondre ces importuns et les repousser.
Un jour que le Prophète accomplissait les rondes rituelles autour de la
Ka'ba, des notables lui proposèrent : « Nous adorerons ce que tu adores et
tu adoreras ce que nous adorons. Ainsi serons-nous associés. Si ce que tu
adores est meilleur, nous en aurons notre part ; et si ce que nous adorons
est meilleur, tu en auras ta part. » Mais Dieu a révélé :
Dis : Ô vous, les Incrédules !
Je n'adore pas ce que vous adorez ;
Vous n'adorez pas ce que j'adore…
À vous votre religion ;
à moi, ma religion. (Coran, 109, 1-6.)

LE CLAN DU PROPHÈTE MIS AU BAN DES QURAYCH


(SÎRA, I, 350-354)

Dans leur dépit, les Quraych se réunirent un jour et décidèrent de


boycotter les Banû Hâchim et les Banû-l-Muttalib : plus aucun mariage,
plus aucun commerce ne devaient se faire avec ces deux clans. Ils
scellèrent ce pacte entre eux et, pour solenniser leur engagement, ils en
suspendirent le document à l'intérieur de la Ka'ba. L'Envoyé de Dieu fit
une imprécation contre le rédacteur de ce texte et Dieu frappa de
paralysie quelques-uns de ses doigts. Pour faire face, les Banû Hâchim et
les Banû-l-Muttalib serrèrent les rangs autour du Prophète, à l'exception
de son oncle Abû Lahab qui fit alliance avec ses ennemis.

LES MUSULMANS D'ABYSSINIE RETOURNENT À LA


MECQUE (SÎRA, I, 364-372)
Ayant appris que l'islam s'était répandu à La Mecque, les compagnons
du Prophète qui s'étaient réfugiés en Abyssinie rentrèrent chez eux. Mais,
dès leur arrivée, ils comprirent qu'on les avait trompés. En réalité, ils ne
pouvaient vivre à La Mecque qu'en cachant leur foi ou en se mettant sous
la protection de quelqu'un. Ils étaient en tout au nombre de trente-trois.
'Uthmân ibn Madh'ûn obtint la protection de Walîd ibn al-Mughîra (un
notable du clan des Madh'ûn) et vécut ainsi à La Mecque en toute
tranquillité. Mais, voyant les tribulations et les souffrances de ses
coreligionnaires, alors qu'il ne devait sa propre sécurité qu'à un païen, il
en éprouva une grande gêne. Il alla trouver son protecteur et lui dit :
– Tu as été fidèle à ta parole et, maintenant, je te libère de ton
engagement : tu ne me dois plus rien.
– Pourquoi donc, neveu ? Peut-être quelqu'un de mon clan t'a-t-il
maltraité ?
– Non. Mais je veux m'en tenir à la seule protection de Dieu.
– Allons donc ensemble au Sanctuaire : tu m'y libéreras publiquement
de mon engagement, comme je t'avais publiquement accordé ma
protection10.
Et ils y allèrent ensemble. Walîd déclara :
– Voici 'Uthmân qui se présente pour renoncer à ma protection.
– C'est vrai, déclara 'Uthmân. Walîd a été avec moi un homme fidèle à
sa parole et généreux dans sa protection. Mais à présent je le libère de
cette obligation et ne veux plus désormais que la protection de Dieu.
'Uthmân s'en alla et, passant près d'un groupe des Quraych qui écoutait
des poèmes du grand poète pré-islamique Labîd ibn Rabî'a, il s'assit avec
eux. Labîd disait :
– Assurément, toute chose en dehors de Dieu est vaine.
– C'est vrai, ajouta 'Uthmân.
– Et tout bonheur, inéluctablement, est éphémère.
– C'est faux ! rétorqua 'Uthmân. Le bonheur du Paradis est éternel.
– Jamais, ô Quraych, vos hôtes n'ont été agressés ! protesta le poète.
Depuis quand cela se fait-il chez vous ?
– Ne t'en offusque pas, lui dit-on. C'est un homme stupide qui, parmi
d'autres chez nous, a quitté notre religion.
'Uthmân répliqua et la discussion s'envenima. L'homme se leva et lui
donna un coup de poing dans l'œil. Son ancien protecteur n'était pas loin.
Voyant l'œil enflé et bleu de 'Uthmân, il lui dit :
– Neveu, tu aurais pu épargner à ton œil un pareil traitement ! Tu étais
pourtant sous bonne garde avec moi.
– Au service de Dieu, dit 'Uthmân, mon autre œil ne craint pas de subir
le même sort. Je suis sous la protection de quelqu'un de plus fort et de
plus puissant que toi.
– Neveu, si tu le veux, je peux encore t'accorder ma protection.
– Non, merci, répondit 'Uthmân.
De son côté, Abû Salama demanda la protection d'Abû Tâlib. Des
hommes des Banû Makhzûm vinrent se plaindre auprès d'Abû Tâlib :
– Abû Tâlib, tu as déjà, contre nous, accordé ta protection à ton neveu
Muhammad. Pourquoi protèges-tu encore Abû Salama ?
– Parce qu'il m'a demandé le droit d'asile ; et c'est mon neveu, fils de
ma sœur. Si je ne défends pas le fils de ma sœur, pourquoi défendrai-je le
fils de mon frère (Muhammad) ?
Abû Lahab se leva alors et leur dit :
– Vous exagérez ! Pourquoi cherchez-vous querelle avec une telle
insistance à ce vieillard qui a accordé sa protection aux membres de sa
famille ? Cessez donc ou je le soutiendrai jusqu'au bout dans ce qu'il a
fait.
– Oui, dirent-ils, nous mettons fin à tout ce qui t'est désagréable.
Et ils laissèrent Abû Tâlib tranquille. Abû Lahab était en effet leur allié
et leur soutien contre l'Envoyé de Dieu. Mais en écoutant ce qu'avait dit
Abû Lahab, Abû Tâlib caressa l'espoir de le voir adopter la religion de
Muhammad et il composa à ce sujet des poèmes pour l'exhorter à
défendre sa cause et celle du Prophète.

ABÛ BAKR ENTRE SOUS LA PROTECTION D'IBN AD-


DUGHUNNA (SÎRA, I, 372-374)
Se trouvant mal à l'aise à La Mecque à cause des vexations qu'il y
subissait et à cause de l'hostilité manifestée par les Quraych contre
l'Envoyé de Dieu et ses compagnons, Abû Bakr demanda au Prophète
l'autorisation d'émigrer. Muhammad la lui accorda. Il partit donc. Mais, à
une ou deux journées de La Mecque, il rencontra Ibn ad-Dughunna, le
chef de la coalition des Ahâbîch11.
– Où vas-tu comme cela, Abû Bakr ?
– Ma tribu m'a persécuté, m'a fait du mal et m'a réduit ainsi à partir.
– Pourquoi donc ? Tu es l'honneur de ta tribu, tu leur portes secours
dans les malheurs et tu fais du bien autour de toi. Reviens, tu seras sous
ma protection.
Abû Bakr revint avec lui. À leur arrivée à La Mecque, Ibn ad-
Dughunna déclara aux Quraych : « J'ai donné ma protection à Abû Bakr.
Laissez-le vivre en paix et traitez-le avec beaucoup d'égards. »
Abû Bakr possédait devant sa maison un oratoire où il faisait ses
prières. C'était un homme très sensible. Il versait des larmes en récitant le
Coran. Les jeunes garçons, les esclaves et les femmes s'arrêtaient pour le
regarder quand il priait. Des hommes des Quraych allèrent trouver Ibn
ad-Dughunna et lui dirent :
– Lorsque tu as accordé ta protection à cet homme, ce n'était pas pour
qu'il nous fasse du mal. Cet homme, dans sa prière, récite le message
rapporté par Muhammad, s'attendrit et pleure. Son attitude et ses pleurs
sont impressionnants. Nous craignons qu'il séduise nos jeunes garçons,
nos femmes et les gens faibles de chez nous. Va lui ordonner de rentrer à
l'intérieur de sa maison et d'y faire ce qui lui plaira.
Ibn ad-Dughunna alla chez Abû Bakr et lui dit :
– Je t'ai donné ma protection, mais ce n'était par pour nuire aux gens de
ta tribu. Ils acceptent mal que tu fasses tes prières en dehors de chez toi et
trouvent que ta conduite leur cause ainsi du tort. Rentre dans ta maison et
fais-y ce que tu veux.
– Veux-tu que je te libère de ton engagement et que je me contente de
la protection de Dieu ?
– Si tu le veux, libère-moi.
– Je te libère.
Ibn ad-Dughunna déclara alors devant les Quraych qu'Abû Bakr l'avait
libéré de son engagement et qu'en conséquence, il n'aurait plus à le
protéger. Un jour qu'Abû Bakr allait à la Ka'ba, un vaurien des Quraych
le croisa et lui couvrit la tête de poussière. Walîd ibn al-Mughîra passait
par là et Abû Bakr lui dit :
– Ne vois-tu pas ce que fait ce vaurien ?
– C'est toi qui l'as cherché et qui en es responsable.
– Seigneur Dieu, pria Abû Bakr, comme tu es sage !

RUPTURE DU BLOCUS AUTOUR DES BANÛ HÂCHIM (SÎRA,


I, 374-381)

Le blocus dura deux ou trois ans. Les amis du Prophète en étaient très
éprouvés : ils ne recevaient de nourriture ni de marchandise qu'à l'insu
des Quraych. Enfin, certains Quraychites entreprirent de lever ce blocus.
Le plus actif parmi eux fut Hichâm ibn 'Amr ibn Rabî'a, un notable dans
sa tribu. Il amenait la nuit un chameau chargé de denrées alimentaires
jusqu'à l'entrée du quartier des Banû Hâchim et des Banû-l-Muttalib, il
lui enlevait sa bride et, d'une tape sur le flanc, le poussait vers leur
quartier. D'autres fois, il utilisait le même stratagème avec un chameau
chargé de blé.
Un jour Hichâm alla trouver Zuhayr ibn Abû Umayya, dont la mère
était 'Âtika fille de 'Abd al-Muttalib.
– Comment acceptes-tu, lui demanda-t-il, de manger, de t'habiller et de
te marier, alors que tes oncles maternels sont dans la situation que tu
connais ? Ils ne peuvent ni acheter ni vendre ni se marier ni donner leurs
enfants en mariage.
– Que puis-je faire, malheureux ? Je suis tout seul. Si j'avais un autre
homme, nous pourrions tenter de rompre ce blocus.
– Tu as ton homme, répondit Hichâm.
– Qui est-ce ?
– Moi-même, dit-il.
– Cherchons un troisième, dit Zuhayr.
Hichâm alla trouver Mut'im ibn 'Adiyy et lui dit :
– Comment acceptes-tu, en accord avec les Quraych, que deux clans
des Banû 'Abd Manâf périssent sous tes yeux ?
– Malheureux ! que puis-je faire ? Je suis tout seul.
– Je t'ai trouvé un second.
– Qui est-ce ?
– Moi-même.
– Cherchons-nous un troisième, dit Mut'im.
– C'est déjà fait.
– Qui est-ce ?
– Zuhayr ibn Abû Umayya.
– Cherchons un quatrième.
Hichâm alla trouver al-Bakhtari ibn Hichâm et lui tint à peu près le
même discours.
– Y aurait-il quelqu'un, demanda al-Bakhtari, qui pourrait t'aider dans
cette entreprise ?
– Oui.
– Qui est-ce ?
– Zuhayr ibn Abû Umayya, Mut'im ibn 'Adiyy et moi-même.
– Cherchons un cinquième, dit al-Bakhtari.
Hichâm alla trouver Zam'a ibn al-Aswad. Il lui parla des Banû
Hâchim, de leurs liens de parenté et de leurs droits.
– Y a-t-il déjà quelqu'un d'engagé dans ce projet ?
– Oui, répondit Hichâm.
Et il lui énuméra le nom des hommes disposés à faire rompre le contrat
relatif au blocus des Banû Hâchim. Tous se donnèrent rendez-vous la nuit
sur les hauteurs de La Mecque et, à l'unanimité, décidèrent de s'engager à
faire rompre le blocus. Zuhayr devait prendre la parole le premier devant
les Quraych. Le lendemain matin, ils se rendirent au Sanctuaire. Zuhayr
avait revêtu son manteau de prière. Il fit sept rondes rituelles autour de la
Ka'ba puis il s'adressa aux Quraych réunis en petits groupes.
– Ô Quraych, pouvons-nous continuer à manger et à nous habiller alors
que les Banû Hâchim sont empêchés d'acheter ou de vendre quoi que ce
soit ? Ils sont en train de périr ! Je ne m'assoirai pas tant que ce pacte de
blocus inique ne sera pas rompu.
– Tu es un menteur, répliqua Abû Jahl, qui était assis dans un coin du
Sanctuaire. Ce document, je le jure, ne sera pas déchiré.
– C'est toi le plus menteur, dit Zam'a ibn al-Aswad. Nous n'étions pas
d'accord lorsqu'il fut rédigé.
– Zam'a a raison, ajouta al-Bakhtari. Nous n'acceptons pas ce contrat et
nous le dénonçons.
– Vous avez tous les deux raison, ajouta Mut'im. Celui qui dit le
contraire est un menteur. Nous sommes innocents devant Dieu et de ce
contrat et de son contenu.
– J'approuve, dit Hichâm.
– C'est un complot, ma foi ! cria Abû Jahl. Tout cela a été préparé de
nuit et décidé en dehors du Sanctuaire.
Mut'im se précipita à l'intérieur de la Ka'ba pour déchirer le document,
mais il le trouva mangé par les vers, sauf à l'endroit où il était écrit : « En
ton nom, Seigneur Dieu. » Il saisit le document et le déchira. Du coup, la
convention du blocus fut rompue.
Des hommes de science racontaient que l'Envoyé de Dieu avait dit un
jour à son oncle Abû Tâlib : « Dieu a livré aux vers le contrat des
Quraych. Ces insectes en ont fait disparaître l'injustice, l'hostilité et le
mensonge et n'y ont laissé écrit que le nom de Dieu.
– Est-ce Dieu qui te l'a dit ?
– Oui, répondit le Prophète.
– Personne, je le jure, n'aura plus prise sur toi. »
Par la suite, Mut'im accorda sa protection à Muhammad dans les
circonstances suivantes : le Prophète était allé à Tâ'if pour annoncer aux
Thaqîf sa mission prophétique et demander leur soutien. Mais ils ne l'ont
pas cru. À son retour, arrivé à Hirâ'(à deux lieues de La Mecque), il fit
demander la protection d'al-Akhnas ibn Charîq. Ce dernier lui répondit :
« Je ne suis qu'un allié et l'allié ne dispose pas du droit d'asile. » Puis
Muhammad sollicita Suhayl ibn 'Amr. Celui-ci répondit : « Les Banû
'Âmir ne donnent pas leur protection contre les Banû Ka'b. » Il demanda
enfin la protection de Mut'im, qui la lui accorda. Mut'im et les hommes
de sa famille prirent leurs armes, gagnèrent le Sanctuaire et firent savoir à
Muhammad qu'il pouvait y entrer. L'Envoyé de Dieu entra dans le
Sanctuaire, y fit ses prières et les rondes rituelles autour de la Ka'ba, puis
s'en retourna tranquillement chez lui.

LA CONVERSION DE TUFAYL IBN 'AMR AD-DAWSI (SÎRA, I,


382-385)

En dépit des persécutions, l'Envoyé de Dieu prodiguait ses conseils à


son peuple et les appelait à quitter le paganisme. Voyant qu'il était
désormais sous la protection de Dieu, les Quraych mettaient en garde
contre lui les Mecquois et les Arabes qui venaient chez eux. Tufayl ibn
'Amr ad-Dawsi était un poète perspicace et de noble ascendance. Il
racontait : j'arrivai à La Mecque à un moment où Muhammad y était
présent. Des Quraychites vinrent à ma rencontre et me dirent : « Tu viens
chez nous, Tufayl, alors que cet homme nous pose un grave problème. Il
a disloqué nos rangs et jeté la discorde parmi nous. Il tient un discours
pareil à la magie ; il sépare le fils de son père, l'homme de son frère, le
mari de son épouse. Nous craignons pour toi et pour ta famille le même
malheur. Ne lui adresse pas la parole et surtout ne l'écoute pas. »
Tufayl poursuivait : ils m'entreprirent si bien que je décidai de ne pas
parler à Muhammad ni de l'écouter. J'allai donc le matin au Sanctuaire et,
dès l'entrée, je bourrai mes oreilles de coton, de peur d'avoir à entendre
malgré moi le son de sa parole. L'Envoyé de Dieu était en train de prier
auprès de la Ka'ba et je m'arrêtai pas très loin de lui. Dieu tint à me faire
entendre quelques bribes de sa récitation. C'était un beau langage. Puis je
me dis : « Malheureux ! je suis un homme intelligent et un poète. Je sais
très bien distinguer le beau du laid. Pourquoi m'interdirais-je d'écouter le
discours de cet homme ? S'il est beau, je l'accepte, s'il est mauvais, je le
rejette. » J'attendis que le Prophète rentrât chez lui et je le suivis. Une fois
dans sa maison, je lui dis : « Muhammad, ton peuple m'a prévenu contre
toi. Ils m'ont fait tellement peur de toi que je me suis mis du coton dans
les oreilles pour ne pas t'entendre. Dieu m'a fait écouter cependant ta
récitation et je l'ai trouvée très belle. Veux-tu me parler de ta mission ? »
L'Envoyé de Dieu me parla alors de l'islam et me fit une récitation du
Coran. Je n'avais jamais, je le jure, entendu des mots plus beaux ni plus
justes. Je me convertis donc à l'islam et prononçai le témoignage de la
vérité. Et je dis :
– Prophète de Dieu, je suis un homme écouté dans mon peuple. Je vais
revenir chez moi et les appeler à se convertir à l'islam. Prie Dieu pour
qu'il me donne un signe qui m'aide dans mon entreprise auprès d'eux.
Le Prophète sollicita Dieu de m'accorder un signe et je revins chez
moi. Arrivé dans la montagne à un détour qui me permettait d'apercevoir
de loin les gens de ma tribu réunis autour de l'eau, une lumière s'éclaira
comme une lanterne entre mes deux yeux. Je dis :
– Dieu, s'il te plaît, ailleurs que dans mon visage. Je crains que mon
peuple n'y voit un châtiment exemplaire que j'aurais subi pour avoir
abandonné leur religion.
Et la lumière se déplaça jusqu'au bout de mon fouet pour y pendre
comme une lanterne, tandis que je dévalais la montagne, à la vue des
gens de ma tribu. J'arrivai chez eux de bon matin. Mon père, un vieillard
vénérable, vint à moi, les bras ouverts :
– Père, lui dis-je, éloigne-toi de moi, nous n'avons plus rien de
commun !
– Pourquoi donc, mon fils ?
– Je me suis converti et j'ai suivi la religion de Muhammad.
– Ta religion est la mienne, mon fils.
– Va donc te laver, purifier tes habits des souillures et reviens : je vais
t'enseigner ce que j'ai appris.
Il alla se laver et purifier ses habits, puis il revint. Je lui exposai la
doctrine de l'islam et il s'y convertit. Vint ensuite vers moi ma compagne.
– Il n'y a plus rien entre nous, lui dis-je.
– Ta religion est la mienne, protesta-t-elle.
Elle alla se purifier et revint à moi. Je lui expliquai l'islam et elle s'y
convertit. Ensuite, j'appelai tous les Daws à l'islam. Ils furent lents à me
répondre. J'allai à La Mecque m'en plaindre à l'Envoyé de Dieu :
– Prophète de Dieu, l'attrait de l'adultère chez les Daws m'a vaincu.
Fais descendre sur eux la punition de Dieu.
– Seigneur Dieu, implora-t-il, montre aux Daws le droit chemin.
Puis le Prophète me dit : « Reviens à ton peuple et sois doux avec eux
pour les convertir. » Je suis donc resté parmi les Daws, les appelant sans
cesse à se convertir à l'islam. Bien plus tard, je rejoignis Médine avec les
musulmans de ma tribu, soixante-dix ou quatre-vingts familles des Daws.
Le Prophète était alors à Khaybar. Nous l'y suivîmes, nous combattîmes
avec lui et prîmes part au butin avec les musulmans.
Tufayl participa au Jihâd avec les musulmans. Il fut tué en martyr à
Yamâma. Son fils fut également tué en martyr à la bataille du Yarmûk
sous le califat de 'Umar.

HISTOIRE D'AL-A'CHA DES BANÛ QAYS (SÎRA, I, 386-388)

Certains connaisseurs des hadiths rapportèrent qu'al-A'cha des Banû


Qays, qui était un poète très connu, avait composé un poème à la louange
de l'Envoyé de Dieu. Il partit de chez lui pour voir Muhammad et se
convertir à l'islam. Arrivé tout près de La Mecque, il fut intercepté par un
Quraychite, encore païen, qui lui demanda ce qu'il venait faire dans cette
ville :
– Je viens voir Muhammad pour me convertir à l'islam.
– Toi qui es lucide12, sache qu'il interdit l'adultère.
– C'est une chose, ma foi, que je ne recherche plus.
– Toi qui es lucide, sache qu'il interdit aussi le vin.
– Le vin ! J'en garde encore quelque jouissance. Je m'en retourne donc
pour en boire tout mon soûl et je reviendrai l'an prochain pour me
convertir.
Al-A'cha repartit. Il mourut l'année même, sans être revenu voir le
Prophète.

HISTOIRE DE L'IRÂCHI ET D'ABÛ JAHL (SÎRA, I, 389-390)

Un homme des Irâch amena un jour au marché de La Mecque des


chameaux à vendre. Abû Jahl les lui acheta, mais il refusa de lui en verser
le prix comptant, remettant le paiement à plus tard. L'homme alla voir un
groupe de Quraychites assis dans un coin du Sanctuaire :
– Je suis, leur dit-il, un étranger de passage ici. Abû Jahl a refusé de
me verser le prix de mes chameaux. Qui parmi vous pourrait m'aider à
récupérer mon dû ?
– Vois-tu cet homme assis là-bas ? Adresse-toi à lui : il te fera donner
ton dû.
Ils désignaient ainsi, pour se moquer, l'Envoyé de Dieu, sachant
l'inimitié qu'il y avait entre lui et Abû Jahl. L'Irâchi alla vers l'Envoyé de
Dieu :
– Serviteur de Dieu13, lui dit-il, Abû Jahl a refusé de me payer le prix
de mes chameaux, et je suis un étranger. Ces hommes là-bas m'ont
conseillé de m'adresser à toi. Rends-moi justice, Dieu t'accorde sa grâce.
– Allons le voir ensemble, dit l'Envoyé de Dieu.
En le voyant se lever pour accompagner l'Irâchi, les Quraychites
envoyèrent un homme le suivre et épier ce qu'il ferait. L'Envoyé de Dieu
sortit du Sanctuaire et, arrivé devant la maison d'Abû Jahl, il frappa à la
porte.
– Qui est-ce ? demanda Abû Jahl.
– C'est Muhammad. Sors. J'ai à te parler.
Abû Jahl sortit tout blême.
– Rends à cet homme son dû.
– Oui. Attends ici. Je le fais sur-le-champ.
Abû Jahl rentra puis ressortit avec l'argent, qu'il paya intégralement à
l'Irâchi. Le Prophète s'en alla et l'Irâchi revint voir le groupe de
Quraychites : « Dieu le comble de bien, leur dit-il ; il m'a fait obtenir tout
mon dû. » Quelques instants après, l'espion qu'ils avaient envoyé arriva et
raconta ce qui s'était passé. Puis Abû Jahl ne tarda pas à venir :
– Malheur à toi, lui dirent-ils. Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu ne nous as
pas habitués à une telle conduite.
– Taisez-vous, répondit-il. À peine a-t-il frappé à ma porte que je fus
saisi de frayeur au son de sa voix. J'ouvris la porte et je vis au-dessus de
sa tête un étalon avec une gueule, avec des crocs, comme je n'en avais
jamais vus. Si j'avais refusé, il m'aurait certainement dévoré.
UN CORPS À CORPS ENTRE LE PROPHÈTE ET RUKÂNA
(SÎRA, I, 390-391)

Rukâna était l'homme le plus fort des Quraych. Il se trouva un jour


seul à seul avec le Prophète sur un sentier, près de La Mecque. Le
Prophète lui dit :
– Rukâna, qu'attends-tu pour entrer dans la crainte de Dieu et accepter
la religion à laquelle je t'appelle ?
– Si j'avais la certitude que ta prédication est vraie, je te suivrais.
– Et si je te faisais mordre la poussière, tu aurais la certitude de ma
sincérité ?
– Oui, bien sûr.
– Lève-toi ; je vais me battre avec toi.
Rukâna se leva et engagea la lutte avec le Prophète. L'Envoyé de Dieu
le plaqua au sol, sans lui laisser aucun moyen de riposte. Rukâna dit :
– Muhammad, recommençons.
Et le Prophète à nouveau lui fit mordre la poussière.
– C'est quand même étonnant, Muhammad, toi tu arrives à me battre !
– Je te montrerai quelque chose de plus étonnant encore, si tu le veux,
à condition que tu acceptes de me suivre et d'obéir à mes directives.
– Qu'est-ce donc ?
– Je vais faire venir auprès de moi cet arbre-là que tu vois.
– Fais-le.
Le Prophète appela l'arbre, qui vint se tenir à ses pieds.
– Reviens à ta place, lui ordonna l'Envoyé de Dieu.
Et l'arbre regagna sa place. Rukâna revint chez les Quraych et leur dit :
« Ô Banû 'Abd Manâf, grâce à votre homme, vous pouvez rivaliser de
magie avec les peuples de la terre. Je n'ai jamais vu plus grand magicien
que lui. » Et il leur conta ce que Muhammad avait fait sous ses propres
yeux.
UNE DÉLÉGATION DE CHRÉTIENS EMBRASSE L'ISLAM
(SÎRA, I, 391-392)

Ayant entendu parler de la mission de l'Envoyé de Dieu, un groupe


d'une vingtaine de chrétiens vinrent d'Abyssinie (ou, dit-on, de Najrân au
Yémen) pour le rencontrer à La Mecque. Le Prophète était au Sanctuaire.
Ils le saluèrent, s'assirent auprès de lui et engagèrent la conversation en
lui posant des questions. Les Quraych étaient également au Sanctuaire,
réunis, selon leur habitude, par petits groupes. Ayant répondu à toutes
leurs questions, l'Envoyé de Dieu les appela à suivre la voie de Dieu et
leur récita des passages du Coran. Ils furent émus jusqu'aux larmes à
l'écoute de cette récitation. Ils comprirent alors ce qui était dit dans leur
Livre au sujet de l'Envoyé de Dieu, crurent en la mission de Muhammad
et répondirent à son appel.
À peine s'étaient-ils levés pour partir qu'Abû Jahl, avec quelques
Quraychites, les intercepta :
– Quelle piteuse délégation ! leur dit-il. Les gens de votre religion vous
ont envoyés pour leur rapporter des informations sur cet homme. Et vous,
à peine assis, vous l'avez cru et vous avez abandonné votre religion. Je
n'ai jamais vu de gens plus imbéciles que vous.
– Nous te saluons ! répondirent-ils. Garde pour toi ton opinion et nous
gardons la nôtre.

LES QURAYCH SE MOQUENT DE L'ENVOYÉ DE DIEU


(SÎRA, I, 392-396)

Lorsque l'Envoyé de Dieu allait au Sanctuaire et que ses disciples de


condition modeste s'asseyaient avec lui, les gens de Quraych se
moquaient d'eux et ironisaient : « Regardez qui sont ses compagnons.
C'est à ces pauvres bougres que Dieu aurait donné sa lumière et sa
vérité ! Si Muhammad avait apporté quelque chose de bien, nous
l'aurions reçu bien avant ces gens et Dieu ne le leur aurait pas réservé. »
Souvent, l'Envoyé de Dieu s'asseyait près d'un jeune homme chrétien
appelé Jabr. Les Quraych disaient : « Bien des choses rapportées par
Muhammad lui ont été enseignées, à coup sûr, par ce chrétien. » Un jour
l'Envoyé de Dieu passa près d'un groupe des Quraych parmi lesquels se
trouvait Abû Jahl. Ils le houspillèrent et se moquèrent de lui. Cela le mit
en colère, et Dieu fit descendre sur lui cette révélation :
On s'est moqué des prophètes venus avant toi :
mais les rieurs ont été assaillis de toutes parts
par cela même dont ils se moquaient. (Coran, 6, 10.)
L'Envoyé de Dieu persévéra ainsi dans sa mission avec patience et
constance. Il prodiguait ses conseils à son peuple, en dépit de leurs
dénégations, de leurs moqueries et du mal qu'ils lui faisaient subir.

LE VOYAGE NOCTURNE DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I,


396-403)

Le Prophète était un soir dans la maison de sa cousine Umm Hâni, fille


d'Abû Tâlib. Il fit la dernière prière du soir, puis tout le monde
s'endormit. L'ange Gibrîl (forme arabe de Gabriel) vint secouer du bout
de son pied le Prophète endormi. Muhammad se redressa et, ne voyant
rien, il se recoucha. Il ressentit une deuxième secousse, se redressa à
nouveau et ne vit rien. À la troisième secousse, il se redressa et vit l'ange
Gibrîl le saisir par le bras pour le relever. Le Prophète se leva et
accompagna l'ange Gibrîl jusqu'à la porte.
Là, il vit un animal qui tenait à la fois du mulet et de l'âne et qui avait à
la racine des cuisses deux ailes puissantes. C'était la monture des
prophètes. Lorsque le Prophète s'approcha d'elle pour monter, la bête se
cabra. L'ange Gibrîl lui prit alors la crinière et lui donna quelques tapes
sur le cou : « N'as-tu pas honte, Burâq – c'était son nom –, de ce que tu
fais ? Jamais, je le jure, aucun prophète avant Muhammad ne t'a montée,
qui fût meilleur que lui aux yeux de Dieu. »
À ce reproche, la bête se sentit humiliée et des gouttes de sueur
perlèrent sur son front. Elle se calma et le Prophète put enfin monter et
prendre la route sous la conduite de l'ange Gibrîl, qui ne le quittait pas
d'un pas… Au cours de ce voyage, les deux compagnons contemplaient
les merveilles de Dieu, entre le ciel et la terre, jusqu'à Jérusalem, la ville
sainte.
Là, Abraham, Moïse et Jésus, entourés d'une troupe de prophètes,
étaient réunis pour la circonstance. Muhammad alla vers eux et fit une
prière au milieu d'eux. Puis trois pots furent présentés devant le visiteur :
un pot de lait, un pot de vin et un pot d'eau. La foule des prophètes épiait
Muhammad : « S'il boit de l'eau, disaient-ils, il sera submergé, et son
peuple avec lui ; s'il boit du vin, il sera dévoyé, et son peuple avec lui ;
s'il boit du lait, il sera dans le droit chemin, et son peuple avec lui. » Le
Prophète prit le pot de lait et en étancha sa soif. Tout heureux, l'ange
Gibrîl lui dit : « À la bonne heure, Muhammad ! Et toi et ton peuple, vous
êtes dans la vérité. Le vin vous sera interdit. »
Plus tard, à son retour, le Prophète fit à ses compagnons le portrait des
prophètes qu'il avait vus au cours de sa visite nocturne : « Abraham, leur
disait-il, me ressemblait exactement et en tout point ; Moïse était un
homme de grande taille et de silhouette légère. Il avait le teint brun, les
cheveux frisés et le nez busqué. Quant à Jésus, fils de Marie, il était de
taille moyenne ; il avait le teint clair, les cheveux plats et beaucoup de
grains de beauté au visage. On aurait dit qu'il sortait d'un bain de vapeur :
son front semblait perlé de fines gouttelettes, mais, en réalité, il ne
transpirait pas. »
Puis Muhammad fut ramené à La Mecque, dans la maison d'Umm
Hâni, sœur d'Ali, qu'il venait de quitter. Peu avant l'aube, il réveilla sa
cousine et tous les gens de la maison, et ils firent ensemble la prière du
matin. Puis il dit à Umm Hâni : « Cousine, j'ai bien accompli avec vous
tous, comme tu l'as vu, la dernière prière du soir dans cette vallée. Eh
bien, je suis allé ensuite à la ville sainte de Jérusalem et j'y ai prié. Et,
maintenant, tu en es témoin, je viens de faire avec vous la prière du
matin. »
Il se leva ensuite pour sortir, mais Umm Hâni le retint par le pan de
son manteau :
– Prophète de Dieu, supplia-t-elle, n'en dis rien à personne. On
t'accuserait de mensonge et l'on chercherait à te nuire !
– Par Dieu, répliqua-t-il, je raconterai tout ce que j'ai vu !
Et il sortit. Umm Hâni le fit suivre par une servante d'Abyssinie pour
qu'elle écoute ce qu'il allait raconter et qu'elle épie les réactions des
Mecquois. Le Prophète fit devant eux le récit de son voyage nocturne au
grand étonnement de tous.
– Nos caravanes, ricanèrent les Quraych, mettent un mois à pas forcé
pour parvenir en Syrie et un mois pour en revenir, et toi, Muhammad, tu
aurais fait le voyage en une seule nuit ! Quelle preuve donnes-tu de tout
ce que tu racontes ? Nous n'avons jamais entendu pareille chose.
– La preuve, dit-il, c'est que, sur ma route vers la Syrie, j'ai croisé la
caravane de telle tribu dans telle vallée. Le bruit des ailes de ma monture
a effarouché leur troupeau : ils perdirent un chameau, mais, sur mes
indications, le chameau fut retrouvé. De plus, à mon retour de Jérusalem,
j'ai longé à Dajanân, pas loin de La Mecque, la caravane des Banû Untel,
qui dormaient. Ils avaient un récipient d'eau mis sous couvercle. Je l'ai
découvert, en ai bu le contenu et je l'ai remis en place, tel qu'il était. La
preuve, c'est que leur caravane est à présent sur les hauteurs de La
Mecque. Un chameau d'un gris cendré, chargé d'une besace noire et d'une
autre à rayures, ouvre la marche de leur colonne.
Des hommes se précipitèrent vers l'endroit indiqué : ils trouvèrent en
tête de la caravane le chameau décrit par Muhammad et se firent
confirmer le détail de la cruche d'eau. Les hommes l'avaient recouverte
pleine d'eau et, au réveil, ils la trouvèrent recouverte de la même façon,
mais vide. De même, lorsque l'autre caravane fut arrivée à La Mecque,
ses hommes confirmèrent le récit de Muhammad : « Il a dit vrai, par
Dieu ! Dans la vallée en question, nos bêtes ont été effarouchées et nous
avons perdu un chameau. Mais, guidés par la voix d'un homme, nous
avons réussi à le retrouver. »
Ce récit fit aussi scandale parmi les musulmans récemment convertis.
Ils allèrent trouver Abû Bakr et lui dirent :
– Va, s'il te plaît, remettre à la raison ton ami. Comment peut-il
raconter qu'il soit allé à Jérusalem, qu'il y ait fait une prière et qu'il soit
rentré à La Mecque en une seule nuit ?
– Vous dites des mensonges sur son compte ! répliqua Abû Bakr.
– Mais non ! Le voici justement dans le Sanctuaire de La Mecque où
les gens l'écoutent raconter son aventure.
– Par Dieu, s'il raconte cela c'est que c'est vrai. Quoi d'étonnant à cela ?
En effet, il me dit que la révélation, de jour ou de nuit, lui parvient du ciel
en une seule heure et je le crois. C'est bien plus loin que Jérusalem.
Puis il vint avec eux auprès de Muhammad et lui demanda :
– Prophète de Dieu, est-il vrai que, comme tu l'as raconté, tu es allé
cette nuit à la ville sainte ?
– Oui, c'est vrai.
– Prophète de Dieu, décris-la moi, car moi aussi je l'ai vue.
À ce moment, le Prophète eut la vision de Jérusalem et fit la
description de ce qu'il voyait. À chaque détail, Abû Bakr s'exclamait :
« C'est vrai ! c'est vrai ! Je témoigne que tu es l'Envoyé de Dieu. »
Depuis, Abû Bakr fut appelé Çiddîq, l'homme de foi.

LE PORTRAIT DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 401-402)

Ali, cousin et gendre du Prophète, faisait de lui le portrait suivant : le


Prophète était de taille moyenne, ni trop grand ni trop petit. Il avait les
cheveux ni frisés ni lisses mais légèrement ondulés et bien souples. Sa
tête était belle, ni trop grosse, ni trop petite, avec un visage légèrement
allongé. Il avait le teint clair et vif, les yeux noirs bordés de longs cils. Sa
stature, aux attaches robustes, avait une certaine majesté. Il n'avait pas
trop de poils sur le corps, mais un simple filet courait entre sa poitrine et
son nombril. La paume de ses mains et la plante de ses pieds étaient
larges et fermes. Il marchait d'un pas léger et agile, comme s'il descendait
une pente. Pour regarder en arrière, il se retournait tout entier. Entre les
épaules, il portait le sceau de la prophétie et, en effet, il était le sceau et la
conclusion des prophètes. Il était le plus généreux des hommes, le plus
courageux, le plus sincère, le plus fidèle à la parole donnée, le plus ouvert
d'esprit, le plus agréable en société. Au premier abord, il inspirait la
crainte, mais, pour peu qu'on le fréquentât, on l'aimait. Ali disait : en
somme, je n'ai jamais vu avant lui et je ne verrai jamais après lui un tel
homme. Dieu le bénisse.

LA MONTÉE AU CIEL DE L'ENVOYÉ DE DIEU (SÎRA, I, 403-


408)

Après la visite de Jérusalem, racontait le Prophète, on m'apporta une


échelle, mi'râj. C'était ce que j'avais vu de plus beau au monde. Mon
compagnon Gibrîl me fit, par cette échelle, monter au ciel, jusqu'à une
porte appelée porte des gardes. Un ange, du nom de 'Izrâ'îl, en défendait
l'entrée14. Il avait sous ses ordres douze mille anges et chacun de ces
derniers commandait encore douze mille anges. Dieu seul connaît le
nombre de ses légions !
– Qui est-ce ? demanda 'Izrâ'îl à Gibrîl.
– C'est Muhammad, répondit Gibrîl.
– A-t-il été envoyé par Dieu ?
– Oui, répondit Gibrîl.
Le gardien du ciel me souhaita alors du bien et me laissa entrer.
À mon entrée au premier ciel, je vis un homme assis, devant lequel
défilaient les âmes des fils d'Adam. Aux unes, il manifestait sa
satisfaction et sa joie en ces termes : « Voilà une âme pure sortie d'un
corps pur ! » Aux autres, il disait d'un ton sévère : « Une âme mauvaise,
sortie d'un corps mauvais ! »
– Qui est-ce ? demandai-je à Gibrîl.
– C'est Adam, ton père, qui passe ainsi en revue les âmes de sa
descendance : les croyants sont bien accueillis et bénis ; les incroyants
réprouvés et rejetés avec dégoût.
Autour de moi, poursuivit le Prophète, les anges me faisaient bon
accueil. Ils étaient tout contents de me voir et, avec un large sourire, ils
me souhaitaient beaucoup de bien. Un seul ange cependant n'a pas
montré de joie à mon arrivée et n'a même pas esquissé un sourire en me
saluant.
– Qui est-ce ? demandai-je à Gibrîl.
– S'il avait déjà souri à quiconque avant toi ou si jamais il sourit à
quiconque après toi, il t'aurait souri. C'est l'ange gardien de l'Enfer : il ne
sourit jamais.
– Ne pourrais-tu pas lui demander de me montrer l'Enfer ?
– Si, répondit Gibrîl.
Et il demanda à l'ange d'ouvrir les portes de l'Enfer. Le feu est monté ;
il s'est élevé au point de tout engloutir autour de moi.
– Demande au Gardien de repousser les flammes jusqu'à leur niveau
habituel. Et l'ange dit : « Feu, calme-toi ! » Le feu se calma et se retira
tout comme l'ombre se retire.
Je vis alors en Enfer des hommes aux lèvres aussi épaisses que les
lèvres de chameaux ; ils avaient à la main des boules de feu comme des
cailloux qu'ils lançaient dans leur bouche et qui leur traversaient tout le
corps.
– Qui sont ces gens, Gibrîl ?
– Ce sont les gens qui mangent le bien des orphelins, répondit-il.
Puis je vis des hommes au ventre énorme ; je n'en avais jamais vu de
tels. Ils étaient piétinés par des chameaux en fureur et maintenus ainsi au-
dessus des flammes, sans pouvoir se retourner.
– Qui sont-ils, Gibrîl ?
– Ce sont les usuriers.
Puis je vis des hommes qui avaient devant eux de la viande fraîche et
belle et, à côté, une viande avariée et infecte. Ils mangeaient la viande
puante et laissaient de côté la viande grasse et belle.
– Qui sont-ils, Gibrîl ?
– Ce sont les hommes qui délaissent les femmes que Dieu leur a
accordées pour rechercher les femmes interdites.
Puis je vis des femmes pendues par les seins.
– Qui sont-elles, Gibrîl ?
– Ce sont les femmes qui donnent à leur mari des enfants conçus avec
d'autres hommes.
L'Envoyé de Dieu poursuivit : puis Gibrîl me fit monter au deuxième
ciel. J'y rencontrai les deux cousins maternels, Jésus, fils de Marie, et
Yahya, fils de Zakharie (Jean-Baptiste).
Puis Gibrîl me fit monter au troisième ciel. J'y vis un homme beau
comme la pleine lune.
– Qui est-ce, Gibrîl ?
– C'est ton frère Joseph, fils de Jacob.
Puis il me fit monter au quatrième ciel, où je vis le prophète Idrîs15.
Nous l'avons élevé à une place sublime. (Coran, 19, 57.)
Monté au cinquième ciel, j'y vis un homme d'âge mûr aux cheveux
blancs, à la barbe blanche et imposante. Je n'avais jamais vu un homme
d'une telle beauté à cet âge.
– Qui est-ce, Gibrîl ?
– C'est Aaron, frère de Moïse, fils de 'Imrân, bien-aimé de son peuple.
Monté au sixième ciel, j'y vis un homme brun, de grande taille, au nez
busqué.
– Qui est-il, Gibrîl ?
– C'est ton frère Moïse, fils de 'Imrân.
Au septième ciel, je vis un homme d'âge mûr assis dans un fauteuil à la
porte de la Maison céleste. Tous les jours entrent dans cette maison
soixante-dix mille anges et ils n'en ressortent que le jour de la
résurrection. Je n'avais jamais vu un homme avec qui j'eusse plus de
ressemblance.
– Qui est-il, Gibrîl ?
– C'est ton père Ibrâhîm (Abraham).
Puis, poursuivit Muhammad, il me fit entrer au Paradis et j'y vis une
jeune femme aux lèvres d'un rouge sombre, qui me plut beaucoup du
premier coup d'œil.
– À qui appartiens-tu ? lui demandai-je.
– À Zayd ibn Hâritha, ton affranchi, répondit-elle. À son retour, le
Prophète annonça cette bonne nouvelle à Zayd ibn Hâritha16.
Puis Gibrîl me mit en présence de Dieu, qui m'imposa cinquante
prières quotidiennes. Sur le chemin du retour, poursuivit le Prophète, je
revis Moïse. Quel excellent ami ! Il me demanda :
– Combien de prières t'a imposées le Seigneur ?
– Cinquante par jour, répondis-je.
– La prière est lourde, dit-il, et ton peuple est faible. Reviens voir le
Seigneur et demande-lui d'alléger ce fardeau qui pèserait sur toi et sur ton
peuple.
Je revins et demandai au Seigneur d'alléger notre fardeau. Il m'en remit
dix et je m'en revins. Moïse me dit que c'était encore trop lourd et qu'il
fallait revenir voir le Seigneur. Je revins et fis la même requête. Dieu me
remit encore dix prières. À mon retour, Moïse me tint encore le même
langage et je revins voir le Seigneur qui me remit encore dix autres
prières. Je ne cessai de faire ainsi la navette entre Moïse et Dieu jusqu'à
ce que Dieu m'imposât seulement cinq prières par jour. Moïse me dit
pourtant de tenter un dernier allégement, mais je refusai : j'avais honte
d'avoir trop demandé à Dieu. Celui donc qui parmi vous accomplit les
cinq prières aura le mérite et la récompense des cinquante prières
initialement imposées.

LA MORT D'ABÛ TÂLIB (EN 619). L'ENVOYÉ DE DIEU


ESPÉRAIT LE CONVERTIR (SÎRA, I, 415-419)

Lorsqu'Abû Tâlib, oncle du Prophète, tomba malade et que les


Quraych apprirent la gravité de sa maladie, ils se dirent : « Hamza et
'Umar se sont déjà convertis à l'islam et la parole de Muhammad s'est
déjà répandue parmi tous les clans des Quraych. Allons donc voir Abû
Tâlib afin que, par des concessions mutuelles, il serve d'intermédiaire
entre son neveu et nous. Autrement, nous risquons de tout perdre. » Les
notables des Quraych allèrent donc chez Abû Tâlib et lui dirent : « Tu
connais l'estime que nous te portons et ton état de santé nous inspire
quelques appréhensions. Tu connais aussi la difficulté de nos relations
avec ton neveu. Nous sommes disposés, avec ton aide, à conclure avec
lui un compromis : qu'il nous laisse tranquilles dans notre religion et nous
ne lui chercherons plus querelle dans la sienne. » Abû Tâlib fit venir
Muhammad et lui dit :
– Neveu, voici les notables des Quraych qui sont là pour trouver un
compromis avec toi.
– Oui, leur demanda Muhammad, accordez-moi un seul mot et vous
aurez le pouvoir sur tous les Arabes et la domination des autres nations.
– Pas un seul, s'écria Abû Jahl, mais dix mots, si tu veux !
– Dites : « Il n'y a qu'un seul Dieu » et abandonnez tout ce que vous
adorez en dehors de lui.
– Tu veux donc confondre toutes nos divinités en une seule ! C'est
curieux, dirent-ils, en tapant d'une main contre l'autre, pour marquer leur
déception.
Convaincus qu'ils n'obtiendraient rien de Muhammad, les notables des
Quraych se levèrent et partirent, gardant la foi de leurs pères et s'en
remettant au jugement de Dieu.
Se retrouvant seul à seul avec Muhammad, Abû Tâlib lui dit :
– Neveu, tu ne leur as vraiment pas demandé une chose impossible !
– Oncle, répondit Muhammad, espérant le convertir, toi aussi, si tu dis
ce mot, je pourrais intercéder pour toi le jour du Jugement.
– Je l'aurais dit, répondit Abû Tâlib, touché de l'attachement de
Muhammad. Mais je crains les insultes qui s'abattraient, après ma mort,
sur toi et sur la descendance de ton père. Je ne veux pas non plus que les
Quraych pensent que j'ai embrassé l'islam par peur de la mort. Je ne te le
dirai qu'en secret.
Abû Tâlib, à l'agonie, était veillé par son frère 'Abbâs et son neveu
Muhammad. 'Abbâs vit Abû Tâlib remuer les lèvres. Il y appliqua son
oreille puis dit à Muhammad :
– Neveu, je te l'assure, j'ai entendu le mot que tu lui avais demandé de
prononcer.
– Je ne l'ai pas entendu, dit le Prophète.

LA MORT DE KHADÎJA (EN 619) (SÎRA, I, 415-419)

La même année qu'Abû Tâlib mourut Khadîja, épouse du Prophète.


Elle était pour lui une aide fidèle dans sa mission et une conseillère à qui
il confiait ses problèmes. Son oncle Abû Tâlib, pour sa part, lui assurait,
pour accomplir sa mission, un soutien physique, une protection et, parmi
les Quraych, un soutien moral.
Après leur mort, l'Envoyé de Dieu subit une succession d'épreuves,
que les Quraych ne pouvaient se permettre de lui faire subir du vivant
d'Abû Tâlib. Un jour le Prophète fut intercepté par un vaurien des
Quraych qui lui couvrit la tête de terre. L'Envoyé de Dieu dut rentrer chez
lui. L'une de ses filles lui lava la tête en pleurant. « Ne pleure pas, ma
fillette, Dieu protège ton père. » De plus, certains voisins du Prophète,
comme Abû Lahab, cherchaient à lui faire du mal dans sa propre maison.
L'un, par exemple, jetait sur lui des boyaux de brebis pendant qu'il était
en prière, l'autre en jetait dans sa marmite, au cours de son repas. Il dut se
faire construire une chambre pour se mettre à l'abri pendant sa prière.
L'Envoyé de Dieu prenait ces boyaux au bout d'un bâton et les jetait dans
la rue en criant : « Quel mauvais voisinage, que celui des Banû 'Abd
Manâf ! »

LE CHÂTIMENT DES MOQUEURS (SÎRA, I, 410)

Gibrîl vint un jour trouver le Prophète, tandis que quelques-uns de


ceux qui s'étaient moqués de lui faisaient leurs tournées rituelles autour
de la Ka'ba. L'Envoyé de Dieu se leva et l'ange était debout à côté de lui.
Al-Aswad ibn al-Muttalib passa devant eux et Muhammad lui jeta à la
figure une feuille verte : al-Aswad devint aveugle. Puis al-Aswad ibn
Yaghûth passa devant eux. Muhammad fit un signe en direction de son
ventre : Ibn Yaghûth fut frappé d'hydropisie et il en mourut, le ventre
gonflé. Puis passa Walîd ibn al-Mughîra. Muhammad désigna du doigt la
cicatrice d'une blessure qu'il avait eue quelques années plus tôt : la
blessure s'infecta et il en mourut. Puis passa al-'Âç ibn Wâ'il. Muhammad
désigna son pied : Ibn Wâ'il partit un jour à dos d'âne pour Tâ'if. Une
épine entra dans la plante de son pied et il en mourut. Passa enfin al-
Hârith ibn Tulâtila : Muhammad désigna sa tête. Son cerveau fut rempli
de pus et il en mourut.

LE PROPHÈTE VA CHEZ LES THAQÎF POUR DEMANDER


LEUR AIDE (SÎRA, I, 419-422)

Le Prophète partit pour Tâ'if chez les Thaqîf pour demander leur
protection contre les Quraych et dans l'espoir qu'ils croiraient à sa
mission divine. Il sortit seul de La Mecque. Arrivé à Tâ'if, il se présenta
aux trois frères qui étaient des notables et qui, à l'époque, commandaient
aux Thaqîf. Il les incita à croire en Dieu et leur demanda de le soutenir
dans sa mission et de le défendre contre ceux des Quraych qui
s'opposaient à lui. L'un des frères lui dit : « Je suis prêt à arracher les
voiles de la Ka'ba et à les jeter par terre, s'il est vrai que Dieu t'a
envoyé. » Le deuxième frère lui dit : « Dieu n'a-t-il trouvé d'autres
personnes que toi comme envoyés ! » Le troisième dit : « Je ne t'adresse
pas la parole. Si tu es un envoyé de Dieu comme tu le prétends, tu es un
homme trop important pour que je puisse te répondre ; et si tu mens à
Dieu, je ne dois pas non plus t'adresser la parole. » L'Envoyé de Dieu se
leva pour partir, ayant perdu tout espoir de trouver quelque soutien que ce
fût chez les Thaqîf. Il leur demanda en partant de ne pas divulguer cette
entrevue, de peur que les Quraych, en apprenant la chose, ne lui montrent
encore plus d'hostilité.
Ils n'en firent rien. Bien au contraire, ils soulevèrent leurs vauriens et
leurs esclaves contre lui : ils le houspillèrent à grands cris, l'insultèrent et
ameutèrent la foule contre lui. Il trouva refuge dans un enclos qui
appartenait aux deux frères 'Utba et Chayba, fils de Rabî'a, et alla se
mettre à l'ombre d'une treille. Les deux hommes étaient dans le jardin et
virent de leurs yeux ce que le Prophète avait subi de la part des vauriens
de Tâ'if. Se sentant en sécurité, le Prophète fit cette prière : « Seigneur
Dieu, tu vois ma faiblesse et la faiblesse de mes moyens. Tu es
miséricordieux, tu es le Dieu des faibles et tu es mon Dieu. »
Ayant vu dans quel état il était, les frères Rabî'a eurent pitié de lui. Ils
ordonnèrent à l'un de leurs esclaves appelé 'Addâs, qui était chrétien, de
cueillir quelques grappes de raisin, de les mettre sur un plateau et de les
présenter à cet homme. Avant de toucher au raisin, le Prophète dit : « Au
nom de Dieu » et prit une grappe. 'Addâs le regarda et dit : « Ces paroles,
les gens de ce pays ne les prononcent pas. » L'Envoyé de Dieu lui
demanda :
– De quel pays es-tu, 'Addâs, et quelle est ta religion ?
– Je suis chrétien et je viens de Ninive.
– Du pays de l'homme de Dieu Jonas fils de Mathieu ?
– Comment connais-tu Jonas fils de Mathieu ?
– C'est mon frère. Il était prophète et je suis prophète.
'Addâs se jeta alors sur l'Envoyé de Dieu : il embrassa sa tête, ses
mains et ses pieds. Lorsqu'il revint auprès des frères Rabî'a, ils lui dirent :
– Malheur à toi, 'Addâs ! Qu'as-tu à embrasser ainsi cet homme ?
– Maîtres, il n'y a personne sur terre de meilleur que celui-là. Il m'a
parlé de choses que seul un prophète peut connaître.
– Malheureux ! Il va te détourner de ta religion qui est meilleure que la
sienne.
Ayant perdu tout espoir de soutien chez les Thaqîf, l'Envoyé de Dieu
reprit le chemin de La Mecque. Arrivé à Nakhla, il se leva au milieu de la
nuit pour prier. À ce moment, un groupe de sept djinns, originaires de
Nissîbîne (en Mésopotamie), s'arrêtèrent près de lui. Le Coran les a
mentionnés dans les sourates 46, 29-31 et 72, 1. Ils écoutèrent sa prière
et, dès qu'il l'eut accomplie, ils se précipitèrent pour annoncer à leur
peuple qu'ils ajoutaient foi à ce qu'ils avaient entendu.

LE PROPHÈTE EXPOSE SA MISSION AUX TRIBUS (SÎRA, I,


422-425)

Le Prophète revint à La Mecque au moment où sa mission prophétique


suscitait les plus violentes dissensions parmi les Quraych, à l'exception
de quelques hommes de condition modeste qui avaient cru en lui.
Pendant les pèlerinages, il allait à la rencontre des tribus arabes pour les
appeler à Dieu, leur annoncer qu'il était envoyé par Dieu et les prier de le
croire et de le soutenir, afin que Dieu puisse leur montrer l'enjeu de sa
mission.
Abû Husayn ibn Abdallah racontait : dans ma jeunesse, j'ai
accompagné mon père en pèlerinage à Mina. Je voyais l'Envoyé de Dieu
s'arrêter aux différents campements des tribus arabes et leur dire : j'ai été
envoyé par Dieu ; il vous ordonne de l'adorer sans lui associer qui que ce
soit et d'abandonner les divinités que vous adorez en dehors de lui.
Derrière lui, il y avait un homme au teint clair, avec deux tresses, qui
portait un manteau bayadère du Yémen. Dès que Muhammad avait
terminé son appel, l'homme disait : « Celui-là vous demande
d'abandonner al-Lât et al-'Uzza. Ne l'écoutez pas. » J'ai demandé à mon
père :
– Qui est cet homme qui le suit sans cesse et le contredit ?
– C'est son oncle Abû Lahab.
L'Envoyé de Dieu alla trouver les Kinda dans leur campement : il les
appela à Dieu et leur demanda d'accepter sa mission. Ils refusèrent. Il alla
chez les Banû Kalb : ils refusèrent. Il alla chez les Banû Hanîfa : leur
réponse fut la pire de toutes. Il alla chez les Banû 'Âmir : l'un d'entre eux
dit : « Si je prends ce jeune homme aux Quraych, je dominerai avec lui
tous les Arabes. » Puis il s'adressa à Muhammad :
– Vois-tu, si nous concluons un pacte avec toi et si Dieu te donne la
victoire sur tes opposants, aurons-nous le pouvoir après toi ?
– Le pouvoir est entre les mains de Dieu. Il le dépose où il veut.
– Tu veux donc que, pour toi, nous risquions de nous faire égorger par
les Arabes et qu'après une éventuelle victoire, d'autres que nous prennent
le pouvoir ! Ta proposition ne nous intéresse pas.
À l'issue du pèlerinage, les Banû 'Âmir rentrèrent chez eux. Ils
racontèrent l'histoire de Muhammad à un vieillard qui n'avait pu, à cause
de son âge, les accompagner au pèlerinage. « Un jeune homme des
Quraych s'est présenté à nous, prétendant qu'il était prophète. Il nous a
demandé d'épouser sa cause et de l'emmener avec nous dans notre pays.
Le vieillard se prit la tête dans les mains, en signe de regret, et leur
demanda : « Y a-t-il moyen de rattraper cette faute ? Jamais aucun fils
d'Ismaël (c'est-à-dire un Arabe) n'a affirmé une telle chose. C'est une
affirmation vraie. Où aviez-vous la tête ? »

HISTOIRE DE SUWAYD IBN ÇÂMIT (SÎRA, I, 425-427)

Ainsi donc le Prophète exposait sa mission aux tribus arabes à chaque


pèlerinage. Il guettait aussi l'arrivée des notables et des gens influents
pour les appeler à Dieu. Lorsque Suwayd ibn Çâmit, homme sage et
poète, vint à La Mecque pour visiter en privé le Sanctuaire, le Prophète
alla à sa rencontre. Il lui présenta l'islam et l'invita à la foi en Dieu.
Suwayd lui dit :
– Ton islam est peut-être comparable à ma croyance ?
– Et quelle est ta croyance ?
– La sagesse de Luqmân (personnage légendaire).
– Veux-tu m'en faire l'exposé ?
Suwayd lui parla de la sagesse de Luqmân.
– C'est une belle doctrine, dit le Prophète. Mais la mienne est encore
plus belle. C'est un Coran que Dieu m'a révélé : il est plein de sagesse et
de lumière.
Le Prophète lui récita des passages du Coran et l'appela à l'islam.
Suwayd ne marqua pas de refus et dit : « C'est un beau discours. » Puis il
revint chez lui à Médine. Il fut tué au cours de la bataille de Bu'âth entre
le clan des Aws et celui des Khazraj. Quelques hommes de sa tribu disent
qu'il mourut musulman.

LA CONVERSION D'IYÂS A L'ISLAM (SÎRA, I, 427-428)

Anas ibn Râfi' était venu de Médine à La Mecque à la tête d'une


délégation des Banû 'Abd al-Achhal, parmi lesquels se trouvait Iyâs ibn
Mu'âdh. Ils étaient venus en vue de conclure une alliance avec les
Quraych contre la tribu des Khazraj. Le Prophète apprit leur arrivée et
alla à leur rencontre :
– Voulez-vous, leur dit-il, un choix bien meilleur que l'alliance que
vous êtes venus chercher ?
– Quel est-il ?
– Je suis l'Envoyé de Dieu auprès des hommes pour les appeler à
adorer Dieu, sans lui associer qui que ce soit. Il m'a révélé un Livre.
Puis il leur récita des passages du Coran et leur présenta l'islam. Iyâs
ibn Mu'âdh, qui était alors tout jeune, s'exclama : « Ceci, je le jure, est
bien meilleur que ce pourquoi vous êtes venus ! » Anas ibn Râfi' prit une
poignée de terre et la lança à la figure d'Iyâs, en disant : « Laisse-nous
tranquilles. Nous sommes venus pour autre chose. » Iyâs se tut, le
Prophète se leva et la délégation repartit pour Médine. La bataille de
Bu'âth eut lieu entre les Aws et les Khazraj (en 617) et Iyâs mourut peu
après. Les membres de sa famille qui assistèrent à sa mort racontèrent
qu'il ne cessa de louer et de glorifier Dieu jusqu'à son dernier souffle. Ils
étaient persuadés qu'Iyâs était mort musulman.

'AQABA I (621) (SÎRA, I, 428-438)

Lorsque Dieu décida de faire proclamer sa religion, de conforter la


position de son prophète et d'accomplir sa promesse, l'Envoyé de Dieu
sortit pendant le pèlerinage, comme il le faisait chaque année, pour
prêcher sa mission aux tribus arabes. Près de 'Aqaba (à proximité de La
Mecque), il rencontra un groupe des Khazraj (de Médine) à qui Dieu
voulait du bien. Il leur dit :
– Qui êtes-vous ?
– Un groupe des Khazraj.
– Vous êtes des métayers des juifs de Médine ?
– Oui.
– Asseyez-vous. J'ai à vous parler.
Ils s'assirent avec lui. Il les appela à croire en Dieu, leur présenta
l'islam et leur récita le Coran. Ils crurent en lui et répondirent à son appel.
Puis ils dirent : « Nous avons laissé notre tribu dans un état lamentable de
déchirement entre clans opposés. Peut-être que Dieu va les réconcilier
grâce à toi. » Ils revinrent à Médine, racontèrent à leurs familles ce
qu'avait dit Muhammad et les invitèrent à se convertir à l'islam. Ainsi la
nouvelle foi se répandit-elle parmi eux et l'on connaissait Muhammad
dans toutes les maisons des Ançâr (les musulmans de Médine).
L'année suivante, une douzaine d'Ançâr, au cours de leur pèlerinage,
rencontrèrent le Prophète à 'Aqaba et s'engagèrent devant lui par serment
à adorer Dieu sans lui associer qui que ce soit, à ne pas voler, à ne pas
commettre d'adultère et à ne pas sacrifier leurs enfants. L'Envoyé de Dieu
leur dit : « Si vous tenez votre engagement, vous aurez le Paradis, sinon,
vous êtes à la merci de Dieu : s'il le veut, vous serez châtiés et, s'il le
veut, vous serez pardonnés. » À leur retour à Médine, le Prophète envoya
avec eux Muç'ib ibn 'Umayr pour leur faire lire le Coran et leur enseigner
l'islam. Il ne restait plus aucune maison des Ançâr où l'on ne trouvât des
musulmans, hommes et femmes.

'AQABA II (622) (SÎRA, I, 438-454)

L'année suivante, un bon nombre de musulmans des Ançâr partirent en


pèlerinage avec ceux de leur tribu qui étaient restés dans le paganisme.
Arrivés à La Mecque, ils prirent rendez-vous avec le Prophète à 'Aqaba.
Ka'b ibn Mâlik racontait : nous avions emmené avec nous l'un de nos
notables, Abdallah ibn 'Amr Abû Jâbir. Personne de notre tribu ne
connaissait notre conversion à l'islam. Nous avions dit à Abû Jâbir : « Tu
es l'un de nos notables et nous ne souhaitons pas que, dans ton
paganisme, tu serves demain de bois pour le feu de l'Enfer. Nous
t'appelons à embrasser l'islam et à venir au rendez-vous que nous avons
avec le Prophète à 'Aqaba. » Il se convertit et prit part avec nous à la
réunion de 'Aqaba.
Ka'b ibn Mâlik racontait : nous dormîmes cette nuit-là parmi les gens
de notre clan. Le tiers de la nuit s'étant écoulé, nous quittâmes
furtivement le campement, glissant comme des cailles sur la pointe des
pieds. Nous nous retrouvâmes à 'Aqaba, soixante-treize hommes et deux
de nos femmes. Nous attendîmes l'Envoyé de Dieu. Il arriva, accompagné
de son oncle 'Abbâs, qui était à cette époque encore païen, mais qui avait
tenu à prendre part à l'entreprise de son neveu et à lui servir en quelque
sorte de caution. En début de séance, 'Abbâs nous dit : « Vous connaissez
la place que Muhammad tient parmi nous. Nous l'avons protégé contre
notre propre tribu. Mais il a tenu à prendre votre parti et à vous rejoindre.
Si vous pensez tenir votre promesse et le défendre contre ses ennemis,
prenez-en la responsabilité. Si, au contraire, une fois qu'il sera chez vous,
vous le lâchez et le livrez à ses ennemis, il faut, dès à présent, le laisser
tranquille : il jouit d'une place honorable dans son clan et d'une protection
dans son propre pays. »
Ka'b ibn Mâlik racontait : après avoir écouté 'Abbâs, nous
demandâmes au Prophète de parler. Il fit une récitation du Coran et nous
appela à suivre la voie de Dieu et celle de l'islam. Puis il dit : « Je vous
engage à me protéger, comme vous protégez vos femmes et vos
enfants. » Al-Barrâ'ibn Ma'rûr le prit par la main et lui dit : « Oui, au nom
de Dieu qui t'a envoyé comme prophète de vérité, nous te protégerons
comme nous protégeons nos familles. Donne-nous ton engagement. Nous
sommes, de père en fils, des hommes de poigne et de guerre. » Abû-l-
Haytham ibn Tayhân intervint : « Envoyé de Dieu, entre les hommes de
Médine et nous, il y a des liens et nous devrons les couper. Mais si nous
faisons cela et que Dieu te donne la victoire, peut-être seras-tu tenté de
nous abandonner et de revenir à ton peuple ? » Le Prophète sourit et dit :
« Mais votre sang est le mien, votre destruction est la mienne17 ! Je suis
des vôtres et vous êtes des miens. Je combats qui vous combattez et fais
la paix avec qui vous la faites. Que douze hommes, responsables devant
leurs clans, s'avancent vers moi. » Douze chefs s'avancèrent, neuf des
Khazraj et trois des Aws. Le Prophète leur dit :
– Vous vous portez garants des hommes de votre clan, tout comme les
Apôtres le furent de Jésus fils de Marie et comme moi, je le suis de mon
peuple (les musulmans).
– Oui, nous nous portons garants.
– Savez-vous à quoi vous vous engagez avec cet homme ? leur
demanda 'Abbâs ibn 'Ubâda.
– Oui, nous le savons.
– Vous vous engagez à combattre tout homme, qu'il soit blanc ou noir.
Si vous pensez le lâcher dès que vos notables seront tués et vos biens
spoliés, abstenez-vous dès à présent. Mais si, au contraire, vous pensez
tenir votre engagement, suivez cet homme, c'est le choix le meilleur et
dans cette vie et dans l'au-delà.
– Nous le suivrons.
Puis ils dirent :
– Envoyé de Dieu, qu'aurons-nous si nous tenons nos engagements ?
– Le Paradis.
– Tends la main, dirent-ils.
Il tendit sa main et ils scellèrent l'engagement.
Ka'b ibn Mâlik poursuivait : le Prophète nous ordonna alors de
rejoindre nos campements.
– Si tu le veux, promit 'Abbâs ibn 'Ubâda, nous nous jetterons demain
avec nos sabres sur les habitants de Mina.
– Non, répondit le Prophète. Nous n'en avons pas reçu l'ordre. Mais
revenez à vos campements.
Nous y revînmes et y passâmes la nuit. Le lendemain matin, les
notables des Quraych vinrent nous dire : « Nous avons appris que vous
êtes allés voir notre homme pour conclure avec lui un pacte de guerre
contre nous. Il n'est aucun quartier arabe, croyez-le bien, avec lequel il
nous soit plus pénible d'être en guerre que de l'être avec vous. » Les
païens de notre groupe se mirent à nier et à jurer que rien de tout cela ne
s'était passé et qu'ils n'avaient rien entendu de tel. Ils disaient vrai, car ils
n'étaient au courant de rien. Quant à nous, nous nous regardions en
silence.
Les pèlerins quittèrent Mina et les Quraych, après enquête, eurent la
confirmation du pacte entre Muhammad et les Khazraj. Ils se lancèrent à
la poursuite des Médinois et rattrappèrent Sa'd ibn 'Ubâda, qui était leur
chef. Ils le saisirent, lui attachèrent les mains sur le cou et le ramenèrent à
La Mecque ; tantôt ils le poussaient à coup de poing et tantôt ils le
tiraient par les cheveux, qu'il avait en abondance.
Sa'd racontait : tandis que j'étais dans leurs mains, arriva un groupe des
Quraych parmi lesquels se trouvait un homme bien mis, de teint clair et
de belle apparence. Je me dis au fond de moi-même : « S'il y avait parmi
ces gens un homme de bien, ce ne pouvait être que celui-là. » Mais quelle
ne fut pas ma déception lorsqu'il s'approcha de moi et me donna un
violent coup de poing. Au milieu de ces hommes qui me battaient et me
traînaient de toutes parts, quelqu'un s'approcha et me glissa à l'oreille :
– Malheureux, n'as-tu avec personne des Quraych un accord de
protection ?
– Si, lui répondis-je. J'accordais dans mon pays mon asile à des
commerçants qui travaillaient pour Jubayr ibn Mut'im et Hârith ibn Harb
et je les protégeais contre toute agression.
– Crie donc leur nom à haute voix.
Ce que je fis. L'homme alla les chercher et les trouva dans le
Sanctuaire près de la Ka'ba. Dès qu'ils surent mon nom, ils accoururent et
me délivrèrent des mains des Quraych.
Revenus à Médine, les Ançâr pratiquèrent publiquement l'islam.
Quelques vieillards cependant restaient fidèles à leur paganisme, comme
'Amr ibn al-Jamûh, alors que son fils Mu'âdh avait participé à la réunion
de 'Aqaba et à la conclusion du pacte avec le Prophète. 'Amr était un des
notables des Banû Salama. Il dressait dans sa maison, comme le faisaient
les notables, une statue en bois appelée Manâ. Lorsque les jeunes gens
des Banû Salama se convertirent à l'islam, ils prirent l'habitude d'aller la
nuit prendre la statue de 'Amr et de la jeter, tête la première, dans l'une
des fosses d'aisances des Banû Salama. À son réveil, 'Amr s'écriait :
« Malheureux, qui a agressé nos divinités cette nuit ? » Et il se précipitait
à sa recherche. Lorsqu'il la retrouvait, il la lavait, la purifiait, la parfumait
et la redressait à sa place. La nuit suivante, tandis que 'Amr était endormi,
les jeunes gens recommençaient leur manège. Outré par ces profanations,
'Amr prit son sabre et le suspendit au cou de l'idole, lui disant : « Je ne
sais vraiment pas qui te profane de la sorte. Si tu en as la capacité,
défends-toi avec ce sabre. » La nuit suivante, pendant que 'Amr dormait,
les jeunes gens se précipitèrent sur la statue, lui arrachèrent l'épée du cou,
l'attachèrent avec une corde à un chien mort et les jetèrent tous les deux
au fond d'un puits. À son réveil, 'Amr suivit la statue à la trace et vit dans
quel état était son idole. À ce moment, les musulmans de sa tribu lui
parlèrent et lui ouvrirent les yeux sur son erreur. Il se convertit à l'islam
avec la grâce de Dieu et fut un bon musulman.

LE PACTE DE GUERRE À 'AQABA II (SÎRA, I, 454-468)

Ibn Hichâm dit : avant le second pacte de 'Aqaba, le Prophète n'avait


pas eu l'autorisation de déclarer la guerre ni de faire couler le sang. Il lui
était seulement ordonné de prier Dieu, de supporter les vexations et de
pardonner à ceux qui étaient dans l'ignorance. Les Quraych persécutaient
les disciples du Prophète : les uns étaient détournés de leur foi ; d'autres
étaient pris et torturés ; d'autres avaient fui les tortures en se réfugiant en
Abyssinie, à Médine ou ailleurs.
Les douze Ançâr qui avaient conclu un pacte avec le Prophète à la
première réunion de 'Aqaba, appelé le pacte des femmes, s'étaient
engagés à lui obéir en toute circonstance, à ne pas se révolter contre
l'autorité, à toujours dire la vérité, avec l'aide de Dieu, sans craindre de
reproche. Mais à la seconde réunion de 'Aqaba, ce fut le pacte de guerre,
après que Dieu eut autorisé son Envoyé à déclarer la guerre. Il s'engagea
alors devant Dieu avec les Ançâr à combattre toute personne, qu'elle fût
blanche ou noire, et promit le Paradis à ceux qui tenaient leur
engagement.

LES PREMIERS ÉMIGRÉS À MÉDINE (SÎRA, I, 468-474)

Après le pacte de 'Aqaba II, le Prophète ordonna à ses compagnons et


aux autres musulmans de fuir vers Médine et d'y rejoindre leurs frères les
Ançâr. « Dieu, leur dit-il, vous y a donné des frères et des maisons dans
lesquelles vous serez à l'abri. » Ils y émigrèrent par vagues successives.
Le Prophète lui-même attendait à La Mecque l'autorisation de Dieu pour
aller à Médine.
Le premier Émigré des Quraych fut Abdallah Abû Salama. Il s'était
exilé à Médine un an avant le pacte de 'Aqaba, dès qu'il avait appris la
conversion des premiers Ançâr. Umm Salama, épouse du Prophète, était
mariée avant lui avec Abdallah Abû Salama. Elle racontait : lorsque Abû
Salama décida d'émigrer à Médine, il sella son chameau, me fit monter et
déposa mon fils Salama dans mon giron. Tandis qu'il sortait de La
Mecque tirant le chameau par la bride, les hommes des Banû Mughîra
(les gens de mon clan) l'interceptèrent et lui dirent : « Tu fais de ta
personne ce que bon te semble ; mais ton épouse, nous n'avons aucune
raison de te la laisser emmener ainsi. » Ils lui arrachèrent la bride des
mains et voulurent me ramener avec eux. La famille des Abû Salama, en
colère, refusa de laisser emmener mon bébé Salama. Les deux familles
tiraient l'enfant de part et d'autre à tel point que son bras fut démis. Les
Banû Salama emportèrent l'enfant, les Banû Mughîra m'enfermèrent chez
eux et c'est ainsi que nous fûmes tous trois séparés les uns des autres.
Umm Salama racontait : je sortais tous les matins et attendais sur la
route de Médine, pleurant jusqu'à la tombée de la nuit. Cela dura un an
ou presque. Un jour, un de mes oncles me vit pleurer et me prit en pitié. Il
demanda avec insistance aux Banû Mughîra de me laisser partir et de
mettre fin à notre séparation. Ils m'autorisèrent alors à rejoindre mon
mari, si je le voulais. Les Banû Salama de leur côté me rendirent mon
fils. Je fis seller mon chameau, y montai, tenant Salama dans mon giron
et partis, toute seule, pour retrouver mon mari à Médine. Je me
promettais de demander mon chemin aux personnes que je rencontrerais.
Parvenue à Tan'îm, non loin de La Mecque, je rencontrai 'Uthmân ibn
Talha, qui me demanda :
– Où vas-tu, fille des Umayya ?
– Chez mon mari à Médine.
– Tu n'as personne pour t'accompagner ?
– Je n'ai que Dieu et mon bébé que voici.
– Il n'est pas possible de t'abandonner ainsi !
Il prit alors la bride de mon chameau pour me conduire à Médine. Je
n'ai jamais accompagné un Arabe, je le jure, plus noble et plus généreux
que cet homme. À chaque étape, il faisait agenouiller mon chameau et
reculait (pudiquement) pour me laisser descendre. Puis il déchargeait le
chameau et l'attachait à un tronc d'arbre. Ensuite il s'éloignait pour
s'étendre à l'ombre d'un autre arbre. Au moment du départ, il revenait,
chargeait le chameau, se mettait à l'écart et me demandait d'y monter.
Puis, lorsque j'étais bien installée, il prenait la bride du chameau et le
conduisait. Il se comportait ainsi à chaque étape, jusqu'à notre arrivée à
Médine. Parvenus à Qubâ', au village des Banû 'Umar ibn 'Awf, il me
dit : « Ton mari est ici, va le rejoindre, avec la bénédiction de Dieu. »
Puis il repartit pour La Mecque.
Par la suite, les musulmans de La Mecque émigraient à Médine par
vagues successives : leurs maisons à La Mecque étaient fermées et
totalement désertes. Abû Jahl disait : « C'est bien l'œuvre de mon neveu !
Il nous a divisés ; il a dispersé notre communauté et coupé nos liens. »

LA FUITE DE 'UMAR À MÉDINE (SÎRA, I, 474-480)

'Umar ibn al-Khattâb (le futur deuxième calife) racontait : lorsque moi-
même, 'Ayyâch ibn Abû Rabî'a et Hichâm ibn al-'Âç décidâmes de partir
pour Médine, nous nous donnâmes rendez-vous dans un bosquet à Sarif
près de La Mecque. Nous nous dîmes : « Si, de nous trois, quelqu'un est
absent au rendez-vous demain matin, c'est qu'il aura été empêché. Que
ses deux amis partent sans lui. » 'Ayyâch ibn Abû Rabî'a et moi-même
fûmes seuls présents au rendez-vous et comprîmes que Hichâm avait
cédé aux pressions et renoncé à partir. Arrivés à Médine, nous
descendîmes chez les Banû 'Amr ibn 'Awf à Qubâ'.
'Umar racontait : Abû Jahl et Hârith ibn Hichâm allèrent trouver à
Médine 'Ayyâch ibn Abû Rabî'a, qui était leur cousin. L'Envoyé de Dieu
était alors à La Mecque. Ils lui dirent : « Ta mère a fait le vœu qu'elle
resterait en plein soleil et qu'aucun peigne ne toucherait ses cheveux
avant qu'elle ne t'ait revu. » Il en fut ému.
– Ces gens, j'en suis sûr, dis-je à 'Ayyâch, veulent t'attirer pour te
détourner de ta religion. Méfie-toi. Car si les poux venaient vraiment à
faire souffrir ta mère, elle se peignerait sûrement et si le soleil
l'incommodait, elle se réfugierait certainement à l'ombre.
– Je répondrai quand même au vœu de ma mère, d'autant plus que j'ai
là-bas de l'argent à récupérer.
– Tu sais que je suis l'un des plus riches des Quraych. Je te donne la
moitié de ma fortune si tu n'y allais pas.
– Non, il faut que je reparte avec les deux hommes venus me prévenir.
– Maintenant que tu es décidé à partir, tu peux prendre ma chamelle :
elle est rapide et docile. N'en descends pas. Si tu as quelque doute sur la
conduite de ces deux hommes, elle te sauvera.
Il repartit donc avec les deux hommes. En cours de route, Abû Jahl lui
dit : « Mon chameau est trop dur ; ne pourrais-tu pas, neveu, me faire
monter derrière toi ? » Si, répondit 'Ayyâch. Ils firent alors agenouiller les
chameaux pour effectuer la mutation. Mais, une fois les hommes à terre,
les compagnons de 'Ayyâch se jetèrent sur lui, le ligotèrent et le
ramenèrent ainsi en plein jour à La Mecque. Abû Jahl criait, à l'adresse
des Quraych : « Agissez ainsi avec vos vauriens, comme nous agissons
avec le nôtre. »
Plus tard, lorsque le Prophète avait déjà fait son Hégire (exil, fuite) à
Médine, il demanda à ses compagnons :
– Qui pourrait me ramener ici 'Ayyâch et Hichâm ibn al-'Âç ?
– Moi-même, Envoyé de Dieu, répondit Walîd ibn al-Mughîra.
Walîd partit pour La Mecque et y entra en cachette. Il y rencontra une
femme qui portait de la nourriture :
– Où vas-tu, servante de Dieu (formule de politesse pour appeler une
femme dont on ne connaît pas le nom) ? lui demanda-t-il.
– Chez ces deux prisonniers, répondit-elle.
Comprenant qu'il s'agissait des deux hommes qu'il cherchait, il la
suivit jusqu'à l'endroit où ils étaient emprisonnés. C'était une maison sans
toit. À la tombée de la nuit, il escalada le mur et parvint chez eux. Il posa
une pierre sous leurs entraves et les coupa avec son sabre. Il fit ensuite
monter les deux prisonniers sur le dos de son chameau et les ramena à
marches forcées auprès du Prophète à Médine.
Par la suite, les Émigrés affluèrent en groupes vers Médine. Les uns
descendaient chez les gens de leur famille qui avaient déjà émigré, les
autres chez les Ançâr qui avaient conclu le pacte de 'Aqaba avec le
Prophète.
1 Abû Jahl, chef du clan des Makhzûm. Il a toujours comploté contre le Prophète. C'est lui qui
commandait à la bataille de Badr face aux musulmans.
2 'Utba, chef du clan des Banû 'Abd Chams, n'est pas l'oncle de Muhammad, mais, pour lui
témoigner de l'amitié, il l'appelle mon neveu. C'est une pratique courante chez les Arabes.
3 Rahmân, semble-t-il, était employé avant l'islam au sud et au centre de l'Arabie (le Yaman et la
Yamâma) comme nom personnel de Dieu, signifiant Dieu unique et miséricordieux (Encyclopédie
de l'islam, 2e éd. s.v. Basmala, I, p. 1117 a-b).
4 Abû Jahl, qui était du clan des Makhzûm, défie ainsi le clan des Hâchim, dont l'ancêtre
s'appelait 'Abd Manâf. C'est une allusion au prix du sang de Muhammad.
5 Hîra, en Irak, capitale du royaume lakhmide, a été conquise par les Arabes en 633. Ce
royaume chrétien était un grand centre culturel à la frontière de l'Arabie, fréquenté par des poètes
arabes préislamiques. Quelques annalistes arabes anciens ont eu accès à ses archives manuscrites
et épigraphiques.
6 Les explications de ces réponses seraient trop longues et dépasseraient de loin le cadre de ce
récit. Il n'est pas difficile de se reporter aux sourates du Coran susmentionnées, de les lire et d'en
lire les commentaires.
7 Ibn Mas'ûd est un des premiers compagnons du Prophète. Cette façon méprisante de le
désigner par le nom de sa mère signifie qu'il n'a pas de clan pour le défendre.
8 C'est la sourate 19 du Coran, où la version de l'Annonciation faite à Marie et de la Nativité de
Jésus diffère de celle des Évangiles canoniques.
9 Les Çabéens (à ne pas confondre avec les habitants du royaume de la reine de Saba) étaient
les membres d'une secte judéo-chrétienne, monothéistes et détenteurs d'Écritures. Le Prophète les a
souvent cités en même temps que les juifs et les chrétiens.
10 On peut constater que le droit d'asile (dakhîl) et le droit de voisinage (jâr), qui donnaient lieu
à une protection assurée, étaient une institution solennelle, bien établie et respectée avant l'islam.
11 Les Ahâbîch posent un problème aux historiens : s'agit-il de mercenaires abyssins engagés
par les Mecquois ou d'une véritable tribu arabe ? Les textes anciens qui les concernent ne sont pas
clairs.
12 Ce poète était héméralope et fut donc surnommé al-A'cha, du nom de cette maladie. Par
courtoisie (et par jeu de mots), son interlocuteur l'appelle Abû baçîr, toi qui vois clair, au sens
propre et au sens figuré.
13 'Abd Allâh, serviteur de Dieu, amat Allâh, servante de Dieu. C'est ainsi qu'on interpelle de
façon polie un homme ou une femme dont on ne connaît pas le nom.
14 C'est l'ange qui sonnera la trompette du Jugement dernier. Dans la tradition arabe, il désigne
couramment l'ange de la mort : « Que 'Izrâ'îl t'emporte ! » reste, aujourd'hui encore, une
imprécation de mort.
15 Idrîs : prophète cité deux fois dans le Coran. Homme de vertu et de science, il aurait vécu
trois cent soixante-cinq ans et Dieu l'aurait élevé au ciel.
16 Zayd ibn Hâritha, affranchi et fils adoptif du Prophète, l'un des premiers musulmans, mort à
la bataille de Mu'ta en 629. Il épousa Zaynab bint Jahch. Après sa répudiation par Zayd, le
Prophète la prit pour épouse (Coran, 33, 37).
17 C'était la formule rituelle du serment et de l'engagement réciproque dans le paganisme.
CHAPITRE IV

Le jihâd contre le paganisme des Mecquois


Ce n'est pas vous qui les avez tués ;

mais Dieu les a tués. (Coran, 8, 17.)

>LES MÉDINOIS À LA VEILLE DE L'HÉGIRE

En préambule à ce chapitre, il nous a paru nécessaire de présenter au


lecteur un aperçu de la situation de Yathrib (la future Médine) à la veille
de l'Hégire. La population de cette ville-oasis comportait des Arabes
païens et des juifs. Les juifs étaient-ils des Arabes judaïsés de longue
date ou des juifs immigrés de Syrie ou même du Yémen ? Les Arabes
païens de Yathrib étaient-ils les premiers habitants de cette oasis ou des
réfugiés venus du Yémen après la rupture du barrage de Ma'rib ? Ne
disposant que de quelques bribes de tradition orale, plus ou moins
mythique, les historiens sont réduits à des hypothèses. Laissons donc de
côté ces questions sur l'origine de la population.
Il nous suffira de savoir que des juifs et des Arabes païens vivaient à
Yathrib avant l'arrivée du Prophète et que les Arabes, d'abord des
métayers cultivant la terre pour le compte des juifs, s'étaient
progressivement, mais pas complètement, libérés de leur domination.
Ajoutons que les habitants de cette riche oasis, pour se protéger des
razzias de Bédouins, s'étaient construit de vastes et hautes maisons
fortifiées, entourées de murs de clôture, un peu, peut-être, dans le style
des maisons qu'on voit encore au Yémen ou dans le Sud marocain. Serait-
ce un indice de l'origine yéménite de la population de Yathrib ?
Les Arabes païens, répartis en de nombreux clans, se regroupaient
schématiquement en deux tribus : les Khazraj et les Aws. Les querelles
incessantes entre les différents clans de ces tribus les amenaient à
contracter des alliances avec les clans juifs et quelquefois à se livrer des
combats meurtriers, comme la bataille de Bu'âth en 617, soit cinq ans
avant l'Hégire de Muhammad. Notons que les Khazraj étaient les plus
nombreux et que les Aws avaient, de ce fait, des alliances privilégiées
avec les juifs.
Quant aux juifs, ils étaient groupés en trois tribus principales : les
Banû Quraydha, les Banû Nadîr et les Banû Qaynuqâ'. Les deux
premières possédaient les meilleures terres de l'oasis et dominaient la
production de dattes et de céréales. Les Banû Qaynuqâ' étaient plutôt des
commerçants et des artisans qui fabriquaient des bijoux, des armes, et
toutes sortes d'outils, tout comme les juifs du Yémen d'aujourd'hui. Ces
tribus avaient des relations commerciales et amicales avec leurs
coreligionnaires de l'oasis de Khaybar, située sur la route de Syrie, à une
centaine de kilomètres au nord de Yathrib.
Arabes et juifs à Yathrib vivaient en bon voisinage, se mariaient entre
eux, avaient les mêmes coutumes et le même genre de vie, mais la
communauté juive était attachée à sa culture biblique. Les habitants de
Yathrib avaient des relations régulières avec les Mecquois : ils allaient
en pèlerinage à La Mecque et fréquentaient ses foires pour y écouler
leurs dattes et leurs produits agricoles.
En somme, à la veille de l'Hégire, les Yathribins et les Mecquois se
connaissaient assez bien. Leurs relations étaient amicalement
commerciales, plutôt concurrentes mais jamais conflictuelles. L'arrivée
de Muhammad avec sa mission prophétique va progressivement et
radicalement modifier ces relations.

L'HÉGIRE DU PROPHÈTE (SÎRA, I, 480-488)

L'Envoyé de Dieu restait à La Mecque, attendant que Dieu lui permît


de quitter cette ville1. Restaient aussi avec lui Ali, son cousin, et le fidèle
Abû Bakr. Souvent ce dernier demandait au Prophète l'autorisation
d'émigrer. Mais l'Envoyé de Dieu lui répondait : « Ne te précipite pas.
Dieu te donnera peut-être un compagnon de voyage. » Abû Bakr
patientait, dans l'espoir que ce serait le Prophète lui-même.
Lorsque les Quraych virent que Muhammad avait des partisans et des
alliés en dehors de La Mecque, ils se méfièrent de lui, craignant qu'il
n'allât à Médine et que, de cette ville, ne leur fît la guerre. Ils tinrent au
Sénat une assemblée générale pour délibérer des mesures à prendre
contre lui. Ils virent à l'entrée de la salle de réunion Iblîs (Satan), sous les
traits d'un vénérable vieillard :
– Qui es-tu ? lui demandèrent-ils.
– Un notable vieillard de Najd ayant entendu parler de l'objet de votre
réunion et venu pour y participer, dans l'espoir de ne pas vous priver
éventuellement de ses conseils.
– Bien volontiers. Entre donc.
Lors des débats, les uns proposèrent de mettre aux pieds de
Muhammad des entraves solides, de l'enfermer derrière une porte et de l'y
laisser mourir comme moururent d'autres poètes avant lui. Le vieillard de
Najd intervint : « Ce ne serait pas une bonne décision. Car, si vous
l'enfermez derrière une porte, son affaire éclatera par-dessus la porte. Ses
partisans vont se jeter sur vous, vous l'arracher des mains et vous
déborder par leur nombre. » D'autres proposèrent de l'exiler loin de La
Mecque. Une fois débarrassés de lui, les Quraych referaient
tranquillement leur unité. Le vieillard de Najd intervint encore une fois :
« Ce ne serait pas non plus une bonne décision. N'avez-vous pas
remarqué la douceur de sa voix et la séduction de ses discours ? Si vous
l'exilez, il est à craindre que d'autres Arabes lui accordent leur confiance
et leur soutien. À leur tête, il reviendrait sur vous pour vous écraser dans
votre propre pays. » Abû Jahl prit alors la parole : « J'ai une proposition
que personne n'a encore faite : nous choisissons dans chaque tribu un
jeune homme, nous donnons à chacun un sabre tranchant. Ils se jettent
tous sur lui et le frappent d'un seul coup, comme un seul homme. Ainsi la
responsabilité de son sang sera-t-elle répartie entre tous les clans et nous
serons donc définitivement débarrassés de cet homme. » Le vieillard de
Najd dit alors : « C'est la meilleure solution et je n'en vois pas d'autre. »
Ils adoptèrent cette proposition à l'unanimité et levèrent la séance.
L'ange Gibrîl vint alors prévenir l'Envoyé de Dieu : « Ne dors pas cette
nuit à l'endroit où tu as l'habitude de dormir. » À la tombée de la nuit, les
jeunes gens des Quraych se postèrent à sa porte, guettant le moment où il
allait se coucher. Les ayant repérés, le Prophète dit à Ali : « Couvre-toi de
mon manteau vert et va dormir cette nuit dans mon lit. Tu n'auras rien à
craindre de leur part. » Le Prophète sortit alors de sa maison, sans être vu
par les jeunes gens, car Dieu l'avait caché à leurs regards. Il ramassa une
poignée de terre et la répandit sur leur tête en récitant ces versets :
Par le sage Coran !
Tu es, en vérité, au nombre des prophètes
Et tu es envoyé pour guider les hommes
Sur une voie droite.
C'est une Révélation
Du Tout-Puissant, du Miséricordieux, etc. (Coran, 36,1-6.)
Jusqu'au verset :
Nous les envelopperons de toutes parts
Pour qu'ils ne voient rien. (Coran, 36, 9.)
Puis il s'en alla. Quelqu'un passa par là et demanda aux jeunes gens :
– Qui attendez-vous là ?
– Muhammad.
– Malheureux ! Muhammad est déjà parti pour ses affaires. Ne voyez-
vous pas qu'il a répandu de la terre sur vos têtes ?
Chacun porta la main à sa tête et en secoua la terre. Ils regardèrent
alors à l'intérieur de la maison et y virent bien Muhammad, dans son lit,
enveloppé de son manteau vert. Ils étaient sûrs de voir Muhammad lui-
même. Le matin, l'homme se leva du lit : ils reconnurent Ali et
comprirent qu'on leur avait dit la vérité.
Dieu autorisa alors son prophète à quitter La Mecque. Abû Bakr était
un homme riche et souhaitait être son compagnon dans son Hégire. Il
avait acheté deux chamelles et les faisait garder chez lui, les tenant prêtes
pour cet événement. 'Â'icha (fille d'Abû Bakr et future épouse du
Prophète) racontait : le Prophète vint un jour chez nous à midi. Mon père,
le voyant venir à cette heure inhabituelle, comprit que le Prophète venait
pour quelque chose d'important et l'invita à s'asseoir près de lui. Il n'y
avait dans la maison que moi-même et ma sœur Asmâ'. Le Prophète
s'assit et dit :
– Fais sortir toutes les personnes présentes.
– Prophète de Dieu, ce sont mes deux filles. De quoi s'agit-il ?
– Dieu m'a autorisé à émigrer.
– À la bonne heure ! Je suis ton compagnon.
'Â'icha racontait : je n'avais jamais vu quelqu'un pleurer de bonheur
comme mon père pleurait ce jour-là. Puis il dit : « Prophète de Dieu,
voici deux chamelles que j'avais réservées pour l'Hégire. » Les deux
compagnons de voyage engagèrent comme guide Abdallah ibn Arqat, qui
était païen, lui confièrent les deux chamelles et lui demandèrent de les
tenir prêtes pour le jour de l'Hégire. Le jour prévu, le Prophète ordonna à
Ali de demeurer à La Mecque après son départ, le temps de remettre à
leurs propriétaires les dépôts qui avaient été confiés au Prophète. En
effet, Muhammad était connu de tous pour son honnêteté et sa fidélité et
les Mecquois avaient l'habitude de lui confier en dépôt leurs objets
précieux.
Le jour convenu, le Prophète alla chez Abû Bakr. Ils sortirent tous les
deux par une porte à l'arrière de la maison et se dirigèrent vers une grotte
tout près de La Mecque. Abû Bakr y entra le premier et tâta le sol pour
s'assurer, avant l'entrée du Prophète, qu'il n'y avait pas de serpent ni de
bête sauvage. Il avait ordonné à son fils Abdallah d'épier pendant la
journée les réactions des gens au sujet de leur départ et de venir le soir lui
en rendre compte. Il avait également ordonné à son berger de mener
paître ses brebis pendant la journée et de les ramener le soir dormir dans
la grotte. Ainsi était-il possible aux deux exilés d'en tirer du lait ou
éventuellement de se nourrir de leur chair. De même, le berger était
chargé de suivre le matin les traces de pas laissées par Abdallah et de les
estomper en y conduisant son troupeau. Asmâ', fille d'Abû Bakr, leur
apportait le soir la nourriture nécessaire.
Ils passèrent ainsi trois nuits dans la grotte. Les Quraych, ayant
constaté leur absence, promirent une récompense de cent chameaux à qui
leur ramènerait Muhammad. Après trois jours, les Quraych se calmèrent
un peu et Asmâ'apporta aux deux émigrés des provisions de voyage. De
son côté, le guide qu'ils avaient engagé leur amena les deux chamelles.
Abû Bakr fit avancer devant le Prophète la meilleure des deux montures
et lui dit :
– Monte, Prophète de Dieu, je donnerai ma vie pour toi.
– Je ne puis monter sur une chamelle qui ne m'appartient pas !
– Mais elle est à toi, Prophète de Dieu.
– Non, non. Quel est le prix que tu as payé pour cette chamelle ?
– C'était tant.
– Je te la prends pour ce prix.
– Elle est à toi.
Le Prophète monta, Abû Bakr fit monter derrière lui 'Âmir ibn Fuhayra
pour les servir en cours de route et ils partirent.
Asmâ', fille d'Abû Bakr, racontait : un groupe des Quraych parmi
lesquels se trouvait Abû Jahl vinrent frapper à notre porte. Je l'ouvris :
– Où est ton père ? demandèrent-ils.
– Je ne le sais pas.
Abû Jahl leva alors la main et me donna une gifle qui fit tomber ma
boucle d'oreille. Nous restâmes trois nuits sans savoir dans quelle
direction était parti l'Envoyé de Dieu. Un djinn monta du bas de La
Mecque : il chantait des poèmes et les gens l'entendaient chanter, sans le
voir. En écoutant les paroles que le djinn chantait, nous comprîmes que le
Prophète était en route vers Médine.
Asmâ'racontait : lorsque mon père sortit de La Mecque en compagnie
du Prophète, il emporta avec lui toute sa fortune : six mille dirhams. Mon
grand-père, Abû Quhâfa, qui avait perdu la vue, entra chez nous et dit :
– J'espère qu'en vous quittant, il ne vous a pas encore privés de sa
fortune !
– Non, grand-père. Il nous a laissé beaucoup d'argent.
J'avais ramassé des cailloux et les avais entassés dans le coin de la
maison où mon père avait l'habitude de déposer son argent et je les avais
couverts d'un tissu. Je pris alors la main de mon grand-père et lui dis :
« Tâte de la main cet argent. » Il mit la main sur le tas et dit : « C'est bon.
Il a bien fait de vous laisser tout cela. » En réalité, ajoutait Asmâ', mon
père ne nous avait rien laissé. Mais je voulais seulement dissiper les
appréhensions du vieillard.

HISTOIRE DE SURÂQA IBN JU'THUM (SÎRA, I, 489-491)


Surâqa racontait : lorsque l'Envoyé de Dieu quitta La Mecque pour
émigrer à Médine, les Quraych promirent une récompense de cent
chamelles à qui le leur ramènerait. J'étais assis au Sanctuaire avec des
gens de ma famille, lorsqu'un homme de notre clan passa et nous dit :
– Je viens de croiser trois hommes à dos de chameau. Il me semble
qu'il s'agit de Muhammad et de ses compagnons.
– Ce sont les Banû Untel, ai-je ajouté, après lui avoir fait signe de se
taire. Ils recherchent une chamelle perdue.
– Peut-être.
J'espérais ainsi ramener Muhammad aux Quraych et toucher les cent
chamelles. Peu après, je rentrai chez moi, je fis seller mon cheval, je pris
mes armes et mes dés de tirage au sort et me lançai à ses trousses. Tandis
que je courais sur sa trace, mon cheval trébucha et je tombai. Je tirai alors
mes dés et consultai le sort. Malheureusement, le sort disait :
« Muhammad ne subira aucun mal. » Je m'entêtai quand même à le
poursuivre. Mon cheval trébucha et me jeta à terre une deuxième et une
troisième fois. La troupe de Muhammad fut enveloppée d'une tornade de
fumée et je compris qu'il m'était inaccessible. Je criai alors : « Je suis
Surâqa ibn Ju'thum. Attendez-moi. Je veux vous parler : je ne vous veux
aucun mal. » L'Envoyé de Dieu dit à Abû Bakr de me demander ce que je
voulais. « Que tu m'écrives un papier qui soit un signe de reconnaissance
entre toi et moi. » Abû Bakr écrivit le document et me le jeta. Je le pris,
le glissai dans mon carquois et m'en retournai, sans rien dire à personne.
Quelques années plus tard, le jour de la conquête de La Mecque par
Muhammad, je pris le document et je sortis à sa rencontre. Il était à
Ji'râna entre Tâ'if et La Mecque. Je fendis un régiment de cavalerie des
Ançâr. Ils me repoussaient du bout de leurs lances pour m'empêcher de
m'approcher de Muhammad. Finalement, je réussis à le faire et, levant le
bras, je lui tendis l'écrit :
– C'est ta lettre, Envoyé de Dieu. Je suis Surâqa ibn Ju'thum.
– C'est un jour de loyauté, répondit-il, et de fidélité à mes
engagements. Approche, Surâqa.
Je m'approchai de lui et lui déclarai ma conversion à l'islam. Rentré
chez moi, je revins avec une aumône et la remis à l'Envoyé de Dieu.
L'ENVOYÉ DE DIEU ARRIVE À QUBÂ' (SÎRA, I, 491-494)

Certains compagnons du Prophète racontaient : lorsque nous apprîmes


son départ de La Mecque et la date possible de son arrivée chez nous,
nous sortîmes chaque jour après la prière du matin à l'extérieur de la ville
pour guetter son arrivée. C'était des journées très chaudes. Nous
attendions jusqu'à midi et nous rentrions. Le jour de son arrivée, nous
l'attendîmes comme d'habitude et nous rentrâmes dans nos maisons. Un
juif, qui avait observé notre conduite, vit arriver le Prophète. Il nous cria
alors très fort : « Voici venir votre grand-père ! » Nous nous précipitâmes
vers l'Envoyé de Dieu, qui était assis à l'ombre d'un palmier, en
compagnie d'Abû Bakr. Ils avaient à peu près le même âge. La plupart
d'entre nous n'avaient jamais vu le Prophète. Nous nous attroupâmes
autour des deux hommes sans savoir lequel était l'Envoyé de Dieu. Mais
lorsque l'ombre du palmier eut quitté le Prophète, Abû Bakr se leva et le
protégea du soleil avec son manteau. C'est ainsi que nous sûmes qui était
l'Envoyé de Dieu. Son arrivée à Médine eut lieu le lundi 12 rabî' awwal
(le 15 juillet de l'an 622 de l'ère chrétienne). Il descendit chez les Banû
'Amr ibn 'Awf.
Ali resta à La Mecque trois nuits et trois jours, le temps de rendre à
leurs propriétaires les objets qu'ils avaient mis en dépôt chez le Prophète.
Puis il quitta La Mecque et rejoignit l'Envoyé de Dieu à Qubâ'.

CONSTRUCTION DE LA MOSQUÉE DE QUBÂ' (SÎRA, I, 494-


495)

L'Envoyé de Dieu séjourna quelques jours à Qubâ'et y posa les


fondations d'une mosquée. Puis, avec la permission de Dieu, il quitta ses
hôtes en direction de Médine. Le vendredi, il était chez les Banû Sâlim
ibn 'Awf. Il fit la prière du vendredi dans la mosquée située au flanc de la
colline. Ce fut la première prière qu'il accomplit à Médine.

LA CHAMELLE DU PROPHÈTE S'AGENOUILLE DEVANT


LA MAISON DES BANÛ MÂLIK IBN NAJJÂR (SÎRA, I, 495-
496)
Le Prophète décida de partir. Les Banû Sâlim ibn 'Awf lui barrèrent
alors la route :
– Envoyé de Dieu, lui dirent-ils, reste chez nous. Tu auras les hommes
en grand nombre, l'équipement et la sécurité.
– Merci, leur répondit-il. Laissez partir ma chamelle : elle a reçu des
ordres.
Et la chamelle partit. En cours de route, à l'abord de chaque maison, les
gens barraient le chemin et demandaient au Prophète de descendre chez
eux. Mais il leur répétait : « Laissez partir ma chamelle, elle a reçu des
ordres. » Cependant, arrivée devant la maison des Banû Mâlik ibn Najjâr,
la chamelle s'agenouilla devant leur porte, dans un terrain où l'on faisait
sécher des dattes. Mais le Prophète ne bougea pas. Elle se releva et
poursuivit son chemin, la bride sur le cou. Non loin de là, elle se
retourna, revint à sa première place, devant la maison d'Abû Ayyûb, et s'y
agenouilla à nouveau. Le Prophète descendit de sa monture et Abû
Ayyûb porta sa selle à l'intérieur de la maison.
L'Envoyé de Dieu demanda à qui appartenait le terrain où séchaient les
dattes. « À deux orphelins, lui répondit-on. On pourra toujours les
dédommager en leur en donnant un bon prix. » Le Prophète ordonna
alors d'y construire une mosquée. Il prit part lui-même aux travaux, pour
encourager les musulmans à y participer activement. L'Envoyé de Dieu
fut l'hôte d'Abû Ayyûb durant la construction de la mosquée et de ses
dépendances.

LE PROPHÈTE EST L'HÔTE D'ABÛ AYYÛB (SÎRA, I, 498-504)

Abû Ayyûb racontait : lorsque le Prophète descendit chez moi, il


demeura au rez-de-chaussée ; Umm Ayyûb et moi-même étions à l'étage.
Je protestai :
– Prophète de Dieu, je t'en supplie, cela me gêne beaucoup que je sois
au-dessus de toi. Monte donc et nous descendrons.
– Non, non, répondait-il, il nous est plus commode de demeurer en bas.
Abû Ayyûb racontait : un jour, une jarre pleine d'eau se cassa à notre
étage. Ma femme et moi-même nous mîmes à éponger l'eau avec la seule
couverture que nous possédions, de peur que l'eau n'incommodât notre
hôte. Nous avions l'habitude de lui préparer son dîner et de le lui faire
porter. Au retour du plateau, Umm Ayyûb et moi-même recherchions
l'endroit où le Prophète avait mis sa main pour entamer le plat et nous
mangions à sa suite, espérant sa bénédiction. Un soir, nous lui envoyâmes
un plat avec des oignons ou de l'ail, je ne m'en souviens plus : il le fit
rendre sans y avoir touché.
– Envoyé de Dieu, lui demandai-je avec appréhension, tu nous as
remis ton dîner sans y avoir touché.
– J'ai senti l'odeur de ce condiment, pendant que j'étais en conversation
avec l'ange Gibrîl. Mais vous, vous pouvez en manger.
Nous ne lui fîmes jamais plus de plat avec des oignons ou de l'ail.

FRATERNISATION ENTRE LES ÉMIGRÉS ET LES ANÇÂR


(SÎRA, I, 504-507)

Les Émigrés arrivaient sans cesse de La Mecque pour rejoindre le


Prophète. Il ne restait plus à La Mecque que les musulmans retenus de
force ou les personnes détournées de leur foi. Le Prophète à Médine
accomplissait les prières avec les Émigrés et les Ançâr. Il leur prêchait le
recours à Dieu et la fraternisation entre eux. C'est ainsi que l'Envoyé de
Dieu et Ali se considéraient comme des frères. De même Hamza, oncle
du Prophète, et Zayd Ibn Hâritha, son affranchi, étaient des frères.
L'Envoyé de Dieu avait ainsi uni dans la fraternité bon nombre de ses
compagnons.

LE PROPHÈTE CHEF DE LA TRIBU DES BANÛ NAJJÂR


(SÎRA, I, 507-508)

Au cours de la construction de la mosquée de Qubâ', Abû Umâma2


mourut subitement d'une angine de poitrine et d'une crise de hoquets. Les
juifs et les Hypocrites3 parmi les Arabes disaient : « S'il était vraiment un
prophète, son ami ne serait pas mort. » Et l'Envoyé de Dieu leur
répondait : « Ni moi-même ni mon ami n'avons aucune assurance de la
part de Dieu. » À la mort d'Abû Umâma, les Banû Najjâr vinrent trouver
le Prophète :
– Envoyé de Dieu, lui dirent-ils, tu connais la place qu'occupait cet
homme chez nous. Désigne parmi nous un autre chef qui gère nos
affaires.
– Vous êtes mes oncles maternels, leur dit-il, et vous voyez la place
que j'occupe parmi vous. Ne pouvant avoir de préférence pour quiconque
d'entre vous, j'accepte d'être votre chef pour m'occuper de vos affaires.
Cela fut considéré par les Arabes comme un privilège accordé aux
Banû Najjâr.

L'APPEL À LA PRIÈRE (SÎRA, I, 508-509)

Une fois bien établi à Médine, avec ses compagnons et les Ançâr
autour de lui, l'Envoyé de Dieu songea à utiliser, comme les juifs, un cor
pour appeler ses compagnons à la prière. Puis il renonça au cor et fit
sonner une cloche, comme le faisaient les chrétiens. Pendant cette
période, Abdallah ibn Zayd eut un songe et alla le raconter au Prophète :
– Envoyé de Dieu, j'ai eu cette nuit un songe : un homme portant des
habits verts est passé près de moi. Il avait à la main une cloche. Serviteur
de Dieu, lui demandai-je, voudrais-tu me vendre cette cloche ?
– Pour quoi faire ?
– Pour appeler les gens à la prière.
– Ne veux-tu pas que je t'indique quelque chose de meilleur ?
– Qu'est-ce donc ?
– Tu diras : « Dieu est le plus grand. Je témoigne qu'il n'y a de dieu que
Dieu. Je témoigne que Muhammad est l'Envoyé de Dieu. Venez à la
prière. Venez au salut. »
Ayant écouté ce songe, le Prophète dit à Abdallah : « C'est une vision
authentique, je l'espère, si Dieu le veut. Va enseigner ces paroles à Bilâl.
Qu'il les chante pour l'appel à la prière : il a une voix qui porte plus loin
que la tienne. » Lorsque 'Umar (le futur deuxième calife) entendit de sa
maison cet appel, il sortit aussitôt, sans prendre le temps d'ajuster son
manteau, et alla dire au Prophète : « J'ai eu la même vision, je le jure par
Celui qui t'a confié ta mission de vérité. “; N'utilisez pas la cloche, m'a-t-
on dit. Lancez un appel à la prière. ” » Le Prophète, qui, entre-temps, en
avait reçu la révélation, répondit à 'Umar : « Tu as été devancé par la
révélation. » Ainsi Bilâl se mit-il à chanter l'appel à la prière, monté sur
la terrasse de la plus haute maison près de la mosquée.

L'ENVOYÉ DE DIEU S'ÉTABLIT À MÉDINE (SÎRA, I, 510-516)

Le Prophète s'établit en toute quiétude à Médine, au milieu de ses


fidèles musulmans, Émigrés et Ançâr, qui pratiquaient l'islam au grand
jour. Les rabbins juifs lui manifestèrent alors leur hostilité. Se joignirent à
eux des gens des tribus des Aws et des Khazraj qui avaient gardé leur
paganisme polythéiste et refusaient de croire à la mission de Muhammad.
Cependant, vaincus par l'islam et par la conversion des gens de leurs
tribus, ils firent hypocritement semblant d'adhérer à l'islam, mais leur
cœur était toujours du côté des juifs. C'étaient les rabbins juifs qui
posaient des questions à Muhammad, lui cherchaient querelle et tentaient
de le confondre, pour jeter la confusion dans les esprits entre le vrai et le
faux. Mais le Coran leur répondait par ses Révélations. Les musulmans,
pour leur part, posaient quelques questions sur les pratiques licites ou
interdites.

LA CONVERSION DE DEUX RABBINS (SÎRA, I, 516-572)

Abdallah ibn Sallâm, un rabbin de grande science, racontait ainsi sa


conversion à l'islam : lorsque j'entendis parler de Muhammad, je
reconnus sa qualité, son nom et l'époque où nous attendions sa venue. Je
gardai tout cela dans le plus grand secret jusqu'au jour où l'Envoyé de
Dieu arriva à Médine. Un homme vint annoncer que Muhammad était à
Qubâ'chez les Banû 'Amr ibn 'Awf. Je travaillais à ce moment au sommet
d'un palmier et ma tante était assise au pied de l'arbre. À cette bonne
nouvelle, je criai :
– Dieu est le plus grand (Allâhu akbar) !
– Tais-toi, me dit-elle. Quelle honte ! Si tu avais appris l'arrivée de
Moïse en personne, tu n'aurais pas crié plus haut.
– Tante, lui dis-je, c'est le frère même de Moïse ; il a la même religion
et la même mission que lui.
– Neveu, demanda-t-elle, est-il le prophète dont on nous a souvent
parlé ?
– Oui, tante.
– C'est donc bien lui.
J'allai voir l'Envoyé de Dieu : je me convertis à l'islam et, à mon retour,
je demandai à ma famille de s'y convertir.
Un autre rabbin appelé Mukhayriq, qui était riche et possédait
beaucoup de palmeraies, avait reconnu, dans sa science des Écritures,
Muhammad et sa qualité d'Envoyé de Dieu. Ainsi avait-il un grand
penchant pour l'islam. Le jour de la bataille d'Uhud, c'était un samedi, il
dit aux juifs :
– Il est juste, vous le savez bien, que vous alliez combattre avec
Muhammad.
– Mais aujourd'hui, c'est samedi !
– Puissiez-vous être privés de samedi, leur lança-t-il.
Il dit à sa famille : « Si je meurs aujourd'hui, tous mes biens seront à la
disposition de Muhammad ; il en fera ce que Dieu lui dira d'en faire. »
Puis il rejoignit le camp de l'Envoyé de Dieu et participa au combat
jusqu'à la mort. Le Prophète disait : « Mukhayriq est le meilleur juif. »
L'Envoyé de Dieu reçut sa fortune, qui alimenta une bonne partie des
aumônes qu'il faisait à Médine.
Certains autres rabbins se mirent hypocritement sous la protection de
l'islam, tout comme certains Ançâr faisaient semblant d'être musulmans.
La sourate de la Vache (sourate 2) fut révélée contre les faux musulmans
et contre les rabbins qui détournaient les gens de l'islam.

ARRIVÉE D'UNE DÉLÉGATION DE CHRÉTIENS DE


NAJRÂN (SÎRA, I, 573-588)

Une délégation de chrétiens de Najrân, au Yémen, arriva à Médine


pour rencontrer le Prophète. Ils entrèrent chez lui après la prière de
l'après-midi ('açr). Les compagnons du Prophète furent émerveillés par
les vêtements des évêques : longues robes et amples manteaux. Ils
n'avaient jamais vu de délégation avec de si beaux habits. À l'heure de
leur propre prière, les chrétiens se levèrent pour l'accomplir dans la
mosquée et le Prophète dit à ses compagnons de les laisser faire. Ils
prièrent en direction de l'Orient. C'étaient des chrétiens melkites4, avec
des différences dans leur croyance. Les uns disaient que Jésus était Dieu,
les autres qu'il était fils de Dieu et d'autres qu'il était le troisième d'une
Trinité.
Ayant achevé leur prière, ils eurent avec l'Envoyé de Dieu un entretien
et une discussion autour de leur foi. Le Prophète leur dit :
– Convertissez-vous à l'islam.
– Nous étions déjà musulmans avant toi.
– Ce n'est pas vrai. Vous ne pouvez pas être musulmans et prétendre
que Dieu a un fils ni adorer la croix ni consommer du porc.
– Qui donc, Muhammad, est le père de Jésus ?
L'Envoyé de Dieu garda le silence et ne répondit pas. Il eut au sujet de
cette discussion et des divergences de leurs croyances la révélation de la
sourate de la Famille de 'Imrân (sourate 3), du début jusqu'au verset
quatre-vingt. Ayant reçu la réponse de Dieu et son arbitrage entre eux, le
Prophète les appela à se convertir à l'islam. « Laisse-nous réfléchir, Abû-
l-Qâsim (c'est le nom de son fils aîné), et nous te donnerons notre
réponse. » Ils s'éloignèrent et consultèrent en privé leur chef. Celui-ci
leur dit : « Vous savez maintenant que Muhammad est un prophète
envoyé par Dieu. Si vous tenez à garder votre religion à tout prix, rentrez
dans votre pays sans rompre avec cet homme. »
Ils revinrent voir Muhammad et lui dirent :
– Abû-l-Qâsim, nous avons décidé de ne pas te contredire et de te
laisser tranquille dans ta religion. Pour notre part, nous garderons la
nôtre. Cependant, envoie avec nous celui de tes compagnons que tu
estimeras bon pour nous. Il arbitrera nos querelles d'ordre matériel et
nous accepterons son arbitrage.
– Revenez me voir ce soir, j'enverrai avec vous un homme compétent
et fidèle.
'Umar racontait : je n'ai jamais souhaité être chef comme je le souhaitai
ce jour-là. Après la prière de midi, l'Envoyé de Dieu nous salua et
chercha du regard quelqu'un parmi nous, à droite et à gauche. Et moi,
dans l'espoir d'être choisi, je me dressai sur la pointe des pieds pour être
vu. Il trouva enfin Abû 'Ubayda ibn al-Jarrâh et lui dit : « Va avec eux et
sois pour eux un arbitre juste dans leurs différends. » Et c'est ainsi qu'Abû
'Ubayda emporta le commandement.

LES COMPAGNONS DU PROPHÈTE TOMBENT MALADES


(SÎRA, I, 588-590)

'Â'icha racontait : lorsque l'Envoyé de Dieu arriva à Médine avec ses


compagnons, ils furent atteints par la fièvre qui sévissait alors dans cette
ville. Elle était tellement forte qu'ils en perdaient connaissance et
déliraient. J'en parlai à l'Envoyé de Dieu, qui fit cette prière : « Seigneur
Dieu, rends-nous Médine aussi attachante ou même plus attachante que
La Mecque. Bénis pour nous sa nourriture et sa boisson. Éloigne de nous
son épidémie. » Puis le Prophète sortit voir ses compagnons qui étaient
épuisés par la maladie et qui ne faisaient leurs prières qu'étant assis. Il
leur dit : « Sachez que la prière de celui qui est assis ne vaut que la moitié
de la prière de l'homme debout. » Les musulmans, malgré leur maladie et
leur extrême faiblesse, se forcèrent alors à prier debout, pour avoir le
mérite complet de leur prière.

LA DATE DE L'HÉGIRE (SÎRA, I, 590)

L'Envoyé de Dieu arriva à Médine le lundi 12 rabî' awwal (15 juillet


622). À cette date, Muhammad avait cinquante-trois ans. C'était treize
ans après sa mission prophétique. Il s'y établit puis il entreprit ses
conquêtes au mois de çafar, douze mois après son arrivée.

LES PREMIÈRES EXPÉDITIONS DU PROPHÈTE (SÎRA, I,


590-601)

Le Prophète désigna Sa'd ibn 'Ubâda comme gouverneur de Médine en


son absence et sortit en expédition (ghazw) contre les Quraych et les
Banû Damra. À son arrivée à Waddân (à mi-chemin entre Médine et La
Mecque), les Banû Damra se montrèrent dociles et conclurent la paix
avec lui. Le Prophète revint à Médine sans aucun dommage. Ce fut sa
première expédition (août 623). On l'appelle l'expédition d'Abwâ'.
Le Prophète, restant à Médine, envoya 'Ubayda ibn al-Hârith à la tête
de soixante ou quatre-vingts cavaliers Émigrés, sans aucun homme des
Ançâr. Ce fut, dit-on, la première bannière nouée par le Prophète.
'Ubayda marcha jusqu'à un point d'eau dans le Hijâz. Il y vit un grand
nombre de Quraychites, mais il n'y eut pas de combat avec eux. Sa'd ibn
Abû Waqqâç tira quand même une flèche. Ce fut la première flèche tirée
dans l'islam. Puis les deux troupes ennemies se retirèrent. Le retrait des
musulmans était protégé par une arrière-garde. Ce jour-là, deux
musulmans de La Mecque s'échappèrent des rangs des païens pour
rejoindre les hommes de 'Ubayda.
Ensuite le Prophète envoya son oncle Hamza sur la côte, le long de la
mer, à la tête de trente cavaliers, tous des Émigrés, sans aucun Ançâr. Il y
fit la rencontre d'Abû Jahl, qui était à la tête de trois cents cavaliers
mecquois. Un cavalier des Quraych, qui avait de bonnes relations avec
les deux hommes, s'interposa entre les deux troupes : elles se séparèrent
sans combat. Certains disent que la bannière de Hamza était la première
bannière nouée par le Prophète dans l'islam. D'autres affirment que la
première bannière le fut pour 'Ubayda ibn al-Hârith.
Au mois de rabî' awwal, le Prophète fit une expédition contre les
Quraych. Il parvint jusqu'à Buwât, puis il s'en revint à Médine sans aucun
dommage. Il refit une autre expédition contre les Quraych au mois de
jumâda al-ûla. Il emmena ses hommes jusqu'à 'Uchayra dans la vallée de
Yanbu'. Il y resta un peu plus d'un mois, en bons termes avec les Banû
Mudlij et leurs alliés parmi les Banû Damra. Puis il revint à Médine sans
aucun dommage. Entre-temps, le Prophète envoya en expédition Sa'd ibn
Abû Waqqâç à la tête de huit Émigrés. Ils parvinrent jusqu'à Kharrâr au
Hijâz et revinrent sans aucun dommage.
Quelques nuits après l'expédition de 'Uchayra, Kurz ibn Jâbir attaqua
les troupeaux de petit bétail et de chameaux des Médinois. Le Prophète le
poursuivit jusqu'à la vallée de Safwân, près de Badr. Mais il ne réussit
pas à l'atteindre et il revint à Médine. Ce fut la première expédition de
Badr.
L'EXPÉDITION D'ABDALLAH IBN JAHCH (SÎRA, I, 601-606)

Le Prophète envoya au mois de rajab Abdallah ibn Jahch à la tête de


huit Émigrés, sans aucun Ançâr. Il lui remit une lettre avec ordre de ne
l'ouvrir qu'après deux jours de marche. De plus, il devait en exécuter le
contenu, sans forcer la main à aucun de ses hommes. Après deux jours de
marche, Abdallah ouvrit la lettre. Il y était écrit : « Va jusqu'à Nakhla
(entre La Mecque et Tâ'if). Tu y observeras les mouvements des
Quraychites et tu recueilleras des renseignements sur eux. » Abdallah dit
alors à ses compagnons : « Le Prophète m'ordonne d'aller à Nakhla pour
espionner les gens des Quraych et me recommande de ne forcer la main à
personne d'entre vous. Celui qui, parmi vous, recherche le martyre pour
l'islam, qu'il y aille ; celui qui ne veut pas mourir, qu'il rentre à Médine.
Quant à moi, je vais exécuter l'ordre de l'Envoyé de Dieu. » Personne ne
recula et ils partirent tous d'un même cœur.
Ils prirent la route du Hijâz et descendirent à Nakhla. Une caravane des
Quraych chargée de raisins secs, de peaux et d'autres marchandises passa
et s'arrêta non loin d'eux, un peu inquiète de voir ces hommes. L'un des
compagnons d'Abdallah se rasa la tête ostensiblement. Le voyant se raser
la tête, les commerçants quraychites furent rassurés. « Ce sont des
visiteurs du Sanctuaire de La Mecque, se dirent-ils. Nous n'avons rien à
craindre de leur part. » Quant aux hommes d'Abdallah, ils se concertèrent
au sujet des Quraychites. On était au dernier jour du mois sacré de rajab
(où il était interdit de faire la guerre). S'ils les laissaient tranquilles cette
nuit-ci, les commerçants entreraient le lendemain dans le territoire sacré
de La Mecque et y seraient protégés. S'ils les tuaient ce jour même, ils
commettraient un meurtre dans le mois sacré. Ils étaient très perplexes et
ne savaient quoi faire. Finalement, soutenus les uns par les autres, ils
décidèrent de les tuer et de prendre leurs biens comme butin. Ils
réussirent à en tuer un, à en capturer deux et le dernier leur échappa.
Abdallah repartit avec les chameaux chargés de marchandises et les deux
prisonniers. Il pensa réserver le cinquième du butin au Prophète et
partager le reste avec ses compagnons.
À leur arrivée à Médine, le Prophète les réprimanda : « Je ne vous ai
point ordonné de combattre pendant le mois sacré ! » Il fit retenir les
chameaux et les deux prisonniers et refusa de toucher au butin. Abdallah
et ses compagnons se virent perdus. Leurs frères musulmans les
condamnèrent sévèrement. Les Quraych reprochèrent à Muhammad
d'avoir violé le mois sacré, d'y avoir versé du sang, d'avoir fait des
prisonniers et d'avoir pris du butin. Les juifs s'attendaient à quelque chose
de terrible pour les musulmans. Dieu révéla alors au Prophète :
La persécution est plus grave que le combat. (Coran, 2, 17.)
Après cette révélation, les musulmans furent soulagés. Le Prophète prit
les chameaux et les deux prisonniers. Les Quraych, de leur côté, lui
envoyèrent une rançon contre les prisonniers.

LA GRANDE BATAILLE DE BADR (MARS 624) (SÎRA, I, 606 ;


II, 43)

Le Prophète apprit qu'Abû Sufyân revenait de Syrie à la tête d'une très


grande caravane des Quraych, chargée de biens et de marchandises. Elle
était protégée par trente ou quarante hommes. Le Prophète envoya les
musulmans à l'attaque de la caravane, dans l'espoir que Dieu la leur
donnerait comme butin. Ils lancèrent un appel au combat : les uns
répondirent sur-le-champ, les autres traînèrent les pieds, pensant que
l'Envoyé de Dieu n'était pas apte à soutenir une guerre contre les
Quraych.
À son entrée dans le Hijâz, Abû Sufyân, inquiet pour sa caravane,
chercha, en interrogeant les voyageurs qu'il rencontrait, à avoir des
renseignements sur les dispositions de Muhammad. Il apprit ainsi qu'il
avait mobilisé ses hommes contre lui et contre sa caravane. Il dépêcha
alors un homme à La Mecque pour alerter les Quraych et les mobiliser
contre Muhammad, qui avait intercepté leur caravane et leurs
marchandises.

La vision de 'Âtika bint 'Abd al-Muttalib (Sîra, I, 607-609)

Trois nuits avant l'arrivée du messager d'Abû Sufyân, 'Âtika (tante


paternelle de Muhammad) avait eu une vision terrifiante. Elle fit venir
son frère 'Abbâs et lui dit : « Frère, j'ai eu cette nuit une vision qui m'a
effrayée. Je crains qu'un grand malheur n'advienne à ta famille. Garde le
silence sur ce que je vais te raconter. J'ai vu un homme monté sur un
chameau. Il s'arrêta au bas de La Mecque et cria du plus fort de sa voix :
“; Quelle trahison ! Levez-vous : vous aurez un malheur et des morts
dans trois nuits. ” Les gens s'attroupèrent autour de lui. Il entra dans le
Temple de la Ka'ba et les gens l'y suivirent. Puis, toujours sur son
chameau, il monta sur le toit de la Ka'ba et, de là, il répéta son appel :
“; Quelle trahison ! Levez-vous pour vos victimes dans trois nuits. ” Puis
il monta au sommet de la montagne d'Abû Qubays et répéta le même
appel. Il prit ensuite un gros rocher qu'il précipita du haut de la
montagne. Le rocher roula à toute vitesse jusqu'au bas de la montagne et
éclata sur toute La Mecque. Pas une maison qui ne reçût quelque éclat. »
'Abbâs dit à sa sœur : « C'est en effet une terrible vision. Toi non plus,
n'en parle à personne. »
À son retour, 'Abbâs rencontra en cours de route Walîd ibn 'Utba et,
comme c'était un ami, il lui raconta la vision de 'Âtika, lui demandant
d'en garder le secret. Walîd raconta la vision à son père 'Utba. Puis la
nouvelle se répandit dans toute la ville et tous les Quraychites en
parlaient dans leurs réunions.
'Abbâs racontait : le lendemain matin, j'allai au Sanctuaire pour
accomplir les prières rituelles autour de la Ka'ba. Abû Jahl parlait de la
vision dans un groupe des Quraych. Lorsqu'il me vit, il me pria de passer
le voir dès que j'aurais accompli mes tournées rituelles. Je finis mes
prières et allai m'asseoir avec le groupe. Abû Jahl me prit à partie :
– Quand donc est née parmi vous cette nouvelle prophétesse ?
– De quoi parles-tu ?
– De cette vision que ta sœur 'Âtika aurait eue.
– Quelle vision ?
– Il ne vous suffit donc pas que les hommes, dans votre famille, fassent
les prophètes. Vous voulez maintenant que vos femmes le fassent aussi !
'Âtika a prétendu que l'homme avait ordonné la mobilisation générale
dans les trois jours. Nous allons vous guetter ces trois jours. Si cela se
vérifie, nous le verrons bien. Mais si rien ne se passe après ces trois jours,
nous écrirons sur une grande affiche que vous êtes la famille la plus
menteuse des Arabes.
'Abbâs racontait : je lui répondis calmement, sans riposter. Je me
contentai de nier la réalité de la vision et nous nous dispersâmes.
'Abbâs poursuivait : le soir, il ne restait pas une femme des Banû 'Abd
al-Muttalib qui ne fût venue me prendre à partie :
– Tu as admis que cet homme impie et méchant insulte vos hommes.
Et maintenant, il s'attaque à vos femmes en ta présence ! Tu n'as même
pas riposté !
– Si, par Dieu, j'ai riposté, sans toutefois l'insulter. Mais, je le promets,
je vais le provoquer et, s'il recommence, je lui réglerai son compte.
'Abbâs poursuivait : le troisième jour après la vision de 'Âtika, je me
réveillai en colère : j'avais le sentiment d'avoir raté quelque chose et je
voulais me rattraper. J'allai au Sanctuaire et j'y aperçus Abû Jahl. Je me
dirigeai droit vers lui pour lui barrer la route, dans l'espoir qu'il
recommencerait ses moqueries et que, cette fois, je ne le raterais point.
C'était un homme au visage acéré, à la langue acérée, au regard acéré.
Mais il s'éloigna en toute hâte vers la sortie du Sanctuaire. Je ne compris
pas que cet homme, Dieu le maudisse, eût tant peur de moi. En réalité, il
avait entendu ce que je n'avais pas entendu : la voix du messager d'Abû
Sufyân. Ce messager avait coupé le nez à son chameau et retourné le sens
de sa selle. Il avait déchiré sa chemise et, debout sur son chameau, il
criait du fond de la vallée de La Mecque : « Quelle honte, ô Quraych,
quelle honte ! Vos biens, confiés à Abû Sufyân, Muhammad et ses
hommes les ont interceptés. Trop tard ! Vous ne pourrez plus, je pense,
les sauver. Au secours, au secours ! » Cette alerte fit qu'Abû Jahl ne
pensa plus à notre querelle, moi non plus.

Les Quraych sortent à la rencontre du Prophète (Sîra, I, 609-612)

Les Quraych se préparèrent très activement. Les uns partaient eux-


mêmes ; les autres équipaient un combattant à leur place. C'était la
mobilisation générale. Pas un des notables des Quraych ne manqua à
l'appel, à l'exception d'Abû Lahab (oncle de Muhammad et farouche
opposant à l'islam) : il envoya à sa place 'Âçi ibn Mughîra, pour un
salaire de quatre mille dirhams que ce dernier lui devait. Lorsque les
préparatifs de guerre furent terminés et qu'ils décidèrent de partir, les
Quraychites songèrent qu'ils étaient déjà en guerre contre les Banû Bakr
ibn Kinâna et craignirent d'être pris à revers. À ce moment, Iblîs (Satan)
se présenta à eux sous les traits de Surâqa ibn Mâlik, l'un des notables des
Banû Kinâna. « Je vous protégerai, leur promit-il, au cas où les Kinâna
viendraient à vous attaquer. » Rassurés de ce côté, les Quraychites
partirent de La Mecque à vive allure.

L'Envoyé de Dieu sort de Médine (Sîra, I, 612-615)

L'Envoyé de Dieu emmena ses compagnons contre Abû Sufyân dans


les premières nuits de ramadân. Il chargea 'Amr ibn Umm Maktûm de la
prière du vendredi et Abû Lubâba de l'administration de Médine. Il confia
le drapeau, qui était blanc, à Muç'ib ibn 'Abd ad-Dâr. Devant le Prophète
flottaient deux bannières noires, l'une, appelée l'Aigle, portée par Ali, et
l'autre entre les mains des Ançâr, portée par Sa'd ibn Mu'âdh. Les
chameaux de l'armée du Prophète étaient au nombre de soixante-dix, trois
hommes sur chaque chameau.
Le Prophète suivit d'abord la route de Médine vers La Mecque, puis, à
al-Munçaraf, il quitta la route de La Mecque à sa gauche et se dirigea à
droite vers Badr5. Puis il descendit dans une vallée appelée Dhafirân, et
envoya deux hommes vers Badr pour recueillir les renseignements sur
Abû Sufyân et ses hommes. Il apprit que les Quraych s'étaient mobilisés
en grand nombre pour défendre leur caravane. Il informa alors ses
compagnons de la situation, pour prendre leur avis. Abû Bakr se leva et
fit un beau discours. 'Umar ibn al-Khattâb se leva et parla encore très
bien. Al-Miqdâd ibn 'Amr se leva et dit : « Envoyé de Dieu, va dans le
chemin que Dieu t'a montré. Nous sommes avec toi. Nous ne te disons
pas comme les Banû Isrâ'il à Moïse :
Mets-toi en marche, toi et ton Seigneur ;
combattez tous deux ;
quant à nous, nous restons ici. (Coran, 5, 24.)
Mais nous disons : Mets-toi en marche, toi et ton Seigneur, combattez
tous les deux. Nous combattrons avec vous. »
Le Prophète dit : « Compagnons, je vous demande conseil. » Il pensait
aux Ançâr, car ils étaient les plus nombreux et, lorsqu'ils avaient scellé
avec lui le pacte de 'Aqaba, ils avaient dit : « Nous ne répondons de toi
que lorsque tu seras dans notre territoire. Là, chez nous, tu seras sous
notre protection. Nous te défendrons comme nous défendons nos enfants
et nos femmes. » Le Prophète craignait que l'engagement des Ançâr ne
fût limité à sa protection contre tout agresseur extérieur. À ce moment,
Sa'd ibn Mu'âdh dit :
– J'ai l'impression, Prophète de Dieu, que tu t'adresses à nous.
– En effet.
– Sache que nous t'avons fait confiance, nous t'avons cru et nous avons
témoigné que ton message était vrai. Nous t'avons donné pour cela nos
serments et nos engagements. Va donc où tu as décidé d'aller. Nous
sommes avec toi. Si tu nous dis de traverser la mer avec toi, nous te
suivrons.
Le Prophète était content et réconforté d'entendre les paroles de Sa'd. Il
dit : « Avancez. Ayez confiance. J'ai le sentiment de voir déjà les Quraych
vaincus et couverts de poussière. »

Le Prophète établit son camp près de Badr Sîra, I, 615-616)

Le Prophète leva le camp de Dhafirân et descendit près de l'oasis de


Badr. Il sortit du camp à dos de chameau en compagnie d'Abû Bakr et
rencontra un vieillard, qu'il interrogea sur ce qu'on disait des Quraych et
de Muhammad. « J'ai appris, répondit le vieillard, que Muhammad et ses
hommes avaient quitté Médine et qu'ils sont à présent à tel endroit. Quant
aux Quraych, ils sont sortis à leur rencontre et sont aujourd'hui à tel
endroit. » Le Prophète rentra au camp, auprès de ses compagnons. Le
soir, il envoya Ali à la tête de quelques hommes pour recueillir des
renseignements autour du puits de Badr. Ils virent sur l'eau des chameaux
des Quraych menés par deux jeunes gens qu'ils capturèrent et
emmenèrent au camp pour les interroger. Le Prophète faisait à ce
moment-là sa prière. Les jeunes gens répondirent qu'ils étaient les
porteurs d'eau des Quraych et qu'ils étaient venus au puits de Badr pour
leur en rapporter. Les compagnons du Prophète ne les crurent pas : ils les
soupçonnaient d'appartenir à Abû Sufyân. Roués de coups, les jeunes
gens dirent qu'ils appartenaient à Abû Sufyân, et l'on cessa de les battre.
Le Prophète, ayant achevé sa prière, salua ses compagnons et leur dit :
« S'ils vous disent la vérité, vous les battez ; s'ils vous mentent, vous les
relâchez. Ils appartiennent, en vérité, aux Quraych. » Puis, s'adressant
aux jeunes gens, il leur dit :
– Parlez-moi des Quraych.
– Ils sont derrière cette dune-là.
– Combien sont-ils ?
– Un grand nombre.
– Combien ?
– Nous ne savons pas.
– Combien de chameaux égorgent-ils par jour ?
– Un jour neuf et l'autre dix.
– La troupe doit compter entre neuf cents et mille combattants, dit-il à
ses compagnons.
– Quels sont les notables parmi eux ? demanda-t-il aux deux jeunes.
Ils en nommèrent une quinzaine. Le Prophète dit à ses compagnons :
« Voici que La Mecque vous livre ce qu'elle a de plus cher ! »
Deux autres espions rentrèrent de Badr et informèrent le Prophète que
les chameaux d'Abû Sufyân arriveraient au puits de Badr le lendemain ou
le surlendemain.

Abû Sufyân détourne sa caravane de Badr Sîra, I, 618-619)

Abû Sufyân, méfiant, arriva à Badr, précédant sa caravane. Il demanda


à un homme qui était autour du puits :
– As-tu appris quelque chose ?
– Non, je n'ai vu aucun inconnu. Cependant, j'ai aperçu deux hommes
qui avaient fait agenouiller leurs chameaux sur le flanc de cette dune. Ils
prirent de l'eau dans un chaudron et s'en allèrent.
Abû Sufyân alla à l'endroit où les chameaux s'étaient agenouillés, il
prit dans sa main quelques crottes de chameaux et les écrasa entre ses
doigts. Il y trouva des noyaux de dattes. « Ce sont, conclut-il, des
chameaux nourris par les gens de Yathrib (Médine). » Il revint
rapidement à sa caravane, la détourna de son chemin et prit, à marches
forcées, la direction de la mer, laissant Badr à sa gauche.
Lorsque Abû Sufyân réussit à éloigner sa caravane, il envoya dire aux
Quraych : « Vous vous êtes mobilisés pour protéger vos hommes, vos
chameaux et vos biens. Dieu les a sauvés. Revenez donc chez vous. »
Abû Jahl (farouche ennemi de Muhammad) refusa ce conseil. « Nous ne
reviendrons pas, répliqua-t-il, avant de parvenir à Badr et d'y passer trois
nuits. Nous y offrirons des sacrifices, nous y mangerons, nous boirons du
vin et écouterons le chant des danseuses qui nous servent à boire. Les
Arabes entendront parler de notre présence et de notre foire à Badr. Nous
serons ainsi toujours respectés et craints. Il faut y aller. » Badr était en
effet l'un des lieux de pèlerinage des Arabes. Une foire y était célébrée
tous les ans. Les hommes d'Abû Jahl ne répondirent pas tous à l'appel :
les Banû Zuhra, par exemple, rebroussèrent chemin et tous les clans des
Quraych connurent des défections.

Le Prophète empêche les Quraych d'accéder à l'eau Sîra, I, 619-620)

Les Quraych poursuivirent leur chemin vers Badr. Le Prophète les y


devança et installa son camp sur le point d'eau le plus proche des
Quraych. Il y fit construire un bassin pour retenir l'eau à l'usage de ses
hommes et fit couvrir de terre les autres points d'eau pour en empêcher
l'accès aux Quraych.

Montage d'une cabane pour le Prophète Sîra, I, 620-621)

Sa'd ibn Mu'âdh proposa de monter une cabane en branchages pour le


Prophète. « Tu y demeureras, lui dit-il, et tu y disposeras de montures
toutes sellées. Nous, nous allons à la rencontre de l'ennemi. Si Dieu nous
donne la victoire, nous nous en réjouirons. Dans le cas contraire, tu
prendras tes montures pour rejoindre à Médine ceux qui y sont restés. Ils
ne te portent pas moins d'amour que nous. Car s'ils avaient pensé que tu
pourrais soutenir une guerre, ils ne t'auraient pas fait défaut. » Le
Prophète le félicita pour cette idée et lui souhaita beaucoup de bien. On
monta donc une cabane en branchages pour le Prophète et il s'y installa.

Le Prophète fait une invocation à Dieu Sîra, I, 626-627)


Le matin, les Quraych levèrent le camp et se dirigèrent sur le Prophète
et ses compagnons. En les voyant, le Prophète invoqua Dieu : « Seigneur,
voici les Quraych qui s'avancent avec leur fierté et leur morgue
habituelles pour t'affronter et démentir ton Envoyé. Seigneur, accorde-
moi la victoire que tu m'as promise et anéantis-les ce matin même. » Ils
se précipitèrent et quelques hommes des Quraych puisèrent de l'eau dans
le bassin gardé par les hommes du Prophète. « Laissez-les faire »,
ordonna l'Envoyé de Dieu. Pas un combattant des Quraych n'en but ce
jour-là sans mourir, à l'exception de Hakîm ibn Hizâm, qui, par la suite,
se convertit à l'islam et fut un bon musulman.

Les Quraych se consultent pour renoncer au combat Sîra, I, 622-623)

Une fois installés face aux musulmans, les Quraych envoyèrent


'Umayr ibn Wahb pour faire une estimation du nombre des hommes de
Muhammad. Il fit à dos de cheval le tour du campement musulman et
revint leur dire : « À peu près trois cents. Mais, laissez-moi voir s'ils en
ont d'autres en embuscade ou en réserve. » Il alla loin dans la vallée, mais
ne vit personne. Il revint et dit aux Quraych : « Je n'ai vu personne
d'autre. Mais, compagnons de Quraych, ceux que j'ai vus n'avaient ni
refuge ni protection sinon leur sabre. Vous ne tuerez pas assurément un
seul d'entre eux sans qu'il ait tué l'un d'entre vous. Faites votre compte :
s'ils tuent parmi vous autant d'hommes qu'ils en comptent eux-mêmes,
vous imaginez le désastre ! Pensez-y bien. »
Ayant entendu cela, Hakîm ibn Hizâm fit un tour parmi les
combattants et s'arrêta devant 'Utba ibn Rabî'a :
– Tu es le doyen des Quraych, lui dit-il ; tu es parmi eux un notable
respecté et obéi. Veux-tu accomplir quelque chose qui laisse de toi une
bonne réputation jusqu'à la fin des temps ?
– Que veux-tu dire, Hakîm ?
– Revenir à La Mecque à la tête des Quraych.
– Je le ferai, je te le garantis. Mais va parler à Abû Jahl. Je crains qu'il
soit le seul à vouloir braver le sentiment général des Quraych.
'Utba se leva et s'adressa aux Quraych en ces termes : « Hommes des
Quraych, en allant à la rencontre de Muhammad et de ses compagnons,
croyez-moi, vous ne faites rien de bon. Même si vous le tuez, comme
vous êtes tous de la même tribu, personne d'entre vous ne pourra détacher
son regard du visage d'un homme qu'il n'aime pas, qui a tué son cousin
paternel ou maternel ou quelqu'un de sa tribu. Rentrez donc chez vous et
laissez Muhammad aux prises avec les autres Arabes. S'il est éliminé,
c'est bien votre souhait qui se réalise. S'il en est autrement, il vous
retrouvera et se souviendra que vous ne lui avez pas livré de guerre. »
Hakîm poursuivait : j'allai alors voir Abû Jahl. Il avait tiré sa cuirasse
de son étui et il l'enduisait de graisse pour l'assouplir. Je lui fis part du
message de 'Utba, mais il rétorqua : « 'Utba a pris peur à la vue de
Muhammad et de ses hommes. Non, nous ne reviendrons pas tant que le
jugement de Dieu n'aura pas tranché entre nous et Muhammad. 'Utba n'a
pris cette position que parce que son fils est parmi les amis de
Muhammad. » Puis Abû Jahl envoya dire à 'Âmir ibn al-Hadrami, dont
les compagnons de Muhammad avaient tué le frère : « Voici l'objet de ta
vengeance sous tes yeux. Lève-toi et va réclamer des Quraych le soutien
auquel tu as droit et la vengeance pour le sang de ton frère 'Amr. »

La guerre éclate entre les deux camps Sîra, I, 623-625)

'Âmir se leva, se découvrit la tête et cria : « 'Amr, ô mon frère,


vengeons-le ! » Les hommes étaient tendus, décidés à commettre le mal.
L'appel au renoncement lancé par 'Utba n'avait plus de partisans.
Al-Aswad al-Makhzûmi, un homme violent et de mauvais caractère,
sortit des rangs et lança : « Je boirai à leur eau, j'en prends Dieu à témoin,
et je détruirai le bassin ou je mourrai. » Hamza, oncle de Muhammad,
sortit des rangs musulmans et alla à sa rencontre. Arrivé en face de lui,
Hamza lui donna un coup qui lui coupa le pied au milieu de la jambe. Al-
Makhzûmi tomba ; son sang giclait en direction de ses amis. Il se traîna
quand même vers le bassin d'eau pour en boire et accomplir son serment.
Hamza le suivit et le tua au bord du bassin.
Puis 'Utba sortit du rang, flanqué, à droite et à gauche, de son frère
Chayba et de son fils Walîd. Bien dégagé du rang, il provoqua les
musulmans en duel. Sortirent à leur rencontre trois jeunes gens des
Ançâr.
– Qui êtes-vous ? demanda 'Utba.
– Un groupe des Ançâr, répondirent les jeunes gens, et ils proclamèrent
leur ascendance.
– Vous êtes des gens dignes et bien racés, mais nous cherchons des
hommes de chez nous.
Et l'un d'entre eux cria : « Muhammad, envoie-nous des hommes de
notre rang parmi les Quraych. » Sortirent à leur rencontre 'Ubayda ibn al-
Hârith, Hamza et Ali. Arrivés près d'eux, les trois hommes déclarèrent
leur identité. 'Utba reconnut : « En effet, des gens nobles et dignes de
nous. » Et le duel s'engagea : 'Ubayda, le plus âgé, contre 'Utba ; Hamza
contre Chayba et Ali contre Walîd. Il ne fallut pas beaucoup de temps à
Hamza pour tuer Chayba ; Ali tua tout aussi rapidement Walîd ; mais
'Ubayda et 'Utba, ayant échangé des coups violents, étaient tous les deux
blessés, étendus sur le sol, sans pouvoir bouger. Hamza et Ali se
précipitèrent avec leur sabre sur 'Utba, l'achevèrent et, à deux, portèrent
'Ubayda auprès de ses compagnons.

Le choc des deux camps Sîra, I, 625-626)

Les combattants s'avancèrent et s'approchèrent les uns des autres. Le


Prophète avait ordonné à ses hommes de ne pas charger avant d'en avoir
reçu l'ordre. « Si vous êtes encerclés par l'ennemi, leur dit-il, dégagez-
vous en leur décochant des flèches. » Puis le Prophète, au moyen d'une
flèche qu'il avait à la main, aligna les rangs de ses troupes et revint dans
sa cabane en compagnie d'Abû Bakr. La bataille de Badr eut lieu le 17
ramadân, un vendredi matin. Le mot de passe des musulmans était :
Unique, Unique.

Le Prophète demande à Dieu la victoire Sîra, I, 626-628)

Le Prophète priait et demandait à Dieu la victoire qu'il lui avait


promise. Il disait, entre autres prières : « Si mes compagnons périssent
aujourd'hui, Seigneur, tu ne seras pas adoré. » Abû Bakr disait : « Mais
oui, Dieu va tenir sa promesse. » Soudain, le Prophète fut pris de
sommeil dans la cabane. Il se réveilla en sursaut et dit : « Bonne
nouvelle, Abû Bakr. Le soutien de Dieu arrive ! Voici Gibrîl qui serre les
rênes d'un coursier dont les flancs sont couverts de poussière. » Puis il
sortit haranguer ses hommes : « Tout homme d'entre vous, je le jure, qui
se bat aujourd'hui contre les Quraych et meurt avec courage, face à eux,
entrera au Paradis. » En écoutant cette promesse, 'Umayr ibn al-Humâm,
qui mangeait quelques dattes qu'il avait dans la main, s'exclama de joie :
« Bakh ! Bakh ! N'y aurait-il entre le Paradis et moi que ma mort par la
main de ces gens-là ? » Il jeta au loin ses dattes, saisit son sabre et se
lança sur les Quraych. Il les combattit jusqu'à la mort.

Le Prophète jette des gravillons à la face des Quraych Sîra, I, 628)

Le Prophète ramassa ensuite une poignée de gravillons et les lança à la


face des Quraych en criant : « Que les visages soient aveuglés ! » Et il
donna à ses hommes l'ordre de charger : ce fut la débandade dans les
rangs des Quraych. Dieu permit d'abattre parmi eux un bon nombre de
chefs de guerre et de prendre parmi leurs notables beaucoup de
prisonniers.
Le Prophète était avec Abû Bakr à l'intérieur de la cabane. Se tenait à
la porte Sa'd ibn Mu'âdh, qui assurait la protection du Prophète à la tête
de quelques Ançâr. Voyant les hommes ligoter les prisonniers, Sa'd fit la
moue. Le Prophète le remarqua et demanda à Sa'd :
– J'ai bien l'impression que tu n'aimes pas ce que font ces hommes.
– Non, Envoyé de Dieu. C'est la première fois que Dieu inflige aux
païens une telle défaite. J'aurais préféré qu'on fasse de ces hommes un
beau carnage plutôt que de les laisser en vie.

Le Prophète interdit de tuer certains païens Sîra, I, 628-632)

Le Prophète interdit à ses compagnons de tuer certains hommes du


clan des Banû Hâchim et d'autres, car ils faisaient la guerre à Muhammad
contraints et forcés par les Quraych. « Si vous les rencontrez, leur dit-il,
ne tuez aucune personne des Banû Hâchim ; ne tuez pas non plus Abû-l-
Bakhtari. Épargnez aussi mon oncle 'Abbâs, car il est sorti de La Mecque
à contrecœur. » Abû Hudhayfa répliqua : « Nous tuerions donc nos pères,
nos fils, nos frères et les gens de notre clan et nous épargnerions 'Abbâs !
Non, si je le rencontre, je le jure, je lui mettrai mon sabre en pleines
dents. » Cette réplique parvint au Prophète :
– Est-il admissible, dit-il à 'Umar, qu'on défigure à coups de sabre le
visage de l'oncle de l'Envoyé de Dieu ?
– Non, répondit 'Umar. Laisse-moi couper la tête à ce renégat.
Bien plus tard, Abû Hudhayfa racontait : après cette sortie, je n'étais
plus tranquille pour ma vie et j'ai encore peur aujourd'hui. Il n'y a que le
martyre qui puisse expier cette faute. Il fut tué en martyr à la bataille de
Yamâma.
Le Prophète voulait épargner Abû-l-Bakhtari parce qu'il l'avait protégé
contre les Quraych, lorsqu'il était encore à La Mecque. Non seulement il
ne lui voulait aucun mal, mais encore il avait participé à la rupture du
blocus que les Quraych avaient imposé aux clans des Banû Hâchim et des
Banû 'Abd al-Muttalib. Mujadhdhar, au cours de la bataille, se trouva
face à face avec Abû-l-Bakhtari et un compagnon de voyage :
– Le Prophète nous a interdit de te tuer, lui dit Mujadhdhar.
– Et mon compagnon ?
– Non, nous ne pouvons pas épargner ton compagnon. La défense du
Prophète ne concernait que toi.
– Eh bien ! nous mourrons ensemble. Je ne veux pas que les femmes
de La Mecque disent que j'ai abandonné mon compagnon pour sauver ma
vie.
Mujadhdhar le provoqua alors en duel ; Bakhtari releva le défi. Ils se
battirent et Bakhtari fut tué. Mujadhdhar revint auprès du Prophète et lui
dit : « J'ai fait tout ce que j'ai pu, je le jure, pour le prendre comme
prisonnier et te l'amener. Mais il a tenu à se battre : on s'est battu et je l'ai
tué. »
'Abd ar-Rahmân ibn 'Awf racontait : je m'appelais 'Abd 'Amr et,
lorsque je me suis converti à l'islam, je me suis fait appeler 'Abd ar-
Rahmân. L'un de mes amis Mecquois, Umayya ibn Khalaf, me
reprochait :
– Tu as donc abandonné le nom que t'ont donné tes parents !
– Oui, je l'ai fait.
– Mais je ne connais pas ar-Rahmân.
– Convenons entre nous du nom que tu veux.
– Je t'appellerai 'Abd 'al-Ilâh.
'Abd ar-Rahmân poursuivait : à la bataille de Badr, je rencontrai
Umayya avec son fils 'Ali, qui le tenait par la main. Pour ma part, j'avais
dans les bras des cuirasses que j'avais prises comme butin. Il me dit :
– 'Abd al-Ilâh, veux-tu me faire prisonnier ? Je suis bien plus
intéressant pour toi que ces cuirasses. Les musulmans auront besoin de
lait et ma rançon sera faite de chamelles au lait abondant.
– D'accord.
Je me débarrassai des cuirasses et pris Umayya et son fils comme
prisonniers. Tandis que je les tenais par la main, le muezzin Bilâl me vit.
C'était ce même Umayya qui, à La Mecque, torturait Bilâl pour le faire
renoncer à l'islam. Il le faisait sortir sur la grève toute brûlante de La
Mecque et l'y allongeait sur le dos. Puis il faisait mettre sur sa poitrine
une très grosse pierre :
– Tu resteras ainsi à souffrir jusqu'à ce que tu abandonnes la religion
de Muhammad, le menaçait-il.
– Dieu est unique, Dieu est unique, répétait Bilâl.
À Badr, lorsque Bilâl me vit tenir Umayya, il s'écria :
– Le pilier de l'impiété, c'est lui, Umayya ibn Khalaf. Plutôt mourir que
de le laisser en vie !
– Écoute, Bilâl, tu ne vas pas faire ça à mon prisonnier.
– Plutôt mourir que de le laisser en vie, répéta Bilâl.
– Écoute, fils de négresse… (Bilâl était de race noire).
– Plutôt mourir que de le laisser en vie, cria-t-il de plus belle. Le pilier
de l'impiété, ô partisans de Dieu, c'est Umayya.
Ses cris ameutèrent les combattants autour de nous, tandis que je
protégeais de mon mieux Umayya et son fils. Un homme brandit son
sabre et, d'un coup, brisa le pied du fils d'Umayya, qui s'écroula. Je dis
alors à Umayya : « Sauve-toi. Je ne peux plus rien pour toi. » Les
hommes se jetèrent sur eux et les taillèrent en pièces. Bien plus tard, 'Abd
ar-Rahmân disait : « Dieu ait pitié de Bilâl ! J'ai perdu ce jour-là mes
cuirasses et j'ai perdu mes prisonniers qu'ils ont tués. »

Les anges participent à la bataille de Badr Sîra, I, 633-634)

Un homme des Banû Ghifâr racontait : le jour de la bataille de Badr, je


suis monté avec l'un de mes cousins au sommet d'une colline d'où l'on
pouvait observer la bataille. Nous étions païens à l'époque et nous
attendions de connaître l'issue du combat pour dépouiller les vaincus. Sur
la colline, passa devant nous un nuage dans lequel on entendait des
hennissements de chevaux. Moi-même, j'entendis quelqu'un crier : « Vas-
y, Hayzûm. » C'était le nom du cheval de Gibrîl. Mon cousin mourut sur
place, le voile de son cœur s'étant déchiré. Quant à moi, je faillis mourir,
mais je me cramponnai.
Abû Dâwûd al-Mâzini avait participé à la bataille de Badr. Il racontait :
je poursuivais le jour de la bataille de Badr un païen pour le frapper. Mais
sa tête tomba avant que mon sabre ne l'eût atteinte. Je compris qu'un
autre combattant m'y avait devancé.
Ali disait : « Les turbans sont les couronnes des Arabes. » Le
signalement des anges était à la bataille de Badr des turbans blancs qu'ils
laissaient couler sur leur dos. Seul Gibrîl avait un turban jaune. Ibn
'Abbâs précisait : les anges n'ont pris part au combat aux côtés des
musulmans qu'à la bataille de Badr. Dans les autres batailles, ils
constituaient un encadrement et un recours, mais ils ne combattaient pas.

La mort d'Abû Jahl Sîra, I, 634-637)

Mu'âdh racontait : j'entendis mes compagnons dire qu'il nous était


impossible d'atteindre Abû Jahl. C'est alors que je décidai d'en faire mon
affaire et allai à sa rencontre. Quand il fut à ma portée, je le chargeai et je
lui assenai un coup qui lui coupa la jambe en deux. Son fils 'Ikrima me
porta alors un coup sur l'épaule. Mon bras fut décroché et ne tenait plus
qu'à la peau de mon flanc. Il m'était pénible de me battre, mais je
combattis quand même toute la journée, le traînant derrière moi. Comme
cela me faisait trop mal, je coinçai mon bras pendant sous mon pied et je
tirai pour en être enfin débarrassé.
Mu'âdh poursuivait : Mu'awwidh vit Abû Jahl, qui avait la jambe
coupée. Il lui donna plusieurs coups et le fit tomber à terre, sans l'achever.
Lorsque le Prophète nous ordonna de rechercher Abû Jahl parmi les tués,
Abdallah ibn Mas'ûd le retrouva sur le point de mourir et le reconnut. Ibn
Mas'ûd racontait : je me souvins qu'un jour à La Mecque il m'avait saisi
et donné un coup très douloureux. Je mis alors mon pied sur son cou et
lui dis :
– Tu es couvert de honte, ennemi de Dieu.
– Où est la honte ? rétorqua-t-il. Y a-t-il honte à être tué au combat ?
Dis-moi, quelle est la tournure de la bataille d'aujourd'hui ?
– C'est Dieu et son Prophète qui l'emportent.
Ibn Mas'ûd poursuivait. Je lui tranchai la tête et la portai à l'Envoyé de
Dieu :
– Voici, Envoyé de Dieu, la tête d'Abû Jahl, l'ennemi de Dieu.
– Dieu ! C'est l'Unique ; il n'y en a pas d'autre, s'écria le Prophète.

Histoire du sabre de 'Ukâcha Sîra, I, 637-638)

'Ukâcha combattit à la bataille de Badr avec son sabre tant et si bien


qu'il se brisa dans sa main. Il vint trouver le Prophète, qui lui donna un
bâton de bois : « Bats-toi avec ça ! » 'Ukâcha prit le bâton de la main du
Prophète et le secoua. Il fut transformé en un sabre, beau, solide et long.
Il combattit avec ce sabre jusqu'à ce que Dieu donne la victoire aux
musulmans. Ce sabre était appelé l'Aide ('awn). 'Ukâcha le garda dans
tous ses combats aux côtés de l'Envoyé de Dieu et, même après la mort
du Prophète, dans les guerres (sous le califat d'Abû Bakr) qui ramenèrent
les Arabes à l'islam (ridda) et où il trouva la mort6.
Le jour de la bataille de Badr, le Prophète dit : « Soixante-dix mille de
mes compagnons entreront au Paradis à la clarté de la pleine lune
(badr)7. »
– Envoyé de Dieu, supplia 'Ukâcha, prie le Ciel que je sois parmi eux.
– Seigneur, pria le Prophète, fais que 'Ukâcha soit parmi eux.
– Envoyé de Dieu, supplia l'un des Ançâr présents, prie le Ciel que moi
aussi je sois parmi eux.
– Non, répondit le Prophète, 'Ukâcha t'y a devancé.

Les cadavres des païens sont jetés dans une fosse commune Sîra, I, 638-
641)

Le Prophète ordonna que les cadavres des païens soient jetés dans une
fosse commune. Ce qui fut fait, à l'exception d'Umayya ibn Khalaf. Dans
sa cuirasse, son corps avait tellement enflé que ses chairs se détachaient
lorsqu'on essayait de le bouger. On le laissa sur place et on le couvrit de
pierres et de terre. Le Prophète, s'adressant aux morts des Quraych jetés
dans la fosse commune, leur dit : « Vous n'avez pas respecté le lien tribal
qui vous unissait au prophète sorti de votre propre tribu. Vous m'avez
traité de menteur alors que les autres m'ont cru ; vous m'avez exilé et les
autres m'ont accueilli ; vous m'avez combattu et les autres m'ont
soutenu. » Puis il ajouta : « Comment trouvez-vous à présent les
promesses que vos divinités vous ont faites ? Sont-elles vraies ? » Les
musulmans autour de lui lui dirent :
– Prophète de Dieu, tu apostrophes des cadavres déjà putréfiés ?
– Ils sont aussi capables d'entendre que vous, mais ils ne peuvent plus
me répondre.

Le sort de quelques jeunes renégats Sîra, I, 641)

Quelques jeunes des Quraych s'étaient convertis à l'islam lorsque le


Prophète était encore à La Mecque. Mais, après son Hégire, ils furent
retenus par leurs familles et leurs clans et abandonnèrent l'islam. Ils
partirent pour Badr combattre avec leur tribu, mais ils tombèrent tous sur
le champ de bataille. C'est à leur sujet que Dieu a révélé dans le Coran :
Au moment de les emporter
les Anges disent
à ceux qui se sont fait tort à eux-mêmes :
« En quel état étiez-vous ? »
Ils répondent :
« Nous étions faibles sur la terre. »
Les Anges disent :
« La terre de Dieu n'est-elle pas assez vaste
pour vous permettre d'émigrer ? »
Voilà ceux qui auront la Géhenne pour refuge :
quel détestable retour final ! (Coran, 4, 97.)

Répartition du butin de Badr Sîra, I, 641-643)

Le Prophète ordonna de rassembler le butin pris sur le champ de


bataille. Les musulmans se divisèrent sur la manière de le répartir :
– Le butin nous appartient, affirmèrent ceux qui l'avaient ramassé.
– Il nous revient de droit, rétorquèrent les combattants qui avaient
pourchassé l'ennemi. Sans nous, vous n'auriez rien pris.
– Vous n'y avez pas plus droit que nous, remarquèrent ceux qui avaient
assuré la protection rapprochée du Prophète pendant la bataille.
Le Prophète ordonna alors aux gens de remettre tout le butin qu'ils
tenaient déjà en leur possession et en fit la répartition à parts égales.

Retour du Prophète à Médine et sort des prisonniers Sîra, I, 643-646)

Après Badr, le Prophète regroupa les prisonniers et les emmena avec


lui à Médine. À son arrivée à Rawhâ', les musulmans qui n'avaient pas
pris part à la bataille sortirent à sa rencontre pour le féliciter, avec ses
compagnons, de la victoire que Dieu leur avait procurée. Salama ibn
Salâma leur dit :
– De quoi nous félicitez-vous ? Nous n'avons rencontré que des
vieillards sans cheveux, prêts à être immolés : nous les avons égorgés.
– Neveu, lui dit le Prophète avec un sourire, c'étaient les hommes de
La Mecque, des chefs et des notables.
Le Prophète ordonna de tuer 'Uqba ibn Abû Mu'ît. 'Uqba lui demanda :
– Muhammad, qui va nourrir mes petits-enfants ?
– Le feu, répondit-il.
Ali lui trancha la tête. Le Prophète poursuivit son chemin et parvint à
Médine un jour avant les prisonniers. Sawda, épouse du Prophète,
racontait : je prenais part aux lamentations de la famille de 'Afrâ'lorsque
j'entendis dire : « Voilà les prisonniers qu'on ramène. » Je rentrai alors
chez moi et le Prophète y était. Quelle ne fut pas ma surprise d'y voir,
dans un coin de la pièce, les mains attachées au cou avec une corde, Abû
Yazîd, Suhayl ibn 'Amr (chef du clan quraychite des 'Âmir). Je ne pus
m'empêcher alors de dire : « Vos mains, Abû Yazîd, ont toujours donné
avec générosité, vous devez mourir dans l'honneur. » Du fond de la
maison, la voix du Prophète me tira de mon émoi :
– Sawda, cria-t-il, c'est contre Dieu et son prophète que tu exhortes ces
gens ?
– Non, Prophète de Dieu, je le jure, mais, à la vue d'Abû Yazîd dans
cette situation, je n'ai pu m'empêcher d'exprimer mon émotion.
Ensuite, le Prophète répartit les prisonniers entre ses compagnons, en
leur recommandant de prendre soin d'eux. Plus tard, Abû 'Azîz ibn
'Umayr, qui avait été parmi les prisonniers, racontait : mon frère Muç'ib
passa près de moi pendant qu'un homme des Ançâr me prenait comme
prisonnier.
– Serre-lui les mains bien fort, lui dit-il. Sa mère est riche et j'espère
qu'elle te le rachètera.
– Mon frère, dis-je à Muç'ib, c'est tout ce que tu trouves à dire !
– Cet homme est mon frère plus que toi, déclara-t-il.
Abû 'Azîz poursuivait : au retour de Badr, j'étais gardé par un groupe
des Ançâr. Aux repas de midi et du soir, ils mangeaient les dattes et ne
me laissaient que le pain, sur la recommandation du Prophète.
Abû 'Azîz avait été le porte-étendard des Quraych à Badr. Sa mère fit
demander aux Ançâr :
– Quelle est la rançon la plus élevée exigée d'un prisonnier des
Quraych ?
– Quatre mille dirhams, lui fit-on répondre.
Elle les envoya aux Ançâr et racheta ainsi son fils.
Les Quraych apprennent le désastre Sîra, I, 646-647)

Le premier homme qui put parvenir à La Mecque et annoncer le


désastre des Quraych fut Haysumân :
– Raconte, lui demandèrent les Mecquois.
– 'Utba ibn Rabî'a, Untel, Untel, etc. ont été tués.
Et il se mit à énumérer les notables des Quraych qui avaient péri.
Çafwân ibn Umayya, qui était assis à l'intérieur du Temple, leur dit :
« Voyez si cet homme n'a pas perdu la raison : demandez-lui ce que je
suis devenu. »
– Et Çafwân ibn Umayya, qu'est-il devenu ?
– Il est là-bas, assis dans le Temple. J'ai vu tuer son père et son frère.
Abû Râfi', esclave affranchi du Prophète, racontait : j'étais un jeune
esclave de 'Abbâs (oncle de Muhammad). L'islam était entré dans la
famille du Prophète : 'Abbâs, son épouse Umm Fadl et moi-même, nous
nous y étions convertis. 'Abbâs cachait sa conversion de peur d'entrer en
conflit avec les gens de son clan : il avait chez eux beaucoup d'argent en
créance. Lorsque la nouvelle du désastre des gens de Badr nous parvint,
nous en étions contents et nous nous sentions plus forts et plus fiers.
Abû Râfi' poursuivait : j'étais à l'époque un garçon chétif et je
m'occupais, dans un local tout proche de Zamzam, à sculpter les
fléchettes qui devaient servir à la divination. Tandis que je sculptais les
dés et qu'Umm Fadl se trouvait dans la même pièce, Abû Lahab entra et
s'assit dans un coin. Son dos était contre le mien. Au bout d'un moment,
on annonça l'arrivée de Mughîra ibn al-Hârith. Abû Lahab lui cria :
« Viens par ici ; tu as assurément l'information exacte. » Al-Mughîra
s'assit près d'Abû Lahab et les gens s'attroupèrent autour d'eux :
– Dis-moi, neveu, comment cela s'est-il passé ?
– Eh bien, dès que nous avons rencontré les compagnons de
Muhammad, nous nous sommes enfuis et leur avons livré nos épaules :
ils nous poussaient où ils voulaient et nous faisaient prisonniers comme
ils voulaient. Je n'ai en cela, assurément, aucun reproche à faire à nos
hommes. Nous nous sommes trouvés en face de guerriers habillés de
blanc, montés sur des chevaux aux pieds blancs, entre ciel et terre. Ils
emportaient absolument tout sur leur passage et rien ne leur résistait.
Abû Râfi' poursuivait. Je me suis alors écrié : « Ce sont les anges, sans
aucun doute ! » Abû Lahab se retourna et me donna un violent coup au
visage. Je bondis sur lui, mais il me souleva, me jeta par terre, s'assit sur
moi et se mit à me frapper. Comme, à l'époque, je n'étais pas très fort,
Umm Fadl se leva, se saisit de l'un des rondins de bois qui étaient dans la
pièce, en frappa violemment la tête d'Abû Lahab et lui fit une profonde
blessure. « Tu as profité de sa faiblesse en l'absence de son maître. Quelle
honte ! lui a-t-elle crié. » Abû Lahab s'enfuit en courant, tout honteux. Il
ne survécut à ce coup que sept nuits. Dieu fit que sa blessure fût
gangrénée et il en mourut.

Lamentations des Quraych sur leurs morts Sîra, I, 647-649)

Les Quraych se lamentèrent sur leurs morts. Puis, ils se donnèrent le


mot : « Cessons de le faire. Muhammad et ses compagnons
l'apprendraient et nous accableraient de ricanements. De plus, ne nous
hâtons pas de vouloir racheter nos prisonniers : Muhammad et ses
compagnons seraient tentés de faire monter les rançons. »
Parmi les prisonniers se trouvait Abû Wadâ'a. Le Prophète dit à ses
compagnons : « Cet homme a à La Mecque un fils commerçant généreux
et riche. J'ai bien l'impression qu'il va venir vous demander le rachat de
son père. » Mais, lorsque les Quraych recommandèrent de ne pas se hâter
pour faire libérer leurs prisonniers, le fils d'Abû Wadâ'a leur dit : « Vous
avez raison, ne vous hâtez pas de le faire. » Mais, la nuit même, il
s'esquivait furtivement pour aller à Médine. Il paya quatre mille dirhams
et ramena son père.

Le rachat des prisonniers Sîra, I, 649-651)

Les Quraych envoyèrent des gens à Médine pour le rachat des


prisonniers. Mikraz ibn Hafç vint négocier la rançon de Suhayl ibn 'Amr.
Étant tombés d'accord avec lui, les Médinois lui dirent :
– Paye notre dû.
– Je n'ai pas sur moi de quoi vous payer. Prenez-moi comme otage à sa
place et laissez-le partir : il vous enverra sa rançon.
Ils libérèrent Suhayl et, en échange, ils nouèrent les entraves autour
des pieds de Mikraz.
'Amr ibn Abû Sufyân était aussi parmi les prisonniers de Badr aux
mains du Prophète. Il avait été fait prisonnier par Ali. On dit à son père
Abû Sufyân :
– Fais donc libérer ton fils 'Amr.
– Va-t-on me faire supporter à la fois la perte de mon sang et de mon
argent ! Ils ont tué mon fils Handhala et l'on me demande encore de
racheter 'Amr. Non, laissez-le entre leurs mains. Qu'ils le retiennent aussi
longtemps qu'ils le souhaitent.
Pendant que 'Amr était prisonnier à Médine chez le Prophète, Sa'd ibn
an-Nu'mân, un vieillard musulman, s'en alla à La Mecque pour accomplir
une visite ('umra) aux lieux saints. Il savait que les Quraych n'avaient
jamais empêché personne d'accomplir son pèlerinage ni sa visite des
lieux saints. Abû Sufyân se précipita sur lui et le fit prisonnier, contre son
fils 'Amr. Ayant appris cela, le Prophète renvoya 'Amr à son père Abû
Sufyân. En échange, Abû Sufyân relâcha Sa'd.
À ce moment-là, la rançon des prisonniers variait entre mille et quatre
mille dirhams. Mais, ceux qui n'avaient aucune ressource, le Prophète
leur faisait grâce de leur rançon. C'était le cas de 'Amr ibn Abdallah : il
était pauvre et avait beaucoup de filles à nourrir. « Envoyé de Dieu, le
supplia-t-il, tu sais que je suis pauvre et que j'ai de la famille à nourrir.
Fais-moi grâce. » Le Prophète le gracia contre la promesse de ne plus
jamais soutenir personne contre lui.

Histoire d'Abû-l-'Âç et de Zaynab, fille du Prophète Sîra, I, 651-657)

Parmi les prisonniers, il y avait aussi Abû-l-'Âç ibn ar-Rabî', gendre du


Prophète, mari de sa fille Zaynab. Abû-l-'Âç était parmi les hommes de
La Mecque qui comptaient pour leur honnêteté, leur fortune et
l'importance de leur commerce. Khadîja était sa tante maternelle. Elle
avait demandé à Muhammad de lui donner sa fille en mariage, et, comme
le Prophète ne refusait jamais rien à son épouse, il avait donné Zaynab à
Abû-l-'Âç. Khadîja traitait son gendre comme son fils. C'était avant que
le Prophète n'ait reçu sa mission. Mais lorsque Dieu eut honoré
Muhammad de sa mission prophétique, Khadîja et ses filles crurent en lui
et témoignèrent que son message était authentique. Quant à Abû-l-'Âç, il
resta dans le paganisme.
D'autre part, Muhammad avait donné en mariage sa fille Ruqayya à
'Utba ibn Abû Lahab et sa fille Umm Kulthûm à 'Utayba ibn Abû Lahab.
Mais, lorsqu'il reçut sa mission, qu'il en parla aux Quraych et qu'il montra
de l'hostilité à leurs divinités, les Quraych se dirent : « Nous avons
épousé les filles de Muhammad et l'avons débarrassé de leur souci.
Rendons-les lui : elles lui donneront de l'occupation et nous serons
tranquilles. » Ils allèrent trouver Abû-l-'Âç et lui dirent :
– Répudie ta femme et nous te donnerons en épouse la femme des
Quraych que tu veux.
– Non, assurément, je ne quitterai pas ma femme et je ne l'échangerai
pas contre une autre femme quelle qu'elle soit.
Le Prophète ne tarissait en effet pas d'éloges à l'égard de son gendre.
Puis ils allèrent trouver 'Utba ibn Abû Lahab et lui firent la même
proposition. « Si vous me donnez la fille d'Abân ibn Sa'îd ou celle de
Sa'îd ibn al-'Âç, j'accepte. » Ils lui firent épouser cette dernière et il
répudia Ruqayya, avec laquelle il n'avait pas consommé le mariage. Dieu
libéra ainsi la jeune Ruqayya de ses mains pour sa propre honte et pour
l'honneur de la fille du Prophète, qui épousa, après lui, 'Uthmân ibn
'Affân (le futur troisième calife).
Le Prophète à La Mecque n'avait pas la liberté d'agir : il ne pouvait ni
lier ni délier. L'islam avait en effet séparé Zaynab, sa fille, d'Abû-l-'Âç,
qui avait refusé de se convertir, et le Prophète ne pouvait pas séparer les
deux époux. Zaynab vécut donc à La Mecque avec son mari païen. Or
Abû-l-'Âç avait accompagné les Quraych à la bataille de Badr. Il fut fait
prisonnier et retenu dans la maison du Prophète. 'Â'icha racontait :
lorsque les Mecquois envoyèrent des rançons pour racheter leurs
prisonniers, Zaynab, la fille du Prophète, envoya, en même temps que la
rançon de son mari, un collier que lui avait offert Khadîja en cadeau de
mariage. Ayant vu le collier de Khadîja, le Prophète en fut très ému :
– Si vous jugez possible, demanda-t-il à ses compagnons, de libérer
son prisonnier et de rendre à ma fille son argent et son collier, faites-le.
– Bien sûr, Envoyé de Dieu.
Ils renvoyèrent à La Mecque Abû-l-'Âç, avec l'argent et le collier de
Zaynab. Le Prophète avait-il exigé d'Abû-l-'Âç de laisser Zaynab venir à
Médine ou Abû-l-'Âç lui avait-il spontanément promis de le faire ? Ni
l'un ni l'autre n'en ont rien dit. Toujours est-il que lorsqu'Abû-l-'Âç fut
libéré et qu'il repartit pour La Mecque, le Prophète envoya vers La
Mecque Zayd ibn Hâritha et un homme des Ançâr : « Vous irez à Ya'jah,
tout près de La Mecque, et vous y attendrez le passage de Zaynab. Puis
vous l'accompagnerez jusque chez moi. » Les deux hommes partirent.
C'était un mois ou deux après Badr.
Dès son arrivée à La Mecque, Abû-l-'Âç ordonna à Zaynab de
rejoindre son père à Médine. Zaynab racontait : pendant que je faisais les
préparatifs du départ, Hind, fille de 'Utba, me dit en passant :
– Fille de Muhammad, j'ai appris que tu voulais rejoindre ton père.
– Non, non, je ne le veux pas.
– Cousine, me dit-elle, n'hésite pas à le faire. Si tu as besoin de
quelque chose d'utile pour ton voyage, si tu as besoin de quelque argent
pour parvenir chez ton père, j'ai tout ce qu'il te faut. N'aie pas honte de
me le dire. Les femmes gardent entre elles des choses que les hommes ne
se disent pas.
– Non, non, je n'en ferai rien.
Zaynab poursuivait : elle était manifestement sincère, mais j'avais
quelque appréhension à la croire et je faisais mes préparatifs en secret.
Lorsque Zaynab eut achevé ses préparatifs de voyage, son beau-frère
Kinâna ibn ar-Rabî' lui amena un chameau sur lequel elle monta. Lui,
armé de son arc et de son carquois, conduisit le chameau en plein jour
vers Médine. Les Mecquois en parlèrent et se précipitèrent pour
intercepter Zaynab. Ce fut à Dhû Tuwa qu'on la rejoignit. Le premier
arrivé fut Habbâr ibn al-Aswad. Il la menaça de la pointe de sa lance
alors qu'elle était dans son palanquin. Comme elle était enceinte, elle
avorta sur le coup. Furieux, son beau-frère mit genou à terre, sortit les
flèches du carquois et menaça : « Celui qui s'approche, je le jure, je lui
logerai une flèche dans le cœur. » Ils décrochèrent les uns après les autres
et s'en retournèrent à La Mecque.
Ayant appris la chose, Abû Sufyân, à la tête de quelques notables des
Quraych, vint trouver Kinâna et lui dit : « Ami, débande ton arc, nous
voulons te parler. » Il baissa son arc. Abû Sufyân s'approcha de lui et lui
dit : « Tu as eu tort d'emmener cette femme au vu et au su de tout le
monde. Tu connais le désastre et le malheur que nous a infligés
Muhammad. Les gens, en te voyant emmener publiquement sa fille,
risquent de croire que nous avons été totalement humiliés et affaiblis.
Nous n'avons aucun intérêt, aucune vengeance à prendre de Muhammad
en retenant cette femme loin de son père. Crois-moi, ramène-la chez elle.
Et, lorsque ce tumulte aura cessé, lorsque les gens seront satisfaits d'avoir
fait revenir la fille de Muhammad, tu l'emmèneras discrètement à son
père. » Kinâna accepta. Zaynab attendit quelques nuits, le temps que les
protestations se calment. Puis Kinâna la sortit de nuit et la confia à Zayd
ibn Hâritha et à son compagnon qui avaient été envoyés par le Prophète
pour lui ramener Zaynab.
Le Prophète, ayant appris l'inconduite de Habbâr, lui envoya quelques-
uns de ses compagnons : « Si vous mettez la main sur ce Habbâr ibn al-
Aswad, leur dit-il, brûlez-le sur un bûcher. » Le lendemain, se ravisant, le
Prophète leur envoya dire : « Je vous avais ordonné de brûler Habbâr.
Puis j'ai pensé que le supplice du feu, Dieu seul pouvait l'ordonner. Si
vous arrivez à le saisir, tranchez-lui simplement la tête. »

Conversion d'Abû-l-'Âç Sîra, I, 657-660)

Abû-l-'Âç resta donc à La Mecque et Zaynab demeura chez son père,


ainsi séparés par l'islam. Un jour, peu avant la conquête de La Mecque
par le Prophète, Abû-l-'Âç, qui jouissait d'un grand crédit, conduisit vers
la Syrie une caravane chargée de marchandises pour son compte et pour
le compte de quelques commerçants des Quraych. À son retour de Syrie,
sa caravane fut interceptée par les hommes du Prophète. Ils prirent la
caravane avec tous ses biens et revinrent à Médine, chargés de butin.
Mais Abû-l-'Âç réussit à leur échapper. Le jour même de leur retour,
Abû-l-'Âç, sous le couvert de la nuit, se glissa chez Zaynab, fille du
Prophète, et lui demanda le droit d'asile. Elle le lui accorda. Il venait
solliciter la restitution de ses biens.
Le lendemain, le Prophète sortit pour la prière du matin. Lorsqu'il dit :
« Allah est le plus grand », les musulmans crièrent avec lui : « Allah est
le plus grand. » À cet instant, du rang des femmes, Zaynab cria :
« Sachez, musulmans, que j'ai accordé le droit d'asile à Abû-l-'Âç, mon
mari. » Dès qu'il eut terminé sa prière avec le salut d'usage, le Prophète
s'approcha des gens et leur demanda :
– Avez-vous entendu ce que j'ai entendu ?
– Oui, nous l'avons entendu.
– Je n'en savais rien, je le jure, avant de l'avoir entendu, comme vous.
Il s'en revint chez lui et alla dire à sa fille : « Traite-le, ma fille, avec
dignité, mais ne le laisse pas te toucher. Tu lui es interdite. »
Puis le Prophète fit venir les hommes qui avaient pris comme butin les
biens d'Abû-l-'Âç et leur dit :
– Cet homme est un de mes proches, comme vous le savez. Si vous
jugez bon de lui rendre ce que vous lui avez pris, j'apprécierai ce geste. Si
vous ne le faites pas, c'est votre droit : Dieu vous l'a donné comme butin.
– Envoyé de Dieu, nous lui rendrons son bien.
Ils lui rendirent intégralement tous ses biens, jusqu'à l'outre, la cuvette
et le seau à eau. Abû-l-'Âç rapporta tout cela à La Mecque et restitua
leurs biens aux commerçants qui l'avaient chargé de leurs marchandises.
Il rendit également aux gens des Quraych les dépôts qu'ils lui avaient
confiés. Puis il demanda :
– Quelqu'un a-t-il encore quelque bien chez moi ?
– Non, répondirent-ils. Tu as été honnête et généreux. Dieu te fasse du
bien.
– Maintenant, je témoigne qu'il n'y a de dieu que Dieu et que
Muhammad est son serviteur et son Envoyé. Je n'ai pas déclaré ma
conversion à Médine : vous auriez peut-être pensé que je voulais vous
prendre votre argent. Maintenant que Dieu vous a rendu tous vos biens et
que ma conscience est libérée, je me convertis à l'islam.
Il s'en alla et retourna à Médine auprès de l'Envoyé de Dieu, qui lui
redonna sa fille Zaynab en mariage.

Conversion de 'Umayr ibn Wahb Sîra, I, 661-663)


Le fils de 'Umayr ibn Wahb se trouvait parmi les prisonniers. Un jour
que 'Umayr et Çafwân ibn Umayya, peu après le désastre de Badr, étaient
assis dans le sanctuaire de La Mecque, ils évoquèrent le malheur de ceux
qui avaient été jetés dans la fosse commune. 'Umayr était connu à La
Mecque pour sa méchanceté et pour tout le mal qu'il faisait au Prophète
et à ses compagnons.
– Après ce scandale des malheureux de la fosse commune, dit Çafwân,
la vie, en vérité, n'a plus aucun attrait.
– Tu as raison, assurément, répondit 'Umayr. Si je n'avais pas cette
dette à laquelle je ne puis me dérober, si je n'avais pas cette charge de
famille, dont je suis le seul soutien, je serais allé tout droit tuer
Muhammad. La raison en est que mon fils est prisonnier entre leurs
mains.
– Je me charge de ta dette, l'encouragea Çafwân ; ta famille et la
mienne je m'en occuperai tant que je resterai en vie.
– Garde cela pour toi, dit 'Umayr.
– Je le garderai.
'Umayr fit affûter son sabre, le fit couvrir d'une couche de poison et
partit pour Médine. Il alla tout droit vers la mosquée et, le sabre en
bandoulière, il fit agenouiller son chameau devant la porte de la mosquée.
Là, 'Umar et quelques autres musulmans étaient assis et parlaient, entre
autres choses, de la bataille de Badr. Dès que 'Umar le vit descendre avec
son sabre, il dit : « Ce chien de 'Umayr ! Cet ennemi de Dieu n'a pu venir
ici qu'avec de mauvaises intentions. C'est lui qui a jeté la discorde entre
nous ; c'est lui qui, avant la bataille de Badr, a révélé à l'ennemi le
nombre de nos combattants. » Puis il se précipita chez le Prophète et lui
dit :
– Envoyé de Dieu, voici 'Umayr ibn Wahb venu te voir, le sabre en
bandoulière.
– Fais-le entrer, répondit le Prophète.
'Umar dit à ses compagnons de se méfier de cet individu méchant et
sans parole. Il leur demanda d'entrer chez le Prophète pour assister à
l'entrevue. Puis il s'approcha de 'Umayr, lui serra le cou avec la
bandoulière de son sabre et le fit entrer auprès du Prophète. Ce dernier
ordonna à 'Umar de le lâcher et dit à 'Umayr :
– Approche.
– Bonjour, dit-il au Prophète, en s'approchant (c'était la formule de
salutation avant l'islam).
– Dieu nous a fait l'honneur d'une formule meilleure que la tienne,
'Umayr. Nous disons : « Paix sur vous. » C'est la formule de salutation
des habitants du Paradis.
– C'est vrai, Muhammad. Je ne l'ai entendue que récemment.
– Qu'est-ce qui t'amène ici, 'Umayr ?
– Je suis venu pour ce malheureux prisonnier que vous retenez chez
vous. Traitez-le avec indulgence.
– Et quel est ce sabre que tu as au cou ?
– Dieu maudisse les sabres ! Ils ne nous ont rien épargné.
– Dis-moi la vérité, 'Umayr. Pourquoi es-tu venu ici ?
– Je ne suis venu que pour mon fils.
– Dis plutôt que tu étais assis avec Çafwân dans le sanctuaire de La
Mecque et que vous avez parlé du sort des hommes jetés dans la fosse
commune à Badr. Avoue que, hormis ta dette importante et ta charge de
famille, tu te disais prêt à aller tuer Muhammad. Dis, enfin, que Çafwân
s'est chargé de ta dette et de ta famille et que tu n'es venu ici que pour me
tuer, pour le compte de Çafwân. Mais, en fait, Dieu ne te laissera pas
m'atteindre.
– Je témoigne, dit 'Umayr, que tu es l'Envoyé de Dieu. Nous te
traitions de menteur lorsque tu nous parlais de Dieu et de la révélation
qu'il faisait descendre sur toi. Mais personne n'était présent lorsque j'ai
conclu l'accord avec Çafwân. Dieu seul, j'en suis sûr, a pu te le révéler. Je
rends grâce à Dieu qui m'a guidé vers l'islam.
'Umayr déclara publiquement sa foi. Le Prophète dit à ses
compagnons : « Enseignez l'islam à votre frère et apprenez-lui le Coran »
et il leur ordonna de libérer son fils. Dès que Çafwân eut envoyé 'Umayr
tuer Muhammad, il dit aux Quraych : « Attendez-vous d'ici quelques
jours à une nouvelle importante, à une bonne nouvelle qui vous fera
oublier le désastre de Badr. » Par la suite, le Prophète autorisa 'Umayr à
rentrer à La Mecque. Il y prêcha l'islam et se montra très dur avec ses
contradicteurs. Beaucoup de Mecquois se convertirent grâce à lui.
L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ SULAYM À KUDR
(SÎRA, II,43-44)

Le Prophète rentra de l'expédition de Badr à la fin du mois de ramadân


ou en chawwâl. Il ne resta à Médine que sept nuits avant de repartir
personnellement en expédition contre les Banû Sulaym. Il parvint à l'un
de leurs points d'eau appelé Kudr et y établit son camp pendant trois
nuits. Puis il s'en revint sans subir aucun dommage. Il demeura à Médine
les mois de chawwâl et de dhû-l-qi'da.

L'EXPÉDITION DU SAWÎQ (GRUAU) (SÎRA, II, 44-46)

Revenu à La Mecque avec les hommes qui avaient échappé à la défaite


de Badr, Abû Sufyân jura de ne pas toucher une femme avant d'avoir
monté une razzia contre Muhammad. En vue d'accomplir son vœu, il
partit de La Mecque à la tête de deux cents méharistes et prit la route qui
traverse Najd. Il s'arrêta au pied d'une montagne, à une distance d'à peu
près un relais de poste de Médine. La nuit, il alla chez la tribu juive des
Banû Nadîr et frappa à la porte de Sallâm ibn Michkam, alors chef et
trésorier de cette tribu ; on le fit entrer, on lui offrit à manger et à boire et
on lui donna quelques renseignements sur les gens. La nuit même, il
revint à son camp et, le lendemain, il envoya quelques hommes à
Médine. Ceux-ci entrèrent dans le quartier appelé 'Urayd, mirent le feu à
la palmeraie qui s'y trouvait et, avant de s'enfuir, tuèrent deux hommes
des Ançâr qui y travaillaient. Le Prophète en fut alerté et sortit à leur
poursuite. Mais il ne réussit pas à les rattraper. Pour faciliter leur fuite, les
hommes d'Abû Sufyân avaient allégé leur chargement et abandonné sur
le terrain des sacs de provisions. Cette expédition prit le nom de Sawîq
(gruau), car un grand nombre de ces sacs rapportés comme butin,
contenaient du gruau. Sur le chemin du retour, les compagnons du
Prophète lui demandèrent :
– Envoyé de Dieu, est-ce que cette sortie compte pour nous comme
une expédition8 ?
– Bien sûr, répondit le Prophète.
LES DEUX EXPÉDITIONS DE DHÛ AMAR ET DE BAHRÂN
(SÎRA, II, 46)

À son retour de l'expédition du Sawîq, le Prophète termina à Médine le


mois de dhû-l-hijja. Puis il partit dans le Najd, contre les Ghatafân. Il y
demeura à peu près tout le mois de çafar et s'en retourna à Médine sans
subir aucun mal. Ce fut l'expédition de Dhû Amar. Il séjourna à Médine
le mois de rabî' awwal puis il partit contre les Quraych. Il prit dans le
Hijâz le chemin d'Aden vers le sud et s'arrêta à Bahrân. Il y resta deux
mois et s'en retourna à Médine sans subir aucun mal.
1 Hijra, nom d'action du verbe hajara qui veut dire s'éloigner, quitter un endroit ou abandonner
une personne, volontairement ou non. C'est la racine qui, aujourd'hui, correspond à la notion
d'émigration. L'Hégire du Prophète eut lieu le 15 juillet 622. L'ère musulmane, à base lunaire,
commence à cette date.
2 Abû Umâma était un notable médinois qui avait discrètement rencontré le Prophète en 620 à
Mina, à deux lieues de La Mecque, et s'y était converti à l'islam.
3 Les Hypocrites, hommes et femmes (munâfiqûn et munâfiqât) une trentaine de fois stigmatisés
dans le Coran, désignent les personnes qui se sont converties à l'islam en apparence seulement et
par intérêt.
4 Les chrétiens de l'époque du Prophète étaient très divisés. À côté des orthodoxes, tenants de la
foi apostolique définie dans les conciles œcuméniques, il y avait une multitude d'hérésies. Najrân,
ville florissante du Yémen, était le siège d'un évêché et comptait une importante communauté
chrétienne. Les Melkites de Najrân suivaient apparemment la foi orthodoxe du Basileus (malik,
roi) de Constantinople.
5 Badr, localité au sud-ouest de Médine, à une nuit de marche de la côte, lieu de passage régulier
des caravanes entre La Mecque et la Syrie.
6 À la mort du Prophète, un bon nombre de tribus arabes se sont senties dégagées de leur
engagement envers le prophète de l'islam. Elles sont retournées (irtadda) à leur ancienne religion.
Le premier calife, Abû Bakr, les ramena de force à l'islam (radda). Le substantif verbal ridda
désigne couramment plutôt la guerre menée par Abû Bakr. Mais le sens d'abandon de l'islam n'est
pas à exclure.
7 Badr, le nom de cette localité où fut gagnée la première grande bataille de l'islam, désigne en
arabe la pleine lune, qui est pour les Arabes un modèle de beauté éclatante. Ils disent : « Beau ou
belle comme la pleine lune » et donnent ce prénom à leurs enfants : Badr, Badr-ad-Dine.
8 Les termes arabes, ghazw, ghazwa, pluriel : maghâzi sont les noms d'action de la racine
GHAZAWA qui désigne une attaque rapide et violente contre une tribu ou une caravane pour leur
prendre leurs biens. On a transcrit ce coup de main en français par razzia ou rezzou, quelque peu
péjoratifs. Dans le cas précis du Prophète, les ghazwa, maghâzi ont d'autres motivations : elles
constituent un aspect du jihâd, ce qui explique le mérite que les musulmans y attachent et le
décompte qu'ils en font.
CHAPITRE V

Le jihâd contre les juifs de Médine


et de Khaybar
Dieu a fait descendre de leurs forteresses

ceux des gens du Livre ralliés aux factions.

Il a jeté l'effroi dans leurs cœurs.

Vous avez alors tué une partie d'entre eux

et vous avez réduit les autres en captivité.

Il vous a donné en héritage

leur pays, leurs habitations, leurs biens

et une terre que vos pieds n'ont jamais foulée. (Coran, 33, 26-27.)

HISTOIRE DES JUIFS DES BANÛ QAYNUQÂ' (SÎRA, II, 47-50)

Entre les expéditions musulmanes eut lieu l'affaire des Banû Qaynuqâ'.
Le Prophète les réunit dans leur marché et leur dit :
– Vous les juifs, craignez que Dieu ne vous fasse subir le même sort
que celui des Quraych. Convertissez-vous : vous savez maintenant que je
suis un prophète envoyé de Dieu. Cela est écrit dans votre Livre.
– Tu penses que nous sommes comme les Quraych ! Détrompe-toi. Tu
as eu en face de toi des gens qui ne savaient pas faire la guerre et tu as
remporté sur eux une victoire facile. Si un jour nous avons à te livrer une
guerre, tu verras qui sont les vrais hommes.
Les Banû Qaynuqâ' avaient été les premiers juifs à rompre l'accord
conclu entre eux et Muhammad. Cela s'est passé de la façon suivante :
une femme arabe avait apporté ses produits au marché des Banû
Qaynuqâ'. Elle les vendit et s'attarda devant la boutique d'un bijoutier.
Les hommes la poussèrent à se dévoiler le visage, mais elle refusa. Le
bijoutier prit alors les pans de sa robe et les noua dans son dos.
Lorsqu'elle se leva, les hommes virent sa nudité et se moquèrent d'elle.
Elle poussa un cri de détresse et un musulman bondit sur le bijoutier juif
et le tua. Les juifs s'ameutèrent contre le musulman et le tuèrent. La
famille de ce dernier appela à grands cris les musulmans contre les juifs.
Les musulmans en devinrent furieux et c'est ainsi que les hostilités
commencèrent entre les musulmans et les Banû Qaynuqâ'.
Le Prophète les assiégea durant quinze nuits, jusqu'à leur reddition.
Leur chef, Abdallah ibn Ubayy, se présenta au Prophète et lui demanda :
« Muhammad, épargne mes hommes. » Mais le Prophète tarda à donner
une réponse. « Épargne mes hommes, demanda-t-il à nouveau. » À
nouveau, le Prophète se détourna de lui. Abdallah saisit alors le Prophète
par la poche de sa cuirasse :
– Lâche-moi, malheureux, lâche-moi, cria le Prophète en colère.
– Non, je ne te lâcherai pas jusqu'à ce que tu me promettes de bien
traiter mes hommes, trois cents hommes en cuirasse et quatre cents sans
cuirasse. Ils m'ont toujours défendu contre les ennemis de toute couleur,
qu'ils fussent noirs ou blancs. Et toi, tu les faucherais en une matinée !
J'ai l'habitude, assurément, de craindre les retournements de situation.
– Ils sont à toi, concéda le Prophète.

EXPÉDITION DE ZAYD IBN HÂRITHA À L'OASIS DE


QARADA (SÎRA, II, 50-51)

Les Quraych, craignant, après le désastre de Badr, de reprendre leur


chemin habituel vers la Syrie, quelques-uns de leurs marchands, dont
Abû Sufyân, décidèrent de mener leur caravane, chargée de beaucoup
d'objets en argent, sur la route de l'Irak et engagèrent à cet effet un guide
des Banû Bakr. Le Prophète envoya contre eux Zayd ibn Hâritha (son fils
adoptif), qui les intercepta sur un point d'eau dans le Najd appelé Qarada.
Zayd mit la main sur les bêtes et sur leur chargement, mais les hommes
réussirent à lui échapper. Il rapporta son butin au Prophète.
L'EXÉCUTION DE KA'B IBN AL-ACHRAF (SÎRA, II, 51-58)

Après la bataille de Badr, les habitants de Médine apprirent le nom des


Quraychites qui y avaient péri. Ému par cette hécatombe, le poète juif
Ka'b ibn al-Achraf, dont la mère appartenait aux Banû Nadîr, clama son
indignation : « Ce n'est pas juste ! Est-il possible que Muhammad ait tué
tous ces hommes ! Ce sont les chefs des Quraych, les rois du monde ! Si
cela est vrai, je le jure, être sous terre vaudra mieux que vivre dans la
honte. »
S'étant fait confirmer l'information, l'ennemi de Dieu partit de Médine
pour La Mecque et s'y mit à exhorter les gens contre Muhammad et à
composer des poèmes panégyriques pour se lamenter sur le sort des
hommes jetés dans la fosse commune à Badr. Il revint ensuite à Médine
et composa des poèmes d'amour compromettants pour les femmes
musulmanes. Le Prophète dit alors à ses compagnons :
– Qui me débarrassera d'Ibn al-Achraf ?
– Je m'en charge pour toi, Envoyé de Dieu, je le tuerai, lui répondit
Muhammad ibn Maslama.
– Fais-le, si tu peux.
Ibn Maslama rentra chez lui. Pendant trois jours, il ne put manger ni
boire. Il prenait juste le nécessaire pour ne pas mourir. On rapporta la
chose au Prophète, qui convoqua Ibn Maslama :
– Pourquoi, lui demanda-t-il, as-tu cessé de manger et de boire
normalement ?
– Envoyé de Dieu, répondit-il, je t'ai fait une promesse et je ne sais si
je pourrai la tenir.
– Pour accomplir ta promesse, il te suffit de tenter la chose.
Ibn Maslama et quelques-uns de ses amis se jurèrent de tuer Ka'b. Ils
envoyèrent chez lui son frère de lait, un poète appelé Silkân ibn Salâma.
Silkân alla le trouver. Ils bavardèrent ensemble et se récitèrent des
poèmes un bon moment, puis Silkân lui dit :
– Dis, Ka'b, je suis venu chez toi pour te demander une chose. Garde
cela pour toi.
– Je le ferai.
– L'arrivée de cet homme chez nous a été pour nous un grand fléau.
Tous les Arabes se sont tournés contre nous et leurs flèches nous ont pris
pour unique cible. Ils nous ont coupé les routes : nous ne pouvons plus
trouver de quoi nourrir nos familles et nous avons perdu patience.
– Je suis Ibn al-Achraf. Ne t'ai-je pas souvent décrit ce qui allait
arriver ?
– Je voudrais que tu nous vendes de quoi nourrir nos familles. Nous
gagerons chez toi ce que tu voudras.
– Vous me laisseriez vos enfants en otage.
– Malheureux, tu veux nous plonger dans le déshonneur ? J'ai d'autres
amis qui pensent comme moi. Je vais te les amener. Tu leur vendras bien
de quoi manger. Comme gages, nous laisserons chez toi des armes et des
cuirasses en grand nombre.
– J'accepte de prendre comme gages des armes et des cuirasses.
Silkân revint auprès de ses amis : il leur raconta sa visite et leur
demanda d'aller voir Ka'b avec des armes. Les hommes d'Ibn Maslama se
réunirent d'abord chez le Prophète, qui les accompagna un bout de
chemin et leur indiqua la direction de la maison de Ka'b : « Partez, leur
dit-il, au nom de Dieu. Que Dieu vous aide. » Puis il revint chez lui.
C'était une nuit de pleine lune. Les hommes partirent et, lorsqu'ils
parvinrent à la maison fortifiée de Ka'b, Silkân l'appela à haute voix.
Ka'b, récemment marié, était au lit avec sa femme. Il bondit du lit avec sa
couverture. Sa femme saisit un bout de la couverture et dit à son mari :
– Tu es un homme en guerre et les hommes en guerre ne sortent pas à
cette heure-ci.
– C'est Silkân, mon frère de lait. S'il m'avait trouvé endormi, il ne
m'aurait pas réveillé.
– J'ai senti à sa voix qu'il te voulait du mal.
– Même s'il est provoqué par un coup de lance, l'homme noble se doit
d'y répondre.
Ka'b descendit. Ibn Maslama et ses compagnons devisèrent avec lui un
bon moment de choses et d'autres puis ils lui demandèrent :
– Ne voudrais-tu pas te promener avec nous jusqu'au bout de la ville ?
– Si vous le voulez.
Ils sortirent donc la nuit en promenade. Ils marchèrent quelque temps,
puis Silkân caressa de sa main les cheveux de Ka'b et la sentit : « Je n'ai
jamais connu un parfum aussi bon que le tien cette nuit, s'exclama-t-il. »
Au cours de la promenade, il répéta le même geste et les mêmes paroles à
plusieurs reprises : le poète se promenait tout détendu. Brusquement
Silkân saisit les mèches de Ka'b et dit à ses compagnons : « Frappez
maintenant cet ennemi de Dieu. » Leurs sabres s'abattirent tous ensemble
sur la tête de Ka'b, mais les sabres se heurtèrent sans atteindre leur but.
Ibn Maslama poursuivait : Ka'b poussa des cris si forts que tous les
fortins autour de nous s'éclairèrent. Voyant que nos sabres ne servaient
pas à grand-chose, je me souvins que j'avais à la taille un poignard effilé.
Je le lui plongeai dans le ventre et l'y enfonçai de tout mon poids : le
stylet ressortit de son bas-ventre et l'ennemi de Dieu s'écroula.
L'un de nos sabres avait blessé à la tête l'un de nos compagnons : son
sang coulait. Nous l'attendîmes un moment et, las d'attendre, nous nous
sauvâmes. Il nous rejoignit quand même en suivant nos pas. Nous le
portâmes et le ramenâmes chez le Prophète, vers la fin de la nuit. Il était
en train de prier et il sortit à notre arrivée. Nous lui annonçâmes la mort
de l'ennemi de Dieu. Le Prophète cracha sur la plaie de notre compagnon,
qui put repartir tout seul chez lui. Et nous revînmes dans nos foyers. Le
lendemain, en apprenant la mort de Ka'b ibn al-Achraf, les juifs furent
pris de peur et chacun se mit à craindre pour sa vie.

EXÉCUTION DES BANÛ QURAYDHA (SÎRA, II, 58-60)

Le Prophète recommanda à ses compagnons : « Tout juif qui vous


tombe sous la main, tuez-le. » Ainsi, lorsque le Prophète l'emporta sur les
juifs des Banû Quraydha, il prit près de quatre cents prisonniers et donna
l'ordre de leur trancher la gorge. Les Khazraj se livrèrent à cette tâche
avec plaisir. La joie se lisait sur leur visage, alors que les Aws gardaient
le visage fermé. C'est que les juifs s'étaient alliés avec les Aws contre les
Khazraj. Le Prophète, s'étant souvenu de ce pacte, livra les derniers juifs
aux Aws. Mais il n'en restait que douze. Il donna à tuer un juif pour deux
hommes des Aws et leur dit : « L'un frappera et le second achèvera. »
Parmi ces juifs, il restait Ka'b ibn Yahûdha. C'était l'un des chefs des
Banû Quraydha. Le Prophète le livra à Muhayyiça ibn Mas'ûd et à Abû
Burda : « Que Muhayyiça le frappe et qu'Abû Burda l'achève, leur
ordonna-t-il. » Muhayyiça lui donna un coup de sabre qui n'eut pas grand
effet et Abû Burda l'acheva. Par la suite, Huwayyiça, qui n'était pas
musulman, demanda à son frère :
– C'est toi qui as tué Ka'b ibn Yahûdha ?
– Oui, c'est moi.
– Tu vas donc t'engraisser de la fortune de cet homme ! Tu n'es qu'un
vil individu !
– J'ai reçu l'ordre de le tuer de quelqu'un à qui j'obéirais même s'il
m'ordonnait de te tuer toi-même.
Huwayyiça fut étonné de la réplique de son frère et s'en alla, choqué.
On raconte qu'il se réveillait la nuit en sursaut, obsédé qu'il était par la
réponse de son frère. Il se réveilla un matin et dit : « Ça, c'est une
religion ! » Il alla trouver le Prophète et se convertit à l'islam.

EXPÉDITION D'UHUD (MARS 625) (SÎRA, II, 60-168)

Après la défaite des Quraych à Badr, quelques notables de La Mecque


parmi ceux qui avaient perdu à Badr leur père, leurs fils ou leurs frères
allèrent chez Abû Sufyân et lui dirent : « Muhammad nous a déclaré la
guerre et a tué les meilleurs parmi nous. Nous venons réclamer ton aide
pour le combattre et, nous l'espérons, venger nos morts. » C'est ainsi que
les Quraych décidèrent de mobiliser leurs alliés et de lancer une attaque
d'envergure contre le Prophète.
Abû Sufyân, leur chef, sortit à la tête des Quraych au complet, des
étrangers qui vivaient à La Mecque et des tribus arabes alliées, comme
les Kinâna et les Arabes de Tihâma. Ils emmenèrent même avec eux leurs
femmes à dos de chameau, décidés à se battre jusqu'au bout pour
défendre leur honneur. L'armée d'Abû Sufyân parvint tout près de Médine
et établit son camp sur le versant de la vallée, face à la ville.

Le Prophète consulte ses compagnons sur la stratégie à adopter Sîra, II,


63-64)
Ayant appris cette nouvelle, le Prophète eut un songe, qu'il raconta à
ses compagnons : « J'ai vu égorger des bœufs qui m'appartenaient et j'ai
vu une brèche dans le tranchant de mon sabre. Ce songe, je l'interprète
ainsi : les bœufs qu'on égorge sont des hommes parmi mes compagnons
qui sont tués ; la brèche dans mon sabre, c'est un homme de ma famille
qui est tué. Si vous pensez qu'il vaut mieux rester à Médine et laisser les
Quraych là où ils sont, de deux choses l'une : ou ils demeurent sur place
et leur situation est très mauvaise ou ils nous attaquent dans notre ville et
nous nous y défendrons. »
Abdallah ibn Ubayy était de l'avis du Prophète et préférait ne pas
prendre l'initiative de l'attaque. D'autres musulmans, qui n'avaient pas
pris part à la bataille de Badr, lui dirent : « Envoyé de Dieu, attaquons
nos ennemis ; il ne faut pas qu'ils pensent que nous avons peur d'eux ou
que nous sommes des lâches. » Ibn Ubayy répliqua : « Envoyé de Dieu,
restons à Médine, ne les attaquons pas. Jamais, en effet, nous n'avons
attaqué un ennemi sans être battus ; au contraire, toutes les fois que nous
sommes restés sur la défensive, nous l'avons emporté sur l'assaillant.
Envoyé de Dieu, laisse-les là où ils sont. S'ils y restent, ils seront
enfermés dans le pire des pièges ; s'ils nous attaquent, nos hommes les
combattront face à face, nos femmes et nos enfants leur lanceront des
pierres du haut des terrasses. Enfin, s'ils lèvent le camp pour revenir chez
eux, ils reviendront déçus, comme ils étaient venus. » Ceux qui étaient
partisans de l'attaque insistèrent tellement auprès du Prophète qu'il rentra
chez lui, endossa sa cuirasse et alla vers ses compagnons.
– Envoyé de Dieu, lui dirent-ils, nous avions l'air de te forcer la main.
Mais ce n'était pas notre intention. Si tu le veux, reste ici, avec la
bénédiction de Dieu.
– Il ne sied pas à un prophète, une fois vêtu de sa cuirasse, de la
déposer avant de s'être battu.

Le Prophète sort à l'attaque des Quraych Sîra, II, 65-66)

Le Prophète sortit de Médine à la tête de mille hommes. À mi-chemin


entre Médine et Uhud, Ibn Ubayy se rebella et dit à sa troupe :
« Muhammad ne m'a pas écouté ! Je ne vois pas pourquoi nous irions
nous faire tuer. » Et il rebroussa chemin avec ses hommes, des hommes
de doute et de mensonge, à peu près le tiers de l'armée du Prophète.
Abdallah ibn Harâm les suivit en leur criant :
– Au nom de Dieu, je vous en conjure, ne lâchez pas votre peuple et
votre Prophète en face de l'ennemi.
– Si nous étions sûrs que vous alliez livrer bataille, nous ne vous
aurions pas quittés. Mais nous pensons qu'il n'y aura pas de combat.
– Que Dieu vous emporte très loin, ennemis de Dieu, leur lança-t-il,
après avoir perdu l'espoir de les ramener. Avec l'aide de Dieu, le Prophète
n'aura pas besoin de vous.
– Envoyé de Dieu, lui proposèrent les Ançâr, nous pourrions faire
appel à nos alliés juifs.
– Non, répondit-il, nous n'avons pas besoin d'eux.
Puis le Prophète demanda à ses compagnons :
– Qui saurait nous conduire tout près de l'ennemi, sans qu'il nous
voie ?
– Je m'en charge, lui dit Abû Khaythama.
Ce dernier fit passer l'armée du Prophète par les terres des Banû
Hâritha, au milieu de leurs cultures. Les musulmans entrèrent ainsi dans
la propriété de Mirba' ibn Qaydhi ; c'était un homme aveugle, très peu
digne de foi. Lorsqu'il entendit la voix du Prophète et celle de ses
compagnons, il se leva et se mit à leur jeter de la terre au visage. « Même
si tu es envoyé par Dieu, disait-il, je ne te permets pas d'entrer dans mon
enclos. » Il prit encore une poignée de terre et dit au Prophète : « Si j'étais
certain de ne toucher que toi, Muhammad, je t'aurais lancé cette poignée
à la figure. » Les compagnons du Prophète se jetèrent sur lui pour le tuer.
« Non, non, ne le tuez pas, leur cria le Prophète. Cet homme est à la fois
aveugle de corps et de cœur. » Cependant, Sa'd ibn Zayd avait eu le
temps, avant l'interdiction du Prophète, de le frapper à la tête avec son arc
et de le blesser.
Le Prophète parvint ainsi à proximité d'Uhud et y établit son camp. Il
interdit à ses hommes de livrer bataille avant d'en avoir reçu l'ordre. Les
Quraych avaient laissé paître leurs chameaux et leurs chevaux dans les
plantations des musulmans. L'un des Ançâr, mécontent, dit au Prophète :
« Nos champs sont ainsi saccagés et tu nous interdis de nous battre ! »
Puis le Prophète mit son armée, près de sept cents hommes, en position
de combat. Il plaça Abdallah ibn Jubayr à la tête des archers, qui
comptaient une cinquantaine d'hommes. Le Prophète avait renvoyé à
Médine tous les jeunes gens de quinze ans, qui étaient sortis pour
combattre avec lui. Il n'en autorisa que deux à participer au combat, parce
qu'ils étaient archers. Il donna comme ordre au chef des archers :
« Repousse les cavaliers avec les flèches et ne les laisse pas nous attaquer
de dos. Quelle que soit la tournure de la bataille, ne bouge pas de ta
position. » Il confia l'étendard à Muç'ib ibn 'Umayr. Le mot de ralliement
des musulmans à la bataille d'Uhud était : tue, tue.
De leur côté, les Quraych, qui étaient trois mille, se mirent en rang de
bataille. La cavalerie, qui comptait deux cents chevaux, fut placée sur les
deux ailes : à droite, Khâlid ibn al-Walîd (avec sa cavalerie, futur héros
de la conquête arabe) et à gauche, 'Ikrima fils d'Abû Jahl. Abû Sufyân,
qui dirigeait la bataille, dit aux Banû 'Abd ad-Dâr, qui portaient
l'étendard, pour les stimuler au combat :
– Vous avez porté notre étendard à la bataille de Badr et vous avez vu
l'étendue de notre désastre. Maintenant, faites honneur à l'étendard ou
bien laissez-nous cet honneur.
– Nous, te laisser notre étendard ! répliquèrent-ils tout excités. Tu
verras demain comment nous combattrons.

Histoire d'Abû Dujâna Sîra, II, 66-69)

Le Prophète dit à ses compagnons : « Qui parmi vous m'achèterait mon


sabre ? » Des hommes se levèrent pour le faire, mais il le leur refusa.
Abû Dujâna se leva enfin et demanda :
– Quel est son prix ?
– Son prix, c'est que tu abattes autant d'ennemis qu'il le faut pour que
le sabre soit tordu.
– Je l'achète à ce prix, Envoyé de Dieu.
– Prends-le.
Abû Dujâna était un homme courageux, fier de se battre. Il avait dans
sa poche un bandeau rouge et, lorsqu'il le mettait autour de la tête, les
gens savaient qu'il allait au combat. Ainsi, ayant reçu le sabre du
Prophète, il sortit son bandeau, le serra autour de la tête et se mit à se
pavaner entre les deux armées rangées face à face. Le Prophète le vit et
lui cria : « C'est une démarche que Dieu n'aime pas, sauf dans une
situation telle que la nôtre. »

Histoire d'Abû 'Âmir l'impie Sîra, II, 67)

Abû 'Âmir, des Banû Dubay'a, par opposition au Prophète, avait quitté
Médine pour La Mecque à la tête d'une cinquantaine de jeunes gens de la
tribu des Aws. Il promettait aux Quraych qu'à la première rencontre avec
sa tribu tout le monde se joindrait à lui. À la bataille d'Uhud, pendant la
mêlée, Abû 'Âmir, avec les mercenaires abyssins et les esclaves de La
Mecque, alla à la rencontre des Aws, les gens de sa tribu :
– Je suis Abû 'Âmir, leur dit-il.
– Puisse Dieu plonger dans l'affliction tout regard qui se porte sur toi,
homme impie.
– Tiens ! En mon absence, ma tribu a dû subir un malheur, se dit-il en
écoutant leur réaction.
Et il livra à sa tribu un combat acharné. Avant l'islam, Abû 'Âmir était
surnommé Le Moine. Le Prophète lui donna le surnom d'Impie.

Les femmes exhortent les Quraych au combat Sîra, II, 67-68)

Au cours de la mêlée, Hind bint 'Utba, épouse d'Abû Sufyân, se leva


parmi les femmes qui étaient venues de La Mecque avec elle : elles se
mirent à jouer du tambourin derrière leurs hommes et à les exhorter au
combat. Hind chantait :
Allez, les Banû 'Abd ad-Dâr,
Allez, les gardiens de notre honneur,
Frappez fort de tout objet tranchant.
Hind chanta aussi :
Avancez et nous vous embrasserons
Et nous vous étendrons les tapis.
Si vous reculez, nous vous délaisserons,
Sans amour ni retour.

Complément de l'histoire d'Abû Dujâna Sîra, II, 68-69)

Zubayr ibn al-'Awwâm racontait : lorsque le Prophète me refusa son


sabre et l'accorda à Abû Dujâna, j'en fus très affecté. Je suis, me disais-je,
le fils de Çafiyya, sa tante, et j'appartiens, comme lui, au clan des
Quraych. Je m'étais levé pourtant et lui avais demandé le sabre avant cet
homme. Il le lui a donné et m'a rejeté ! Dépité, je me jurai de suivre Abû
Dujâna pour voir ce qu'il allait en faire. Il sortit de sa poche un bandeau
rouge et le serra autour de sa tête. Les Ançâr dirent : « Abû Dujâna hisse
sur sa tête le bandeau de la mort. » L'homme se précipita en criant : « Je
frappe avec le sabre de Dieu et du Prophète. » Tous ceux qui se
trouvaient sur son chemin étaient occis. Parmi les païens, il y avait un
homme qui ne nous laissait aucun blessé à achever et à dépouiller. Peu à
peu, cet homme s'approcha d'Abû Dujâna. Je priai Dieu de faire
rencontrer les deux hommes et ils se rencontrèrent. Ils échangèrent deux
coups. L'idolâtre frappa le premier Abû Dujâna. Ce dernier para le coup
avec son bouclier tout de cuir et le sabre y resta coincé. Abû Dujâna lui
porta alors un coup mortel. Abû Dujâna racontait : j'ai vu ensuite un
homme qui déchirait férocement les combattants avec ses ongles. J'ai
tenu bon face à lui et, lorsque je me suis jeté sur lui avec mon sabre, il a
poussé des cris de femme. C'était en effet une femme. J'ai arrêté mon
élan : je ne voulais pas déshonorer l'épée du Prophète avec le sang d'une
femme.

La mort de Hamza Sîra, II, 69-73)

Hamza, oncle du Prophète, abattait les hommes avec son sabre.


Personne ne lui résistait. Jubayr ibn Mut'im, des Quraych, avait emmené
avec lui au combat l'un de ses esclaves, un Éthiopien qui s'appelait
Wahchi. Il savait lancer le javelot à la manière des Éthiopiens et ne ratait
jamais sa cible. Jubayr lui avait promis la liberté s'il arrivait à tuer Hamza
et à venger ainsi son oncle Tu'ayma, tué à la bataille de Badr. Wahchi
racontait : tandis que les ennemis s'affrontaient, je suis allé observer
Hamza et le guetter. Je l'ai vu traverser les rangs, abattant les hommes à
coups de sabre. Personne ne lui résistait. Je cherchai à me cacher derrière
un arbre ou un rocher pour l'ajuster de plus près. Mais Sibâ' me devança
et, l'ayant vu non loin de lui, Hamza lui cria : « Approche, fils de
l'exciseuse. » (Sa mère excisait les jeunes filles à La Mecque.) Et d'un
coup de sabre, il lui ôta si rapidement la tête qu'elle semblait être tombée
toute seule. Wahchi poursuivait : j'ai fait alors vibrer mon javelot et, une
fois bien ajusté, je l'ai lancé sur Hamza. Il lui traversa le bas-ventre et
ressortit entre ses cuisses. Il fit un effort pour se porter vers moi, mais il
s'écroula. Je l'ai laissé mourir, le javelot planté dans son ventre. Puis je
me suis approché, j'ai récupéré mon arme et suis reparti au campement.
J'y suis resté à ne rien faire : je n'étais allé à Uhud que pour tuer Hamza et
être affranchi, sans rechercher rien d'autre. Revenu à La Mecque, Jubayr
m'a affranchi.
Wahchi poursuivait : je suis resté à La Mecque jusqu'à ce que
Muhammad l'ait conquise. Je m'enfuis alors à Tâ'if. Mais, lorsque, plus
tard, la délégation de Tâ'if partit auprès de Muhammad pour déclarer sa
conversion à l'islam, je ne savais plus où aller : en Syrie, au Yémen, ou
ailleurs ? Dans cet embarras, quelqu'un me dit : « Malheureux,
Muhammad ne tue aucun homme qui embrasse sa religion et déclare sa
foi en l'islam (chahâda). » Je suis donc allé à Médine. Je me suis tenu
derrière Muhammad. Il fut surpris de me voir debout, au-dessus de sa
tête, en train de réciter ma déclaration de foi en l'islam :
– Tu es bien Wahchi ? me demanda-t-il.
– Oui, Envoyé de Dieu.
– Raconte-moi comment tu as tué Hamza.
Je le lui racontai. Quand j'eus terminé mon récit, il me dit :
« Malheureux, disparais de ma vue. Que je ne te revoie plus ! » Jusqu'à sa
mort, j'évitai donc partout l'Envoyé de Dieu.
Lorsque Hamza fut tué, Abû Sufyân s'approcha de lui et enfonça sa
lance dans sa bouche en disant : « Goûte-moi ça, fils indigne ! » Hulays
ibn Zibbân, le chef des esclaves éthiopiens à La Mecque, vit la scène et
en fut choqué. « Vous, les Kinâna, regardez comment le seigneur des
Quraych se comporte avec le corps de son cousin. » Abû Sufyân lui
répondit : « Malheureux, garde cela pour toi. C'est une faute, mais je n'ai
pu me retenir. » De même, Hind bint 'Utba et les femmes qui
l'accompagnaient se jetèrent sur les cadavres des compagnons du
Prophète morts sur le champ de bataille pour leur faire subir des
châtiments exemplaires : elles leur coupèrent les oreilles et le nez. Hind
bint 'Utba se fit même des colliers et des anneaux de chevilles avec les
oreilles et les nez des morts. Elle fit cadeau de son propre collier, de ses
boucles d'oreille et de son anneau de cheville à Wahchi, pour avoir tué
Hamza. Elle alla même jusqu'à éventrer Hamza, à prendre une tranche de
son foie et à la manger. Elle la mâcha, mais elle ne put l'avaler et la
cracha. Puis elle monta sur un rocher élevé et cria du plus haut de sa
voix : « J'ai assouvi ma haine et accompli mon vœu. » Hind bint Uthâtha
lui répliqua en vers :
Tu as subi le déshonneur à Badr et après Badr…
Ton vœu de faire le mal est le pire des vœux.

La mort de Muç'ib ibn 'Umayr et coup d'éclat d'Ali Sîra, II, 73-77)

Muç'ib ibn 'Umayr combattit dans la garde rapprochée du Prophète


jusqu'à son dernier souffle. Il fut tué par Ibn Qamtha, qui croyait avoir
tué le Prophète lui-même et qui revint annoncer aux Quraych : « J'ai tué
Muhammad. » Voyant le combat s'intensifier, le Prophète s'assit sous la
bannière des Ançâr et envoya dire à Ali de mettre en avant la bannière
des Émigrés. Abû Sa'd, porte-drapeau des païens, sortit des rangs et cria :
« Qui ose venir m'affronter en duel ? » Personne ne lui répondit. Il ajouta
en ricanant : « Amis de Muhammad, vous avez prétendu que vos morts
sont au Paradis et que les nôtres sont en Enfer. Mensonge que tout cela, je
le jure par al-Lât ! Si vous étiez sûrs de ce que vous affirmiez, quelqu'un
parmi vous aurait relevé mon défi. » Ali sortit alors à sa rencontre. Sous
les regards des deux armées, ils échangèrent quelques coups. Ali lui
assena enfin un coup fatal et l'homme s'écroula. Ses amis demandèrent à
Ali, revenu dans leurs rangs, pourquoi il n'avait pas achevé Abû Sa'd. « Il
était à terre, répondit Ali, ses parties honteuses découvertes. J'ai eu pitié
de lui, sachant que Dieu lui-même l'avait tué. »
La défaite des musulmans Sîra, II, 77-81)

Les Quraych ne cessaient de harceler les musulmans à coups de sabre.


Ils les délogèrent de leur campement, les poursuivirent et ce fut la défaite.
Dans leur fuite, quelqu'un cria : « Muhammad a été tué ! » Les
musulmans se retournèrent : l'ennemi les poursuivit et fit parmi eux
beaucoup de victimes. Ce fut un jour d'épreuve et de malheur, où Dieu fit
à un grand nombre de musulmans l'honneur du martyre. Les Quraych
parvinrent enfin à atteindre le Prophète. Ils lui lancèrent des pierres en si
grand nombre qu'il tomba sur le côté. Son casque de mailles fut défoncé
et les anneaux lui blessèrent la lèvre, lui cassèrent deux dents et lui firent
une large entaille sur la joue. Le sang coulait sur son visage. Il s'essuyait
en disant : « Comment pourront-ils réussir, ces gens qui ensanglantent la
figure de leur prophète, lui qui les appelle à adorer Dieu ! » Penché sur
lui, Mâlik ibn Sinân suçait le sang sur le visage du Prophète et l'avalait.
Le voyant faire, l'Envoyé de Dieu dit : « Celui dont le sang s'est mélangé
au mien ne connaîtra pas le feu de l'Enfer. »

Les compagnons du Prophète se sacrifient pour le défendre Sîra, II, 81-


82)

Lorsque le Prophète fut assailli de toute part, il demanda à ses


compagnons qui, parmi eux, était disposé à donner sa vie pour lui. Ziyâd
ibn as-Sakan se leva avec cinq hommes des Ançâr. Ils combattirent l'un
après l'autre devant le Prophète et moururent devant lui. Le dernier parmi
eux était Ziyâd. Il combattit jusqu'au bout, malgré ses nombreuses
blessures, et ne pouvait plus bouger. D'autres musulmans se levèrent et
repoussèrent les assaillants pour dégager Ziyâd. Le Prophète leur dit :
« Approchez-le de moi. » Ils l'approchèrent. Le Prophète tendit le pied et
le glissa sous la tête de Ziyâd : il mourut ainsi, la joue posée sur la jambe
du Prophète.
Umm 'Umâra avait pris part à la bataille d'Uhud. Elle racontait : je suis
sortie le matin pour voir ce que faisaient nos combattants. Je portais une
gourde d'eau et je suis parvenue à l'endroit où le Prophète était entouré de
ses compagnons : le vent de la victoire était alors du côté des musulmans.
Mais, lorsque le vent a tourné et que les musulmans ont pris la fuite, je
me suis mise devant le Prophète. Ibn Qam'a est alors survenu en criant :
« Dites-moi où est Muhammad. Que je meure s'il reste en vie. » Moi-
même, avec Muç'ib ibn 'Umayr et quelques autres, je restai auprès du
Prophète et arrêtai l'élan d'Ibn Qam'a. C'est à ce moment qu'Ibn Qam'a,
Dieu l'humilie, d'un coup de sabre violent, me blessa à l'épaule. Je lui
avais bien donné plusieurs coups, mais cet ennemi de Dieu portait une
double cuirasse.
Abû Dujâna, lui, se courba sur le Prophète et fit de son corps un
bouclier pour le protéger. Les flèches lui criblaient le dos. Devant le
Prophète, Sa'd ibn Abû Waqqâç tirait des flèches pour repousser les
assaillants. Le Prophète les lui passait en disant : « Tire, tire ! » Il lui
passait même des flèches sans dard en lui disant : « Tire, tire toujours. »
Qatâda ibn an-Nu'mân, qui combattait aux côtés du Prophète, reçut une
flèche dans l'œil. L'œil fut arraché de son orbite et tomba sur sa joue. Le
Prophète, de sa main, le lui remit en place. L'œil touché retrouva plus de
beauté et plus d'acuité que l'autre.

La rumeur de la mort du Prophète Sîra, II, 83-86)

Anas ibn an-Nadr passa devant un groupe d'Émigrés et d'Ançâr qui


étaient assis, sans bouger.
– Pourquoi êtes-vous assis à ne rien faire ?
– Le Prophète est mort.
– Que ferez-vous de votre vie après lui ? Levez-vous donc et mourez
comme il est mort, pour la même foi.
Puis Anas alla à la rencontre des Quraych : il se battit jusqu'au dernier
souffle. Son corps avait reçu soixante-dix coups. Seule sa sœur avait pu
le reconnaître.
Le premier qui ait reconnu le Prophète après la débâcle et la rumeur de
sa mort fut Ka'b ibn Mâlik. Il racontait : j'ai vu ses yeux briller sous son
casque de maille et j'ai crié : « À la bonne heure ! Musulmans, voici
l'Envoyé de Dieu ! » Il me fit signe de me taire. Les musulmans
accoururent, soulevèrent le Prophète et le menèrent vers le flanc d'une
colline. Ali lui apporta de l'eau dans son bouclier de cuir. Le Prophète,
trouvant à l'eau une mauvaise odeur, refusa d'en boire. Pour enlever le
sang qui était sur son visage, le Prophète se versa l'eau sur la tête en
disant : « La colère de Dieu gronde contre ceux qui ont ensanglanté le
visage de son prophète. »

La mort d'Ubayy ibn Khalaf Sîra, II, 84-85)

Une fois le Prophète assis à l'écart, Ubayy ibn Khalaf courut vers lui
en criant : « Ou je mourrai, Muhammad, ou tu mourras ! » Ses
compagnons demandèrent au Prophète :
– Veux-tu que l'un d'entre nous l'arrête ?
– Non, laissez-le faire.
Lorsqu'Ubayy s'approcha, le Prophète prit la lance d'al-Hârith ibn aç-
Çumma et la secoua avec une telle violence que nous nous dispersâmes
autour de lui, comme des mouches s'envolent du dos d'un chameau qui
s'ébroue. Il accueillit Ubayy en la lui plongeant dans le cou. L'homme
tomba de son cheval et roula par terre. Quelques années plus tôt,
lorsqu'Ubayy ibn Khalaf, à La Mecque, rencontrait le Prophète, il avait
l'habitude de lui dire :
– Tu sais, Muhammad, j'ai un cheval auquel je donne à manger tous les
jours une bonne mesure de maïs. Je te tuerai sur ce cheval.
– Ce sera plutôt moi qui te tuerai, si Dieu le veut, répondait le
Prophète.
Revenu auprès des Quraych, Ubayy, dont le cou enflait à la suite de sa
blessure, leur dit :
– Muhammad m'a tué.
– Mais non, tu perds la tête, tu n'as rien.
– Il m'avait dit à La Mecque qu'il me tuerait. C'est sûr, il m'aurait tué,
même s'il n'avait fait que cracher sur moi.
Cet ennemi de Dieu est mort à Sarif, tout près de La Mecque, lorsque
les Quraych rentraient chez eux.
À la bataille d'Uhud, bon nombre des compagnons du Prophète furent
tués, même parmi les hommes âgés, qui n'étaient pas tenus au combat
mais qui cherchaient le martyre auprès des non-musulmans et des juifs.
Khâlid ibn al-Walîd monte au-dessus du refuge du Prophète Sîra, II, 86-
93)

Tandis que le Prophète se reposait avec ses compagnons au flanc de la


colline, un groupe des Quraych à cheval monta au-dessus d'eux. C'étaient
les cavaliers de Khâlid ibn al-Walîd. Le Prophète dit : « Seigneur ! Il ne
faudrait pas que ces cavaliers restent au-dessus de nous. » 'Umar et
quelques autres Émigrés montèrent à leur poursuite et réussirent à les
faire descendre du haut de la colline.
Ce jour-là, le Prophète voulut se lever pour la prière de midi, mais il ne
put le faire à cause de ses blessures. Il accomplit donc sa prière assis et
les musulmans étaient de même assis derrière lui.

Abû Sufyân ricane après la défaite des musulmans Sîra, II, 93-94)

Abû Sufyân, avant de repartir pour La Mecque, monta sur la colline et


cria du plus fort de sa voix : « Quelle belle action ! La guerre est un flux
et un reflux, un jour pour toi et un jour contre toi. Sois glorifié, Hubal, et
donne la victoire à ta religion. » L'Envoyé de Dieu dit à 'Umar de lui
répondre et 'Umar dit :
– Dieu est plus grand et plus prestigieux. Il ne faut pas faire de
comparaison : nos morts sont au Paradis et les vôtres sont en Enfer.
– Viens près de moi, 'Umar, lui demanda Abû Sufyân, ayant reconnu sa
voix.
Sur le conseil du Prophète, 'Umar s'approcha d'Abû Sufyân.
– Je t'en conjure, 'Umar, avons-nous vraiment tué Muhammad ?
– Non, je le jure. Il est même là, tout près, et il entend ce que tu dis.
– Tu es sincère et plus crédible à mes yeux qu'Ibn Qam'a, qui a raconté
avoir tué Muhammad.
Avant de quitter le champ de bataille, Abû Sufyân cria :
– Rendez-vous à Badr, l'an prochain !
– Oui, le rendez-vous est pris entre nous, lui répliqua un compagnon à
la demande du Prophète.
Le Prophète dit à Ali : « Va sur les pas des Quraych et observe ce qu'ils
font et ce qu'ils ont l'intention de faire. S'ils sont montés à dos de
chameau et qu'ils mènent les chevaux à côté d'eux, c'est qu'ils repartent
vraiment pour La Mecque. Si, au contraire, ils sont à cheval et qu'ils
poussent les chameaux devant eux, c'est qu'ils ont l'intention d'attaquer
Médine à nouveau. S'ils veulent vraiment Médine, je le jure par Celui qui
tient ma vie dans ses mains, je les y combattrai jusqu'au dernier. » Ali
racontait : je sortis et suivis leurs pas ; ils étaient montés sur les
chameaux et menaient les chevaux sur le côté. Je compris qu'ils partaient
définitivement pour La Mecque.

Les musulmans s'occupent de leurs morts Sîra, II, 94-100)

Enfin les gens se préoccupèrent de leurs morts. Le Prophète demanda


si Sa'd ibn ar-Rabî' était parmi les vivants ou parmi les morts. Un homme
des Ançâr sortit le rechercher. Il trouva Sa'd parmi les morts, mais il était
encore conscient.
– Le Prophète demande où tu es, lui dit-il.
– Je suis parmi les morts. Salue le Prophète de ma part et dis-lui :
« Que Dieu te fasse du bien, comme il fait du bien à tous les prophètes
parmi leur peuple. »
Le Prophète sortit à la recherche de Hamza, son oncle. Il le trouva au
fond de la vallée et son corps avait subi des atrocités : il avait été éventré
et son foie mis à découvert. On lui avait même coupé le nez et les
oreilles. Le Prophète dit : « Si je ne craignais d'affliger Çafiyya, sa sœur,
et que mon attitude ne soit prise comme règle, je l'abandonnerais aux
fauves ici même. Et, si Dieu un jour me donne la victoire où que ce soit
sur les Quraych, je ferai subir à trente hommes d'entre eux les mêmes
atrocités. » Les musulmans, voyant la tristesse du Prophète et sa colère
contre de tels agissements, lui dirent : « Si un jour Dieu nous les met
entre les mains, nous leur ferons subir des traitements exemplaires jamais
encore subis. » Le Prophète se dressa devant le corps de Hamza et dit :
« Jamais je ne pourrai souffrir autant que je souffre à présent de t'avoir
perdu ! » Puis il ajouta : « L'ange Gibrîl est venu me dire que Hamza était
inscrit parmi les habitants des sept cieux sous ce nom : Hamza ibn 'Abd
al-Muttalib, le lion de Dieu, le lion de son Envoyé. » Le Prophète et son
oncle Hamza étaient des frères de lait. Par la suite, le Prophète reçut la
révélation qu'il ne fallait pas rendre châtiment pour châtiment. Il
pardonna, s'arma de patience et interdit la loi du talion.
Çafiyya, sœur de Hamza, vint sur le champ de bataille pour s'occuper
du corps de son frère. Le Prophète demanda à son fils Zubayr d'aller à la
rencontre de sa mère et de la faire revenir pour lui éviter de voir ce
qu'avait subi son frère. Il lui dit :
– Mère, le Prophète t'ordonne de revenir.
– Pourquoi ? Je sais déjà que son corps a subi de mauvais traitements,
et tout cela dans la voie de Dieu. Nous acceptons, pour Dieu, tout ce qui
nous est arrivé. Je serai raisonnable et patiente, si Dieu le veut.
Zubayr rapporta au Prophète la réponse de sa mère et le Prophète lui
dit de la laisser faire. Elle vint se tenir près du corps de son frère, le
regarda, pria Dieu et lui demanda pardon pour son frère. Puis le Prophète
fit couvrir Hamza d'un manteau, récita une prière pour lui et dit sept fois
Dieu est le plus grand. On fit porter les autres morts à côté de lui et le
Prophète fit des prières pour eux et, en même temps, pour Hamza, de
sorte que ce dernier bénéficia de soixante-douze prières. Puis il fut mis en
terre et le Prophète rentra à Médine. Sur le chemin du retour, il entendit
un peu partout les sanglots et les lamentations des femmes sur leurs
morts. Il leur dit : « Je témoigne devant Dieu que tous ces blessés morts
pour la cause de Dieu seront ressuscités le jour dernier. » Et il interdit ce
jour-là les lamentations sur les morts.
Cette bataille d'Uhud fut un jour d'épreuve et de malheur. Dieu y
éprouva les vrais croyants et dévoila les Hypocrites qui parlaient
ouvertement de leur foi et cachaient leur paganisme au fond de leur cœur.
Ce fut aussi un jour où Dieu honora par le martyre les hommes de son
choix parmi ses fidèles. La bataille d'Uhud eut lieu le samedi quinze
chawwâl (mars 625).

Le Prophète sort à la poursuite de l'ennemi pour l'intimider Sîra, II, 101-


168)

Le lendemain, le dimanche seize chawwâl, le héraut du Prophète


appela les musulmans à poursuivre l'ennemi. Le Prophète sortit de
Médine et poursuivit l'ennemi dans le but de l'intimider et de lui faire
croire qu'il était encore très fort. Il parvint à Hamrâ'al-Asad, à une dizaine
de milles de Médine, et y établit son camp. Ma'bad al-Khuzâ'i, qui était
encore dans le paganisme, alla à la rencontre du Prophète. Ce dernier
faisait confiance aux Khuzâ'a, qui ne lui cachaient rien, qu'ils fussent
musulmans ou non, et il recueillait leurs confidences. Ma'bad lui dit :
« Nous avons été peinés par ce qui t'est arrivé et nous aurions plutôt
souhaité ta victoire. » Puis Ma'bad repartit. Il trouva Abû Sufyân à
Rawhâ' : il avait décidé, avec ses amis, de rebrousser chemin et de se
retourner contre Muhammad et ses compagnons. « Nous avons déjà
atteint, se disaient-ils, les seigneurs et l'élite parmi ses compagnons.
Retournons-nous maintenant contre ceux qui restent pour les anéantir.
Nous serons tranquilles pour toujours. » Ayant vu Ma'bad, Abû Sufyân
lui demanda :
– Que rapportes-tu comme informations ?
– Muhammad vous poursuit avec un nombre d'hommes que je n'avais
jamais vus. Ils brûlent tous de se battre contre vous. Il a ameuté encore
avec lui ceux qui n'avaient pas participé à la bataille d'Uhud. Et tous sont
soulevés contre vous, avec une fureur terrible.
– Malheureux ! Qu'est-ce que tu racontes ?
– Le mieux, à mon avis, est que tu partes avant que n'apparaissent les
fronts de leurs chevaux.
– Mais nous avions décidé de revenir sur eux pour les éliminer
jusqu'au dernier.
– Surtout, je ne te le conseille pas !
Après la bataille d'Uhud, Abû Sufyân, sur le chemin du retour, avait
exprimé son intention de revenir sur Médine pour exterminer le restant
des amis de Muhammad. Mais Çafwân ibn Umayya lui dit : « Ne le fais
pas. En face, les hommes ont la rage de prendre leur revanche et ils
auront, assurément, une autre façon de combattre. Revenons chez nous. »
Les conseils de Ma'bad eurent ainsi raison d'Abû Sufyân et de ses
hommes, qui s'en retournèrent chez eux. Le Prophète demeura à
Hamrâ'trois jours puis il revint à Médine. Dieu fit descendre sur lui la
révélation au sujet d'Uhud et, de part et d'autre, on composa des poèmes
sur le thème de cette grande bataille.
L'HISTOIRE DE RAJÎ' EN L'AN 3 DE L'HÉGIRE (MAI 625)
(SÎRA, II, 169-183)

Après la bataille d'Uhud, quelques hommes des 'Adal et des Qâra


vinrent trouver le Prophète et lui dirent : « Envoyé de Dieu, il y a dans
notre tribu un désir de nous convertir à l'islam. Envoie avec nous
quelques-uns de tes compagnons qui nous expliquent ta religion et nous
apprennent le Coran. » Le Prophète envoya avec eux six de ses
compagnons, sous la conduite de Marthad. Arrivée à Rajî' (un point d'eau
des Hudhayl dans le Hijâz), la délégation se retourna contre les six
musulmans et fit appel à l'ensemble des Hudhayl. Quelle ne fut pas la
surprise des amis du Prophète, encore à dos de chameau, de se voir
assaillis de toute part par des hommes brandissant leurs sabres. Ils tirèrent
eux aussi leurs sabres pour se défendre, mais des hommes des Hudhayl
leur dirent : « Nous ne voulons pas vous tuer, mais nous cherchons
seulement à vous livrer aux Mecquois contre rançon. Nous en prenons
Dieu à témoin, vous aurez la vie sauve. »
Marthad, Khâlid ibn al-Bukayr et 'Âçim ibn Thâbit refusèrent de croire
au serment des païens et se défendirent jusqu'à la mort. À la mort de
'Âçim, les Hudhayl voulurent prendre sa tête pour la vendre à Sulâfa bint
Sa'd. 'Âçim avait en effet tué à Uhud ses deux fils et elle avait juré, si un
jour elle le pouvait, de boire du vin dans le crâne de 'Âçim. Mais les
frelons empêchèrent les Hudhayl de détacher la tête de 'Âçim. « Nous
attendrons, se dirent-ils, la tombée de la nuit : les frelons partiront et nous
aurons la tête. » Mais Dieu envoya un torrent qui emporta le corps de
'Âçim. Ce dernier avait fait le serment devant Dieu, pour éviter la
souillure, de ne se laisser toucher par aucun païen et de n'en toucher
aucun. Dieu l'en a protégé après sa mort, comme il s'en était défendu de
son vivant.
Quant à Zayd ibn Dathinna, à Khubayb ibn 'Adiyy et à Abdallah ibn
Târiq, ils préférèrent rester en vie et se montrèrent calmes et dociles. Ils
tendirent même leurs mains : on les ligota et on les mena vers La Mecque
pour les vendre. À Zahrân, une vallée proche de La Mecque, Abdallah
réussit à desserrer ses liens et à saisir son sabre. Les hommes
s'éloignèrent de lui et le lapidèrent jusqu'à la mort. Il fut enterré, Dieu ait
son âme, à Zahrân. Les deux autres captifs furent emmenés à La Mecque
et y furent échangés contre deux prisonniers des Hudhayl.
Çafwân ibn Umayya acheta Zayd pour le tuer et venger ainsi la mort
de son père Umayya. Il l'envoya sous la garde d'un esclave aux abords de
La Mecque, à un endroit extérieur au Sanctuaire et où il était donc licite
de tuer. Un groupe des Quraych, parmi lesquels se trouvait Abû Sufyân,
fut réuni. Abû Sufyân dit au condamné :
– Préfères-tu que Muhammad soit maintenant à ta place entre nos
mains, qu'on lui tranche la tête et qu'ainsi toi tu reviennes chez les tiens ?
– Non, je préfère que Muhammad soit là où il est, à l'abri même d'une
simple épine qui le pique, plutôt que de retrouver ma famille.
– Je n'ai jamais vu, dit Abû Sufyân, parmi les hommes un amour pareil
à celui des compagnons de Muhammad pour leur maître.
Zayd, Dieu ait son âme, fut alors exécuté par l'esclave de Çafwân.
De son côté, Hujayr ibn Abû Ihâb acheta Khubayb pour le tuer et
venger ainsi la mort de son père. Il le retint prisonnier dans sa maison
jusqu'à la fin des mois sacrés. Maria, convertie à l'islam et affranchie par
Hujayr, racontait : Khubayb était retenu prisonnier dans ma maison. Le
jour où il devait être exécuté, il me dit : « Envoie-moi un rasoir pour que
je puisse me mettre en état de pureté rituelle avant d'être tué. » Je lui en
fis porter un par l'un de mes jeunes garçons. Soudain, je réalisai ma
bêtise : « Malheureuse ! qu'ai-je fait ? L'homme va se venger sur mon
fils ; ce sera un homme pour un homme. » Le condamné prit le rasoir de
la main du garçon et lui demanda : « Dis donc, petit garçon, ta maman
n'a-t-elle pas eu peur, en t'envoyant chez moi, que je retourne ce rasoir
contre toi ? Va-t-en. »
On emmena Khubayb en dehors du Sanctuaire pour le crucifier.
Parvenu à l'endroit prévu, Khubayb demanda à ses bourreaux la
permission de faire une prière de deux génuflexions. On la lui accorda. Il
fit deux génuflexions parfaitement accomplies et revint devant ses
bourreaux : « Si je n'avais pas craint, leur dit-il, de vous laisser penser
que j'allongeais ma prière par peur de la mort, j'aurais prié bien
davantage. » Ils l'élevèrent sur une poutre de bois et l'y attachèrent. Avant
de mourir, Khubayb dit : « Seigneur Dieu, nous avons témoigné de la
mission de ton Envoyé. Informe-le dès demain du traitement qu'on nous
inflige. » Dieu a fait descendre sa révélation au sujet des gens de Rajî' et
l'on composa sur eux des poèmes panégyriques.
LE RÉCIT DE BI'R MA'ÛNA AU MOIS DE ÇAFAR DE L'AN 4
DE L'HÉGIRE (JUILLET 625) (SÎRA, II, 183-189)

Abû Barâ'(un des chefs des Banû 'Âmir) vint chez le Prophète à
Médine. Celui-ci lui expliqua l'islam et l'invita à s'y convertir. Abû
Barâ'ne répondit pas à cet appel, mais il n'en était pas loin :
– Si tu envoies, dit-il au Prophète, quelques-uns de tes compagnons
aux gens de Najd pour leur expliquer ta religion et les y inviter, j'espère
qu'ils répondront à ton appel.
– Je crains pour mes compagnons les hommes de Najd.
– J'assure moi-même leur protection. Envoie-les afin que nos gens
soient instruits de ta religion.
Le Prophète leur envoya Mundhir ibn 'Amr à la tête de soixante-dix
hommes parmi les meilleurs musulmans. Cela se passait quatre mois
après Uhud (juillet 625). Les musulmans quittèrent Médine et
descendirent autour du puits de Ma'ûna, dans le Najd. Ce point d'eau est
situé entre les territoires des Banû 'Âmir et ceux des Banû Sulaym. Dès
leur arrivée à Ma'ûna, les musulmans firent porter par Harâm une lettre
du Prophète à l'ennemi de Dieu, 'Âmir ibn Tufayl (un autre chef des Banû
'Âmir). Sans même lire le message, il se jeta sur le messager du Prophète
et le tua. Puis il appela les Banû 'Âmir à se mobiliser contre les
compagnons de Muhammad. Ils refusèrent de répondre à son appel : ils
ne voulaient pas s'en prendre à Abû Barâ', qui avait accordé aux
musulmans le droit d'asile. 'Âmir ibn Tufayl fit alors appel à d'autres
tribus des Banû Sulaym, qui firent écho à son appel. Les Banû Sulaym
attaquèrent les compagnons du Prophète et les encerclèrent de toutes
parts dans leur campement. Les musulmans prirent leurs sabres et se
défendirent jusqu'au dernier (Dieu ait leur âme). Cependant, Ka'b ibn
Zayd, qui avait été laissé pour mort, survécut à ce massacre. Plus tard, il
mourut en martyr à la bataille du Fossé (Dieu ait son âme).
Avant que ne survienne le massacre des musulmans, 'Amr ibn Umayya
et un homme des Ançâr s'étaient éloignés pour mener paître le bétail.
Seuls les oiseaux de proie qui survolaient le campement leur apprirent le
désastre. Ils accoururent et virent leurs compagnons morts, tout couverts
de sang :
– Que penses-tu faire ? demanda l'Ançâri à 'Amr ibn Umayya.
– Je pense que nous devons revenir au plus vite prévenir le Prophète.
– Je ne me vois pas quitter un endroit où a été tué Mundhir ibn 'Amr ;
je ne me vois pas non plus entendre les autres parler de sa mort.
Il se jeta sur l'ennemi et combattit jusqu'au dernier souffle. Quant à
'Amr ibn Umayya, il fut fait prisonnier. Lorsque 'Âmir ibn Tufayl apprit
qu'il était de la tribu des Mudar, il lui coupa la mèche de cheveux qui lui
tombait sur le front et le libéra1. « C'est, dit-il, pour m'acquitter d'une
dette de sang dont ma mère était redevable. »
Libéré, 'Amr ibn Umayya repartit pour Médine et s'arrêta pour se
reposer à un point d'eau, non loin de la ville. Il fut rejoint par deux
hommes, qui descendirent près de lui, à l'ombre du même arbre :
– Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il.
– Nous sommes des Banû 'Âmir.
Il attendit qu'ils soient endormis pour se jeter sur eux et les tuer. Il
pensait ainsi venger les compagnons du Prophète du massacre perpétré
par les Banû 'Âmir, ignorant que le Prophète avait accordé à ces deux
hommes un droit de protection. Rentré à Médine, il raconta au Prophète
le sort que ses compagnons avaient subi et sa vengeance sur les deux
hommes des Banû 'Âmir. « Ce sont deux victimes que tu as tuées, lui dit
le Prophète, et dont je me dois de racheter le sang. » Puis il ajouta : « Je
craignais pourtant ce malheur et je ne voulais pas envoyer mes
compagnons. C'est la faute d'Abû Barâ'. » Abû Barâ'fut très peiné
d'apprendre le malheur qu'avaient subi les compagnons du Prophète. Il
leur avait pourtant accordé le droit d'asile, mais 'Âmir ibn Tufayl l'avait
trahi. Des poèmes furent composés pour pleurer les morts de Bi'r Ma'ûna.

L'EXPULSION DES BANÛ NADÎR EN L'AN 4 DE L'HÉGIRE


(AOÛT 625) (SÎRA, II, 190-203)

Le Prophète alla chez la tribu juive des Banû Nadîr pour demander leur
aide dans le paiement du prix du sang des deux hommes des Banû 'Âmir
tués par 'Amr ibn Umayya. Il y avait en effet un pacte d'alliance entre
eux. Arrivé chez les Banû Nadîr, le Prophète fut bien accueilli et assuré
qu'on lui accorderait tout ce qu'il souhaitait. Il attendit, assis au pied d'un
mur avec quelques-uns de ses compagnons comme Abû Bakr, 'Umar et
Ali. Les Banû Nadîr se retirèrent un moment pour se concerter :
– On ne retrouvera jamais Muhammad, se dirent-ils, dans une situation
aussi propice. Qui donc parmi nous montera sur la terrasse de cette
maison et jettera sur lui une grosse pierre qui nous débarrassera de lui à
jamais ?
– Je suis votre homme, dit l'un d'entre eux, appelé 'Amr ibn Jahhâch.
Et il monta sur la terrasse pour accomplir son engagement. Mais le
Prophète fut informé par le Ciel des intentions des Banû Nadîr : il se leva
et repartit pour Médine. Il raconta à ses compagnons, qui étaient inquiets
de son retard, comment les Banû Nadîr avaient voulu le tuer par ruse et il
leur demanda de se préparer à les attaquer.
Le Prophète sortit donc avec ses hommes à l'attaque des Banû Nadîr.
C'était au mois de rabî' awwal. Il fit le siège de leur oasis pendant six
nuits, alors qu'ils étaient barricadés dans leurs fortins, et ordonna à ses
hommes de couper et de brûler leurs palmiers. Les assiégés crièrent au
Prophète : « Toi qui avais l'habitude de blâmer et d'interdire les
destructions de biens, pourquoi donc coupes-tu et brûles-tu nos
palmiers ? »
Un groupe des Khazraj, parmi lesquels se trouvait Abdallah ibn Ubayy,
avait envoyé aux Banû Nadîr le message suivant : « Défendez-vous et
tenez bon. Nous ne vous lâcherons pas. Si l'on vous fait la guerre, nous la
ferons à vos côtés et si l'on vous exile, nous nous exilerons avec vous. »
Les Banû Nadîr se défendaient en guettant l'aide des Khazraj. Mais, ne
voyant rien venir, ils prirent peur et demandèrent à négocier avec le
Prophète : il épargnerait leur sang et les laisserait partir avec tous les
biens que leurs chameaux pourraient porter, à l'exception des cuirasses et
des armes. Le Prophète accepta. Ils emportèrent donc de leurs biens tout
ce qu'ils purent charger à dos de chameau et partirent avec femmes et
enfants, qui pour l'oasis de Khaybar, qui pour la Syrie. Dans leur cortège,
accompagnant les chanteuses, les femmes battaient du tambourin et
jouaient du fifre, le tout avec un luxe et une fierté qu'on n'avait jamais
vus ailleurs à cette époque, chez quelque tribu que ce fût.
Ils abandonnèrent au Prophète les biens qu'ils n'avaient pu emporter.
C'était sa propriété personnelle et il pouvait en disposer comme il
l'entendait. Le Prophète les répartit entre les Émigrés de la première
heure. Cependant, deux hommes parmi les Ançâr se plaignirent de leur
indigence et le Prophète leur accorda une part du butin.
Parmi les Banû Nadîr, seules deux personnes se convertirent à l'islam
et gardèrent leurs biens : Yâmîn ibn Jahhâch et Abû Sa'd ibn Wahb. Le
Prophète demanda à Yâmîn : « N'as-tu pas vu ce que ton cousin m'a fait
et comment il a voulu attenter à ma vie ? » Yâmîn mit à prix la tête de
son cousin 'Amr ibn Jahhâch : il eut la tête tranchée. Dieu fit descendre
sur le Prophète la révélation de la sourate du Rassemblement (Coran, 59)
tout entière et l'on composa des poèmes sur l'expulsion des Banû Nadîr.

LES EXPÉDITIONS DE DHÂT RIQÂ', DE BADR II ET DE


DUMAT AL-JANDAL. DE L'AN 4 DE L'HÉGIRE JUSQU'AU
MOIS DE RABÎ' AWWAL DE L'AN 5 (OCTOBRE 625-AOÛT
626) (SÎRA, II, 203-214)

Expédition de Dhât Riqâ' Sîra, II, 203-209)

Après l'expédition contre les Banû Nadîr, le Prophète séjourna à


Médine le mois de rabî' awwal et une partie de jumâda, puis il sortit en
expédition dans le Najd contre les Banû Muhârib et les Banû Tha'laba de
la confédération des Ghatafân. Il en trouva face à lui un grand nombre.
Les deux camps marchèrent l'un contre l'autre, mais, de part et d'autre, ils
prirent peur et il n'y eut pas d'affrontement. Le Prophète, en cette
circonstance, fit faire la prière de la peur : face à l'ennemi, les
musulmans des premiers rangs se défendent, en attendant que, derrière
eux, leurs compagnons aient achevé leur prière. Ces derniers viennent
ensuite occuper les premiers rangs, pour permettre aux autres de faire
leur prière à l'abri de l'ennemi, et ainsi de suite, par vagues successives.

La seconde expédition de Badr Sîra, II, 209-213)

Le Prophète séjourna à Médine deux mois puis il partit au mois de


cha'bân (janvier 626) pour le rendez-vous fixé à Badr par Abû Sufyân et
pour relever son défi. Il y resta huit nuits à attendre Abû Sufyân. Ce
dernier était parti de La Mecque à la tête de ses hommes mais, parvenu à
'Usfân, il changea d'avis et songea à rebrousser chemin. Il expliqua à ses
hommes : « Il nous faut, pour bien combattre, une année fertile où notre
bétail puisse se nourrir d'herbe et de feuillage pour nous donner du lait.
Or cette année-ci est une année de sécheresse. Je crois bon de repartir. »
Et ils repartirent tous pour La Mecque. Les Mecquois raillèrent ces gens
partis en guerre, mais qui n'avaient fait que boire de la soupe de gruau
(sawîq) et les appelèrent l'armée des buveurs de soupe. Le Prophète,
quant à lui, s'en retourna à Médine, sans avoir eu à combattre.

L'expédition de Dûmat al-Jandal Sîra, II, 213)

Le Prophète séjourna à Médine quelques mois puis, au mois de rabî'


awwal de l'an 5 (août 626), il partit en expédition contre Dûmat al-
Jandal, située sur la route de Syrie à quinze nuits au nord de Médine.
Mais il rebroussa chemin avant d'y parvenir. Il revint à Médine sans subir
aucun dommage et y séjourna jusqu'à la fin de l'année.

EXPÉDITION DU FOSSÉ (KHANDAQ) AU MOIS DE


CHAWWÂL DE L'AN 5 DE L'HÉGIRE (MARS 627) (SÎRA, II,
214-233)

Puis ce fut l'expédition du Fossé (Khandaq) au mois de chawwâl de


l'an 5 de l'Hégire. Une délégation de juifs de Médine alla à La Mecque et
appela les Quraych à faire la guerre à Muhammad :
– Nous combattrons à vos côtés, leur dirent-ils, jusqu'à l'élimination de
cet homme.
– Vous, les juifs, qui êtes détenteurs du premier Livre et qui savez ce
qui nous oppose à Muhammad, dites-nous quelle est la meilleure religion,
la sienne ou la nôtre ?
– Votre religion est plutôt meilleure que la sienne et vous êtes plus
qualifiés que lui pour être dans le vrai.
Ayant entendu ce témoignage, les Quraych furent satisfaits et stimulés
pour faire la guerre à Muhammad. La délégation de juifs quitta La
Mecque pour aller chez les Ghatafân. Elle les appela à faire la guerre à
Muhammad et leur dit que les juifs seraient à leurs côtés. Elle leur dit
aussi que les Quraych étaient d'accord pour cette coalition contre
Muhammad.

Creusement du fossé Sîra, II, 216-217)

Les Quraych partirent en guerre sous la conduite d'Abû Sufyân ; les


Ghatafân et leurs alliés firent de même sous la conduite de 'Uyayna ibn
Hiçn. Ayant appris la coalition des Quraych et des Ghatafân et leur
mobilisation contre lui, le Prophète ordonna de creuser un fossé autour de
Médine. Il participa lui-même au travail aux côtés des musulmans pour
leur donner du cœur à l'ouvrage. Tout le monde s'y mettait avec entrain,
excepté les Hypocrites qui quittaient discrètement le chantier et
revenaient dans leur famille, à l'insu du Prophète et sans son autorisation.
Par contre, le musulman sincère, pris par une affaire personnelle et
urgente, demandait au Prophète la permission de s'éloigner un moment. Il
l'obtenait et, dès que son affaire était réglée, il regagnait le chantier. Les
musulmans trouvaient dans ce travail une action méritoire, qui assurait
une récompense dans l'au-delà. Le creusement du fossé fut donc
accompli avec ardeur.

Manifestation de certains miracles Sîra, II, 217-219)

On raconte qu'au cours du creusement du fossé apparurent certains


phénomènes qui confirmaient l'authenticité de la mission du Prophète et
la réalité de sa prophétie. Ainsi, au cours de leur travail, les musulmans
tombèrent-ils sur une couche de terre très dure. Ils s'en plaignirent au
Prophète. Celui-ci demanda une cruche d'eau, y cracha, fit une prière à
Dieu et répandit l'eau sur le sol dur : la couche dure se disloqua, s'effrita
et devint comme une dune de sable, sans résistance à la pioche ni à la
pelle.
De même, une fille de Bachîr ibn Sa'd racontait : ma mère me donna
un jour une poignée de dattes et me dit de les porter en guise de déjeuner
à mon père et à mon oncle maternel, Abdallah ibn Ruwâha. Pendant que
je les cherchais, je suis passée près du Prophète :
– Approche, fillette ; que portes-tu ainsi ?
– Ce sont des dattes que ma mère m'a fait porter pour le déjeuner de
mon père Bachîr et de mon oncle.
– Donne-les-moi.
Je les lui versai, racontait-elle, dans le creux de ses mains, qu'elles ne
remplirent même pas. Le Prophète fit apporter une bande de tissu,
l'étendit par terre en guise de nappe et y répandit les dattes. Puis il
demanda à quelqu'un qui était près de lui : « Crie aux hommes du fossé
de venir déjeuner. » Ils arrivèrent et se mirent à manger les dattes, assis
autour de la bande de tissu. Plus ils en mangeaient, plus les dattes se
multipliaient. Rassasiés, les hommes repartirent à leur travail et la nappe
débordait encore de dattes.
De son côté, Jâbir ibn Abdallah racontait : nous étions avec le Prophète
à creuser le fossé. Le travail se faisait pendant la journée et, le soir, nous
rentrions dans nos foyers. J'avais un agneau et j'ai pensé qu'on pourrait
l'égorger et inviter un soir le Prophète à dîner. J'ai demandé donc à ma
femme de moudre un peu d'orge pour en faire du pain, d'égorger cet
agneau et de le rôtir. Le soir, lorsque le Prophète allait quitter le fossé, je
lui dis : « Je t'ai fait préparer un agneau, que nous élevions à la maison,
avec un peu de pain d'orge. J'aimerais que tu viennes dîner chez nous. » Il
accepta et demanda à un homme de crier : « Allez tous dîner ce soir avec
le Prophète chez Jâbir ibn Abdallah. » J'en fus très inquiet, mais je m'en
remis à Dieu. Le Prophète arriva et les hommes arrivèrent avec lui. Il
s'assit et nous apportâmes l'agneau rôti. Il le bénit au nom de Dieu et en
mangea. Et les hommes du fossé venaient dîner par groupes successifs
autour de la table et s'en éloignaient rassasiés.

Les Quraych investissent Médine Sîra, II, 219-220)

Le creusement du fossé était achevé lorsque les Quraych avec leurs


mercenaires abyssins et leurs alliés des Kinâna et de Tihâma arrivèrent
près de Médine. Les Ghatafân et leurs alliés arrivèrent aussi avec dix
mille hommes. Le Prophète mobilisa trois mille musulmans et établit son
camp face aux Quraych : le fossé les séparait. Les femmes et les enfants
furent groupés dans des fortins.
Huyayy ibn Akhtab exhorte Ka'b ibn Asad contre le Prophète Sîra, II,
220-223)

Huyayy ibn Akhtab (l'un des chefs des Banû Nadîr) alla trouver Ka'b
ibn Asad, le garant de l'engagement des juifs des Quraydha et du pacte
qu'ils avaient conclu avec le Prophète. À la suite de ce pacte, Ka'b s'était
engagé à n'avoir que de bons rapports avec l'Envoyé de Dieu. Ayant
reconnu la voix de Huyayy, Ka'b ferma devant lui la porte de son fortin et
refusa de la lui ouvrir, en dépit de son insistance :
– Malheureux, ouvre-moi la porte.
– Malheureux, répondit Ka'b. Tu es un homme qui apporte le malheur.
J'ai conclu, au nom des Quraydha, un pacte avec Muhammad et je n'ai
pas l'intention de le rompre, car je n'ai vu de sa part que fidélité et
sincérité.
– Ouvre, j'ai à te parler.
– Je n'ouvrirai pas.
– Tu ne me fermes à la vérité ta porte que pour ne pas me faire goûter à
ta jachicha (un plat de blé concassé).
Ka'b fut vexé de cette insulte et lui ouvrit la porte :
– Voyons, Ka'b, lui dit Huyayy, tu auras, grâce à moi, la gloire à
jamais : je t'ai amené les Quraych avec leurs seigneurs et leurs chefs. Ils
campent tout près d'ici, à Rûma. Je t'ai amené les Ghatafân avec leurs
seigneurs et leurs chefs. Ils campent tout près d'ici, près d'Uhud. Tous se
sont engagés et m'ont juré de ne quitter ces lieux qu'après avoir arraché
de leurs racines Muhammad et ses partisans.
– Tu ne m'apportes, je le jure, que la honte à jamais. Laisse-moi
comme je suis.
Huyayy continua ainsi à l'amadouer et à le flatter. Il finit par conclure
un accord avec lui : « Si les Quraych et les Ghatafân repartent sans avoir
éliminé Muhammad, je lierai mon sort au tien et j'entrerai avec toi dans
ton fortin, pour nous y défendre. » Ainsi Ka'b ibn Asad finit-il par rompre
le pacte qui le liait à l'Envoyé de Dieu.
Ayant appris la chose, le Prophète dépêcha sur place Sa'd ibn Mu'âdh,
le chef du clan des Aws, et Sa'd ibn 'Ubâda, le chef des Khazraj, en
compagnie de quelques hommes, avec la mission de vérifier l'authenticité
de cette information. Si elle s'avérait, ils le lui feraient savoir en langage
codé, pour ne pas décourager les gens. Si, par contre, l'accord conclu
tenait encore, ils l'annonceraient publiquement.
À leur arrivée auprès de Ka'b, ils trouvèrent la situation bien plus
détériorée qu'ils ne l'avaient imaginé. Ka'b et ses amis disaient : « Qui est
l'Envoyé de Dieu ! Nous n'avons pas de pacte ni d'alliance avec
Muhammad. » Sa'd ibn Mu'âdh, qui avait le sang vif, les couvrit
d'insultes. Sa'd ibn 'Ubâda le retint : « Le différend qui nous sépare d'eux,
lui dit-il, est bien plus grave que des invectives », et ils s'en retournèrent
rendre compte au Prophète. Ils lui dirent, en langage codé :
– Une trahison totale.
– Dieu est le plus grand ! s'écria le Prophète. Ayez confiance,
musulmans.
Mais les musulmans furent atterrés par cette trahison. Ils se virent
attaqués d'en haut, d'en bas et de toutes parts. Ils prirent peur et ils
imaginèrent le pire. Les Hypocrites, ces faux musulmans, ricanèrent :
« Muhammad nous promettait de jouir des trésors de Chosroès et de
César, et maintenant pas un d'entre nous n'ose s'éloigner, l'esprit
tranquille, pour satisfaire un besoin naturel ! » Le Prophète maintint la
mobilisation aux abords du fossé pendant une vingtaine de nuits. Les
idolâtres, de l'autre côté du fossé, faisaient de même, sans qu'il y ait
d'engagement entre eux, en dehors des échanges de flèches et du maintien
du siège.

Sur le point de signer la paix, le Prophète y renonce Sîra, II, 223)

La rigueur du siège devint insupportable pour les musulmans. Le


Prophète envoya alors des négociateurs aux chefs des Ghatafân : ils
auraient le tiers des récoltes, à condition de lever le siège de Médine. Ils
donnèrent leur accord ; ils se réconcilièrent et rédigèrent même par écrit
cet accord, mais il n'y eut pas d'engagement solennel pour sceller la paix
entre eux. Avant de s'engager définitivement, le Prophète envoya
consulter Sa'd ibn Mu'âdh, le chef des Aws, et Sa'd ibn 'Ubâda, le chef
des Khazraj :
– S'agit-il, Envoyé de Dieu, d'un ordre dont tu souhaites l'exécution,
d'un ordre inéluctable de Dieu ou d'une décision que tu prendrais dans
notre intérêt ?
– C'est plutôt une décision que je prendrais pour votre bien. Je ne le
ferais que parce que je vois les Arabes vous encercler de toutes parts et
pointer vers vous leurs flèches comme d'un seul arc. Je cherche, pour le
moment, à desserrer leur étreinte autour de vous.
– Envoyé de Dieu, lui dit Sa'd ibn Mu'âdh, nous vivions avec ces gens-
là dans le paganisme et l'idolâtrie. Jamais ils n'ont songé à nous prendre
une datte, sinon en la mangeant chez nous comme invités ou en en payant
le prix. Maintenant que Dieu nous a fait l'honneur d'ouvrir nos cœurs à
l'islam et qu'il nous a confortés grâce à toi, tu voudrais que nous leur
donnions nos biens ! Jamais, je le jure ! Ils n'auront que nos sabres et que
le jugement de Dieu passe entre eux et nous.
– Fais-le, lui dit le Prophète.
Sa'd ibn Mu'âdh prit le parchemin et barra ce qui y était écrit : « Qu'ils
viennent maintenant nous chercher ! » dit-il.

Des cavaliers des Quraych franchissent le fossé Sîra, II, 224-228)

Les musulmans demeurèrent sur place et le siège se poursuivit, sans


aucun engagement de part et d'autre. Cependant, quelques cavaliers des
Quraych se préparèrent pour le combat et coururent à toute bride sur les
musulmans. Leurs chevaux s'arrêtèrent au bord du fossé. « C'est
assurément un piège ! dirent-ils. Les Arabes ne le connaissent pas. » En
effet, c'était Salmân le Persan qui avait conseillé au Prophète de creuser
ce fossé. Les cavaliers des Quraych cherchèrent un endroit où le fossé
était un peu étroit, ils poussèrent leurs chevaux et franchirent le fossé.
Ali, accompagné de quelques hommes, alla à leur rencontre.
'Amr ibn 'Abd 'Wudd, qui avait vaillamment combattu à Badr et y avait
reçu de nombreuses blessures, cria aux musulmans : « Qui parmi vous
veut se battre en duel ? » Ali le reconnut et s'avança à sa rencontre :
– Dis donc, 'Amr, je me souviens que tu avais pris l'engagement devant
Dieu de ne refuser à un Quraychite qu'une seule de deux choses qu'il te
demanderait.
– Oui, en effet.
– Je te demande, dit Ali, de venir à Dieu et de te convertir à l'islam.
– Je n'en ai que faire.
– Je te demande alors de te battre en duel contre moi.
– Pourquoi donc, neveu (simple appellation amicale) ? Moi, je ne veux
pas te tuer.
– C'est moi, répondit Ali, qui veux assurément te tuer.
'Amr fut alors saisi de fureur. Il descendit de son cheval et lui coupa les
jarrets, déterminé qu'il était à se battre jusqu'au bout2. Il s'avança vers Ali.
Les deux hommes se provoquèrent, se cherchèrent, s'esquivèrent et,
finalement, Ali tua 'Amr ibn 'Abd Wudd. La cavalerie des Quraych prit
alors la fuite, en sautant le fossé en sens inverse.

Çafiyya raconte combien Hassân ibn Thâbit manquait de courage Sîra,


II, 228)

Çafiyya, la tante du Prophète, racontait : nous étions, femmes et


enfants, dans le fortin du poète médinois Hassân ibn Thâbit. Un juif vint
rôder autour de la maison fortifiée, alors que les juifs des Banû Quraydha
avaient déclaré la guerre au Prophète et coupé avec lui toute relation. Nos
hommes étaient occupés à combattre l'ennemi et, si nous étions attaqués,
personne ne pouvait quitter la bataille pour venir nous défendre. Je dis
alors à Hassân :
– Tu vois ce juif rôder autour de la maison. Cela ne m'inspire pas
confiance et je crains qu'il ne signale à d'autres juifs que nous sommes
sans défense. Descends le tuer.
– Dieu te pardonne, fille de 'Abd al-Muttalib. Tu sais que je ne suis pas
homme à faire pareille chose.
Devant son refus, je me serrai la taille, je saisis une poutrelle de bois, à
défaut d'une autre arme dans la maison, et descendis voir le juif, que
j'assommai à coups de poutrelle. Quand je l'eus achevé, je remontai dans
le fortin et dis à Hassân :
– Descends maintenant le dépouiller. C'est un homme, la pudeur
m'interdit de le faire moi-même.
– Je n'ai que faire de ses dépouilles, répondit-il.

Le Prophète tente de semer le trouble dans les rangs de l'ennemi Sîra, II,
229-233)

La supériorité de l'ennemi plongeait les musulmans dans une vive


tension. Sur ces entrefaits, Nu'aym ibn Mas'ûd, des Ghatafân, vint trouver
le Prophète et lui dit :
– Envoyé de Dieu, je me suis converti à l'islam à l'insu de ma tribu. Je
me tiens à ta disposition : ordonne-moi ce que tu veux.
– Parmi nous, lui dit le Prophète, tu ne comptes que pour un seul
homme. Va plutôt tenter de débaucher les gens et de les éloigner de nous.
Car l'art de la guerre, c'est la ruse.
Nu'aym partit chez les Banû Quraydha, qu'il connaissait bien avant
l'islam et avec qui il avait l'habitude de boire et de festoyer. Il leur dit :
– Vous connaissez, vous les Quraydha, l'amitié que j'ai pour vous et,
surtout, l'intimité qui nous lie.
– C'est vrai, tu es pour nous au-dessus de tout soupçon.
– Les Quraych et les Ghatafân ne sont pas dans la même situation que
vous. Ce pays est le vôtre, c'est ici que vous avez vos femmes, vos
enfants et vos biens. Vous n'avez pas la possibilité d'aller ailleurs. Les
Quraych et les Ghatafân sont venus ici pour combattre Muhammad, et
vous les avez soutenus contre lui. Mais ils ne sont pas de ce pays ; leurs
femmes, leurs enfants et leurs biens sont ailleurs. C'est différent. S'ils
trouvent une faille chez Muhammad, ils sauteront sur l'occasion pour
l'abattre. Mais, si les choses tournent autrement, ils reviendront dans leur
pays et vous laisseront seuls face à face avec Muhammad, dans votre
propre pays. Je ne crois pas que vous puissiez résister seuls à l'attaque de
cet homme. Ne participez donc pas au combat avec les Quraych et les
Ghatafân avant d'avoir pris des otages parmi leurs seigneurs. Vous aurez
ainsi dans vos mains la garantie que vous combattrez ensemble
Muhammad jusqu'à la victoire finale.
– Oui, c'est une très bonne idée.
Puis Nu'aym alla trouver Abû Sufyân et ses amis :
– Vous connaissez, leur dit-il, l'amitié que j'ai pour vous et vous savez
que j'ai quitté Muhammad et sa religion. J'ai appris une chose importante
et je pense de mon devoir, à titre de simple conseil, de vous en informer.
Ne dites surtout pas que c'est moi qui vous ai rapporté la chose.
– Non, bien sûr.
– Eh bien, sachez que les juifs se sont repentis de leur conduite envers
Muhammad. Ils lui ont envoyé dire : Nous regrettons ce que nous avons
fait. Acceptes-tu que nous prenions en otages quelques seigneurs des
Quraych et des Ghatafân ? Nous te les livrerions. Tu leur trancherais la
tête et nous serions à tes côtés contre les autres. « Oui, j'accepte », leur fit
dire Muhammad. C'est pourquoi, poursuivit Nu'aym, si les juifs envoient
vous demander des otages parmi vous, ne leur envoyez aucun homme.
Nu'aym alla enfin trouver les Ghatafân et leur dit :
– Je suis né parmi vous. Vous êtes ma tribu et les hommes que j'aime le
plus. Je ne crois pas que vous puissiez douter de ma parole.
– C'est vrai, nous te faisons confiance, répondirent-ils.
– Ne dites surtout pas que c'est moi qui vous ai prévenus.
– Bien entendu. Mais de quoi s'agit-il ?
Il leur raconta ce qu'il avait raconté aux Quraych et leur conseilla de se
méfier, comme il l'avait conseillé aux Quraych.
La veille du samedi du mois de chawwâl en l'an 5 de l'Hégire, à la
suite d'une faveur de Dieu à son Envoyé, Abû Sufyân et les chefs des
Ghatafân envoyèrent aux Banû Quraydha une délégation commandée par
'Ikrima, fils d'Abû Jahl :
– Nous n'avons pas ici, leur dit 'Ikrima, de maisons pour y séjourner.
Nos chameaux et nos chevaux sont épuisés. Allons donc dès demain
combattre Muhammad et en finir avec lui.
– Demain, firent répondre les juifs, c'est samedi. C'est un jour où nous
ne pouvons nous livrer à aucune occupation. De plus, nous ne sommes
pas disposés à combattre avec vous Muhammad, tant que vous ne nous
aurez pas donné des otages parmi vos hommes, qui seraient dans nos
mains une garantie jusqu'à l'élimination totale de Muhammad. Nous
craignons, si la guerre devient insupportable, que vous repartiez chez
vous, nous laissant ainsi dans notre propre pays, seuls, face à cet homme
auquel nous ne sommes pas capables de résister.
« Nu'aym ibn Mas'ûd avait bien raison, se dirent les Quraych et les
Ghatafân, en écoutant la réponse des Quraydha. » Puis ils leur
renvoyèrent l'ambassade, avec ce message : « Nous ne sommes pas du
tout disposés à vous livrer qui que ce soit de nos hommes. Si vous voulez
vraiment combattre, allez-y. » Ayant reçu le message, les Banû Quraydha
se dirent : « Nu'aym avait bien raison. Ces gens-là ne veulent pas
combattre. S'ils trouvent une belle occasion d'éliminer Muhammad, ils la
saisiront, sinon, à la moindre difficulté, ils déguerpiront. »
Dieu lui-même les poussa à la défection : par des nuits froides et
pluvieuses, il fit souffler sur eux des vents violents, qui renversaient leurs
chaudrons et arrachaient leurs tentes. Le Prophète, ayant appris les
désaccords survenus entre ses ennemis et la débandade de leur coalition,
appela Hudhayfa ibn al-Yamân et lui demanda d'aller de nuit voir ce qui
se passait chez l'ennemi. Hudhayfa racontait : nous étions aux abords du
fossé avec le Prophète. Il pria une partie de la nuit, puis il s'adressa à
nous : « Qui parmi vous voudrait aller voir ce qu'ils font en face et
revenir nous en informer ? Je demanderai à Dieu qu'il soit mon
compagnon au Paradis. » Personne ne se leva. C'est alors que le Prophète
m'appela, et comme il m'avait appelé par mon nom, je n'avais plus le
choix de refuser. Il me dit donc d'aller voir ce que devenaient les Quraych
et les Ghatafân. Je partis et m'infiltrai parmi eux : le vent et l'armée de
Dieu leur rendaient la vie impossible. Pas un chaudron, pas une tente, pas
un feu ne tenait chez eux. Abû Sufyân se leva et dit aux Quraych : « Vous
voyez, Mecquois, le séjour ici est devenu intenable ; nos chameaux et nos
chevaux ont péri ; les Banû Quraydha nous ont lâchés et même les vents
se sont déchaînés contre nous. Partons. En tout cas, moi je m'en vais. »
Hudhayfa poursuivait : Abû Sufyân alla près de son chameau, qui était
agenouillé, s'assit sur son dos et le frappa. Le chameau bondit. J'aurais
pu, je le jure, le tuer d'une flèche, si le Prophète ne m'avait pas interdit de
faire quoi que ce fût avant mon retour auprès de lui. Je revins donc rendre
compte au Prophète.
Les Ghatafân apprirent ce qu'avaient fait les Quraych et s'en
retournèrent également chez eux. Le lendemain matin, le Prophète leva
lui aussi le camp et revint du fossé à Médine. Ses hommes déposèrent
alors les armes. Il leur dit : « Désormais, les Quraych ne vous attaqueront
plus. Mais c'est vous plutôt qui les attaquerez. » En effet, le Prophète
avait désormais l'initiative de l'attaque jusqu'au jour où Dieu lui ouvrit les
portes de La Mecque.

L'EXPÉDITION CONTRE LA TRIBU JUIVE DES BANÛ


QURAYDHA EN L'AN 5 DE L'HÉGIRE AU COURS DU MOIS
DE DHÛ-L-QI'DA ET AU DÉBUT DE DHÛ-L-HIJJA (MAI 627)
(SÎRA, II, 233-245)

Gibrîl apporte au Prophète l'ordre de combattre les Quraydha Sîra, II,


233-236)

Le même jour, à midi, Gibrîl vint voir le Prophète. L'ange, coiffé d'un
turban de soie, était sur une mule dont le bât était couvert de brocart :
– Envoyé de Dieu, demanda Gibrîl, tu as donc déposé les armes ?
– Oui.
– Les anges ne l'ont pas encore fait. Dieu t'ordonne, Muhammad,
d'aller combattre le clan juif des Banû Quraydha. Moi-même j'y vais de
ce pas et j'ai l'intention de faire trembler la terre sous leurs pieds.
L'Envoyé de Dieu fit alors annoncer par un muezzin : « Quiconque
veut m'écouter et m'obéir devra faire la prière de cet après-midi chez les
Banû Quraydha. » Le Prophète confia sa bannière à Ali et les gens le
suivirent. Arrivé au pied des fortins où s'étaient réfugiés les juifs, Ali fut
accueilli par des insultes à l'adresse du Prophète. Il rebroussa chemin
pour le prévenir alors qu'il était déjà en route vers les Quraydha :
– Envoyé de Dieu, tu ne dois pas t'approcher de ces hommes méchants.
– Pourquoi ? Les as-tu donc entendus dire du mal de moi ?
– Oui, Envoyé de Dieu.
– S'ils m'avaient vu, ils n'auraient osé rien dire de tout cela.
S'approchant des fortins, le Prophète cria aux Quraydha : « Frères de
singes, vous n'avez pas encore connu, je le vois, l'humiliation et la
vengeance de Dieu. Vous allez les connaître ! »
Avant d'arriver chez les Banû Quraydha, le Prophète rencontra sur son
chemin, à quelque distance de Médine, quelques-uns de ses
compagnons :
– Avez-vous vu quelqu'un passer par là ? leur demanda-t-il.
– Oui, il disait s'appeler Dihya ibn Khalîfa. Il était sur une mule
blanche recouverte d'un tapis de soie.
– C'est Gibrîl. Il a été envoyé pour faire trembler les tours des Banû
Quraydha et répandre la terreur dans leur cœur.
Le Prophète installa son camp face aux Quraydha, sur un de leurs
puits, du côté de leurs plantations. Assiégés pendant vingt-cinq nuits, les
Quraydha furent durement éprouvés et la peur les envahit.
Une fois les Quraych et les Ghatafân (qui étaient coalisés contre le
Prophète) repartis dans leur pays, Huyayy ibn Akhtab (l'un des chefs des
Banû Nadîr), par fidélité à l'engagement donné à Ka'b ibn Asad, chef du
clan des Quraydha, rejoignit leurs fortins. Les juifs, à mesure que le siège
se prolongeait autour d'eux, acquirent la conviction que le Prophète ne
repartirait pas avant de les avoir exterminés. Ka'b ibn Asad leur dit :
– Vous voyez la situation désespérée où nous sommes. Je vais vous
proposer trois solutions pour en sortir et vous choisirez celle que vous
voudrez.
– Lesquelles ? demandèrent-ils.
– La première serait de suivre cet homme et de croire en sa mission. Il
est clair maintenant pour vous qu'il est un prophète envoyé, c'est celui
que vous trouvez dans votre Livre. Vous pourrez ainsi sauver votre vie,
celle de vos femmes et de vos enfants et, en plus, vous garderez vos
biens.
– Non, nous ne quitterons jamais la Loi de notre Bible.
– Si vous refusez cette proposition, allons tuer nos femmes et nos
enfants et, ainsi dégagés de toute attache, nous affronterons Muhammad
les sabres levés. Dieu donnera son jugement entre nous et Muhammad. Si
nous périssons, ce sera notre sort ; si nous l'emportons, nous retrouverons
toujours des femmes et des enfants.
– Non, comment pourrons-nous tuer nos femmes et nos enfants ? Que
vaudrait la vie sans eux ?
– Si vous me refusez l'une et l'autre propositions, j'en ai une troisième.
Cette nuit est une veille de samedi. La mobilisation des hommes de
Muhammad y sera peut-être relâchée. Attaquons-les et profitons de l'effet
de surprise.
– Rompre notre sabbat ! Ce serait un sacrilège scandaleux.
– Je ne connais pas un seul homme parmi vous, leur dit-il en colère,
qui, depuis sa naissance, ait passé une seule nuit l'esprit déterminé, sans
aucune hésitation !

Le pardon d'Abû Lubâba Sîra, II, 236-239)

Les Banû Quraydha firent dire au Prophète de leur envoyer Abû


Lubâba (un Émigré allié des Aws) pour lui demander conseil. Le
Prophète le leur envoya. À son arrivée, les hommes l'accueillirent et les
femmes et les enfants en sanglots accoururent vers lui. Il en fut tout ému.
Il savait que le Prophète était décidé à leur trancher la tête s'ils se
rendaient. Ils lui demandèrent :
– Abû Lubâba, nous conseilles-tu de nous soumettre au jugement de
Muhammad ?
– Oui, leur répondit-il, et il passa la main sur sa gorge pour signifier
qu'ils seraient égorgés.
Abû Lubâba racontait : sur-le-champ, je réalisai que j'avais trahi Dieu
et son Prophète.
Abû Lubâba quitta les Banû Quraydha et repartit tout droit devant lui,
sans même revenir rendre compte de sa mission au Prophète. Il s'attacha
à un pilier de la mosquée et jura de rester sur place jusqu'à ce que Dieu
lui pardonne sa trahison à l'égard du Prophète. Il resta ainsi attaché au
pilier six nuits. Sa femme venait le délier aux heures de prière, puis il
revenait s'attacher au pilier.
Le Prophète, trouvant qu'Abû Lubâba avait tardé à revenir et apprenant
ce qu'il avait fait, dit : « S'il était revenu me voir, j'aurais demandé pour
lui le pardon. Mais maintenant qu'il s'est mis dans cette situation, ce n'est
pas moi qui vais le libérer. Il devra attendre le pardon de Dieu. » Dieu
révéla au Prophète (Coran, 9, 102) le pardon d'Abû Lubâba à l'aube, alors
qu'il était dans la maison de son épouse Umm Salama. Cette dernière
racontait : dès l'aube, j'ai entendu le Prophète rire :
– Qu'est-ce qui te fait rire ? demandai-je. Puisses-tu toujours être
heureux.
– Je ris parce que Dieu a accordé son pardon à Abû Lubâba.
– Je peux donc lui annoncer la bonne nouvelle ?
– Oui, si tu veux.
Umm Salama poursuivait. Je me levai et, de la porte de ma chambre, je
lui criai : « Bonne nouvelle, Abû Lubâba, Dieu t'a pardonné. » Les gens
se précipitèrent pour le libérer, mais il refusa obstinément. Il attendait que
le Prophète lui-même vînt, de sa main, lui ôter ses liens. Le Prophète le
libéra en sortant faire la prière du matin.

Les Banû Quraydha se rendent au jugement du Prophète Sîra, II, 239-


240)

Le lendemain matin, les Banû Quraydha se rendirent au jugement du


Prophète. Les Aws se précipitèrent vers le Prophète, lui dirent que les
Banû Quraydha étaient leurs propres alliés et lui demandèrent de les
traiter exactement comme il avait traité les juifs des Banû Qaynuqâ',
alliés des Khazraj. Ces juifs avaient été assiégés par le Prophète et
s'étaient rendus à son jugement. Abdallah ibn Ubayy avait demandé au
Prophète leur grâce et elle lui avait été accordée. Le Prophète répondit
aux Banû Aws, qui plaidaient devant lui la cause des Quraydha :
– Acceptez-vous l'arbitrage d'un homme de votre propre clan ?
– Oui, nous l'acceptons.
– Ce sera donc Sa'd ibn Mu'âdh.
Ce dernier avait été atteint d'une flèche à la bataille du Fossé et fut
soigné dans la mosquée du Prophète sous sa surveillance. Lorsque le
Prophète confia à Sa'd l'arbitrage sur le sort des Banû Quraydha, les Aws
prirent cet homme de chez lui à dos d'âne, assis sur un coussin de cuir, et
l'emmenèrent chez le Prophète. En cours de route, ils le harcelèrent avec
insistance :
– Sois bon avec tes alliés, lui disaient-ils. Si le Prophète a confié leur
sort à ton arbitrage, c'est pour que tu sois bon avec eux.
– Il est temps pour moi, leur dit-il, d'être irréprochable devant Dieu.
À l'arrivée de Sa'd auprès du Prophète et des musulmans, le Prophète
dit aux Aws : « Voici votre Maître. » Les Aws lui dirent :
– L'Envoyé de Dieu t'a chargé de l'arbitrage sur le sort de tes alliés.
– Prenez-vous devant Dieu, demanda-t-il aux Aws, l'engagement de
respecter mon jugement ?
– Oui, nous le respecterons.
– Et, de ce côté-ci ? (Il s'adressait au Prophète, sans même le regarder,
par respect pour sa personne.)
– Oui, je le respecterai, répondit le Prophète.
– Mon jugement sur les Banû Quraydha sera : que les hommes soient
tués, que leurs biens soient répartis entre les musulmans et que les
femmes et les enfants soient bannis.
– Ton jugement, Sa'd, est le jugement de Dieu, dit le Prophète.
Et le Prophète ordonna de tuer tous les hommes des Banû Quraydha, et
même les jeunes, à partir de l'âge où ils avaient les poils de la puberté.

Les Banû Quraydha sont égorgés Sîra, II, 240-241)

Le Prophète ordonna de faire descendre de leurs fortins les Banû


Quraydha et de les enfermer dans la maison de Bint al-Hârith. Il alla
ensuite sur la place du marché de Médine, la même que celle
d'aujourd'hui (du temps d'Ibn Hichâm), et y fit creuser des fossés. Puis il
fit venir les Banû Quraydha par petits groupes et leur coupa la gorge sur
le bord des fossés. Parmi eux, il y avait Huyayy ibn Akhtab, l'ennemi de
Dieu, et Ka'b ibn Asad, le chef des Quraydha. Ils étaient six cents à sept
cents hommes. On dit huit cents et même neuf cents. Pendant qu'ils
étaient amenés sur la place par petits groupes, certains juifs demandèrent
à Ka'b, le chef de leur clan :
– Que va-t-on donc faire de nous ?
– Est-ce-que cette fois vous n'allez pas finir par comprendre ? Ne
voyez-vous pas que le crieur qui fait l'appel ne bronche pas et que ceux
qui sont partis ne reviennent pas ? C'est évidemment la tête tranchée !
Le Prophète ne cessa de les égorger jusqu'à leur extermination totale.

L'exécution de Huyayy ibn Akhtab Sîra, II, 241)

On fit donc venir Huyayy ibn Akhtab devant le Prophète. Il avait les
mains ligotées autour du cou et portait un manteau d'un rose éclatant,
qu'il avait, pour ôter à ses geôliers toute envie de vol, tailladé de toutes
parts :
– Je ne regrette absolument pas, dit-il au Prophète, d'avoir été ton
ennemi, mais, je le constate, quiconque abandonne Dieu, Dieu
l'abandonne.
Et, s'adressant à l'assistance :
– Nous acceptons l'ordre de Dieu. C'est une tuerie que Dieu a décidée
d'inscrire dans le destin du peuple d'Israël.
Puis il s'assit et le Prophète lui trancha la tête.

Une seule femme tuée parmi les Quraydha Sîra, II, 242)

'Â'icha, mère des Croyants, racontait : une seule femme juive des Banû
Quraydha a été tuée. Elle était chez moi et l'on bavardait ensemble. Elle
plaisantait et riait de bon cœur, pendant que, sur la place du marché, le
Prophète égorgeait ses hommes. Soudain un crieur appela son nom :
– Où est Unetelle ?
– C'est moi.
– Malheureuse, qu'as-tu ? lui demandai-je.
– Je vais être tuée.
– Pourquoi donc ?
– Parce que j'ai commis quelque chose.
C'était elle qui avait jeté une meule sur Khallâd ibn Suwayd et l'avait
tué. On l'emmena et on lui trancha la tête. 'Â'icha disait : je n'oublierai
jamais ce trait étonnant chez cette femme ; elle était de bonne humeur et
riait de bon cœur, alors qu'elle savait qu'elle allait être exécutée. Elle
avait, en effet, jeté une meule à grains sur un musulman et l'avait ainsi
tué.

Histoire de Zabîr ibn Bâta Sîra, II, 242-244)

Avant l'islam, Zabîr ibn Bâta avait, pendant la bataille de Bu'âth,


accordé sa grâce à Thâbit ibn Qays (futur Ançâr de Médine). Il l'avait
pris, lui avait coupé le toupet (survivance du sacrifice humain) et l'avait
ainsi libéré. Le jour où les Banû Quraydha furent égorgés, Thâbit vint
trouver Zabîr, qui était alors très vieux, et lui demanda :
– Est-ce que tu me reconnais ?
– Comment un homme comme moi pourrait-il oublier un homme
comme toi ?
– Je voudrais, lui dit Thâbit, te remercier aujourd'hui de la grâce que tu
m'as accordée.
– Un homme généreux qui rend grâce à un homme généreux !
Thâbit alla trouver le Prophète et lui dit :
– Envoyé de Dieu, je dois ma grâce à Zabîr et je voudrais lui rendre la
pareille. Accorde-moi qu'il reste en vie.
– Il est à toi, répondit le Prophète.
– L'Envoyé de Dieu m'a accordé ton sang, dit Thâbit à Zabîr. Tu es
libre.
– Un vieillard, sans femme et sans enfants, que ferait-il de la vie ?
– Envoyé de Dieu, supplia Thâbit, accorde-moi la grâce de sa femme
et de ses enfants.
– Ils sont à toi.
– Le Prophète, revint annoncer Thâbit au vieillard, m'a accordé la
grâce de ta femme et de tes enfants. Ils sont à toi.
– Une famille sans biens, comment survivrait-elle dans le Hijâz ?
– Envoyé de Dieu, revint demander Thâbit, accorde-moi ses biens.
– Ils sont accordés.
– Le Prophète m'a accordé tes biens, dit Thâbit au vieillard. Ils sont à
toi.
– Dis-moi, Thâbit, demanda Zabîr, qu'est devenu notre chef Ka'b ibn
Asad, cet homme dont le visage était comme un miroir de Chine dans
lequel se miraient toutes les jeunes filles du quartier ?
– Il a été égorgé.
– Et Huyayy ibn Akhtab, le maître des citadins et des bédouins ?
– Égorgé.
– Et 'Azzâl ibn Samaw'al, qui était toujours à l'avant dans nos attaques
et assurait notre défense dans nos retraites ?
– Égorgé.
– Et les membres de nos deux assemblées ?
– Égorgés.
– Je te demande, Thâbit, par la grâce que tu me dois, de me faire suivre
ces hommes. Après leur disparition, la vie n'a plus aucun charme et je
suis impatient de retrouver ces amis.
Thâbit le fit avancer et sa tête fut tranchée. Abû Bakr, qui était présent,
dit : « Qu'il aille rejoindre ses amis pour l'éternité dans le feu de
l'Enfer ! »

Le partage du butin pris aux Banû Quraydha Sîra, II, 244-245)

Le Prophète fit ensuite le partage des femmes, des enfants et des biens
des Banû Quraydha entre les musulmans. Avant tout partage, il prit pour
lui le cinquième du butin, puis il établit les règles de la répartition : deux
actions pour un cheval ; une action pour son cavalier ; une action pour le
fantassin. Les cavaliers ayant pris part à l'extermination des Banû
Quraydha étaient au nombre de trente-six. C'était le premier butin auquel
s'appliquait cette règle du cinquième pour le Prophète et de la répartition
par actions des quatre cinquièmes. Ce principe fut adopté par la suite
pour le partage du butin après toutes les expéditions et les conquêtes.
Le Prophète envoya dans la région de Najd une partie des captives
juives des Quraydha, contre lesquelles il acheta des chevaux et des
armes.
Histoire de Rayhâna Sîra, II, 245)

Parmi les captives des Banû Quraydha, le Prophète avait choisi pour
lui-même une femme appelée Rayhâna, qui resta chez lui, en sa
possession, jusqu'à sa mort. Il lui avait pourtant proposé de l'épouser et
de lui imposer le voile. « Laisse-moi ainsi en ta possession, lui avait-elle
répondu : c'est plus simple pour moi comme pour toi. » Lorsqu'elle avait
été prise comme captive, elle avait refusé de se convertir à l'islam et tenu
à rester juive. Le Prophète avait dû la mettre en quarantaine et il en était
personnellement affecté. Un jour qu'il devisait avec quelques
compagnons, il entendit un bruit de pas derrière lui. « C'est Tha'laba, dit-
il, qui vient m'annoncer la conversion de Rayhâna ! » Tha'laba lui
annonça effectivement la conversion de Rayhâna et le Prophète s'en
réjouit.

L'EXÉCUTION DE SALLÂM IBN ABÛ-L-HUQAYQ (SÎRA, II,


273-276)

L'un des bienfaits accordés par Dieu au Prophète était que les deux
clans des Ançâr, les Aws et les Khazraj, rivalisaient de zèle à son égard et
s'affrontaient comme des béliers pour gagner sa faveur. Chaque fois qu'un
clan faisait quelque chose pour être agréable au Prophète, l'autre clan
guettait l'occasion d'en faire autant. Ainsi, lorsque les Aws débarrassèrent
le Prophète de son ennemi le poète Juif Ka'b ibn al-Achraf, les Khazraj
cherchèrent à exécuter un homme qui vouait au Prophète une égale
inimitié. Ils pensèrent à Sallâm ibn Abû-l-Huqayq, chef des juifs de
l'oasis de Khaybar, et demandèrent au Prophète la permission de le tuer.
Il la leur accorda.
Quinze hommes des Khazraj partirent pour Khaybar (à une centaine de
kilomètres au nord de Médine). Le Prophète confia le commandement de
la troupe à Abdallah ibn 'Atîk et leur interdit de tuer aucun enfant ni
aucune femme. Parvenus à Khaybar, ils pénétrèrent dans la maison d'Ibn
Abû-l-Huqayq. Ce dernier dormait dans une pièce à l'étage, à laquelle on
accédait par un escalier taillé dans le tronc d'un palmier. Ils y montèrent
et demandèrent la permission d'entrer. Sa femme sortit :
– Qui êtes-vous ? leur demanda-t-elle.
– Des Arabes qui cherchons à acheter du blé.
– Voici votre homme, entrez.
L'un des hommes du commando racontait : nous entrâmes et fermâmes
sur nous et sur elle la porte de la pièce. Elle cria et dénonça notre action.
Nous nous jetâmes avec nos sabres sur l'homme étendu dans son lit, ne
voyant de lui, dans la noirceur de la nuit, qu'une tache blanche. Sa femme
ne cessait de crier, mais nous retenions nos sabres au-dessus de sa tête, en
pensant à l'interdiction que nous avait imposée le Prophète. Nos sabres
alors s'abattirent sur l'homme ; Abdallah, de toutes ses forces, lui plongea
son sabre dans le ventre : l'homme fut ainsi transpercé de part en part, et
nous ressortîmes. Mais Ibn 'Atîk, qui avait une mauvaise vue, tomba du
haut de l'escalier et eut une très douloureuse entorse à la cheville. Nous le
portâmes et courûmes pour sortir de la ville et nous enfuir. Autour de
nous, les lumières furent allumées et l'on nous poursuivit de partout. En
désespoir de cause, les hommes de Khaybar retournèrent auprès de leur
chef et ne purent qu'assister à son agonie. Nous portâmes donc Ibn 'Atîk,
poursuivait le narrateur, et retournâmes voir le Prophète pour lui
annoncer la mort d'Ibn Abû-l-Huqayq, l'ennemi de Dieu. Mais chacun de
nous prétendit l'avoir tué. Comme nous nous disputions ce privilège
devant le Prophète, il nous dit : « Montrez-moi vos sabres. » Nous les lui
montrâmes. Il les examina et dit : « C'est le sabre d'Abdallah ibn Anîs qui
l'a tué. J'y vois encore la trace de ce que l'homme avait mangé. »

LA CONVERSION DE 'AMR IBN AL-'ÂÇ ET DE KHÂLID IBN


AL-WALÎD (SÎRA, II, 276-279)

'Amr ibn al-'Âç (futur conquérant de l'Égypte) racontait : après notre


retour de la bataille du Fossé avec nos alliés, je réunis quelques hommes
des Quraych qui pensaient comme moi et avaient l'habitude de m'écouter.
Je leur dis :
– Voyez quelle importance démesurée prend Muhammad. J'ai pensé à
une chose que je vais vous proposer.
– Laquelle ?
– Je propose que nous allions séjourner chez le Négus d'Abyssinie. Si
Muhammad l'emporte sur notre camp, nous serons à l'abri chez le Négus.
J'aime mieux être sous l'autorité du Négus qu'être soumis à Muhammad.
Si, au contraire, notre camp l'emporte sur Muhammad, notre tribu sait qui
nous sommes : elle ne peut que nous bien traiter.
– Tu as raison. Collectons des cadeaux dignes du Négus et partons.
Le Négus appréciait beaucoup les cuirs et les fourrures de chez nous.
Nous en emportâmes une bonne quantité et partîmes pour l'Abyssinie.

'Amr ibn Umayya en mission auprès du Négus Sîra, II, 277)

'Amr ibn al-'Âç poursuivait : nous attendions d'être reçus par le Négus
et nous fûmes surpris de voir entrer chez lui 'Amr ibn Umayya
(compagnon du Prophète) : Muhammad l'avait envoyé en mission auprès
du Négus au sujet de son cousin Ja'far ibn Abû Tâlib et de ses
compagnons. Je dis à mes amis : « C'est 'Amr ibn Umayya. Si j'entre chez
le Négus pour lui demander sa tête et qu'il me la donne, je le tuerai et
j'aurai ainsi donné satisfaction aux Quraych, en les débarrassant d'un
ambassadeur de Muhammad. » J'entrai donc chez le Négus et, selon
l'usage, me prosternai à ses pieds :
– Bienvenue à mon ami, dit-il. M'as-tu apporté quelque cadeau de ton
pays ?
– Oui, bien sûr, beaucoup de fourrures.
Et je les lui montrai. Il en fut ravi. Puis je lui dis :
– Majesté, j'ai vu sortir de chez toi le messager d'un homme qui est
notre ennemi et qui a tué un grand nombre des meilleurs parmi nos
notables. Livre-le moi et je le tuerai.
Le Négus entra dans une colère si violente que je souhaitai que la terre
s'ouvrît pour m'engloutir et me protéger de lui. Je m'excusai :
– Majesté, si j'avais pensé que ma requête te déplairait, je ne l'aurais
pas faite.
– Comment peux-tu me demander de te livrer le messager d'un homme
qui reçoit la Grande Révélation, tout comme la recevait Moïse ?
– Majesté, cet homme est-il comme Moïse ?
– Malheureux ! Écoute-moi, 'Amr, et va suivre cet homme. Il est dans
la vérité et il vaincra certainement tous ses opposants, comme Moïse a
vaincu le Pharaon et son armée.
– Accepterais-tu de recevoir en son nom ma conversion à l'islam ?
– Oui, j'accepte, dit-il, en me tendant la main.
Je tapai dans sa main ouverte et sortis de chez lui totalement converti,
mais je n'en dis rien à mes compagnons.

Conversion de 'Amr ibn al-'Âç et de Khâlid ibn al-Walîd Sîra, II, 277-
279)

'Amr ibn al-'Âç poursuivait son récit : je partis donc chez l'Envoyé de
Dieu pour lui déclarer ma conversion. En cours de route, je rencontrai
Khâlid ibn al-Walîd (futur héros de la conquête musulmane), venant de
La Mecque. C'était peu avant que le Prophète n'en fît la conquête.
– Où vas-tu ainsi, Khâlid ?
– Ma foi, la vérité a éclaté et le chemin est tout tracé ; l'homme est
certainement un prophète. Je vais me convertir à l'islam, il n'y a plus de
raison d'attendre.
– Moi aussi, je n'y vais, dis-je, que pour me convertir.
Nous arrivâmes à Médine chez l'Envoyé de Dieu. Khâlid s'avança
auprès du Prophète, lui déclara sa conversion et prêta serment. Puis je
m'avançai et je dis au Prophète :
– Je prête serment, à condition que mes fautes passées me soient
pardonnées.
– 'Amr, m'ordonna-t-il, ne crains rien, prête serment. L'islam et
l'Hégire effacent tout le passé.
Je prêtai serment et repartis.

L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ LIHYÂN (AOÛT 627)


(SÎRA, II, 279-281)

Cinq mois après la conquête des Banû Quraydha, le Prophète partit en


expédition contre les Banû Lihyân pour venger Khubayb ibn 'Adiyy et
ses compagnons, qui avaient été tués à Rajî'. En vue de prendre l'ennemi
par surprise, il fit semblant de partir pour la Syrie et s'engagea en
direction du nord. Peu après, il tourna à gauche et reprit la direction de La
Mecque. À marches forcées, il parvint à Ghurân, territoire des Banû
Lihyân. Mais ces derniers, sur leurs gardes, avaient pris position dans les
montagnes. Ayant manqué l'effet de surprise escompté, le Prophète
décida de partir pour 'Usfân, sur le chemin de La Mecque, à la tête de
deux cents cavaliers. Il voulait ainsi inquiéter les Mecquois en leur
faisant croire à l'imminence d'une attaque. Parvenu à 'Usfân, il envoya
vers La Mecque deux cavaliers qui firent une apparition à proximité de la
ville et rebroussèrent chemin à toute bride. Et le Prophète s'en retourna à
Médine.

L'EXPÉDITION DE DHÛ QARAD (AOÛT 627) (SÎRA, II, 281-


289)

Quelques nuits après le retour du Prophète à Médine, une troupe de


cavaliers des Ghatafân fit une incursion dans un élevage de chameaux
appartenant au Prophète et gardés dans la forêt par un couple de bergers.
Les cavaliers tuèrent le berger et emmenèrent avec eux sa femme et le
troupeau. Salama ibn al-Akwa' fut le premier à donner l'alerte. Il courut
comme un lion à la poursuite des agresseurs et tenta de retarder leur fuite
à coups de flèches. Lorsque les cavaliers se retournaient contre lui, il
prenait la fuite puis il recommençait sa manœuvre de retardement.
Les cris d'al-Akwa' parvinrent au Prophète : il donna l'alerte à Médine
et les cavaliers musulmans accoururent vers lui. Il mit à leur tête Sa'd ibn
Zayd, avec ordre de pourchasser les bandits. Le Prophète le suivrait avec
ses hommes. Les cavaliers musulmans atteignirent les fuyards et Abû
Qutâda réussit à tuer Habîb ibn 'Uyayna, leur chef. Il l'étendit sur le sol,
le couvrit de son propre manteau et poursuivit les autres. Le Prophète
arriva avec les musulmans, qui, reconnaissant le manteau d'Abû Qutâda
étendu sur le mort, pensèrent qu'il avait été tué et s'en remirent à Dieu
avec tristesse. Mais le Prophète les rassura : « Ce n'est pas Abû Qutâda,
mais un homme qu'Abû Qutâda a tué et recouvert de son manteau, en
témoignage d'amitié. » Les musulmans pourchassèrent les pillards : ils en
tuèrent un certain nombre et ramenèrent le troupeau volé.
Le Prophète installa son camp dans une montagne, sur un point d'eau
appelé Dhû Qarad. Il y resta une journée et une nuit et donna à manger à
son armée, une chamelle pour cent hommes. Puis il s'en retourna à
Médine.

L'EXPÉDITION CONTRE LES BANÛ MUÇTALIQ (JANVIER


628) (SÎRA, II, 289-296)

Le Prophète séjourna à Médine un mois puis il partit en expédition


contre les Banû Muçtaliq au mois de cha'bân de l'an 6 de l'Hégire
(décembre 627-janvier 628). Il avait appris qu'ils mobilisaient leurs
troupes contre lui, sous la conduite de Hârith ibn Abû Dirâr. Le Prophète
les rencontra sur un de leurs points d'eau et leur livra bataille. Dans la
mêlée, les musulmans avaient comme mot de passe : « Victorieux, tue,
tue ! » Dieu défit les Banû Muçtaliq et les mit en fuite. Les musulmans en
tuèrent un certain nombre et, en plus de leurs biens et de leurs troupeaux,
ils emmenèrent en captivité leurs femmes et leurs enfants. Le Prophète en
fit la répartition entre ses hommes. Dans cette bataille, l'un des
musulmans tomba, par méprise, sous les coups d'un autre musulman.

Ibn Ubayy exhorte les Ançâr contre les Émigrés Sîra, II, 290-291)

Tandis que le Prophète campait sur ce point d'eau, les hommes furent
pris d'une soif tenace et ce fut la bousculade autour du puits. Un jeune
esclave de 'Umar ibn al-Khattâb se bagarra avec un jeune homme des
Ançâr et chacun des deux appela son clan au secours. Abdallah ibn
Ubayy, l'un des chefs des Ançâr, fut pris de colère et, devant un groupe
de son clan parmi lesquels se trouvait le jeune Zayd ibn Arqam, il
exprima sa révolte : « Ils nous ont bernés, ces rustres de Quraychites,
parlant des Émigrés. Ils veulent, par leur nombre, prendre le pas sur nous
dans notre propre pays. Quelqu'un l'avait déjà dit : “; Engraisse ton chien
et il te mangera ! ” Dès notre retour, je le jure, nous verrons bien qui est
le plus fort et qui chassera l'autre de Médine. C'est vous-mêmes qui vous
êtes mis dans cette situation. Vous les avez laissé occuper le pays et vous
avez partagé avec eux vos propres biens. Si désormais vous gardez vos
biens pour vous, ils partiront ailleurs. »
Le jeune Zayd ibn Arqam, ayant écouté ce discours, alla tout droit le
rapporter au Prophète. 'Umar était présent. C'était après la défaite des
Banû Muçtaliq. 'Umar dit au Prophète :
– Dis à 'Abbâd ibn Bichr d'aller tuer cet homme.
– Comment cela, 'Umar ? Non, les gens diront que Muhammad
exécute ses propres amis. Fais plutôt annoncer le départ.
Et les musulmans levèrent le camp. C'était à une heure où le Prophète
n'avait pas l'habitude d'ordonner le départ.

Ibn Ubayy présente ses excuses au Prophète Sîra, II, 291-294)

Ayant appris que Zayd ibn Arqam avait rapporté ses menaces au
Prophète, Ibn Ubayy alla le trouver et jura qu'il n'avait jamais prononcé
les paroles rapportées par Zayd. C'était un chef qui jouissait de beaucoup
de considération dans son clan. Ceux parmi les Ançâr qui étaient
présents, et qui étaient de ses amis, eurent pitié de lui et tentèrent de le
défendre : « Envoyé de Dieu, dirent-ils, ce jeune homme n'a peut-être pas
bien compris le discours d'Ibn Ubayy et il l'aura mal rapporté… »
Le Prophète monta sur son chameau et repartit. Usayyid ibn Hudayr le
croisa sur son chemin, le salua comme il convient de saluer les prophètes
et lui dit :
– Envoyé de Dieu, tu as fait lever le camp à une heure inhabituelle !
– N'as-tu pas appris, lui demanda le Prophète, ce qu'a dit ton ami ?
– De quel ami parles-tu ?
– Abdallah ibn Ubayy.
– Et qu'a-t-il dit ?
– Il a prétendu qu'à son retour à Médine, le plus fort en chassera le plus
misérable.
– C'est toi le plus fort, Envoyé de Dieu. Tu l'en chasseras, j'en suis sûr,
si tu le veux. C'est lui le misérable et toi le plus fort. Envoyé de Dieu, aie
pitié de lui. Dieu t'a envoyé chez nous au moment où les gens de sa tribu
tressaient des perles pour sa couronne. Il est persuadé que tu l'as privé
d'un royaume.
Le Prophète conduisit son armée, sans halte, toute cette journée-là, la
nuit qui suivit et le début de la journée suivante. Ils furent tous assommés
par le soleil. Le Prophète ordonna enfin une halte. Dès qu'ils touchèrent
terre, ils tombèrent de sommeil. Le Prophète avait fait cela pour
détourner les gens de toute conversation au sujet de ce qui s'était passé la
veille et des propos d'Abdallah ibn Ubayy.
Le fils d'Ibn Ubayy vint trouver le Prophète et lui dit :
– Envoyé de Dieu, j'ai appris que tu voulais tuer mon père Abdallah à
cause des propos qu'on t'a rapportés sur lui. Si tu es vraiment décidé à le
faire, tu n'as qu'à m'en donner l'ordre et je t'apporterai sa tête. Les
Khazraj savent bien mon attachement à mon père et je crains que tu
charges un autre que moi de son exécution. Je ne supporterai pas, en
effet, de voir le bourreau de mon père vivre parmi les hommes. Il faudra
que je le tue moi-même, mais je tuerai un croyant pour un incroyant et
j'irai en Enfer.
– Nous allons plutôt, répondit le Prophète, le traiter avec clémence et
garder de bonnes relations avec lui, tant qu'il restera dans notre camp.
Depuis, toutes les fois qu'Abdallah ibn Ubayy faisait un écart, les gens
de son clan eux-mêmes le reprenaient et l'en blâmaient. Ayant appris leur
conduite, le Prophète dit à 'Umar :
– Qu'en penses-tu, 'Umar ? Si tu avais tué Ibn Ubayy lorsque tu m'en
avais demandé l'autorisation, des notables auraient pris peur et se seraient
peut-être révoltés. Maintenant, ces mêmes notables, si je leur demandais
de le tuer, ils le tueraient.
– Je sais, dit 'Umar, les décisions de l'Envoyé de Dieu ont bien plus de
valeur que les miennes.

Histoire de Juwayriya, fille d'al-Hârith Sîra, II, 294-296)

Le Prophète prit beaucoup de captives chez les Banû Muçtaliq et les


répartit entre les musulmans. Parmi les captives se trouvait Juwayriya,
fille de Hârith, chef de leur clan. 'Â'icha racontait : lorsque l'Envoyé de
Dieu fit la répartition des captives des Banû Muçtaliq, Juwayriya, fille de
Hârith, fut attribuée par le sort à Thâbit ibn Chammâs. C'était une jeune
femme belle et séduisante. Aucun homme ne pouvait résister à son
charme. Elle voulut se marier par contrat avec Thâbit et vint trouver le
Prophète pour demander son aide dans la rédaction du contrat. 'Â'icha
racontait : à peine l'ai-je vue à la porte de ma chambre que je l'ai prise en
grippe. Je savais que le Prophète allait succomber à son charme.
Juwayriya entra chez le Prophète :
– Envoyé de Dieu, lui dit-elle, je suis Juwayriya, fille de Hârith,
seigneur de son clan. Je suis, comme tu le sais, victime du malheur qui a
frappé notre peuple. Le sort m'a attribuée à Thâbit ibn Chammâs et j'ai
tenu à l'épouser par contrat. Je viens demander ton aide pour sa
rédaction :
– Voudrais-tu, répondit le Prophète, une solution bien meilleure ?
– Laquelle ?
– Je t'épargne la rédaction de ce contrat et je t'épouse.
– Je le veux bien, Envoyé de Dieu.
– C'est entendu, confirma le Prophète.
La nouvelle de ce mariage se répandit parmi les musulmans. Les gens
se dirent : « Il ne convient plus que nous gardions chez nous des femmes
de la belle-famille du Prophète. » Et ils renvoyèrent chez elles les
captives qu'ils détenaient. 'Â'icha poursuivait : plus de cent femmes des
Muçtaliq furent ainsi libérées et renvoyées chez elles, à cause de ce
mariage. À son retour de l'expédition contre les Muçtaliq, le Prophète
amena avec lui Juwayriya et la confia à l'un des Ançâr, avec l'ordre de
prendre soin d'elle.
Quelque temps après, Hârith vint chez le Prophète à Médine, amenant
avec lui des chameaux à donner comme rançon de sa fille Juwayriya.
Arrivé à 'Aqîq, près de Médine, il regarda à nouveau les chameaux. Deux
d'entre eux lui tenaient particulièrement à cœur et il éprouva du mal à
devoir s'en séparer. Il les fit donc disparaître dans un sentier de 'Aqîq et
amena les autres au Prophète :
– Muhammad, lui dit-il, tu as pris ma fille comme captive, et voici sa
rançon.
– Mais où sont donc les deux chameaux que tu as fait disparaître à
'Aqîq, dans tel sentier ?
– Je témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que toi, Muhammad, tu es
l'Envoyé de Dieu : il n'y avait en effet que Dieu pour voir ce que j'avais
fait !
Il se convertit à l'islam avec deux de ses fils et un certain nombre
d'hommes de sa tribu. Il envoya chercher les deux chameaux et les donna
au Prophète. En retour, on lui rendit sa fille. Elle se convertit elle aussi à
l'islam et devint une bonne musulmane. Le Prophète demanda sa main à
son père, qui la lui donna. Elle reçut en dot quatre cents dirhams.

LA CALOMNIE CONTRE 'Â'ICHA (SÎRA, II, 297-307)

'Â'icha racontait : quand le Prophète partait en expédition, il tirait au


sort parmi ses épouses et emmenait avec lui celle que le sort désignait.
Avant l'expédition contre les Muçtaliq, il tira au sort, comme à son
habitude, et le sort me donna l'avantage sur elles : il m'emmena avec lui.
Les femmes, à l'époque, avaient l'habitude de grignoter quelque chose de
léger, pour tromper leur faim avant l'heure du déjeuner. Ainsi restaient-
elles légères, sans prendre de poids. Pour voyager, je m'installais dans
mon palanquin et les hommes en charge de mon chameau soulevaient le
palanquin, le hissaient à bout de bras sur le dos du chameau et l'y fixaient
avec des sangles. Puis ils menaient la monture en laisse.
Au retour de l'expédition contre les Muçtaliq, parvenu à proximité de
Médine, le Prophète ordonna une halte, qui dura une partie de la nuit,
puis il fit annoncer le départ. J'étais sortie pour un besoin naturel et je
portais un collier de perles du Yémen, qui glissa de mon cou. Revenue à
mon palanquin, je m'aperçus de la perte du collier, je repartis à sa
recherche à l'endroit où j'étais sortie et l'y retrouvai. Pendant ce temps, on
avait levé le camp et les gens étaient partis. Les hommes qui avaient la
charge de mon chameau étaient venus, avaient soulevé mon palanquin,
croyant que j'y étais, l'avaient sanglé sur le dos du chameau, et emmené
la monture, comme ils en avaient l'habitude. Retournée au campement, je
n'y vis personne. Tous étaient partis et le silence régnait.
'Â'icha poursuivait : je me roulai dans mon manteau et m'allongeai sur
place, pensant que, lorsqu'on s'apercevrait de mon absence, on reviendrait
me chercher à cet endroit. Tandis que j'étais ainsi allongée, Çafwân ibn
Mu'attal, qui, pour une affaire personnelle, avait pris du retard et n'avait
pas fait de halte avec l'armée, passa par là. Il vit une masse noire étendue
sur le sol et s'approcha de moi. M'ayant reconnue, il s'exclama :
« L'épouse du Prophète ! Nous appartenons à Dieu et nous reviendrons à
lui (formule de résignation devant une contrariété plus ou moins grave).
Que t'est-il arrivé ? Dieu te pardonne ! » Je ne répondis rien. Il approcha
son chameau, me dit de monter et se tint par pudeur à l'écart. Une fois
que j'étais montée, il saisit les rênes du chameau et le conduisit à vive
allure, pour rattrapper l'armée. Nous rejoignîmes les gens et l'on ne
s'aperçut de mon absence qu'au lever du jour. Les hommes avaient fait
une halte et se reposaient lorsqu'ils virent Çafwân m'amener sur son
chameau. Et c'est à ce moment que le trouble envahit les esprits et que les
calomnies se déchaînèrent contre moi : je n'en savais rien.
Revenue à Médine, je ne tardai pas à tomber gravement malade.
Aucune de ces rumeurs ne me parvint, mais l'Envoyé de Dieu et mes
parents finirent par apprendre ce qui se racontait sur moi. Ils ne m'en
soufflèrent mot. Cependant, je sentais chez l'Envoyé de Dieu un certain
manque de tendresse. Autrefois, lorsque je tombais malade, il me
plaignait et prenait soin de moi. Cette fois-là, il n'en faisait rien et cela
m'étonnait de sa part. Ainsi, par exemple, lorsqu'il rentrait chez moi
pendant que ma mère me soignait, il lui demandait : « Comment va votre
fille ? », sans y ajouter un mot de plus. J'en étais toute bouleversée. Ayant
trop souffert de cette froideur, je lui dis un jour :
– Envoyé de Dieu, si tu le permets, je voudrais aller chez ma mère
pour être soignée chez elle.
– Fais ce que tu veux, répondit-il.
Je partis donc chez ma mère, toujours tenue dans l'ignorance de ce qui
se disait. Une vingtaine de nuits plus tard, j'étais en convalescence.
'Â'icha poursuivait : nous étions, à l'époque, de véritables Bédouins.
Nous avions en horreur ces lieux d'aisances que les étrangers installent
dans leurs maisons : les gens allaient pour leurs besoins naturels au large
de la ville et les femmes y sortaient chaque nuit en groupe. J'y suis donc
sortie une nuit en compagnie de la mère de Mistah, un protégé de mon
père Abû Bakr. Tandis qu'elle marchait, elle se prit les pieds dans les pans
de son manteau et trébucha.
– Malheur à toi, Mistah, s'écria-t-elle.
– Ne dis pas cela, rétorquai-je, d'un vaillant Émigré, qui a participé à la
bataille de Badr.
– Ne connais-tu donc pas l'affaire, fille d'Abû Bakr ?
– Quelle affaire ?
Elle me raconta alors les calomnies qui circulaient en ville sur mon
compte.
– Est-ce bien vrai ce que tu dis ?
– Oui, c'est la pure vérité, je le jure.
Je ne pus alors satisfaire mon besoin et revins précipitamment à la
maison. Là, je fondis en larmes à tel point que mon foie faillit en éclater.
Et je dis à ma mère :
– Dieu te pardonne, mère, les gens racontent toutes ces calomnies et tu
ne m'en dis rien !
– Ma petite fille, ne t'en fais pas outre mesure. Il est rare qu'une belle
femme soit chez un homme qui l'aime, avec d'autres co-épouses rivales,
sans qu'elles inventent des calomnies contre elle et qu'elles les répandent
dans leur entourage.

Origine de la calomnie Sîra, II, 300-301)

'Â'icha poursuivait : parmi ceux qui avaient répandu les calomnies


auprès d'Abdallah ibn Ubayy et de quelques hommes des Khazraj
figuraient Mistah et Khamna bint Jahch. En effet, Zaynab, la sœur de
Khamna, était une des épouses du Prophète, la seule de ses épouses à
pouvoir auprès de lui me porter ombrage. Zaynab elle-même, Dieu la
protège dans sa foi, n'a jamais dit de moi que du bien. Mais sa sœur
Khamna s'employait à diffuser les calomnies contre moi. J'en étais très
malheureuse. Le Prophète prit un jour la parole en public (je ne l'ai su
que plus tard). Il glorifia Dieu, lui rendit grâce et se plaignit devant les
fidèles : « Je ne comprends pas pourquoi quelques-uns parmi vous
cherchent à me nuire, en calomniant ma famille. Personnellement, je n'ai
jamais eu à me plaindre d'elle. » Ces propos du Prophète semèrent la
discorde parmi les Aws et les Khazraj. Chacun de ces clans accusait
l'autre d'hypocrisie. Ils se lancèrent des menaces et faillirent en venir aux
mains.

Le Prophète consulte Ali et Usâma Sîra, II, 301)

Le Prophète vint chez moi, dans la maison de mes parents. Il y avait


invité, pour les consulter, Ali et Usâma, fils de Zayd (affranchi et fils
adoptif du Prophète). Ce dernier dit de moi beaucoup de bien : « Envoyé
de Dieu, c'est ta famille. Tout cela est pur mensonge. Nous n'avons
jamais entendu dire d'elle que du bien. » Quant à Ali, il dit : « Envoyé de
Dieu, les femmes sont légion sur terre et tu peux en changer quand tu le
veux. Interroge la servante, elle te dira la vérité. » Le Prophète appela
Burayra pour l'interroger. Ali se leva alors et la roua de coups : « Dis la
vérité à l'Envoyé de Dieu », lui répétait-il. Burayra dit : « Je ne connais
d'elle que du bien, je le jure. Si j'avais quelque chose à lui reprocher, c'est
que, lorsque je terminais de pétrir la pâte à pain et la laissais fermenter, je
demandais à 'Â'icha de la surveiller et d'empêcher les moutons d'y
toucher. Mais elle s'endormait et les moutons venaient manger la pâte. »

Dieu révèle au Prophète l'innocence de 'Â'icha Sîra, II, 301-307)

Par la suite, l'Envoyé de Dieu entra chez moi. Mes parents et une
femme des Ançâr s'y trouvaient. Je pleurais et ma compagne pleurait
avec moi. Il s'assit, rendit grâce et louanges à Dieu et me dit : « 'Â'icha, tu
as entendu ce que racontent les gens. Crains Dieu. Si tu as commis
quelque mal de ce qu'ils disent, demandes-en pardon à Dieu : il accepte
de pardonner à ses fidèles. » À ces mots, je sentis que mes larmes étaient
taries et j'attendis que mes parents répondent à l'Envoyé de Dieu. Ils n'en
firent rien.
– N'allez-vous pas enfin répondre à l'Envoyé de Dieu ?
– Nous ne savons pas quoi lui répondre.
Je n'ai jamais connu de famille qui ait enduré ce qu'a enduré la famille
d'Abû Bakr en ce temps-là. Je pleurai, je réfléchis et dis à l'Envoyé de
Dieu : « Je ne pourrai jamais demander pardon à Dieu de ce que tu viens
de mentionner. Car, si je reconnais ce que disent les gens alors que Dieu
sait que j'en suis innocente, je mentirai. Et si je nie ce qu'ils disent,
personne ne me croira. » Je cherchai alors le nom de Jacob3, mais il
m'échappa, et je dis : « Puissé-je avoir la patience du père de Joseph ! »
Patience !
C'est à Dieu qu'il faut demander secours
contre ce que vous racontez. (Coran, 12, 18.)
L'Envoyé de Dieu ne bougeait pas. Mais soudain il fut saisi des
symptômes habituels de la révélation. On l'étendit, on jeta sur lui son
manteau et on lui glissa un oreiller de cuir sous la tête. Je songeais en
moi-même, je le jure, que j'étais bien trop petite et bien trop misérable
pour penser que Dieu allait révéler à mon sujet un Coran qui se lirait dans
les mosquées. Tout au plus, j'espérais que l'Envoyé de Dieu verrait dans
son sommeil un songe, où Dieu, qui connaît mon innocence, lui
apporterait un démenti à ma décharge. En voyant les signes de la
révélation, je n'éprouvai moi-même aucune crainte, car je savais que
j'étais innocente et que Dieu ne serait pas injuste envers moi. Quant à
mes parents, ils retenaient leur souffle, dans l'attente de cette révélation :
ils craignaient que Dieu ne confirme les dires des gens. Le Prophète se
réveilla enfin et s'assit. Son front était perlé comme par un jour de pluie.
Il s'essuya le front et dit :
– Bonne nouvelle, 'Â'icha, Dieu a révélé ton innocence.
– Qu'il en soit remercié, dis-je.
Le Prophète sortit de chez nous et alla à la rencontre des gens. Il leur
parla et leur récita la révélation de Dieu sur cette affaire. Puis il fit venir
Mistah (serviteur d'Abû Bakr), le poète Hassân ibn Thâbit et Khamna, la
sœur de son épouse Zaynab et il leur fit donner des coups de fouet,
comme auteurs ou propagateurs des calomnies contre 'Â'icha. L'affaire
suscita des troubles et des querelles parmi les musulmans : Abû Bakr
refusa de continuer à verser une pension à Mistah, après ce qu'il avait dit
de sa fille ; Çafwân ibn Mu'attal se précipita pour tuer Hassân ibn Thâbit,
à cause des poèmes qu'il avait composés contre 'Â'icha, mais il fut retenu
dans son élan et ne put que le toucher de son sabre. Le Prophète fit enfin
une réconciliation entre tout ce monde.
'Â'icha terminait ainsi son récit : on fit faire une enquête sur Ibn
Mu'attal ; on trouva qu'il était impuissant et ne pouvait pas prendre
femme.
1 Ce rituel est probablement une survivance très adoucie du sacrifice humain ou, tout au moins,
l'équivalent d'une mise à mort.
2 Ce geste, exprimé en arabe par un verbe spécifique, 'aqara, était considéré avant l'islam
comme une preuve ultime de courage et de vaillance : le héros se coupait ainsi toute possibilité de
fuite et s'engageait à combattre jusqu'au dernier souffle. L'islam n'a pas retenu cette valeur morale
du paganisme.
3 Cette référence à la patience de Jacob, père de Joseph, est oubliée aujourd'hui. En revanche, on
se réfère couramment à la patience de Job (Coran, 38, 41-44 et 21, 83).
CHAPITRE VI

Hudaybiyya ou la trêve entre Muhammad et les


Mecquois
S'ils inclinent à la paix,

incline à la paix toi aussi ;

confie-toi à Dieu

car il est celui qui entend et qui sait.

S'ils veulent te tromper,

Dieu te suffit.

C'est lui qui t'assiste de son secours… (Coran, 8, 61.)

HUDAYBIYYA À LA FIN DE L'AN 6 DE L'HÉGIRE (mars 628)


(SÎRA, II, 308-322)

Le Prophète demeura à Médine durant les mois de ramadân et de


chawwâl et, au mois de dhû-l-qi'da, il prit le chemin de La Mecque pour
y effectuer une visite des lieux saints ('umra), sans aucune intention
guerrière. Il fit appel aux Arabes voisins de Médine et aux Bédouins du
désert pour l'accompagner dans cette visite. Beaucoup d'entre eux
tardèrent à lui répondre. Il sortit alors avec les Émigrés, les Ançâr et les
Arabes qui lui avaient répondu. Ils étaient en tout sept cents hommes et
avaient emmené avec eux soixante-dix chamelles destinées au Temple de
La Mecque, une offrande pour dix personnes. Parvenu à 'Usfân, un point
d'eau entre La Mecque et Médine, le Prophète y rencontra Bichr ibn
Sufyân. Ce dernier lui dit : « Envoyé de Dieu, les Quraych ont appris que
vous vous dirigiez vers La Mecque et ils sont sortis à votre rencontre,
revêtus de peaux de tigres, emmenant avec eux femmes et enfants. Ils
sont décidés à vous combattre jusqu'au dernier, plutôt que de vous laisser
entrer dans leur ville. Ils ont dépêché devant eux leur cavalerie, conduite
par Khâlid ibn al-Walîd1. » Le Prophète répondit : « Ah ! ces malheureux
Quraychites ! Ils sont dévorés par le démon de la guerre. Que perdraient-
ils s'ils me laissaient seul me battre contre tous les autres Arabes ? Si je
suis battu, ils auront ainsi obtenu ce qu'ils souhaitent. Si, au contraire,
Dieu me donne la victoire, ils entreront ainsi plus riches dans l'islam. Je
ne cesserai de me battre, je le jure, pour la mission que Dieu m'a confiée,
jusqu'à la victoire ou la mort. » Puis il demanda à ses compagnons de lui
indiquer, pour parvenir à La Mecque, un chemin autre que celui pratiqué
par les Quraych. On lui en indiqua un autre, abrupt et caillouteux : il le
prit et parvint jusqu'au pied de Hudaybiyya, au bas de La Mecque. La
cavalerie des Quraych, ayant aperçu la poussière soulevée par la troupe
du Prophète, comprit qu'il avait changé de chemin et revint à bride
abattue pour en prévenir les Quraych.
Parvenus au bas de La Mecque, les musulmans virent la chamelle du
Prophète s'agenouiller et dirent :
– Sa chamelle est épuisée.
– Non, répliqua le Prophète, elle n'est pas épuisée. Ce n'est pas dans sa
nature. Elle a été retenue par Celui qui avait retenu les éléphants
d'Abraha aux portes de La Mecque2. Dans ces conditions, poursuivit-il, je
suis disposé à accorder aux Quraych, dans le cadre d'un accord global,
toutes les concessions où le lien du sang serait invoqué. Descendons donc
ici.
– Envoyé de Dieu, lui dirent ses compagnons, il n'y a pas d'eau dans
cette vallée autour de laquelle on puisse camper.
Le Prophète tira alors une flèche de son carquois et la donna à l'un de
ses compagnons. L'homme la prit, descendit dans l'un des puits de cette
vallée et y planta la flèche : l'eau en jaillit à gros bouillons et les
musulmans campèrent autour de l'eau.
Après que le Prophète eut établi son camp, un groupe des Khuzâ'a,
conduit par Budayl ibn Warqâ', vint le trouver. Au cours de la
conversation, ces hommes demandèrent au Prophète quel était le but de
son voyage à La Mecque. Il leur répondit qu'il n'était pas venu pour leur
faire la guerre, mais uniquement pour accomplir une visite au Temple, en
signe de respect pour ce lieu saint. Puis il leur tint le même discours que
celui qu'il venait de tenir à Bichr ibn Sufyân. Ces hommes rapportèrent
aux Quraych les propos de Muhammad et leur reprochèrent trop de
précipitation à son égard. Les Quraych les rudoyèrent et les accusèrent de
complicité avec lui : « Même si Muhammad, dirent-ils, n'a aucune
intention hostile, nous ne le laisserons jamais entrer à La Mecque malgré
nous. » Puis les Quraych envoyèrent auprès de Muhammad Mikraz ibn
Hafç. Le Prophète lui tint le même discours que celui tenu à Budayl et à
ses compagnons. Mikraz revint et leur rendit compte de sa mission. Puis
ils envoyèrent al-Hulays ibn 'Alqama, qui était à l'époque le chef des
mercenaires abyssins. Lorsque l'Envoyé de Dieu l'aperçut de loin, il dit à
ses compagnons : « Voici un homme qui croit en Dieu. Poussez à sa
rencontre les chamelles destinées au sacrifice. » Voyant les bêtes, ornées
de bandelettes, évoluer vers lui du flanc de la vallée, il en fut édifié et
revint aussitôt sur ses pas, sans même avoir rencontré le Prophète. Il
rapporta aux Quraych ce qu'il avait vu :
– Tais-toi, lui dirent-ils, tu n'es qu'un Bédouin, tu ne comprends rien.
– Ce n'étaient pas les conditions de notre alliance avec vous, répliqua-
t-il. Comment peut-on repousser de la maison de Dieu quelqu'un qui
vient y accomplir ses dévotions ? Il faut que vous laissiez Muhammad
libre de faire au Temple ce qu'il a l'intention d'y faire. Sinon, je vous
quitterai, avec tous mes Abyssins en bloc.
– Tais-toi, Hulays ! Laisse-nous tranquilles. Nous choisirons nous-
mêmes ce qui nous convient.
Les Quraych dépêchèrent ensuite auprès de Muhammad 'Urwa ibn
Mas'ûd. Il alla le trouver, s'assit près de lui et lui dit :
– Voyons, Muhammad ! Tu es venu avec ce ramassis de gens pour
détruire ta propre tribu ? Les Quraych ont pris l'engagement solennel de
ne point te laisser entrer dans leur ville malgré eux. J'ai vraiment le
sentiment que ces gens ne vont pas tarder à t'abandonner.
Abû Bakr, qui était assis derrière le Prophète, répliqua à 'Urwa :
– Va sucer le clitoris d'al-Lât (divinité féminine) ! Nous, abandonner le
Prophète ?
– Qui est-ce ? demanda 'Urwa au Prophète.
– C'est Abû Bakr, le fils d'Abû Quhâfa.
– Si ton père ne m'avait pas un jour obligé en me tendant une main
secourable, je t'aurais envoyé ma main en pleine figure. Eh bien, nous
sommes quittes maintenant.
'Urwa, par familiarité3, se mit à caresser la barbe du Prophète, tout en
lui parlant. Mughîra se dressait tout armé près du Prophète. Et chaque
fois que 'Urwa prenait la barbe du Prophète, Mughîra lui tapait sur le
bras. Il lui dit enfin :
– Éloigne ta main du visage du Prophète, avant qu'elle ne t'appartienne
plus !
– Malheureux, lui dit 'Urwa, comme tu es rude et grossier !
Le Prophète sourit et 'Urwa lui demanda :
– Qui est-ce, Muhammad ?
– C'est ton neveu, Mughîra ibn Chu'ba.
– Ah, le traître ! s'écria 'Urwa. Pas plus tard qu'hier n'ai-je pas essuyé ta
honte !
En effet, Mughîra avait tué, avant sa conversion à l'islam, treize
personnes des Banû Mâlik et, pour régler l'affaire, 'Urwa avait payé le
prix du sang à la place de son neveu.
Le Prophète lui tint à peu près le même discours qu'il avait tenu aux
autres émissaires des Quraych, affirmant à nouveau qu'il n'était pas venu
pour faire la guerre. 'Urwa constata par lui-même la conduite des
compagnons du Prophète : faisait-il ses ablutions, tous se précipitaient
pour les faire ; crachait-il, tout le monde crachait ; un cheveu tombait-il
de sa tête, ils se hâtaient de le ramasser… Il s'en retourna auprès des
Quraych et leur dit : « J'ai connu Chosroès dans son royaume, le Basileus
dans son royaume, le Négus dans son royaume. Mais je n'ai jamais vu, je
le jure, de monarque régner sur son peuple comme Muhammad. Ce sont
des gens qui ne le livreront à aucun prix. À vous maintenant de décider. »
Les Quraych envoyèrent une quarantaine d'hommes avec l'ordre de
rôder autour du campement de Muhammad et de tenter un coup de main
contre les musulmans. Ils furent tous capturés et amenés devant le
Prophète. Ce dernier leur accorda son pardon et les fit relâcher. Ils
avaient pourtant lancé des cailloux et des flèches sur les musulmans.
De son côté, le Prophète envoya à La Mecque, sur un chameau qui lui
appartenait, Khirâch ibn Umayya. Il avait pour mission d'exposer aux
seigneurs des Quraych les intentions du Prophète et les motifs de son
voyage. Ils coupèrent les jarrets du chameau de Muhammad et allaient
tuer son messager, si les mercenaires abyssins ne s'étaient pas interposés
pour le sauver et le laisser repartir indemne. Puis le Prophète appela
'Umar et lui demanda d'aller en mission auprès des Quraych. « Envoyé de
Dieu, lui répondit-il, je crains qu'ils n'attentent à ma vie : ils connaissent
la haine que je leur porte et ma rudesse à leur égard. Il ne reste personne
à La Mecque pour m'accorder le droit d'asile. Mais je vais t'indiquer
quelqu'un qui jouit chez eux de plus de prestige et d'influence que moi :
c'est 'Uthmân ibn 'Affân. » Le Prophète fit appeler 'Uthmân et l'envoya en
mission auprès d'Abû Sufyân et des notables des Quraych. Il devait leur
expliquer que Muhammad n'était pas venu leur faire la guerre, mais
uniquement pour accomplir une visite au Temple. 'Uthmân partit donc et
dès qu'il entra à La Mecque, Abân ibn Sa'îd ibn al-'Âç l'accueillit et lui
accorda sa protection pour lui permettre de délivrer le message de
Muhammad. 'Uthmân se présenta devant Abû Sufyân et devant les
seigneurs des Quraych et leur déclara le message. Les Quraych lui
répondirent :
– Si tu veux toi-même accomplir les rondes rituelles autour de la
Ka'ba, tu peux le faire maintenant.
– Non, je ne puis le faire avant que le Prophète ne l'ait déjà fait.
À ces mots, ils le retinrent chez eux. Le Prophète et les musulmans
apprirent que 'Uthmân avait été tué par les Quraych.

La conclusion d'un pacte dans le camp du Prophète Sîra, II, 315-316)

À cette nouvelle de la mort de 'Uthmân, le Prophète réunit ses troupes


et leur dit : « Nous ne quitterons pas cet endroit avant d'en découdre avec
les Quraych. Il faut nous y engager solennellement. » Tous prêtèrent
serment sous un arbre4 et s'engagèrent à ne pas fuir la bataille et à y
combattre jusqu'à la mort. Un seul homme, Jadd ibn Qays, s'y déroba et
resta dissimulé derrière sa chamelle. On raconta même que le Prophète
prêta serment pour 'Uthmân en tapant de l'une de ses mains contre l'autre.
Mais on apprit que la mort de 'Uthmân n'était qu'une fausse rumeur et
qu'il était encore en vie.

L'armistice Sîra, II, 316-317)

Ensuite les Quraych envoyèrent Suhayl ibn 'Amr auprès de


Muhammad : « Tu pourras, lui dirent-ils, signer la paix avec lui, à
condition qu'il renonce cette année à son pèlerinage et qu'il reparte chez
lui. Nous ne voulons pas, surtout, que les Arabes racontent que
Muhammad est entré à La Mecque malgré les Quraych. » L'émissaire des
Quraych se présenta à Muhammad et eut avec lui une longue négociation.
Le Prophète comprit que les Quraych voulaient la paix, et un accord fut
élaboré entre les deux hommes. Il ne restait plus qu'à en rédiger les
termes. À cet instant, 'Umar bondit auprès d'Abû Bakr et lui demanda :
– Dis-moi, Abû Bakr, Muhammad n'est-il pas l'Envoyé de Dieu ?
– Si, il l'est.
– Ne sommes-nous pas les musulmans, ses fidèles ?
– Si, nous le sommes.
– Pour quelle raison donc veut-on nous humilier dans notre foi ?
– Ne quitte pas cet homme d'un pas, 'Umar. Je témoigne que
Muhammad est l'Envoyé de Dieu.
– Moi aussi, je témoigne qu'il est l'Envoyé de Dieu.
Puis 'Umar alla trouver le Prophète et lui dit :
– Envoyé de Dieu, n'es-tu pas envoyé par Dieu ?
– Si, je le suis.
– Ne sommes-nous pas les musulmans, tes fidèles ?
– Si, vous l'êtes.
– Ne sont-ils pas les païens ?
– Mais si, ils le sont.
– Pourquoi donc voudrais-tu nous humilier dans notre foi ?
– Je suis le serviteur de Dieu et son Envoyé. Je ne désobéirai jamais à
ses ordres : il ne me laissera jamais m'égarer.
Par la suite, 'Umar racontait : depuis lors, je n'ai cessé de faire
l'aumône, de jeûner et de prier, dans l'espoir de me faire pardonner les
propos que j'avais tenus au Prophète à cette époque.

Ali rédige les conditions de la paix Sîra, II, 317-318)

Le Prophète convoqua Ali et lui demanda d'écrire : Au nom de Dieu


Clément et Miséricordieux… Suhayl objecta : « Je ne connais pas ce
nom. Écris plutôt : En ton nom, Seigneur. » Le Prophète dit à Ali
d'écrire : En ton nom, Seigneur. Il l'écrivit. Puis le Prophète poursuivit :
Voici les termes dans lesquels Muhammad, Envoyé de Dieu, a conclu la
paix avec Suhayl ibn 'Amr. Suhayl objecta encore : « Si j'avais eu la
croyance que tu étais l'Envoyé de Dieu, je ne t'aurais pas combattu. Écris
plutôt ton nom et le nom de ton père. » Le Prophète dit au greffier :
« Écris : Voici les termes de l'accord de paix conclu entre Muhammad ibn
'Abd Allâh et Suhayl ibn 'Amr : les deux parties décident une trêve de dix
ans entre leurs peuples. Pendant cette période, ils vivront en sécurité et
s'abstiendront de toute agression les uns contre les autres. Toute
personne des Quraych qui rejoindrait le camp de Muhammad sans
l'autorisation de son tuteur sera renvoyée aux Quraych ; en revanche,
aucune personne du camp de Muhammad qui rejoindrait les Quraych ne
lui sera renvoyée. Les cœurs seront ouverts les uns envers les autres, sans
aucune haine ; les défauts des uns et des autres seront voilés, loin des
diatribes. Plus de rapines ni de trahisons entre les deux camps.
Quiconque voudra entrer dans l'alliance de Muhammad ou dans
l'alliance des Quraych pourra le faire librement. »
Les Khuzâ'a se précipitèrent pour déclarer : « Nous entrons dans
l'alliance de Muhammad et adhérons à son pacte. » En revanche, les Banû
Bakr déclarèrent : « Nous entrons dans l'alliance des Quraych et adhérons
à leur pacte. Tu retourneras chez toi et tu n'entreras pas chez nous à La
Mecque cette année. L'année prochaine, s'il y en a une, nous te céderons
la place et tu entreras à La Mecque avec tes compagnons. Tu pourras y
demeurer trois jours. Tu n'apporteras avec toi que les armes habituelles
du cavalier ; les sabres ne seront pas brandis, mais cachés dans leurs étuis
de cuir. »
Déception et troubles chez les compagnons du Prophète Sîra, II, 318-
322)

Les compagnons du Prophète étaient sortis avec lui de Médine,


persuadés qu'ils allaient à la conquête de La Mecque, sur la foi d'une
vision que l'Envoyé de Dieu aurait eue. Mais, voyant les conditions de la
trêve, les concessions que le Prophète avait dû faire et sa reculade finale,
ils en furent très affectés et faillirent mourir de chagrin. Tandis que le
Prophète était occupé avec Suhayl à fixer les termes de l'accord, voici
qu'Abû Jandal, fils de Suhayl, surgit au milieu d'eux, encore chargé de
ses entraves de fer. Il avait réussi à échapper aux Mecquois pour
rejoindre le Prophète. Son père se précipita sur lui, le gifla et l'accabla de
reproches. Puis il dit au Prophète :
– Muhammad, l'accord était déjà conclu entre toi et moi avant que cet
énergumène n'arrive.
– C'est vrai, répondit le Prophète.
Et Suhayl se remit à rouer de coups son fils et à le repousser vers La
Mecque, tandis que ce dernier criait aussi fort qu'il le pouvait : « Vous,
les musulmans, acceptez-vous de me remettre entre les mains des païens
pour être détourné de ma foi en Dieu ? » Cette scène ne fit qu'augmenter
la déception et le désarroi des musulmans. Le Prophète dit alors à Abû
Jandal : « Voyons, Abû Jandal, un peu de patience et de réflexion ! Dieu
va bientôt t'accorder la délivrance, à toi et aux gens persécutés comme
toi. Nous avons conclu une trêve avec les Mecquois et nous nous sommes
réciproquement engagés devant Dieu à ne pas nous trahir. Nous ne
pouvons donc y faillir. » 'Umar bondit alors aux côtés d'Abû Jandal. Il fit
quelques pas avec lui et tenta de le calmer : « Patience, lui disait-il,
patience ! Ce sont des païens. Leur sang ne vaut pas plus cher que le sang
d'un chien. » 'Umar racontait plus tard : je serrais de près Abû Jandal, lui
mettant presque sous le nez la poignée de mon sabre, dans l'espoir qu'il la
saisirait et qu'il abattrait son père. Mais il était trop attaché à son père.
L'accord fut donc appliqué à Abû Jandal.
Ayant achevé la rédaction de l'accord sous la plume d'Ali, le Prophète
fit appel, comme témoins de la trêve, à des musulmans et à des païens. Le
Prophète, qui avait son campement en dehors du Sanctuaire, se déplaçait
en territoire sacré pour y accomplir ses prières : Hudaybiyya était en effet
toute proche du Sanctuaire. Ayant conclu la trêve avec les Mecquois, le
Prophète s'approcha du bétail qu'il avait amené avec lui en offrande au
Temple et le sacrifia. Puis il s'assit et se rasa la tête. Ayant vu le Prophète
accomplir ce rituel, ses compagnons se précipitèrent pour en faire autant.
Comme lui, ils sacrifièrent les offrandes et se rasèrent la tête. Quelques-
uns, cependant, n'accomplirent pas ce rituel. Le Prophète dit en les
regardant : « Dieu accorde sa pitié aux hommes rasés. » Mais il hésita à
la demander pour les hommes non rasés, car ils avaient douté. Et Dieu fit
au Prophète les révélations du Coran au sujet de la trêve conclue avec les
Mecquois.

LES MUSULMANS PERSÉCUTÉS À LA MECQUE (SÎRA, II,


323-327)

Abû Baçîr, l'un des musulmans persécutés et emprisonnés à La


Mecque, s'enfuit et alla chez le Prophète, dès son retour à Médine.
Apprenant la fuite d'Abû Baçîr, deux Mecquois écrivirent une lettre à
Muhammad à son sujet et la lui firent porter par un homme des Banû
'Âmir, accompagné par un serviteur. Dès que le Prophète reçut le
message, il dit au fugitif :
– Nous avons donné notre parole aux Mecquois, comme tu le sais.
Notre religion nous interdit d'y faillir. Mais sache que Dieu bientôt va te
délivrer toi et tes compagnons persécutés et mettre fin à vos souffrances.
Retourne donc chez toi.
– Envoyé de Dieu, protesta Abû Baçîr, tu me renvoies chez les païens
pour qu'ils me détournent de ma foi !
– Va quand même chez toi, Abû Baçîr.
Il s'en retourna, accompagné du messager des Quraych et de son
serviteur. À quelque distance de Médine, ils s'assirent pour se reposer à
l'ombre d'un mur. Abû Baçîr demanda à son gardien :
– Ton sabre que voici est-il tranchant ?
– Oui, bien sûr.
– Montre-le moi.
– Regarde-le, si tu veux.
Abû Baçîr tira le sabre de son fourreau, se jeta sur son gardien et le lui
plongea dans le cœur. Le serviteur, tout tremblant de peur, revint en
courant auprès du Prophète, qui était assis dans la mosquée :
– Que t'est-il arrivé, malheureux ? lui demanda le Prophète.
– Ton ami a tué le mien.
Abû Baçîr ne tarda pas à arriver, le sabre à la taille :
– Envoyé de Dieu, annonça-t-il, ton engagement est rempli et c'est
Dieu qui a payé pour toi le prix du sang. Tu m'as livré aux mains des
Mecquois, mais c'est ma foi qui m'a fait résister à leurs pressions.
– Malheur à sa mère, s'écria le Prophète, Abû Baçîr serait un foudre de
guerre, s'il disposait de quelques hommes !
Ayant appris la mort du messager mecquois, Suhayl ibn 'Amr s'appuya
sur le mur de la Ka'ba et jura :
– Je ne quitterai pas ce mur tant que notre ami ne sera pas vengé.
– Ce que tu dis n'est que pure bêtise, lui rétorqua Abû Sufyân. Jamais
cet homme ne pourra être vengé.

Rébellion d'Abû Baçîr et des musulmans persécutés à La Mecque Sîra, II,


324-325)

Abû Baçîr sortit alors de Médine et alla se poster sur le chemin que les
Quraych avaient l'habitude de prendre pour aller en Syrie. Les
musulmans persécutés et retenus à La Mecque, ayant appris ce que le
Prophète avait dit à Abû Baçîr, sortirent de La Mecque et se joignirent à
Abû Baçîr. Ils étaient à peu près soixante-dix hommes. Ils coupaient ainsi
le chemin aux Mecquois : pas un homme des Quraych tombé dans leurs
mains qui ne fût tué ; pas une caravane de chameaux qui ne fût
détournée. Très gênés par cette rébellion, les Quraych écrivirent au
Prophète pour le supplier de recueillir ces musulmans dont ils ne
voulaient plus chez eux. Le Prophète accéda à leur demande et accueillit
les rebelles chez lui à Médine.

Le Prophète accueille les femmes émigrées après la trêve Sîra, II, 325-
327)
Pendant cette période, plusieurs femmes musulmanes émigrèrent à
Médine, et le Prophète les accueillit, ayant reçu une révélation de Dieu
dans ce sens. Ainsi, par exemple, lorsque Umm Kulthûm, fille de 'Uqba,
émigra à Médine, ses deux frères vinrent demander à Muhammad de la
leur rendre, en vertu du contrat conclu à Hudaybiyya entre lui et les
Quraych. Le Prophète refusa de le faire, parce que Dieu lui avait ordonné
de garder les Émigrées dont la conversion à l'islam avait été éprouvée.

L'EXPÉDITION CONTRE LES JUIFS DE KHAYBAR AU MOIS


DE MUHARRAM DE L'AN 7 DE L'HÉGIRE (JUIN 628) (SÎRA,
II, 328-370)

À son retour de Hudaybiyya, le Prophète séjourna à Médine le mois de


dhû-l-hijja et une partie de muharram. Puis il partit, le même mois, en
expédition contre les juifs de Khaybar. Il confia à Ali le soin de porter la
bannière, qui était blanche, à la tête de l'armée. Le cri de guerre des
musulmans dans cette expédition était : « Victorieux, tue, tue. »
Le Prophète établit son camp dans une vallée appelée Rajî', entre
Khaybar et Ghatafân, dans le but d'empêcher les Ghatafân, qui étaient les
alliés des juifs de Khaybar, de leur porter secours. Lorsque les Ghatafân
apprirent que Muhammad attaquait Khaybar, ils se mobilisèrent et
partirent soutenir leurs alliés. Mais, ayant parcouru une étape, ils
entendirent derrière eux du vacarme dans leurs troupeaux et dans leurs
habitations. Ils rebroussèrent chemin et laissèrent les juifs de Khaybar
seuls aux prises avec Muhammad.
Parvenu en vue de l'oasis de Khaybar, le Prophète ordonna à ses
troupes de s'arrêter et de prier avec lui : « Seigneur, maître des cieux et de
tout ce qu'ils recouvrent, nous te demandons de nous accorder ce qu'il y a
de meilleur dans cette oasis, dans sa population et dans ses biens.
Épargne-nous, Seigneur, ce qu'il y a de mauvais dans cette oasis, dans sa
population et dans ses biens. » Il leur donna ensuite l'ordre d'attaquer au
nom de Dieu. (Le Prophète prononçait cette prière devant chaque
territoire qu'il voulait prendre.) Puis les musulmans se mirent à occuper
les terres de l'oasis et à conquérir les unes après les autres ses maisons
fortifiées.
Les interdictions édictées par le Prophète au cours de la bataille (Sîra, II,
331-332)

Au cours de la bataille de Khaybar, le Prophète interdit aux musulmans


quatre choses : il leur interdit de manger de la viande d'âne domestique.
Cette interdiction survint au moment où bouillaient les marmites pleines
de viande d'âne. Les hommes durent la jeter. En revanche, il leur permit
de manger de la viande de cheval. Il leur interdit ensuite de manger toute
bête sauvage dotée de crocs. Il leur interdit, en troisième lieu, de
s'approcher des captives enceintes, afin de ne pas arroser ce qu'un autre
avait semé. Il leur interdit enfin de s'approprier ou de vendre quelque
butin que ce soit avant la répartition finale.

Mort du juif Marhab et de son frère Yâsir (Sîra, II, 332-334)

Après avoir occupé bon nombre de leurs propriétés et conquis bon


nombre de leurs maisons fortifiées, le Prophète parvint à deux fortins
appelés Watîh et Sulâlim. C'étaient les deux dernières places fortes de
Khaybar à conquérir. Il en fit le siège pendant près de dix nuits. Enfin,
Marhab le Himyarite sortit tout armé de l'un de ces fortins. Il récitait des
vers et provoquait les musulmans en duel.
– Qui parmi vous, demanda le Prophète, veut se charger de cet
homme ?
– Moi-même, répondit Muhammad ibn Maslama. Je suis frustré et hors
de moi : mon frère a été tué hier même.
– Lève-toi et va l'affronter avec l'aide de Dieu, lui dit le Prophète.
Les deux hommes se trouvèrent face à face, autour d'un vieil arbre aux
branches fragiles. Lorsque l'un portait un coup de sabre à l'autre, ce
dernier l'esquivait en se mettant derrière l'arbre et le sabre en coupait une
branche. À chaque coup échangé de part et d'autre, une branche tombait.
À ce jeu, il ne restait plus entre les deux hommes qu'un tronc nu. Marhab
chargea enfin Ibn Maslama et lui porta un violent coup de sabre. Ibn
Maslama para le coup avec son bouclier en cuir : le sabre fendit le cuir,
mais y resta coincé et Marhab ne put l'en retirer. Ibn Maslama en profita
pour porter à Marhab des coups de sabre mortels.
Après la mort de Marhab, son frère Yâsir sortit et provoqua les
musulmans en duel. Zubayr ibn al-'Awwâm se leva pour répondre à son
défi.
– Envoyé de Dieu, supplia sa mère, mon fils va être tué.
– Mais non, mais non, la rassura le Prophète. C'est ton fils qui va le
tuer, si Dieu le veut.
Zubayr alla donc à la rencontre de Yâsir. Les deux hommes se battirent
en duel et Zubayr l'emporta. Par la suite, lorsqu'on disait à Zubayr que
son sabre avait été tranchant, il répondait : « Non, vraiment, il n'était pas
tranchant, mais je l'ai forcé à l'être. »

Exploits d'Ali pendant la bataille de Khaybar (Sîra, II, 334-335)

Le Prophète envoya Abû Bakr, avec sa bannière, à la conquête de l'une


des places fortes de Khaybar. Il combattit avec courage, mais il revint
sans avoir rien conquis. Le lendemain, le Prophète envoya 'Umar sur les
mêmes fortins. Il combattit avec courage, mais il revint sans avoir rien
conquis. Le Prophète dit alors : « Demain, je livrerai la bannière à un
homme qui aime Dieu et son prophète et qui ne soit pas un fuyard. Je la
confierai à un homme par les mains de qui Dieu fait la conquête. » Il
appela Ali, qui souffrait à ce moment-là d'une ophtalmie, il lui cracha
dans les yeux, les essuya de ses doigts et lui dit : « Prends cette bannière
et va combattre jusqu'à ce que Dieu t'accorde la victoire. » Ali partit et
s'attaqua à la même place forte. Les assiégés en sortirent et livrèrent
bataille. Au cours du combat, un juif donna à Ali un coup si violent qu'il
lui arracha le bouclier de la main. Ali se saisit alors d'une porte qui se
trouvait là et s'en servit comme bouclier. Il combattit à l'abri de cette
porte jusqu'à ce que Dieu lui donnât la victoire. Ali laissa enfin tomber la
porte. Huit hommes de ses compagnons essayèrent de la retourner, mais,
malgré tous leurs efforts, ils n'y parvinrent pas.

Abû-l-Yasr fournit un bon repas au Prophète et à ses compagnons (Sîra,


II, 335-336)
Abû-l-Yasr racontait : nous étions autour du Prophète à Khaybar et
assurions le siège de l'une de leurs places fortes. À la tombée de la nuit,
un berger juif y ramenait son troupeau. Le Prophète demanda :
– Qui parmi vous, ce soir, nous donnerait à manger du mouton ?
– Moi-même, Envoyé de Dieu, répondis-je.
– Vas-y, me dit-il, et il invoqua Dieu pour mon succès.
Je partis en courant aussi vite qu'une autruche et atteignit, avant qu'ils
ne fussent tous rentrés, les derniers moutons du troupeau. J'en saisis deux
par la queue, les mis sous mes bras et revins en courant comme si je ne
portais rien. Je les jetai au pied du Prophète : on égorgea les moutons et
l'on s'en régala. Plus tard, en racontant cette histoire, Abû-l-Yasr pleurait
et disait : « Oui, vraiment, je les ai régalés ce soir-là et je fus l'un des
derniers compagnons du Prophète à mourir. »

Histoire de Çafiyya, mère des Croyants (Sîra, II, 636)

Les captives de Khaybar furent largement réparties entre les


musulmans. Le Prophète eut en partage Çafiyya, fille de Huyayy ibn
Akhtab (l'un des chefs des Banû Nadîr exilés de Médine à Khaybar) et
deux de ses cousines. Il garda pour lui Çafiyya et donna les deux
cousines à l'un de ses compagnons de combat, Dihya ibn Khalîfa, qui
avait pourtant souhaité avoir Çafiyya. Bilâl, le muezzin, l'avait ramenée
avec l'une de ses compagnes. Il passa avec les deux captives au milieu
des cadavres des juifs tués au combat. À cette vue, la compagne de
Çafiyya éclata en sanglots, se déchirant le visage et couvrant de terre ses
cheveux. La voyant dans cet état, le Prophète dit : « Éloignez de moi
cette furie satanique ! » Et il fit venir Çafiyya, la fit asseoir derrière lui et
jeta sur elle son manteau : les musulmans comprirent que le Prophète se
la réservait. Puis, il fit des reproches à Bilâl : « As-tu donc, Bilâl,
totalement perdu tout sentiment de pitié au point de faire passer ces
femmes devant les cadavres de leurs hommes ? » Çafiyya avait vu en
songe, lorsqu'elle était mariée à Kinâna ibn Rabî', qu'une lune était
tombée dans son sein. Elle avait raconté ce songe à son mari. « Cela ne
veut dire qu'une chose, c'est que tu désires avoir Muhammad, le roi du
Hijâz. » Et, furieux, il lui avait donné une gifle si forte qu'elle en eut l'œil
poché. Elle en portait encore la marque lorsqu'on l'amena auprès du
Prophète. Et c'est elle qui lui raconta ce songe et son histoire.
Çafiyya fut peignée, maquillée et préparée pour le Prophète par Umm
Anas ibn Mâlik. Il passa sa première nuit avec elle sous une tente ronde.
Abû Ayyûb, un compagnon du Prophète, passa la nuit, le sabre à la
taille, à monter la garde autour de la tente. Le lendemain matin, à son
réveil, le Prophète le vit rôder autour de sa tente :
– Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il.
– Envoyé de Dieu, cette femme a suscité en moi des craintes pour ta
vie. Tu as déjà tué son père, son mari et sa famille. Sa conversion à
l'islam est toute récente et cela m'a inquiété pour toi.
– Seigneur Dieu, protège Abû Ayyûb, comme il a passé la nuit à me
protéger.

Le trésor des Banû Nadîr (Sîra, II, 336-337)

On amena auprès du Prophète Kinâna ibn Rabî', le mari de Çafiyya,


qui détenait le trésor des Banû Nadîr. Le Prophète lui demanda de révéler
où était le trésor. Kinâna affirma n'en rien savoir. Un juif s'approcha et le
dénonça au Prophète :
– J'ai vu Kinâna rôder tous les matins autour de cette maison en ruine.
– Vois-tu, Kinâna, lui dit le Prophète, si nous trouvons le trésor chez
toi, je te tuerai.
– Tu me tueras, mais je n'en sais rien.
Puis le Prophète ordonna de creuser la terre dans la maison en ruine.
On y trouva une partie du trésor.
– Où est le reste du trésor ? demanda le Prophète.
– Je ne sais pas, répondit Kinâna.
Le Prophète ordonna alors à Zubayr ibn al-'Awwâm de le torturer
jusqu'à ce qu'il livre son secret. Zubayr lui brûlait sans cesse la poitrine
avec la mèche d'un briquet, mais en vain. Voyant qu'il était à bout de
souffle, le Prophète livra Kinâna à Muhammad ibn Maslama, qui lui
trancha la tête.
L'accord de paix avec les juifs de Khaybar (Sîra, II, 337)

Le Prophète établit le siège autour de deux de leurs places fortes,


Watîh et Sulâlim. Sentant leur mort assurée, les assiégés demandèrent au
Prophète d'épargner leur vie et de les laisser partir. Il les laissa partir, en
occupant leurs terres et leurs places fortes, comme il l'avait déjà fait pour
les autres juifs. Ayant appris la reddition des juifs de Khaybar, les juifs de
Fadak envoyèrent demander au Prophète les mêmes conditions : la vie
sauve et l'exil, contre la perte des biens (juin 628). Le Prophète accepta.
Les habitants de Khaybar, s'étant rendus dans les mêmes conditions,
firent cependant remarquer au Prophète qu'ils savaient mieux que les
musulmans cultiver la terre et entretenir les palmeraies : ils lui
demandèrent de faire la paix avec eux sur la moitié des récoltes. Le
Prophète accepta cette proposition, se réservant, cependant, le droit de les
bannir quand il le voudrait. Il accorda aussi le même traitement aux juifs
de Fadak. Ainsi les musulmans jouissaient-ils de la moitié des récoltes de
Khaybar, tandis que le Prophète avait la jouissance exclusive de la moitié
des récoltes de Fadak.

L'agneau empoisonné (Sîra, II, 337-338)

Lorsque le Prophète connut un peu de tranquillité, une femme juive,


Zaynab bint Hârith, lui offrit un agneau rôti. Elle avait eu soin de lui
demander quel morceau de l'agneau il préférait. « L'épaule », avait-il
répondu. Elle mit du poison sur toute la bête et, en forte dose, sur
l'épaule, et présenta l'agneau sur un plateau devant le Prophète. Celui-ci
saisit l'épaule et en prit une bouchée, mais il trouva qu'elle avait un goût
bizarre et il la recracha. À côté de lui était assis Bichr ibn al-Barrâ', qui
prit lui aussi une bouchée dans l'épaule et la trouva bonne. Le Prophète
dit : « Cet os m'a tout l'air d'avoir été empoisonné ! » Il appela la femme
et l'interrogea : elle reconnut le fait.
– Pourquoi as-tu fait cela ? lui demanda-t-il.
– Tu as fait tomber sur mon peuple les malheurs que tu connais. Je me
suis dit : « S'il est roi, sa mort me vengera ; s'il est prophète, il en sera
averti. »
Le Prophète la laissa partir. Bichr, quant à lui, mourut d'avoir mangé
l'épaule empoisonnée. Plus tard, quand la sœur de Bichr alla visiter le
Prophète lors de sa dernière maladie, il lui dit : « Je sens que mes veines
se déchirent à cause de la bouchée d'agneau empoisonnée que j'ai prise
jadis avec ton frère Bichr. » Ainsi certains croyaient-ils que le Prophète
était mort en martyr, lui qui avait eu l'honneur de la prophétie.

Retour du Prophète à Médine (Sîra, II, 338-342)

À la fin de l'expédition contre Khaybar, le Prophète fit, pendant


quelques nuits, le siège de Wâdi-l-Qura, puis il en repartit pour Médine.
En cours de route, vers la fin de la nuit, il demanda :
– Qui voudrait veiller pour nous jusqu'à la prière de l'aurore ? Peut-être
pourrons-nous dormir un peu.
– Je le ferai pour toi, Envoyé de Dieu, répondit Bilâl le muezzin.
Le Prophète et ses hommes descendirent de leurs montures et
s'endormirent, tandis que Bilâl veillait pour eux et priait. Il pria autant
que Dieu lui en donna la force, puis il s'adossa à son chameau, les yeux
guettant la montée de l'aurore. Mais son regard fut vaincu par le sommeil
et il s'endormit. Seuls les rayons du soleil réveillèrent le camp. Le
Prophète dit à Bilâl :
– Comment as-tu fait, Bilâl ?
– Envoyé de Dieu, j'ai été pris moi-même comme tu l'avais été.
– C'est vrai, Bilâl.
Le Prophète emmena son chameau un peu à l'écart, il l'agenouilla et,
ainsi abrité, il fit ses ablutions. Les autres musulmans en firent autant.
Puis il ordonna à Bilâl le muezzin d'appeler les gens à la prière. Le
Prophète dirigea la prière et, l'ayant accomplie, il s'adressa aux
musulmans : « Si vous oubliez de faire une prière, accomplissez-la dès
que vous vous en souviendrez. Car Dieu a révélé :
Observe la prière en invoquant mon nom (Coran, 20, 14).

Quelques femmes participent à l'expédition de Khaybar (Sîra, II, 342-


343)
Quelques femmes musulmanes accompagnèrent le Prophète dans
l'expédition contre Khaybar. Il leur accorda un peu de butin, mais elles ne
bénéficièrent pas d'une répartition tirée au sort. Une femme des Banû
Ghifâr racontait : avant l'expédition contre Khaybar, j'allai voir le
Prophète avec quelques femmes de ma tribu. Je lui dis que nous
souhaitions partir avec lui à Khaybar pour soigner les blessés et aider les
musulmans de notre mieux. Il accepta, en implorant sur nous la
bénédiction de Dieu. Nous partîmes donc avec les combattants. À
l'époque, j'étais encore une adolescente et le Prophète me fit monter
derrière lui, sur son sac à bagages. À l'aube, il fit agenouiller sa monture
et descendit pour accomplir la prière. Je descendis aussi et quelle ne fut
pas ma surprise de voir du sang sur le sac à bagages : c'étaient mes
premières règles. Toute confuse, je me cramponnais à la chamelle. Me
voyant crispée et voyant la tache de sang, le Prophète me demanda :
– Que t'arrive-t-il, peut-être sont-ce là tes règles ?
– Oui, dis-je.
– Essuie-toi d'abord, puis prends un seau d'eau, ajoutes-y un peu de sel
et lave la tache de sang que tu as faite. Tu pourras ensuite y reprendre ta
place.
Après la conquête de Khaybar, poursuivait-elle, le Prophète nous
donna un peu de butin. Il prit ce collier, que je porte encore, et m'en fit
cadeau en me le passant autour du cou de ses propres mains. Depuis, ce
collier ne m'a jamais quittée.
Elle garda ce bijou jusqu'à sa mort. Elle demanda même à être enterrée
avec ce collier au cou. De même, durant toute sa vie, elle ne se purifiait
jamais de ses règles sans faire fondre un peu de sel dans l'eau. Bien plus,
elle recommanda qu'à sa mort son corps fût lavé avec de l'eau salée.

Histoire du berger Aswad (Sîra, II, 344-345)

Pendant que le Prophète faisait le siège de l'une des places fortes de


Khaybar, un berger nommé Aswad vint avec son troupeau, qui
appartenait à un juif, demander au Prophète de lui parler de l'islam. Le
Prophète lui en parla et il se convertit. Devenu musulman, il expliqua au
Prophète :
– Envoyé de Dieu, je ne suis qu'un berger employé par un juif
propriétaire de ce troupeau. Que dois-je faire de ce dépôt qui m'a été
confié ?
– Chasse loin de toi ce troupeau et les bêtes reviendront à leur maître.
Le berger prit une poignée de cailloux et refoula les moutons, leur
criant : « Revenez à votre propriétaire, je ne vous mènerai plus paître. »
Les moutons rentrèrent dans la place forte, d'un même élan, comme s'ils
y étaient poussés par un berger invisible. Aussitôt après, le berger
s'avança au pied des murailles pour combattre aux côtés des musulmans.
Il fut atteint par un boulet qui le tua sur le coup, sans lui avoir laissé le
temps de réciter une seule prière. On le porta auprès du Prophète et on
l'étendit derrière lui, couvert de son manteau. Le Prophète jeta un regard
sur le berger, mais il se détourna aussitôt de lui. Ses compagnons
interrogèrent le Prophète :
– Pourquoi t'es-tu détourné de cet homme ?
– Parce qu'il est maintenant en compagnie de ses deux épouses houris.
Depuis, on disait que, dès la mort d'un martyr, deux femmes houris lui
étaient envoyées du Ciel. Elles lui débarrassaient le visage de la poussière
et le paraient, en disant : « Dieu couvre de terre celui qui t'a ainsi couvert
le visage ; Dieu tue celui qui t'a ainsi tué ! »

La répartition du butin de Khaybar (Sîra, II, 349-356)

La répartition du butin de Khaybar se fit de la façon suivante : le


cinquième appartenait à Dieu ; il revenait au Prophète, à sa famille, à ses
proches et servait à nourrir les orphelins, les pauvres et les épouses du
Prophète. Les quatre autres cinquièmes étaient répartis entre les
musulmans. Quant au butin de Fadak, il revint tout entier au Prophète,
parce que Dieu avait semé la terreur dans le cœur de ses habitants,
lorsqu'ils apprirent le sort réservé aux juifs de Khaybar. Ils conclurent,
sans combattre, la paix avec le Prophète, en lui laissant la moitié de leurs
biens.
Bannissement des juifs de Khaybar, sous le calife Omar (Sîra, II, 356-
358)

Du vivant du Prophète, les conditions de paix entre lui et les juifs de


Khaybar étaient respectées : les habitants travaillaient la terre et
partageaient la récolte à égalité entre eux et le Prophète. À sa mort, le
calife Abû Bakr prorogea ces mêmes conditions. Au début de son califat,
Omar fit de même. Mais il apprit que le Prophète, au cours de sa dernière
maladie, avait dit : « Il ne devra y avoir qu'une seule religion dans l'île
des Arabes. » Omar s'assura alors de l'authenticité de ce hadith et envoya
dire aux juifs de Khaybar : « Celui qui parmi vous détient un contrat écrit
avec le Prophète, qu'il me le rapporte et je m'engage à le respecter. Par
contre, celui qui ne détient pas de contrat, qu'il se prépare à l'exil. En
effet, le Prophète avait dit qu'il ne pouvait y avoir en Arabie qu'une seule
religion. » Ainsi Omar bannit-il d'Arabie tous les juifs qui n'avaient pas
de contrat écrit avec le Prophète.

Ja'far ibn Abû Tâlib, émigré en Abyssinie, rejoint le Prophète (Sîra, II,
359-370)

Le Prophète avait envoyé auprès du Négus 'Amr ibn Umayya pour lui
parler du sort des émigrés musulmans qui séjournaient encore en
Abyssinie. Ayant loué deux embarcations, 'Amr réussit à les ramener en
Arabie et à les conduire auprès du Prophète, le jour de la conquête de
Khaybar. Ils étaient dix-huit hommes, à la tête desquels se trouvait Ja'far
ibn Abû Tâlib, frère d'Ali et cousin du Prophète. Ja'far prit le Prophète
dans ses bras, l'embrassa entre les deux yeux et ne le quitta plus. Le
Prophète, ce jour-là, composa ce vers :
Je ne sais ce qui me rend le plus heureux
La conquête de Khaybar ou le retour de Ja'far.
Certains émigrés d'Abyssinie en revinrent avant la bataille de Badr,
d'autres après Badr et d'autres plus tard. Parmi eux, il y en avait qui,
même convertis à l'islam, étaient morts en Abyssinie. D'autres s'étaient
convertis au christianisme et étaient morts dans ce pays, comme 'Ubayd
Allâh ibn Jahch, mari d'Umm Habîba, fille d'Abû Sufyân. Après la mort
d'Ibn Jahch, le Prophète épousa cette fille d'Abû Sufyân.
LE PROPHÈTE ACCOMPLIT SA VISITE DES LIEUX SAINTS
EN L'AN 7 DE L'HÉGIRE (MARS 629) (SÎRA, II, 370-373)

Le Prophète rentra de Khaybar et séjourna à Médine huit mois, au


cours desquels il envoyait ses généraux et ses troupes en expédition. Puis,
au mois de dhû-l-qi'da, il sortit de Médine à la tête des musulmans pour
accomplir à La Mecque la visite rituelle que les Mecquois l'avaient, un an
auparavant, empêché d'accomplir. Cette visite des lieux saints est appelée
par les uns la visite de l'accomplissement et, par les autres, la visite des
représailles.
Les Mecquois, ayant appris l'arrivée de Muhammad, libérèrent le
Sanctuaire. Des rumeurs circulaient parmi eux faisant état des grandes
épreuves et des revers que subissait Muhammad à ce moment-là. Ils se
réunirent devant le bâtiment du Sénat pour le regarder défiler avec ses
compagnons. Entré dans l'enceinte du Sanctuaire, le Prophète mit son
manteau en écharpe et découvrit son épaule droite. Il toucha la pierre
angulaire du Temple et se mit à courir d'un pas cadencé autour de la
Ka'ba jusqu'à ce qu'il atteignît l'angle yéménite (angle sud) et fût hors de
la vue des Mecquois. Puis il marcha jusqu'à la Pierre noire, courut en
cadence trois tours et, en marchant, termina le reste des tournées rituelles.
Ses compagnons le suivaient tout au long de ce rituel.
Au cours de cette visite, 'Abbâs, oncle du Prophète, lui donna en
mariage Maymûma bint al-Hârith et paya, à la place de son neveu, une
dot de quatre cents dirhams.
Le Prophète séjourna trois jours à La Mecque. Le troisième jour, les
Quraych lui envoyèrent une délégation pour lui dire :
– Ton délai de visite des lieux saints ('umra) se termine, tu dois
maintenant partir.
– Quel mal y aurait-il pour vous, répondit le Prophète, si vous me
laissiez épouser Maymûna parmi vous ? Je ferai un festin et je vous y
inviterai.
– Nous n'avons pas besoin de ton festin. Il faut que tu partes.
Le Prophète quitta alors La Mecque et laissa Maymûna sous la garde
de l'un de ses affranchis. Ce dernier le rejoignit à Sarif, tout près de La
Mecque, en y emmenant Maymûna. Le Prophète y célébra son mariage
avec Maymûna et poursuivit sa route vers Médine au mois de dhû-l-hijja.

L'EXPÉDITION DE MU'TA AU MOIS DE JUMÂDA-L-ÛLA DE


L'AN 8 DE L'HÉGIRE (SEPTEMBRE 629) (SÎRA, II, 373-389)

Au mois de jumâda-l-ûla de l'an 8 de l'Hégire, le Prophète envoya à


Mu'ta en Syrie (non loin de la mer Morte) une expédition sous le
commandement de Zayd ibn Hâritha. « Si Zayd est atteint au cours du
combat, disait-il, Ja'far ibn Abû Tâlib prendra le commandement. Si
Ja'far tombe, ce sera Abdallah ibn Ruwâha qui le prendra. » Les
combattants, au nombre de trois mille, se mobilisèrent et firent les
préparatifs de l'expédition. Au moment du départ, les musulmans dirent
adieu aux généraux de l'armée. Le Prophète fit un bout de chemin avec
les combattants, leur dit adieu et s'en retourna à Médine.

Appréhensions des musulmans à l'idée de se battre contre Héraclius


(Sîra, II, 375-377)

Arrivés à Ma'ân en Syrie, les musulmans apprirent qu'Héraclius


campait à Mu'âb, dans la région de Balqâ', à la tête de cent mille soldats
byzantins, et que cent mille autres combattants, Arabes5, s'étaient joints à
lui. Ils restèrent à Ma'ân deux nuits pour réfléchir à la situation. « Nous
devons écrire au Prophète, se disaient-ils, pour l'informer du nombre très
important de nos adversaires. Il nous enverrait du renfort ou nous
donnerait d'autres instructions. » Au milieu de ces appréhensions,
Abdallah ibn Ruwâha harangua ses compagnons d'armes :
– Ce que vous refusez d'admettre, c'est que vous êtes venus ici à la
recherche du martyre. Nous ne combattons pas les gens par notre force ni
par notre supériorité numérique. Nous les affrontons uniquement par la
foi dont Dieu nous a honorés. Avançons donc ! Il n'y a que deux bonnes
choses qui puissent nous arriver : ou nous vaincrons ou nous tomberons
en martyrs.
– Tu as raison, crièrent-ils. Et ils allèrent de l'avant.
Le choc avec les Byzantins (Sîra, II, 377-380)

Les musulmans s'avancèrent jusqu'aux environs de Balqâ'. Héraclius et


ses innombrables troupes de Byzantins et d'Arabes, alliés à Byzance,
s'avancèrent aussi à leur rencontre. À leur approche, les musulmans se
regroupèrent dans un village appelé Mu'ta pour y affronter l'ennemi.
Héraclius les y suivit et le choc fut très rude. Zayd ibn Hâritha combattit
avec la bannière du Prophète jusqu'à ce qu'il perdît tout son sang au
milieu des lances ennemies. Ja'far reprit la bannière et combattit avec
fureur. Pris de toutes parts, il sauta de sa jument baie, lui coupa les jarrets
et combattit jusqu'à son dernier souffle. Ja'far fut le premier dans l'islam à
recourir à cette pratique6. On raconte que Ja'far leva la bannière de sa
main droite : elle fut coupée ; de sa main gauche : elle fut coupée ; il la
serra contre son corps et combattit ainsi jusqu'à la mort. Il avait trente-
trois ans. Dieu, au Paradis, le dota, en récompense, de deux ailes qui lui
permettaient de s'envoler ainsi là où il voulait. Abdallah ibn Ruwâha
saisit à son tour la bannière, mais il hésita à se lancer dans la bataille. Il
s'y jeta enfin et combattit jusqu'à la mort. Enfin, Khalid ibn al-Walîd prit
la bannière. Tout en assurant la défense des musulmans, il engagea avec
eux un mouvement de retrait.

Le retour de l'expédition et la colère des musulmans (Sîra, II, 380-389)

Khâlid réussit enfin à dégager l'armée et à rentrer à Médine. À leur


arrivée à proximité de la ville, le Prophète et la population sortirent à leur
rencontre. Les jeunes garçons sortirent aussi avec eux en courant. Le
Prophète, sur sa monture, demanda aux musulmans qui l'accompagnaient
de recueillir les enfants et de lui donner le fils de son cousin Ja'far. On lui
amena Abdallah, qu'il souleva et mit dans ses bras sur sa monture. Les
musulmans huèrent l'armée et lui lancèrent des poignées de terre en lui
criant :
– Fuyards, vous avez fui la cause de Dieu !
– Non, répliqua le Prophète, ce ne sont pas des fuyards, mais des
hommes qui reviendront au combat, si Dieu le veut.
Umm Salama, épouse du Prophète, demanda un jour à la femme de
Salama ibn Hichâm :
– Comment se fait-il que je ne voie pas ton mari participer à la prière
aux côtés du Prophète et des autres musulmans ?
– En vérité, lui répondit-elle, il n'ose plus sortir de la maison. Toutes
les fois qu'on le voit, il est hué : « Fuyard, tu as fui la cause de Dieu ! »
1 Khâlid ibn al-Walîd : le récit de sa conversion, ainsi que celle de 'Amr ibn al-'Âç, a été relaté
plus haut. Il semble qu'il y ait un flottement dans la date de son ralliement à l'islam : 627 ou 629 ?
2 C'est une référence à l'année où Abraha, roi chrétien du Yémen, vint, avec ses éléphants, tenter
de détruire La Mecque. On situe en général cet événement vers 570.
3 Il semble que ce geste se soit maintenu jusqu'à une époque toute récente : on portait la main à
la barbe d'une personne puis on la ramenait sur la bouche pour l'embrasser en signe de soumission
respectueuse.
4 Cet arbre était-il sacré, comme il en existait un peu partout avant l'islam ? Ibn Hichâm ne le
précise pas, mais le fait même qu'il fournisse ce détail permet de le penser dans ce contexte rituel
du serment.
5 Il s'agit probablement des Arabes ghassanides, depuis longtemps convertis au christianisme et
alliés des Byzantins. Ils étaient chargés de contenir les incursions des nomades venant d'Arabie.
Mais à l'époque de Muhammad, leurs relations avec Constantinople étaient moins limpides, ce qui
explique, en partie, la rapidité de la conquête arabe à partir de 636. On peut penser aussi à des
tribus arabes chrétiennes qui nomadisaient dans la région, fournies par les Lakhmides, alliés à ce
moment-là aux Byzantins.
6 Ce geste, exprimé en arabe par un verbe spécifique, 'aqara, était considéré avant l'islam
comme une preuve ultime de courage et de vaillance : le héros se coupait ainsi toute possibilité de
fuite et s'engageait à combattre jusqu'au dernier souffle. L'islam n'a pas retenu cette valeur morale
du paganisme.
CHAPITRE VII

Le retour triomphal à La Mecque


Oui, nous t'avons accordé une éclatante victoire… (Coran, 48, 1.)

LA CONQUÊTE DE LA MECQUE AU MOIS DE RAMADÂN


DE L'AN 8 DE L'HÉGIRE (JANVIER 630) (SÎRA, II, 389-428)

Les raisons de la marche sur La Mecque Sîra, II, 389-396)

Les tribus des Banû Bakr et des Khuzâ'a, avant l'islam, étaient
perpétuellement en conflit et n'avaient à l'esprit qu'une préoccupation :
venger le sang d'un proche ou, à l'inverse, payer le prix du sang de l'autre
tribu. L'islam les détourna de leurs querelles tribales et occupa leurs
esprits. La paix de Hudaybiyya, conclue entre le Prophète et les Quraych,
incluait, entre autres conditions, que les tribus arabes avaient la
possibilité d'entrer librement dans la fédération des Quraych ou dans celle
de Muhammad. Les Banû Bakr s'allièrent aux Quraych, tandis que les
Khuzâ'a prirent le parti de Muhammad.
Or, en pleine trêve, le clan des Banû Dayl des Bakr voulut tirer
vengeance des Khuzâ'a. Son chef, Nawfal ibn Mu'âwiya, sortit à la tête
de ses hommes et attaqua de nuit les Khuzâ'a, qui campaient sur un de
leurs points d'eau. Les Quraych lui avaient secrètement fourni armes et
renforts. Au cours de la bataille, les Bakr tuèrent un homme des Khuzâ'a.
Devant la supériorité des Bakr alliés aux Quraych et devant cette rupture
de l'armistice conclu entre les Quraych et le Prophète, les Khuzâ'a
dépêchèrent une délégation, conduite par Budayl ibn Warqâ', auprès du
Prophète à Médine pour l'informer de l'attaque menée contre eux avec le
soutien des Quraych, et pour lui demander, en vertu de ses engagements,
de leur porter secours. Puis la délégation des Khuzâ'a s'en retourna à La
Mecque.

Abû Sufyân va à Médine pour affirmer le respect de la trêve Sîra, II, 396-
397)

Regrettant leur action contre les Bakr, les Quraych envoyèrent Abû
Sufyân à Médine pour tenter de consolider et de prolonger la trêve
conclue avec Muhammad. À 'Usfân, à deux étapes de La Mecque, Abû
Sufyân rencontra Budayl ibn Warqâ', qui revenait justement de Médine.
– D'où reviens-tu ? lui demanda-t-il.
– J'ai conduit ce groupe des Khuzâ'a le long de la côte.
– N'es-tu pas allé voir Muhammad ?
– Non.
Et Budayl poursuivit son chemin vers La Mecque. Soupçonneux, Abû
Sufyân alla à l'endroit où était agenouillée la monture de Budayl, y
ramassa quelques crottes, les écrasa entre ses doigts et y trouva des
noyaux de dattes. « Sans aucun doute, dit-il, Budayl est allé à Médine (où
l'on donne en fourrage aux bêtes des rafles de dattes) et il y est allé pour
voir Muhammad. » Abû Sufyân continua son chemin vers Médine. À son
arrivée, il descendit chez sa fille Umm Habîba, une des épouses du
Prophète. Il allait s'asseoir sur la couche de l'Envoyé de Dieu, mais sa
fille la retira brusquement :
– Ma fille, lui demanda-t-il, je ne sais si tu trouves cette couche
indigne de moi ou si tu me trouves indigne d'elle ?
– Non, répondit-elle, c'est plutôt la couche de l'Envoyé de Dieu, et toi,
tu es un homme païen et impur.
– Ma fille, je le jure, ton mariage ne t'a pas fait de bien !
Puis il sortit et alla exposer à Muhammad l'objet de sa visite : le
Prophète ne lui donna aucune réponse. Il alla ensuite trouver Abû Bakr
pour lui demander d'intervenir auprès de Muhammad : Abû Bakr refusa.
Il fit la même démarche auprès de 'Umar et 'Umar s'en indigna avec
véhémence. Enfin, Abû Sufyân entra chez Ali. Il l'y trouva en compagnie
de sa femme Fâtima, fille du Prophète. Elle avait déjà donné naissance à
Hasan, qui rampait encore à quatre pattes :
– Ali, lui dit-il, tu es l'homme le plus proche de moi par le sang. Je suis
venu te demander un service et j'espère ne pas repartir les mains vides.
Intercède pour moi auprès de Muhammad.
– Malheureux, lui dit Ali, le Prophète a pris sa décision et personne ne
peut plus la remettre en cause.
– Je me vois dans une situation difficile. Quel conseil pourrais-tu me
donner ?
– Je ne vois aucun conseil qui puisse t'épargner quoi que ce soit. Mais
tu es le seigneur des Banû Kinâna. Va donc annoncer que tu accordes ta
protection à tous les musulmans et regagne ton pays.
– Penses-tu que cela pourrait servir à quelque chose ?
– Non, je ne le pense pas. Mais je ne vois rien d'autre.
Abû Sufyân se présenta alors à la mosquée et, en présence des
musulmans, il proclama : « J'accorde ma protection à tous les
musulmans. » Puis il monta sur son chameau et repartit pour La Mecque.
À son arrivée, les Quraych lui demandèrent :
– Que rapportes-tu ?
– J'ai rencontré Muhammad et je lui ai parlé. Mais il ne m'a donné
aucune réponse. J'ai rencontré aussi Abû Bakr, mais je n'ai trouvé chez
lui rien de bon. Puis j'ai vu 'Umar : il a été notre pire ennemi. Enfin, j'ai
rencontré Ali et j'ai trouvé chez lui moins de raideur. Il m'a conseillé
d'accorder ma protection aux musulmans et je l'ai fait.
– Muhammad en était-il d'accord ?
– Non.
– Malheureux ! Si, en plus, l'homme t'a berné, tout ce que tu racontes
ne vaut plus rien.
– Je le sais, en vérité, mais je n'ai rien trouvé d'autre.

Le Prophète décrète la mobilisation générale Sîra, II, 397-398)


Le Prophète ordonna la mobilisation générale et demanda aux
membres de sa famille de faire les préparatifs nécessaires, mais il
n'indiqua pas le but de l'expédition. Quand les préparatifs furent
sérieusement avancés, il révéla aux combattants qu'ils allaient faire la
conquête de La Mecque et leur demanda de rechercher les
renseignements sur les Quraych, afin de les prendre par surprise dans leur
propre ville. Les hommes étaient fin prêts.

Hâtib écrit une lettre aux Quraych pour les prévenir Sîra, II, 398-399)

Lorsque le Prophète prit la décision d'attaquer La Mecque, Hâtib ibn


Abû Balta'a, un héros de la bataille de Badr, écrivit une lettre aux
Quraych pour les en informer et la confia, contre récompense, à une
femme affranchie par un membre de la famille des 'Abd-al-Muttalib. La
femme glissa la lettre dans ses cheveux, noua ses tresses par-dessus et
prit le chemin de La Mecque. Mais Dieu révéla au Prophète l'action de
Hâtib. Il lança Ali et Zubayr ibn al-'Awwâm aux trousses de cette femme.
Ils la rattrapèrent, la firent descendre de sa monture et fouillèrent ses
bagages : ils n'y trouvèrent rien. Alors Ali la menaça : « Je le jure, Dieu
n'a pas trompé son Envoyé et l'Envoyé de Dieu ne nous a pas menti. Tu
nous livres donc cette lettre ou nous te déshabillons ! » Voyant le sérieux
de la menace d'Ali, la femme leur dit : « Détournez-vous, détournez-
vous. » Puis elle dénoua ses tresses, sortit la lettre de ses cheveux et la
remit à Ali.
Ayant récupéré la lettre, le Prophète convoqua Hâtib :
– Pourquoi as-tu fait cela, Hâtib ? lui demanda-t-il.
– Envoyé de Dieu, je crois toujours en Dieu et en son prophète. Mais
ici à Médine, je n'ai aucun lien familial ni tribal. Ma famille et mes
enfants sont restés à La Mecque parmi les Quraych. Je n'ai fait qu'assurer
leur protection.
– Envoyé de Dieu, dit 'Umar, laisse-moi lui ôter la tête. Ce n'est qu'un
traître.
– Qu'en sais-tu, 'Umar ? Peut-être Dieu a-t-il apprécié le mérite des
héros de la bataille de Badr et leur a-t-il pardonné d'avance toutes leurs
mauvaises actions.
Le Prophète partit en expédition contre La Mecque le dix du mois de
ramadân, à la tête de dix mille musulmans. Personne ne manquait à
l'appel, ni parmi les Émigrés ni parmi les Ançâr ni parmi les tribus
arabes. Cette expédition était entourée du plus grand secret et aucune
information n'en parvenait aux Quraych, ni sur les intentions du Prophète
ni sur les étapes de sa route. Comme c'était le mois de ramadân, le jeûne
et la rupture du jeûne rythmaient les étapes de cette marche.
Pendant ce temps, quelques habitants de La Mecque parmi les proches
du Prophète affluaient vers Médine et demandaient leur admission dans
l'islam. Le Prophète les y admettait, fermant les yeux sur leur conduite
hostile à son égard avant l'Hégire. Dans cette même période, 'Abbâs,
oncle du Prophète, qui était préposé, en accord avec son neveu, au
breuvage sacré des pèlerins – le Prophète le confirma plus tard dans cette
charge –, émigra de La Mecque vers Médine avec sa famille. Il rencontra
le Prophète, qui était en route contre les Quraych, et se joignit à lui dans
cette expédition.

Conversion d'Abû Sufyân par l'entremise de 'Abbâs Sîra, II, 402-404)

'Abbâs racontait : lorsque le Prophète établit son camp à Zahrân, je me


dis : « Si le Prophète fait la conquête de La Mecque par la force, avant
que les habitants ne sortent à sa rencontre pour lui demander la vie sauve,
quel malheur ce serait pour les Quraych ! Ils périraient à jamais. » Je
montai donc sur la mule blanche du Prophète et partis jusqu'à Arâk, dans
l'espoir de rencontrer quelque ramasseur de bois sec, quelque laitier ou
toute autre personne allant à La Mecque pour affaires. Je les chargerais
d'informer les Quraych de l'imminence de l'attaque du Prophète et de la
nécessité pour eux de sortir à sa rencontre, s'ils voulaient avoir la vie
sauve.
'Abbâs poursuivait : j'étais donc sur la mule du Prophète, cherchant à
voir quelqu'un, lorsque j'entendis la voix d'Abû Sufyân et de Budayl ibn
Warqâ', qui se disaient :
– Je n'ai jamais vu, disait Abû Sufyân, autant de tentes ni autant de
feux que cette nuit.
– C'est certainement, disait Budayl, les Khuzâ'a, enflammés par la
guerre.
– Mais non, répondait Abû Sufyân, les Khuzâ'a ne sont pas si
nombreux ni si forts pour avoir un tel camp et tant de feux.
'Abbâs poursuivait son récit : à ce moment-là, je reconnus la voix
d'Abû Sufyân et je lui demandai d'un ton amical :
– Es-tu bien Abû Sufyân ?
– Es-tu bien 'Abbâs ? me demanda-t-il, ayant reconnu ma voix. Que
t'arrive-t-il, cher ami ?
– Malheureux Abû Sufyân ! Voici l'Envoyé de Dieu avec son armée.
Quel mauvais jour, assurément, pour les Quraych !
– Mais, cher ami, quel moyen d'y échapper ?
– Si Muhammad te tient, je le jure, il te tranchera la tête. Monte donc
derrière moi sur cette mule : je t'emmènerai chez l'Envoyé de Dieu et je
lui demanderai pour toi la vie sauve.
'Abbâs poursuivait : Abû Sufyân monta derrière moi et son compagnon
s'éloigna. Je l'emmenai dans le camp musulman. Chaque fois que je
passais devant un feu, on m'interpellait. Mais, reconnaissant la mule du
Prophète, les gens se disaient : « C'est l'oncle de l'Envoyé de Dieu, sur sa
mule blanche. » Je passai enfin près du feu de 'Umar : il m'interpella et se
leva pour voir. Ayant reconnu Abû Sufyân derrière moi, il s'écria : « C'est
Abû Sufyân, l'ennemi de Dieu ! Merci à Dieu de t'avoir mis ainsi dans
nos mains, sans aucun pacte ni aucun engagement de protection. » Puis il
partit en courant chez le Prophète. Je poussai ma mule, je devançai 'Umar
et me précipitai avant lui sous la tente de Muhammad. 'Umar y entra :
– Envoyé de Dieu, dit-il, c'est Abû Sufyân. Laisse-moi lui trancher la
tête.
– Non, protestai-je. Je lui ai accordé le droit d'asile.
Mais 'Umar revint à la charge et insista si longuement que je lui
répliquai : « Du calme, 'Umar ! S'il s'était agi de quelqu'un de ton clan, tu
n'aurais pas proféré tant de menaces. » Le Prophète me dit alors
d'emmener Abû Sufyân sous ma tente et de le lui ramener dès le lever du
jour. J'emmenai Abû Sufyân chez moi et il passa la nuit sous ma tente.
Dès le matin, je le ramenai chez le Prophète. L'Envoyé de Dieu lui dit :
– Malheureux, n'est-il pas temps pour toi, Abû Sufyân, de savoir et de
reconnaître qu'il n'y a qu'un seul Dieu ?
– Je donnerais ma vie pour toi, répondit Abû Sufyân. Tu es le plus
sage, le plus généreux et le plus clément. Vraiment, je me disais : s'il y
avait un autre dieu à côté de Dieu, il m'aurait épargné tout cela.
– Malheureux, n'est-il pas temps pour toi, Abû Sufyân, de reconnaître
que je suis l'Envoyé de Dieu ?
– Je donnerais ma vie pour toi ! Quant à reconnaître ce second point,
j'en conçois au fond de moi-même encore quelque doute.
'Abbâs poursuivait : je lui dis alors « Malheureux, convertis-toi et
témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Muhammad est son Envoyé,
avant que ta tête ne roule à terre ». Il se convertit et prononça le
témoignage de la vérité. Je dis alors au Prophète :
– Envoyé de Dieu, Abû Sufyân est un homme qui a de la fierté.
Accorde-lui quelque honneur.
– Oui, répondit le Prophète. Quiconque entre dans la maison d'Abû
Sufyân sera en sécurité. Quiconque rentre chez lui et ferme sa porte sera
en sécurité. Quiconque entre dans le Temple de La Mecque sera en
sécurité.

Le Prophète fait défiler ses troupes devant Abû Sufyân Sîra, II, 404)

'Abbâs poursuivait : Abû Sufyân repartait chez lui, lorsque le Prophète


me dit de le suivre pour le retenir, aux abords de La Mecque, sur le
promontoire dominant le passage le plus étroit de la vallée. Je le suivis et
le retins à l'endroit même indiqué par le Prophète. Et les tribus défilèrent
sous ses yeux avec leurs bannières. Abû Sufyân me demandait, au
passage de chaque bannière, à quelle tribu elle appartenait. Quand je lui
disais le nom des tribus, il n'y manifestait pas beaucoup d'intérêt. Passa
enfin le Prophète, avec son régiment vert, qui comprenait les Ançâr et les
Émigrés. Les hommes étaient bardés d'armes et de fer à tel point qu'on ne
voyait que leurs yeux. Abû Sufyân me dit :
– Dieu soit loué, 'Abbâs, qui sont ces hommes ?
– C'est l'Envoyé de Dieu, avec les Émigrés et les Ançâr.
– Personne ne pourra affronter de telles forces. Le royaume de ton
neveu, dès demain, sera très grand.
– Abû Sufyân, dis-je, c'est le signe de la prophétie.
– Oui, en effet, c'est un prophète.

Abû Sufyân met en garde les Mecquois Sîra, II, 404-405)

Abû Sufyân se hâta ensuite d'entrer à La Mecque. Il annonça aux


Mecquois, à très haute voix :
– Mecquois, voici Muhammad qui survient chez vous de façon
imparable. Quiconque se réfugie dans la maison d'Abû Sufyân sera en
sécurité.
– Maudit sois-tu ! Ta maison ne nous suffira pas.
– Celui qui rentre chez lui et ferme sa porte sera aussi en sécurité. De
même, celui qui se réfugie dans le Temple sera en sécurité.
Les hommes rentrèrent chez eux ou se réfugièrent dans le Sanctuaire.

Le Prophète arrive à Dhû Tuwa Sîra, II, 405-406)

Parvenu à Dhû Tuwa, le Prophète se tint debout sur sa monture, la tête


couverte d'une bande de tissu rouge du Yémen. En témoignage d'humilité
devant Dieu, qui lui accordait une telle conquête, il courba la tête à tel
point que sa barbe touchait presque le dos de son chameau. Asmâ', fille
d'Abû Bakr, racontait : pendant que le Prophète faisait une halte à Dhû
Tuwa, le père d'Abû Bakr, qui était aveugle, demanda à l'une de ses plus
jeunes filles : « Fillette, emmène-moi sur la colline d'Abû Qabîs. » Elle
l'y emmena. De là-haut, le vieillard demanda :
– Que vois-tu, ma fille ?
– Je vois une énorme masse noire.
– C'est la cavalerie, commenta-t-il.
– Je vois un homme aller et venir en courant dans cette masse.
– C'est le commandant de cette cavalerie qui lui donne ses ordres.
– La masse noire, je le vois, se répand.
– On a donc lancé la cavalerie. Ramène-moi vite à la maison.
Elle descendit la colline avec lui, mais ils furent devancés par la
cavalerie. Un cavalier musulman arracha du cou de la jeune fille un
collier d'argent. Lorsque le Prophète fit son entrée à La Mecque, il se
dirigea tout droit vers le Sanctuaire. Abû Bakr lui amena son vieux père
et le Prophète protesta :
– Tu aurais dû laisser ce vieillard chez lui. C'est moi qui lui aurais
rendu visite.
– Envoyé de Dieu, c'est à lui plutôt de venir à toi.
Le Prophète fit asseoir le père d'Abû Bakr devant lui, lui posa la main
sur la poitrine et lui demanda de se convertir à l'islam. Il s'y convertit.
Puis Abû Bakr prit la main de sa jeune sœur et cria : « Je cherche auprès
de Dieu et des musulmans le collier de ma sœur. » Personne ne lui
répondit. Déçu, il dit alors à la jeune fille : « Petite sœur, fais ton deuil de
ce collier. La vertu est assurément chose rare aujourd'hui. »

Les armées musulmanes font leur entrée à La Mecque Sîra, II, 406-407)

Le Prophète donna ensuite à ses généraux l'ordre d'entrer à La Mecque


et de ne combattre que ceux qui leur résisteraient. Toutefois, il leur
demanda d'abattre quelques Mecquois nommément désignés, ceux qui
l'avaient persécuté, même s'ils étaient réfugiés sous les voiles de la Ka'ba.
Les différentes colonnes musulmanes investirent la ville de toutes parts.
La colonne du Prophète y pénétra du côté de Dhâkhir, sur les hauteurs de
la ville, où on lui dressa sa tente à coupole. Sa'd ibn 'Ubâda, qui portait la
bannière du Prophète, se précipita vers la ville en criant : « Aujourd'hui,
ce sera le jour du carnage. Aujourd'hui, il n'y aura plus de tabou sacré ! »
'Umar, ayant entendu ces cris de guerre qui risquaient de révolter les
Quraych, en prévint le Prophète. Ce dernier dit alors à Ali : « Rattrape-le
et prends-lui la bannière des mains. Ce sera toi qui entreras le premier à
La Mecque. »

Çafwân ibn Umayya s'oppose à l'entrée des troupes musulmanes Sîra, II,
407-411)
Çafwân ibn Umayya et quelques autres Mecquois se regroupèrent à
Khandama pour combattre les musulmans. La cavalerie de Khâlid réussit,
sans trop de mal, à les en déloger : quelques-uns furent tués et les autres
s'enfuirent. Quant à Çafwân ibn Umayya, il s'enfuit vers Judda, pour
prendre la mer vers le Yémen. Mais le Prophète lui accorda sa protection
et il revint à La Mecque. De même, quelques Mecquois, parmi ceux dont
le Prophète avait réclamé la tête, trouvèrent des protecteurs auprès de ses
compagnons : le Prophète leur accorda sa protection et assura leur
sécurité.

Le Prophète accomplit les tournées rituelles autour de la Ka'ba Sîra, II,


411-412)

Le Prophète fit donc son entrée à La Mecque et, lorsque le calme


revint, il alla au Sanctuaire de la Ka'ba. À dos de chameau, il fit sept fois
le tour du Temple et, à chaque tour, il touchait de sa canne la pierre
sacrée. Il y avait tout autour du Temple des statues d'idoles scellées avec
du plomb. Après avoir accompli ce rituel, le Prophète fit le tour des
statues. Il pointait sur elles son bâton et disait :
La vérité est venue,
l'erreur a disparu.
L'erreur doit disparaître. (Coran, 17, 81.)
Et les idoles tombaient à l'arrière ou à l'avant, selon le geste du
Prophète. Il n'en resta plus une seule debout. Quand il eut fini d'en faire
le tour, il appela 'Uthmân ibn Talha et lui demanda la clef du Temple. On
lui ouvrit la porte et il entra. Il y vit une colombe en osier, qu'il cassa de
sa main. Il y vit aussi des représentations murales d'anges et d'autres
personnages. Il y vit une image du prophète Abraham en train de tirer au
sort avec des fléchettes. « Qu'ils soient maudits de Dieu, dit-il, ils ont fait
de notre père Abraham un païen ! » Abraham n'était ni juif ni chrétien,
mais il était un vrai croyant soumis à Dieu ;
Il n'était pas au nombre des polythéistes. (Coran, 3, 67.)
Puis le Prophète donna l'ordre de recouvrir ces fresques.
Le Prophète fait une déclaration de foi en public Sîra, II, 412)

Puis le Prophète se tint debout à la porte du Temple de la Ka'ba et


s'adressa à la foule qui s'était massée dans le Sanctuaire : « Il n'y a qu'un
seul Dieu. Dieu n'a point d'associé. Dieu a tenu sa promesse et a donné la
victoire à son serviteur. Tout privilège du sang ou de l'argent est à mes
pieds, excepté la charge du culte et celle de la boisson sacrée offerte aux
pèlerins. Peuple de Quraych, Dieu vous a débarrassés des valeurs du
paganisme et de l'orgueil de vos ancêtres : les hommes sont tous fils
d'Adam, et Adam n'est que terre. » Puis il récita le verset suivant :
Ô vous les hommes !
Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle.
Nous vous avons constitués en peuples et en tribus
Pour que vous vous connaissiez entre vous.
Le plus noble d'entre vous, auprès de Dieu,
Est le plus pieux d'entre vous… (Coran, 49, 13.)
Puis il ajouta :
– Vous, les Quraych, comment pensez-vous que je vais vous traiter ?
– Un frère généreux, un neveu généreux ne peut que nous bien traiter.
– Partez en paix. Vous êtes des hommes libres.
Le Prophète s'assit ensuite dans le Sanctuaire. Ali, les clefs de la Ka'ba
à la main, lui demanda : « Donne-nous à la fois la charge du culte et celle
de la boisson sacrée. » Mais le Prophète fit venir 'Uthmân ibn Talha et lui
remit les clefs en ces termes : « Voici tes clefs, 'Uthmân. Aujourd'hui,
c'est le jour de la bonté et de la fidélité. » Ce jour-là, un certain nombre
des seigneurs et des notables de Quraych se convertirent à l'islam devant
l'Envoyé de Dieu.
CHAPITRE VIII

Le ralliement des tribus arabes à l'islam


Ceux qui te prêtent un serment d'allégeance

ne font que prêter serment à Dieu.

La main de Dieu est posée sur leur main. (Coran, 48, 10.)

HISTOIRE DES BANÛ JADHÎMA (SÎRA, II, 428-436)

Khâlid ibn al-Walîd trahit les Banû Jadhîma Sîra, II, 428-429)

Le Prophète envoya ses troupes dans les environs de La Mecque pour


appeler les tribus à l'islam, mais elles n'avaient pas l'ordre de combattre.
Il envoya, par exemple, Khâlid, avec ordre de longer le bas de Tihâma.
Khâlid établit son camp en face des Banû Jadhîma de la tribu des Kinâna.
En le voyant s'approcher, les Jadhîma prirent les armes pour se défendre.
Khâlid leur dit : « Déposez les armes. Tout le monde s'est déjà converti à
l'islam. »
Cependant, un notable des Jadhîma, appelé Jahdam, leur cria :
– Malheureux, c'est bien Khâlid que vous avez en face de vous ! Si
vous déposez vos armes, vous serez tous faits prisonniers, et, ligotés,
vous aurez la tête tranchée. Quant à moi, je ne déposerai jamais mes
armes.
– Jahdam, le supplièrent quelques hommes de son clan, veux-tu que
notre sang soit répandu ? Tout le monde s'est déjà converti à l'islam. Les
armes ont déjà été déposées, la guerre abandonnée et la paix établie.
Ils réussirent ainsi à lui arracher ses armes et, sur la promesse de
Khâlid, ils déposèrent les leurs. À ce moment, Khâlid donna l'ordre de les
exécuter, malgré les protestations de quelques musulmans : ils eurent les
bras ligotés derrière le cou et la tête tranchée, au milieu des lamentations
des femmes. L'un d'entre eux parvint à échapper et courut raconter ce
massacre au Prophète.

Le Prophète répare la faute de Khâlid Sîra, II, 429-436)

Le Prophète envoya alors Ali auprès des Jadhîma, prenant avec lui une
grande quantité d'argent et de biens. « Va examiner la situation de ces
gens, lui dit-il, et réparer les dommages qu'ils ont subis, sans tenir compte
des usages de la période d'Ignorance qui a précédé l'islam (Jâhiliyya). »
Ali leur paya le prix du sang et répara tous les dommages qu'ils avaient
subis, jusqu'à l'écuelle des chiens. Et, comme il n'y avait plus rien à
réparer et qu'il lui restait encore un peu d'argent, Ali leur demanda :
– N'avez-vous plus rien à réclamer ?
– Non, répondirent-ils.
– Eh bien, je vous donne ce reste d'argent, au nom du Prophète, pour
d'éventuelles réparations que vous n'avez pas maintenant à l'esprit et qui
seraient signalées au Prophète.
Ali revint auprès du Prophète et lui rendit compte de sa mission. Ce
dernier approuva la conduite d'Ali et l'en félicita. Puis il se leva, se
dirigea vers la Ka'ba, leva les bras très haut vers le ciel et dit : « Seigneur
Dieu, je te demande pardon pour ce qu'a fait Khâlid ibn al-Walîd. » Et il
répéta cette prière trois fois.

LE PROPHÈTE ENVOIE KHÂLID DÉTRUIRE AL-'UZZA


(SÎRA, II, 436-437)

Le Prophète envoya ensuite Khâlid détruire le temple d'al-'Uzza.


C'était une divinité à Nakhla, vénérée par les Quraych, les Kinâna et les
Mudar. Les desservants de son culte appartenaient aux Banû Sulaym. Le
prêtre d'al-'Uzza, ayant appris la marche de Khâlid contre son idole,
suspendit son sabre au cou de la statue et se réfugia plus haut dans la
montagne. Khâlid arriva, détruisit la statue et son temple puis revint en
rendre compte au Prophète.
LES ANÇÂR CRAIGNENT QUE LE PROPHÈTE NE RESTE À
LA MECQUE (SÎRA, II, 416)

Tandis que le Prophète s'était levé pour faire une prière à Çafa1, les
Ançâr étaient réunis autour de lui. Ils chuchotaient entre eux que, peut-
être, le Prophète, maintenant que Dieu lui avait ouvert sa terre et son
pays, allait y demeurer. Quand il eut terminé sa prière, le Prophète leur
demanda :
– De quoi parliez-vous ?
– Oh ! de rien, Envoyé de Dieu.
– Mais si, mais si, vous disiez quelque chose.
– Nous craignions que tu ne retournes plus à Médine.
– Dieu m'en garde ! les rassura-t-il. Je vivrai à jamais parmi vous et je
mourrai chez vous.
Le Prophète séjourna à La Mecque quinze nuits, après l'avoir conquise.
Cette prise eut lieu le dix-huit du mois de ramadân de l'an 8 de l'Hégire.

L'EXPÉDITION DE HUNAYN, APRÈS LA PRISE DE LA


MECQUE EN L'AN 8 DE L'HÉGIRE (JANVIER 630) (SÎRA, II,
437-478)

Mâlik ibn 'Awf mobilise les Hawâzin Sîra, II, 437-440)

Lorsque les Hawâzin apprirent la conquête de La Mecque et prirent


conscience du danger que constituait Muhammad, la plupart de leurs
clans se coalisèrent contre lui, sous l'autorité de Mâlik ibn 'Awf. Quand la
décision de marcher contre Muhammad fut prise, les Hawâzin décidèrent
aussi d'emmener avec eux leurs biens, leurs femmes et leurs enfants.
Mâlik établit son camp à Awtâs et les gens se groupèrent autour de lui.
Parmi eux se trouvait Durayd ibn aç-Çumma (poète et héros du clan de
Jucham). À cause de son grand âge, il était, comme les femmes, assis à
dos de chameau, dans un palanquin. Descendu de son chameau, Durayd
demanda :
– Dans quelle vallée êtes-vous ?
– Dans la vallée d'Awtâs.
– C'est un beau champ de course pour les chevaux. Mais pourquoi
j'entends tant de chameaux blatérer, tant d'ânes braire et tant d'enfants
pleurer ?
– C'est que Mâlik ibn 'Awf a emmené avec les hommes leurs biens,
leurs femmes et leurs enfants.
– Où est Mâlik ? Je veux lui parler.
Et Mâlik se présenta devant lui.
– Écoute-moi, Mâlik. Tu es maintenant le chef des Hawâzin. Ce jour
que nous vivons sera suivi d'autres jours, ce ne sera pas le dernier.
Pourquoi as-tu fait venir, avec les combattants, leurs biens, leurs femmes
et leurs enfants ?
– J'ai voulu placer derrière chaque homme sa famille et ses biens pour
qu'il les défende.
– Tu n'es, ma foi, qu'un homme naïf et borné, lui reprocha-t-il. Celui
qui prend la fuite, rien ne peut le retenir. Remets donc les Hawâzin à
l'abri dans leurs territoires et va avec ta cavalerie à la rencontre de ces
gens qui ont abandonné la religion de leurs pères. Si tu l'emportes, les
gens ne manqueront pas de te suivre ; si tu perds, tu auras au moins la
possibilité de te rabattre vers ton peuple et tes biens.
– Non, non, je n'en ferai rien, protesta Mâlik. Tu es maintenant très âgé
et ton esprit est devenu sénile.
Mâlik avait envoyé des hommes pour espionner les troupes de
Muhammad. Ils revinrent tout tremblants de peur :
– Malheureux, que vous est-il arrivé ? leur demanda Mâlik.
– Nous avons vu des hommes tout habillés de blanc montés sur des
chevaux aux pieds blancs jusqu'aux genoux : nous avons été saisis de
frayeur à leur vue.
Cette information ne le fit point revenir sur sa décision de livrer
bataille, accompagné des biens, des femmes et des enfants des Hawâzin.

Le Prophète part à la rencontre des Hawâzin Sîra, II, 440-442)


Le Prophète prit la décision de sortir à la rencontre des Hawâzin. Mais,
à la suite des informations que ses espions lui rapportèrent sur les
Hawâzin, on lui apprit, d'autre part, que Çafwân ibn Umayya possédait
un bon nombre de cuirasses et d'armes. Le Prophète lui envoya un
messager pour lui demander de mettre ces armes à la disposition de ses
hommes, le temps qu'ils livrent bataille aux Hawâzin. Ce ne serait qu'un
prêt. Çafwân accepta et prêta au Prophète cent cuirasses et l'armement
qu'il fallait pour cent hommes. Le Prophète marcha donc contre les
Hawâzin à la tête de deux mille Mecquois, en plus des dix mille hommes
qui étaient venus avec lui pour la conquête de La Mecque.

Dhât anwât Sîra, II, 442)

Hârith ibn Mâlik racontait : nous partîmes avec l'Envoyé de Dieu pour
Hunayn, près de Tâ'if. À cet endroit, les païens parmi les Quraych et les
autres tribus arabes avaient un grand arbre toujours vert qu'ils appelaient
Dhât anwât, l'arbre aux crochets. Ils y venaient tous les ans en
pèlerinage. Ils y suspendaient leurs armes, ils lui offraient des sacrifices
et passaient la journée tout autour de l'arbre2. Hârith poursuivait : en
cours de route, nous vîmes un bel arbre de lotus tout vert et, comme nous
venions à peine de quitter le paganisme, plusieurs voix parmi nous
s'élevèrent de toutes parts pour demander au Prophète de nous instituer, à
nous aussi, un arbre sacré auquel nous puissions suspendre nos armes et
offrir des sacrifices, comme nous le faisions naguère. Le Prophète nous
répondit, un peu surpris : « Vous me faites, je le jure, une demande
pareille à celle que le peuple de Moïse lui fit :
“; Ô Moïse ! Fais-nous un dieu semblable à leurs dieux. ”
Il dit : “; Vous êtes un peuple ignorant. ” » (Coran, 7, 138.)

La rencontre avec les Hawâzin Sîra, II, 442-444)

Jâbir ibn Abdallah racontait : parvenus à Hunayn, nous nous


trouvâmes dans une large vallée bien en pente. Nous la dévalâmes dans la
pénombre de l'aube. L'ennemi nous y avait devancés et s'était caché dans
les sentiers, dans les défilés et dans les recoins, tout prêt à nous prendre
par surprise. Nous fûmes, au cours de la descente, vraiment saisis d'effroi
de voir les phalanges ennemies se jeter sur nous de toutes parts et d'un
seul élan. Nous rebroussâmes chemin en courant, sans regarder qui que
ce soit autour de nous. Le Prophète se mit un peu à l'écart vers la droite et
cria : « Où courez-vous ainsi ? Groupez-vous autour de moi, je suis
l'Envoyé de Dieu, je suis Muhammad ibn Abdallah. » Ce fut en vain. Les
chameaux se poussaient les uns les autres, emportant les fuyards.
Restaient cependant auprès du Prophète quelques Émigrés, quelques
Ançâr et quelques membres de sa famille.
Les Hawâzin étaient menés par un homme monté sur un chameau brun
et portant une bannière noire au bout d'une longue lance. Il abattait de sa
lance tous ceux qu'il pouvait atteindre, puis il levait sa lance et les
Hawâzin le suivaient. Tandis que cet homme à la bannière noire faisait un
tel carnage parmi les musulmans, Ali le suivit à la course et coupa les
jarrets de son chameau. L'animal s'écroula et Ali se jeta sur l'homme et
lui porta un tel coup qu'il lui coupa le pied à mi-jambe. L'homme tomba.
Chayba ibn 'Uthmân, dont le père avait été tué à la bataille d'Uhud,
racontait : voyant la débandade des musulmans à la bataille de Hunayn,
je me lançai sur Muhammad en criant : « Aujourd'hui, c'est le jour de la
vengeance ; aujourd'hui, je tuerai Muhammad. » J'étais tout près de lui
quand je fus saisi au cœur d'un malaise qui me voila le regard. Je compris
alors que Muhammad m'était inaccessible.

Dans leur fuite, les musulmans se ressaisissent à l'appel de 'Abbâs Sîra,


II, 444-448)

'Abbâs, oncle du Prophète, racontait : j'étais tout près du Prophète,


tenant par la bride sa mule blanche. Je l'entendais appeler les hommes en
fuite mais personne ne l'écoutait. J'avais à l'époque une belle carrure et
une voix puissante. Le Prophète me demanda d'appeler les fuyards et de
leur crier : « Ô Ançâr, ô hommes du pacte conclu sous l'arbre sacré. » Ils
répondirent : « Nous voilà, nous voilà ! » et ils tentèrent de ramener leurs
chameaux en fuite, mais en vain. Ils endossèrent alors leur cuirasse,
saisirent leur sabre et leur bouclier, sautèrent de leur chameau, qui
poursuivait sa course, et se dirigèrent vers le son de ma voix. Ainsi une
centaine d'Ançâr s'étaient-ils regroupés autour du Prophète. Ils se
battirent contre les Hawâzin et se montrèrent durs au combat. Le
Prophète, du haut de sa monture, regardait les hommes se battre avec
courage. Il dit : « La bataille fait rage : voilà une belle fournaise. »
Jubayr ibn Mut'im racontait : au cours de la bataille, avant la défaite
des Hawâzin, je vis comme un voile noir, pareil à des colonnes de
fourmis, descendre du ciel et remplir la vallée entre nous et les ennemis.
Je n'en doutais point, c'étaient les anges. Nos hommes se battaient et les
Hawâzin ne pouvaient qu'être mis en fuite. Lorsque les musulmans,
revenus de leur déroute, retournèrent auprès du Prophète, ils furent
surpris de voir le nombre de prisonniers ligotés à ses pieds.

Les dépouilles d'un homme tué reviennent à celui qui l'a tué Sîra, II, 448-
452)

Abû Qutâda racontait : lors de la bataille de Hunayn, je vis un


musulman et un païen se battre. Un autre païen vint aider son compagnon
contre le musulman. Je l'interceptai et, d'un coup, je lui coupai le bras. Il
serra l'autre bras autour de mon cou et allait m'étrangler si son
hémorragie ne l'avait obligé à lâcher prise. Il s'écroula et je l'achevai,
mais j'en étais épuisé. Un Mecquois passa près de lui et prit ses
dépouilles. À la fin de la bataille, après que les Hawâzin eurent été
neutralisés, le Prophète déclara : « Les dépouilles d'un ennemi tué
reviennent à son tueur. » Je dis alors au Prophète :
– Envoyé de Dieu, j'ai tué de ma main un homme qui avait de belles
dépouilles. Je ne sais pas qui les a enlevées.
– Cet homme dit vrai, déclara un Mecquois. Les dépouilles de l'homme
tué sont chez moi. Envoyé de Dieu, donne-lui quelque butin en
compensation.
– Non, non, protesta Abû Bakr. Le Prophète n'en fera rien. Tu
t'approches d'un lion de Dieu qui combat pour la religion de Dieu et tu
prétends lui enlever son butin ! Non, rends-lui les dépouilles de l'homme
qu'il a tué.
– Abû Bakr a raison, ajouta le Prophète. Rends les dépouilles à Abû
Qutâda.
Abû Qutâda poursuivait : je pris les dépouilles de l'homme que j'avais
tué, je les vendis et, pour le prix, j'achetai quelques palmiers. C'était mon
premier bien durable. Pendant cette même bataille de Hunayn, Abû Talha
bénéficia, à lui seul, des dépouilles de vingt hommes.
Après leur défaite, les Hawâzin furent taillés en pièces. 'Uthmân ibn
Abdallah releva leur bannière et combattit jusqu'à la mort. Ayant appris
sa mort, le Prophète dit : « Bon débarras ! Il haïssait les Quraych. » Son
jeune esclave fut tué en même temps que lui. En prenant ses dépouilles,
l'un des Ançâr découvrit qu'il n'était pas circoncis et cria très haut : « Ô
Arabes, sachez que les Banû Thaqîf ne sont pas circoncis ! » Al-Mughîra
ibn Chu'ba racontait : j'eus peur que cette réputation ne se répande sur
nous parmi tous les Arabes. Je pris alors l'Ançârite par la main et je le
suppliai de se taire : je lui expliquai que le jeune homme incirconcis était
chrétien. Et, pour le prouver, je me mis à retrousser les vêtements des
autres morts et à lui répéter : « Tu vois bien, ils sont tous circoncis ! »

La mort de Durayd ibn aç-Çumma Sîra, II, 453-454)

Tandis que les Hawâzin étaient en fuite, Rabî'a, appelé Ibn ad-
Dughunna, du nom de sa mère, rattrapa un chameau chargé d'un
palanquin. Croyant qu'il s'agissait d'une femme, il saisit les rênes du
chameau et le fit agenouiller. Quelle ne fut pas sa surprise de se trouver
en face d'un vieillard aux cheveux blancs : le poète Durayd ibn aç-
Çumma était assis dans le palanquin.
– Que me veux-tu ? lui demanda Durayd.
– Je veux te tuer, répondit le jeune homme, qui ne l'avait pas reconnu.
– Mais qui es-tu ?
– Je suis Rabî'a, appelé Ibn ad-Dughunna, des Sulaym.
Le jeune homme lui donna un coup de sabre, qui n'eut aucun effet.
– Quelle mauvaise arme t'a donnée ta mère ! Va prendre mon sabre
dans la selle arrière de mon chameau et frappe-moi. Évite les os et vise
au-dessous du crâne. C'est ainsi que j'abattais les hommes. Puis, lorsque
tu retourneras voir ta mère, tu lui diras que tu as tué Durayd ibn aç-
Çumma, qui a tant de fois protégé les femmes des Sulaym.
Rabî'a frappa le vieillard, qui s'écroula. Dans sa chute, son dos se
découvrit et le jeune homme vit que les fesses de Durayd et l'intérieur de
ses cuisses étaient tannés, à force d'être monté sur les chevaux sans selle.
Il revint raconter à sa mère qu'il avait tué Durayd ibn aç-Çumma. Et sa
mère de lui dire : « En effet, ce héros des Hawâzin a libéré trois de tes
mères. »

La mort d'Abû 'Âmir al-Ach'ari Sîra, II, 454-457)

Le Prophète envoya Abû 'Âmir al-Ach'ari à la poursuite de ceux qui


fuyaient Awtâs, le champ de bataille. Il atteignit quelques fuyards et eut
avec eux des escarmouches. Puis il rattrapa un groupe de dix frères
païens. L'un d'entre eux se retourna contre al-Ach'ari. Ce dernier se jeta
sur lui, en l'adjurant de se convertir à l'islam, et, sans réponse de sa part,
il le tua. Un deuxième frère se retourna contre al-Ach'ari. Ce dernier
fonça sur lui, en l'adjurant encore de se convertir à l'islam. Sans réponse
de sa part, il le tua. Neuf frères furent ainsi tués, sans que personne n'ait
déclaré sa conversion. Le dixième se retourna contre al-Ach'ari et celui-ci
fonça sur lui, en répétant la formule rituelle :
– Seigneur Dieu, sois témoin de son islam.
– Seigneur Dieu, ne sois pas témoin de mon islam, répliqua l'homme.
Al-Ach'ari retint son bras et le dixième frère lui échappa ainsi. Par la
suite, il se convertit à l'islam et vécut en bon musulman. Le Prophète
disait de lui : « C'est l'homme qui a réussi à échapper à Abû 'Âmir. » Al-
Ach'ari ne cessa de combattre. Il tomba enfin sous les coups de deux
frères des Banû Jucham, qui l'atteignirent l'un au genou et l'autre en plein
cœur. Abû Mûsa al-Ach'ari, qui, comme son cousin Abû 'Âmir,
poursuivait les fuyards, se jeta alors sur les deux frères et les tua.

Le Prophète interdit de tuer les faibles et les gens sans défense Sîra, II,
457-458)

Le Prophète passa près d'une femme qu'avait tuée Khâlid ibn al-Walîd.
– Qui a tué cette femme ? demanda-t-il.
– C'est Khâlid, lui répondit-on.
Il ordonna alors à l'un de ses compagnons : « Va donc dire à Khâlid :
“; L'Envoyé de Dieu t'interdit de tuer les enfants, les femmes et les
esclaves ”. »

Le Prophète et sa sœur de lait Sîra, II, 458-459)

Le Prophète dit ce jour-là à ses compagnons : « Si vous voyez Bijâd


des Banû Sa'd, ne le ratez pas. » Lorsque les musulmans le virent, ils le
maîtrisèrent et l'amenèrent au Prophète avec sa famille et avec une
femme appelée Chaymâ'. En cours de route, ils avaient quelque peu
rudoyé cette femme. Elle leur avait pourtant dit qu'elle était la sœur de
lait3 de leur maître, mais ils ne l'avaient pas crue. Mise en présence du
Prophète, Chaymâ'lui dit :
– Envoyé de Dieu, je suis ta sœur de lait.
– Quelle preuve en as-tu ?
– Une morsure que tu m'as faite au dos, alors que je te portais sur ma
hanche.
Le Prophète reconnut la marque. Il étendit son manteau, lui demanda
de s'asseoir et lui dit :
– Tu choisis : ou tu restes chez moi, aimée et honorée, ou je te fais un
cadeau et tu reviendras chez toi. Je ferai ce que tu voudras.
– Donne-moi plutôt un cadeau et laisse-moi revenir chez moi.
Le Prophète lui fit cadeau d'un esclave appelé Makhûl et d'une
servante. Elle les maria l'un à l'autre et, jusqu'à nos jours (les jours d'Ibn
Hichâm), il reste des témoins de leur descendance.

Le regroupement du butin de la bataille de Hunayn Sîra, II, 459)

Le Prophète ordonna de regrouper les captives et les biens pris à la


bataille de Hunayn et de les diriger vers Ji'râna. Il chargea Mas'ûd ibn
'Amr al-Ghifâri de ces opérations. Les poètes chantèrent la victoire de
Hunayn dans de nombreux poèmes.
L'EXPÉDITION DE TÂ'IF EN L'AN 7 DE L'HÉGIRE (MARS
630) (SÎRA, II, 478-488)

Ceux qui parmi les Thaqîf réussirent à échapper à la mort et à regagner


Tâ'if fermèrent derrière eux les portes de la ville et s'y barricadèrent. Ils
mirent tout en œuvre pour se préparer au combat. Ayant conclu la bataille
de Hunayn, le Prophète se dirigea sur Tâ'if. Il passa par Nakhla, par al-
Mulayh, puis par Buhrat ar-Rughâ', qui se trouvait sur le territoire de
Tâ'if. Il y fit construire une mosquée et y fit les prières. De là, il ordonna
qu'on détruise le fortin de Mâlik ibn 'Awf (chef des Hawâzin). Ce qui fut
fait. Puis il établit son camp sous un grand arbre, près de la propriété d'un
homme des Thaqîf. Le Prophète lui envoya dire : « Ou tu quittes ta
propriété ou nous détruisons ton mur de clôture. » L'homme refusa de
s'en aller et le Prophète ordonna la destruction de l'enceinte de la
propriété. Il poursuivit sa marche et établit son camp tout près des
remparts de Tâ'if. Là, plusieurs de ses hommes furent tués par les flèches
tirées du haut des remparts. Le Prophète décida alors d'éloigner un peu
son camp des remparts et de le mettre ainsi à l'abri des flèches. Il l'établit
près de la mosquée qu'il venait de faire construire sur le territoire de
Tâ'if. Il fit le siège de la ville pendant une vingtaine de nuits, avec des
attaques très violentes contre les Thaqîf.

Le siège de Tâ'if Sîra, II, 482-483)

Les Thaqîf et les musulmans se lançaient des flèches. Le Prophète


utilisa cette fois la catapulte contre les remparts de la ville. C'était la
première fois que cette machine était utilisée dans les guerres de l'islam.
'Urwa ibn Mas'ûd et Ghaydan ibn Salama n'avaient pas participé à la
bataille de Hunayn, car ils étaient à Jurach en train d'apprendre la
fabrication et l'utilisation des catapultes, des béliers et autres tortues
d'assaut. Un jour que les musulmans avaient réussi à faire une brèche
dans les murailles de Tâ'if, quelques compagnons du Prophète, cachés
sous un char en bois recouvert de peaux de bêtes, tentèrent de gagner les
remparts et d'en élargir la brèche. Mais les défenseurs de la ville
lancèrent sur le char en bois des barres de fer chauffées à blanc. Les
assaillants, sous la chaleur du feu, durent quitter leur machine de guerre
et s'exposer ainsi aux flèches des Thaqîf. Bon nombre d'entre eux
périrent. Le Prophète donna alors à ses hommes l'ordre de détruire les
vignobles de Tâ'if et ils commencèrent à le faire.

Les négociations avec les Thaqîf Sîra, II, 483-484)

Abû Sufyân ibn Harb et Mughîra ibn Chu'ba s'avancèrent vers les
remparts et crièrent aux Thaqîf : « Nous voulons vous parler : promettez-
nous la vie sauve. » Les Thaqîf s'y engagèrent. Les deux négociateurs
demandèrent à rencontrer quelques femmes des Quraych vivant à Tâ'if,
dont Âmina et Maymûna, deux filles d'Abû Sufyân. Mais les femmes
refusèrent de répondre à leur demande. À ce moment, Ibn al-Aswad
s'avança et leur dit : « Abû Sufyân et Mughîra, voulez-vous que je vous
indique un moyen de négocier avec les Thaqîf bien plus efficace que
celui que vous venez de tenter ? Sachez que le vignoble des Banû-l-
Aswad est le plus beau, le plus riche en raisin et le plus long à cultiver. Si
Muhammad le fait couper, il ne repoussera pas avant longtemps. Parlez-
en à votre chef : il peut s'en servir, comme il peut en partager la récolte
avec Dieu et avec sa parenté. Car il ne peut ignorer les liens de parenté
qui nous unissent. » On raconte que le Prophète renonça à l'idée de
détruire ce vignoble.

Les affranchis des Thaqîf Sîra, II, 485)

Quelques esclaves des Thaqîf sortirent de la ville assiégée, se


réfugièrent auprès du Prophète et se convertirent à l'islam. Le Prophète
les affranchit. Plus tard, après la conversion des habitants de Tâ'if, les
Thaqîf demandèrent à récupérer leurs esclaves. Mais le Prophète le leur
refusa : « Ce sont, répondit-il, les affranchis de Dieu. »

Les musulmans lèvent le siège de Tâ'if Sîra, II, 484-485)

Au cours du siège de Tâ'if, le Prophète dit un matin à Abû Bakr :


– Tu sais, Abû Bakr, j'ai vu en songe qu'on m'avait fait cadeau d'une
coupelle pleine de beurre frais. Un coq lui donna un coup de bec et fit
répandre son contenu.
– Je ne crois pas, répondit Abû Bakr, que tu puisses obtenir aujourd'hui
ce que tu souhaites.
– Moi non plus.
Au cours du siège, la femme de 'Uthmân demanda au Prophète :
– Voudrais-tu, Envoyé de Dieu, si Dieu t'accorde la victoire sur Tâ'if,
me donner les bijoux de Bâdiya fille de Ghaylân ou ceux de Fâri'a fille de
'Aqîl ? (C'étaient les plus belles femmes des Thaqîf.)
– Et si, Khuwayla, Dieu ne me donne pas la permission de faire cette
conquête ?
Khuwayla sortit et fit part à 'Umar de cette réflexion. Ce dernier se
précipita chez le Prophète :
– Envoyé de Dieu, lui dit-il, quelle est cette histoire que m'a racontée
Khuwayla ? Tu as vraiment dit cela ?
– Oui, je l'ai dit.
– Dieu ne t'a donc pas autorisé à conquérir Tâ'if ?
– Non, je n'en ai pas eu l'autorisation.
– Pourquoi donc n'annoncerais-je pas la levée du siège ?
– Fais-le.
'Umar annonça le départ des musulmans. Sur le chemin du retour,
'Uyayna ibn Hiçn, l'un des combattants, dit, en parlant des Thaqîf :
– À la vérité, je le jure, ce sont des gens de race et d'honneur.
– Malheureux, rétorqua un musulman, Dieu te maudisse ! Tu vantes les
païens d'avoir tenu tête au Prophète, alors que tu es justement venu pour
combattre avec lui.
– Oui, c'est vrai, je suis venu combattre les Thaqîf avec vous, parce
que je voulais que Muhammad conquière leur ville ; je voulais ainsi
obtenir une captive pour l'épouser et en avoir un fils : les Thaqîf sont en
effet des gens rudement intelligents et malins.
En cours de route, l'un des compagnons du Prophète, voyant s'éloigner
d'eux la ville de Tâ'if, lui dit :
– Envoyé de Dieu, maudis les Thaqîf.
– Seigneur Dieu, répondit le Prophète, montre aux Thaqîf le droit
chemin et amène-les à la vérité.

LE SORT DES BIENS ET DES CAPTIVES DES HAWÂZIN


(SÎRA, II, 488-500)

Le Prophète se montre généreux avec les Hawâzin Sîra, II, 488-490)

Le Prophète avait ordonné de rassembler le butin et les captives de


Hunayn à Ji'râna. Le nombre des captifs, femmes et enfants, s'élevait à
six mille. Quant au nombre de chameaux et de moutons, il était
incalculable. À son retour de Tâ'if, il descendit avec ses hommes à
Ji'râna. Une délégation des Hawâzin, devenus musulmans, se rendit
auprès du Prophète :
– Envoyé de Dieu, lui dirent-ils, notre tribu et la tienne descendent des
mêmes ancêtres. Le malheur que nous avons subi, tu ne l'ignores pas.
Fais-nous grâce et Dieu te le rendra !
– Envoyé de Dieu, reprit l'un d'entre eux, dans ces enclos à bétail sont
parquées tes tantes paternelles, tes tantes maternelles, tes nourrices. Si
nous avions donné des nourrices au roi de Damas ou au roi d'Irak,
subissant de leur part ce que nous avons subi de la tienne, nous aurions
pu espérer leur compassion et leur grâce.
– Préférez-vous, leur répondit le Prophète, vos femmes et vos enfants à
vos biens ?
– Envoyé de Dieu, tu nous obliges à faire le choix entre nos familles et
nos biens. Eh bien, nous préférons que tu nous rendes nos femmes et nos
enfants.
– La part qui me revient personnellement et la part qui revient aux
Banû 'Abd al-Muttalib, je vous les donne. Lorsque je ferai en public la
prière de midi, vous vous lèverez et vous demanderez, pour vos femmes
et pour vos enfants, l'intercession de l'Envoyé de Dieu auprès des
musulmans et celle des musulmans auprès de l'Envoyé de Dieu. Après
quoi, je vous rendrai et vous ferai rendre vos femmes et vos enfants.
Pendant la prière de midi, les Hawâzin se levèrent et demandèrent
grâce pour les leurs. Le Prophète leur accorda, comme convenu, son lot
de captives et celui des Banû 'Abd al-Muttalib. Les Émigrés et les Ançâr
se levèrent et déclarèrent qu'ils en feraient autant. Les Tamîm, les Fazâra
et les Sulaym refusèrent de se joindre à cet élan. Le Prophète leur dit :
« Ceux qui tiennent à garder leur droit sur leur lot de captives, je promets
de leur accorder, en compensation de chaque captive des Hawâzin, six
actions à valoir sur le prochain butin. » Et c'est ainsi qu'on rendit aux
Hawâzin leurs femmes et leurs enfants.
Le Prophète avait, par avance, donné une captive à Ali, une à 'Uthmân
et une à 'Umar. Ils les rendirent eux aussi à leur famille. Quant à 'Uyayna
ibn Hiçn, il prit une vieille captive, se promettant d'en avoir un fils, dans
l'espoir que sa rançon serait plus élevée. Aussi, lorsque le Prophète fit sa
promesse de compensation à valoir sur le prochain butin, 'Uyayna refusa-
t-il de la rendre. Quelqu'un lui dit : « Tu ferais mieux de t'en débarrasser :
sa bouche n'est pas fraîche, ses seins sont tombants et tu n'auras aucun
plaisir à la prendre. » 'Uyayna la rendit enfin à contrecœur.

La conversion de Mâlik ibn 'Awf, le chef des Thaqîf Sîra, II, 491-492)

Le Prophète demanda à la délégation des Hawâzin :


– Où est Mâlik ibn 'Awf ?
– Il est resté à Tâ'if, avec les Thaqîf.
– Dites-lui que s'il venait chez moi pour se convertir, je lui rendrais sa
famille et ses biens. En plus, je lui donnerais cent chameaux.
On fit parvenir le message à Mâlik. Cette proposition du Prophète lui
fit craindre le pire de la part des Thaqîf, si ces derniers venaient à
l'apprendre. C'est pourquoi il fit seller son chameau en secret et partit la
nuit à la hâte auprès du Prophète. Il le rejoignit à Ji'râna. Le Prophète lui
rendit sa famille et ses biens et, en plus, lui donna cent chameaux. Mâlik
se convertit à l'islam et le Prophète le nomma à la tête des hommes de sa
tribu qui avaient embrassé l'islam. Avec eux, il combattit les Thaqîf,
s'attaquant à ceux de leurs troupeaux qui osaient s'aventurer en dehors
des remparts de Tâ'if. Les Thaqîf ressentaient très durement ce
revirement de Mâlik.
Le partage du butin de Hunayn Sîra, II, 492)

Après avoir rendu les captives de Hunayn à leur famille, le Prophète


prit sa monture et les gens le suivirent. Ses hommes le harcelaient et ne
cessaient de lui demander de donner à chacun sa part du butin de
Hunayn, en chameaux et en moutons. Ils le pressèrent de si près sous un
arbre qu'il en perdit son manteau. « Rendez-moi mon manteau, dit-il aux
gens serrés autour de lui. Même si le nombre des bêtes enlevées à
Hunayn atteint le nombre des arbres de Tihâma, je le partagerai tout
entier entre vous. Vous ne me trouverez ni avare ni lâche ni menteur. »
Puis il s'approcha d'un chameau, arracha de son dos un poil qu'il serra
entre ses deux doigts et leva devant eux et il leur dit : « Je ne prendrai de
ce butin, en dehors du cinquième, même pas la valeur de ce poil. Rendez
donc ce que vous en avez pris avant le partage, même un fil et une
aiguille. Car la tricherie est une honte pour ses auteurs et sera sanctionnée
par le feu de l'enfer au Jour dernier. » L'un des Ançâr rapporta alors une
pelote de laine :
– Envoyé de Dieu, dit-il, j'avais pris cette pelote pour réparer le bât de
mon chameau qui avait le dos blessé.
– Je t'en donne ma part, lui dit le Prophète.
– Pour ce qu'il en reste, je n'en ai plus besoin.
Et il jeta la laine par terre.
'Aqîl ibn Abû Tâlib, le frère d'Ali, revint chez lui le jour de la bataille
de Hunayn, le sabre tout taché de sang. Sa femme lui dit :
– Je vois qu'aujourd'hui tu as bien combattu. Qu'est-ce tu as enlevé
comme butin aux païens ?
– Prends cette aiguille pour coudre tes vêtements, lui dit-il.
Mais, lorsqu'il entendit le héraut du Prophète crier qu'il fallait rendre
tout butin pris avant le partage, même un fil et une aiguille, 'Aqîl revint
chez lui, rapporta l'aiguille et la jeta sur le tas où le butin était entassé.

Dons faits aux sympathisants et aux alliés Sîra, II, 492-493)

Certains seigneurs de clans montraient de la sympathie pour la cause


du Prophète et avaient de l'influence dans leur tribu, comme Abû Sufyân,
son fils Mu'âwiya, Hârith ibn Hichâm et d'autres. Le Prophète leur fit des
dons qui allaient, selon les personnalités, de cinquante à cent chameaux.
D'autre part, le Prophète reçut des ralliements de quelques clans des
Quraych : il les fit participer au partage du butin de Hunayn.

Les Ançâr mécontents du partage fait par le Prophète Sîra, II, 493-500)

Le poète 'Abbâs ibn Mirdâs trouva insuffisant le lot de chameaux qui


lui avait été attribué par le Prophète. Il s'en plaignit et composa des
poèmes pour le dire. Le Prophète dit à ses hommes : « Allez lui couper la
langue. » Ils allèrent et lui donnèrent autant de chameaux qu'il souhaitait.
Et c'est ainsi qu'ils lui coupèrent la langue !
De même, le poète ançârite Hassân ibn Thâbit composa des poèmes
pour se plaindre de la façon dont le Prophète avait fait le partage du butin
de Hunayn. Il aurait comblé les Quraych et les autres tribus arabes et
totalement ignoré le rôle des Ançâr. Ces derniers en éprouvèrent même
du ressentiment : « Le Prophète, se disaient-ils, a naturellement retrouvé
son peuple. » Un jour, Sa'd Ibn 'Ubâda, des Ançâr, entra chez le Prophète
et lui dit :
– Envoyé de Dieu, les Ançâr te gardent rancune à cause du partage que
tu as fait du butin de Hunayn.
– Et toi, Sa'd, qu'en penses-tu ?
– J'en pense tout comme mon peuple.
– Rassemble-moi ton peuple dans cette place : j'ai à leur parler.
Sa'd partit et réunit les Ançâr dans la place indiquée. Le Prophète se
présenta devant eux et leur dit :
– Des rumeurs désagréables à entendre me sont parvenues de votre
part. De plus, j'ai appris que vous me gardiez rancune. Dans quel état,
dites-le moi, étiez-vous lorsque je suis arrivé chez vous ? Vous étiez dans
les ténèbres et Dieu vous a éclairés ; vous étiez dans la pauvreté et Dieu
vous a enrichis ; vous vous déchiriez entre vous et Dieu a apaisé vos
cœurs. N'est-ce pas vrai ?
– Si, c'est vrai. Dieu et son prophète nous ont généreusement comblés.
– Si vous le vouliez, vous pourriez dire : « Tu es parvenu chez nous
accusé de mensonge et nous t'avons cru ; abandonné des tiens et nous
t'avons soutenu ; pourchassé et nous t'avons mis à l'abri. » Cela est vrai et
l'on vous croira. Eh bien, ô Ançâr, vous avez été émus pour une bagatelle
avec laquelle j'ai rallié le cœur des gens pour les amener à l'islam, tandis
que je vous faisais justement confiance pour votre islam. Dites-moi,
n'acceptez-vous pas que les gens partent avec un mouton ou un chameau
et que vous, vous rameniez dans votre équipage l'Envoyé de Dieu ? Je le
jure par Celui qui tient ma vie dans ses mains, n'était ma fuite de La
Mecque, j'aurais été un homme des Ançâr ; si les gens prennent un
chemin et les Ançâr en prennent un autre, je prendrai le chemin des
Ançâr. Seigneur Dieu, fais grâce aux Ançâr, aux enfants des Ançâr et aux
enfants de leurs enfants.
Les Ançar pleurèrent à chaudes larmes, jusqu'à en inonder leur barbe,
et déclarèrent : « Nous acceptons comme butin l'Envoyé de Dieu. C'est
une chance pour nous. »

LE PROPHÈTE PART DE JI'RÂNA VISITER LES LIEUX


SAINTS (SÎRA, II, 500-501)

Le Prophète fit placer ce qui restait du butin de Hunayn à Majanna,


dans la région de Marr Dhahrân et quitta Ji'râna pour effectuer une visite
aux lieux saints. Il s'y rendit au mois de dhû-l-qi'da. Puis il s'en retourna à
Médine et le restant du butin l'y suivit.
À son départ, le Prophète nomma comme gouverneur de La Mecque
'Attâb ibn Usayd, avec, pour salaire, un dirham par jour. Ce dernier se
leva un jour et prit la parole devant les Mecquois : « Que Dieu, leur dit-il,
affame le foie de celui qui n'est pas rassasié avec un dirham. Le Prophète
m'a fait don d'un dirham par jour. Je n'ai donc besoin de personne. » En
même temps que 'Attâb, le Prophète nomma aussi Mu'âdh ibn Jabal, pour
expliquer l'islam aux Mecquois et leur enseigner le Coran.
Cette année-là, c'est-à-dire l'an 8 de l'Hégire, le pèlerinage de La
Mecque se fit selon le rituel ancien. 'Attâb ibn Usayd dirigea le
pèlerinage des musulmans. Les habitants de Tâ'if restèrent dans le
paganisme, à l'abri de leurs murailles, entre le mois de dhû-l-qi'da, date
du départ du Prophète, et le mois de ramadân de l'an 9.
HISTOIRE DU POÈTE KA'B IBN ZUHAYR (SÎRA, II, 501-515)

Pendant le retour du Prophète, après la levée du siège de Tâ'if, Bujayr


ibn Zuhayr écrivit à son frère le poète Ka'b ibn Zuhayr pour l'informer
que Muhammad avait liquidé à La Mecque quelques poètes qui
composaient des satires contre lui et que les autres poètes des Quraych
s'étaient enfuis un peu partout. « Si, ajouta Bujayr à l'adresse de son frère,
tu tiens encore à ta vie, vole aussitôt près de lui : il ne tue jamais
quelqu'un qui vient lui demander pardon. Sinon, va te chercher sur la
terre un refuge. »
À la réception de cette lettre, Ka'b prit peur et trouva la terre trop
étroite autour de lui. Il était convaincu que tout poète qui serait à la
portée de Muhammad était irrévocablement condamné. Mais, ne trouvant
aucune autre issue, il composa son fameux poème panégyrique à l'adresse
de Muhammad, où il exprima quand même ses appréhensions, et partit
pour Médine. Il descendit chez un homme de ses connaissances, qui, le
lendemain, l'emmena avec lui pour aller faire la prière du matin avec le
Prophète. À la fin de la prière, l'homme dit à Ka'b : « C'est l'Envoyé de
Dieu. Lève-toi et va lui demander la vie sauve. » Ka'b se leva et alla
s'asseoir devant le Prophète. Il mit sa main sur la main du Prophète, qui
ne le connaissait pas, et lui dit :
– Envoyé de Dieu, Ka'b ibn Zuhayr vient te demander la vie sauve. Il
s'est repenti et s'est converti à l'islam. Est-ce que tu acceptes de lui
pardonner si je te l'amène ici ?
– Oui, répondit le Prophète.
– Je suis moi-même Ka'b ibn Zuhayr.
L'un des Ançâr présents bondit auprès du Prophète et demanda :
– Envoyé de Dieu, laisse-moi régler définitivement le sort de cet
ennemi de Dieu. Je lui trancherai la tête.
– Ne t'occupe pas de lui. Cet homme a abandonné son passé et s'en est
repenti.
Ka'b fut mécontent des Ançâr à cause de la conduite de l'un des leurs,
alors qu'aucun des Émigrés n'avait dit du mal de lui. C'est à ce moment
que Ka'b déclama devant le Prophète dans la mosquée son célèbre poème
Bânat Su'âdu… (Su'âd est partie…), où il critique par allusion les Ançâr
et couvre les Émigrés de louanges. Cela suscita la colère des Ançâr.
Mais, après sa conversion, Ka'b composa, pour les amadouer, un poème
où il vantait leur rôle aux côtés du Prophète.

L'EXPÉDITION DE TABÛK AU MOIS DE RAJAB DE L'AN 9


DE L'HÉGIRE (OCTOBRE 630) (SÎRA, II, 515-537)

Le Prophète séjourna à Médine entre les mois de dhû-l-hijja et celui de


rajab. Puis il ordonna aux gens de se préparer pour la conquête du pays
des Byzantins (Rûm). Le Prophète indiquait rarement avec précision le
but de ses expéditions. Mais l'expédition de Tabûk (aux confins de la
Syrie) était clairement annoncée aux musulmans, en raison de la distance
à parcourir, de la dureté du climat et du grand nombre des ennemis.

Doutes et réticences parmi les musulmans Sîra, II, 516-517)

Le Prophète demanda un jour à Jadd ibn Qays des Banû Salama :


– Que penses-tu d'une bataille cette année avec les Banû Açfar (les
Jaunes) ? (Il voulait parler des Byzantins.)
– Envoyé de Dieu, dispense-moi de ce combat et ne me tente pas. Les
gens de ma tribu savent que personne n'admire les femmes autant que
moi. Je crains, en voyant les blondes Byzantines, de ne pouvoir leur
résister.
– Je t'en dispense, lui répondit le Prophète, en se détournant de lui.
De même, quelques Hypocrites (munâfiqûn), pour éviter la guerre
sainte et le combat pour la vérité, firent secrètement de l'agitation contre
le Prophète et dirent entre eux : « Il ne faut surtout pas faire d'expédition
dans cette chaleur torride. » Le Prophète apprit que certains Hypocrites se
réunissaient dans la maison du juif Suwaylim et tentaient de détourner les
gens de l'expédition de Tabûk. Il envoya Talha ibn 'Ubayd avec quelques
hommes pour mettre le feu à la maison de Suwaylim pendant que les
Hypocrites y étaient réunis. Talha y mit le feu.
Le Prophète exhorte les gens à participer aux frais de l'expédition Sîra,
II, 517-518)

Le Prophète prit enfin la décision de partir en expédition. Il pressa les


hommes de s'y préparer et exhorta les riches à participer aux frais et à
fournir des montures à ceux qui n'en avaient pas. On répondit à son
appel, pour la cause de Dieu. 'Uthmân ibn 'Affân donna mille dinars, la
plus forte participation. Le Prophète dit : « Seigneur Dieu, sois satisfait
de 'Uthmân : il m'a donné satisfaction. »
Des musulmans pauvres vinrent demander au Prophète des montures
pour prendre part à l'expédition de Tabûk. Le Prophète ne put leur en
procurer et ils s'en allèrent en pleurant, incapables qu'ils étaient de se
payer des montures. Ibn Yâmîn rencontra deux de ces pleureurs : il leur
fit don d'un chameau et d'une provision de dattes. Ils montèrent sur le
chameau et partirent en expédition avec le Prophète.

Des musulmans de mauvaise foi ne participent pas à l'expédition Sîra, II,


519-525)

Lorsque le Prophète partit en expédition pour Tabûk, certains


musulmans, comme Ka'b ibn Mâlik et Abû Khaythama, ne purent l'y
accompagner. Ils étaient pourtant de bonne foi et l'on ne pouvait point
mettre en doute leur islam. D'autres, des Hypocrites, ne suivirent pas le
Prophète. Par exemple, Abdallah ibn Ubayy avait dressé son camp à
l'extérieur de Médine, tout près de celui du Prophète. Mais, lorsque le
Prophète prit le départ, Abdallah ibn Ubayy ne le suivit pas.
En partant, le Prophète avait laissé Ali à Médine, pour veiller sur sa
famille. Les Hypocrites, cherchant toujours à faire de l'agitation, dirent :
« Muhammad n'a laissé à Ali cette occupation que pour se débarrasser de
cet homme qui l'encombrait. » Ayant entendu cette accusation, Ali prit
ses armes et partit rejoindre le Prophète. Il le retrouva, au cours d'une
halte qu'il faisait à Jurf, à trois milles de Médine :
– Envoyé de Dieu, dit Ali, les Hypocrites prétendent que tu ne m'as
laissé à Médine que parce que je t'encombrais et que tu voulais te
débarrasser de moi.
– Ce sont des menteurs, répondit le Prophète. Je ne t'ai demandé de
rester à Médine que pour ceux que j'y ai laissés. Reviens et occupe-toi de
ta famille et de la mienne. N'accepterais-tu pas, Ali, de jouer le rôle
d'Aaron auprès de Moïse ? Mais, tu le sais, il n'y aura pas de prophète
après moi.
Ali revint à Médine et le Prophète poursuivit son expédition.
Quelque temps après le départ de l'expédition, Abû Khaythama, qui n'y
avait pas participé, rentra un jour dans sa maison par une journée de forte
chaleur. Il y trouva deux de ses épouses dans le jardin, assises chacune
sous sa tente de branchages. Elles en avaient arrosé le sol, y avaient mis
de l'eau à rafraîchir et préparé un bon repas. À son arrivée, il s'arrêta à
l'entrée des tentes de branchages et apprécia le travail de ses épouses.
« L'Envoyé de Dieu, dit-il, doit être à présent sous le soleil, brûlé par le
vent torride, tandis qu'Abû Khaythama se prélasserait là, chez lui, sous
une ombre fraîche, devant un bon repas et de belles femmes ! Ce n'est pas
juste. Je n'entrerai point, je le jure, sous vos tentes. Je veux plutôt
rejoindre l'Envoyé de Dieu. Préparez-moi des provisions de voyage. »
Il emporta ses provisions, monta sur son chameau et partit à la
recherche du Prophète. Il le rejoignit dans son camp devant Tabûk. Il
descendit de son chameau et alla tout droit saluer le Prophète et lui
raconter son histoire. Ce dernier l'accueillit et lui souhaita beaucoup de
bien.

Accord de paix avec Yuhanna Sîra, II, 525-526)

Dès l'arrivée du Prophète à Tabûk, Yuhanna ibn Ru'ba, le maître


d'Ayla, ainsi que les notables de Jarbâ'et d'Udhruh se présentèrent
spontanément au Prophète et lui demandèrent la paix, contre le versement
d'un tribut. Le Prophète accepta et rédigea à leur intention une garantie de
protection de la part de Dieu et de la part de Muhammad le Prophète.

Accord de paix avec Ukaydir, roi de Dûma Sîra, II, 526-527)

Le Prophète envoya ensuite Khâlid ibn al-Walîd contre Ukaydir, roi de


Dûma, qui était chrétien. « Tu le trouveras, dit-il à Khâlid, en train de
chasser des antilopes. » Effectivement, Ukaydir, par une nuit chaude de
pleine lune, était en compagnie de sa femme sur une des terrasses de son
château. Or voici que des antilopes se mirent à gratter avec leurs cornes
le portail du château :
– A-t-on jamais vu pareille chose ! s'exclama sa femme.
– Non, jamais.
– On ne peut pas les laisser partir ainsi.
– Tu as raison.
Ukaydir descendit, fit seller son cheval et partit à la chasse aux
antilopes, avec quelques membres de sa famille, parmi lesquels se
trouvait son frère appelé Hassân. Les cavaliers de Khâlid les y cueillirent.
Ils mirent la main sur Ukaydir et tuèrent son frère. Ukaydir portait un
manteau de velours brodé d'or. Khâlid le lui enleva et l'envoya au
Prophète. Émerveillés, les musulmans se mirent à le tâter avec
admiration. « Vous trouvez ce manteau si beau ? s'exclama le Prophète.
Eh bien, je le jure, le turban de Sa'd ibn Mu'âdh (un des martyrs de la
bataille d'Uhud) au paradis est bien plus beau que ça. »
Khâlid amena Ukaydir auprès du Prophète. Celui-ci lui accorda la vie
sauve contre le paiement d'un tribut et le laissa revenir chez lui. Les
antilopes qui grattaient cette nuit-là le portail de son château ne le
faisaient que pour confirmer la parole du Prophète.

Le retour du Prophète à Médine Sîra, II, 527-537)

Le Prophète séjourna à Tabûk une quinzaine de nuits, à peu près, et


s'en retourna à Médine. Sur le chemin du retour, il y avait une toute petite
source qui suintait d'un rocher au bas d'une colline. Elle pouvait à peine
étancher la soif de deux ou trois personnes. Les Hypocrites y devancèrent
le Prophète et en burent toute l'eau. Le Prophète les en maudit. Puis il
descendit de sa monture, posa la main sous le rocher et fit une prière à
Dieu. L'eau en jaillit en abondance : les hommes étanchèrent leur soif et
en prirent à discrétion comme provision.
Le Prophète s'arrêta ensuite à Dhû-Awân, un village à une heure de
route de Médine. Pendant les préparatifs de l'expédition de Tabûk, les
habitants de Dhû-Awân étaient venus voir le Prophète :
– Envoyé de Dieu, lui dirent-ils, nous avons construit une mosquée où
peuvent venir prier les malades, les nécessiteux et les gens surpris la nuit
par la pluie. Nous aimerions que tu viennes y prier.
– Je suis maintenant à la veille d'une expédition et je suis très occupé.
Mais à mon retour, si Dieu le veut, j'irai chez vous pour y prier.
Lorsqu'il descendit à Dhû-Awân, le Prophète reçut des informations
sur cette mosquée4. Il y envoya deux hommes et leur dit : « Allez à cette
mosquée d'hommes impies, détruisez-la et mettez-y le feu. » Ils prirent
des branches de palmier, les allumèrent et se précipitèrent dans la
mosquée, où les gens étaient en train de prier. Ils la détruisirent et y
mirent le feu. Les impies s'enfuirent. Le Coran a révélé à leur sujet :
Ceux qui ont édifié une mosquée nuisible et impie
pour semer la division entre les croyants… (Coran, 9, 107.)
L'expédition de Tabûk fut la dernière expédition entreprise par le
Prophète lui-même. Le poète Hassân ibn Thâbit composa un poème où il
décrivit les nombreuses expéditions (maghâzi) victorieuses du Prophète
et les glorieuses actions des Ançâr à ses côtés.

LA DÉLÉGATION DES THAQÎF AUPRÈS DU PROPHÈTE ET


LEUR CONVERSION À L'ISLAM AU MOIS DE RAMADÂN
DE L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631) (SÎRA, II, 537-543)

Assassinat de 'Urwa ibn Mas'ûd des Thaqîf Sîra, II, 537-539)

On raconte que, lors de la levée du siège de Tâ'if, 'Urwa ibn Mas'ûd,


gendre d'Abû Sufyân et notable dans sa tribu, suivit les pas de
Muhammad et le rejoignit, peu avant son arrivée à Médine. Il se convertit
à l'islam entre les mains du Prophète et lui demanda l'autorisation de
revenir prêcher l'islam à sa tribu des Thaqîf :
– Ils vont te tuer, lui dit le Prophète.
– Non, Envoyé de Dieu, ils m'aiment plus que leurs enfants !
Il était en effet très aimé et très écouté dans sa tribu. Il revint donc à
Tâ'if pour appeler les Thaqîf à l'islam, dans l'espoir qu'ils le suivraient, en
raison de sa personnalité et du respect qu'il inspirait. Mais, lorsqu'il
apparut à l'étage de sa maison, qu'il leur révéla sa conversion et qu'il les
appela à l'islam, ils lui lancèrent des flèches de toutes parts, dont l'une lui
fut fatale. Avant sa mort, on demanda à 'Urwa :
– Quel est le sens de ta mort ?
– C'est un honneur insigne que Dieu m'a procuré et un martyre qu'il
m'a accordé. Enterrez-moi donc avec les martyrs qui ont péri aux côtés
du Prophète, avant son départ de Tâ'if.

La délégation des Thaqîf auprès du Prophète Sîra, II, 539-543)

Pendant plusieurs mois après la mort de 'Urwa, les Thaqîf restèrent sur
leurs positions. Mais, comme ils voyaient les Arabes autour d'eux se
rallier à Muhammad et se convertir à l'islam, ils se concertèrent et se
dirent : il est clair qu'aucun de nos troupeaux ne peut sortir d'ici sans
dommage et qu'aucun d'entre nous ne peut s'éloigner d'ici en sécurité.
Nous ne pouvons pas soutenir une guerre contre Muhammad. Ils
décidèrent donc d'envoyer un ambassadeur auprès de lui et proposèrent
cette mission à 'Abd Yâlîl ibn 'Amr. Mais il la refusa, craignant d'avoir à
subir le sort de 'Urwa. Sur leur insistance, il accepta enfin d'y aller,
accompagné de cinq autres hommes, représentant chacun son clan. 'Abd
Yâlîl était le chef et le conseiller de cette ambassade.
Ils descendirent à Qanât, à proximité de Médine. Ils y trouvèrent
Mughîra ibn Chu'ba, qui menait paître – c'était son tour de garde – les
montures des compagnons du Prophète. Ces derniers se relayaient en
effet régulièrement dans cette tâche. Dès qu'il vit la délégation des
Thaqîf, il laissa les montures sous leur garde et courut annoncer la bonne
nouvelle au Prophète. Abû Bakr le rencontra juste avant son entrée chez
le Prophète et lui demanda : « Je t'en supplie au nom de Dieu, Mughîra,
laisse-moi le plaisir d'annoncer moi-même cette nouvelle au Prophète. »
Mughîra accepta et ce fut Abû Bakr qui porta cette nouvelle à la
connaissance du Prophète.
Mughîra repartit auprès de la délégation des Thaqîf. Il déjeuna et fit la
sieste de midi avec eux. Il leur enseigna la manière de saluer le Prophète,
mais ils tinrent à conserver le rituel de salutation d'avant l'islam. Ils se
présentèrent alors au Prophète, qui leur fit dresser une tente dans un coin
de sa mosquée. Au cours des négociations, c'était Khâlid ibn al-'Âç qui
faisait la navette entre eux et le Prophète. Ils ne prenaient aucune
nourriture offerte par le Prophète avant que Khâlid n'y ait goûté. Les
entretiens aboutirent à leur conversion à l'islam. C'est encore Khâlid qui,
de sa main, rédigea le document de l'accord conclu entre eux et le
Prophète.
Parmi les questions posées, les Thaqîf demandèrent au Prophète de les
laisser garder leur divinité al-Lât pendant trois ans avant de la détruire. Il
refusa. Ils lui demandèrent un délai de deux ans puis d'un an, et le
Prophète refusait toujours. Enfin, ils demandèrent le délai d'un seul mois,
à compter de la date de leur retour à Tâ'if. Ils cherchaient ainsi à se
protéger de la réaction de leurs femmes et de celle de quelques excités :
ils ne voulaient point susciter de troubles dans leur tribu avant que l'islam
ne se répande parmi eux. La délégation demanda aussi au Prophète de les
dispenser de la prière tant qu'al-Lât était honorée chez eux. Il refusa
encore : « Une religion sans prière n'en est pas une, leur dit-il. » Ils
demandèrent enfin de ne pas avoir à détruire eux-mêmes de leurs propres
mains leurs idoles. Cette tâche-là, il les en dispensa.
La délégation des Thaqîf se convertit donc à l'islam et garda le
document de l'accord conclu avec le Prophète. Celui-ci désigna à leur tête
'Uthmân ibn Abû-l-'Âç, qui était le plus jeune parmi eux, mais le plus
assidu à apprendre la théologie musulmane et à réciter le Coran. Le
Prophète lui fit les recommandations suivantes : « Sois indulgent pour la
prière : prends la mesure des gens en partant du plus faible d'entre eux.
N'oublie pas qu'il y a parmi eux le vieillard et l'enfant, le faible et le
nécessiteux. » Les problèmes étant réglés et les Thaqîf sur le point de
repartir dans leur pays, le Prophète envoya avec eux Abû Sufyân et
Mughîra ibn Chu'ba, avec mission de détruire le temple d'al-Lât. Ils
partirent donc avec la délégation et, dès leur arrivée à Tâ'if, ils se mirent à
l'œuvre à coups de hache et de pioche. Les femmes des Thaqîf sortirent la
tête nue, pour pleurer la perte de leur déesse. Ayant achevé leur tâche, les
deux émissaires du Prophète emportèrent les biens d'al-Lât et ses bijoux
d'or et de perles du Yémen.

ABÛ BAKR CONDUIT LE PÈLERINAGE DES MUSULMANS


EN L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631). DIEU AFFRANCHIT LE
PROPHÈTE DE TOUT ENGAGEMENT PRIS AVEC LES
PAÏENS (SÎRA, II, 543-559)

Le Prophète séjourna à Médine le reste du mois de ramadân et les mois


de chawwal et de dhû-l-qi'da. Il envoya Abû Bakr présider le pèlerinage
des musulmans de l'an 9 de l'Hégire. Les gens qui étaient restés dans le
paganisme continuaient à faire leur pèlerinage et à établir leurs
campements à La Mecque aux emplacements qu'ils avaient l'habitude
d'occuper.
Dieu révéla au Prophète qu'il l'affranchissait de tout engagement
antérieur pris avec les polythéistes, comme, par exemple, celui de ne
refouler aucun pèlerin des lieux saints ou de n'inquiéter personne pendant
le mois sacré. C'était un accord général conclu entre le Prophète et les
polythéistes :
Une immunité est accordée par Dieu et son prophète aux polythéistes
avec lesquels vous avez conclu un pacte. (Coran, 9, 1.)
Mais il y avait entre le Prophète et certaines tribus arabes des accords
particuliers pour des délais déterminés.
Lorsque cette révélation, qui affranchissait le Prophète de tout
engagement antérieur, descendit sur lui, on lui dit :
– Tu pourrais, Envoyé de Dieu, la faire parvenir à Abû Bakr pour la
faire exécuter pendant le pèlerinage qu'il préside.
– Non, répondit le Prophète, je ne puis donner de délégation dans ce
domaine qu'à une personne de ma famille.
Il appela Ali, lui livra le texte de la révélation et lui donna l'ordre de la
proclamer devant les pèlerins le jour des Sacrifices. Ali partit sur la
chamelle du Prophète et rejoignit Abû Bakr, sur la route de La Mecque.
Dès qu'il le vit, Abû Bakr lui demanda :
– Es-tu commandant ou commandé ?
– Je suis plutôt commandé.
Et ils partirent ensemble. Abû Bakr dirigea le pèlerinage des
musulmans, tandis que les Arabes, cette année-là, occupèrent les
emplacements qui leur étaient réservés avant l'islam. Cependant, le jour
des Sacrifices, Ali se leva et proclama en public : « Arabes, écoutez bien.
Jamais un homme impie (kâfir) n'entrera au Paradis. À partir de cette
année, aucun polythéiste ne sera admis au pèlerinage. Aucun homme
désormais n'accomplira tout nu les tournées rituelles (tawâf) autour de la
Ka'ba. Tout accord antérieur conclu avec le Prophète sera respecté jusqu'à
son échéance. » Il donna aux Arabes un délai de quatre mois à partir de
cette proclamation pour rentrer chez eux en toute sécurité. Après quoi, il
n'y aurait aucune protection ni aucun engagement envers les polythéistes.
Ne seraient reconnus et respectés jusqu'à leur échéance que les accords
particuliers conclus avec le Prophète.
Depuis cette année-là, aucun païen ne fut admis au pèlerinage de La
Mecque ; aucun homme ne fit, tout nu, les tournées rituelles.

L'ANNÉE DES AMBASSADES L'AN 9 DE L'HÉGIRE (631)


(SÎRA, II, 559-592)

Après la conquête de La Mecque et la soumission des Quraych, après


la conversion à l'islam des Thaqîf et leur accord avec le Prophète, les
Arabes comprirent qu'ils ne pouvaient plus soutenir de guerre contre lui
ni même garder leur sentiment d'hostilité à son égard. C'est pourquoi, de
toutes parts, des ambassades en grand nombre affluèrent vers Médine.

L'ambassade des Banû Tamîm Sîra, II, 560-567)

L'ambassade des Banû Tamîm arriva, avec un grand nombre


d'hommes, dont certains avaient déjà pris part, aux côtés du Prophète, à la
conquête de La Mecque, à la bataille de Hunayn et à la reddition de Tâ'if.
Dès leur arrivée dans la mosquée, ils hélèrent Muhammad par-dessus ses
appartements et lui demandèrent de venir les voir. Il fut indisposé par leur
façon de faire et par leurs cris, mais il sortit cependant à leur rencontre.
– Muhammad, lui dirent-ils, nous sommes venus rivaliser de gloire
avec toi. Donne l'autorisation de parler à notre orateur et à notre poète5.
– Votre orateur peut parler, je l'y autorise.
L'orateur des Tamîm, 'Utârid ibn Hâjib, se leva et dit : « Dieu soit
remercié. Il nous a comblés de ses bienfaits, il a fait de nous des rois, il
nous a octroyé de grandes richesses que nous utilisons pour faire le bien.
Il nous a rendus les plus puissants et les plus nombreux des peuples de
l'Orient. Qui donc sur terre peut rivaliser avec nous ?… Celui qui serait
tenté de le faire devrait énumérer autant de titres de gloire que les nôtres.
Je pourrais en dire davantage, mais je m'arrête là. » Et il s'assit.
Le Prophète demanda alors à Thâbit ibn Qays de répondre à cet
homme. Thâbit se leva et dit : « Grâce soit rendue à Dieu qui a créé les
cieux et la terre. Rien n'existe sur cette terre qui ne soit un bienfait de lui.
Par un effet de sa puissance, il a fait de nous des rois et, parmi les
meilleures de ses créatures, il a choisi un Envoyé, dont la lignée est la
plus noble, dont la parole est la plus sincère. Il lui a révélé son Livre. Cet
Envoyé a appelé les gens à y croire. Les Émigrés, parmi sa famille, y ont
cru. Nous, les Ançâr, partisans de Dieu et ministres de son Envoyé, nous
avons aussi répondu à l'appel. Nous avons livré la guerre aux hommes
pour qu'ils croient en Dieu. Quiconque croit en Dieu et en son prophète,
sauve face à nous son sang et ses biens. Quiconque est impie (kâfir), il
n'est pas difficile pour nous de le tuer. »
Le poète des Tamîm, Zibriqân ibn Badr, se leva ensuite et récita un
poème à la gloire des Tamîm. Le poète des musulmans, Hassân ibn
Thâbit, se leva et répondit au poète des Tamîm. Les deux poètes
rivalisèrent ainsi un bon moment dans l'éloge de leur tribu respective.
Quand ils eurent fini, al-Aqra' ibn Hâbis, un notable des Tamîm, se leva
et dit : « Je le jure par la tête de mon père, cet homme (Muhammad) est
inspiré. Son orateur est meilleur que le nôtre et son poète est plus poète
que le nôtre. » À ces mots, la délégation des Tamîm se convertit à l'islam
et le Prophète leur fit de très beaux cadeaux.

L'ambassade des Banû 'Âmir Sîra, II, 567-573)

Une délégation des Banû 'Âmir partit auprès du Prophète. Parmi eux se
trouvaient 'Âmir ibn Tufayl, Arbad ibn Qays et Jabbâr ibn Salma. Ces
trois hommes étaient les chefs de la tribu et ses véritables satans. 'Âmir
venait chez Muhammad avec l'intention de le tuer par trahison. Les gens
de sa tribu lui avaient dit :
– 'Âmir, tous les gens se sont convertis à l'islam. Fais comme eux.
– J'aurais souhaité avant de mourir que les Arabes soient derrière moi
et me suivent. Et maintenant vous voulez que je sois soumis derrière ce
jeune homme des Quraych !
Puis il dit à Arbad : « Lorsque nous serons chez cet homme,
j'occuperai son attention et lui ferai détourner de toi son visage. À ce
moment-là, tu le domineras avec ton sabre. » Arrivés chez le Prophète,
'Âmir lui dit :
– Muhammad, je voudrais te parler en tête à tête.
– Non, répondit le Prophète, tant que tu n'auras pas cru en Dieu,
l'Unique.
'Âmir répéta trois fois sa demande et trois fois le Prophète la lui refusa.
'Âmir repartit en lançant cette menace : « Je remplirai la terre de chevaux
et d'hommes contre toi. » Et le Prophète dit à son départ : « Seigneur
Dieu, débarrasse-moi de 'Âmir ibn Tufayl. »
La délégation des Banû 'Âmir repartit dans son pays. En cours de
route, Dieu affligea 'Âmir de la peste et il en fut terrassé. Après l'avoir
enterré, ses compagnons rentrèrent chez eux. Les gens de leur tribu leur
demandèrent :
– Quelle nouvelle rapportez-vous ?
– Vraiment rien, répondit Arbad. Muhammad nous a demandé d'adorer
quelqu'un, que je tuerai à coups de flèches s'il tombe un jour dans mes
mains.
C'était la saison d'hiver. Un jour ou deux après avoir dit cela, Arbad
sortit de chez lui, tirant son chameau derrière lui. Dieu fit tomber sur eux
la foudre, qui les brûla lui et son chameau. Arbad ibn Qays était, par sa
mère, le frère du poète Labîd ibn Rabî'a. Ce dernier fit dans un poème le
panégyrique de son frère.

L'ambassade des Banû Sa'd ibn Bakr Sîra, II, 573-575)

Les Banû Sa'd ibn Bakr envoyèrent auprès du Prophète un homme


appelé Dimâm ibn Tha'laba. Il fit agenouiller son chameau à la porte de
la mosquée et y entra. Le Prophète y était assis en compagnie de ses
amis. Dimâm était un homme robuste, avec une abondante chevelure qu'il
serrait en deux tresses. Il s'approcha du groupe et demanda :
– Qui parmi vous est le fils de 'Abd al-Muttalib ?
– Moi-même, répondit le Prophète.
– Tu es bien Muhammad ?
– Oui, je le suis.
– Fils de 'Abd al-Muttalib, je vais te poser beaucoup de questions et
avec insistance. Ne t'en offusque pas.
– Non, je ne m'en offusquerai point. Pose-moi les questions que tu
veux.
– J'en appelle à ton Dieu, au Dieu de ceux qui étaient avant toi et de
ceux qui viendront après toi, Dieu t'a-t-il vraiment envoyé auprès de
nous ?
– Oui, je le jure par Dieu.
– J'en appelle à Dieu, est-ce bien Dieu qui t'a demandé de nous donner
l'ordre de l'adorer Seul et Unique, sans lui associer quoi que ce soit, et de
rejeter ses rivaux que nos pères adoraient avec lui ?
– Oui, je le jure.
– J'en appelle à Dieu, est-ce bien Dieu qui t'a ordonné d'instituer
l'obligation des cinq prières ?
– Oui, je le jure.
Dimâm poursuivit ainsi son interrogatoire en citant dans le détail les
fondements de l'islam et les obligations des musulmans comme l'aumône,
le jeûne et le pèlerinage. Ayant obtenu la réponse à toutes ses questions, il
déclara : « Je témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Muhammad est
l'Envoyé de Dieu. J'accomplirai ces obligations et renoncerai aux
pratiques que tu m'as interdites. » Puis il monta sur son chameau et
repartit. Après son départ, le Prophète dit : « Si cet homme aux deux
tresses est sincère, il entrera au Paradis. »
Rentré chez lui, les gens l'interrogèrent et il commença par dire :
– Malheur à al-Lât et à al-'Uzza6 !
– Tais-toi, Dimâm, lui dirent-ils. Crains la lèpre, crains la gangrène,
crains la folie !
– Malheureux, leur dit-il, ces deux divinités, je le jure, sont
inefficaces : elles ne font ni du bien ni du mal. Dieu a envoyé un
Prophète et lui a révélé un Livre, grâce auquel je pourrai vous sauver du
paganisme. Je témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu, sans aucun associé. Je
témoigne que Muhammad est son serviteur et son Envoyé. Je vous
apporte de sa part les obligations et les interdits de sa religion.
Ce jour-là, il n'y eut aucun homme ni aucune femme parmi ceux qui
écoutèrent Dimâm qui ne se convertît à l'islam. Il n'y eut pas auprès du
Prophète meilleure délégation que celle de Dimâm ibn Tha'laba.

L'ambassade des 'Abd al-Qays Sîra, II, 575-576)

Les 'Abd al-Qays envoyèrent auprès du Prophète une ambassade à la


tête de laquelle se trouvait Jârûd ibn Bichr, qui était chrétien. À son
arrivée, le Prophète lui fit un exposé de l'islam et le convia à s'y convertir.
Il répondit :
– Muhammad, j'ai déjà une religion. Si j'abandonne ma religion pour la
tienne, me garantis-tu que je sois dans la bonne voie ?
– Bien sûr, répondit le Prophète, je garantis que Dieu t'a montré une
religion meilleure que la tienne.
Jârûd se convertit à l'islam. Ses compagnons firent de même et tous
revinrent dans leur tribu. Jârûd avait une foi sincère et robuste. À la mort
du Prophète, sa tribu, comme d'autres tribus, abandonna l'islam et
retourna à sa première religion (Ridda)7, Jarûd se dressa parmi eux,
prononça solennellement le témoignage de la vérité et les rappela à
l'islam.

L'ambassade des Hanîfa accompagnée par Musaylima l'imposteur Sîra,


II, 576-577)

Ensuite vint auprès du Prophète l'ambassade des Banû Hanîfa,


accompagnée de Musaylima ibn Habîb. Ils descendirent chez Bint al-
Hârith, une femme des Ançâr. Ils vinrent chez le Prophète, en laissant
Musaylima dans leur campement. Après s'être convertis à l'islam, ils
dirent au Prophète : « Envoyé de Dieu, l'un de nos compagnons est resté
dans notre campement pour garder nos montures. » Le Prophète ordonna
qu'on lui attribue un cadeau équivalant au cadeau donné aux membres
présents de l'ambassade : « Il ne doit pas avoir la place la moins bonne,
leur dit-il, parce qu'il a monté la garde auprès de vos biens et de vos
montures. »
Les Hanîfa remirent à Musaylima le don du Prophète et s'en revinrent
dans leur pays. À leur retour à Yamâma, l'ennemi de Dieu se rétracta, et
prétendit mensongèrement qu'il était prophète. Il leur dit : « J'ai été
associé à la prophétie avec Muhammad. Ne vous a-t-il pas dit, lorsque
vous lui avez mentionné mon nom, que je n'avais pas la place la moins
bonne parmi vous ? Il ne pouvait donc pas ne pas savoir que j'étais son
associé dans la prophétie. » Puis il se mit à réciter des paroles rythmées et
assonancées, voulant ainsi égaler le style du Coran8. En même temps, il
témoignait que Muhammad était effectivement un prophète, ce sur quoi
les Banû Hanîfa étaient unanimes.
Le Prophète dit un jour dans une prédication qu'il faisait du haut de la
chaire : « J'ai vu en songe la nuit du destin, puis je l'ai oubliée. J'ai vu
dans mes bras deux anneaux d'or. Je ne les ai pas aimés et j'ai soufflé sur
eux. Ils se sont envolés. Je pense que ces anneaux d'or devaient désigner
les deux faux prophètes Aswad al-'Ansi du Yémen et Musaylima ibn
Habîb de Yamâma. » Le Prophète disait encore : « L'heure du Jugement
n'aura pas sonné avant que n'apparaissent trente imposteurs, prétendant
chacun à la prophétie. »
Musaylima ibn Habîb écrivit une lettre à Muhammad où il disait : « De
Musaylima, envoyé de Dieu, à Muhammad, envoyé de Dieu. Salut à toi.
J'ai été associé avec toi à la prophétie : nous avons la moitié de la terre et
les Quraych ont l'autre moitié. Mais les Quraych sont des agresseurs. »
Deux messagers apportèrent cette lettre au Prophète. Il la lut :
– Et vous, leur demanda-t-il, qu'en dites-vous ?
– Nous disons ce qu'il dit.
– Je vous aurais volontiers tranché la tête, mais on ne tue pas les
messagers.
Puis il écrivit à Musaylima : « Au nom de Dieu, clément et
miséricordieux. De Muhammad, Envoyé de Dieu, à Musaylima : salut à
celui qui suit le chemin de la vérité. La terre appartient à Dieu et il la
donne à qui il veut parmi ses serviteurs. Il récompensera ceux qui le
craignent. » C'était à la fin de l'an 10 de l'Hégire.

L'ambassade des Tay'(Sîra, II, 577-578)

L'ambassade des Tay'vint auprès du Prophète. Elle avait à sa tête Zayd-


al-Khayl, le seigneur des Tay'. Ils s'adressèrent à l'Envoyé de Dieu : il
leur fit un exposé de l'islam et les y convia. Ils s'y convertirent avec
sincérité. Le Prophète disait : « On ne m'a jamais vanté les mérites d'un
homme sans qu'à sa vue, sa réputation me paraisse supérieure à sa valeur
réelle. Exception doit être faite de Zayd-al-Khayl : sa valeur réelle m'a
paru de loin supérieure à sa réputation. » Pour signifier l'admiration qu'il
vouait à cet homme, le Prophète l'appela Zayd-al-Khayr (l'homme de
bien) au lieu de Zayd-al-Khayl (le cavalier par excellence) et il lui
accorda un domaine dûment enregistré en son nom. Zayd-al-Khayl quitta
le Prophète pour revenir chez lui. Mais le Prophète craignait pour lui la
fièvre de Médine. En effet, descendu à un point d'eau de la région de
Najd, Zayd fut atteint d'une fièvre qui lui fut fatale.

Histoire de 'Adiyy ibn Hâtim at-Tâ'i Sîra, II, 578-581)

Quant à 'Adiyy ibn Hâtim at-Tâ'i, il racontait : je faisais partie de la


noblesse de ma tribu et j'étais leur roi. Je recevais en partage le quart de
tout butin. J'étais chrétien et, dès que j'entendis parler de Muhammad,
j'éprouvai à son égard une vive aversion, la plus vive que jamais un
Arabe ait conçue pour lui. Je dis à l'un de mes esclaves bergers :
« Prépare-moi quelques chameaux robustes et dociles et retiens-les non
loin de chez moi. Dès que tu entendras parler d'une armée de Muhammad
qui foule le sol de notre territoire, tu m'en préviendras. » Un matin, le
berger vint me dire : « Ce que tu avais l'intention de faire si tu étais
investi par la cavalerie de Muhammad, fais-le maintenant. J'ai vu des
bannières flotter au loin et l'on m'a dit qu'il s'agissait des troupes de
Muhammad. » Il m'amena donc mes montures. J'y installai ma famille et
mes enfants et me précipitai pour rejoindre en Syrie mes coreligionnaires
chrétiens. Je ne laissai derrière moi qu'une fille de Hâtim at-Tâ'i.
La cavalerie de Muhammad survint peu après et prit, entre autres
captives, la fille de Hâtim. On l'amena à Muhammad avec les autres
captives et l'on apprit à Muhammad que je m'étais enfui en Syrie. Comme
d'habitude, on enferma la fille de Hâtim dans un bercail, à la porte de la
mosquée. Au passage du Prophète, elle se leva et s'adressa à lui (c'était
une grande femme à la parole aisée) :
– Envoyé de Dieu, mon père est mort et je n'ai plus de soutien. Fais-
moi grâce, que Dieu t'en récompense !
– Qui était ton soutien ?
– 'Addiyy ibn Hâtim.
– Celui qui a pris la fuite devant Dieu et devant le Prophète ?
Et le Prophète la laissa et passa son chemin.
L'ancienne captive racontait : je n'ai cessé de supplier le Prophète à
chacun de ses passages et je finis par perdre tout espoir. Mais un jour, au
passage du Prophète, un homme de sa suite me fit signe de me lever et de
lui parler :
– Envoyé de Dieu, mon père est mort et je n'ai plus de soutien. Fais-
moi grâce, Dieu t'en récompense !
– Je t'accorde ta grâce, mais ne te hâte pas de partir. Dès que tu auras
trouvé des gens de confiance de ta tribu, tu m'en préviendras.
La fille de Hâtim poursuivait : j'ai voulu savoir qui était l'homme qui
m'avait fait signe ce jour-là de parler au Prophète et l'on me dit que c'était
Ali ibn Abû Tâlib. J'attendis donc dans le bercail jusqu'au jour où une
caravane de confiance pouvait effectivement m'emmener en Syrie chez
mon frère 'Adiyy. Je dis alors au Prophète : « Voici des gens de ma tribu
et j'ai confiance qu'ils m'emmèneront en toute sécurité. » Il me fit donner
des habits, une monture et des frais de voyage et je partis ainsi avec la
caravane pour la Syrie.
'Adiyy ibn Hâtim racontait : j'étais un jour assis en famille et je vis
soudain un chameau portant un palanquin se diriger vers moi. Je me dis :
« Ce doit être la fille de Hâtim. » Et c'était bien elle. Dès qu'elle fut
devant moi, elle dit :
– Tu m'as abandonnée, homme injuste ! Tu es parti avec ta famille et
tes enfants et tu as laissé sur place ton honneur, la fille de ton père.
– Petite sœur, lui dis-je, ne dis pas de moi trop de mal. Je n'ai vraiment
aucune excuse d'avoir fait ce que tu me reproches.
Elle descendit de son chameau et séjourna sous mon toit. Un jour, je
lui demandai (c'était une femme lucide et déterminée) :
– Que penses-tu de l'histoire de cet homme ?
– Vraiment, je pense que tu dois le rejoindre au plus vite. Si c'est un
prophète, ses bienfaits reviendront aux premiers arrivés ; si c'est un roi, tu
ne seras pas privé de gloire ni de prospérité. De toute façon, tu resteras
toi-même.
– Tu as raison, c'est la vraie solution.
'Adiyy poursuivait son récit : je partis donc pour Médine chez
Muhammad. Il était dans sa mosquée : j'y entrai et le saluai.
– Qui est l'homme qui est en face de moi ? me demanda-t-il.
– 'Adiyy ibn Hâtim.
Il se leva et m'emmena dans sa propre maison. En cours de route, une
vieille femme l'arrêta sur son chemin. Il s'arrêta longuement, le temps que
cette pauvre femme lui fît sa requête. Je me dis : « Non, vraiment, ce n'est
pas un roi. » Puis il poursuivit son chemin. Une fois dans sa maison, il
prit un coussin de cuir garni de fibres de palmier, qu'il poussa vers moi :
– Assieds-toi là-dessus.
– Prends-le plutôt pour toi.
– Non, non, prends-le toi-même.
Je m'assis sur le coussin et lui s'assit par terre. Je dis encore : « Non, ce
n'est pas un comportement de roi. » Puis il me demanda :
– Dis-moi, 'Adiyy ibn Hâtim, ne jouissais-tu pas dans ton royaume de
la règle du quart dans le partage du butin ?
– Si, j'en bénéficiais.
– Ta religion te l'interdisait pourtant.
– Oui, en effet. (Et je compris qu'il était un prophète, envoyé de Dieu :
il connaissait l'inconnu.)
– Peut-être, 'Adiyy, ce que tu vois de la pauvreté de mes gens
t'empêche-t-il de te convertir à l'islam ? En vérité, je te l'affirme, bientôt
les richesses couleront parmi eux au point que personne n'en voudra plus.
Peut-être, 'Adiyy, ce que tu vois du grand nombre de leurs ennemis et de
leur petit nombre t'empêche-t-il d'entrer dans cette religion ? En vérité, je
te l'affirme, bientôt tu entendras dire que les femmes quittent l'Irak à dos
de chameau pour venir en pèlerinage à La Mecque en toute sécurité.
Peut-être, 'Adiyy, ce que tu vois de la royauté et du pouvoir détenus par
d'autres, en dehors de l'islam, t'empêche-t-il de venir à cette religion ? En
vérité, je te l'affirme, bientôt tu entendras dire que les châteaux blancs du
royaume de Babel se sont ouverts devant eux.
– Oui, dis-je, je me convertis à l'islam.
'Adiyy racontait plus tard : je me disais : deux prédictions se sont déjà
accomplies ; reste la troisième. J'ai vu en effet les châteaux blancs de
Babel s'ouvrir devant les musulmans, j'ai vu les femmes partir d'Irak à
dos de chameau en pèlerinage à La Mecque, en toute sécurité. Sans aucun
doute, la troisième prédiction va se réaliser : les richesses vont couler sur
la population au point que personne ne voudra plus en ramasser.

Des ambassades du Yémen se succèdent auprès du Prophète Sîra, II, 581-


588)

Furwa ibn Musayk des Murâd vint auprès du Prophète pour affirmer
son opposition aux rois de Kinda. En effet, avant l'islam, il y eut entre les
Murâd et les Hamdân une bataille sanglante, la bataille de Radm, où les
Hamdân avaient décimé les Murâd. Le Prophète demanda à Furwa :
– N'es-tu pas mécontent de ce qui est arrivé à ton peuple à la bataille
de Radm ?
– Qui donc, ayant subi ce que mon peuple a subi, n'en serait pas
mécontent ?
– Ton peuple ainsi frustré n'en sera que plus content dans l'islam.
Le Prophète désigna Furwa comme gouverneur de l'ensemble des
tribus de Murâd, de Zubayd et de Madhhij. Il envoya avec lui, pour
collecter l'aumône, Khâlid ibn al-'Âç. Ce dernier resta avec lui au Yémen
jusqu'à la mort du Prophète.
Puis vint auprès du Prophète 'Amr ibn Ma'dîkarib, à la tête d'une
délégation des Banû Zubayd. Ils se convertirent à l'islam, mais, à la mort
du Prophète, ils revinrent à leur ancienne religion.
Vint aussi auprès du Prophète Ach'ath ibn Qays, à la tête d'une
délégation de quatre-vingts hommes montés sur des chameaux. Ils
entrèrent chez le Prophète, les cheveux peignés et les yeux maquillés de
kohl. Ils portaient des manteaux de tissu yéménite bordés de soie.
– Ne vous êtes-vous pas convertis à l'islam ? leur demanda le Prophète.
– Si, nous nous y sommes convertis.
– Pourquoi donc toute cette soie à vos cous ?
Ils arrachèrent la soie de leurs manteaux et la jetèrent par terre.
Vint aussi auprès du Prophète Çurad ibn Abdallah, à la tête d'une
délégation des Azd. Ils se convertirent sincèrement à l'islam. Le Prophète
nomma Çurad comme gouverneur des musulmans de sa tribu et lui
ordonna de combattre avec eux pour amener à l'islam ses voisins païens
du Yémen. Çurad s'attaqua aux gens de Jurach. Il fit le siège de la ville
pendant près d'un mois puis il repartit, abandonnant le siège. Les gens de
Jurach sortirent à sa poursuite. Il se retourna contre eux et en massacra un
grand nombre. Par la suite, une délégation de Jurach alla auprès du
Prophète et ils se convertirent à l'islam.

Un messager porte au Prophète une lettre des rois de Himyar Sîra, II,
588-591)

À son retour de Tabûk, le Prophète reçut un messager portant une lettre


des rois de Himyar lui annonçant leur abandon du paganisme et leur
ralliement à l'islam. Le Prophète leur écrivit la lettre suivante : « Au nom
de Dieu clément et miséricordieux. Du Prophète Muhammad, Envoyé de
Dieu, aux rois de Himyar. Je remercie pour vous Dieu l'Unique. Votre
messager est bien arrivé chez nous à Médine et nous a fait parvenir votre
lettre, qui nous a appris votre conversion à l'islam et la guerre que vous
faisiez aux païens. Dieu vous a donc éclairé la voie de la vérité : vous
accomplissez la prière, vous pratiquez l'aumône légale et collectez les
dons imposés aux musulmans. Ceux qui accomplissent ces devoirs, qui
témoignent publiquement de leur foi en Dieu et de leur reconnaissance de
Muhammad comme Envoyé de Dieu, ceux qui soutiennent les
musulmans contre les païens, ceux-là sont de véritables croyants. Ils ont
les mêmes privilèges et les mêmes obligations que les autres musulmans.
Si un juif ou un chrétien se convertit à l'islam, il compte parmi les
croyants, avec les mêmes privilèges et les mêmes obligations qu'eux.
Celui, en revanche, qui reste juif ou chrétien, on ne peut le contraindre à
quitter sa religion. Mais, dans tous les cas, il doit payer un tribut d'un
dinar, qu'il soit mâle ou femelle, qu'il soit libre ou esclave. En échange de
ce tribut, il aura la protection de Dieu et de son Envoyé9. Sinon, il sera
considéré comme l'ennemi de Dieu et de son Envoyé.
« En outre, lorsque mes envoyés parviendront chez vous, je vous
demande de les bien traiter. Collectez pour eux ce que vous pouvez
comme aumônes et comme tribut et confiez-les leur. Leur chef s'appelle
Mu'âdh ibn Jabal. Il ne doit revenir de chez vous que satisfait. Je vous ai
envoyé aussi des gens de confiance de ma famille, qui connaissent bien
leur religion. Je vous ordonne de les bien traiter. Je vous adresse le salut
de Dieu, sa miséricorde et sa bénédiction. »
Lorsque le Prophète avait envoyé Mu'âdh en mission au Yémen, il lui
avait recommandé : « Facilite les choses et ne les complique pas.
Annonce la bonne nouvelle, sans brusquer les gens. Tu vas chez des gens
qui possèdent déjà un Livre sacré. Ils vont te demander : “; Quelle est la
clef du Paradis ? ” Et tu leur répondras : “; Le témoignage public qu'il n'y
a qu'un seul Dieu, sans aucun associé. ” »

La conversion à l'islam de Furwa ibn 'Amr al-Judhâmi Sîra, II, 591-592)

Furwa ibn 'Amr al-Judhâmi envoya auprès du Prophète un messager


pour lui annoncer sa conversion à l'islam. Il envoya avec lui en cadeau
pour le Prophète une mule blanche. Furwa était le commissaire des
Byzantins, commandant aux tribus arabes frontalières. Il résidait en
territoire syrien à Ma'ân et dans ses environs. Lorsque les Byzantins
apprirent sa conversion à l'islam, ils l'arrêtèrent, l'emmenèrent chez eux et
le mirent en prison. Même en prison, il déclarait sa foi en l'islam. Ils lui
tranchèrent la tête et l'attachèrent à une croix.

LA CONVERSION DES CHRÉTIENS DE NAJRÂN (631) (SÎRA,


II, 592-601)
Le Prophète envoya en l'an 10 de l'Hégire Khâlid ibn al-Walîd à Najrân
avec l'ordre de faire à la population trois fois l'appel à l'islam avant de
leur livrer bataille. S'ils y répondaient, leur conversion serait acceptée,
sinon, il faudrait les réduire par la force. Khâlid partit dans leur pays et
dépêcha partout des cavaliers qui criaient aux gens : « Convertissez-vous
à l'islam et vous serez sauvés. » Les gens se convertirent et évitèrent le
combat contre Khâlid. Ce dernier séjourna chez eux pour leur enseigner
le Livre de Dieu et leur expliquer l'islam et la loi de l'Envoyé de Dieu.
Puis il écrivit au Prophète pour lui annoncer la conversion des habitants
de Najrân et lui demander s'il devait rester parmi eux ou revenir auprès
de lui.
Le Prophète lui répondit : « Annonce-leur la bonne nouvelle et
préviens-les. Viens auprès de moi et amène avec toi une délégation de
Najrân. » Khâlid revint à Médine et ramena avec lui une délégation de
Najrân. Lorsque le Pro-phète les vit, il demanda qui étaient ces gens qui
ressemblaient à des Indous10. On lui répondit que c'étaient des habitants
de Najrân. Une fois mis en présence du Prophète, ils le saluèrent et
déclarèrent :
– Nous témoignons que tu es l'Envoyé de Dieu et qu'il n'y a qu'un seul
Dieu.
– Moi aussi, dit le Prophète, je témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et
que je suis son Envoyé.
– Est-ce bien vous que révolte un reproche ? leur demanda-t-il.
Ils se turent. Le Prophète répéta la même question trois fois et
personne ne broncha. La quatrième fois, Yazîd ibn 'Abd al-Madân
répondit :
– Oui, nous le sommes, répéta-t-il quatre fois.
– Si Khâlid ne m'avait pas écrit pour m'informer que vous vous étiez
convertis à l'islam sans combattre, j'aurais jeté vos têtes à vos pieds.
– À la vérité, répondit Yazîd, nous ne te sommes pas reconnaissants, à
Khâlid non plus.
– À qui va donc votre reconnaissance ?
– Notre reconnaissance va à Dieu qui nous a montré la bonne voie, à
travers toi.
– C'est bien la vérité. Comment remportiez-vous la victoire sur vos
ennemis avant l'islam ?
– Nous ne remportions de victoire sur personne.
– Si, si. Vous aviez toujours le dernier mot avec ceux qui s'opposaient
à vous.
– Pour remporter la victoire, nous étions tous unis, sans discorde, et
nous ne prenions jamais l'initiative d'une injustice envers qui que ce fût.
– C'est bien la vérité.
Le Prophète nomma à leur tête Qays ibn Huçayn et ils repartirent dans
leur pays. Le Prophète leur envoya 'Amr ibn Hazm pour leur expliquer la
doctrine et les lois de l'islam et pour collecter leurs dons.
Par ailleurs, le Prophète envoya des émissaires et des fonctionnaires
partout où l'islam s'était imposé, afin de collecter les dons des fidèles.
1 Aç-Çafa et al-Marwa : deux buttes rocheuses situées à la périphérie de l'enceinte du sanctuaire
de La Mecque. Avant l'islam, elles étaient le siège de divinités de la fertilité vénérées par les
pèlerins de La Mecque. Depuis, elles ont gardé leur caractère sacré et les pèlerins musulmans
effectuent une course (sa'y) entre ces deux stations importantes du pèlerinage à La Mecque, en
souvenir de la course éplorée de Hâjar en quête d'eau pour son fils Ismaël, considéré comme
l'ancêtre de tous les Arabes.
2 Dhât anwât : arbre sacré avant l'islam. Ces pratiques populaires, interdites par l'islam et par les
autres religions monothéistes, sont encore plus ou moins vivantes un peu partout dans le bassin
méditerranéen.
3 Le fait d'avoir été frère et sœur de lait (ou mère nourricière d'un garçon) établit un lien de
parenté (de lactation) interdisant tout mariage entre ces personnes.
4 Il s'agit, semble-t-il, d'une mosquée rivale, hérétique ou dissidente de la mouvance orthodoxe
du Prophète. La mention de cette mosquée reste mystérieuse.
5 Il était de tradition chez les tribus arabes avant l'islam de se livrer à des courses et à des joutes
oratoires ou poétiques au cours des pèlerinages et des foires qui y étaient célébrés.
6 Al-Lât, al-'Uzza et Manât étaient les trois principales divinités féminines vénérées avant
l'islam. Le Coran les a stigmatisées à plusieurs reprises. Elles ont été l'objet de ce que les
musulmans ont appelé les versets sataniques.
7 Ridda : à la mort du Prophète, beaucoup de musulmans, surtout parmi les Bédouins, ont
considéré qu'ils étaient déliés de leur engagement à son égard et sont retournés à leur religion
antérieure. Abû Bakr, le premier calife (632-634) les ramena de force à l'islam.
8 On a signalé à l'époque du Prophète l'existence de plusieurs personnes (comme ce
Musaylima), qui s'affirmaient prophètes et composaient des pensées religieuses en langue arabe
rythmée et assonancée, à l'imitation de la langue du Coran. On sait que les musulmans les
qualifiaient de menteurs, incapables d'imiter la langue miraculeusement inimitable du Coran (i'jâz).
9 C'est l'annonce du statut de protégés de l'islam (dhimmi), pour les juifs et les chrétiens qui
voulaient garder leur religion. Mais un hadith attribué au Prophète n'admet qu'une seule religion
« dans l'île des Arabes ». Il est mentionné plus bas comme une des dernières recommandations du
Prophète.
10 Les chrétiens de l'époque du Prophète étaient très divisés. À côté des orthodoxes, tenants de
la foi apostolique définie dans les conciles œcuméniques, il y avait une multitude d'hérésies.
Najrân, ville florissante du Yémen, était le siège d'un évêché et comptait une importante
communauté chrétienne. Les Melkites de Najrân suivaient apparemment la foi orthodoxe du
Basileus (malik, roi) de Constantinople.
CHAPITRE IX

Les adieux et la mort du Prophète


Dis : « C'est, mon Seigneur !

Il n'y a de Dieu que lui !

Je me confie en lui ;

Vers lui est mon retour. » (Coran, 13, 30.)

LE PÈLERINAGE DE L'ADIEU (MARS 632) (SÎRA, II, 601-606)

Au mois de dhû-l-qi'da, le Prophète commença à se préparer au


pèlerinage et demanda aux gens d'en faire autant. Il partit en pèlerinage
cinq nuits avant la fin de dhû-l-qi'da et poussa devant lui les bêtes
destinées au Sacrifice. Arrivé à Sarif, accompagné de certains notables, il
ordonna à ceux qui n'avaient pas de bêtes à sacrifier de compenser leur
pèlerinage par une simple visite des lieux saints ('umra). 'Â'icha, son
épouse, eut ses règles ce jour-là : elle s'en attrista et se mit à pleurer. Le
Prophète lui dit : « Ne pleure pas. Tu accompliras tout le rituel du pèlerin,
sauf les tournées autour de la Ka'ba. » Le Prophète pénétra ensuite à La
Mecque. Ses épouses et les hommes qui n'avaient pas amené avec eux de
bêtes à sacrifier firent une simple visite des lieux saints. Le jour du
Sacrifice, le Prophète sacrifia un grand nombre de victimes, pour lui et
pour ses épouses.
Le Prophète avait envoyé Ali à Najrân. Il le retrouva à La Mecque,
revêtu des habits sacrés du pèlerinage (ihrâm). Quand Ali eut fini de lui
rendre compte de sa mission à Najrân, le Prophète lui dit :
– Va faire les tournées rituelles autour de la Ka'ba, comme les ont
faites tes compagnons. Ce sera pour toi une simple visite des lieux saints.
– Envoyé de Dieu, répondit Ali, lorsque j'ai revêtu ma tenue sacrée de
pèlerinage, je me suis engagé devant Dieu à l'accomplir, exactement
comme le ferait Muhammad, le Prophète, le Serviteur et l'Envoyé de
Dieu et avec les mêmes formules sacrées.
– As-tu amené avec toi des bêtes à sacrifier ?
– Non, je ne l'ai pas fait.
Le Prophète associa alors Ali aux sacrifices offerts et ce dernier se
maintint en tenue de pèlerinage avec le Prophète jusqu'à
l'accomplissement de tout le rituel. Le Prophète poursuivit son
pèlerinage, en montrant aux musulmans ses règles, ses différentes
stations et son rituel complet.
Puis il s'adressa aux musulmans réunis : « Écoutez-moi. Je ne sais pas
si je pourrai vous retrouver l'an prochain à cette même manifestation
sacrée. Votre sang et vos biens seront sacrés pour vous jusqu'à la fin de
votre vie, comme ils sont sacrés aujourd'hui et le sont ce mois-ci. Vous
allez être mis en présence de votre Dieu et vous serez interrogés sur vos
actions. Je vous ai donc prévenus. Celui qui détient un objet en dépôt,
qu'il le rende à son propriétaire. Toute prise d'intérêt est interdite, mais le
capital vous est dû. Toute dette de sang datant d'avant l'islam est remise.
Musulmans, Satan a perdu tout espoir d'être jamais adoré sur votre terre.
Méfiez-vous de lui pour votre religion. Toute modification du calendrier
sacré est une impiété notoire. Le Temps tourne maintenant tout rond,
comme à l'époque où Dieu créa les cieux et la terre. Aux yeux de Dieu, le
nombre de mois est de douze, dont quatre mois sacrés.
« Musulmans, vous avez des droits sur vos épouses tout comme elles
en ont sur vous. Qu'elles n'accueillent point dans leur couche quelqu'un
qui n'aurait pas votre agrément. Elles ne doivent point commettre d'action
gravement honteuse. Si elles le font, Dieu vous donne l'autorisation de les
mettre en quarantaine et de les battre, sans trop d'excès. Si elles renoncent
à leurs mauvaises actions, elles auront droit à la nourriture et au vêtement
selon l'usage. Attention, traitez bien vos épouses, elles sont chez vous
comme des prisonnières qui ne possèdent rien en propre. Elles ne sont
chez vous qu'un dépôt que Dieu vous a confié.
« Musulmans, réfléchissez bien à ce que je vous ai dit. En ce qui me
concerne, j'ai accompli ma mission et transmis le message. J'ai laissé
parmi vous quelque chose de très clair, le Livre de Dieu et la Loi de son
prophète. Si vous le suivez, vous ne serez jamais dans l'erreur.
Musulmans, apprenez que tout musulman est le frère d'un musulman et
que tous les musulmans sont des frères. » Les fidèles approuvèrent :
« Oui, Seigneur Dieu », et le Prophète en prit Dieu à témoin.
Ce fut le pèlerinage de la délivrance du message et de l'adieu. En effet,
ce fut le dernier pèlerinage du Prophète.

LE PROPHÈTE S'ADRESSE AUX ROIS ÉTRANGERS (SÎRA,


II, 606-608)

Le Prophète envoya aux rois étrangers des messagers, choisis parmi


ses compagnons et munis de lettres où ils étaient appelés à embrasser
l'islam. C'est ainsi, par exemple, qu'il écrivit à César (Basileus), roi des
Byzantins (Rûm), à Chosroès, roi de Perse, au Négus, roi d'Abyssinie, à
Muqawqis, roi d'Alexandrie, aux deux rois de 'Umân, aux deux rois de
Yamâma, au roi de Bahrayn, à Hârith, roi des Ghassân, qui régnait au
nord sur les frontières de Syrie, au roi du Yémen, etc. Le Prophète avait
recommandé à ses compagnons, avant de les envoyer en messagers :
– Dieu m'a envoyé pour témoigner de sa miséricorde universelle.
Transmettez mon message de miséricorde, Dieu vous accorde la sienne !
Ne laissez pas place parmi vous à la discorde ni à la division à mon sujet,
comme les Apôtres l'ont fait à l'égard de Jésus fils de Marie.
– Comment se sont-ils divisés ?
– Jésus leur avait confié le même message que celui que je vous
confie. L'Apôtre dont le pays de mission était tout proche l'accepta et fut
sauvé. Celui dont le pays de mission était lointain partit en maugréant et
en traînant le pas. Jésus s'en plaignit à Dieu et les traînards se mirent à
parler la langue de ceux à qui ils devaient porter le message1.

EXPÉDITION D'USÂMA IBN ZAYD EN PALESTINE (632)


(SÎRA, II, 606)

Dès son retour à Médine, le Prophète prit la décision d'envoyer ses


troupes en Syrie. Il en donna le commandement à Usâma ibn Zayd, son
affranchi, lui ordonnant de parvenir avec sa cavalerie aux frontières de
Balqâ'en terre de Palestine. Les hommes s'y préparèrent et Usâma fit le
plein de mobilisation parmi les premiers Émigrés. Ce fut la dernière
expédition décidée par le Prophète.

LES ÉPOUSES DU PROPHÈTE, MÈRES DES CROYANTS


(SÎRA, II, 643-648)

Les femmes que le Prophète a épousées étaient au nombre de treize. La


première épouse fut Khadîja bint Khuwaylid. Elle lui fut donnée en
mariage par son père Khuwaylid ibn Asad. Le Prophète lui donna en dot
vingt génisses. Khadîja donna naissance à l'ensemble des enfants du
Prophète, à l'exception d'Ibrâhîm. Avant le Prophète, elle avait été
l'épouse d'Abû Hâla ibn Mâlik.
Le Prophète prit aussi pour épouse 'Â'icha, fille d'Abû Bakr, l'homme
de foi (Çiddîq). Elle avait sept ans. Il consomma son mariage avec elle à
Médine, lorsqu'elle avait neuf ou dix ans. C'était la seule épouse vierge
que le Prophète ait prise. Elle lui fut donnée en mariage par son père Abû
Bakr. Le Prophète lui donna en dot quatre cents dirhams.
Le Prophète épousa aussi Sawda bint Zam'a ibn Qays. Elle lui fut
donnée en mariage par Salît ibn 'Amr. Le Prophète lui donna en dot
quatre cents dirhams. Avant lui, elle avait été l'épouse de Sakrân ibn
'Amr.
Le Prophète épousa aussi Zaynab bint Jahch. Elle lui fut donnée en
mariage par son frère Abû Ahmad ibn Jahch. Le Prophète lui donna en
dot quatre cents dirhams. Avant lui, elle avait été l'épouse de Zayd ibn
Hâritha, affranchi du Prophète. C'est à son sujet que Dieu a révélé :
Puis, quand Zayd eut cessé
tout commerce avec son épouse,
nous te l'avons donnée pour femme. (Coran, 33, 37.)
Le Prophète épousa aussi Umm Salama, fille d'Abû Umayya ibn al-
Mughîra. Elle s'appelait Hind. Elle lui fut donnée en mariage par son fils
Salama ibn Abû Salama. Le Prophète lui donna en dot un matelas garni
de fibres de palmier, un récipient, un plateau et une meule à grains. Avant
lui, elle avait été l'épouse d'Abdallah Abû Salama.
Le Prophète épousa aussi Hafça, fille de 'Umar ibn al-Khattâb. Elle lui
fut donnée en mariage par son père 'Umar ibn al-Khattâb. Le Prophète lui
donna en dot quatre cents dirhams. Avant lui, elle avait été l'épouse de
Khunays ibn Hudhâfa.
Le Prophète épousa aussi Umm Habîba. Elle s'appelait Ramla, fille
d'Abû Sufyân ibn Harb. Elle lui fut donnée en mariage par Khâlid ibn al-
'Âç, à l'époque où Khâlid et elle étaient en Abyssinie. Le Négus lui donna
en dot, au nom du Prophète, quatre cents dinars. C'était lui qui avait
demandé sa main pour le Prophète. Avant lui, elle avait été l'épouse de
'Ubayd Allâh ibn Jahch.
Le Prophète épousa aussi Juwayriya, fille d'al-Hârith ibn Abû Dirâr.
Elle était parmi les captives prises aux Banû Muçtaliq des Khuzâ'a. Le
tirage au sort l'attribua à Thâbit ibn Qays des Ançâr, qui lui proposa un
contrat de mariage. Elle vint chez le Prophète demander son aide pour la
rédaction de ce contrat. Le Prophète lui proposa de la prendre comme
épouse et ainsi, de captive, elle est devenue l'épouse du Prophète, avec
l'accord de son père al-Hârith, chef des Banû Muçtaliq. Elle reçut en dot
quatre cents dirhams. Avant le Prophète, elle avait été l'épouse de l'un de
ses cousins appelé Abdallah.
Le Prophète épousa aussi Çafiyya, fille de Huyayy ibn Akhtab, qu'il
avait prise comme captive parmi les juifs de Khaybar. Au repas de
mariage, le Prophète offrit un festin fait de potage (sorbet, churba en
arabe) et de dattes, sans aucune viande ni graisse. Avant lui, elle avait été
l'épouse de Kinâna ibn Abû-l-Huqayq.
Le Prophète épousa aussi Maymûna, fille d'al-Hârith ibn Hazn. Elle lui
fut donnée en mariage par 'Abbâs ibn 'Abd al-Muttalib. 'Abbâs, oncle du
Prophète, lui donna en dot au nom de son neveu quatre cents dirhams.
Avant lui, elle avait été l'épouse d'Abû Ruhm. On raconte qu'elle s'était
offerte elle-même au Prophète. La demande en mariage lui était en effet
parvenue lorsqu'elle était sur son chameau et elle répondit : « Le chameau
et ce qu'il porte sont à Dieu et à son Envoyé. » À ce sujet, Dieu révéla :
Ô toi, le Prophète !
Nous avons déclaré licites pour toi
les captives…
ainsi que toute femme croyante
qui se serait donnée au Prophète. (Coran, 33, 50.)
Le Prophète épousa aussi Zaynab, fille de Khuzayma ibn al-Hârith. On
l'appelait la Mère des pauvres (umm al-masâkîn), à cause de sa bonté à
leur égard. Elle lui fut donnée en mariage par Qabîça ibn 'Amr al-Hilâli.
Le Prophète lui donna en dot quatre cents dirhams. Avant lui, elle avait
été l'épouse de 'Ubayda ibn al-Hârith.
Voilà les femmes avec lesquelles le Prophète a consommé le mariage ;
elles sont au nombre de onze. Deux d'entre elles, Khadîja bint Khuwaylid
et Zaynab bint Khuzayma, décédèrent avant lui. À sa mort, le Prophète
laissait neuf veuves, que nous avons mentionnées dans ce chapitre. Avec
deux des femmes qu'il a épousées, il ne consomma pas le mariage. Il
s'agit de Asmâ'bint an-Nu'mân des Kinda. Le Prophète l'épousa, mais
ayant constaté qu'elle avait des taches blanches sur la peau, c'est-à-dire la
lèpre, il lui donna sa dot et la renvoya chez ses parents. L'autre s'appelait
'Amra bint Yazîd des Kilâb. Elle venait de quitter le paganisme et,
s'approchant du Prophète, elle prononça la formule : « Dieu me
protège ! » Et le Prophète de répliquer : « Imprenable est celui qui se met
sous la protection de Dieu ! » Puis il la renvoya chez ses parents. On
raconte aussi que le Prophète l'appela auprès de lui, mais elle répliqua :
« Nous sommes des gens qu'on n'appelle pas : on vient chez nous ! »
C'est pourquoi le Prophète la renvoya chez ses parents.
Parmi ces épouses, les unes étaient des femmes arabes des Quraych ou
d'autres tribus arabes, d'autres étaient juives, comme Çafiyya, fille de
Huyayy ibn Akhtab, des Banû Nadîr.

LA MORT DU PROPHÈTE (8 JUIN 632) (SÎRA, II, 642-671)>

Les premières atteintes de la maladie Sîra, II, 642-643)

Le Prophète avait décidé d'envoyer Usâma ibn Zayd en expédition


contre la Syrie. Il lui avait donné l'ordre d'investir avec sa cavalerie les
frontières de Balqâ'en Palestine. Et les gens s'y préparaient.
Sur ces entrefaites, le Prophète commença à éprouver les premières
atteintes du mal qui devait l'emporter. Un soir, en pleine nuit, il réveilla
son affranchi Abû Muwayha et lui dit : « Dieu m'a ordonné de demander
pardon pour les morts du cimetière de Baqî'. Viens avec moi. » Abû
Muwayha l'y accompagna. Arrivé au milieu des tombes, il dit : « La paix
soit sur vous, habitants des cimetières. Soyez heureux d'être là où vous
êtes maintenant, plutôt que d'être parmi les vivants d'aujourd'hui. Les
épreuves et les malheurs s'avancent sur eux comme des lambeaux de nuit
noire, se suivant les uns les autres, les derniers plus terribles encore que
les premiers. »
Puis le Prophète s'approcha d'Abû Muwayha et lui confia :
– On m'a apporté les clefs des trésors de la terre avec la faculté d'y
vivre pour toujours, et, de l'autre côté, on m'a mis au Paradis. On me
donna le choix entre les trésors éternels sur terre et la rencontre avec
Dieu, puis le Paradis.
– Je t'en supplie, s'exclama Abû Muwayha, choisis les clefs des trésors
de la terre pour y vivre éternellement, puis le Paradis.
– Non, non, répondit le Prophète, j'ai choisi la rencontre avec mon
Dieu et le Paradis.
Le Prophète demanda ensuite pardon pour les habitants du cimetière et
revint chez lui, toujours avec les premières douleurs du mal qui devait
l'emporter.
À son retour, le Prophète trouva 'Â'icha qui souffrait d'une migraine
tenace et ne cessait de s'en plaindre : « Ma tête, ma tête ! j'ai mal ! » Le
Prophète lui dit :
– C'est plutôt moi, 'Â'icha, qui devrais me plaindre de mon mal de tête.
D'ailleurs, ajouta-t-il avec un ton badin, tu aurais intérêt à mourir avant
moi. Je m'occuperai moi-même de toi et de ton linceul, je prierai sur toi et
je te mettrai moi-même en terre.
– Dès que tu m'auras enterrée, je te vois bien revenir du cimetière et
aller immédiatement te jeter dans les bras de l'une de tes épouses.
Le Prophète en sourit. Et, tandis qu'il faisait le tour de ses épouses, ses
souffrances devenaient de plus en plus intenses. Dans la maison de
Maymûna, il se sentit au plus mal et fit appeler ses épouses. Il leur
demanda la permission de se faire soigner dans la maison de 'Â'icha et
elles acceptèrent.
Le Prophète reçoit des soins dans la maison de 'Â'icha Sîra, II, 649-652)

Appuyé sur les épaules de deux hommes de sa famille, la tête entourée


d'un bandeau, les pieds traînant sur le sol, le Prophète marcha vers la
maison de 'Â'icha. Une fois chez elle, il fut saisi de douleur et de fièvre et
l'on étendit sur lui des couvertures chaudes. Puis, le Prophète demanda à
son entourage : « Versez sur moi sept outres d'eau puisées à différents
puits. Je veux sortir faire mon testament en public. » On l'assit dans une
baignoire appartenant à son épouse Hafça, fille de 'Umar, et l'on ne cessa
de verser de l'eau sur sa tête, jusqu'à ce qu'il dît : « Ça va mieux, ça
suffit. »
Le Prophète sortit, la tête bandée, et se dirigea vers la chaire, devant
les fidèles. Il commença par prier pour les martyrs d'Uhud. Il demanda
pardon pour eux et insista longuement dans sa prière. Puis il dit : « Un
serviteur parmi les serviteurs de Dieu, Dieu lui donna le choix entre cette
terre et ce qu'il y a chez Dieu. Il choisit ce qu'il y a chez Dieu. » Abû
Bakr comprit que le Prophète parlait de lui-même :
– Envoyé de Dieu, cria-t-il en pleurant, plutôt nous sacrifier et sacrifier
nos enfants pour toi !
– Un peu de calme, Abû Bakr, ne t'en émeus pas ! Regardez, dit-il aux
fidèles, ces portes qui donnent dans la mosquée. Bouchez-les toutes, à
l'exception de celle d'Abû Bakr. Je ne connais personne de plus généreux
en amitié que lui. Si j'ai à choisir parmi les hommes l'ami le plus intime
et le plus sincère, je prendrai Abû Bakr. Je vous recommande l'amitié, la
fraternité et la foi jusqu'au jour où nous serons réunis auprès de Dieu.
Le Prophète avait senti, pendant sa maladie, que les gens tardaient à
s'enrôler dans l'expédition pour la Palestine sous les ordres d'Usâma ibn
Zayd. Ils avaient en effet maugréé contre la nomination de ce jeune
homme à la tête de guerriers confirmés et notables parmi les Émigrés et
les Ançâr. Le Prophète leur dit dans son allocution : « Accomplissez
l'expédition d'Usâma. Je vous l'affirme, il est tout à fait apte à prendre le
commandement, tout comme l'était son père. » Les hommes firent
accélérer les préparatifs. Usâma sortit à la tête de son armée et établit son
camp à Jurf, à une heure de marche de Médine. Les hommes l'y
rejoignirent assez rapidement. Là, Usâma et ses troupes attendirent pour
savoir quelle allait être la volonté de Dieu à l'égard de son prophète.
S'adressant aux Émigrés, le Prophète leur dit : « Je vous demande de
bien traiter les Ançâr. Ils ont toujours été dignes de ma confiance. C'est à
eux que j'ai confié mes projets secrets et c'est auprès d'eux que j'ai trouvé
refuge. Faites du bien à ceux qui parmi eux se comportent bien, et fermez
les yeux sur ceux qui agissent mal. »
Puis le Prophète descendit de la chaire et rentra dans ses appartements.
Là, il fut encore saisi de frissons et perdit connaissance. On le couvrit de
draps chauds. Quelques femmes parmi ses épouses et parmi les épouses
des musulmans se réunirent autour de lui, en présence de son oncle
'Abbâs. On décida de lui administrer un médicament sous la langue et
'Abbâs dit qu'il se chargerait de le faire. À son réveil, le Prophète
demanda :
– Qui donc m'a donné cela ?
– C'est ton oncle, lui répondit-on.
– C'est un remède de bonne femme apporté d'Abyssinie. Pourquoi
avez-vous fait cela ?
– Nous craignions, dit son oncle, que tu sois atteint d'une pleurésie.
– Non, non, c'est un mal que Dieu n'aurait jamais voulu m'infliger.
Vous tous ici présents, sauf mon oncle, vous subirez ce traitement, en
punition de votre action. Maymûna aussi, même si elle est en état de
jeûne.
Apprenant la gravité de la maladie du Prophète, Usâma ibn Zayd, qui
attendait près de Médine à la tête de ses troupes, revint à Médine avec ses
hommes. Il entra chez le Prophète et s'approcha de son lit. Mais ce
dernier, trop malade pour pouvoir parler, leva la main au ciel à plusieurs
reprises et la posa sur Usâma. Usâma comprit bien que le Prophète
implorait sur lui la bénédiction de Dieu.
'Â'icha racontait : lorsque le Prophète sentit que son mal empirait, il
me dit :
– Ordonnez à Abû Bakr de présider la prière publique.
– Abû Bakr, mon père, lui répondis-je, est un homme sensible, à la
voix fluette, qui ne cesse de pleurer lorsqu'il récite le Coran.
– Ordonnez-lui quand même de présider la prière publique, réitéra le
Prophète.
– Abû Bakr ne saura pas le faire comme il faut, insistai-je.
– Vous êtes toutes des intrigantes, se fâcha-t-il, comme les compagnes
de Joseph2. Je vous dis d'ordonner de ma part à Abû Bakr de présider la
prière publique.
'Â'icha expliquait : je ne disais cela au Prophète que parce que je
souhaitais éviter cette charge à mon père Abû Bakr. Je savais en effet que
les gens n'aimeraient pas un homme qui aurait tenu la place du Prophète :
à chaque événement, ils verraient en lui un mauvais augure.
Lorsque le muezzin Bilâl chanta l'appel à la prière, il demanda qu'on
désignât le président (imâm) de la prière. Comme Abû Bakr était absent,
on désigna 'Umar. C'était un homme à la voix claire et puissante. Dès
qu'il chanta Allâh Akbar, le Prophète l'entendit et reconnut la voix de
'Umar. Il s'écria en colère : « Mais où est donc Abû Bakr ? Ni Dieu ni les
musulmans n'acceptent de choisir 'Umar ! » Après cette prière présidée
par 'Umar, on envoya chercher Abû Bakr et c'est lui qui présida les
prières suivantes. 'Umar disait : lorsqu'on me dit de présider la prière, je
croyais que c'était un ordre du Prophète. Autrement, je ne l'aurais jamais
fait.
Cet ordre du Prophète de confier à Abû Bakr la présidence de la prière
publique donna à penser aux musulmans qu'il désignait du même coup
son successeur (khalifa) à la tête des croyants. Mais peu de temps avant
de mourir, le Prophète dit : « Si je désigne un successeur, je ne pourrai
désigner qu'un homme meilleur que moi. Et si je les laisse à leur sort, ce
sera un homme meilleur que moi qui les laissera aussi. » De ces paroles
énigmatiques, les musulmans comprirent que le Prophète n'allait pas
désigner de successeur.

Le décès du Prophète (8 juin 632) Sîra, II, 652-656)

Le jour même de sa mort, c'était un lundi, le Prophète sortit, la tête


bandée, et se tint à la porte de 'Â'icha. Abû Bakr présidait la prière du
matin. L'apparition du Prophète détourna de la prière l'attention des
musulmans et Abû Bakr s'écarta de sa place d'imâm pour la céder au
Prophète. Mais celui-ci lui donna une tape dans le dos pour lui signifier
de poursuivre la direction de la prière, se mit à la droite d'Abû Bakr et fit
sa prière assis. À la fin de la prière, le Prophète, forçant la voix, s'adressa
aux fidèles et leur dit : « Le feu s'est embrasé. Les dissensions et les
épreuves s'avancent comme des lambeaux de nuit noire. Sachez que je
n'ai rien apporté de moi-même. Je n'ai en effet déclaré licite que ce que le
Coran a déclaré licite et je n'ai interdit que ce que le Coran a interdit. »
Quand le Prophète eut fini son allocution, Abû Bakr lui dit :
– Envoyé de Dieu, tu me parais grâce à Dieu, en bonne forme et cela
nous réjouit. Aujourd'hui, c'est le tour de mon épouse Bint Khârija,
pourrais-je aller chez elle à Sunh ?
– Bien sûr, tu le peux.
Et Abû Bakr partit dans sa famille à Sunh.
'Â'icha racontait : ce lundi-là, après avoir fait la prière du matin dans la
mosquée, le Prophète revint chez moi et s'allongea, la tête dans mon
giron. Un homme de la famille d'Abû Bakr entra chez nous. Il tenait à la
main une baguette cure-dents toute fraîche, qui attira le regard du
Prophète. Je compris qu'il désirait la baguette :
– Veux-tu que je te donne ce cure-dents ?
– Oui.
Je pris le bâtonnet, j'en mâchai le bout pour l'assouplir et le lui donnai.
Il se frotta vigoureusement les dents avec ce bâtonnet comme je ne l'avais
jamais vu faire. Puis il le posa par terre. Je sentis cependant sa tête
s'alourdir sur mon giron. Je me redressai un peu pour observer son
visage : il avait le regard fixe et murmurait :
– … Plutôt le Compagnon d'en haut, au Paradis…
– On t'a donné le choix, lui dis-je, et, vraiment, tu as choisi.
Le Prophète rendit ainsi son âme à Dieu, la tête serrée dans mes bras
contre ma poitrine et mon cou. Je n'ai lésé personne dans ce privilège :
c'est, peut-être, à cause de ma candeur et de mon jeune âge que le
Prophète rendit l'âme dans mes bras. Puis je plaçai un oreiller sous sa tête
et ma douleur éclata en sanglots : je me mis à pleurer et à me frapper la
poitrine et le visage avec les autres femmes. Le Prophète rendit son âme à
Dieu ce jour-là en fin de matinée.
L'annonce de la mort du Prophète se répandit parmi les musulmans et,
aussitôt, ils accoururent vers la mosquée. 'Umar se leva et parla aux
fidèles : « Des gens hypocrites, leur dit-il, prétendent que le Prophète est
mort. Je vous l'affirme, le Prophète n'est pas mort, mais il est allé à la
rencontre de son Dieu, tout comme Moïse a disparu aux yeux de son
peuple pendant quarante nuits, puis il leur est revenu, alors qu'on avait
prétendu qu'il était mort. L'Envoyé de Dieu, je vous le jure, reviendra
comme Moïse est revenu et alors, à coup sûr, il coupera les mains et les
pieds de ceux qui avaient prétendu qu'il était mort. »
Alerté, Abû Bakr revint à la hâte de Sunh et descendit à la porte de la
mosquée, tandis que 'Umar parlait aux gens, il ne lui prêta pas attention et
se dirigea tout droit vers la maison de 'Â'icha, pour y voir l'Envoyé de
Dieu. Le Prophète, dans la pièce, était étendu le long d'un mur et
recouvert d'un drap de soie du Yémen. Abû Bakr s'approcha de lui,
découvrit son visage, l'embrassa et lui dit : « J'aurais donné ma vie pour
toi. Maintenant, tu as déjà goûté à la mort que Dieu t'avait destinée. Tu ne
mourras plus jamais. » Puis il rabattit le drap sur le visage du Prophète et
sortit.
Dans la mosquée, 'Umar parlait toujours aux fidèles. « Un peu de
calme, 'Umar, lui demanda Abû Bakr. Écoute un peu, je veux parler ! »
Mais, n'ayant pas réussi à le faire taire, Abû Bakr s'approcha des gens et
leur adressa la parole. Ils se détournèrent de 'Umar et s'attroupèrent
autour de lui. Après avoir rendu grâce à Dieu et l'avoir glorifié, Abû Bakr
dit : « Ô musulmans, ceux parmi vous qui adoraient Muhammad, qu'ils
sachent que Muhammad est bien mort. Ceux, en revanche, qui adoraient
Dieu, qu'ils sachent que Dieu est toujours vivant et immortel. » Puis il
récita ce verset du Coran :
Muhammad n'est qu'un prophète ;
des prophètes ont vécu avant lui.
Retourneriez-vous sur vos pas,
s'il mourait, ou s'il était tué ?
Celui qui retourne sur ses pas
ne nuit en rien à Dieu ;
mais Dieu récompense ceux qui sont reconnaissants. (Coran, 3, 144.)
Les gens semblaient ignorer totalement la révélation de ce verset et
paraissaient le découvrir à la récitation d'Abû Bakr. Plus tard, 'Umar
racontait : « À peine ai-je entendu Abû Bakr réciter ce verset, que je me
suis effondré par terre, les jambes sciées. J'avais compris que le Prophète
était bien mort. »

La succession du Prophète Sîra, II, 656-661)

Après la mort du Prophète et avant même qu'il ne fût enterré, les


notables Ançâr se réunirent dans la grande salle des Banû Sâ'ida autour
de Sa'd ibn 'Ubâda. De leur côté, Ali, Zubayr ibn al-'Awwâm et Talha ibn
'Ubayd Allâh se retirèrent dans la maison de Fâtima, fille du Prophète et
épouse d'Ali. Les autres Émigrés se réunirent autour d'Abû Bakr.
Quelqu'un vint dire à Abû Bakr et à 'Umar :
– Si vraiment vous prenez intérêt à la situation des musulmans, il est
temps d'agir avant qu'elle ne se dégrade complètement.
– Allons donc, dit 'Umar à Abû Bakr, chez nos frères les Ançâr pour
voir ce qu'ils souhaitent.
Et tous partirent chez les Ançâr. 'Umar racontait : deux hommes de
confiance parmi les Ançâr vinrent à notre rencontre et nous décrivirent
leur état d'esprit :
– Vous, les Émigrés, nous conseillèrent-ils, ne vous approchez surtout
pas d'eux. Renoncez à votre projet.
– Non, non, dis-je, nous tenons à voir les Ançâr.
'Umar racontait : nous poursuivîmes notre chemin et entrâmes dans
leur salle de réunion : les notables Ançâr étaient assis autour d'un
homme, tout enveloppé de son manteau :
– Qui est cet homme ? demandai-je.
– C'est Sa'd ibn 'Ubâda.
– Qu'a-t-il à être ainsi couvert ?
– Il est souffrant.
Nous nous assîmes et écoutâmes leur orateur. Il prononça la chahâda3
pour témoigner de sa foi, il glorifia Dieu comme il convenait, puis il dit :
« Nous, les Ançâr, nous sommes les alliés (ançâr) de Dieu et les
phalanges de l'islam. Vous, les Émigrés, vous n'êtes qu'un clan parmi les
nôtres. Quelques-uns même parmi vous ne furent pas toujours aussi
prompts au combat et voilà qu'à présent vous prétendez nous arracher de
nos racines et nous dessaisir de nos droits. »
'Umar poursuivait : lorsque l'orateur des Ançâr eut terminé de parler, je
voulus lui répondre. J'avais préparé une réponse bien tournée, en des
termes mesurés où je ne laissais transparaître devant Abû Bakr aucun
emportement. Mais Abû Bakr me dit : « Du calme, 'Umar, je voudrais
parler ! » Je ne voulus point l'indisposer. Il prit donc la parole. C'était un
homme qui inspirait plus de respect que moi et qui connaissait les choses
mieux que moi. Pas une idée, pas une expression de celles que j'avais
préparées qui ne lui fût venue tout naturellement, dans les mêmes termes
et, quelquefois, en des termes meilleurs. Abû Bakr dit en conclusion :
« Tout le bien que vous avez dit de vous-mêmes, vous le méritez
certainement. Mais les Arabes ne reconnaîtront, pour la succession de
Muhammad, qu'un homme du quartier des Quraych. Ce sont les plus
nobles des Arabes et leur ville, La Mecque, occupe une place centrale en
Arabie. Je propose donc à votre agrément l'un de ces deux hommes,
choisissez d'acclamer qui vous voulez. » Abû Bakr prit alors d'une main
la main de 'Ubayda ibn al-Jarrâh et de l'autre il prit la mienne. Il était en
effet assis entre nous deux.
'Umar poursuivait : j'approuvai entièrement tout ce que disait Abû
Bakr, sauf un point ; j'aurais préféré avoir la tête tranchée, sans avoir
commis de crime, plutôt que d'avoir à commander des hommes parmi
lesquels se trouvait Abû Bakr. L'un des Ançâr prit alors la parole et dit :
« Je suis un homme respecté et j'ai de l'expérience : d'abord un calife
d'entre nous les Ançâr, puis un calife d'entre vous les Quraych. »
'Umar poursuivait : il y eut du brouhaha et du tumulte dans
l'assemblée. Pour couper court à tout différend, je dis à Abû Bakr :
« Tends la main. » Il la tendit et, de ma main, je tapai dans la sienne, en
signe d'allégeance. Les Émigrés présents l'acclamèrent selon le même
rite, puis les Ançâr suivirent. Nous nous jetâmes alors sur Sa'd ibn
'Ubâda.
– Vous l'avez tué ! cria l'un des Ançâr.
– C'est Dieu qui l'a tué, ai-je rétorqué.
Le lendemain eut lieu l'acclamation solennelle d'Abû Bakr comme
calife4. Les musulmans étaient rassemblés dans la mosquée et Abû Bakr
se tenait sur l'estrade. 'Umar se leva et prit la parole avant Abû Bakr.
Après avoir loué et glorifié Dieu comme il convenait, il s'adressa à
l'assemblée : « Musulmans, hier je vous ai tenu un discours qui n'était pas
contenu dans le Livre de Dieu. Ce n'était pas non plus un testament que
m'avait confié l'Envoyé de Dieu. Mais j'étais persuadé que le Prophète
n'allait pas nous abandonner et qu'il serait le dernier à mourir pour
pouvoir porter témoignage sur nos actions au jour dernier devant Dieu. Je
pensais à ce verset du Coran :
Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes
pour que vous soyez témoins contre les hommes,
et que le Prophète soit témoin contre vous. (Coran, 2, 143.)
« Mais Dieu a laissé parmi vous un Livre, un Guide qu'il a révélé à son
Envoyé. Si vous suivez ce Livre, vous serez guidés par Dieu comme le
Prophète l'a été. Ainsi, Dieu a unifié votre volonté sur le meilleur d'entre
vous, l'ami intime de l'Envoyé de Dieu, son seul compagnon dans la
grotte où il s'était réfugié pour fuir La Mecque à l'Hégire5. Levez-vous
donc et acclamez-le comme calife. » Ils se levèrent et firent une
acclamation solennelle à Abû Bakr, après l'acclamation intime faite la
veille dans la salle des Banû Sâ'ida.
Abû Bakr prit ensuite la parole. Après avoir loué et glorifié Dieu
comme il convenait, il dit : « Musulmans, vous m'avez confié le pouvoir
alors que je ne suis pas le meilleur parmi vous. Si j'agis bien, aidez-moi ;
si j'agis mal, redressez-moi. La sincérité est fidélité ; le mensonge est
trahison. Tout homme faible parmi vous restera fort à mes yeux jusqu'à
ce qu'il rentre dans son droit devant Dieu ; tout homme fort restera faible
à mes yeux, jusqu'à ce qu'il me rende mon droit, au nom de Dieu. Tout
peuple qui cesse de combattre dans la voie de Dieu est voué à la
servitude ; tout peuple livré à la débauche est voué à sa perte. Tant que
j'obéis à Dieu et à son Prophète, obéissez-moi ; et, si je désobéis à Dieu et
à son Prophète, je n'aurai plus droit à votre obéissance. Levez-vous pour
la prière. Dieu vous sauve ! »

Funérailles du Prophète Sîra, II, 662-665)

Après l'acclamation d'Abû Bakr comme calife, les musulmans


s'occupèrent des funérailles du Prophète. C'était le mardi. 'Â'icha
racontait : lorsqu'il fallut procéder au bain funèbre du Prophète, les avis
étaient divergents : fallait-il déshabiller entièrement le Prophète, comme
on avait l'habitude de le faire pour les morts ordinaires, ou le laver par-
dessus ses vêtements ? Les hommes n'arrivaient pas à se mettre d'accord
et Dieu les plongea soudain dans un sommeil si profond que leur menton
tomba sur leur poitrine. Puis une voix, qu'ils ne reconnaissaient pas, leur
ordonna du fond de la maison de laver le Prophète par-dessus ses
vêtements. Ils se mirent donc à laver le Prophète par-dessus sa chemise.
Ali le soutint contre sa poitrine, tandis que les autres compagnons
versaient de l'eau sur lui. Ali le lavait et d'autres lui frottaient le corps
par-dessus sa chemise. Ali disait : « J'aurais donné ma vie pour toi ! Tu
sens aussi bon vivant que mort ! » En effet, on n'a rien vu chez lui de ce
qu'on voit d'habitude chez les morts.
Lorsqu'on eut fini de le baigner, on lui mit deux robes de tissu
yéménite et, en guise de linceul, on le glissa dans un large manteau de
soie à rayures. Puis on le déposa sur son lit, dans sa propre maison. Là
encore, les avis divergeaient. Où fallait-il l'ensevelir ? Les uns disaient
qu'il fallait l'ensevelir dans sa mosquée, les autres préféraient l'ensevelir
au milieu de ses compagnons déjà morts. Abû Bakr dit enfin : « J'ai
entendu le Prophète dire : “; Les prophètes ont toujours été ensevelis à
l'endroit même où ils rendaient leur âme à Dieu. ” » On déplaça donc le
matelas sur lequel le Prophète avait rendu le dernier souffle et on lui
creusa une tombe, à l'endroit même du matelas. Ensuite, la foule des
musulmans fut admise à entrer par groupes pour prier devant la dépouille
mortelle. D'abord les hommes, puis les femmes, puis les enfants. Aucun
imâm ne dirigeait ces prières devant le corps du Prophète.
C'était le mardi. Au milieu de la nuit du mercredi, quatre rabî' awwal,
Ali et les compagnons du Prophète mirent son corps en terre. Ali
descendit le premier dans la fosse, mais tous lui demandaient le privilège
de les laisser descendre avec lui dans la tombe du Prophète. Quelques-
uns réussirent à y descendre. Lorsque le corps du Prophète fut déposé
dans la tombe et qu'on commença à le recouvrir, son affranchi Chuqrân
jeta sur lui une couverture dont le Prophète s'enveloppait pour dormir.
« Personne après toi, dit-il au Prophète, ne la mettra plus ! » Un autre
homme jeta à dessein sa bague dans la tombe pour qu'elle touchât le
corps du Prophète et qu'il fût le dernier homme à avoir eu un contact avec
lui. Mais Ali a démenti ce détail.
Dernières recommandations du Prophète Sîra, II, 665-671)

'Â'icha racontait : pendant sa maladie, le Prophète avait une large robe


noire. Tantôt il en recouvrait son visage et tantôt il le découvrait. Il
disait : « Dieu hait ceux qui prennent les tombes de leurs prophètes pour
des lieux de prière. » C'était pour en prévenir son peuple.
'Â'icha racontait : la dernière recommandation du Prophète fut : « Il ne
faut laisser qu'une seule religion dans l'île des Arabes6. »
'Â'icha racontait : après la mort du Prophète, les musulmans étaient
comme un troupeau sans berger, par une nuit pluvieuse. Les juifs et les
chrétiens relevèrent la tête et, parmi les musulmans, il y eut beaucoup de
revirements (ridda). À La Mecque, la plupart des habitants songèrent à
renier l'islam. 'Attâb ibn Usayd, gouverneur de la ville nommé par le
Prophète, eut des craintes pour sa vie et prit la fuite pour leur échapper.
Suhayl ibn 'Amr, qui s'était naguère opposé par les armes à l'entrée du
Prophète à La Mecque, prit la tête de la résistance et s'adressa aux
habitants de la ville. Après avoir loué et glorifié Dieu, il fit état de la mort
du Prophète. « Cette mort, ajouta-t-il, ne fait que renforcer l'islam. Celui
qui ose en douter aura la tête tranchée. » Les Mecquois quittèrent leurs
doutes et revinrent à l'islam. Par la suite, Dieu réunit les musulmans
autour d'Abû Bakr, premier calife de l'islam.
1 Ces détails sur les Apôtres et leur conduite à l'égard du message de Jésus sont totalement
absents des Évangiles canoniques et relèvent manifestement de sources chrétiennes apocryphes,
assez largement répandues en Arabie à l'époque du prophète Muhammad.
2 Allusion aux intrigues des femmes tombées amoureuses de Joseph, en particulier la femme du
Grand Intendant, dans le palais du Pharaon (Coran, 12, 50-54).
3 La chahâda est le terme arabe qui désigne la formule rituelle d'adhésion à l'islam : « Je
témoigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Muhammad est son Envoyé. »
4 Le Prophète n'ayant pas désigné son successeur, la transmission du pouvoir dans l'islam n'est
donc pas en principe héréditaire : elle doit se faire par acclamation (mubâya'a). En pratique, les
choses se sont passées souvent autrement.
5 Compagnon de la grotte : allusion à un épisode crucial de l'hégire du Prophète. Pour tromper
la vigilance des Mecquois, Abû Bakr avait prévu de se cacher quelques jours avec le Prophète dans
une grotte des environs de La Mecque. Cet épisode est raconté plus haut.
6 Ce hadith fait donc exception de l'Arabie pour le statut des dhimmi, juifs et chrétiens, statut
reconnu partout ailleurs dans le monde islamique.

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