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La religion contre le principe fondamental d’humanité 

?
L’interprétation de textes religieux d’après les principes du droit international
Daniel Thürer* et Karin Furer**

Anne Petitpierre n’est pas de ces scientifiques qui évitent les débats portant sur
les valeurs. Elle aime se pencher sur des questions de fond aussi bien que sur des
questions qui touchent à des domaines voisins, et elle aime le dialogue. Le
présent article saisit donc cette occasion et analyse la relation entre les droits de
l’homme et le droit international humanitaire, d’une part, et les religions, d’autre
part. Cette question de principe se pose tant au public qu’aux spécialistes et
ouvre la voie à une problématique ambivalente de plus en plus importante.

En effet, on peut tout à fait dire – c’est le « bon » côté de la médaille – que les
religions sont en quelque sorte le fondement et le ferment dont sont issues la
notion d’humanité et celle des droits de l’homme. Rappelons-nous les paroles de
Jésus dans son Sermon sur la montagne : « Aimez vos ennemis, faites du bien à
ceux qui vous haïssent1. » Au nom de l’amour du prochain, Jésus avait déclaré la
guerre au respect aveugle et rigide de la loi. En outre, nous associons
directement au christianisme des personnages comme le bon Samaritain 2, ou
nous nous souvenons de l’action de saint François d’Assise 3. Tous deux peuvent
être considérés comme des modèles pour les idées et les activités des
organisations humanitaires modernes4. On pense également à la doctrine
bouddhiste, selon laquelle le respect de la nature est confié à la garde de
*
Prof. Dr. Dr. h.c., LL.M. (Cambridge), directeur de l’Institut de droit international public et de droit
constitutionnel comparé de l’Université de Zürich, membre du Comité international de la Croix-Rouge, membre
de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance.
**
Master of Theology (Mth), lic.theol., collaboratrice scientifique auprès de l’Institut de droit international
public et de droit constitutionnel comparé de l’Université de Zürich.
1
Luc, 6,27.
2
Sur la parabole du bon Samaritain comme modèle de la pensée de la Croix-Rouge, voir. Daniel Thürer, « La
pyramide de Dunant : réflexions sur l’ "espace humanitaire" », Revue internationale de la Croix-Rouge,
Sélection française, vol. 89, 2007, p. 51.
3
Jacques Le Goff, Saint François d’Assise, Gallimard, Paris, 1999.
4
On peut citer également, comme exemples plus récents, mère Teresa et Albert Schweitzer.

1
l’humanité, ou à l’engagement bouddhiste comme l’expression de la non-
violence ou comme une manière de juguler le commerce des esclaves et le trafic
des armes. Citons aussi, dans ce contexte, les « lois de Manu » de l’hindouisme,
qui définissent en partie les obligations incombant aux guerriers, comme c’est le
cas dans la codification moderne du droit international humanitaire. Il est
intéressant de constater par ailleurs que la plupart des religions connaissent la
fameuse « Règle d’or », règle éthique sur laquelle est également fondé le droit
international humanitaire.

Le revers de la médaille, en revanche, se rapporte aux crimes et aux actes


d’oppression commis au nom des religions. L’Ancien Testament mentionne le
fait que Jahvé a ordonné au peuple juif le génocide d’Amalek 5. Les croisades
menées par les chrétiens, à savoir les « guerres saintes » dans le « pays saint »,
sont elles aussi une réalité historique, tout comme les évangélisations forcées en
Amérique latine, en Afrique et en Asie, ou la persécution brutale des non-
croyants et des personnes de croyances différentes ainsi que l’Inquisition,
décrites de manière si éloquente par Fedor Dostoïevski dans sa Légende du
Grand Inquisiteur6. Un historien britannique n’a-t-il d’ailleurs pas justement
observé que plus la fin semble noble, plus les moyens pour y parvenir sont
diaboliques (« The more heavenish the ends, the more develish the means ») ?
Pour décrire le purgatoire éternel auquel les pêcheurs pouvaient être condamnés,
la doctrine chrétienne avait recours à des images montrant toutes sortes de
tortures cruelles ; elle n’hésitait pas à brandir la menace de supplices effroyables
et sans fin7. Il convient également de mentionner la mise sur le bûcher des
hérétiques8 dans la Genève calviniste (contrastant fortement avec la contribution
5
Pour plus de détails, voir Hans Andreas Tanner, Amalek, Der Feind Israels und der Feind Jahwes, Eine Studie
zu den Amalektexten im Alten Testament, Theologischer Verlag Zürich, Zürich, 2005.
6
Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, La légende du Grand Inquisiteur, éd. Desclée de Brouwer, collection Les
Carnets.
7
Voir Bertrand Russel, Why I am not a Christian – and other essays on religion and related subjects, London,
2004, p. 14.
8
Stefan Zweig, Conscience contre Violence : ou Castellion contre Calvin, éd. Le Castor astral, Bordeaux,
Bruxelles et Montréal, 1998. La cruauté avec laquelle Michel Servet a été assassiné est particulièrement
effrayante.

2
ultérieure du calvinisme aux droits de l’homme et à la tolérance) et les crimes de
Staline, dans la mesure où, à l’instar de Bertrand Russel, on considère le
communisme comme une religion. Enfin, le bouddhisme n’échappe pas non plus
à la tentation de justifier la violence, comme le démontre l’exemple du Japon
durant les premières décennies du XXe siècle : l’idéologie zen-bouddhiste y a en
effet été utilisée pour former l’élite militaire9.

Ainsi, des violations des droits de l’homme, des atrocités et des crimes d’une
extrême gravité ont été régulièrement commis, au cours de l’histoire, au nom de
la religion. Nous parlons ici de meurtre et de torture, de détention arbitraire et de
punition cruelle, d’expulsion, d’exil, de déplacement de personnes et autres
actes illicites. Le zèle religieux n’a pas seulement été, dans de nombreux cas, la
source et le moteur des violations des droits de l’homme. La religion a aussi été
régulièrement invoquée pour faire paraître sous un jour acceptable et justifier
des violations10 commises en réalité pour d’autres motifs : par exemple la
recherche de pouvoir, de prestige et d’éclat, la lutte pour la conquête de
ressources, l’arrogance et la haine raciste de l’autre. En présence de tels
égarements de la pensée religieuse, on pourrait être tenté de reprendre la
métaphore d’Oliver Wendell Holmes au sujet des dogmes juridiques obsolètes,
pour déclarer qu’il faut décider si l’on souhaite tuer ou apprivoiser le dragon
qu’on a fait sortir de sa caverne11.

Dans le présent article, nous soutenons que bien que les religions forment une
partie essentielle du patrimoine culturel de l’humanité et qu’elles aient
fortement contribué au développement de la civilisation fondée sur le droit, il

9
Brian Daizen Victoria, Zen at War, Second Edition, Rowman & Littlefield Publishers, INC., New York 2006,
p. 142-144.
10
Voir par exemple la belle histoire de Mark Twain, The War Prayer, 1923. On peut mentionner également le
fait qu’après avoir lâché les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, le président américain H. Truman a
remercié Dieu d’avoir permis à l’Amérique de créer ces bombes.
11
Oliver Wendell Holmes, The Path of the Law, dans Richard A. Posner (ed.), The essential Holmes : selections
from the letters, speeches, judicial opinions, and other writings of Oliver Wendell Holmes, Jr., University of
Chicago Press, Chicago, 1992.

3
faut examiner aujourd’hui leurs doctrines et leurs pratiques afin de déterminer
si elles sont en accord avec les principes fondamentaux de protection de la
dignité de l’être humain. Nous nous fondons sur différentes formes d’exégèse
éprouvées au sein des religions, et évaluons le potentiel d’interprétation qui
pourrait être emprunté au droit international pour définir le sens des doctrines
religieuses. À cet égard, nous pensons avant tout à l’ « absorption » des
principes correspondants dans la pensée religieuse, afin de structurer et de
moderniser celle-ci ; en cas de contradictions insolubles, nous plaidons pour que
les règles centrales en matière de protection internationale des droits de
l’homme priment sur les dogmes et les points de vue qui sont représentés de
manière biaisée par les religions.

Textes religieux et variations dans leur interprétation  : de la méthode


fondamentaliste à la méthode par la critique historique

Les religions sont rarement monolithiques ; elles sont en général constituées de


différents courants et groupements qui interprètent, chacun à sa manière, les
écritures qui les fondent et les traditions. Même dans une structure
institutionnalisée comme l’Église catholique, on trouve des points de vue qui
divergent de la doctrine officielle. Des courants mystiques, des pensées
réformatrices et diverses orientations institutionnelles se côtoient dans une seule
et même religion. Quel que soit l’esprit qui anime une communauté de croyants,
quelle que soit la manière dont celle-ci est organisée, l’interprétation de textes,
de pratiques et d’événements joue toujours un rôle central. Il est évident que non
seulement les courants religieux sont nombreux, mais les méthodes
d’interprétation ne manquent pas. Dans le cas présent, il nous paraît important
de mentionner en particulier deux méthodes d’interprétation opposées, qui se
retrouvent dans la plupart des religions.

4
La première est l’exégèse fondamentaliste12. Elle se caractérise par la foi dans
l’inspiration par le Verbe et l’infaillibilité des Écritures. La parole des Écritures
est infaillible et immuable, car elle est divine, mot pour mot. La parole divine
proclamée n’a pas d’histoire, les récits religieux ne sont pas conditionnés par
l’histoire. Une interprétation n’est donc théoriquement ni nécessaire ni autorisée.

La seconde méthode d’interprétation est l’exégèse par la critique historique. Elle


s’efforce de tenir compte des origines historiques des textes religieux et
d’extraire les paroles et les intentions originelles sur lesquelles sont basés les
lois, les formes d’organisation et les dogmes religieux tels qu’ils ont été écrits.
Cette interprétation exige de toute évidence un examen approfondi et
scientifique du texte. C’est cependant la seule méthode qui rende justice au texte
et à l’histoire de sa genèse.

Ces deux méthodes d’interprétation peuvent être utilisées par tout courant de
pensée appartenant à une religion. Il est toutefois évident qu’un fossé quasiment
infranchissable les sépare. Du point de vue des droits de l’homme et du droit
international humanitaire, il est difficilement défendable d’interpréter un texte
fondé sur les préceptes absolus d’une religion. C’est pour cela que nous
défendons, nous aussi, une approche critique et ouverte et que nous préconisons
un examen critique des textes religieux. Nous mettons l’accent sur la question
du « Um-Willen »13 (NDT : la raison d’être), et se posent alors des questions
fondamentales de l’humanité qui sont à la base de la protection internationale
des droits de l’homme et du droit international humanitaire.

12
Nous reprenons ici la description des interprétations proposée par Ulrich Luz. Ulrich Luz, Zankapfel Bibel,
Eine Bibel – viele Zugänge, Theologischer Verlag Zürich, Zürich, 2002. La série de publications « The
Fundamentals. A Testimony of the Truth », parue entre 1910 et 1915 aux États-Unis, est à l’origine de cette
notion. Les « Fundamentals » sont des vérités fondamentales applicables aux chrétiens. C’est aujourd’hui la
Bible, et non plus une autre vérité, qui est tout simplement considérée comme « fondamentale ».
13
«  Le Um-Willen de la cité ne réside pas dans des biens collectifs ou interpersonnels, tels que le maintien ou la
diffusion d’une vérité religieuse ; ce Um-Willen provient des individus, sans être prédéterminé de manière
mythique ou divine. » (Traduction CICR). Ernst-Wolfgang Böckenförde, Geschichte der Rechts- und
Staatsphilosophie, Antike und Mittelalter, 2e édition, Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, p. 87.

5
L’humanité : principe directeur de l’exégèse ?

Nous allons démontrer, à l’aide de trois exemples, que le principe fondamental


d’humanité est inhérent à la plupart des religions et qu’à notre avis, c’est
l’interprétation du texte qui le met en évidence.

Le premier exemple est un passage provenant de la tradition chrétienne :

« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ;
je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée14 . »

L’exégèse fondamentaliste mène à la conclusion que Jésus a effectivement


apporté l’épée, la guerre. La référence à ces paroles de Jésus dans leur
interprétation littérale permet de justifier la guerre au nom de la religion
chrétienne. En revanche, dans une interprétation par la critique historique, nous
devons également tenir compte du passage correspondant de l’Évangile selon
saint Luc, qui parle de « division ». Si l’on garde à l’esprit le cœur du message
de Jésus (l’avènement du Royaume de Dieu et le commandement de l’amour du
prochain), et si l’on considère le contexte historique de ses paroles, on aboutit à
un résultat différent. L’époque de Jésus était marquée par l’occupation romaine,
ce qui a laissé des traces dans le langage. L’expression « apporter l’épée » fait
référence aux tensions qui vont naître au sein des familles et de la société à
cause de l’adoption d’une nouvelle foi. Les experts de la Bible s’accordent à dire
que le terme « épée » doit être compris au sens figuré.

Le deuxième exemple est tiré du Coran :

14
Matthieu 10, 34. Le passage correspondant de l’Évangile selon saint Luc (12,51) dit : « Pensez-vous que je
sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, mais la division. »

6
« Et tuez-les, où que vous les rencontriez ; et chassez-les d'où ils
vous ont chassés : l'association est plus grave que le meurtre15 . »

Commençons à nouveau par l’interprétation littérale. Le Coran est la parole de


Dieu, dictée mot à mot au Prophète. L’ordre de « les » tuer, les ennemis, est
donc clair et net, en particulier lorsque la communauté musulmane, à laquelle
s’adressent ces mots, a elle-même été chassée. Bien qu’il soit interdit dans
l’islam de pratiquer une exégèse par la critique historique de la manière décrite
plus haut, des savants comme Abdullahi Ahmed An-Na’im 16 tentent de placer le
Coran dans un contexte historique17. Nous le suivons dans les explications
suivantes. L’étude du Coran établit une distinction entre les sourates de la
Mecque et celles de Médine – les premières ont été révélées à La Mecque au
début de l’activité de Mahomet, les secondes à Médine18. La présente sourate est
une sourate de Médine et doit être comprise à la lumière d’un contexte dans
lequel la communauté devait se défendre contre des attaques. Si l’interprétation
fondamentaliste considère uniquement le passage susmentionné de cette sourate,
indépendamment du contexte, il est toutefois important, pour une étude critique,
de tenir compte des passages figurant avant et après celui-ci. La sourate 2:190
s’avère essentielle :

« Combattez dans le sentier de Dieu ceux qui vous combattent,


et ne transgressez pas. Certes. Dieu n'aime pas les
transgresseurs ! »

Se battre oui – une guerre défensive oui – mais il y a une limite qui doit être
respectée. Le « et tuez-les » devient ainsi une limitation. Cela ne serait-il pas le
point de départ d’une limitation au sens du droit international humanitaire19 ?
15
Coran, sourate 2:191.
16
Abdullahi Ahmed An-na’im, Toward an Islamic Reformation, Civil Liberties, Human Rights, and
International Law, Syracuse University Press, New York, 1990. p. 21.
17
On oublie volontiers que l’étude scientifique de textes et la rationalité ne sont pas étrangères au monde
islamique. Voir Ulrich Rudolph, Islamische Philosophie, Von den Anfängen bis zur Gegenwart, C.H.Beck,
München, 2004.
18
Voir Hans Küng, Der Islam, Wesen und Geschichte, Piper, München, 2007, p. 108.
19
La même méthode démontre également que les attentats-suicide ne sont pas autorisés. Pour plus de détails :
Muhammad Munir, « Suicide attacks and Islamic law », Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 90,

7
Enfin, la tradition bouddhiste contient elle aussi quelques rares récits qui
qualifient de positif l’usage de la force. Le soutra Upaya-kaushalya mentionne
l’histoire de Bouddha Shakyamuni, à l’époque où il était encore un bodhisattva.
Il voyageait à bord d’un bateau lorsqu’il remarqua un homme qui avait
l’intention de tuer les 500 passagers de ce bateau. Shakyamuni décida
immédiatement de tuer cet homme. Lorsqu’on lui demanda pourquoi le karma
négatif ne retombait pas sur lui, Shakyamuni expliqua :

« Mon brave, en faisant preuve de sincérité dans une grande


compassion à ce moment-là, j’ai pu éviter les souffrances de cent
mille kalpas (NDT : cycles cosmiques) de samsara
(NDT : renaissances successives), et le méchant homme a pu
renaître au ciel, ce qui est un bon niveau d’existence, après sa
mort. »20 (Traduction CICR)

Au Japon et en Chine, l’interprétation fondamentaliste a conclu qu’il était


permis de tuer si c’était par compassion21. Cependant, une étude critique du texte
révèle qu’on est ici en présence d’un soutra qui respecte le principe des « skillful
means » (NDT : moyens salvifiques)22. Selon ce dernier, les principes
bouddhistes fondamentaux doivent être expliqués à l’auditeur de manière qu’il
puisse les comprendre. Les doctrines peuvent par conséquent être adaptées et
simplifiées en fonction de l’érudition de leur auditeur. La doctrine de la
compassion est donc remaniée dans ce récit (de manière un peu malheureuse
dans notre vision actuelle), afin d’être entendue par un public bien particulier.
Une mauvaise interprétation est ici presque inévitable.

Finalité de la protection internationale des droits de l’homme en tant que défi


moderne
n° 869, mars 2008.
20
Soutra Upaya-kaushalya, cité dans Garma C. C. Chang, ed. A treasury of Mahayana Sutras, p. 456-457.
21
Brain Daizen Victoria, Zen at War. Pour la Chine, voir Xue Yu, Buddhism, War, and Nationalism, Chinese
Monks in the Struggle against Japanese Aggressions, 1931-1945, en particulier p. 198-203.
22
Brain Daizen Victoria, Zen at War, p. 225.

8
Un objectif principal de notre article est à présent de démontrer qu’avec le
développement de la protection universelle des droits de l’homme et le
renforcement massif du droit international humanitaire depuis la Seconde
Guerre mondiale, une échelle de valeurs a vu le jour, qui doit être prise en
compte dans l’interprétation des textes religieux et primer en cas de divergence.
La protection moderne des droits de l’homme s’est cristallisée dans la
Déclaration universelle des droits de l’homme, telle qu’elle fut adoptée à
l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948. Elle reflète le
consensus universel sur une échelle de valeurs moderne de la communauté
internationale, le décrivant comme « l'idéal commun à atteindre par tous les
peuples et toutes les nations23 ». Elle place l’individu au centre, en vertu de sa
condition humaine, dans le Préambule déjà, qui stipule que

« … la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres


de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables
constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix
dans le monde… »

Dans le même sens, l’article premier de la Déclaration universelle des droits de


l’homme met sans équivoque l’accent sur la dignité de l’être humain :

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en


droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir
les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

La Déclaration universelle des droits de l’homme représente, tant par sa forme


que par son contenu, un grand progrès, et même une sorte de « révolution
copernicienne » dans l’ordre juridique international, dominé jusqu’alors par le
principe de souveraineté. Au moment de son adoption, tous les États, y compris
23
Ainsi décrit dans le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

9
les États islamiques (à l’exception de l’Arabie saoudite), ainsi que l’ensemble de
la communauté internationale, se sont prononcés de manière positive sur cette
déclaration24.

Le présent article n’a pas pour objet de relater le développement des droits de
l’homme depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme,
ni l’histoire du droit international humanitaire moderne. Nous nous bornerons à
donner quelques pistes en signalant deux décisions de justice.

Dans l’affaire Anto Furundzija (jugement du 10 décembre 1998), le Tribunal


pénal international pour l’ex-Yougoslavie a établi que le respect de la dignité de
l’être humain constituait le fondement de tous les instruments de protection des
doits de l’homme :

(183) « L’aspect essentiel des règles du droit international


humanitaire ainsi que du droit relatif aux droits humains réside
dans la protection de la dignité de la personne, qu’elle soit de
sexe masculin ou féminin. Le principe général du respect de la
dignité humaine est à la base du droit international humanitaire
et des droits de l’homme et en est, en fait, la raison d'être ; il est
désormais si important qu’il imprègne le droit international dans
son ensemble. Ce principe a pour but de protéger l’être humain
de toute atteinte à sa dignité personnelle, que celle-ci découle de
violences corporelles, d'humiliations ou de coups portés à
l’honneur, au respect de soi ou au bien-être mental d’une
personne25 . »

24
Il en est allé différemment en 1966, lors des débats sur l’article 18 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques des Nations Unies : « L’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
se distancie de la Déclaration universelle des droits de l’homme en introduisant un langage ambigu. » Motif
invoqué : « Le/la croyant(e) doit rester fidèle à sa foi et est empêché(e) de suivre la voix de sa conscience, même
si cette voix lui suggère éventuellement qu’une autre confession répondrait mieux à ses besoins religieux. »
(Traduction CICR) Christian Tomuschat, Human Rights: Between Idealism and Realism, 2nd edition, Oxford
University Press, New York 2008, p. 86-87.
25
Le Procureur c/ Anto Furundzija, jugement du 10 décembre 1998, n° IT-95.17/1-T, ch. 183.

10
Dans l’affaire Dusko Tadic (jugement du 14 juillet 1997), le Tribunal s’est
écarté, de manière inattendue, de la distinction entre conflit armé international et
conflit armé non international prévue par le Statut, pour souligner l’importance
de l’être humain dans le système juridique international :

« Une approche axée sur la souveraineté de l'Etat a été


progressivement supplantée par une approche axée sur les droits
de l'homme. Progressivement, la maxime du droit romain
hominum causa omne jus constitutum est (tout droit est créé au
bénéfice des êtres humains) a acquis également un solide point
d'ancrage dans la communauté internationale. Il s'ensuit que,
dans le domaine des conflits armés, la distinction entre conflits
entre Etats et guerres civiles perd de sa valeur en se qui concerne
les personnes. Pourquoi protéger les civils de la violence de la
guerre, ou interdire le viol, la torture ou la destruction injustifiée
d'hôpitaux, édifices du culte, musées ou biens privés ainsi
qu'interdire des armes causant des souffrances inutiles quand
deux Etats souverains sont en guerre et, dans le même temps,
s'abstenir de décréter les mêmes interdictions ou d'offrir les
mêmes protections quand la violence armée éclate "uniquement"
sur le territoire d'un Etat souverain ? Si le droit international, tout
en sauvegardant, bien sûr, les intérêts légitimes des Etats, doit
progressivement assurer la protection des êtres humains,
l'effacement progressif de la dichotomie susmentionnée n'est que
naturel26 . »

Tout comme les limites entre différents domaines du droit international


s’estompent, celle entre droit et religion doit s’atténuer à la lumière des droits de
l’homme modernes. Les principes fondamentaux de la protection des droits de
l’homme, présents de manière implicite dans de nombreuses religions, doivent
devenir des lignes directrices téléologiques pour l’interprétation des dogmes
religieux.
26
Le Procureur c/ Dusko Tadic, décision de la Chambre d’appel du 2 octobre 1995, n° IT-94-1-AR72, ch. 97.

11
L’idée fondamentale des droits de l’homme est marquée par le principe de la
libre communication entre hommes libres dans une société libre. La question se
pose donc : les vérités se voulant absolues de communautés de croyants, ou les
idées soutenues dans le cadre des religions révélées, selon lesquelles un dieu a
personnellement dicté à un être humain la seule vérité valable, ne contredisent-
elles pas la conception moderne d’une communauté libre d’hommes libres ?
En cas de divergences, les principes d’humanité du droit international doivent
primer. Dans ce sens, il n’est pas possible d’autoriser par exemple les
lapidations, les mariages forcés ou la condamnation des veuves au bûcher.
Aucune autre forme de discrimination envers les femmes, les fidèles critiques,
les personnes divorcées et remariées ou celles ayant embrassé une autre foi, ne
peut être tolérée du point de vue des droits de l’homme.

La pratique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et des autres


composantes du Mouvement international montre que ces institutions tiennent
compte, en appliquant les dispositions de droit international de manière
concrète, des sensibilités religieuses, et qu’elles s’efforcent de les respecter dans
le cadre des principes fondamentaux contraignants. Lorsque des principes
fondamentaux en matière de droits de l’homme sont violés, les règles religieuses
n’ont cependant plus leur place. Ainsi, un délégué du CICR ne peut pas se plier
à la règle selon laquelle seuls les hommes peuvent recevoir des soins médicaux,
les femmes n’y ayant pas droit27.

27
Il s’agit ici d’une violation du principe de non-discrimination. « Le deuxième des principes communs, que
nous ne développerons pas ici, est celui de NON-DISCRIMINATION : les personnes seront traitées sans
aucune distinction fondée sur la race, le sexe, la nationalité, la langue, la classe sociale, la fortune, les opinions
politiques, philosophiques ou religieuses, ou sur un autre critère analogue. » Jean Pictet, Développement et
principes du droit, p. 81.

12
Les droits de l’homme reflètent l’humanité au sens concret 28. Ils constituent le
cadre dans lequel peuvent évoluer les communautés religieuses et leurs adeptes.
Ils donnent ainsi une marge de manœuvre, mais fixent également des limites.

Une société ouverte, condition au développement libéral de la vie religieuse

Les religions existent pour les êtres humains. Et la religiosité est inhérente à
l’être humain. L’humanité doit beaucoup à ses religions, nous le reconnaissons
avec respect. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, les religions ont
également pu être, et ont été, utilisées à mauvais escient et instrumentalisées.
Si les droits de l’homme doivent être les critères de l’interprétation, comme nous
l’avons indiqué précédemment, cela entraîne des conséquences.

L’étude critique des textes fondamentaux d’une religion incombe à ses


théologiens. Le processus d’appropriation critique de la foi doit émaner de la
communauté croyante elle-même. L’impulsion peut cependant tout à fait
provenir de l’extérieur. Nous estimons que les droits de l’homme constituent une
telle impulsion. Comme le démontre l’exemple de l’islam, ce processus est déjà
en cours.

L’effet indirect de l’évolution des droits de l’homme sur la vie religieuse est
important : l’examen critique de croyances n’est possible que dans un État laïc
qui garantisse la liberté de croyance, de conscience et d’opinion et qui
sanctionne les violations de ces libertés. À cet égard, la séparation entre religion
et État ne doit pas être interprétée comme étant antireligieuse :

« Il ne s’agit – si l’on se fonde sur la notion de liberté


religieuse – en aucune manière d’une séparation radicale, mais

28
Selon Mireille Delmas-Marty : « L'humanité reste en grande partie à inventer. Et le droit pourrait ouvrir la
voie. » Mireille Delmas-Marty, Vers un droit commun de l'humanité, 2e édition, Les éditions Textuel, Paris,
2005.

13
d’une séparation équilibrée. [...] Pour l’État, cet équilibre est
fondé sur la soumission des communautés religieuses aux lois de
l’État (en vertu desquelles d’ailleurs la liberté religieuse est
garantie), sur l’indépendance des obligations juridiques des
citoyens par rapport à leur appartenance religieuse et, enfin, sur
le fait que l’État refuse d’apporter aux communautés religieuses
l’aide de son « bras séculier », lorsqu’il s’agit de faire respecter
par leurs membres des préceptes internes ayant trait à la foi 29. »
(Traduction CICR)

Il convient donc de renforcer et d’élaborer encore davantage l’État


démocratique, libéral et laïc. Il est révélateur de constater que les érudits
musulmans, qui font de la recherche et publient dans des États ainsi organisés,
osent se montrer plus critiques dans leurs interprétations que ceux qui craignent
d’être sanctionnés s’ils font preuve d’esprit critique.

À cet égard, une des réalisations essentielles de la jurisprudence de la Cour


européenne des droits de l’homme est que dans plusieurs affaires concernant la
Turquie, elle a souligné le fait que le principe de l’État laïc (ou religieusement
neutre) était central à la Convention européenne des droits de l’homme et au
processus d’intégration européenne. La Cour européenne de Strasbourg a ainsi
motivé de la manière suivante, dans l’affaire Leyla Sahin c/ Turquie, la primauté
des limitations juridiques aux règles religieuses :

« Dans une société démocratique, où plusieurs religions


coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler
nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses
convictions de limitations propres à concilier les intérêts des

Ernst-Wolfgang Böckenförde, Religion im säkularen Staat, in: Kirche und christlicher Glaube in den
29

Herausforderungen der Zeit, Münster, 2004, p. 431-432.

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divers groupes et à assurer le respect des convictions de
chacun30. »

Cet arrêt explique bien ce qui a été dit : dans une société démocratique,
différentes religions peuvent coexister, mais il est possible de poser des
restrictions dans le but de protéger et de garantir cette coexistence.

Si nous gardons à l’esprit le chemin qui s’ouvre devant nous, c’est un dialogue
sérieux, et non la confrontation et l’anathème, qui nous mènera au but. C’est
ainsi seulement que le principe d’humanité, qui est inhérent aux droits de
l’homme, gagnera en clarté et en précision pour tous. Et c’est ainsi seulement
que – idéalement – on ne parlera plus de « religion contre l’humanité », mais de
« religion pour l’humanité ».

30
Affaire Leyla Sahin c/ Turquie, arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, requête n° 44774/98,
Strasbourg, 10 novembre 2005, p. 25, ch. 106.

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