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« Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la
condition humaine, qui, hier comme aujourd’hui, agitent profondément le cœur humain :
Qu’est-ce que l’homme? Quel est le sens et le but de la vie? Qu’est-ce que le bien et
qu’est-ce que le péché? Quels sont l’origine et le but de la souffrance? Quelle est la voie
pour parvenir au vrai bonheur? Qu’est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la
mort ? Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui embrasse notre existence,
d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ? » C’est ainsi que
s’exprimaient les pères du concile Vatican II dans la constitution dogmatique Nostra Aetate ,
le 28 octobre 1965 à Rome. Il en ressort que la tâche de la religion est d’une importance
capitale pour la destinée humaine. Ecartelé entre les méandres de l’existence humaine
maculée par son ondoyance et son essence, la jouissance et la souffrance, la beauté et la
cruauté, la volupté et la nausée, l’homme s’emploie à organiser son quotidien. Son désir de
bien se bâtir oriente son choix vers l’une ou l’autre posture numineuse (relatif ou en rapport
au sacré). Les religions sont là pour l’y aider. Toutefois au regard des soubresauts subis par
l’humanité dans le cadre des croisades, le déchirement psychotique de nos sociétés en proie à
la transe prophétique et la démence djihadiste, on peut se demander si l’idée de religion est
encore compatible à celle de société. Sous la coupole de la laïcité ou plutôt de ce que j’appelle
laïcisme, d’aucuns semblent résoudre le problème. En d’autres termes, ils optent pour une
société areligieuse. Si une telle réalité est observable dans quelques pays occidentaux, elle est
encore un mythe à moins d’être impensable pour l’Africain. Profondément, incurablement
croyant, religieux, l’africain considère la religion comme un mode de vie, le fondement de sa
culture, de son identité et de ses valeurs morales. Fors de cette quiddité, l’auteur du
I-DEBLAYAGE CONCEPTUEL
1-La religion
« La vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. »
Pascal, pensées
Pour Marx, « La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme
encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son
enthousiasme, sa sanction morale… le fondement universel de sa consolation et de sa
justification. Elle est la réalisation fantasmagorique de l’essence humaine, parce que
l’essence humaine ne présente pas de réalité. »2 Il la considère comme une pure invention de
l’esprit humain en vue de satisfaire certains fantasmes à défaut de fuir les réalités de sa vie. La
religion constitue alors une simple reprise des élucubrations humaines contentant la destinée
humaine, égayant les masses et assurant à quelques dignitaires des traites. Ainsi pour Karl
1
ERIC DE ROSNY, Justice et sorcellerie, Acte du colloque, P.322
2
Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Editions sociales pp.197-198
3
Rousseau, Emile, pp.520-521
4
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit de Hegel, Editions Aubier, pp.522-523
5
Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Ed. Livre de poche p.109
Religion=Système
Choses sacrées église
L’église implique des hommes qui doivent se mettre ensemble pour vivre ou exprimer
leur attachement ; lesquels hommes sont en société de même que l’église.
2-La société
Ce vocable recouvre une analyse sémantique aussi plurivoque que complexe. Dans ce
labyrinthe, nous essayerons de trouver une voie. En remontant jusqu’à Aristote, il se trouve
que la société soit structuralement « une communauté formée de plusieurs villages », les
villages eux-mêmes étant formés de plusieurs familles. La famille constitue donc la base de
toute société et en tant que telle, elle confère un caractère naturel et totalisant à la société.
C’est dans ce sens que l’homme pour le péripatétisme est un « animal politique appelé
naturellement à vivre en société ». C’est au nom de cette sociabilité ontologique que Comte
affirme que la société humaine se compose de familles et non d’individus6 ; elle constitue le
maillon supérieur de toute forme d’interaction humaine. Aussi cette conception
aristotélicienne implique une consanguinité entre les membres de la société. Si la famille qui
est la base de la société est traversée de part en part par le sang qui en constitue le socle
principal alors la société aussi. Or avec la société moderne, cette conception est désuète. Le
sang ne constitue plus le lien qui unit la société. C’est le sol qui prime et cette primauté
nécessite un contrat entre tous les membres qui l’occupent et qui vivent ensemble. C’est le
passage du droit du sang au droit du sol selon les anthropologues. La question délicate du
territoire entre en jeu ! Une société doit être localisable et géographiquement circonscrite.
Mais ces tentatives sont très anatomiques pour des auteurs tels que Morgan, Engels,
Durkheim et Schumpetter. Les uns empruntent une approche génétique et les autres une
approche physiologique. Par approche génétique nous entendons la tentative d’explication
par l’origine et l’évolution de la société ; et par approche physiologique les différents modes
de fonctionnements et les mécanismes qui régissent la société.
Dans l’approche génétique, Lewis Morgan, étudiant les indiens, s’illustre par sa
théorie des trois stades : sauvagerie, barbarie et civilisation. Ce qui correspondrait à homo
6
Auguste Comte, Système de politique positiviste, p.181
7
Rousseau, Du contrat social, p.164
8
Ibid. p. 163
9
Ibidem
10
Ibid. p.164
11
Ibidem
12
Ibid. p.165
13
Ibid. pp. 165-166
14
Ibid. p.169
15
Ibid. p. 169
Nietzsche estime que la religion est une calamité pour l’homme. De tous les monstres
froids qui étouffent la société et l’asservissent, la religion est l’un des premiers accusés. Se
faisant l’écho d’un mouvement antireligieux dont le christianisme est la cible principale,
Nietzsche fait savoir dans le Gai savoir que « La résolution chrétienne de trouver le monde
laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais. »17 C’est être borné que d’aspirer à être fils
ou fille de Dieu. De croire que par nous et avec nous, sur le monde se répand l’amour de
Dieu. Reprenant des propos luthériens, il affirme que la subsistance de Dieu à travers le
monde est le fait des êtres « idiotement fanatiques »18, des faibles ou insensés. Au fragment
129 du même ouvrage, il écrit : « « Dieu lui-même ne peut pas subsister sans les hommes
sages », a dit Luther, et à bon droit ; mais «Dieu peut encore moins subsister sans les insensés
» — c'est ce que le bon Luther n'a pas dit ! »19 En effet, le christianisme est la religion de la
pitié. Il appelle la compassion et la tolérance contre les injustices et les iniquités. Ce principe
dissipe la tonicité invétérée de l’homme, elle le fragilise, diabolise ses moyens d’assurer son
bonheur ici bas et déstabilise son existence. « La pitié, dit-il, est en opposition avec les
passions toniques qui élèvent l'énergie du sens vital : elle agit d'une façon dépressive.
On perd de la force quand on compatit. Par la pitié s'augmente et se multiplie la
déperdition de force que la souffrance déjà apporte à la vie . »20 L’énergie humaine est
absorbée et anéantie par la soumission fidéiste. Pire encore, elle détourne l’homme des
préoccupations sociales en l’obligeant à se réfugier dans un arrière-monde fantasmagorique.
« Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion ne sont en contact avec la réalité.
Rien que des causes imaginaires (« Dieu », « l'âme », « moi », « esprit », « libre
16
Ibidem
17
Nietzsche , p.136
18
Nietzsche, L’Antéchrist,p.53
19
Ibidem
20
Ibidem
C-KARL MARX
L’auteur de la célèbre et notoire citation « la religion est l’opium du peuple » est
certainement l’un des penseurs contemporains dont l’intolérance en face de la religion est sans
appel. Sans juger l’une ou l’autre religion, Marx les condamne. Elle ouvre le flanc à
l’aliénation, l’endormissement des esprits pour les maintenir dans le statu quo inégalitaire. Ne
faut-il pas qu’il y ait des païens pour les évangélisateurs, des pauvres pour les œuvres
caritatives ? Y adhérer c’est renoncer à la possibilité de réaliser ici-bas son bonheur. C’est
accueillir l’au-delà de la vérité plutôt que la vérité de ce monde-ci. Selon Marx, la religion
maintient l’homme dans sa précarité pour justifier son existence. C’est pourquoi à juste titre,
il écrit : « la religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme en tant que
21
Ibid.p.17
22
Cf. Le gai savoir, p.136
23
Nietzsche, L’Antéchrist, p.49
24
Nietzsche, L’Antéchrist, p.20
D-NJOH MOUELLE
Il constate l’affliction qui s’exhale du spectacle que vivent les croyants à longueur de
jours semaines ou mois. C’est affligeant de constater que pour certains religieux, plutôt que
d’aller se faire consulter et soigner à l’hôpital quand on est malade, il faut compter sur la
prière seule. L’auteur de développer la richesse humaine affirme que l’africain souffre d’une
crise identitaire sérieuse ; crise dans laquelle la religion n’est pas innocente. D’abord le
croyant est un hybride : « Aux confessions collectives des dimanches, le chrétien marmonne
les dix commandements, notamment ceux qui lui interdit d’adorer des dieux autres que celui
d’Isaac et de Jacob, mais irrésistiblement, au sortir de l’Eglise et même dans l’enceinte du
temple, il porte amulettes et autres fétiches qui ne sont rien d’autre que des dieux
protecteurs »26 C’est dire simplement que chez lui, entre la religion traditionnelle et la
religion moderne, il ne sait plus en laquelle il se définit. Elles le mécanisent et il a de la peine
à se saisir comme être de projet. Il est aliéné par les chaînes d’une institution qui lui présente
en permanence un salut futur, le bonheur d’un demain lointain d’une certitude sans assurance.
La religion l’abrutit et le rend inapte à son milieu, incapable de se réaliser en harmonie avec la
terre qui est la sienne, le temps qui est le sien ou l’idée qui lui est propre. « A quoi sert-il, se
demande Njoh Mouelle, de danser Dieu, de chanter, louer, de célébrer Dieu,…, si cela ne
doit aboutir qu’à l’abandon de nous-même à l’irrationnel au moment précis où il faut
résoudre les problèmes de la vie quotidienne ? »27 Le chrétien vit donc en suspension
permanente, dépendant conscient. Son existence est en appendice aux soins de la grâce. Il est
agi et se laisse agir ; toute chose qui tranche avec la liberté, si chère à l’humanisme pour Njoh
Mouelle. Au lieu d’enseigner les hommes à se battre, à fournir maints efforts et sacrifices
concrets pour s’affirmer, la religion leur présente un paradis de félicité éternelle. Le culte de
l’effort et du travail qui porte l’humain et transforme les pensées en actes est ici en congés.
« En Afrique en particulier et dans l’esprit des gens, note Njoh Mouelle, la pratique
religieuse n’est pas très différente, de la pratique magique. On invoque Dieu, on lui confie
tous les soucis et toutes les demandes en rapport avec la vie sur Terre et non avec le Paradis.
On fait intervenir Marie, la mère de Jésus, ainsi que d’autres saints supposés intercéder en
25
Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844),
26
E.N. Mouellé, De la médiocrité à l’excellence, p. 36
27
Ibid. Ed. EMC, p.122
E-TOWA MARCIEN
L’option de l’un des fondateurs du concept ethnophilosophie se situe dans la
dénonciation du quiétisme religieux et ses entrailles qui seraient hostiles à toute forme de
savoir objectif. Towa ne prend pas position sur la valeur axiologique de la religion dans ses
œuvres. Il y questionne davantage l’aspect épistémologique. Tout d’une posture
épistémologique à une posture axiologique, le saut est philosophique et existentialiste pour
parler comme Kierkegaard. En effet, Towa dévoile son antipathie notoire à l’égard de la
religion sans équivoque dans un entretien qu’il avait eu en 1998 avec feu David Dachi Tagne,
journaliste et écrivain. Il y affirme :
« Je ne suis pas religieux. Je me veux philosophe. Je me situe au niveau de la pensée
rationnelle. Je ne suis un adepte ni des religions traditionnelles, ni des religions modernes. Je
suis un adepte de la pensée. »
Cette option dérive du fait que pour Towa la religion est une rêverie ; elle est chez
l’adulte ce que le père Noel est pour les enfants, c’est-à-dire un mythe. Ce n’est donc qu’un
mythe qui vient s’ajouter aux autres. Or le mythe est une imagination qui déforme la réalité.
Elle tord le sens du réel vers l’irréel en sorte que l’on ne soit plus capable de jouir du soi. Il
observe que « Les gens qui nous ont parlé de Dieu qui crée le monde ou de Jésus qui monte
au ciel n'avaient pas les connaissances astronomiques qu'on a aujourd'hui. Ils croyaient que
le ciel était une voûte derrière laquelle il y avait le Royaume de Dieu où ce dernier siégeait
avec des êtres ailés appelés anges. Tout cela appartient à une mythologie qui n'est pas
sérieuse. » Et comment faire confiance à une institution qui considère l’esprit humain comme
borné, limité et infirme pour édifier la société. Ce serait confier la sécurité d’une entité à un
aveugle.
28
E.N.M., Discours sur la vie quotidienne, ed. Afredit, Yaoundé, mars. 2007 pp. 127-128
« Le christianisme, qui a rendu tous les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas
à voir tous les citoyens égaux devant la loi. Mais, par un concours d'étranges événements, la
religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie
renverse, et il lui arrive souvent de repousser l'égalité qu'elle aime, et de maudire la liberté
comme un adversaire, tandis qu'en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les
efforts. » Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p.18
A-ALEXIS TOCQUEVILLE
Tocqueville va d’un constat pour montrer que la religion est importante pour la société
: « en Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières ; c'est l'observance des lois divines
qui conduit l'homme à la liberté. » Contrairement aux sociétés occidentales d’Europe qui ont
été bâties sur les vestiges de l’oligarchie et d’un rejet de toute théocratie, l’Amérique a été
construite par un apport substantiel de la religion. En l’étudiant de très près, Tocqueville
conclue que la société américaine est « le produit de deux éléments parfaitement distincts, qui
29
Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p.57
30
Alexis Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, p.58
31
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.57
32
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.219
33
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.223
B-MAHATMA GANDHI
« Ne prêchez donc pas le Dieu de l’histoire mais bien plus montrez comment Il vit
aujourd’hui en vous. »36
Gandhi, cuadernos de Sant’Egidio, n°3, Traducido del italiano por Tiscar Espigares, p. 45
34
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.226
35
Histoire générale de l’Afrique, p.74
36
Ibidem.
37
Ibid. P. 16
CONCLUSION
L’agitation à la Goliath de quelques zélateurs de la foi et prédicateurs philippiques
dont nos sociétés sont l’objet, les revendications intégristes à inflexion islamique et le choc
encore irrésolu entre religion traditionnelle et religion moderne en Afrique interpellent la
conscience intellectuelle sur la nature des rapports entre religion et société. Historique ou
philosophique, le regard analytique dévoile que l’imbrication de la religion à la société est
mitigée. Ce hiatus loin de les dissocier révèle plutôt le caractère délicat du témoignage
38
Ibid. P.17
39
Ibidem.