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RELIGION ET SOCIETE

Problématique : Au regard du mouvement de laïcisation vers lequel sont


portées de nombreuses populations, la remise en cause de la religion comme
composante sociétale majeure n’est-elle pas plus justifiée ? Autrement dit
aujourd’hui peut-on encore faire du religieux un élément clé de l’édification de
la société ?
INTRODUCTION

« Les hommes attendent des diverses religions la réponse aux énigmes cachées de la
condition humaine, qui, hier comme aujourd’hui, agitent profondément le cœur humain :
Qu’est-ce que l’homme? Quel est le sens et le but de la vie? Qu’est-ce que le bien et
qu’est-ce que le péché? Quels sont l’origine et le but de la souffrance? Quelle est la voie
pour parvenir au vrai bonheur? Qu’est-ce que la mort, le jugement et la rétribution après la
mort ? Qu’est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable qui embrasse notre existence,
d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons ? » C’est ainsi que
s’exprimaient les pères du concile Vatican II dans la constitution dogmatique Nostra Aetate ,
le 28 octobre 1965 à Rome. Il en ressort que la tâche de la religion est d’une importance
capitale pour la destinée humaine. Ecartelé entre les méandres de l’existence humaine
maculée par son ondoyance et son essence, la jouissance et la souffrance, la beauté et la
cruauté, la volupté et la nausée, l’homme s’emploie à organiser son quotidien. Son désir de
bien se bâtir oriente son choix vers l’une ou l’autre posture numineuse (relatif ou en rapport
au sacré). Les religions sont là pour l’y aider. Toutefois au regard des soubresauts subis par
l’humanité dans le cadre des croisades, le déchirement psychotique de nos sociétés en proie à
la transe prophétique et la démence djihadiste, on peut se demander si l’idée de religion est
encore compatible à celle de société. Sous la coupole de la laïcité ou plutôt de ce que j’appelle
laïcisme, d’aucuns semblent résoudre le problème. En d’autres termes, ils optent pour une
société areligieuse. Si une telle réalité est observable dans quelques pays occidentaux, elle est
encore un mythe à moins d’être impensable pour l’Africain. Profondément, incurablement
croyant, religieux, l’africain considère la religion comme un mode de vie, le fondement de sa
culture, de son identité et de ses valeurs morales. Fors de cette quiddité, l’auteur du

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Consciencisme a préconisé une démarche inclusive de la religion dans son programme de
révolution sociale. La religion est pour lui une ressource à exploiter pour impulser une société
africaine dynamique et spécifique. Il écrit : « Notre société n’est pas l’ancienne société mais
une nouvelle société élargie par les influences euro-chrétiennes et islamiques. Une nouvelle
idéologie est donc nécessaire, une idéologie qui puisse s’affirmer dans une définition
philosophique, mais qui soit en même temps une idéologie qui n’abandonnerait pas les
principes humains et originaux de l’Afrique […] une idéologie dont les buts seront
d’englober l’expérience africaine de la présence islamique et euro-chrétienne, ainsi que
l’expérience de la société africaine traditionnelle.» Cette noble perspective de Nkrumah,
qui fera face à la multi-religiosité du continent, permet de réaffirmer que l’on peut compter
sur la religion pour bâtir une société. Mais est-ce évident ? La religion assumerait-elle alors
imperturbablement et irréprochablement un rôle mandarinal envers la société ? Autrement dit
le rapport religion-société est-il bi ou unilatéral ? N’y décèle-t-on pas une osmose ? En évitant
une réflexion partisane à la teinture de Njoh Mouelle ou de Pascal, nous répondrons à ces
questions dans un plan triparti. Nous commencerons par élucider les concepts en présence tant
il est vrai comme le dit André Toulemon que « Les Anciens avaient coutume de poser en
principe que lorsqu'on parle d'une chose, il faut d'abord la définir et en déterminer les
caractères »1

I-DEBLAYAGE CONCEPTUEL
1-La religion
« La vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. »
Pascal, pensées
Pour Marx, « La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme
encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son
enthousiasme, sa sanction morale… le fondement universel de sa consolation et de sa
justification. Elle est la réalisation fantasmagorique de l’essence humaine, parce que
l’essence humaine ne présente pas de réalité. »2 Il la considère comme une pure invention de
l’esprit humain en vue de satisfaire certains fantasmes à défaut de fuir les réalités de sa vie. La
religion constitue alors une simple reprise des élucubrations humaines contentant la destinée
humaine, égayant les masses et assurant à quelques dignitaires des traites. Ainsi pour Karl

1
ERIC DE ROSNY, Justice et sorcellerie, Acte du colloque, P.322
2
Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Editions sociales pp.197-198

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Marx, le religieux est un virtuose qui comme un griot, sort de son imagination une histoire
fabuleuse pour aguicher et s’enticher ceux qui l’écoutent. Il les plonge dans un flot de réalités
chimériques et mensongères. C’est dire en un seul mot qu’avant et après la religion c’est
l’homme. Elle serait alors le lieu où celui-ci fait double jeu : il se passe pour quelqu’un qu’il
n’est pas, à condition que ce dernier existât. Même en considérant son existence, Rousseau ne
notait-il pas que « Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait
parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on n’eût écouté que ce que Dieu dit au
cœur de l’homme, il n’y aurait jamais eu qu’une religion sur la terre. »3
Pourtant la religion étymologiquement s’entend comme la construction d’un lien ou
d’une passerelle d’échange entre l’homme et la providence. Il serait donc paradoxal qu’il en
soit autrement : que l’homme soit encore le destinataire « final » des actes religieux. Au sens
hégélien, la religion est tout au contraire le socle où s’établit fermement notre communion
avec Dieu. Il s’agit même pour le philosophe allemand d’un moment de l’histoire : celui « où
la phénoménologie se transforme en nouménologie, où l’esprit absolu se révèle comme tel, se
manifeste à soi en se manifestant à l’homme. L’esprit absolu, Dieu, n’est pas au delà du
savoir qu’en a la religion, il n’est pas une vérité sans vie, située en dehors de sa
manifestation… »4 Dieu est donc présent et agissant dans le monde. La religion est donc le
moment de la rencontre de l’esprit absolu qui se dévoile entièrement à l’homme pour se
laisser épouser par lui. Ainsi, grâce à cette dernière, les hommes ont un rapport certain avec
Dieu : il peut être accueilli ou rejeté, connu ou inconnu, nommé ou anonyme, lointain ou
proche. Par cette appréhension de la religion, Hegel brisa le mur épistémologique berlinois
dressé par Emmanuel Kant entre le phénomène et le noumène. Il révèle l’en soi par delà les
cadres a priori de la sensibilité.
Malgré la pertinence de la définition dialectisée que nous venons d’ébaucher, nous y
décelons une suspension trop théorique. En prenant du recul par rapport aux ennemis de la
religion tels que Marx, un recours à une terminologie sociologique nous la rendra concrète.
Durkheim écrit dans Les formes élémentaires de la vie religieuse que : « la religion est un
système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées,…, croyances et
pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée église, tous ceux qui y
adhèrent. »5 L’élément innovant de cette signification est que la religion est un système. Ce
système est triangulaire et peut être schématisé ainsi :

3
Rousseau, Emile, pp.520-521
4
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit de Hegel, Editions Aubier, pp.522-523
5
Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Ed. Livre de poche p.109

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Croyances et pratiques

Religion=Système
Choses sacrées église
L’église implique des hommes qui doivent se mettre ensemble pour vivre ou exprimer
leur attachement ; lesquels hommes sont en société de même que l’église.

2-La société
Ce vocable recouvre une analyse sémantique aussi plurivoque que complexe. Dans ce
labyrinthe, nous essayerons de trouver une voie. En remontant jusqu’à Aristote, il se trouve
que la société soit structuralement « une communauté formée de plusieurs villages », les
villages eux-mêmes étant formés de plusieurs familles. La famille constitue donc la base de
toute société et en tant que telle, elle confère un caractère naturel et totalisant à la société.
C’est dans ce sens que l’homme pour le péripatétisme est un « animal politique appelé
naturellement à vivre en société ». C’est au nom de cette sociabilité ontologique que Comte
affirme que la société humaine se compose de familles et non d’individus6 ; elle constitue le
maillon supérieur de toute forme d’interaction humaine. Aussi cette conception
aristotélicienne implique une consanguinité entre les membres de la société. Si la famille qui
est la base de la société est traversée de part en part par le sang qui en constitue le socle
principal alors la société aussi. Or avec la société moderne, cette conception est désuète. Le
sang ne constitue plus le lien qui unit la société. C’est le sol qui prime et cette primauté
nécessite un contrat entre tous les membres qui l’occupent et qui vivent ensemble. C’est le
passage du droit du sang au droit du sol selon les anthropologues. La question délicate du
territoire entre en jeu ! Une société doit être localisable et géographiquement circonscrite.
Mais ces tentatives sont très anatomiques pour des auteurs tels que Morgan, Engels,
Durkheim et Schumpetter. Les uns empruntent une approche génétique et les autres une
approche physiologique. Par approche génétique nous entendons la tentative d’explication
par l’origine et l’évolution de la société ; et par approche physiologique les différents modes
de fonctionnements et les mécanismes qui régissent la société.
Dans l’approche génétique, Lewis Morgan, étudiant les indiens, s’illustre par sa
théorie des trois stades : sauvagerie, barbarie et civilisation. Ce qui correspondrait à homo

6
Auguste Comte, Système de politique positiviste, p.181

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habilis, homo erectus et homo sapiens. Engels dans Origine de la famille de la propriété et de
l’Etat démontre que l’évolution des hommes est en cours vers la destination société. La
société apparait chez lui comme le gage d’une communauté sans classe et sans Etat.
L’économie est le marqueur des relations humaines. Sa thèse distingue 4 stades : esclavagiste,
féodal, capitaliste, socialiste.
Dans l’approche physiologique, retenons que c’est Durkheim qui y est le plus influent.
Dans la division du travail (1893) il démontre par une sorte de dualisme la spécificité de la
société contemporaine. On est passé d’une société archaïque à une société moderne ; les
caractéristiques de cette mutation sont dans la logique de leur fonctionnement. Ainsi, on est
passé d’une logique de solidarité mécanique à une logique de solidarité organique. Dans la
première logique, la solidarité est la conséquence des similitudes, c’est-à-dire le partage des
mœurs, croyances et sentiments. Alors que dans la seconde c’est la différence des individus
qui stimule la solidarité. Dans cette différenciation s’exprime pleinement les individualités.
Les uns et les autres ont des compétences et des manières de faire différentes. C’est cette
singularité qui appelle la division du travail. On doit répartir les tâches complémentairement.
C’est le cas de la société américaine.
De toutes ces considérations nous pouvons déduire que la société est un ensemble de
personnes occupant le même territoire entre lesquelles existent des services réciproques, et qui
disposent de biens communs. Etant donné le cosmopolitisme qui s’en dégage, la religion en
tant qu’institution suscite et favorise-t-elle l’édification et la consolidation des rapports
sociaux ou entraine-t-elle plutôt leur fragmentation et leur désintégration dans un
désenchantement calamiteux ? En d’autres termes, la religion est-elle pour la société la rançon
de l’équilibre social ou ce que le cheval d’Ulysse fut pour les troyens ?

II- LA RELIGION : UNE INSTITUTION ARSENICALE


En admettant que « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien. Toutes les
institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent rien »7 des
penseurs à l’instar de Rousseau, Nietzsche, Marx, Njoh Mouelle et Towa allèguent que la
religion détériore la société.

A-LA THESE ROUSSEAUISTE

7
Rousseau, Du contrat social, p.164

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« Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que
Dieu demande est celui du cœur ; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme.
C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme
de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et
à toutes ses génuflexions. Eh ! Mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez
près de terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité : ce devoir est de toutes les
religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s’il doit être
uniforme pour le bon ordre, c’est purement une affaire de police ; il ne faut point de
révélation pour cela. » Rousseau, Emile, p.521

Rousseau pense la religion en trois aspects : la religion de l’homme, la religion du


citoyen et la religion des prêtres. La première est théiste ; elle se rapporte à chaque homme
qui a une conscience de Dieu et qui se remet à Lui sans médiation. La deuxième est celle d’un
Etat ou d’une nation qui a « ses dieux, ses patrons propres et tutélaires »8 Les régimes
impériaux, l’anglicanisme, l’Egypte pharaonique. Le troisième est la plus bizarre. Elle donne
aux hommes « deux législations, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs
contradictoires et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens »9 Ici Rousseau
classe les Lamas (boudhiste tibétains), le shintoïsme (religion japonaise) et le christianisme
romain. Ces trois sortes de religion ont des défauts :
-bien que promouvant le patriotisme, la seconde est mauvaise parce que fondée sur
l’erreur et le mensonge, parce qu’elle transforme le peuple en un monstre sanguinaire
intolérant et impitoyable, « en sorte qu’il ne respire que meurtre et massacre »
-La troisième religion, notamment celle du prêtre est la plus aberrante. Avec elle, « il
en résulte une sorte de droit mixte insociable qui n’à point de nom, dit-il»10 C’est peine
perdue que d’en parler pour Rousseau.
-la première, celle de l’homme que Rousseau appelle le christianisme de l’Evangile et
non celui d’aujourd’hui. C’est « cette religion sainte, sublime, véritable, les hommes,
enfants du même Dieu, se reconnaissent tous pour frères, et la société qui les unit ne se
dissout pas même à la mort. »11 Mais attention souligne Rousseau, elle serait trop angélique
pour nous. Pour lui croire en une telle réalité serait versé dans l’utopisme. Ecoutons plutôt ce
qu’il en dit :

8
Ibid. p. 163
9
Ibidem
10
Ibid. p.164
11
Ibidem

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« Mais cette religion n’ayant nulle relation particulière avec le corps politique
laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre,
et par là un des grands liens de la société particulière reste sans effet. Bien plus ; loin
d’attacher les cœurs des citoyens à l’Etat, elle les en détache comme de toutes les
choses de la terre : je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social.
On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens formerait la plus parfaite société que l’on
puisse imaginer. Je ne vois à cette supposition qu’une grande difficulté ; c’est qu’une
société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes. »12
Une telle société n’existerait donc pas et bien même quand elle existerait, elle ne
subsisterait pas. Le croyant fuit le monde, se résigne et se réfugie dans l’espérance. En temps
de guerre, il renoncera à prendre l’épée pour la patrie, de la défendre contre les envahisseurs,
« Qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, qu’importe ? La providence ne sait-elle pas mieux
qu’eux ce qu’il leur faut ? » ; Il sera bon juge, magistrat intègre, citoyen incorruptible,
homme de douceur. « On se ferait conscience de chasser l’usurpateur, il faudrait
troubler le repos public, user de violence, verser du sang ; tout cela s’accorde mal avec la
douceur du chrétien ; et après tout, qu’importe qu’on soit libre ou serf dans cette vallée de
misères ? L’essentiel est d’aller en paradis, et la résignation n’est qu’un moyen de plus pour
cela. »13 Alors pour rien dans monde où tout n’est que vanité et poursuite du vent le chrétien
tronquerait son aspiration à la vie éternelle. Ce qui de toute évidence n’adhère pas aux valeurs
de la société qui aspire à la liberté et au bonheur ici-bas. Pour Rousseau, « Le christianisme
ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour
qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils
le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. »14
Précisons pour en sortir que l’idée de rousseau est de s’opposer à la proclamation
d’une république à connotation religieuse. Cela est de son avis paradoxal. On doit distinguer
le religieux du civil en sorte que le citoyen ne soit pas confondu à un religieux ou qu’un
croyant ne soit pas banni de la société pour sa foi. Le souverain doit fixer les dogmes civils
nécessitant « une profession de foi purement civile »15 C’est dans cette optique qu’il reconnait
qu’« il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses
devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant

12
Ibid. p.165
13
Ibid. pp. 165-166
14
Ibid. p.169
15
Ibid. p. 169

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que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de
remplir envers autrui. »16

B-LA THESE NIETZSCHEENNE


« Nous autres, qui avons le courage de la santé et aussi du mépris, combien
nous avons le droit de mépriser une religion qui enseigna à se méprendre sur le corps
! » Nietzsche, L’Antéchrist, P.53

Nietzsche estime que la religion est une calamité pour l’homme. De tous les monstres
froids qui étouffent la société et l’asservissent, la religion est l’un des premiers accusés. Se
faisant l’écho d’un mouvement antireligieux dont le christianisme est la cible principale,
Nietzsche fait savoir dans le Gai savoir que « La résolution chrétienne de trouver le monde
laid et mauvais a rendu le monde laid et mauvais. »17 C’est être borné que d’aspirer à être fils
ou fille de Dieu. De croire que par nous et avec nous, sur le monde se répand l’amour de
Dieu. Reprenant des propos luthériens, il affirme que la subsistance de Dieu à travers le
monde est le fait des êtres « idiotement fanatiques »18, des faibles ou insensés. Au fragment
129 du même ouvrage, il écrit : « « Dieu lui-même ne peut pas subsister sans les hommes
sages », a dit Luther, et à bon droit ; mais «Dieu peut encore moins subsister sans les insensés
» — c'est ce que le bon Luther n'a pas dit ! »19 En effet, le christianisme est la religion de la
pitié. Il appelle la compassion et la tolérance contre les injustices et les iniquités. Ce principe
dissipe la tonicité invétérée de l’homme, elle le fragilise, diabolise ses moyens d’assurer son
bonheur ici bas et déstabilise son existence. « La pitié, dit-il, est en opposition avec les
passions toniques qui élèvent l'énergie du sens vital : elle agit d'une façon dépressive.
On perd de la force quand on compatit. Par la pitié s'augmente et se multiplie la
déperdition de force que la souffrance déjà apporte à la vie . »20 L’énergie humaine est
absorbée et anéantie par la soumission fidéiste. Pire encore, elle détourne l’homme des
préoccupations sociales en l’obligeant à se réfugier dans un arrière-monde fantasmagorique.
« Dans le christianisme, ni la morale, ni la religion ne sont en contact avec la réalité.
Rien que des causes imaginaires (« Dieu », « l'âme », « moi », « esprit », « libre

16
Ibidem
17
Nietzsche , p.136
18
Nietzsche, L’Antéchrist,p.53
19
Ibidem
20
Ibidem

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arbitre » »21 C’est ainsi que Nietzsche condamne la religion chrétienne au nom d’une certaine
posture ascétique et stoïcienne qui rompt avec la réalité. De nombreuses personnes sont allées
au suicide pour des motifs de martyres ; elles ont versé leur sang et perdu leur âme pour une
promesse fallacieuse de rédemption22. La religion sent la cruauté et un anti-humanisme. Au
regard de tout cet abaissement et cet affaiblissement de l’homme par le christianisme,
Nietzsche donne sa sentence en ces termes :
« Une religion comme le christianisme, qui ne touche à la réalité par aucun
point, qui s'évanouit, dès qu'en un point quelconque la réalité entre dans ses droits,
une telle religion, doit être, à bon droit, l'ennemie mortelle de la « sagesse du monde
» »23
Précisons pour en sortir que le rejet de la religion chez Nietzsche n’est pas
systématique. Il apparait que seul le christianisme est décadent et doit subir ses coups de
marteau. Il agrée le boudhisme qu’il estime pour commode à l’existence humaine. Il écrit :
« Par ma condamnation du christianisme je ne voudrais pas avoir fait tort à une
religion parente qui le dépasse même par le nombre de ses croyants : le bouddhisme…Le
bouddhisme est cent fois plus réaliste que le christianisme…Le bouddhisme est la seule
religion vraiment positiviste que nous montre l'histoire, même dans sa théorie de la
connaissance… »24

C-KARL MARX
L’auteur de la célèbre et notoire citation « la religion est l’opium du peuple » est
certainement l’un des penseurs contemporains dont l’intolérance en face de la religion est sans
appel. Sans juger l’une ou l’autre religion, Marx les condamne. Elle ouvre le flanc à
l’aliénation, l’endormissement des esprits pour les maintenir dans le statu quo inégalitaire. Ne
faut-il pas qu’il y ait des païens pour les évangélisateurs, des pauvres pour les œuvres
caritatives ? Y adhérer c’est renoncer à la possibilité de réaliser ici-bas son bonheur. C’est
accueillir l’au-delà de la vérité plutôt que la vérité de ce monde-ci. Selon Marx, la religion
maintient l’homme dans sa précarité pour justifier son existence. C’est pourquoi à juste titre,
il écrit : « la religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme en tant que

21
Ibid.p.17
22
Cf. Le gai savoir, p.136
23
Nietzsche, L’Antéchrist, p.49
24
Nietzsche, L’Antéchrist, p.20

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l’homme ne gravite pas autour de lui-même »25 Ceci signifie qu’elle provoque un
décentrement de la personne humaine de ce qu’elle est appelée à être vers un mirage.

D-NJOH MOUELLE
Il constate l’affliction qui s’exhale du spectacle que vivent les croyants à longueur de
jours semaines ou mois. C’est affligeant de constater que pour certains religieux, plutôt que
d’aller se faire consulter et soigner à l’hôpital quand on est malade, il faut compter sur la
prière seule. L’auteur de développer la richesse humaine affirme que l’africain souffre d’une
crise identitaire sérieuse ; crise dans laquelle la religion n’est pas innocente. D’abord le
croyant est un hybride : « Aux confessions collectives des dimanches, le chrétien marmonne
les dix commandements, notamment ceux qui lui interdit d’adorer des dieux autres que celui
d’Isaac et de Jacob, mais irrésistiblement, au sortir de l’Eglise et même dans l’enceinte du
temple, il porte amulettes et autres fétiches qui ne sont rien d’autre que des dieux
protecteurs »26 C’est dire simplement que chez lui, entre la religion traditionnelle et la
religion moderne, il ne sait plus en laquelle il se définit. Elles le mécanisent et il a de la peine
à se saisir comme être de projet. Il est aliéné par les chaînes d’une institution qui lui présente
en permanence un salut futur, le bonheur d’un demain lointain d’une certitude sans assurance.
La religion l’abrutit et le rend inapte à son milieu, incapable de se réaliser en harmonie avec la
terre qui est la sienne, le temps qui est le sien ou l’idée qui lui est propre. « A quoi sert-il, se
demande Njoh Mouelle, de danser Dieu, de chanter, louer, de célébrer Dieu,…, si cela ne
doit aboutir qu’à l’abandon de nous-même à l’irrationnel au moment précis où il faut
résoudre les problèmes de la vie quotidienne ? »27 Le chrétien vit donc en suspension
permanente, dépendant conscient. Son existence est en appendice aux soins de la grâce. Il est
agi et se laisse agir ; toute chose qui tranche avec la liberté, si chère à l’humanisme pour Njoh
Mouelle. Au lieu d’enseigner les hommes à se battre, à fournir maints efforts et sacrifices
concrets pour s’affirmer, la religion leur présente un paradis de félicité éternelle. Le culte de
l’effort et du travail qui porte l’humain et transforme les pensées en actes est ici en congés.
« En Afrique en particulier et dans l’esprit des gens, note Njoh Mouelle, la pratique
religieuse n’est pas très différente, de la pratique magique. On invoque Dieu, on lui confie
tous les soucis et toutes les demandes en rapport avec la vie sur Terre et non avec le Paradis.
On fait intervenir Marie, la mère de Jésus, ainsi que d’autres saints supposés intercéder en

25
Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844),
26
E.N. Mouellé, De la médiocrité à l’excellence, p. 36
27
Ibid. Ed. EMC, p.122

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faveur des hommes et des femmes de foi. Les non-possédants veulent accéder à la propriété et
comptent sur leurs prières adressées à Dieu pour réaliser leurs vœux. »28 La religion ne
stimule donc pas l’usage des mains, des pieds, de tous nos sens et organes pour nous réaliser.
Elle comprime notre créativité et notre authenticité ontologique dans des catégories
dogmatiques et mystiques. De cette religion, il ne faut rien attendre ; une société forte,
solidement établie et aspirant à l’excellence ne doit pas s’en prévaloir. L’esprit de soumission
auquel nous confine la religion ne peut que nous avilir et altérer notre potentiel humain de
sociabilité.

E-TOWA MARCIEN
L’option de l’un des fondateurs du concept ethnophilosophie se situe dans la
dénonciation du quiétisme religieux et ses entrailles qui seraient hostiles à toute forme de
savoir objectif. Towa ne prend pas position sur la valeur axiologique de la religion dans ses
œuvres. Il y questionne davantage l’aspect épistémologique. Tout d’une posture
épistémologique à une posture axiologique, le saut est philosophique et existentialiste pour
parler comme Kierkegaard. En effet, Towa dévoile son antipathie notoire à l’égard de la
religion sans équivoque dans un entretien qu’il avait eu en 1998 avec feu David Dachi Tagne,
journaliste et écrivain. Il y affirme :
« Je ne suis pas religieux. Je me veux philosophe. Je me situe au niveau de la pensée
rationnelle. Je ne suis un adepte ni des religions traditionnelles, ni des religions modernes. Je
suis un adepte de la pensée. »
Cette option dérive du fait que pour Towa la religion est une rêverie ; elle est chez
l’adulte ce que le père Noel est pour les enfants, c’est-à-dire un mythe. Ce n’est donc qu’un
mythe qui vient s’ajouter aux autres. Or le mythe est une imagination qui déforme la réalité.
Elle tord le sens du réel vers l’irréel en sorte que l’on ne soit plus capable de jouir du soi. Il
observe que « Les gens qui nous ont parlé de Dieu qui crée le monde ou de Jésus qui monte
au ciel n'avaient pas les connaissances astronomiques qu'on a aujourd'hui. Ils croyaient que
le ciel était une voûte derrière laquelle il y avait le Royaume de Dieu où ce dernier siégeait
avec des êtres ailés appelés anges. Tout cela appartient à une mythologie qui n'est pas
sérieuse. » Et comment faire confiance à une institution qui considère l’esprit humain comme
borné, limité et infirme pour édifier la société. Ce serait confier la sécurité d’une entité à un
aveugle.

28
E.N.M., Discours sur la vie quotidienne, ed. Afredit, Yaoundé, mars. 2007 pp. 127-128

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Au regard de cette analyse, l’adoption d’une société laïque ou areligieuse est-elle une
alternative efficiente ? Autrement dit, bien que fondée, la condamnation de la religion et sa
relégation aux antipodes de toute construction sociétale ascendante n’est-elle pas sourdes et
aveugles aux alternatives structurelles et révolutionnaires qu’elle suscite et encadre quelque
fois ?

III-LA RELIGION ET LA SOCIETE EN OSMOSE

« Le christianisme, qui a rendu tous les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas
à voir tous les citoyens égaux devant la loi. Mais, par un concours d'étranges événements, la
religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie
renverse, et il lui arrive souvent de repousser l'égalité qu'elle aime, et de maudire la liberté
comme un adversaire, tandis qu'en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les
efforts. » Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p.18

La société en tant qu’association d’hommes est subtilement tributaire des pensées et


des convictions qu’y déploient ces derniers. Leur contrôle exige que leur relation avec Dieu
soit bien gérée. Les convictions religieuses ont ceci de particulier qu’elles recouvrent toute la
vie du croyant. En tournant les yeux vers le ciel la religion amène l’homme à mieux voir et
accueillir le sol. Son rôle a quelque chose de la dialectique platonicienne. La religion inspire
et assure l’humanité authentique ; elle pourra de la sorte fournir de la matière pour
l’édification de la société. Si la société est le lieu ou l’espace où la religion s’installe et
s’organise, la religion se veut être la pourvoyeuse de l’énergie qui doit la faire fonctionner.
Une société areligieuse serait dans ce cas des ténèbres effroyables. On en a besoin pour bâtir
une société viable et fiable. Parmi les tenants de cette conception, nous évoquerons Alexis de
Tocqueville, le Mahatma Gandhi.

A-ALEXIS TOCQUEVILLE
Tocqueville va d’un constat pour montrer que la religion est importante pour la société
: « en Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières ; c'est l'observance des lois divines
qui conduit l'homme à la liberté. » Contrairement aux sociétés occidentales d’Europe qui ont
été bâties sur les vestiges de l’oligarchie et d’un rejet de toute théocratie, l’Amérique a été
construite par un apport substantiel de la religion. En l’étudiant de très près, Tocqueville
conclue que la société américaine est « le produit de deux éléments parfaitement distincts, qui

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ailleurs se sont fait souvent la guerre, mais qu'on est parvenu, en Amérique, à incorporer en
quelque sorte l'un dans l'autre, et à combiner merveilleusement. Je veux parler de l'esprit de
religion et de l'esprit de liberté. »29 Pour le comprendre, un détour historique s’impose sur la
guerre d’indépendance aux USA.
Crispus Attucks, le noir qui fut la première victime de la lutte contre l’Angleterre aux
USA, a inspiré de nombreux hommes soucieux d’égalité. Ce crime provoqua chez les
esclaves des britanniques une grande révolte qui conduira à la décision de justice de Lord
Mansfield leur permettant d’être libres et de retourner sur leur terre s’ils le souhaitaient. C’est
ainsi qu’en 1787, pour la première fois, plus de 400 Africains libérés furent ainsi envoyés
d’Angleterre en Sierra Leone pour s’y installer. Aux USA, Paul Cuffee s’engagera pour le
même but. Mais il n’obtiendra que le rapatriement de 38 noirs en 1814. Alors que depuis
1787, Richard Allen, homme d’église protestait contre la politique de ségrégation : autrement,
mieux qu’un rapatriement, que le noir trouve une ou sa place dans l’Amérique. C’est la lutte
pour l’égalité qui lui importe. Il fondera la Free African society à un double objectif :
religieux et social. Prince Hall, homme d’église de Boston et homme d’affaires, George Liele
s’investiront distinctement pour le même but. La lutte de ségrégation a été menée par des
hommes d’église ; c’est avec acharnement et convictions religieuses que la société américaine
se constitue solidement. Aux USA d’ailleurs le président prête serment sur la bible.
Il y a dans cette société une relation symbiotique entre religion et société. La société
est pour la religion l’espace de son exercice et sa mise en évidence. Il est vrai que la
quintessence du message religieux s’adresse à l’homme pour consolider sa relation avec l’Etre
suprême. La liberté civile lui un terrain propice pour sa mission. En un mot la société est le
lieu de la mission. La société quant à elle voit dans la religion le pilier de la morale, la
fondation inaltérable garante de sa survie. C’est selon Tocqueville, le gage et la garantie des
lois. C’est pourquoi il affirme : « La religion voit dans la liberté civile un noble exercice des
facultés de l'homme ; dans le monde politique, un champ livré par le Créateur aux efforts de
l'intelligence… La liberté voit dans la religion la compagne de ses luttes et de ses triomphes,
le berceau de son enfance, la source divine de ses droits. Elle considère la religion comme la
sauvegarde des mœurs. »30 De son avis, de toutes les nations établies sur une forte religiosité,
le patriotisme a toujours eu pour mobile la défense de la cité sainte. Même les gouvernements
absolus n’ont tenu que par le soutien de la religion. « … il n'y a au monde, dit-il, que le
patrio−tisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but

29
Alexis Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p.57
30
Alexis Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, p.58

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l'universalité des citoyens. » La religion renforce donc l’idée de patrie qui tend peu à peu à
s’identifier à la fratrie.
Par ailleurs, dans L’ancien régime et la révolution, Tocqueville souligne deux choses
d’une extrême importance :
-la religion est universaliste et universalisante ; elle conduit l’individu hors de lui à
rejoindre l’autre, à le reconnaitre comme proche plutôt que lointain, familier et non étranger.
Elle n’a pas rapport à l’homme d’un milieu et d’un lieu fermés ; elle s’adresse à l’homme du
monde. Elle est donc l’écho de l’universel. Indépendamment de la forme de la société, la
religion règle les rapports de l’homme avec la providence. Il écrit : « Le caractère habituel
des religions est de considérer l'homme en lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, les
coutumes et les traditions d'un pays ont pu joindre de particulier à ce fonds commun. » 31
-la crédulité humaine est naturelle et même instinctive. Il vaut mieux pour la société
que ses membres soient crédules plutôt qu’incrédules. Car le chaos qui survient dans une
société où la crainte et l’amour de Dieu sont bannis, point d’espoir et de paix. L’incrédulité
favorise le fanatisme et le propagandisme qui sont responsables des saignées sociales.
Tocqueville note en effet que « L'incrédulité absolue en matière de religion, (étant) si
contraire aux instincts naturels de l'homme… met son âme dans une
assiette…douloureuse.. »32 De la sorte, la relation à Dieu est indiscutablement centrale chez
cet auteur pour l’équilibre social. Verser dans l’irréligion c’est embrasser un mal public.
Il n’y a donc pas possibilité de stabilité et même de sociabilité rassurantes sans la
religion ; une telle société ne saurait subsister. Par contre les sociétés imprégnées de religion
ont une architecture tonique, consistance. En cela, l’Amérique est exemplaire ; et Tocqueville
peut conclure : « J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit dans son pays, soit
ailleurs, et je lui demande s'il croit la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre de la
société ; il me répond sans hésiter qu'une société civilisée, mais surtout une société libre, ne
peut subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses yeux, le plus grande garantie
de la stabilité de l'État et de la sûreté des particuliers. »33 Contrairement à la France,
l’Amérique a su combiner et s’associer la religion. Selon Tocqueville, la révolution française,
bien qu’inspirée par celle des Américains, est divergente. C’est que avec la prise de la bastille,
les lois religieuses ont été abolies et les lois civiles renversées. Dans ce contexte, « l'esprit

31
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.57
32
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.219
33
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.223

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humain perdit entièrement son assiette »34 , poussant l’audace jusqu’à la folie. Ici,
Tocqueville révélait déjà les germes de la laïcité dont est victime la société française. Par
rapport à l’Amérique fondée religieusement, la société française est fragile et ce ceci est dû à
sa laïcité qu’elle proclame. Les attaques à répétitions sur Paris font de Tocqueville un
prophète à titre posthume.
Toutefois la société américaine comme modèle de référence en cette matière est-elle
stratégique pour les sociétés du vieux continent ? N’est-il pas plus judicieux de compter sur
une vision inclusive et inculturée, n’assignant pas à résidence manu militari notre fond
anthropologique, au sens où, T. B. Vincent, allias Mojola Agbebi, l’un des chefs du premier
mouvement sécessionniste au Nigéria, déclarait en 1889 : « Pour que le christianisme
devienne une religion proprement africaine, il faut qu’il soit arrosé par des mains
indigènes, élagué par la machette indigène et nourri de terre indigène… »35 Des sociétés
telles que les nôtres peuvent-elles compter sur la religion ?

B-MAHATMA GANDHI
« Ne prêchez donc pas le Dieu de l’histoire mais bien plus montrez comment Il vit
aujourd’hui en vous. »36
Gandhi, cuadernos de Sant’Egidio, n°3, Traducido del italiano por Tiscar Espigares, p. 45

La démarche de Gandhi nous semble à proprement parler la meilleure. Il contemple les


civilisations et aspire à une religion universelle. Parlant de religion, il affirme : « je n’entends
pas une religion formaliste ou basée sur la coutume, mais la religion qui est à la base de
toutes les religions et qui nous mène face à face avec notre créateur. »37 Au delà des barrières
d’une foi fanatique ou intégriste, est proclamée une croyance ouverte et inclusive; associant,
sans dissolution aucune, plusieurs autres religions. C’est que toutes les croyances ont un
dénominateur commun : l’amour.

34
Alexis Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, p.226
35
Histoire générale de l’Afrique, p.74
36
Ibidem.
37
Ibid. P. 16

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Au nom de cet amour, se fonde pour Gandhi le respect de toutes les autres religions.
Toutes sont valables et il suffit de vivre chacune en profondeur. C’est fort de cela que la
conversion ou le passage d’une religion à une autre est inutile! “Supposant qu’un chrétien
vienne à moi et me dise la lecture de la Bhagavadgita (l’un des libres sacrés les plus
importants de l’hindouisme) le fascine et qu’il veut devenir hindou, je lui répondrais : Non.
Ce qu’offre la Bhagavadgita la Bible en offre aussi. Tu ne t’es pas efforcé à le découvrir. Fais
cet effort et sois un bon chrétien.”38 Passer d’une religion à l’autre c’est se prostituer
spirituellement ou pratiquer le “nomadisme spirituel” qui détruit notre identité. Il faut vivre
plutôt que de simplement dire la religion.
Bien plus, la religion implique la politique. On ne peut pas être religieux et ne pas
s’intéresser au destin des autres. Ce qui est évidemment une question de société. Sans être
forcément un homme politique, le religieux se réalise dans le politique en tant que espace
d’expression existentielle. Sa maturité spirituelle est garante d’un espace socio-politique
empreint d’humanité. C’est pourquoi Gandhi disait que “ la politique dépouillée de la religion
est l’indécence absolue, quelque chose à toujours éviter. La politique se réfère au bien-être
des nations, et ce qui se réfère au bien-être des nations doit être une des préoccupations d’un
homme attaché à la religion, en d’autres termes, d’un chercheur de Dieu et de la vérité…
C’est pour cela aussi que dans la politique nous devons établir le règne des cieux.” 39 Ce
règne consiste à vivre la paix, à la répandre autour de nous. Ceci nécessite au préalable une
paix intérieure. Gandhi s’est employé à le faire à travers ce qu’il appelle “ahimsha”, c’est-à-
dire la non-violence. Admettant que la paix est reconnue comme l’une des visées principales
du politique et qu’elle est générée par une pratique fervente de la religion, la société à intérêt
à être connectée à la religion.

CONCLUSION
L’agitation à la Goliath de quelques zélateurs de la foi et prédicateurs philippiques
dont nos sociétés sont l’objet, les revendications intégristes à inflexion islamique et le choc
encore irrésolu entre religion traditionnelle et religion moderne en Afrique interpellent la
conscience intellectuelle sur la nature des rapports entre religion et société. Historique ou
philosophique, le regard analytique dévoile que l’imbrication de la religion à la société est
mitigée. Ce hiatus loin de les dissocier révèle plutôt le caractère délicat du témoignage

38
Ibid. P.17
39
Ibidem.

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religieux. Une distinction s’impose ici, entre le religieux et la religion. Prise dans sa
substance, la religion est relativement irréprochable. Il faut distinguer ce que les hommes font
de ce qu’est la religion ; ce que Rousseau, Njoh Mouelle n’ont pas compris. Si cela est admis,
reste maintenant à savoir quelle religion serait la mieux adaptée pour notre société ? Gandhi
répond : l’amour. Cela rejoint les propos du père Benz qui disait « si l’on aime, on est
chrétien, même si l’on n’est pas baptisé ; mais si on n’aime pas, on n’est pas chrétien, même
si l’on est baptisé, confirmé, prêtre, évêque » Mais attention à se laisser emporter par la
laïcité, elle est suicidaire. Attention aux détracteurs d’une religion conspiratrice, et enfin
attention aux ennemis « idiotement fanatiques » de nos traditions.
Tout en reconnaissant n’avoir pas même minimalement épuisé ce thème, sur cette note
de fin qui fait place à la maïeutique socratique, moment véritable des renseignements, je vous
sais gré pour votre écoute soutenue.

Menélik : « Des ennemis viennent maintenant s’emparer de notre pays et changer


notre religion […] Nos ennemis ont commencé par s’avancer en creusant leur chemin dans le
pays comme des taupes. Avec l’aide de Dieu, je ne leur livrerai pas mon pays […]
Aujourd’hui, que ceux qui sont forts me prêtent leur force et que les faibles m’aident de leurs
prières ! »

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