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Version provisoire.

Ad usum privatum

Étudier la religion, de l’action au discours

En 1998, à 85 ans, le philosophe Paul Ricœur fait paraître un ouvrage intitulé simplement Penser
la Bible, écrit en collaboration avec l’exégète André LaCocque1. À cette occasion, dans une en-
trevue réalisée en juin 1998, le journaliste Daniel Bermond l’interroge sur la question du mal.
Dans sa réponse, Ricœur affirme au passage: « Croire en la possibilité de libérer le fond de bonté
en l'homme, c'est pour moi un acte de foi fondamental2. » Ricœur accorde une autre entrevue
le mois suivant, et la question du mal est de nouveau au cœur de l’échange : « sortir du mal
radical, c'est découvrir le fond de bonté qui n'a jamais été complètement effacé par le mal3 ».
Deux ans plus tard, dans un entretien réalisé à la communauté œcuménique de Taizé, Ricœur
revient sur cette question : « ce que je crois le plus profondément, [c’est] que ce qu’on appelle
généralement la “religion” a à faire avec la bonté. [… Si] la religion, les religions, ont un sens,
c’est de libérer le fond de bonté des hommes, d’aller le chercher là où il est complètement en-
foui4. » Il ajoute que « la bonté n’est pas seulement la réponse au mal, mais c’est aussi la ré-
ponse au non-sens5 ». La question du mal croise ainsi celle du non-sens, en un carrefour où se
trouvent les religions, et où elles se débattraient avec la libération du fond de bonté en l’être
humain.

Quinze ans plus tard, nous traversons une période où ces deux questions, celle du mal et celle
du non-sens, hantent particulièrement notre monde. Je ne crois pas nécessaire d’insister sur ce
point, qui pourrait occuper entièrement cette conférence. La question du mal traverse de part
en part l’actualité politique internationale, alors que des violences sont faites à des populations,
à petite et à grande échelle, tant par des groupes armés que par des gouvernements, au nom de
Dieu, de la liberté, de la démocratie, et d’autres motifs encore, que ce soit en Syrie, en Irak, en
Lybie, en Somalie, au Soudan, ou ailleurs. Les analystes de ces conflits n’ont de cesse de démas-
quer les intérêts en jeu derrière des rhétoriques profondément tordues ou mensongères. Nous
assistons présentement, presque en direct, à la migration de populations désespérées, qui ten-
tent d’échapper à l’impasse.

D’autres phénomènes encore jettent de l’ombre sur un 21e siècle censé avoir appris des atroci-
tés du siècle précédent: la traite des femmes, le trafic des organes, une concentration inouïe de
la richesse, une exploitation immodérée des ressources naturelles, la mise en péril de la biodi-
versité, et d’autres phénomènes de genre. La question du mal rejoint celle du non-sens, lors-
qu’un développement effréné mine les assises mêmes de notre monde en créant des déséqui-
libres écologiques à peine imaginables. Au plan culturel, les transformations profondes de notre

1
André LaCocque et Paul Ricœur, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998.
2 er
Daniel Bermond, « Lire. [Entretien avec Paul Ricœur] », L’Express (1 juin 1998),
http://www.lexpress.fr/culture/livre/paul-Ricœur_802213.html.
3
Frédéric Lenoir, 23 juillet 1998, « Il y a de la vérité ailleurs que chez soi »,
http://www.lexpress.fr/informations/il-y-a-de-la-verite-ailleurs-que-chez-
soi_629697.html#29ttiA35rB2Ddg8M.99.
4
Paul Ricœur, « Libérer le fond de bonté », sur le site de Taizé, http://www.taize.fr/fr_article879.html.
5
Ibid.
2

monde érodent les ancrages traditionnels qui permettaient jusqu’à récemment aux peuples et
aux individus de s’orienter. Nous assistons à la globalisation d’un idéal de vie axé sur la con-
sommation, le plaisir et le divertissement6. Le prêtre et psychanalyste Maurice Bellet écrivait en
2002 : « on ne me fera jamais avaler que ce monde d’hyperpuissance technique, où la misère est
effroyable, la drogue conquérante, l’écologie écrasée, la foi délirante, le désespoir épidémique,
n’est pas un monde fondamentalement fou. […] Et ils nous disent qu’il faut plier devant la réali-
té, devant les faits7 !»

Or Ricœur écrit: « la bonté n’est pas seulement la réponse au mal, mais c’est aussi la réponse au
non-sens ». Et il indique que « si la religion, les religions, ont un sens, c’est de libérer le fond de
bonté des hommes, d’aller le chercher là où il est complètement enfoui. » Tant l’importance des
questions en cause que la confession de ce philosophe majeur du 20e siècle, livrée au crépuscule
de sa vie, incitent à méditer cette proposition de Ricœur, en ce début d’année académique.

« Si la religion, les religions, ont un sens… »

L’énoncé formule une possibilité, et non un fait ou une certitude. Il se peut, il arrive que les reli-
gions n’aient pas de sens. Mais lorsqu’elles y accèdent, lorsqu’elles dégagent quelque lumière,
c’est qu’elles affleurent le défi essentiel, celui de « libérer le fond de bonté » en l’être humain.
Ce sens est donc lié à un défi, à une épreuve, à une tâche à accomplir, à des voies à tracer, à des
transformations à opérer. Bref, il s’agit d’un sens pratique, dans la mesure où il concerne la vie
concrète d’hommes et de femmes, ce qu’ils font au quotidien, tant à l’échelle de leur vie indivi-
duelle qu’à celle de leurs relations sociales, en passant par les institutions qu’ils créent et par la
culture qui les informe et qu’ils transforment en retour. C’est là qu’il s’agirait de « libérer le fond
de bonté ». Cette tâche n’appartient pas aux religions comme un bien exclusif, mais c’est plutôt
en cette tâche qu’elles trouveraient sens.

« Libérer le fond de bonté ». L’expression est simple dans sa forme, mais complexe en son fond,
elle a plusieurs plis, qui sont tous importants.

Premier pli: parler d’un « fond de bonté », c’est supposer tout ce qui nous en sépare, à savoir le
phénomène du mal. On peut difficilement soupçonner Ricœur d’angélisme. Il écrit: « Non pas du
tout que je sous-estime ce problème [du mal] qui m’a beaucoup occupé pendant plusieurs dé-
cennies. Mais, j’ai besoin de vérifier ma conviction que aussi radical que soit le mal, il n’est pas
aussi profond que la bonté. »

Deuxième pli: ce fond de bonté doit être « libéré » pour devenir effectif, pour marquer
l’existence, pour transformer les personnes, les institutions et les systèmes. Il ne s’agit pas d’un
fonds de commerce que l’on pourrait simplement exploiter à sa guise. Il y a des verrous à faire
sauter. Et l’on soupçonne que ceci ne peut être qu’un processus long, ardu, qui progresse len-

6
Voir Neil Postman, Se distraire à en mourir, Paris, Nova Éditions, 2010; Collectif Offensive, Divertir pour
dominer. La culture de masse contre les peuples, Paris, Éd. L’échappée, 2010.
7
La longue veille, 1934-2002, Paris, DDB, 2002, p. 24.

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tement, historiquement. Ces verrous sont de divers ordres, ce qui pose le problème des média-
tions concrètes d’une telle libération. Par-delà la conversion individuelle, qui est certes capitale,
il sera question d’éducation, d’amélioration des conditions de vie, de mesures sociales, de va-
leurs communes à développer, et d’autres enjeux encore8. Mais l’enjeu demeure d’une libéra-
tion nécessaire : il y a un salut à opérer. Ricœur est protestant, et la dramatique chrétienne
pointe derrière sa proposition. Mais ceci n’en diminue pas pour autant la portée: si, ultimement,
il y a un espoir pour ce monde et pour ceux et celles qui l’habitent, ce doit être parce que,
comme le dit Ricœur, « aussi radical que soit le mal, il n’est pas aussi profond que la bonté ».

Troisième pli: la bonté se profile comme ce qui peut permettre de dépasser des réalités hu-
maines aussi déterminantes que l’intérêt ou que la soif de pouvoir. Dans la mesure où elle est
expérimentée concrètement, vécue, palpable, la bonté donne l’espoir que l’être humain ne se
réduise pas aux jeux d’intérêt ou de pouvoir qui l’occupent tant, mais qu’il puisse se révéler plus
grand que ceux-ci.

« C’est pour moi un acte de foi fondamental »

« Croire en la possibilité de libérer le fond de bonté en l'homme », nous dit Ricœur, « c’est pour
moi un acte de foi fondamental ». Plus qu’un simple postulat donc, plus qu’une hypothèse, ou
qu’un énoncé démontrable: un acte de foi, c’est-à-dire un engagement de tout l’être, vérifiable
dans des engagements concrets. Cet acte de foi concerne précisément la religion: « ce que je
crois le plus profondément, [c’est que] ce qu’on appelle généralement la “religion” a à faire avec
la bonté. » La religion a ici « à faire », c’est-à-dire qu’elle est aux prises avec le mal et le non-
sens, et qu’elle aspire à libérer la bonté, concrètement, en pratique, j’oserais dire « historique-
ment ».

Ceci opère sur plusieurs registres. Dans son entrevue à Taizé, Ricœur indique comment le pre-
mier mouvement en est un de protestation contre le mal et le non-sens. Mais cette protestation
ne peut être véritablement féconde que si elle s’accompagne d’une attestation portant sur la
bonté en acte. Il dit: « La protestation est dans le négatif encore, on dit non au non. Et là il faut
aller au oui. Il y a donc un mouvement de bascule de la protestation à l’attestation9. » Et ce
mouvement de bascule ouvre vers d’autres registres encore: l’exhortation, l’acclamation, que
l’on expérimente sous des modes particulièrement prégnants dans la liturgie.

Que les religions parviennent rarement ou difficilement à « libérer le fond de bonté en l’être
humain », c’est une question d’appréciation. Mais c’est là, nous suggère Ricœur, qu’elles trou-
vent sens.

8
Voir à ce sujet Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1995.
9
Ricœur, « Libérer le fond de bonté ».

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Étudier la religion

La question précise que je souhaite poser cet après-midi est la suivante: si tel est le sens des
religions, comment cela interpelle-t-il l’étude des religions? Si les religions ont « à faire avec la
bonté », et spécifiquement avec la libération de celle-ci, comment cette tâche nous concerne-t-
elle, nous qui sommes ici pour étudier les religions? En quoi cette tâche peut-elle et doit-elle
influencer notre manière même de nous intéresser au phénomène religieux? Je voudrais suggé-
rer ici que nous sommes effectivement concernés et interpellés par cette tâche, que nous
soyons en théologie ou en sciences des religions, selon des modalités toutefois différentes, et
avec des défis spécifiques à notre discipline.

Depuis plus d’un siècle, tant la théologie que les sciences des religions ont intégré, chacune à sa
manière et à son rythme, le principe de la distance critique inhérente à l’idéal scientifique mo-
derne. La prise de distance s’effectue tant par rapport à ce dont il est question, à savoir ici la
religion en tant que réalité concrète, que par rapport à la tradition qui dicte ce qu’il faudrait en
penser. Cette prise de distance a deux vertus principales. Elle favorise l’impartialité, c’est-à-dire
l’exercice d’un libre jugement qui puisse prendre en compte différents points de vue sur la reli-
gion. Elle rend également possible le développement d’une libre connaissance dégagée des
aprioris que charrie la tradition.

La distance critique a donc le potentiel de libérer la pensée du tout-entendu et du déjà-vu. Mais


la distance critique n’a pas seulement des vertus; elle a aussi un prix. La distanciation qu’elle
opère est une forme d’arrachement à la réalité elle-même, une suspension de la connaissance
familière, sensible, qui est inhérente à l’action. Le débat est très ancien. Qu’est-ce qui conduit à
la véritable connaissance d’une réalité: est-ce le fait d’y participer, ou le fait de l’observer? Qui
comprend le mieux ce qui est en cause, est-ce le joueur ou le spectateur? L’auteur, ou le lec-
teur? L’artiste, ou le critique? Est-ce celui qui est au cœur du réel, qui en porte le poids, les vi-
sées, les contradictions, ou celui qui s’en distancie suffisamment pour se donner, comme on dit,
« une vue d’ensemble »?

On connaît les contentieux qui opposent les uns et les autres, les praticiens et les théoriciens, les
« gens de terrain » et les « intellectuels », les premiers étant enclins à voir les seconds comme
des « pelleteurs de nuages », et les seconds voulant éclairer les premiers en leur inculquant un
« sens critique ». Il y a évidemment de bons arguments pour plaider d’un côté comme de
l’autre, en faveur de la connaissance qui vient de la proximité, de l’expérience pratique, comme
pour la connaissance que permet la distance, la réflexion théorique. L’important est de bien
caractériser le passage qui conduit d’un lieu à l’autre, pour mesurer les gains et les pertes que ce
passage entraîne.

Pour ce faire, je propose de recourir à un schème anthropologique assez simple. Il s’agit de con-
sidérer deux axes qui caractérisent la vie humaine, et quatre activités qui peuvent être placées à
leurs pôles.

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Le premier axe est celui de la corporéité.


La corporéité est notre manière d’être-
au-monde, de lui appartenir, d’en dé-
pendre et d’y faire notre marque. C’est
corporellement que le monde nous af-
fecte, et que nous y agissons en retour.
Les deux activités qui en définissent les
pôles sont ainsi la passion et l’action; à la
suite de Ricœur10, j’emploie ces termes
dans le vieux sens aristotélicien, où la
passion ne désigne pas un état affectif
mais bien le simple fait de subir quelque
chose11. Passion et action s’opposent
donc comme pâtir et agir.

Mais la vie humaine est caractérisée par un second axe, qui est celui du langage. Le langage est
notre manière d’être en société, d’y évoluer, d’entrer en relation avec autrui. Deux activités
majeures se trouvent ici concernées, à savoir la pensée et la parole.

Ces deux axes tracent un seul et même espace intégré de réalité humaine: à peu près tout ce
que nous faisons engage une part de pensée, de parole, d’action et de passion. En fait, chacune
de ces activités est presque impensable sans les autres, elle suppose les autres. Mais le sens
commun perçoit bien la manière dont des expériences concrètes relèvent d’une activité plutôt
que d’une autre: on peut parler sans réfléchir, passer de la parole à l’acte, penser en silence,
être paralysé par l’émotion, etc.

L’intérêt d’un schéma comme celui-ci est de suggérer que les divers modes de vie et occupations
humaines engagent ces quatre activités de différentes manières. Ainsi, la religion est une réalité
complexe qui suppose à la fois des modes de pensée (croyances, doctrines, symboles, etc.), des
pratiques (cultes, dévotions, rites, etc.), des discours (tant oraux qu’écrits, prédications, écri-
tures sacrées, etc.) et des passions de tous ordres (états méditatifs, émotions, extases, etc.).

Un alignement sur l’axe du langage

Ce qui m’intéresse ici, c’est de signaler que l’étude de la religion, que ce soit en théologie ou en
sciences des religions, suppose un alignement très net sur l’axe du langage, c’est-à-dire sur la
pensée et sur la parole. Étudier la religion, c’est penser la religion et en parler. La penser et en

10
Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
11
La passion est « ce qui est subi par quelqu'un ou quelque chose, ce à quoi il est lié ou par quoi il est
asservi, par opposition à l'action » (http://larousse.fr, sept. 2015). On notera que parler ici de la passion
comme d’une « activité » est quelque peu contradictoire, mais je recours à ce terme d’activité faute de
mieux.

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parler en se dégageant, pour ainsi dire, de la corporéité religieuse, c’est-à-dire des états et des
actions qui caractérisent la vie religieuse courante.

On retrouve ici l’idée de la distance, mais envisa-


gée concrètement, en acte, comme un investis-
sement prioritaire sur l’axe du langage, avec un
objectif spécifique, qui n’est pas celui de la virtuo-
sité religieuse, mais bien un objectif de l’ordre de
la connaissance, ce qui fait que la pensée et la
parole religieuses deviennent elles-mêmes objet
d’une réflexion et d’un discours de second degré.

Cet investissement prioritaire sur l’axe du langage


nous place dans un rapport particulier à la réalité
complexe de la religion. Par « déformation professionnelle », pour ainsi dire, elle incite à penser
la religion à partir de ses doctrines et de ses discours, c’est-à-dire sur l’axe du langage lui-même,
en négligeant par le fait même l’univers des expériences et des pratiques religieuses en tant que
tel, qui intègrent l’axe de la corporéité.

Il s’ensuit ainsi l’impression, largement répandue, que nous « intellectualisons » la religion et


que nous sommes malhabiles à en prendre le pouls, c’est-à-dire ce que les personnes éprouvent
et font au plan religieux. Le discours scientifique est couramment accusé d’être non-pertinent,
comme s’il parlait d’autre chose que du réel, ou qu’il en parlait avec un détachement tel qu’il
n’en saisirait pas l’essentiel.

Ce reproche courant est-il si injuste? Le théologien Karl Rahner – que l’on ne peut guère soup-
çonner d’anti-intellectualisme! – écrivait dans son Traité fondamental de la foi : « Nous autres
théologiens sommes précisément toujours en danger de parler du ciel et de la terre, de Dieu et
de l'homme à l'aide d'un arsenal quasi illimité de concepts religieux et théologiques. Nous pou-
vons être parvenus en théologie à une habileté extraordinairement développée en ce qui con-
cerne ce discours, sans peut-être avoir le moins du monde compris, à partir de la profondeur de
notre existence, ce dont nous parlons en vérité12. »

Comprendre ce dont nous parlons

Ces mots de Rahner peuvent nous aider à cerner le problème fondamental: s’agissant de l’étude
de la religion, comment comprendre ce dont nous parlons? Comment comprendre la religion et
en parler « en vérité »? Dans le cadre limité de cet exposé, je m’en tiendrai à deux propositions,
l’une négative et l’autre positive, que je soumets à votre réflexion en ce début d’année.

12
Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, Paris, Le Centurion, 1983, p. 29.

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Une proposition négative

Je formulerai ainsi la proposition négative : comprendre la religion suppose de ne pas se dérober


devant ce qui en constitue le drame essentiel. (À savoir la tâche de « libérer le fond de bonté en
l’être humain ».) Entre autres pièges ici, je pense à deux formes d’esquive qui tentent respecti-
vement les sciences des religions et la théologie.

Pour les sciences des religions, la dérobade peut consister à sacraliser la méthode scientifique
de telle manière que l’observation de la religion crée l’illusion d’une pure objectivité, d’une in-
nocence du sujet chercheur quant à ses préjugés, ses intérêts et ses objectifs. « J’ai suivi la pro-
cédure », comme on dit dans un autre contexte: « J’ai suivi les ordres. » On se fie alors à
l’autorité de la science expérimentale.

C’est là un problème général qui a fait l’objet d’un vaste débat en théorie de la connaissance au
20e siècle, spécifiquement en ce qui concerne l’étude des réalités humaines. Pour ne prendre
qu’un seul témoin, j’évoquerai le souvenir de Michael Polanyi, médecin, chimiste et philosophe
des sciences. Polanyi a fortement mis en lumière le rôle de la subjectivité dans toute entreprise
de connaissance. Il n’y a pas d’avancée de la connaissance sans exercice du jugement, et le ju-
gement met en jeu des traditions de pensée, des pratiques établies, des valeurs et des préjugés,
tout un savoir préalable que Polanyi appelle la « connaissance tacite13 ».

Il ne s’agit pas seulement ici de précautions herméneutiques, à savoir d’être au clair par rapport
à ses propres présupposés, mais bien de consentir au fait que la religion met en cause celui ou
celle qui s’y intéresse, si bien qu’étudier la religion ne peut se faire en vérité qu’en s’exposant à
l’épreuve de la religion elle-même, épreuve qui concerne l’expérience du mal et celle du non-
sens. Dans les termes de Ricœur: elle somme chacun de faire un « acte de foi », de se com-
mettre personnellement face à ce qui est en cause.

En ce qui concerne la théologie, la dérobade type prend une autre forme. Ce n’est pas tant la
méthode scientifique qui donne prétexte à dérobade, mais bien le principe même de révélation,
et l’autorité de la tradition qui s’en nourrit. Le danger ici consiste à confondre le registre de la foi
et celui du savoir, c’est-à-dire de penser que ce en quoi en croit donnerait immédiatement accès
à un savoir sur cela, voire même à un savoir provenant de cela.

Le théologien risque toujours de penser qu’il sait ce qu’il en est de la religion, qu’il le sait
d’avance ou qu’il le sait ultimement, parce que les Écritures, la Tradition ou le Magistère aux-
quels il prête foi lui livreraient le fin mot de l’histoire, à savoir la Parole même de Dieu. Le glis-
sement s’opère de la foi au savoir et au pouvoir: sous prétexte d’obéir à la Parole de Dieu, le
théologien se fait porte-parole de Dieu, lieu-tenant de Dieu, perdant dès lors de vue les média-
tions qui rendent possibles et qui conditionnent l’expérience de la foi dans l’histoire.

13
Michael Polanyi, Science, Faith and Society, Oxford, Oxford University Press, 1946; Personal Knowledge.
Towards a Post-Critical Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1958; The Tacit Dimension, Lon-
don, Routledge, 1966. Pour une vue d’ensemble de la vie et de l’œuvre de Polanyi, voir art. “Michael
Polanyi”, Wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Michael_Polanyi.

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Il y a là dérobade, parce que la « libération du fond de bonté en l’être humain » n’apparaît alors
plus comme un défi historique, comme une interpellation permanente, comme une tâche dont il
faudrait toujours discerner les modalités concrètes, bref, comme quelque chose qui nous met en
cause et nous questionne.

Une proposition positive

Ma première proposition, négative, consiste donc à nous prévenir contre des formes de déro-
bade propres à nos champs d’étude. Ma seconde proposition, positive celle-ci, pourrait être
formulée de la façon suivante: comprendre la religion suppose une réflexion continue (work in
progress) orientée par une conception modeste de la vérité.

Le terme même de « réflexion » dit bien l’idée d’un retour, le fait de se repencher, de réexami-
ner, en syntonie avec l’étymologie même du mot « religion », relegere, « relire14 ». Si la religion
a bel et bien quelque chose à voir avec le mal et le non-sens, elle est dès lors continuellement
aux prises avec la violence, l’absurdité, le mensonge, les fausses apparences, de telle manière
que l’étude de la religion ne saurait se contenter de ce qui se présente à prime abord comme
évident, logique, cohérent. Il faut constamment chercher ce qui se cache et cherche à se dire à
travers les apparences du religieux. Ceci suppose que la vérité que l’on cherche à découvrir ne
se livre jamais immédiatement.

Parler ici de vérité peut surprendre, tant les charges ont été importantes, au 20e siècle spécia-
lement, tant contre les diverses conceptions d’une vérité absolue que contre les impasses d’une
vérité relative, si bien que la tentation est grande de vouloir renoncer entièrement à ce concept.
Mais ceci est tout simplement impossible. Le concept de vérité est inhérent à celui de savoir, et
aucune étude n’est possible qui ne soit guidée, d’une manière ou d’une autre, par une quête de
vérité. Mais ce que j’ai dit précédemment en ce qui a trait aux formes de dérobade permet
d’entrevoir que cette vérité ne se situe pas simplement au terme d’une procédure scientifique
correctement appliquée, ni dans une révélation dont il s’agirait simplement de se faire le porte-
parole, mais qu’elle est de l’ordre d’une quête incessante, et qu’elle comporte une dimension
pratique.

Le philosophe Jean Ladrière a proposé à ce sujet des réflexions éclairantes. Il définit les para-
mètres d’une « “connaissance critique”, c'est-à-dire [une] connaissance consciente du caractère
limité de son point de vue propre et capable de rendre compte à la fois de son aire de perti-
nence et de ses limites15 ». Ladrière écrit à ce sujet dans L’articulation du sens:

[Qu’est-ce] que comprendre ? Il y a une pluralité de discours, de sciences et de mé-


tasciences, et cela indique qu’il y a peut-être une pluralité de modes de compré-
hension. Cependant, à travers tous les discours, […] circule une même idée, à la fois

14
Voir à ce sujet Émile Benveniste, Le Vocabulaires des institutions indo-européennes, t. 2, « Pouvoir,
droit, religion », Paris, Éditions de minuit, 1969, p. 265 s.
15
Bernard Feltz, La science et le vivant. Introduction à la philosophie des sciences de la vie, De Boeck Supé-
rieur, 2002, p. 47.

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unificatrice et révélatrice, qui est l’idée de vérité. […] Mais ses présuppositions ne
peuvent cependant pas être entièrement élucidées car il n’y a pour nous ni vérité
accessible sous forme d’un donné pur, ni vérité toute faite sous forme d’une cons-
truction a priori. La vérité est toujours à faire; elle nous précède et s’annonce en
même temps. Elle nous éclaire mais elle reste énigmatique […]. [Cette] évocation de
la situation problématique et pluraliste de la science […] est indicatrice d’une situa-
tion générale de la raison humaine, qui est elle-même une question ouverte à un
déchiffrement. Nous sommes mesurés à la vérité mais nous ne réussissons pas à
dire ce que compte son exigence. […] La raison porte en elle une norme, un vu im-
prescriptible d’unité et de transparence, mais elle ne semble pouvoir ni se totaliser
ni s’expliciter pleinement.

Elle est assez lucide cependant pour reconnaître en elle cette limitation. La limite ne
nous apparaît que sur le fond de l’illimité. C’est pourquoi nous devons la percevoir
non pas comme un terme qui marquerait la fin d’un parcours, mais bien plutôt
comme la trace d’une finitude qui porte en elle à la fois l’aveu de son impuissance
et l’audace d’une espérance ouverte sur l’infini16.

Il y a donc, suggère Ladrière, une « pluralité de modes de compréhension », qui suppose


l’attachement à la vérité comme à une trace que l’on suit mais également une volonté de ren-
contre et de dialogue, une transgression des frontières disciplinaires. Comme le dit Ricœur dans
son entrevue accordée à Frédéric Lenoir en 1998 : « il y a de la vérité ailleurs que chez soi17 ».

Cette vérité n’est pas une simple affaire de propositions, un « dire-vrai »; elle est également un
« faire-vrai » qui suppose un engagement, une reddition de compte. Les questions que nous
portons sont indissociables d’une quête, voire d’une épreuve que nous partageons avec tous
nos semblables. L’étude de la religion a donc à rendre compte publiquement de ce qu’elle en
comprend, c’est-à-dire des manières dont la religion parvient ou non à « libérer le fond de bonté
en l’être humain », et des conditions qui lui permettraient de progresser dans cette voie. C’est là
une tâche permanente, qu’il est bon, je crois, de rappeler en ce début d’année académique, une
année que je vous souhaite féconde.

Robert MAGER, professeur retraité

Faculté de théologie et de sciences religieuses


Université Laval

Septembre 2015

16
Jean Ladrière, L'Articulation du sens. 2. Les langages de la foi, Paris, Cerf, 1984, p. 49-50. Dans le même
sens, mais dans une perspective de philosophie analytique, Pascal Engel parle d’une « conception minima-
liste de la vérité » (« Herméneutique, langage et vérité », Studia Philosophica, 57 [1998] p. 118-131).
17
Lenoir, « Il y a de la vérité ailleurs que chez soi ».

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