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Introduction

Le thème qui m’a été proposé, « la problématique d’une philosophie négro-


africaine », confirme l’éveil de l’Afrique moderne et du monde noir à la
conscience philosophique. II est même permis de penser que la philosophie,
c’est-à-dire, le débat conceptuel de nos problèmes essentiels, est en passe de
devenir un des modes d’expression majeurs de l’Afrique contemporaine. Une
telle évolution serait l’indice que la sombre époque au cours de laquelle
l’Afrique n’a été qu’un champ d’invasions non seulement militaires mais aussi
idéologiques s’achemine vers son terme et que s’ouvre l’ère où notre conti-
nent participera de nouveau à l’élaboration de la pensée mondiale.

Pour éviter l’écueil ethno-philosophique, il faut expressément souligner ce


truisme : une philosophie négro-africaine est une philosophie; les différentes
philosophies ont beau être particulières et même divergentes, elles sont néan-
moins toutes philosophiques. Cette observation nous place devant un cas
particulier du problème général de l’un et du multiple. Ecarter la difficulté -
car difficulté il y a— du revers de la main sous quelque prétexte que ce soit,
c’est courir le risque de parler pour ne rien dire, à savoir, rien de déterminé,
puisque la pure indétermination, c’est le pur néant. Je ne vois pas comment
éviter ici la logomachie creuse et confuse sinon en recourant à un procédé
classique : indiquer ce qu’est la philosophie en général, ou du moins ce qu’on
entend par-là, montrer ensuite comment les différentes philosophies s’articu-
lent à l’intérieur de la philosophie, avant de porter l’attention sur les
problèmes que pose l’élaboration d’une philosophie négro-africaine moderne
répondant à nos aspirations et à nos besoins actuels.

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I - La philosophie et ses problèmes

Nous tenterons donc au préalable de circonscrire le domaine de la philosophie


en général, simplement pour Indiquer de quoi nous parlons. Faute de quoi
nous risquons de nous engager dans un dialogue de sourds.

1 - La philosophie comme pensée de l’absolu


La philosophie existe. Elle se présente comme un ensemble d’ouvrages dits
philosophiques. La lecture de ces ouvrages impose, nous semble-t-il, l’idée que
la philosophie est le courage de penser l’absolu. L’homme pense, et, de tous
les êtres connus, il est le seul qui pense. La pensée est prise ici dans un sens
restrictif : au sens de peser, de discuter les représentations, les croyances, les
opinions, de les confronter, d’examiner le pour et le contre de chacune, de les
trier, de les critiquer pour ne retenir comme vraies que celles qui résistent à
cette épreuve de critique et de tri. En ce sens restrictif, les représentations, les
convictions, les opinions n’ayant pas subi l’épreuve de la critique ou n’y ayant
pas résisté, ne sont pas des pensées, des idées mais de simples croyances. Dans
la vie courante, tout homme adulte et sain est capable de pensée, tout
homme peut soutenir une discussion sur les représentations, les opinions
concernant les activités pratiques, théoriques ou esthétiques de la vie quoti-
dienne.

Mais quelques domaines de la vie humaine, et justement les plus importants,


entendent se soustraire à tout examen, à toute discussion et à toute critique,
c’est-à-dire, à la pensée.

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C’est généralement le cas de la religion et du pouvoir. Toute société, toute


collectivité organise ses activités et son comportement en vue de certains
objectifs fondamentaux, de certaines valeurs essentielles et conformément à
certaines normes s’imposant au respect de tous. Valeurs et normes suprêmes
tirent leur autorité absolue d’une conception du monde admise par la société
ou d’un récit d’événements primordiaux, cosmiques et épiques, ayant donné
naissance à l’ordre social établi et le fondant. Les héros de ces événements
sont des Dieux, ou en tout cas, des êtres dotés de facultés et de pouvoirs supé-
rieurs à ceux des hommes normaux. C’est la même chose de dire que les
valeurs et les normes reposent alors sur des mythes, sur des récits sacrés ayant
pour héros des êtres plus ou moins surnaturels. L’Enuma Elish, le grand mythe
akkadien de la création, raconte la guerre de Mardouk contre Tiamat. Après
la victoire sur ses ennemis, Mardouk immola Kingou, le chef de l’armée des
Dieux partisans de Tiamat. De son sang, il créa l’humanité et lui impose le
service des Dieux pour en dégager les Dieux inférieurs. Un autre texte akka-
dien énumère les divers travaux, les diverges occupations qui seront le lot de
l’humanité : les grands travaux de construction des canalisations, l’agricul-
ture, l’élevage, l’artisanat, etc. La divinité a fixé la destinée de chacun :
« Spécialiste après spécialiste, manœuvre après manœuvre, comme du grain,
ils pousseront eux-mêmes du sol, fait qui ne changera pas plus désormais que
les étoiles du ciel.

Jour et nuit

Pour accomplir les fêtes des dieux

Ils (les dieux) ont eux-mêmes décidé

Ces grands desseins... »1

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L’homme est un esclave des Dieux et de leurs représentants terrestres, c’est-à-


dire, du pouvoir. Ce qu’il a à faire dans l’existence lui est imposé par les Dieux.
Il n’a pas à refuser ni même à discuter ce que lui ordonne la divinité. Dans la
genèse du yahwiste, nous trouvons la même conception de l’homme. Celui-ci
s’y présente comme le fermier de Dieu : « Yahweh prit donc l’homme et
l’établit au jardin d’Eden pour qu’il le travaillât et le gardât » avec interdic-
tion de manger les fruits de « l’arbre-du-discernement-du-bien-et-du- mal ».
Du point de vue du mythe, vouloir juger par soi- même du bien et du mal,
c’est le mal absolu. C’est pourquoi la genèse yahwiste attribue un tel projet au
Diable en personne.

Or développer la pensée pour être en mesure de discerner le bien et le mal et


assumer la direction de sa vie, tel est précisément le projet de la philosophie.
Et c’est pourquoi il y a entre elle et le mythe une opposition profonde. Cette
opposition est le sujet de l’un des premiers dialogues de Platon, Euthyphron;
Euthyphron était un jeune devin. A la question de Socrate, qu’est-ce que la
piété, qu’est-ce que la religion, il répond : « Ce qui est pieux, je dis que c’est
ce que je suis en train de faire. Qu’il s’agisse de meurtre ou de vol sacrilège ou
d’un acte quelconque du même genre, la piété consiste à poursuivre le
coupable, père, mère ou tout autre, n’importe; ne pas le faire, voilà
l’impiété »1. La preuve, pour Euthyphron, en est que Zeus, le meilleur et le
plus juste des Dieux a enchaîné son père Chronos parce qu’il dévorait injuste-
ment ses propres enfants. Chronos lui-même avait infligé à son père un traite-
ment analogue. Mais Euthyphron ne répond pas à la question de Socrate. La
question de Socrate porte sur la nature propre, l’essence de la piété en
général et non sur ce que quelqu’un, homme ou Dieu, veut, fait, aime ou
approuve. Seule une définition générale de la piété peut servir critère pour
1. La naissance du monde, Seuil, p. 150.
1. PLATON : Euthyphron, société d’édition « Belles Lettres », P. 189.

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déterminer, dans chaque cas, ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas. La menta-
lité mythique érige directement un comportement individuel en norme
universelle de comportement, une opinion individuelle en vérité universelle,
du seul fait qu’il s’agit du comportement, de la volonté ou des déclarations
d’une individualité, homme ou Dieu, posée comme exemplaire. Ce qu’un
esprit mythique prend pour norme de pensée ou de conduite, c’est en fait
l’individu exceptionnel et exemplaire, grand homme, chef, héros ou Dieu.
Dans le domaine de la pensée comme dans celui de la conduite, il se soumet
toujours, par admiration, par amour, ou, le plus souvent, par peur, à une auto-
rité extérieure. Le culte de la personnalité, la soumission aveugle à quelque
grande personnalité constituent les caractéristiques fondamentales de la
mentalité mythique. Tout problème pratique ou théorique portant sur
l’absolu est résolu par référence à ce que veut ou pense un autre, une person-
nalité extraordinaire, réelle ou imaginaire, encore vivante ou ayant vécu « in
illo tempore », dont la volonté constitue la loi et l’opinion la vérité, et dont
les mythes content justement la geste. Ce qui caractérise donc essentiellement
esprit mythique c’est son inaptitude ou son renoncement à penser, à réfléchir
d’une manière personnelle et autonome —je ne dis pas solitaire— pour
« discerner le bien et mal », pour trouver ce qu’il doit admettre comme vrai
ou comme norme de comportement. Il se décharge de cette responsabilité sur
un autre : sur un héros mythique, « grand homme », un chef charismatique,
un Dieu, etc.

Or cette confiance faite aux Dieux n’est guère bien placée, puisque entre les
Dieux, entre les religions, comme entre les hommes existent les mêmes
conflits et les mêmes désaccords sur les mêmes objets. Entre les Dieux, entre
les religions, les conflits et les guerres naissent à propos des mêmes sujets : le
juste et l’injuste, le bien et le mal, la vérité et le mensonge ou l’erreur, en

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termes modernes, à propos des « valeurs ». La solution de nos problèmes ne
se trouve pas au ciel, entre les mains des dieux ou des chefs charismatiques,
des hommes providentiels et autres sauveurs. Attendre d’eux la réponse à nos
interrogations théoriques et à nos hésitations pratiques, c’est fuir le néces-
saire effort de réflexion, de pensée personnelle par la discussion et la
recherche méthodiques. L’opposition entre le mythe et l’idée revient à l’oppo-
sition entre l’opinion reçue de confiance et la pensée active. Le mythe est une
invitation à la divagation émerveillée de l’esprit à travers le temps et l’espace.
La philosophie refuse le vagabondage en pays imaginaires et, aux croyances
du dévot, elle oppose le doute, l’incrédulité. Mais aux yeux du croyant, l’incré-
dulité philosophique est une impiété qu’il stigmatise comme « incroyance »;
le doute serait diabolique, le « mécréant » pactiserait avec le mal. En réalité
en refusant de prêter naïvement foi aux fantasmes mythologiques, la philoso-
phie ne déclare pas la guerre au bien, elle veut seulement penser les
croyances mythologiques, c’est-à-dire les tenir ensemble sous le regard de
l’esprit, les peser et les soupeser pour déterminer leur poids de vérité, elle
refuse de livrer les hommes pieds et poings liés à la tyrannie, ennemie de la
liberté et donc aussi de la pensée.

2 - Dimension pratique de la philosophie.


Si l’on admet que la philosophie est avant tout refus du principe d’autorité
dans quelque domaine que ce soit et exigence de rationalité, on doit convenir
aussi qu’elle repose sur la même base que la science. Entre la philosophie et le
dogmatisme religieux ou le despotisme qu’il sert habituellement, il y a une
franche opposition. Mais entre philosophie et science, il y a simplement une
distinction à faire. La science se caractérise par la spécialisation étroite, le
souci de neutralité éthique et idéologique et l’exigence d’une vérification plus

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