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L’EXPOSITION ÉVÉNEMENT
DE LA GRANDE HALLE DE LA VILLETTE
Ramsès II
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La France des mousquetaires


Athos, Porthos et Aramis, flanqués du mythique d’Artagnan… Louis XIII, Richelieu, Anne d’Autriche ou Mazarin, et
Depuis 1844, c’est sous les couleurs inimitables des Trois dévoilent les secrets de fabrication d’un roman-feuilleton
Mousquetaires que la mémoire collective voit le XVIIe siècle devenu un chef-d’œuvre de la littérature. Côté reportages,
français. A l’occasion de la sortie du film de Martin Bourboulon Le Figaro Histoire vous emmène à Notre-Dame de la Garde,
inspiré de l’œuvre géniale d’Alexandre Dumas, Le Figaro « Bonne Mère » qui veille sur Marseille depuis des siècles, à
Histoire consacre un magnifique dossier de 60 pages à l’occasion de la réouverture de son musée, et sur les traces
la France des mousquetaires. Les meilleurs spécialistes du flamboyant condottiere italien Frédéric de Montefeltre,
expliquent comment l’Etat moderne est né au cours de ces dont l’ombre flotte encore sur son fascinant palais d’Urbino,
quatre décennies marquées par la Fronde et la guerre de classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Le Figaro Histoire
Trente Ans. De l’affaire des ferrets de la reine à l’énigme du mène aussi l’enquête sur la généalogie, une passion bien
Masque de fer, ils démêlent la réalité historique de la fiction française qui se déploie désormais dans toutes les directions,
imaginée par Dumas. Ils racontent la véritable histoire des du déchiffrement des archives anciennes aux troublantes
mousquetaires du roi, brossent le portrait des authentiques promesses des tests ADN. Le Figaro Histoire, 132 pages.

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Le Figaro Histoire,
tout reste à découvrir
ÉDITORIAL
SOMMAIRE

64 Un homme et des dieux Par Pascal Vernus


72 Mille ans de plénitude Par Christian Leblanc
L’OR DES PHARAONS 76 Le roman de la momie Par Christian Leblanc
L’or des pharaons étincelle dans les salles d’exposition 82 Un festin de roi Par Pierre Tallet
de la Grande Halle de La Villette, comme la démesure de leurs 84 Sur des épaules de géants Par Christophe Barbotin
colosses nous impressionne. Plus de trois millénaires 92 Le grand déplacement Par Guillemette Andreu-Lanoë
n’ont pas affecté la beauté immuable des trésors de Ramsès II. 96 La familia grande Par Frédéric Payraudeau
102 Tout ce qui brille Par Albane Piot
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON 104 Monts et merveilles Par Christophe Barbotin
Par Samuel Adrian 112 Le renouvellement du monde Par Albane Piot
24 L’éternité, enfin 116 Mort sur le Nil Par Caroline Lécharny
26 L’enfant roi 120 Essence divine Par Albane Piot
28 L’élu de Rê 122 La ruée vers le Nil Par Vincent Trémolet de Villers
30 Le miracle de Kouban 130 Néfertari, la belle à la vallée dormante
32 Victoire en demi-teinte Par Lorenza D’Alessandro
34 La fraternité belle 136 Les ouvriers de la dernière heure Par Catherine Chadefaud
36 Le grand jubilé 140 Signes des temps Par Claude Obsomer
38 Les mariés de l’an 34 142 Suite impériale Par Guillemette Andreu-Lanoë
40 Dieu est mort
SA MAJESTÉ R AMSÈS EN VISITE À PARIS
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON 152 Tout l’or de l’Egypte Entretien avec Dominique Farout,
44 Guerre et paix Par Pierre Tallet commissaire de l’exposition. Propos recueillis par Isabelle Schmitz
52 La ville fantôme Par Pierre Grandet 158 Les trois musées du Caire Par Antoinette de Philly
56 La mère des batailles Par Claude Obsomer 160 Calame et papyrus
62 Le roi est mort, vive le roi ! Par Catherine Chadefaud 162 Les possibilités du Nil Le Figaro Hors-Série
est imprimé
dans le respect de
En couverture : cercueil de Ramsès II en bois de cèdre (Le Caire, NMEC). © Sandro Vannini, Laboratoriorosso - World Heritage Exhibitions. l’environnement.
FR
En sommaire : le Nil au nord d’Assouan. © MATTES René/hemis.fr. En Têtière : Cartouche de Ramsès II. © Claude Obsomer.

Société du Figaro. Siège social 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris.


Président Charles Edelstenne. Directeur général, directeur de la publication Marc Feuillée.
Directeur des rédactions Alexis Brézet. Directeur général adjoint Jean-Luc Breysse.
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LE FIGARO Hors-Série Hors-Série du Figaro.
Commission paritaire : N° 0426 C 83022. ISSN : 1951 - 5065. ISBN : 978-2-8105-1009-2. Edité par la Société du Figaro.
Rédaction 14, boulevard Haussmann, 75009 Paris. Tél. : 01 57 08 50 00. Vous pouvez joindre le service client au 01 70 37 31 70,
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Imprimé par RotoFrance Impression, 25, rue de la Maison-Rouge, 77185 Lognes. Origine du papier : Finlande. Taux de fibres
recyclées : 0 %. Eutrophisation : Ptot 0,002 kg/tonne de papier. Mars 2023.

REMERCIEMENTS. CE NUMÉRO A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA PRÉCIEUSE COLLABORATION D’AMAL HELAL, DOMINIQUE FAROUT, CHRISTIAN LEBLANC, CLAUDE OBSOMER, GUILLEMETTE ANDREU-LANOË,
LORENZA D’ALESSANDRO, ALEXANDRIA SIVAK, LUCE REBOURS, GUY BESSIÈRES, PHILIPPE GODEFROY, PÉTRONILLE DE LESTRADE, BLANDINE HUK, SECRÉTAIRE DE RÉDACTION, SOPHIE SUBERBÈRE, RÉDACTRICE PHOTO,
SYLVIE MAURICE, RÉDACTRICE GRAPHISTE, SOPHIE TROTIN, FABRICATION, ET KEY GRAPHIC, PHOTOGRAVURE.
© Lea CreSPi/Le Figaro Magazine

ET C’EST AINSI QUE RAMSÈS EST GRAND


Il avait, véritablement, fait flèche de tout bois et l’histoire, avec A l’issue de la Deuxième Période intermédiaire, qui avait vu des enva-
lui, s’était faite propagande selon la vocation qui était déjà depuis hisseurs venus du Proche-Orient, les Hyksôs, s’infiltrer dans le delta du
longtemps la sienne, mais dans des proportions jamais atteintes Nil jusqu’à s’emparer pour un siècle de toute la Basse-Egypte (1650), les
auparavant. Il avait parsemé Haute et Basse-Egypte de ses colosses, souverains du Nouvel Empire, qui étaient parvenus à chasser les étran-
ses monuments, ses inscriptions. Du forage d’un puits au cœur du gers, restaurer l’unité de l’Egypte (1545) et reconquérir la Nubie un
désert, il avait fait un miracle qui avait vu Pharaon faire jaillir l’eau moment perdue, avaient réorienté leur politique étrangère vers le
des entrailles de la terre. Il avait célébré un séisme qui avait jeté au nord et vers l’est : Thoutmôsis Ier (1504-1492) avait étendu son royaume
sol la statue colossale du dieu Ptah comme un heureux présage ; une de Napata, en aval de la quatrième cataracte, jusqu’aux confins de
crue abondante du Nil, comme le signe éclatant de la prédilection l’Euphrate, quand même son autorité ne s’exerçait sans doute, au
des dieux, leur présent solennel à ses fêtes jubilaires. D’une bataille Levant, que par une tutelle assez lâche sur des principautés vassales.
mal engagée qui l’avait vu, à grand-peine, retourner en sa faveur la Thoutmôsis III (1479-1425) avait mené, pour en manifester la consis-
situation, et d’une guerre indécise, où il avait été contraint de battre tance, une succession impressionnante de campagnes militaires.
en retraite sans avoir pris la forteresse qu’il avait prétendu enlever L’initiativeavaitpuprocéderdelavolontédepuissanced’unroyaume
de vive force à son puissant voisin hittite, il avait fait une épopée, un qui avait retrouvé, avec son unité, son énergie prédatrice. Elle répondait
poème dont les images glorieuses seraient indéfiniment reprodui- à une logique : protéger à l’est les mines de cuivre et de turquoise du
tes sur les murs des temples. Telle serait la leçon de Qadesh à Aby- Sinaï, disposer au nord d’un glacis permettant de tenir à distance les
dos, à Karnak, à Louxor ou à Abou Simbel : on y verrait Pharaon tirer grands royaumes d’Anatolie ou de Mésopotamie, et sécuriser l’approvi-
à l’arc depuis son char, écraser de son pied ses adversaires ou saisir sionnement de l’Egypte en étain, nécessaire à la fabrication du bronze.
ses prisonniers par les cheveux tandis que ses soldats coupaient les La révolution religieuse qu’avait entendu mettre en œuvre, au
mains des cadavres de l’ennemi. siècle suivant, Akhénaton (1352-1336), en congédiant les mille et un
Ramsès II est sans doute le pharaon qui a laissé les traces les plus dieux de l’Egypte au profit du seul disque solaire, le dieu unique Aton,
spectaculaires de son gouvernement, tant la vallée du Nil paraît jon- n’avait pas seulement suscité la révolte du clergé d’Amon contre
chée de ses trophées, de ses statues, des récits de ses victoires. Il est l’hérétique. Elle avait fortement ébranlé l’influence égyptienne en
vrai qu’il n’avait pas hésité à s’approprier sans gêne, en y apposant son Syro-Palestine où s’était affirmé, sans que Pharaon réagisse, l’Empire
cartouche, nombre de monuments érigés par ses prédécesseurs. hittite. Celui-ci avait retourné à son profit les principautés clientes de
Cela tient sans doute à la longueur d’un règne de soixante-six ans, l’Egypte, au nord de la Syrie.
qui lui permit comme à nul autre de marquer son siècle de son La crise religieuse avait débouché en outre, à Thèbes, sur une crise
empreinte, à son désir d’inscrire une dynastie encore mal assise dans dynastique. Les faibles héritiers d’Akhénaton, sa fille Mérytaton, son
l’histoire glorieuse de l’Egypte et de faire oublier la modestie de ses fils Toutânkhamon, s’étaient révélés incapables de restaurer le pres-
origines (son grand-père n’était que le vizir d’un pharaon lui-même tige d’une dynastie secouée par les troubles intérieurs, la corruption,
usurpateur de la puissance suprême) en se fondant dans la lignée des le mépris des lois et les défaites militaires. La double couronne de
plus illustres souverains. Haute et Basse-Egypte avait été usurpée par un général énergique,
Cela tient plus encore à ce qui reste le succès le plus éclatant de son Horemheb (1323-1295), avant de passer brièvement entre les mains
règne : d’avoir obtenu à l’Egypte un demi-siècle de paix et de prospé- de l’un de ses vizirs, grand-père de Ramsès II, puis durant quinze
rité au sortir d’une crise qui avait ébranlé les fondements du pouvoir années entre celles de son père, Séthi.
pharaonique et de l’avoir fait rayonner alors de tous les feux de son Sans doute celui-ci avait-il confirmé les espoirs que l’on pouvait
génie, par la splendeur des tombes, des palais et des temples, la mettre dans la nouvelle dynastie en menant efficacement campagne
richesse de son orfèvrerie, le raffinement de ses arts décoratifs, le au Levant, où il avait stoppé la progression des Hittites. N’empêche :
gigantisme de ses constructions, comme si la gloire promise aux mil- Ramsès n’avait hérité en 1279 avant J.-C., à vingt et un ans, que d’un
lions d’années de Pharaon avait, avec lui, commencé ici et maintenant. royaume encore fragile. Il lui avait donné, en plus d’un demi-siècle, un
C’est au Moyen Empire, au terme d’une première « période intermé- éclat tel que la plupart de ses successeurs adopteraient son nom
diaire » marquée par la dislocation et l’anarchie, qu’après avoir réuni- pour légitimer leur pouvoir alors même qu’ils n’auraient (de Ram-
fié l’Egypte (2040 avant J.-C.), les pharaons avaient entrepris de trans- sès III à Ramsès XI) aucun lien de parenté avec lui.
former leur zone traditionnelle d’influence (et de razzia) au sud, en Le renforcement des marches du Nord avait été la première de ses
Nubie, en marche frontière pérenne afin d’y contrôler les gisements préoccupations. Il y avait mené plusieurs campagnes successives. Hors
aurifères qui leur donneraient les moyens de leur politique. la bataille de Qadesh, demi-succès surexploité par la propagande

4 l nhors-série
Editorial par Michel De Jaeghere

royale, ou la victoire, plus nette mais éphémère, de Dapour, celles-ci desonemprisesurlamarcheduSud(lamonumentalitédeceuxd’Abou


n’ont guère laissé de traces triomphales sur les murs de ses temples. On Simbel avait peut-être une vertu dissuasive : elle témoignait d’une puis-
devinequ’ellesnel’avaientpasvuremporterunsuccèsdécisif.Legrand sance dont il serait vain de tenter de secouer le joug). Il avait fait mener
mérite de Ramsès II, ce qui lui vaut sans doute sa place éminente dans des raids armés aux confins de la Libye. Il avait garanti à la fois la péren-
l’histoire, c’est d’avoir su profiter ensuite des difficultés qu’avaient ren- nité de son régime et la fidélité de la population à sa personne. L’inten-
contrées les Hittites (confrontés à leur tour à une crise dynastique en dance avait suivi. La prospérité lui avait été donnée par surcroît. Elle
même temps qu’à l’émergence de l’Assyrie dans le croissant fertile), avait semblé faire renouer l’Egypte avec l’âge d’or. En apposant son
non pas pour s’engager dans l’aventure de conquêtes lointaines et ten- nom sur les statues de ses prédécesseurs, Ramsès II n’avait pas ainsi
ter de s’emparer des terres de son ennemi, mais pour faire avec lui une usurpé illégitimement leur souvenir pour le mettre à son service : son
paix de compromis qui garantisse la concorde dans la région par l’ins- règne peut se lire aussi comme l’aboutissement de l’effort millénaire
tauration d’un concert des puissances. Signée en 1258 avant J.-C., de l’Egypte, l’apogée que ses devanciers avaient poursuivi.
consacrée treize ans plus tard par son propre mariage avec une prin- Sans doute, selon la loi des choses humaines, celui-ci ne serait-il qu’un
cesse hittite, elle avait valu à l’Egypte un demi-siècle de stabilité. Ram- temps d’arrêt, une parenthèse. L’avènement de son fils Mérenptah,
sès II avait pu célébrer sur tous ses monuments son rôle de chef de trop tardif, ne lui permettrait pas de donner toute sa mesure. L’abon-
guerre : c’est bien plutôt en politique qu’il avait manifesté son génie. dance des descendants de Ramsès ne manqua pas de susciter, ensuite,
A la fragilité de la dynastie, il porta d’emblée remède en multipliant à l’occasion des successions, concurrence, contestations et guerres
les épouses, les concubines et, avec elles, les enfants : il en eut plus de civiles. Elle eut le résultat paradoxal que sa propre dynastie ne se main-
cent, créant ainsi une parentèle qu’il fit largement figurer dans la sta- tint que durant vingt-sept ans à la tête du pays.
tuaire des temples et dans laquelle il put recruter généraux, administra- Confronté aux bouleversements qui secoueraient alors toute la
teurs, grands prêtres, assuréd’avoir, parmi eux, un héritierdeson sang. Méditerranée orientale (les raids guerriers des Peuples de la mer,
Aux querelles religieuses, il avait répondu en restant fidèle à la tradi- qui allaient avoir raison de l’Empire hittite et s’empareraient des
tion qui faisait de Pharaon le mandataire de Rê, chargé d’actualiser la possessions égyptiennes du Levant ; la submersion du delta du Nil
mission d’Horus sur la terre en se faisant le garant de la bonne marche par des vagues migratoires de Berbères venus de Libye), le règne
du monde, avant de connaître au royaume des morts le destin d’Osiris, des Ramessides qui se réclameraient de son nom et de son exem-
mais en réaffirmant aussi sa dévotion personnelle à l’égard d’Amon, le ple après lui ne renouerait avec les grandes heures de sa gloire que
dieu même qu’avait entendu détrôner Akhénaton. Dans le récit cano- par de trompeuses apparences. Il n’offrirait au dernier siècle du
nique de la bataille de Qadesh, Ramsès ne s’était pas contenté de se Nouvel Empire que le spectacle d’un royaume assiégé (Ramsès III
présenter en pharaon glorieux, intrépide, bousculant les lignes de ses repoussant en 1176 avant J.-C. les Peuples de la mer, avant de stop-
adversaires. Il avait mis en scène ce moment où tout avait paru près de per trois ans plus tard l’invasion armée des Libyens) que l’effort
basculer, la bataille perdue, lui-même enveloppé dans la houle de ses surhumain consenti pour sa défense laisserait épuisé. Divisée en
ennemis. Il avait alors, dit-il, fait monter vers Amon une humble prière, deux Etats en 1052 avant J.-C., l’Egypte serait au siècle suivant sub-
et Amon avait entendu son appel en faisant souffler le vent de la pani- mergée par la pénétration irrésistible de ceux-là mêmes qu’elle
que sur ses adversaires. Cet accès inhabituel de modestie avait donné à avait arrêté les armes à la main, mais dont elle avait accepté ensuite
l’événement une portée singulière. Ramsès était apparu, avec lui, non l’immigration pacifique et qu’elle avait laissé former, sur ses terres,
plus seulement comme l’intermédiaire, mais comme le protégé per- une caste militaire, un Etat dans l’Etat. En 945 avant J.-C., ses pha-
sonnel du dieu dont le puissant clergé desservait les innombrables raons seraient libyens.
temples. Il en avait lui-même nommé le grand prêtre et il ne manqua Rapportée à la longue histoire de l’Egypte, celle de Ramsès II nous
pas de se faire sculpter au pied du dieu dans ses sanctuaires. montre ainsi qu’il ne revient à aucun homme de changer tout à fait le
Plus que tout autre avant lui, il multiplia les colosses qui le représen- cours des choses, d’échapper à de souterraines évolutions sur les-
taient comme hypostase de la puissance divine dont sa royauté l’avait quelles la volonté n’a pas toujours de prise. Mais elle nous prouve
revêtu. De la Haute à la Basse-Egypte, il fit réaliser en outre des statues aussi qu’il est possible, le temps d’un règne, d’une vie, de les contre-
des dieux qui portaient les attributs d’un pharaon. Sous couvert de les carrer et qu’il peut, quelquefois, appartenir à un souverain de retenir
vénérer – qu’ils soient Rê, Amon, Montou, Ptah ou Horakhty –, c’est en un peuple sur sa pente et de lui donner un temps de prospérité, de
définitive à lui que l’on paraissait dès lors rendre un culte. rayonnement et de paix. Vue de Sirius, l’entreprise peut paraître déri-
Ramsès avait donné au pays des frontières sûres. Il avait fait soire. A vue d’homme, pourtant, une parenthèse, c’est toujours bon
construire en Nubie pas moins de sept temples manifestant la solidité à prendre : encore un instant, monsieur le bourreau. 3

hors-sérien l 5
L’AIMÉ D’AMON Ci-dessus : le cartouche

L’OR
de Ramsès II gravé de son nom de famille :
Ramsès-Meryamon, « Rê l’a enfanté, l’aimé
d’Amon ». A droite : vue de l’exposition
« Ramsès et l’or des pharaons ».

DES PHARAONS
© Mary Jelliffe. All rights reserved 2023/Bridgeman Images. © World Heritage Exhibitions.

Si les colosses de Ramsès II proclament sa gloire, la tombe


du plus célèbre des pharaons fut dépouillée de ses richesses. On peut
pourtant en imaginer les splendeurs à travers celles des pharaons
qui l’ont précédé ou celles des successeurs qui, pendant un siècle,
se sont réclamés de son nom. La magnifique exposition de la Grande
Halle de La Villette dévoile les trésors millénaires sauvés de l’oubli.
SOUVERAIN MODÈLE Page de gauche : Partie
supérieure d’une statue de Ramsès II. Le portrait
d’un souverain doit le magnifier. Il apparaît
ici conforme aux canons de beauté de l’époque :
un visage arrondi, des joues pleines, un menton
proéminent, des yeux allongés en amande, des
sourcils étonnement longs, et une petite bouche

MALHEUR AUX VAINCUS


au sourire énigmatique. Ramsès est coiffé d’une
perruque bouclée et d’un diadème avec le cobra
uræus. Il porte un large collier ousekh. Ci-contre :
Carreau de faïence figurant un captif étranger
(ici un Cananéen, la corde au cou). Il est possible
que ce type de carreaux, découverts dans
les palais ramessides, aient décoré les sols de
sorte que le roi et sa famille puissent fouler
symboliquement les ennemis traditionnels de
l’Egypte. Toutes les œuvres présentées ici
sont conservées au Musée égyptien du Caire.

N OMS À RALLONGE Ci-contre :


Bague avec le nom d’intronisation de Ramsès,
XIXe dynastie. La titulature royale
se compose de cinq noms donnés lors des
cérémonies d’intronisation. Sur cette
délicate bague, les quatrième et cinquième
noms de Ramsès II : Ouser-Maât-Rê-Setep-
en-Rê (« la justice de Rê est puissante, l’élu
de Rê ») et Mery-Amon (« l’aimé d’Amon »).
photos : © World Heritage Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/
Laboratoriorosso. © Araldo De Luca
FOLLE JEUNESSE
Ci-contre : Ostracon représentant
Ramsès IV sur un char, dessin
à l’encre noire, XXe dynastie.
Ramsès IV est monté sur le trône
après l’assassinat de son père
lors de la « conspiration du
harem ». Il était peu orthodoxe
de représenter deux scènes
en une : le roi sur son char sur
le champ de bataille et le roi
frappant ses ennemis.
Il est possible qu’il s’agisse ici
LEUR MEILLEUR PROFIL

de la fantaisie d’un étudiant.


La représentation anatomique
des humains et des animaux
témoigne déjà d’une certaine
maîtrise.

PERSPECTIVE
HIÉRARCHIQUE
Page de gauche : Bloc
de granit avec reliefs peints,
découvert dans le palais
de Mérenptah à Memphis,
XIXe dynastie. Ramsès II
s’apprête à frapper
de sa hache les ennemis
traditionnels de l’Egypte,
un Nubien, un Syrien
et un Libyen. Représentés
excessivement petits,
ils lèvent les mains
en implorant sa clémence.
Ci-contre : Fragment
de relief en calcaire daté
du règne de Ramsès II.
A gauche, Isis se tient
derrière Osiris ; à droite,
le dieu de l’embaumement,
Anubis, à tête de chacal.
photos : © World Heritage Exhibitions.
Photo : Sandro Vannini/
Laboratoriorosso. en bas : © Araldo
De Luca.
S ERPENTS D’OREILLE Ci-dessous, à droite : Boucle d’oreille
en or avec cartouche de Ramsès XI, trouvée sur la momie d’une femme,
qui faisait probablement partie de la famille royale. On compte pas
moins de dix-sept cobras uræus surmontés de disques solaires ou de
couronnes atef sur ce magnifique bijou. Ci-dessous, à gauche : Cercueil
intérieur de cartonnage reconstitué de Shéshonq II, à tête de faucon,
Troisième Période intermédiaire, XXIIe dynastie. On ne connaît
que cinq autres cercueils de ce type, tous datés de la même période.

SPOLIÉE POUR L’ÉTERNITÉ Page de droite :


Couvercle extérieur du cercueil de Nesi-Khonsou,
usurpé à Isetemkheb. Ce cercueil richement décoré
pour accompagner le défunt dans la mort n’était
pas destiné à Nesi-Khonsou, fille du grand prêtre
d’Amon Smendès II, mais à Isetemkheb, fille d’un
autre grand prêtre d’Amon, dont on recouvrit le nom
de peinture jaune pour pouvoir écrire par-dessus.
Une guirlande florale et une fleur de lotus, symbole
de renaissance, ornent le sommet de la perruque.
Motifs floraux et scarabées ailés se côtoient de part
et d’autre des mains : dans la littérature religieuse
égyptienne, le lotus est la fleur du dieu du Soleil, Rê,
et le scarabée poussant le disque solaire évoque
la course du Soleil qui renaît chaque matin.
© World Heritage Exhibitions - Photo : Sandro Vannini/
Laboratoriorosso. © Araldo De Luca. © Sandro Vannini /
Bridgeman Images.
PARURES D’OUTRE-TOMBE
THE MASK
Ci-contre : Masque en or
de Oundebaounded. Composé
de minces tôles d’or et
d’incrustations de verre pour les
yeux et les sourcils, ce masque
funéraire de Oundebaounded,
haut dignitaire de la cour
de Psousennès Ier (XXIe dynastie),
est un excellent exemple
de l’orfèvrerie raffinée de la
Troisième Période intermédiaire.
M I-VAUTOUR, MI-COBRA Amulette-
collier de Psousennès Ier, XXIe dynastie. Cet
animal hybride naît de la fusion de Nejbet,
déesse vautour de la Haute-Egypte, et
d’Ouadjet, déesse cobra de la Basse-Egypte.

L’AMIE
FÉLINE
LIONNE PROTECTRICE
Ci-contre : Amulette d’une déesse-
lion, en or et cristal de roche.
Plusieurs déesses dont Bastet et
Sekhmet prenaient la forme d’une
lionne. Représentée ensuite sous
l’apparence d’un chat, Bastet était
la déesse du foyer et de la fertilité.
Associée à la musique et au plaisir,
elle était réputée protéger les
femmes et les enfants des maladies
et des mauvais esprits. Elle est assise
sur un trône dont la base est entourée
d’une bande d’or tressé. Sa tête est
surmontée d’un disque solaire avec
un cobra dressé. Le centre du culte
de Bastet se trouvait dans la ville
de Bubastis, qui prit une grande
importance durant la XXIIe dynastie.
photos : © World Heritage Exhibitions.
Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso.
CONJURER
LE MAUVAIS ŒIL

D AME DE PIQUE Ci-contre : retrouvée


dans le cercueil de la princesse Ita, fille
d’Amenemhat II (XIIe dynastie), cette dague
était probablement destinée à des fins
cérémonielles ou pour offrir à la princesse une
protection magique. Page de droite : Masque
en bois plaqué d’or provenant du cercueil
d’Amenemope, XXIe dynastie. Le cobra uræus
dressé qui orne la coiffe du pharaon
pouvait cracher du feu sur ses ennemis.
© Araldo De Luca. photos : © World Heritage Exhibitions.
Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso.

L’ŒIL GUÉRISSEUR Ci-dessus : Bracelets de Shéshonq II


décorés d’un œil oudjat, XXIIe dynastie, or, incrustations
de lapis-lazuli, cornaline et faïence. L’œil oudjat gauche
est l’œil qu’Horus perdit lors de son combat avec son oncle
Seth et qui fut ensuite guéri par Thot. Symbole de
plénitude et de guérison, il garantit au défunt l’intégrité
de son corps. L’oudjat droit apporte la protection de Rê.
MIROIR MAGIQUE
Ci-contre : Miroir de la princesse
Sat-Hathor-Iounet, qui fut
peut-être la fille de Sésostris II
(XIIe dynastie). La surface
réfléchissante en argent est
attachée à un manche en
obsidienne, les yeux sont sertis
de lapis-lazuli. De quelque
côté que l’on tourne ce miroir,
Hathor aux oreilles de vache,
nous observe de son regard
amusé. Cette déesse confère
à l’utilisatrice du miroir beauté
et bonheur. Ces dons furent
probablement accordés à la
princesse Sath-Hathor-Iounet,
que l’on connaît exclusivement
grâce à son impressionnante
collection de parures.
© World Heritage Exhibitions.
Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso.
Photos : © Araldo De Luca.
LA BEAUTÉ VACHE

SÉDUISANT SERPENT Ci-contre : Uræus


de Sésostris II, XIIe dynastie. Il s’agissait d’une
amulette de protection. Le corps du serpent
est constitué d’une épaisse feuille d’or ; sa gorge
est incrustée de lapis-lazuli, d’amazonite et
de cornaline, et ses yeux de grenats. Ci-dessus :
Pendentif-pectoral de Sat-Hathor-Iounet, à motifs
de faucons, cobras et scarabée, turquoise, lapis-
lazuli et cornaline. Ces bijoux furent trouvés
dans sa tombe à El-Lahoun (XIIe dynastie).
CEINTURE FÉLINE
Ci-dessus : Ceinture de Méréret.
Ces dix-huit têtes de léopard
ceignaient probablement la taille
de la princesse Méréret, fille de
Sésostris III (XIIe dynastie). Entre
les perles d’or, de l’améthyste,
extraite dans le désert oriental
près d’Assouan. Cette pierre
était liée aux mythes de la déesse
protectrice Bastet, fille du dieu
du Soleil. Ci-dessous : Collier
« large » de Néférou-Ptah. Collier
ousekh (collier large de l’Egypte
pharaonique) à perles de
cornaline, d’amazonite et d’or,
avec terminaisons en or en forme
de tête de faucon. A l’arrière,
le contrepoids est une version
réduite de la tête de faucon.
© Araldo De Luca. photos : © World Heritage
Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/
Laboratoriorosso.
PORTE-DOCUMENTS
Ci-contre : Partie supérieure
d’un colosse de Ramsès II
découvert à Ashmunein,
XIXe dynastie. Dans ses deux
poings serrés, Ramsès II
tient fermement des mekes,

LES CHOSES EN GRAND


étuis cylindriques pouvant
contenir des rouleaux de
papyrus. Le mekes apparaît
pour la première fois dans les
Textes des pyramides (vers
2400 avant J.-C.). Il devient
un attribut traditionnel royal
sous Ramsès II, et est censé
contenir un décret divin qui fait
du pharaon l’héritier de Geb,
le dieu de la Terre. Pharaon
peut aussi recevoir cet héritage
du dieu Amon : « Je place mon
temple sous ta responsabilité,
ô mon père vénérable. J’ai
dressé un état écrit de ses biens,
que tu puisses avoir en main
(…). Car j’administre pour toi les
Deux Terres, conformément
à l’héritage que tu m’as imparti
à ma naissance. » (Paroles
de Ramsès III à Amon-Rê, dans
le temple de Médinet Habou).
L’AIMÉ D’AMON Ci-dessus : le cartouche
de Ramsès II gravé de son nom de famille :
Ramsès-Meryamon, « Rê l’a enfanté, l’aimé
d’Amon ». A droite : vue de l’exposition
« Ramsès et l’or des pharaons ».

9 JOURNÉES
DE LA VIE DE PHARAON
PAR SAMUEL ADRIAN
© Mary Jelliffe. All rights reserved 2023/Bridgeman Images. © World Heritage Exhibitions.

Un siècle avant lui, Akhénaton avait déstabilisé le monde


égyptien. Fils d’une lignée de militaires, Ramsès II sut, mieux
que tout autre, faire de son histoire une légende. Il comprit
que, pour durer, il fallait vaincre, pacifier, bâtir, mais aussi
relater et amplifier. Sa vie devint un mythe, écrit sur les murs
des temples et les colosses dont il parsema l’Egypte.
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

Vers 1295 avant J.-C.


L’ÉTERNITÉ, ENFIN
Le petit Ramsès a cinq ans lorsque son grand-père accède au trône.
La nouvelle dynastie entend restaurer l’ordre et la justice en Egypte.

O
n avait cru au lent déclin d’un monde, quand c’était celui Car ce n’est pas la rupture que promeut la nouvelle dynastie,
d’une dynastie. Négligeant de maintenir les posses- mais la continuité. La titulature du premier des Ramsès en
sions asiatiques du royaume, Akhénaton avait fragilisé témoigne. Parmi les cinq noms canoniques que Ramsès Ier se
l’empire. Son culte solaire, imposé à l’exclusion des dieux tradi- choisit en montant sur le trône, deux évoquent le roi Ahmôsis,
tionnels, avait révolté les grands prêtres de Thèbes. Toutânkha- qui avait inauguré le Nouvel Empire en chassant les Hyksôs –
mon, son successeur, avait régné sans gloire. Il laissait à sa mort ces souverains sémites que la propagande impériale présentait
une Egypte menacée à l’extérieur par les ambitions du Hatti, le comme des usurpateurs. L’ambition est claire : restaurer l’ordre
royaume des Hittites en Anatolie centrale, et de l’intérieur par et la justice au pays de Rê.
les prévarications des fonctionnaires royaux et l’hostilité tenace Le futur Ramsès II grandit dans un climat d’enthousiasme et
du puissant clergé d’Amon. L’âge d’or de la XVIIIe dynastie, sous de confiance, en pleine Renaissance (ouhem mésout). Le mot ici
Amenhotep III, paraissait loin. Sans doute parlait-on de déca- n’est pas un anachronisme. Il revient à plusieurs reprises dans
dence. Les temps réclamaient une âme énergique, un homme l’histoire pour souligner le désir de restaurer l’équilibre du
fort, plus soucieux de politique que de mystique, capable enfin pays après une période d’instabilité politique ou religieuse.
de réformer l’empire. Ce fut Horemheb, général en chef des D’ailleurs, un phénomène exceptionnel avait eu lieu au début
armées de Toutânkhamon ; un homme rusé, ambitieux, qui sut du règne d’Horemheb, qui justifiait toutes les espérances : le
mettre bon ordre dans l’administration, mais il n’a pas eu de calendrier civil s’était aligné sur le calendrier solaire. Une année
descendance. A sa mort, en 1295 avant J.-C., un petit rouquin de administrative comptait trois cent soixante-cinq jours, quand
cinq ans est là qui assiste aux funérailles. Il porte le nom de son l’année solaire en compte trois cent soixante-cinq un quart. Le
grand-père, vizir promu héritier du royaume par Horemheb. Ce calendrier retardait donc de six heures, et « perdait » une journée
grand-père s’appelle Ramessou, premier du nom. Quant à ce tous les quatre ans. Il fallait attendre mille quatre cent soixante
petit-fils, on l’appellera plus tard Ramsès le Grand. Une desti- ans pour que les deux cycles coïncident. Ce moment d’équilibre
née vient de naître en même temps qu’une dynastie. où le temps des hommes était en phase avec le cosmos était
D’où viennent ces Ramsès ? Sont-ils de noble extraction pour accueilli comme un renouveau. Nul doute que l’ouverture d’un
prétendre à la double couronne ? Nullement. On sait que le nouveau cycle fût perçue comme un présage : la XIXe dynastie
premier des Ramessides était le fils d’un certain Séthi, origi- avait la faveur des dieux. Séthi Ier, père du jeune Ramsès, sut
naire des marches orientales de l’empire, chef des archers du jouer de cet élan. C’était le « début de l’éternité ». Avec les Rames-
roi. Un militaire, donc, père, grand-père, arrière-grand-père sides, une ère nouvelle commençait. S. A.
de militaires, car Ramsès Ier, Séthi Ier et Ramsès II, qui dirige-
© akg-images/CDA/Guillot. © NPL-DeA Picture Library/Bridgeman Images.

ront successivement l’Egypte, seront tous des rois guerriers. La


valeur seule a distingué ce simple commandant des troupes, DYNASTIE
Pa-Ramessou, futur Ramsès Ier, dont l’article Pa, qu’il fit sauter Ci-contre : Le Vizir
par la suite, accusait la modeste origine. Paramessou, futur
Ainsi l’enfance du deuxième des Ramsès baigne-t-elle dans le Ramsès Ier, en scribe,
récit des conquêtes et des campagnes. On lui parle des dix-sept XVIIIe dynastie (Le
expéditions de Thoutmôsis en Asie, période héroïque et pas si Caire, Musée égyptien).
lointaine où l’empire s’était aventuré au-delà de l’Oronte. Il sait Déjà âgé lorsqu’il
déjà que l’Amurru, la Phénicie, la Galilée, toujours disputés, succède à Horemheb, il
donnent les clés de la puissance en Asie. La famille est établie à régnera moins de deux
Memphis, à la jonction de la Haute et de la Basse-Egypte. Cette ans. Page de droite :
capitale royale est aussi une ville de garnison. Le petit-fils de Ramsès Ier entre Horus
Pharaon est entouré de militaires. Il en assimile la discipline et et Anubis, peinture
prend goût à la gloire. Il voit son père, le prince Séthi, partir murale de la chambre
mater le peuple rebelle des Fenkhou et revenir triomphant. Il n’a funéraire de la tombe
pas dix ans et brûle de montrer sa valeur. Le temps est à la recon- de Ramsès Ier dans la
quête. On veut renouer avec le passé le plus glorieux de l’Egypte. Vallée des Rois (KV 16).

24 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

Vers 1293 avant J.-C.


L’ENFANT ROI
Séthi Ier revient triomphalement de sa première campagne militaire.
Devant la précocité de son fils, il l’associe à son pouvoir.

J
our de fête à Tjarou. Ce poste frontière situé au nord du Ramsès Ier ; à Avaris, où il établit un nouveau palais ; à Héliopo-
Sinaï est le point de départ et d’arrivée de toute expédition lis, où il érige ses obélisques ; enfin dans la Vallée des Rois, où il
vers l’Orient. On annonce le retour triomphal de Séthi Ier, fait creuser et décorer son tombeau. Sur le terrain, Ramsès se
parti dès sa première année de règne, en 1294 avant J.-C. Quel frotte au commandement. Il est à Assouan dans les carrières de
était le but de la campagne ? Maintenir l’ordre en Canaan, où granite rose, en l’an 9 du règne, pour ordonner l’extraction des
une tribu turbulente, les Chasou, se rebellait contre le protec- futurs obélisques. Il supervise l’acheminement des colosses, de
torat égyptien ; libérer la Phénicie de la tutelle des Hittites, qui la carrière au Nil et du Nil aux chantiers. A Thèbes, il inspecte
depuis l’Anatolie prétendaient étendre leur influence vers le le travail des carriers, tailleurs, sculpteurs, dessinateurs, enlu-
sud. Pharaon passe la frontière sous les hourras de la déléga- mineurs, architectes, qui participent à l’embellissement du
tion venue à sa rencontre, gagne Memphis, où l’attendent la royaume. Il voit concrètement ce que signifie une politique
famille royale et le peuple en liesse. Son retour correspond de de grands travaux : d’abord le coût, la nécessité d’abondantes
peu au premier anniversaire de son accession au trône. Tout ressources en or et en main-d’œuvre, l’approvisionnement en
concorde pour asseoir son prestige. A la vue de l’« armée des eau, en vivres, en pierres, l’attention au moral des ouvriers, le
victoires », du butin, des prisonniers, il semble à Ramsès que contrôle des innombrables rouages qui permettent la fluidité
son père renoue avec les plus belles heures du royaume. Le du transport et la régularité de la construction.
temps revient, celui de Thoutmôsis le conquérant, qui fit la Les chantiers de Séthi inspirent chez le prince héritier le désir
gloire de la XVIIIe dynastie. Ramsès admire ce père fier et ambi- d’imprimer à son tour sa marque. Rien n’illustre mieux cette
tieux qui lui ouvre la voie de la grandeur. volonté de « reprendre le flambeau » que les reliefs du temple
Séthi I er , en retour, dut être bien conscient de la précocité de Beit el-Wali, au sud d’Assouan, où Ramsès se fera représen-
exceptionnelle de son fils, puisqu’il semble qu’il l’ait associé ter plus tard en pharaon victorieux des batailles remportées
très tôt au pouvoir suprême. L’inscription dédicatoire que non par lui, mais par son père. On le verra combattant des
Ramsès fera graver au début de son règne sur le temple de son Nubiens, suivi de près par ses fils. Vaincre, mais aussi pacifier,
père à Abydos relate un événement capital, survenu peut-être bâtir : voilà les trois leçons du roi Séthi à son fils. S. A.
en l’an 8 du règne de Séthi, que certains égyptologues inter-
prètent comme l’indice d’une corégence entre le père et le fils :
« Le Tout-Puissant lui-même me fit grand, lorsque j’étais enfant L’HÉRITIER
jusqu’à ce que je règne. Il me fit don du pays lorsque j’étais encore Ci-contre : Stèle
dans l’œuf. Les grands se prosternèrent devant moi lorsque je fus figurant Ramsès II
installé, en tant que fils aîné, prince héréditaire sur le trône de enfant, XIXe dynastie
Geb. » Ramsès ne se prend pas pour rien, comme tous les (Paris, musée du
enfants rois. Séthi le fait couronner devant les hauts fonction- Louvre). Gravé devant
naires et les prêtres réunis dans la cour du palais de Memphis. le garçon, son nom de
© PHOTO JOSSE/LA COLLECTION. © MATTES René/hemis.fr

« “Laissez-le organiser ce pays ! Laissez-le administrer ! Lais- couronnement laisse


sez-le se montrer au peuple !” Ainsi parla-t-il, parce que l’amour entendre qu’il régnait
que je lui inspirais était dans ses entrailles. » déjà alors, ce qui
Ainsi, dès avant son couronnement, qui ne surviendra qu’aux viendrait corroborer
funérailles de Séthi, Ramsès est investi de l’autorité royale. On ses déclarations, selon
lui obéira comme au souverain même. Le roi et la reine Mout- lesquelles son père
touya lui choisissent ses premières grandes épouses, Néfertari l’aurait associé au
et Isis-Néféret, qui resteront jusqu’à leur mort ses favorites et pouvoir dès l’enfance.
lui donneront très tôt ses premiers enfants. Page de droite : Séthi Ier
Ces années d’apprentissages voient Ramsès diriger les tra- sur les genoux d’Isis,
vaux ordonnés par son père. Du Delta à la Nubie, Séthi a des pro- détail d’un bas-relief
jets grandioses : à Abydos, où il fait construire son temple funé- du temple de Séthi Ier
raire ; à Karnak, où il érige la salle hypostyle planifiée sous à Abydos.

26 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1279 avant J.-C.


L’ÉLU DE RÊ
Ramsès a vingt et un ans lorsque meurt son père. Il devient
roi des Deux Terres, nouveau chef suprême de l’Egypte régénérée.

L
e roi est mort… Vive le roi ? Le temps n’est pas encore aux mort récente du grand prêtre d’Amon conduit Ramsès à diriger
réjouissances du couronnement. Soixante-dix jours sont lui-même le rituel. En une longue procession, les statues des
nécessaires à l’embaumement du corps de Séthi Ier avant les dieux thébains, Amon, Mout et Khonsou, sont apportées de Kar-
funérailles dans la Vallée des Rois. Entre la mort de Pharaon et nak à Louxor, trois kilomètres plus au sud, où sera rejouée leur
l’intronisation de son successeur, la Cour porte le deuil. C’est union. Dans la nuit du sanctuaire, les dieux se reproduisent. Le
l’an 15 du règne, soit 1279 avant J.-C. Le troisième mois de la sai- devoir conjugal accompli, ils remontent à Karnak sous les hour-
son sèche touche à sa fin. En un sens, cette mort « tombe bien », ras. Le peuple se presse sur les berges du Nil pour apercevoir le
car la cérémonie d’investiture aura lieu au moment de la crue du défilé des barques sacrées. Ce jour-là, tout un royaume fête sa
Nil, qui marque le début de la nouvelle année. De mi-juillet à sep- renaissance, car c’est indistinctement la force vitale de Pharaon,
tembre, les eaux, chargées du limon des monts abyssiniens, cou- du dieu Soleil et de la nature qu’on régénère lors de l’Opet.
vraient les champs et fécondaient la terre. On accueillait l’inon- Avant de rejoindre son palais de Memphis, Ramsès doit pren-
dation comme le miracle auquel l’Egypte devait son existence. dre une décision épineuse. Il s’agit de nommer le successeur du
Ramsès a vingt et un ans. Il porte la barbe en signe d’affliction. grand prêtre d’Amon. Dans un pays où la distinction entre le tem-
Tout porte à croire qu’il aimait et admirait profondément son porel et le spirituel n’a pas lieu d’être, le clergé amonien a tou-
père.Lapeinedel’avoirperdusemêleenluiaudésirdelesurpas- jours été une force politique redoutable. Depuis l’hérésie du roi
ser. Une dizaine d’années de commandement l’ont préparé à Akhénaton, il se tient sur ses gardes, surveillant l’orthodoxie du
l’exercice du pouvoir suprême. Il est prêt. Quelques reliefs, à Kar- nouveau roi. Ramsès doit à la fois rassurer cette puissante classe
nak, à Gournah, à Abydos, nous restituent dans ses grandes sacerdotale, et garder contrôle sur elle. Un oracle bien inspiré
lignes le rituel du couronnement, riche d’une foisonnante com- désignera Nebouenenef, bon prêtre et fin diplomate.
plexité symbolique. D’abord purifié puis oint d’huiles saintes, le Le jeune Ramsès laisse déjà son empreinte. Il veut être, dès le
roi est introduit dans le sanctuaire du temple d’Amon, à Karnak. premier mois de son règne, le roi aux œuvres impérissables. Il
On lui remet en main les deux signes solaires : le ankh et le was, ordonne la construction d’un vaste pylône à Louxor. Pas moins
respectivement la vie et le pouvoir. La présence de Pharaon est de vingt statues de lui-même orneront bientôt la nouvelle avant-
assimilée à celle du dieu Soleil. Il assure avec Amon l’ordre et la cour du temple, et six colosses flanqueront le pylône. Culte de la
cohésion du monde. Si son corps est voué à la mort, sa fonction personnalité ? Certes, à condition de préciser que c’est toujours
royale est éternelle et divine. Pharaon est ainsi investi d’une dou- dieu, et non l’homme, qu’on adore en Pharaon. Mais Ramsès
ble nature ; il est à la fois homme et dieu. Vient ensuite le couron- sait jouer de cette ambiguïté. S. A.
nement proprement dit : assis sur son trône, Ramsès est coiffé de
la double couronne, composée d’un mortier rouge et d’une mitre
blanche, dont l’union symbolise le mariage de la Haute et de la
Basse-Egypte. Ce sont les dieux mêmes qui sont les acteurs du
© Davies MARCUS-SIME/ONLYWORLD.NET. © Araldo De Luca.

sacre. Prêtres et camériers ne font que figurer leur présence.


Le temps est venu pour Ramsès, transfiguré par le rite, devenu
« image de Rê », d’établir sa titulature, dont les noms seront gra-
vés sur le fruit d’un perséa, l’arbre ished auquel pendent pour
l’éternité, comme des guirlandes, les cartouches des pharaons.
Il est « taureau puissant aimé de Maât » (la justice, l’ordre divin de
l’Univers) ; « celui qui protège l’Egypte et soumet les étrangers ».
Il est « riche en années et grand de victoires ». Son quatrième
nom sera Ousermaâtrê, « puissant est l’ordre juste de Rê », auquel
il ajoutera bientôt : Setepenrê, « choisi par le Soleil ». BÂTISSEUR Page de droite : scène du couronnement
L’une des plus grandes panégyries du calendrier égyptien, de Ramsès II encadré par Seth et Horus, bas-relief du petit
immédiatement après le couronnement, requiert la présence de temple d’Abou Simbel. Ci-dessus : le pylône ajouté
Pharaon. C’est la fête d’Opet, durant l’inondation qui, avant la par Ramsès II au temple de Louxor. Sur le parvis, le roi fit
décrue annuelle du Nil, célèbre la fécondité du dieu Soleil. La aussi ériger six colosses à son nom et deux obélisques.

28 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1276 avant J.-C.


LE MIRACLE DE KOUBAN
Partout dans le royaume, Ramsès fait merveille. Mais il doit aussi conforter
son influence au Proche-Orient face aux prétentions du Hittite Muwatalli.

T
« u es comme Rê dans tout ce que tu fais. Si tu désires une des Hittites. Autant d’indices d’une concurrence sérieuse au
chose au cours de la nuit, le matin est vite apparu. Nous Proche-Orient, qui exigent une réponse à la hauteur.
avons été informés d’une multitude de merveilles, depuis En l’an 4 du règne, Ramsès engage un corps expéditionnaire
que tu as été couronné en tant que roi des Deux Terres. » Ainsi dans le « chemin d’Horus », la piste militaire que son père avait
s’expriment les princes de la Cour dans une stèle retrouvée à jalonnée de citadelles, de Tjarou à Gaza. Il revient deux mois
Kouban, qui relate le forage d’un puits dans le désert de Basse- plus tard, après avoir consolidé sa suzeraineté sur l’Amurru.
Nubie. Quand il s’agit de trouver de l’or, les courtisans pous- Cette expédition rapide est le prélude à la grande campagne
sent assez loin la déférence. Car la région est riche en gise- que Ramsès médite avec ses généraux depuis qu’il a appris
ments, mais le manque d’eau empêche toute exploitation. que son rival Muwatalli, roi du Hatti, réunissait une vaste coali-
Séthi Ier, déjà, s’y était cassé les dents. Pas d’or sans eau. Et dans tion contre lui. On parle d’une armée massive, assez hétéroclite
un désert, pas d’eau sans miracle. En réussissant là où son père il est vrai, car composée d’une multitude de peuplades vassa-
avait échoué, Ramsès fait d’une pierre deux coups : il agrandit les, alliées, ou simplement appâtées par le gain.
la fortune de la Couronne et se présente comme l’homme pro- Le Proche-Orient se présente à cette époque comme une
videntiel. Il ajoute un chapitre au grand récit des pharaons. mosaïque de cités-Etats soumises à l’influence du Hatti au
Ainsi se poursuit la supplique des courtisans : « Si tu dis à l’eau : nord, de l’Egypte au sud. A la croisée de l’Anatolie, de l’Afrique
“Sors de la montagne !”, le flot arrivera rapidement après tes et de la Mésopotamie, aux confluents des routes caravanières
paroles, car tu es Rê incarné. » Aussitôt dit, aussitôt fait. et des voies maritimes, cette zone est l’objet de toutes les
En 1276 avant J.-C., troisième année du règne, il est heureux convoitises. Qui la détient possède richesse et puissance en
que les éléments obéissent à Pharaon. Car les mines du wadi el- Asie. Aussi a-t-elle été déjà le théâtre de nombreux affronte-
Hammamat, à l’est de Thèbes, ne suffisent plus aux dépenses ments sous la XVIIIe dynastie. Au cœur de cette région, entre les
du royaume. Partout, on construit ou on rénove – Ramsès a mis marches de l’Euphrate et la Méditerranée, la vallée de l’Oronte
en place un service de restauration des sépultures royales à cristallise les ambitions impériales. C’est à Qadesh qu’aura lieu
Abydos. Ce ne sont pas seulement les chantiers qui exigent de si l’inéluctable conflit. S. A.
abondantes ressources. Le royaume du Hatti préoccupe le sou-
verain. Une guerre, sourdement, se prépare. Aux trois divisions
déjà existantes, Ramsès en ajoute une quatrième, la division DE L’EAU POUR DE L’OR
de Seth. Cela fait en tout plus de vingt mille hommes, infanterie Ci-contre : Stèle royale
et charrerie confondues. Parmi eux, beaucoup d’étrangers, de Ramsès II, dite Stèle
© Ville de Grenoble/Musée de Grenoble-J.L. Lacroix. © Araldo De Luca.

archers nubiens ou Shardanes, ces pirates vaincus par Ramsès, de Kouban, XIIIe-XIIe siècle
qui maintenant servent dans les rangs des Egyptiens. Or la avant J.-C. (musée
loyauté d’un mercenaire est des plus variables. On l’achète plus de Grenoble). Au sommet,
sûrement par une bonne solde que par de beaux discours. Ramsès II est figuré
Pi-Ramsès, nouvelle capitale, est en pleine construction à faisant une offrande au
l’est du Delta. Pourquoi ce déplacement de la Cour vers le dieu Min et une fumigation
nord ? Sans doute le roi Soleil veut-il bâtir sa cité, et la bâtir non à Horus. Dessous, le texte
loin de la frontière d’où partent les expéditions. La ville de bas- commémore le forage
sins et de canaux, sise au bord de « l’eau de Rê », un bras du Nil, d’un puits, réalisé en l’an 3,
est aussitôt célèbre pour ses jardins. Elle l’est aussi pour ses pour alimenter en eau
casernes. Depuis son retour des festivités de Thèbes, en l’an 1 la route désertique menant
du règne, Ramsès a les yeux tournés vers l’Orient, où Thoutmô- aux mines d’or du wadi
sis, avant lui, avait forgé sa légende. Qadesh, gagnée par son al-Allaqi. Page de droite :
père Séthi, a été reprise par le Hittite. Il faut réparer cela. Il y a Ramsès II figuré en Osiris
enfin l’Amurru, situé au nord de l’actuel Liban, région tampon dans la première salle
entre l’ennemi hittite et la Phénicie, sous contrôle égyptien. hypostyle du grand temple
Son roi, Benteshina, est lui aussi menacé par l’expansionnisme d’Abou Simbel.

30 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1274 avant J.-C.


VICTOIRE EN DEMI-TEINTE
A Qadesh, l’armée de Pharaon s’impose finalement. Avec le secours
d’Amon, Ramsès a remporté la bataille, mais il n’a pas gagné la guerre.

V
oilà un mois que l’armée de Ramsès a quitté la frontière. donneront pour les millénaires une idée magnifiée. Pharaon
Guidés par leur roi, plus de vingt mille soldats ont tra- décoche ses traits sur le gibier humain. On le fuit comme « Baal
versé Canaan vers la citadelle de Qadesh, dans le sud de en personne », on se noie dans l’Oronte. Le lendemain, Muwatalli
l’actuelle Syrie. Le déroulement de la bataille nous est connu par propose l’arrêt des hostilités. C’est une aubaine pour Ramsès,
le Poème dit « de Pentaour », grand récit de la geste ramesside qui peut ainsi mettre fin à un conflit périlleux sans perdre la face.
gravé à fin de propagande sur les temples de Louxor et de Kar- Le Poème nous le montre désireux de prolonger les combats,
nak : « Tous les pays tremblent à son approche ; les princes lui offrent mais se rangeant finalement à l’avis plus raisonnable de ses offi-
leurs tributs, les rebelles viennent, courbés, à cause de la crainte que ciers – car « la paix est meilleure que la guerre ». Du seul point de
sa gloire inspire. » Armée formidable, mais l’ennemi est de taille : vue de la propagande, il avait tout intérêt à faire porter la respon-
« Ils recouvraient les collines et les vallées ; ils ressemblaient à des sabilité d’une retraite sur son état-major. C’est en réalité une
sauterelles à cause de leur grand nombre. » armée bien entamée par la bataille, et chargée d’un maigre
L’affrontement a lieu après les moissons, au début du troisième butin, qui reprend la route du Sud.
mois de la saison chaude (Chémou), en l’an 5 du règne, soit au Le Poème de Qadesh et les reliefs thébains ne doivent pas nous
mois de mai 1274 avant J.-C. Ramsès n’a pas trente ans. Les pre- abuser. Ramsès a remporté une bataille, il n’a pas gagné la
mières lignes du Poème nous le décrivent ainsi : « Sa Majesté était guerre. Non seulement Qadesh n’a pas été reprise, mais les
alors un jeune seigneur, un héros sans égal ; ses bras étaient puis- agresseurs ont vraisemblablement gagné du terrain vers le sud,
sants, son cœur était vaillant, (…) et l’on se réjouissait de voir sa danslaplainedelaBeqaa.D’autresconflitssontàprévoir.Leplus
beauté. » La partie pourtant s’engage fort mal pour le fils aimé du remarquable, en somme, c’est l’adresse politique du jeune sou-
dieu Soleil. A Shabtuna, non loin de Qadesh, deux bédouins Cha- verain. Bien conscient qu’aux yeux de la postérité, la légende est
sou assurent à Ramsès que les troupes ennemies sont encore la seule histoire qui vaille, il transmue une demi-victoire en épi-
loin dans la plaine d’Alep, quand elles se cachent en réalité au sode glorieux, et magnifie un fait d’armes pour asseoir son auto-
nord-est de la ville, attendant que le poisson morde à l’appât. La rité. L’héroïsme d’un roi fera oublier la débâcle. S. A.
ruse prend. Pharaon installe son camp sans méfiance. Etre en
avance sur Muwatalli lui apparaît comme un atout inestimable.
La campagne commence sous de bons auspices. CHEF DE GUERRE
Mais voilà qu’on fait venir devant le trône deux soldats hitti- Page de droite :
tes capturés dans les parages. Bastonnés comme il se doit, ils Ramsès II sur son char,
avouent le projet d’embuscade. On tient conseil, trop tard. Les décochant ses flèches
deux mille cinq cents chars de Muwatalli fondent par surprise sur les troupes hittites
sur les hommes de la division Rê demeurée plus au sud. Pani- lors de la bataille
que et stupeur dans l’armée de Pharaon. Les ennemis pro- de Qadesh, bas-relief
gressent sans peine dans la troupe en déroute, brisent bientôt ornant le mur sud
les défenses du camp. Ramsès est acculé. Il ne dispose, pour se de la seconde cour
défendre, que des chemsou, son escorte royale, et de la troupe du Ramesseum. Le texte
© Araldo De Luca. © Manuel Cohen/Aurimages.

des na’arin, corps d’élite venu in extremis de l’Amurru pour lui du Poème insiste sur
prêter main-forte. la bravoure et l’ardeur
Cet isolement, l’épopée dite « de Pentaour » en fait un moment de Ramsès qui « partit
de déréliction, sommet pathétique du Poème : « Je t’appelle, ô au galop et pénétra dans
mon père Amon. Je suis au milieu d’ennemis innombrables que je la horde » de ses ennemis
ne connais pas ; tous les pays étrangers sont unis contre moi et je « étant tout seul, aucun
suis seul, absolument, sans personne d’autre avec moi. » En insis- autre avec lui ». Ci-
tant sur la solitude du souverain, le poète fait d’une pierre deux contre : les na’arin, détail
coups : il glorifie son héroïsme et souligne sa filiation divine ; il le du relief de la bataille
montre brave soldat et fils de Dieu. Et Amon et Ramsès font un de Qadesh dans le grand
joli travail : c’est un carnage, dont les reliefs du pylône de Louxor temple d’Abou Simbel.

32 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1258 avant J.-C.


LA FRATERNITÉ BELLE
Après deux ans de négociation, la paix entre Hattusili,
nouveau roi du Hatti, et Ramsès est enfin gravée sur une tablette d’argent.

I
ls sont partis bien des fois déjà, mais cette fois-ci est la bonne. trop aimé la guerre et préfère favoriser la sécurité et l’opulence
En octobre 1258 avant J.-C., les diplomates de Hattusili III, de son royaume, à une expansion incertaine et en définitive peu
nouveau roi du Hatti, quittent Hattusa (Bogazkale), la capitale profitable. Du reste, la mort de Muwatalli, en 1272 avant J.-C.,
du royaume anatolien, et prennent à nouveau la direction de avait changé la donne. Une querelle de succession fragilisait le
l’Egypte. Ils sont accompagnés de juristes égyptiens, le tout sous Hatti. Menacé par son neveu – un hargneux sans envergure –,
bonne escorte. Ce qu’ils portent avec eux vaut mieux que tous les Hattusili avait tout intérêt à se faire de Ramsès un ami, d’autant
trésors de Nubie. Après deux ans d’allées et venues, le traité de plus qu’une alliance entre les deux plus grandes puissances du
paix entre les deux royaumes est enfin gravé sur une tablette temps avait de quoi dissuader les velléités expansionnistes de
d’argent. Ce qu’ils ont dans leur sac, c’est « la fraternité belle » l’Assyrie voisine. Ce ne serait pas la première fois que les enne-
entre les peuples ennemis. Les émissaires traversent la Syrie, mis se tendent la main. L’exemple en avait déjà été donné par
s’arrêtent chaque soir dans l’une de ces citadelles dix fois incen- Mursili II et Séthi Ier, père de Ramsès.
diées, arrivent enfin à Pi-Ramsès, après un mois de cavalcade, Après deux ans de négociation, le traité est arrêté dans sa forme
devant le palais de Pharaon. Un scribe interprète traduit le traité, définitive. C’est un pacte de non-agression, de défense mutuelle,
rédigé en akkadien, langue diplomatique de l’époque. Des d’extradition et d’amnistie des réfugiés, qui scelle le statu quo
hérauts sont aussitôt envoyés aux quatre coins du Proche- territorial en Syrie-Palestine. Chacun y gagne, et d’abord sur le
Orient annoncer la nouvelle. Ramsès ordonne qu’on grave le plan commercial. On circule librement entre les deux royaumes.
texte sur les murs de Karnak et du Ramesseum. Nous sommes L’Egypte peut importer le fer dont elle a besoin pour moderniser
en l’an 21 du règne, Ramsès a quarante-deux ans. ses équipements. Les reines Néfertari et Puduhepa s’envoient
Pourquoi ce roi batailleur en est-il venu à préférer la diploma- des bijoux, du lin fin comme pelure d’oignon, des mots courtois.
tie à la guerre ? L’échec de la campagne de l’an 5 n’avait-il pas « Je suis en amitié et en relation fraternelle avec ma sœur, la grande
laissé en lui un désir de revanche ? C’est que la guerre est coû- reine du Hatti, de nos jours et à jamais. » Le traité sera respecté jus-
teuse en or et en hommes, pour un résultat mince et vite perdu. qu’à la disparition de l’Empire hittite. Il faut dire que mille divini-
Les cinq années de règne après Qadesh en témoignent, qui ont tés de l’Egypte et mille divinités du Hatti étaient sollicitées pour
vu Pharaon prendre la ville de Dapour, en Amurru, et la perdre anéantir les éventuels contrevenants. Les dieux même faisaient
aussitôt. Certes, l’entreprise ne manquait pas de panache, telle alliance. Rien de plus dissuasif. S. A.
qu’on la trouve incisée dans les murs de Louxor et du Rames-
seum. On y voit Pharaon, en taille héroïque, fouler de ses san-
dales les Hittites aux robes longues, tandis que les fils royaux GUERRE ET PAIX
grimpent vaillamment aux remparts, heureux d’attester la Page de droite : deux
valeur de leur sang. Beaucoup de gloire pour la gens rames- princes égyptiens,
© Patty Arnold Photography. © Hervé Champollion/akg-images.

side, peu de profit pour le peuple égyptien. Une autre campa- bouclier en main,
gne, au Moab cette fois, à l’est de la mer Morte, est venue à bout grimpent à l’assaut
de tribus turbulentes. Une mission de police, en somme, qui a de la forteresse
fourni au prince héritier une bonne occasion de se faire la main de Dapour, détail
sur des semi-nomades. « Parle avec le chef étranger, ordonne d’un relief gravé dans
Pharaon sur l’un des reliefs de Louxor, et fais qu’il comprenne la salle hypostyle
son méfait. » On le lui fit bien comprendre. du Ramesseum. Ci-
A l’est, donc, le Moab et Canaan sont sous contrôle. A l’ouest, les contre : transcription
Berbères de Libye se tiennent tranquilles, dissuadés par la hiéroglyphique du
construction de fortins au long de la frontière. Mais sur l’Oronte, traité égypto-hittite
Qadesh résiste encore et toujours à l’envahisseur. Il est vraisem- signé en l’an 21,
blable qu’au retour de sa seconde campagne en Amurru, en gravée sur un mur de
l’an 10 du règne, Ramsès ait abandonné l’espoir d’une conquête la cour de la Cachette
définitive de la région, pour privilégier une solution diplomati- dans le temple
que à l’interminable conflit. Ramsès n’a plus vingt ans. Il a déjà de Karnak.

34 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1249 avant J.-C.


LE GRAND JUBILÉ
Après trente ans de règne, Pharaon a perdu de sa force. La fête-Sed
qui célèbre cet anniversaire va justement lui apporter une nouvelle jeunesse.

A
u bout de trente ans de règne, une antique tradition exi- nouvel an. Le 18 juillet, chaque année, la constellation du Chien
geait que le roi prenne un bain de jouvence. Les dieux pointait le bout de son museau à l’Orient, juste avant le lever du
sont éternels ; ils n’en connaissent pas moins la fatigue. soleil. Dans le silence du petit matin, tandis que les eaux débor-
Le Soleil lui-même s’use à rayonner tout le jour. S’il plonge cha- dantes du fleuve clapotaient au pied des colosses, on assistait au
que soir, pensait-on alors, c’est pour se renouveler. L’éternité est lever de l’étoile Sothis. Le ciel était déjà clair, et bientôt la lumière
ainsi faite de cycles. Le jubilé en est un, et des plus importants. irradiait le visage des statues. Ramsès pensait alors aux bas-re-
On l’appelait fête-Sed. Avec le couronnement, ce fut l’un des liefsdestemplesd’Akhénaton,oùleSoleiltendaitverslesvivants
événements majeurs du règne de Ramsès. Il avait été préparé ses innombrables rayons comme de petites mains. Le premier
un an à l’avance par le vizir Khay et par le prince Khâemouaset, rai de lumière passait sur le grès comme une caresse. C’est ainsi
grand prêtre de Ptah, maître des jubilés. Une immense salle fut que l’action combinée de l’étoile Sothis, de l’orbe solaire et de
construite à Pi-Ramsès pour accueillir la cérémonie. l’inondation revitalisait tout à la fois le roi et son royaume.
En 1249 avant J.-C., Ramsès a cinquante et un ans, un âge où En ce mois de juillet de l’année 1249 avant J.-C., la fête du
l’on accueille généralement sans déplaisir la nouvelle plutôt réveillon se doublait des réjouissances du jubilé en une célébra-
inespérée d’un rajeunissement. Au moment du couronnement, tion qui fut sans doute l’acmé du règne. Ramsès avait été informé
tout pharaon se voyait promettre par les dieux de « célébrer un par son vizir que l’inondation, cette année, était exceptionnelle,
million de fêtes-Sed ». Mais beaucoup disparaissaient avant les gage de récoltes abondantes. Il afficha peut-être l’un de ces sou-
trente ans de règne requis. Ils mouraient trop jeunes pour rajeu- rires figés, d’une inexpressive sérénité, qu’on voit sur chacun de
nir. La longévité de Ramsès s’expliquait peut-être par l’attention ses colosses, et qu’on retrouvera sept siècles plus tard sur les kou-
toute particulière qu’il portait à un autre rituel régénérateur : le roi d’Athènes. On rapporte le témoignage d’un scribe, gravé sur
jour de l’an, à la mi-juillet, quand l’inondation se répandait sur un aide-mémoire : « Grande inondation pour le premier jubilé de
les terres asséchées. Ce « phénomène naturel », comme on dirait RamsèsMéryamon.Aucunediguenepeutyrésister.Elleaatteintles
aujourd’hui, était alors perçu comme une dispensation divine. collines, et regorge de poissons. » Il y avait là pour le peuple le signe
On l’accueillait en grande fête, le cœur empli de joie et de grati- évident d’une faveur divine. La cérémonie de la fête-Sed, en elle-
tude : pour un an encore, il était accordé à l’Egypte de vivre. même, est mal connue. Une partie du rite avait lieu la nuit, sur la
Enêtreprofondémentreligieux,Ramsèsreconnaissaitl’impor- barque qui symbolisait l’arrivée du flot nourricier. La seconde
tance de ces événements, et il leur avait consacré ses temples partie avait lieu au grand jour, à Memphis, et consistait en l’érec-
© Olaf Tausch/Wikimedia Communs. © Gunter GRAFENHAIN-SIME/ONLYWORLD.NET

les plus majestueux. Le Ramesseum, temple jubilaire situé sur tion par Ramsès du pilier djed, antique symbole de résurrection.
la rive occidentale de Thèbes, avait été conçu selon une stricte En Pharaon s’incarnait le mystère de l’alternance – le jaillisse-
ordonnance, dont tout hasard, tout arbitraire ment toujours renouvelé de la lumière. S. A.
étaient exclus : il fallait que le temple fût le
reflet de l’ordre cosmique qui assurait la
pérennité du royaume. Le nombre et la taille C URE DE JOUVENCE Page de droite :
des colonnes, la parure des piliers osiriaques, piliers osiriaques à l’effigie de Ramsès II
levastecalendriersolairegravésurleplafond, dans la première salle hypostyle
tout, dans cette architecture sacrée, obéissait du grand temple d’Abou Simbel.
àuneexigenced’harmonie.Celle-cin’étaitpas Parmi les différents rites de la fête-Sed,
cherchée pour elle-même, à seule fin esthéti- Pharaon devait passer par le stade
que. On lui attribuait une efficacité prophylac- de l’incorporation totale avec Osiris.
tique. En matérialisant l’accord des hommes Ci-contre : relief du temple de Séthi Ier
et du monde, elle repoussait la menace tou- à Abydos figurant l’érection du pilier djed
jours latente des forces du chaos. par Pharaon. Cette cérémonie constituait
Plus spécifiquement encore que le Rames- l’une des dernières étapes de la fête
seum, les temples monumentaux d’Abou jubilaire. Le pilier djed, qui représentait
Simbel, creusés dans le roc au bord du Nil, le ka (énergie vitale), était l’emblème
étaient consacrés au rite de renaissance du d’Osiris au moment de sa résurrection.

36 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1245 avant J.-C.


LES MARIÉS DE L’AN 34
Après de longues tractations, Ramsès épouse la fille du roi du Hatti.
Un mariage diplomatique qui scelle l’union de deux anciens ennemis.

Ç
a caquette au harem du roi. Parmi les concubines, on parle l’avaient ointe d’huile fine, la fiancée avait franchi le Taurus, tra-
de mariage. Une princesse étrangère aurait bravé l’hiver versé la Syrie, abordé Canaan. Une longue procession d’escla-
pour rejoindre l’Egypte où Ramsès les attend, elle et sa ves, de chevaux, de bovins et de moutons la précédait. C’était sa
dot. Nous sommes en l’an 34 du règne, à Mi-Our, au bord dot. Ramsès les aimait grasses. Il y eut alors un miracle, comme
du lac du Fayoum. C’est là que le roi et ses fils aiment à se changer seul Ramsès sait en faire, ou comme ses scribes savent les racon-
les idées. Chasse, pêche, poursuites amoureuses : le sport sous ter. L’hiver sévissait. On s’inquiétait du sort de la délégation par-
toutes ses formes. Le harem est bien fourni, renouvelé fréquem- tie à la rencontre de la future reine. Ramsès pria Seth d’intervertir
ment par de nouveaux apports – Egyptiennes de haut rang, filles pour quelques jours l’ordonnance des saisons. « Aussitôt le ciel
de roitelets asiatiques offertes en gage de soumission, captives s’apaisa et les jours de l’été remplacèrent ceux de l’hiver. » Cet enfant
raflées au cours d’une campagne. Mais la princesse dont parlent gâté des dieux obtient d’eux ce qu’il exige. Quelques mois plus
ces dames en tissant le lin n’est pas destinée à rejoindre Mi-Our. tôt, il avait demandé le retour des pluies au Hatti, affligé d’une
Il fallut deux ans de tractations pour obtenir sa main. Jamais terrible sécheresse. Selon la tradition, ce prodige incita Hattusili
Ramsès ne s’était donné tant de mal pour de simples amours à céder sa fille dans les termes voulus par Pharaon.
ancillaires, ni même pour une épouse secondaire. On voit que ce n’est pas du jeu, et que les dés de la diplomatie,
Cette promise longuement convoitée, il la destine à une plus avecRamsès,sonttoujourspipés.Toutluisourit,mêmelescatas-
haute distinction. Elle sera grande épouse royale et vivra à Pi- trophes. C’est ainsi qu’en l’an 31 du règne, alors que cette affaire
Ramsès à ses côtés. Depuis la mort de Néfertari en l’an 26 du de mariage était mal engagée, une secousse sismique avait gra-
règne, ce privilège n’est plus partagé que par trois femmes : Isis- vement abîmé la façade du temple d’Abou Simbel. Mauvais pré-
Néféret, qui n’était plus de prime jeunesse, choisie par les parents sage ? Pour Ramsès, c’en était un bon. Le dieu Ptah, ébranleur de
de Ramsès alors qu’il était encore enfant, Bentanat, fille aînée de la terre, lui signifiait par là le succès à venir des épousailles. La
Ramsès et d’Isis-Néféret, et Mérytamon, fille de Ramsès et Néfer- terre tremble, un colosse de dix tonnes s’effondre. Mais l’opti-
tari. Il n’y a rien d’infamant à ce qu’un pharaon s’unisse à ses pro- misme de qui se sait aimé des dieux, rien ne peut l’ébranler. S. A.
pres filles ou à sa sœur. La pureté du sang l’exige. Et puis les
mœurs des dieux ne sont pas celles des hommes. Certaines de
ces femmes choisies entre toutes pour donner naissance aux fils
royaux sont représentées en pied sur la façade du grand temple
d’Abou Simbel. Elles participent de la divinité de leur époux et
peuvent à l’occasion tenir un rôle diplomatique de premier plan.
Pharaon a cinquante-cinq ans, et au moins autant d’enfants.
Il faut dire qu’il s’y est pris de bonne heure. Encouragé dès son
enfance par son père, il « travaille » à sa descendance depuis ses
onze ans. Pourquoi une énième épouse ? Et qui est cette femme
dont le royaume est agité ? Celle qui sera nommée Maâthor-
© Araldo De Luca. © akg-images/Werner Forman.

néferourê (« celle qui voit l’Horus, perfection de Rê ») n’est autre


que la fille de Hattusili et de Puduhepa, roi et reine du Hatti. Ce
mariage diplomatique scelle l’union de deux ennemis qu’on
avait cru irréconciliables. Un extrait de la Stèle du mariage U N AIR DE FAMILLE Ci-dessus : aux pieds des colosses
d’Abou Simbel donnera une idée du chemin parcouru entre la de Ramsès II, sur la façade du grand temple d’Abou
bataille de Qadesh et les épousailles de l’an 34 : « Voyez, lorsque Simbel, on trouve les statues de différents membres de
la fille du grand souverain du Hatti entra en Egypte, les fantassins, sa famille : ici, de gauche à droite, la grande épouse royale
les charriers et les envoyés de Sa Majesté l’escortèrent, se mêlant Néfertari, le prince Ramsès, les princesses Baketmout,
aux fantassins, aux charriers et aux grands du Hatti. Ils man- Mérytamon et Néfertari, ainsi que la mère de Ramsès II,
geaient et buvaient ensemble, unis comme des frères. » Mouttouya. Page de droite : musiciennes dans une scène
Deux armées festoient, qui naguère s’entre-égorgeaient. de banquet, peinture de la tombe de Nebamon, dans
Depuis la lointaine Anatolie, où des émissaires de Ramsès la nécropole thébaine, XVIIIe dynastie.

38 l nhors-série
9 JOURNÉES DE LA VIE DE PHARAON

1213 avant J.-C.


DIEU EST MORT
Au terme du règne le plus long de l’Egypte antique, Ramsès II s’éteint.
Figé dans la gloire, il peut enfin gagner l’éternité.

I
l n’est pas facile de mourir quand on est dieu, car les hommes parfumée, puis emmaillotée dans le lin le plus fin. Un somp-
font tout ce qu’ils peuvent pour vous faire durer. Les derniè- tueux masque-plastron, en or massif, recouvrit le visage et le
res années de règne de Ramsès ressemblent à un long, un torse. La momie fut enfin placée dans un premier sarcophage,
interminable crépuscule. Le vizir du Sud, Néferrenpet, avait puis dans un deuxième, un troisième.
accéléré le rythme des jubilés, espérant par là prolonger un Après les traditionnels soixante-dix jours de deuil, il fallut
peu l’inéluctable déclin. Tous les trois ans, ô dérision, on fêtait remonter le Nil vers la nécropole royale, où avaient lieu les
la renaissance d’un octogénaire. Malgré une progéniture funérailles. De ville en ville, de nouvelles barques rejoignaient
innombrable, la solitude du roi était absolue. Combien de fils la péniche funéraire. On déchargea sur la rive de Thèbes le cata-
et de filles, combien d’épouses n’avait-il pas perdus ? Se sou- falque et le mobilier rituel, puis la longue procession s’enfonça
venait-il encore de leur nom ? Il y avait eu le prince Mériatoum, dans la Vallée des Rois. Ramsès avait choisi l’emplacement de
le regretté Khâemouaset, puis Sethherkhépeshef, … Cela fait sa « demeure d’éternité » dès sa deuxième année de règne. Il
beaucoup de syllabes pour une mémoire défaillante. La troupe avait le sens des priorités. On descendit dans le creux de la mon-
de serviteurs et de médecins qui s’affairait au palais avait pour tagne comme dans la nuit d’un corps, car c’était du sein même
lui les égards religieux qu’on doit aux statues. Ses épouvan- d’Hathor, la déesse mère, que Pharaon était appelé à renaître.
tables maux de dents leur rappelaient pourtant qu’il était bien Mérenptah procéda alors à « l’ouverture de la bouche et des
vivant, et que sa chair n’était pas en or, comme le proclamaient yeux », ultime rituel par lequel la momie retrouvait l’usage de
les hymnes, mais d’une matière dolente et putrescible. ses sens dans l’au-delà. On disait adieu au mort en lui donnant
Figé dans la gloire, comme l’insecte dans l’ambre, Ramsès ne la vie. Les prêtres et les membres de la famille royale remontè-
sortait plus de sa capitale. Son fils héritier, Mérenptah, dirigeait rent à la lumière où les attendait un banquet. Le ciel, au sortir
à sa place. Il avait une cinquantaine d’années. A âge équiva- du tombeau, blessait la vue.
lent, son père avait déjà fêté ses trente ans de règne. Il com- Non, rien de nouveau sous le soleil, mais un homme était mort,
mençait à craindre que le moribond n’atteigne les cent dix ans en qui s’était incarnée la gloire de l’Egypte. Rien de nouveau,
que la tradition attribue aux sages. Toute sa vie, son divin père certes, mais une époque était révolue, dont la grandeur ne ces-
avait été épris d’éternité. Que n’allait-il la rejoindre pour de serait de croître dans l’imagination des hommes. Il y aura désor-
bon ? L’Egypte était stable et prospère. On craignait sa puis- mais un avant-Ramsès et un après-Ramsès. Et on hésitera entre
sance. On admirait ses constructions. Le Proche-Orient était pleurer l’âge d’or, et travailler à sa renaissance. S. A.
en paix. On pouvait dire que Ramsès avait fait du bon travail,
encore que le style modeste ne fût pas trop de son goût. Ce vers
du Poème de Qadesh jaugeait plus justement sa gloire : « Les PRÉCIEUX REMPLOI
étrangers qui m’ont vu mentionneront ma renommée jusqu’aux Ci-contre : la momie
pays lointains que l’on ne connaît pas. » de Ramsès II (Le Caire,
Le quatorzième jubilé suscita en lui une immense lassitude. NMEC). Elle fut déplacée
Cloué au lit, il regardait le jeu des reflets que les eaux des bas- à plusieurs reprises
sins projetaient au plafond. Elles évoquaient le marécage que pour échapper aux
sa barque mortuaire aurait à franchir avant d’atteindre « le bel pillages, et placée dans
Occident ». Anubis à la tête de chien, le guide, le dieu passeur, le un magnifique cercueil
prendrait bientôt par la main. En l’an 67 du règne, au début de en bois de cèdre (page de
l’inondation, soit le 19 juillet 1213 avant J.-C., les vents étésiens droite, Le Caire, NMEC),
portèrent enfin au loin la voix des hérauts : « Le roi est mort ! Le roi sculpté pour l’un de
photos : © Araldo De Luca.

est mort ! » Le palais retentissait du gémissement des pleureuses. ses prédécesseurs. Bras
Le corps du roi fut confié aux embaumeurs, qui lui firent une croisés sur la poitrine,
dernière beauté avant le départ pour l’outre-tombe. On préleva le roi tient les emblèmes
cervelle et viscères. On lava le cœur et les reins. On rembourra, royaux (sceptre et fouet)
ici et là, l’enveloppe vidée de ses entrailles. Amulettes et bijoux et porte la barbe
ornaient la vénérable carcasse, qu’on avait purifiée au natron, postiche des dieux.

40 l nhors-série
L’AIMÉ D’AMON Ci-dessus : le cartouche
de Ramsès II gravé de son nom de famille :
Ramsès-Meryamon, « Rê l’a enfanté, l’aimé
d’Amon ». A droite : vue de l’exposition
« Ramsès et l’or des pharaons ».

LE SIÈCLE D’OR
DE PHARAON
© Mary Jelliffe. All rights reserved 2023/Bridgeman Images. © World Heritage Exhibitions.

En assurant à l’Egypte un demi-siècle de paix, Ramsès II


a porté le Nouvel Empire à son apogée. L’architecture, les arts
décoratifs et l’ampleur des fêtes religieuses, de Louxor
à Abou Simbel et au Ramesseum, en sont les témoins éclatants.
CONTINUITÉ
La première cour
du temple d’Amon-Rê
à Karnak, dans laquelle
se dresse le colosse
de Ramsès II avec,
contre ses jambes, sa fille
Bentanat. A Karnak,
Ramsès II a complété
l’œuvre monumentale
de ses prédécesseurs.
© Richard TAYLOR-SIME/
ONLYWORLD.NET
Guerre et paix PAR PIERRE TALLET
Si la bataille de Qadesh a été présentée par Ramsès II
comme le point d’orgue de son règne, celui-ci a surtout été
marqué par une longue période de paix et de prospérité
au cours de laquelle le pharaon s’est pleinement consacré
à son activité de bâtisseur.
“Le roi n’a mené que très peu

R
amsès II est probablement le roi LA SITUATION
d’Egypte qui a été le plus souvent INTERNATIONALE AU DÉBUT
représenté sous les traits d’un conqué- DU RÈGNE
rant victorieux, écrasant sous son char En 1279 avant J.-C., lorsque Ramsès II devient
l’ennemi hittite lors de la bataille phare de roi, à l’âge de vingt et un ans, l’Egypte se trouve
© akg-images/De Agostini Picture Lib./S. Vannini. © Petr Svarc/imageBROKER-www.agefotostock.com

Qadesh, qui a été présentée dans de nombreux depuis déjà plusieurs décennies dans une
temples égyptiens comme le point d’orgue de situation internationale complexe. Nous som-
son règne. Cette image est en partie trompeuse mes loin de la période glorieuse du début de
car le roi n’a mené, somme toute, que très peu la XVIIIe dynastie qui avait vu Thoutmosis Ier
de campagnes militaires au regard de son très (1493-1482 avant J.-C.) réussir quasi simultané-
long règne, et l’engagement de Qadesh – s’il a ment à abattre la culture de Kerma, qui menaçait
été incontestablement un succès – n’a pas pour la civilisation pharaonique au sud, et à s’avan-
autant permis aux Egyptiens de s’imposer clai- cer en Mésopotamie jusqu’à Karkemish, sur
rement face à leurs adversaires. D’un autre l’Euphrate. Sous son long règne de cinquante-
côté, il est utile de rappeler que l’univers de quatre ans (1479-1425 avant J.-C.), son petit-fils
l’armée est bien celui dans lequel Ramsès a Thoutmosis III réédita cet exploit, et mena un
évolué dès son plus jeune âge : il est en effet issu total de dix-sept campagnes triomphantes au
d’une longue lignée de militaires qui n’a accédé Proche-Orient, lesquelles sont rapportées en
à la royauté que lorsqu’il avait cinq ans. détail sur les murs du temple de Karnak. Mais
la diffusion du pouvoir hittite jusqu’en Syrie,
L’AVÈNEMENT avait largement rebattu les cartes à la fin de cette
DE LA XIXE DYNASTIE dynastie, contestant au pays des pharaons sa
Au moment de sa naissance, vers suzeraineté sur la nébuleuse des petits Etats de
1300 avant J.-C., le pouvoir est en effet aux Syro-Palestine. Dans les dernières années du
mains d’un autre homme de guerre, le géné- règne d’Akhénaton, l’Egypte avait même frôlé
ral Horemheb. Ce dernier avait réussi à s’impo- la catastrophe, n’évitant que de peu, au terme
ser à la tête de l’Etat au terme de la crise dynas- d’une succession d’échecs militaires, une inva-
tique d’une quinzaine d’années qui suivit le sion de son territoire par les armées du roi du
règne d’Akhénaton. On vit alors se succéder Hatti, Suppiluliuma. Face à cette menace deve-
PÈRE ET FILS sur le trône d’Egypte toute une série de sou- nue permanente, Séthi Ier, père et prédécesseur
En haut : Séthi Ier, bas-relief verains éphémères : la fille aînée de celui-ci, de Ramsès II, était intervenu énergiquement
de la tombe de Séthi Ier Mérytaton (trois ans de règne), son jeune fils dès l’année de son accession au pouvoir. Il avait
dans la Vallée des Rois Toutânkhamon (neuf ans de règne), puis le lancé immédiatement une opération militaire
(KV 17). Dès l’année de père divin Aÿ, un notable apparenté à la famille de grande envergure en direction du Levant.
son accession au pouvoir, royale et sans doute déjà très âgé au moment Selon les bas-reliefs extérieurs de la grande
le père et prédécesseur de son accession au pouvoir (quatre ans de salle hypostyle du temple de Karnak, qui retra-
de Ramsès II (ci-dessus, règne). Mort lui-même sans héritier au terme cent de façon détaillée le déroulement de cette
tête de colosse exposée de quatorze ans de gouvernement de l’Egypte, campagne, le roi avait alors suivi avec ses trou-
dans la deuxième cour du Horemheb lègue à son tour le pouvoir à Para- pes la côte méditerranéenne, en remontant vers
Ramesseum) avait lancé messou, l’un de ses officiers, qui monte sur le nord de Gaza à Byblos, avant de bifurquer vers
une opération militaire de le trône sous le nom de Ramsès I er et fonde l’est jusqu’à la ville de Qadesh sur l’Oronte, qui
grande ampleur au Levant la XIXe dynastie. Ce militaire appartenait à la fut prise. On ne doit pas s’étonner que plusieurs
et pris la ville de Qadesh. même génération que son prédécesseur (il batailles successives aient eu pour enjeu la
régna d’ailleurs moins de deux ans) mais il conquête de cette cité, qui contrôle l’accès à plu-
était, lui, doté d’une descendance – les futurs sieurs axes stratégiques, dont la « trouée de
rois Séthi Ier et Ramsès II –, laquelle promettait Homs » qui relie la vallée de l’Oronte à la mer. Le
d’assurer pendant plusieurs générations la succès de cette campagne marquait le retour des
stabilité de la monarchie égyptienne. Egyptiens dans cette région. Sa conséquence la

46 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

de campagnes militaires.”

plus manifeste fut le retournement d’alliance d’armée portant les noms des divinités égyp-
du royaume d’Amurru, situé sur la zone côtière tiennes Amon, Rê, Ptah et Seth – dans l’ordre
entre Byblos et Ougarit (une zone à cheval entre de leur progression au cours de la campagne –,
la Syrie et le Liban actuels), dont le prince, Ben- Ramsès suit, comme son père avant lui, la
teshina, rejeta alors la tutelle du pouvoir hittite route qui longe la côte méditerranéenne, avant
et revint dans la sphère d’influence égyptienne. de bifurquer à l’est vers la plaine de la Beqaa,
et de suivre le cours de l’Oronte jusqu’à la ville
LA BATAILLE DE QADESH (AN 5) de Qadesh. Au moment d’établir son camp au
C’est cette alliance avec le royaume d’Amurru nord-ouest de la cité, et avant que l’ensemble du
qui est probablement le déclencheur de la corps expéditionnaire n’ait pu se regrouper, le
guerre qui marque la première décennie du roi est alors surpris par une attaque de la charre-
règne de Ramsès II. Dès l’an 4, une première rie hittite sur ses arrières, qui disperse le corps
campagne asiatique, qui nous reste mal connue, de Rê, alors en approche. Il s’agit d’une ruse de
est lancée par le jeune roi. Elle est commémo- guerre du roi hittite, Muwatalli, qui avait réussi
rée, notamment, par une stèle rupestre gravée à faire croire aux Egyptiens que son armée se
dans l’embouchure du Nahr el-Kalb, un fleuve trouvait encore à une grande distance des lieux
qui se jette dans la Méditerranée un peu au du conflit, et à dissimuler cette avant-garde. Le
nord de l’actuelle ville de Beyrouth. Le docu- corps d’Amon, appuyé par des forces auxiliai-
ment n’est malheureusement plus lisible, mais res nommées les na’arin, arrive cependant à
il est probable que l’objectif du pharaon était résister, et réussit à rejeter les Hittites dans
d’apporter de l’aide à ce vassal en butte à la dou- l’Oronte. En dépit d’un revers initial, l’engage-
ble menace représentée par la ville d’Ougarit, ment se conclut donc indiscutablement par une
au nord, et par la cité de Qadesh, repassée entre- victoire de Ramsès, mais deux armées impor-
temps sous suzeraineté hittite, à l’est. tantes se font alors face, de part et d’autre du
Un an plus tard, une nouvelle opération, sans fleuve, ce qui rend quasi impossible la prise de
doute de bien plus grande ampleur, est menée Qadesh. Dans l’incapacité de poursuivre son
à nouveau sous la direction du roi en personne. offensive, et après avoir le lendemain tenté sans
Cette campagne de l’an 5, dont la bataille de succès de franchir l’Oronte pour relancer les
Qadesh est le point culminant, est quant à elle combats, le pharaon est donc obligé de battre
bien mieux connue par les nombreuses commé- en retraite. S’il a gagné une bataille, sa campa- LA LONGUE FILE
morations qu’en fit le roi dans les temples qu’il gne est en soi un échec : le prince Benteshina est En haut : la porte
érigea par la suite : elle est en effet représentée, rapidement destitué après les faits, et l’Amurru des Sphinx percée dans
et commentée par deux textes récurrents (nom- retourne dans le giron hittite. la puissante muraille
més par les égyptologues le Poème et le Bulle- d’Hattusa, la capitale
tin), dans les temples de Karnak, Louxor, Aby- LES DERNIÈRES CAMPAGNES hittite. Ci-dessus : des
D’ORIENT (AN 8, AN 10)
©torocat - stock.adobe.com © MATTES René/hemis.fr

dos et Abou Simbel, ainsi que dans son temple prisonniers et des peuples
mémorial de la rive ouest de Thèbes, le Rames- C’est bien entendu sur le succès militaire de la vaincus d’Asie et des pays
seum. En dépit de cette profusion d’informa- bataille – et non sur les conséquences diploma- du nord (peuples sémites
tions, les buts de guerre ne sont jamais expri- tiques négatives de sa campagne en général – et hittite), bas-relief au pied
més : il est probable que l’un des objectifs était qu’insistent les représentations de cet épisode du premier colosse nord
de soumettre à nouveau la ville de Qadesh, et de Qadesh que le roi fit par la suite graver sur les du grand temple d’Abou
même de s’avancer plus sensiblement vers le murs de plusieurs de ses temples. Il y met en Simbel. Un genou à terre
nord, dans un territoire contrôlé par les Hittites, valeur son rôle personnel, conçu comme déter- les captifs sont attachés
pour défier cet adversaire. minantdanslerenversementd’unesituationcri- par le lien floral qui
Le déroulement des opérations est plus facile tique, et la déroute finale de l’ennemi. Cette mise symbolise l’Egypte.
à restituer. Accompagné d’une troupe que l’on en scène de l’action héroïque du roi d’Egypte
estime avoir compté entre vingt mille et vingt- est en fait un élément clé de la définition de son
cinq mille hommes, répartis en quatre corps pouvoir depuis les origines de la civilisation

hors-sérien l 47
LE CONQUÉRANT pharaonique. Dans ce contexte politico-reli- documentation. Quittant sa capitale de Pi-Ram-
Ci-dessus : Ramsès II gieux, le fait guerrier – quel qu’ait été son vérita- sès à la fin de l’an 7 de son règne, le souverain
chargeant les ennemis lors ble impact – sert avant tout à démontrer la capa- mène à nouveau ses troupes le long de la côte
de la bataille de Qadesh, cité plus générale du souverain à maintenir méditerranéenne, et atteint dans les premiers
bas-relief du grand temple l’ordresurleterritoirequ’ilcontrôle,aidéencette mois de l’an 8 la ville de Dapour, au nord du Nahr
d’Abou Simbel. Le pharaon tâche par les dieux du pays. Le fait divers revêt el-Kebir, qui est désignée par les textes comme
s’est servi de cette bataille donc pour l’occasion une valeur universelle. une « cité du Hatti ». Elle est en fait partie inté-
pour véhiculer largement La même thématique peut parfois être dévelop- grante du royaume d’Amurru, mais c’est bien à
l’image d’un conquérant pée de façon entièrement fictive : la première des Hittites, parfaitement identifiables à leurs
victorieux. occurrenceconnuedelascènemontrantunpha- fronts dégagés et à leurs longues chevelures,
raon sur son char de guerre en train d’anéantir queseconfrontentlesarméesdupharaonsurles
l’ennemi figure ainsi sur un coffret découvert reliefs qui dépeignent la bataille sur les murs du
dans la tombe de Toutânkhamon, un pharaon Ramesseum. La cité est prise, ce qui offre une
qui n’a sans doute jamais combattu, à la fois en revanche à Ramsès, et démontre à l’adversaire
raison de son jeune âge et de ses infirmités. Dans hittite comme à ses alliés que les Egyptiens gar-
le cas de Ramsès II, la bataille de Qadesh confère dent intactes leurs capacités d’intervention au
à l’expression de l’idéologie un substrat réel qui Levant. Symboliquement, une statue de Ramsès
la rend d’autant plus performante. est placée dans la ville conquise, signe tangible
Cette exploitation d’un succès ponctuel à des de la restauration de son autorité dans la région.
fins de politique intérieure ne masquait pas, Une dernière opération – dont nous ne savons
cependant, l’échec de l’opération sur le plan rien – eut encore lieu en l’an 10. Elle occasionna
diplomatique. Ramsès II est donc très rapi- la gravure d’une nouvelle stèle rupestre commé-
dement contraint d’intervenir à nouveau au morative dans le lit du Nahr el-Kalb, mais le texte
Proche-Orient,pouryrétablirleprestigedupou- de celle-ci, aujourd’hui effacé, ne permet pas
Photos : © Araldo De Luca.

voir pharaonique écorné lors de la campagne d’en connaître les détails. Aucun autre affronte-
de l’an 5 et éviter la multiplication des renver- ment majeur n’est connu par la suite jusqu’au
sements d’alliance des cités-Etats du Levant au traité de paix de l’an 21, comme si les deux belli-
profit des Hittites. Ces opérations nous sont gérants s’étaient contentés pendant toute une
moins bien connues que les précédentes : deux décennie d’un statu quo. Les problèmes internes
d’entre elles sont malgré tout évoquées dans la de la dynastie hittite, ainsi que son engagement

48 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

“Cinquante ans de paix.”

parallèle dans une guerre contre les Assyriens,


expliquent sans doute en partie cette situation.

LES ACCORDS ÉGYPTO-


HITTITES DE L’AN 21
C’est en réalité à une crise dynastique de
l’empire du Hatti que sont dus le rapproche-
ment des deux puissances et l’élaboration d’un
traité de paix dont les détails nous sont pour la
première fois rapportés par une abondante
documentation. Muwatalli étant mort vers
1272 avant J.-C., son fils Urhi-Teshub lui avait
succédé sous le nom de Mursili III. Mais celui-ci
fut déposé en 1267 avant J.-C. par son oncle,
lequel prit le pouvoir sous le nom de Hattusili III.
Le roi vaincu se réfugia alors dans des territoi-
res contrôlés par l’Egypte. C’est donc pour ren-
forcer son pouvoir – et éviter que son concur-
rent ne profite d’un appui extérieur pour le
contrecarrer – que le nouveau grand roi hittite que la personne ainsi remise à ses poursuivants MALHEUR
prend l’initiative d’un accord avec l’Egypte. De ne soit maltraitée ou mise à mort. AUX VAINCUS
nombreux échanges et discussions eurent lieu Ce traité fut parfaitement respecté, et il allait Ci-dessus : bas-reliefs
à cette occasion, et une première version de ces inaugurer pour l’Egypte une période de cin- du grand temple d’Abou
accords fut transmise à la cour d’Egypte sous la quante ans de paix. Les relations entre les deux Simbel. A gauche :
forme d’une tablette en argent, gravée en akka- cours semblent d’ailleurs avoir été relative- Ramsès II, attrapant par
dien. Dans sa dernière mouture, le traité nous ment cordiales, et une abondante correspon- les cheveux des ennemis
est connu par deux copies en égyptien, qui ont dance émanant de Ramsès II, de membres de libyens et asiatiques,
respectivement été découvertes dans le temple la famille royale ou de grands personnages s’apprête à les massacrer
de Karnak et au Ramesseum, ainsi que par deux de l’Etat égyptien (comme le vizir Paser) a été devant Amon qui lui tend
tablettes cunéiformes exhumées au sein des découverte sur des tablettes à Hattusa. Des un khopesh (épée à lame
archives de la capitale hittite de Hattusa (sur échanges épistolaires entre les deux grandes courbe). A droite :
l’actuel site de Bogazkale, en Turquie). Après le épouses royales, Néfertari et Puduhepa, figu- Pharaon écrasant la tête
rappel de l’historique des relations entre les rent également au sein de ce lot. Cette activité d’un ennemi.
deux puissances, et la mention de deux traités diplomatique intense aboutit, en l’an 34 de
plus anciens qui les avaient autrefois engagées, Ramsès II, à l’union du pharaon avec l’une des
les dispositions essentielles en étaient les sui- filles de Hattusili, rebaptisée en égyptien « Maât-
vantes : la mise en place d’une défense com- Hor-Néferourê », et dont l’arrivée en Egypte fut
mune, avec intervention réciproque, aussi bien commémorée elle aussi par des stèles érigées
dans le cas de l’agression d’un pays étranger dans de nombreux temples égyptiens.
que dans celui d’une rébellion interne ; la
garantie par l’Egypte de la succession de Hattu- UNE LONGUE PÉRIODE DE PAIX
sili III, en cas de contestation de la transmission Après l’an 10, les cinquante-six années restan-
de son pouvoir à ses héritiers par une branche tes du long règne de Ramsès II sont donc mar-
rivale de la famille ; un accord bilatéral d’extra- quées par l’absence quasi totale d’événements
dition des rebelles des deux pays dans le cas où militaires : on ne compte guère, pendant toute
ils s’enfuiraient dans des zones contrôlées par cette période, que l’intervention ponctuelle
leur allié. Cette disposition était cependant d’une garnison égyptienne stationnée en Gali-
assortie d’une mesure de clémence interdisant lée contre des incursions bédouines dans la

hors-sérien l 49
“Une réelle prospérité marque cette période.”

région de Beth Shan, en l’an 18, et en l’an 38 une Wadi el-Seboua, à Gerf Hussein et, dans une
brève opération de pacification contre un prince zone plus méridionale encore, à Amara Ouest.
rebelle du pays d’Irem, en Nubie – campagne Une réelle prospérité marque donc cette
menée sans le roi, mais à laquelle participèrent période, qui correspond aussi à une phase d’acti-
les fils royaux Sethemouia et Mérenptah. vité intense du village de Deir el-Medina, où rési-
Le pharaon peut donc entièrement se consa- dent les ouvriers chargés d’aménager la tombe
crer, pendant cette période prolongée, à son du roi. C’est au travers des archives de cette com-
activitédebâtisseur.LavilledePi-Ramsès,àl’est munauté que nous pouvons avoir un regard –
du Delta, qui est la capitale où il séjourne ordi- certes limité – sur l’économie du pays, grâce à la
nairement, est embellie et dotée de nombreux très abondante documentation en écriture hiéra-
monuments, parée d’obélisques et de colosses tique (papyrus et ostraca) qui y a été mise au jour,
royaux ; son arrière-pays est également l’objet et qui nous donne des informations précieuses
© Kenneth Garrett. © FRILET Patrick/hemis.fr © Araldo De Luca.

d’une importante mise en valeur, avec un pro- sur sa vie quotidienne. Le village connaît alors
gramme ambitieux d’installation de domaines une prospérité et un agrandissement significa-
agricoles de grande taille où l’on développe des tifs. L’ouvrage ne manque pas, Ramsès II n’ayant
cultures de prestige. La plus importante de ces pas seulement commandité la construction de sa
créations porte le nom-programme de Kaenke- tombe (KV 7) dans la Vallée des Rois – sans doute
met Bahemtaouy, que l’on peut traduire par « les achevée assez tôt dans le règne –, mais aussi,
provisions de l’Egypte submergent le Double dans la même nécropole, le creusement d’un
Pays ». Elle couvre une surface de plusieurs kilo- gigantesque complexe funéraire souterrain
mètres carrés et permet, entre autres, d’appro- (KV 5) destiné à sa très nombreuse progéniture.
visionner la Cour en vin de bonne qualité. Une Plusieurs tombes décorées sont également amé-
attention particulière est portée à l’acclimatation nagées pour des femmes de son entourage dans
dans le pays de nouvelles espèces de végétaux, la Vallée des Reines, la plus remarquable étant
jusqu’ici exclusivement connues au Levant, celle qui est décorée avec un soin extrême pour
comme le grenadier, le pommier et l’olivier. sa grande épouse royale Néfertari.
Le pays se couvre par ailleurs littéralement de Le règne de Ramsès II constitue donc une
INTENSE ACTIVITÉ monuments religieux au nom du roi. A Karnak période privilégiée de l’histoire égyptienne, le
En haut : le Ramesseum, et à Abydos, celui-ci complète l’œuvre monu- paradoxe de ce souverain, qui mit tant en exer-
érigé sur la rive ouest mentale de son prédécesseur. Il fait ériger gue ses qualités de chef de guerre, étant d’avoir
de Thèbes. Ci-dessus : le sur la rive ouest de Thèbes son grand temple été avant tout l’artisan et le gestionnaire d’une
temple de Wadi el-Seboua, mémorial, le Ramesseum, et dédouble le tem- paix durable, particulièrement bénéfique au
à quelque cent cinquante ple de Louxor en bâtissant à l’avant de celui-ci royaume qu’il gouvernait. 3
kilomètres au sud une cour à colonnade, précédée d’un pylône
d’Assouan. En privilégiant que décoraient deux obélisques, dont l’un est Agrégé d’histoire et docteur en égyptologie,
la construction de aujourd’hui sur la place de la Concorde à Paris. Pierre Tallet est professeur d’égyptologie à Sorbonne
monuments religieux dans En Nubie, son œuvre la plus saisissante est le Université et dirige l’UMR 8167 « Orient
cette marche sud de son grand temple rupestre d’Abou Simbel, gardé et Méditerranée » du CNRS. Président de la sous-
royaume, Ramsès II semble par quatre colosses à son effigie, entièrement commission des fouilles Afrique/Arabie du ministère
vouloir aller à la rencontre réservés dans le grès local, qui voisine avec un de l’Europe et des Affaires étrangères, il dirige
du mécanisme de la crue temple plus petit où la reine Néfertari est excep- la mission archéologique d’étude du Sud-Sinaï et la
fertilisant le pays. Page de tionnellement honorée par des statues monu- mission archéologique du ouadi el-Jarf. Il a été élu
droite : Sennedjem et sa mentales la représentant. Comme pour aller à membre correspondant de l’Académie des inscriptions
femme moissonnant le blé la rencontre du mécanisme de la crue fertilisant et belles-lettres en 2021. Il est l’auteur notamment
et récoltant le lin dans les le pays, Ramsès II privilégie tout particulière- de La Cuisine des pharaons (Actes Sud, 2003)
Champs d’Ialou, peinture ment la construction de monuments religieux et de L’Egypte pharaonique. Histoire, société, culture
de la tombe de Sennedjem. dans l’ensemble de cette marche du sud de (Armand Colin, 2023) en collaboration avec Frédéric
l’Egypte : il bâtit ainsi à Beit el-Wali, à Derr, au Payraudeau, Chloé Ragazzoli et Claire Somaglino.

50 l nhors-série
52
© akg-images. © Rocío Espín Piñar. © The Metropolitan Museum of Art/CC0.

L nhors-série
H OMMAGE Page de gauche : Stèle de l’officier Méry-Amon-
Nacht devant Ramsès II, découverte à Qantir, XIXe dynastie
(Hildesheim, Roemer-Pelizaeus Museum). Ci-contre :
reconstitution de Pi-Ramsès. Ci-dessus : manche figurant un
lion symbolisant Pharaon en train de soumettre un Nubien,
découvert à Qantir, règne de Ramsès II (New York, The Met).

La ville fantôme
Faute de vestiges visibles, on a longtemps cherché
son emplacement. Pi-Ramsès, la capitale que Ramsès II s’était
choisie dans le Delta et dont il fit une ville idéale
fut abandonnée dès la fin de la XXe dynastie. PAR PIERRE GRANDET

P
i-Ramsès, « la maison de Ramsès », devait avoir été Avaris, forteresse des royale. Hayes apporta ainsi un soutien de
résidence et capitale de Ramsès II Hyksôs, ces pharaons d’origine asiati- poids à l’hypothèse de Hamza.
dans le nord-est du delta du Nil, est que qui avaient régné sur l’Egypte à la En 1952, tout en démontrant que les
longtemps restée un fantôme littéraire : Deuxième Période intermédiaire, entre vestiges ramessides de Tanis ne pou-
une ville idéale, monumentale, célébrée le Moyen et le Nouvel Empire (XVe dynas- vaient s’expliquer que comme des rem-
par les écrivains du Nouvel Empire tie, vers 1640-1530 avant J.-C.). plois provenant d’un autre site, Labib
comme un pays de cocagne, doté d’un En 1930, cependant, une voix diver- Habachi répertoriait, dans une longue
port et d’une base militaire. gente s’était fait entendre. L’archéolo- étude, tous les vestiges archéologiques
A ce fantôme, aucun vestige archéolo- gue Mahmoud Hamza avait proposé de connus provenant de la région de Qantir.
gique n’a paru longtemps correspondre, localiser Pi-Ramsès et Avaris sur le site de Enfin, en 1950-1954, son collègue She-
encore que la communauté égyptolo- Qantir, à vingt-cinq kilomètres au sud de hata Adam découvrait près du hameau
gique souscrivît dans son ensemble, des Tanis. Dans et autour de ce modeste vil- d’Ezbet Rushdi el-Saghira, un kilomè-
années 1870 aux années 1930, à l’hypo- lage, sis au milieu d’une campagne où tre cinq cents environ au sud-ouest de
thèse qu’il dût être identifié au site de rien n’indiquait la présence de vestiges Qantir, les vestiges d’un temple de la
Tanis, résidence royale après l’époque antiques, il avait en effet exhumé de XIIe dynastie. L’idée d’une identification
des Ramsès. nombreux fragments de décor en céra- de la région de Qantir à Avaris et Pi-Ram-
Par sa seule masse matérielle (plus de mique émaillée, dont des pièces analo- sès gagnait décidément du terrain.
deux kilomètres carrés de superficie), gues avaient été acquises par le Louvre C’est pour découvrir notamment les
qui éclipse de loin tous les autres sites de entre 1914 et 1921 et par le Metropolitan preuves de cette identification qu’en
la région, celui-ci apparaissait en effet Museum of Art de New York entre 1922 et 1966, l’Institut archéologique de l’Acadé-
comme le seul où l’on pût situer la capi- 1929. Il s’agissait d’une part de tuiles ver- mie autrichienne des sciences, suivi, en
tale du puissant Ramsès II. On y relevait nissées aux noms de souverains ramessi- 1980, du Roemer-Pelizaeus Museum de
d’ailleurs d’innombrables vestiges de des ayant servi à orner des encadrements Hildesheim inaugurèrent des fouilles –
monuments à son nom et à celui de divi- de portes, et de l’autre, comme William toujours actives –, le premier sur le site de
nités ayant reçu un culte à Pi-Ramsès. Les C. Hayes, conservateur du Metropolitan Tell el-Dab’a (à deux kilomètres au sud de
fouilles du site avaient fait surgir par Museum, put le démontrer en 1937, d’élé- Qantir), le second à Qantir même. En
ailleurs un problème connexe, puisque ments du décor d’une estrade servant à 1970, les fouilleurs autrichiens exhumè-
divers indices y indiquaient que Pi-Ram- supporter un trône : autant d’éléments rent des vestiges d’un temple un linteau
sès, quatre siècles avant Ramsès II, impliquant la présence d’une résidence fragmentaire associant Horemheb et le

hors-sérien L 53
Pi-Ramsès
Agglomération
moderne
Agglomération
antique
Basses eaux Temple
Hautes eaux Qantir
Palais

Champ de
manœuvre Ecuries

Nil branche pélusiaque


Ezbet sud-ouest, sur le tracé de la branche pélu-
Helmi Temple
Ezbet siaque du Nil dans le Delta, aujourd’hui
Avaris
Rushdi el-Saghira disparue, à soixante-quinze kilomètres
Forteresse Temple de Seth environ de son embouchure. Pour simpli-
et palais fier, la moitié sud, dont le site principal est
Hout-
Rowaty Tell el-Dab’a Tell el-Dab’a, correspond originellement à
Avaris, sise sur la rive orientale de cette
voie d’eau, tandis que la moitié nord, dont
ÉGYPTE le site principal, Qantir, deux kilomètres
plus au nord, était sis dans une île à l’épo-
300 m
que pharaonique, forme le noyau de Pi-
Ramsès. Parmi les sites secondaires mais
notables, on relève, à mi-chemin de Qan-
Le delta du Nil ÉGYPTE
tir et Tell el-Dab’a, celui d’Ezbet Rushdi el-
Damiette
Mer Lac Saghira, ci-dessus mentionné, et, à l’ouest
Borollos Lac Port-Saïd
Méditerranée Rosette Menzaleh de Tell el-Dab’a, celui d’Ezbet Helmi, site
Canope d’une forteresse hyksôs, puis d’un
Bouto
Alexandrie ensemble palatial de la XVIIIe dynastie.
Mendès
Tanis Grâce à ces recherches, nous savons
Lac Saïs
Maréotis Busiris Pi-Ramsès aujourd’hui que Ramsès II établit sa rési-
Qantir
dence dans une région peuplée depuis
Nil

Avaris
Ismaïlia près d’un millénaire, et dont la fortune
Bubastis était entièrement conditionnée par son
Mer Méditerranée
Athribis
implantation au point de départ d’un
Isr.
Jord.
double itinéraire terrestre et maritime
Le Caire joignant l’Egypte au Levant, comme
Arab.
ÉGYPTE saoud. Héliopolis l’atteste son plus ancien nom, Hout-
Le Caire
Ni

Gizeh Rowaty, « le château du point de départ


l

Louxor Mer
Libye

Rouge
Pyramides
100 km Mer des deux chemins ». Créée ex nihilo
Saqqarah Memphis 20 km
Soudan Rouge
sous ce nom à l’ouest de Tell el Dab’a à la
Première Période intermédiaire (vers
2100 avant J.-C.) par un roi Khéty des
dieu Seth, confirmant ainsi l’identité du d’Avaris. Ainsi se trouvait définitivement IX e -X e dynasties, Avaris s’étendit, à la
site et de Pi-Ramsès. Les hymnes rames- confirmée la double équation Avaris = Tell XII e dynastie, jusqu’à Ezbet Rushdi el-
sides, en effet, plaçaient un temple de el-Dab’a, Qantir = Pi-Ramsès, ainsi que Saghira, un kilomètre plus au nord. La
Seth au sud de la ville, tandis qu’un monu- l’inclusion, à l’époque ramesside, d’Avaris bourgade devint alors une grande ville,
ment célèbre datant de Ramsès II, la Stèle dans Pi-Ramsès. peuplée d’artisans syriens, spécialistes de
de l’an 400, découverte à Tanis en 1863 Après un demi-siècle de fouilles, révolu- la construction de navires de mer et de la
mais originaire de Pi-Ramsès, commémo- tionnées en 1996 par l’introduction de la fabrication d’armes, appelés en ces lieux
rait rétrospectivement la refondation de prospection archéologique par magnéto- à cet effet par les rois de la XIIe dynastie. Ils
ce culte sous Horemheb par l’arrière- métrie (technique qui permet de produire y importèrent le culte du dieu syrien des
grand-père de Ramsès II, Séthi, quatre des images d’une précision extraordi- marins Baal Tsaphon, honoré dans un
cents ans après sa fondation. naire des sites archéologiques enfouis), temple de Tell el-Dab’a, et qui y serait plus
De leur côté, les fouilleurs allemands les vestiges de Pi-Ramsès, dont Avaris for- tard assimilé au dieu Seth.
découvrirent, en 1996, sur le site d’Ezbet mait au Nouvel Empire le quartier sud, A la Deuxième Période intermé-
Rushdi el-Saghira, au nord de Tell el- apparaissent répartis dans un ovale irré- diaire (XIII e-XVII e dynastie, vers 1780-
Dab’a, une empreinte de sceau identifiant gulier de quinze kilomètres carrés de 1550 avant J.-C.), après diverses usur-
formellement le site comme une partie superficie, disposé selon un axe nord-est/ pations, par des princes locaux, de la

54 L nhors-série
dignité pharaonique, une nouvelle vague une impressionnante usine d’arme-
syrienne occupa le site, dont les chefs, les ment d’environ six hectares.
fameux Hyksôs, réussiraient à régner, Dès son avènement, Ramsès II choi-
comme pharaons, sur la partie nord de sit de résider en ce lieu, lui donnant
l’Egypte. Bien qu’ils aient résidé principa- son nom et y transférant, depuis Mem-
lement à Memphis, Avaris leur servit de phis, la Cour et le gouvernement ; la ville
base arrière, notamment grâce à une for- connut alors un essor démographique qui
teresse bâtie à Ezbet Helmi, au bord du la fit s’étendre jusqu’à englober Tell el-
Nil. Détruite lors de la prise de la ville par Dab’a. A côté du palais de Ramsès II, dont
Ahmôsis, premier roi de la XVIIIe dynastie on ne possède que d’infimes vestiges,
et réunificateur de l’Egypte, son site resta existaient des quartiers de villas pour les
en partie abandonné pendant près d’un dignitaires du régime et de nombreux offi-
siècle, jusqu’à ce que Thoutmôsis III y ciers. Le site conserve d’ailleurs un carac-
fasse édifier un complexe de palais de plus tère militaire marqué : quoique l’usine
de cinq hectares, dont un des édifices au d’armement de Séthi Ier soit abandon-
moins était décoré de peintures murales née, son site est occupé par une espla-
réalisées par des artistes venus de la Crète nade destinée à l’entraînement à la
minoenne. Ce bâtiment et le site d’Avaris manœuvre des chars de combat. Sous
furent de nouveau abandonnés pour un les successeurs de Ramsès II, elle sera
siècle après le règne d’Amenhotep II. bordée, sur son côté est, par un ensem-
Après les déboires militaires suppor- ble d’écuries de dix-sept mille mètres car-
tés au Levant par l’Egypte face aux Hitti- rés de superficie, capable d’héberger près
tes au lendemain du règne d’Akhénaton de cinq cents chevaux.
(perte du Liban), Horemheb, dernier roi La ville devait encore servir de résidence
de la XVIIIe dynastie, anticipant la reprise aux rois de la XXe dynastie, mais, au cours
du conflit et désireux de disposer d’une de cette période, l’ensablement de la
base militaire sur la frontière nord- branche pélusiaque du Nil lui fit perdre sa
orientale de l’Egypte, fit réoccuper les valeur stratégique, rendant son exis-
sites d’Ezbet Hilmi et Tell el-Dab’a, tence sans objet. C’est alors qu’elle fut
dotant le second d’un temple à Seth à abandonnée pour le site de Tanis, vingt-
l’emplacement des anciens temples cinq kilomètres plus au nord, sur une
cartes : © philippe godefroy. © The Metropolitan Museum of Art/CC0.

syriens. La région fut alors densément branche du Nil (la tanitique) encore
peuplée de militaires, dont une famille active, et que ses monuments servirent STRATÉGIQUE
d’officiers parmi lesquels Horemheb de carrière pour la construction des Page de gauche, en haut : plan des
choisit son successeur, le futur Ram- monuments de cette nouvelle résidence vestiges de Pi-Ramsès qui s’étendait
sès Ier, premier roi de la XIXe dynastie et royale, au point de ne plus quasiment lais- sur quelque quinze kilomètres carrés.
grand-père de Ramsès II. ser, au-dessus de la surface du sol, la moin- Page de gauche, au centre : fondée
Le véritable fondateur de la future Pi- dre trace matérielle de son existence. 3 par Séthi Ier à la frontière nord-est
Ramsès n’est pas Ramsès II mais son de l’Egypte, la future Pi-Ramsès, du
père, Séthi Ier, qui lui donna dès l’origine – Pierre Grandet enseigne l’égyptien fait de cet emplacement stratégique,
à défaut de son nom – son caractère rési- hiéroglyphique et la civilisation eut dès l’origine un important rôle
dentiel et militaire. A deux kilomètres au pharaonique à l’Institut supérieur Kheops militaire. Ci-dessus : Lion soumettant
nord de Tell el-Dab’a, dans une île de la à Paris et à l’université catholique de un prince de Koush, XIXe dynastie
branche pélusiaque du Nil d’environ qua- l’Ouest à Angers. Il a notamment publié (New York, The Met). Cette faïence était
tre kilomètres carrés correspondant à Les Pharaons du Nouvel Empire : une pensée probablement un élément du décor
l’actuel village de Qantir, il fit édifier une stratégique (1550-1069 avant J.-C.), aux de l’estrade du trône dans le palais de
résidence royale (dont ne subsistent que éditions du Rocher, et Ramsès III. Histoire Ramsès II à Pi-Ramsès.
des éléments de décor), voisinant avec d’un règne, chez Pygmalion.

hors-sérien L 55
La mère des batailles
Si, à Qadesh, la victoire égyptienne sur les Hittites fut
incontestable, cette bataille n’eut rien de l’épopée qu’en a fait
Ramsès II, pour sa plus grande gloire. PAR CLAUDE OBSOMER

D ans les premières années de son


règne, Ramsès II veut sécuriser la
frontière nord de l’Empire égyp-
tien face à une autre puissance impor-
tante, le royaume hittite, qui s’était déve-
ralliée au roi hittite Muwatalli, tandis que
les troupes du royaume d’Ougarit, vassal
des Hittites, occupent l’Amurru du roi
Benteshina, comme en témoigne la Lettre
du Général découverte en 1957 à Ougarit
chacune quelque cinq mille fantassins
et des dizaines de chars. En avant de la
division d’Amon, Ramsès marche avec
son escorte, les chemsou, parmi lesquels
des étrangers, les Chardanes, recon-
loppé à partir de l’Anatolie centrale (en (Ras Shamra). Ramsès se rend d’abord à naissables à leur casque à cornes. Cha-
Turquie actuelle) et menaçait depuis plu- Byblos et, de là, il libère l’Amurru au début que division a sa logistique : le matériel
sieurs décennies les intérêts égyptiens au de l’an 4. En soutien du roi Benteshina, il et les provisions avancent dans des cha-
Proche-Orient. Les deux empires convoi- laisse une troupe égyptienne qui sera riots tirés par des bœufs, comme le mon-
tent deux territoires de l’actuelle Syrie, au désignée par le terme sémitique na’arin, tre un relief d’Abou Simbel.
carrefour de plusieurs routes commer- « auxiliaires ». C’est à la fin de l’an 5 qu’il va Le trajet s’effectue en trente jours
ciales : l’Amurru, près de la mer Méditer- mener la campagne qui aboutira à la célè- selon les textes, soit trente étapes de
ranée (au nord de l’actuelle Tripoli du bre bataille de Qadesh. vingt à vingt-cinq kilomètres. Ramsès
Liban), et la plaine de Qadesh, à l’intérieur Nous sommes vers 1274 avant notre commence par longer la Méditerranée,
des terres (aujourd’hui Tell Nebi Mend, ère. Ramsès vient d’avoir vingt-six ans. comme lors de sa campagne précédente,
au sud du lac de Homs). Il part en campagne avec une armée mais il oblique ensuite vers l’est, franchit
Comme en témoigne un relief du temple organisée en quatre divisions : les divi- un défilé au sud du mont Liban pour
© Araldo De Luca.

de Karnak, Séthi I er , le père de Ramsès, sions d’Amon, de Rê, de Ptah et de Seth, gagner la plaine de la Beqaa. Un messa-
avait annexé ces deux territoires au début suivant leur ordre de progression indi- ger à cheval a été envoyé en Amurru pour
de son règne. Mais après la mort de Séthi, qué par les textes égyptiens. D’après un indiquer aux na’arin le jour où le rejoin-
Ramsès doit les reconquérir. Qadesh s’est texte ramesside plus tardif, on attribue à dre dans la plaine de Qadesh. Il compte

56 l nhors-série
aborder celle-ci par le sud, sans doute il s’agit d’une opération de désinforma- le défendre. Ramsès monte sur son char
po u r su r p r e n d r e l ’e n n em i , c om m e tion : ces bédouins œuvrent pour les Hit- avec son cocher Menna et, avec ses chem-
Thoutmôsis III l’avait fait devant Megiddo tites, qui sont arrivés les premiers sur sou, il effectue une sortie pour prendre à
deux siècles avant. les lieux. Des chars hittites sont cachés revers les assaillants. Le vizir est envoyé
Après avoir remonté le cours du Litani, derrière la ville de Qadesh, tandis que le vers le sud à la recherche de la division de
l’armée égyptienne gagne Laboué, où reste de leur armée se trouve à Qadesh Ptah, qui marche tranquillement : « Mar-
se trouve la source de l’Oronte, et mar- l’ancienne, une enceinte abandonnée à chez de l’avant ! Le pharaon, votre maître,
che sur la rive orientale de ce fleuve qui quelques kilomètres au nord-est. est au milieu de la bataille ! » leur enjoindra-
s’écoule vers le nord. La nuit qui précède La division d’Amon installe paisiblement t-il après les avoir trouvés.
la bataille, Ramsès la passe sur une col- son camp dans la plaine au nord-ouest de Entre-temps, les na’arin sont arrivés
line à vingt kilomètres au sud de Qadesh, Qadesh, comme le montrent les reliefs d’Amurru et défendent victorieusement
en compagnie de ses chemsou et des divi- des temples de Louxor, d’Abou Simbel le camp. Le roi hittite Muwatalli s’est
sions d’Amon et de Rê. Les divisions de et du Ramesseum. Soudain un soldat déplacé avec son infanterie vers la rive
Ptah et de Seth se déplacent avec un jour de l’escorte royale amène deux espions de l’Oronte et ne peut que constater son
de décalage et campent cette nuit-là dans hittites qu’il a capturés. On les interroge. échec. Il envoie une seconde vague
le bois de Laboué. Ils avouent que l’armée hittite est là, prête de chars, ayant à sa tête ses frères et ses
Ramsès a l’intention d’installer son à attaquer. Ramsès réunit ses officiers. grands vassaux. Peine perdue. Ramsès et
camp au nord-ouest de Qadesh, afin que Mais les Hittites arrivent. Leurs chars ses chemsou sont trop forts, car Amon-Rê
les na’arin venant de l’Amurru puissent le et les soldats qu’ils transportent ont mis a répondu à la prière du roi : « En avant ! Je
rejoindre aisément. Pour gagner la rive en déroute la division de Rê et cherchent suis avec toi. Je suis ton père et ma main est
occidentale, Ramsès franchit un gué de à présent à investir le camp. Les soldats avec toi. Je suis plus utile que des myriades
l’Oronte avec son escorte et le début de la de la division d’Amon s’organisent pour d’hommes. Je suis le maître de la victoire,
division d’Amon, qui s’étend en une lon-
gue colonne. La tête de la division de Rê
suit à plusieurs kilomètres, d’après les LE DÉROULEMENT DES OPÉRATIONS En haut : la bataille de Qadesh,
textes. A l’approche de Qadesh, deux relief du grand temple d’Abou Simbel. De gauche à droite : la charge de
bédouins Chasou demandent à voir Ram- Ramsès, sur son char, écrasant ses ennemis ; chars, chevaux et guerriers
sès : ils prétendent rallier leur peuple aux hittites sont poussés vers l’Oronte et certains se noient ; la ville de Qadesh,
Egyptiens et affirment que l’ennemi est entourée d’eau, ne sera malgré tout pas prise ; le roi hittite Muwatalli
encore très loin, près d’Alep, à plus de ordonne à ses troupes l’arrêt des combats ; un des fils de Ramsès amène les
cent cinquante kilomètres au nord. Mais prisonniers hittites ; on procède au comptage des morts.

hors-sérien l 57
qui aime la bravoure », lit-on dans le texte sud. Le frère de Muwatalli, Hattusili, le suit au roi le soir de la victoire et aux dieux
du Poème gravé sur les murs des temples à distance avec une troupe hittite. Mais après le retour en Egypte. Le tableau du
de la région de Louxor. d’après le texte d’une tablette cunéiforme « Camp », composé sous forme de tripty-
C’est la débandade parmi les chars enne- trouvé dans la capitale hittite, Ramsès que, illustre les actions qui se sont dérou-
mis. Les rescapés tentent de traverser connaît mieux les lieux et il gagne la mer lées dans le camp égyptien ou à proximité
l’Oronte à la nage. Les soldats hittites les aux environs de Sidon. Le pays Oupé, immédiate de celui-ci. Au centre de ce trip-
aident à reprendre pied. Le prince d’Alep a dans la plaine de la Beqaa, passe dans tyque, le camp où le roi s’installe avec la
bu la tasse et on l’aide à se vider de son eau. l’Empire hittite. Bientôt l’Amurru sera division d’Amon est délimité par une ran-
La victoire égyptienne est totale. Le piège occupé et son roi Benteshina, exilé. gée de boucliers dessinant un vaste rec-
a été déjoué. Le roi est sain et sauf et il s’est De retour à Pi-Ramsès, sa nouvelle capi- tangle au milieu duquel se distingue la
montré valeureux au combat. Les divi- tale, le roi d’Egypte a conscience d’avoir tente royale. A un angle du camp est repré-
sions de Ptah et de Seth arrivent après la échoué. Non seulement il n’a pas pris la sentée l’attaque des chars hittites qui a
fin de celui-ci. On compte les prisonniers ville de Qadesh, mais en outre il a perdu lieu dans un second temps. C’est à l’exté-
et les mains coupées aux ennemis tués. le pays Oupé. En revanche, c’est une vic- rieur du camp qu’est figurée la scène du
Mais Qadesh n’a pas été prise : son éten- toire éclatante qu’il a remportée en « Conseil de guerre » censée se dérouler
dard flotte au sommet du rempart, sans déjouant le piège tendu par son ennemi. dans la tente royale peu avant l’arrivée
être transpercé d’une flèche. Il va dès lors célébrer cette victoire sur les des chars ennemis : après que les deux
Le lendemain, un second combat a lieu, murs de ses temples, en présentant sa espions hittites ont été soumis à la baston-
© Claude Obsomer. cartes: © philippe godefroy. © Araldo De Luca.

sur lequel on dispose hélas de beaucoup vision des événements et en passant sous nade, Ramsès sait que les Hittites sont
moins d’informations. Ramsès semble silence les aspects négatifs de la campa- proches et son char prêt à l’action. De
avoir ordonné de franchir l’Oronte pour gne. Textes et reliefs sont conservés en l’autre côté, on peut voir la troupe des
prendre Qadesh à tout prix. Mais en pure plusieurs exemplaires sur les parois des na’arin, arrivant en bon ordre pour prêter
perte : c’est un massacre. Alors, Muwa- temples du sud de l’Egypte : à Abydos, main-forte à la division d’Amon, comme
talli propose une cessation des combats. dans la région thébaine (Karnak, Louxor le précise une longue légende qui décrit
Ramsès l’accepte sous la pression de ses et Ramesseum) et à Abou Simbel. La des- leur action. Le tableau de la « Bataille »
officiers : « Il n’y a pas de déshonneur dans truction quasi totale des temples des montre, au cœur de la mêlée, le char royal
la paix, quand tu la conclus. Qui peut te grandes villes du Nord (Pi-Ramsès, qui met en déroute les chars ennemis en
résister le jour où tu es en colère ? » En effet, Héliopolis et Memphis) n’a pas permis d’y les repoussant vers Qadesh et l’Oronte,
s’il n’a pu prendre Qadesh au deuxième retrouver des exemplaires supplémentai- derrière lequel se tiennent Muwatalli et
jour, Ramsès peut s’enorgueillir d’avoir res, fussent-ils fragmentaires. l’infanterie hittite. Mais il présente aussi,
remporté le combat de la veille. Les scènes figurées consistent en deux en bas et en haut, l’attaque des chars hitti-
Le retour en Egypte est décidé. Ramsès, grands tableaux principaux, le « Camp » et tes qui a lieu au début des hostilités, ainsi
ses chemsou, son armée et les na’arin la « Bataille », et deux tableaux secondaires que le vizir qui rejoint la division de Ptah
empruntent la plaine de la Beqaa vers le illustrant la présentation des prisonniers bien au sud des combats.

58 l nhors-série
La marche de Ramsès vers Qadesh Bataille de Qadesh Lac de Homs
e
Royaume hrat
EMPIRE Eup
de l’Arzawa HITTITE Na’arin Arrivée de Muwatalli
et d’une seconde
Renfort des na’arin 3 vague de chars
au service de Pharaon 5
Alep Campement
Raqqa Campement hittite
de la division
Ougarit d’Amon 6 Ramsès repousse
Oro SYRIE
4 ses ennemis
Dapour

nte
Ramsès
QADESH
Amurru Attaque du camp 2 réagit
Qadesh de la division d’Amon
Tripoli
Byblos
Mont
Liban Royaume
Laboué du Mitanni Chars hittites
1
ni
Oupé
ta Division
Li
Mer Méditerranée Damas Attaque
de Rê de 2 500 chars
Tyr Tell
Acre Ma’ayan hittites contre
la division de Rê
Megiddo
Jourdain

Pella

Oront
Jérusalem
Araméens
Gaza Plaine de Qadesh

e
Pi-Ramsès

Basse-Egypte Empire
de Ramsès II
1 km Gué de Chabtouna
Memphis Bédouins (vers 1274
Aqaba avant J.-C.)
Armée
Empire hittite de Ramsès
N
Nil

Alliés
de Ramsès
Division Division
Armée de Seth Bois de de Ptah
100 km
Mer Rouge hittite Laboué

Outre les légendes de longueur varia- deux textes narratifs, connus le plus sou- de Ramsès reconnue par tous les acteurs
ble qui accompagnent les reliefs, les vent comme le Poème et le Bulletin. Le de la bataille, on pouvait se demander
détails de la campagne sont décrits par Poème ou « texte long » évoque l’ensem- comment le roi d’Egypte avait pu se jeter
ble de l’expédition, depuis le départ de dans le piège tendu par l’ennemi, alors
l’armée égyptienne, qui quitta le poste qu’il est censé disposer de l’omniscience
frontière de Tjarou (Tell Héboua) en Ché- divine. La réponse est donnée dans le
mou II.9 (approximativement le 1er avril), Bulletin : le roi ennemi a eu recours à la
jusqu’à son retour en Egypte, probable- ruse, tandis que les officiers égyptiens se
ment en Chémou IV, au début de l’an 6 sont montrés incapables de savoir où
de Ramsès. En revanche, le Bulletin ou était l’ennemi, mais Ramsès a su que les
« texte court » ne concerne que le seul jour chars hittites allaient attaquer avant
de la bataille, en Chémou III.9 (approxi- qu’ils n’arrivent, grâce à l’initiative d’un
mativement le 1er mai), et offre un éclai- membre de son escorte.
rage complémentaire sur des faits qui ont A Abou Simbel et au Ramesseum, le
précédé l’attaque des chars hittites. C’est Bulletin est intégré à la scène du conseil
ce texte qui évoque l’épisode des bédouins de guerre, dont il précise la teneur, mais à
Chasou et la capture des deux espions hit- Louxor il est gravé à la suite du Poème,
tites, dont le Poème ne parlait pas. A lire qui constitue clairement le texte narratif
ce dernier, qui exalte la toute-puissance principal. Seul le Poème connaît d’ailleurs

R ÉVÉLATIONS Ci-contre : la scène du « Conseil de guerre », relief


du grand temple d’Abou Simbel. Elle est censée se dérouler dans la tente
royale où Ramsès a réuni d’urgence son vizir et ses officiers après
que deux espions hittites soumis à la bastonnade (détail page de gauche)
ont révélé que les Hittites étaient proches. Au registre inférieur, sont
figurés les Chardanes, ces étrangers membres de l’escorte de Ramsès,
et les fantassins égyptiens.

hors-sérien l 59
trône de l’un de ses fils soit garantie par
Ramsès. La condition : un retour aux
anciennes frontières et la restitution à
l’Egypte du pays Oupé perdu lors de la
retraite de Qadesh. Les conséquences
fâcheuses de la campagne de l’an 5 sont
oubliées. L’Egypte va pouvoir entretenir
de bonnes relations avec les Hittites, avec
un regain de vitalité pour le commerce.
Pour renforcer les liens entre les deux
pays, un mariage diplomatique est conclu
en l’an 34 après bien des péripéties, que
relate la correspondance diplomatique.
Ramsès épouse une princesse hittite, qui
arrive à Pi-Ramsès après un long voyage,
quand les biens constituant sa dot ont pu
être rassemblés. Elle est belle et reçoit un
nom égyptien : Maât-Hor-Néferourê,
des copies sur papyrus, dont celle du « celle qui voit l’Horus (c’est-à-dire Ram-
Papyrus Sallier III identifiée à Aix par sès), perfection de Rê ». Le règne de Ram-
Champollion dès 1828, qui s’achève sès durera encore plus de trente ans, dans
par un colophon mentionnant l’an 9 de la paix et la prospérité… 3
Ramsès II et le nom de plusieurs scribes,
dont le dernier cité, un certain Pentaour, Docteur en philologie et histoire
© The British Museum/Trustees of the British Museum. © akg-images/Erich Lessing © Araldo De Luca.

a souvent passé pour être l’auteur du Ramsès avait le plus grand besoin d’affir- orientales, Claude Obsomer enseigne
texte original. En réalité, ce Pentaour est mer sa légitimité sur le trône malgré l’histoire du Proche-Orient et
un scribe actif sous le règne de Méren- l’échec de la campagne. Le dialogue entre de l’Egypte antiques ainsi que l’égyptien
ptah, plus de soixante ans après la bataille le roi et Amon, qui occupe le centre du hiéroglyphique à l’Université
de Qadesh. On évitera donc d’employer texte, vise à lever toute critique vis-à-vis catholique de Louvain. Il est l’auteur
les expressions suivantes : le « fameux des aptitudes du jeune roi. Un peu plus notamment de Ramsès II
poème de Pentaour » ou « Pentaour, le tard, en l’an 8, Ramsès entreprend une (Pygmalion, 2012).
poète favori de Ramsès II ». La date men- campagne contre une ville de l’Empire
tionnée dans le colophon, l’an 9 de Ram- hittite. C’est la bataille de Dapour, une ville
sès II, semble correspondre à la date de située au nord de Qadesh, mais accessible LA MAIN COUPÉE
la copie du papyrus qui serait employé par la côte méditerranéenne. Inutile de En haut : le Papyrus Sallier III,
plus tard par Pentaour pour sa propre passer par Qadesh pour s’y rendre. La copie sur papyrus du Poème de la
copie, qui est la plus fautive de toutes. Les prise de Dapour, où il place une statue bataille de Qadesh (Londres,
versions épigraphiques sont plus fiables de lui, est un simple coup d’éclat visant à The British Museum). Dessous :
que les copies sur papyrus, mais il a fallu montrer que le roi est capable de mener tablette cunéiforme du traité
attendre l’édition de Charles Kuentz en un raid au sein même de l’Empire hittite. de paix signé entre l’Egypte et le
1928 pour que l’on puisse disposer d’une Plus tard, Hattusili montera sur le trône royaume du Hatti en l’an 21
édition synoptique de qualité. L’édition des Hittites après avoir évincé son neveu, du règne de Ramsès II (Istanbul,
en usage de nos jours est celle de Ken- qui avait succédé à Muwatalli. Il est en musée des Œuvres de l’Orient
neth Kitchen, parue en 1979. quête de légitimité au niveau internatio- ancien). Page de droite : à gauche,
Il est permis de croire en une rédaction nal et il s’adresse à son ancien ennemi, les scribes comptent le nombre de
du Poème peu après le retour de la campa- Ramsès, qui accepte de conclure un traité mains gauches coupées aux ennemis
gne de Qadesh, soit dès l’an 6 et en tout cas de paix en l’an 21. L’initiative vient de tués, tandis que Ramsès, à droite,
avant l’an 8, car c’est à ce moment-là que Hattusili qui souhaite que l’accession au est loué par son vizir et des officiers.

60 l nhors-série
DE PÈRE EN FILS A gauche :
chambre funéraire de Séthi Ier. A droite :
tête d’une statue de Ramsès II en granite,
dans l’une des cours du Ramesseum. Le
pharaon est coiffé du némès et de la double
couronne de Haute et Basse-Egypte. Page
de droite : relief de la salle hypostyle du
Ramesseum figurant Amon, assis devant
son épouse Mout, remettant à Ramsès
les insignes de la royauté – le sceptre héqa,
sorte de crosse de berger, et le flagellum,
appelé aussi fléau ou fouet nekhekh –,
ainsi que l’arme khopesh, en gage
de victoire sur ses ennemis.

LE ROI EST MORT, VIVE LE ROI !


Les cérémonies du couronnement de Pharaon, connues par de
rares inscriptions et quelques éléments de la statuaire, pouvaient
semble-t-il durer plusieurs mois. PAR CATHERINE CHADEFAUD

T out pharaon est médiateur des divinités. Il est, depuis


l’époque des pyramides, le garant de la Maât : une force
qui personnifie l’équilibre et l’ordre du monde face au chaos.
Les cérémonies du couronnement pouvaient, semble-t-il,
s’étaler sur plusieurs mois. De l’Ancien au Nouvel Empire,
ces fêtes comportent des étapes : l’unification de la Haute et
Sur les murs des temples foisonnent bas-reliefs et peintures de la Basse-Egypte, la circumambulation autour des murs
qui figurent Pharaon face aux divinités, dans l’attitude du prê- blancs (autour de Memphis, première capitale historique du
tre accomplissant les rites indispensables à son maintien. royaume), l’apparition du roi. La fête-Sed, avec ses rituels
Cette empreinte religieuse transparaît dès la IVe dynastie, dans complexes, célébrée dans plusieurs circonstances du règne,
les cinq noms de la titulature royale. A la mort de Séthi Ier, son prit un caractère jubilaire. La fête du dieu Sokar concernait
fils Ramsès reçut un nom d’avènement, Ouser-Maât-Rê. Son les prémices du règne, sa signification évolua au fil des
© Araldo De Luca. © Zoonar/Graham Mulroo-www.agefotostock.com © Imago/Bridgeman Images.

couronnement eut lieu après les soixante-dix jours nécessaires dynasties. On connaît enfin, par des figurations, une cérémo-
aux rites d’embaumement et les funérailles de son père. Le nie dite d’allaitement du jeune souverain par la déesse Isis.
corps de Séthi Ier fut transporté par bateau, depuis le delta du Ce rite aurait été introduit sous la VIe dynastie.
Nil, lieu du décès, jusqu’à la Vallée des Rois de Thèbes où le Sur certaines des premières statues de son règne, Ramsès
tombeau du défunt avait été construit au cours de son règne. est représenté coiffé du khépresh, casque de cuir incrusté
Les funérailles avaient pour but de célébrer à la fois l’entrée du de disques métalliques, surmonté de l’uræus, cobra des-
souverain défunt dans l’univers d’Osiris et la reconnaissance tiné à terrifier les ennemis. Cette coiffe était probablement
de son successeur. Après la cérémonie qui eut lieu dans le tem- utilisée lors des cérémonies du couronnement, comme le
ple funéraire dédié à Séthi Ier, puis devant l’hypogée de la Val- mentionne l’inscription du couronnement d’Horemheb,
lée des Rois autour du sarcophage, Ramsès pouvait se rendre (XVIIIe dynastie), unique en son genre, qui met en scène le
sur la rive droite en qualité de souverain. dieu Horus conduisant l’effigie d’Horemheb auprès du dieu
La cérémonie de couronnement d’Ouser-Maât-Rê se déroula Amon-Rê. Au cours des cérémonies, étaient composés et
au début de la période de la crue du Nil. Quelques jours plus déclamés des hymnes de circonstance, attestés depuis la
tard, Pharaon présida à Karnak la première grande fête reli- XIIe dynastie, qui apposent au nom du roi l’expression « le
gieuse de la saison : la fête d’Opet. La statue du dieu Amon dieu parfait », suivie d’une épithète laudative : « celui qui a
était transportée dans une grande barque, dite Ouserhat, du accompli la Maât dans tout le pays ». Les regalia, emblèmes
temple de Karnak vers le temple voisin de Louxor. La foule par- du pouvoir royal que recevait Pharaon, visibles sur les sta-
ticipait aux festivités et pouvait admirer Ramsès, accompagné tues et les bas-reliefs, étaient le némès, ce couvre-chef
de la grande épouse royale Néfertari. Lors de cette fête, Pha- attesté dès l’Ancien Empire, étoffe empesée rayée munie de
raon procéda à la nomination de hauts dignitaires. Il fit ensuite l’uræus frontal, et les deux sceptres : le héqa, ou bâton de
plusieurs visites officielles dans les principaux sanctuaires du berger, et le flagellum (parfois interprété comme un chasse-
pays, descendit le Nil jusqu’à Abydos, la ville sainte d’Osiris. Sa mouches). Pharaon, « maître des Deux Terres », portait la
pérégrination s’acheva dans le Delta, sans doute dans la ville couronne blanche de Haute-Egypte, qui était emboîtée dans
de Pi-Ramsès dont il avait commencé la transformation. la couronne rouge de Basse-Egypte. 3

62 l nhors-série
LÉGITIMATION
Le dieu faucon Horus
brandissant la croix
ânkh, symbole de vie,
devant Ramsès II, relief
provenant du temple
de Ramsès II à Abydos
(Paris, musée du Louvre).
Le mythe d’Osiris,
avec la récupération par
Horus du trône de son
père qui avait été menacé
par Seth, représentait
un prestigieux modèle
pour la succession
dynastique.

Un homme
et des dieux
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Christian Décamps.

PAR PASCAL VERNUS


Ramsès II s’est pleinement conformé au devoir de Pharaon
de prendre soin des divinités à travers le culte. Mais sous son
règne s’affirme une nouvelle conception de la religion basée
sur une relation personnelle entre l’homme et la divinité.
“Le soin des divinités était un impératif

L
a religion de l’Egypte pharaonique divinités. Les crises qui marquèrent les derniè-
repose sur la vision fondamentale sui- res années de son règne furent interprétées
vante.Undieusolaire,appeléAtoum,Rê, comme les conséquences de cette impiété.
ou Rê-Horakhty a fait surgir le monde Le soin des divinités était donc un impératif
hors de l’océan primordial, créant ainsi de l’être cardinal pour le pharaon. Durant son très long
ordonné et différencié arraché à l’indifférencia- règne, Ramsès II s’y est conformé, soit à travers
tion originelle du non-être ou chaos. La marche des initiatives personnelles, soit en s’ouvrant
du monde repose sur des cycles : état initial, aux grands courants du moment.
phase de croissance, paroxysme, phase descen-
dante, mort, retour à l’état initial. Le fonctionne- UNE FAMILLE ET DES DIEUX
ment de ces cycles est harmonisé par un prin- L’une des caractéristiques de la politique reli-
UN ATTACHEMENT cipe ordonnateur appelé la Maât, et assuré par gieuse de Ramsès, c’est d’avoir accordé à sa
MONUMENTAL les forces contrôlées par les divinités. Lesquel- famille une bien plus large place dans les tem-
Ramsès II a accordé à sa les, pour ce faire, ont besoin d’énergie, faute de ples que ses prédécesseurs. Non content d’avoir
famille une bien plus large quoi le monde retournerait au non-être. Dès lors dressé des statues au nom de sa mère Mout-
place dans les temples s’impose la collaboration de l’humanité. En son touya dans son temple funéraire, le Rames-
que ses prédécesseurs, et nom, le pharaon fournit aux divinités l’énergie seum, il lui consacre une chapelle, avec pour
tout particulièrement nécessaire grâce aux rituels qu’il célèbre dans décor le mythe du mariage divin (« théogamie »),
à la grande épouse royale les temples. Ainsi les temples sont-ils des sortes selon lequel le dieu prend la forme du pharaon
Néfertari (ci-dessus, d’usines travaillant à la perpétuation du monde régnant pour s’unir à la reine et engendrer
la façade du petit temple sous la responsabilité du pharaon mandataire son successeur. C’est Isis-Néféret qui bénéficia
d’Abou Simbel qui lui terrestre du dieu créateur. de cette insigne faveur en mettant au monde
est dédié) et à son fils le Une seule brèche dans trois millénaires et Mérenptah, le futur pharaon. Ainsi partagea-
« prince archéologue » demi de cette vision monolithique : le schisme t-elle le statut de « grande épouse » avec Néfer-
Khâemouaset (ci-dessous, d’Akhénaton. Enfermé dans l’Horizon d’Aton, tari. A celle-ci, Ramsès II témoigna un attache-
vers 1260 avant J.-C., il pratiqua sa petite religion à lui, avec quel- ment « monumental » au sens propre, bien que
Berlin, Neues Museum). ques sectateurs. Alors que, selon la religion le destin n’eût pas permis qu’aucun des quatre
traditionnelle, le divin dans sa quintessence fils qu’elle lui avait donnés devînt l’héritier pré-
demeurait en retrait de ses manifestations somptif, probablement parce qu’ils moururent
apparentes, ce que marquait bien le nom avant leur père. Il lui offrit, outre une tombe

© Jane Sweeney/robertharding/Photononstop. © akg-images/Album/Prisma.


d’Amon qui signifie « le caché », Akhéna- reçue comme l’un des chefs-d’œuvre de l’art
ton tenait, quant à lui, que le divin égyptien, le petit temple d’Abou Simbel. Toute-
s’épuisait entièrement dans fois, ce bel élan féministe avait ses limites. Cer-
la lumière diffusée par tes, sur la façade, la reine eut droit à deux statues
Aton, le disque solaire ; colossales. Mais chacune d’elles était encadrée
inutile donc de célé- par deux autres de son époux, de même taille, il
brer les rituels au est vrai. Et si la reine était représentée officiant
bénéfice des autres seule dans le temple, son époux se réservait la
préséance quand ils officiaient tous deux, sans
compter les scènes où il était le seul à le faire.
Les enfants du pharaon reçurent une recon-
naissance plus ostensible qu’auparavant sur les
monuments officiels. S’ils y étaient convoqués,
ce n’est pas seulement comme figures subsi-
diaires, simples faire-valoir du pharaon, mais
aussi comme sujets de plein droit. Ainsi, la pro-
cession des fils royaux, affublés de titres pres-
tigieux, est-elle un thème dans la décoration
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

cardinal pour le pharaon.”

du Ramesseum et d’autres temples. C’était dynastique. Ramsès II, sans doute en raison de
vrai aussi pour les princesses. Non seulement l’origine provinciale, voire marginale, de sa
maniaient-elles le sistre et le collier à contre- famille (en tout cas éloignée de Thèbes), avait
poids selon l’ancienne convention, mais à tout bien évidemment ressenti le besoin de légiti-
le moins l’une d’elles, Hénouttaouy, eut droit mer par là la transmission d’un pouvoir sans
aux attributs des reines, coiffure en forme de doute plus ou moins contesté.
vautour et double plume sur mortier, et même
à un cartouche entourant son nom. DESTINÉES POST-MORTEM
Une si nombreuse progéniture ne pouvait Dans la longue inscription où il proclame
manquer de compter une figure exception- cette piété, Ramsès II met systématiquement
nelle pour son œuvre religieuse. De fait, l’un en parallèle Osiris-Ounennéfer, tradition-
des fils de Ramsès, Khâemouaset, connut une nellement le dieu majeur de l’au-delà, et Rê-
très glorieuse destinée, bien que sa mort trop Horakhty, traditionnellement la principale
précoce l’eût empêché de succéder à son père. forme divine du soleil. Se donne à voir là un cou-
Grand prêtre de Memphis, il réaménagea le rant d’origine théologique, qui parcourut bien
culte d’Apis et entreprit d’importants travaux vite les croyances funéraires. Ses prémices
d’investigation et de restauration dans les pyra- étaient déjà perceptibles au Moyen Empire,
mides et les tombeaux de la nécropole mem- mais son importance crût fortement après le
phite, ce qui lui valut chez les égyptologues le schisme d’Akhénaton pour triompher à la fin
qualificatif de « prince archéologue ». « Prince du Nouvel Empire. En proclamant que le dieu
philologue » serait tout aussi mérité tant il étu- solaire Rê s’unit au dieu humain Osiris, souvent
dia les textes religieux et en renouvela la teneur qualifié d’Ounennéfer, « l’être parfait », on
pour les adapter à l’évolution des croyances. La entendait concilier deux types de destinées
postérité en fit un expert en magie et le promut post-mortem possibles, pourtant a priori dis-
parmi les grands sages. Qui plus est, il inspira le tinctes : la renaissance humaine avec Osiris
personnage de Setné-Khâemouaset, le héros de dans le royaume souterrain des morts et la RÉCOMPENSE
deux chefs-d’œuvre de la littérature narrative renaissance solaire avec Rê dans le ciel. Cette En parachevant le temple
égyptienne de l’époque romaine. thématique était déjà développée de manière funéraire de son père
Mère, épouses, progéniture, Ramsès II sut élaborée dans des compositions religieuses Séthi Ier à Abydos (en haut,
donc faire bénéficier sa famille de son activité attestées sous Toutânkhamon. Elle se diffusa la première salle hypostyle),
monumentale. Pour autant, il ne négligea point davantage durant le long règne de Ramsès II. Ramsès II espérait récolter
le devoir moral fondamental qui prescrivait Est-ce pur hasard si une très spectaculaire illus- auprès des dieux le fruit de
qu’un fils dût restaurer les monuments funérai- tration se trouve dans la tombe de Néfertari ? sa piété filiale. Ci-dessus :
res de son père. A son père Séthi Ier, Ramsès II Une divinité à tête de bélier portant le disque peinture de la tombe de
rendit le même service que celui-ci avait rendu solaire et enveloppée dans un linceul reçoit Néfertari (QV 66). A droite
au sien, Ramsès Ier, en parachevant son temple les soins de Nephtys et d’Isis. Deux légendes de Néfertari, figurée dans
funéraire d’Abydos. Il espérait que Séthi I er , affrontées se répondent et se complètent. L’une une attitude d’adoration,
désormais divinisé, toucherait un mot de sa forme une colonne sous les bras de Nephtys : les déesses Nephtys et Isis
© MATTES René/hemis.fr © Araldo De Luca.

piété filiale aux grandes divinités. Lesquelles « Osiris se trouve au repos en tant que Rê. » L’autre protègent une divinité
l’en récompenseraient en lui accordant un forme une colonne sous les bras d’Isis : « C’est Rê à tête de bélier enveloppée
règne long et prospère. Point de hasard si ces qui se trouve au repos en tant qu’Osiris. » Bien sûr, dans un linceul.
belles intentions furent particulièrement affir- l’expression « au repos » est une métaphore
mées à Abydos. C’était la ville sainte d’Osiris euphémique, l’euphémisme visant à annihiler
dont le mythe complexe mettait en exergue les toute connotation négative possible de l’immo-
soins apportés par Horus à son père Osiris bilité impliquée. Se trouver « au repos » s’agis-
mort, et grâce auxquels celui-ci revivait en défi- sant d’Osiris, c’est tout simplement être inactif
nitive à travers celui-là. Le mythe fournissait pour avoir été assassiné par son frère Seth. Se
donc un parangon prestigieux à la succession trouver « au repos » s’agissant de Rê, le Soleil,

hors-sérien l 67
“L’ouverture de

c’est tout simplement être inactif pour être dans


la phase nocturne pendant laquelle il cesse
d’illuminer la terre. Mais la notion même de
« repos » implique un état intrinsèquement tran-
sitoire, auquel les deux dieux peuvent l’un et
l’autre mettre fin en jouant chacun sur sa capa-
cité spécifique : pour Osiris, la capacité de
renaissance dans le monde souterrain, s’il sur-
monte la mort grâce aux rites appropriés dont
bénéficie son cadavre ; pour Rê, la capacité de
réapparition à l’est de l’horizon céleste, s’il sur-
monte les obstacles de son périple nocturne,
grâce à ses alliés divins – dont Seth – confortés
dans leurs tâches par les rituels.
Pour les Egyptiens, l’union de ces deux capa-
cités était moins une addition qu’une synergie,
chacune d’elles bénéficiant de l’espace propre
à l’autre. Rê traverse le monde souterrain la
nuit, et Osiris revit comme astre solaire le jour.

UNE MOSAÏQUE DE CULTES


Les soins portés aux temples, Ramsès II ne les
limita guère à Abydos, loin de là. C’est sans
conteste le pharaon d’Egypte dont les cartou-
ches ont été le plus souvent inscrits dans les tem-
ples, manifestant ainsi le soin qu’il portait à la
religion. Certes, cette exubérance graphique
peut être en trompe-l’œil dans la mesure où, à
plusieurs reprises, il s’est contenté d’accaparer
l’œuvre de ses prédécesseurs, profitant des mar-
rons que d’autres avaient tirés du feu. Cela posé,
ces quelques cas ne doivent pas dissimuler la
kyrielle de sanctuaires qu’il a dressés, ou au
parachèvement desquels il a apporté une contri-
bution décisive. Sur tout le territoire traditionnel
de l’Egypte, en passant par les temples de Kar-
nak, de Louxor, d’Héracléopolis, de Memphis et
bien d’autres encore, mais aussi dans ses exten-
sions au nord, à Byblos et en Syro-Palestine, à
l’ouest, jusqu’à El Alamein, et au sud, en Nubie, il
a multiplié à l’envi les témoignages de son inlas-
sable activité au bénéfice du culte des dieux.
Plus encore, c’est une ville entière que Ram-
sès II fit advenir dans le Delta oriental, sous le
nom de « Pi-Ramsès-aux-grandes-victoires ».
Bien que présentée comme réplique de Thèbes,
elle illustrait en fait ses goûts religieux person-
nels. Y tenaient bonne place des divinisations de
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

l’Egypte à une culture levantine globalisée.”

la personnalité royale sous les désignations promouvoir, au côté d’Amon, de Rê-Horakhty


« Souverain des souverains », « Rê des souve- et de Ptah, comme divinité éponyme des qua-
rains », « Le divinisé », « Montou dans les deux tre armées égyptiennes. Grâce à toutes ces bon-
pays », « Aimé d’Atoum », « Le grand ka (“double”) nes manières, il prétendait avoir avec lui des
de Rê-Horakhty ». Elles se matérialisaient dans relations privilégiées. Et quand le pays hittite
des colosses auxquels un culte était consacré menaça de dépérir parce que Seth avait décidé
dans toute l’Egypte. D’où ces représentations de n’y plus faire pleuvoir, le pharaon se vanta
pour nous étonnantes où Ramsès II officie de l’avoir imploré avec succès pour obtenir le
devant ses propres effigies. En d’autres lieux et retour du bon ordre météorologique.
époques,onparleraitdecultedelapersonnalité!
Dans Pi-Ramsès, il y avait bien un temple MODE LEVANTINE
d’Amon-Rê, mais relégué à son occident. Le Que Ramsès II ait dédié à la déesse syrienne
temple principal, au centre, n’était pas consacré Astarté un des principaux temples de sa capitale
au dieu thébain, mais à Amon-Rê-Horakhty- est très significatif de l’air du temps, marqué par
Atoum, une forme influencée par la théologie l’ouverture de l’Egypte à une culture levantine CULTE ROYAL
propre à Héliopolis, l’antique métropole reli- non pas véritablement mondialisée, mais à tout Page de gauche : colosse
gieuse. Que Ramsès II l’ait particulièrement le moins globalisée. Conséquence de politiques de Ramsès II dans le temple
favorisée est indiscutable. Cela posé, on pren- impérialistes précédentes, sous Amenhotep II et de Louxor. Ci-dessus : des
dra ses distances avec la thèse échevelée selon Amenhotep III, hommes, techniques, cultes, criosphinx (à corps de lion
laquelle il aurait ainsi voulu se réclamer du croyances et vocabulaires « asiatiques » s’étaient et tête de bélier) devant
schisme amarnien. En réalité, il n’eut pas la engouffrés en Egypte. Durant le long règne de la colonnade de la première
moindre sympathie pour Akhénaton qui Ramsès II, l’appropriation par l’Egypte de cette cour du temple d’Amon-Rê
demeurait stigmatisé sous l’infâme épithète culture levantine culmina au point de provoquer à Karnak. Entre les
« le déchu de l’Horizon d’Aton ». Par ailleurs, au une«reconfiguration»partielledesacivilisation. pattes, Ramsès II est figuré
nord de la capitale avait été édifié un temple On adapta des traités de magie ougaritiques sous les traits d’Osiris.
© Andrea Jemolo/Bridgeman Images. © MATTES René/hemis.fr © Musée égyptologique de Turin.

dédié à Ouadjet. Au sud, s’élevait le temple de pour élargir et rendre plus performant le savoir Ci-dessous : Stèle dédiée
Seth, et Astarté se manifestait à son orient. Ces nosologique traditionnel. Seth était représenté par le scribe royal Ramose
deux derniers cultes méritent l’attention. dans le costume asiatique de Baal, une divinité à la déesse Qadesh,
Seth, en tant que divinité représentant la force ougaritique que Ramsès II ne dédaigna pas de représentée entre les dieux
brutale qu’il faut assujettir, avait des cultes là où supplier dans la détresse d’un combat douteux. Min et Reshep, XIXe dynastie
menaçait le désordre de l’étranger, entre autres D’autres divinités levantines furent accueillies (Turin, Museo Egizio).
dans le nord-est du Delta, au débouché des en bonne place dans le panthéon égyptien, avec
accèsàlaSyro-Palestine.Or,c’estdecetterégion armes et bagages – au sens propre pour
qu’était originaire la famille de Ramsès II, et le Astarté à cheval, bardée d’une lance et
nom même de son père, Séthi, évoquait le dieu. d’un bouclier. Une gigantesque sta-
Anecdote piquante : l’examen de sa momie a pu tue représentait Ramsès II enfant,
faire croire que Ramsès II était roux, une carac- protégé par le dieu cananéen Hou-
téristique toute « séthienne », mais le doute sub- roun, sous forme de faucon. De fait,
siste. En tout cas, il fit ériger une stèle commé- il était souvent identifié à Shed, « le
morantlaquatrecentièmeannéedel’èredeSeth sauveur », un aspect d’Horus. Le
présenté comme un pharaon, quitte à réveiller le pharaon gratifia plusieurs de ses
trauma suscité par la domination des Hyksôs, enfants d’une insigne faveur, celle
eux aussi dévots de Seth. Mais celui-ci, au de partager avec ses chevaux et ses
demeurant qualifié d’« aimé de Horakhty », était chiens le privilège de porter un nom
salué pour son rôle de défenseur à l’avant de la évoquant la déesse Anat, sœur et
barque de Rê, un thème de la théologie hélio- amante de Baal à Ougarit, et promue
politaine. Par ailleurs, Ramsès Il avait fait de «filledeRê».Deuxdivinitéslevantines,
ce dieu familial un dieu national, jusqu’à le le redoutable guerrier Reshep et
“Les expressions de la piété personnelle
se multiplièrent sous le règne de Ramsès II.”
Qadesh, debout sur un lion, constituèrent une hautement spirituelles qui les tenaillaient – « Qui
triade avec Min, l’un des plus anciens dieux a volé ma marmite ? », « Dois-je acheter cet âne ? » –,
d’Egypte. Cela posé, cet exotisme religieux, par- mais aussi s’en remettaient à lui pour trancher
fois naïvement perçu comme participant d’un dans des affaires de droit, surtout lorsque étaient
programme œcuménique quand il n’était en fait en jeu des questions de propriété. Qui plus est,
que la soumission à l’air du temps, ne doit pas même le pharaon recourait occasionnellement à
masquer que c’est sous Ramsès II que s’affirma l’oracle pour prendre des décisions. Ainsi Ram-
l’une des plus importantes mutations dans les sès II s’en remit-il à lui pour nommer le grand
croyances proprement égyptiennes. prêtre d’Amon Nebouenenef. Un tel exemple se
pose en jalon sur un itinéraire qui allait mener à
DIVINITÉS DE CŒUR la théocratie à la fin de la XXe dynastie.
Aux hautes époques de l’Ancien et du Moyen Le changement affectait donc la conception de
Empire, prévalait la croyance en un ordre social l’autorité politique, mais aussi celle du rapport
capable à lui seul d’assurer la justice par le châti- de l’homme au divin. Sans renier les expres-
ment de ceux qui le transgressaient et la récom- sions religieuses collectives, on préférait pour
pense de ceux qui le respectaient, tandis que mener sa vie s’en remettre à des relations per-
les dieux se tenaient en retrait de la création, se sonnelles. Elles impliquaient, d’une part, la
contentant d’en maintenir les grands principes fidélité et le service de l’individu, et, d’autre part,
depuis les cieux. Au Nouvel Empire, se dessine la réceptivité et la complaisance de la divinité
une nouvelle conception qui met en doute la élue qu’il avait mise « dans son cœur ». Elle était
© Andrea Jemolo./Bridgeman Images. © Gianni Dagli Orti/Aurimages. © Terence Waeland/Alamy Stock Photo/hemis.fr

capacité des institutions terrestres à maintenir censée écouter « les suppliques de celui qui faisait
l’ordremoraletluisubstituelerecoursàunedivi- appel à elle », et venir « à la voix de celui qui pro-
nité, voire plusieurs divinités d’élection, avec nonçait son nom ». Ces expressions dites de « la
laquelle ou lesquelles se nouent des relations de piété personnelle » se multiplièrent sous le règne
personne à personne. C’est précisément sous le de Ramsès II. Elles en vinrent même à s’immis-
règne de Ramsès II que s’affirme très ostensible- cer dans l’idéologie royale. Ainsi, dans le récit de
ment cette nouvelle conception. En témoignent la bataille de Qadesh, au moment le plus criti-
DIVINITÉ D’ÉLECTION ces hymnes où on en appelle à une divinité élue que où menaçaient la déroute et la mort, Ram-
En haut : Ramsès II pour sauver celui que lèse ou opprime une sès II abandonna les stéréotypes ronflants et
offrant un amoncellement société injuste et corrompue. Ils invoquent, par les trompettantes épithètes habituelles pour
de victuailles à la déesse exemple, « Amon-Rê, le vizir du pauvre. Il ne reçoit adresser à Amon une supplique où il avouait
Hathor, relief d’une pas le bakchich du coupable ». En témoignent humblement sa faiblesse et requerrait son
chapelle du temple de aussi certains choix de vie, tel celui de Samout secours, arguant que sa fidélité ne saurait lui
Ramsès II à Abydos. qui, par un « acte de consécration de soi », préfi- valoir un mauvais sort. Oubliés, la pompe et
Ci-dessus : Ramsès II gurant une pratique tardive, remet tous ses l’apparat de Pharaon ; le voici, comme le plus
recevant le fléau, un des biens à la déesse Mout pour qu’elle consente à humble de ses sujets quémandant le salut de sa
insignes royaux, de la main l’accueillir en son domaine, à l’abri des désor- divinité d’élection, en l’occurrence Amon.
d’Amon-Rê en présence de dres et de la fureur du siècle. En témoigne encore Celui-ci bien entendu répondit favorablement.
Mout et de Khonsou, relief l’extension de l’oracle sollicité, fonctionnant Comme le vent du Nord apportait le rafraîchis-
dans la salle hypostyle comme seconde instance judiciaire. Au cours sement de son doux souffle, il intervint pour
du temple de Karnak. Page des nombreuses fêtes qui rythmaient le calen- inverser l’issue de la bataille. 3
de droite : Mout allaitant drier, la statue du dieu, placée sur une barque
Séthi Ier, relief du temple de portéeparlesprêtres,quittaitl’obscuritédusanc- Pascal Vernus est directeur d’études émérite
Séthi Ier à Abydos. tuaire et était offerte à la dévotion du bon peu- à l’Ecole pratique des hautes études à la Sorbonne
ple. C’est à ces occasions que le dieu rendait ses où il était titulaire de la chaire d’égyptologie.
oracles en signifiant à travers les mouvements Il est l’auteur notamment d’un Dictionnaire amoureux
de cette barque. Nombre de particuliers lui sou- de l’Egypte pharaonique (Plon, 2009) et des Dieux
mettaient non seulement les interrogations égyptiens expliqués à mon fils (Seuil, 2009).

70 l nhors-série
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L nhors-série
T
EMPLE DE MILLIONS D’ANNÉES Sur la rive occidentale de Thèbes, le Ramesseum se dresse à la lisière
des terres agricoles et du piémont de la chaîne libyque (ci-dessus, à gauche). Le temple principal de ce vaste complexe
présente un plan classique (page de gauche, en enfilade : la première cour, qui abritait le colosse de Ramsès et celui
de sa mère, la seconde cour, que bordaient colonnes et piliers osiriaques [ci-dessus, à droite], la salle hypostyle et le sanctuaire).

Mille ans de plénitude


Il fallait à la grandeur d’un règne un monument, du vivant
du pharaon et après sa mort. Le « temple de millions d’années »
de Ramsès II est à l’image de son bâtisseur. PAR CHRISTIAN LEBLANC

L
ieu où était glorifié le culte royal et Sur la rive occidentale de Thèbes, le pylônes, cours à portiques, salles hypo-
magnifiée la fonction de Pharaon « temple de millions d’années » connu styles et sanctuaire. Dans son état initial,
au Nouvel Empire (vers 1550- depuis Jean-François Champollion sous le le saint des saints comportait des chapel-
1070 avant J.-C.), le « temple de millions nom de Ramesseum a été construit par les secondaires, un complexe osirien et
d’années » était une sorte de conserva- l’un des plus illustres pharaons du Nouvel un autre solaire. Devant le second pylône,
toire de la grandeur d’un règne. Par son Empire : Ramsès II. Ce vaste complexe, se dressait jadis un imposant colosse de
architecture comme par son iconogra- implanté à la lisière des terres agricoles Ramsès II divinisé, haut de près de dix-
phie, il devait pérenniser l’image quasi et du piémont de la chaîne libyque, est huit mètres et pesant pas moins de mille
divine de son constructeur et perpétuer aujourd’hui en partie ruiné, mais sa super- tonnes. Il portait le nom de « Soleil des
sa mémoire pour l’éternité. De son vivant, ficie d’antan est estimée à près de dix hec- Princes » et était l’objet d’un culte, tout
le roi y était célébré lors de ses jubilés et tares. D’un plan très proche de celui de comme celui de la mère du roi qui se trou-
des autres fêtes qui scandaient l’année. Ramsès III qui, à Médinet Habou, s’inspira vait à proximité.
Il y faisait l’objet d’un véritable culte de son « ancêtre », ses composantes en Au sud de la première cour, subsistent
auquel était rattaché un clergé spécifi- étaient en revanche beaucoup plus éten- les vestiges du palais royal, où le souve-
que. A la mort du souverain, le « temple dues. Il comprenait, du temps de sa splen- rain pouvait se rendre lorsqu’il séjournait
de millions d’années » rejoignait les biens deur, un temple principal d’une architec- à Thèbes. Il ne s’agissait cependant pas
de la Couronne. Il continuait de fonction- ture élégante, un édifice de culte dédié d’une résidence temporaire, mais d’un
ner sous ses successeurs et d’être entre- à Mouttouya (mère du roi) et à Néfertari lieu uniquement associé à des cérémo-
tenu, voire restauré selon les besoins. Un (grande épouse royale), des aménage- nies spécifiques et à caractère officiel qui
culte funéraire y était alors mis en place, ments portuaires, un bassin et des jardins, se déroulaient dans l’enceinte du temple.
ce qui a souvent fait croire, à tort, que ces et enfin un important ensemble de bâti- Ce palais de fonction, dont on devine par
temples n’avaient que cette vocation. ments en brique de terre crue à l’intérieur le plan conservé la salle de réception et la
Lorsqu’ils disparaissent à la fin du Nouvel desquels se déroulait la vie administra- salle du trône, présentait une large ouver-
Empire, après l’extinction du culte royal, tive, économique, juridique et sociale. ture en façade, désignée sous le terme de
ces mémoriaux seront placés, à Thèbes, Deux murs d’enceinte entouraient l’aire « fenêtre d’apparition », d’où Ramsès II
sous l’autorité du clergé d’Amon de Kar- sacrée à laquelle on accédait depuis l’est, pouvait, lors de circonstances particuliè-
nak et parfois repris, comme le Rames- après avoir franchi une porte monumen- res, promouvoir publiquement un fonc-
seum, pour y organiser une nouvelle ges- tale, aujourd’hui disparue. Le plan de l’édi- tionnaire ou remettre de somptueuses
tion sur son périmètre. fice est classique, comprenant parvis, récompenses aux dignitaires les plus

hors-sérien L 73
Période intermédiaire (vers 1080-
713 avant J.-C.), le Ramesseum va être
désormais placé sous l’autorité adminis-
trative du clergé d’Amon de Karnak. Dans
son complexe économique notamment,
méritants. Jouxtant le palais officiel à l’ouest et au sud, des vestiges de sphinx se dressent alors des centaines de conces-
l’ouest, un long corridor permettait différents ont pu être identifiés, et renfor- sions funéraires, qui progressivement
d’atteindre les appartements privés. cent l’idée que ceux-là devaient représen- vont empiéter sur l’espace séparant les
De nombreuses dépendances en brique ter le roi sous l’apparence d’un lion à tête épais murs de clôture, là où, jadis, avaient
crue se partageaient l’étendue du secteur humaine (androsphinx). été aménagées de larges voies proces-
administratif et économique qui occupe La fondation royale, gérée par un gou- sionnelles bordées de sphinx. Si ce sont
trois des côtés du temple. Du côté sud, verneur nommé par le roi, disposait d’un d’abord des membres éminents de la
une école y avait été installée, de même personnel qui devait répondre aux multi- famille royale des Osorkon et des Takélot
quedescuisines,boulangeries,desécono- ples tâches. On y comptait un directeur du qui se font inhumer autour du sanctuaire,
© Insight. © The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the British Museum. © cliché copyright Christiane Hachet.

mats et des ateliers. Au nord et à l’ouest, Trésor, de nombreux scribes, des inten- peu à peu, ce seront d’humbles familles de
se dressaient des entrepôts et celliers où dants divers, des responsables pour les prêtres qui occupent une charge dans les
étaient stockés les produits venant des services économiques et administratifs. temples de la région. Tombes et chapelles
domaines agricoles de la Couronne ou de Des collèges de prêtres étaient égale- en brique de terre crue sont le plus sou-
tributs des contrées étrangères. A l’inté- ment en charge des activités religieuses vent construites avec le matériau disponi-
rieur de ces bâtiments voûtés étaient et liturgiques qui avaient lieu quotidien- blesurplace. Les anciens magasins, les cui-
emmagasinés le vin, l’huile, les graisses, nement. A ces fonctionnaires en poste sines et autres dépendances sont soumis
les céréales, les légumes, viandes ou pois- intra-muros, s’ajoutaient ceux qui tra- à ces modifications et à la nouvelle fonc-
sons séchés, nécessaires pour la prépara- vaillaient sur tous les domaines royaux tion désormais imposée aux lieux. La ges-
tion des offrandes divines mais également appartenant au Ramesseum, tant dans le tion officielle de ce vaste cimetière est
consommés par le personnel de l’institu- nome thébain que dans d’autres régions confiée à un personnel sacerdotal spécifi-
tion, voire remis, sous forme de salaire en du royaume où se trouvaient notamment que qui ordonne les funérailles et entre-
nature, aux artisans et fonctionnaires les vignobles et les oliveraies. Si l’on s’en tient le culte des « glorifiés ». Suivant
chargés des travaux de creusement et de tient aux chiffres des sources ramessides le rang des personnages enter-
décoration des tombes royales. Près de pour les temples de Médinet Habou ou rés, les tombes-chapelles
ces magasins, se dressait une longue salle encore de Tell el-Yahoudieh, il devait sont plus ou moins
à colonnes, le « Trésor-annexe ». Vers le s’agir de quelques milliers à quelques luxueuses ou spacieu-
nord-est, non loin de luxuriants jardins, dizaines de milliers de personnes. Le ses. Les défunts les
devaient se trouver les logements des prê- Papyrus Harris I détaille le nombre de tra- moins bien pour-
tres affectés aux cultes célébrés sur place. vailleurs qui étaient au service de l’institu- vus se voient attri-
Cette zone, très bouleversée par l’exten- tion de Médinet Habou : soixante-quatre buer des sépul-
sion des cultures dont la limite atteint mille quatre cent quatre-vingts hommes tures aména-
désormais le premier pylône, n’a pu être répartis entre le temple et les domaines gées dans
jusqu’à présent fouillée. qui lui appartenaient ! les anciens
A l’occasion de liturgies solennelles, les La fin de l’époque ramesside (de Ram- murs
prêtres empruntaient les larges voies pro- sès IX à Ramsès XI) marque l’effondre-
cessionnelles bordées de sphinx situées ment des activités sacrées et profanes
entre les deux murs d’enceinte du temple. dans le « château d’Ousermaâtrê-Setep-
Celle du nord, entièrement dégagée ces enrê » (nom de couronnement de Ram-
dernières années, a notamment révélé sès II). Pillé et saccagé, le temple, dans
d’intéressants vestiges venant confirmer lequel le culte royal et divin a été aban-
qu’une centaine de sphinx-chacals en donné, s’est vidé de ses desservants.
grès, à l’image d’Anubis couché sur une Transformé en une immense nécropole
chapelle, bordaient cette longue allée. A sacerdotale dès le début de la Troisième

74 L nhors-série
ramessides, puis bloquées à l’aide de quel-
ques grosses briques. D’autres sont inhu-
més en surface ou ensevelis dans des
caveaux souterrains, auxquels on accède
parunpuitscreusédansleconglomératdu
piémont de la montagne thébaine. Sarco-
phages et cartonnages, serviteurs funérai-
res (ouchebtis), papyrus et pseudo-vases
canopes en constituent le plus souvent les
seuls éléments, avec quelques poteries.
On est très loin des solennelles funérailles
d’antan. Mais le culte des morts n’a pas,
pour autant, perdu sa place ni son impor-
tance. Il se déroule devant la tombe et à
ciel ouvert pour les plus pauvres, ou, pour
les plus privilégiés, dans de petites chapel-
les comprenant stèles commémoratives
et tables d’offrandes. Des statues divines vrai que l’époque n’est plus aux compro- archéologique française de Thèbes-
en terre crue, badigeonnées de couleurs, mis ni aux syncrétismes que pouvait Ouest (MAFTO/CNRS) en partenariat
délimitent parfois les emplacements funé- encore offrir, quelques siècles plus tôt, avec l’Association pour la sauvegarde du
raires, comme on peut le voir dans la lon- l’ancienne religion pharaonique. Doréna- Ramesseum (ASR) et le Centre d’étude et
gue salle du « Trésor-annexe » du temple. vant, les effigies « païennes » mutilées de documentation sur l’ancienne Egypte
Le Ramesseum va alors connaître ses sont même parfois détruites. Celles plus (CEDAE, ministère du Tourisme et des
premières mutilations. Les sphinx qui provocantes encore par la démesure de Antiquités de l’Egypte) qui ont la charge
bordent la voie processionnelle sur les leur symbole, comme les monumentales de l’exploration systématique et des tra-
trois côtés du temple sont débités dès la images pétrifiées du roi-dieu, sont débi- vaux de restauration et de valorisation de
Troisième Période intermédiaire. Aux tées, voire abattues. Sans doute est-ce ce site prestigieux, inscrit par l’Unesco au
époques ptolémaïque et romaine, on d’ailleurs au cours de cette turbulente patrimoine culturel mondial. 3
portera atteinte directement aux parois, séquencedel’histoireduRamesseumque
colonnes et piliers du temple. C’est avec furent jetées à terre plusieurs statues de Christian Leblanc est directeur
des centaines de blocs provenant du Ramsès II – dont le célèbre colosse qui se de recherche émérite au CNRS,
Ramesseum que furent édifiés, sous Pto- dressait devant le montant sud du second responsable de la Mission archéologique
lémée VIII puis Antonin le Pieux, les agran- pylône – et décapités les piliers osiriaques française de Thèbes-Ouest et président
dissements du petit temple de Médinet qui ornaient, à l’origine, les portiques du de l’Association pour la sauvegarde
Habou consacré aux dieux primordiaux péristyle de la seconde cour. du Ramesseum (www.asramesseum.org).
(Djeset-Set de Djêmé). Après le passage des savants de Bona-
Vers les VIIe-VIIIe siècles de notre ère, un parte (1799), les expéditions scienti-
sursaut de vie religieuse reprendra cepen- fiques de Jean-François Champollion et COLOSSAL
dant au Ramesseum, lorsque les chré- Ippolito Rosellini (1828-1829) puis de Page de gauche, en haut : restitution
tiens vont prendre possession de la mon- Karl Richard Lepsius (1842-1845), les pre- 3D du colosse de Ramsès II, « Soleil
tagne voisine, et s’installer dans les mières fouilles conduites au Rames- des Princes », qui se dressait dans la
anciens sanctuaires pharaoniques désaf- seum remontent à 1895-1896. Effec- première cour du Ramesseum. En
fectés. Le temps est aux monastères et tuées par une équipe anglaise dirigée bas : le « Jeune Memnon », buste d’un
aux églises. Dans le temple de Ramsès II, par William Matthew Flinders Petrie et des deux colosses de Ramsès II
comme dans d’autres temples mémo- James Edward Quibell, elles permirent qu’abritait la seconde cour (Londres,
riaux, des aménagements, mais aussi des de glaner un certain nombre de vestiges, The British Museum). En haut :
martelages et des graffitis, sont contem- aujourd’hui dispersés dans divers le colosse fracassé de Ramsès II, vu
porains de la réutilisation des lieux. Il est musées. Depuis 1991, c’est la Mission depuis la grande salle hypostyle.

hors-sérien L 75
Le roman de la momie
Elle devait être sa « demeure d’éternité » dans la Vallée
des Rois, il n’en profita que brièvement. Après une longue
période d’abandon, la tombe de Ramsès II livre une partie
de ses secrets. PAR CHRISTIAN LEBLANC

A u tout début de son règne, Ram-


sès II se rendit à Thèbes pour pré-
sider les funérailles de son père,
SéthiIer,maisaussipourreprendreoumet-
son règne, « le treizième jour de la saison
Peret (hiver) », pour choisir l’emplacement
propice et entamer la roche avec « un pic
d’argent », à l’endroit où devait être creu-
en un fin bas-relief de scènes colorées
représentant Ramsès II officiant devant
diverses divinités de l’au-delà, mais éga-
lement ornées de magistraux recueils
© NPL-DeA Picture Lib./Bridgeman Images. © Kenneth Garrett.

tre en chantier un certain nombre de tra- sée la future sépulture du roi. funéraires que l’on réservait aux seuls
vaux comme il était de coutume lors d’une Après cette inauguration officielle, les immortels résidents de cette auguste
succession. Il y avait d’abord ceux qu’il artisans de Deir el-Medina, chargés de nécropole. C’est ainsi que d’un corridor à
convenait d’achever, comme la grande creuser et de décorer les tombes royales, l’autre, on pouvait y voir, les Litanies du
salle hypostyle du domaine d’Amon à Kar- purent commencer le chantier. Un docu- Soleil, le Livre des Portes, le Livre de ce qu’il
nak, mais il y en avait d’autres à program- ment daté de l’an 10 et faisant allusion à y a dans l’autre monde, le rituel de « l’ouver-
mer, notamment à l’Occident de la ville, une livraison d’outils semble d’ailleurs ture de la bouche », le Livre de la Vache
comme ceux de son « temple de millions indiquer que l’on y travaillait encore, et ce du Ciel ou encore certaines séquences
d’années » et de sa tombe, qu’il était prévu n’est que quelques années plus tard que du célèbre Livre des Morts encore appelé
d’aménager dans la Vallée des Rois, que ce profond hypogée, long de près de cent Livre pour sortir au jour.
l’on appelait alors « le Grand Pré » (Sekhet soixante-dix mètres, comprenant plu- Au cours de l’été 1213 avant notre ère,
Aat). C’est ainsi que par un texte écrit sur sieurs corridors, une antichambre, une lorsque disparut le roi après soixante-
un tesson (ostracon) retrouvé au Rames- vaste salle funéraire bordée de deux porti- six ans d’un règne qui semblait avoir été
seum, nous apprenons qu’une cérémonie ques et complétée par plusieurs annexes, plutôt prospère, de grandioses funé-
avait eu lieu dans la nécropole en l’an 2 de fut enfin prêt. Ses parois étaient décorées railles furent organisées par son fils et

76 l nhors-série
successeur Mérenptah. Une longue pro- dont la vocation, tout au long du Nouvel relatif à l’état des tombes, il s’agira d’en
cession s’achemina alors depuis le Nil jus- Empire (vers 1550-1070 avant J.-C., sous sortir les momies, de les restaurer et de les
qu’à la nécropole, et la momie de Ramsès les XVIIIe, XIXe et XXe dynasties), était éga- pourvoir d’un nouveau cercueil. Celle de
II gagna sa « demeure d’éternité ». Proté- lement économique et administrative. Ramsès II sera d’abord transférée provi-
gée sans doute par un ensemble de cer- Cette situation de crise, qui allait s’ampli- soirement dans la tombe de Séthi Ier, où
cueils en or et placée dans un sarcophage fier au cours des règnes suivants, abou- elle restera près de quatre ans. Ensuite,
en calcite, elle allait reposer là, entourée tirait finalement à une sorte d’anarchie avec une quarantaine d’autres dépouilles
d’un prodigieux équipement funéraire. locale. Sous le règne de Ramsès IX jusqu’à royales, elle rejoindra, sous le sceau du
Pour un temps apparemment illimité… celui de Ramsès XI, dans un contexte sin- secret, une « cachette » située dans une
gulièrement dégradé et où sévissent de vallée proche du cirque de Deir el-Bahari.
À L’ABRI DES PILLAGES violents troubles aggravés par un climat Trois procès-verbaux inscrits sur le cou-
Un document datant du règne de Ram- de corruption, les nécropoles royales, vercle du cercueil en bois de cèdre dévolu
sès III, connu sous le nom de Papyrus de comme les temples de la rive gauche de à Ramsès II attestent que les étapes de
la grève, nous apprend pourtant qu’en Thèbes, sont victimes de pillages inten- cette opération furent planifiées sous les
l’an 29 de ce roi, une première tentative sifs. L’autorité royale s’est effondrée et ce règnes de Hérihor, grand prêtre d’Amon,
de violation de la sépulture de Ramsès II sont désormais les grands prêtres d’Amon et du roi Siamon.
eut lieu. Si les profanateurs avaient tenté qui, en accédant au trône, vers 1070 avant Pendant plusieurs siècles après ces évé-
de débloquer son accès, ils furent cepen- notre ère, vont avoir la lourde responsabi- nements insolites, la Vallée des Rois resta
dant arrêtés par la police de la nécropole lité de rétablir l’ordre dans les affaires du silencieuse, comme abandonnée. Elle ne
et très certainement châtiés. royaume. La première mesure prise sera sortit de l’oubli qu’aux époques gréco-
Ce « fait divers », qui intervient quelque de mettre à l’abri les momies royales qui romaine et copto-byzantine. Sous les Pto-
soixante ans après la mort de Ramsès II, ont été profanées. Après des commissions lémées, dès le IIIe siècle avant notre ère,
s’inscritdansuncontextesocialquisemble d’enquête et l’établissement d’un constat et jusqu’à plus tard encore, un véritable
avoir été particulièrement tendu. En effet,
les artisans royaux, qui n’avaient plus reçu
leurs salaires en nature depuis plusieurs LE GRAND PRÉ En haut : la Vallée des Rois. Dès l’an 2 de son règne, Ramsès II
décades, s’étaient mis en grève et, non y avait lancé le chantier de construction de sa tombe. Dix à douze ans de travail
satisfaits des réponses du pouvoir en furent nécessaires à sa réalisation. Page de gauche : la momie de Ramsès II
place, allaient jusqu’à manifester aux por- (Le Caire, Musée national de la civilisation égyptienne). Menacée de destruction
tes des « temples de millions d’années », par la prolifération de champignons et l’invasion de bactéries, elle fut autorisée
destinés à la célébration du culte royal, et par décret présidentiel égyptien à venir à Paris, en 1976, pour y être restaurée.

hors-sérien l 77
tourisme culturel s’empare de la nécro-
pole. Pas moins d’une douzaine de tom-
bes sont alors visitées, dont celle de Ram-
sès II sur l’une des parois de laquelle se
lisent les noms de Deilos, d’Heraklios,
d’Echeboulos, originaire de Rhodes, ou
encore d’un certain Selaminiôn, venu
de Chypre. C’est déjà au cours de ces épo-
ques, et même encore après, que des
pluies torrentielles déferlèrent dans la
nécropole, envahissant ou masquant de
sédiments de nombreuses tombes. Celle
de Ramsès II, victime d’une douzaine de
pluies, fut obstruée, suite à ces intempé-
ries, jusqu’à la plus profonde de ses salles.

À LA POURSUITE
DE LA MOMIE
Si son emplacement figure dans la car-
tographie de la Vallée des Rois établie
en 1799 par les savants de Bonaparte, il architecte un premier plan complet et fia- vapeur, le Menshieh. La momie de Ram-
faudra cependant attendre 1817 pour que ble du tombeau. Si, comme ses prédéces- sès II, après un long sommeil, venait de
l’on commence à s’intéresser vraiment à seurs, son but était visiblement de retrou- réapparaître à la lumière !
la sépulture du grand roi. Cette année-là, ver le sarcophage de Ramsès II, il dut mal- Quant à la tombe, il faut bien le dire, son
le consul d’Angleterre, Henry Salt, charge heureusement renoncer après avoir pra- déblaiement progressait plutôt lente-
l’un de ses agents, un certain Giovanni tiquéquelquessondagesinfructueuxdans ment. Si l’on sait que des fouilles y repri-
d’Athanasi surnommé Yanni, de procéder la chambre funéraire. rent entre décembre 1913 et janvier 1914,
à des fouilles en vue de retrouver le sarco- C’est quelque trente ans plus tard, en permettant à l’archéologue anglais Harry
phage royal. La difficulté de l’entreprise 1871, alors qu’elle était totalement Burton d’atteindre l’antichambre, il dut
n’est pas des moindres car il doit faire face oubliée, que des habitants de Gournah malheureusement faire face à une forte
à un mur de sédiments… Il tente néan- découvrirent de manière fortuite la pluie qui, faisant irruption dans la vallée,
moins courageusement, en quelques « cachette » royale où avaient été réinhu- l’obligea à interrompre brutalement ses
semaines, de dégager les premiers corri- mées les momies des illustres pharaons travaux. Chargées de sédiments, les eaux
© RIEGER Bertrand/hemis.fr © Cliché Yann Rantier/MAFTO-ASR.

dors, mais abandonne après avoir seule- du Nouvel Empire avec pas moins de cinq s’engouffrèrent à nouveau dans les corri-
ment déblayé une soixantaine de mètres. mille précieuses reliques qui avaient pu dors et continuèrent de dégrader la struc-
A leur tour, Jean-François Champollion et échapper au pillage. Peu enclins à le faire ture souterraine déjà très fragilisée par les
Ippolito Rosellini, présents dans la nécro- savoir, les frères Mohamed, Hussein et intempéries répétitives.
pole en 1829, s’efforcèrent de reprendre Ahmed Abdel Rassoul, protagonistes de Alors qu’entre 1917 et 1922, Howard
ce pénible travail mais ne poussèrent cette exceptionnelle trouvaille, exploitè- Carter explore plusieurs secteurs de la
l’exploration que jusqu’au quatrième rent ce trésor pendant une bonne décen- nécropole, il y entreprend également des
corridor, là où s’enfonce un profond puits. nie, avant que les autorités du Service des fouilles tant à l’intérieur que dans les para-
Dans leur sillage, se profilera encore antiquités ne remontent le filon et ne met- ges immédiats. Au cours de ses recher-
Karl Richard Lepsius qui, à la tête d’une tent un terme à ce trafic qui s’était révélé ches, il fera la découverte de quelques
expédition scientifique prussienne, pros- jusque-là très lucratif. En plein mois de vestiges du mobilier funéraire de Ram-
pectera la tombe en 1844. Perspicace et juillet 1881, les cercueils et leurs occu- sès II, qui viendront grossir par la suite
enthousiaste, celui-ci parvint non sans pants quittèrent Thèbes sous les youyous les collections égyptiennes du Metropo-
peine à se glisser sur les déblais jusqu’à funèbres des femmes du village, pour litan Museum de New York et du British
la dernière salle et fit dresser par son rejoindre Le Caire à bord d’un bateau à Museum de Londres.

78 l nhors-série
CACHETTE ROYALE A gauche : le complexe de Deir el-Bahari,
dans la nécropole thébaine. C’est dans une vallée voisine (ici, à gauche
du complexe) qu’au Xe siècle avant J.-C. une quarantaine de momies
royales, dont celle de Ramsès II, furent mises à l’abri des pillages dans
une « cachette ». Celle-ci ne fut découverte que fortuitement quelque
trois mille ans plus tard, en 1871. Ci-dessous : parmi les objets
découverts dans la tombe de Ramsès II (KV 7), on compte une tête
de guépard provenant du lit funéraire royal (à gauche) et une
tête d’ouchebti, serviteur funéraire, évoquant Ramsès II (à droite).

En 1938, Charles Maystre, en quête d’un d’Etat, et en présence d’Alice Saunier- reprendre le déblaiement là où il avait été
livre funéraire reproduit sur les parois de Seïté, secrétaire d’Etat aux Universités, arrêté en 1938, il fallut d’abord faire appel
certaines tombes de la Vallée des Rois, elle est ensuite dirigée vers le musée de à des ingénieurs et techniciens du Labo-
pénètre encore dans celle de Ramsès II et l’Homme où pas moins de cent trois méde- ratoire central des ponts et chaussées
dégage la première annexe latérale qui cins et chercheurs examineront la vénéra- (LCPC) et du Centre d’études techniques
borde, à droite, la chambre funéraire que ble dépouille. Elle prend ensuite le che- de l’équipement (CETE) de Bron pour pur-
les anciens Egyptiens désignaient sous le min du Centre d’études nucléaires de ger de grandes aiguilles de pierre qui se
nom générique de « maison de l’or ». Saclay où, pour la préserver durablement, dressaient dans la chambre funéraire,
Pendant de nombreuses années, sans elle subit un rayonnement gamma au puis conforter à l’aide d’ancrages les par-
sombrer dans une désaffection définitive, cobalt 60. Le 10 mai 1977, guérie de tous ties les plus dangereuses de la voûte qui
la tombe de Ramsès II n’est plus au pro- ses maux, la momie de Ramsès II regagne servait de toiture. Ces périlleuses opéra-
gramme d’une quelconque recherche. enfin l’Egypte. Aujourd’hui, partiellement tions achevées, il fut alors permis de com-
En 1976, en revanche, son antique pro- protégée par un suaire de lin, elle est pré- mencer la fouille, en 1994, par l’anti-
priétaire, le « héros de Qadesh », est à sentée avec un souci de respect au Musée chambre, dont les trois quarts de la sur-
l’honneur à Paris. Une magnifique exposi- national de la civilisation égyptienne face étaient encore envahis par une très
tion lui est consacrée au Grand Palais et (NMEC), tout récemment inauguré à Fos- épaisse couche d’alluvions. Pendant ce
rencontre un immense succès. C’est à la tat, l’un des quartiers historiques du Caire. dégagement, apparurent plusieurs vesti-
suite de cette exceptionnelle manifesta- ges de l’équipement funéraire de Ram-
tion culturelle que l’on se préoccupe de la DANS LES COULOIRS sès II, dont de beaux fragments de réci-
momie du roi. Après la découverte de la DU TEMPS pients en calcite. D’autres, dans le même
« cachette » royale, elle avait été rapatriée En revanche, ce n’est qu’en 1993 que matériau, révélèrent qu’ils appartenaient,
au musée du Caire. En mauvais état de l’activité archéologique est ranimée dans ceux-là, au sarcophage royal qu’avaient
conservation, elle nécessite des soins la tombe de Ramsès II, lorsque les autori- tant convoité les premiers explorateurs.
urgents. Un décret présidentiel égyptien tés de l’actuel ministère égyptien du Tou- Pas moins de trois campagnes de deux
autorise alors à la faire venir en France risme et des Antiquités confièrent à la Mis- mois suivirent entre 1995 et 1997 pour
pour y être traitée par les meilleurs labora- sion archéologique française de Thèbes- mener à bien, cette fois, le dégagement de
toires. Accueillie à l’aéroport militaire du Ouest (MAFTO) cette concession où un l’immense et chaotique chambre funé-
Bourget avec les honneurs dus à un chef laborieux travail reste à faire. En vue de raire, où l’on recueillit encore, éparpillés

hors-sérien l 79
malgré son pitoyable état de délabrement,
la tombe de Ramsès II avait pourtant dû
être somptueuse à l’origine, tant par ses
volumes que par son ordonnance archi-
tecturale. Dernière de la nécropole à avoir
reçu un décor en bas-relief, alors que cette
technique disparaîtrait ensuite pour être
supplantée par un relief « dans le creux »,
elle jouit d’un programme iconographi-
que encore bien conservé dans les corri-
dors, mais altéré sur les parois de certaines
chambres et annexes. On a finalement pu
l’identifier dans sa totalité. Si, désormais,
la réflexion porte sur un projet de valori-
sur toute la surface de la fosse, pas moins gros éclats de calcite ouvragés, dont cer- sation de ce célèbre tombeau royal, en
de quelque trois cents morceaux du sarco- tains étaient incrustés de pâte de verre vue de pouvoir un jour l’ouvrir au public, il
© Cliché Christian Leblanc. © Jean-Pierre TARTRAT/GAMMA. RAPHO. © Sandro Vannini, Laboratoriorosso - World Heritage Exhibitions.

phage, gravés souvent sur les deux faces bleue. L’assemblage des morceaux nous faudra d’abord en restaurer l’architecture
de vignettes et de textes colorés se rappor- confirma que c’était à cet endroit qu’avait comme le décor et, avant toute chose, ter-
tant au Livre des Portes, un recueil funé- pris place le réceptacle aux vases cano- miner l’impératif programme de conforte-
raire qui ornait déjà le sarcophage de pes du roi, certainement protégé jadis, en ment de la structure souterraine, qui a été
Séthi Ier, aujourd’hui conservé au Sir John surface, par une chapelle en bois doré. entrepris ces dernières années grâce au
Soane’s Museum de Londres. Si l’on connaissait jusque-là quelques généreux support technologique de la
Grâce à ces précieux indices, nous avions statuettes de serviteurs funéraires société Vinci Construction. Ce n’est que
maintenant la certitude que ce monument (ouchebtis) de Ramsès II, en bois, en cal- lorsque ces lourdes et coûteuses opéra-
de Ramsès II, en « albâtre égyptien », fra- caire ou en cuivre provenant probable- tions seront achevées qu’il sera vraiment
cassé probablement lors du pillage anti- ment de sa tombe et aujourd’hui conser- possible de rendre visite à l’auguste et
que de la tombe, et lui aussi d’apparence vés dans divers musées étrangers, celui noble « demeure d’éternité » de celui que
anthropomorphe, avait été conçu sur le que nous devions extraire des déblais de ses contemporains se plaisaient à appeler
modèle de celui de son père. Au centre de la chambre sépulcrale vint nous prouver le « Grand Soleil d’Egypte ». 3
la fosse, le sarcophage avait dû être posé qu’il en existait des exemplaires d’une
sur un lit funéraire en calcaire. Noyées exceptionnelle qualité. Bien que très
parmi les sédiments, deux superbes têtes fragmentaire, cette figurine en anhydrite DEMEURE D’ÉTERNITÉ
de guépards peintes en jaune en apportè- bleue, au regard presque souriant, évo- En haut : la chambre funéraire
rent la preuve, avec quelques fragments quait le roi pourvu d’une coiffe tradition- de la tombe de Ramsès II, avant son
d’un épais sommier. Ce furent hélas, les nelle, avec les traits du visage et du cobra déblaiement dans les années 1990
seuls vestiges exhumés de ce lit de pierre frontal soulignés en noir. par la Mission archéologique
sculpté, sans doute aussi brisé pendant la Il fallut encore huit autres campagnes française de Thèbes-Ouest. La fouille
profanation des lieux. archéologiques, entre 1998 et 2015, pour permit d’y mettre au jour le
Au fur et à mesure de sa progression, la parvenir au dégagement de la sépulture sarcophage en calcite de Ramsès II,
fouille nous réserva d’autres surprises jusqu’à une grande salle terminale, contre qui avait été fracassé en quelque
encore, comme cette cavité creusée soi- les murs de laquelle se trouvaient de lar- trois cents fragments. Dessous : Alice
gneusement dans la moitié droite de la ges banquettes à niches. Si, au cours de Saunier-Seïté, secrétaire d’Etat
salle. Son nettoyage révéla que les parois ces travaux, nous devions constater à quel aux Universités, examinant la momie
en avaient été peintes et qu’une trappe point les pillards avaient saccagé l’équipe- de Ramsès II au musée de l’Homme,
en pierre s’encastrait à l’origine dans le ment d’éternité royal, depuis le plus petit à Paris, le 11 novembre 1976.
cadre d’une margelle de section carrée, bibelot jusqu’au sarcophage dans lequel Page de droite : partie supérieure
taillée à même le sol. Elle était peu pro- avait reposé la momie de l’illustre souve- du cercueil de réinhumation
fonde. Nous découvrîmes à l’intérieur de rain, ce bilan nous révéla également que, de Ramsès II (Le Caire, NMEC).

80 l nhors-série
À TABLE ! Ci-contre : la préparation du gâteau-shayt, peinture de la tombe
du vizir Rekhmirê à Thèbes. Ci-dessus : relief figurant la nourrice Tia tendant
des petits pains à la princesse Ankhésenpaaton, XVIIIe dynastie (New York,
The Metropolitan Museum of Art). Page de droite : détail du cercueil
de Djedhoriufankh, XXIe dynastie (Londres, The British Museum).

UN FESTIN DE ROI
Si l’on ignore presque tout de la façon de préparer
les mets dans l’Egypte ancienne, on sait combien la table
du roi était opulente. PAR PIERRE TALLET

A la différence de la civilisation mésopotamienne, l’Egypte


ancienne ne nous a pas légué de recettes de cuisine qui ren-
draient plus facile la reconstitution des repas que l’on pouvait
poissons-bery non vidés des pêcheurs, poissons-imseka des terres
inondées, poissons-houtjen de l’embouchure de la rivière, pois-
sons-tepy du vivier, poissons-khepepen du réservoir ; cailles gras-
faire à la table du roi. Un unique document peut néanmoins don- ses, pigeons d’été, miel, huile alimentaire, graisse d’oie, crème,
© Araldo De Luca. © The Met Collection . © The British Museum, Londres, Dist. RMN-GP/The Trustees of the British Museum.

ner une idée du luxe qui y était déployé : il s’agit d’un passage du plusieurs jarres de résine ; mesures-geser de lait, fèves, lentilles,
Papyrus Anastasi IV (XIXe dynastie), qui donne des instructions pois, gourdes, coriandres, fèves libyennes, jarres de piquette pour
pour préparer le retour du roi dans sa capitale. Ce document énu- les serviteurs, bière de Kedy, vin de Palestine et tas de raisins. »
mère les très nombreux ingrédients nécessaires pour le nourrir Nous ignorons hélas la nature exacte d’une grande partie des
avec sa cour. L’extrême variété des denrées qui doivent être réu- différents éléments de cette liste, qui détaille successivement
nies à cette occasion contraste fortement avec ce qui était sans des variétés de pains et de gâteaux, des produits carnés, des
doute,àlamêmepériode,ladiètedelagrandemajoritédesEgyp- fruits, pour terminer par l’évocation de bétail, poissons et
tiens, constituée pour l’essentiel de céréales et de légumineuses. volailles, de condiments, légumes et boissons alcoolisées. Beau-
« LISTE DES DENRÉES QUE TU DOIS RÉUNIR : coup des noms qui apparaissent ici ne sont attestés que dans ce
– pains de bonne qualité : 1 000 pains-heret faits de farine- texte, ce qui rend presque impossible de les identifier plus préci-
tjeret ; 10 000 biscuits-ibeset, 2 000 pains-tjet, 1 000 pains-het, sément. Une exception est le gâteau-shayt, dont une scène
1 000 pains-pat ; – pains (ordinaires) : 1 000 pains-sesheret ; représentée plus d’un siècle plus tôt dans la tombe du vizir Rekh-
– pains de blé dur : 1 000 pains-kemeh, 1 000 pains-get, mirê à Thèbes (vers 1420 avant J.-C.) détaille les étapes de la pré-
10 000 pains-khepesh, 1 200 pains-sheben des Asiatiques ; paration. La pâtisserie est faite à base de souchets comestibles
– gâteaux-shayt : 100 paniers, 70 plateaux, 2 000 mesures-oipe ; (les rhizomes d’une plante de la famille du papyrus nommée
– 100 paniers de gâteaux-rehesh ; – 2 000 paniers de ages ; Cyperus esculentus, qui sont encore consommés aujourd’hui en
100 paniers de viande séchée, soit 300 pièces-degyt ; Espagne sous le nom de chufas). Ceux-ci sont broyés en poudre,
– 250 brassées d’entrailles ; – 60 mesures-geser de lait ; amalgamés à de l’eau, du miel et des dattes pour former une
– 90 mesures-gat de crème ; – 30 bols-gay de fèves ; – 100 tas pâte, avant d’être frits dans de la graisse. Cette « recette fossile »,
d’herbes pour la cuisine ; – 100 plateaux de fruits-hekhek ; qui peut facilement être réalisée de nos jours, donne une idée du
– 10 oies troussées ; – 40 oies terep rôties ; – 70 béliers ; goût que pouvaient avoir les Egyptiens du Nouvel Empire.
– 50 sacs-peder de raisins secs ; – 60 sacs-peder de grenades ; A l’instar de la liste citée plus haut, le mode d’élaboration de
– 300 ligatures de figues séchées et 20 paniers-kerehet de figues. cette pâtisserie permet de penser que, si les scènes de banquets
… Et encore : pain, bière, viande, gâteaux-shayt, gâteaux-rehes ; peintes dans les chapelles funéraires de cette période insistent
bœufs : bétail castré à courte corne de l’Ouest, veaux gras de la essentiellement sur la préparation des aliments sous forme de
province du Sud, de nombreux oiseaux, oiseaux-keni des marais ; grillades – sans doute pour des raisons religieuses, ce mode de
poissons-oudj du canal Sheni, poissons-beg du canal Peteri, pois- cuisson étant le plus odoriférant –, d’autres modes de cuisson,
sons-ioua et mulets de She, poissons-shena de Miour, perches commelafritureoulemijotagedesalimentsenmarmiteavecdes
séchées de Tjarou, poissons-bery du canal-nekhel de Nehesyt, condiments, étaient eux aussi très régulièrement pratiqués. 3

82 l nhors-série
© The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the British Museum.
AU CŒUR
DE LA MONTAGNE
La façade du grand temple
d’Abou Simbel. Elle
correspond à la transposition
d’un môle de pylône
creusé dans la falaise.
© travel4pictures / Alamy / Hemis.
Sur des épaules
de géants
PAR CHRISTOPHE BARBOTIN
Essentiellement pacifique, le règne de Ramsès II
a permis au souverain de laisser libre cours à ses ambitions
architecturales et de couvrir l’Egypte et la Nubie
de monuments d’un gigantisme et d’une élégance inégalés.
“Ramsès II n’a pas seulement fait
et enrichi le répertoire

O
n pourrait dire, en paraphrasant le plaçaient au sommet de la hiérarchie des maté-
moine de l’an mil Raoul Glaber, que riaux. On en utilisa de nombreuses variétés,
l’Egypte de Ramsès II se couvrit d’un mais la plus répandue était le granite rose
blanc manteau de temples. Aucun extrait des carrières de la première cataracte,
autre pharaon n’a laissé autant de marques près de la moderne Assouan. Le bois d’œuvre,
architecturales que ce pharaon. Même Amen- en revanche, pouvait poser un problème. Aca-
hotep III, un siècle plus tôt, n’avait pas fait si cias, tamaris, sycomores et palmiers poussaient
bien. C’est qu’il lui avait manqué la durée dont certes en abondance dans la vallée du Nil, mais
bénéficia son successeur avec ses soixante-six ils ne pouvaient donner les grandes poutres
années de règne. Un règne pour une grande requises pour les mâts à oriflammes devant les
part marqué du sceau de la paix car, contraire- pylônes des temples, les vantaux des portes des
ment à une idée que la propagande royale a lar- sanctuaires ou la couverture de grandes salles
gement contribué à répandre, les deux tiers en de palais. On recourait pour cela au cèdre du
furent pacifiques. Outre les vertus intrinsèques Liban, qui permettait aussi la construction des
à la paix, l’absence d’opérations militaires barques processionnelles d’Amon. Le pro-
d’envergure favorisait l’activité architecturale blème n’en était pas un sous Ramsès II car le
en Egypte plus que partout ailleurs, une grande Liban actuel demeurait sous contrôle égyptien.
partie de la main-d’œuvre et son encadrement Et puis il y avait la brique crue, le matériau de
logistique étant constitués par l’armée elle- base dans la plaine alluviale du Nil. Massive-
même. Nous savons par plusieurs sources que ment utilisé dans l’architecture civile ou dans les
bien des « généraux » n’ont guère commandé petits sanctuaires, ce matériau n’était employé
que des ouvriers et assuré d’autre intendance que pour les parties non sacralisées des monu-
que celle des grands chantiers. ments, comme les enceintes et les bâtiments
Pour construire, il faut des matériaux. administratifs et économiques annexes (tels
L’Egypte regorge de carrières de pierres les plus que les magasins du Ramesseum).
variées. C’est le grès qui était le plus utilisé pour Les murs des temples ou des palais recevaient
les grands programmes, cela depuis la dynas- un décor extrêmement important. De peinture
tie précédente. Extrait en quantités considéra- tout d’abord, qui couvrait la quasi-totalité des
bles au Gebel Silsileh, en Haute-Egypte, il était surfaces disponibles, si bien que l’aspect des
LA BELLE PIERRE appelé « la belle pierre blanche solide » par les monuments, resplendissants de couleurs du
BLANCHE SOLIDE Egyptiens. Elle apparaissait en effet beaucoup sol au plafond, à l’extérieur et à l’intérieur, était
En haut : les anciennes plus claire qu’aujourd’hui lorsqu’elle était complètement différent dans l’Antiquité de ce
carrières de grès du Gebel neuve. Une stèle découverte sur le site en 2008 qu’il est aujourd’hui. La richesse chromatique
Silsileh, en Haute-Egypte. figure de manière très vivante l’extraction des était encore augmentée par l’emploi d’incrusta-
Du fait de leur situation en blocs de grès et leur embarquement pour le tions de faïence égyptienne glaçurée, dont
bordure du Nil, il était aisé, chantier du Ramesseum. Le calcaire était pro- l’éclat et la brillance rivalisaient avec les pla-
une fois les blocs extraits, duit un peu partout dans le pays mais sa variété cages métalliques qui furent surabondants au
de les acheminer jusqu’au la plus fine provenait des carrières de Tourah Nouvel Empire. On sait par diverses sources
chantier de construction, dans le nord du pays près de Memphis, la « belle que certains obélisques ainsi que les portes
en descendant le cours du pierre blanche de Ânou » des textes égyptiens. monumentales des plus grands temples étaient
fleuve. Ci-dessus : piliers Malheureusement, la majorité des monuments plaqués d’or. On peine à se représenter la somp-
osiriaques à l’effigie de de calcaire ont disparu dans les fours à chaux tuosité de ces édifices dont nous ne voyons
Ramsès II dans la première entre le Moyen Age et le XIX e siècle, ceux de aujourd’hui que le squelette de grès.
salle hypostyle du grand Ramsès II comme les autres. Les obélisques, Nous n’avons pas de noms d’architectes, et
temple d’Abou Simbel. certains colosses, les portes monumentales, pour cause, puisque la fonction et le nom de ce
seuils de porte et chapelles des divinités dites métiern’existaientpasenEgypte.Nousconnais-
« naos » étaient taillés dans des roches dures, les sons par contre certains maîtres d’œuvre
« magnifiques pierres dures » que les Egyptiens comme Penrê, un militaire responsable des

86 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

construire beaucoup, il a aussi innové


architectural dont il avait hérité.”
travaux du Ramesseum, ou Amenemone, autre titre qui assurait la bonne marche de l’Egypte.
militaire directeur des travaux « dans tous les L’ambition du programme fit étendre, sous
monuments»duroi,notammentauRamesseum. Ramsès II, cette pratique à une échelle jamais
Le « scribe royal et directeur des maçons Paser », vue auparavant. Aujourd’hui encore, il est bien
quant à lui, était membre de la haute administra- rare de trouver un sanctuaire antérieur à son
tion centrale sans lien avec l’armée, un énarque règne qui ne porterait pas quelque part sa titu-
à la mode égyptienne en somme. lature et ses cartouches en surcharge.
Ambition, le mot est lancé. Ramsès II n’a pas
UNE QUALITÉ ALÉATOIRE seulement fait construire beaucoup, il a aussi
Ramsès II lança donc un programme architec- innové et enrichi le répertoire architectural dont
tural gigantesque en Egypte et en Nubie, cette il avait hérité. Les deux énormes temples d’Abou
province méridionale alors solidement amarrée Simbel près de la deuxième cataracte du Nil, en
au royaume des pharaons. Comme il fallait Nubie, sont uniques en leur genre. Ce sont des
construire beaucoup et vite, les maîtres d’œuvre spéos, c’est-à-dire des temples creusés dans la
n’ont pas toujours préservé la qualité et apporté montagne. Il en existait auparavant mais jamais
le soin souhaitables, quitte à mettre en jeu la à une telle échelle. La façade correspond à la
sécurité et la solidité des bâtiments. Qui a vu transposition d’un môle de pylône excavé dans
l’actuel pylône de Louxor dont la base est déme- la falaise. Haute de trente-trois mètres, large de
surément déformée ou le pylône à demi effon- trente-huit, elle encadre quatre statues géantes
dré du Ramesseum serait tenté de croire que les du pharaon figuré assis, elles aussi excavées,
lois de la physique ordinaires ne s’appliquent qui atteignent vingt mètres de hauteur chacune.
pas en Egypte. Que s’est-il passé ? Les pylônes, L’intérieur rectiligne reproduit, en l’adaptant, le
hauts de plus de vingt mètres, étaient consti- schéma d’un sanctuaire classique, avec la trans-
© FRILET Patrick/hemis.fr © DOZIER Marc/hemis.fr © LESCOURRET Jean Pierre/hemis.fr © Tuul/RHPL/Andia.

tués de parements en grands blocs de grès pour position souterraine d’une cour à piliers contre
les façades, comme une enveloppe de pierre. lesquels s’adossent de grandes statues du roi en
L’intérieur de cette enveloppe était rempli de Osiris. C’est exactement ce type de cour qu’on
tout-venant sous forme de blocs de remploi et de rencontre à l’air libre au temple du Ramesseum
remblais. Le résultat ? Des mouvements se pro- par exemple. Le petit temple d’Abou Simbel,
duisaient tôt ou tard au sein de la maçonnerie, le non loin de là, fut bâti à échelle plus réduite car
bourrage exerçant une pression de plus en plus les six colosses de façade n’atteignent que… LE HAREM DU SUD
forte sur l’enveloppe extérieure qui finissait par onze mètres de hauteur environ. Mais sa grande Au temple de Louxor,
céder, entraînant ainsi l’effondrement de tout originalité est d’associer à la même échelle qua- Ramsès II fit ériger, devant
ou partie de la structure. C’est ce qui est arrivé au tre colosses du roi à deux colosses de sa « grande le pylône d’Amenhotep III,
Ramesseum et dans bien d’autres édifices dont épouse royale » Néfertari. Au Ramesseum, au une grande cour constituée
nous n’avons plus la trace. Il est vrai qu’une telle contraire, le géant de granite rose aujourd’hui d’un double péristyle
légèreté était apparue dès le temps d’Horemheb abattu qui représentait le pharaon (environ à colonnes papyriformes,
et de Séthi Ier : l’écroulement d’une partie des seize mètres de hauteur à l’origine) était accom- entre lesquelles sont
colonnes de la salle hypostyle de Karnak, à la pagné d’une statue de sa mère, Mouttouya, intercalés des colosses du
fin du XIXe siècle, a en effet révélé l’incroyable beaucoup plus petite que lui. roi (ci-dessus). Le pylône
faiblesse de leurs fondations. EnEgypte proprementdite,lesgrandstemples de Ramsès II qui la précède
Par ailleurs, comme pour les autres arts, on encore debout qui témoignent de son activité (en haut) est toujours debout
n’hésita pas souvent, en plus des constructions sont ceux de Karnak, Louxor et du Ramesseum, malgré les défaillances
neuves, à récupérer des monuments anciens. Il tous les trois dans l’ancienne Thèbes, capitale techniques qui ont entaché
suffisait pour cela d’effacer le nom du roi bâtis- religieuse de l’Egypte au Nouvel Empire. Dans sa conception. Devant lui,
seur pour mettre à la place celui de Ramsès II. le temple d’Amon de Karnak, sur la rive orien- subsistent encore deux
Ce que nous appelons à tort « usurpation » tale du Nil, l’« Ipet-sout » des textes égyptiens, colosses de Ramsès II assis
n’était, du point de vue égyptien, qu’une mise à Ramsès II fit terminer la décoration de l’énorme et un obélisque.
jour de ces bâtiments puisque c’est le roi en salle hypostyle. Il intervint également à l’est du

hors-sérien l 87
LA FORÊT PÉTRIFIÉE sanctuaire d’Amon avec la construction d’un debout malgré les lourdes défaillances techni-
Ci-dessus : la grande salle petit temple solaire centré sur un obélisque uni- ques dont il souffre depuis sa conception. C’est
hypostyle aux cent trente- que qui datait de Thoutmôsis III, aujourd’hui devant ce pylône que furent disposés une autre
quatre colonnes du temple place Saint-Jean-de-Latran à Rome. Il édifia série de six colosses à son nom ainsi qu’une
de Karnak. Les colonnes aussi des obélisques et des colosses dont il paire d’obélisques en granite rose, des monoli-
centrales atteignent vingt- ne subsiste que des fragments. Au temple de thes de près de vingt-cinq mètres de hauteur et
trois mètres de haut pour Louxor, le « harem du sud » à quelque trois kilo- de plus de deux cent vingt tonnes chacun. L’un
une dizaine de mètres mètres au sud du complexe de Karnak auquel il d’eux, qui était placé du côté du fleuve, orne
de circonférence. Ramsès II était relié par une allée de sphinx, Ramsès II fit aujourd’hui la place de la Concorde, à Paris, où
paracheva la décoration construire la première cour en avant de la colon- il vient tout juste d’être restauré.
de cette salle édifiée sous nade d’Amenhotep III et de Toutânkhamon. Le troisième ensemble bien conservé et le plus
Séthi Ier et dont la superficie Elle est constituée d’un double péristyle à colon- important est le Ramesseum sur la rive gauche
dépasse les cinq mille nes en forme de papyrus à chapiteaux fermés. du Nil. C’est un complexe de près de dix hectares
mètres carrés. Le décor La lourdeur relative de leurs proportions, par abritant un temple de grès destiné au culte royal,
polychrome intérieur rapport à celles d’Amenhotep III qu’on admire du vivant de Ramsès II et après sa mort, appelé le
évoque les cérémonies dans la seconde cour, est caractéristique du « temple de millions d’années d’Ousermaâtrê-
accomplies dans ce lieu règne. Des colosses de granite rose du roi Setepenrê qui s’unit à Thèbes dans le domaine
tandis que les parois s’intercalent entre les colonnes tandis qu’une d’Amon à l’occident de Thèbes ». Le sanctuaire
extérieures des murs paire de statues géantes à son effigie en diorite, était entouré d’une zone immense couverte de
illustrent les victoires de pierre dure très utilisée dans la statuaire de bâtiments administratifs et économiques en
Séthi Ier et de Ramsès II. prestige, encadre le passage vers la grande brique crue encore remarquablement conser-
colonnade de la XVIIIe dynastie. La cour est pré- vés. C’est au sein de ce complexe que fut tout
cédée du premier pylône, célèbre édifice encore récemment découverte la seule et unique école

88 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

“Un mélange de gigantisme et d’élégance.”

de scribes qui nous soit jamais parvenue en


Egypte. Séthi Ier avait certes inauguré l’architec-
ture de grès pour ce type de sanctuaires, qui
auparavant n’étaient construits qu’en brique
crue, mais là encore, Ramsès II a porté le modèle
à une échelle grandiose. Le Ramesseum com-
prend deux pylônes, le second complètement
écroulé, et deux cours, la seconde avec de très
beaux colosses du roi en Osiris. C’est dans la pre-
mière cour et devant le second pylône que
se trouvait la statue géante de Ramsès II et de
sa mère Mouttouya, qui reprenait le modèle
des colosses de Memnon d’Amenhotep III. Ce
colosse et ses semblables en Egypte étaient
investis d’une personnalité propre et recevaient
à ce titre un culte particulier. Les deux cours
étaient suivies d’une superbe salle hypostyle aux
élégantes colonnes avec d’importantes traces
de couleurs conservées, elle-même suivie d’une
série de salles plus petites jusqu’au sanctuaire,
lequel a complètement disparu. Accolé à la pre-
mière cour se trouvait un modeste palais dont il
nesubsistequelesarasementsmaisdontonpeut
se faire une idée grâce à la réplique que Ram-
sès III fit faire pour lui-même dans son temple égyptienne parvenus jusqu’à nous. Plaquées CULTE ROYAL
de Médinet Habou. L’ensemble du Ramesseum sur les sols, les plinthes des murs ou les enca- Ci-dessus : piliers
étonne et séduit en même temps par le mélange drements de porte, ces images de nénuphars et osiriaques, du côté ouest
de gigantisme et d’élégance qui le caractérise. d’ennemis vaincus ainsi que les majestueuses de la deuxième cour du
inscriptions hiéroglyphiques aux cartouches Ramesseum. Ce sanctuaire,
LE DOMAINE DE RAMSÈS royaux étaient sans aucun doute associées à de construit en grès, était
Il est bien évident que Sa Majesté résidait grandes surfaces peintes qui conféraient aux destiné au culte royal, non
dans des palais autrement plus importants que salles d’apparat l’atmosphère brillante et satu- seulement après la mort
celui du Ramesseum. Il s’en trouvait à Mem- rée de couleurs qu’on trouve encore dans la de Ramsès II mais aussi de
phis, la capitale administrative de l’Egypte, et peinture des tombes de cette époque. son vivant.
© whatafoto - stock.adobe.com. © MATTES René/hemis.fr

surtout à Pi-Ramsès, la capitale politique aux Il y avait aussi l’architecture funéraire, cru-
confins orientaux du delta du Nil dont le nom ciale dans le champ régalien du système pha-
signifie « le domaine de Ramsès ». Il ne reste raonique. La tombe de Ramsès II, comme celle
rien de cette cité entièrement construite en bri- de ses prédécesseurs, fut creusée dans la Vallée
que crue, que les textes antiques décrivent des Rois, à l’ouest de Thèbes, où elle porte le
comme magnifique. Les explorations par numéro 7. Immense par ses volumes comme
magnétométrie ont néanmoins permis de par ses dimensions, elle fut entreprise dès la
lever une partie de son plan, très ordonné avec deuxième année du règne et décorée très rapi-
des rues et de belles et grandes demeures. Elle dement. Elle aurait dû s’étendre tout en lon-
s’étendait sur une surface qu’on estime équiva- gueur suivant le modèle des tombes royales
lente à un tiers environ du Paris actuel intra- immédiatement antérieures, mais des impé-
muros. Des palais des pharaons ramessides, ratifs techniques ont obligé les maîtres d’œuvre
nous ne pouvons nous faire qu’une bien faible à lui imposer un coude à 90°. Le premier axe
idée grâce aux fragments de décor en faïence s’étire sur quatre-vingt-trois mètres de longueur

hors-sérien l 89
© Photo12/Alamy/Danita Delimont. © LESCOURRET Jean Pierre/hemis.fr
DÉDALE FUNÉRAIRE
Ci-contre : squelette
d’homme adulte découvert
dans la chambre 2 de
la tombe numéro 5 de la
Vallée des Rois. Destinée
en partie aux princes
royaux, cette sépulture depuis l’entrée, le second sur vingt-neuf mètres, particulières. Dénommées « Petits Souterrains »,
collective souterraine, qui sans compter la dernière salle annexe, soit près elles furent complétées et utilisées six siècles
renferme au moins cent de cent soixante-dix mètres en déroulé continu durant avant que les rois de la dynastie saïte
trente chambres, est la plus pour une surface au sol de plus de huit cent cin- n’ouvrissent les nouvelles catacombes dites
grande tombe jamais quante mètres carrés. Très ruinée du fait de la « Grands Souterrains ». C’est dans les Petits Sou-
creusée en Egypte. Page de présence de bancs d’argile dans la roche qui en terrains que l’archéologue Auguste Mariette
droite : détail de la façade ont partiellement disloqué la structure, elle découvrit en 1852 les restes d’un cercueil en
du petit temple d’Abou apparaît au visiteur comme un impressionnant bois avec de somptueux bijoux au nom de Khâe-
Simbel dédié à Néfertari. dédale de salles dont les murs sont couverts de mouaset. Les fouilles prochaines du musée du
Elle présente une scènes des livres royaux pour l’au-delà, en bas- Louvre sur le site nous apporteront sans aucun
alternance de colosses, reliefs autrefois peints. doutedeprécieuxrenseignementssurlaconcep-
à la même échelle, de la Mais la grande innovation du règne, ce sont tion et le développement de ces galeries.
grande épouse royale les sépultures collectives souterraines qui Si l’œuvre monumentale de Ramsès II telle
et de Ramsès II. allaient connaître une fortune singulière quel- qu’elle subsiste aujourd’hui nous frappe par sa
ques siècles plus tard pour l’enterrement des grandeur, elle ne représente qu’une très faible
animaux momifiés. part de ce qui fut réellement construit. La puis-
Ramsès II fit en effet entreprendre le gigantes- sance, le nombre et la majesté de ses réalisa-
que complexe souterrain de la tombe numéro 5 tions impressionnèrent si fort les générations
de la Vallée des Rois. Son exploration encore ultérieures que le roi devint peu à peu l’arché-
inaboutie a montré qu’elle occupait la première type de Pharaon dans l’imaginaire collectif. Son
place du podium des plus grandes tombes nom fut transmis aux Grecs et parvint, au-delà
jamais creusées en Egypte. Mesurant quatre des siècles et des millénaires, jusqu’à la tradi-
cent quarante mètres de longueur environ pour tion européenne. Fut-ce vraiment une coïnci-
une superficie totale connue de mille deux cent dence si ce nom de Ramsès, qui signifie « Rê l’a
soixante mètres carrés, elle comprend actuelle- mis au monde », devint la toute première phrase
ment cent trente chambres ouvrant chacune sur égyptienne jamais traduite dans une langue
un grand couloir à la façon de catacombes. Une moderne ? C’était à Paris, en septembre 1822,
partie était destinée aux princes royaux puisque par un certain Jean-François Champollion… 3
le nom de quelques-uns d’entre eux fut effective-
ment retrouvé sur des objets découverts lors des Docteur en égyptologie, Christophe Barbotin
fouilles. La raison d’être de cet incroyable tom- est conservateur général au département
beau collectif, toutefois, n’est pas claire puisque des Antiquités égyptiennes du Louvre, et enseignant
le nombre de chambres déjà découvertes excède d’archéologie et d’épigraphie égyptiennes
très largement la centaine d’enfants que Ram- à l’Ecole du Louvre. Il est l’auteur notamment
sès II eut de ses nombreuses femmes. d’Ahmosis et le début de la XVIIIe dynastie
Or ces catacombes ne sont pas un phénomène (Pygmalion, 2015) et de La Voix des hiéroglyphes.
isolé. A Saqqarah, donc à l’autre bout du pays, le Promenade au département des Antiquités
prince Khâemouaset, fils de Ramsès II, entreprit égyptiennes du musée du Louvre (Editions Khéops,
le creusement de galeries souterraines dotées 2022). Il a aussi dirigé, avec Christian Leblanc,
de chambres pour l’enterrement des taureaux la publication des Monuments d’éternité de Ramsès II.
Apis, qui jusque-là disposaient de tombes Nouvelles fouilles thébaines (RMN, 1999).

90 l nhors-série
© Georg GERSTER/Rapho. © Johanna Huber/Sime/Photononstop.

PROUESSE Page de droite :


les temples d’Abou Simbel,
réédifiés, se dressent aujourd’hui
glorieusement en bordure
du lac Nasser. Le découpage
sensationnel des deux temples
fut réalisé entre août 1965
et juillet 1966. Puis commença le
prodigieux travail de remontage
(ci-contre, l’emboîtement du visage
dans la tête de Ramsès II sur la
façade du grand temple), les blocs
pouvant atteindre trente tonnes.

92 L nhors-série
Le grand déplacement
Pour sauver des eaux les temples d’Abou Simbel, le plus
titanesque des chantiers fut lancé : rien de moins que découper
et déplacer deux montagnes. PAR GUILLEMETTE ANDREU-LANOË

T
out est si colossal et démesuré statues engagées dans la montagne. Le dans cette scène le rébus du nom de cou-
chez Ramsès II qu’on pourrait qua- 16 janvier 1829, Jean-François Champol- ronnement de Ramsès II, qui, en égyptien,
lifier son règne de « pharaonique », lion, le génial déchiffreur des hiérogly- se lit Ouser-Maât-Rê que l’on peut traduire
au sens où la langue française utilise cet phes égyptiens, décrit à son ami, le Dr Pari- par « l’ordre juste de Rê est puissant ». Le
adjectif pour désigner l’immensément set ce qu’il découvre : « [Ramsès] a changé mot ouser est suggéré par le sceptre ouser
grand. Sa notoriété est due pour beau- une montagne en palais, dont la porte est que tient le dieu dans sa main gauche et
coup aux innombrables monuments et flanquée de quatre magnifiques colosses sous lequel est sculptée une petite déesse
colosses dont il a jalonné son empire, en assis, n’ayant pas moins de soixante-deux Maât, tandis que Rê est nommé par
hommage aux dieux dynastiques et à pieds de hauteur. La grande salle, soutenue l’image du dieu même. Par ce jeu d’images
sa propre gloire. De Byblos (Liban) à par huit colosses de vingt-cinq à trente et de mots, subtilement employée ici,
Napata (Soudan), on trouve des édifices pieds, est décorée d’immenses bas-reliefs, Ramsès se place au sein des dieux qui le
qui portent sa marque, ses cartouches et représentant les batailles, les conquêtes et protègent et il exalte sa nature divine.
son style « harmonieusement énorme » le triomphe du héros ». Le petit temple, plus au nord, est consa-
(Jean Yoyotte). Les hautes parois des Le temple le plus au sud, nommé « grand cré à la reine Néfertari, considérée
temples sont sculptées en relief dans le temple », est consacré aux trois divinités comme l’épouse préférée de Ramsès II.
creux, les colonnes sont monostyles, les principales de l’époque des Ramsès : le C’était sans doute la manière la plus élé-
statues sont immenses, les pylônes sont soleil Rê-Horakhty, le dieu Amon de Kar- gante et expressive pour Ramsès de mani-
massifs et l’architecture laisse une nak et le dieu Ptah, seigneur de la maât, fester le caractère divin du couple qu’il
impression de grandeur inouïe pour ne notion fondamentale de la pensée égyp- formait avec Néfertari. Sur une paroi du
pas dire de folie des grandeurs. tienne, qui désigne l’ordre, la justice, petit temple, la reine reçoit la couronne
A ce titre, ses monuments les plus l’équité, le bien. La porte d’entrée est sur- royale des mains des déesses Hathor et
emblématiques sont les temples d’Abou montée d’une statue en demi-relief de Rê, Isis et y apparaît à la fois comme femme,
Simbel, au sud d’Assouan, en aval de la sculptée dans la roche. Sa tête de faucon reine et déesse, maîtresse des lieux. Sur
seconde cataracte du Nil. C’est là que coiffée du némès et ornée d’un uræus est une autre paroi, c’est Ramsès qui est
Ramsès a choisi deux éperons rocheux couronnée du disque solaire, très bombé, coiffé de la double couronne de Haute et
sur la rive orientale du fleuve pour y faire tandis que son corps est celui d’un homme Basse-Egypte par les mains des dieux
creuser dans le roc deux sanctuaires puissant, musclé et invincible, habillé d’un Horus et Seth, que la mythologie égyp-
(spéos) ornés de reliefs admirables et de pagne plissé. L’égyptologue se plaît à lire tienne place parmi des dieux fondateurs

hors-sérien L 93
JEU DE CONSTRUCTION GÉANT
Ci-contre : le chantier de remontage
du grand temple. Les blocs furent
d’abord fixés un à un sur une structure
en béton. Et, pour reconstituer
une falaise artificielle au-dessus
des temples remontés, on construisit
d’énormes dômes en béton armé
qui furent recouverts de grès.
Page de droite, en haut : démontage
des colosses de Ramsès II en octobre
1965. Page de droite, en vignette :
illustration montrant les
emplacements actuel et originel des
temples d’Abou Simbel. Le site
originel, soixante-quatre mètres plus
bas est désormais totalement
submergé par les eaux du lac Nasser.

de la royauté. Ailleurs, on voit les silhouet- du pays. Sa construction (1960-1964) simples – c’est un euphémisme – mais
tes longues et gracieuses du roi et de la entraîna la montée des eaux et la création finalement il fut possible de sauver en
reines’avançantavecdesoffrandesversla dulacNasser,quiengloutitlaBasse-Nubie, combinant plusieurs techniques quatorze
déesse Thouéris, ici apparentée à Hathor. expropria la population nubienne qui y temples et monuments en péril. Au pre-
A elles deux, elles combinent l’amour et la habitait et submergea les vestiges archéo- mier rang de ces édifices dont le sauve-
promesse de naissances d’une descen- logiques qui s’y trouvaient. C’est alors que tage était prioritaire se trouvaient les tem-
dance également divine. L’ordre cosmi- s’engagea, sous l’égide de l’Unesco, une ples d’Abou Simbel, creusés à l’origine
que du monde, symbolisé par la Maât dont course contre la montre pour sauver tout dans le grès de deux éperons rocheux
les pharaons sont les garants, était ainsi ce qu’on pouvait encore sauver et docu- caressés par le fleuve lorsqu’il était à son
assuré pour l’avenir. menter des temples, monuments et vesti- plus haut niveau. « The World saves Abu
Situés en Basse-Nubie, les temples ges menacés par les eaux. Simbel » (« le monde sauve Abou Simbel »)
d’Abou Simbel se dressaient là pour Le 8 mars 1960, l’appel pour la sauve- titrait un journal américain pour saluer cet
accueillir la crue du Nil, issue du cœur de garde des monuments de la Nubie fut élan quasi unanime et international. Ingé-
© Georg GERSTER/GAMMA-RAPHO. © UNESCO/Nenadovic. © illustration Robert W. Nicholson/droits réservés.

l’Afrique, nourricière et vivifiante, indis- lancé par le directeur général de l’Unesco, nieurs et savants se penchèrent avec pas-
pensable à la richesse de l’Egypte. Sans suivi d’un message de Nasser, puis d’une sion sur ce dossier inédit, risqué, folle-
doute ces temples avaient-ils aussi un réponse enflammée d’André Malraux, ment audacieux et exaltant. L’égypto-
rôle de propagande politique en mani- ministre de la Culture français : « Avec logue française Christiane Desroches
festant par leur taille impressionnante la notre siècle, a surgi l’un des plus grands Noblecourt, conservateur en chef du
puissance de l’Egypte vis-à-vis des peu- événements de l’histoire de l’esprit. Ces département des Antiquités égyptiennes
ples et des contrées du Sud. temples où l’on ne voyait plus que des ves- du Louvre, épaulée par son complice
Construits pour l’éternité par un pha- tiges sont redevenus des monuments ; ces Saroïte Okacha, le ministre égyptien de la
raon qui se voulait inoubliable, les tem- statues ont trouvé une âme. Une âme qui Culture, en fit une affaire personnelle et
ples d’Abou Simbel furent au XXe siècle leur appartient, que nous ne trouvons mit son audace, sa combativité, son
de notre ère, soit plus de trois millénaires qu’en elles, mais que nul n’y avait trouvée ardeuretsonpouvoirdeconvictionauser-
après leur édification, l’objet d’un chan- avant nous. (…) Votre appel n’appartient vice de cette grande cause. Gaulliste de la
tier de travaux « pharaoniques ». pas à l’histoire de l’esprit parce qu’il veut première heure, Christiane Desroches
Après « l’affaire de Suez » (1956) provo- sauver les temples de Nubie, mais parce Noblecourt sut profiter de la faveur dont
quée par la nationalisation du canal de qu’avec lui, la première civilisation mon- elle jouissait auprès du général De Gaulle
Suez par l’Egypte et qui aboutit à la rup- diale revendique publiquement l’art mon- pour le convaincre de participer, au nom
ture des relations diplomatiques entre dial comme son indivisible héritage. (…) de la France, au financement du sauve-
l’Egypte, d’une part, et la France et la Regarde, vieux fleuve dont les crues per- tage des monuments de Nubie, d’abord
Grande-Bretagne, d’autre part, le prési- mirent aux astrologues de fixer la plus des temples d’Abou Simbel puis du tem-
dent égyptien Gamal Abdel Nasser ancienne date de l’histoire, les hommes qui ple d’Amada, plus au nord. On connaît la
concéda à l’Union soviétique la réalisation emporteront ces colosses loin de tes eaux à réponse qu’elle fit au général De Gaulle
sur le Nil du haut barrage d’Assouan, au la fois fécondes et destructrices : ils vien- qui lui reprochait d’avoir engagé la France
sud du temple de Philae. Cet ouvrage nent de toute la terre. » dans le projet d’Amada sans en avoir
colossal avait pour but d’améliorer l’irriga- La réunion des fonds nécessaires, la référé à ses tutelles : « Mais général, dans
tion du pays, de régulariser le débit du Nil constitution des équipes et la décision mon humble domaine, je n’ai fait que m’ins-
et d’augmenter les capacités électriques des opérations techniques ne furent pas pirer de votre action. N’avez-vous pas, un

94 L nhors-série
jour, fait cette déclaration : “La France a
perdu une bataille, elle n’a pas perdu la
guerre.” ? Aviez-vous pris, à cette époque,
le temps de consulter le gouvernement ? »
Le financement du chantier d’Abou Sim-
bel étant réuni par l’Unesco, il fallait passer
à la mise en œuvre de ce chantier si particu-
lier.Aprèsavoirhésitéentreplusieurstech-
niques possibles, les équipes adoptèrent
comme solution de découper, démonter
et transporter un à un les blocs des deux leur orientation et leurs positions res- aventure extraordinaire : les hommes
temples ainsi démembrés sur un plateau pectives. « venus de toute la terre », pour reprendre
aménagé au sommet même des éperons Enfin, il fallait tenter de restituer le pay- la formule d’André Malraux, avaient
dans lesquels ils avaient été creusés. sage primitif. Des voûtes de béton, à déplacé des montagnes dans le seul but
Le découpage fut le moment le plus déli- l’arrière et au-dessus des temples recons- de conserver la beauté du lieu, la gran-
cat car le grès des temples était friable et titués furent revêtues de grès, pour évo- deur des monuments et la mémoire d’un
pulvérulent. Mille quarante-deux blocs quer artificiellement l’aspect des rochers pharaon dont l’obsession était de rester
d’environ trente tonnes furent ainsi obte- primitifs qui abritaient les deux temples. immortel, y compris dans ce lieu insolite
nus et consolidés par des injections de Ce gigantesque chantier commença à la qu’est Abou Simbel. 3
résine synthétique. On les entreposa sur fin 1963. Près de neuf cents personnes y
leur futur site, soixante-quatre mètres travaillèrent pendant six ans. L’inaugura- Ancienne directrice du département
plus haut que leur position d’origine. Le tion du nouveau site d’Abou Simbel eut des Antiquités égyptiennes du musée
spectacle était impressionnant : des pho- lieu le 22 septembre 1968, et, après quel- du Louvre de 2007 à 2014, ainsi que
tos montrent les têtes gigantesques de ques finitions, en particulier sur le colma- du chantier des fouilles du Louvre
Ramsès transportées au bout d’une grue tage des traces du découpage à la scie, les à Saqqarah durant la même période,
jusqu’au plateau qui les attend, ce qui ne temples de Ramsès le Grand et de sa reine Guillemette Andreu-Lanoë a dirigé
devait pas manquer de donner des émo- Néfertari furent visitables comme si rien le catalogue L’Aventure Champollion.
tions aux équipes présentes. ne s’était passé. Peu à peu, le niveau du Dans le secret des hiéroglyphes,
Le remontage des blocs, à l’identique lac Nasser s’éleva, jusqu’à restituer la publié à l’occasion de l’exposition
absolu, consista à les fixer un à un sur une majesté initiale du site voulue par Ram- de la Bibliothèque nationale
superstructure en béton, en respectant sès. C’est bien là la belle morale de cette de France en 2022.

hors-sérien L 95
La familia grande
Plus que tout autre pharaon, Ramsès II s’est servi de ses
femmes et de ses enfants comme instruments de pouvoir, non
sans conséquences sur sa succession. PAR FRÉDÉRIC PAYRAUDEAU

U ne nouveauté du règne de Ram-


sès II est la manière dont il affi-
cha sa famille sur les monuments
qu’il construisit. Une place éminente est
assurée à sa mère, la reine Mouttouya,
premières années. Le harem royal était
une véritable institution, avec ses domai-
nes et ses fonctionnaires. S’il est certain
qu’une partie du harem devait accom-
pagner le roi lors de ses séjours dans les
une place éminente sur plusieurs de ses
monuments et elle eut l’insigne honneur,
commejadisTiyi,époused’AmenhotepIII,
de bénéficier d’un temple mémorial per-
sonnel en Nubie, le petit temple d’Abou
mais c’est surtout le nombre d’épouses différentes capitales (Pi-Ramsès, Mem- Simbel, où elle est assimilée à Hathor,
et d’enfants qui étonne. On en a dénom- phis, Thèbes), le lieu de résidence prin- déesse de l’amour et de la renaissance. Le
bré plus d’une centaine, représentés cipal était situé à Gourob, près de l’oasis tombeau de la reine est situé dans la Val-
par des listes gravées dans les temples du Fayoum, où des vestiges d’un vaste lée des Reines, sur la rive ouest de Thèbes.
d’Abou Simbel, au Ramesseum, à Louxor palais ont été mis au jour. S’il a été pillé dès l’Antiquité, il reste, par
ou Abydos. Une telle progéniture a été la qualité de ses peintures murales, une
rendue possible par le nombre de maria- LES ÉPOUSES PRÉFÉRÉES merveille de l’art égyptien.
ges du roi. En plus d’une demi-douzaine Parmi les épouses de Ramsès II, la plus Une autre reine a vécu pendant long-
de « grandes épouses royales », reines connue est certainement Néfertari (« la temps dans l’ombre de Néfertari. Isis-
de premier rang, Ramsès II eut certai- plus belle de toutes »). Peut-être la plus Néféret (« Isis-la-belle ») n’est ainsi pas
nement des épouses secondaires et un aimée, elle était surtout la mère du fils représentée dans le grand temple du roi
grand nombre de concubines, dont on aîné, ce qui explique sa place remarqua- en Nubie, à Abou Simbel, et ne dut son
ne sait rien. La plupart de ces femmes ble à la Cour dès le début du règne. Mère changement de statut qu’au fait que son
résidaient toute leur vie au harem, où de quatre fils et de quatre filles, elle vécut fils Ramsès-le-Jeune, deuxième fils du
elles élevaient leurs enfants durant leurs jusque vers l’an 26. Ramsès lui accorda roi, devint à un moment prince héritier. Si

96 l nhors-série
© akg-images/De Agostini Picture Lib./S. Vannini. © Araldo De Luca.
Néfertari avait mis au monde le premier princesses étrangères, qui faisaient de la jeunesse du roi. Afin de les remplacer
fils, Isis-Néféret mit au monde la première office de cadeaux diplomatiques pour à la Cour, Ramsès II a procédé à quelque
fille, qui reçut, conformément à la mode sceller des traités. A la XVIIIe dynastie, chose de rare, mais pas inédit, dans la civi-
orientale de l’époque, un nom cananéen, on avait ainsi vu arriver à la Cour des lisation égyptienne : il a épousé ses pro-
Bentanat (« la fille de la déesse Anat »). Si les princesses babyloniennes et mitan- pres filles. Le titre de « grande épouse
fils des deux épouses tinrent des rangs niennes. Les équilibres géostratégi- royale » est donc attribué à six filles du roi,
similaires au début du règne, le paradoxe ques ayant évolué, c’est sur une prin- la plupart filles de Néfertari ou d’Isis-Néfé-
veut que ce soient les fils de la moins bien cesse hittite que se porte le choix de ret : Bentanat, Mérytamon, Isis-Néféret II,
connue, Isis-Néféret, qui occupèrent les Ramsès, à la suite du traité de paix avec Nebettaouy, Hénouttaouy et Hénoutmirê.
postes les plus importants par la suite, jus- ce royaume en l’an 21. La fille du roi Hat- S’il s’agissait avant tout pour elles d’assu-
qu’à la succession du roi. Cette seconde tusili III est donc épousée en l’an 34 du rer la présence nécessaire d’une dame
épouse reste cependant mal connue et règne. A son arrivée en Egypte, on lui dans les rituels religieux et à la Cour, il
l’on ne sait même pas où elle fut enterrée. donna un nom égyptien, Maâthornéfe- semble bien que ces unions aient été
Parmi les hypothèses concernant ces rourê : « celle qui voit Horus (= le pha- consommées puisque, dans sa tombe, la
deux épouses principales du roi, une des raon), splendeur de Rê ». Contrairement princesse-reine Bentanat est représentée
plus séduisantes concerne leur origine. aux autres princesses étrangères qui suivie d’une fille, « la fille du roi ». Le côté
Aucune des deux ne porte le titre de « fille bien souvent étaient rapidement relé- contre-nature de ces unions doit être rela-
royale ». Il est toutefois possible qu’elles guées dans le harem, elle reçut le titre tivisé : les princesses étaient élevées au
aient été des descendantes de Aÿ et de « grande épouse royale » et elle est harem, probablement sans que le roi ne
Horemheb, les deux derniers rois de régulièrement représentée au côté du participe à leur éducation, elles lui étaient
la dynastie précédente. Ramsès II, issu roi sur les statues colossales. finalement étrangères. Surtout ces unions
d’une famille notoirement roturière, Après l’an 30, la composition de la permettaient sans doute de souligner le
aurait épousé des femmes de sang royal famille royale évolue, avec la disparition statut quasiment divin du roi, puisque le
pour s’assurer le soutien des différents des deux reines principales, compagnes dieu Soleil Rê s’était uni lui-même à sa
clans dans l’élite égyptienne. Dans tous
les cas, les enfants de ces reines furent tou-
jours mieux considérés que les autres par LA PLUS BELLE DE TOUTES Page de gauche : Ramsès II, relief gravé dans
Ramsès, qui les fit représenter en façade la tombe des fils de Ramsès II (KV 5), dans la Vallée des Rois. En haut :
du temple d’Abou Simbel. Néfertari, peinture ornant sa tombe (QV 66) dans la Vallée des Reines. Elle est
Comme plusieurs de ses prédéces- ici coiffée de la dépouille de vautour, surmontée de deux hautes plumes,
seurs, Ramsès a également épousé des réservée aux épouses royales, et brandit le sceptre sekhem, symbole d’autorité.

hors-sérien l 97
propre fille Hathor, déesse de l’amour et
de la renaissance.

UNE PROGÉNITURE
GIGANTESQUE
Ainsi pourvu d’une dizaine de reines
et de concubines encore plus nombreu-
DE BEAUX ENFANTS ses, Ramsès engendra une centaine
Ci-contre : statue d’enfants. La plupart des filles reçurent
de Khâemouaset, un rôle dans les clergés féminins des
XIXe dynastie (Londres, temples (elles sont chanteuses ou musi-
The British Museum). ciennes des déesses Mout, Sekhmet ou
Quatrième fils Hathor), tandis que les fils firent carrière
© The British Museum/Trustees of the British Museum. © GERAULT Gregory/hemis.fr © Gianni Dagli Orti/Aurimages.

de Ramsès II, grand dans l’appareil d’Etat. Certains, comme


prêtre de Ptah à Ramsès-le-Jeune ou Mérenptah, furent
Memphis, ce fin lettré promus dans l’armée. D’autres devinrent
est célèbre pour avoir grands prêtres dans les grands temples
fait restaurer plusieurs égyptiens, comme Mériatoum, grand
monuments anciens prêtre de Rê à Héliopolis ou Khâemoua-
dont la pyramide set, grand prêtre de Ptah à Memphis. Ce
à degrés de Djéser dernier est particulièrement bien connu.
à Saqqarah. Page Fin lettré, il est parfois considéré comme
de droite, à gauche : le premier archéologue, puisqu’il fit effec-
Mérytamon, tuer des travaux de restauration dans
XIXe dynastie plusieurs monuments anciens, dont
(Hurghada, Hurghada des pyramides de l’Ancien Empire qui
Museum). Fille avaient déjà mille cinq cents ans. Il est
de Ramsès II et de aussi sans doute à l’origine de nouveaux
Néfertari, elle épousa aménagements au Sérapéum, un vaste
son père devenant à tombeau collectif pour les taureaux
son tour grande épouse sacrés Apis, sur le plateau de Saqqarah.
royale, tout comme sa On s’est longtemps interrogé sur l’empla-
demi-sœur, Bentanat cement des tombes des fils de Ramsès II.
(page de droite, en haut, Si on sait depuis longtemps que Khâe-
aux pieds du colosse mouaset a été inhumé au Sérapéum qu’il
de Ramsès II, devant avait fait construire, il a fallu attendre le
le deuxième pylône début des années 1990 pour que l’on se
du temple de Karnak), rende compte que la tombe numéro 5 de
la fille aînée de la Vallée des Rois était un gigantesque
Ramsès II, qu’il eut tombeau dédié à la progéniture mascu-
avec Isis-Néféret. line du grand roi. Cent trente salles ont été
dégagées depuis, sans qu’on soit encore
parvenu au bout de cette fouille. La décou-
verte de vestiges de mobilier funéraire et
de quelques inscriptions a montré que
plusieurs des fils connus de Ramsès II
avaient été enterrés dans cette tombe, la
plus grande d’Egypte.
LA SUCCESSION DE tendances : la succession par le fils et la
PHARAON, AFFAIRE D’ÉTAT, succession par le frère.
AFFAIRE DE FAMILLE Durant la dynastie de Ramsès II et la
L’Egypte ancienne n’a pas connu de suivante, qu’on appelle ramesside en rai-
constitution écrite, et les règles de fonc- son du grand nombre de leurs rois por-
tionnement de la royauté ont souvent tant le nom de Ramsès, le prince héritier
relevé d’un certain pragmatisme, choix était généralement désigné par une série
plutôt efficace si l’on pense que cette de titres le valorisant parmi ses frères :
monarchie a duré près de trois mille prince héréditaire, fils aîné du roi, géné-
ans. Les textes religieux, qui se présen- ralissime. Ramsès II eut de ses nombreu-
tent comme normatifs, évoquent deux ses épouses une cinquantaine de fils,
mais seuls quatre ou cinq furent désignés
héritiers présomptifs pendant son long
règne, semble-t-il dans leur ordre de
naissance. L’aîné des fils du roi était
Amonherkhépeshef, né de la reine Néfer-
tari, et c’est sans doute cette naissance guère étonnant vu la forte mortalité
qui justifia le statut particulier de cette infantile qui touchait le pays. Mérenptah
reine dans le cœur de Ramsès. Le prince accumule rapidement titres et honneurs
est connu pour avoir participé à certaines qui font de lui un véritable régent jusqu’à
campagnes militaires en Syrie dans la la fin du règne, alors que Ramsès II avait
deuxième décennie du règne. Après, dépassé les quatre-vingts ans.
mystère, ce nom disparaît de la docu- Malgré la préparation indéniable de la
mentation. En l’an 21, lors du traité avec succession du roi par Mérenptah, ce ne
les Hittites, des lettres diplomatiques fut pas une réussite absolue. Le long
sont envoyées au roi hittite par le roi, la règne de Ramsès II avait entraîné l’appa-
reine Néfertari et deux princes, qu’on rition de plusieurs générations de prin-
suppose être les deux aînés : Sethher- ces dont les rivalités se firent jour sous
khépeshef et Ramsès. Il est donc proba- son successeur. Mérenptah meurt après
ble que le prince avait alors changé de seulement dix ans de règne et l’affron-
nom, mettant désormais en valeur le tement ne tardera plus. Son fils et héri-
dieu Seth, protecteur de la dynas- tier désigné, Séthi II, doit faire face à une
tie. Il a tout de même dû mourir révolte d’un prince dont on ignore la
avant l’an 40 du règne, car cette filiation exacte, Amenmes, qui doit des-
année-là, Ramsès son cadet cendre de Ramsès II par une branche
porte le titre de « fils aîné du roi » cadette. Lorsque, au bout de quelques
dans plusieurs inscriptions. années, la guerre civile se termine au
Par la suite, ce deuxième fils profit de Séthi II, ce dernier meurt inopi-
mourut à son tour et l’héritier nément et le trône passe à un fils d’Amen-
suivant fut Khâemouaset, mes, Siptah. Celui-ci est un enfant, on le
pour quelques années. Vers place sous la tutelle de Bay, un ministre
l’an 52, c’est le treizième fils d’origine syrienne et de la reine Taousert,
du roi, Mérenptah, le der- veuve de Séthi II. Trois ans plus tard, un
nier-né de la reine Isis-Né- texte laconique du village des ouvriers de
féret, qui fut enfin nommé Deir el-Medina indique : « l’ennemi Bay a
prince héritier. Ses frères été exécuté par Pharaon ». C’est alors la
aînés étaient donc déjà reine Taousert qui monte sur le trône
tous décédés, ce qui n’est comme pharaon, alors même qu’elle ne

hors-sérien l 99
creusées par leurs fils devenus rois et non par une artériosclérose en phase avan-
sous Ramsès III ! Malgré ces précautions, cée. Les analyses récentes de la momie
les rivalités furent encore plus fortes que royale ont montré qu’il a été égorgé. Le
sous Ramsès II. Au bout de trente ans de complot n’aboutit cependant pas au
règne, Ramsès III succomba à un complot résultat espéré. Le prince Ramsès, plus
de harem visant à mettre sur le trône un ou moins héritier présomptif, prit le
prince que les documents appellent Pen- contrôle de la situation et se proclama
taour, fils de Tiyi, l’une de ses épouses pharaon sous le nom de Ramsès IV. Pen-
secondaires. Le complot partait donc du taour, sa mère et leurs complices furent
harem, mais avait des ramifications dans arrêtés et l’enquête révéla l’étendue de
l’armée et dans le gouvernement, puis- l’affaire. Celle-ci rebondit lorsqu’un scan-
qu’un général, un chef des archers de dale de corruption éclata : trois des juges
Nubie et le chef du Trésor en étaient partie qui traitaient le procès de la reine et de ses
prenante. Les conjurés avaient même complices avaient été eux-mêmes cor-
réussi à mettre de leur côté le chef des rompus par les dames du harem et leurs
valets de chambre du roi, qui joua sans complices. Les peines furent à la hauteur
semble pas être née de sang royal. En doute un rôle majeur étant donné sa proxi- du crime commis : la plupart des condam-
revanche, ses cartouches imitent très mité avec le pharaon. Enfin, des magi- nés furent exécutés et leurs noms effacés
clairement ceux de Ramsès II, signe que ciens avaient aussi été engagés pour affai- des annales, les privant de vie éternelle.
le grand roi, à défaut d’être son ancêtre, blir les défenses du palais… Quelques-uns durent se donner la mort.
© World Heritage Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso. © Araldo De Luca. © MATTES René/hemis.fr

est resté une référence. On ne sait trop si le complot avait préci- Le prince Pentaour fut inhumé dans une
sément pour objectif de tuer Ramsès III peau de chèvre, considérée comme
LES DÉBOIRES ou si l’on souhaitait court-circuiter une impure, châtiment ultime.
DE RAMSÈS III succession imminente due à la maladie Nonobstant les difficultés des succes-
Si Ramsès II eut un héritier, c’est bien du roi, âgé de soixante-cinq ans et touché sions de Ramsès II et Ramsès III, ces
Ramsès III. Bien que ce dernier ne soit
probablement pas un descendant du
grand pharaon (les origines de son
père Sethnakht, premier pharaon de la
XXe dynastie, restent mystérieuses), il mit
un point d’honneur à l’imiter en tout. Non
seulement ses fils portent les mêmes
noms que ceux de Ramsès II, mais les
représentations des guerres de Ramsès III
ou des fêtes religieuses de son règne por-
tent nettement l’empreinte des modèles
créés sous Ramsès II. Le temple mémorial
du roi, à Médinet Habou, est également
largement inspiré du Ramesseum. Peut-
être trouve-t-on un écho des rivalités
dynastiques sous Ramsès II dans les évé-
nements du règne de Ramsès III. Ce roi
prit bien soin de ne pas favoriser une reine
plutôt qu’une autre, et dans les scènes des
temples, le cartouche de la reine reste sou-
vent vide, la laissant anonyme. Les tom-
bes de ses deux principales épouses dans
la Vallée des Reines, Isis et Tity, ont été

100 l nhors-série
pharaons restèrent des modèles pendant
plusieurs siècles. Après Ramsès IV, tous
les pharaons de la XXe dynastie s’appel-
lent Ramsès, jusqu’à Ramsès XI, dont le
règne, qui se termina en guerre civile,
marque la fin du Nouvel Empire vers
1070 avant J.-C. Les héritiers furent en
effet rarement à la hauteur des modèles,
mais il faut bien admettre que ces pha-
raons eurent à affronter une crise politi-
que, économique et sociale catastrophi-
que, qui dépassait largement le simple
cadre de l’Egypte. C’est tout le Proche-
Orient qui subit alors cet effondrement.
Alors que l’Empire hittite disparaît, que
la Phénicie est ravagée par des inva-
sions, l’Egypte va survivre en s’adaptant.
La capitale est transférée à Tanis, à quel-
ques dizaines de kilomètres au nord de
Pi-Ramsès, sous un roi qui, construisant
sa capitale avec les vestiges de la capitale
ramesside, se fait encore appeler parfois
Ramsès-Psousennès. 3

Maître de conférences à Sorbonne Université,


Frédéric Payraudeau a été membre
de l’Institut français d’archéologie orientale
du Caire. Il est spécialiste de l’histoire
et de l’archéologie des époques tardives
de l’Egypte ancienne dans les domaines
sociopolitique et culturel. Il est l’auteur
de L’Egypte et la vallée du Nil, tome 3.
Le premier millénaire avant J.-C. (PUF, 2020).

LES SUCCESSEURS
C’est le treizième fils de Ramsès II,
Mérenptah (page de gauche, en haut,
Le Caire, Musée égyptien), qui lui
succéda. Page de gauche, en bas :
la salle du sarcophage de la tombe
de la reine Taousert dans la Vallée
des Rois (KV 14). Ci-contre :
le portique de la deuxième cour du
temple de millions d’années de
Ramsès III, à Médinet Habou, qui est
largement inspiré du Ramesseum.
PAR L’ODEUR ALLÉCHÉ
A gauche : Vase en argent et or,
trouvé à Bubastis, XIXe dynastie
(Musée égyptien du Caire).
Dressé sur ses pattes arrière,
le chevreau en or qui fait
office d’anse pointe le bout
de son museau au bord du vase,
inexorablement attiré par
son contenu, probablement
du vin. A droite : Plastron
du bateau solaire de Shéshonq Ier,
or, lapis-lazuli, pâtes de verre,
trouvé à Tanis, XXe dynastie
(Musée égyptien du Caire).

TOUT CE QUI BRILLE


Particulièrement bien représentés à l’exposition de La Villette,
les bijoux de l’Egypte antique fascinent par leur esthétique
tout autant que par le pouvoir et le mystère que leurs formes
et leurs matériaux véhiculent. PAR ALBANE PIOT

O n n’en connaît qu’une infime partie, la plupart ayant été la


proie des pilleurs de tombes. Mais ceux qui demeurent, ou
que l’on trouve représentés dans l’iconographie, sur les parois
fonction. Lors de son couronnement, le roi reçoit les insignes
de sa fonction : couronnes, uræus au front, colliers, queue ani-
male accrochée derrière le pagne, ceinture parfois marquée à
des tombes et des temples, nous donnent une idée de la somp- son nom. De la même façon, il se voit offrir des bijoux lors des
tuosité et de l’importance que revêtait la parure d’or, d’argent rituels de jubilé, durant lesquels ses fonctions sont réactivées,
ou de pierres semi-précieuses en Egypte ancienne. La terre est en théorie tous les trente ans. Il peut emporter certains de ses
généreuse : entre la vallée du Nil et la mer Rouge, et particulière- bijoux dans sa tombe parmi d’autres conçus expressément
ment au sud du grand coude du Nil à Qena, jusqu’à la frontière pour les rites funéraires, tels ces petites « amulettes » en forme
© akg-images/Andrea Jemolo. © Araldo De Luca. © Sandro Vannini/Bridgeman Images.

de l’actuel Soudan, on trouve l’or en grande quantité, qui, dès d’oiseaux à tête humaine, qui représentent le ba du défunt, cet
le Moyen Empire, est extrait à grande échelle. Le décor est tan- élément immatériel qui a la capacité de se mouvoir entre le
tôt ciselé, tantôt repoussé. L’argent provient dela galèneargen- monde visible et le monde invisible, et que l’on pose sur la poi-
tifère du Proche-Orient ou du monde égéen. On aime le lapis- trine du roi ou du dignitaire défunt afin que celui-ci puisse à
lazuli, venu d’Afghanistan, mais aussi la cornaline et la turquoise nouveau s’unir au corps après la mort.
du Sinaï, l’améthyste de Nubie (plus rarement), l’amazonite Si l’on ne conserve quasi aucun bijou du temps de Ramsès II
bleu-vert, la calcédoine, l’obsidienne, les jaspes brun et vert, le (le trésor de Bubastis en est un des rares ensembles), de nom-
cristal de roche des déserts, mais aussi l’os et les coquillages. Ces breux et splendides exemples ont été découverts dans les
matières se réfèrent aux dieux : on considère alors que les corps tombes de Dahchour, tombes de reines et de princesses ayant
des dieux sont constitués de matières précieuses, et surtout vécu sous les règnes des rois Amenemhat II, Sésostris III, ou
imputrescibles, les chairs ou parties molles d’or, les parties Amenemhat III, du Moyen Empire, ou encore dans les tombes
dures d’électrum ou d’argent, les cheveux de lapis-lazuli. Cha- royales de la nécropole de Tanis, bien plus tardives, datées des
que jour, dans les temples, on pare le dieu (sa statue) de bijoux, XXIe et XXIIe dynasties. Parmi eux, le collier de Psousennès Ier,
de même qu’on le lave, qu’on le parfume, qu’on le vêt, qu’on formé de sept rangs de minces disques d’or, est un exemple
l’abreuve ou qu’on le nourrit : la valeur du bijou ne réside pas de ceux que les pharaons pouvaient offrir aux fonctionnaires
dans sa somptuosité mais dans son efficience. qui se seraient particulièrement distingués dans leur service,
Hommes, femmes et enfants de toutes conditions sociales appelés shebyu, ou « l’or de la récompense ». Un pectoral de
sont parés, tout autant : colliers, du simple cordon avec quel- Shéshonq Ier en lapis-lazuli et pâtes de verre figure la barque du
ques perles aux grands pectoraux, bracelets, manchettes, dieu solaire Amon-Rê-Horakhty. Les masques funéraires en or
boucles d’oreilles, bracelets de cheville… Par-delà sa portée de Psousennès Ier, Shéshonq II et Oundebaounded comptent
esthétique, le bijou égyptien est protecteur ou marqueur de parmi les trésors les plus précieux de Tanis. 3

102 l nhors-série
DISQUES D’OR
Collier de Psousennès Ier,
composé de sept rangs
de milliers de disques
en or très fins, trouvé
à Tanis, XXIe dynastie
(Musée égyptien du Caire).
Connus sous le nom
de shebyu ou « l’or de la
récompense », ces colliers
portés par le pharaon étaient
un signe de faveur divine.
Ils pouvaient également
être offerts par le pharaon
aux fonctionnaires qui
s’étaient particulièrement
distingués à son service.
PERFECTION FORMELLE
Détail du colosse de Ramsès II
en calcaire blanc découvert au sud
de l’enceinte du temple de Ptah à Memphis.
Il est aujourd’hui présenté couché
dans le musée de la palmeraie de Memphis.
Monts
et merveilles
PAR CHRISTOPHE BARBOTIN
Malgré un bilan contrasté

© BOISVIEUX Christophe/hemis.fr
sur le plan artistique,
le règne de Ramsès II
a été perçu comme
un véritable âge d’or.
“Des récits en images

L
es deux tiers des soixante-six années du ans plus tard. Une telle érudition en fait un excel-
règne de Ramsès II furent marqués par lent représentant des lettrés qui gravitaient
une paix quasi totale, puisque le conflit autour des centres du pouvoir réel qu’étaient les
avec les Hittites prit définitivement fin villes de Memphis et de Pi-Ramsès. Khâemoua-
vingt et un ans après son accession au trône. set se distingua par la grande entreprise de res-
Cette paix et son corollaire, la prospérité, consti- tauration qu’il fit mener sur les pyramides de
tuèrent des facteurs propices au développe- l’Ancien Empire à Saqqarah, face à Memphis.
ment de ce que nous, Européens du XXIe siècle, Par restauration, il faut certes entendre des
appelons « art ». Dans le monde égyptien, le réparations d’architecture mais aussi et surtout
terme n’existe pas, l’art était toujours au service une remise en service des cultes funéraires.
d’une fonction particulière, royale, funéraire, Voici la traduction du formulaire gravé sur la
religieuse, dont il n’est jamais dissocié. Reste pyramide du roi Ounas, alors vieille d’un millé-
que la puissance de l’Etat égyptien permit naire déjà : « Sa Majesté [Ramsès II] a ordonné de
d’entretenir des dynasties d’artistes et d’artisans confier au supérieur des artisans, le prêtre-sem et
capables de transmettre leur savoir-faire d’une fils du roi Khâemouaset, (le soin) de rétablir le nom
UNE PARURE EN OR génération à l’autre. C’est là sans doute l’une du roi de Haute et Basse-Egypte Ounas, car on ne
A Saqqarah, dans les Petits des raisons de l’extraordinaire richesse artisti- trouvait pas son nom sur la pyramide, tellement le
Souterrains du Sérapéum, que de la vallée du Nil et de son renouvellement prêtre-sem et fils du roi Khâemouaset désirait ren-
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Christian Décamps. © Cliché Christian Leblanc.

Auguste Mariette découvrit constant pendant trois millénaires. Ce détermi- dre efficients les monuments des (anciens) rois de
en 1852 un cercueil en bois nisme culturel n’empêche pas d’identifier dans Haute et Basse-Egypte dans leurs réalisations
et une momie humaine quelques cas la personnalité de certains artistes dont la solidité était atteinte. Il a institué un décret
avec, rapporte-t-il, « tous les ou artisans, par leur style ou leur signature, car sur l’offrande du dieu (…) ». La suite du texte, lacu-
objets qui composaient il arrivait qu’ils signassent leurs œuvres, même naire, évoquait des domaines agricoles dont les
sa parure funéraire », de si ce n’était pas la règle. revenus alimenteraient le service funéraire du
somptueux bijoux au nom Ramsès II ne fut donc pas un mécène, un pro- roi Ounas, service assuré par des prêtres rétri-
de Khâemouaset. Parmi tecteur des arts et des artistes comme les princes bués à cet effet (en nature). Nous sommes très
eux, « un masque d’or de la Renaissance en Europe, tout simplement loin de nos conceptions patrimoniales moder-
couvrait le visage » (page de parce que la culture à laquelle il appartenait ne nes : ce n’est pas un inspecteur des monuments
droite, en bas, Paris, musée laissait aucune place à cette idée. Son règne historiques ou un ministre de la Culture qui agit,
du Louvre) et un pectoral, offre cependant un panorama global et cohé- mais le lointain héritier des rois antiques qui en
« épervier d’or à mosaïques rent de la production artistique égyptienne sur attend un bénéfice de légitimité, pour son père
cloisonnées, les ailes six décennies, une période qui allait devenir et pour lui. Ce type de restauration de monu-
étendues, était posé sur la une référence pour les générations ultérieures. ments était traditionnel, mais l’échelle et le sys-
poitrine » (en haut, Paris, C’est en effet sous Ramsès II, à la suite du règne tématisme de l’action entreprise apparaissent
musée du Louvre). Ci- bref mais fécond de son père Séthi I er, que se en revanche tout à fait nouveaux. En ce sens, on
dessus : la déesse Hathor, fixèrent les caractéristiques essentielles de la peut dire qu’à travers le prince et l’élite intellec-
bas-relief de la tombe de culture que nous nommons « ramesside », tuelle qu’il représente, l’Egypte connut alors
Ramsès II (KV 7). Celle-ci d’après le nom du grand pharaon. une approche originale de son propre passé.
fut entièrement décorée Avant d’aborder la question, on ne saurait pas-
en relief levé. ser sous silence la figure hors norme de Khâe- UN BILAN CONTRASTÉ
mouaset, grand prêtre de Ptah à Memphis, Sur le plan strictement artistique, le bilan du
quatrième fils de Ramsès II et de la reine Isis- règne de Ramsès II apparaît singulièrement
Néféret. Longtemps prince héritier, il mourut contrasté, puisqu’en fait de qualité technique, le
avant son père en nous léguant de nombreux meilleur peut côtoyer le pire. Dans les toutes pre-
témoins archéologiques. Son érudition le rendit mières années du règne, les bas-reliefs des tem-
célèbre plusieurs siècles après sa mort, à tel ples et des tombes poursuivent la tradition de
point qu’il devint le héros de contes en langue perfection formelle promue par les artistes de
égyptienne démotique, rédigés près de mille Séthi Ier, prédécesseur immédiat de Ramsès II.

106 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

qui fourmillent de détails pittoresques.”

Il s’agissait alors d’imiter le temps d’Amenho- magnifique vêtement de lin plissé, coiffé de la
tep III, le pharaon de la XVIIIe dynastie dont le couronne khépresh, est unanimement tenue
règne magnifique apparaissait comme un pour un chef-d’œuvre de l’art égyptien toutes
modèle de référence avant la tourmente d’Akhé- époques confondues. De même, le colosse du roi
naton. Ainsi les reliefs peints du temple de Ram- en calcaire blanc, qui gît aujourd’hui dans la pal-
sès II à Abydos, à quelques dizaines de mètres meraie de Memphis, se distingue par l’équilibre
du temple de son prédécesseur, apparaissent- de sa composition et sa perfection formelle. On
ils comme une merveille d’élégance et d’équili- peut en dire autant du colosse de sa fille-épouse
bre. Sculptés dans un creux profond, suivant la Mérytamon à Akhmîm ou, à échelle très petite,
convention appliquée aux reliefs extérieurs du buste de la même reine au musée du Caire, et
pour faire jouer l’ombre et la lumière, ils se his- debiend’autresencore.Lecolosseduroiautem-
sent au premier rang des productions du Nouvel ple nubien de Gerf Hussein, au contraire, étonne
Empire. Inversement, c’est entièrement en relief en revanche l’observateur par sa rusticité et
levé (bas-relief) que fut décorée la tombe du pha- l’incroyable lourdeur de ses proportions. BONS GÉNIES
raon dans la Vallée des Rois (KV 7), puisque le Par l’effet de mimétisme si courant en Egypte, Ci-dessus : les génies
jour n’y entrait pas, un ouvrage de haute qualité. les particuliers suivirent les usages de la sculp- ou nomes du Nil, relief
Mais qu’on observe en comparaison les décors ture royale. Aussi observe-t-on le même phéno- sculpté en creux dans
gravés sur les murs des temples de Louxor, mène dans la production commanditée par les la première salle hypostyle
d’Abou Simbel, ou du Ramesseum, quelle diffé- scribes, fonctionnaires et dignitaires égyptiens. du temple de Ramsès II
rence ! Beaucoup moins soignés dans le détail, Pléthorique, et en même temps d’une très à Abydos. Rehaussées de
tous sculptés dans le creux sans plus respecter grande inventivité de formes, la statuaire privée couleurs vives, ces figures
© NPL - DeA Picture Library / G. Sioen / Bridgeman Images. © Photo12/Alamy/funkyfood London - Paul Williams.

l’antique distinction du creux pour l’extérieur et sous Ramsès II et ses successeurs se signale par de génies ont le bras droit
du relief pour l’intérieur, ils couvrent d’immen- une qualité générale très moyenne, rehaussée chargé de vases à libations
ses parois terminées en un temps record : trois de temps en temps par quelques réalisations ou d’un plateau couvert
ans seulement furent nécessaires pour la remarquables. On constate une certaine horreur d’aliments. De la main
construction et le décor du premier pylône et de du vide dans la conception de ces images en gauche, ils tiennent des
la première cour du temple de Louxor. L’ambi- volume avec un goût prononcé pour l’ampleur tiges de papyrus. Au-dessus
tion de tels programmes décoratifs, comme en des vêtements de lin plissé qui couvrent tout le de leur tête est inscrit
architecture, conduisit à une baisse technique corps, ainsi que pour les couleurs vives et tran- le nom du nome (division
encore jamais vue auparavant. chées lorsqu’elles existent encore. La qualité administrative) qu’ils
Cette régression est souvent compensée esthétique, ou plutôt ce que nous modernes per- personnifient.
cependant par la vivacité de ces récits en ima- cevons comme telle, n’était en rien corrélée au
ges qui fourmillent de détails pittoresques. rang du personnage. Une statue pilier au Lou-
Car depuis Séthi Ier, on avait pris l’habitude de vre, par exemple, réalisée pour le grand prêtre
représenter sur les murs des temples des événe- d’Osiris à Abydos Ounennéfer, très puissant
ments historiques réels avec les textes corres- personnage apparenté à un vizir, nous semble
pondants. Il en résulte un effet de mouvement et aujourd’hui engoncée dans les proportions les
de vie particulièrement intense. Le cas le plus plus pataudes avec des hiéroglyphes
célèbre est le récit, gravé en images et en texte démesurément grands.
au temple d’Abou Simbel, de la bataille de L’une des caractéristiques du règne
Qadesh, ce désastre évité de justesse que la pro- de Ramsès II, suivi en cela par ses suc-
pagande royale parvint à transformer en triom- cesseurs, est la grande abondance des
phe. A l’inverse, les scènes de culte dont les remplois. Mettre son nom sur une statue, un
règles demeuraient immuables descendaient relief ou un objet ancien était certes une prati-
parfois à un niveau de qualité fort médiocre. que traditionnelle en Egypte, puisque la puis-
Un tel contraste est également observable dans sance de l’inscription suffisait à changer l’iden-
la statuaire. La statue de Ramsès II au musée de tité de l’image. Mais Ramsès II mena cette
Turin par exemple, qui le représente dans un politique à une échelle beaucoup plus vaste que

hors-sérien l 107
L’APOLLON DU BELVÉDÈRE
ÉGYPTIEN Ci-contre : Statue
de Ramsès II coiffé du khépresh
(Turin, Museo Egizio). « J’en suis
amoureux », écrivait Champollion
qui s’extasiait devant « la beauté
et l’admirable perfection de cette
figure colossale » : « la tête est
divine, les pieds et les mains sont
admirables, le corps est moelleux ;
je l’appelle l’Apollon du Belvédère
égyptien ». Ci-dessus : peinture du
caveau de la tombe de Sennedjem
(TT 1), artisan de Deir el-Medina.
© Musée égyptologique de Turin. © MATTeS René/
hemis.fr © Les Amis de l’Égypte Ancienne,
Saint-estève. https://ancienegypte.fr/ © Musée du
Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Christian Décamps.
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

“Une horreur du vide.”

tous ses prédécesseurs étant donné le gigan-


tisme de la production matérielle qui exigeait
d’aller vite. Il fit donc inscrire son nom sur un très
grand nombre de statues et de monuments
anciens, ce qui a parfois conduit les historiens
d’art à lui contester la paternité d’œuvres origi-
nales (on ne prête qu’aux riches) ! Il arriva aussi
que la longueur exceptionnelle du règne fît
modifier et mettre au goût du jour quelques
monuments des premières années, à l’occasion
par exemple de l’un des quatorze jubilés célé-
brés à partir de l’an 30 de son règne, tel un
colosseduLouvrereprésentantlepharaonassis.

UN JOYAU PICTURAL
En matière de peinture, le temps de Ramsès II
marque un certain retrait par rapport aux réali-
sations du temps d’Amenhotep III et même de
son père, Séthi Ier. Le tombeau de la reine Néfer- dominante jaune qui tapisse le fond des parois.
tari dans la Vallée des Reines, presque intact, est De nombreuses tombes de la nécropole thé-
un joyau pictural qui dément toutefois la règle baine, lorsqu’elles sont suffisamment conser-
générale. Première de la série des « grandes vées, montrent une surabondance du décor
épouses royales » de Ramsès II, c’est-à-dire des et une saturation des couleurs caractéristi-
épouses principales du pharaon, c’est à elle que ques de cette période.
fut dédié le petit temple d’Abou Simbel dont la Les reliefs muraux des tombes des dignitai-
façade présente une alternance de colosses à res, inséparables de la peinture du point de
son effigie et à celle de Ramsès II. Le tombeau de vue fonctionnel, montrent une évolution simi-
Néfertari se distingue par de splendides pein- laire. La scène d’intronisation du grand prêtre
tures dont les très grandes figures multicolores d’Amon Nebouenenef se distingue par la luxu-
se détachent majestueusement sur un fond riance du décor, par les riches vêtements en lin
éclatant de blancheur. plissé du dignitaire et de ses suivants, tandis
Les tombes privées de cette époque compor- que le décor et les inscriptions couvrent la tota- CHEF-D’ŒUVRE
tent aussi de fort belles scènes mais, contraire- lité de la surface disponible, comme une hor- Ci-dessus : Bague
ment aux bas-reliefs des temples, les éléments reur du vide. La nécropole de Saqqarah, qui aux chevaux, or incrusté
pittoresques empruntés à l’observation du accueillait la dernière demeure des dignitaires de cornaline (Paris, musée
monde réel se font beaucoup plus rares, même de Memphis, montre les mêmes phénomènes, du Louvre). Elle fait écho
sil’onrencontreencorequelquessuperbesréus- hérités pour une grande part des modèles du au Poème de Qadesh dans
sites picturales, comme un groupe d’oiseaux temps de Toutânkhamon et d’Horemheb, les lequel Pharaon loue ses
autour d’un buisson de papyrus au plafond de la derniers rois de la XVIIIe dynastie. deux grands chevaux en qui
tombe de Raïa, avec un effet de matière saisis- Les fouilles du village des artisans de Deir el- il a trouvé un appui lorsqu’il
sant apporté au plumage des volatiles (Tombe Medina, mais également d’autres sites de la rive était seul dans la mêlée
Thébaine 159). Les tombeaux des artisans au occidentale de Thèbes, ont livré des milliers et à qui il promet de fournir
village de Deir el-Medina donnent d’excellents d’ostraca, ces éclats de pierre ou de poterie sur chaque jour leur provende.
exemples du style en vigueur sous Ramsès II, lesquels on écrivait et on dessinait commodé- En haut : oiseaux autour
notamment celui de Sennedjem, le plus célè- ment. Un tel support laissait aux artistes la plus d’un fourré de papyrus,
bre d’entre eux. Le dessin y est très soigné, grande liberté de création, beaucoup plus que le peinture du plafond de la
compartimenté en scènes strictement funérai- cadre idéologiquement contraint d’un temple tombe de Raïa (TT 159).
res, les couleurs très vives sont marquées par la ou d’une tombe. Ils ont livré quelques-uns des

hors-sérien l 109
“Une culture de lettrés fière d’elle.”

plus beaux dessins de l’Antiquité égyp- pour nos écoliers d’aujourd’hui. Ils se familiari-
tienne, et de l’Antiquité tout court saient aussi avec des compositions récentes en
d’ailleurs. Certains comportent des paro- néo-égyptien, la langue « moderne » du temps de
dies de la société égyptienne par l’inver- Ramsès II. Certaines œuvres littéraires mélan-
sion de l’ordre hiérarchique de cette société, geaient parfois la langue ancienne et la langue
en montrant par exemple d’humbles chats assu- moderne. Ainsi le célèbre Poème de la bataille
rant le service de souris assises sur un fauteuil de Qadesh qui raconte, avec un souffle épique
confortable, magnifiquement vêtues à la mode digne de certains passages de l’Iliade cinq cents
EN SOUPLESSE des hauts dignitaires de ce temps. Le pharaon en ans avant la lettre, comment Ramsès II vainquit
Ci-dessus : ostracon personne était parfois moqué par ce biais. ses ennemis les Hittites sous les murs de la cita-
provenant de Deir el- delle syrienne de Qadesh. Une épopée fort loin
Medina figurant une L’OR DU PHARAON de la réalité historique comme on sait. A l’époque
danseuse faisant le pont, La première chose qui vient à l’esprit, quand ramesside se développa une culture de lettrés
XIXe dynastie (Turin, Museo on pense à Ramsès II, c’est bien entendu l’or du particulièrementfièred’elle-même.Ellesemani-
Egizio). L’artiste a su tirer pharaon. Nul doute que la production d’objets feste par des anthologies de scribes en langue
ici le meilleur parti de la précieux sous ce règne prospère fut à la fois moderne,pots-pourrisdetextesquetouthomme
forme arrondie de cet éclat abondante et somptueuse, mais la plupart de cultivé se devait de connaître. Cette fierté, qui à
de pierre pour organiser sa ces merveilles ont disparu lors du pillage des nos yeux confine à l’arrogance, n’excluait pas
composition. La vivacité du temples et des cimetières au cours des siècles, certaines formes d’autodérision. Ainsi la Lettre
dessin, la finesse du trait, en particulier lors du sac de la Vallée des Rois à satirique, très lue et appréciée du public rames-
sa fluidité témoignent de l’extrême fin du Nouvel Empire. Il en reste quel- side, dans laquelle un certain Hori fait étalage de
l’exceptionnel savoir-faire ques rares vestiges, telle la splendide Bague aux sa culture avec une vanité tellement criante que
de son auteur. Page de chevaux conservée au Louvre, qui figure deux l’on comprend, à travers les lignes, que l’auteur
droite : divinité, bas-relief chevaux face à une mangeoire, comme un écho se moque de lui-même et de ses pairs.
provenant du temple de du Poème de Qadesh. D’une extraordinaire C’est également en néo-égyptien qu’était com-
Ramsès II à Abydos (Paris, finesse, autrefois incrustée de cornaline qui posée la poésie élégiaque des chants d’amour,
musée du Louvre). assurait une éblouissante bichromie rouge et or, inconnue auparavant, parfois sous forme de dia-
elle demeure l’un des plus beaux chefs-d’œuvre logue entre l’amant et l’amante, souvent dans le
© Musée égyptologique de Turin. © funkyfood London-Paul Williams/Alamy/Hemis.

de l’orfèvrerie égyptienne. Son histoire récente cadre de jardins luxuriants. Certains échos de
est singulière : rescapée des pillages et de la cette poésie sont d’ailleurs parvenus jusqu’au
fonte dans l’Antiquité, elle fut volée au Louvre Cantique des cantiques de la Bible. Les petits
lors des journées révolutionnaires de 1830 puis romans et contes se développèrent aussi sous
miraculeusement retrouvée quelques jours forme de récits très vivants, pleins d’humour
après. Le tombeau de Khâemouaset a livré éga- souvent, où affleurent satire et parodie. Le sul-
lement quelques superbes pièces d’orfèvrerie. fureux conte d’Horus et de Seth met en scène le
Enfin, s’il est un domaine où l’Egypte de Ram- panthéonégyptiensousunjourbienpeuflatteur
sès II et de ses successeurs a brillé de tous ses à l’égard des divinités qui le composent, tandis
feux, c’est bien la littérature qui atteignit alors que le conte d’Apopi et Seqenenrê présente le
une richesse inégalée. On la connaît par des roi d’Egypte comme un être faible et stupide, aux
papyrus, des tablettes et surtout des ostraca, antipodes de l’image habituelle de la royauté.
notamment par des essais d’écoliers qui appre- Enfin, l’ancien genre des « sagesses », grave et
naient leurs classiques en les recopiant tant bien sévère, qui se présente sous forme d’« enseigne-
que mal (plutôt mal que bien d’ailleurs), à Deir el- ments » d’un père à son fils ou d’un maître à
Medina mais aussi à l’école des scribes récem- l’élève, connut alors d’intéressants développe-
ment découverte au Ramesseum. Ils s’échi- ments qui en renouvelèrent la forme.
naient sur les textes rédigés dans la vieille langue On comprend dans ces conditions que Ram-
classique que nous appelons le moyen égyptien, sès II et son temps fussent perçus par les Egyp-
aussi difficile à comprendre pour eux que le latin tiens des siècles suivants comme un âge d’or. 3

110 l nhors-série
LE TEMPLE DU SOLEIL Ci-dessus : le pylône de Ramsès II, servant d’entrée monumentale au temple
d’Amon de Louxor, précédé des colosses du pharaon et de l’obélisque dont le jumeau de la place Concorde
fut offert à Charles X par le vice-roi d’Egypte Méhémet-Ali. Les inscriptions célèbrent la gloire de Ramsès II.

112 L nhors-série
L’ALLÉE DES SPHINX Ci-dessus, à gauche : le temple de Louxor accueillait les cérémonies de la fête d’Opet,
durant laquelle, chaque année, Pharaon réaffirmait la nature divine de son pouvoir. A droite : vestiges du dromos,
longue allée bordée à l’origine de sept cents sphinx, qui reliait le temple de Karnak à celui de Louxor.

Le renouvellement
du monde
Dédié à Amon-Rê et Amon-Min, lieu de la fête d’Opet,
le temple de Louxor fut largement agrandi et embelli
à son image par Ramsès II. PAR ALBANE PIOT

L
a fête avait lieu tous les ans, au mois les barques sacrées étaient déposées Hapou, avait commencé par aménager
de Paophi, le deuxième mois de la dans des chapelles reposoirs afin que les un nouveau sanctuaire (à l’extrême sud
saison Akhet, quand était venu pour dieux puissent être revigorés par des du temple actuel) qu’il fit précéder au
le dieu Amon le temps de régénérer ses offrandes d’eau, de fleurs, de fruits, de nord d’une vaste cour, bordée, sur trois
forces. De toutes les fêtes religieuses, elle viandes et d’encens, avant de pénétrer côtés, d’une double rangée d’élégantes
était l’une des plus importantes et l’une dans le sanctuaire où les accueillait le roi. colonnes florales et d’une majestueuse
des plus somptueuses. D’elle, on atten- Puis s’ensuivaient dix jours de culte colonnade, sur laquelle ouvrait un
dait qu’elle favorise la crue, et partant, la orchestré par les prêtres et le roi dans le pylône, construction monumentale for-
prospérité du pays. Ce jour-là, après que le secret du temple, rites d’encensement, mée de deux grands massifs de pierre à
roi eut effectué les rites dus à Amon dans mais aussi rite de l’union durant lequel pans inclinés encadrant une porte et
son temple de Karnak, des prêtres au Amon s’unissait à son épouse Mout qui reliés par un linteau, offrant une entrée
crâne rasé hissaient sur leurs épaules les enfanterait à nouveau Khonsou. Dix jours majestueuse au temple.
barques sacrées d’Amon, de son épouse de fête avant que le dieu et sa famille ne Peu de temps après son accession au
Mout et de leur fils Khonsou, le dieu de la prennent lechemin du retourvers Karnak: trône, Ramsès II entreprit à son tour
Lune. Depuis le temple, ils prenaient la on plaçait alors les barques sur des vais- d’embellir, d’accroître et de reprendre à
© CHICUREL Arnaud/hemis.fr photos : © MATTES René/hemis.fr

route de Karnak vers Louxor, entourés de seaux d’apparat ornés d’or et de bijoux, son compte le temple de Louxor. L’œuvre
porte-étendards, de soldats nubiens bran- véritable flotte sacrée que des haleurs était politique autant que religieuse : le
dissant des massues, de danseuses acro- s’employaient à remorquer vers Louxor, pharaon voulait à la fois favoriser le culte
bates aux longs cheveux, au son des tam- accompagnés de nombreux autres des grands dieux traditionnels de
bours, des clochettes, des claquoirs et des bateaux conduits par des rameurs. l’empire et exalter le caractère divin de la
trompettes. Un groupe de prêtresses La première chapelle reposoir de royauté dont il était investi.
jouaient du sistre et du collier menat. La Louxor avait été édifiée là par la reine Il conserva l’œuvre de ses prédéces-
foule était en liesse, pressant le cortège Hatchepsout, très simple d’apparence, seurs, la chapelle reposoir d’Hatchepsout,
tout au long du grand dromos qui relie les avec trois salles ornées de scènes de qu’il fit redécorer, et le temple d’Amen-
deux temples, majestueuse allée longue culte, une pour chacune des nacelles de hotep III, leur ajouta un pylône, flanqué de
de trois kilomètres et bordée de sept la triade thébaine. Un siècle plus tard, le deux obélisques et de six colosses à son
cents sphinx. Arrivées à Louxor, le « harem grand roi Amenhotep III avait entrepris effigie,quatredeboutetdeuxassis,etune
du Sud » dédié au dieu Amon sous ses d’agrandir les lieux pour complaire au cour à portique, placés devant la colon-
deuxformesdeAmon-RêetdeAmon-Min, dieu. Son architecte, Amenhotep fils de nade processionnelle d’Amenhotep III.

hors-sérien L 113
hypostyle de Karnak, à fûts lisses et à cha-
piteaux papyriformes fermés. Au sud de la
cour, treize colosses à l’effigie du roi alter-
nent avec les colonnes, onze en pied et
deux assis : pour la plupart sculptés dans
Le grand pylône, large de soixante-cinq repoussé tous les pays à cause de la crainte du granite, ils portent tous le nom de Ram-
mètres et haut de vingt-quatre mètres, qu’il inspirait, tandis que sa puissance avait sès II, gigantesques matérialisations des
était couvert à l’origine d’un enduit blanc protégé son armée. Tous les pays étrangers deux facettes humaine et divine du roi. Sur
orné de plaques de métaux précieux et louaient et acclamaient son beau visage ». les murs, Ramsès fit sculpter des scènes
d’un décor sculpté peint de couleurs vives. Sur la même façade, quatre niches étroi- d’offrandes auxquelles participent son
On y admire encore des scènes d’offran- tes et verticales devaient servir à abriter épouseetsaprolifiquedescendance.Sous
des au dieu de Louxor représenté tantôt les énormes mâts qui se trouvaient autre- nos yeux renaissent les fastes de l’inaugu-
comme Amon-Rê de Karnak, tantôt sous fois à l’avant du temple. ration du temple, les cortèges de princes
sa forme Min, ithyphallique, mais aussi à et de princesses, les bœufs gras conduits
d’autres divinités : on y voit le roi Ramsès, LE FAVORI DES DIEUX au sacrifice, portant entre leurs cornes
tourné vers la droite pour signifier qu’il Des six colosses de Ramsès, il n’en res- ici des plumes, là une tête de Nubien, là
vient de l’extérieur ; le dieu lui fait face, tait en place que deux assis et un en pied une tête de Sémite : allusion au sacrifice
tourné vers la gauche – il habite le temple. taillés dans des blocs de granite rose et des populations nubiennes ou asiatiques
LabelleNéfertari,«aiméedeMout»,parti- gris. Depuis 2017, trois autres ont été que, selon l’ancienne tradition, tout roi
cipe aux scènes de culte, à peine moins reconstitués de façon plus ou moins empi- devait mettre à mort pour son triomphe.
haute que le roi, coiffée d’une double rique, à partir de multiples fragments Passant entre les deux colosses assis, on
plume posée sur une base à uræus. Sur les découverts sur place, dont l’un sous une pénétrait ensuite dans la colonnade
faces nord des deux massifs du pylône, forme osirienne. L’obélisque de droite, d’Amenhotep III somptueusement déco-
on lit la guerre que Ramsès II mena contre offert au roi Charles X par Méhémet-Ali, se rée par Toutânkhamon et ses successeurs,
les Hittites et leurs alliés, en particulier la trouve aujourd’hui place de la Concorde, dont Horemheb et Séthi Ier, puis dans la
bataille de Qadesh, dont l’issue, considé- à Paris. Demeure celui de gauche, haut de cour d’Amenhotep III et enfin dans les sal-
rée comme bien indécise par les histo- vingt-cinq mètres et lourd d’environ deux les couvertes du sanctuaire. La première,
riens, est contée ici comme évidemment cent vingt tonnes. Quatre babouins en éclairée par la lumière du jour, crée un
favorable au pharaon et à ses troupes : position d’adoration sont gravés sur son intermédiaire entre le plein soleil de la
© Mauritius/hemis.fr © Claude Obsomer. © Richard Taylor/Sime/Photononstop.

Ramsès est représenté sur son char, tirant socle. Sur chacune des faces de son fût de cour et l’obscurité des petites pièces qui
des flèches sur l’armée hittite. Autour de granite rose, trois rangées d’inscriptions suivent. Un vestibule conduit au sanc-
lui, le champ est jonché de cadavres et de verticales répètent les noms et les titres tuaire de la barque où se déroulaient les
blesséstandisquelesennemisprennentla de Ramsès le Grand : le glorificateur de rituels les plus sacrés du temple. Quand il
fuite et que le souverain hittite se fait tout Thèbes, favori des deux déesses, établis- fut couronné pharaon, Alexandre le Grand
petit sur son char. Pour Ramsès, il s’agis- sant des monuments à Louxor pour son reprit à son compte le sanctuaire, réamé-
sait que ses peuples crussent à sa victoire, père Amon qui l’a placé sur le trône, roi de nagea la salle de la barque, faisant notam-
qu’il tenait pour un événement fondateur la Haute et Basse-Egypte, et élu de Rê. ment enlever les quatre colonnes qui
de son règne, lui, Ramsès-aimé-d’Amon, Son sommet pyramidal était recouvert
que le dieu favorise et adoube : « c’est moi d’une feuille d’électrum, un alliage de
tonpère,mamainestaveclatienne.Jevaux quatre-vingts pour cent d’or et de vingt
plus que des centaines de milliers d’hom- pour cent d’argent, qui étincelait au soleil,
mes, moi, le maître de la victoire, qui aime la symbolisant le dieu Rê.
vaillance ». Les poèmes fleurirent pour Une fois le pylône franchi, on pénétrait
célébrer ses hauts faits et sa puissance tel dans la cour de Ramsès, englobant la cha-
celui que nous a transmis Pentaour : pelle d’Hatchepsout et entourée de porti-
« toute vie, stabilité et force étaient auprès ques soutenus par une double rangée de
de lui, les dieux et les déesses assurant la colonnes massives, soixante-quatorze
protection magique de son corps. Il avait colonnes qui rappellent celles de la salle

114 L nhors-série
soutenaient le plafond, et dont subsistent
encore les bases, et renouvelant les
décors, où l’on peut le voir depuis en habit
de pharaon présentant des offrandes aux
dieux, son nom inscrit dans un cartouche.
Au nord-est de ce sanctuaire, une cham-
breaudécortrèsparticulierévoquelanais-
sance divine d’Amenhotep III : Amon-Rê,
qui a pris la place de Thoutmôsis IV (père
terrestre d’Amenhotep III) dans la couche
nuptiale, rencontre la reine Moutemouia
représentée enceinte après cette union
miraculeuse, éloquente illustration de la
filiation divine des rois d’Egypte.
A l’époque romaine, le temple de
Louxor fut englobé dans une immense
forteresse en terre crue, et transformé en
camp militaire, jalonné de hautes tours
pourvues de portes. A l’intérieur on rema-
nia les espaces. C’est ainsi que le vestibule
qui menait autrefois à la salle de la barque
fut muré, doté d’une grande abside en
cul-de-four flanquée de deux colonnes
de granite. Les murs ornés de reliefs de la
XVIIIe dynastie furent recouverts de fres-
ques représentant, sous la protection du
dieu Jupiter, une assemblée de gouver-
neurs romains, vêtus de riches costumes.
Une statue d’Auguste même y aurait été
érigée : lointaine perpétuation d’un culte
théologico-politique dont Ramsès II
avait fait l’un des plus puissants instru-
ments de son pouvoir. 3

À L’OMBRE DES COLONNES


Page de gauche, en haut : la grande
cour aménagée par Ramsès II,
ceinte de soixante-quatorze colonnes
accompagnées de treize statues
royales, et dont les murs sont couverts
de décors sculptés représentant
des scènes d’offrandes, comme
ces bœufs conduits au sacrifice (page
de gauche, en bas). Page de droite :
la première salle hypostyle et
ses colonnes papyriformes érigées
au temps d’Amenhotep III.
Mort sur le Nil
Pharaon est mort. Il entame au milieu des pleurs, des prêtres
et des trésors, son voyage pour l’au-delà. PAR CAROLINE LÉCHARNY

J our de deuil. Pharaon, roi de Haute


et Basse-Egypte, est mort. Il a
rejoint son père Rê pour l’éternité et
l’accompagne dans sa course perpétuelle.
II participe ainsi à la renaissance quoti-
A ce titre, il est un modèle pour tout défunt
qui espère jouir du même sort.
Garantir sa survie après sa mort consti-
tue donc la grande affaire des vivants
avec, pour principale contrainte, la
la tombe, leur offre le support matériel
nécessaire.
La crainte que suscite la mort et la
conception de l’au-delà régissent l’ensem-
ble des opérations mises en œuvre par les
dienne de l’astre solaire, englouti chaque conservation de l’intégrité du corps. Car, Egyptiens pour s’assurer l’éternité espé-
soir par sa mère, la déesse céleste Nout, et, celui-ci détruit, la mort serait alors défi- rée. Et c’est de son vivant que l’on prépare
chaque matin, mis au monde par elle. nitive. Séparés au moment du décès, les ce délicat passage vers l’inconnu. La pré-
Pharaon mort entame sa seconde vie. éléments spirituels qui animaient le paration est morale, tout d’abord. En effet,
II entreprend surtout un long et périlleux corps – le ba (l’âme), le ka (le double ou pour passer avec succès l’épreuve de la
voyage dans l’au-delà, ce monde souter- l’énergie vitale) et l’akh (l’étincelle lumi- «peséeducœur»devantletribunalprésidé
rain sur lequel règne Osiris. Le dieu des neuse) – doivent pouvoir se réunir à nou- par Osiris, le défunt doit avoir mené une
Morts, tué et dépecé par son frère Seth veau pour que débute cette nouvelle vie. existence droite et généreuse, conforme
puis ramené à la vie par son épouse Isis, a La momie ou une réplique du défunt (sta- à l’esprit de Maât, la déesse de la Justice et
lui-même connu la mort et la résurrection. tue ou « tête de réserve »), déposée dans de la Vérité. Ensuite, la préparation est

116 l nhors-série
matérielle. La première des exigences largement sur la magie à laquelle les Egyp-
étant d’assurer la protection physique de tiens accordent une place essentielle.
la dépouille, il s’agit de lui construire un Après sa mort, le corps de Pharaon est
tombeau. La momification du cadavre transporté jusqu’à la Place pure (Ouâbet)
procède du même souci de conservation. ou à la Belle Maison (Pernefer) et confié
Enfin, le culte posthume rendu à Pharaon aux mains expertes des embaumeurs.
nécessite, à lui seul, l’édification d’un tem- Soixante-dix jours leur sont alors nécessai-
ple et l’organisation de son fonctionne- res afin de procéder à la momification la
ment. Durant l’Ancien Empire, c’est dans plus soignée. Ce traitement du corps, dont
le temple haut, accolé à la pyramide, que les premiers témoignages remontent à la SYMBOLE DE VIE
ce culte est rendu quotidiennement. A par- fin de la IIIe dynastie vers 2650 avant J.-C., En haut : papyrus du Livre
tir de la XVIIIe dynastie, temple et sépul- atteignitsaperfectiondurantlaXXIe dynas- des Morts d’Hounefer,
ture sont éloignés l’un de l’autre. Le culte tie, environ mille ans avant notre ère. Les XIXe dynastie (Londres, The
funéraire du roi est désormais associé à différentes étapes du processus, réalisées British Museum). On assiste aux étapes
celui d’un dieu dans les « temples de mil- par des techniciens spécialisés, répondent du jugement du scribe Hounefer : il est
lions d’années ». Tous les jours, grâce aux à un ordre parfaitement établi. En pre- conduit par Anubis dans la salle où la
produits issus des terres du domaine funé- mier lieu, les paraschistes pratiquent une pesée de son cœur est enregistrée par
raire créé pour approvisionner le temple, incision au niveau du flanc gauche afin Thot ; l’épreuve ayant été un succès,
le rite des offrandes est assuré. d’extraire les viscères. Ceux-ci font l’objet il est présenté par Horus à Osiris. Ci-
Ainsi,mêmesilespratiquesfunérairesen d’un traitement particulier avant d’être dessus : croix ânkh de Toutânkhamon
cours dans l’Egypte ancienne ont connu déposés dans les vases canopes. A partir (Le Caire, Musée égyptien) assurant
des évolutions, on relève des constantes. du Nouvel Empire, on procède également au défunt le souffle de vie.
Ces diverses précautions, destinées à favo- à l’ablation du cerveau, par voie nasale. Le © The British Museum, Londres,
Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the
riser la vie dans l’au-delà, s’appuient aussi corps est ensuite recousu et nettoyé, puis British Museum. © Araldo De Luca.

hors-sérien l 117
cercueils anthropoïdes, entièrement L’apparat funéraire qui entoure Pha-
recouverts d’un riche décor, où divinités raon attisa, en effet, bien des convoitises,
protectrices et formules inspirées des Tex- le défunt devant trouver dans sa tombe
tes des pyramides doivent permettre au tout ce qui assurerait sa survie dans l’au-
défunt de goûter à la vie éternelle. delà : des offrandes alimentaires aux
Commencentalorslesfunérailles. Le cer- objets de toilette, en passant par des vases
cueil est hissé sur un bateau pour gagner d’orfèvrerie, des pots à onguents en albâ-
la rive occidentale du Nil, la rive des morts. tre, des instruments de musique, des cof-
Delà,lecortègefunèbre,suivantlecatafal- fres à vêtements, des armes, des lits et
que tiré par des bœufs, chemine jusqu’à d’innombrables bijoux. Outre ces objets
la tombe, au milieu des démonstrations « utilitaires », la tombe abrite aussi un
de douleur : prêtres, pleureuses profes- mobilier à usage rituel : les vases canopes
sionnelles, famille, dignitaires, servi- et surtout les ouchebtis, les serviteurs du

©The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the British Museum.© akg-images/Erich Lessing. © MATTES René/hemis.fr.
teurs chargés du mobilier funéraire, la mort, qui répondront « Présent ! » pour lui
population elle-même, empruntent la et le remplaceront pour exécuter les cor-
voie processionnelle qui mène à la sépul- vées qui l’attendent.
ture de Pharaon. Arrivé au seuil du tom- De cet environnement idyllique, Pha-
beau, le cercueil est dressé devant la raon ne pourra jouir qu’une fois accom-
porte et des prêtres sem, revêtus d’une pli son voyage dans le monde souterrain,
peau de panthère, procèdent à la céré- semé d’embûches et peuplé de créatu-
monie de l’« ouverture de la bouche ». Par res effrayantes. Sitôt qu’il est « justifié »,
cette opération, constituée de formules son cœur ayant été pesé par Anubis, le
magiques et de gestes rituels, le corps dieu à tête de chacal, et trouvé aussi léger
momifié se voit restituer le souffle de vie que la plume de Maât sur le plateau de la
et retrouve l’usage de ses sens. Avant le balance, il peut entreprendre ce dange-
les taricheutes le couvrent de cristaux de repas funéraire célébré en l’honneur du reux voyage. Pour le guider et franchir
natron afin qu’il se déshydrate. L’opération défunt, la momie royale est installée dans ces obstacles, il dispose de recueils funé-
de dessiccation achevée, le corps est oint sa tombe, dont l’édification a été entamée raires (Livre des Portes, Livre des Cavernes,
de baumes pour l’assouplir. Il est enfin soi- dès l’intronisation de Pharaon. Si la pyra- Livre de l’Amdouat) qui se déploient sur
gneusement entouré de bandelettes entre mide constitue la forme caractéristique du les parois de sa tombe. C’est par la vertu
lesquelles sont glissées des amulettes tombeau royal pendant plus d’un millé- de la magie des images et des inscrip-
protectrices. On en a découvert quelque naire (depuis son invention par Imhotep tions que Pharaon, devenu un Osiris,
cent cinquante sur la momie de Toutânkh- vers 2650 avant J.-C. jusqu’à la fin du connaît dès lors l’immortalité. 3
amon:pilierdjed,aidantlemortàseredres- Moyen Empire, vers 1650 avant J.-C.), elle
ser;croixânkhluiassurantlesouffledevie; disparaît, sous le Nouvel Empire, au profit
scarabée, symbole de vie éternelle, ou œil des hypogées, creusés au cœur de la mon- LE GRAND PASSAGE En haut :
oudjat, symbolisant les biens qui lui seront tagne thébaine, dans la Vallée des Rois. la momie d’Hournefer est soutenue
donnés dans l’au-delà… Pour terminer, on Pour atteindre la chambre du sarcophage, par Anubis alors que deux prêtres vont
applique un masque d’or, la « chair des appelée « salle de l’or », il faut passer par accomplir le rite de l’ouverture de
dieux », sur le visage de Pharaon. Chacune une enfilade de couloirs, vestibules, anti- la bouche, papyrus du Livre des Morts
des différentes opérations, supervisées chambres, salles hypostyles et magasins, d’Hounefer. Dessous : des pleureuses
par le « contrôleur des mystères » et le « prê- où est entreposé le somptueux mobilier peintes dans la tombe de Ramose
trelecteur»,estrythméeparlarécitationde qui accompagne Pharaon dans l’au-delà. (TT 55), gouverneur de Thèbes sous
formules d’incantation. Ce parcours est jalonné d’un dispositif Akhénaton. A droite : Anubis, dieu des
La momie de Pharaon est prête à rejoin- sécuritaire de herses, faux corridors, nécropoles et de l’embaumement,
dre sa demeure d’éternité. Elle est proté- entrées dissimulées et autres chausse- se penche sur la momie du défunt,
gée de quatre enveloppes : un sarcophage trappes, censé déjouer les pillages large- peinture de la tombe d’Amennakht
en pierre dans lequel sont emboîtés trois ment pratiqués dès l’Antiquité. artisan de Deir el-Medina.

118 l nhors-série
hors-sérien l 119
FRAGRANCES DU NIL
A gauche : sur la tête
des convives de ce banquet
(tombe de Nakht à Cheikh
Abd el-Gournah), qui
semblent s’enivrer de l’odeur
d’une fleur de lotus et de
parfums, des petits pains de
sucre figurent les onguents
divins protecteurs. A droite :
Séthi Ier brûlant de l’encens
(temple de Séthi Ier à Abydos).

ESSENCE DIVINE
Considérés comme de véritables sécrétions divines,
les parfums eurent une importance capitale durant toute
l’histoire de l’Egypte antique. PAR ALBANE PIOT

E n septembre 2022, Astier de Villatte sortait Le Dieu Bleu,


inspiré du kyphi égyptien ; en 2019, des chercheurs avaient
tenté de recréer un parfum de l’époque de Cléopâtre à partir de
un chaudron pour que l’huile puisse saturer d’arôme. D’autres
représentations beaucoup plus tardives montrent des parfu-
meurs en train de presser de l’huile ou des matières odorantes
résidus trouvés dans les amphores d’une ancienne parfumerie dans des pressoirs à torsion, de simples sacs que l’on tord au-
découverte en 2012 par des archéologues américains dans la dessus d’un récipient pour exprimer soit l’huile saturée d’essen-
cité antique de Thmuis, près du delta du Nil, au nord du Caire, ces soit le jus des plantes. Une grande part des ingrédients sont
connue pour produire ses deux parfums fameux : le Mendesian locaux, puis à partir du Nouvel Empire, l’Egypte fait venir de nou-
et le Metopian. Quelques années plus tôt encore, en 2002, une veaux aromates des côtes de la mer Rouge, de Syro-Palestine,
équipe de chercheurs du CNRS et des laboratoires du groupe d’Afrique de l’Est et des oasis, tels l’encens et la myrrhe, rappor-
L’Oréal, parmi lesquels le chimiste Philippe Walter, avec la col- tés du « pays de Pount » par la reine Hatchepsout au cours d’une
laboration de la parfumeuse Sandrine Videault, s’était attelée expédition fameuse représentée sur les murs du temple funé-
à reconstituer le fameux kyphi décrit par Plutarque, sorte raire de Deir el-Bahari. Au temple d’Horus d’Edfou, des salles des-
d’onguent parfumé aux pouvoirs délassants, constitué de miel, tinées au stockage et à l’élaboration de parfums sacrés ont les
vin, raisins secs, souchet, résine, myrrhe, bois de rose, séséli, len- parois couvertes de scènes d’offrandes de parfum et de recettes
tisque, bitume, jonc odorant, genévrier, cardamome, et roseau defabrication,datablesdel’époquehellénistique.Grâceauxpar-
odorant. Le produit de leurs efforts avait été présenté à l’expo- fums et aux onctions qu’il y reçoit, Horus est en mesure d’accom-
sition « Parfums et cosmétiques dans l’Egypte ancienne », au plir son vol quotidien dans le ciel d’Egypte et de renouveler par
musée du Caire. Fascinants travaux qui ont tenté chaque fois de son passage la production des essences aromatiques.
restituer les odeurs d’une époque vieille de plusieurs millénai- Utilisés en abondance lors des fêtes et des banquets rituels,

© akg-images/François Guénet. © kairoinfo4u/Gabana Studios Cairo.


res,etd’unpaysdontPlinel’Ancienlui-mêmeécrivaitauIer siècle onguents et encens signifient la présence divine, tout autant
qu’il était « de tous (…) le plus apte à produire des parfums ». que la joie et les plaisirs. Dans les scènes de banquet du Nouvel
Depuis l’âge du bronze, le parfum est en Egypte l’apanage des Empire, on représente les convives humant des fleurs de lotus,
dieux, qui, bien qu’ils répandent naturellement l’odeur de ou enduits de parfum. Au-dessus de leur coiffure, on remarque
l’encens, ne dédaignent pas de se faire couvrir de senteurs arti- une sorte de motte de beurre peinte en blanc ou en orangé, qui
ficielles lors des cultes qu’on leur rend chaque jour, par le biais s’élève de plus en plus avec le temps jusqu’à prendre la forme
d’onctions apposées sur leurs statues ou de fumigations : essen- d’un long pain de sucre : un artifice peut-être destiné à figurer
ces fraîches le matin, effluves puissants de la myrrhe à midi, par- le parfum, qui parfois s’accompagne de coulures jaunâtres sur
fums entêtants de fleurs le soir. Il est aussi le signe du pouvoir les vêtements de lin blanc. Onguents et encens, dont on sait
royal qui se mesure à sa capacité à se fournir en biens de luxes. A qu’hommes et femmes pouvaient faire un usage quotidien, au
soncouronnement,onenduitlenouveausouveraind’huilespar- même titre que le maquillage, sont omniprésents dans les tom-
fumées destinées à le protéger des mauvais esprits. bes de l’élite, signes efficaces d’une protection des dieux. Les
Quelques peintures comme celles de la tombe anonyme 175 de momies elles-mêmes sont embaumées de myrrhe, d’encens
Thèbes datée vers 1430 avant J.-C. représentent des parfumeurs ou de cannelle. Précieuses substances, qui attisaient alors la
autravail:larésineetlesingrédientssontconcassés,broyésdans convoitise des pilleurs de tombe et fascinent encore aujour-
des mortiers puis mélangés avec de l’huile et enfin chauffés dans d’hui historiens et parfumeurs. 3

120 l nhors-série
AU FIL DE L’EAU
Felouque voguant sur le Nil aux environs
de Louxor. « Le palmier est le compagnon
fidèle du voyageur qui descend ou remonte
le Nil, notait Jean-Jacques Ampère
qui accomplit la remontée du fleuve
en 1844. La forme de ces arbres semble
d’abord monotone, mais leur attitude
et leur disposition varient à l’infini. (…)
La constance de leur forme ne lasse point ;
l’œil s’y accoutume et s’y attache comme
à une sorte d’architecture végétale. »
© Getty Images/iStockphoto.
La ruée
vers le Nil
PAR VINCENT TRÉMOLET DE VILLERS
Le voyage en Egypte, épopée archéologique
et littéraire, est devenu avec le tourisme de masse un parcours
fléché que suivent des centaines de milliers de visiteurs
chaque année. La magie du Nil et de ses temples continue
cependant d’ensorceler les plus sceptiques des voyageurs.
“Toute la vallée du Nil baignée dans

L’
« Egypte est un don du Nil », aurait dit salle. Son récit fut le premier d’une longue série,
Hérodote pour le bonheur des gui- l’Egypte devenant, au XIXe siècle, une des éta-
des qui, vingt-cinq siècles après pes essentielles du « voyage en Orient ». Cha-
lui, reprennent inlassablement sa teaubriand, de retour de Jérusalem, y passe en
formule en entamant le parcours qui mène coup de vent en 1806. Champollion, après avoir
du Caire à Abou Simbel. L’Egypte est un don du établi l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques,
Nil sur lequel l’Europe s’est ruée en uniforme peut enfin, en août 1828, aller contempler et
de hussard, puis en pantalon en lin et canotier, déchiffrer sur place les trésors des temples des
avant que le monde entier ne l’envahisse en pharaons. Flaubert et Maxime Du Camp feront
tongs et casquette imprimée. en 1849 un voyage de plusieurs mois qui fit pâlir
Joinville, cinq cent cinquante ans avant de jalousie Théophile Gautier (il finira par s’y
Bonaparte, notait déjà dans les affres de la rendre à son tour). Fromentin et Horace Vernet,
septième croisade les beautés bibliques du mais aussi Gérard de Nerval et Pierre Loti, le
Nil, que peut gâcher le rythme épuisant de la comte de Forbin, les archéologues Auguste
dysenterie. « Il lui fallut couper le fond de son Mariette et Gaston Maspero, des romancières
© Kenneth Garrett© Getty Images/iStockphoto.

caleçon, dit-il du roi Saint Louis, tant de fois il anglaises et des historiens belges, tous vou-
descendait pour aller à la garde-robe. » Ceux qui dront connaître cette initiation.
ont désespérément cherché une pharmacie
dans le hall de leur hôtel du Caire ou de Louxor UNE SORTE DE DISNEYLAND
savent de quoi il est question. PHILOSOPHICO-SPIRITUEL
C’est cinq siècles et demi plus tard, le 2 juillet Aujourd’hui encore « le trésor est en Egypte,
1798, que débarque à Alexandrie le général près des pyramides », nous dit Paulo Coelho
Bonaparte. Son armée n’a pas prévu la chaleur dans son best-seller L’Alchimiste, et le voyage
de l’été égyptien. Les soldats suffoquent. « Haut en Egypte reste un passage obligé du globe-
guêtrés, enfermés dans leur habit aux bufflete- trotter. Le paradoxe est que ce qui était un
ries croisées, ils étouffent, ils ont faim et ils ont mélange de chasse aux trésors, de découverte
ICÔNES soif. Certains tombent en route. D’autres, saisis de temples ensablés et d’« Antiquité nouvelle » a
En haut : les pyramides de désespoir, se brûlent la cervelle ou se jettent laissé place à un parcours fléché sur lequel les
de Gizeh. A une dizaine de dans le Nil », raconte Robert Solé dans L’Egypte, visiteurs arrivent pleins des certitudes puisées
kilomètres au sud-ouest passion française. dans toute une littérature nimbée de principes
du Caire, elles constituent Les groupes téméraires qui visitent l’Egypte New Age. Du Roman de la momie à L’Alchimiste
une visite obligée pour qui en plein été n’en arrivent pas à ces extrémités. ou à la saga de Christian Jacq, l’Egypte, qui était
voyage en Egypte. Avant Mais, les chaleurs de plus de 50 °C que peut subir une épopée, est devenue un concept marke-
de condamner ces « barbares le visiteur en bermuda et en polo dans la Vallée ting à forte valeur éthique, une sorte de Disney-
ouvrages », Volney n’avait des Rois lui permettent d’imaginer ce que furent land philosophico-spirituel.
pu réprimer un premier les souffrances des soldats en uniforme de hus- Les voyages individuels sont devenus rares, et
mouvement d’exaltation sard. Vivant Denon, chargé par Bonaparte de c’est au sein d’un groupe que l’on remonte le Nil.
devant « la hauteur de leur faire la chronique de l’expédition, visitera la Quelle que soit la formule, les parcours sont
sommet, (…) l’ampleur de Basse et la Haute-Egypte accompagné du géné- similaires : quelques jours au Caire, un vol jus-
leur surface, (…) la mémoire ral Desaix. Ce dernier était d’une compagnie très qu’à Louxor, l’ancienne Thèbes, trois jours de
des temps qu’elles rappellent, agréable, mais se contentait d’un rapide coup navigation sur le Nil pour rejoindre Assouan.
(…) l’idée que ces immenses d’œil sur les sites avant de se remettre au galop, Les plus chanceux iront jusqu’à Abou Simbel,
rochers sont l’ouvrage de « comme s’il eût vu les Mamelouks dans la plaine ». à moins de quarante kilomètres du Soudan.
l’homme si petit et si faible ». Avec lui, Denon connut avant l’heure les souf- C’était, à en croire les récits regroupés dans
Ci-dessus : les hiéroglyphes frances du voyageur érudit, perdu au milieu l’excellente anthologie de la collection « Bou-
ajoutent à l’attrait que d’un groupe qui visite les temples au pas de quins », le parcours de bien des voyageurs
suscite chez les touristes la course, dont les membres soupirent à chacune du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Et si,
civilisation égyptienne. des questions et s’impatientent dès la deuxième depuis, l’industrie du tourisme a rompu certains

124 l nhors-série
LE SIÈCLE D’OR DE PHARAON

le brouillard semblait une mer blanche.”


Flaubert

charmes, on note quelques permanences trou- d’autocars, Khéops, Khéphren et Mykérinos,


blantes : les drogmans, sorte de guides interprè- les trois tombes des trois rois fondateurs dont
tes vantards et approximatifs, baragouinant le seul nom évoquait mille et une légendes, ont
quelques mots en huit langues, n’ont pas dis- perdu de leur mystère. La banlieue du Caire
paru. Maxime Du Camp était satisfait du sien qui s’est étendue jusqu’à elles. Le Sphinx ne voit
« malgré une vanité sans pareille (…) et sa propreté plus le Nil. Des musiciens déguisés en pharaon

© MORANDI Tuul et Bruno/hemis.fr © Grant Stirton/Alamy Stock Photo/hemis.fr


(…) fort douteuse (…) ne se grisait jamais, ne [l]e jouent à la cornemuse des ballades irlandaises.
volait pas trop, obéissait rapidement ». La crème solaire a remplacé les huiles sacrées.
Véritable sport national, l’art du pourboire ne « Je n’entre pas dans les pyramides, explique un
date pas non plus d’hier. A l’hôtel, en voiture, au guide, parce qu’elles ne sont pas climatisées. »
restaurant, dans la rue, dans les musées, tout Tous pourront bientôt se rafraîchir dans les
se paie à l’avance, mais tout se paie de nouveau salles tempérées du tout nouveau « Grand
sur place. A tel point que les agences indiquent Musée égyptien », construit à deux kilomètres
les tarifs du bakchich aux voyageurs : une jour- de là, et qui, après vingt ans de travaux et plus
née de guide, sept euros ; chauffeur, cinq euros ; d’un milliard d’euros dépensé, ouvrira ses por-
accompagnateur, quatre euros ; transfériste, tes dans les mois qui viennent. Dans cet écrin
quatre euros ; serveur au restaurant, trois euros ; muséal spectaculaire en albâtre, inspiré des
soldat qui vous indique une salle cachée, un mythiques mausolées, les plus curieux et les
euro… En 1843, le gentleman traveller Eliot plus endurants pourront arpenter, après le hall
Warburton ne s’en étonnait plus. Il raconte qu’il d’entrée où trône une statue colossale de Ram-
fut poursuivi par une foule de domestiques sès II, une bonne part des vingt-quatre mille
« réclamant un bakchich, parce que l’un d’eux nous mètres carrés de galeries d’exposition, au long
avait versé du café, un autre servi le sucre, et que les desquelles seront exposées plus de cent mille
autres avaient été là pendant notre présentation ». pièces d’antiquités égyptiennes venues pour
On s’égare toujours, comme Godefroid Kurth, l’essentiel du musée du Caire, dont le fameux
historien belge du début du siècle, dans les sub- trésor de Toutânkhamon.
tilités labyrinthiques d’une religion aussi mys- A Louxor, sur la rive ouest, celle des morts, fer- PLEIN SUD
térieuse que les fonctionnements d’une admi- ries et autocars vous mènent dans la nécropole En haut : le village
nistration d’Etat, et dont le fidèle « devait se sentir thébaine. Dans la Vallée des Rois, les visages nubien de Gharb Soheil,
comme perdu au milieu de ces portiques, de ces accablés par une marche forcée que la recher- dans les environs
enfilades de salles éclairées seulement d’en haut, che de la fraîcheur a fait commencer à cinq heu- d’Assouan, est une halte
dans l’horreur sacrée de ces ténèbres qui s’épais- res du matin ont remplacé ceux, fébriles, des pleine de couleurs. L’Etat
sissaient au fur et à mesure qu’il avançait ». archéologues près de trouver un tombeau, des égyptien l’a transformé
C’est à Gizeh, à quelques kilomètres du Caire, pillards inquiets d’être suivis. Rudyard Kipling, en village pour le tourisme
surleplateaudespyramides,quedortlecœurde en visitant la nécropole en 1913, moquait déjà le écologique durable. Ci-
l’Egypte des pharaons. Volney jugeait ces mon- rituel du touriste. « Ils lèvent les yeux vers les ciels dessus : le septième pylône
tagnes de pierre barbares et prétentieuses ; Cha- blasonnés, se baissent pour examiner les murs du temple de Karnak,
teaubriand, exemplaires : « Une vanité comme minutieusement décorés, tendent le cou pour sui- édifié par Thoutmôsis III.
celle de la grande Pyramide, qui dure depuis trois vre les sombres splendeurs d’une corniche, retien- Pour éviter la horde
ou quatre mille ans, pourrait bien à la longue se nent leur souffle, et regrimpent vers l’impitoyable des touristes, c’est à la nuit
faire compter pour quelque chose. » En décem- soleil pour replonger dans l’entrée suivante indi- tombée qu’il faut découvrir
bre 1849, Flaubert, après avoir campé au pied quée sur le programme. » Ils montent désormais le domaine d’Amon.
de la pyramide de Khéphren, vit le lever du soleil dans un petit train qui les mène aux boutiques
àsonsommet:«toutelavalléeduNilbaignéedans de souvenirs. A quelques centaines de mètres
lebrouillardsemblaitunemerblanche,immobile». de là, au contraire, la Vallée des Reines et ses
On ne campe plus désormais à l’ombre des magnifiques tombeaux de la femme de Ram-
pyramides. On ne grimpe plus aidé d’un fellah sès III et de cinq de ses enfants, se visitent en
à leur sommet. Encerclées de visiteurs et plein midi avec pour seule compagnie des

hors-sérien l 125
UN DON DU NIL bédouins faisant la sieste, et un ou deux soldats rejoignait par une allée de sphinx le temple de
Ci-dessus : vue aérienne spécialisés, comme l’indique leur uniforme, Louxor – apparaît comme une cité interdite
de cultures près d’Edfou. dans la culture et le tourisme. immense et silencieuse. Les colosses des pha-
Jusqu’à la construction Ce sont ces « guerriers du tourisme » dans leur raons veillent dans l’obscurité à l’entrée des tem-
du haut barrage d’Assouan, magnifique tenue blanche qui, à Karnak, tentent ples. Ils donnaient le vertige à Vivant Denon : « on
le Nil inondait chaque été de canaliser un flux ininterrompu de visiteurs, nesavaitpointencorequelaperfectiondanslesarts
les plaines de la vallée, les aussi spectaculaire que le temple est démesuré donne à leurs productions une grandeur indépen-
fertilisant d’un riche limon. et gigantesque. Pour éviter la foule, c’est à la nuit dante de la proportion ; (…) qu’un camée peut être
tombée qu’il faut découvrir la cité du dieu Amon. préférable à une statue colossale ». Karnak est « un
Le cœur religieux de l’ancienne Thèbes – qui lieu qui oblige à se taire », écrivait la romancière

126 l nhors-série
© Christophe GRUAULT/ONLYWORLD.NET © Alfredo Garcia Saz/Alamy Stock Photo/hemis.fr © FRILET Patrick/hemis.fr

aujourd’hui plus de vingt et un millions d’habi-


tants a détruit la poésie des rives du fleuve ; et
c’est de Louxor que l’on embarque désormais
pour remonter vers le sud. Et assister au plus
extraordinaire des spectacles.
Ce qui enchante ces deux longues bandes ver-
tes plantées de bananiers, de palmiers et de can-
nes à sucre, que surplombent à l’est la chaîne
arabique, à l’ouest la chaîne libyque, ce sont la
lumière et les couleurs, le blanc d’un ibis posé
sur un buffle, la peau cuivrée de deux pêcheurs
surunedjellabableupâle.Pourlesdécrire,ilfaut
un peintre. Fromentin note, convulsif, ce rêve
éveillé : « La chaîne arabique, mince, plus claire
que tout, se colore en rose aux approches du soir. Le
ciel fauve à l’horizon. La chaîne libyque, (…) éclai-
rée à revers, gris lavande. (…) Il est quatre heures, le
soleil baisse ; l’orangé va entrer dans la composi- UN MONDE DE GÉANTS
tion des couleurs ; les objets en contact deviennent Devant les temples
violets. (…) Dromadaires gris clair dans des mas- de Louxor (en haut, le pylône
ses de roseaux argentés ». On y voit, comme le vit de Ramsès II qui lui sert
Maxime Du Camp, « des enfants nus et charmants » d’entrée) et de Karnak
venir sur une barque de fortune baptisée Cléopâ- (ci-dessus, la salle hypostyle
tre, vous chanter A la claire fontaine dans un fran- aux cent trente-quatre
çais phonétique. Le soleil rouge sang qui colore colonnes du temple
le fleuve à la tombée du soir vous rappelle qu’il d’Amon-Rê) on est saisi
fut le cœur de l’épopée des pharaons. « Toute la par le gigantisme
mythologie, écrit encore Fromentin, (…) toutes les des proportions.
anglaise Amelia B. Edwards. Un lieu qui vous terreurs inspirées par la nuit, l’amour du soleil, roi
écrase de sa force. Un lieu qui, poursuivait-elle, du monde, la douleur de le voir mourir, l’espoir de
« semble vous laisser non seulement sans mots, le voir renaître demain dans Horus, la lutte éter-
mais aussi sans idées ». Juste avec l’impression nelle, et chaque jour renouvelée, d’Osiris contre
queceuxquiontbâtilaforêtdecenttrente-quatre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. »
colonnes de la salle hypostyle sont des géants. Arrivé à Assouan, à quelques coups de rames
Et que nous sommes des fourmis. de l’hôtel Old Cataract (où furent rédigés cer-
S’il y a un siècle on pouvait, comme Maxime tains chapitres de Mort sur le Nil), on croise des
Du Camp, naviguer sur le Nil à partir du Caire, felouques de Hongrois en djellaba entourés
l’extension d’une capitale qui compte d’un orchestre nubien qui reprennent le Darla

hors-sérien l 127
© Richard TAYLOR-SIME/ONLYWORLD.NET. © SEUX Paule/hemis.fr © Araldo De Luca.

dirladada des Bronzés. Agatha Christie semble vives, la finesse des figures gravées dans la
avoir mille ans. Ce n’est qu’un mauvais rêve, l’île pierre : chaque centimètre nécessiterait que l’on
de Philae, que l’on approche, n’a rien perdu de s’y arrête. Et c’est avec le respect qu’inspirent les
sa magie. Le temple d’Isis sauvé des eaux du Nil grands hommes que l’on se dirige vers le sanc-
dans les années 1970, et reconstruit à l’identi- tuaire où trônent les statues des dieux Ptah,
que, dresse ses colonnes, ses parois et ses rui- Amon-Rê, Ramsès II et Rê-Horakhty. A quel-
nes au milieu des palmiers et des lauriers roses. ques mètres de là, fut creusé selon le même
A l’entrée du deuxième pylône du temple, on modèle mais dans des proportions moins
peut encore y lire, gravé dans la pierre : « L’an 6 impressionnantes, le temple de Néfertari,
LA POSSIBILITÉ de la République, / Le 13 messidor, / Une armée l’épouse bien-aimée du grand Ramsès.
D’UNE ÎLE française commandée / Par Bonaparte est des- En 1829, Champollion et son équipe, dans des
En haut : le temple d’Isis cendue / A Alexandrie. / (…) Desaix, comman- conditions héroïques, relevèrent chaque détail
à Philae. Tout comme les dant la / Première division, (…) / est arrivé / Le du temple de Ramsès alors ensablé. « Quand on
temples d’Abou Simbel 18 ventôse de l’an 7. » saura qu’il faut y entrer presque nu, que le corps
(page de droite, piliers A quelques mètres à l’est, Trajan fit construire ruisselle perpétuellement d’une sueur abondante,
osiriaques à l’effigie de un kiosque face au Nil et à l’Afrique noire. Deux qui coule sur les yeux, dégoutte sur le papier déjà
Ramsès II dans la première colonnes d’un temple d’Auguste ajoutent le trempé par la chaleur humide de cette atmos-
salle hypostyle du grand blanc du marbre à l’ocre des pylônes rougis par phère, chauffée comme dans un autoclave, on
temple), il a été sauvé des le soleil. Autour, le Nil semble une mer et Philae, admirera sans doute le courage de nos jeunes
eaux dans les années 1970, où souffle un vent tiède, l’île de la volupté. Vivant gens, qui bravent cette fournaise (…), ne sortent
démonté et remonté sur Denon la visita seul, comme en un songe : ce que par épuisement, et ne quittent le travail que
une île voisine, Aguilkia, « fut, écrit-il, le plus beau jour de mon voyage : lorsque leurs jambes refusent de les porter. »
renommée Philae par j’étais possesseur de sept à huit monuments (…), L’archéologue n’exprimera qu’un regret : ne
commodité. Ci-dessus : et surtout je n’avais point à mes côtés de ces pas pouvoir transporter, grâce à « quelque lampe
colonnes à chapiteau curieux impatients (…) qui vous pressent sans merveilleuse », les colosses d’Abou Simbel sur
hathorique du mammisi relâche d’aller voir autre chose ; point de tam- la place Louis-XVI « afin de convaincre d’un seul
(petite chapelle) dans bours battant le rassemblement ou le départ, coup les détracteurs de l’art égyptien ». Le plus
la cour du temple d’Isis point d’Arabes, point de paysans ». incroyable est que le rêve insensé de Champol-
à Philae. Mais c’est à Abou Simbel qu’éclate avec le plus lion se réalisera cent cinquante ans plus tard.
de force le génie de cette civilisation. Sur les Entre 1965 et 1968, on démontera en mille qua-
bords du lac Nasser, quatre statues colossales rante-deux blocs les temples d’Abou Simbel.
de Ramsès II protègent l’entrée d’un temple Non pour les transporter au cœur de Paris, mais
construit dans la roche. Elles devaient montrer pour les sauver ainsi des eaux du lac Nasser en
aux tribus du désert la puissance de Pharaon. les reconstruisant quelques dizaines de mètres
On y suit, combat après combat, le récit de la plus haut que leur place originelle. 3
bataille de Qadesh, affrontement indécis contre ● A lire : Le Voyage en Egypte. Anthologie
les Hittites, qui deviendra par la grâce des récits de voyageurs européens de Bonaparte à l’occupation
qui recouvrent les murs une victoire triomphale anglaise, de Sarga Moussa, Robert Laffont,
de Pharaon. Les couleurs verte et rose encore « Bouquins », 1 078 pages, 30 €.

128 l nhors-série
© Photo : Guillermo Aldana, J. Paul Getty Trust. © MATTES René/hemis.fr

MIROIR DU TEMPS Ci-dessus : la conservatrice italienne Lorenza D’Alessandro en plein travail de restauration dans
la tombe de Néfertari, à la fin des années 1980, plus de trois mille ans après l’exécution de ces décors par les artisans de Deir
el-Medina. Sur les parois de ce joyau de la Vallée des Reines se déroule le voyage de Néfertari dans le royaume d’Osiris.

130 L nhors-série
PARMI LES ÉTOILES
Ci-contre : au cœur
de la tombe de Néfertari,
la chambre funéraire
accueillait le sarcophage
de l’épouse royale
préférée de Ramsès II.
Quatre piliers carrés,
dont les deux premiers
en entrant représentent
des prêtres invitant
à pénétrer dans le lieu
sacré, soutiennent
un plafond bleu nuit
scintillant d’étoiles.

Néfertari, la belle
à la vallée dormante
De 1986 à 1992, Lorenza D’Alessandro et Giorgio Capriotti,
avec d’autres jeunes collègues italiens, ont participé
au projet de restauration des peintures murales de la tombe
de Néfertari. Elle raconte ici cette incroyable aventure.

I
l faisait froid à six heures du matin sur à la fois. Voici la tombe de Néfertari, la épouses et un grand nombre de concubi-
le Nil. C’est pourquoi Farouk, le capi- reine « belle parmi les belles », épouse nes. Cependant, Néfertari, « Dame de
taine de notre felouque, s’était emmi- du grand Ramsès II de la XIXe dynastie. charme », « grande et douce d’amour »,
touflé dans des écharpes de laine et siro- Trois mille deux cent quarante ans nous était particulière à bien des égards : elle
tait un thé chaud. La chaleur, les 50 °C séparent de son incomparable sil- était l’élue parmi les grandes épouses du
brûlants de juillet arriveraient plus tard houette, qui se découpe sur la paroi souverain, aimée et vénérée comme une
dans la matinée. Mais nous serions déjà rocheuse enduite de blanc. déesse de son vivant même aux côtés de
à l’abri, à vingt mètres de profondeur, au Nous savions que le simple fait de tou- son divin époux. Un cas unique. Le petit
cœur de la montagne qui, sur la rive ouest cher de près ce visage mystérieux serait temple d’Abou Simbel porte son nom, à
de l’ancienne Thèbes, aujourd’hui Louxor, en soi un privilège particulier. Un contact côté du grand temple dédié à Ramsès II.
gardait les tombes royales des pharaons direct réservé à ceux qui exercent l’un des A elle l’honneur de sceller une longue tra-
et des reines d’il y a plus de trois mille ans. plus beaux métiers du monde : les restau- dition dynastique, remontant à l’aube du
Il me semble encore sentir le parfum de rateurs.Cettemerveille,conçueàl’origine Nouvel Empire, de reconnaissance du
chaleur sèche qui montait d’en bas lors- pour être jalousement cachée, s’offrait au rôle prestigieux de mère de l’héritier
que nous descendions les escaliers de contraire quotidiennement à nos yeux, à royal, tel que le conçoit le canon hiérar-
bois. On pénétrait dans un antre douillet. nos mains, à nos soins de conservateurs chique de la théocratie pharaonique.
Puis, après la lumière aveuglante du pendant les cinq années qu’a duré le pro- LatombedeNéfertari,situéedanslapar-
désert, les yeux s’adaptaient lentement jet. Pour nous, une occasion de progrès tie inférieure du versant nord de l’oued
aux couleurs de ces quelque cinq cent professionnel et humain, une expérience principal de Ta-Set- Neferu, « le siège de
vingt mètres carrés de murs et de pla- qui nous marquerait à vie. la beauté », comme on appelait la Vallée
fonds historiés, peints en bleu et constel- Mais qui était cette femme à laquelle des Reines, a été découverte en 1904 par
lés d’étoiles, comme dans la nuit claire l’histoire avait destiné une telle demeure ? la Mission archéologique italienne du
d’un été sans fin. Dieux aux visages d’ani- Le nom de Néfertari est inextrica- Musée égyptien de Turin, dirigée par son
maux, processions et offrandes rituelles, blement lié à celui de son royal époux, directeur Ernesto Schiaparelli, assisté de
hiéroglyphes et formules du Livre des Ramsès II, le plus célèbre des pharaons de Francesco Ballerini et d’une équipe
Morts, images évanescentes et vivantes l’Egypte ancienne. Ramsès avait d’autres d’égyptologues enthousiastes.

hors-sérien L 131
avait promu et financé les fouilles, Schia- exposés, en n’utilisant prudemment que
parelli lui-même avait mentionné les des matériaux compatibles avec ceux
Imaginez leur étonnement, après avoir conditions antérieures de dégradation, d’origine. Cependant, l’état des peintu-
trouvé l’entrée à moitié enterrée au bout causées par les infiltrations d’eau et la res s’aggrava au cours des années suivan-
d’un long dromos, lorsqu’ils pénétrèrent chute de nombreux fragments de pein- tes à cause de la négligence des autorités.
dans le labyrinthe souterrain, avec des tures qui encombraient le sol. Malgré la La comparaison des images de l’époque
pièces parfaitement équarries comme beauté éclatante des images, l’état déli- avec celles des campagnes photographi-
s’il s’agissait d’espaces construits. Au cat du site, déjà profané dans l’Antiquité, ques ultérieures menées par le Metropo-
contraire, il s’agissait de salles creusées dut sauter aux yeux des découvreurs litan Museum (1920-1923) montre claire-
directement dans la roche, articulées modernes. Les zones de décollement ment cette dégradation. Au début des
horizontalement et verticalement sur entre les enduits et le support calcaire années 1940, de nouvelles interventions
plusieurs étages communiquant avec sur les murs et les plafonds de la vaste furent tentées par le service local des
des couloirs et des escaliers, conçus par tombe, répartie sur deux niveaux articu- antiquités, avec des résultats malheureu-
un brillant calcul d’architectes et d’ingé- lés et communiquant par une volée de sement insatisfaisants, au point qu’au fil
nieurs. L’hypogée était, certes, inférieur marches taillées dans la roche, se du temps, l’on prit la décision de fermer la
aux tombes pharaoniques les plus concentraient principalement dans les tombe au public afin de limiter son expo-
connues du Nouvel Empire, comme cel- profondeurs de la chambre funéraire. sition au risque.
les de Thoutmôsis III, Amenhotep III, L’urgence de la situation ayant été prise
Séthi Ier ou Ramsès II lui-même, mais seu- en compte, une première intervention UNE PEINTURE SI FRAGILE
© MATTES René/hemis.fr © Sandro Vannini-DeA Picture Library/Bridgeman Images.

lement en termes de dimensions, et cer- de sécurité fut organisée dès 1906, La tombe est creusée directement dans
tainement pas en termes de splendeur. confiée à Fabrizio Lucarini (1861-1928), un calcaire fragile, riche en veines salines,
Le charme singulier de cette tombe, l’har- restaurateur toscan de talent, que Schia- qui ne permet pas de sculpter les figures
monie particulière de lumière et de cou- parelli avait probablement rencontré en bas-relief, comme c’était le cas pour
leurs établie sur le fond blanc des murs, pendant les années de sa direction au les temples extérieurs ou d’autres tom-
sur lesquels les profils élégants des repré- Musée égyptien de Florence (1880- bes creusées dans des roches plus com-
sentations se poursuivaient comme dans 1894). C’est à Lucarini que l’on devrait pactes et plus faciles à travailler. Ici, le bas-
une lanterne magique, se sont imposés plus tard la restauration de La Joconde en relief fin qui délimitait les figures et les
d’emblée. Et entre eux, les portraits de la 1913, après le vol rocambolesque commis hiéroglyphes saillant de quelques milli-
reine, hiératique et humaine à la fois, à Paris en 1911. Il n’existe pas, hélas, de mètres avait été obtenu par modelage
transfigurée dans des voiles transpa- rapport de l’intervention de Lucarini sur direct de l’enduit d’égalisation appliqué
rents, blanche sur les murs blancs, prê- la tombe de Néfertari. L’identification sur les parois creusées, composé d’un
tresse des très anciens rites d’offrande et des matériaux constitutifs et de la tech- mélange de calcaire et d’argile à base de
de prière. La beauté à l’état pur. nique particulière d’exécution « à sec » limon fluvial (hiba), parfois chargé de
Une riche campagne photographique de la peinture pharaonique, si différente fibres végétales finement broyées. Une
menée avec des équipements pionniers, de la fresque traditionnelle à laquelle il couche homogène de pigment blanc
mais déjà à la pointe de la technologie était habitué, a cependant été immédia- (huntite) était ensuite étalée sur toute la
pour l’époque, documenta d’abord l’état tement comprise par lui. Il se limita donc surface des murs pour régulariser la sur-
de conservation des peintures retrou- à une intervention minimale pour conte- face picturale prévue. Sur cette couche,
vées. Dans son rapport au roi d’Italie, qui nir les décollements d’enduit les plus les maîtres anciens procédaient avec un

132 L nhors-série
UNE REINE ET DES DIEUX Ci-dessus : mur est de la première annexe est, qui
précède, avec l’antichambre et le vestibule, la chambre funéraire de la tombe.
soin calligraphique à l’application des A gauche, Néfertari, parée de blanc et d’une coiffe vautour, brandit le sceptre
couleurs, en soulignant les figures et les sekhem, symbole de puissance, devant les offrandes qu’elle présente à Osiris,
hiéroglyphes déjà modelés en bas-relief, incarnation de la renaissance après la mort. A droite, de façon symétrique,
guidés par la faible lueur des lampes à Néfertari fait cette fois don de ses présents à Atoum, le dieu créateur.
huile. La palette était typique de la pein-
ture sèche, c’est-à-dire exécutée sur un
enduit complètement sec, utilisant des profondeur, allant jusqu’à la chute de leur formation à ces guides éclairants et
terres naturelles (blanc, jaune, rouge, fragments. Au problème de la présence maîtres de vie exemplaires. Miguel Angel
noir) et des pigments de synthèse chimi- de sels solubles (chlorure de sodium), qui Corzo, qui serait plus tard le successeur
que (bleu, vert) mélangés à un liant poly- ne pouvaient être éliminés car ils faisaient de Monreal, fut le premier coordinateur
saccharidique (de la gomme arabique), partie de la composition minérale de la et chef de la mission en tant que directeur
exsudé de l’écorce de l’acacia nilotique, roche, l’on chercha des solutions à plu- des projets spéciaux au GCI. Un petit
encore très répandu sur les rives du grand sieurs reprises dans le passé, hélas sans groupe de jeunes diplômés de l’Institut
fleuve. Une technique picturale résis- succès. Au milieu des années 1980, les central de restauration de Rome, dont
tante dans des conditions environnemen- résultats de ces tentatives se présen- nous-mêmes, fut sélectionné par les
tales thermo-hygrométriques stables, taient sous la forme d’une stratification directeurs techniques du projet. La pre-
mais très fragile et sensible à l’eau, lava- d’approches chaotique, qui avaient défi- mière fois que nous avons mis les pieds
ble presque comme l’aquarelle. guré certains endroits : du détachement dans la tombe, nous n’en croyions pas nos
L’eau ? Mais de quelle eau s’agit-il ? Ne destructeur de parties transférées sur un yeux : la sensation d’une beauté écra-
sommes-nous pas dans un climat déser- nouveau support à l’infiltration domma- sante et négligée à la fois avait un effet
tique, sec et aride ? Eh bien, il est histo- geable de consolidants fluides (gypse et déconcertant. Splendeur et ruine implo-
riquement documenté qu’en Haute- ciment), des repeints invasifs sur l’origi- saient dans le spectacle dramatique d’une
Egypte, les précipitations étaient un nal au glaçage inapproprié de murs nature primordiale fusionnée avec l’art et
phénomène certes rare, mais pas impos- entiers avec des adhésifs synthétiques l’histoire. Nous regardions, en apnée,
sible, et que l’infiltration des alluvions à difficilement réversibles. cette merveille qui nous entourait.
travers les fissures de la roche pouvait Ce n’est qu’en 1986 que l’Egyptian Anti- L’étude préliminaire permit de réaliser
atteindre même les couches les plus pro- quities Organization (EAO), sous la direc- manuellement une cartographie com-
fondes, avec des résultats destructeurs tion d’Ahmed Kadry, confia au Getty plète de la détérioration des surfaces
pour les hypogées. Ici, la solubilisation Conservation Institute (GCI), alors dirigé peintes (plus de cinq cent vingt mètres
des sels et leur recristallisation ultérieure par Luis Monreal, la tâche de préparer un carrés) avant même l’avènement des
vers la surface avaient déjà gravement projet d’étude sur l’état de la conserva- programmes infographiques. La docu-
endommagé les murs peints durant tion, sous la direction technique des deux mentation, qui reste à ce jour le point de
l’Antiquité, peut-être même pendant leur plus grands restaurateurs italiens du siè- référence utile pour évaluer l’efficacité
décoration, en raison de l’infiltration de cle dernier : Paolo et Laura Mora, anciens des traitements de conservation effec-
l’eau utilisée pour étaler les mélanges sur élèves de Cesare Brandi à l’Institut central tués au fil du temps, servit de base à la
les murs. Cette fragilité potentielle se de restauration de Rome, et professeurs conception de l’intervention qui se déve-
transforma à long terme en de graves historiques au même Institut depuis plus loppa ensuite au cours de sept missions,
dégradations, des gonflements de sur- de trente ans. Des générations de restau- de 1987 à 1992. L’équipe internationale
face et des détachements de roches en rateurs italiens, et pas seulement, doivent était composée de restaurateurs italiens,

hors-sérien L 133
et les exigences de sa protection a tou-
jours été un défi à relever avec des
contraintes de gestion. Ce ne sont pas des
choix faciles, mais si l’on considère que
britanniques et égyptiens, intégrés ponc- juste en dessous du niveau du film de l’apport de vapeur d’eau produit par la
tuellement à des programmes de forma- peinture, en s’inspirant de l’aspect de respiration de chaque visiteur peut alté-
tion. Après une surveillance de l’environ- l’usure naturelle des surfaces, que ce soit rer le délicat microclimat de l’hypogée,
nement et une campagne de diagnostic pour la tonalité ou pour la granulométrie. présentant donc un risque pour les pein-
p réli m i na i re, u ne p rem i ère p ha s e Toutes les peintures ont été soumises à tures, on peut comprendre que les
d’urgence fut menée pour sécuriser les un nettoyage sélectif, en identifiant besoins de la conservation soient absolu-
nombreuses écailles de surface. Plus de d’abord la nature des substances à élimi- ment prioritaires sur ceux du tourisme de
© Sandro Vannini NPL-DeA Picture Library/Bridgeman Images © akg-images/De Agostini Picture Lib./S. Vannini. © NPL-DeA Picture Library/Bridgeman Images.

dix mille petites bandes de papier japo- ner et en évaluant ensuite le médium le masse, le prix en serait-il une fermeture
nais avec de la résine acrylique en solu- plus approprié en fonction de la réactivité ou une limitation drastique de l’accès au
tion furent appliquées pour contenir tous de la couche picturale, de la technique public. Après tout, c’est ce que Ramsès II
les fragments de peinture qui risquaient d’exécution et des conditions de conser- avait prévu pour son épouse préférée :
de tomber. Les délicats décollements de vation spécifiques. Parmi ces substances une demeure secrète et inviolable.
la pellicule de peinture furent ensuite à éliminer, des résidus de fumées de car-
recollés par des infiltrations ponctuelles bone provenant des lampes à huile utili- NÉFERTARI AUJOURD’HUI
de résine acrylique en émulsion. sées dans le passé, des traces de manipu- Trente années se sont écoulées depuis
Les problèmes de rupture grave de lations directes, des pores produits par le l’achèvement de ce projet, un laps de
l’enduit furent résolus par le détache- dégagement d’humidité des fixateurs temps suffisant pour dresser un bilan
ment et la réinstallation in situ de portions précédents, des taches dues à la recristal- objectif. Les résultats obtenus lors de la
limitées. Cette opération délicate visait à lisation de sels solubles sous la pellicule restauration de la tombe de Néfertari, la
une consolidation structurelle, sans de peinture, jusqu’à des repeints qui défi- validité de son approche critique sont
renoncer à l’aspect naturel des zones trai- guraient l’original. Dans le traitement toujours visibles par tous, orientés vers
tées, c’est-à-dire qu’après l’intervention, esthétique final, la présence de microla- une restauration légère et à faible
elles devaient conserver un aspect homo- cunes et d’abrasions étendues de la pelli- impact, respectueuse à la fois de la
gène avec le tracé irrégulier de l’enduit cule de peinture constitua un obstacle conservation des matériaux de la tombe
d’origine, même en lumière rasante. Ce supplémentaire à la lisibilité. Ces disconti- et des exigences de sa jouissance, dans
choix minimaliste représentait une alter- nuités nuisaient à la bonne perception une gestion ordonnée et « naturelle »
native à la tendance plus invasive, propo- des images. La solution a été une fois de des dégradations que l’histoire a sédi-
sée dans le passé, qui prenait à tort le plus trouvée dans le rétablissement d’un mentées sur le texte d’origine. Une phi-
détachement et le transfert sur un nou- équilibre naturel en accord avec la palette losophie d’intervention qui a fait école et
veau support pour solution définitive à la de couleurs environnante, en appliquant qui, aujourd’hui encore, apparaît en
conservation des peintures murales, un léger voile de terres en accord avec avance sur son temps, comme prophéti-
même à titre préventif. Au prix du déclas- le contexte, surnommée « l’eau sale ». quement exemplaire.
sement inacceptable de la peinture origi- Aucun traitement de réintégration chro-
nale devenue une copie rigide d’elle- matique ne fut appliqué sur les couleurs.
même, et du site archéologique trans- Depuis 1994, la tombe est rouverte au
formé en contenant évidé. public, avec des critères d’accès planifiés
Une attention particulière fut accordée en fonction du nombre de visiteurs et de
au traitement des lacunes profondes des l’heure de la visite.
enduits. Après avoir enlevé tous les Le flux de personnes ainsi régulé de
rebouchages des interventions précé- même que la surveillance constante de
dentes, on chercha une solution « écologi- l’environnement sont des mesures indis-
que » en harmonie avec les matériaux pensables pour assurer la protection d’un
constitutifs. Les nouvelles réparations monument aussi précieux que délicat.
ont été traitées de manière grossière, Concilier le fait de pouvoir profiter du lieu

134 L nhors-série
« La tombe semble intacte, c’est le plus
grand compliment que l’on puisse faire
d’une œuvre comme la vôtre. » Les mots
de nos maîtres, M. et Mme Mora, réson-
nent encore dans nos esprits, alors qu’ils
se réunissaient à la fin du projet entre les
quatre piliers de la chambre funéraire.
C’est ce qu’ils voulaient dire : l’élégance
du résultat ne doit jamais révéler l’effort
nécessaire pour y parvenir.
En 2003, dix ans après l’achèvement de
ce chantier d’une vie, nous sommes
retournés avec notre petite fille pour voir
la tombe de Néfertari. Elle était très
curieuse de connaître enfin l’histoire que
nous lui avions racontée tant de fois aupa-
ravant. La fable de la reine Néfertari, de
ses merveilleuses peintures, des artistes
anciens, des restaurateurs modernes, de
son papa et de sa maman qui grâce à elle
se rencontrèrent ici et se marièrent. 3

Lorenza D’Alessandro et Giorgio Capriotti


enseignent la restauration à l’université
de la Tuscia, à Viterbe, et au Trinity College
de Rome, et sont collaborateurs de la Fabrique
de Saint-Pierre. Ils ont restauré la tombe
de Néfertari et la tombe d’Amenhotep III
à Louxor, la nécropole de la basilique
Saint-Pierre de Rome, la galerie des Carrache,
l’autel du Bernin de l’église Saint-André
du Quirinal, la chapelle Clémentine, la Casina
de Pie IV au Vatican…

EN QUÊTE D’ÉTERNITÉ
Page de gauche, en haut : Néfertari
fait face à Thot, dieu de la sagesse,
inventeur de l’écriture et messager
des dieux. Il assiste Osiris lors
du jugement des défunts. En bas :
sur les faces internes des quatre
piliers de la chambre funéraire, Osiris
accueille Néfertari pour son voyage
dans l’au-delà. A droite : Néfertari,
aux portes de la vie éternelle.
Les ouvriers
de la dernière heure
A Deir el-Medina revit le petit peuple des artisans
qui creusèrent les tombes des pharaons. PAR CATHERINE CHADEFAUD

A près de sept cent trente kilomè-


tres au sud du Caire se cachent au
creux d’un vallon les vestiges
archéologiques de ce village dont le nom
arabe signifie « le couvent de la ville ». Les
de la demeure éternelle de Pharaon et des
membres de sa famille.
Le village est situé sur la rive gauche du
Nil, à la lisière de la vallée inondée par le
fleuve lors de la crue annuelle. Au-delà,
quotidien dans une vie après la mort). Au
moment de la fermeture du sépulcre, une
fois les funérailles célébrées à l’extérieur,
l’entrée de l’hypogée était murée. Après la
mort, on célébrait pour le défunt roi et sa
artisans qui y habitaient travaillèrent avec vers l’ouest, s’élève la montagne thébaine famille proche un culte royal, qui se dérou-
talent aux « grandes et nobles tombes de mil- dont la cime culmine à quatre cent cin- lait non loin de là, à la lisière de la vallée
lions d’années » de Pharaon et de la famille quante mètres d’altitude. Sous le Nouvel inondable, à deux ou trois kilomètres par
royale, à l’époque de Ramsès II. Ils étaient Empire, les hypogées étaient creusés à rapport au fleuve, dans des temples funé-
placés sous la direction du vizir, haut fonc- même le rocher, et invisibles depuis l’exté- raires royaux desservis par un clergé et des
tionnaire qui avait la qualité de maître rieur, contrairement aux spectaculaires corps de fonctionnaires spécifiques.
d’ouvrage pour le compte de Pharaon. pyramides de Gizeh de l’Ancien Empire : A l’époque de Ramsès II, Deir el-Medina
Comment étaient nommés les habitants les tombeaux des pharaons de la XVIIIe à la était prospère. Le village avait été fondé
de ce village ? Ils étaient désignés selon XXe dynastie se cachaient dans la roche de bien longtemps auparavant, par le souve-
l’expression égyptienne « Sédjem ash ém la Vallée des Rois, et pour leurs épouses rain Amenhotep I er et sa mère, la reine
Sét Maât », ce qui pourrait signifier « celui dans la Vallée des Reines, plus loin au sud. Ahmès-Néfertari. Ces derniers, reconnus
qui entend l’appel au siège de la Maât », ou Une fois achevés, ils étaient munis de leur comme des bienfaiteurs, recevaient un
encore « serviteur dans la Place de Maât », matériel funéraire (meubles, tables, chai- culte de la part des artisans et de leurs
une définition qui semble absconse, mais ses, coffrets à parfums, couronnes florales, familles, pour lesquels ce village avait été
qui est propre aux artisans habitant à Deir corbeilles de fruits, offrandes alimentaires, fondé afin qu’ils puissent habiter sur la rive
el-Medina qui œuvraient à la réalisation ouchebtis : tout ce qui est nécessaire au du Nil où se situaient leurs chantiers. Deir

136 l nhors-série
el-Medina avait été édifié sur des assises Maspero, qui dirigèrent le Service des nécropole, menant des investigations sur
de pierre surmontées de briques en terre antiquités de l’Egypte. La première ce site d’une grande étrangeté : en Egypte,
séchée. Il était entouré d’un rempart de tombe découverte était celle de l’artisan il ne reste presque rien des villes et villages
même matériau. Les maisons étaient de Sennedjem, qui par chance était intacte. où habitait la population.
petites dimensions, serrées les unes contre Plus tard, Ernesto Schiaparelli, mandaté Pendant trente ans, Bruyère et son
les autres dans d’étroites ruelles pour se par le musée de Turin, fouilla à partir de équipe travaillèrent inlassablement à
protéger des ardeurs du soleil. 1905, et ouvrit la tombe intacte de l’archi- documenter la vie et les activités de ces
tecte Khâ et de son épouse Méryt. La familles d’artisans d’après les vestiges de
DES PILLAGES DU situation allait changer en 1917, lorsque Deir el-Medina, occupé de la XVIII e à la
XIXE SIÈCLE AUX FOUILLES l’IFAO (Institut français d’archéologie XXe dynastie, soit un peu plus de trois cents
SCIENTIFIQUES orientale) sollicita et obtint la concession ans. Les dernières recherches permirent
Le site s’était ensablé au fil des siècles, du village et de sa nécropole. de vider un puits fort profond dont on

© Sandro Vannini/Bridgeman Images. © Araldo De Luca.


donnant l’aspect d’une masse informe Après la Première Guerre mondiale exhuma bon nombre d’objets ramessides.
se détachant à peine du paysage envi- arrive celui qui allait consacrer sa vie Ces découvertes permirent une moisson
ronnant. Pendant la première moitié du entière au déblaiement du site de Deir el- épigraphique exceptionnelle : des milliers
XIX e siècle, voyageurs, diplomates et Medina dans des conditions plus que de tessons de poterie inscrits (ostraca),
fouilleurs clandestins avaient exhumé précaires, sans eau, sans électricité, en « brouillons » du quotidien que des égypto-
des objets à une époque où n’existait pas finançant parfois certains travaux de ses logues examinèrent et traduisirent. Pour
encore de réglementation sur ces types propres deniers : l’archéologue Bernard éviter de gâcher de coûteux papyrus, on
de travaux. Bernardino Drovetti, consul Bruyère. Son journal de fouilles, passion- écrivait en effet les premiers jets de cer-
de France en Egypte, avait réuni ainsi une nant, principale source pour cette pério- tains textes sur des débris de poterie. On a
collection d’antiquités dès 1811 ; il en ven- de-là, raconte cette aventure. Les fouilles retrouvé sur ces ostraca des poésies, des
dit une partie au prince de Piémont à lui sont confiées en 1922. Il organise contrats, des documents administratifs,
Turin ; l’autre partie intéressa Champol- année après année les déblaiements de des listes de livraison d’orge, des dénon-
lionquienconseillal’achaten1827pourle chacune des parties du village et de la ciations de vols, d’adultères…
musée Charles X installé dans le palais du
Louvre. Le diplomate anglais Henry Salt
avait quant à lui collectionné des objets de FIN DE PARTIE En haut : le caveau de la tombe de Sennedjem, « serviteur dans
fouilles qu’il vendit au British Museum. la Place de Maât » (la nécropole royale thébaine) sous le règne de Séthi Ier et les
Il fallut attendre encore trente ans pour premières années de celui de Ramsès II. Au fond, Sennedjem et sa femme rendent
que l’exploration scientifique du site soit hommage aux dieux siégeant dans une chapelle. Page de gauche : intérieur du
organisée, après 1858, sous la responsa- vantail de la porte du caveau de Sennedjem (Le Caire, NMEC). La partie de senet que
bilité d’Auguste Mariette puis de Gaston joue le couple évoque celle au cours de laquelle il jouera son destin dans l’au-delà.

hors-sérien l 137
« L’ÉQUIPE DE LA TOMBE » d’un sceau d’argile figurant une image du
Les inscriptions mentionnent l’expres- dieu Anubis. L’extérieur du vantail figurait
sion « Iset-en-Pâ-Kher » soit « l’équipe de la une élégante scène familiale peinte, éta-
tombe».Celadésignelatroupedesartisans bliesurdeuxregistres:plusieursmembres
QUARTIER divisée en deux « côtés » ou « parties » – « la de la famille étaient représentés autour de
SOUS SURVEILLANCE droite » et « la gauche » – qui travaillent à Sennedjem, ils venaient rendre hommage
L’entrée du village se faisait par la tour de rôle à la création et à la décoration au dieu Osiris, accompagné de la déesse
poterne nord de l’enceinte. Un petit bâti- deshypogéesroyaux.Chaqueéquipecom- Maât, au registre supérieur, et en dessous
ment servait de poste de contrôle. porte entre seize et cent vingt personnes, à Horus et Isis, les femmes apportant un
Appuyés à cet édifice, se dressaient des selon la taille du chantier. Chaque « côté » vase à libations devant la table d’offrandes
greniers et des magasins pour stocker les était dirigé par des supérieurs hiérarchi- tandis que les hommes, levant les bras en
réserves. C’était, d’après les inscriptions ques et surveillé par des « gardiens ». Les signe de prière, présentent une plante aux
retrouvées, le lieu de la distribution des équipes travaillent selon un rythme d’une divinités. La tombe comportait neuf cer-
biens et provisions qui constituaient la dizaine de jours successifs puis sont rele- cueils en bois peint. Sur le cercueil inté-
rémunération des équipes d’artisans. vées. De façon à réaliser de bout en bout les rieur de Sennedjem, le défunt est figuré
Juste à côté se trouvait un poste de garde travaux des tombes royales, les artisans dans un costume d’apparat, une perruque
où, semble-t-il, passaient les visiteurs qui sont divisés en spécialités : tailleurs de longue de mèches tressées, un pagne
venaient de l’extérieur. pierre ou carriers, sculpteurs, menuisiers blanc, un large collier dit ousekh imitant
Les maisons serrées le long des ruelles et ébénistes, peintres et dessinateurs, plâ- des motifs végétaux, de larges bracelets
étaient étroites, elles comportaient un cel- triers. Viennent s’y ajouter des hommes de aux poignets, des pieds chaussés de san-
lier à demi enterré pour conserver des ali- peine, des auxiliaires, des transporteurs, dales. Parmi les outils exhumés de cette
ments au frais dans des jarres. L’accès se des surveillants voire des soldats. Ce vaste tombe figurent une équerre et un niveau
faisait par une ou deux marches en contre- personnel inclut ceux qui doivent livrer avec fil à plomb. Le mobilier comportait
bas de la rue. Le rez-de-chaussée se com- le nécessaire pour le fonctionnement des une chaise en bois dont les quatre pieds
posait de deux pièces, parfois trois, dispo- chantiers, apporter les rations de nourri- étaient ornés de motifs de pattes de félin.
sées en enfilade. Le toit plat constituait ture, veiller à l’approvisionnement en eau, L’assise entoilée de la chaise était ornée
© Sandro Vannini/Bridgeman Images. © Musée égyptologique de Turin. © Araldo De Luca.

une terrasse, on y accédait par un escalier sans oublier la fourniture des outils et leur d’un motif de grappes de raisin, entrela-
étroit ou par une simple échelle. La pro- « maintenance ». A Deir el-Medina venaient cées de feuilles de vigne.
fondeur des déblais retirés par les archéo- aussi travailler des personnes de l’exté-
logues indiquerait une hauteur de trois rieur : portiers, médecins, forgerons, DITES-LE
à cinq mètres pour ces maisons. Cer- cordonniers, transporteurs et per- AVEC DES OSTRACA
taines d’entre elles auraient com- sonnel de surveillance. Durant les fouilles, des milliers de frag-
porté un étage. Les maisons acco- mentsde poterie (ostraca)furent exhumés.
lées mesuraient au maximum UN ARTISAN Ces sources s’ajoutent aux autres archi-
vingt-sept mètres de long sur NOMMÉ SENNEDJEM ves inscrites et aux objets du quotidien,
six mètres de large. Les plus peti- Qui était le propriétaire de la et constituent une véritable documenta-
tes mesuraient treize mètres de première tombe découverte à tion qui éclaire la façon dont vivaient les
long sur quatre mètres de large. Deir el-Medina ? Il avait pour nom familles de ces artisans au service de l’Etat,
Quelques traces sur les soubasse- Sennedjem, et fut membre de la sous la tutelle du vizir et de son administra-
ments des murs suggèrent que ces communauté de la « Place de tion. En contrepartie de leur labeur, vivres
constructions étaient chaulées. Maât » sous Ramsès II. Son caveau, et logement étaient assurés à ces tra-
Quant au mobilier des artisans, il demeuré inviolé, fut ouvert par vailleurs. A cette époque, il n’existait pas
fut en partie retrouvé dans les tom- l’équipe de Maspero, en 1886 : la encore de système monétaire. Les biens
bes des familles (lits, sièges, pliants, porte haute de un mètre trente-cinq s’échangeaient selon des valeurs défi-
coffres, objets de toilette, lampes, était prise dans une huisserie cal- nies vis-à-vis d’un étalon, le deben : c’était
palettesdepeintre,équerre,outils, caire, ses gonds étaient intacts. Une une masse d’argent ou de cuivre d’un
coupes, vannerie et nattes, sandales, targette de bois fermait la porte et une équivalent de quatre-vingt-onze gram-
vêtements de lin…). cordelette était passée en travers, munie mes, qui comportait des sous-multiples.

138 l nhors-série
Les artisans recevaient leur salaire payé
en nature, versé en rations d’orge et de blé.
D’après les inscriptions, une équipe de
soixante artisans recevait, chaque mois,
l’équivalentdetroiscentsoixante-cinqsacs
de céréales (soit deux cent quatre-vingts
hectolitres). L’étude des tessons de poterie
et des inscriptions sur papyrus permet de
connaître les marchandises échangées à
l’intérieur du village entre les familles :
diversproduitsalimentaires,fruits,viande,
poisson séché, huiles et graisses, mais
aussi mobilier, vannerie, habillement et
pièces de lin, garniture de toilette, vais-
selle, amulettes et bijoux.
Les inscriptions font parfois état des
querelles et des tracas du quotidien entre
les familles, mais aussi de vols ou de mal-
versations. A une époque plus tardive,
sous Ramsès III, des difficultés d’appro-
visionnement en rations alimentaires
provoquèrent à plusieurs reprises un
refus de travailler : la première « grève »
de l’histoire eut lieu à Deir el-Medina,
témoin majeur de la vie du petit peuple
urbain de l’Egypte antique. 3

Agrégée d’histoire, titulaire d’un doctorat


ès lettres et sciences humaines de l’université
Paris-Sorbonne, Catherine Chadefaud
a enseigné en classes préparatoires
aux Grandes Ecoles économique et littéraires.
Elle a notamment publié Ramsès II
(Ellipses, 2016) et Bonaparte et la campagne
d’Egypte (Ellipses, 2019).

LIBATIONS
Page de gauche, en haut : extérieur
du vantail de la porte du caveau
de Sennedjem (Le Caire, NMEC).
La famille de l’artisan y rend
hommage à Osiris et Maât, en haut, et
Horus et Isis, en bas. En bas : statuette
de l’architecte Khâ découverte
dans sa tombe (Turin, Museo Egizio).
Ci-contre : le cercueil extérieur
de Sennedjem (Le Caire, NMEC).
L’ART D’ÉCRIRE Ci-dessus : papyrus couvert d’une écriture cursive
© DOZIER Marc/hemis.fr

dite « démotique », IIIe siècle (Londres, The British Museum). A


gauche : les hiéroglyphes de l’obélisque du temple de Louxor, jumeau
de celui de la place Concorde à Paris, rappellent que Ramsès II
« a fait son œuvre pour son père Amon-Rê ». A droite : textes funéraires
sur les murs de la tombe de Néfertari dans la Vallée des Reines.

SIGNES DES TEMPS


La mystérieuse écriture égyptienne a fasciné linguistes
et archéologues. Apparue il y a au moins cinq mille ans,
l’écriture égyptienne existe en forme hiéroglyphique,
hiératique ou démotique. PAR CLAUDE OBSOMER

L’ usage de l’écriture en Egypte est attesté depuis plus de


cinq mille ans. Il s’agit d’abord de l’écriture dite « hiéro-
dans une écriture cursive spécifique, dite également « démo-
tique ». La fameuse Pierre de Rosette, qui offre une copie du

© The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the British Museum. © Araldo De Luca.
glyphique », une écriture figurative dont les signes, le plus sou- décret de Memphis en faveur de Ptolémée V (196 avant J.-C.),
vent gravés ou sculptés sur des monuments, statues ou stèles, présente une version démotique du texte destinée à être lue
sont en général identifiables à des réalités concrètes : êtres par les lettrés égyptiens, tandis que les dieux témoins du
vivants, éléments naturels, objets. Les hiéroglyphes peuvent décret sont censés se reporter à la version hiéroglyphique.
aussi être peints sur d’autres supports comme le bois et le papy- L’usage du grec qui se développe à l’époque ptolémaïque va
rus, mais ces supports vont surtout permettre le développe- permettre d’envisager la notation de noms égyptiens dans
ment d’une écriture cursive ou rapide dite « hiératique », où les l’alphabet grec, en commençant par des anthroponymes. Puis
signes seront simplifiés et parfois ligaturés. La différence entre l’alphabet grec va se substituer aux écritures égyptiennes en
les écritures hiéroglyphique et hiératique peut en somme faire vue de rendre les textes accessibles à un plus grand nombre :
penser à celle qui, de nos jours, s’observe entre une écriture c’est ainsi que naissent la langue copte, état ultime de la lan-
typographique et une écriture manuscrite. gue égyptienne ancienne, et l’écriture copte, qui est un alpha-
Il est important à ce stade de faire la distinction entre « écri- bet grec augmenté de quelques signes destinés à rendre des
ture»et«langue».Onneparlepashiéroglyphes!Onpeutcertes sons typiquement égyptiens.
essayer de parler l’égyptien ancien, mais pour ce faire il convien- Les mots égyptiens notés en hiéroglyphes sont composés de
drait de restituer correctement les voyelles qui ne se trouvent dessins ou « signes » qui peuvent se prononcer et/ou signifier.
pas notées dans l’écriture. Si la langue française a fort évolué On identifie trois fonctions essentielles qu’un signe peut revê-
depuis La Chanson de Roland, il en va de même de la langue égyp- tir dans un mot donné. On parle d’un « idéogramme » quand le
tienne au cours de la longue histoire pharaonique : on distingue signe permet de dessiner ce que l’on voit (racine id- en grec) :
ainsi l’« ancien égyptien » de l’Ancien Empire, le « moyen égyp- dans ce cas, il signifie et se prononce à la fois. La majorité des
tien » du Moyen Empire, le « néo-égyptien » de l’époque rames- signes sont purement phonétiques, correspondant à la nota-
side. Le moyen égyptien est la langue classique de l’Egypte tion d’un seul son (comme dans notre alphabet) ou de plu-
ancienne, celle des textes littéraires que sont Sinouhé et le Nau- sieurs sons : un signe plurilittère peut être accompagné d’un
fragé, et elle va rester en usage aux périodes ultérieures en tant ou plusieurs signes unilittères utilisés de façon redondante.
qu’égyptien « de tradition », dans des textes où une langue un Enfin, il y a des signes qui ne se prononcent pas, mais qui, pla-
tantinet archaïsante aura été souhaitée. cés en fin de mot, apportent une indication générale ou plus
L’évolution linguistique se poursuit à la Basse Epoque et précise sur le sens de ce mot : on les désigne comme des
aboutit à l’« égyptien démotique », dont les textes sont notés « déterminatifs » ou « classificateurs ». 3

140 l nhors-série
Suite impériale
Scribes cupides, ancêtres vénérés, épouses
et concubines : les mille et un visages du monde
de Ramsès II. PAR GUILLEMETTE ANDREU-LANOË

AHMÈS NÉFERTARI
ET AMENHOTEP
MENHOTEP IER, DES
SOUVERAINS VÉNÉRÉS
SOUS LES RAMSÈS

C’est au début du Nouvel Empire, sous les règnes d’Ahmôsis


(vers 1550-1525 avant J.-C.), de son épouse Ahmès Néfertari
et de leur fils Amenhotep Ier (vers 1525-1504 avant J.-C.),
que l’Egypte entre dans une ère nouvelle, glorieuse
et conquérante, qui lui rendra son unité et sa grandeur.
Il apparaît que les reines jouent à ce moment un rôle politique
et religieux singulier. Première reine d’Egypte à porter le titre
de « divine épouse », Ahmès Néfertari est dotée d’attributions
cultuelles essentielles au sein du grand domaine du dieu Amon
à Karnak. A la mort de son mari, elle devient régente pendant
l’enfance de leur fils, le pharaon Amenhotep Ier, tôt décidé
à poursuivre l’œuvre de ses parents. Il bâtit dans la région
thébaine de nombreux sanctuaires, où il sera vénéré
longtemps après sa mort.
A partir du règne d’Amenhotep III, un siècle plus tard,
et plus encore sous les Ramsès (XIXe et XXe dynasties, 1295-
1070 avant J.-C.), la reine et son fils font l’objet d’un culte
posthume exceptionnel en tant qu’ancêtres protecteurs
et héros prestigieux de l’Egypte. Dans un élan collectif,
la population thébaine se place sous les auspices de ce couple
fétiche. D’innombrables monuments votifs révèlent cette
piété, particulièrement bien documentée à Deir el-Medina (sur
la rive ouest de Thèbes), où vivait la communauté d’artisans
dédiés à la construction et à la décoration des tombes de
la Vallée des Rois et de la Vallée des Reines. Les manifestations d’entendre les prières, les Egyptiens gravent des oreilles
de dévotion que la reine et son fils y inspirent sont locales sur les stèles qu’ils leur dédient. Les fêtes consacrées au roi
et souvent intimes, réduites au cercle familial. Ce sont les divinisé et à sa mère ont une telle importance à Thèbes
ancêtres attentifs qui y sont vénérés, ceux qui savent écouter qu’à partir du XIIIe siècle avant notre ère, le septième mois
et exaucer les prières du quotidien. Cette capacité à prêter de l’année s’appelle « Celui d’Amenhotep », un nom conservé
attention aux requêtes et à trancher les litiges internes dans le calendrier copte sous le terme Phamenoth. Divinités
au village est bien attestée par les nombreuses « questions vénérées par tous, Ahmès Néfertari et Amenhotep Ier
aux oracles » posées à la statue d’Amenhotep Ier, portée s’associent aux dieux du monde funéraire pour accueillir
en procession tous les ans. Pour forcer leur capacité les défunts au royaume d’Osiris.
HORMIN,
DIRECTEUR
DU HAREM ROYAL

La polygamie tout comme l’endogamie étaient


pratiques courantes chez les pharaons. Ramsès II eut
onze épouses officielles, qualifiées dans les textes
d’« épouses royales », ainsi que des épouses
secondaires et des concubines, rarement – voire jamais
– mentionnées dans les textes. Pour des raisons
diplomatiques, certains traités de paix se conclurent par
un mariage avec la fille du roi mitannien (Thoutmôsis IV
et Amenhotep III), la sœur du roi de Babylone
(Amenhotep III) et deux filles du roi hittite (Ramsès II).
Des bâtiments dédiés étaient réservés à cette cour
féminine, soit dans le palais royal, soit à l’extérieur.
Ces harems royaux, qui étaient dotés de revenus
confortables, abritaient les femmes et leurs enfants,
les nourrices et les précepteurs qui avaient pour mission
de préparer les enfants mâles à leur métier de prince.
Un personnel masculin (intendants, scribes, serviteurs)
veillait à la bonne marche de l’institution et au maintien
de l’ordre. Deux harems principaux sont connus :
l’un à Memphis, l’actuelle Saqqarah, l’autre à l’entrée
du Fayoum, sur un site en cours de fouille.
Sous Séthi Ier, père de Ramsès II, le responsable du
harem de Memphis s’appelait Hormin. Une magnifique
stèle conservée au Louvre témoigne du mérite de cet
homme qui eut sans doute fort à faire entre toutes ces
dames et dont la loyauté exceptionnelle est soulignée
par le texte de cette stèle dite « Stèle aux colliers ». On
y voit le pharaon assistant depuis sa fenêtre à la remise
Illustrations : © Stefano Carloni pour le figaro Hors-série.

par deux hommes du palais de colliers d’or à Hormin,


apparemment en fin de carrière. Ce dernier lève
les bras vers son souverain en signe d’adoration et de
reconnaissance. Le texte gravé sur ce monument
est celui du dialogue entre le roi et le récipiendaire des
colliers. Discours du roi : « Donnez l’or en abondance
au favori, directeur du harem royal, Hormin, à la longue vie
et à la belle vieillesse, sans reproche et sans faute dans
le palais royal, lui dont la parole fut saine et la démarche
assurée (…). » La réponse de Hormin se termine ainsi :
« je n’étais qu’un simple sujet que tu as créé. J’ai atteint
une belle vieillesse, et cela sans avoir été pris en défaut ».
En quelque sorte, cette cérémonie apparaît comme
celle du départ en retraite de Hormin, discours
et cadeau inclus !
NÉFERTARI,
L’ÉPOUSE PRÉFÉRÉE

Il était impossible qu’un pharaon de l’envergure


de Ramsès II ne soit pas marié à plusieurs femmes et
père de beaucoup d’enfants. Dès l’an 1 de son père
Séthi Ier, alors qu’il était encore enfant, on lui désigna
plusieurs épouses, mais c’est assurément Néfertari
qui, dès ces années-là, fut la première aux affaires et
dans son cœur. Elle est connue et bien reconnaissable
à ses traits gracieux et réguliers, sa prestance
– on pourrait dire son allure –, et sa couronne ornée
de deux hautes plumes qui encadrent le soleil entre
deux cornes lyriformes. Dans la statuaire, sa présence
en petite taille aux côtés d’un Ramsès colossal,
dont elle paraît caresser les jambes, apparaît comme
la signature du lien intime qui l’unit au grand pharaon
au début du règne.
Les très nombreux monuments, statues, bas-reliefs
sur lesquels on la voit la montrent en train d’agiter
des sistres et de chanter lors des fêtes et rituels divins.
Sur l’un des murs du temple de Louxor dédié à la triade
divine de Thèbes – constituée du dieu Amon, de la
déesse Mout et de leur fils Khonsou – la légende d’une
scène la décrit ainsi : « La noble dame, grande d’éloge,
qui possède la grâce, douce d’amour, la maîtresse de
la Haute et Basse-Egypte, aux bras (…) tenant les sistres
en contentant son père Amon, grande d’amour avec le
bandeau, chanteuse au beau visage, belle avec les deux
hautes plumes, supérieure des recluses [femmes
du harem]. On se réjouit de ce qui sort de sa bouche… »
Régulièrement nommée « l’aimée de Mout », la reine
ne se contenta pas de régir le harem ou d’officier
pendant les services religieux. Son rôle dans les
relations diplomatiques et belliqueuses de Ramsès
avec les Hittites apparaît dans des lettres qu’elle
échangea avec la grande épouse du roi hittite.
Deux monuments exceptionnels témoignent
de l’importance de Néfertari aux yeux de Ramsès.
A Abou Simbel, ce dernier fit creuser et décorer le
« petit temple », où la reine, associée aux plus grandes
déesses du panthéon égyptien, bénéficie d’un
monument qui la glorifie. Et, dans la Vallée des Reines,
la tombe de Néfertari, dont les parois ont conservé
leur décor intact, est sans doute ce qu’il y a de plus
spectaculaire à voir dans cette nécropole. Dans
sa dernière demeure, Néfertari, « la plus belle », évolue
majestueusement jusqu’au royaume d’Osiris dans
des tableaux polychromes éblouissants.
LE PRINCE
KHÂEMOUASET,
GRAND PRÊTRE DE PTAH

Sur la centaine d’enfants que Ramsès II eut grâce


à ses nombreuses épouses, sa longue vie et sa belle vigueur,
Khâemouaset, dont le nom signifie « celui qui apparaît dans
Thèbes », est un prince charmant dont les monuments et
témoignages divers permettent de le qualifier d’intellectuel,
d’archéologue et de prêtre dévoué au service du dieu Ptah.
Quatrième fils de Ramsès et puîné d’Isis-Néféret, l’une
des grandes épouses royales du pharaon, Khâemouaset vient
au monde avant la montée sur le trône de son père, dont
il fut tout au long de sa vie, l’un des « porte-parole » les plus
motivés. Il fit sa carrière à Memphis, l’actuelle Saqqarah,
qui était le grand centre politique du royaume dans le nord
du pays. Son père, entre la troisième et la sixième décennie
de son règne, lui confia la mission de favoriser le culte du dieu
Ptah, dieu des artisans mais aussi protecteur de la royauté
et acteur majeur lors des fêtes jubilaires qui célébraient la
longévité du pharaon et son renouvellement à la tête du pays.
Nommé grand prêtre de Ptah, il fut chargé en l’an 30
du règne de l’organisation des funérailles du taureau Apis,
incarnation animale du dieu Ptah. Son enterrement
Illustrations : © Stefano Carloni pour le figaro Hors-série.

en grande pompe avait lieu au Sérapéum, vaste galerie dont


les alcôves abritaient les immenses sarcophages de pierre
dédiés aux taureaux (chaque taureau représentant Apis avait
droit à des funérailles grandioses). C’est là, au Sérapéum, Archéologue épris du passé,
que Khâemouaset souhaita être enterré, dans une tombe qui Khâemouaset apparaît comme un savant
fut découverte, ainsi que son magnifique mobilier funéraire, lettré, érudit, invoquant régulièrement
par le Français Mariette (1850-1854). les étoiles et le monde céleste auquel
Vivant à Memphis, Khâemouaset s’intéressa aux monuments il aspire. A sa mort, Khâemouaset
du passé qui barraient l’horizon, à commencer par les devint une figure légendaire,
pyramides que les pharaons de l’Ancien Empire avaient fait tantôt magicien, tantôt personnage
ériger plus d’un millénaire auparavant. Il mit en œuvre romanesque – dans un récit
des grands travaux de restauration et consolidation des le décrivant face à une femme
pyramides de Djéser, Shepseskaf, Ouserkaf, Sahourê, fantôme –, sachant communiquer
Niouserrê et Ounas, « dont la solidité venait à être ruinée », avec l’au-delà. On est loin du
comme il l’écrit lui-même. cadre officiel du palais royal…
RAMOSE, LE SCRIBE
ROYAL QUI FIT
UNE BELLE CARRIÈRE

Reconnu par l’égyptologue spécialiste Jaroslav Cerny


comme « l’homme le plus riche qui ait jamais vécu parmi les
hommes de l’équipe de la Tombe », le scribe royal Ramose
est l’une des stars de Deir el-Medina, site qui abritait les équipes
chargées du creusement et de la décoration des tombes
de la Vallée des Rois et de la Vallée des Reines. La cinquantaine
de monuments (stèles, statues, bas-reliefs, fragments
architecturaux) qui portent le nom de Ramose, ainsi que
les nombreux ostraca, graffitis ou papyrus qui le mentionnent,
font de ce scribe royal l’un des personnages privés les mieux
connus de l’Egypte ancienne.
Fils d’un certain Amenemheb et d’une dame Kakaia qui
n’appartenaient pas à « l’équipe de la Tombe », Ramose fait partie
du personnel du temple funéraire de Thoutmôsis IV et de celui
d’Horemheb, avant d’être nommé scribe de la Tombe en l’an 5
de Ramsès II (1274 avant notre ère). Il doit cette nomination
à l’intervention du vizir Paser, homme de confiance de Ramsès II
et gouverneur tout-puissant dans la région thébaine. Visiblement,
Paser avait repéré en Ramose un dévouement total aux autorités
et une aptitude à faire exécuter au mieux les ordres royaux qui
concernaient le chantier de la tombe du grand Ramsès. Ramose
gagna ainsi la confiance du vizir et forma avec lui un tandem,
comme le confirment leurs représentations.
La visite des tombes de Deir el-Medina permet de voir
régulièrement sur leurs parois le pharaon Ramsès II, son vizir
Paser et, près d’eux, Ramose, qui semble se glisser derrière eux.
Signe de son statut privilégié et de son opulence, il obtient
trois concessions pour lui et sa famille dans la nécropole de Deir
el-Medina, tandis que des textes indiquent qu’il possédait
des domaines agricoles et du bétail. A Deir el-Medina, il occupe
ses fonctions au moins jusqu’en l’an 38 de Ramsès II et prend
en charge le chantier de la construction d’une résidence royale,
destinée à accueillir Ramsès II lors de ses tournées en Haute-
Egypte. Non loin de ce palais, il supervise l’édification du temple
d’Hathor tout en s’acquittant d’autres tâches puisqu’il est
aussi « scribe comptable du bétail d’Amon-Rê » et qu’il a, au moins
une fois, participé à l’organisation de la « belle fête d’Opet »,
l’une des deux plus grandes fêtes célébrées à Thèbes à la gloire
du dieu dynastique Amon. Seule ombre au tableau dans cette vie
couronnée de succès : le couple formé par Ramose et son épouse
Moutemouia n’arriva pas à avoir d’enfants. En témoignent de
nombreux monuments et un ex-voto en forme de grand phallus,
sculpté dans du calcaire et dressé sur un socle. La prière qu’on
y lit, signée par Ramose, s’adresse à Hathor, déesse de l’amour.
Leurs vœux n’étant pas exaucés, Ramose et Moutemouia
adoptèrent Qenherkhépeshef, qui devint scribe à son tour
et laissa également de nombreux souvenirs.
LE SCRIBE
QENHERKHÉPESHEF
ET SA BIBLIOTHÈQUE

C’est encore dans les archives innombrables provenant de Deir allant jusqu’à l’amener à constituer
el-Medina qu’il faut puiser pour découvrir l’esprit, les talents une bibliothèque de papyrus souvent uniques
et les manies de ce scribe qui commence sa longue carrière en en leur genre, relevant des belles-lettres, de
l’an 40 de Ramsès II pour la finir à la fin de la XIXe dynastie. l’histoire de son pays, de listes de vocabulaire
En tant que scribe royal, il avait pour lourde tâche d’organiser égyptien, du système graphique et
Illustrations : © Stefano Carloni pour le figaro Hors-série.

et d’enregistrer le travail des ouvriers et artisans occupés des différentes manières d’écrire un mot.
à creuser et décorer la tombe du pharaon régnant, et de veiller Très convaincu des menaces que
à ce que le travail avance dans les temps prévus par le vizir. représentaient les êtres surnaturels
C’est lors de ses visites du chantier que Qenherkhépeshef prit et les esprits hostiles susceptibles
pour habitude d’écrire son nom partout où une roche ou une de s’attaquer aux vivants,
paroi s’y prêtait. Les égyptologues travaillant dans la région de Qenherkhépeshef faisait appel
Thèbes repèrent vite ces graffitis, d’autant plus que l’écriture à des formules magiques pour lutter
du scribe est connue comme « maudite des paléographes », contre ces forces maléfiques.
tant ses signes sont difficiles à identifier. Et il gardait dans sa bibliothèque
Son statut l’amena à abuser du pouvoir qu’il lui conférait. un papyrus qui permettait
Des textes racontent qu’il fit travailler des ouvriers d’interpréter les songes. On y lit
pour des travaux personnels ou qu’il céda à la tentation par exemple que rêver d’urine,
de la corruption, un travers banal semble-t-il. d’excréments, d’inceste
Ce qu’il faut surtout retenir de la personnalité ou de sang menstruel est
de Qenherkhépeshef c’est son goût pour l’écrit et les écrits, un bon présage.
DAME NAUNAKHTE
RÈGLE SA SUCCESSION

Grâce aux nombreux papyrus et ostraca découverts lors des fouilles du site de
Deir-el Medina, on a réussi à bien connaître la communauté d’artistes et d’artisans
qui, sous les Ramsès, y habitait tout en travaillant dans la Vallée des Rois et
la Vallée des Reines. Ces documents profanes font revivre des personnes privées,
dont on perçoit les sentiments, les humeurs, les caractères, les vœux et les
craintes. Deux papyrus, conservés à l’Ashmolean Museum d’Oxford, révèlent
le caractère bien trempé de Naunakhte, qui, en l’an 3 de Ramsès V, rédigea
son testament, livrant aux égyptologues un document juridique très précieux.
Naunakhte, veuve d’un premier mari, le fameux scribe Qenherkhépeshef,
qui était nettement plus âgé qu’elle et la laissa sans enfant, se remaria avec
l’artisan Khaemnoun, avec lequel elle eut quatre filles et quatre garçons. Devant
le tribunal elle déclare : « Quant à moi je suis une femme libre du pays de Pharaon
(…). J’ai élevé ces huit serviteurs qui vous appartiennent et je leur ai donné
un nécessaire pour fonder un foyer comportant toutes sortes de biens (…).
Or voyez, je suis devenue vieille mais ils ne s’occupent pas de moi à leur tour (…).
Celui qui ne m’a pas donné, je ne lui donnerai rien de mes biens. »
Etant par la loi égyptienne propriétaire du tiers des biens du foyer, elle décida
par ce testament de déshériter trois enfants qui l’avaient délaissée et de favoriser
les cinq autres, en particulier son fils aîné, nommé Qenherkhépeshef, peut-être
en souvenir de son premier mari. L’objet le plus précieux de cet héritage était
une cuvette de cuivre dont il bénéficia.

PANEB, UN CHEF
D’ÉQUIPE PEU
RECOMMANDABLE

Commençant sa carrière dans la communauté d’artisans et d’ouvriers de Deir el-Medina vers l’an 50
de Ramsès II, Paneb, d’abord simple carrier puis chef d’équipe, a multiplié les exactions et autres crimes
abominables. Ses écarts de conduite sont bien connus car ils furent dénoncés par une plainte déposée
contre lui par l’ouvrier Amennakht. Un papyrus, conservé au British Museum, consigne cette plainte.
Homme violent, Paneb menace de mort, y compris son père adoptif, et s’en prend à certains de
ses collègues qui ont la malchance de ne pas lui plaire. Un soir, sous l’empire de la boisson, il se hisse
sur le haut d’un mur et leur jette des pierres. L’un de ses plaisirs était de séduire – voire de violer –
les épouses des hommes de son équipe. On lit ainsi : « Mémorandum concernant le fait qu’il dépouilla
Iyemouaou [une dame] de son habit, qu’il la jeta sur le faîte d’un mur et qu’il la força. »
Protégé par son statut et son habileté à paraître irréprochable lors de la visite du vizir sur le chantier,
Paneb abusa des charmes de la corruption et, pire encore, n’hésita pas à piller des tombes pour
y récupérer les objets qui y étaient déposés. Il alla même jusqu’à profaner la sépulture du pharaon
Séthi II et en profita pour boire du vin, assis sur le sarcophage du roi.
Certes, on doit rappeler qu’Amennakht espérait avoir le poste de chef d’équipe qui échut à Paneb
et qu’il en conçut une certaine jalousie, au point qu’il déforma peut-être les faits lorsqu’il déposa
sa plainte. Mais ce que dénonce Amennakht est confirmé par des archives administratives rédigées
par un personnel que l’on peut qualifier de neutre. A la suite des dépositions d’Amennakht, Paneb,
ayant perdu son pouvoir et sa crédibilité, fut jugé et puni en l’an 6 de Ramsès III. Si l’on ignore
la sanction qu’il subit, toujours est-il que les archives ne parlent plus de lui après cette date et qu’il
laissa un souvenir exécrable auprès de la communauté de Deir el-Medina.
RAMSÈS III,
LE PHARAON
DE LA PREMIÈRE GRÈVE
CONNUE

Deuxième pharaon de la XXe dynastie (1188-


1070 avant J.-C.), Ramsès III monte sur le trône
en 1184 avant J.-C. sans succéder directement
au grand Ramsès, dont la mémoire semble le hanter.
Cependant la situation politique internationale de
l’Egypte n’est plus la même et l’instabilité, à l’extérieur
comme à l’intérieur, est la marque du début du déclin
du Nouvel Empire, qui affecta le pays de Ramsès III
à Ramsès XI. Les ennemis ne sont plus les mêmes ;
ils sont dans le Delta, viennent de Libye ou des
Peuples de la mer (peuplades indo-européennes).
Aussi mégalomane que Ramsès II, Ramsès III se fit
construire un « château de millions d’années » non loin
du Ramesseum, sur la rive occidentale de Thèbes.
Le temple de Médinet Habou est grandiose et dépasse
celui de Ramsès II par la taille, la hauteur, la superficie
et son décor gravé très profondément en relief
dans le creux, décrivant la violence des combats,
les massacres des ennemis, les butins amassés,
tout cela au bénéfice du dieu dynastique Amon.
Hasard heureux de l’archéologie, trois papyrus
apportent des informations considérables sur
le règne de Ramsès III. Le premier, le Papyrus Harris I,
long de quarante-deux mètres, est une forme
d’autobiographie du monarque, dans laquelle le roi
présente aux dieux d’Egypte, et plus précisément
à Amon, le bilan très positif de ses années de règne.
Le deuxième papyrus, dit Papyrus de la grève, raconte
la première grève connue dans l’histoire universelle.
La scène se passe à Deir el-Medina, où l’équipe
chargée de creuser et décorer la tombe royale cesse
le travail : « Si nous en sommes arrivés là c’est à cause
Illustrations : © Stefano Carloni pour le figaro Hors-série.

de la faim et de la soif ; il n’y a plus de vêtements,


ni d’onguents, ni de poissons, ni de légumes. Ecrivez
au pharaon, notre bon seigneur, à ce propos, et écrivez
au vizir pour que les provisions nous soient données »,
crie l’équipe. Mais les greniers de l’Etat sont vides
et les revendications des grévistes seront mal
entendues. Enfin, le Papyrus de la conspiration du
harem relate le complot ourdi contre Ramsès III par
des courtisans, des militaires et des femmes du harem
à la fin de son règne. Si Ramsès III eut bien la gorge
tranchée, la conspiration n’aboutit cependant pas
au résultat escompté. Elle avait toutefois montré
la faiblesse du pouvoir. Après Ramsès III, ses
successeurs prirent le nom de Ramsès, sans jamais
rétablir la grandeur de l’Egypte du temps de Ramsès II.
L’AIMÉ D’AMON Ci-dessus : le cartouche
de Ramsès II gravé de son nom de famille :
Ramsès-Meryamon, « Rê l’a enfanté, l’aimé
d’Amon ». A droite : vue de l’exposition
« Ramsès et l’or des pharaons ».

SA MAJESTÉ RAMSÈS
EN VISITE À PARIS
© Mary Jelliffe. All rights reserved 2023/Bridgeman Images. © World Heritage Exhibitions.

En 1976, le sarcophage de Ramsès II exposé au Grand Palais


avait fait naître des vocations d’égyptologues. L’un d’entre
eux, devenu commissaire de l’exposition de la Grande Halle
de La Villette, en présente l’extraordinaire moisson d’or.
On l’admirera plus tard dans le Grand Musée égyptien du Caire
dont l’ouverture est imminente.
Tout l’or de l’Egypte
L’exposition « Ramsès et l’or des pharaons » est
la parade triomphale de l’Egypte du Nouvel Empire.
ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE FAROUT, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION.
PROPOS RECUEILLIS PAR ISABELLE SCHMITZ
● L’exposition est intitulée
« Ramsès et l’or des pharaons »,
et non « Ramsès II et l’or des
pharaons ». Pourquoi ce choix,
alors que Ramsès II est le héros
principal de cette exposition ?
Ramsès II en est sans conteste le person-
nage principal, évoqué par une bonne
moitié des œuvres dans toute la première
partie de l’exposition. Nous voulions faire
connaître la vie de ce pharaon majeur et
son œuvre et, bien évidemment, sa vie
après la mort, fondamentale chez les
Egyptiens. Pour évoquer cette vie après la
mort, il nous a semblé indispensable de
l’associer à certains de ses ancêtres ou de
ses successeurs pour une raison prosaï-
que : son tombeau a été pillé de fond en
comble, il n’est rien resté des fabuleux
bijoux, des offrandes et des objets de la
vie quotidienne vraisemblablement
somptueux qui devaient assurer une vie
éternelle paisible au plus grand pharaon
d’Egypte. Le sublime trésor de ce jeune et
éphémère souverain que fut Toutânkh-
amon peut donner une pâle idée de ce
que devait être la tombe de Ramsès II…
Les pillards ont emporté avec eux ces
merveilles, nous privant à jamais de leur
contemplation. Il a donc été décidé de
montrer le trésor funéraire des rois de
Tanis, ses successeurs de la XXIe et de la
XXIIe dynastie, qui par leur magnificence
voulaient s’affirmer comme les héritiers
de Ramsès, déjà devenu un archétype.
Leur trésor, en grande partie exposé ici,
constitue le clou du Musée égyptien du
Caire. Notre exposition montre aussi le
trésor funéraire de Sésostris III, mythique
pharaon de la XIIe dynastie, le grand ancê-
tre glorieux du Moyen Empire que, des
siècles plus tard, l’imaginaire populaire
associa à Ramsès au point de les confon-
dre en un même personnage.
C’est seulement au milieu du XXe siècle
que l’on réalisa que Sésostris III n’était pas
SA MAJESTÉ RAMSÈS EN VISITE À PARIS

LIONNES D’OR
Page de gauche :
Amulettes de Bastet, or
massif, provenant de la
tombe de Psousennès Ier,
mise au jour par Pierre
Montet en 1940 à Tanis,
XXIe dynastie (Musée
égyptien du Caire). Ci-
contre : Statue de Ramsès
à genoux, présentant son
nom sous forme de rébus,
schiste, trouvée dans
la cachette de Karnak,
XIXe dynastie (Musée
égyptien du Caire).

Ramsès II, et que l’on sut lire correcte- son image à celle de Sésostris III et avait fait la guerre, il sut faire la paix, récu-
ment son nom. On appelait en effet de deux autres pharaons mythiques pérer les frontières de l’Empire égyptien
encore Sésostris Ousertasen, ce qui était de la XVIIIe dynastie, Thoutmôsis III et lui garantir la prospérité.
une erreur de lecture : on écrit les hiéro- et Amenhotep III ?
glyphes avec un ordre hiérarchique et un Il est vrai que Ramsès avait brouillé les ● Vous mentionnez un service
ordre harmonique. Si l’on privilégie l’har- pistes en donnant à ses colosses divinisés de propagande particulièrement
monie, il faut reconstituer le sens selon la le même nom que ceux des colosses de efficace de son vivant. L’a-t-il mieux
logique. Ainsi, ce que l’on avait transcrit glorieux prédécesseurs. Ce phénomène utilisé que les autres ?
comme Ousertasen était en fait Senouse- ne lui est pas propre, il hérite en cela de Ramsès eut l’intelligence d’exalter tout

photos : © World Heritage Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso. © Sameh Michel, mission de Hatnoub.
ret, l’homme de la déesse Ouseret la puis- Toutânkhamon et plus globalement de cela de façon plus spectaculaire que les
sante : c’est ce qui a donné Sésostris, en toute la période post-Akhénaton, qui autres : la guerre est représentée sur les
grec. Les Grecs pensaient que Ramsès et veut faire oublier la révolution amar- reliefs des temples, tout comme la paix.
Sésostris III étaient le même personnage. nienne et se référer aux derniers très La pétrification de l’accident historique
grands pharaons, qui régnaient en paix. l’élève au rang de mythe. Elle empêche en
● Ramsès II n’avait-il pas lui- Ramsès a donc uni son image à celle outre les forces négatives d’entrer dans
même recherché cette association de deux grands pharaons conquérants, le temple. On exprime ces événements
de personnalités, en unissant Sésostris III (XIIe dynastie) et Thoutmô- dans des termes qui deviennent absolus.
sis III (XVIII e dynastie) qui donna à Par exemple, le relief du roi tenant les
l’Egypte le plus grand empire qu’elle ait ennemis par les cheveux est l’image du
jamais connu, et à celle d’Amenhotep III dieu qui massacre l’ennemi avec des ges-
(XVIIIe dynastie), qui avait eu lui aussi un tes hautement signifiants : ce sont tous
règne long, glorieux et pacifique. Comme des hiéroglyphes assemblés. Quand le roi
Amenhotep III, Ramsès fit des colosses à tient ses ennemis par les cheveux, avec en
sa propre effigie, dotés de noms identi- plus une canne dans une main, une mas-
ques à ceux d’Amenhotep III. De la même sue dans l’autre, ce geste traduit une
manière qu’Amenhotep III avait fait la paix capacité de parole impérieuse. Les enne-
avec les Mitanniens, au nord de la Syrie, et mis sont représentés soit les bras pliés
s’était marié avec une princesse mitan- vers le bas, en signe de faiblesse, soit les
nienne, Ramsès fit la paix avec les Hittites bras ouverts, en signe d’imploration.
et se maria avec une princesse hittite. Les A cette vue, on a l’impression d’une
Commissaire scientifique pour la France Hittites et les Mitanniens étaient en fait société sans cesse en guerre. Mais en
de l’exposition « Ramsès et l’or des les mêmes ennemis : sous Amenhotep III, réalité, les Egyptiens avaient un empire
pharaons », à Paris, Dominique Farout l’Asie Mineure était dominée par les assez peu conflictuel. Si l’on compare
est professeur à l’Ecole du Louvre depuis Mitanniens. Sous Akhénaton, les Hittites l’Egypte antique à la Grèce antique,
1991. Il est par ailleurs vice-président ayant pris le dessus sur les Mitanniens, cet l’Egyptien semble beaucoup plus pacifi-
de l’association Archéo-Nil depuis Empire mitannien devint hittite. En négo- que que le Grec. Les Grecs antiques sont
septembre 2018 et membre de la mission ciant un traité de paix avec les Hittites, des guerriers, des pilleurs, des violeurs.
de fouilles du plateau de Hatnoub. Ramsès allait montrer sa munificence : il Les Egyptiens tuent et pillent seulement

hors-sérien l 153
DES YEUX DE CHATS
Ci-contre : Cercueil pour
une momie de chat, visage
plaqué or et pierres précieuses,
provenant de Saqqarah.
Page de droite, en haut : Collier
et pectoral de Psousennès Ier, même, il ne se vénère pas en tant que tel,
perles en or, turquoise, jaspe il vénère son colosse, qui est la représen-
rouge, lapis-lazuli, plastron tation de la nature divine du roi. Il voue
en cloisonné et pierres semi- un culte au colosse, comme l’avait fait
précieuses, scarabée en pierre, Amenhotep III. On bâtit donc de gigan-
XXIe dynastie (Musée égyptien tesques colosses qui portent un nom. Le
du Caire). Page de droite, plus célèbre est le « Soleil des princes ».
en bas : Partie supérieure d’un Il ne s’adore pas lui-même mais fait des
colosse de Ramsès II, découvert rites en faveur de l’image de sa divinité.
à Ashmunein, XIXe dynastie. C’est un autre monde, dans lequel il faut
accepter d’entrer pour en comprendre
les subtilités.
Le culte au colosse, très développé dans
l’Egypte antique et sous Amenhotep III et
Ramsès II particulièrement, permettait
de montrer la démesure du roi, sa nature
divine unie à sa nature humaine. Il était
donc logique que le roi soit représenté
avec un corps démesurément grand.
Chez les hellénistes, une statue est consi-
dérée comme un colosse à partir de deux
mètres parce qu’il y a peu de très grandes
à la guerre. La ruse et l’attaque par sur- différence entre leurs règnes réside statues. En Egypte, les statues de plus de
prise sont interdites. Dans la mythologie selon moi dans les guerres. Louis XIV n’a cinq mètres sont légion et elles peuvent
grecque, il n’est pas rare que les dieux pas su cesser les conflits. Il a donc perdu même dépasser les vingt mètres de haut.
aient recours à la ruse, à la violence gra- en grande partie ce qu’il avait gagné et Il est intéressant de noter que les colosses
tuite et au viol sur des humains, filles et avoué, sur son lit de mort, avoir trop sont, dans leur écrasante majorité, des
garçons. Ce n’est pas du tout le cas dans aimé la guerre. Ramsès avait obtenu colosses royaux et non divins. Les seuls
la mythologie égyptienne. Les Egyptiens le retour aux frontières. Sans doute colosses divins d’Egypte qui nous soient
sont des paysans, tandis que les Grecs aurait-il pu essayer d’aller faire la guerre parvenus sont les statues de Coptos
sont des guerriers. Ce n’est donc pas la en Nubie, mais il préféra sans doute découvertes en 1893 par Flinders Petrie
même idéologie qui les meut. consolider ses frontières et administrer dans le temple de Coptos, en Haute-
un empire en paix. Egypte, sur la rive droite du Nil, datant
● Ramsès a vécu près de quatre- d’environ 3000 avant J.-C. Sans doute
vingt-dix ans, il a régné soixante- ● Certaines représentations représentent-ils le dieu Min. Etonnam-
six ans sur l’Egypte. Vous établissez de Ramsès le montrent, sous forme ment, dans la statuaire égyptienne, les
la comparaison avec Louis XIV, humaine, prosterné devant sa dieux sont représentés de façon plus
notre Roi-Soleil. Quels points propre image divinisée. Ramsès II se modeste que les rois.
communs voyez-vous entre considérait-il lui-même comme un
les deux souverains, leur réalité dieu ? L’intérêt est-il essentiellement ● Vous exposez le colosse
et leur légende ? l’affirmation de son autorité ? en calcaire de Ramsès II qui
Leur premier point commun est la lon- Tous les pharaons se considéraient ainsi. le représente tenant le mekes,
gueur du règne : Louis XIV est notre plus Depuis le IVe millénaire, tous les rois sont cylindre servant de boîte pour
long règne, et Ramsès II le leur. Les deux des dieux, de la même façon que le roi de les papyrus. Quelle en est la
souverains sont des rois presque mythi- France était persuadé d’être le lieutenant symbolique ? Et celle du poignard
ques encore aujourd’hui pour le com- du Christ sur terre. dans sa ceinture ?
mun des mortels. Des rois qui ont su bâtir Dans cette représentation de Ramsès II Le mekes représente son pouvoir sur le
leur légende de leur vivant. La grande homme se prosternant devant lui- monde. Il tient le rouleau qui contient

154 l nhors-série
SA MAJESTÉ RAMSÈS EN VISITE À PARIS

l’héritage de Geb, le dieu de la terre. Il les animaux domestiques considérés


s’agit de son droit de propriété, qui comme des membres de la famille étaient
confirme qu’il possède la terre. Théori- momifiés. Il existe aussi quelques ani-
quement, toute la terre lui appartient. maux, comme le taureau Apis, ou le tau-
Mais les Egyptiens ne sont pas des enva- reau Mnévis, taureau de Rê, considérés
hisseurs. Sous l’Antiquité, les invasions comme des lieutenants du dieu sur terre,
étaient déjà illégales. A la fin de la que l’on surnomme des « uniques », qui
XVIII e dynastie, les Hittites ont envahi étaient momifiés et inhumés dans des
la Beqaa (plaine du nord du Liban qui nécropoles spécifiques, telle celle du Séra-
dépendait des Egyptiens) sans raison péum de Saqqarah, découvert en 1851 par
juridique valable. Une épidémie de peste Auguste Mariette, que le Louvre fouille
s’est déclarée dans leur royaume. Ils encore. Mais les millions de momies ani-
étaient persuadés que les dieux les males retrouvées en Egypte ont une signi-
punissaient de ce forfait. fication autre : à la fin du Nouvel Empire
apparaît une nouvelle pratique, qui
● Dans la deuxième partie consiste à offrir aux dieux des momies
de l’exposition, qui évoque d’animaux, les « multiples ». Dans ce cas, la 1070 avant J.-C., sous le règne de Ram-
la mort de Pharaon, vous momie est considérée comme sacrée, sès XI, à la fin de la XXe dynastie, d’autres
exposez des momies animales. mais non l’animal, à la différence des « uni- tombes royales furent pillées. Le sarco-

© Sandro Vannini/Bridgeman Images. photos : © World Heritage Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso.
Quelle est leur signification ? ques », qui désignent des animaux sacrés. phage de Ramsès II, en calcite, disparut
Etant donné que l’on ne peut transporter On ne peut donc pas vraiment parler d’un probablement à ce moment-là. Sa momie
de momie humaine, nous avons voulu culte envers les animaux. fut alors déplacée dans la tombe de
montrer ce que pouvait être une momie, SéthiIer,quisetrouvaitàcôté.Onalladonc
concrètement, à travers les innombrables ● Les visiteurs du volet parisien de chercheruncercueildanslemobilierroyal,
momies animales que l’on a retrouvées. A l’exposition découvriront une pièce encore inutilisé. Ce cercueil datait sans
l’époque de Ramsès II, la momification exceptionnelle qui ne voyagera pas doute du début du règne de Ramsès II.
animale n’a rien de systématique : seuls ailleurs : le cercueil de Ramsès II en Cent ans plus tard, vers 970 avant J.-C.,
cèdre. Que sait-on de son histoire ? sous la XXIe dynastie, les tombes royales
Il est tout à fait exceptionnel de pouvoir furent toutes pillées et dépossédées de
exposer le cercueil de Ramsès, car c’est la leur mobilier funéraire. On était alors en
première fois qu’il quitte l’Egypte depuis pleine crise économique et dynastique.
1976. Le cercueil est peint en jaune, sur du On sortit les momies royales et tout ce qui
bois, avec quelques motifs. Tel qu’il nous avait échappé aux pilleurs, pour les met-
apparaît aujourd’hui, il est bien plus tre dans une cachette à Deir el-Bahari. Ce
dépouillé qu’il ne devait l’être, à l’origine : transfert fut organisé par les grands prê-
il ne s’agit pas du cercueil d’origine de tres d’Amon. Avec la momie de Ramsès
Ramsès II, comme le confirment les ins- furent transférées une quarantaine de
criptions qui figurent sur son couvercle. momies de la famille royale.
Il y eu t u ne p rem i ère t ent a t i ve de En 1880, le Service des antiquités vit pas-
pillage à la fin du règne de Ramsès III, ser sur le marché du mobilier funéraire
alors que l’économie s’effondrait, avec royal inconnu jusqu’alors, appartenant à
toutes les répercussions que l’on peut des grands prêtres d’Amon insoupçon-
imaginer sur la société, dont témoigne nés. On mena donc une enquête et l’on
la grève des artistes de Deir el-Medina découvrit cette cachette de Deir el-Bahari
protestant contre leur faible salaire. Le remplie de momies royales. Auparavant,
premier pillage du tombeau de Ram- seuls les noms des rois étaient parvenus
sès II eut lieu à ce moment-là, aux alen- à notre connaissance. Désormais, la
tours de 1150 avant J.-C. Entre 1090 et montagne secrète a livré les momies.

hors-sérien l 155
LE REPOS DU FAUCON Ci-dessous : Couvercle
de cercueil avec tête de faucon de Shéshonq II,
XXIIe dynastie. En bas : Couvercle de cercueil
intérieur ou planche de momie de Pinedjem, trouvé
à Deir el-Bahari, XXIe dynastie. Page de droite :
Masque en or de Shéshonq II, XXIIe dynastie.

Les cercueils qui les contenaient sont de très loin. Onguents et parfums sont provenant du monde entier : l’or vient
pour la plupart assez riches, en bois doré d’ailleurs ce que l’on pille en premier. On sans doute d’Egypte, le lapis-lazuli
par exemple. A l’exposition, deux cer- les nomme senetjer, mot qui veut dire d ’A f g h a n i s t a n , l ’ é t a i n é g a l e m e n t
cueils de la famille des prêtres d’Amon « divinisant » : grâce à l’odeur et au par- d’Afghanistan et de Cornouailles. Le
sont présentés : l’un en bois peint, typi- fum, ils permettaient aux statues de bronze, issu du cuivre, est égyptien ou
que de la XXIe dynastie, et l’autre dont contenir et d’exprimer le divin. chypriote. Il fallait parcourir d’énormes
toute la surface a été hachée à l’her- distances pour rassembler tout cela. Le
minette, ce qui laisse penser qu’il était ● Que voulez-vous montrer fameux bateau d’Uluburun, qui a fait
probablement recouvert d’une plaque dans la troisième partie naufrage au large de la Turquie sous le
d’or. Nous avons hélas très peu de cer- de votre exposition, intitulée règne d’Horemheb, deux générations
photos : © World Heritage Exhibitions. Photo : Sandro Vannini/Laboratoriorosso. sauf en bas : © Sandro Vannini/Bridgeman Images.

cueils en or massif, car beaucoup ont « l’or des pharaons » ? avant Ramsès II, nous renseigne précisé-
été la proie des pilleurs. En revanche, on Sans craindre un mauvais jeu de mots, ment sur l’éclectisme de ces richesses.
pourra admirer le splendide cercueil en je dirais que notre exposition vaut son Ce bateau contenait dix tonnes de cui-
argent de Shéshonq II. pesant d’or. Au poids d’or, elle est ahuris- vre et une tonne d’étain, qui devaient
sante, ne serait-ce que par rapport à celle servir à la fabrication de onze tonnes de
● Que symbolisent le crochet dédiée à Toutânkhamon à la Grande
et le fouet que Ramsès II tient Halle de La Villette en 2019. En l’organi-
en main, sur son cercueil ? sant, les Egyptiens ont voulu éblouir le
Le sceptre héqa est bien une crosse, c’est monde. Le succès de l’exposition lors de
le hiéroglyphe qui signifie « régner ». Le son premier volet à Houston prouve
fouet nekhekh est d’abord l’emblème qu’ils ont largement gagné leur pari.
du dieu Min au IIIe millénaire, qui est un Cet or que nous montrons à travers
dieu de l’orage et de la régénération. Le de multiples objets d’art avait, nous
fouet déclenchait donc le tonnerre et le le disions, une vertu prophylacti-
vent, comme on en attribuait à Pharaon que, protectrice : il était considéré
le pouvoir. comme la chair des dieux. Il illustre
aussi l’impressionnante prospé-
● Dans la liturgie égyptienne, rité de ces quelques dynasties du
il est dit que les dieux possèdent Nouvel Empire. La période la plus
un corps composé de matériaux riche de l’Egypte commence avec
précieux. Quelle est leur Thoutmôsis III, sous la XVIIIe dynas-
symbolique ? tie, et s’achève après Ramsès II,
L’or symbolise la chair des dieux. Les au milieu de la XIXe dynastie. On
dieux représentés par des statues ont pourrait dire de l’art de toute
la chair en or, les os en argent, les che- cette période qu’il est un art de
veux en lapis-lazuli, les yeux en cornaline nouveaux riches. L’Egypte
rouge, symbolique solaire, ou des yeux croule sous les objets de luxe
noirs en obsidienne, en verre. Il ne faut de toutes sortes, à tous les
pas oublier les onguents dont on les par- niveaux de la société. C’est
fume plusieurs fois par jour, et qui coû- un art précieux et somp-
tent extrêmement cher, car ce sont des tueux, qui conjugue des
mélanges complexes de matériaux venus influences et des matériaux

156 l nhors-série
bronze, des pithoi (énormes vases uti-
lisés comme conteneurs) en terre cuite
qui transportaient de la céramique chy-
priote, des œufs d’autruche, de l’ivoire
brut et des objets en ivoire, de l’ébène
du Soudan, des perles en verre (le verre
est alors tout nouveau en Egypte), en
œufs d’autruche et en toutes sortes de
matériaux, des lingots de verre bleu
fabriqués en Egypte, de l’or, de la vais-
selle usée cananéenne, de la vaisselle du
nord d’Israël, des armures complètes de
deux ou trois seigneurs cananéens avec
des centaines d’écailles, une hache
votive de Bulgarie… Les marchandises
provenaient de l’Egypte, du Soudan, de
la péninsule arabique, de Mésopotamie,
de l’Iran, de la Grèce, de la Turquie et de
toute la Méditerranée orientale. Les
ancres du bateau étaient en pierre cal-
caire du mont Carmel, sur la côte nord de
l’Israël actuel. L’équipage du bateau
était cananéen, de l’aire égyptienne. Un
tel navire était sans doute affrété par un
prince d’Israël ou même le roi d’Egypte.

RAMSÈS ET L’OR DES PHARAONS


Il est, à lui seul, l’image de la prospérité
égyptienne et de son ouverture au mar-
ché mondial, et il montre la continuité Du 7 avril au 6 septembre 2023
des échanges de l’époque et l’intensité L’itinéraire du « roi des rois » mis en scène dans une exposition qui
des relations économiques, tout comme fera date. La cour de Ramsès fait étape à la Grande Halle de La Vil-
l’importance de la Méditerranée orien- lette, avant de visiter d’autres villes d’Europe, pour le plaisir des égyp-
tale. Au temps de Ramsès II, règne tologues passionnés comme des novices et simples amateurs d’his-
dominé par la paix, l’économie devait, toire. Des dizaines d’objets y décrivent le règne exceptionnel, long de
a fortiori, être encore plus prospère. soixante-six ans, du pharaon né aux environs de 1300 avant J.-C., l’inspiration
Lorsque Ramsès II s’allie aux Hittites, tirée de certains de ses prédécesseurs et sa postérité dans l’Egypte ancienne. Ses
le monde est désormais en paix. De la grands actes politiques y sont présentés, comme le traité de Qadesh, premier
Grèce à l’Egypte et jusqu’en Babylonie, traité de paix entre deux Etats, mais aussi ses réalisations monumentales, et bien
l’économie est prospère. C’est donc à sûr la vie de la Cour dans la résidence de Pi-Ramsès, la ville turquoise, au bord de
une rencontre avec la civilisation égyp- la branche la plus orientale du delta du Nil. Bijoux que l’on imagine sublimer les
tienne antique à son apogée, ses rêves épouses royales, statues célébrant le roi bâtisseur, fresques sur les grands per-
de grandeur, ses divinités, son art de sonnages du règne : tout émerveille dans le raffinement de l’Egypte ancienne à
vivre ici-bas et surtout dans l’au-delà, son apogée. Et trouble également le visiteur par l’impression qu’elle laisse, si
qu’est invité le visiteur de l’exposition. lointaine et si proche. En point d’orgue, le sarcophage de cèdre polychrome du
Une exploration dans les couloirs du pharaon, prêt exceptionnel de l’Egypte. Un témoignage du passage de la culture
temps, en quête d’une beauté façonnée, à travers le temps : des siècles d’histoire nous contemplent à nouveau…
il y a des millénaires, pour escorter les Exposition à la Grande Halle de La Villette, 211, avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris. Du lundi
pharaons et leur suite dans leur voyage au vendredi, de 10 h à 19 h, les samedis, de 9 h à 20 h, les dimanches et jours fériés, de 9 h à 19 h.
vers l’éternité. 3 Tarifs : de 24 € (billet daté) à 38 € (visite guidée), plein tarif. Rens. : www.expo-ramses.com

hors-sérien l 157
Les trois musées
vingt-trois tonnes et toise la foule du haut
de ses onze mètres de haut. Auparavant
situé au milieu de la place de la gare

du Caire
du Caire, il fut déplacé en 2006 sur trente
kilomètres, accompagné de la ferveur de
dizaines de milliers d’Egyptiens, jusqu’à
un emplacement transitoire, non loin du
L’Egypte, « musée à ciel ouvert » nouveau musée. En 2018, il a été transféré
sur une structure spéciale à roulettes. Les
de Mariette, réorganise la présentation trois cent soixante-cinq mètres qui le
séparaient du GEM ont été parcourus en
de ses trésors antiques exceptionnels dix heures, sous les applaudissements de
en trois lieux spécialement pensés pour la foule. Le visiteur pourra admirer des
collections de toute la période antique
les mettre en valeur. PAR ANTOINETTE DE PHILLY présentées selon cinq thèmes : « Terre
d’Egypte », « L’homme, la société et le tra-
vail », « Parenté et monarchie », « Religion
GRAND MUSÉE ÉGYPTIEN (GEM) l’un des plus grands et des plus modernes et culture » et « Scribe et savoir ». Le clou
LES DERNIÈRES PYRAMIDES du monde : plus de cent mille artefacts du spectacle sera le formidable trésor de
Mûri depuis plus de vingt ans par le gou- exposés dans le somptueux bâtiment Toutânkhamon : quatre mille cinq cent
vernement égyptien qui a investi plus en albâtre, au long de vingt-quatre mille quarante-neuf objets, dont le magnifi-
d’un milliard de dollars pour sa construc- mètres carrés de galeries d’exposition. que masque funéraire d’un peu plus de
tion, le GEM doit ouvrir ses portes fin La façade à motifs de pyramides fait face dix kilogrammes d’or incrusté de pier-
2023, en périphérie du Caire, au pied du aux trois pyramides de Gizeh à seulement res précieuses (XIVe siècle avant J.-C.).
plateau de Gizeh, non loin des pyramides. deux kilomètres en contrebas. On retrouvera aussi la barque solaire de
Le monde trépigne… Placé sous le patro- A l’entrée du musée, Ramsès II salue les quarante-deux mètres et vingt tonnes
nage de l’Unesco, il sera non seulement visiteurs. Vieux de trois mille deux cents qui emmena douze siècles plus tôt le roi
le plus beau musée d’Egypte mais aussi ans, ce colosse de granite pèse quatre- Khéops dans l’au-delà.

158 l nhors-série
Si certains espaces du complexe sont
déjà accessibles au public, l’incertitude
demeure sur l’ouverture des galeries
d’exposition, dont la date a été repous-
sée à plusieurs reprises. égyptien ou au Musée national de la civi- prédynastiques, des différentes époques
Rens. : grandegyptianmuseum.org lisation égyptienne, ce musée conserve, des empires de l’Egypte ancienne, puis
outre son charme historique, des milliers des périodes gréco-romaine, copte, isla-
MUSÉE ÉGYPTIEN DU CAIRE de pièces considérables sur l’Antiquité mique et enfin les temps modernes. Le
UN PARFUM D’ANTAN égyptienne, de la période prédynastique musée est surtout célèbre aujourd’hui
Anciennement « musée de Boulaq », du à l’époque gréco-romaine, comme celle pour son incroyable collection de momies.
nomduquartieroùfutconstruitlepremier du trésor de Tanis (XXIe et XXIIe dynas- Le 3 avril 2021, on assistait à un défilé
bâtiment qui accueillait les collections, ce ties), magnifiquement mis en valeur. royal dans les rues du Caire. Pas moins
projet naquit de la nécessité pour l’Etat de Le visiteur retrouvera aussi des pièces de vingt-deux momies – celles de dix-huit
préserver son héritage en un siècle où les essentielles, comme les statues de Djé- pharaons et de quatre reines – quittè-
© CHINE NOUVELLE/SIPA. © NPL-DeA Picture Library/Bridgeman Images. © EPA-EFE/KHALED ELFIQI.

visiteurs s’intéressaient parfois de trop ser et de Khéphren. Les futures décou- rent en grande pompe le musée du Caire
près aux fouilles égyptiennes. L’idée d’un vertes faites en Egypte continueront pour le nouveau Musée national de la civi-
musée remonte à Méhémet-Ali, vice-roi également d’y être acheminées. lisation égyptienne. Elles furent escor-
d’Egypte de 1805 à 1848, qui publia, en Rens. : www.egyptianmuseumcairo.com tées de stars de cinéma, de soixante
1835, une ordonnance interdisant l’expor- motos, cent cinquante chevaux, trois
tation des objets de l’Antiquité et annon- MUSÉE NATIONAL cent trente figurants, trois cents musi-
çant la désignation d’un lieu spécifique à DE LA CIVILISATION ciens et percussionnistes. Depuis les pre-
leur conservation dans la capitale. Jus- ÉGYPTIENNE (NMEC) mières découvertes à Louxor, à partir de
qu’au milieu du XXe siècle, le musée resta LA PARADE DORÉE 1881, la plupart des momies n’avaient
dirigé par des Français fonctionnaires DES PHARAONS pas quitté le musée du Caire. Elles étaient
du gouvernement égyptien, dont certains Seul musée d’Egypte à offrir au visiteur exposées dans une petite salle, sans
(Auguste Mariette, Gaston Maspero) une étude de toutes les périodes histo- attention particulière portée aux expli-
eurent à cœur de limiter les exportations riques de la civilisation égyptienne depuis cations muséographiques. Leur nou-
d’artefacts à l’étranger. Cette politique le IVe millénaire avant J.-C., le Musée natio- velle demeure leur procure de meilleu-
passa par la proclamation d’un monopole nal de la civilisation égyptienne est situé res conditions de conservation et une
des fouilles, puis d’un décret de 1891 et dans l’ancienne ville de Fostat, noyau his- présentation plus didactique, au côté
d’une loi de 1912 attribuant la propriété de torique du Caire. Dans ce vaste bâtiment de leurs sarcophages. Tel un archéolo-
tous les objets découverts à l’Etat égyp- de pierre claire, un soin particulier est gue, le visiteur se voit descendre dans
tien. Le musée recevrait plus de cent mil- accordé à la présentation des collections. un tombeau royal et plonger dans une
lions de visiteurs en l’espace d’un siècle. Le spacieux hall d’entrée abrite à lui seul atmosphère d’antan, au milieu d’un
Si une bonne partie de ses collections plus de cinquante mille pièces. La visite décor digne de Ramsès II.
ont été transférées au Grand Musée débute par la découverte des périodes Rens. : nmec.gov.eg

GALERIES DU TEMPS
Page de gauche : le colosse de granite
de Ramsès II accueille les visiteurs du
tout nouveau Grand Musée égyptien.
En haut : vue du Musée égyptien
du Caire, qui conserve notamment
le fabuleux trésor de Tanis. A gauche :
la momie de Thoutmôsis IV a trouvé
refuge, depuis 2021, dans le Musée
national de la civilisation égyptienne.

hors-sérien l 159
Calame et papyrus
PAR SAMUEL ADRIAN, GEOFFROY CAILLET, LUC-ANTOINE LENOIR,
MICHEL DE JAEGHERE ET ALBANE PIOT

Ramsès II Ramsès II et le Ramesseum. conquérant. Ses succès militaires


De Claude Obsomer De la splendeur au déclin d’un furent en réalité modestes, à l’image
L’égyptologue Claude Obsomer temple de millions d’années des ambiguïtés de la bataille de Qadesh.
réunit et commente toutes les sources De Christian Leblanc Claude Obsomer en reconstitue ici
écrites et iconographiques connues Dans le Ramesseum, « temple des le contexte, les circonstances et les
sur le règne de Ramsès II. Il ne s’agit millions d’années » de Ramsès II, nous lendemains avec un grand sens du récit,
pas d’un récit biographique, mais sommes tout à la fois chez le pharaon, une science toujours sûre. Recueil
d’un état des lieux de la recherche. qui y sublimait son règne, chez de communications prononcées
Claude Obsomer reprend à nouveaux Champollion, qui baptisa ainsi le site à l’Université de Louvain, ce joli livre
frais l’étude de chacune des étapes en 1829, et chez Christian Leblanc, présente en regard les campagnes
clés du règne et offre, à ce jour, la vision égyptologue de renom, membre du roi Thoutmôsis III ou la résistance
la plus complète de la vie du célèbre de l’Institut d’Egypte, et fondateur de Ramsès III aux Peuples de la mer,
pharaon. Une lecture attentive de l’Association de sauvegarde du telle que la célèbrent les reliefs
de ce livre fouillé, à l’iconographie temple, qu’il défriche infatigablement de Médinet Habou. Substantiel. MDeJ
très abondante, dispenserait presque depuis des décennies. Il livre ici une Editions Safran, 300 pages, 39 €.
d’aller sur les lieux. SA histoire et une géographie exhaustives
Pygmalion, 560 pages, 26,90 €. de ce « château » de dix hectares,
son organisation, ses rites religieux, Khâemouaset.
son activité économique. A partir des Le prince archéologue
sculptures et des dessins, des tombes, Sous la direction
des objets mis au jour, on redécouvre d’Alain Charron
la vie de l’Egypte de Ramsès, avec et Christophe Barbotin
ses coutumes et mille symboles, Grand prêtre de Ptah, organisateur
mais aussi ses activités quotidiennes des cinq premières fêtes jubilaires
où s’impliquent les différentes couches de son père, restaurateur des
de la société. Un livre de haute tenue, pyramides de Memphis en même temps
exigeant mais enthousiasmant. L-AL que maître d’œuvre de l’extension
Ramsès II L’Harmattan, 398 pages, 39 €. du Sérapéum, le prince Khâemouaset
De Catherine Chadefaud est le plus fascinant des fils
Longévité politique exceptionnelle, de Ramsès II : il a dû sa célébrité
Etat centralisateur, roi guerrier De la Nubie à Qadesh. à ses qualités d’intellectuel et d’érudit,
et bâtisseur… Ce n’est pas à Louis XIV La guerre dans l’Egypte ancienne plus encore qu’à son illustre
mais à Ramsès II et à l’Egypte de son Sous la direction naissance. Ce catalogue
temps, à sa famille et à sa cour, qu’est de Christina Karlshausen de l’exposition que lui
consacrée cette biographie joliment et Claude Obsomer avait consacré en 2016
illustrée. De la vie quotidienne Ramsès II s’est tant fait représenter le Musée départemental
à la politique religieuse de son règne, tirant à l’arc depuis son char, sur Arles antique réunit les
l’ensemble constitue une excellente les murs des palais, des temples et des précieuses contributions de
approche du souverain. GC tombes, que la postérité a conservé la fine fleur de l’égyptologie
Ellipses, 240 pages, 24,50 €. de lui l’image d’un roi guerrier, française. Il dessine

160 l nhors-série
SA MAJESTÉ RAMSÈS EN VISITE À PARIS

le portrait passionnant d’une de l’administration, l’édification l’exige, cet ouvrage passionnant sur
personnalité hors norme et un tableau des complexes funéraires l’Egypte des pharaons tient le pari de
des relations entre pouvoir et savoir de Dahchour, Abydos… Pierre Tallet, conjuguer l’accessibilité à l’excellence.
sous le règne de Ramsès II. MDeJ grand égyptologue, fait ici avec brio Pascal Vernus y démêle l’écheveau
Editions Snoeck, 328 pages, 30 €. le bilan d’une époque riche, étendue d’une culture millénaire, décrypte
aux règnes des trois successeurs ses hiéroglyphes et analyse ses
de Sésostris III, Amenemhat III, croyances, fait le point sur la manière
Les Pharaons du Nouvel Empire. Amenemhat IV et Néférousobek. AP dont la Bible présente l’Egypte,
Une pensée stratégique Pygmalion, 336 pages, 23,90 €. arbitre le jugement entre Seth
De Pierre Grandet et Horus, initie le lecteur à la vie
Publiée dans la collection « L’Art de la du pharaon comme du paysan, et à
guerre », cette foisonnante étude dresse Ramsès III. l’aventure fabuleuse de l’égyptomanie
un panorama des luttes menées par Histoire d’un règne occidentale. Le tout avec un humour
le Nouvel Empire (1550-1069 avant J.-C.), De Pierre Grandet de bon aloi, dont une notice
dont témoignent les scènes militaires Septième successeur rappelle qu’il était, jusque dans les
qui ornent les vestiges grandioses de de Ramsès II et principal tombes, le propre des Egyptiens. GC
Karnak ou d’Abou Simbel. Ses hommes souverain de la Plon, 992 pages, 30 €.
et ses ressources lui permirent en effet XXe dynastie, Ramsès III
d’assurer son expansion au détriment souffre d’un déficit
des royaumes du Mitanni et des Hittites, de notoriété par rapport à son L’Egypte pharaonique
en étendant son emprise sur le pays illustre homonyme. Pourtant, De Pierre Tallet, Frédéric
de Canaan, le Liban et le bassin de Damas. les sources de son règne ne manquent Payraudeau, Chloé Ragazzoli
Avec sa vivacité d’écriture coutumière, pas, notamment le Papyrus Harris I, et Claire Somaglino
l’auteur retrace l’histoire de ses luttes en plus long papyrus du monde C’est le livre dont rêve tout
montrant qu’elles formèrent (quarante-deux mètres) qui livre égyptophile : une sorte de manuel
un « Grand Jeu » orienté par aussi du souverain la plus exhaustive de l’Egypte des pharaons écrit pour
une nécessité stratégique : des biographies. Au long d’un règne le grand public par quatre spécialistes.
assurer l’approvisionnement de plus de trente ans, Ramsès III Parcourant par le menu, depuis
de l’Egypte en étain, essuya deux conflits contre les tribus le IVe millénaire avant J.-C. jusqu’à
nécessaire à la fabrication libyennes coalisées et repoussa l’époque romaine, l’histoire, la société
du bronze. GC une invasion des Peuples de la mer. et la culture de ce royaume qui
Editions du Rocher, Il assura aussi la prospérité de son se constitua peu à peu dans la vallée
382 pages, 24,40 €. royaume, fit édifier le vaste complexe du Nil autour d’une royauté sacrée,
de Médinet Habou et compléter les auteurs offrent au lecteur un vaste
celui de Karnak. Spécialiste du Papyrus panorama dont la clarté le dispute
Sésostris III Harris I, Pierre Grandet retrace à la précision. L’accent mis sur les
et la fin de la XIIe dynastie par le menu un passionnant règne dernières découvertes archéologiques
De Pierre Tallet en trompe-l’œil, qui ne fit que retarder et la façon dont elles renouvellent
Il fut le cinquième pharaon le déclin inéluctable des Ramessides l’égyptologie en est assurément
de la XIIe dynastie, célébré après et du Nouvel Empire. GC l’un des points forts. Mais
sa mort pendant des générations, Pygmalion, 420 pages, 22,30 €. on apprécie aussi la variété
et son règne inaugura quatre-vingts ans de lecture offerte par les cartes
d’équilibre et de prospérité. Un grand et les autres illustrations, par
homme d’Etat : c’est ce qui ressort Dictionnaire amoureux une chronologie, un index et une
de ce portrait de Sésostris III. On y suit de l’Egypte pharaonique généreuse bibliographie. GC
pas à pas la stabilisation de la Basse- De Pascal Vernus Armand Colin, 504 pages, 27,50 €.
Nubie, l’élaboration d’une frontière Touffu comme un bon dictionnaire,
fortifiée au sud du pays, la réforme amoureux comme la collection

hors-sérien l 161
SA MAJESTÉ RAMSÈS EN VISITE À PARIS

Les possibilités du Nil


Le Nouvel Empire sous Ramsès II
EMPIRE
Royaume HITTITE Tigre
de l’Arzawa

Eup
SYRIE

hr
Dapour

ate
Amurru Royaume
Qadesh du Mitanni
Oupé
Mer Méditerranée Tyr Damas
Acre
Pella
Askalon Gezer
Gaza Araméens
Pi-Ramsès
Bédouins
Memphis

Désert
libyque Akhetaton Arabie
N
il

Abydos Karnak
Ramesseum Thèbes
Louxor
Empire
de Ramsès II Eléphantine
1re cataracte
Capitale impériale Beit el-Wali
Aniba Gerf Hussein
Principaux Derr
Wadi el-Seboua
temples construits Abou Simbel
ou agrandis 2e cataracte
sous le règne
de Ramsès II Vice-royaume
de Koush Désert Mer
Forteresses 3e cataracte nubien Rouge
ramessides 4e cataracte
Napata
Bataille contre
© philippe godefroy.

5e cataracte
les Hittites
Empire hittite 100 km

162 l nhors-série
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VOUS RÉVÈLE LES DESSOUS DE LA CULTURE

PASCAL, LE CŒUR ET LA RAISON


Il avait, à l’âge de douze ans, trouvé tout seul l’un
des théorèmes d’Euclide ; à dix-neuf, il avait mis
au point la première calculatrice de l’Histoire. Mais
c’est par sa pensée et par son style que Blaise Pascal
a acquis la renommée d’un des plus grands écrivains
de langue française. Pour célébrer les quatre
cents ans de sa naissance, à Clermont, en 1623,
Le Figaro Hors-Série rend hommage à l’inventeur,
au polémiste, au défenseur de Port-Royal, au
penseur de l’abîme, de la Grâce et du Salut. Récit
de sa vie, analyse de sa philosophie, de son style,
des influences de saint Augustin, Montaigne ou
Descartes sur sa philosophie, dictionnaire des
personnages qui ont peuplé son univers… Tout ce
que vous devez absolument savoir sur l’auteur des
Pensées est réuni dans un numéro exceptionnel de
160 pages, magnifiquement illustré.

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