Les Cahiers de Science & Vie N.214 - Janvier-Février 2024

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Les Cahiers Science&Vie
ÉDITO
PIERRES ANGULAIRES
ans sa poignée de cailloux, jamais le

Petit Poucet n’aurait pu retrouver son
chemin. Et le conte aurait tourné court.
Où en serions-nous nous-mêmes si
nos lointains ancêtres n’avaient eu un
jour, eux aussi, le génie de saisir un
galet et de frapper, par percussion de plus
en plus précise – cela prendra des milliers
d’années tout de même – une autre pierre,
CRÉDIT COUVERTURE : MNP LES EVZIES, DIST. RMN-GRAND PALAIS / PHILIPPE JUGIE - ANTONIN BURAT / LE PICTORIUM / MAXPPP - THE GRANGER COLL NY / AURIMAGES - SHUTTERSTOCK
lançant ainsi la marche de l’homme
vers le progrès. Des éclats d’abord, puis
le biface ensuite, fourniront outils,
armes, parures, marquant la naissance
de l’industrie humaine. Et comme pour
rendre hommage à cette pierre salvatrice,
surgissent des dolmens, des cairns, des
menhirs, des Mohaïs… Partout dans le
monde, des mégalithes se dressent en
hommage aux vivants, aux morts et aux
générations futures qui s’interrogeront
longtemps sur ces étranges et monumentales cartes postales du passé.
D’usuelle et sacrée, la pierre va se faire ornementale. Les pharaons l’aimaient,
pourvu qu’elle ait été colorée. César et Cléopâtre raffolaient des émeraudes, et
leurs destins tragiques étayent les croyances associant sa teinte verte au mal.
Venues de l’Antiquité, ces croyances prêtent de multiples vertus magiques et
médicinales aux gemmes, et le Moyen Âge est leur âge d’or. Précieuses, elles
sont au nombre de quatre et symbolisent sans coup férir le pouvoir absolu.
Louis XIV vouait d’ailleurs aux pierreries une passion quasi maladive, tout
comme nombre de ses homologues couronnés. Ainsi, le Régent, le Grand Saphir, CRÉDIT ÉDITO : RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / PHILIPP BERNARD
le Koh-i-Noor deviennent les héros imperturbables d’aventures historiques tout

à fait romanesques. L’épopée humaine ressemblerait donc à une longue route
parsemée de cailloux…
Philippe Bourbeillon
LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE 3

FRANÇAFRIQUE, LA FIN D’UNE LONGUE HISTOIRE // L’ACTU FACE AU PASSÉ
SOMMAIRE//N°214
DÉCEMBRE - JANVIER 2023
L’ACTU FACE AU PASSÉ LE DOSSIER

// PAGES 06 À 23 // PAGES 24 À 85
FRANÇAFRIQUE LE POUVOIR
UNE LONGUE DES PIERRES
HISTOIRE 26 À l’origine était la pierre !
06 La fin de la France 28 Mégalithes : une jungle de cailloux
en Afrique ?
30 Mégalithes du monde
08 En quête d’or et d’esclaves
34 De la couleur et
12 Djihads en série de la magie pour Pharaon
13 L’installation d’une 38 Magie, gloire et beauté

administration coloniale 42 La Pierre noire de la Kaaba
16 Le temps 46 Moyen Âge : aux frontières
FRANÇOIS-EDMOND FORTIER
des indépendances du réel et de l’imaginaire

23 Les dessous troubles 53 Imitations et contrefaçons
de la « Françafrique » 54 Jean-Baptiste Tavernier, joaillier-
aventurier du XVIIe siècle
60 Diamant,
symbole du pouvoir absolu
64 Émeraude, la belle ambiguë
68 Rubis : tout feu, tout flammes
72 Saphir, le grand bleu
76 La lithothérapie, une croyance
venue du fond des âges
80 Tombées du ciel
82 L’entretien avec
Jean-Claude Boulliard, spécialiste
de la physique des matériaux
4 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE

CULTURE
86 UN ŒIL DANS LE RÉTRO 93 Bandes dessinées
Il y a cent ans naissait
The Walt Disney Company 96 Les bonnes lectures
88 AU CŒUR DES EXPOS

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L’ACTU FACE AU PASSÉ
LA FIN DE LA FRANCE EN
Pendant la colonisation française.
Avant la colonisation française.

CARTE : COLOMBE DE VALLAVIEILLE

a série semble sans fin. Mali, Tchad,
Guinée, Burkina Faso et plus récemment
AFRIQUE ?
Niger et Gabon : depuis 2020, les coups
d’État militaires s’enchaînent en Afrique
subsaharienne, dans l’ancien pré carré
colonial de la France. Chaque fois, les
mêmes scénarios se répètent. Les juntes au
pouvoir exigent le départ des soldats fran-
çais stationnés sur leur terri-
toire. Et des foules, jeunes,
défilent aux cris de « À bas la France », « France
dégage ! », « Barkhane dehors », brûlent des dra-
peaux tricolores, en agitent parfois d’autres, aux
couleurs de la Russie. Soixante-trois ans après les
indépendances, force est de le constater : le désa-
mour entre la France et ses ex-colonies est
consommé. L’hostilité à l’égard de notre pays ne
date évidemment pas d’hier. Le lourd passé colo-
nial, plombé par l’héritage de la « Françafrique »
des années post-indépendance et par des différends
tenaces – que ce soit à propos du franc CFA, des
interventions militaires à répétition, de leur inca-
pacité à endiguer l’expansion terroriste au Sahel,
du soutien à des régimes autocratiques, voire dic-
tatoriaux, inaptes à tenir leurs promesses de déve-
loppement… Tout cela a peu à peu constitué un
terreau fertile à la contestation pour une jeune
génération malmenée par la pauvreté et un chô-
mage chronique. La France, supposément surpuis-
sante, perverse, prédatrice, est devenue son bouc
émissaire favori. Pourtant, lui attribuer tous les
maux actuels relève de la méprise. La colonisation
n’a en effet été effective que des années 1890 aux
années 1960, et la « Françafrique » ne représente
que quelques décennies supplémentaires. Surtout,
les Français sont arrivés au XVIIe siècle sur des
terres riches d’une histoire pluriséculaire. Au
Sahel, nés au débouché d’axes commerciaux trans-
sahariens, les grands royaumes médiévaux du
Ghana Wagadu ou du Mali (dont les limites ne
coïncident pas avec les frontières des États actuels)
avaient déjà développé une politique d’accapare-
ment des richesses (l’or, le sel, les esclaves) par
quelques élites. Et que ce soit à l’époque de la traite
transatlantique, ou plus tard pour satisfaire la de-
mande européenne de matières premières agricoles,
ces élites ont su tirer leur épingle du jeu, au détri-
ment des populations rurales, réduites en esclavage.
Un État prédateur, une exploitation économique
et humaine, une étroite dépendance vis à vis d’un
tiers… Autant de « règles » que la France appli-
quera plus tard à son profit. Mais dont les pays
d’Afrique ne veulent plus désormais, quitte à se
tourner vers d’autres puissances mondiales, avec la
Russie et la Chine au premier plan.
Anne Lefèvre-Balleydier
et Fabienne Lemarchand

EN QUÊTE D’OR ET
Les Portugais seront les
premiers à s’implanter sur
les côtes de l’Afrique de
l’Ouest, espérant tirer profit
par la mer des richesses
charriées par les routes
séculaires transahariennes.
Mais plus que le métal
précieux, c’est la traite
négrière pour le Nouveau
Monde qui implantera
durablement les Occidentaux
dans cette partie du monde.
té 1455. Après une pre-

mière escale à Madère, une
seconde aux Canaries, une
troisième sur l’île d’Ar-
guin, le voyage touche à
son but. Naviguant au
service de l’infant du Por-
tugal, Alvise Cadamosto
aperçoit au loin les terres
du Djolof, royaume qui
s’étend entre les fleuves Sénégal et Gambie. Le
jeune Vénitien espère bien « faire fortune ».
En troquant son chargement de chevaux contre de
précieuses marchandises…
« Les Portugais savaient très bien ce qu’ils cherchaient :
principalement de l’or, des esclaves, et des chrétiens »,
THE GRANGER COLL NY / AURIMAGES
explique l’historien Thomas Vernet-Habasque

(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/IMAF).
En bas à droite, Mansa Musa (1312-1337), sultan du Mali,

assis sur son trône, tenant une pépite d’or dans sa main.
En face de lui, un commerçant berbère à dos de droma-
daire. Détail extrait de l’Atlas Catalan de 1375.

D’ESCLAVES XVE - XIXE SIÈCLE

Illustration
représentant
le marché aux
esclaves de Cape
Coast (ou Cape
Korso, aujourd’hui
capitale de la
région du centre
du Ghana) en 1602,
par Cornelis Claesz
van Wieringen.
Et pour cause. Depuis la conquête arabe de la pé- du Niger, et une route plus orientale se dirigeant vers
ninsule ibérique, au début du VIIIe siècle, commer- le lac Tchad », résume Thomas Vernet-Habasque.
çants musulmans, juifs et chrétiens étaient en « Or, globalement, ces routes n’ont pas beaucoup
contact. Or au Maghreb, Arabes et Berbères évolué à travers le temps, ayant pour étapes obligées
avaient ouvert des routes caravanières traversant des oasis et parfois des mines de sel. Et à leur débouché
le Sahara, pour échanger du sel, du cuivre et des côté sahélien, des petits foyers de commerce à la fois
produits d’artisanat contre du métal jaune, de régional et transsaharien se sont développés, jusqu’à
l’ivoire, des peaux et des captifs revendus dans tout former des royaumes, puis des sultanats. »
l’espace méditerranéen, Portugal compris. Qui plus Parmi les plus anciens, le Ghana Wagadu, dans le
est, les informations circulaient. Comme celle se sud de l’actuelle Mauritanie, date probablement du
rapportant au mémorable séjour au Caire de Mansa VIe/VIIe siècle. Très vite décrit comme le « pays de
Moussa, sultan du Mali. l’or », il connaît son apogée autour du XIe siècle.
Sur la boucle du Niger, le royaume de Gao lui est
OR ET ESCLAVES contemporain. Constituant une plaque tournante
« En 1324, en partance vers la Mecque, il y fit étalage du commerce transsaharien au VIIIe siècle, il pas-
de sa richesse aussi bien par ses milliers d’esclaves que sera sous le contrôle du sultanat du Mali – que di-
par tout l’or dont il disposait. On parle de douze rigea le renommé Mansa Moussa – puis sous celui À LIRE
tonnes ! C’est difficile à vérifier, mais ce qui est certain, du sultanat du Songhay, au XVe siècle. Enfin, plus Atlas historique de
l’Afrique, sous la
c’est qu’il fit chuter durablement le cours du dinar d’or à l’est, autour du lac Tchad, se tient le Kanem, qui direction de
François-Xavier
égyptien !», commente l’historien Salah Trabelsi ne tire pas ses richesses du commerce de l’or, mais Fauvelle et Isabelle
Surun, Autrement,
(Université Lyon 2/CIHAM). Preuve de la noto- de celui du sel et des esclaves. Au XIIIe siècle, ses 2019.
riété de ce richissime souverain, il fut figuré tenant sultans ont mis pied au Borno voisin, où ils se sont Le Rhinocéros d’or
– Histoire du Moyen
d’une main un sceptre et de l’autre une boule d’or, installés au siècle suivant, étant chassés du Kanem, Âge africain,
François-Xavier
sur un atlas attribué à des cartographes juifs de avant de réinvestir ce dernier et de vassaliser le Fauvelle, Tallandier,
2022.
Majorque et réalisé vers 1375. Mais, outre ce for- Borno au XVIe siècle.
Petite histoire de
tuné sultan, ledit atlas, dûment légendé, témoignait Commerçant avec des marchands de confession l’Afrique, Catherine
Coquery-Vidrovitch,
aussi de l’existence du commerce transsaharien, en musulmane, les élites de ces États ont très tôt adopté La Découverte, 2011.
représentant notamment un Berbère enturbanné à l’islam, sans doute à la fin du Xe et au cours du L’Afrique ancienne,
sous la direction de
dos de dromadaire, et plusieurs étapes d’une grande XIe siècle. Et comme le souligne l’historien Hadrien François-Xavier
KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK
Fauvelle, Belin, 2018.

route caravanière… Collet (IFAO), « en dehors de cinq ou six conflits, tel
Le sultanat du Mali :
« Dès le VIIIe siècle, il en existait trois : une route oc- celui qui au XIe siècle oppose les Almoravides au Ghana histoire régressive
d’un empire
cidentale partant de l’actuel Maroc et traversant ce qui Wagadu qui se disputent le segment le plus prospère du médiéval (XXIe-XIVe
siècle), Hadrien
s’appelle maintenant la Mauritanie, une autre allant commerce transsaharien, les guerres sont plutôt l’excep- Collet, CNRS éditions,
2022
de l’Algérie et de la Tunisie d’aujourd’hui à la boucle tion, Berbères et Sahéliens ayant bien compris que la

paix est plus favorable pour leurs affaires ». Mais les l’arrière-pays de la Côte-de-l’Or. Ou bien au
royaumes du Sahel ne sont que des intermédiaires : Dahomey (actuel Bénin), dont le littoral sera bap-
c’est dans l’arrière-pays, plus au sud, qu’on se tisé Côte des Esclaves. Ou encore, plus à l’est, en
fournit en or, en ivoire, en peaux et en esclaves. Oyo, qui au XVIIe siècle vassalise des petits États
Et à leur arrivée, les Portugais comptent bien yoruba jusqu’à la côte, à l’ouest de Lagos.
détourner ces routes à leur profit. « Comparée à ces régions, celle de la Sénégambie fut
« J’allais à ces marchés pour y voir quelque nouveauté, moins touchée », indique l’historien Cheikh Sene
mais aussi pour y acheter de l’or, s’il s’en trouvait », dit (The Harvard University Center for Italian Re-
Cadamosto dans son journal de voyage. Ses chevaux Alvise Cadamosto
naissance Studies), « mais beaucoup d’hommes, de
lui sont néanmoins troqués contre des esclaves. (1432–1488), femmes et d’enfants razziés dans le Haut Sénégal ont
Quant à l’or, il déplore un marché « fort modeste ». explorateur été vendus aux Français par des royaumes qui avaient
et marchand
Les Portugais réussiront pourtant à s’en procurer, et d’escalves accès à la côte et s’étaient émancipés de la tutelle du
c’est d’ailleurs à cette fin qu’en 1482, ils construisent vénitien. Djolof pour tirer profit de la traite ». Ces profits aug-
leur premier comptoir fortifié sur la Costa da Mina, mentent considérablement au XVIIIe siècle, quand
rebaptisée Côte-de-l’Or (actuel Ghana). « Mais les grandes plantations mises en place aux Caraïbes
quelques décennies plus tard, quand le Songhay s’im- et en Amérique font exploser la demande. « Sous
pose, ils s’aperçoivent que l’or part majoritairement dans le jeu de la concurrence, les esclaves sont alors vendus
les réseaux commerciaux intérieurs, dont les routes sont très cher et certains pouvoirs locaux n’hésitent plus à
anciennes et bien structurées », détaille Hadrien capturer des musulmans », raconte Thomas Ver-
Collet. Autrement dit, le Portugal ne parvient pas à net-Habasque : « Cela tient en partie aux razzias ef-
assécher le commerce transsaharien et en détourner fectuées par des royaumes païens du golfe de Guinée,
l’or vers les côtes. Reste qu’au XVIIe siècle, quand mais pas seulement. » Les mémoires vont en être
Néerlandais, Britanniques et Français débarquent à durablement marquées…
leur tour sur le littoral de la Sénégambie et du golfe L’abolition de la traite sur les côtes d’Afrique par les
de Guinée, la donne a changé. Britanniques en 1807 puis par les Français en 1830
ne règlera rien. D’abord parce qu’elle restera tolérée
HUILE ET GOMMES pour le Brésil jusqu’en 1850. Ensuite, parce que le
« Avec la colonisation des Amériques, où ils ont trouvé commerce de captifs continue d’emprunter les
des trésors d’or et d’argent, les Européens sont devenus Osei Bonsu, routes intérieures, l’Empire ottoman étant grand
roi des Ashanti
moins dépendants de l’Afrique pour ces métaux pré- (région de l’actuel demandeur d’esclaves. Si l’on ne dispose que d’éva-
cieux », précise Salah Trabelsi. « En revanche, il leur Ghana), au cœur luations partielles, on estime toutefois que cette
d’une procession
faut des bras pour défricher des territoires presque lors du festival traite transsaharienne a probablement déporté en
vierges, et les esclaves auparavant exportés vers la pé- Ashanti Yam l’espace de mille ans autant d’esclaves que la traite
(1819). Son règne
ninsule ibérique sont désormais déportés de l’autre côté marqua l’apogée atlantique en trois siècles, soit environ douze mil-
de l’Atlantique. » Ce changement de cap va redes- de la puissance lions de chaque côté. Enfin, ne pouvant plus vendre
ashanti, connue
siner en profondeur la géopolitique du littoral ouest pour ses razzias leurs captifs aux Européens, les royaumes côtiers
africain. Car dès lors, des royaumes rivalisent pour d’esclaves s’étaient reconvertis dans la culture d’oléagineux.
imposées à ses
l’accès à la côte. L’objectif est de s’enrichir en impo- voisins conquis Notamment des palmiers à huile, de l’arachide, de
sant toutes sortes de taxes aux marchands de pas- (Le premier jour la gomme, utilisés pour huiler les machines, éclairer
de la coutume
sage, mais aussi d’obtenir des chevaux et des armes de l’igname, par des usines, fabriquer du savon… Des matières pre-
à feu de la vente d’esclaves devenue leur spécialité. Thomas Edward mières obtenues par le travail d’esclaves… et de-
Bowdich, gravure
Comme dans l’Ashanti (aujourd’hui le Ghana), qui de Robert Havell, mandées par les Européens !
va s’étendre jusqu’à former un vaste empire dans 1819). Anne Lefèvre-Balleydier MANUEL COHEN / AURIMAGES - BRITISH LIBRARY / AURIMAGES

DJIHADS EN SÉRIE
Quand, au XVIIe siècle, les Français débarquent sur Bien que s’emparant alors de plusieurs royaumes
le littoral de l’actuel Sénégal, Sahara et Sahel oc- À LIRE (Wâlo, Fouta Toro, Cayor, Djolof), Nasir al-Din
cidental sont en pleine mutation. Quelques décen- Les Mondes de
l’esclavage – une échoue à mettre en place un État islamique. Un
nies plus tôt, « en conquérant Tombouctou, Gao et histoire
comparée, sous objectif qui sera atteint dans la haute vallée du
Djenné, le Maroc a mis un terme au vaste sultanat du la direction de
Paulin Ismard, Sénégal (Boundou), puis au sud de la Gambie
Songhay », explique Rémi Dewière (Northumbria Seuil, 2021.
(Fouta Djallon), enfin à la frontière de l’actuelle
University). Dès lors, « l’islam jusque-là urbain et L’Afrique et le
monde : histoires Mauritanie (Fouta Toro), et jusqu’en pays haoussa,
utilisé à des fins commerciales par les royaumes médié- renouées. Sous la
direction de à l’ouest du lac Tchad. C’est là, en 1804, que le Peul
vaux se répand dans les milieux ruraux par le biais de François-Xavier
Fauvelle et Anne Ousmane dan Fodio déclenche un djihad d’où
lettrés ». Or il devient surtout un outil de légitima- Lafont, La
Découverte, émergera l’immense califat de Sokoto : 1300 kilo-
tion politique, dans un monde musulman balayé 2022.
mètres d’est en ouest, et 650 kilomètres du nord au
par les djihads. Des guerres saintes souvent menées sud.
en Afrique de l’Ouest par des populations pasto- Comme d’autres, Dan Fodio entend mettre fin aux
rales. Et conduisant à la constitution de grands abus de chefs locaux qui ne respectent pas la loi
États islamiques, où l’esclavage est massif. coranique, par leurs exigences financières et leurs
Le premier de ces djihads survient au XVIIe siècle razzias contre des communautés musulmanes. Le
au sud de l’actuelle Mauritanie. « À l’époque, des refus de se joindre au djihad entraînait l’exclusion
Bédouins arabophones veulent y imposer leur pouvoir de la communauté des « vrais » musulmans, laissant
sur les Berbères peuplant la région », rappelle Ismail ceux qui étaient ainsi rejetés sans la protection de la
Warscheid (Institut de recherche et d’histoire des charia contre l’esclavage. Au XIXe siècle, en Afrique
textes, CNRS). En réaction, « jugeant qu’ils sont de de l’Ouest, l’esclavage demeurait donc omnipré-
“mauvais” musulmans, les fidèles d’un dénommé sent. Dans le Sokoto, il concerne la moitié de la
Nasir al-Din lancent le djihad à leur encontre ». Et population ! Les colonisateurs français ne manque-
parvenu en Sénégambie, le mouvement attire les ront pas de le pointer, en s’affichant comme des
victimes de razzias, et se mue en révolution contre « libérateurs » animés d’une mission civilisatrice…
les pouvoirs locaux. A.L.-B.
Feuillet
enluminé
d’un Coran de
Tombouctou,
v. 1775.
TOPFOTO / AURIMAGES

1884 - 1946
La conférence de Berlin, en 1884 et 1885, a jeté les bases de la colonisation durable de l’Afrique.
L’INSTALLATION D’UNE
ADMINISTRATION COLONIALE
À la fin du XIXe siècle,
sous prétexte de civiliser
le continent africain,
orsque le chancelier Bis-
les puissances européennes marck réunit en 1884
se partagent le territoire. et 1885, dans la capitale
allemande, toutes les grandes puissances concer-
Les missions diplomatiques nées par l’Afrique, aucun représentant du conti-
UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE / UIG / BRIDGEMAN
nent n’y est invité. Et pour cause. Dans leur pro-

et commerciales sont rapidement pagande coloniale, les Européens prônent une
mission civilisatrice. Mais comme l’annonce la
suivies d’opérations militaires, conférence de Berlin, il s’agit aussi de « prévenir les
donnant ainsi naissance à l’Afrique- malentendus et les contestations que pourraient sou-
lever à l’avenir les prises de possession nouvelles ». Et
Occidentale française, puis à les participants cherchent principalement à éta-
blir « les conditions les plus favorables au développe-
l’Afrique-Équatoriale française. ment du commerce ».

À l’époque, outre des comptoirs commerciaux can- Louis Faidherbe depuis la Sénégambie », rappelle Cheikh Sene (The
(1818-1889)
tonnés au littoral, les Français ont pris pied en Al- libérant Médine au
Harvard University Center for Italian Renaissance
gérie et en Tunisie, les Britanniques en Égypte, les Mali (aquarelle par Studies). « Et comme elles ne toléraient pas la multi-
Georges de Feure,
Allemands au Togo et au Cameroun, le roi des v. 1910-1920).
plication des taxes – nommées coutumes – réclamées
Belges a des vues sur le Congo… Et si le partage de par les chefs locaux, sitôt nommé gouverneur en 1854,
l’Afrique n’est pas à l’ordre du jour au rassemblement Louis Faidherbe règle le problème en annexant le Wâlo,
de Berlin, « c’est bien à l’issue de cette réunion qu’a puis une douzaine d’autres royaumes. » Dans la
commencé la “mêlée coloniale”, assortie à court terme À LIRE foulée, il crée le premier bataillon de tirailleurs dits
du dépeçage du continent », souligne Anne Hugon Introduction à « sénégalais », qui seront ensuite recrutés ailleurs en
l’histoire de l’Afrique
(Université Paris 1, IMAF). Car plusieurs règles y contemporaine, Afrique, et largement mis à contribution dans sa
Anne Hugon,
ont été fixées, dont celle-ci : un territoire ne peut Armand Colin, 1998. colonisation. Car aux premières missions diploma-
être annexé sans preuve d’une occupation effective. Frontières de sable, tiques succèdent bientôt des expéditions militaires.
frontières de papier,
D’où une succession d’expéditions visant à la signa- Camille Lefèbvre, éd. Elles se heurtent naturellement à des résistances,
de la Sorbonne,
ture de traités « d’amitié et de commerce », puis de 2015. « tout comme ce fut le cas plus tôt en Algérie avec
« protectorat ». Notamment en Afrique de l’Ouest, Des pays au Abdelkader », pointe Nicolas Bancel (Université de
crépuscule, Camille
où Grande-Bretagne et France sont en concurrence. Lefèbvre, Fayard, Lausanne). Notamment au Dahomey, dont le
2021.
peuple soutient la résistance conduite par son roi
L’école aux colonies
COUTUMES – Entre mission entre 1890 et 1894. Ou encore avec Samori Touré,
civilisatrice et
La France y a déjà amorcé la colonisation du Sé- racialisation ancien marchand s’étant constitué à la fin des an-
(1816-1940), Carole
négal. « Plusieurs maisons de commerce s’étaient Reynaud-Paligot, nées 1860 un immense empire de 400 000 km2 dans
Champ Vallon, 2020.
lancées dans l’exportation de la gomme et de l’arachide le Haut-Niger. Contrôlant les routes du commerce
AOF et AEF, des territoires centralisés
D écidée sur le papier

en 1895, la création d’une
Afrique-Occidentale
française (AOF) ne se concrétise
du Haut-Sénégal-Niger (devenant le
Soudan français quand la Haute-
Volta en est détachée). Chaque
colonie est elle-même divisée en
Congo, l’Oubangui-Chari et le
Tchad. Dans les deux cas, seuls les
échelons inférieurs (chefs de canton
et de village) sont accessibles aux
ARCHIVES CHARMET / BRIDGEMAN
sur le terrain que dix ans plus tard. circonscriptions administrées Africains. Des postes qui comme
À sa tête, un gouverneur général, par des commandants. Un ceux de fonctionnaires ou d’anciens
installé à Dakar, exerce son autorité fonctionnement qui servira de combattants permettent d’échapper
sur les gouverneurs des colonies modèle à l’Afrique-Équatoriale au statut d’indigène, par lequel
du Sénégal, de la Guinée française, française instituée en 1910 et l’administration peut imposer des
de la Côte d’Ivoire, du Dahomey et comprenant le Gabon, le Moyen- sanctions sans procédure judiciaire.

d’or et d’esclaves, il entend conserver son territoire,
et lutte au nom de l’islam contre l’expansion des
Français. Mais contraint de se replier vers l’est, il
opte pour une politique de la terre brûlée et de
razzias qui le conduisent à sa perte.
TRAVAIL FORCÉ
Il est capturé en 1898. Trois ans après la création
d’un gouvernement général d’Afrique occidentale
française (1895), qui pousse la France à matéria-
liser la jonction de ses possessions par celle de trois
missions lancées d’Alger, de Dakar et de Brazzaville
pour connecter le lac Tchad. Très vite, certaines se
muent en « immenses colonnes guerrières pratiquant
razzias, coercitions, menaces et se nourrissant sur le
pays », note Camille Lefebvre (CNRS, IMAF). Et
pour assoir leur domination, des gradés présentent
alors la France comme une « puissance islamique »,
en invoquant « la légitimité divine du pouvoir obtenu
par la force ». L’historienne pointe aussi l’habile Construction du chemin de fer Congo-Océan en 1923-1924 au Congo belge.
recours aux tirailleurs, qui ont souvent un passé
d’esclaves-soldats, et à qui la violence est déléguée.
Ou encore le laisser-faire des militaires, qui jugent territoire colonisé s’autofinance, via des taxes doua-
l’abolition de l’esclavage, décidée en 1905 dans nières impliquant de privilégier le commerce inter-
l’Afrique occidentale, contraire aux mœurs locales. national, mais aussi un impôt direct obligeant ses
De fait, on use alors allègrement du travail forcé. habitants à travailler pour les colons lorsqu’ils sont
Une loi votée en 1900 prévoit en effet que chaque incapables de payer. Or en Afrique-Équatoriale
française (AEF), le tronçon de la ligne de chemin
de fer Congo-Océan ralliant le port de Pointe-Noire
à Brazzaville causera ainsi la mort de 20 000 ouvriers
entre 1921 et 1934. Le drame, dénoncé par Albert
Londres et André Gide, suscitera le début d’une
prise de conscience en métropole. Il faudra néan-
moins attendre 1946 pour que le travail forcé soit
interdit par la loi en Afrique de l’Ouest. L’année où
au principe d’autonomie se substitue celui d’une
aide au développement sans contrepartie, pour ré-
pondre à la remise en cause du colonialisme…
Anne Lefèvre-Balleydier
Première école militaire fondée au Soudan français, alors

Haut-Sénégal, en 1884. Dès la création du corps des tirailleurs
sénégalais en 1857, le Général Faidherbe, son promoteur,
entend utiliser l’éducation pour renforcer l’attachement
des élites locales au projet colonial et pour constituer un
encadrement africain intermédiaire lettré.
Une école au service de la colonisation
D
FRANÇOIS-EDMOND FORTIER - UIG / BRIDGEMAN
ès 1816, l’instituteur Jean une aide au développement d’où un enseignement différent pour
Dard est présent dans le économique. Il s’agit essentiellement les enfants de chefs locaux. On se
premier détachement de d’instruire les enfants qui plus tard garde toutefois de trop les instruire.
militaires et de fonctionnaires venant travailleront dans les champs : on Et les « indigènes » n’ont pas accès au
reprendre possession de Saint-Louis leur apprend le Français, le calcul, même enseignement que les enfants
du Sénégal, occupé une vingtaine et des notions d’agriculture. Mais la de colons. Ce frein à l’éducation va
d’années par les Britanniques. France a aussi besoin de personnel disparaître après 1946, quand il sera
L’école est en effet perçue comme un qualifié capable de servir de relais question de disposer d’élites formées
précieux auxiliaire de la colonisation, dans l’administration coloniale, pouvant gouverner avec les Français.

LE TEMPS DES
1944 - AUJ.
Le 30 janvier 1944, le général de Gaulle ouvre à
Brazzaville une conférence consacrée à l’avenir des
colonies africaines de la France. Il désigne
l’objectif : les Africains devront « participer chez
eux à la gestion de leurs propres affaires ».
Il n’est pas encore question d’indépendance.
GRANGER / BRIDGEMAN

INDÉPENDANCES
En janvier 44, avec son
discours de Brazzaville
– alors capitale de
la France Libre –, visant
à modifier les modalités
de gestion des colonies
tout en affirmant son rang
de puissance mondiale
à la sortie du conflit,
de Gaulle ouvre, bien
malgré lui, la course
aux indépendances,
à la coopération, puis
aux pouvoirs troubles
de la Françafrique…
La fin d’un empire.
n Afrique française, il n’y

aurait aucun progrès qui soit
un progrès si les hommes, sur
leur terre natale, n’en profi-
taient pas moralement et
matériellement, s’ils ne pou-
vaient s’élever un peu
jusqu’au niveau où ils seront
capables de participer chez eux à la gestion de leurs
propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en
sorte qu’il en soit ainsi. » C’est avec ces mots que le
général de Gaulle, chef du Comité français de la
Libération nationale, inaugure la conférence qui
s’ouvre le 30 janvier 1944 à Brazzaville, siège des
institutions de l’Afrique-Équatoriale française
(AEF) et capitale de la France libre depuis 1940.
Et il en appelle aux participants – les gouverneurs
généraux des colonies, des représentants adminis-

tratifs et autres hauts fonctionnaires En haut, Félix Houphouët-Boigny,

représentant de la Côte d’Ivoire à
français – pour redessiner la poli- l’Assemblée nationale française, ministre
tique de l’Empire colonial et le français, puis président de la république
de Côte d’Ivoire.
conduire sur « la route des temps
nouveaux ». Car le conflit mondial En bas, Léopold Sédar Senghor, poète
et politicien sénégalais, représentant du
a changé la donne. Depuis qu’il a Sénégal et de la Mauritanie à l’Assemblée
signé la Charte de l’Atlantique, nationale française, puis premier
président du Sénégal.
en 1941, Roosevelt milite en effet
pour le respect du droit des peuples
à choisir leur forme de gouverne- Sédar Senghor ou l’Ivoirien Félix Hou-
ment. Les populations africaines, phouët-Boigny, futurs ministres. »
qui ont largement contribué à l’ef- D’autres réformes suivront qui
fort de guerre, aspirent-elles aussi à contribueront à refonder le système
plus de libertés et de droits. « S’il colonial : la suppression du Code de
désire faire évoluer les modalités de l’indigénat, l’abolition du travail
gestion de l’Empire, de Gaulle n’envi- forcé, la citoyenneté de l’Union
sage toutefois pas à ce stade d’indépen- française pour tous les ressortissants,
dance ni même d’autonomie. Son ob- la création d’un Fonds d’investisse-
jectif est avant tout de réaffirmer ment pour le développement écono-
l’autorité de la France sur ses colonies mique et social (FIDES)… Mais ces
et de préserver son rang de puissance « concessions » s’avèrent vite insuf-
mondiale une fois la guerre terminée », fisantes. Avec la défaite en Indo-
souligne Frédéric Turpin, professeur chine, en 1954, et l’aggravation du
d’histoire contemporaine (Univer- conflit en Algérie, le pouvoir veut
sité Savoie Mont Blanc). Pour le éviter une contagion nationaliste
Général, aucune réforme ne peut se dans ses autres colonies. D’autant
concevoir hors du cadre de l’Em- qu’au Cameroun, les tensions avec
pire. Les recommandations faites à l’administration dégénèrent
l’issue de la conférence de Braz- dès 1955 en une guerre sanglante.
zaville respecteront cette ligne directrice. « Mais la La répression brutale par l’armée visant à réduire à
philosophie de l’association, et non plus seulement de néant les voix indépendantistes fera des dizaines de
l’assimilation, s’affirme beaucoup plus fortement au- milliers de morts… La France n’a finalement pas
près des élites françaises. Le respect de la personnalité d’autre choix que de lâcher du lest. En 1956, elle
socioculturelle des populations d’outre-mer leur paraît négocie l’indépendance de ses deux protectorats
préférable à la duplication dans les colonies des struc- marocain et tunisien. Tandis que le nouveau mi-
tures politico-juridiques de la métropole. Ce qui permet nistre de la France d’outre-mer, Gaston Defferre,
d’envisager des évolutions statutaires différenciées », fait passer une loi-cadre pour associer « plus étroite-
poursuit l’historien. ment les populations d’outre-mer à la gestion de leurs
propres intérêts ». « Avec cette loi, qui institue le suf-
DOUBLE COLLÈGE ÉLECTORAL frage universel sans double collège, des assemblées lé-
Cela commence par l’instauration, en 1945, d’une gislatives locales et des exécutifs territoriaux, l’autono-
représentation à double collège électoral pour les misation des colonies franchit un cap décisif. Tout
colonies au sein de l’Assemblée nationale, l’un comme la personnalisation des pouvoirs des territoires
regroupant les « citoyens » français, l’autre les « in- d’outre-mer qui va bien au-delà de celle des départe-
digènes ». « Les deux assemblées nationales consti- ments métropolitains », juge Frédéric Turpin. Toute-
tuantes élues en 1945 et 1946 intègrent ainsi soixante- fois, les fonctions régaliennes restent le domaine
trois députés ultramarins qui vont participer pleinement réservé du pouvoir central. Ce qui exacerbe les
à la rédaction de la nouvelle Constitution de la IVe Ré- velléités d’autonomie et d’indépendance au sein de
publique, adoptée le 27 octobre 1946, et à son titre VIII la classe politique africaine naissante.
AKG-IMAGES / ERICH LESSING - AKG-IMAGES
actant la création d’une “Union française” par laquelle

“la France entend conduire les peuples dont elle a COMMUNAUTÉ CONTRACTUELLE
pris la charge à la liberté de s’administrer eux- En 1958, de Gaulle, qui revient aux affaires à la
mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres faveur de la crise algérienne, entreprend de modi-
affaires”, explique Frédéric Turpin. Ces Africains fier la Constitution pour remplacer l’Union fran-
qui entrent au Parlement deviendront, pour certains çaise agonisante par une « Communauté fran-
d’entre eux, des caciques de la vie politique française co-africaine » composée d’États autonomes. Il
sous la IVe République, comme le Sénégalais Léopold soumet son projet à référendum et entreprend

Charles de Gaulle, alors
président du Conseil des
BRIDGEMAN
ministres, acclamé par la
foule lors de son arrivée à
Brazzaville, le 24 août 1958.

le 20 août une tournée en Afrique pour en faire la pauvreté dans la liberté que la richesse dans l’escla-
promotion. À Brazzaville, de Gaulle surprend tou- vage. Le 28 septembre, toutes les colonies se pro-
tefois son auditoire : « Il est naturel et légitime que les noncent massivement en faveur de la nouvelle
peuples africains accèdent à ce degré politique où ils Constitution, à l’exception de la Guinée qui de-
auront la responsabilité entière de leurs affaires inté- vient indépendante quelques jours plus tard.
rieures, où il leur appartiendra d’en décider eux-mêmes, Dès 1960, la Communauté vole pourtant en éclats.
bref de se gouverner eux-mêmes (…) On dit : “Nous Et de Gaulle est finalement contraint d’accepter
avons droit à l’indépendance”. Mais certainement oui. les indépendances. « Il va transformer la commu-
D’ailleurs, l’indépendance, quiconque la voudra pourra nauté constitutionnelle en une communauté contrac-
la prendre aussitôt. La métropole ne s’y opposera tuelle, sur la base d’accords de coopération bilatérale
pas… ». Deux jours plus tard, le Guinéen Sékou avec les États désormais souverains, précise Frédéric
Touré le prend au mot. À ses yeux, mieux vaut la Turpin. Ces pays ne sont pas prêts à être indépendants
Le franc français
était l’ancienne
monnaie officielle
d’Afrique
occidentale
française. Il a circulé
aux côtés des
billets de banque
spécifiques à partir
de 1903, avant
d’être remplacé
par le franc CFA en
1945. Ci-dessous un
billet de 500 Francs
d’Afrique de l’Ouest
française de 1946.
Le franc CFA, « dernière monnaie coloniale »
C réé en 1945, le franc CFA

(pour « colonies françaises
d’Afrique » et « Communauté
financière d’Afrique » après les
indépendances) reste la monnaie de
économique des territoires conquis
et de faciliter le drainage de leurs
richesses vers une métropole
fragilisée par la guerre. En outre, le
libre transfert des revenus et des
le taux obligatoire de dépôt est passé
à 65 % au milieu des années 1970
puis à 50 % à partir du milieu des
années 2000. En décembre 2019,
Emmanuel Macron et Alassane
14 États d’Afrique subsaharienne capitaux entre les pays africains Ouattara ont annoncé la disparition
réunis en deux zones économiques, et l’Hexagone exempte de frais de prochaine de la dernière monnaie
l’une en Afrique de l’Ouest, l’autre en change les flux commerciaux et coloniale au profit de l’« éco ». Mais
Afrique centrale. Son fonctionnement financiers. Le Trésor français s’engage pour l’heure, rien n’a changé. « Le
est fondé depuis l’origine sur les également à assurer la convertibilité problème de la réforme du CFA a
mêmes grands principes. Tout du franc CFA avec la monnaie toujours été de conserver sa crédibilité
d’abord, la devise est arrimée à la française, autrement dit à prêter aux internationale sans le franc français
monnaie française par une parité deux banques centrales africaines les (et l’euro). De plus, il est aujourd’hui
fixe (1 euro est égal à 655 francs montants souhaités en franc ou en difficile de maintenir une monnaie
CFA). Cela a permis aux pays euros en cas de pénurie de devises. En commune à l’Afrique de l’Ouest sans
africains de disposer d’une monnaie contrepartie, celles-ci sont tenues de le Nigéria (qui n’en veut pas) et dans
DR. TOUS DROITS RÉSERVÉS
relativement stable, essentielle à son déposer une part de leurs réserves de une solidarité, qui s’imposait du temps
développement, tout en étant très change sur un « compte d’opération » de la colonisation, mais qui, depuis,
profitable à la France. Au départ, il commun rémunéré ouvert auprès de doit être voulue par tous… », estime
s’agissait en effet d’avoir le contrôle ce même Trésor. De l’ordre de 100 %, Frédéric Turpin.

si vite. Si bien qu’ils manquent d’adminis- REJET DU COLONISATEUR
trateurs, d’instituteurs, de contremaitres, Ce tête-à-tête franco-africain entaché d’af-
etc. Une “coopération de substitution” se fairisme, de corruption, d’ingérences (la fa-
met donc en place qui va durer presque dix meuse « Françafrique ») perdurera jusqu’à la
ans. » Mais la priorité du chef d’État fin des années 1980 (voir Les dessous troubles
reste le maintien de ces États dans la de la « Françafrique », p. 23). Avec la mon-
zone d’influence de la France et en dialisation économique, les États africains
dehors de la sphère communiste. vont alors diversifier leurs partenaires. Sur-
« N’oublions pas que durant la Guerre tout, le vent de démocratie qui souffle après
froide, Américains et Soviétiques s’af- la chute du mur de Berlin et la fin de la
frontent aussi sur le continent africain. » Guerre froide secoue aussi le continent afri-
En échange d’un accès aux matières cain. Si la plupart des dictateurs soutenus par
premières stratégiques (pétrole gabo- Paris sauvent leur tête en proposant quelques
nais, uranium nigérien…), et de leur ouvertures, la déclaration de François Mit-
l’appui à l’ONU, la France va désor- terrand à la Baule en 1990 en désappointe
mais veiller à la sécurité et la stabilité plus d’un : l’aide financière sera désormais
des nouveaux États. C’est à Jacques conditionnée à l’introduction du multipar-
Foccart qu’est confiée cette tâche. tisme et de réformes constitutionnelles limi-
Ancien conseiller technique chargé des outremers Cette affiche tant le nombre de mandats présidentiels. Dans les
Tendres Cousins
et des « Affaires spéciales » auprès du Général sous moque la
faits, les modalités de la politique africaine de la
la IVe République puis secrétaire général de l’Élysée Françafrique sous France n’évoluent que très progressivement
aux Affaires africaines et malgaches sous la Ve Ré- Giscard et Bokassa. jusqu’en 1994, année qui, pour Frédéric Turpin,
Émise par le Parti
publique, l’homme va « aider » à l’installation et Socialiste vers signe la fin de la Françafrique. « Non seulement la
au maintien de présidents « amis » sans être très 1979, elle a été dévaluation brutale du franc CFA décidée par la France
tirée plusieurs fois
regardant ni sur les moyens ni sur la nature du jusqu’en 1981. marque une rupture dans la solidarité et la confiance
régime. « Les classes politiques sont à peine formées qu’avaient les gouvernements africains en leur ancien
et il n’y a pas de tradition démocratique. Si bien que colonisateur devenu partenaire privilégié après les indé-
la plupart des pays basculent dans des systèmes auto- pendances. Mais, après le génocide au Rwanda, la
ritaires avec des partis uniques. Leur protection devient Françafrique devient également synonyme d’opérations
l’un des objectifs prioritaires. Et un cercle qui n’est militaires douteuses et, plus grave, de participation à des
plus du tout vertueux s’enclenche alors », indique crimes contre l’humanité. » Dès lors, les conditionna-
l’historien. lités commenceront à être appliquées pour de bon.
COLLECTION JEAN JACQUES ALLEVI / BRIDGEMAN - AGIP / BRIDGEMAN
Jacques Foccart et sa femme à Abidjan lors de la visite de Georges Pompidou en Côte d’Ivoire, le 9 février 1971.

La suite de l’histoire est celle d’une inexorable érosion LA FIN DE LA FRANCE EN AFRIQUE
À LIRE
de l’hégémonie de la France. Désormais, elle affronte Dans cette nouvelle configuration, les Français, et
La Guerre du
la concurrence féroce de la Chine, des États-Unis, et Cameroun, en particulier les militaires tricolores, font figure de
l’invention de la
dans une moindre mesure de la Turquie ou de la Françafrique, boucs émissaires idéaux. « Le rejet dont ils sont l’objet
Thomas Deltombe,
Russie. Et se heurte à un sentiment de rejet de plus en Jacob Tatsitsa et est amplifié par l’instrumentalisation qu’en font cer-
Manuel Domergue,
plus vif. Pour Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur La Découverte, 2016. tains acteurs malveillants, russes ou autres, via les ré-
en analyse des conflits internationaux (Brussels Colonisations, notre seaux sociaux, afin de faciliter leur éviction de la zone.
histoire, sous la
School of International Studies, University of Kent, direction de Pierre Du constat d’incompétence, on passe ainsi très vite à
Singaravélou, Le
Belgique), celui-ci s’enracine dans un profond désen- Seuil, 2023. une accusation de complicité », pointe Yvan Gui-
chantement populaire. « Désenchantement vis-à-vis de Jacques Foccart, chaoua. Certains s’interrogent : comment expli-
dans l’ombre du
l’expérience démocratique entamée dans les années 1990. pouvoir, Frédéric quer que la France, avec les moyens dont elle dis-
Turpin,
Les régimes civils, élus souvent dans des conditions dou- CNRS Éditions, 2015, pose, ne soit pas capable de venir à bout des groupes
réédition 2021.
teuses, n’ont, une fois au pouvoir, pas tenu leurs promesses terroristes ? D’autres, à l’image du griot Salif Keita
de développement, sans compter les détournements finan- en 2019, n’hésitent pas à l’accuser de financer les
ciers, les manipulations de constitutions pour augmenter djihadistes dans le but de piller les richesses du
le nombre de mandats possibles, l’absence de renouvelle- sous-sol sahélien… « Il est assez bienvenu que la re-
ment de la classe politique. Et désenchantement à l’égard lation, somme toute assez malsaine, qui existait entre
de l’ancienne puissance coloniale qui n’a pas réussi à en- Le 3 août 2023,
la France et ses anciennes colonies, se désagrège,
diguer l’expansion terroriste qui déstabilise les pays du des manifestants constate le chercheur. Pour autant, les régimes qui se
se rassemblent
Sahel depuis l’intervention des forces de l’OTAN en Libye dans la capitale
mettent en place ne sont pas particulièrement démocra-
en 2011. » C’est ce contexte qui a permis aux mili- nigérienne, tiques. Mais c’est aux populations concernées de se
Niamey, pour
taires de s’emparer du pouvoir, que ce soit au Mali, au exprimer leur
mobiliser pour façonner des régimes et des systèmes de
Burkina Faso, au Niger, etc., et d’asseoir leur légiti- soutien au coup gouvernance qui correspondent le mieux à leurs aspi-
d’État. Lors de
mité. « Et ce, d’autant plus facilement que les jeunes gé- la manifestation,
rations. » Et Frédéric Turpin de renchérir : « Nous
nérations, qui constituent l’essentiel de la population des slogans assistons à l’heure actuelle à la fin de la France en
hostiles à la
africaine, n’ont pas connu l’époque des dictatures anté- France sont
Afrique. »
rieure au multipartisme », ajoute le chercheur. scandés. Fabienne Lemarchand
DJIBO ISSIFOU / DPA / PICTURE-ALLIANCE /NEWSCOM / MAXPPP

LES DESSOUS TROUBLES
DE LA « FRANÇAFRIQUE »
Après les indépendances, en 1960, la France ne Le président çais. Renversé par un putsch militaire en 1964,
français
coupe pas les ponts avec ses anciennes colonies. Georges
l’autoritaire président gabonais Léon M’Ba recou-
Bien au contraire ! La Communauté franco-afri- Pompidou vrera ses fonctions grâce à une intervention mili-
reçu par le
caine chère à De Gaulle laisse la place à la « France président
taire tricolore. Omar Bongo, qui lui succède
– Afrique » et à une politique de coopération d’aide du Gabon en 1967, sera choisi par De Gaulle lui-même avant
Omar Bongo
au développement. Cependant, en quelques années, Ondimba au
de devenir un élément majeur de la Françafrique,
Jacques Foccart, alors secrétaire général de l’Élysée milieu de la grâce notamment à l’argent du pétrole dont son
foule en liesse,
aux Affaires africaines et malgaches, va tisser en en février 1971.
pays regorge et dont la France a un besoin vital.
parallèle un vaste réseau opaque d’acteurs écono- « Après les accords d’Évian de 1962 et la perte de
miques, politiques, militaires, mais aussi d’informa- l’Algérie, de Gaulle crée la compagnie pétrolière pu-
teurs, d’intermédiaires douteux et de mercenaires, blique Elf afin de sécuriser les approvisionnements en
tel le célèbre Bob Dénard. « Son réseau est très large- pétrole et assurer l’indépendance énergétique du pays.
ment sous De Gaulle et Pompidou celui du SDECE Dès 1968, la compagnie exploite le pétrole du Gabon et
(Service de documentation extérieure et de contre-es- va très vite mélanger les genres. Elle devient une véri-
pionnage) en Afrique de son ami et camarade gaulliste table pompe à fric à la fois pour la famille Bongo, pour
Maurice Robert », commente l’historien Frédéric le président qui peut acheter et neutraliser ses adversaires
Turpin (Université Savoie Mont Blanc). Réseau qui et pour les partis politiques français de droite comme de
va devenir le pilier de la « Françafrique », celle des gauche qui auront droit à de nombreuses “valises” de
opérations secrètes, des conspirations et des coups billets », poursuit l’historien. « L’affaire Elf », qui
AKG-IMAGES / JACQUES VIOLET
d’État menés dans les anciennes colonies pour éclate en 1994 suite à une enquête de la Commis-
déstabiliser les régimes « ennemis », venir au secours sion des opérations boursières, éclaboussera toute la
de dictateurs « amis » menacés par les contestations classe politique française. Omar Bongo, lui, ne sera
populaires et/ou la subversion communiste, ou en- jamais vraiment inquiété jusqu’à sa mort, en 2009.
core pour préserver les intérêts économiques fran- F.L.

LE POUVOIR DES PIERRES // LE DOSSIER
LE POUVOIR
DOSSIER
PRÉCIEUSES,
ÉSOTÉRIQUES,
SACRÉES...
LUISA RICCIARINI / BRIDGEMAN

DES PIERRES
Extraction de diamants
(peinture de Maso da San
Friano, 1570-1572).

À L’ORIGINE
ÉTAIT LA PIERRE !
Elle est le support de la toute première expression du génie
humain en mouvement : la taille de pierre, qui fournira armes
et outils aux tout premiers représentants du genre Homo en
marche vers notre humanité.
De quoi être fiers d’eux ! À force d’examiner sous Bref, du beau et, ô combien, utile travail.
tous les angles les outils préhistoriques en pierre Mais quelle fut la première technique de taille
et de reproduire expérimentalement les mise au point par des homininés (groupe qui
« trucs » utilisés par nos lointains prédéces- rassemble les espèces du genre Homo et leurs
seurs non humains puis humains pour façon- ancêtres présentant des signes de bipédie)
ner des artefacts lithiques, les spécialistes de pour remplacer les griffes et les crocs qui
ces « industries » souscrivent en chœur au leur faisaient défaut ? La percussion di-
même jugement : des plus vieilles pierres recte au percuteur dur.
taillées mises au jour au Kenya et datées Laquelle consiste à empoigner un
de 3,3 millions d’années aux produc- galet ovoïde de quelques centaines
tions de la fin du Néolithique ou de de grammes à plusieurs kilos et à
l’âge du Bronze, les tout premiers arti- le frapper répétitivement et assez
sans qui resteront à jamais anonymes violemment sur le bord d’un
ont fait preuve d’une rare ingénio- bloc de pierre brute (le nu-
sité manuelle. Et manifesté une cléus) pour en extraire une
étonnante maîtrise empirique des série de petits, grands ou très
paramètres physiques en jeu, que grands éclats tranchants,
ces pionniers aux mains d’or « le tranchant étant une
aient fabriqué des racloirs, des forme qui n’existe que de
grattoirs, des perçoirs, des manière très exceptionnelle
haches, des couteaux, des dans la nature », rappelle
poignards ou des pointes de le préhistorien Pierre-
lance à partir de roches Jean Texier dans le cata-
dures sédimentaires (silex, logue de l’exposition
MNP. LES EVZIES, DIST. RMN-GRAND PALAIS / PHILIPPE JUGIE
grès, calcaire, etc.) ou dans Homo Faber.

les régions montagneuses
ou volcaniques, de roches OUTILS ET IMAGES
métamorphiques, filo- Moins un travail de
niennes ou magmatiques force que d’adresse et
(quartzite, quartz, basalte, servant probablement à
dolérite, andésite, phonolite, fracasser les os d’animaux
trachyte, obsidienne, etc.). morts pour obtenir graisse et
moelle riche en lipides, le
Silex découvert à Saint-Même-Les-Carrières,
fractionnement intentionnel
datant de 150 000 ans avant le présent. d’un gros volume de matière pre-

mière en menues unités « concrétise le franchisse- La main dans Que le perfectionnement continu de l’outillage
la pierre, ou
ment d’un palier déterminant dans l’histoire de l’hu- le travail ré-
en pierre constitue l’une des marques de fabrique
manité », poursuit le même chercheur, et ne sera volutionnaire des représentants du genre Homo et reflète l’évo-
jamais abandonné pendant la Préhistoire. des chas- lution des capacités cognitives et de l’habilité de
seurs-cueil-
Surgie au cours de l’Acheuléen voilà approxima- leurs ces chasseurs-cueilleurs nomades est une évi-
tivement 1 million d’années et signant un net paléolithiques, dence. De même, la relation de notre lignée au
pionniers du
progrès dans la finesse du travail de la pierre, la façonnage feu doit beaucoup aux pierres bien que la produc-
percussion directe au percuteur de bois (du buis, des outils tion du feu par percussion de deux silex soit un
essentiels.
par exemple) ou d’os (comme un fragment d’an- mythe tenace (le frottement de silex sur un bloc
douiller de cerf) permet le façonnage de ce qui a de minerai de fer comme la pyrite, la marcassite
peut-être été l’outil préhistorique à tout faire par ou la chalcopyrite est nettement plus efficace).
excellence (dépecer, désarticuler les animaux, Qui dit pierres du fond des âges, par ailleurs, dit
gratter les peaux, trancher du bois ou des herbes, premières parures et surtout premières expressions
écorcer, perforer, etc.) : le biface, un bloc, un ga- graphiques, premières productions artistiques,
let plat ou un gros éclat taillé et retouché sur ses preuves de mutations psychiques profondes. En
deux faces et doté d’une extrémité appointée et ornant des parois de grotte (art pariétal) ou des
soignée, l’autre restant globuleuse ou étant façon- rochers en plein air (art rupestre) de représenta-
née juste ce qu’il faut pour faciliter la préhension. tions animales, de signes géométriques et de figu-
Puis viendront, au fil des millénaires, la percus- rations humaines, « les hommes du Paléolithique ré-
sion indirecte (qui interpose un outil en bois cent se sont engagés sur le chemin imaginaire des signes
entre le nucléus et le percuteur, une vraie révolu- et ont fabriqué pour la première fois des images,
À LIRE
tion !), la retouche par pression (qui consiste à pointe la philosophe Marie-José Mondzain, spé-
Catalogue de
exercer une pression, à l’aide d’un compresseur l’exposition cialiste du rapport à l’image. On peut faire l’hypo-
Homo faber,
en os ou en pierre tendre, sur le bord d’une petite 2 millions thèse que la production symbolique d’images, par
d’années
préforme bifaciale pour obtenir de fines lamelles d’histoire de la exemple dans la grotte de Chauvet (environ
destinées à équiper les têtes de sagaie et accen- pierre taillée, de
-35 000 ans) ou dans la vallée du Côa, au Portugal
NPL - DEA PICTURE LIBRARY / BRIDGEMAN
l’Afrique aux
tuer la pénétration des armes de jet dans les chairs portes de
l’Europe, éd. de (plus de 5 000 gravures de plein air datées de 26 000 à
d’une proie), le recours au levier (pour démulti- la Réunion des
musées
10 000 ans avant notre ère), marque l’arrachement de
plier la force) et le traitement thermique (pour nationaux
– Grand Palais,
l’homme à l’état de nature et son entrée dans l’huma-
modifier la structure physico-chimique de cer- 2021. nité. Qu’être un humain, c’est se constituer comme
tains minéraux « intravaillables » par pression et Homo spectator,
Marie-José
spectateur de l’image ». Une étape de l’histoire des
les rendre aptes à la retouche ou au débitage de Mondzain, sapiens à marquer elle aussi d’une pierre blanche.
Bayard, 2007.
lames). Philippe Testard-Vaillant

MÉGALITHES : UNE
Ils sont de puissants messages venus du passé. Planter de rudes
cailloux dans le sol, voilà qui a occupé le genre humain depuis
des temps immémoriaux, et continue de le faire aujourd’hui…
artout dans le monde, et à giques changent la perception de ces grosses pierres.
différents moments de l’His- En voyage dans le Morbihan, le tout jeune inspecteur
toire, des gens ont eu l’idée de des monuments historiques Prosper Mérimée dé-
planter une pierre pour mar- couvre ainsi avec stupéfaction les parois « sculptées et
quer un événement, ou de couvertes de dessins bizarres » du dolmen de Gavrinis.
protéger le corps de leurs morts Les vieilles légendes et la celtomanie sont remisées
en le déposant dans un coffre au placard. Pour affirmer que ces œuvres sont néces-
de pierre », explique Roger Joussaume, sairement celles d’hommes « primitifs », auxquels on
spécialiste de la Préhistoire qui a voué attribue plus généralement tous les mégalithes : c’est
toute sa carrière à l’étude de ces édifices. ce qu’exprime en 1872 l’Écossais James Fergusson, en
Depuis le Néolithique, et parfois même avant, titrant son enquête sur les mégalithes mondiaux
menhirs, dolmens et autres pierres ont en effet été Rude stone monuments in all countries.
dressés ou assemblés par l’homme sur tous les conti- « Le caractère apparemment grossier (rude en anglais)
nents. Avec une étonnante diversité. Pourquoi les de ces très grosses pierres était alors implicitement
a-t-on réunis sous l’appellation de mégalithes ? étendu aux populations qui les avaient érigées », com-
mente Luc Laporte. Supposément dressées et as-
PIERRES GROSSIÈRES semblées avec des moyens sommaires, elles étaient
Forgé à partir des mots grecs megas, pour grand, et d’autant plus fascinantes. On les pensa d’abord, à
lithos, pour pierre, ce terme a été inventé au début tort, issues d’une même civilisation. Jusqu’à ce que
du XIXe siècle. Mais pour en cerner la définition et les méthodes de datation au radiocarbone prouvent
dépasser nombre d’idées reçues, prévient l’archéo- dans les années 1960 que la plupart des mégalithes
logue Luc Laporte (laboratoire Archéosciences, ont été érigés par des gens qui ne se connaissaient
UMR 6566 CreAAH), « il est indispensable de repas, à des époques différentes. En l’occurrence,
ON NE COMPTE PLUS LES LÉGENDES ASSOCIANT MENHIRS

ET DOLMENS À DES FÉES, DES NAINS, DES SAINTS, LE DIABLE
venir sur l’histoire des recherches, depuis les premières surtout entre l’apparition de l’agriculture et celle
explorations européennes d’autres mondes jusqu’aux des premiers États. Mais aussi, plus rarement,
fouilles archéologiques de ces dernières décennies ». avant ou après : en témoignent les ruines de
À LIRE
Lorsqu’au XVIe siècle des missionnaires chrétiens Göbekli Tepe, en Turquie (Xe millénaire avant
Mégalithes dans
débarquent sur la côte du Pérou, « certains rapportent notre ère), certaines des tombes monumentales de le monde, sous la
direction de Luc
y avoir vu des pierres dressées, auprès desquelles les po- l’époque Kofun, au Japon (du IIIe au VIIe siècle), Laporte,
Jean-Marc Large,
pulations font des libations », poursuit l’archéologue. ou celles encore édifiées dans l’île de Sumba, en Laurent
Nespoulos,
« Ils les comparent à des dispositifs qui leur semblent si- Indonésie. Christopher
Scarre et Tara
milaires dans leur pays. » À l’époque, en Europe, on Steimer-Herbet,
ne compte plus les légendes associant menhirs et MULTIFONCTIONS Association des
Publications
Chauvinoises,
dolmens à des fées, des nains, des saints, le diable, le « Au bout du compte, trois éléments me paraissent 2022.
Tout-Puissant, ou encore des géants. Puis à la fin vraiment définir les mégalithes », conclut Luc Des dolmens
pour les morts,
du XVIIIe siècle, on leur imagine une origine celte, Laporte : « Ils comportent des blocs d’une taille consi- les méga-
lithismes à
période durant laquelle des druides les auraient uti- dérable, en pierre, matériau qui assure au dispositif sa travers le monde,
Roger
lisés pour pratiquer des sacrifices. Mais dans la pre- pérennité, et ayant chacun leur singularité. » Chaque Joussaume,
Hachette, 1985.
mière moitié du XIXe siècle, les fouilles archéolo- bloc constitue en effet une entité, que ce soit par

JUNGLE DE CAILLOUX
les lieux dont il provient ou par sa forme particu- L'intérieur du un rôle funéraire, ailleurs, il n’y a pas de règle ab-
dolmen de
lière. Cela permet de se rappeler sans écrits qui l’a solue. Ainsi, de grosses pierres sont dressées par les
AKG-IMAGES / DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY / GIANNI DAGLI ORTI
Gavrinis, joyau
érigé, dans quel contexte, etc. Et préserver cette néolithique Toradja, en Indonésie, à l’occasion de funérailles,
dans le
singularité fut plus souvent un choix qu’une éco- Morbihan
mais aucun ossement ne sera retrouvé à leur pied.
nomie de moyens. D’ailleurs, en dehors de l’Europe (3500 av. À l’inverse, il n’y a rien de funéraire dans les fêtes
J.-C.), et ses
où ils datent du Néolithique, « la plupart des dispo- dalles de
du mérite des Nagas, au nord-est de l’Inde, pendant
sitifs mégalithiques ont été réalisés par des populations granit lesquelles on édifie des mégalithes. Et ce qui ressort
sculptées.
qui connaissaient le métal. » Et parfois, ces hommes avant tout, c’est une diversité de fonctions : « un
ont utilisé, pour un même édifice, des pierres brutes mégalithe peut aussi servir à délimiter un territoire, ou
et d’autres, soigneusement mises en forme, que l’on être intégré dans un mécanisme visant à éviter l’enri-
a donc qualifiées de mégalithes : c’est le cas par chissement de quelques-uns, etc. ». Vaste est le
exemple à San Agustin (Pérou). À quelles fins ? champ d’études de ces grosses pierres… bien plus
Si l’on prête au menhir breton un usage plutôt complexes que rudimentaires !
cérémoniel ou commémoratif, réservant au dolmen Anne Lefèvre-Balleydier

MÉGALITHES DU MONDE
Carnac, France Le site de

Carnac, dans
Voilà 6 000 à 7 000 ans, près de 3 000 menhirs ont symboliquement l’accès, en un temps où la le Morbihan,
été taillés dans le granit, puis organisés en longues population connaissait une forte croissance. C’est comprend trois
alignements de
files parallèles sur environ 4 km, par des populations du moins l’une des dernières hypothèses. Il y en eut 3000 menhirs,
ayant opté pour la sédentarité à Carnac, dans le bien d’autres, pas toujours scientifiques, faisant de s'étendant
sur près de
Morbihan. À quelles fins ? Peut-être pour marquer ces alignements un haut lieu de rassemblement des 4 kilomètres et
leur appartenance au territoire, et en barrer druides. 40 hectares.
Stonehenge,
Royaume-Uni
Il n’y a pas un, mais plusieurs Stonehenge. Et pour
cause : son édification, démarrée voilà 5 000 ans,
comprenait à ses débuts deux cercles concentriques,
auxquels est venu s’en ajouter un troisième cinq cents
ans plus tard. Dans ce cercle de Sarsen, le seul resté
visible, les blocs ont pour particularité d’être assemblés
par tenons et mortaises à un linteau horizontal. Quant
au matériau, il s’agit de roches volcaniques qui
n’existent pas sur le site, mais au Pays de Galles, à
200 km, d’où elles auraient été acheminées par bateau.
On a d’ailleurs identifié une large voie reliant Stone-
henge aux berges sur lesquelles devaient être débarqués
les blocs. Mais s’agissant de mégalithes, un transport
sur de si longues distances fait figure d’exception.
Le site de Stonehenge, dans le Wiltshire, témoigne de pratiques

ISTOCK
cérémonielles et mortuaires du Néolithique et de l’âge du

bronze, résultant d’environ 2000 ans d’utilisation continue.

Cercles
mégalithiques,
Sénégambie
Près de 29 000 pierres dressées ont été répertoriées
entre le Sénégal et la Gambie, réparties sur quelque
2 000 sites, où elles sont le plus souvent disposées
en cercles. Ils correspondent aux vestiges de plate-
formes bordées de dalles de pierres. Lesquelles re-
couvraient une fosse où étaient déposés les corps
d’un ou de plusieurs défunts, et étaient peut-être
surmontées d’un toit en matériau périssable – à
l’image des maisons des morts encore bâties au-
jourd’hui. D’après des recherches menées récem-
ment sur le site de Wanar, au Sénégal, cette pra-
tique aurait démarré au Xe siècle, pour prendre fin
deux cents ans plus tard.
Des cercles mégalithiques de

pierres dressées sur 2 000 sites
sont concentrés sur une bande de
100 km de large, s'étendant sur
350 km le long du fleuve Gambie.
Tiya, Éthiopie
Situé à une centaine de kilomètres au sud d’Addis
Abeba, en Éthiopie, le cimetière médiéval de Tiya
CC PALL STEFANSSON / OUR PLACE THE WORLD HERITAGE COLLECTION / UNESCO - ISTOCK
fut utilisé entre le XIe et le XIIIe siècle et comprend
des coffres de pierre et des tumulus. On y trouve
une quarantaine de stèles, regroupées en trois en-
sembles, et la plus grande d’entre elles ne mesure
pas moins de cinq mètres. Pour la plupart décorées
d’épées et d’un ensemble de symboles toujours
identiques, elles surmontent des fosses circulaires,
où étaient enfouis le corps d’un, deux, voire excep-
tionnellement trois défunts. Des dizaines de sites
similaires existent dans la région.
Le site de Tiya, près d'Addis-Abeba,

est l'un des plus importants parmi les
160 sites archéologiques découverts dans
la région du Soddo. Il présente 36 piliers
mégalithiques, dont 32 stèles ornées
d'épées et de symboles énigmatiques.

San Agustin,
Colombie
C’est à un moine franciscain que
l’on doit la première description
des statues de San Agustin, au
milieu du XVIIIe siècle, et il y
vit l’œuvre du diable. On sait
aujourd’hui que ces mégalithes,
situés dans le sud de la Co-
lombie, ont été érigés entre
les Ier et VIIIe siècles. Mais aussi
qu’ils s’inscrivent dans un
corpus riche et varié de méga-
lithes édifiés à partir de la fin de période dite for-
mative, il y a environ 2 500 ans, dans les hauts
plateaux andins de Colombie : on y trouve des
pierres dressées, des alignements délimitant des
espaces cérémoniels, et des coffres de pierre à vo-
cation funéraire.
Le Parc archéologique de San Agustin, situé

près de la ville éponyme dans le département
de Huila en Colombie, abrite la plus grande
collection de monuments religieux et de
sculptures mégalithiques d'Amérique latine.
Île de Pâques,
Chili
Elles ont été découvertes au début du XVIIIe siècle.
Quelques décennies seulement avant la campagne
d’Égypte. Mais quand les obélisques étaient perçus
comme l’œuvre d’hommes civilisés, on attribua à
une société primitive la réalisation des statues de
l’île de Pâques. En réalité, l’édification de ces
« moai » est bien postérieure, puisque s’étalant
du Xe au XVIe siècle. Quant à la qualification de
mégalithes, elle se justifie par leur matériau, leur
monumentalité et la singularité de chaque statue.
Sans compter que ces œuvres reposent sur des
plateformes rectangulaires, les « ahu », qui sont
hérissées de pierres brutes dans d’autres îles de
Polynésie.
Panorama de l'Ahu Tongariki, quinze statues Moaï

de la civilisation polynésienne ancienne alignées
le long de la côte de l'océan Pacifique. Rapa Nui,
ISTOCK
Île de Pâques, Polynésie, Chili, Océanie.

Kofun de Mozu-
Furuichi, Japon
Entre le milieu du IIIe siècle et le début
du VIIe siècle, les Japonais ont bâti pour leurs per-
sonnages de haut rang de gigantesques monuments
similaires au dolmen breton, avec une chambre
sépulcrale recouverte d’un tumulus. Ils ont donné
leur nom à la période, appelée Kofun, c’est-à-dire
« anciens tertres ». Et vus du ciel, ils présentent des
formes diverses, évoquant notamment un trou de
serrure ou une coquille Saint-Jacques.
Situés sur un plateau au-dessus de la plaine
d'Osaka, 49 anciens tertres abritaient les dépoulles
des membres de l'élite japonaise pendant la
période Kofun, du IIIe siècle au VIIe siècle.
Sumba, Indonésie
À Sumba, une petite île indonésienne de l’archipel
de la Sonde, on bâtit encore de nos jours des
tombes mégalithiques : probablement plus d’une
centaine par an. De manière différente selon le
type de société. À l’ouest, où elles sont égalitaires,
les coffres de pierre sont nombreux et peu différen-
ciés. Tandis qu’au nord et à l’est, où les sociétés sont
dirigées par un clan dominant, ils sont en nombre
réduit et richement décorés.
À Rindi, à 69 km de Kota Waingapu, l'architecture dis-
tinctive des habitations sumbaises, leurs tours et tombes
mégalithiques nobles ornées de symboles sculptés.
Göbekli Tepe,
Turquie
Dans le sud-est de la Turquie, s’étendant sur neuf
WIKIMEDIA - ISTOCK - DAI, GÖBEKLI TEPE PROJECT / UNESCO
hectares, le site archéologique de Göbekli Tepe a

prouvé qu’à la période de transition entre chas-
seurs-cueilleurs et agriculteurs, les hommes étaient
déjà capables d’édifier un temple monumental. Ses
ruines ont plus de 11 000 ans. Et il pourrait faire partie
d’un plus vaste ensemble, comme celui de Ka-
rahan Tepe, distant d’une quarantaine de kilomètres,
où ont été récemment découvertes deux sculptures,
dont une étonnante statue anthropomorphe.
Dans la chaîne montagneuse du Germus en Anatolie du
sud-est, le site a été érigé au néolithique précéramique.

DE LA COULEUR ET DE
MUSÉE NATIONAL ÉGYPTIEN, LE CAIRE / BRIDGEMAN

LA MAGIE POUR PHARAON
Les orfèvres de l’Égypte ancienne
utilisaient essentiellement des
pierres fines telles que le lapis-
lazuli, la turquoise ou la cornaline
– et parfois leurs ersatz en verre
coloré ou en faïence – pour
fabriquer des bijoux et amulettes
aux couleurs éclatantes, dotés de
vertus magiques et protectrices.
’Égypte antique a le vent

en poupe ! Depuis quelques
années, le succès des grandes expositions qui lui ont
été consacrées à Monaco, Paris, Lyon ou aujourd’hui
Strasbourg ne se dément pas. En mettant en scène
de nombreux chefs-d’œuvre prêtés par le musée du
Caire ou des fac-similés venus de ses ateliers, elles
ont permis de redécouvrir la magnificence des tré-
sors issus des tombes royales et princières. Les bijoux
et ornements funéraires produits au temps des
pharaons, qui témoignent d’une extraordinaire
habileté à travailler l’or, frappent également l’esprit
par l’omniprésence de la couleur. Prisées pour leurs
teintes vives, les pierres employées pour fabriquer
bijoux et amulettes étaient aussi soigneusement
sélectionnées pour leurs vertus magiques…
Datant de la Ire dynastie, un bracelet découvert dans
la tombe du roi Djer, alternant des perles ouvragées
d’or et de turquoise, est le premier grand exemple
connu d’orfèvrerie égyptienne. « L’usage des pierres
L’Œil oudjat (ou œil d’Horus) est un symbole protecteur associé à la santé
et à l’intégrité. Placé dans le tombeau de Toutankhamon (v. 1370-52 av. J.-
C.), ce pectoral destiné à le guider vers la résurrection utilise la technique
du cloisonné typique du Nouvel Empire, les incrustations en lapis-lazuli
alternant avec de la pâte de verre colorée.

fines commence dès l’époque prédynastique et se Marqueurs du rang social, les bijoux de la
poursuit tout au long de la civilisation pharaonique », plus haute valeur constituent des attributs
souligne Christiane Ziegler, directrice hono- du pouvoir et des signes de prestige. « Des
raire du département des antiquités égyp- pierres qualifiées aujourd’hui de semi-pré-
tiennes du Musée du Louvre et commis- cieuses, telles que le lapis-lazuli, la
saire d’expositions internationales pour cornaline, le jaspe, la turquoise ou
le Grimaldi Forum Monaco. Des pierres l’améthyste, étaient précieuses aux
telles que le lapis-lazuli, la turquoise ou yeux des Égyptiens, qui ne choisis-
la cornaline ont été taillées en perles saient pas les pierres en fonction de
ou en cabochons ; elles ont été polies, leur degré de réfraction de la lu-
serties ou emprisonnées dans de petits mière, mais de leur couleur », remarque
compartiments métalliques pour créer de Christiane Ziegler. Si les tombeaux des
vifs contrastes selon la technique dite du pharaons regorgent d’or et de pierres
« cloisonné égyptien » ; elles ont décoré de fines, c’est parce qu’ils sont riches ! Des
lourdes parures pectorales ou ont été portées en matériaux moins nobles – bronze, coquillage,
pendentifs ; elles ont orné des bracelets de poignet os… – ont aussi été utilisés pour fabriquer bijoux
ou de cheville, des bagues, des ceintures et autres et amulettes. « Pour remplacer les pierres fines, les
diadèmes… Ce scarabée personnages plus modestes recourent à des matériaux
ailé en
lapiz-lazuli
de substitution tels que la faïence colorée. À partir du
AMULETTES PROTECTRICES surmonté du Nouvel Empire, on trouve par ailleurs beaucoup de
disque solaire
Bien sûr, on peut supposer que les hommes et les symbolise la
pièces d’incrustation en verre coloré », explique la
femmes qui arboraient ces joyaux n’échappaient renaissance du conservatrice.
Soleil au matin.
pas à toute coquetterie. Mais, dans la société égyp- Directrice des campagnes de fouilles du Louvre
tienne, ceux-ci faisaient aussi office d’amulettes menées de 2003 à 2007 à Saqqarah, elle a pu
possédant une magie propre. La valeur symbolique constater l’emploi fréquent de ces imitations en
des pierres, utilisées en joaillerie pour protéger les verre pour les incrustations des bijoux funéraires
vivants comme les morts, allait de pair avec leurs royaux, datant du XIIIe siècle avant notre ère, dé-
qualités esthétiques. Certaines avaient des vertus couverts lors de la fouille de la nécropole du Sera-
prophylactiques, d’autres conjuraient le mauvais À LIRE peum. À cette époque, la valeur semble donc plus
sort ou l’infortune, d’autres encore étaient privilé- L’or des
pharaons.
reposer dans l’apparence et la couleur que dans la
giées pour des usages funéraires… « Les textes et 2 500 d’orfèvre-
rie dans l’Égypte
rareté ou le coût du matériau.« L’essence magique
l’iconographie ne permettent pas vraiment de distinguer ancienne, (cat.
expo. Forum
qu’on prêtait aux pierres tenait à leur couleur et au
les bijoux du quotidien des parures funéraires, note Grimaldi,
Monaco,
matériau qui, lui-même, pouvait être associé à des
l’égyptologue Amandine Marshall, conceptrice de juillet-sep-
tembre 2018),
propriétés protectrices, abonde Amandine
la chaîne de vulgarisation ToutankaTube. Il est sous la direction
de Christiane
Marshall. Le bleu, le rouge, le vert et le jaune étaient
donc difficile de savoir si un collier trouvé dans une Ziegler, Hazan
Éditions, 2018.
les couleurs les plus employées dans la sphère magique.
tombe a appartenu au défunt et a été porté de son vi- Associé au divin, le bleu domine l’éventail des amu-
vant, s’il a été offert à ses funérailles ou s’il a été placé À VOIR lettes égyptiennes. »
Comment bien
là pour accompagner le mort. » hoisir son Le lapis-lazuli, d’un beau bleu nuit pailleté d’or, est
amulette en
Égypte sans conteste la pierre la plus précieuse, d’une va-
ancienne ?
leur économique même supérieure à celle de l’or.
CULTNAT, DIST. RMN-GRAND PALAIS / AYMAN KHOURY - SANDRO VANNINI / BRIDGEMAN
Bracelet en or, turquoise, lapis-lazuli et améthyste, Amandine

Marshall, ép. 21,
provenant du tombeau du roi Djer, Abydos (env.
chaîne Youtube En effet, si les autres gemmes proviennent des dé-
3100-2890 av. J.-C.). Il témoigne de la haute qualité ToutankaTube.
du travail déjà réalisé dès la Ire dynastie. serts entre le Nil et la mer Rouge tandis qu'on

Le vert, qui évoque la vitalité et la croissance des
plantes au printemps, est un symbole de
vie. « L’amazonite, une variété verte de feldspath
trouvée dans des incrustations de bijoux, des pendentifs,
etc., partage avec la turquoise ses propriétés magiques »,
rapporte Christiane Ziegler. Elle sert notamment à
confectionner des amulettes en forme de pousses de
papyrus (amulettes ouadj), symboles de renaissance
et de résurrection, placées au cou des défunts selon
les prescriptions du Livre des morts. Extraite dans la
vallée du Sinaï, la turquoise, elle, est la pierre de la
déesse Hathor, divinité de l’amour, du plaisir, de la
joie et de la fécondité. Selon l’égyptologue Sylvain
Aufrère, auteur de travaux sur l’univers minéral
dans la pensée égyptienne, « elle incarne, à des titres
divers, la résurrection et la vie. Elle est l’aube naissante,
la pâleur des étoiles, celle des astres destinés à connaître
une vie nouvelle après une gestation en son sein de la-
pis-lazuli, l’équivalent de la nuit noire ».
« Le rouge, qui symbolise la violence, le sang, et la
colère des dieux, permet aussi de s’en protéger »,
poursuit la conservatrice. L’emploi de la corna-
line procède de cette pensée analogique. Sa matière
translucide rougeoyante, qui évoque la chaleur et
Pectoral de Ramsès II, en pierres précieuses et pâte vitreuse cloisonnée, provenant le feu, confère la protection de Râ, dieu du Soleil.
du Serapeum à Memphis, env. 1292-1187 av. J.-C.
Le nœud d’Isis ou nœud tit, qui symbolise le sang de
la déesse, sa force et sa magie, est aussi souvent
trouve des mines d’or en Nubie, le lapis-lazuli, lui, réalisé en cornaline. Cette amulette était plébis-
n’existe pas à l’état naturel dans la sphère citée pour éviter les fausses-couches aux
d’influence de l’Empire égyptien. Il fait ainsi femmes enceintes. Le Livre des morts pres-
l’objet d’un commerce à longue distance dès crit par ailleurs de placer sur la gorge des
l’Égypte prédynastique, les gisements les momies un nœud tit en jaspe rouge. « Il
plus proches se situant au nord-est de est plus précieux que la cornaline, car plus
l’Afghanistan. « Dans les textes, la chair rare en Égypte ancienne », note Aman-
des dieux est en or et leurs cheveux sont en dine Marshall.
lapis-lazuli, souligne Christiane Zie- Le jaune étant associé de façon privilé-
gler. Cette pierre est aussi comparée à la giée à l’or, illustrant l’incorruptibilité
voûte céleste étoilée. » du corps et symbole d’éternité, les
pierres jaunes sont plus rares. L’albâtre
NPL-DEA PICTURE LIBRARY / BRIDGEMAN - MUSÉE NATIONAL ÉGYPTIEN, LE CAIRE / BRIDGEMAN

COULEURS DIVINES d’un jaune très pâle figure toutefois
Le lapis-lazuli a été employé pour re- dans la palette des matériaux utilisés.
présenter le dieu faucon Horus, consi- Et la liste des minéraux présents dans les
déré entre autres comme le dieu du trésors des pharaons ne s’arrête pas là…
ciel. Le Livre des morts précise que son On pourrait citer encore la calcédoine,
œil est fait de la précieuse pierre et la malachite, l’obsidienne, l’améthyste,
celle-ci est fréquemment associée à le cristal de roche, le quartz… Les usages
l’Œil oudjat (l’œil d’Horus), un puissant varient au fil des siècles. L’améthyste est
symbole protégeant notamment contre la ma- prisée au Moyen Empire tandis que le cristal de
ladie. Le lapis-lazuli est aussi utilisé pour les amu- Aux couleurs roche, coûteux à cette époque, semble devenir plus
lettes djed en forme de pilier, symboles de stabilité de l’or et du accessible sous le Nouvel Empire. Les styles et les
lapis-lazuli,
et de résurrection et protectrices des défunts. Plus le masque techniques évoluent aussi. Les spécialistes consi-
largement, il est associé à de nombreuses divinités funéraire de dèrent le Moyen Empire comme un apogée de l’or-
Toutankhamon
qui veillent sur les morts, et particulièrement prisé (v. 1336-1327 fèvrerie égyptienne, les bijoux perdant par la suite
des pharaons. On le retrouve par exemple dans le av. J.-C.) de leur délicatesse. Ce sont pourtant les spectacu-
intègre d’autres
large collier qui orne le célèbre masque funéraire en gemmes laires trésors de Tanis ou de Toutankhamon, datant
or de Toutankhamon, tandis que de la pâte de verre comme le du Nouvel Empire, qui marqueront les imaginaires…
quartz ou
de même couleur constitue les rayures de sa coiffe. l’amazonite. Marielle Mayo

MAGIE,
GLOIRE
ET BEAUTÉ
L’art de la pierre gravée, fine ou précieuse,
atteint des sommets en Grèce antique.
Rome ne tarde pas à s’en emparer…
Avec trois usages principaux :
sigillaire, ornemental et mystique.
lusieurs fines observations et beaucoup au Moyen-Orient au IIIe millénaire av. J.-C., avant
de superstition : l’Antiquité gréco-ro- de prospérer dans le bassin méditerranéen, d’abord
maine voit naître les prémices de la chez les Grecs, dès le IIIe siècle av. J.-C., puis à
minéralogie, ou tout du moins un début d’intérêt Rome. « Les pierres gravées avaient alors trois fonc-
scientifique pour la Terre et les roches qui la com- tions principales, détaille le chercheur en archéo-
posent. Pline l’ancien consacre ainsi le logie classique Sébastien Aubry. Elles servaient de
livre XXXVII de son Histoire naturelle (74 apr. J.- sceau, pour signer des contrats, fermer des portes, des
C.) aux pierres fines et précieuses ; il en liste plus coffrets… De parures, sous forme de bijoux ou pour
de trois cents, qu’il tente de classer même s’il ne les orner les vêtements. Et enfin, elles étaient utilisées
a pas toutes observées… Une démarche remar- comme talismans ou amulettes, afin de lutter contre
quable, pour l’historien de l’art Philippe Malgo- divers maux. »
uyres : « Les pierres sont nommées quand elles de-
viennent indépendantes de la nature, analyse-t-il. SCEAUX, CAMÉES, INTAILLES
Pline rapporte que les Anciens expliquaient l’origine du Le choix du type de pierre dépend de l’usage auquel
port de pierre sur des bagues à travers l’histoire de on la destine. Pour réaliser des sceaux, des camées
Prométhée, condamné par Jupiter à être enchaîné sur (gravés de figures en reliefs) ou des intailles (où ces
le mont Caucase pour avoir volé le feu aux dieux. Il fut mêmes figures sont réalisées en creux) voués à la
libéré par Hercule, mais, afin que la sentence divine parure, les artisans se tournent le plus souvent vers
soit observée, le titan porta un anneau fait du métal de des quartz microcristallins. Les blancs laiteux sont
ses chaînes, dans lequel était enchâssée une pierre du appelés calcédoine, les orangés, cornaline, les
CHRISTIE'S IMAGES / BRIDGEMAN
Caucase. Ainsi restait-il symboliquement attaché à la bruns, sarde. Vert émeraude, on les nomme plasma
montagne. Et ainsi naquit le premier anneau orné ou chrysoprase, et quand plusieurs couleurs se
d’une pierre : l’homme porte sur lui un morceau de mélangent, en taches ou en couches, on parle de
nature, qu’il lui a arraché avec violence. » Au-delà du jaspe, d’agate rubanée, d’onyx ou de sardonyx. Les
mythe, l’art de la glyptique, c’est-à-dire la gravure Anciens travaillaient aussi le cristal de roche,
des pierres fines ou précieuses, est né au Proche et l’améthyste et des pierres fines telles que le grenat

Prométhée, après avoir été libéré par Hercule, fut contraint de porter un anneau fabriqué à partir des chaînes
qui l'attachaient au Caucase. Cet anneau, contenant une pierre caucasienne, continuait à le relier symboli-
quement à la montagne (détail d'une huile sur toile de Johann Heinrich Füssli, 1781-1785).

Grand Camée de
France datant
de 20 apr. J.-C.
montrant de
gauche à droite :
Germanicus, Jules
César, Auguste,
Énée, Tibère, Livie,
Caligula.
AVEC L'EXPANSION DU ROYAUME D'ALEXANDRE, LE MONDE

GREC DÉCOUVRE DE NOUVELLES PIERRES VENUES D'INDE
ou l’aigue-marine. À l’époque archaïque, ces ma- grecs excellent dans cet art. « Leur renommée est
tières premières venaient surtout des îles grecques, telle qu’au Ier siècle av. J-.C., les Romains font venir
où l’on extrayait en particulier de la sardoine et de des graveurs grecs à Rome, explique Sébastien
l’améthyste. « Mais avec l’expansion du royaume Aubry. Ils y garderont le monopole de la glyptique
d’Alexandre, le monde grec découvre de nouvelles jusqu’au IIIe siècle apr. J.-C. » Le motif choisi en dit
pierres venues d’Inde, comme le rubis, expose Sébas- long sur l’état d’esprit du commanditaire. Sur les
tien Aubry. Des marchands qui passaient par les Alpes sceaux des grandes familles, on représente souvent
AKG-IMAGES / ALBUM / JOSEPH MARTIN
y achetaient des cristaux de roche, qu’ils vendaient une divinité protectrice. Ainsi, Jules César, qui
ensuite à Rome, tandis que l’ambre était importé de prétendait descendre d’Énée de Troie, y faisait fi-
Scandinavie et la serpentine verte, d’Égypte. » gurer Vénus, la mère de ce dernier. Les gravures
Les pierres étaient ensuite travaillées avec un outil peuvent aussi affirmer la puissance d’un clan, à
appelé broche (ou bouterolle) enduit d’abrasif, l’instar du Grand Camée de France (20 apr. J.-C.),
auquel on imprimait un mouvement rotatif à l’aide commandé par Tibère : on y voit l’accession à la
d’un archet. Dès le IIIe siècle av. J.-C., les artisans divinité de l’empereur, entouré de tous les siens.

« À l’époque hellénistique, les pierres gravées sont ré- le diamant contre les fièvres, le saphir contre les
servées aux élites (princes, rois, nobles), car très maux d’yeux… Avec un symbolisme parfois
chères, précise Sébastien Aubry. La réalisation des plus simples : les pierres rouges (couleur
d’un seul camée ou d’une seule intaille pouvait du sang), comme le grenat, la cornaline ou
prendre jusqu’à deux ans ! Mais à partir du le rubis, seraient efficaces contre les hé-
Ier siècle apr. J.-C., elles deviennent plus morragies et les inflammations.
communes dans le monde romain, de riches Les talismans, eux, sont censés conférer
marchands peuvent s’en offrir. Le style des pouvoirs magiques à qui les porte.
s’abâtardit, le trait devient plus grossier, le Pline, dans son Histoire naturelle,
dessin se schématise. » Toutefois, ces évoque pour cet usage l’Androdamas
œuvres gardent une grande valeur osten- provenant de la mer Rouge, dont il
tatoire. « Quand Rome s’affaiblit, elle estimait qu’il apaisait la colère et assu-
cherche à compenser par la richesse de ses rait la paix de l’âme. Ou encore la syr-
ornements militaires, sur les armures, les rochite dont se servaient les nécroman-
casques ou les fourreaux d’épée, explique ciens pour « retenir les ombres évoquées »…
Sébastien Aubry. On ne les porte pas pour se C’est ainsi que le lit de Néron était incrusté
battre, mais seulement pour parader. » La richesse d’agate, de jaspe, d’améthyste et d’autres
de l’aspect compte alors autant… que la faible gemmes censées assurer sa protection. Et nul
valeur du matériau. En effet, le risque était grand n’aurait pensé à moquer ces croyances. « Ces vertus
que le sertissage ne tienne pas et que la gemme soit des pierres découlaient principalement de leur rela-
perdue. tion avec les planètes, dont l’influence sur le
destin des hommes était alors considérée
ONDES GUÉRISSEUSES comme un fait de science », rappelle Phi-
S’il est un domaine où, au contraire, la lippe Malgouyres. Les figures gravées sur
nature des pierres revêt la plus haute im- le talisman ont aussi leur importance.
portance, c’est celui de la magie. Les Un Scorpion et un Sagittaire en plein
Grecs comme les Romains croyaient aux combat causeraient la division, Mars
amulettes, réputées pour leurs vertus rendrait belliqueux, Jupiter, aimable et
protectrices, notamment contre les mala- gracieux, le Capricorne, invulné-
dies. Pour eux, celles-ci tireraient leur rable… Des superstitions que le déve-
pouvoir thérapeutique « du fait que le règne loppement des savoirs scientifiques
minéral matérialise les énergies cosmiques, n’altère guère. « Ces talismans sont de-
raconte l’historienne Éloïse Mozzani. Les venus de plus en plus abondants à la fin de
pierres agiraient comme des émetteurs d’ondes l’Antiquité, note Philippe Malgouyres. Et
et, grâce à leur propre rayonnement vibratoire, la croyance dans les propriétés des pierres s’est
elles auraient la faculté de guérir, à condition d’ap- curieusement maintenue après la chute du paga-
pliquer la gemme adéquate sur la partie malade : la nisme ; le Moyen Âge considérait que la Providence
pierre condense l’énergie de ses origines, et sa couleur divine avait donné à l’homme, à travers la création, les
rayonne la lumière. Par conséquent, la guérison dé- moyens de se protéger et de se guérir. »
AKG-IMAGES / LISZT COLLECTION - AKG-IMAGES / ALBUM / NY METROPOLITAN MUSEUM OF ART

pend à la fois de la texture de la pierre et de sa couleur ». Cécile Gérardin
Dioscoride (20-90 apr. J.-C.), célèbre graveur établi
à Rome, a énuméré les propriétés supposées de En haut, une améthyste ovale représentant Niké écrivant sur un
quelque deux cents gemmes : le jaspe contre les bouclier, datant de la fin de l'époque hellénistique ou augustéenne,
maux de tête et les piqûres de serpents, l’améthyste soit du Ier siècle av. J.-C. au Ier siècle apr. J.-C.
En bas, une pierre de bague en cornaline représentant un homme
contre l’ivresse, le béryl contre les tempêtes, d'âge moyen, datant de la seconde moitié du IIe siècle apr. J.-C.
Pierres divinatoires
L es pierres sont au cœur de

plusieurs arts divinatoires
antiques. « Elles servaient
de médiatrices entre les dieux et le
prophète, explique l’historienne
qu’on poussait l’un contre l’autre.
Le son ainsi produit, plus ou moins
clair ou aigu, donnait à connaître la
volonté des dieux. » La lécanomancie,
elle, consistait à laisser tomber
petit sifflement mystérieux qui
annonçait la réalisation de la chose
désirée. Tandis que pour d’autres,
le rôle des pierres se limitait à
produire dans l’eau des effets de
Éloïse Mozzani. La lithomancie se des gemmes dans de l’eau. Selon lumière aidant le prophète dans
pratiquait avec plusieurs cailloux certains auteurs, il en sortait un son acte de divination.

LA PIERRE NOIRE
DE LA KAABA
En 1853, l’aventurier Richard Francis Burton brave tous les
interdits pour entrer dans la grande mosquée de La Mecque et
embrasser la Pierre noire de la Kaaba, vénérée depuis des siècles
par les musulmans…
es premiers rayons du jour

doraient les sommets rugueux
de l’Abou-Koubaïs, hauteur qui borne à l’est La Mecque
(...) lorsque nous nous levâmes. Quand nous nous
fûmes baignés, nettoyés et parés, nous partîmes pour le
Sanctuaire. Enfin, je touchais au but de mon long et
fatigant pèlerinage ! » Le 11 septembre 1853, un pè-
lerin pachtoune arrive en vue de La Mecque.
Comme tant d’autres, il accomplit le hajj, le pèleri-
COLLECTION DAGLI ORTI / RICHMOND BOROUGH COUNCIL ANGLETERRE / EILEEN TWEEDY / AURIMAGES
nage que tout bon musulman doit réaliser au moins

une fois dans sa vie. Seulement, cet homme impo-
sant au crâne rasé n’est pas pachtoune et encore
moins musulman. C’est l'un des plus célèbres explo-
rateurs européens du XIXe siècle, l’Irlandais Richard
Francis Burton (1821-1890). Un aventurier réputé
parler 29 langues et 11 dialectes, à la fois écrivain,
linguiste et ethnologue, qui se fera bientôt connaître
du grand public en partant à la recherche des sources
du Nil avec son compatriote J. H. Speke. Pour re-
joindre la grande mosquée de La Mecque, stricte-
ment interdite aux non-musulmans, et voir de ses
yeux la fameuse pierre noire de la Kaaba, installée là
par le prophète Mahomet en 605, l’ancien officier
de l’armée des Indes a bravé bien des dangers.
CUBE CÉLESTE
Comme il l’a raconté dans Le Voyage à La Mecque, Sir Richard Burton en tenue arabe, vers 1853 (huile sur toile de Borgo Caratti).
R. F. Burton était un explorateur, géographe, traducteur, écrivain, soldat, orientaliste,
paru en 1861, son expédition clandestine à travers cartographe, ethnologue, espion, linguiste, poète, escrimeur et diplomate anglais.

la péninsule arabique, financée par la Royal Geo- tifier d’éventuels impairs – qu’il choisit de voyager.
graphical Society de Londres l’amène d’abord Après avoir gagné Suez à dos de chameau, il em-
en Égypte. Arrivé au printemps 1853 au Caire, il barque sur la mer Rouge jusqu’au port de Yambu,
y passe plusieurs semaines pour parfaire sa connais- dans l’actuelle Arabie Saoudite puis rallie Médine,
sance de l’arabe et s’approprier les coutumes lieu supposé du tombeau du prophète Mahomet.
orientales, la manière de manger, de boire, de Au centre de De là, il parvient à se joindre à la caravane du
TARKER / BRIDGEMAN
la mosquée al-
s’asseoir, de dormir, de prier. C’est sous l’aspect Masjid al-Haram, sultan, qui traverse le désert torride du Darb el
d’un pèlerin originaire d’Afghanistan, né dans la Kaaba, qui Charki pour atteindre La Mecque, à 400 km au sud.
abrite la Pierre
l’Hindoustan et élevé à Rangoon, en Bir- Noire (gravure, Un gage de sécurité dans cette péninsule alors ti-
manie – une identité complexe qui permet de jus- 1882). raillée par les guerres tribales, sur fond de luttes

intestines entre l’Empire ottoman et la dynastie raient « l’intégration des attributs de Dieu dans l’âme
À LIRE
émergente saoudienne, du courant religieux wah- du fidèle », selon l’orientaliste Paul Fenton. C’est
Voyage à La
habite. Mecque : relation aussi vers ce sanctuaire que les musulmans du
personnelle d’un
« La caravane devait bien compter mille individus, tant pèlerinage à monde entier adressent leurs prières quotidiennes.
Médine et à La
à pied, à cheval ou en litière que montés sur de magni- Mecque en Ce mois de septembre 1853, le shaykh Ab-
1853, Richard
fiques chevaux de Syrie », raconte Burton, dont le Francis dullah – alias R. F. Burton –, tourne comme les
Burton, Payot,
convoi subit une attaque de pillards dans le défilé 2015 (éd. autres autour de la Kaaba, mais de loin, sans pou-
originale, 1861).
des Outaïbas. Il doit abandonner en chemin ses voir s’en approcher à cause de la foule qui l’assiège.
Le Coran
instruments de mesure et, ajoute la légende, se décrypté, figures Ses circumambulations achevées, lui et ses compa-
bibliques en
débarrasse en route d’un témoin gênant qui l’aurait Arabie, gnons enrôlent de « robustes Mecquois » pour se
Jacqueline Chab-
surpris urinant debout, sacrilège pour un pèlerin… bi, éd. du Cerf, frayer un chemin jusqu’à la pierre. « Malgré l’indi-
2014.
Entrant au sein de la mosquée al-Masjid al- gnation du populaire, nous y demeurâmes au moins dix
Haram et vêtu comme les milliers d’autres pèlerins minutes. Tout en la baisant et en la frottant de mes
de l’irham, le vêtement blanc rituel, Burton dé- mains et de mon front, je l’observais attentivement et
couvre la Kaaba (« le cube », en arabe), considérée j’en partis convaincu qu’elle est un aérolithe » (voir
par les musulmans comme la « maison de Dieu sur l'encadré page suivante).
terre ». C’est à l’angle est de ce presque cube de
granit, haut de quatorze mètres et voilé de soie CŒUR BLANC
noire, qu’hier comme aujourd’hui, s’enchâsse la Depuis, la Kaaba reste interdite d’accès aux
pierre sacrée de l’islam, « une roche de forme ovale, non-musulmans. Mais les travaux des historiens
constituée de douze morceaux d’aspect noir et brillant contemporains éclairent désormais ses ori-
LE RITUEL CONSISTAIT À FAIRE LE TOUR DU SANCTUAIRE

ET SE TERMINAIT PAR UN SACRIFICE DE CHAMEAUX
réunis par du ciment », selon la description de gines préislamiques. « Édifié à une époque indéter-
Burton. Comme le veut la règle toujours en vi- minée, peut-être vers la fin de la période romaine, dans
gueur, chaque fidèle doit faire sept fois le tour de la halte caravanière de La Mecque, ce sanctuaire ap-
l’édifice dans le sens inverse du soleil (ou des ai- paraissait au départ comme un simple enclos de pierre
guilles d’une montre) en embrassant la pierre, en Temple de la servant de support à des roches sacrées, probablement
Mecque (dessin
la touchant de la main droite ou à défaut en levant par Jan Goeree,
d’origine basaltique, dont subsistent aujourd’hui dans
le bras vers elle. Des rotations qui symbolise- 1718). l’actuelle Kaaba la “Pierre noire” dans l’angle est, du
G. ERIC OU EDITH MATSON / LIBRARY OF CONGRESS

L’islam monothéiste, fondé au VIIe siècle par le
prophète Mahomet, a pourtant peu à peu reconstruit
cette histoire originelle. Après l’Hégire, qui désigne
le départ de Mahomet de la Mecque vers Médine, le
discours coranique premier se forge en réponse à
l’hostilité des tribus juives locales et présente le pa-
triarche Abraham comme le fondateur de la Kaaba.
Selon la tradition musulmane, 360 statues païennes
se trouvaient initialement autour de l’édifice. Elles
auraient été détruites ou enlevées par les premiers
musulmans. Le prophète Mahomet aurait choisi de
ne garder qu’une pierre sacrée, symbole de l’Alliance
des tribus nomades. « Ce récit, qui ne figure pas clai-
rement dans le Coran, se diffuse au moment où l’islam
passe d’un contexte tribal à une société impériale com-
plexe, il pourrait avoir pour but de faire de Mahomet un
personnage plus important qu’Abraham… », poursuit
la chercheuse. Une légende émerge aussi autour de
la pierre sacrée de la Kaaba, dont le cœur serait blanc
et dont la surface aurait noirci en absorbant les pé-
chés des pèlerins.
Durant les siècles qui suivent, la Kaaba et son joyau
traversent moult péripéties. En 683, le sanctuaire de
La Mecque est incendié par l’armée des
Omeyyades, puis entièrement reconstruit. En 930,
la Pierre noire est volée par la tribu des Qarmates,
courant dissident du chiisme, avant d’être rendue en
échange d’une rançon vingt ans plus tard. En 1630,
trois des quatre murs de l’édifice s’effondrent sous
l’effet de pluies diluviennes et sont restaurés un an
plus tard sur ordre du sultan ottoman Mourad IV. De
nos jours, les gratte-ciels, les hôtels de luxe et les
côté du Levant et la “Pierre bienheureuse” dans l’angle Plaque en centres commerciaux entourent la Kaaba, qui de-
céramique
sud, du côté du Yémen. Cet ensemble bétylique (le bé- dite turque
meure le centre principal du monde musulman. En
tyle désignant une pierre sacrée non sculptée, représentant juin 2023, le pèlerinage à La Mecque, deuxième
la Kaaba,
NDLR) était lié à la présence d’un point d’eau pérenne XVIe siècle.
source de revenus de l’Arabie Saoudite après le pé-
dans un environnement particulièrement aride », note trole, a attiré plus de deux millions de fidèles de
l’historienne Jacqueline Chabbi, spécialiste des 160 pays. Et comme elle avait fasciné
origines de l’islam dans Le Coran décrypté. « Le rituel, au XIXe siècle l’explorateur, la pierre sacrée de la
appelant la protection sur les tribus nomades, avait lieu ville sainte continue de déchaîner les passions et de
à l’équinoxe de printemps. Il consistait à faire le tour du faire couler l’encre.
sanctuaire et se terminait par un sacrifice de chameaux. » Pascale Desclos
Sacrée, elle résiste à l’expertise scientifique
D epuis des siècles, la Pierre il s’agirait plutôt d’une « pseudo- ou encore un fragment de verre
MUSÉE DE L'ART ISLAMIQUE CAÏRO / AURIMAGES
noire de la Kaaba alimente météorite », une roche à laquelle modifié par l’impact d’une météorite
l’hypothèse d’une origine les humains attribuent par erreur sur le site de Wabar, dans le désert
extra-terrestre : elle serait une une origine céleste. Depuis les du Rub al-Khali, à plus de 1000 km
météorite tombée du ciel. Mais années 1970, différents chercheurs à l’est de La Mecque. Mais selon
aucune analyse géologique n’a y ont vu une roche basaltique, des analyses réalisées en 2004,
pu le confirmer, les investigations comme on en trouve dans la région les cratères de Wabar se seraient
étant limitées par le caractère volcanique à l’ouest de l’Arabie formés il y a moins de 250 ans, soit
sacré de cette roche. Pour le musée Saoudite ; une agate, pierre fine bien après l’installation de la pierre
d’Histoire naturelle de Londres, appartenant à la famille des quartz ; sacrée dans les murs de la Kaaba…

MOYEN ÂGE :
DU RÉEL ET DE
C’est l’âge d’or des lapidaires
qui répertorient, décrivent et
prêtent de multiples vertus aux
gemmes… Des croyances ma-
giques et médicinales venues de
l’antiquité, et remodelées par
la pensée chrétienne. Il faudra
attendre Albert le Grand et
son De mineralibus pour revenir
à une observation plus
scientifique sans occulter
cependant cette dimension
de fascination ésotérique.
e Moyen Âge voue une véri-

table passion aux pierres
précieuses ! Reliquaires, évangéliaires, châsses,
croix et autres objets liturgiques en sont ornés avec
profusion, tout comme les armes, la vaisselle, les
bijoux ou les broderies… Prisées pour leur éclat et
leurs couleurs, ce sont surtout leurs vertus extraor-
dinaires, thérapeutiques et magiques, qui émer-
veillent alors. En témoignent les nombreux « lapi-
daires » qui fleurissent à partir du XIIe siècle.
Rédigés en vers ou en prose, ces ouvrages réperto-
rient les pierres précieuses, réelles ou fabuleuses,
d’origine minérale, végétale ou animale, leurs ca-

AUX FRONTIÈRES
L’IMAGINAIRE
Bijouterie issue du Lapidaire de Jehan de Mandeville (1300-1372).

et adapté jusqu’au XIIIe siècle par les encyclopé-

distes latins – Barthélemy l’Anglais, Arnold de
Saxe, Thomas de Cantimpré ou encore Vincent
de Beauvais – dans leurs vastes inventaires de la
nature. « N’oublions pas qu’il y a toujours au Moyen
Âge cette notion essentielle d’auctoritas : l’autorité li-
vresque, la révérence vis-à-vis de l’écrit, a plus de poids
que ce que l’on peut penser soi-même. Elle n’est pas un
manque d’imagination ou de créativité, mais une atti-
tude scientifique rigoureuse, une méthode de tra-
vail », insiste l’historienne.
PIERRES ANIMÉES
Quoiqu’il en soit, ces lapidaires révèlent un monde
riche et dense, aux frontières du réel et de l’imagi-
naire. Un monde où les pierres sont considérées, à
l’instar des animaux ou des plantes, comme des
créatures animées qui naissent, vivent et meurent,
se reproduisent aussi parfois (voir l'encadré Des
pierres « enceintes », page 52). « La pierre est faite de
terre et d’eau ensemble mêlées qui durcissent et
s’unissent fortement », dit Barthélemy l’Anglais
dans De proprietatibus rerum (« Livre des propriétés
des choses ») rédigé dans les années 1230. Mais pas
seulement. Le cristal naît de la fossilisation de la
glace, la perle, de la rosée du ciel qui s’est déposée
à l’intérieur de l’huitre. D’autres proviennent de la
coagulation du sang (l’hématite ou « pierre de
sang »), du figement de l’urine de lynx (le ligure,
en réalité l’ambre) ou encore de la pétrification
d’une herbe au contact de l’air (le corail, « l’herbe
empierrée », à la frontière entre le minéral et le
végétal). Les pierres peuvent aussi pousser à l’inté-
rieur du ventre du coq (l’alectoire) ou de l’hiron-
delle (la célidoine), croître dans la tête de l’âne
(l’héliotrope), du crapaud (la crapaudine, aussi
appelée botrax), du dragon (la dracontite)…
ractéristiques, leurs propriétés et la meilleure façon Barthélemy
l'Anglais, frère
de les préparer et de les utiliser : en les touchant, franciscain
SOCIÉTÉ ANALOGIQUE
les portant, voire simplement en les regardant ou, anglais du Quant aux vertus de toutes ces pierres, « elles sont
XIIIe siècle, fut
quoique plus rarement, en les ingurgitant sous l'un des premiers
régies par la croyance en l’existence d’une force céleste
forme de poudre diluée dans de l’eau, du lait, du vin encyclopédistes recueillie par les pierres et s’exprimant à travers elles
avec son Livre
ou du miel. S’y ajoutent dans certains cas leurs des propriétés
pour augmenter leurs vertus. L’exemple emblématique
connexions astrologiques ou leur valeur symbo- des choses, est la magnétite (de magnes, “la pierre d’aimant”) qui
considéré
lique chrétienne (voir l'encadré Trois genres de la- comme l'une
attire le fer », souligne Isabelle Draelants. Encore
pidaires, page 51). « Tous ces lapidaires puisent leur des œuvres faut-il connaitre ces vertus et la façon de les utiliser
pionnières de
source dans une longue tradition antique, en particulier vulgarisation
à bon escient. « L’idée de départ est que Dieu a disposé
chez Damigéron Evax, Dioscoride et Pline l’Ancien. scientifique dans sa Création des indices que l’homme doit être
(miniature
Une tradition reprise et remodelée par la pensée chré- illustrant le
capable d’interpréter, indique Valérie Gonte-
tienne au VIIe siècle par l’évêque Isidore de Séville dans chapitre 16 dédié ro-Lauze, maître de conférences de langue et litté-
aux pierres et
ses Étymologies, puis à la toute fin du XIe siècle par aux métaux,
rature du Moyen Âge (CIELAM, Université
l’évêque Marbode de Rennes dans un long poème en v. 1247). d’Aix-Marseille). La société médiévale, qui fonctionne
latin, Liber lapidum », précise la médiéviste Isabelle beaucoup par analogie, va ainsi se focaliser sur la
Draelants (CNRS – Institut de recherche et d’his- couleur des pierres, leur apparence ou leur étymo-
toire des textes). Ce texte sur la nature et les vertus logie. » Marbode de Rennes dit par exemple de
AKG-IMAGES
d’une soixantaine de pierres connaitra un succès l’hématite, dont l’étymologie (du grec haima) et la
considérable et sera constamment recopié, traduit couleur renvoient au sang, que « broyée au mortier,

La Majesté de Sainte Foy, reliquaire en or et
pierres précieuses du Trésor de l'abbaye de
Sainte Foy à Conques, Xe siècle.
COLLECTION DAGLI ORTI / ABBAYE DE SAINT FOY CONQUES / GIANNI DAGLI ORTI / AURIMAGES

à l’état de pommade, puis dissoute dans l’eau », elle cerveau de sombres visions, rend aveugle, voire fait Sydrac (ou Sidrac)
présentant des
est un breuvage excellent « contre le crachement ou mourir… « Des pierres fonctionnent quelquefois par pierres précieuses
le flux de sang ». Avec son exceptionnelle dureté, couple. Et en présence l’une de l’autre, leurs vertus au roi Boctus, dans
le Livre de Sydrac
le diamant (du latin adamas, « indomptable ») respectives s’annulent. La sardonyx est ainsi l’antidote le philosophe,
donne à celui qui le porte énergie et force et le de l’onyx et neutralise son pouvoir négatif », note également connu
sous le nom de
protège des mauvais esprits et de la démence. En Valérie Gontéro-Lauze. Et cela, en vertu du prin- Livre de la fontaine
ligature du côté gauche du corps, il permet aussi de cipe issu de la médecine antique de la sympathie et de toutes sciences
(enluminure
lutter contre les empoisonnements. La magnétite, de l’antipathie : les remèdes agissent par les anonyme,
avec laquelle le diamant est toujours associé, contraires ou les analogies. En outre, les pierres XIIIe siècle).
constitue quant à elle un excellent test de fidélité : sont d’autant plus efficaces que le comportement
LA MAGNÉTITE CONSTITUE UN EXCELLENT TEST DE FIDÉLITÉ :

L'ÉPOUSE TOMBERA DU LIT EN CAS D'ADULTÈRE
un mari jaloux peut en mettre un morceau sous de l’utilisateur est irréprochable. « En tant que
l’oreiller de son épouse. Si elle l’aime encore, elle créatures animées, elles ne distribuent pas leurs vertus
BIBLIOTHEQUE MUNICIPALE DE LYON / AURIMAGES
l’embrassera durant son sommeil. Mais elle tom- à n’importe qui et n’importe comment. Mal se com-
bera du lit en cas d’adultère. Certaines pierres ont porter peut réduire l’efficacité de la pierre, voire l’an-
les qualités de l’animal dont elles sont issues ou qui nihiler ».
leur ressemble. Le ligure guérit les problèmes uri-
naires. La serpentine, qui mime la peau de serpent, PARAPHRASER ARISTOTE
est efficace contre ses morsures, etc. Parfois, les À partir de la fin du XIIe siècle, tout cet héritage va
pierres sont malfaisantes. Du fait de sa couleur commencer à être pensé différemment. L’Occident
noire, celle du mal et de la mort, l’onyx est parti- chrétien connait alors une vaste renaissance intel-
culièrement néfaste. Elle attriste l’âme, remplit le lectuelle alimentée par la redécouverte des textes

antiques traduits en latin depuis le grec ou l’arabe, En accord avec la philosophie aristotélicienne,
et en particulier de la philosophie naturelle d’Aris- Albert le Grand hiérarchise le monde selon un
tote. « Celle-ci s’impose alors comme la norme de la ordre de « perfection ». Ainsi que l’explique
science universitaire. Dès lors, on s’interroge autrement Isabelle Draelants, il considère que chacun des
sur les phénomènes naturels, les animaux, les végé- règnes animal, végétal et minéral possède un type
taux, et donc sur les pierres. C’est dans ce contexte que d’âme (au sens propre de ce qui anime le
se comprend l’ouvrage clé qu’est le De minera- corps). « Au sommet se trouve l’homme, la forme fi-
libus d’Albert le Grand, achevé vers le milieu nale et “parfaite” (au sens d’accomplie), qui cumule
du XIIIe siècle », relève le médiéviste Nicolas Weill- en quelque sorte tous les types d’âme, dont l’âme ra-
Parot, spécialiste de l’histoire des sciences dans tionnelle qui le distingue des animaux. Ceux-ci sont
l’Occident médiéval (EPHE). Et de poursuivre, « il dotés d’une âme sensitive qui leur confère la sensation,
a le projet de “paraphraser” l’ensemble du corpus et d’une âme végétale qu’ils partagent avec les plantes.
d’Aristote, c’est-à-dire de le commenter en le reformu- Les végétaux ne disposent que de l’âme végétale leur
lant et en l’enrichissant avec ses propres vues. Mais permettant de s’alimenter et de croître. Tout en bas de
comme il ne contenait pas d’œuvre spécifique sur les l’échelle de l’animé, les pierres ont seulement la possi-
pierres, Albert va combler cette lacune et rédiger le De
mineralibus. » Il le fait, renchérit Isabelle Drae-
lants, « en recherchant toutes les citations du philosophe
qu’il peut trouver chez d’autres auteurs, et en particu-
lier chez l’un de ses contemporains, Arnold de Saxe,
qui a eu accès à des extraits perdus par ailleurs, et y
ajoute, entre autres, des morceaux d’un philosophe et
médecin arabe du IXe siècle, Qûstâ ibn Luqâ ».
LE « MAGICIEN » RATIONNEL
L’intérêt thérapeutique des pierres passe au second
plan. Car, comme le pointe Nicolas Weill-Parot, le
but du dominicain est avant tout d’expliquer ra-
tionnellement, à l’instar de son maître à penser, les
causes des phénomènes, en l’occurrence de la for-
mation des pierres, de leurs propriétés (couleur,
dureté, porosité, fissibilité, etc.) et de leurs vertus.
Pour cela, il continue d’exposer et de commenter
les connaissances transmises sur la question depuis
des générations comme le font ses contemporains.
Mais, beaucoup plus innovant, il les confronte à sa
propre expérience, à ce qu’il a pu observer lui-
même, notamment dans les mines de Germanie.
Le Pectoral d'Aaron le prêtre, frère aîné de Moïse, orné

d'un lapidaire matérialisant les douzes tribus d'Israël
(lithographie en couleur par l'école française, XIXe siècle).
Trois genres de lapidaires
A ux XIIe et XIIIe siècles,

les lapidaires (du
latin lapidarius, « taillé
dans la pierre ») se répartissent
en trois grandes catégories aux
et magiques. Les lapidaires dits
« astrologiques » établissent plus
spécifiquement leurs rapports avec
les planètes et les pouvoirs qu’elles
transmettent ou renforcent dans
allégoriques « chrétiens » consacrés
aux vertus et à la symbolique des
douze gemmes de la Bible. Celles qui
dans l’Exode ornent le Pectoral du
grand prêtre Aaron et matérialisent
FOTOTECA GILARDI / BRIDGEMAN
frontières poreuses. Les lapidaires les pierres, notamment par le biais les douze tribus d’Israël. Et celles,
« scientifiques » présentent, dans des images gravées ou « intailles » identiques à quelques exceptions
la filiation du Liber lapidum de sculptées en elles. Enfin, la près, qui forment les fondations
l’évêque Marbode de Rennes, les tradition chrétienne a également des murs de la Jérusalem céleste
gemmes et leurs vertus médicinales donné naissance à des lapidaires dans L’Apocalypse de saint Jean.

bilité de se former et d’exister à partir de mélanges des répulsion lui permettant de dissoudre les abcès ou les
matières ou de la transformation de celles-ci. » Cette poisons) », complète Isabelle Draelants.
formation, développe Nicolas Weill-Parot, « est Le De mineralibus d’Albert le Grand sera abondam-
attribuée à un “pouvoir minéral” logé dans la matière ment copié et ses théories sur la formation des
propre à former la pierre. Elle s’explique donc par la pierres resteront en vogue chez les naturalistes
prédisposition de la matière, l’importance du lieu de jusqu’au XVIe siècle au moins. « Cependant, au
formation et l’influence astrale (qui est intégrée à tournant du XIIIe siècle et après, son livre II consacré
l’explication naturelle). Suivant les conditions natu- aux pierres et à leurs vertus va intéresser un autre pu-
relles, ce pouvoir formateur des pierres dispose de deux blic et prospérer dans un genre littéraire plus ésotérique,
moyens d’action : la chaleur qui solidifie en asséchant celui des “livres de secrets”. Ce qui contribuera à
ce qui est humide. Et le froid qui solidifie en “resser- donner d’Albert le Grand une figure de magicien, alors
rant” l’humidité. » C’est pourquoi Albert le Grand que sa démarche de départ est tout à fait ration-
affirme que les pierres naissent de façon privilégiée nelle : “rechercher les causes” des vertus des pierres, de
dans les montagnes – il dit ainsi avoir vu du cristal leur formation », constate l’historienne. Une tradi-
de roche se former sur les hauteurs là où il y avait tion qui perdure de nos jours…
des neiges éternelles – et les endroits où il y a de Fabienne Lemarchand
l’eau. « C’est aussi leur forme spécifique qui va conférer
aux pierres une “vertu” susceptible d’agir sur l’homme,
Divers minéraux et produits organiques, notamment céruse,
par exemple, qu’elle soit d’ordre thérapeutique, ma- hématite, corail et os de seiche (enluminure attribuée à
gique ou physique (tel un pouvoir d’attraction ou de Robinet Testard in le Livre des simples médecines, v. 1500).
À LIRE
Le monde minéral.
Les pierres. De
mineralibus (Livres I
et II), saint Albert le
Grand, présentation,
traduction et
commentaires
par Michel Angel, Le
Cerf (Sagesses
chrétiennes), 1995.
Gemmes, verre
coloré, fausses
pierres précieuses au
Moyen Âge,
Anne-Françoise
Cannella,
Bibliothèque de la
Faculté de
Philosophie et
Lettres de
l’Université de Liège,
2006.
L’Éloquence
des Pierres pré-
cieuses. De Marbode
de Rennes à Alard
d’Amsterdam
et Remy Belleau. Sur
quelques lapidaires
du XVIe siècle,
Evelien Chayes,
Champion
(Bibliothèque litté-
raire de la
Renaissance, 78),
2010.
Les Pierres du
Moyen Âge, Valérie
Gontero-Lauze, Les
Belles Lettres, 2016.
Des pierres « enceintes »
P our l’homme de l’Antiquité et emblématique est l’aétite (ou « pierre cette pierre en son sein renferme une
AKG-IMAGES / JOSEPH MARTIN
du Moyen Âge, les pierres ne d’aigle »), un caillou creux dans lequel autre gemme », dit Marbode de
sont pas des matières inertes un fragment de roche argileuse forme Rennes. Sur le bras gauche, elle
et stériles. Elles sont animées, une sorte de grelot, qui peut donc protège la femme enceinte contre
bougent, communiquent et peuvent accoucher d’une autre pierre. « Comme une fausse couche ; sur la cuisse,
même être « enceintes » ! L’exemple la mère en soi porte un autre soi-même, elle facilite l’accouchement.

IMITATIONS ET
CONTREFAÇONS
Dès l’Antiquité, les artisans verriers ont cherché à Artisans Au XIVe siècle, le chroniqueur liégeois Jean d’Outre-
verriers
recréer des copies identiques aux lapis-lazuli, éme- au travail meuse consacre d’ailleurs une partie du quatrième livre
raudes, béryls… produits par la nature. Au Ier siècle de (gravure de son Trésorier de philosophie naturelle des pierres pré-
de Bénard
notre ère, Pline l’Ancien remarquait déjà, dans et Lacotte cieuses à la fabrication des fausses pierres pré-
son Histoire naturelle, qu’il existait diverses recettes extraite des cieuses. « Par l’art et grâce à la subtilité de l’homme, toutes
planches de
permettant de transformer le verre et le cristal en l'Encyclopédie peuvent être imitées » dit-il, tout en précisant que ces
pierres précieuses, « de telle façon que la fraude ne de Diderot et imitations n’égaleront jamais la perfection de la na-
d'Alembert au
(puisse) se découvrir ». Et donnait quelques clés pour se XVIIIe siècle.) ture… Il ne donne pas moins de 280 recettes, essen-
prémunir « contre les tromperies », comme de peser la tiellement à partir du cristal et du verre. « Nous dirons
pierre (« les vraies sont plus pesantes »), d’apprécier le comment (le cristal) se laisse fondre comme le métal et
froid (« les vraies sont senties plus froides dans la bouche »), colorer de toutes les sortes de couleurs. Ce sont les plus
en examinant la matière (« au dedans des pierres fausses belles contrefaçons, car le cristal est dur et clair et, contrai-
on voit des vésicules ») et, mieux encore, d’en détacher rement au verre, il ne présente aucune fissure à l’inté-
un fragment et de le broyer. Cet art ancien se trans- rieur. » Le verre, justement, peut être coloré avec dif-
mettra jusqu’au Moyen Âge, et sera perfectionné pour férents pigments et opacifié au besoin. Une solution
faire face à une demande croissante. « Certaines pierres plus facile à mettre en œuvre et surtout moins coûteuse.
sont rares et très chères. Il est donc courant d’en fabriquer Jean d’Outremeuse est aussi l’un des premiers à men-
COLLECTION PRIVÉE / AURIMAGES
de fausses. Mais ce n’est pas forcément quelque chose de tionner les « doublets », c’est-à-dire des fausses pierres
mal vu. On est surtout dans l’imitation de la Création dans formées d’un morceau de cristal ou de verre sous lequel
ce qu’elle a de plus beau. Et ce qui compte c’est d’avoir une est placée une feuille ou une préparation colorée qui
pierre de couleur et de grand éclat », explique Valérie lui donnent la nuance et l’éclat d’une vraie gemme.
Gontero-Lauze (CIELAM, Aix-Marseille Université). F.L.

JEAN-BAPTISTE
TAVERNIER,
JOAILLIER-AVENTURIER
DU XVII SIÈCLE
E
250 000 km. C’est la distance parcourue en 40 ans

sur les routes de l’Orient par ce pionnier français
du commerce des gemmes aussi à l’aise dans
le désert que dans le faste des cours princières.
Par son habileté, sa diplomatie, et il faut l’avouer,
beaucoup d’audace, il est devenu l’une des grandes
figures de l’aventure joaillière.
ur l’un des rares portraits qu’on était encore le lieu de l’aventure individuelle. Sa
ait de lui, il pose, main sur la quête avide des gemmes, ces pierres fines, précieuses
hanche, en robe de damas broché, affublé d’un ou ornementales utilisées comme parures, illustre
énorme turban, avec toute l’opulence d’un satrape l’une des passions les plus prégnantes de l’huma-
oriental. Ce petit bourgeois rondouillard, qui aurait nité. L’engouement pour ces cailloux scintillants
pu sa vie durant pantoufler derrière son comptoir arrachés par les torrents et les rivières à l’intimité
de marchand, a pourtant couru le monde et ses des montagnes se perd dans la nuit des temps.
dangers pendant presque 40 ans, avec une seule « L’humanité polit minéraux et roches depuis les temps
BAROUDEUR IMPROBABLE ET MÉCONNU, LE BONHOMME A

ÉCRIT LES PAGES GLORIEUSES DE L'HISTOIRE DE LA JOAILLERIE
idée en tête, enfoncée comme un clou : conduire anciens, comme le montrent des perles d’ambre datant
un négoce de pierres précieuses en allant les acheter du Paléolithique, ou encore la cachette de lapidaire
à la source. Baroudeur improbable et méconnu, le retrouvée à Suse, ancienne capitale de Mésopotamie »,
bonhomme a écrit les pages glorieuses de l’histoire explique François Farges, professeur de minéralogie
de la joaillerie, à une époque où le Moyen-Orient au Muséum national d’Histoire naturelle. « Celle-ci,

HERITAGE IMAGES / FINE ART IMAGES / AKG-IMAGES
Portrait en
pied de
Jean-Baptiste
Tavernier
(huile sur toile
de Nicolas de
Largillierre,
v. 1678).

datée d’environ 2 000 ans avant notre ère, était com- Carte des voyages ne vienne changer la donne. Au XVIe siècle, le port
de Monsieur
posée de calcédoines, lapis-lazuli et autres roches di- Tavernier, en Europe,
d’Anvers voit transiter plus de la moitié des dia-
verses. » Tout au long de l’histoire, les pierres dites en Turquie et en mants indiens, mais les persécutions de l’Inquisition
Perse, XVIIe siècle.
précieuses ont été à la fois emblèmes de souverai- font fuir ses tailleurs vers Amsterdam, approvi-
neté, objets de pouvoir, instruments thaumatur- sionné dès le début du XVIIe siècle par la compagnie
giques chargés de superstitions, mais aussi de façon hollandaise des Indes orientales. Ses négociants
plus prosaïque, médicaments ou valeurs facilement achètent des pierres aux marchands indiens qui sont
convertibles en cas de besoin. ensuite rassemblées, puis expédiées depuis sa manu-
facture de Masulipatnam sur la côte de Coromandel.
L'INDOMPTABLE Pour autant, les Européens sont loin d’être les seuls
Parmi tous ces cristaux issus des convulsions in- à s’intéresser aux pierres indiennes qui pour la plu-
ternes de la Terre, l’un d’eux brille d’un éclat singu- part prennent la mer en direction des rivages de
lier dans le cœur des hommes. Les Grecs, qui ne l’océan Indien et d’Asie du Sud-Est. Telle est donc
savaient pas le tailler, l’ont dénommé adamas, l’in- la situation du trafic des gemmes en 1630 lorsqu’un
domptable. Dans l’Antiquité, il nous parvient avec rejeton de la petite bourgeoisie parisienne décide de
d’autres gemmes, comme le saphir, le rubis ou la prendre la route de l’Orient pour court-circuiter le
turquoise, le long de routes commerciales depuis les juteux système hollandais.
côtes de l’Inde via Constantinople ou par le golfe L’amour des pays lointains s’éveille chez notre
Persique et l’Égypte. « Le diamant, que ce soit dans héros devant les cartes de géographie gravées et
l’Antiquité gréco-romaine, chinoise ou indienne, est imprimées dans l’atelier de son père. Maître libraire
d’abord surtout recherché pour servir d’outil de perce- dès 1623, il s’initie à la carrière de négociant itiné-
ment d’autres minéraux comme le quartz ou le co- rant à l’occasion d’un long voyage en Europe. Il
rindon », raconte François Farges. « Le diamant de- s’est établi marchand, un état qui lui permet de
HERITAGE IMAGES / AURIMAGES
vient convoité en tant que gemme à la fin du Moyen rentrer dans les bonnes grâces des puissants, et
Âge, entre Inde et Europe, dès que son facettage est rentre notamment au service du vice-roi de Hon-
découvert et maîtrisé. » À la Renaissance, Venise grie, puis à celui du duc de Mantoue. À 25 ans,
détient encore le monopole du commerce des après s’être frotté à plusieurs cours européennes, il
pierres précieuses pour l’Europe avant que la décou- se sent prêt à tenter l’aventure orientale. Son ex-
verte de nouvelles routes maritimes par les Portugais périence lui a appris que pour un voyage d’affaires,

on ne partait pas le nez au vent. Sa foi protestante MANŒUVRES COURTISANES
lui assure l’accès à un solide réseau de coreligion- Toutes les étapes sont autant d’occasions de béné-
naires impliqué dans le négoce de joaillerie. Avant fices : il achète ainsi des perles dans le Golfe persique
de partir, il a pris soin de trouver des investisseurs, avant de les revendre à l’aristocratie indienne qui en
s’est procuré plusieurs lots de montres françaises, raffole. Avec l’argent, il est en mesure d’acheter des
de télescopes, de coffrets ornés italiens, bijoux et diamants directement aux mines. Tavernier est sans
autres privilèges aristocratiques susceptibles de sé- doute le premier Européen à jeter un œil sur l’enfer
duire les clients de rencontre, et de la monnaie, des mines de Kollur près de Golconde (Inde) :
beaucoup de monnaie, sonnante et trébuchante : 60 000 ouvriers motivés à coups de fouet, les hommes
en route, il faudra s’acquitter des droits de douane, grattant le sol sous un soleil implacable, femmes et
graisser la patte d’intermédiaires et acheter cash des enfants charriant la terre dans de grandes corbeilles
marchandises que l’on revendra à l’étape suivante. jusqu’à une grande cuve où l’on rajoute de l’eau à
Le premier périple, d’une durée de trois ans, le l’aide de cruches. Après avoir détrempé un ou deux
conduit par l’Arménie jusqu’à Ispahan. Il y en aura jours, le limon s’écoule par des trous, ne reste que le
cinq autres, qui tous le verront aller au-delà de la sable, bientôt séché au grand soleil et ratissé à la
Perse, jusqu’en Inde, siège de la production de recherche de cailloux prometteurs. Ces techniques,
diamants, et, lors du troisième, Tavernier se rendra que Tavernier est le tout premier à décrire, resteront
même jusqu’à Java avant de revenir par le Cap. pratiquement inchangéesjusqu’au XXe siècle.
Jean-Baptiste
Tavernier en
costume oriental
(collection privée,
1681).
FINE ART IMAGES / HERITAGE IMAGES / AURIMAGES

Sa fréquentation des cours prin- tion de joyaux du monde. Parmi

cières lui a appris que les grands ces splendeurs, une topaze de
de ce monde n’ouvraient pas leurs 158 carats, des chaînes de rubis et
portes aux simples marchands. de perles, ainsi qu’une poignée de
Pour parvenir à ses fins, il mène diamants spectaculaires dont un
grand train, entretient une fas- énorme diamant de 280 carats.
tueuse caravane comprenant des
artisans, des horlogers, un ap- SEPT VOYAGES
prenti joaillier, un médecin, un C’est au cours de cet ultime
valet, un cuisinier, ainsi qu’un voyage que Tavernier, répondant
homme marchant devant son sans doute à une commande du
cheval une cruche d’eau à la main roi Louis XIV, se procure à Surate
pour abreuver sa monture à vo- un lot de 1083 diamants qu’il lui
lonté ! Monsieur Tavernier aime revendra en 1668 avec un assorti-
son petit confort. Le soir, on lui ment de bijoux et de perles pour
monte sa tente comprenant « un un total de 900 000 livres. La
petit lit de cannes avec un oreiller, plupart de ces gemmes sont appe-
deux couvre-pieds, des serviettes lées à devenir de petits cadeaux
d’étoffes peintes, des assiettes et une diplomatiques, mais les plus belles
nappe de cuir ronde ». Pour pro- rejoignent les joyaux de la Cou-
téger la caravane et ses richesses ronne. Parmi elles, un diamant
des brigands, il faut encore re- bleu « poli à l’indienne », c’est-à-
cruter une trentaine de gardes dire en suivant les faces naturelles
armés jusqu’aux dents. L’apparat de cristallisation et de clivage afin
et les cadeaux luxueux font leur de le garder le plus gros possible.
effet dans la haute société et « En Inde, la plupart des diamants
rendent le Français peu à peu fa- furent clivés et taillés “lasques”,
milier des cours orientales comme c’est-à-dire au plus près du cristal
celle de Shah Abbas en Iran ou naturel de manière à maximiser son
d’Aurangzeb, le redoutable souve- poids », précise François Farges.
rain de l’Empire moghol, qui a fait Pour les Indiens, le bleu n’était
assassiner son père et ses deux guère prisé pour un diamant, cette
frères pour accéder au trône. Mais couleur étant jugée de mauvais
« il ne suffit pas d’apporter de telles augure. Quant aux Européens, en
bagatelles pour obtenir des diamants ce mitan du XVIIe siècle, on classe
en échange. Ces gens veulent de l’or encore la valeur des diamants par
et du meilleur ». Et pour approcher comparaison avec la limpidité
au plus près ces Altesses Royales, d’une eau courante, les plus inco-
il faut verser dans la corruption à grande échelle : Dessin du Joyau lores étant jugés les plus beaux et qualifiés de
de l'ordre de la
l’oncle du Grand Moghol reçoit un rubis monté sur Toison d'Or, par « première eau ». Tavernier juge même cette cou-
un anneau ainsi qu’un coffret serti de pierres pré- Pierre André leur « dégoutante ». La pierre est donc cédée au roi
Jacquemin (1720-
cieuses, le trésorier du roi, une montre d’or in- 73), Joaillier du à très bon prix, 220 000 livres, soit 1’équivalent de
crustée d’émeraudes, et même l’eunuque de la sœur Roi et Gardien 147 kg d’or tout de même ! Peut-être a-t-il aussi
des Joyaux de
du roi se voit récompensé d’une montre dans un la Couronne renoncé à sa marge habituelle lorsqu’il a fait affaire
écrin peint. Quant à Aurangzeb, lui-même, Taver- sous Louis XV. avec sa Majesté. Bien lui en a pris, car dès 1669,
Le diamant
nier le bichonne avec un bouclier de cuivre riche- bleu serti dans Louis XIV lui décerne des lettres de noblesse qui
ment doré, forgé par les meilleurs artisans sur ordre cette pièce a été lui permettent d’acheter la baronnie d’Aubonne et
rapporté d'Inde
de Richelieu, accompagné d’une hache de combat en France par le château attenant. Dès lors, Monsieur le baron
en cristal incrustée de rubis et d’émeraudes. Le Jean-Baptiste entend profiter de son nouvel état et jouir paisible-
Tavernier en
summum de l’orfèvrerie à la française. C’est à ce 1668 et vendu à ment de sa fortune. Quant au diamant bleu, après
prix – et sans doute aussi à l’aide de quelques lettres Louis XIV. un minutieux travail de taille de plus de deux ans,
de recommandation – que Tavernier devient il est serti dans une broche et rejoint les joyaux de
MANUEL COHEN / AURIMAGES
en 1665, au cours de son sixième voyage, le premier la Couronne. À la demande du roi, le pionnier
occidental à pouvoir contempler le fabuleux trésor français du commerce des gemmes s’attelle à l’écri-
du Grand Moghol, des milliers de joyaux de toutes ture d’un curieux journal intitulé Six voyages de
tailles et de toutes formes dont le moindre pourrait Jean-Baptiste Tavernier, récit labyrinthique plein de
payer la rançon d’un roi, la plus fabuleuse collec- digressions sur ses pérégrinations commerciales,

mais guide précieux pour les autres négociants, la légende – en 1689, à l’âge vénérable de 84 ans.
véritable petit vade-mecum rempli d’informations La mort de Tavernier clôt le chapitre d’un négoce
pratiques : les devises des différents pays traversés, joaillier audacieux qui n’hésite pas à se frotter à la
leurs taux de change, les poids et mesures pratiqués, poussière des pistes du désert comme aux intrigues
les règles douanières et commerciales ou encore des des cours royales. L’éclosion de grandes compagnies
recommandations pour franchir les douanes. Sur- commerciales étatiques comme la nouvelle Com-
fant sur le nouvel engouement des Français pour pagnie des Indes orientales créée par Colbert
l’Asie, l’ouvrage publié en 1676 devient vite un en 1664 met un terme à ce type d’épopée indivi-
best-seller et connaîtra quatorze éditions jusqu’à la duelle. Par son esprit d’initiative et son entregent,
fin du XVIIIe siècle. Montesquieu s’en inspire Tavernier a participé à une certaine démocratisa-
même pour ses Lettres persanes. tion des gemmes en général, et du diamant en
Au bout de 20 ans d’une vie tranquille et rangée, à particulier. Au XVIIIe siècle, la découverte de
l’âge où l’on s’occupe plutôt de tailler ses rosiers, vastes gisements au Brésil entraîne une baisse des
notre infatigable voyageur se sent soudain des prix en France et en Europe, mais l’arrivée de nou-
fourmis dans les jambes et décide de repartir en velles techniques de taille bouleverse aussi le
Asie en passant par la Russie. La révocation de marché (voir encadré ci-dessous). Le diamant finit
l’édit de Nantes lui a peut-être donné envie de de supplanter les pierres de couleur dans les parures
changer d’air. C’est le voyage de trop. Il meurt à et devient pour longtemps la reine des gemmes.
Moscou – attaqué par une meute de loups, raconte Christophe Migeon
Illustrations de
diamants indiens
tirées des Six
voyages de Jean-
Baptiste Tavernier
en traduction
anglaise (Londres,
1677-1678).
Quand la taille compte
L es premières techniques de au siècle suivant celle du polissage en aussi doucement que les nôtres ». Toutes
SCIENCE PHOTO LIBRARY / AKG-IMAGES
taille sont développées en Inde facettes, une technique qui sera encore deux seront supplantées au XVIIIe siècle
– même si on préfère y polir perfectionnée à l’époque de Tavernier. par la taille dite « brillant » qui fait
les pierres afin de perdre le moins Celui-ci estime que « les Indiens ne prendre à la pierre une forme ronde à
de matériau possible – avant d’être sont pas capables de donner aux pierres 57 facettes et redonne tout son éclat
diffusées vers Venise. Au XVe siècle un poli aussi vif que celui que nous leur au diamant. Une meilleure réfraction
apparaît la taille dite « en table », où donnons en Europe ; ceci est dû, je crois, qui se fait hélas au détriment du poids,
le dessus de l’octaèdre est aplati, puis au fait que leurs roues ne tournent pas alors souvent réduit de moitié.

MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS / MARTINE BECK-COPPOLA
Couronne personnelle de Louis XV par Augustin Duflot, d'après les dessins de Claude Rondé, coiffé du diamant dit Le Régent (1722).

SYMBOLE DU
POUVOIR ABSOLU
Pièce maîtresse des Joyaux de la Couronne,
le Régent a accompagné l’histoire mouvementée
des rois de France pendant deux siècles.
Ce diamant de 140 carats, remarquable par la
qualité de sa taille et par sa pureté exceptionnelle,
reste aujourd’hui l’un des plus beaux du monde.
endant deux siècles, il a été consi- Il faudra à ce dernier deux ans et une grande
déré comme le plus beau dia- dextérité pour venir à bout de la retaille.
mant du monde. Si d’autres lui disputent « Celle-ci est bien documentée, car Joseph
désormais ce titre, Le Régent reste sans Cope a tenu un journal et effectué à diffé-
conteste le fleuron des Joyaux de la Cou- rentes étapes des moulages au plomb,
ronne de France. D’une incomparable conservés aujourd’hui à Londres », souligne
pureté, il a servi de parure à des généra- la conservatrice. Le résultat est spectacu-
tions de souverains… Dérobé, caché, laire. Avec ses 140 carats environ, le dia-
plusieurs fois mis en gage, il a aussi connu mant est, selon Saint-Simon, « de la grosseur
RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / STÉPHANE MARÉCHALLE
de nombreuses vicissitudes avant de couler d’une prune de la reine Claude. » En forme de

des jours paisibles au Louvre, avec ce qui sub- coussin rectangulaire, la gemme prend la lu-
siste de cette célèbre collection. mière mieux que nulle autre. « Sa taille en brillant
Le Régent est issu d’un diamant brut pesant 426 ½ est d’une modernité absolument exceptionnelle, estime
Le Régent, Musée
carats découvert à la fin du XVIIe siècle dans la ré- du Louvre.
Léonard Pouy, spécialiste de l’histoire de la joail-
gion de Golconde, en Inde. « Le gouverneur de lerie à l’École des arts joailliers - Van Cleef & Ar-
Madras Thomas Pitt l’achète et le rapporte à Londres pels de Paris. Alliée à son poids et à la qualité de son
en 1702 », raconte Anne Dion-Tenenbaum, conser- eau, qui offre une quasi-absence de couleur et d’inclu-
vatrice générale au département des Objets d’art du sions, elle en fait le plus beau diamant du monde. »
Musée du Louvre. Thomas Pitt espère en tirer un Mais son prix le rend difficile à vendre. « Il est pro-
énorme diamant de plus de 300 carats, mais le lapi- posé à divers souverains, d’abord en Angleterre puis à
daire Joseph Cope le convainc d’opter pour un ca- travers l’Europe. Malgré son amour pour les pierres
libre plus raisonnable pour préserver sa qualité. précieuses, même Louis XIV décline l’offre », rapporte

DÉROBÉ, CACHÉ, PLUSIEURS FOIS MIS EN GAGE, IL A CONNU

BIEN DES VICISSITUDES AVANT DE REPOSER AU LOUVRE
Anne Dion-Tenenbaum. Il sera finalement acquis en 1722, avant d’être utilisé en bijou de chapeau
le 6 juin 1717 par Philippe d’Orléans, régent pen- lors de son mariage en 1725. À son tour, Louis XVI
dant la minorité de Louis XV, à la faveur d’une le fait ensuite sertir sur sa couronne de sacre, puis
nouvelle prospérité économique. « Sa valeur est alors l’arbore sur son chapeau lors des États généraux à
de deux millions de livres sterling, ce qui représente une Versailles. « Au fil du temps, les Joyaux de la Cou-
dépense considérable, souligne la conservatrice. Mais ronne ont été inclus dans de nouveaux bijoux au goût
sur l’inventaire réalisé en 1719, elle a déjà triplé. » du jour », explique Anne Dion-Tenenbaum.
Le Régent, comme on l’appelle désormais, surpasse Après l’abolition de la monarchie, le Régent, qui
tous les diamants connus en Occident. Il va de- vaut alors 12 millions de livres, est mis sous scellés
venir un symbole de la royauté. D’abord porté en au Garde-Meuble avec les autres Joyaux de la
nœud d’épaule par Louis XV lors d’une réception, Couronne. Un mois plus tard, ceux-ci sont subti-
il est monté sur la somptueuse couronne du sacre lisés lors d’un casse spectaculaire (voir l'encadré Les
À LIRE
Les Diamants de
la Couronne,
sous la direction
d’Anne
Dion-Tenem-
baum, Éditions
Faton, 2023.
WORLD HISTORY ARCHIVE / AURIMAGES
Louis XV dans
son costume de
couronnement
(huile sur toile
par Jean-Martial
Fredou, d'après
Louis-Michel van
Loo, 1761).

Joyaux de la Couronne au fil de l'histoire, p. 70). « Le
Régent est retrouvé environ un an après, précise la
conservatrice. Mis en gage par le Directoire, il est en-
suite récupéré par Napoléon, qui le porte sur son épée
de Premier consul, puis sur un glaive, ce qui n’avait
jamais été fait. »
EN DIADÈME
Il connaîtra encore bien des péripéties. L’impéra-
trice Marie-Louise l’emporte dans sa fuite en 1814,
mais il est rapidement restitué à la France. Après
avoir orné les couronnes de Louis XVIII, de
Charles X et de Napoléon III, il échoit à l'épouse
de ce dernier, Eugénie – un insigne honneur pour
une souveraine ! L’Empereur, qui souhaite que sa
parure soit à la hauteur du prestige de la France, le
fait ainsi monter sur un diadème qu’elle porte lors
de l’inauguration de l’Exposition universelle
de 1855. Il ornera ensuite deux autres diadèmes.
Après la chute du régime, il échappe à la vente des
Joyaux de la Couronne de 1887 (voir l'encadré
p. 70) « Il n’y a eu aucune hésitation pour l’attribuer
au Musée du Louvre, qui l’expose dans la galerie
d’Apollon », relate Anne Dion-Tenenbaum. Il ne la
quittera plus, sauf pendant la Seconde Guerre
mondiale pour être caché au château de Cham-
bord. Depuis la réouverture de la galerie rénovée
en 2020, il y brille de mille feux, exposé dans une
nouvelle vitrine.
Marielle Mayo
1. Le Nizam ; 2. L'Étoile du Sud
À chaque couronne (brut) ; 3. Le Shah ;

4. Le Grand Moghol ; 5. L'Orlov ;
6. Le Sancy ; 7. L'Étoile du Sud
ses diamants (taillé) ; 8. Le Régent ; 9. Le Koh-i-Noor ;
10. Le Grand-duc de Toscane ; 11. Le Pasha d'Égypte ; 12. Le Hope.
emblématiques
L e diamant est la pierre la plus

dure au monde. Son caractère
inaltérable explique sans doute
en partie la fascination qu’il exerce sur
les puissants et les régnants, qui en ont
le diamant bleu de la Couronne,
rapporté d’Inde par Jean-Baptiste
Tavernier (voir Jean-Baptiste Tavernier,
joaillier-aventurier du XVIIe siècle, p. 54).
Disparu lors du vol de 1792, il est
diamants célèbres, dont le Koh-I-Noor,
qui porterait malheur aux hommes,
mais pas aux femmes ! Ce diamant
indien très ancien a appartenu
notamment aux Moghols, au Shah
fait un emblème, estime Léonard Pouy. retrouvé 20 ans après en Angleterre de Perse, aux Maharadjahs sikhs
À l’époque moderne, chaque Couronne aux mains des frères Hope. Il circulera puis à la reine Victoria. Il a orné à
veut le sien, si possible d’importance ! La par la suite aux États-Unis, sera partir de 1937 la couronne de la reine
Couronne de Saxe a le Vert de Dresde, retaillé par Cartier et finira par atterrir Elizabeth II. Surmontant le Sceptre du
celle d’Autriche un diamant bleu, le au Muséum national d’Histoire Souverain, le Cullinan I provient quant
Wittelsbach… » naturelle de Washington. « La collection à lui d’Afrique du Sud, où le premier
« Mazarin a transmis le goût des de diamants de la Couronne a été étoffée gisement primaire de diamants a
diamants à Louis XIV en léguant à la au cours du temps avec des pierres été découvert au XIXe siècle. Pesant
Couronne sa collection de 18 diamants, provenant d’Inde et, à partir de la fin 530 carats, c’est le plus grand diamant
GIANCARLO COSTA / BRIDGEMAN
acquise en partie auprès de la Couronne des années 1720, du Brésil, ajoute du monde. Il est issu d’un diamant
britannique », poursuit-il. Avec ses Léonard Pouy. Napoléon, notamment, brut de 3106 carats, offert en cadeau
53 carats, le premier de la série, le l’a considérablement agrandie. » d’anniversaire à Édouard VII, retaillé
Grand Sancy, est alors sans égal en La Couronne britannique conserve en 1908 en neuf grosses gemmes et
Europe. Le Roi Soleil acquiert ensuite elle aussi dans la tour de Londres des quatre-vingt-seize petites pierres.

Émeraude de Colombie enchâssée

dans une matrice de calcite avec pyrite,
probablement reconstruite en raison
de la fragilité des cristaux, souvent
endommagés lors de l'extraction.
MNHN - FRANÇOIS FARGES

LA BELLE AMBIGUË
Sa couleur verte, pourtant longtemps
associée au Malin et à ses œuvres,
n’a jamais freiné la fascination que cette
gemme a toujours exercée sur les femmes
et les hommes… celle du pouvoir bien sûr !
léopâtre, pa- lonté de « se démarquer, se singulariser », note

raît-il, les le géologue Erik Gonthier dans L’émeraude,
collectionnait, César en portait une connaissances actuelles et prospectives.
splendide, dit-on, au petit doigt de la
main droite et selon Pline l’Ancien, L'OR VERT
Néron, qui aimait s’habiller de vert et sui- Saint Louis ne fait pas exception à la règle.
vait un régime riche en poireaux (légumes Quand bien même, dans la culture médié-
censés fortifier la voix), en plaçait une vale, qui dit vert dit inconnu, étrange, in-
contre son œil pour regarder les combats quiétant, surnaturel (le vert est la couleur
de gladiateurs. Une chose est sûre : on ne du Diable, des démons et d’une kyrielle de
compte guère de sociétés qui n’ont pas été créatures malfaisantes, les sorcières sont
fascinées par l’émeraude. C’est que cette fréquemment représentées avec la peau
gemme de la famille des béryls, dont la verte, des dents et des cheveux verts),
couleur du vert presque incolore au vert le grand roi capétien fait monter en 1226
intense tient à la présence de chrome une émeraude de 51,6 carats sur le lys
et de vanadium au sein de sa struc- central de la couronne de France.
ture cristalline, symbolise comme
toutes les pierres précieuses le
prestige de celui ou
celle qui l’offre ou la
porte, exacerbe chez
les princes le désir « de
possession d’ob- Buste-reliquaire de Saint

jets hors du commun Louis en argent serti
de pierres précieuses,
venus de contrées réalisé en 1857 par
lointaines », et Jean-Alexandre Chertier
d'après un dessin de
traduit la vo- Viollet-le-Duc.

CES ÉMERAUDES AURAIENT ÉTÉ OFFERTES PAR MONTEZUMA II

À CORTÈS, QUI LES AURAIT DONNÉES À CHARLES QUINT
« Originaire, géographiquement parlant, des mines proché le bijou du Cabinet des Médailles d’une lettre
d’Habachtal (Autriche), un gisement découvert par les manuscrite de Catherine de Médicis datée du 16 no-
Celtes, situé à plus de 2 000 m d’altitude, exploité dès vembre 1571, explique Lydwine Scordia, professeur
le IIIe siècle et aujourd’hui épuisé, cette émeraude est d’histoire médiévale à l’Université de Rouen
apportée vraisemblablement en France par Anne Normandie. Dans cette note autographe, la reine
de Kiev (fille de Iaroslav, grand-duc de Kiev) lors de commande à l’orfèvre parisien François Dujardin un
son mariage en mai 1051 avec Henri Ier (fils de Ro- bijou comprenant une émeraude enserrée par deux
bert II le Pieux, lui-même fils d’Hugues Capet) », mains symbolisant l’amitié et la confiance, bijou, selon
indique Erik Gonthier. Yvonne Hackenbroch, qu’elle aurait offert à Noël à son
Autre bijou d’exception démontrant le poids de fils Charles IX, roi depuis 1560 ».
« l’or vert » dans les relations entre puissants : Le projet correspond-il au bijou d’émeraude ex-
le pendentif d’émeraude exposé de nos posé rue de Richelieu, à Paris ? « Cette thèse a
jours dans une des vitrines du Cabinet été largement reprise et diffusée, d’autant que
des Médailles de la Bibliothèque le style du pendentif (style dit de “l’école
nationale de France. Une parure de Fontainebleau”, c’est-à-dire au
composée entre autres d’une milieu du XVIe siècle français) est
émeraude rectangulaire d’une compatible avec le règne de Cathe-
grandeur exceptionnelle rine de Médicis, commente
(21 mm x 16 mm) repo- Lydwine Scordia. Toutefois,
sant sur deux mains la lettre de cette souveraine
jointes et flanquée de savante et secrète ne coïn-
deux putti (enfants cide que partiellement
nus) recouverts avec le bijou du Ca-
d’émail blanc, aux binet des Médailles : il
cheveux d’or et aux n’y est fait mention ni
ailes multicolores, de l’émeraude triangu-
ainsi que d’une éme- laire ni du masque fé-
raude plus petite, en minin à aigrette au
triangle (7 mm x 10 mm sommet, ni des quatre
x 7 mm), surmontée diamants, ni des deux
d’un masque féminin putti. Par ailleurs, les
souriant. La prove- mains n’enserrent pas
nance de ces éme- l’émeraude et ne sont pas
raudes ? Épais mystère. émaillées de jaune. Le
Plusieurs versions cir- dossier mérite par consé-
culent. Soit elles auraient quent d’être repris. »
appartenu aux Médicis et se-
raient arrivées en France en 1533 LE COLLIER DE LA LIBERTÉ
avec Catherine de Médicis, soit elles auraient été Et si, tout bien pesé, les plus « politiques » des
offertes par l’empereur aztèque Montezuma II émeraudes étaient celles dont une comtesse polo-
CABINET DES MÉDAILLES DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
à Cortès qui les aurait données à Charles Quint, naise familière de la cour de Louis XVI se serait
lequel en aurait fait présent à la cour de France lors dépouillée en septembre 1777 afin de venir en aide
de son élection comme empereur début 1519, à aux colons insurgés outre-Atlantique contre leur
moins qu’elles n’aient été données à la France mère-patrie, l’Angleterre ? Se faisant un sang
en 1559, à l’occasion du mariage du fils de Charles d’encre pour son amant, un certain Tadeusz Kos-
Quint, Philippe II d’Espagne, avec Élisabeth de Va- ciusko parti épauler les rebelles américains, l’aris-
lois, fille d’Henri II et de Catherine de Médicis. tocrate se serait fait conduire chez Benjamin
Franklin, présent à Paris pour obtenir le soutien de
Pendentif
LA LETTRE DE CATHERINE DE MÉDICIS d'émeraude la monarchie française. Rassurée sur le sort de
Toujours est-il qu’en septembre 1966, dans un ar- exposé dans Kosciusko par l’inventeur du paratonnerre, la
le Cabinet des
ticle de la revue d’art anglaise The Connoisseur, Médailles de de comtesse aurait retiré son collier et aurait lancé à
« l’Américaine Yvonne Hackenbroch, conservatrice au la Bibliothèque son hôte, tout électrisée : « Prenez-le. Il y a sur ce
nationale de
Metropolitan Museum of Art de New York, a rap- France. collier treize émeraudes en poire et deux fois treize

émeraudes carrées, une de chaque sorte pour chacune piété de Paris et appartient depuis 1925 à la collec-
des treize colonies américaines. Faites-en l’usage qui tion Van Cleef & Arpels. Trop beau pour être vrai ?
vous semblera bon au nom de la liberté ». Mis en gage Peut-être. Les histoires fantaisistes aiment rôder
dans une banque pour financer l’achat d’armes et autour des émeraudes dont la fonction est aussi de
de munitions, « le collier de la Liberté » serait ré- faire scintiller l’imagination.
apparu, on ne sait comment, en 1850 au Mont-de- Philippe Testard-Vaillant
À LIRE
Le collier de la liberté,
Le bijou
d’émeraude dont la vente aurait permis
Renaissance du à Benjamin Franklin de
Cabinet des libérer Philadelphie et de
Médailles,
Lywine Scordia faire triompher ses alliés,
in Le pouvoir trône aujourd'hui dans la
et la foi au Moyen collection des célèbres
Âge, en Bretagne
et dans l’Europe joailliers Van Cleef & Arpels.
de l’Ouest, sous
la direction de
Sylvain Soleil et
Joëlle
Quaghebeur, en
hommage à
Hubert Guillotel,
Presses
universitaires de
Rennes.
L’émeraude,
connaissances
actuelles et
prospectives,
sous la direction
de Didier Giard,
AFG, CNRS,
ORSTOM.
COLLECTION L'ÉCOLE DES ARTS JOAILLIERS. PHOTO BENJAMIN CHELLY
Une pierre pas très catholique
C omment faire, pour un pape

tenu au célibat et à la chasteté,
mais collectionnant sans
vergogne les maîtresses et les bâtards,
pour ne pas s’ennuyer comme un rat
mort pendant la messe ? Une émeraude
peut y aider, comme le prouve Rodrigo
Borgia, monté sur le trône de saint Pierre
sous le nom d’Alexandre VI en 1492.
Ce pontife débauché, à en croire certains
auteurs, aurait fait sertir sur un crucifix
une émeraude plate gravée d’une Vénus
aux fesses rebondies, attributs qu’il
pouvait caresser des yeux ad libitum
pendant les offices.

RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / MATHIEU RABEAU
Le rubis spinelle dit « Côte de

Bretagne », une pierre taillée de
105 carats en forme de dragon
et montée sur une décoration de
l'ordre de la Toison d'Or par le
graveur Jacques Guay (1711-1793),
actuellement visible au Louvre.

TOUT FEU,
TOUT FLAMMES
Issue du trésor des ducs de Bretagne, la Côte de Bretagne
est la seule pierre remontant aux origines de la collection
des Joyaux de la Couronne qui a été conservée.
Ce « grand rubis chimère » (en réalité un spinelle) a été
taillé en forme de dragon pour orner l’extraordinaire
Toison d’or de Louis XV, dont il est aussi l’unique vestige.
n 1491, Anne de Bretagne,

fille de Marguerite de Foix
et de François II, dernier duc de Bretagne, est
mariée au roi de France Charles VIII pour « as-
surer la paix entre le duché de Bretagne et le royaume
de France ». Couronnée à l’âge de 15 ans,
veuve à 21 ans puis remariée au nouveau roi
Louis XII dès 1499, la jeune reine est une bonne
prise pour la Couronne : non seulement elle lui
permet d’asseoir son autorité sur le turbulent
HERITAGE IMAGES / AURIMAGES
duché, mais elle possède de nombreux trésors,

dont un ensemble sans égal de bijoux hérités de
sa mère. Parmi eux, le fameux rubis spinelle
dit « Côte de Bretagne », considéré comme le plus Anne de Bretagne (1476-1514), duchesse de Bretagne et
ancien des Joyaux de la Couronne qui subsistent reine de France. (lithographie colorée d'une miniature des
Heures d'Anne de Bretagne, la montrant en prière soutenue
aujourd’hui. par ses saints patrons).

LA TOISON D'OR SERA PORTÉE PAR LOUIS XV, PUIS PAR LOUIS XVI,
QUI L'ARBORE LORS DE L'OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX
À la mort d’Anne de Bretagne, ses bijoux re-
viennent à sa fille Claude, épouse du roi Fran-
çois Ier. Et lorsque celle-ci décède à son tour
en 1524, son testament désigne son fils aîné comme
légataire universel. Le roi, qui n’en a que l’usufruit,
n’hésite pourtant pas à inclure les gemmes les plus
précieuses du trésor ducal dans la collection des
Joyaux de la Couronne (voir l'encadré ci-des-
sous). « La Côte de Bretagne, alors beaucoup plus
grosse que la gemme qu’on connaît maintenant, est
l’une des huit pierres sélectionnées par François Ier et a
donc une importance historique », souligne Anne
Dion-Tenenbaum, conservatrice générale au dé-
partement des Objets d’art du Musée du Louvre.
LE DRAGON DE LOUIS XV
De couleur amarante – un pourpre plus clair que
le bordeaux –, elle est alors décrite comme un « rubis
balais », bien qu’elle appartienne en réalité à la fa-
mille des spinelles, longtemps assimilés aux
rubis (voir l'encadré page suivante). Son poids est
de 206 carats 3/4, soit 212,4 carats actuels. Tout
juste polie et d’aspect proche de celui d’une pierre
brute, la gemme est percée de trois trous permettant
de la suspendre à des chaînettes d’or. « Elle va être
portée en pendentif par des reines successives avant
d’être mise en gage au moment des guerres de religion,
raconte la conservatrice. Finalement, elle in-
tègre à nouveau la collection sous Louis XIV. »
Premier roi de France à entrer dans l’ordre de la
Pendant la semaine du 11 au 17 septembre 1792, une bande commissionnée par Toison d’or, Louis XV va lui offrir une nouvelle vie.
Paul Miette s'empare d'une partie des diamants royaux conservés à l'hôtel du
Garde-Meuble de Paris (gravure par Adolphe Thiers, in Histoire de la Révolution
En 1749, alors qu’il possède déjà plusieurs insignes
française, 1866). de ce prestigieux ordre chevaleresque, dont une
Les Joyaux de la Couronne au fil de l’histoire
L es Joyaux de la Couronne
sont une institution créée
en 1530 par François Ier,
qui sélectionne le fabuleux carcan
d’Anne de Bretagne ainsi que trois
de Mazarin et les acquisitions de
Louis XIV représentent un moment
important d’enrichissement de
ce trésor. En 1792, il connaît des
heures sombres lors du spectacu-
chant ensuite à étoffer la collection.
La troisième République s’en dé-
barrasse lors d’une vente organi-
sée en 1887 ; seuls en réchappent
quelques joyaux réservés au
diamants, trois spinelles et une laire vol du Garde-Meuble de la Louvre. Le musée rachètera le San-
émeraude pour constituer une col- place de la Concorde, où ont été re- cy (le premier Mazarin) en 1976,
lection inaliénable. De ce fonds his- misés les bijoux royaux. Entre le entreprenant ensuite de réunir
STEFANO BIANCHETTI / BRIDGEMAN
torique, seule subsiste aujourd’hui 11 et le 17 septembre, le « casse du d’autres joyaux dispersés, dont
au Louvre la Côte de Bretagne. millénaire » se déroule sur quatre plusieurs ont appartenu à l’impéra-
Au fil des siècles, certaines nuits, révélant une défaillance ab- trice Eugénie. Sa dernière acquisi-
gemmes ont été mises en gage, solue de la sécurité. La plupart des tion, une plaque de la ceinture de
perdues ou volées, d’autres ont été pierres sont toutefois retrouvées, rubis et diamants de la duchesse
acquises… Le legs des diamants Napoléon et ses successeurs s’atta- d’Angoulême, date de 2019.

Vrais et faux rubis
A vant l’époque moderne, les

pierres précieuses rouges
sont indistinctement consi-
dérées comme des escarboucles
(du latin carbunculus) ou « petits
du Prince Noir ornant la couronne
de la reine Victoria, qui appar-
tient à la Couronne anglaise depuis
le XIVe siècle, sont en réalité des
spinelles (des oxydes de magné-
sements existent dans de nombreux
pays, du Mozambique au Groenland,
les formes les plus pures restent
en effet très rares. Les plus beaux
proviennent de la vallée isolée de
charbons ardents », un terme qui va sium et d’aluminium), caractérisés Mogok, en Birmanie, où la collision
s’imposer pour désigner les grenats, au milieu du XIXe siècle. Les rubis, des plaques indienne et eurasia-
le mot rubis (du latin ruber) étant eux, sont des corindons (des oxydes tique fait surgir ces pierres my-
plutôt réservé aux rubis et spinelles d’aluminium) colorés de rouge par la thiques formées dans les entrailles
d’un rouge profond. Les pierres présence de chrome. de la Terre il y a quelque 35 millions
de la couleur la plus pure sont Les rubis les plus exceptionnels d’années. Leur légende et leur
dites « sang de pigeon », celles d’un peuvent atteindre plus d’un mil- exploitation, débutée au VIIe siècle,
rouge lavé plus pâle étant bapti- lion de dollars le carat, une valeur ont été formidablement décrites
sées « rubis balais ». supérieure à celle des plus beaux par Joseph Kessel dans La vallée des
Ainsi, la Côte de Bretagne et le rubis diamants incolores. Même si des gi- rubis, un livre écrit en 1955.
Louis XV, portant l'ordre de la Toison d'or (huile

sur toile l'école de Carle van Loo, 1705-65).
somptueuse « parure blanche », il

commande à son joaillier Pierre-
André Jacqmin une « parure de
couleur » encore plus éblouissante,
et choisit pour orner sa pièce maî-
tresse, la grande Toison d’or, les plus
beaux diamants bleus ainsi que la
Côte de Bretagne. « Sa taille est confiée
au lapidaire Jacques Guay, qui lui donne
une forme très étonnante de dragon, vérita-
blement exceptionnelle », raconte l’historien
de la joaillerie Léonard Pouy (École des arts
joailliers – Van Cleef & Arpels). L’opération la fait
passer à 107,88 carats, mais la gemme est sublimée
RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / RENÉ-GABRIEL OJEDA - BONHAMS, LONDON, UK / BRIDGEMAN

par ce bijou novateur, d’inspiration mythologique.
La Toison d’or sera portée par Louis XV, puis par
Louis XVI, qui l’arbore lors de l’ouverture des
États généraux à Versailles en mai 1789. Ce sera sa
dernière grande sortie publique… Dérobée lors du
casse du Garde-Meuble pendant la Révolution (voir
l'encadré page précédente), elle aurait été emportée
et démontée par l’un des chefs des malfaiteurs, un
certain Cadet-Guillot. « Au terme d’un trajet com-
plexe jusqu’en Angleterre, la Côte de Bretagne est fina-
lement proposée au futur Louis XVIII, frère cadet de
Louis XVI, alors que les autres pierres sont irrémédia-
blement perdues », rapporte Anne Dion-Tenen-
baum. Sans doute sa forme trop reconnaissable la
rendait-elle impossible à écouler… Rentré dans le
giron des Joyaux de la Couronne à la mort de
Louis XVIII, l’unique vestige de la Toison d’or échap-
pera au démantèlement de la collection de 1887
pour être préservé au Louvre.
La Côte de Bretagne dans la galerie d'Apollon du Musée du Louvre. Marielle Mayo

Le saphir de 135,74 carats

de Louis XIV, connu sous
le nom de Grand Saphir.
MNHN - BERNARD FAYE

LE GRAND BLEU
Chaque pierre a son destin et ses mystères.
La science a percé ceux des origines du
Grand Saphir, révélant qu’il provient de
l’ancienne Ceylan, mais la route qui l’a mené
sous les yeux du Roi Soleil demeure obscure.
Quant à son destin depuis, il est digne d’un
roman d’aventures, mêlant périls et baraka.
i, contrairement à Colbert, poids et sa beauté, tout ce qui existait alors en Eu-

Louis XIV ne souffrait pas de la rope, argumente François Farges, professeur de
maladie de la pierre (calculs rénaux), le Roi So- minéralogie au Muséum national d’Histoire natu-
leil vouait une passion brûlante aux pierreries. relle. L’analyse gemmologique poussée du Grand Sa-
Impossible bien sûr de savoir ce que cet amateur phir, d’une couleur bleue soutenue ni trop foncée ni
de gemmes a pu se dire en découvrant un jour de trop claire, et d’une transparence presque parfaite,
printemps 1669 le « monstre » de 27,148 grammes révèle qu’elle a été abondamment manipulée durant
CE CORINDON SURPASSAIT DE LOIN, DE PAR SON POIDS

ET SA BEAUTÉ, TOUT CE QUI EXISTAIT ALORS EN EUROPE
(soit 135,74 carats) connu sous le nom de « Grand son histoire. Surtout, l’étude de ses angles trahit un
Saphir ». Difficile cependant d’imaginer que le poli de la main de l’homme. Autrement dit, cette pierre
jeune monarque n’a pas succombé instantanément a été taillée, à l’exception d’une de ses faces. Elle ne
au charme d’« une des plus rares merveilles de l’Uni- fait donc pas partie des quelques rares rhom-
vers », selon l’expression choc du minéralogiste boèdres (parallélépipèdes dont les six faces sont des
Bernard Morel, disparu en 2001. « Ce corindon en losanges égaux) naturels ».
forme de losange mesurant 33,3 mm de haut sur une La morphologie du cristal brut initial, ainsi que
base de 27,9 x 26,6 mm – ce qui lui donne un petit l’identité du lapidaire qui l’a façonné, restent quant
aspect “Tour de Pise” – surpassait de loin, de par son à elles serties de points d’interrogation. Et rien ne

permet d’affirmer catégoriquement que cette pierre

atypique ait été montée sur le chapeau ou la cravate
de Louis XIV, puis portée par Louis XV, Marie Leszc-
zynska et Marie-Antoinette, comme on l’a pré-
tendu. Autre énigme toujours pendante : les
conditions exactes de son acquisition par le
Roi Soleil à un moment où le souverain s’employait
à reconstituer le fonds des Joyaux de la Couronne
de France. La gemme faisait-elle partie de l’in-
croyable moisson rapportée de Perse et des Indes à
la fin des années 1660 par les deux meilleurs chas-
seurs européens de gemmes de l’époque, le Français
Jean-Baptiste Tavernier (voir Jean-Baptiste Taver-
nier, joaillier-aventurier du XVIIe siècle, p. 54) et le
Hollandais David Bazu ? Possiblement. « Aucun
auteur n’a pu en apporter la preuve formelle bien que
la coïncidence temporelle soit frappante, souligne
François Farges. En revanche, tout laisse à penser que
le roi n’a rien déboursé pour acquérir le Grand Saphir.
Les papiers de Colbert de 1664 à 1677 mentionnent
que cette gemme a été reçue “hors achats” (sans com-
pensation financière). Il peut donc s’agir soit d’un legs,
soit du cadeau d’un joaillier comme Bazu en reconnais-
sance d’achats de nombreuses autres pièces, soit encore
d’une cession ou d’une donation ».
LONGÉVITÉ HORS NORME

Bien moins mystérieuse est la provenance géogra-
phique du Grand Saphir, provenance désormais
certaine grâce aux analyses scientifiques de pointe
(examen des inclusions, réaction aux ultraviolets Marie Leszczynska, reine de France et de Navarre, épouse de Louis XV, fille de
longs, teneur en chrome) réalisées ces dernières Stanislas Leszczynski, roi élu de Pologne (huile sur toile par Carle van Loo, 1747).
années. « La nature minéralogique et les caractéris-

tiques spectroscopiques de la pierre indiquent une ori-
gine sri-lankaise », dit François Farges. Après avoir
cristallisé dans les entrailles de la Terre il y a en-
viron 550 millions d’années, avant que l’Inde ne se
détache de l’Afrique et ne migre vers le nord sous
l’effet de la tectonique des plaques, ce témoin du
carambolage entre le bloc indien et l’Asie a fini par
affleurer, grâce à des millénaires d’érosion, à la
surface de l’ancienne Ceylan, la « perle de l’océan
Indien » d’où provenaient déjà la plupart des gros
saphirs ramenés à Rome dans l’Antiquité.
MNHN-FRANÇOIS FARGES - HERITAGE IMAGES / AURIMAGES
Fascinant parcours que celui d’un minéral né dans

les sous-sols de la planète, trouvé plusieurs centaines
de millions d’années plus tard sous les tropiques,
facetté de main de maître par un inconnu, arrivé à
la Cour de France au XVIIe siècle et promu au rang
d’« icône » de la galerie de minéralogie du Mu-
séum. « À la différence du diamant bleu acheté par
Louis XIV à Tavernier, le Grand Saphir, sublime rejeton
de la Terre des temps du Gondwana (supercontinent qui
réunissait l’Antarctique, l’Amérique du Sud, l’Afrique,
Saphirs naturels et taillés. l’Australie et l’Inde) a été conservé tel quel jusqu’à au-

Ne m’appelez plus jamais Ruspoli
A ppelé jusqu’à récemment le

« Ruspoli », du nom d’une
famille romaine qui l’aurait
possédé avant Louis XIV, le Grand
Saphir n’a en fait rien à voir avec ces
le Grand Saphir sont deux gemmes
exceptionnelles, certes de poids compa-
rable, mais distinctes, confirme le cher-
cheur. La confusion entre ces pierres est
imputable à l’historien Charles Barbot
li (du moins sa réplique en strass), mais
a donné l’impression qu’ils ne faisaient
qu’un. Cette confusion a persisté avec
le temps et s’est même amplifiée ». Plus
ou moins « traçable » jusqu’en 1950,
mécènes des compositeurs Haen- qui a inspecté les collections du Muséum le vrai Ruspoli n’a plus jamais fait
del et Scarlatti, comme l’a démon- à la fin des années 1850, a décrit succes- parler de lui depuis. Personne ne sait
tré François Farges. « Le Ruspoli et sivement le Grand Saphir et le Ruspo- ce qu’il est devenu.
jourd’hui, insiste François Farges. Cette longévité « pour l’instruction publique », ce qui lui évita le Exploitation de
gemmes à Ceylan,
constitue un véritable exploit sachant que les Joyaux de supplice de la scie, du vol, de la revente, de la retaille v. 1890.
la Couronne ont presque tous subi des aliénations irré- et autres altérations de quelque régime politique des
HERITAGE IMAGES / THE PRINT COLLECTOR / AKG-IMAGES
versibles ». Ni coupé en deux vers 1749 pour orner années révolutionnaires.

la parure (collier de la Toison d’or) commandée par À la chute de l’Empire (1815), la guigne continua
Louis XV au joaillier Pierre-André Jacquemin, ni d’épargner le Grand Saphir. « Les vainqueurs de
perdu à jamais après le pillage de l’hôtel du Garde- Napoléon ne le préemptèrent pas, contrairement à de
Meuble (qui abritait tous les trésors de la monarchie) nombreux diamants brillantés que le Muséum perdit
à la mi-septembre 1792 (voir l'encadré Les Joyaux de une fois pour toutes, dit François Farges. La pierre À LIRE
la Couronne au fil de l’histoire, p. 70), la pierre l’a échappa en outre aux larcins commis au Muséum Revue de
gemmologie
derechef échappé belle peu de temps après. Per- aux XIXe et XXe siècles et, surtout, elle survécut à AFG, no185
(septembre
suadés qu’il s’agissait d’un saphir brut sans valeur et 1887, annus horribilis pour les Joyaux de la Cou- 2013), 186
(décembre 2013)
non d’une gemme taillée, donc d’un objet de luxe, ronne dont beaucoup furent aliénés et vendus ». et 216
(juin 2022).
les experts préconisèrent de le confier au Muséum Philippe Testard-Vaillant

LA LITHOTHÉRAPIE,
DU FOND DES ÂGES
égénérer et rééquilibrer l’âme
et l’esprit, combattre l’an-
xiété ou les troubles du som-
meil, guérir les migraines et
même améliorer la
confiance en soi, tout cela
grâce aux vibrations que
les pierres diffuseraient :
les promesses de la li-
thothérapie sont infi-
nies… Et exercent une fascination certaine, à en
croire l’abondante littérature publiée ces dernières
années sur le sujet, tout comme le succès des salons
et boutiques dédiés à cette pseudoscience qui consi-
dère que les pierres possèdent une vertu thérapeu-
tique et seraient capables d’agir sur le corps, amélio-
rant la santé de celui qui se trouve à son contact. « On
vend deux fois plus d’ouvrages sur la lithothérapie qu’en
minéralogie, et on remarque aussi que de plus en plus de
boutiques de vente de minéraux se spécialisent dans ce
domaine, probablement plus lucratif », observe cir-
conspect François Farges, professeur de minéralogie
au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris.
NEW AGE
Pierres précieuses et autres cristaux ne séduisent plus
seulement pour leurs qualités esthétiques. C’est pour
bénéficier de leurs pouvoirs guérisseurs, ceux que
leur attribue le juteux marché de la lithothérapie
vantant leurs mille et une vertus, qu’on acquière de
précieux minéraux, dont les prix ont tendance à
s’envoler. Et tant pis si les propriétés qu’on impute
à un minéral varient d’un livre ou d’un pays à
l’autre, et qu’elles n’ont jamais été prouvées. Les
commentaires enthousiastes des adeptes, dont cer-
tains proviennent d’influentes célébrités – la chan-
teuse Adèle ou la star de télé-réalité Kim Kardashian
louent les bienfaits de leurs précieuses pierres –, re- Collection minéralogique utilisée en lithothérapie,
layés sur les réseaux sociaux, et parfois même cer- fondée sur l'existence de supposés bienfaits des pierres
non prouvés par la science.
tains titres de presse, semblent suffire à les légitimer.
ISTOCK
Ces croyances ne sont pas nouvelles : plusieurs civi-

UNE CROYANCE VENUE
Fondé sur la croyance en leurs prétendues vertus curatives, l’en-
gouement pour les pierres précieuses est en hausse. Malgré un
effet placebo potentiellement bénéfique, la science met en garde
contre les dérives et les conséquences de cette pseudoscience.

lisations antiques, comme en Égypte ou en Grèce que les réseaux sociaux ont contribué à médiatiser et à L'Alchimiste
découvrant le
ancienne, dotent les pierres de fonctions prophylac- populariser », souligne la spécialiste. phosphore (huile
tiques et le mythe de la magique pierre philosophale sur toile de
Joseph Wright
qui fascine tant les alchimistes du XIXe siècle en est EFFET PLACEBO de Derby, 1771).
une illustration plus récente (voir l'encadré page Les études scientifiques, pourtant, sont formelles :
suivante). Mais ces convictions connaissent un im- aucune ne démontre l’efficacité thérapeutique de
portant engouement « depuis une dizaine d’an- ses pierres et la prétendue énergie qu’elle diffuse : « à
nées », estime la sociologue des sciences et des part certains minéraux, comme la kaolinite utilisée en
croyances Romy Sauvayre. Popularisée dès les an- pharmacopée, qui se sont démontrés efficaces contre les
nées 1960 à travers la contre-culture américaine New affections de l’estomac, les pierres ne soignent pas, et,
Age, la lithothérapie s’inscrit dans un mouvement sauf lorsqu’elles sont radioactives, elles ne produisent
plus large de retour aux thérapies alternatives comme pas de réelle énergie », rappelle François Farges. Si on
la méditation ou le magnétisme qui séduisent de plus connaît un effet aux pierres, c’est celui psycholo-
DERBY MUSEUM AND ART GALLERY / AURIMAGES
en plus – près de 40 % des Français disent avoir déjà gique de l’effet placebo que son utilisation entraîne,
eu recours à des pratiques de soins non convention- un sujet qui a récemment fait l’objet d’une étude de
nelles : « la lithothérapie et autres soins alternatifs ont la part du laboratoire de recherche médicale TIMC
toujours existé, mais on observe un intérêt grandissant ces de l’université de Grenoble. Des chercheurs en
dernières années pour ces remèdes qui séduisent les déçus kinésithérapie ont ainsi démontré l’impact po-
de la médecine conventionnelle. Il accompagne un phé- sitif du recours en toute transparence à un procédé
nomène de défiance vis-à-vis de la science, particulière- dépourvu de principes actifs sur la santé des pa-
ment fort pendant la pandémie de la COVID-19, qui fait tients : « l’administration d’un placebo, comme une
la part belle aux propositions de santé non prouvées, et pierre placée autour du cou d’un patient, entraîne un

La pierre philosophale de Nicolas Flamel
L e supposé pouvoir des pierres

s’enracine dans de nombreuses
croyances, et, parmi elles, celle
de la légendaire pierre philosophale.
La substance, disait-on, avait le
au point à la fin du XIVe siècle dans
son arrière-boutique parisienne, puis
cachée quelque part dans la capi-
tale. Sa recette secrète fit fantasmer
plusieurs générations d’alchimistes,
de traduire des ouvrages étrangers et
d’y ajouter parfois sa signature, Ni-
colas Flamel excella à bâtir sa propre
légende, pour mieux dissimuler les
spéculations qui firent sa fortune très
pouvoir de transformer le plomb en qui se mirent en quête de décrypter vite gagnée. Son imposture contribue-
or, mais aussi de guérir toutes les ma- ses écrits dans l’espoir de percer les ra à nourrir l’imaginaire collectif au-
ladies et de rendre immortel. Son in- mystères du lettré. Si l’on sait désor- tour des pierres au pouvoir magique,
venteur présumé, le libraire et copiste mais que l’homme ne pratiqua en fait inspirant la littérature, de Victor Hugo
médiéval Nicolas Flamel l’aurait mise que très peu l’alchimie, se contentant à J. K. Rowling.
effet physiologique, lié à l’imaginaire véhiculé par son encadrées : « Il y a tout un travail à faire sur la séman-
pouvoir magique prétendu. À son contact, les utilisa- tique, il faut protéger les mots “médecin” et “méde-
teurs sécrètent des endorphines, utiles à la lutte contre cine”, qui sont utilisés par les praticiens de ces théra-
la douleur, mais la pierre ne soigne pas plus que lors- pies, alors qu’aucune formation en lithothérapie n’est
qu’on se prépare un grog pour guérir d’un rhume, par reconnue, et qui induisent les patients en erreur. Il faut
exemple », explique le professeur et kinésithérapeute aussi informer davantage pour développer l’esprit critique
Nicolas Pinsault, membre de l’équipe du labora- collectif », estime Claire Siret. Pour le kinésithéra-
toire. « Dans certains pays, les placebos sont utilisés peute Nicolas Pinsault, le mauvais état des services
comme accompagnement, car ils peuvent aider à amé- de santé en France, où plus de 70 % de la population
liorer un état général, et en administrer un peut contri- Alchimiste avec
vit dans une zone déficitaire en médecins généra-
buer à améliorer la santé des patients, mais ceux-ci la pierre des listes, alimente le problème : « Les déserts médicaux
philosophes,
devraient être administrés en toute transparence, sans extrait d'un
et la pénurie démographique médicale renforcent l’en-
en attendre plus qu’ils ne le peuvent », ajoute-t-il. manuscrit du gouement pour les thérapies alternatives, les patients vont
XVIe siècle,
composé d'écrits
avoir tendance à se tourner vers ces propositions, qui sont
CONFUSION DES GENRES sur l'Alchimie de disponibles, quand leur généraliste ne l’est pas ».
George Ripley,
Il n’y aurait donc rien de mal à porter une pierre sur alchimiste anglais
La lithothérapie est également à l’origine d’autres
soi, si celle-ci procure un sentiment de bien-être. du XVe siècle. dommages, et pas seulement sanitaires, estiment les
Mais là où le danger pointe, c’est lorsque ces spécialistes. La pratique resserre l’accès de la
pierres sont proposées pour soigner et risquent science à certains minéraux captés par ce
d’écarter les patients d’un traitement dont nouveau marché, et participe à la destruc-
l’efficacité a été, elle, prouvée, comme tion de territoires géologiques « lorsque les
s’en alarme le Conseil national de l’Ordre des minéraux sont broyés en morceaux pour leur
médecins, qui dénonçait, dans un rapport commercialisation et qu’ils deviennent
publié en juin dernier, les dérives des théra- alors “muets” scientifiquement, car déconnectés
pies alternatives : « On voit se développer des de leur environnement », explique François
pratiques de soins non conventionnelles et la Farges. Or, la protection de la géodiversité
pandémie de la COVID-19 a mis un coup d’ac- est cruciale selon le chercheur, car « à la
célérateur à ce phénomène. En 2022, 20 % des différence de la biodiversité, que l’on peut
emails que nous avons reçus concernaient des contribuer à régénérer, lorsque l’on détruit un
signalements d’individus qui prodiguaient des patrimoine minéralogique, il n’y a aucun moyen
soins non reconnus pour traiter des maladies de le recréer ». Et c’est sans doute en tant que
BODLEIAN LIBRARIES, THE UNIVERSITY OF OXFORD / AURIMAGES
graves, comme des cancers », avance Claire bien commun que les minéraux se révèlent
Siret, présidente de la section Santé Publique le plus utile aux hommes : « Ce sont des
du Conseil national de l'Ordre des médecins. mines d’information, ils permettent de com-
La Mission interministérielle de vigilance et prendre notre passé, de retracer l’histoire de la
de lutte contre les dérives sectaires (MIVI- formation de la Terre et des montagnes, et
LUDES) s’alarmait quant à elle, dans une pourraient être à l’origine de nos semi-conduc-
étude en 2022, des hausses du phénomène teurs du futur. » Si le rubis ne soigne ni les
sectaire dans le domaine de la santé, notam- problèmes cardiaques ni ceux de la circula-
ment en ligne, menant à l’abandon de soins tion, il a en revanche permis d’importantes
indispensables. Face aux risques, les profes- avancées techniques, comme l’invention de
sionnels de santé réclament plus de contrôles la montre.
et de régulations de ces thérapies encore mal Aimie Eliot

TOMBÉES DU CIEL
Pendant des millénaires, elles ont semé l’effroi, ont été à la fois
redoutées et vénérées. Plus de 60 000 météorites ont été
recensées sur Terre, et n’ont pas fini de dérouter une humanité
qui craint toujours de voir le ciel lui tomber sur la tête.
Il est midi ce 7 novembre 1492, lorsqu’une vive Chute de la MAISON DE DIEU
météorite
traînée lumineuse déchire le ciel dans un fracas de d'Ensisheim
Chaque année, entre 25 et 85 000 tonnes de
tous les diables avant de se conclure en nuage de en 1492, près matière extra-terrestre pénètrent l’atmosphère
des villages – de minuscules particules pour l’essentiel – dont
poussière dans un champ de blé alsacien. Les d'Ensi-
vaches en ont le lait tourné. Là, au fond d’un sheim et 6 000 à peine parviennent à la traverser. La plupart
cratère de deux mètres de diamètre, un amas de Battenheim tombent dans la mer, quelques-unes sont
(tous deux
127 kg de pierres météoritiques que les habitants étiquetés), retrouvées sur la terre ferme. Une poignée de
du village voisin d’Ensisheim commencent à alors en poissards – 14 personnes recensées depuis 1900 – a
Allemagne,
débiter en amulettes porte-bonheur. Intrigué, le aujourd'hui même trouvé le moyen d’en recevoir sur le crâne !
seigneur du lieu Maximilien de Habsbourg vient en Alsace. Dès l’Antiquité, ces cailloux célestes, révérés dans
C'est la plus
bientôt sur place contempler la pierre tombée des ancienne
le faste des temples ou déposés dans l’intimité des
cieux et y voit un signe encourageant pour lancer météorite tombes, font forte impression. Autour du bassin
une campagne militaire contre Charles VIII qui dont la méditerranéen, les Anciens y voient la
chute
lui a ravi sa femme Anne de Bretagne. En ce peut être manifestation d’une divinité tombée du ciel et les
début de Renaissance, les météorites sont des datée avec adorent sous le nom de bétyles, du sémite Beth’el
précision,
signes envoyés par Dieu aux hommes. Il ne s’agit à midi le 7 « maison de dieu ». L’Omphalos du temple
AKG / SCIENCE PHOTO LIBRARY
pas d’expliquer, mais d’interpréter. En novembre d’Apollon à Delphes, la pierre de Cybèle qui
1492.
l’occurrence, l’interprétation de la météorite faisait l’objet d’un culte en Phrygie, puis à Rome,
d’Ensisheim était tout à fait correcte : quelques ou encore la pierre noire d’Émèse apportée par le
mois plus tard, les troupes de Maximilien mettront jeune empereur Héliogabale pour être adorée en
une déculottée à celles de Charles. haut du Palatin, étaient toutes des météorites. Un

christianisme jaloux va s’employer à détruire ou philosophe du Ve siècle av. J.-C., qui évoque la
dissimuler ces honteux symboles païens. Cette chute de l’une d’entre elles en Crète mille ans plus
fascination s’est parfois traduite en objets de tôt et hasarde une théorie sur ses origines qui lui
prestige, bijoux, ou armes ornementales comme vaut d’être condamné à mort : les astres sont des
cette dague enserrée dans un fourreau d’or masses de pierres incandescentes et les
retrouvée dans le tombeau de Toutankhamon. météorites n’en sont que des fragments qui
Les météorites ferreuses ont été les seules s’en seraient détachés, une idée un peu trop
sources de fer jusqu’au IIe millénaire cavalière pour l’aristocratie athénienne
lorsque l’on invente des fours suffisamment qui considère alors les étoiles comme des
chauds pour extraire le fer des minerais. dieux. Retour sur le plancher des vaches
Par la suite, plus riches en nickel que le fer quelques siècles plus tard pour Aristote qui
« ordinaire », elles apparaissent comme un ne voit dans les météorites que des
matériau de premier choix dont la rareté en « exhalaisons terrestres » : le passage des
fait l’apanage des élites. Parfois leur usage se fait comètes provoque un souffle tel qu’il soulève les
moins révérencieux. Au cap York dans le nord- Anaxagore de pierres. « S’il pleut des pierres, c’est que les vents les
ouest du Groenland, pendant des siècles, les Inuit Clazomène, ont d’abord enlevés », confirme Pline l’Ancien
philosophe
ont débité, à coups de pierre de basalte, une (500-428 av.
au Ier siècle. Et pendant près de deux millénaires,
météorite métallique de 60 tonnes en lames de J.-C.). on va continuer à refuser toute origine céleste aux
couteau et pointes de harpon. Au Mexique, météorites. Il faut, à l’instar de savants
certaines ont été converties en enclumes, clous du XVIIe siècle comme Descartes ou Pascal, mettre
ou fers à cheval. Mais c’est le respect mêlé à un terme aux superstitions et croyances
l’effroi et l’interrogation qui l’emporte largement surnaturelles. Les témoignages rapportés pour la
sur les approches profanes. plupart par des paysans ne sont pas pris au sérieux.
Parler d’illusions d’optique, d’artefacts de travaux
EXHALAISONS TERRESTRES métallurgiques ou de cailloux frappés par la foudre
La première mention de météorite en Occident semble tout de même un peu plus rationnel que les
nous vient d’Anaxagore de Clazomène, un balivernes colportées par ces croquants incultes.
En 1790, une rumeur d’averse de pierres remonte
depuis Barbotan dans le Gers. Le naturaliste Jean
de Saint-Amans, en scientifique pragmatique,
demande des déclarations officielles, pensant que
les auteurs du canular n’oseront aller plus loin... et
obtient un acte notarié avec la déposition de tous
les habitants du village !
ENTRE MARS ET JUPITER

Les météorites commencent à s’extirper de la
superstition avec le livre du physicien allemand
Ernst Chladni qui en 1794 leur attribue une
origine extra-terrestre : des masses de fer et de
pierre, fragments de planètes en formation ou
détruites, traversent l’espace et font des boules
de feu en rentrant dans l’atmosphère avant de WORLD HISTORY ARCHIVE / AURIMAGES - AKG-IMAGES /SCIENCE PHOTO LIBRARY
s’écraser sur terre. L’accueil de la communauté

scientifique est aussi glacial que l’espace
intersidéral. Alexander von Humboldt va
jusqu’à qualifier le livre de Chladni « d’infâme ».
Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour
que le consensus s’établisse enfin sur une origine
des météorites au sein du Système solaire, plus
précisément entre Mars et Jupiter. L’immense
majorité d’entre elles, près de 99 %, prennent
naissance dans la ceinture d’astéroïdes, des corps
rocheux qui, il y a 4,6 milliards d’années, n’ont
Un morceau de 55,75 kg de la météorite resta à la commune. Il est exposé pas réussi à s’agglomérer pour former une
depuis 1992 au musée de la Régence (musée municipal d'Ensisheim).
Des fragments sont répartis dans divers musées à travers le monde, à Vienne,
planète.
à Saint-Pétersbourg, à New-York, au British Museum de Londres... Christophe Migeon

Entretien avec Jean-Claude Boulliard
Cahiers de Science & Vie : En quoi les pierres

précieuses se distinguent-elles des autres minéraux
et font-elles l’objet d’études spécifiques ?
Jean-Claude Boulliard : Diamants, rubis, saphirs,
émeraudes, mais aussi agates, grenats, lapis-lazuli,
topaze, ambre fossile, perles, ivoire… Depuis des
millénaires, certains minéraux, extraits du sous-sol
et certaines matières biologiques se singularisent
aux yeux des humains par des qualités qui les JEAN-CLAUDE
rendent attrayants. Ce sont pour l’essentiel leur BOULLIARD,
spécialiste de
éclat, leur transparence et/ou leur couleur. Si de la physique des
plus ils sont rares et suffisamment durs et tenaces matériaux, est
professeur à
pour être insérés dans un bijou et garder leurs qua- l’Institut national
lités, on les qualifie communément de précieux. de Gemmologie
et a été directeur
Mais un décret paru en janvier 2002 préconise de la collection
d’utiliser plutôt le terme de pierre gemme ou de de minéraux de
Sorbonne Université/
gemme, peu connu du grand public français, bien IMPMC (Institut
qu’établi depuis longtemps dans les pays an- de Minéralogie,
de Physique des
glo-saxons. Depuis ces vingt dernières années, la Matériaux et de
gemmologie est devenue une discipline scientifique Cosmochimie) à
Paris. Il est l’auteur
à part entière, qui croise les savoirs des géologues, de plusieurs
physiciens, chimistes, minéralogistes, historiens… ouvrages de
référence sur les
Elle consiste dans l’étude des pierres gemmes, mais minéraux comme
aussi de leurs « traitements », de leurs imitations et Les 101 minéraux
qu’il faut avoir vus
de ces pierres de synthèse qu’on sait aujourd’hui dans sa vie (Dunot,
créer artificiellement en laboratoire. nov. 2023) ou Les
minéraux (CNRS
CSV : Quand et où les anciennes civilisations ont- éditions, 2016).
elles commencé à s’intéresser aux gemmes ?
J.-C. B. : Certaines régions du monde se sont spécia-
lisées très tôt dans leur extraction et leur taille. Il y
DR - BNF / AURIMAGES
a environ 450 ans avant notre ère, on exploitait déjà

La Jérusalem céleste et ses douze fondations de pierres
les mines de diamants de Golconde, près d’Hyde- précieuses : jaspe, saphir, calcédoine, émeraude, sardonyx,
rabad, dans l’actuel État indien d’Andhra Pradesh sardoine, chrysolithe, béryl (aigue-marine), topaze, chryso-
prase, hyacinthe et améthyste (extrait de l’Apocalypse de
ou les gisements de saphirs bleus du sud de Ceylan, saint Jean ou Apocalypse de 1313).

l’actuel Sri Lanka. L’émeraude, elle, était extraite
Trois rubis de
Birmanie, que l'on
des mines d’Égypte du Ier siècle avant notre ère
a d'abord pris pour jusqu’au Ve siècle après, ou de celles d’Habatchal,
de la pâte de verre
rouge, viennent
dans l’actuelle Autriche, connues des Celtes. Dès
marquer les yeux l’Antiquité, les pierres précieuses se sont diffusées de
et le nombril de
cette statuette...
plus en plus loin, le long d’anciennes routes mar-
babylonienne ! chandes. En 2017, l’analyse scientifique d’une sta-
tuette babylonienne, conservée au Musée du Louvre
et datée entre le Ier siècle avant notre ère et le
IIe siècle après, a révélé que ses yeux incrustés, qu’on
croyait faits de pâte de verre rouge, étaient en fait
des rubis provenant du nord de la Birmanie… à plus
de 6 000 km de la Mésopotamie. Une autre étude
menée par des chercheurs du CNRS en 2000 a ré-
vélé l’origine d’une boucle d’oreille gallo-romaine :
son émeraude est issue de mines antiques situées
dans la vallée de Swat, au Pakistan, qui alimentaient
autrefois les caravanes de la Route de la Soie.
CSV : Comment les pierres précieuses se sont-elles
inscrites dans la culture chrétienne à partir du
Moyen Âge ?
J.-C. B. : L’Ancien Testament fait de nombreuses
références aux pierres précieuses. Selon le Livre de
l’Exode, le premier grand prêtre Aaron a reçu
l’ordre de Dieu de créer un pectoral serti de douze
pierres précieuses, en référence aux douze tribus de
l’antique Israël. L’histoire raconte que ces pierres
possédaient de grands pouvoirs et étaient censées
prédire l’avenir. Dans le Livre de l’Apocalypse, saint
Jean décrit aussi la Jérusalem céleste et ses murailles
aux fondements faits de douze pierres aux couleurs
diverses : jaspe, saphir, agate, émeraude…
Au Moyen Âge, les exégètes de la Bible ont ainsi
installé les pierres précieuses dans l’imaginaire
chrétien. Pour l’abbesse allemande Hildegarde
von Bingen (1098-1179), elles étaient un don de
Dieu à l’homme pour le soigner et le guérir.
Des croyances qui ont persisté avec le temps, si l’on
considère le succès de la lithothérapie depuis les
années 1970. L’art religieux médiéval a également
produit de superbes pièces d’orfèvrerie serties de
gemmes, tels des reliquaires et objets liturgiques
aujourd’hui conservés au musée de Cluny à Paris.
CSV : Pourquoi les gemmes fascinent-elles encore
aujourd’hui ?
J.-C. B. : Notre fascination repose en grande partie
RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / PHILIPP BERNARD
sur l’accumulation culturelle. Comme les anciens,

nous admirons les gemmes pour leur beauté, leur
rareté, leur pérennité. Les processus complexes de
formation des pierres précieuses sont mieux connus
des géologues. Mais leur origine dans les entrailles
de la Terre préserve leur mystère aux yeux des néo-
phytes. Prenons l’exemple du diamant, qui repré-
À 140 KM SOUS LA TERRE, LA TEMPÉRATURE DÉPASSE

LES 1000 °C ET LA PRESSION EST 50 000 FOIS SUPÉRIEURE
L'AUVERGNE PRODUISAIT DES SAPHIRS IDENTIFIÉS

JUSQUE SUR LES JOYAUX DES ROYAUMES DE CEYLAN
sente à lui seul 80 % en valeur du marché des lars. Selon leur poids et leurs qualités, les pierres
gemmes. Son berceau se situe à plus de 140 km sous taillées de collectionneurs coûtent de 30 euros à des
la Terre. À cette profondeur, la température dépasse milliers de dollars… La valeur d’une gemme change
les 1000 °C et la pression est 50 000 fois supérieure en fonction de sa masse, de la rareté de l’espèce, de
à la pression atmosphérique. Les atomes de carbone sa couleur, de sa clarté, de la façon dont elle a été
sont comprimés à l’extrême, ils cristallisent et for- taillée, des traitements qu’elle a pu recevoir. Elle est
ment une structure très régulière. C’est cette struc- aussi fonction de ce qu’on appelle son pedigree (son
ture cristalline qui confère au diamant sa dureté et gîte d’origine, à qui elle a appartenu, quels mar-
son éclat exceptionnel. Puis les éruptions volca- chands l’ont vendue…). Retenons que le prix d’une
niques le font remonter à la surface, où il surgit in- gemme dépend en premier lieu de sa masse, ex-
tact, dans des roches dites diamantifères. D’autres primée en carats. Un terme tiré du caroubier, un
gemmes comme l’émeraude, le saphir ou le rubis arbre méditerranéen dont les graines servaient
sont nées de puissantes convulsions telluriques et d’unité de mesure dès l’Antiquité. Leur poids, qui
de la circulation d’eau très chaude à haute pression varie peu, est voisin du carat actuel, égal à 0,2 g, soit
dans la croûte terrestre. La présence d’impuretés en 5 carats pour un gramme. Mais à qualité et tous
très faibles concentrations leur a donné leur couleur autres paramètres égaux, un diamant de dix carats
et par conséquent leur part de merveilleux. vaudra bien plus que dix fois le prix d’un diamant
CSV : Les pierres précieuses attirent aussi pour leur d’un carat, qui est beaucoup moins rare. Précisons
Exploitation de
valeur financière… Comment l’estime-t-on ? diamants dans
aussi que les très grosses gemmes (d’un poids supé-
J.-C. B. : Difficile de répondre simplement… En une mine au rieur à quelques dizaines de carats) sont des objets
Brésil (aquarelle
joaillerie, un diamant ou un rubis de 20 à 30 carats anonyme,
de collectionneurs d’art, voire de placement finan-
peuvent atteindre des dizaines de millions de dol- XVIIIe siècle). cier, au même titre qu’un tableau de maître…
CSV : Comment se répartit aujourd’hui la produc-
tion de gemmes à travers le monde ?
J.-C. B. : Certaines régions du monde sont privilé-
giées. Le sud de l’Afrique, le sud et le sud-est de
l’Asie, le Brésil, la Russie, l’Australie, les zones
montagneuses des États-Unis… Mais une meilleure
connaissance géologique de la Chine et de l’Arc-
tique a déjà fait évoluer ces données, aussi est-il
contestable d’affirmer que certains continents sont
plus favorisés que d’autres. En ce qui concerne les
diamants, le continent africain assure environ 60 %
de la production mondiale, avec de riches gisements
au Botswana, en République Démocratique du
Congo ou en Afrique du Sud. Le contrôle et la re-
vente des « diamants de la guerre » ont parfois
contribué à des conflits sanglants, comme en Sierra
Leone ou au Libéria. Pour mieux tracer les diamants
et lutter contre ce phénomène, l’Assemblée géné-
rale des Nations Unies a créé depuis 2003 une
certification qui permet de déterminer leur prove-
nance et leur non-utilisation à des fins de guerre,
c’est le processus de Kimberley. Les autres grands
pays producteurs de diamants en dehors de l’Afrique
sont la Russie, l’Australie et le Canada.
CSV : Existe-t-il également des gisements gem-
LUISA RICCIARINI / BRIDGEMAN
mifères en France ?
J.-C. B. : Au Moyen Âge, la région des volcans
d’Auvergne produisait des saphirs bleu-vert réputés,
qui se sont diffusés dans le monde entier et dont
certains ont été identifiés jusque sur les joyaux des
anciens royaumes de Ceylan. Il y a quelques années,

suite à la redécouverte d’un gisement, la société sont employés à améliorer les pierres qui n’avaient
Rivières de France a passé un accord avec les pro- pas les meilleures qualités, on parle de « traite-
priétaires de terrains gemmifères auvergnats pour ments ». Dans l’Égypte pharaonique, on chauffait
une exploitation raisonnée de ces pierres. En Isère, certaines calcédoines pour obtenir la cornaline. Des
au cœur du massif de l’Oisans, la mine de la Gardette pratiques attestées par des textes du Moyen Âge
a produit de beaux cristaux de quartz transparents, mentionnent aussi le chauffage de certains saphirs
tels ceux qui ont été taillés en pampilles pour les blancs de Ceylan pour générer la couleur bleue ou
lustres de Versailles. Les cristalliers français l’huilage de l’émeraude pour masquer ses fractures
cherchent encore des cristaux dans les internes. En parallèle, la rareté et la
Alpes, mais n’ont pas l’autorisation, valeur élevée des gemmes naturelles ont
comme en Suisse voisine, de se servir incité très tôt à leur substituer des maté-
d’explosifs ni d’engins mécaniques, ce qui riaux fabriqués par l’homme, ce qu’on ap-
limite la production. Autrefois, à Perpi- pelle des imitations. Le développement de
gnan, la joaillerie traditionnelle utilisait des l’industrie du verre à Murano, au XVe siècle,
grenats rouges extraits dans le massif des Pyré- a apporté son lot d’imitations du cristal de
nées, à proximité du Canigou. La France roche, de l’aventurine, de la calcédoine, de
compte aujourd’hui quelques milliers de prospec- l’agate, etc. La naissance de la cristallographie,
teurs, allant des amateurs du dimanche aux seau XIXe siècle, a créé un engouement pour la
mi-professionnels, rattachés à des clubs organisés. synthèse de cristaux. Dans l’univers de la joaillerie,
CSV : Comment repère-t-on de nouveaux gise- l’industrie des pierres de synthèse a pris son essor à
ments de nos jours ? la fin du XXe siècle. Pour le diamant, le plus ancien
J.-C. B. : La recherche systématique est quasi ex- procédé, mis au point dans les années 1950, consiste
clusivement réservée aux terrains diamantifères, à faire pousser des cristaux artificiels de plusieurs
aux mains des grandes compagnies minières. La carats en accéléré, à partir de petits germes placés à
plupart des autres gisements sont découverts par haute température et à haute pression dans des
hasard, principalement sur les bords de rivières. autoclaves, des sortes de Cocotte-Minutes. La gem-
L’érosion peut en effet entraîner les gemmes à des mologie est aussi entrée dans l’ère des traitements :
centaines de kilomètres de leur lieu d’origine, on sait désormais réduire les fissures internes d’une
avant de les déposer dans les sables alluvion- émeraude en y injectant de la résine époxy,
naires. Depuis que l’on connaît mieux bleuir des saphirs en les chauffant avec des
l’histoire de la Terre et le principe de la éléments chromophores, éliminer chimique-
tectonique des plaques, on parvient cepen- ment les inclusions disgracieuses d’un diamant
Verre de cristal
dant à resouder d’anciennes « provinces » autrefois aux armoiries en y ouvrant un canal par laserage…
scellées entre elles, ce qui donne des indices aux de la famille CSV : Quels sont les nouveaux enjeux de la gem-
Sforza, (Murano,
prospecteurs. La zone gemmifère riche en saphirs XVe siècle). mologie ?
de Ceylan se poursuit jusqu’à Madagascar qui elle- J.-C. B. : Marché oblige, les laboratoires internatio-
même se prolonge en Tanzanie et au Mozambique. naux spécialisés dans l’examen des diamants et des
Les gisements de topaze impériale, exploités dans pierres précieuses, tels le LFG (Laboratoire Français
l’État du Minas Gerais, au sud-est du Brésil, de Gemmologie), le SSEF et le GRS en Suisse, le
s’étendent jusqu’en Afrique, au Nigeria et au Zim- GIA aux États-Unis ou le HRD à Anvers suivent
babwe. Il arrive aussi que l’on retrouve des gise- attentivement les innovations et accompagnent les
ments oubliés, comme en Auvergne. L’exploita- acheteurs en leur fournissant des certificats officiels,
tion, souvent artisanale, se déroule en surface, avec garants de la nature des pierres et de leurs éventuels
des tranchées ou le long de galeries horizontales. traitements. Quand ceux-ci sont mentionnés, les
Le procédé le plus simple consiste à récupérer les pierres ne sont pas considérées comme des faux,
graviers dans des corbeilles, puis à les laver pour les mais leurs prix s’adaptent. Un diamant synthétique,
trier et en extraire les gemmes. Un mode opératoire par exemple, est beaucoup moins cher qu’un dia-
inchangé depuis des siècles en Asie, en Amérique mant naturel… Depuis les années 2000, la gemmo-
latine et dans une grande partie de l’Afrique, où la logie, enseignée dans des établissements supérieurs,
AKG-IMAGES / DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY
population est pauvre et la main-d’œuvre moins a aussi conduit les chercheurs à s’investir dans des
chère que les machines. travaux universitaires de haut niveau. Certains ont
CSV : Qu’a changé l’arrivée récente des traite- amené des innovations majeures, comme la produc-
ments et des pierres de synthèse ? tion de diamants de synthèse industriels en ingé-
J.-C. B. : Dans son acception première, historique, nierie moléculaire et à basse pression ou la création
une gemme est un matériau naturel qui n’a subi que de dispositifs optiques non rayonnants. Autant de
des actions de mise en forme comme le sciage ou le débouchés qui présagent d’un bel avenir.
polissage. Pourtant, dès l’Antiquité, les hommes se Propos reccueillis par Pascale Desclos

UN ŒIL DANS LE RÉTRO
NAPOLÉON // LE DOSSIER
IL Y A CENT ANS NAISSAIT THE
Les frères Disney

, Roy (à gauche
sur Kingswell av ) et Walt,
enue, à Hollywoo
d, en 1923.
Walt Disney avec Mickey Mouse, à Chicago, vers 1928.
AKG-IMAGES - THE DISNEY COMPANY. TOUS DROITS RÉSERVÉS - EVERETT COLLECTION / BRIDGEMAN
ier travail
ales lors de son prem
-têtes de lettres et des annonces théâtr
s en
Walt Disney créant de
freelance, vers 1920.
en

WALT DISNEY COMPANY
Le Disney Brothers Stu

dio, vers 1924.
E
n plein été 1923, Hollywood voit arri-
ver un jeune dessinateur-animateur de
21 ans, prénommé Walt, bien décidé à
se faire une place au soleil dans ce coin
d’Amérique déjà totalement dédié à
l’entertainement. Son truc, c’est l’animation,
les dessins animés. Quand il débarque de
Kansas City, il a derrière lui une création : le
Laugh-O-Gram Studio. Son propre studio
mière femme à
dés par Margaret J. Winkler, pre qui lui a permis de recruter les futurs
Les studios Winkler Pictures, fon e comedies de Walt Disney.
duire et distribuer des des sins animés, lancent les Alic artisans de sa réussite et de s’affirmer en
pro
chef de groupe avec, à ses côtés, Ub Iwerks,
un animateur de son âge rencontré en 1919
dans une société de communication publici-
taire. La faillite de son distributeur entraîne-
ra la sienne. C’est donc avec le pilote
des Alice Comedies, réalisé grâce aux
500 $ obtenus pour un film éducatif sur
l’hygiène dentaire, commandé par un
dentiste local, qu’il tente sa chance en
Californie. Ce pilote convaincra Margaret J.
Winkler, pionnière de la distribution de
dessins animés, de financer cette série de
courts métrages mêlant animation et prises
de vues réelles. Elle offre ainsi à Walt, et à
Roy Disney, venu épauler son jeune frère
dans l’aventure, un premier contrat
d’envergure. Un duo gagnant avec le cadet
à la création, l’ainé au business. À cette
occasion, les deux frères déménagent :
ils abandonnent le garage de leur oncle
Robert situé à Hollywood au
4406 Kingswell Avenue pour un premier
studio aménagé à la hâte à l’arrière d’une
agence immobilière voisine. Après les Alice
THE DISNEY COMPANY. TOUS DROITS RÉSERVÉS - ISTOCK
Comedies viendront les premiers films

entièrement animés avec pour mascotte
Oswald le lapin chanceux en 1927 et 1928.
Une brouille entre Walt Disney et les studios
Universal Pictures, détenteurs légaux du
lapin, entraîne la perte de la mascotte au
profit d’Universal Pictures. Walt Disney et
Ub Iwerks, qui a rejoint son ancien
partenaire à Hollywood dès 1924, ne se
laissent pas abattre et créent en 1928 un
remplaçant à Oswald : Mickey Mouse.
Alice et Walt Disney, vers 1924-1926. Dans la série de films muets et en noir et blanc, Elle deviendra la souris la plus célèbre au
Alice comedies, une jeune fille prénommée Alice se retrouve dans Cartoonland, monde et fera de The Walt Disney
un monde de dessins animés, avec entre autres personnages un chat nommé Julius. Company un véritable empire de l’entertai-
nement. François Mallordy

AU CŒUR DES EXPOS
AU CŒUR DES EXPOS // PARIS // PARIS
PLAISIRS OLFACTIFS À L’INS

Les fragrances font partie intégrante du monde arabe
depuis la plus haute Antiquité. Jusqu’au 17 mars 2024,
l’exposition Parfums d’Orient présente cette civilisation
du nez en alliant objets patrimoniaux, installations
contemporaines et dispositifs sensoriels.
O
ud, encens, myrrhe, musc, eau
Flacon à eau
de rose, jasmin… Ces ingré- de rose iranien,
dients représentent un échan- du Xe - XIe siècle.
tillon typique des senteurs prisées de-
puis des millénaires dans la civilisation
arabo-musulmane, avant même l’appa-
rition de l’islam : « Dans le monde arabe,
et par extension dans les mondes turcs et
iraniens voisins, la culture des parfums re-
monte à la plus haute Antiquité », indique
Agnès Carayon, co-commissaire de
l’exposition Parfums d’Orient, présentée
par l’Institut du monde arabe
jusqu’au 17 mars 2024.
ENCENS ET MYRRHE
Dans ce parcours regroupant plus de
200 œuvres historiques, belle est la part
faite aux essences orientales, aussi nom-
breuses qu’éclectiques. Deux ingrédients
d’origine végétale constituent leur base :
l’encens, une gomme résineuse extraite
de Boswellia sacra, et la myrrhe, une
gomme résineuse extraite de Commiphora
Aspersoir en
myrrha. Ces deux espèces, des arbres verre soufflé
endémiques de la péninsule arabique et et moulé,
probablement
de la corne de l’Afrique, positionnent iranien, et du
très tôt l’Arabie à l’épicentre de la par- XIXe siècle.
fumerie orientale, de même que la présence
d’ambre gris, une concrétion intestinale
de cachalot notamment récoltée sur les
THE KHALILI COLLECHONS - MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LYON
rives occidentales de l’océan Indien, ou

encore les blattes de Byzance, une subs-
tance issue de l’opercule de mollusques
présents en mer Rouge.
À ces composants autochtones s’ajoute
une liste hétéroclite d’autres éléments,
parfois exportés de loin : ainsi, le oud est
la pourriture d’une espèce d’arbre d’Asie
du Sud-Est infesté par un champignon,
tandis que le musc désigne la sécrétion
PARFUMS D’ORIENT
INSTITUT DU MONDE ARABE, PARIS
odorante de la glande préputiale abdomi-
Jusqu’au 17 mars 2024 nale d’un chevrotain porte-musc mâle

TITUT DU MONDE ARABE
Shedding Skin, par Yumna

al-Arashi, Beyrouth, 2017,
projection vidéo de 8 mn,
collection de l’artiste.
qui rumine sur les contreforts de l’Hima- l’arrivée de l’islam : « Il y a un souk du cœur de cette Arabie des effluves issues
laya. Sans compter de nombreuses fleurs parfumeur dans toutes les villes arabes et il des cuisines familiales, du souk en passant
typiques, comme les roses ou le jasmin du est le plus proche de la mosquée principale, par l’arrière-boutique du parfumeur
pourtour méditerranéen et le safran iranien ! signe de sa haute estime sociale », souligne traditionnel. « Nous avons voulu mettre
Tous ces ingrédients participent à donner la co-commissaire de l’exposition. en avant les parfums eux-mêmes, en créant
leur signature aux essences orientales, « des un parcours olfactif avec un parfumeur qui
parfums chaleureux et résineux, qui ont du PARCOURS SENSORIEL utilise des moyens techniques récents, explique
corps et sont assez forts et ambrés », résume Unique en son genre en France, l’expo- Agnès Carayon. Je pense que le ré-
Agnès Carayon. Le commerce à longue sition allie objets patrimoniaux (fioles à sultat offre quelque chose d’assez inédit,
YUMNA AL ARASHI
distance de ces denrées depuis des millé- parfums, manuscrits, textiles…), instal- avec une expérience sensorielle pertinente
naires témoigne de l’importance du parfum lations contemporaines et dispositifs qui ne sature pas les visiteurs », conclut-elle.
dans le monde arabe, maintenue après sensoriels pour plonger le visiteur au François Mallordy

AU CŒUR DES EXPOS // PARIS
LA MAISON POINCARÉ,
UN MUSÉE DÉDIÉ AUX MATHÉMATIQUES À PARIS
Depuis le 27 septembre, sur le site du campus Curie, un nouveau musée ambitionne de présen-
ter les mathématiques au grand public. Dans l’esprit de l’ouverture intellectuelle de Henri
Poincaré, immense mathématicien qui marque l’exposition permanente de son héritage.
E
t si les maths s’invitaient au musée une conférence entière au sujet en 1908,
comme sujet principal, et non intitulée L’invention mathématique.
comme support aux sciences
expérimentales ? C’est le défi que tente VIVANTE ET DIVERSIFIÉE
de relever la Maison Poincaré depuis le Symbole de l’ouverture de la discipline,
27 septembre, date de son inauguration le nouveau lieu d’exposition occupe
au cœur du Quartier latin. S’il emprunte l’ancien bâtiment du laboratoire de chimie
son nom à l’Institut Henri-Poincaré physique fondé par le prix Nobel de
(IHP), dont il fait partie, ce premier physique Jean Perrin sur le campus his-
musée parisien dédié aux mathéma- torique de l’Université Pierre et Marie
tiques s’inscrit tout autant dans l’héritage Curie, regroupée avec l’Université Pa-
dudit Henri Poincaré (1854-1912). ris-Sorbonne dans Sorbonne Université
Le mathématicien nancéien, qui a marqué depuis 2018. « Quand j’ai rejoint le projet,
tant sa discipline que la physique de ses les locaux étaient déjà attribués à l’Ins-
contributions décisives, s’est illustré par titut Henri-Poincaré, mais toute l’exposition
sa volonté de viser au-delà des mathé- permanente restait à faire. J’ai travaillé à ce
matiques, tout comme l’exposition que cette dernière transmette au grand public
permanente de la maison Poincaré. « Nous une image vivante et diversifiée des maths »,
avons voulu montrer que les maths sont en poursuit la directrice de l’IHP.
interaction avec les autres sciences, où elles Le parcours alterne ainsi dispositifs in-
présentent une utilité concrète », explique teractifs, vidéo, objets de la vie quotidienne
Sylvie Benzoni-Gavage, professeure à et explications associées, mais aussi des
l’Université Claude Bernard Lyon 1 et Henri Poincaré à sa table de travail, XIXe siècle. présentations d’objets patrimoniaux issus
directrice de l’IHP. des fonds de l’IHP, tandis qu’un petit
miques. Les visiteurs sont également jardin recèle la mascotte du musée, un
MUSE INCONSTANTE invités à découvrir les témoi- fascinant Rulpidon d’acier atteignant deux
BIBL. DE L’ECOLE POLYTECHNIQUE / LEONARD DE SELVA - INSTITUT HENRI POINCARÉ, PARIS-ULYSSE LACOSTE
Autre hommage indirect au géant Poin- gnages vidéo de chercheurs, qui éclairent mètres de haut. Ce dernier apparaît
caré, le parcours de l’exposition perma- la manière dont ils trouvent l’inspiration au comme un rond ou un carré selon l’angle
nente aborde des branches mathématiques quotidien. Là encore, Poincaré est l’un d’observation – un dernier clin d’œil à
qu’il a contribué à fonder, comme la des premiers à avoir réfléchi en détail à la figure éponyme du musée.
topologie ou l’étude des systèmes dyna- cette muse inconstante : il dédia même François Mallordy
À côté de la réhabilitation, la démolition
S i la transformation de l’ancien
laboratoire de chimie physique
en musée de mathématiques a
été bien accueillie, ce n’est pas
le cas de la démolition de son
radioactives étudiées par Marie
Curie. Depuis le 24 mars, le pavillon
fait l’objet d’un permis de démolir
afin d’agrandir l’institut Curie.
Un riverain a lancé une pétition
voisin de quelques mètres, de protestation qui a recueilli
le Pavillon des sources. Créé 150 signatures en trois semaines,
en 1914 par l’architecte Henri-Paul et l’association de sauvegarde du
Nénot, il servait de lieu de stockage patrimoine Paris historique s’oppose
LA MAISON POINCARÉ
CAMPUS CURIE, PARIS et de purification des matières avec véhémence au projet.
Depuis le 27 septembre

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CŒUR DES EXPOS // PARIS
AUAUSSI...
ET
MONTPELLIER
À LA DÉCOUVERTE
DE LA SEPTIMANIE
A
ttestée pour la première fois sous la plume de l’évêque
d’Arvernis (future Clermont-Ferrand) en 472, la Sep-
timanie désigne la partie nord du royaume des Wisigoths,
ces peuplades germaniques qui se sont installées au Ve siècle dans
la péninsule ibérique et dans l’actuel Languedoc-Roussillon.
Mouvante au fil du temps, la Septimanie recouvre jusqu’à l’An mil
différents fiefs plus ou moins étendus autour du puissant évêché
de Narbonne. En s’appuyant sur environ 200 objets de cette
époque pour la plupart récemment excavés, l’exposition retrace
la vie quotidienne au haut Moyen Âge dans ce fief singulier tour
à tour administré par les Romains, les Wisigoths, les Arabes et
les Francs. Entre le Ve siècle et l’An mil, loin de subir un âge
sombre de stagnation culturelle, la région constitue un carrefour
entre civilisations dont l’importance du
patrimoine archéologique et artistique
souligne la vitalité dans la continuité de
l’Empire romain, à rebours du mythe de
l’effondrement brutal de ce dernier. F.M.
SEPTIMANIE. LANGUEDOC ET ROUSSILLON

DE L’ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE
MUSÉE HENRI-PRADES, MONTPELLIER
Jusqu’au 5 février 2024
NICE
PARIS DANS L’ŒIL
DE DOISNEAU
D
ans cette rétrospective ciblée exposée au musée de la
photographie de Nice jusqu’au 28 janvier 2024, 78 tirages
anciens ou vintage présentent la période de production
de Robert Doisneau la plus connue, sa période parisienne entre
les années 1930 et 1970. Complétées par deux grands montages
en relief, ces photos soulignent l’intérêt de Doisneau pour les
petits moments poétiques de la vie quotidienne, ceux qui passent
inaperçus à moins d’observer la ville avec un œil aussi réactif
et malicieux que le sien. Originaire de Gentilly, en banlieue
parisienne, le photographe français usant du noir et blanc a
capté sur le vif, au détour des rues franciliennes de l’après-guerre,
les enfants en train de jouer avec Les frères, les amoureux avec Le
Baiser de l’Hôtel de Ville, et le quotidien en général : un policier
dans la rue, les bistrots, des passants…
À travers des photos plus ou moins
23FORWARD - ATELIER ROBERT DOISNEAU
célèbres, le visiteur est invité à renouer

avec la simplicité et la beauté de ce
quotidien disparu. F.M.
ROBERT DOISNEAU –
LE MERVEILLEUX QUOTIDIEN
MUSÉE DE LA PHOTOGRAPHIE, NICE
Jusqu’au 28 janvier 2024

BANDES DESSINÉES
LE MONT SANGLANT
E
n avril 1942, en pleine occupation nazie, les tra-
vailleurs immigrés communistes s’organisent en
un mouvement structuré de résistance, les Francs-ti-
reurs et partisans – main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI).
Jusqu’à 65 personnes font partie de cette entité très active
en région parisienne, dont son célèbre co-dirigeant Missak
Manouchian et son groupe, qui finiront pour la plupart
exécutés au Mont-Valérien. À travers l’histoire de Marcel
Rajman, Juif polonais membre des FTP-MOI, lui aussi
exécuté dans la clairière de la forteresse le 21 février 1944
à 20 ans, cette BD permet d’appréhender les mécanismes
d’entrée en Résistance,
la structuration des
mouvements et le rôle
du Mont-Valérien, haut
lieu d’exécution, dans
la répression. F.M.
DU SANG
DANS LA CLAIRIÈRE
TAL BRUTTMANN,
ANTOINE GRANDE
ET EFIX
(paru le 6 octobre)
Éditions Ouest-France,
96 pages.
FORT COMME ATATÜRK!
M
arie Bardiaux-Vaïente et Andrea Meloni détaillent
la manière dont le militaire ottoman puis turc
Mustafa Kemal Pacha, dit Atatürk, a façonné la
PLEINS FEUX SUR LES LUMIÈRES Turquie moderne sur les décombres de l’Empire ottoman
en s’inspirant de la culture occidentale. Quoi de mieux
C
e 12e tome de l’Histoire dessinée de la France nous pour mettre en scène les débuts de la Turquie moderne
entraîne dans les pas du commis voyageur Jean-Fran- que le Nutuk (discours, en turc), ce récit fondateur du
çois Favarger, qui effectue en 1778 un tour du pays kémalisme lu du 15 au 20 octobre 1927 par Atatürk devant
pour le compte de la Société typographique de Neuchâtel. le parlement ? En donnant vie à ce discours-fleuve de
Ses nombreuses rencontres (avec un aubergiste, un boulanger, 36 heures, les auteurs font découvrir l’histoire par le prisme
un philosophe…) sont l’occasion de disséquer l’esprit des d’Atatürk, entre son refus du dépeçage de l’Empire ottoman
Lumières, ce courant philosophique, littéraire et intellectuel après la Première
qui éclaira l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Et surtout Guerre mondiale, son
d’interroger l’héritage de cette période si importante dans combat forcené contre
l’histoire de notre pays. Ainsi des échanges entre un ex- les termes du traité de
ploitant agricole séduit par les avancées de l’agronomie Sèvres ou encore sa
moderne, qui promet d’augmenter les rendements, et un présidence de 1923
petit paysan attaché à la jachère autant qu’à la préservation à 1938. F.M.
des paysages, qui font écho aux préoccupations de notre
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HYMNES, FAUX PAS, LÉGU-
LA MARSEILLAISE. LES PIRES HISTOIRE DU

UNE HISTOIRE DÉCISIONS VÉGÉTARISME
DANS LE MONDE DE L’HISTOIRE VALÉRIE
BERNARD DE FRANCE CHANSIGAUD,
RICHARD, RENAUD Buchet-Chastel,
CNRS éditions, THOMAZO, 432 pages.
350 pages. Larousse,
128 pages.
HYMNE GRAINES DE LA VIE

(INTER)NATIONAL CATASTROPHES SANS VIANDE
S L U
trasbourg, nuit du 25 au a participation aux croisades ne mode récente, motivée
26 avril 1792. La ville est en médiévales ? L’opération s’est par l’amour des animaux,
première ligne d’une guerre soldée par un véritable bain voire la prise de conscience
qui va durer jusqu’en 1815. de sang pour les chrétiens… des ravages climatiques de
Le jeune capitaine du génie Rouget de La révocation de l’édit de Nantes, qui l’élevage ? Loin de là : au VIe siècle avant
Lisle est loin de se douter que la chanson accordait des droits religieux aux notre ère, le végétarisme était déjà
qu’il s’apprête à composer pour ses frères protestants ? Après cette décision de mentionné dans les écrits de Pythagore,
d’armes sera reprise quelque vingt-trois Louis XIV, les violences contre les rappelle l’historienne des sciences et de
ans plus tard, comme un chant du cygne, huguenots reprennent de plus belle, l’environnement Valérie Chansigaud.
par les derniers soldats de la garde installant durablement dans le pays Elle développe ici l’histoire de cette
impériale défaits à Waterloo… Mais si l’intolérance religieuse. La vente de la pratique très ancienne. Un temps nommée
cet air puissant et ces paroles à la violence Louisiane par Napoléon Ier ? C’est la « légumisme », elle prend ses racines
assumée font vibrer la fibre patriotique perte, pour quelques millions de francs dans la croyance que la viande serait
des soldats français, depuis plus de deux seulement, d’un formidable empire source de mal-être et qu’un régime
cents ans, elle stimule également la américain… Ce joli livre très illustré l’excluant serait donc plus « sain ». Un
combativité des étrangers. C’est cette revient sur 24 décisions qui ont modifié véritable mode de vie qui s’accompagne
histoire universelle que choisit de conter pour le pire le cours de l’histoire de souvent d’autres formes de restrictions,
Bernard Richard. Celle d’un chant de France. Si toutes ne furent pas concernant la sexualité, le café et le thé,
guerre devenu un chant révolutionnaire immédiatement regrettées, leurs l’alcool ou le tabac, apprend-on. Surtout,
mondial, traduit dans presque toutes les conséquences dramatiques sont l’autrice s’interroge sur le grand paradoxe
langues, qui accompagna les peuples aujourd’hui unanimement reconnues. du végétarisme : malgré toutes les raisons
décidés à se libérer de leurs oppresseurs L’historien Renaud Thomazo les replace sanitaires, spirituelles ou même politiques
de l’Espagne à l’Amérique latine, au dans leur contexte avec de nombreux qui pourraient encourager son dévelop-
XIXe siècle, ou encore de la Russie au fac-similés à l’appui, du faux laissez-passer pement, celui-ci reste très minoritaire
Chili, au XXe siècle. Des illustrations de Louis XVI lors de sa fuite à Varenne dans nos sociétés… La chercheuse dé-
soigneusement choisies (les déportés de au statut des juifs annoté de la main du cortique les ressorts de la pression sociale
Buchenwald entonnant le chant à la maréchal Pétain, en passant par les qui nous pousse, inconsciemment, au
libération de leur camp, la partition emprunts russes qui ruinèrent conformisme alimentaire.
d’une version australienne de l’hymne…) au XXe siècle des centaines de milliers
ponctuent la lecture. Et rappellent que d’épargnants.
loin de se limiter à un chant de supporters
de foot, « la Marseillaise demeure tel un
phare continuant de guider nos libertés sans
cesse à défendre ».
DR

MISTES & AUTRES HISTOIRES
Par Cécile Gérardin
IL ÉTAIT UNE FOIS ALBUM LE GÉNIE

LA TERRE DE FAMILLE. HUMAIN.
PIERRICK LA GRANDE LES ARCHIVES
GRAVIOU HISTOIRE DES
ET ERIK DE NOS INVENTEURS
ORSENNA, ANCÊTRES DE 1791
ILLUSTRATIONS GUIDO À NOS JOURS
DE SERGE BARBUJANI, BRUNO
BLOCH, Albin Michel, FULIGNI,
Gallimard, 368 pages. Gründ,
212 pages. 232 pages.
C’EST L’HISTOIRE UNE (TRÈS) EURÊKA

D’UNE PLANÈTE GRANDE FAMILLE J’AI TROUVÉ !
A J F
ttachez vos ceintures ! Le usqu’où la généalogie est-elle ouiller dans les archives de
voyage que nous vous propo- familiale et à partir de quand l’Institut national de la pro-
sons va vous conduire loin, nous inscrit-elle dans une priété industrielle à la re-
très loin, de l’infiniment grand histoire commune ? « Remonter cherche des traits de génie
à l’infiniment petit, de l’infiniment vieux à vingt générations en arrière nous ramène – de folie ? – des inventeurs ? Cette idée
l’infiniment jeune… » Promesse tenue : à une époque où nous avions 220 ancêtres, un peu loufoque est venue à l’historien
en 50 courts chapitres, ce livre aux il- c’est-à-dire à un million de personnes », Bruno Fuligni lorsqu’il a découvert que
lustrations élégantes emmène le lecteur rappelle le généticien italien Guido le célèbre tueur en série Henri-Désiré
à la découverte de chacune des briques Barbujani. L’album de famille qu’il Landru avait déposé, le 25 février 1899,
qui constituent notre Planète bleue. compose ici est donc celui de notre lignée, un brevet d’invention pour une « bicyclette
L’eau, l’air, les plantes, les animaux… l’espèce humaine. Avec, dans le rôle de à moteur transformable en tricycle »…
Du minéral au vivant, de la formation l’arrière-grand-mère, la célèbre austra- Ce petit livre détaille l’histoire de for-
des continents aux récentes colères du lopithèque Lucy, du cousin, l’homme midables machines censées nous aider
sous-sol, la Terre se dessine peu à peu d’Altamura, un Néandertalien dont le dans tous les domaines de la vie quoti-
sous la plume du géologue Pierrick squelette a été retrouvé en 1993 dans dienne. À marcher, tel le Parafroid aux
Graviou et de l’écrivain Erik Orsenna. le sud de l’Italie, ou encore, à la place pieds, sorte de chaussette garnie de piments
4,5 milliards d’années d’évolution qui du fils, Ötzi, qui vivait dans les Alpes il rouges d’Afrique. À voler, avec l’Aigle,
se dévorent comme un roman, jusqu’à y a quelque 5 300 ans. Chaque portrait un « système de navigation aérienne »
l’apparition d’« une drôle de bête […] est illustré d’une représentation picturale en forme d’oiseau géant. À paraître, avec
réussissant à transformer sa surface en un – reconstituée d’après l’analyse génétique le couvre-moustache destiné à protéger
véritable capharnaüm ». Les auteurs ne du fossile – qui accroît le sentiment de cette dernière des débris de nourriture.
sombrent pas pour autant dans le pes- proximité avec ces très lointains ancêtres. Ou encore à festoyer, avec le désormais
simisme : « Le scénario précis de la future Car, comme l’écrit l’auteur, « d’une célèbre muselet, grâce auquel les bouchons
histoire de notre planète reste à écrire, certaine manière, ce livre a pour sujet des bouteilles de champagne font un
estiment-ils. Ce que l’on sait, c’est que l’importance qu’il y a à se regarder en face. réjouissant « pop » en sautant… ou cet
de nombreuses espèces devront s’adapter Notre album de famille, les traces et les astucieux ouvre-huîtres dont on a tous
[…]. Faute de quoi, elles disparaîtront […], visages de ceux qui ont foulé avant nous le rêvé, mais, qui n’a, hélas, pas connu le
laissant la place vacante pour de nouveaux sol de notre planète délivrent un message même succès. Les schémas et descriptions
occupants. Peut-être même pour des animaux qui, à travers les générations, est parvenu méticuleuses qui illustrent chaque cha-
ou des végétaux que l’on n’imaginait pas jusqu’à notre époque, et nous raconte ce pitre, à défaut d’éclairer le lecteur sur le
pouvoir exister réellement. Vive le Marsu- que nous avons été ». fonctionnement de ces ingénieux engins,
pilami ! » ont le mérite d’être souvent hilarants.

RENDEZ-VOUS LE 7 FÉVRIER PROCHAIN POUR NOTRE NUMÉRO CONSACRÉ À
ISRAËL/PALESTINE
La genèse
La prise de Jérusalem
par Nabuchodonosor II
au VIe siècle av. J.-C.
Le Premier Temple (ou
Temple de Salomon) est
conquis, et des citoyens
sont emprisonnés
(enluminure de
Jean Fouquet in Les
Antiquités judaïques
de Flavius Josèphe,
v. 1470-1475).
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO DÉPARTEMENT INTERNATIONAL

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Aimie Eliot, Cécile Gérardin, PRÉPRESSE/PHOTOGRAVURE Sylvain Boularand,
Fabienne Lemarchand, François Mallordy, IMPRIMERIE IMAYE Graphic, 96, bd Henri-Becquerel,
Marielle Mayo, Christophe Migeon, ZI les Touches 53021 Laval.
Philippe Testard-Vaillant. ISSN : n° 1157-4887 Affichage environnemental
SERVICE LECTEURS sev.lecteurs@reworldmedia.com Commission paritaire : n° 1123 K 79605. Origine du papier : Allemagne.
DIRECTION-ÉDITION Tarif d’abonnement légal : 1 an, 6 n° : 41,40 €.
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Directeur d’édition : Germain Périnet Dépôt légal : mai 2022
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explique l’historien Thomas Vernet-Habasque

En bas à droite, Mansa Musa (1312-1337), sultan du Mali,

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