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collection tempus

Arnaud TEYSSIER

LYAUTEY
« Le ciel et les sables sont grands »

PERRIN
www.editions-perrin.fr
Secrétaire générale de la collection : Marguerite de Marcillac

© Perrin, 2004 et 2009 pour la présente édition


Perrin, un département d’Édi8

12, avenue d’Italie


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
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Hubert Lyautey en costume algérien vers 1885. © Rue des Archives

EAN : 9782262066086

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tempus est une collection des éditions Perrin.

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Sommaire

Couverture

Titre

Copyright

LE MÉMORIAL DE LYAUTEY : POÉSIE ET ARTIFICE

1 - L’ENFANCE DANS UN CORSET

L’OBSESSION DES ORIGINES

UNE ENFANCE « PROUSTIENNE »

PRÉSENCE DE L’HISTOIRE

2 - LE ROUGE, LE NOIR, LE SOLEIL D’ALGÉRIE

SERVITUDES MILITAIRES ET TOURMENTS INTÉRIEURS

L’ALGÉRIE

3 - ANNÉES DE PÈLERINAGE

LE VOYAGE D’UN DILETTANTE

VRAIS DÉBUTS MILITAIRES

LA RENCONTRE AVEC VOGÜÉ


4 - LA MATURITÉ, ENFIN

LE RÔLE SOCIAL DE L’OFFICIER

NOUVELLES INTERROGATIONS

ULTIME PÈLERINAGE

5 - L’INDOCHINE, OU L’APPRENTISSAGE COLONIAL

LA ROUTE DES INDES

UN MAÎTRE, GALLIENI

PREMIÈRES LEÇONS EN POLITIQUE

6 - MADAGASCAR, OU L’APPRENTISSAGE DU POUVOIR

PREMIER SÉJOUR À MADAGASCAR

MISSION À PARIS

RETOUR À MADAGASCAR : PREMIER « PROCONSULAT »

UNE AMBITION QUI S’AFFIRME

7 - AUX CONFINS DU MAROC ET DE LA POLITIQUE

UNE NOUVELLE CARRIÈRE QUI S’OUVRE

UN DÉSERT « PLEIN DE LA FRANCE »

PREMIERS ÉLÉMENTS D’UNE POLITIQUE LYAUTÉENNE

UN GÉNÉRAL SOUS SURVEILLANCE

TANGER : LA CRISE QUI PARALYSE TOUT


LE « COMBISME » QUI DURE ET QUI DIVISE

EFFICACITÉ ET LIMITES DE LA « TACHE D’HUILE »

8 - PORTRAIT D’UN « AVENTURIER »

CE QUE TOUT LE MONDE PENSE ET PERSONNE NE DIT

LA SÉDUCTION PAR L’INTELLIGENCE

9 - VERS LE MAROC (1907-1912)

À QUAND LE MAROC ?

LE SUICIDE OU LE MARIAGE ?

AGADIR, DIVINE SURPRISE

10 - UN ROYAUME POUR LA RÉPUBLIQUE (1912-1916)

RÉTABLIR L’ORDRE, CHANGER LE SOUVERAIN

RECONSTRUIRE L’ÉTAT

L’ESPRIT ET LES INSTRUMENTS DU PROTECTORAT

RÉFORMES À MARCHE FORCÉE

LA GUERRE ET SES QUESTIONS

NOUVEAUX TOURMENTS INTÉRIEURS

11 - « LEURS FIGURES »

LE PIÈGE SE REFERME

PSYCHODRAME À LA CHAMBRE
12 - « LE MAROC SANS ISSUE ? »

« LYAUTEY L’AFRICAIN » : UN NOUVEAU MONARQUE ?

LA PAIX ET LE RETOUR DES DIFFICULTÉS

13 - SÉJOURS PARISIENS ET DERNIERS RÊVES DE POUVOIR

À LA RECHERCHE D’UN RELAIS

14 - UN RÈGNE S’ACHÈVE

LYAUTEY, VISIONNAIRE

UN POUVOIR QUI AGACE

LA GUERRE DU RIF

15 - UN ROI SANS DIVERTISSEMENT

L’EXPOSITION COLONIALE

LE REFUGE LORRAIN

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ AVEC LES CROIX-DE-FEU

16 - « LE MAROC N’ÉTAIT QU’UNE PROVINCE DE MON RÊVE »

LES TOMBEAUX DE LYAUTEY

QUELLE POSTÉRITÉ ?

CONCLUSION

LA CARRIÈRE D’HUBERT LYAUTEY

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE
1. Archives

2. Bibliographie

INDEX

CARTES
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(catalogue, auteurs, titres,
extraits, salons, actualité…),
vous pouvez consulter notre site internet :
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« Et de quoi vous plaindriez-vous ? Vous n’aurez “que le ciel et les sables” ? Le
ciel et les sables sont grands. »
Alexandre VIALATTE,
Les Fruits du Congo.
LE MÉMORIAL DE LYAUTEY :
POÉSIE ET ARTIFICE

« Il s’est bâti de ses mains un certain tombeau, de ces tombeaux qui font envie. »
Paul VALÉRY, Fragment d’un Descartes.

Le décor est en place pour la dernière scène. Le lieu est simple et


dépouillé, un petit village, au pied de la colline de Sion-Vaudémont :
Thorey, département de Meurthe-et-Moselle. Quelques centaines
d’habitants, des paysans, vivent au milieu de ce paysage âpre et dénudé,
dominé, de quelques centaines de mètres, par un haut lieu spirituel, très
ancien, qui doit l’essentiel de sa notoriété à l’imagination d’un écrivain.
En 1913, Maurice Barrès, natif de Charmes, un bourg assez proche situé
dans le département des Vosges, a fait connaître cette terre au grand public
en y situant la scène de son plus célèbre roman : La Colline inspirée, c’est
ainsi qu’il a nommé cette « faible éminence sur une terre la plus usée de
France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises
champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges ». L’histoire qu’il y retrace est
celle de l’hérésie des frères Baillard, qui tourmenta la région dans la
première moitié du XIXe siècle, au temps du roi Louis-Philippe. C’est une
histoire sombre et ardente, qui agite de terribles passions humaines. Ce pays
sévère et froid peut revendiquer un autre patronage, plus ardent encore,
mais plus lumineux ; car Thorey est à égale distance de Domrémy et de
Vaucouleurs, villages d’où partit, au XVe siècle, l’aventure de Jeanne d’Arc.
Domrémy appartenait à la seigneurie de Vaucouleurs, et le hameau où
Jeanne est née est situé, écrit Michelet, « entre la Lorraine des Vosges et
celle des plaines, entre la Lorraine et la Champagne ».
Ainsi, Thorey, petit village anonyme sur les marches de la France, si
discret mais si bien placé, est riche de souvenirs historiques et
d’évocations… et pourtant si loin des couleurs flamboyantes du Maghreb.
C’est cette demeure lorraine, sans vrai lustre ni séduction, qu’a choisie, au
lendemain de la Grande Guerre, le maréchal Lyautey, pour vivre une part de
ses derniers jours, et pour tenter de reconstituer son univers familier qui
avait été emporté par les flammes aux premiers jours du conflit – le château
de Crévic, que l’armée allemande avait détruit jusqu’à la dernière pierre, et
qui était l’antique maison familiale, le lieu de tous les souvenirs d’enfance.
Le « château » de Thorey est plus modeste, c’est un simple manoir, une
maison de campagne, que le vieux militaire a agrandi, et arrangé à son goût,
avec un souci esthétique singulier. Il a réservé le dernier étage à des
fantaisies d’enfant : ici, des alignements de photographies, personnalités
célèbres et amies, là un salon marocain reconstitué. Tel qu’il est, pris dans
son ensemble, le lieu est extraordinaire, mais il appelle, encore aujourd’hui,
analyses, décryptages, interprétations. L’installation définitive du maréchal,
après son retour du Maroc en 1925, l’a transformé en lieu de pèlerinage
pour les écrivains, les journalistes, et, de manière plus rare, pour quelques
hommes politiques. On songe d’évidence à ce que sera Colombey pour de
Gaulle, à l’époque d’une autre république finissante, mais la comparaison
s’arrête là, puisque Lyautey, n’ayant jamais entrepris de marche vers le
pouvoir, n’aura jamais à préparer un quelconque « retour ».
Lyautey, qui a triomphé au Maroc, mais qui, en France même, a manqué
son destin politique, de même qu’il a manqué son rendez-vous avec la
grande guerre de 1914. Lui dont l’autorité, le prestige, la réelle grandeur ont
étincelé au Maroc, n’a pas été capable d’empêcher l’offensive de Nivelle et
la tuerie du Chemin des Dames. Il le sait, mais il n’en est pas moins écrasé
de gloire, d’hommages et d’honneurs, il a su même se retirer du Maroc avec
panache, en accusant l’ingratitude des gouvernements, et, maintenant, voici
qu’il met en scène la dernière étape de sa vie publique, comme il a mis en
scène, déjà, sa vie entière. Toutes proportions gardées, Thorey est, en
quelque sorte, son rocher d’exil, le lieu ultime de composition de son
mémorial : tous ses anciens collaborateurs, ses disciples, ses biographes
seront, pour lui, autant de Las Cases, de chroniqueurs scrupuleux de sa
gloire.
C’est là, dans ce lieu frappé d’un romantisme austère, que la mort vient le
trouver, à la fin de juillet 1934. Quelques semaines plus tôt, spectacle
insolite, un hôte de marque était reçu en ces lieux : le sultan du Maroc, Sidi
Mohammed Ben Youssef, accompagné de son fils, âgé de cinq ans, et de
son chef du protocole, Si Kaddour ben Ghabrit. Le petit garçon, perché sur
le genou du maréchal, observe, attentif et fasciné. Il régnera vingt-sept ans
plus tard sur l’empire chérifien, sous le nom de Hassan II. Ce jour-là, le
Maroc, et avec lui l’aventure tout entière de Lyautey, déjà connue du monde
entier, et avec Lyautey une part de l’aventure de la France, s’engouffraient
dans ce domaine rugueux et froid. Cette visite saisissante avait été la
dernière réception officielle du maréchal, son adieu à la vie qui, pour lui,
n’avait jamais cessé d’être une vie publique.
Tout avait été très vite. Dans la nuit au 17 au 18 juillet, il avait été pris
d’une violente crise hépatique qui, en quelques jours, eut raison d’une
résistance physique déjà très atteinte. Le 27 juillet, en début d’après-midi,
Lyautey rend le dernier soupir. Un décret, en date du 28 juillet, dispose qu’il
sera fait « à Louis-Hubert-Gonzalve Lyautey, maréchal de France, des
funérailles nationales qui seront célébrées par les soins de l’État et aux frais
du Trésor public. » La République ne pouvait faire moins pour le plus
illustre de ses fonctionnaires. Le sultan du Maroc revient à Thorey, une fois
encore, pour s’incliner sur la dépouille du maréchal. Ce dernier va être
enterré comme un roi. Quoi d’étonnant ? De son vivant même, Lyautey
avait pu lire sous la plume de Daniel Halévy, son ami, l’un des plus grands
intellectuels du temps, ce jugement qui, d’une phrase à peine, dit tout : « Ce
royaliste sans roi se créa au Maroc un royaume et le donna à la France,
c’est-à-dire à la République. » C’était une paraphrase subtile et profonde du
mot de l’inénarrable princesse Bibesco qui avait célébré en son temps, sans
y voir plus que cela, « le légitimiste qui avait donné un empire à la
République ». L’aventure marocaine, formidable d’énergie, aura tout
absorbé, emportant avec elle, dans un tourbillon de gloire et de mystère,
l’une des personnalités les plus belles, les plus secrètes de notre histoire.
Cette aventure n’avait duré pourtant que treize ans.
Mais le rituel n’est pas achevé. Quelques jours après sa mort, de
somptueuses funérailles à Nancy célèbrent le dernier des princes lorrains.
La nuit, son corps est transporté dans la chapelle des ducs de Lorraine où
des soldats le veilleront. Puis il reçoit son premier tombeau, un tombeau
d’attente, en attendant le vrai. Un an plus tard, selon son vœu ultime, son
corps est transporté au Maroc, pour y être inhumé avec la plus explicite des
épitaphes, rédigée par lui-même avec grand soin :

ICI REPOSE
LOUIS-HUBERT LYAUTEY
QUI FUT LE PREMIER RÉSIDENT GÉNÉRAL
DE FRANCE AU MAROC, 1912-1925,
DÉCÉDÉ DANS LA RELIGION CATHOLIQUE
DONT IL REÇUT EN PLEINE FOI LES DERNIERS
SACREMENTS
PROFONDÉMENT RESPECTUEUX DES TRADITIONS
ANCESTRALES ET DE LA RELIGION MUSULMANE
GARDÉE ET PRATIQUÉE
PAR LES HABITANTS DU MAGHREB

Le message est limpide, il ne se réfère qu’à la foi religieuse. Foi


catholique du « prince » – tardive, mais réelle –, foi musulmane des
« sujets » qu’il s’était choisis. Lyautey a voulu s’ensevelir dans sa propre
légende, dans sa légende marocaine, une légende entretenue, avec ferveur et
efficacité, par les esprits les mieux avertis. L’un de ses agents de
propagande les plus efficaces ne fut-il pas la romancière américaine Edith
Wharton, qui lui dédia son Voyage au Maroc en 1920, avec tout un chapitre
de faits et statistiques fort peu littéraires, entièrement consacré à l’œuvre du
maréchal et au « miracle » Lyautey ? Reçu à l’Académie française en 1955,
Jean Cocteau, qui l’avait bien connu, ne disait-il pas : « Voilà le style de
cette âme exemplaire qui sut trop bien comprendre la différence qui existe
entre respecter une race et la réduire en esclavage, entre la colonisation et le
colonialisme. » Plus près de nous, Gilbert Comte résume toute une tradition
quand il dépeint le « puissant anticonformisme de Lyautey », ce
« tempérament complexe » qui renferme « l’une des ultimes
personnifications du génie national », cette aptitude « à recueillir des
applaudissements de toute part sans se savoir bien compris1 ». Dans l’ordre
du roman, Edmonde Charles-Roux apporte, dans sa biographie d’Isabelle
Eberhardt, sa talentueuse contribution au mythe Lyautey. Elle nous présente
un officier anticonformiste, en rupture permanente avec sa hiérarchie, ne
tenant jamais en place, et qui n’est pas loin d’être un « réfractaire », au
même titre que son héroïne.
Il n’est jusqu’à Jacques Berque, grand spécialiste français de l’Islam et
du Maghreb – et politiquement engagé –, qui ne cède au charme
irrépressible de celui qu’il appelle, avec une ironie un peu forcée, « le grand
homme ». Dans son ouvrage classique sur Le Maghreb entre deux guerres,
publié en 1962 et largement traduit à l’étranger, il ne donne aucun portrait
en pied du maréchal, tente de l’éviter sans cesse, mais néanmoins le cite,
laisse transparaître admiration et étonnement, reconnaît la réussite au moins
temporaire d’une expérience – le protectorat –, et finit par avouer, par
lâcher même – et en quels termes ! –, que l’exploitation « capitaliste »
n’explique pas tout : « La situation coloniale, comme toute situation
humaine, déborde les déterminations purement économiques ; on ne peut
ramener entièrement la personne ni le groupe aux lois qui les déterminent.
L’époque lyautéenne reste la plus exaltante expérience d’outre-mer qu’aient
connue les Français depuis l’expédition d’Égypte2. » Autre grand
universitaire, spécialiste de l’Afrique du Nord, Charles-André Julien, s’il
dénonce dans le protectorat marocain l’imposture d’un grand metteur en
scène, ne peut s’empêcher de reconnaître que Lyautey, « cet aristocrate
royaliste », était loin d’être un « réactionnaire étroit », mais un homme
d’une « intelligence souveraine », à « l’imagination impétueuse et
constructive », un ennemi du conformisme, des poncifs et du caporalisme3.
Enfin – on nous pardonnera cette référence plus triviale, mais si
révélatrice –, comment ne pas sourire quand l’on voit que le Guide du
routard, qui – outre des informations pratiques – délivre, à longueur
d’éditions, des certificats de morale au monde entier, résume ainsi la
personnalité de l’homme et lui accorde souverainement son viatique pour le
paradis des belles âmes : « Son intelligence aiguë, son sens de
l’organisation, sa rigueur morale, son respect des valeurs traditionnelles et
son sens de la justice sont irréprochables4. »
De fait : on éprouve quelque peine, aujourd’hui, à imaginer le prestige du
personnage, et l’influence extraordinaire qu’il exerça non seulement sur son
entourage immédiat, mais aussi sur des générations d’officiers, de scouts,
de politiques peut-être… Comment s’étonner qu’il en reste aujourd’hui
quelques traces ? À dire vrai, dans certains milieux épris d’outre-mer,
Lyautey devient très tôt une légende, avant même le Maroc, dès
Madagascar, dès le Sud oranais, dès Aïn Sefra. En dépit de ses colères, de
ses foucades, de ses excentricités, cet original inspire, depuis longtemps
déjà, un respect presque universel. Son départ du Maroc, en 1925, est certes
la marque d’un désaveu politique, mais au fond, il ne fait que le grandir. Et
le jeu continue. L’Exposition coloniale de 1931, qu’il est chargé
d’organiser, consacre de manière définitive sa renommée, celle de Lyautey
« l’Africain ». Avant même de quitter la vie, il inspire de nombreux
ouvrages, presque tous hagiographiques. Le plus subtil est le livre d’André
Maurois – Maurois, le riche dilettante à la plume brillante, le biographe de
Byron, de Disraeli, et d’une multitude de grandes figures qui, elles, ont
depuis longtemps disparu… quand Lyautey, lui, est bien vivant et collabore
même à l’ouvrage !
Depuis, même si, avec le temps, et avec l’Empire colonial, l’image de
Lyautey s’est un peu estompée dans le souvenir des Français, la fascination
demeure, ainsi qu’un rare et étrange consensus, à peine tempéré par les
ambiguïtés supposées du personnage. La réputation est donc restée intacte,
même auprès des esprits les plus négatifs, des procureurs les plus acharnés
de la colonisation. Au début des années 1960, on observe même un regain
d’enthousiasme. Au lendemain d’une décolonisation traversée de questions
et de drames, le message si pur du maréchal est reçu avec ferveur. Son
esprit visionnaire est célébré, et semble s’accorder à la perfection avec le
régime nouveau, avec cette Ve République énergique et conquérante qui
entend réconcilier les Français avec le pouvoir et la grandeur. En 1967,
Jacques Nobécourt pourra écrire : « Impossible, même à qui ne l’a pas
connu, de ne pas éprouver à son égard quelque sentiment violent. Pour ou
contre. Comme Bonaparte aujourd’hui, Lyautey, dans cent cinquante ans,
suscitera encore les frémissements d’une fierté nationale honorable où
l’intelligence n’aura pas motif à blâmer l’instinct. On a envie de l’aimer, on
peut l’exécrer. On ne l’évite pas5. »
Mais il y a plus étrange : aujourd’hui encore, dans l’entrée du cabinet du
ministre de la Défense, on peut admirer un portrait en majesté du maréchal,
l’un des plus célèbres. L’image de Lyautey dans la mémoire collective de
l’armée française n’a jamais perdu vraiment sa force : il fut un temps où
elle était même hors des normes. Il n’est pas rare que des revues militaires,
encore aujourd’hui, lui consacrent des articles fervents. Beaucoup de ses
admirateurs peuplent encore la très active « Association nationale
Maréchal-Lyautey », qui a acquis le château de Thorey et dispose désormais
d’un site Internet. En mai 2001, La cohorte, revue de la société d’entraide
des membres de la Légion d’honneur, consacrait un petit dossier à
« Lyautey insolite »… Et pourtant, voilà un militaire qui n’aimait guère
l’armée, du moins ses usages, ses mentalités, ses institutions. Toute sa
carrière se fit outre-mer, avec des coups d’éclat remarquables, mais discrets.
Quel est le secret de ce prestige que rien ne semble pouvoir altérer ?
On retrouve ces questions, ces ambiguïtés dans le propos du chercheur
qui a travaillé de la manière la plus approfondie sur la période du
protectorat. L’historien Daniel Rivet, dont la thèse a renouvelé notre
connaissance de la période, écrit dans l’avant-propos de son ouvrage :
« Entre un homme hors série, Lyautey, et une institution déjà expérimentée
ailleurs qu’au Maroc, le protectorat, se produisit une conjonction, une
symbiose telle qu’on peut invoquer la réalité d’un protectorat lyautéen au
Maroc comme on parle du consulat de Bonaparte ou de la république
gaullienne6. » Et il avoue : « Je n’imaginais pas à l’origine que Lyautey
tiendrait une aussi grande place dans mon travail. » Le récit, par cet
historien, de son expérience personnelle est édifiant : disciple plus ou moins
docile de l’école des Annales, donc sensible avant tout aux grands
mouvements sociaux et à l’étude des mentalités, rétif à l’hagiographie
lyautéenne – dont il pouvait légitimement penser qu’elle exagérait le rôle
personnel du héros –, Daniel Rivet avoue avoir été, à certains moments,
vaincu par le personnage. Non sans avoir lutté, comme il le raconte avec
humour, non sans avoir « accumulé un stock où les fluctuations de la peseta
hassani, les bilans de la banque d’État du Maroc, les mercuriales des plaines
céréalières de l’Ouest, les coûts de revient de la tonne kilométrique à bât de
chameau, en arraba, en camion et en chemin à vapeur », constituaient autant
de références pour percer le substrat historique « sous la croûte de
l’événement ». Non sans avoir dépouillé avec minutie, épluché la masse des
archives disponibles, non sans avoir reconstitué l’unité du « texte » lyautéen
en réinsérant les morceaux manquants du puzzle « entre les morceaux
choisis par Lyautey ou bien tronqués par ses biographes ». Et malgré
l’image souvent contrastée, parfois négative, qu’il restitue de l’action
personnelle du résident général, il reconnaît qu’« on n’évolue pas dans le
sillage de Lyautey sans être étourdi par son intelligence, remué par la
noblesse de certains de ses actes, habité par l’intensité de sa présence ».
Avec André Le Révérend, grand spécialiste du maréchal, auteur de
plusieurs ouvrages sur Lyautey – dont une biographie chez Fayard, publiée
en 1983 –, et, de manière plus significative encore, avec Hervé de Charette,
ministre séduit, on revient même – dans des registres différents il est vrai –
au modèle posé par André Maurois. En 1997, un jeune universitaire, Pascal
Venier, tente d’arrimer à nouveau le personnage à l’objectivité présumée de
la science historique : dans Lyautey avant Lyautey, il s’intéresse de manière
très directe à la psychologie de l’homme, à sa formation intellectuelle, à la
maturation de sa « doctrine » coloniale. Et plusieurs recherches
universitaires sont en cours qui se proposent d’éclairer des aspects moins
connus du parcours. Mais, toujours, la puissance de l’image est telle, la
masse de la documentation est si grande que le portrait initial resurgit, avec
sa grandeur et ses interrogations.
Il faut s’y résigner : ce n’est pas un hasard si, statufié de son vivant, le
« grand homme » est entré dans l’histoire comme le constructeur du Maroc
moderne, le modèle du grand « colonial » qui, le premier, comprit son
temps et les évolutions du monde nouveau, et imposa contre intérêts et
préjugés le respect des cultures et des traditions indigènes. Aventurier du
désert comme Lawrence d’Arabie, mais aussi, mais surtout, grand
administrateur, esprit, c’est vrai, anticonformiste, intellectuel et esthète, se
décrivant lui-même comme un « réfractaire », comme l’ennemi des
« bureaux », de la routine militaire et de la médiocrité parlementaire,
Lyautey a, tout au long de sa carrière, brouillé les pistes et mis sa propre vie
en perspective avec un soin méticuleux.
Très tôt, il avait pris soin d’accumuler tout ce qui s’écrivait, se publiait
sur lui. Il rédigeait, de sa propre main, d’innombrables notes et rapports,
admirables de clarté et de lucidité, sans compter ses livres, ses préfaces, ses
articles. Il fit de même pour ses papiers, dont il tria lui-même la plus grande
partie, secondé de son vivant, puis « relevé » plus encore après sa mort, par
son neveu Pierre Lyautey. Littéralement insaisissable, mêlant écriture et
action, il a organisé sa propre légende, diffusant ses lettres les mieux
choisies, puis les publiant dans les meilleures revues et chez les meilleurs
éditeurs, multipliant contacts et amitiés dans les milieux littéraires,
politiques et financiers, dirigeant enfin sa propagande personnelle avec un
talent exceptionnel. « Il a minutieusement préparé les dossiers de l’histoire
de sa vie, orienté la piété », écrit Jacques Nobécourt7.
On ne peut que s’incliner devant une telle aptitude à la communication
moderne, qui, nous le verrons, n’exclut en rien la sincérité ou
l’authenticité : Lyautey a porté sur la place publique, dès ses années de
maturité, une multitude d’informations sur sa vie personnelle et sa vie
professionnelle, sur son activité administrative et politique, sur ses amitiés
et ses chapelles ferventes… Ce n’est plus de la transparence, ce n’est pas
encore de l’impudeur : c’est un trop plein. Même ses plus ardents
admirateurs l’ont perçu, et même dit assez tôt, ou écrit, avec une certaine
franchise.
Car contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, ses hagiographes n’ont
pas toujours été aussi dupes qu’on le prétend. L’une des études de caractère
les plus remarquables qui aient été publiées sur Lyautey date de la fin des
années 50 et émane de l’un de ses plus proches collaborateurs, Guillaume
de Tarde. Dans Lyautey, le chef en action, il se propose de restituer
l’homme tel qu’il était dans la vie réelle, « en muscles et en réflexes », et de
montrer avec quelle force inouïe il entraînait l’adhésion. Derrière le propos
louangeur, on décèle un souci d’honnêteté constant, et une grande acuité
dans l’analyse : Lyautey, nous dit-il, est venu au monde avec « une seule
vocation en germe : le pouvoir, ou plutôt la puissance, dont le pouvoir n’est
qu’une des formes de réalisation ». Et de Tarde évoque sans barguigner ses
« arrière-pensées » de publicité, son souci constant d’être « le centre »,
« ses goûts et ses dons naturels de domination », et aussi son orgueil
incommensurable, qu’il s’efforcera longtemps d’épurer et de sublimer dans
une hypothétique recherche de Dieu. Mais de Tarde n’est pas le seul, et il
faut prendre garde à ne pas récuser trop vite les témoignages les plus
marqués en apparence par la dévotion. À part le lot habituel de médiocres
littérateurs, la plupart de ceux qui ont approché Lyautey et ont perpétué son
mythe ont été conscients, à un moment ou à un autre, de ce « pouvoir
magique » dont il s’était rendu maître et qui s’était exercé à leurs dépens,
qui continuait même de s’exercer après sa mort…
Si l’on veut prendre la pleine mesure de Lyautey, il faut donc s’assurer du
recul, ou de la hauteur, et ne pas hésiter à relire textes, témoignages,
documents d’un œil nouveau. Et il faut presque s’affranchir de la
documentation écrasante qu’il a laissée, et même s’affranchir un peu du
Maroc, ou plutôt remettre en perspective l’aventure marocaine. Pour
Lyautey, cette aventure a été un exutoire : ce qui ne retranche rien à
l’œuvre – immense – qu’il a accomplie dans ce pays et dont la marque est
encore présente dans le dessin des villes et le souvenir des hommes.
L’homme est bien là, omniprésent, obsédant, il demeure pourtant, à bien des
égards, mystérieux. Si son action est aujourd’hui bien connue, des pans
entiers de sa personnalité demeurent dans l’ombre, ou dans une semi-
obscurité. Comment vint-il à l’action coloniale ? Pourquoi ne tenta-t-il pas
de vraie carrière politique ? Pourquoi, chez lui, cet état dépressif si fréquent,
succédant à des phases brèves, fulgurantes, d’exaltation ? Et pourquoi, en
définitive, a-t-il bénéficié d’un prestige aussi immense et aussi durable, ne
suscitant jamais, ou presque, d’opinion négative ? De quoi est fait le
« mythe » Lyautey ? Un universitaire français, consacrant, il y a quelques
années, un petit livre subtil au cardinal de Richelieu, livrait le même constat
sur une autre de nos figures nationales : « l’homme en rouge » est présent
partout dans la mémoire collective, la bibliographie qui lui est consacrée est
colossale, et pourtant l’homme est comme insaisissable, le mystère de son
action, de son aura, reste entier. Pour contourner l’obstacle, Christian
Jouhaud a pris la « main » du Cardinal comme objet de ses analyses8.
Comment « saisir » Lyautey – sachant que lui, du moins, n’a pas de légende
« noire » comme Richelieu ?
Une des clefs nous est peut-être donnée par cette photographie qu’il
donnait volontiers à ses proches, et qui le représente assis, droit, mais les
jambes croisées, en uniforme de maréchal de France. À la main, il tient une
cigarette. Rigueur altière dans la posture, avec le détail qui « casse »,
délibérément sans doute, le formalisme. Même chose dans ses
volumineuses archives personnelles : quelques pièces, ici et là, semblent
avoir été laissées, à dessein, pour les historiens du futur, comme des indices,
des invitations à découvrir.
Cherchons à comprendre ce qui, par-delà cette photographie, au-delà des
indices laissés sur le sable, nous éclaire sur l’homme véritable et, à travers
lui, sur l’histoire à laquelle il fut de si près mêlé – mais pas autant qu’il
l’aurait dû, ou voulu. En son for intérieur, son biographe, André Maurois,
ne pensait-il pas de lui vivant ce qu’il osa écrire sur un mort, Disraeli :
« L’observateur superficiel a l’impression d’une réussite merveilleuse ; tous
les vœux de l’enfance sont réalisés dans la vieillesse. Mais l’échec
intellectuel est grave. Mesurez l’écart entre le rêve politique de Disraëli au
temps de la jeune Angleterre et les résultats vraiment atteints par le vieux
Premier ministre, et vous éprouvez un sentiment de la vanité de toute action
qui n’est pas un sentiment moral, mais qui est un sentiment esthétique. »
L’énigme Lyautey, cachée dans l’immensité du ciel et des sables, c’est le
contraste entre une réussite publique exceptionnelle, entre ce prestige intact,
ce sillage sans pareil qu’il a laissé, et le sentiment esthétique, véritable
sensation d’échec, qui n’a cessé de dominer sa vie, cette sensation
d’inachèvement qui a marqué toute son existence. Tenter de comprendre,
d’expliquer ce paradoxe, aller au-delà du « mémorial », de la tombe
littéraire trop voyante que s’est édifiée Lyautey, à égale distance du Maroc
et de la Lorraine inspirée, telle est l’ambition des pages qui suivent.
Souligner l’inachèvement de ce destin ne signifie en rien renier la grandeur,
très réelle, du personnage, ni la noblesse exceptionnelle de son caractère.
Que le lecteur fasciné se rassure : il existe, aujourd’hui encore, un
« message » de Lyautey, pour reprendre l’expression de son disciple Robert
Garric, et ce message est celui d’une intelligence aiguë, portée par le sens
de l’histoire et un dévouement entier à la chose publique. C’est aussi celui
d’un réalisme politique et social prodigieux qui justifie, par moments,
l’appellation de « visionnaire ». Pour paraphraser Jacques Bainville,
Lyautey était de ceux dont on dit en Italie qu’ils sont nés avec les yeux
ouverts, con gli occhi aperti9.
Il est peut-être temps de rendre un hommage plus crédible à ce réalisme,
en regardant au-delà du décor… Le Maroc est une composition admirable,
un peu à la manière de ces fresques de Véronèse qui ornent la villa Barbaro
à Maser. Paul Valéry leur a consacré un essai, évoquant le « mélange de
poésie et d’artifice » qui selon lui les définit et fait leur beauté. Lyautey lui-
même était un artiste, « cet artiste, qui sut si bien vivre et mourir », écrira
un jour Maurice Martin du Gard, dans le portrait le plus saisissant qu’on ait
fait de lui10. Et il ajoute : « La vie l’a bien traité, la gloire aussi, la mort
même. »
Poésie et artifice : toute la vie de Lyautey est dans ces deux mots. Mais
on ne peut comprendre vraiment la poésie sans vouloir déjouer un peu
l’artifice. Il nous faut donc étudier d’assez près l’art du peintre, et le détail
de ses fresques. Les pages qui suivent ne prétendent pas à l’exhaustivité.
Bien des aspects de la longue et riche carrière de Lyautey ne sont
qu’effleurés, en particulier ses actions militaires qui ont mobilisé une part
importante de son énergie et de son intelligence, et lui ont valu de
nombreuses distinctions.
C’est, avant tout, un regard que nous proposons, une biographie « en
creux », une analyse des ressorts psychologiques d’un homme d’exception,
dans l’espoir de retrouver, selon l’expression de Daniel Halévy, « cette
vibration qui est l’homme même ».

1 Gilbert COMTE, L’Empire triomphant (1871-1936), tome 1, L’Afrique


occidentale et équatoriale, Paris, Denoël, 1988, p. 289.
2 Jacques BERQUE, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Le Seuil, 1962,
p. 349.
3 Charles-André JULIEN, Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956,
Paris, Éditions J. A., 1978, pp. 104-105.
4 Que le lecteur se rassure, le guide ajoute (p. 96 de l’édition 2003) que
Lyautey « ne discerne pas un contre-pouvoir capital en place : celui de la
finance et de l’industrie, qui flaire les profits fabuleux que le protectorat va
leur permettre », et évoque, pêlemêle, « la mise en coupe réglée du pays
[…], la paupérisation du petit peuple […], le traumatisme assené à la fierté
nationale ».
5 Jacques NOBÉCOURT, Une histoire politique de l’armée, Paris, Le Seuil,
1967, tome 1, p. 139.
6 1988. Daniel RIVET, Lyautey et l’institution du protectorat français au
Maroc. 1912-1925, trois tomes, Paris, L’Harmattan, 1983.
7 Op. cit., tome 1, p. 139. Il ajoute : « La fidélité et le dévouement ont
fait le reste. On voudrait maintenant un vrai Lyautey, sans travestissement,
rocailleux, traversé de coups de fureur. »
8 Christian JOUHAUD, La Main de Richelieu, ou le pouvoir cardinal,
Paris, Gallimard, 1991.
9 Jacques Bainville porte ce jugement sur le grand historien italien
Guicciardini (Guichardin), contemporain de Machiavel : « Il n’a pas
d’illusions. Il ne croit pas que ce qui est mauvais par nature s’améliore
parce qu’on aura changé les apparences, les personnes ou les noms. » Cf.
GUICHARDIN, Pensées et portraits, Paris, Denoël et Steele, 1933, précédé
d’une étude de Jacques BAINVILLE, p. XXI.
10 Maurice MARTIN DU GARD, Les Mémorables, nouvelle édition, Paris,
Gallimard, 1999, p. 870.
1
L’ENFANCE DANS UN CORSET

« Il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un


quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »
Marcel PROUST.

« Nancy, cette ville si forte, chef-d’œuvre de Vauban, parut abominable à


Lucien. La saleté, la pauvreté semblaient s’en disputer tous les aspects, les
physionomies des habitants répondaient parfaitement à la tristesse des
bâtiments. » Le jeune Lucien Leuwen n’avait sans doute pas tort de trouver
de la tristesse à l’ancienne capitale des ducs de Lorraine, devenue avec la
Révolution chef-lieu de département – même si, en réalité, son architecture
devait fort peu à Vauban… Et dans ce roman, dans cette grande œuvre
inachevée, où il prend de sérieuses libertés avec l’histoire, Stendhal,
mondain dans l’âme, ajoute cette note ironique : « Il paraît que l’auteur
n’est jamais allé à Nancy ; la nouvelle rue de Paris est superbe. » Qu’on la
qualifie de balzacienne ou de stendhalienne, la bourgeoisie lorraine était
assurément, en ce milieu du XIXe siècle, provinciale de mœurs et d’esprit,
attachée à ses traditions, éprise d’ordre et de tranquillité, adhérant sans
peine au nouveau régime impérial. Elle avait subi le grand rétrécissement
de l’histoire, puisque ni la Restauration, ni la monarchie de Juillet n’avaient
jugé opportun de reconstituer les anciennes provinces.
C’est dans ce milieu profondément conservateur, chargé de souvenirs et
d’hérédités multiples, que le jeune Louis Hubert Gonzalve Lyautey voit le
jour, le 17 novembre 1854. Il ne cherchera pas à s’en affranchir, mais à
retrouver l’ampleur, la respiration de temps plus glorieux. « On ne donne à
un homme que ce qu’il possède déjà, écrira un jour Maurice Barrès,
l’amour et la douleur, les plus beaux livres et les plus beaux paysages,
toutes les magnifiques secousses de la vie ne font qu’éveiller nos parties les
plus profondes, nos territoires encore mornes. » Sa vie durant, Lyautey ne
cessera d’inscrire son destin dans cette vision du monde qui implique, à
travers la force des racines et le poids de l’héritage familial, l’inexorable
inégalité des êtres. Mais pour qu’il devienne lui-même, pour qu’il puisse
redécouvrir les territoires exaltants de sa lignée – tels qu’il les rêve ou les
devine –, le jeune garçon va devoir lutter, lutter avec acharnement même,
car, dès ses premiers jours, le sort s’est entêté à lui compliquer la tâche, en
ne lui ouvrant comme premier espace que les « territoires mornes » d’une
enfance confinée.
Les Lyautey habitaient au cœur historique de Nancy, non loin de la place
Stanislas, dans un hôtel particulier situé au 10 de la rue Girardet.
L’immeuble existe toujours, et une plaque à moitié effacée rappelle sa
signification historique. À quelques centaines de mètres, par-delà la place
Stanislas, l’église des Cordeliers abrite les tombeaux des ducs de Lorraine.
C’est en ce lieu prestigieux que, quatre-vingts ans plus tard, des soldats
français veilleront le corps du maréchal de France. Nancy, en ces débuts du
Second Empire, n’a pas encore accédé au statut si spécial que lui donnera la
défaite de 1870 : celui d’avant-poste d’une identité française fièrement
arborée aux confins des provinces perdues.
En 1854, cette charge affective n’est pas encore présente. Dans le volume
de la Géographie universelle qu’il a consacré à une France profondément
aimée, mais meurtrie par la défaite, Élisée Reclus, en quelques traits de
plume, caractérise Nancy : une ancienne ville de cour qui a cessé de vivre à
cette aune, au point de devenir presque une cité tombeau. L’ancienne
capitale de la Lorraine, réunie à la France en 1766, n’est donc plus que le
chef-lieu de la Meurthe-et-Moselle. Elle a conservé du règne de Stanislas,
beau-père de Louis XV, un ensemble architectural de grande prestance qui
jure sur les faubourgs modernes et donne un caractère presque irréel au
centre ville. Centre industriel et commercial, Nancy « a gardé dans tous les
quartiers bâtis par Stanislas ce style maniéré qui convenait à la résidence
d’une cour ; un arc de triomphe, des statues, des bas-reliefs, des groupes
allégoriques, des inscriptions pompeuses semblent attendre un maître
absent ». Le seul maître visible, aujourd’hui, c’est le préfet, et qui plus est
le préfet impérial, symbole d’une centralisation que décriera toute sa vie,
peut-être plus par coquetterie intellectuelle que par véritable conviction, ce
grand administrateur que fut Lyautey. La préfecture est d’ailleurs proche de
la place Stanislas, et donc tout près de chez les Lyautey… et sans guère
s’éloigner, on trouve encore l’immense place Carrière, et sa vaste
perspective. Comme l’écrit aussi Reclus, « on peut du moins respirer à
l’aise et le regard suit avec plaisir les lignes régulières des édifices ».
Présence puissante de l’histoire, classicisme des monuments, ampleur des
espaces, pureté et régularité des lignes : d’une certaine manière, Nancy était
bien une ville pour ce garçon imaginatif et subtil, dont les origines se
mêlaient de manière modeste, mais intime, à l’histoire de France.

L’OBSESSION DES ORIGINES

Nous savons tout, ou presque, sur la famille d’Hubert, car il a pris lui-
même un soin scrupuleux à reconstituer son histoire, à retracer ses origines,
à rechercher ses atavismes. Dans son vieil âge, il en a écrit la chronique
avec le soin minutieux d’un généalogiste, cherchant dans les moindres
recoins de son ascendance les traits si divers de son caractère. Les Lyautey
n’étaient pas lorrains, à dire vrai, pas plus que n’était franchement lorraine
la famille maternelle, les Grimoult de Villemotte, sinon par leur alliance
récente avec la famille de La Lance, propriétaire du château de Crévic. Un
quart de sang lorrain, au total, rien de plus, pour le futur maréchal. Le père
d’Hubert, Just Lyautey, était d’origine franc-comtoise. Le terreau familial
est un village situé au sud de Vesoul, Vellefaux. Les Lyautey – dont le nom
s’écrivit d’abord « Léauté », ce qui signifie « loyauté » – étaient des
paysans que leur énergie éleva au XVIIe siècle dans la bourgeoisie. Une
branche de la famille, partie s’installer à Vesoul, sera même anoblie à la fin
du règne de Louis XIV. De ces Français de souche modeste que la
monarchie absolue sut comprendre et promouvoir, grâce au « long travail
social accompli en commun par la royauté et par les classes non nobles de
la nation, travail de fusion et de subordination universelle, d’unité nationale,
d’unité de pouvoir et d’uniformité administrative1. » Ceux des Lyautey qui
sont restés sur le domaine familial auront une ascension plus lente et plus
classique. Ils vont donner, à partir de la fin du XVIIIe siècle, plusieurs
générations d’officiers, au service de l’Ancien Régime et de ceux qui lui
succèdent.
Le premier à s’illustrer est Pierre Lyautey (1759-1854) qui part faire ses
études à Besançon sur les encouragements du curé de Vellefaux, un peu à la
manière de Julien Sorel… mais c’est le rouge, et non le noir, qu’il choisira.
Intendant militaire, Pierre Lyautey participe à la grande aventure militaire
de la Révolution, du Consulat et de l’Empire. Son destin personnel n’est pas
dénué de sens quand on pense à celui de son arrière-petit-fils, car si grand
qu’ait été le génie administratif de Bonaparte – et il s’est certes manifesté
par des réformes importantes du système militaire français – il ne pouvait,
en ces temps de campagnes incessantes où la mobilité était tout, soustraire
la machine guerrière aux nécessités incertaines de l’improvisation. Et
comme il fallait – de fait – improviser souvent, il était vital que
l’organisation, que « l’intendance », suivît. Pierre Lyautey fut l’un des
piliers de cette « organisation en mouvement » qui fit, à bien des égards, la
grandeur de l’Empire, et qui inspira peut-être le futur colonial que fut
Hubert, avec son obsession conjuguée de l’ordre et de l’action. Peut-être
l’arrière-grand-père Lyautey croisa-t-il Stendhal, de son vrai nom Henri
Beyle, qui, par la protection de Daru, intendant général de la Grande
Armée, devait travailler lui-même chez les commissaires de guerre. Bel
homme, plein d’autorité et d’allant, Pierre Lyautey fut donc, plus encore
qu’un soldat, un gestionnaire rigoureux. Il appartenait au service de
l’intendance de gérer ravitaillement et transports de guerre, de commander
aux commissaires des guerres et aux employés civils des régies, bref
d’administrer l’armée dans des conditions souvent précaires. Mais c’était un
homme qui devait savoir réagir vite, s’adapter, épouser le mouvement de
l’histoire… Organisation et imagination. Il quittera le service actif
en 1814 avec le rang d’intendant général, après une prestigieuse carrière
dans l’administration de la guerre, et mourra quarante ans plus tard – rien
de moins –, après avoir fait peser sur sa descendance une autorité non
dénuée d’aura, si l’on en croit ce passage célèbre d’André Maurois :
« Pierre Lyautey, âgé de quatre-vingt-quinze ans, ancien Ordonnateur en
Chef des Armées de l’Empire, traitait comme des enfants ses trois fils,
l’aîné, Général de division d’artillerie et sénateur du Second Empire, le
second, Général de brigade d’artillerie, le troisième, Intendant Général2. »
Tous lui vouaient un véritable culte, « il était le Patriarche, il était
l’Ancêtre », écrira plus tard Lyautey. Même si Hubert ne l’a pas connu, il
n’a pu manquer d’être marqué par le souvenir de cette personnalité
étonnante, comme par celui des quatre fils, ses grand-père et grands-oncles,
tous militaires, tous officiers sous l’Empire.
D’autant qu’il a bien connu, en revanche, l’aîné des quatre, son grand-
père, le général Hubert Lyautey, grand artilleur dont la carrière militaire
avait commencé à Wagram et s’était poursuivie sous la Restauration et la
monarchie de Juillet. Le général ne mourra qu’en 1867. Jeune officier
d’artillerie, il avait reçu la Légion d’honneur au Kremlin, des propres mains
de Napoléon, pendant la campagne de Russie, et avait été blessé plusieurs
fois – il avait eu la main gelée, et avait perdu un doigt à la main gauche.
Comme beaucoup de fidèles de l’Empereur, il avait continué de servir l’État
sous la Restauration et la monarchie de Juillet, avait combattu en Algérie
sous les ordres de Bugeaud, puis avait été instructeur militaire du duc de
Montpensier, l’un des fils de Louis-Philippe. Il avait été nommé sénateur
sous Napoléon III – qui connaissait ses compétences dans le domaine de
l’artillerie. Ce sont des faits qui marquent l’imagination d’un enfant
enfermé par la maladie entre quatre murs, comme le sera Lyautey.
Cette atmosphère familiale très napoléonienne n’empêchera pas le futur
maréchal d’entretenir une relation ambiguë avec l’Empire. Nous y
reviendrons. Séduit par la vieille monarchie, il ne cessera jamais de
considérer Napoléon comme le continuateur de la Révolution. Il lui
reprochera toujours d’avoir mis, selon l’expression de Bonald, « toute sa
force dans son administration », et d’avoir négligé ce grand devoir politique
qu’eût été la restauration des institutions de l’ancienne France. Dans ses
lettres et autres écrits, Lyautey manifeste souvent son irritation devant le
grand gâchis de l’Empire, à la manière des maîtres et des auteurs de
l’Action française. Si le génie des batailles le séduit, il ne veut pas
comprendre le politique, ni même le sens de la grande œuvre administrative
impériale qui est restauratrice et non destructive. À cet égard, la période du
Second Empire et le méli-mélo idéologique du « bonapartisme » de
Napoléon III n’ont sans doute pas manqué d’obscurcir les choses. En ce
sens, Lyautey est bien de son temps. Mais il reste que sa fascination pour
l’épopée, les victoires et les uniformes restera intacte pendant toute son
existence, en souvenir de ces aïeux aux images si fortes, presque obsédantes
pour un enfant doué de quelque imagination. Le grand-père « émerveillait
son petit-fils de ses souvenirs guerriers, lui montrant la cicatrice du coup de
lance reçu d’un cosaque au passage de la Berezina où il laissa un doigt gelé.
Avec des soldats de plomb, il lui faisait vivre les batailles de l’Empire3. »
Un autre trait familial que Lyautey s’est plu à souligner, c’est la prestance
physique de ses ancêtres. « Il n’y a jamais eu chez personne portant notre
nom ni obésité, ni déchéance physique. Nous avons le droit de le dire :
c’était de la belle race*. » Il observe aussi qu’il n’a « jamais vu un
lorgnon ». Soucieux de sa propre apparence – qu’il aura toujours élégante –,
il croit dans les héritages physiques plus encore que dans les atavismes
intellectuels. Quant à son goût des beaux livres, des bibelots, il lui vient de
ses arrière-grands-parents Guillaume – des avocats au Parlement de
Besançon –, notamment de cet aïeul amateur de livres anciens et de
gravures, double véritable du Sylvestre Bonnard d’Anatole France, et dont
la Révolution vint troubler la paisible existence… Toujours, en tout cas,
reviennent sous la plume les mêmes qualificatifs : « extrême distinction »,
« correction », « mesure ». Jamais d’infirmité, jamais d’indignité dans les
postures, mais de l’allure, encore et toujours. Tout tient dans cette
appréciation d’Hubert sur sa grand-mère Lyautey – elle parmi tant d’autres :
« Elle n’avait jamais une nuance d’abandon. » Chez les Grimoult – côté
maternel –, c’est encore plus net : tous les hommes sont beaux, séduisants,
racés ; toutes les femmes ont du caractère, du brio, de la dignité…
De fait, le jeune Hubert est marqué plus encore par le milieu maternel –
ne dit-on pas, comme il aime à le rappeler, que pour les influences « le
sang de la mère prédomine » ? –, et c’est de ce côté que, non sans snobisme,
penchera toujours le plus résolument son cœur : chez les Grimoult de
Villemotte. Le père de Lyautey, Just (1821-1893), avait fait l’École
polytechnique et en était sorti ingénieur des Ponts et Chaussées. Au début
de sa carrière, les hasards de la vie administrative le conduisent à Nancy, où
il est chargé de diriger la construction du nouveau canal de la Marne au
Rhin. La monarchie de Juillet finissante est une véritable ruche, en matière
de grands travaux et d’équipements nationaux. La stature sociale du métier
d’ingénieur est plus forte que jamais. C’est dans la société locale que Just
rencontre Laurence de Grimoult de Villemotte, dont la famille est installée
au château de Crévic depuis son alliance récente avec une vieille dynastie
lorraine, les La Lance. Il l’épouse en décembre 1853.
L’histoire des Grimoult est plus ancienne, et surtout plus stimulante
encore pour l’imagination que celle des Lyautey. Leur lignée remonte au XIe
siècle, ce sont à l’origine de petits chevaliers normands établis dans la
vicomté de Falaise, qui, au XVIIIe siècle, se sont séparés en deux branches :
la branche aînée (les Grimoult) est restée en Normandie, tandis que la
branche cadette (les Villemotte) essaimait dans l’Orléanais et en Lorraine.
C’est de la bonne et vieille noblesse, en aucun cas de la haute aristocratie.
Mais dans les recherches personnelles qu’il a conduites sur sa famille
maternelle, Lyautey découvrira plus tard que, par le jeu des mariages, ses
ancêtres s’étaient alliés au XVIIe siècle à la famille d’Angennes qui était de
sang royal. De cette ascendance lointaine (la filiation directe avec Saint
Louis étant à la vingt-deuxième génération), Lyautey semble avoir conçu
une grande fierté, même s’il s’est toujours abstenu d’en faire état
publiquement, par modestie ou crainte du ridicule. André Le Révérend
pense que la conscience d’appartenir à une lignée aussi prestigieuse a pu
donner au futur maréchal « cette assurance et cette aisance souveraines que
tous les témoins ont constatées en lui4» – et auxquelles, il est vrai, le
tempérament tourmenté de sa jeunesse ne l’avait pas nécessairement
préparé. On peut aussi penser plus crûment que le caractère orgueilleux et
raffiné d’Hubert y trouvait son compte… Le patrimoine héréditaire que les
Grimoult constituent avec les Lyautey ne peut que combler le futur
maréchal qui écrira : « … toutes ces souches paysannes, bourgeoises,
chevaleresques, toutes de terroir, racinées, traditionnelles, sans une
introduction de sang trouble, d’aventuriers, de métèques ni de gens
d’affaires, tous de vieille France, issus du sol, attachés au sol, et dans les
origines desquelles on voit clair dans tous les affluents. » Cette obsession de
l’enracinement nous prouve que Barrès n’a pas inventé, mais au contraire a
su saisir l’esprit d’une génération qui a connu la défaite de 1870 et
l’humiliation durable qui s’est ensuivie.
Le milieu familial est donc élevé socialement, et financièrement aisé. Les
Lyautey sont des notables au sens propre du terme, avec des préjugés de
« caste » – terme que Lyautey emploiera lui-même, à sa propre intention, et
sans y attacher la moindre signification péjorative – que renforce leur goût
inné pour la carrière des armes. Ils ont aussi, surtout du côté paternel, un
sens aigu du devoir et une vraie passion pour le service de l’État, qu’il soit
civil ou militaire, dans la plus pure tradition de la monarchie absolue et du
Premier Empire. Toutefois, si l’on en croit les souvenirs de Lyautey lui-
même, son père était un adepte des idées décentralisatrices en faveur à
Nancy, alors grand foyer de vie intellectuelle. Au-delà, comme l’a fort bien
noté François de Roux, « ce qui différencie les Lyautey de bien d’autres
bourgeois de leur époque, c’est que, pour eux, le devoir qui prime tout, leur
raison primordiale de vivre, est ce service, comme était sous l’ancien
régime, pour les aristocrates, le service du roi5». Lyautey consignera dans
son Journal ces qualités de ses ancêtres paternels : « … la plus grande
simplicité de goûts et d’habitudes, l’absence de besoins, l’austérité rigide
des mœurs, le travail assidu et exact… » Quant aux atavismes politiques, il
s’est longtemps interrogé sur leur force, pour finalement conclure qu’ils
n’ont pas été déterminants. Chez les Lyautey, notamment ceux qui ont servi
le Premier Empire, l’attachement au métier des armes, l’attachement à la
France primaient sur toute fidélité à un homme ou une dynastie. Just, le
père d’Hubert, tout en se tenant à l’écart du monde officiel, était de
tendance libérale et orléaniste, plein de sympathie pour les fils de Louis-
Philippe. Il était au fond « très détaché de la politique active » – comme
l’écrira bien plus tard Hubert à Daniel Halévy, dans une lettre chargée de
nostalgie.
Les Grimoult, que Lyautey lui-même décrit comme « racés jusqu’au bout
des ongles », avaient de l’esprit et même un peu de fantaisie, ce qui
corrigeait la rigueur un peu austère de la branche paternelle. Mais c’est bien
le côté maternel qui lui donne dès l’enfance les premiers éléments d’une
« culture » politique – royaliste, profondément. Chez les Grimoult, on est
même royaliste sans retenue, mais cette fidélité au roi et à la France ne
signifie – du moins Lyautey aime à le croire, à le rappeler – aucune
inféodation à la politique et moins encore à un parti. Les Grimoult étaient
« frondeurs, indépendants et fiers ». Peut-être Hubert s’est-il plu à souligner
chez ses ancêtres, en les exagérant un peu, des traits de caractère qu’il
s’attribuait à lui-même, assez justement d’ailleurs. Ce qui est certain, c’est
qu’on ne trouve nulle part, dans ces divers héritages, le moindre
attachement pour la République ou l’idée républicaine. Au mieux, de
l’indifférence, au pire une franche détestation. Ce qui est sûr encore, c’est
que derrière le poids des traditions et le maintien de rituels un peu surannés,
une certaine liberté d’esprit régnait dans la famille. Il ne faut pas tirer de
certaines descriptions des conclusions hâtives, ni imaginer une vie familiale
tendue et sclérosante. Les relations d’Hubert avec ses parents seront
toujours très ouvertes et affectueuses, comme le montre sa correspondance
de jeunesse. Il souffrira profondément de la disparition de sa mère, en 1890,
suivie, trois ans et demi plus tard, de celle de son père qui, dira-t-il avec
tristesse et fierté, « ne voulait* ni ne pouvait* survivre » à sa bien-aimée.

UNE ENFANCE « PROUSTIENNE »

Les liens avec les siens seront d’autant plus forts qu’un accident brutal le
condamne, pour ses premières années, à une sévère claustration. Un jour de
mai 1856, Nancy est en effervescence. Un défilé militaire est organisé sur la
place Stanislas pour célébrer la naissance du prince impérial, fils de
Napoléon III et Eugénie de Montijo. Le petit Hubert, âgé de dix-huit mois,
est chez son arrière-grand-mère, Mme de La Lance, qui réside sur la place.
La nourrice se met au balcon, l’enfant dans les bras, pour assister à la revue
des troupes, et sans doute aussi pour lui montrer le joli défilé. Soudain, la
barre d’appui, récemment repeinte, cède, le bébé lui échappe et tombe du
premier étage. Le passage d’un cuirassier le sauve : il rebondit sur son
épaule, avant de toucher le trottoir, la tête la première, et de se fendre le
crâne. Sur le moment, on éprouve plus de peur que de mal, l’enfant ne
présente qu’une légère blessure au front. Hubert semble avoir échappé au
pire. Mais deux ans plus tard, des symptômes inquiétants attirent
l’attention : de violentes douleurs rhumatismales l’accablent, qui font suite
à de premières douleurs aux reins. En 1859, l’enfant ne peut plus marcher.
Les médecins s’aperçoivent que la colonne vertébrale est atteinte : suites de
la chute, comme on le crut alors, ou maladie juvénile, comme certains le
pensent aujourd’hui ? En 1993, le médecin général Paul Doury fera ce
diagnostic a posteriori, dans un article sur « la grande maladie » de
Lyautey : il aurait été atteint d’une maladie de la colonne lombaire, « une
spondylodiscite tuberculeuse plus connue sous le nom de « mal de Pott »,
provoquée par le traumatisme de sa chute. Toujours est-il qu’à l’époque on
constate un « écoulement ossifluent des trois vertèbres lombaires », ainsi
que la présence d’un abcès de l’aine, « déjà gros, dira plus tard Lyautey,
comme un œuf de pigeon, qu’il fallait être médecin de Molière pour n’avoir
pas vu ». On le croit perdu, et la famille décide qu’il doit être opéré par le
célèbre Pr Velpeau, sommité dans le domaine de la chirurgie et d’ailleurs
successeur à l’Institut du grand Larrey – le chirurgien de Napoléon Ier.
Velpeau, indisponible mais consulté à distance, prescrit par télégramme une
opération immédiate, sans attendre sa venue. Des chirurgiens l’opèrent
donc – sans anesthésie. Puis le petit Hubert est immobilisé au lit pendant
deux ans, seul remède en ce temps où les antibiotiques n’existent pas
encore : pour qu’il puisse prendre l’air, on l’installe dans un curieux lit
métallique suspendu, amovible. Velpeau vient enfin, et émet un diagnostic
cette fois moins réservé.
L’enfant devra attendre l’âge de sept ans pour pouvoir se lever, mais
encore ne pourra-t-il marcher qu’en s’appuyant sur des béquilles. Un corset
de fer garni de cuir lui est imposé, il le portera jusqu’à l’âge de douze ans,
avec toujours la crainte d’une rechute, comme celle qu’il connaît en 1863.
Devenu adulte, Lyautey ne souffrira pas de séquelles visibles, et il passera
d’ailleurs sans difficulté les épreuves d’entrée de Saint-Cyr. Mais il est
possible qu’il ait gardé de cette époque cette démarche un peu raide qui le
caractérisait – un de ses collaborateurs dira qu’il « semblait glisser comme
un patineur » –, ainsi qu’une forte surdité, très marquée à l’oreille gauche.
En revanche, sur le plan psychologique, une telle contrainte de vie ne
peut que laisser des marques. Plus tard, Lyautey s’efforcera d’en tirer une
morale. « Admirable régime » : c’est même ainsi qu’il qualifiera, avec le
recul du temps, cette terrible période de son enfance où il fut prisonnier de
son corset. Dans la biographie qu’il consacre, en 1932, au cardinal de
Richelieu, l’ambassadeur de Saint-Aulaire dresse un parallèle fort justifié
entre l’enfance du futur maréchal et celle de l’homme rouge. Évoquant chez
ce dernier « la suractivité cérébrale d’une enfance débile et à demi recluse,
sur les genoux d’une mère et d’une grand-mère inquiètes, puis, après les
humanités, ce qui d’un humaniste fait un homme, un homme du monde, les
sports, le manège, tous les manèges, l’escrime, toutes les escrimes, la
stratégie, toutes les stratégies6», il se fait l’écho d’un propos que lui avait
tenu Lyautey au temps où il était son collaborateur. Le général avait évoqué
son enfance, et les conséquences de sa chute : « Ma colonne vertébrale étant
amochée, j’ai eu l’avantage d’être comprimé dans un appareil, et on m’a
envoyé coucher pour plusieurs années. J’ai porté un corset jusqu’à l’âge où,
de mon temps, les petites filles en mettaient pour la première fois.
Admirable régime. Lecture, réflexion, méditation, graines d’idées
générales. Puis, pour prendre ma revanche de cette immobilité prolongée, je
me suis donné beaucoup de mouvement dans la vie. » Et voici comment on
fabrique une légende… Car comment ne pas imaginer les terribles
frustrations enfantines nées de ce régime de vie ? Qu’elles aient contribué à
forger un caractère, et même un grand caractère, c’est certain. Qu’elles aient
favorisé un goût précoce pour la lecture, notamment pour l’histoire, qu’elles
aient encouragé une tendance naturelle à l’introspection, qu’elles aient
ensuite suscité un appétit inextinguible de mouvement, de lumière, de ciel
et de sables, comment en douter ? Et, comme le note Maurice Martin du
Gard, « c’est quand il n’était pas encore à l’âge d’homme que les femmes,
dans sa vie, ont eu le plus d’importance ». Le confort physique, la chaleur
des affections féminines, sa sœur Blanche quand sa mère ne sera plus… il
n’est pas besoin d’être grand freudien pour trouver dans cette enfance
corsetée la source de bien des fragilités, avant d’y voir la naissance d’un
tempérament. « Je n’ai pas besoin de dire, se souviendra-t-il plus tard, ce
que furent les soins et les gâteries de ma mère, de ma grand’mère, pendant
cette période de ma vie. »
Le souvenir du cocon ne le quittera jamais. Par un curieux et constant
réflexe de protection, cet homme qui aime l’aventure, le voyage et même la
prouesse physique – il le prouvera au Tonkin et à Madagascar alors qu’il
n’est déjà plus un jeune homme –, apprécie aussi, où qu’il soit, le confort
d’un décor personnel et familier. Ainsi, en juin 1900, à bord du bateau qui
le ramène vers Madagascar, il décrit à sa sœur sa cabine : « Trois
couchettes, le lit, le bureau, le débarras, ma pendule de voyage accrochée,
les choses bien en ordre, le bon petit home confortable que j’aime à me
faire. » Il y aura aussi, bien plus tard, ce soir de la fin du printemps 1905,
« au bivouac sur la route du Kreïder à Géryville » – un soir comme
beaucoup d’autres, mais si évocateur celui-là, car proche de la perfection
avec ses couleurs chaudes de rouge et de pourpre. Il décrit le spectacle à sa
sœur, avec un luxe de détails inouï, et une émotion qui n’est pas feinte :
« Ma lampe est allumée sur ma table de campement dans la grande tente du
bachagha Si Eddin […]. Elle est grande comme un appartement, doublée de
drap et de soie, et l’épaisseur des tapis moussus couvre le sol. La porte est
grande ouverte ; mon fanion clapote ; un grand spahi rouge monte la garde ;
mes officiers […] achèvent de fumer leur pipe autour d’un feu rouge ; un
cheval hennit en tirant sur sa corde ; les serviteurs enlèvent les reliefs du
repas sous l’œil du caïd en burnous pourpre de la tribu voisine, et la lune
rend vivante cette nuit si fraîche après la chaude journée. Mon spahi vient
de fermer ma porte, seul un trait de lumière blanche filtre sur les tapis et je
ressens dans ce “home” d’une nuit un confort inexprimable […]. Vais-je
bien dormir ! » Toute une dimension du caractère de Lyautey est dans ces
quelques lignes. Entre les moments si fréquents de dépression, de lassitude
et de doute, il y a ces instants magiques où l’esprit est reposé, où l’œil de
l’esthète est satisfait, et où l’adulte retrouve la chaleur et la sécurité de la
petite enfance. Ce goût du confort que l’on recrée, le souvenir obscur, mais
si présent, d’une enfance choyée dans un cadre familier. À qui d’autre, plus
que sa sœur, pourrait-il confier ce rare aveu d’un bonheur fugitif ? On
comprend que Lyautey ait ressenti comme un drame irréparable l’incendie
de la propriété familiale de Crévic par les troupes allemandes, en 1914.
Tous ses souvenirs, l’imaginaire de son enfance sont partis en fumée. Mais
en même temps, il redoute toujours l’ennui, le terrible ennui, en embuscade
derrière le confort trompeur, et l’on ne peut, chez lui, dissocier ces deux
sentiments. Autre scène : faisant, en septembre 1906, un séjour de quelques
semaines dans le château familial de Montrambert, dans le Jura, pour y
régler des affaires de famille, il se trouve vite bien loin de son
commandement, Aïn Séfra, pourtant guère mouvementé alors. Il écrit à
Victor Barrucand, directeur de L’Écho d’Alger, l’éditeur posthume
d’Isabelle Eberhardt : « Ici dans une vieille maison où j’ai été presque
élevé, où les miens ont vécu, je me sens ressaisi par tout le passé, et forcé
de me raidir pour ne pas me laisser chloroformer par la douceur des choses,
des souvenirs. Je ne vis depuis trois semaines que parmi des gens aussi
éloignés que possible de tout ce qui me passionne et me donne une raison
de vivre […] et, tout en ayant joui de ce repos, je suis bien aise de secouer
prochainement la trop douce et endormeuse existence pour me rejeter dans
la fournaise. » Le bonheur, pour lui, c’est un contraste absolu, un univers
douillet et luxuriant à la fois, niché au cœur de l’aventure. Lorsqu’il sera
élève au lycée de Nancy, à douze ans, il s’illustrera par le brio d’une
dissertation sur le Discours de la méthode. Ce n’est sans doute pas un
hasard : ce texte étonnant de Descartes qui, avant d’être un écrit
philosophique, est un récit autobiographique, est comme un chef-d’œuvre
d’introspection – Descartes, cette « âme mobile et insatiable », selon le mot
de Maxime Leroy, qui, sa vie durant, « ne fut chez lui nulle part7 », et qui
finit par mourir de ce qu’il redoutait le plus : le froid.
Pour l’enfant Lyautey, le remède contre l’immobilité, la claustration,
c’est donc la lecture : de l’histoire, et encore de l’histoire, mais aussi des
livres de géographie, des récits de voyage, et cette formidable ouverture de
l’intelligence que peut favoriser, chez un enfant doué, l’absence d’exercice
physique. La géographie, surtout, qui permet à l’esprit de voyager.
Géographie est peut-être un bien grand mot en ce temps où la discipline,
sous l’impulsion de Vidal de La Blache, est tout juste naissante, et où ses
prétentions scientifiques sont encore peu affirmées. Mais en contrepartie,
quelle puissance d’évocation que celle d’un Vidal de La Blache, ou d’un
Élisée Reclus ! Les paysages sont animés par une connaissance aiguë de
l’histoire des hommes, par une compréhension profonde du tempérament
national, du caractère d’une nation, la France qui, on le sait depuis peu
grâce à Michelet, est une « personne8». L’imagination ne connaît
évidemment pas les frontières. Bien plus tard, s’exprimant le 4 juillet
1918 à Casablanca, à l’occasion de la fête nationale américaine, le résident
général au Maroc évoquera ses souvenirs : « Nous avions alors neuf ans, et
nos imaginations d’enfants restaient éblouies des récits d’inventions de
guerre extravagants, des combats légendaires des “monitors”, qui se
confondaient dans nos esprits avec les récits de Jules Verne. C’était
l’époque où paraissaient ses premiers livres : Vingt mille lieues sous les
mers, De la Terre à la Lune, Les Sous-Marins, Les Canons géants… » La
lecture est un passe-temps idéal, mais aussi le dessin, pour lequel Hubert
montre très tôt des dispositions intéressantes ; à dix ans, il dessine déjà des
personnages, des animaux, des paysages…
L’autre remède, c’est la compagnie familiale, et l’influence apaisante
qu’elle procure. Comme l’écrit joliment Sonia Howe, qui publia à Londres
la première grande biographie de Lyautey, « il était tout naturel que le lit du
jeune Hubert devînt un centre de ralliement pour les autres membres de la
famille9 ». Quant à « ses » femmes, ce sont sa mère, dont il gardera toujours
le souvenir ému d’une personne pleine de grâce et d’élégance, sa grand-
mère Grimoult – un grand caractère –, son arrière-grand-mère de La Lance,
qui était née au début du règne de Louis XVI, ses tantes, aussi, bien sûr, sa
tante Bébé, mais aussi sa tante Menans, la sœur de son père, une légitimiste
convaincue qui vénère le comte de Chambord. Sa mère surprend parfois
Hubert, la nuit, lisant à la lumière de deux bougies. Avec un tel
environnement, on ne peut que songer à Proust et à l’univers confiné de son
enfance. Ne peut-on imaginer que celle de Lyautey, sur laquelle nous
savons finalement peu de choses, a connu ces sensations qui ouvrent, en
une page célèbrissime, la Recherche du temps perdu : « Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de
me dire : “Je m’endors”. Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était
temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je
croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas
cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais
ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que
j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la
rivalité de François Ier et de Charles Quint. » On trouverait aussi bien des
points communs entre l’enfance grenobloise de Stendhal, le petit Henri
Beyle, et celle de Lyautey – à cette différence près que ce dernier a été
infiniment plus choyé que le célèbre écrivain. Pendant toute son existence,
Hubert redoutera le confinement, le confinement social, le confinement
intellectuel. Il lui faudra des livres, des salons, des conversations, des
lettres, et enfin des voyages – Stendhal, lui, avait échappé au confinement
par la littérature, la plus belle des armes.
Ces années de repos forcé ont dû lui paraître interminables. C’est
seulement en 1865 qu’il commence à connaître les rudiments d’une vie
normale – mais toujours avec ce corset d’acier à crosses dont il ne pourra
s’affranchir qu’en 1868. Dès qu’il a pu se lever, malgré son corset de fer, le
garçon a recherché l’exercice physique, gage de liberté. À Crévic, chez sa
grand-mère Grimoult, « maman Louise », il passe des vacances d’été
pleines de jeux qu’il partage avec les petits paysans de son âge. Le grand-
père, écrit Sonia Howe, « était le type accompli du gentilhomme
campagnard, très aimé dans le pays – avec cela bon chasseur à courre, et
fusil de premier ordre ». André Maurois le souligne : « L’installation
annuelle à Crévic était la grande affaire de la vie des enfants. On frétait une
voiture de déménagement, où l’on mettait le piano, les caisses, les malles,
puis la famille partait avec la grand’mère, dans une calèche prise chez le
loueur Antoine. » Lyautey se souviendra qu’« après déjeuner, avant dîner,
on se réunissait sous les trois vernis du Japon qu’on appelait les Sumacs,
près de la serre. Maman Louise y était assise dans un fauteuil pliant. Elle y
prenait le café, y recevait les visites, puis on allait faire un tour de serre où
l’on regardait mûrir le Frankenthal, raisin noir superbe venant des bords du
Rhin… »
Ainsi le jeune garçon n’est toujours pas tout à fait comme les autres, son
caractère s’affirme. Il joue à la guerre, conduit sa petite troupe d’amis vers
des victoires imaginaires. Il y a quelques traits communs entre son enfance
et celle de T. E. Lawrence, le futur Lawrence d’Arabie, enfant chétif qui lui
aussi aimait à jouer à la guerre tout en dévorant livres d’histoire et récits de
chevalerie. Mais Hubert joue aussi « au pays », sur un tas de sable dans un
coin du parc. Encouragé par son père, il édifie des chemins de fer, des
maisons, des ponts imaginaires. Il joue à l’ingénieur, tout autant qu’au
militaire. Il joue aussi au chef, nous dit-on, et fait son premier apprentissage
du commandement. C’est du moins ce que la légende dira et répétera plus
tard, nourrie sans relâche par Lyautey devenu adulte, puis par ses
admirateurs et des biographes : le militaire et le constructeur, puis le chef,
tout aurait commencé par les jeux d’enfant au château de Crévic, avec les
paysans, puis par des distractions plus strictement martiales à Nancy même,
où il grandit avec celui qui devait être l’une des grandes amitiés de son
existence, Antonin de Margerie. Autres camarades de jeux : les deux fils
aînés de Mac-Mahon, alors commandant militaire de Nancy (1863-1866).
Le grand-père Lyautey était en effet lié à ce dernier, car il avait servi sous
ses ordres en Afrique et était devenu son collègue au Sénat impérial.
Sans doute toutes ces bribes de récit d’enfance sont-elles exactes – du
moins sincères. Lyautey se plaisait à imaginer, au soir de son existence, que
sa vie, telle un fleuve, avait suivi un cours. Son âme si romantique ne
pouvait que croire au destin… et il est vrai que bien plus tard, quand il
créera « sa » première ville de toutes pièces, Ankazobé, à Madagascar, il le
fera avec l’enthousiasme et l’excitation d’un enfant. Pour retrouver
l’atmosphère d’une enfance à Nancy à cette époque, il faut lire – c’est une
suggestion que faisait Lyautey lui-même au soir de sa vie – les Souvenirs
d’une petite fille, de Gyp.

PRÉSENCE DE L’HISTOIRE

Un événement de ce temps-là semble l’avoir marqué avec une force


singulière. En juillet 1866 ont lieu les cérémonies commémoratives du
rattachement du duché de Lorraine à la France. Un siècle, un siècle
seulement sépare le garçon de cet événement. Lorsque le dernier des ducs
de Lorraine avait épousé Marie-Thérèse d’Autriche, il avait accepté
d’échanger son duché contre celui de Toscane. Louis XV avait cédé ensuite
la Lorraine à son beau-père, Stanislas de Pologne, tout en confiant
l’administration de cette terre sous tutelle au rugueux chancelier de la
Galaizière, honni par la tradition… Cent ans plus tard, le régime impérial a
le souci de marquer l’événement avec force, et pour cause : la France vit
dans un climat de confrontation permanente avec la Prusse, elle-même en
conflit ouvert avec l’Empire austro-hongrois. Le moment n’est pas mal
choisi pour réaffirmer les liens avec la Maison d’Autriche. Napoléon III,
pourtant, doit annuler sa venue à Nancy, et laisser l’impératrice et le prince
impérial s’y rendre seuls. En effet, le 3 juillet au soir, on a appris la grave
défaite de l’armée autrichienne à Sadowa. L’empereur hésite à tenter une
opération audacieuse : faire une démonstration de force aux frontières pour
appuyer l’Autriche et contraindre Bismarck à accorder une paix acceptable.
Il y renonce, scellant ainsi son propre destin. Plus tard, Lyautey se
souviendra de ces cérémonies – il avait onze ans –, de ces fêtes solennelles
« que présida S. M. l’Impératrice Eugénie dans tout l’éclat de sa beauté et
de sa grâce, accompagnée du prince impérial que je revois si charmant dans
son complet de velours noir, ses bas rouges et son grand cordon, escorté par
les vieux soldats lorrains survivants de l’épopée impériale, revêtus de leurs
vieux uniformes, évocation vivante des gravures de Charlet10 ». En un
certain sens, à travers les anciens combattants de l’Empire encore vivants,
Lyautey touche à l’Ancien Régime. Grâce à une cérémonie prestigieuse et
grandement mise en scène, la légende rejoint la réalité, se confond avec elle
dans une singulière harmonie. Il saura s’en souvenir quand il créera son
royaume marocain.
Un an plus tard, Hubert assiste à un autre événement chargé de symbole,
le passage à Nancy de l’empereur François-Joseph d’Autriche, sur le
chemin de l’Exposition universelle. Accompagné de deux de ses frères, le
souverain, âgé de trente-sept ans, avait souhaité faire une étape sur la tombe
de ses ancêtres, au palais ducal de Nancy. « Ce fut de l’enthousiasme, se
souviendra Lyautey, on se pressait contre les voitures, on criait : “Vive la
Maison de Lorraine !” et j’entends encore, dans le salon d’où nous
regardions passer le cortège, une vieille dame lorraine s’écrier en pleurant :
“Mon Dieu, je vous remercie, j’aurai revu avant de mourir les fils de nos
ducs à Nancy11.” Bien plus tard, c’est avec consternation que le général,
proconsul au Maroc, assistera au démantèlement par Clemenceau et les
Alliés du vieil Empire austro-hongrois : victoire tardive des a priori
idéologiques et de la méconnaissance de l’histoire. N’écrira-t-il pas à sa
sœur, le 5 janvier 1919, à propos de la France, que « sa haine jacobine des
trônes l’emporte et lui a fait faire la pire faute, l’insulte gratuite à
l’empereur d’Autriche il y a dix mois, et ensuite la dislocation de cette
même Autriche sur qui il fallait reconstruire notre point d’appui
européen » ?
Nancy et Crévic ne sont pas les seuls points d’attache de l’adolescent. Il
y a aussi le château de Touchebredier, près de Châteaudun, aux confins du
Perche et de la Normandie, où la vie est réglée « comme dans un
couvent » : le marché du jeudi, en ville, où tous les « châteaux » se
rencontrent, cet univers à la fois libre et contraint où l’on déteste Victor
Hugo – l’homme public, est-il précisé, pas les poèmes – et où les choses
sont « très surannées, très solennelles ». Touchebredier restera toujours très
proche du cœur de Lyautey : c’est là, dans la chapelle, que reposeront ses
parents. À huit ans, il y sert la messe, et, revenu à la maison, s’assied
« gravement », se souviendra-t-il, pour lire à son grand-oncle d’Ambrun sa
Gazette de France, « avec le récit du procès Morès-Polignac et du procès
Montmorency contre les Talleyrand, usurpateurs du nom ». Il y a enfin le
château de Montrambert, en Franche-Comté, chez sa tante Menans, avec sa
chapelle ancienne où ses grands-parents Lyautey célèbrent leurs noces d’or.
Ces noces – le 2 septembre 1866 – resteront gravées dans la mémoire
d’Hubert, comme une sorte d’acmé. Il sort de son interminable claustration
physique, au moment même où la France de Napoléon III – une France
réputée « invincible » – et sa société encore pétrie de traditions touchent à
leur apogée. Et puis il y a la rue de la Chaise, à Paris, au cœur du 7e
arrondissement, où vit en temps normal son grand-père. Lyautey racontera
plus tard ces scènes de son enfance : « Le dîner du mardi était une
institution. On avait plaisir à s’y retrouver entre cousins, mais le cercle du
soir était solennel. On était assis dans le grand salon, les femmes en cercle
chacune à leur ouvrage, et la conversation roulait sans une diversion, sans
une éclaircie, sur les coqueluches, les rougeoles, les dentitions de tous les
enfants de la famille. Ma grand-mère en tenait un compte méticuleux. »
Vraiment, le général, sénateur du Second Empire, était un grand personnage
pour Hubert. « Il était mon orgueil ; il m’enveloppait de sa tendresse
mesurée » : on devine tout un monde, une éducation, une retenue. Qu’il
s’agisse du côté Lyautey, un peu plus âpre et conventionnel, ou du côté
Grimoult, l’atmosphère familiale n’est d’ailleurs pas si différente. C’est
celle des milieux bourgeois ou de la petite aristocratie. Les enfants jouent
en liberté, loin des parents, mais les rassemblements familiaux, le rituel des
repas sont placés sous le signe de la rigueur et d’une certaine solennité.
Sonia Howe le note avec justesse : « Le jeune garçon grandit dans un milieu
où régnait l’amour du beau, en même temps que l’horreur de tout vain
apparat. » C’est la définition même de la vraie distinction et du rejet de tout
snobisme : c’est ainsi que Lyautey, selon toute vraisemblance, aimait à
décrire son milieu familial aux esprits les plus avertis. Éric Mension-Rigau
a montré combien cette vie rituelle avait façonné des centaines de
personnalités comme celle de Lyautey12. Il décrit ces véritables
« forteresses » qu’étaient ces familles, placées aux confins de l’aristocratie
et de la plus vieille bourgeoisie, et dont le service de l’État formait
l’inscription dans la durée. Le « culte des ancêtres » était une véritable
obsession qui permettait de soustraire l’identité familiale aux aléas d’une
histoire vécue comme de plus en plus médiocre : Lyautey, avec sa manie
généalogique, n’en est-il pas la plus belle illustration ?
Dès qu’il a pu se lever et reprendre une vie à peu près normale, Hubert –
qui a bénéficié jusque-là d’une institutrice à domicile – a suivi les cours du
lycée de Nancy, celui que Barrès célébrera dans Les Déracinés. Mais le
jeune Lyautey n’est pas en internat, on est toujours sous le Second Empire,
et le choc de la défaite n’a pas encore été subi : rien ne se propose de le
« déraciner ». Sans doute raisonne-t-il comme le fera son cadet Barrès qui
écrira, dans l’esquisse inachevée de ses Mémoires, à propos de ses années
de lycée : « Devais-je devenir leur pareil ? J’y répugnais et n’en étais guère
capable. » Il se passionne déjà pour la politique, inséparable de l’histoire. Il
est, cela va de soi, royaliste de cœur et d’esprit, et même légitimiste. Quoi
d’étonnant ? Le souvenir de l’ancienne monarchie est encore proche, et il ne
faut pas oublier que les perspectives d’une restauration resteront
vraisemblables et tangibles pendant encore vingt ans. La seule véritable
expérience républicaine de la France, c’est encore le grand cafouillage
de 1848… Parmi les histoires qui circulent sur l’enfance du futur maréchal,
il y a, bien sûr, cet épisode de la « profession de foi » écrite au collège avec
Antonin de Margerie : « Nous ne pouvons pas être bonapartistes, à cause de
l’assassinat du duc d’Enghien. Nous ne pouvons pas être orléanistes à cause
de l’assassinat de Louis XVI. Nous ne pouvons être républicains, parce
qu’aucun honnête homme ne peut appartenir à ce parti. Donc, nous ne
pouvons être que légitimistes. »
En 1867, l’Empire, dans tous les cas, paraît solidement installé. Just
Lyautey est nommé à Dijon, toujours dans l’administration des Ponts et
Chaussées. Après la capitale des ducs de Lorraine, celle des ducs de
Bourgogne… encore une cité ancienne, siège d’une puissante noblesse
parlementaire, mais au climat plus méridional. Monuments grandioses,
hôtels admirables, splendeur de l’histoire passée : l’imagination a de quoi se
fournir, pour un garçon comme Hubert. Dans son nouveau lycée,
l’adolescent confirme son penchant pour les lettres, pour l’histoire, la
géographie. Plus tard, bien plus tard, dans une correspondance
de 1922 adressée à Wladimir d’Ormesson, il évoquera avec nostalgie cette
période de sa vie – ses treize-dix-sept ans à Dijon : « Je me suis grisé de ses
monuments, de son musée, de ses vieilles maisons, de l’hôtel des
Ambassadeurs d’Angleterre auprès de la Cour de Bourgogne dans la rue des
Forges, des orants des tombeaux, des admirables statues de Claus Sluter au
puits de Moïse : je jouais avec les petits Saint-Seine dans le jardin de leur
vieil hôtel où toute Saint-Seine qui se respecte fait aujourd’hui encore ses
couches […]. Ma cousine de Loisy habitait le vieil hôtel d’Esterno,
transformé aujourd’hui en école laïque et dont les belles boiseries ont
disparu, et nous habitions nous-mêmes à côté, en face de l’église Saint-
Jean, un hôtel de Broin délicieux. » C’est là qu’il a sa première chambre
« seul », « déjà bourrée de brocantages, avec balcon sur un grand jardin ».
Et c’est dans cette chambre qu’il a sa révélation « nocturne » du Discours
de la méthode, sa découverte du génie cartésien et de cette transcendance de
l’ego par l’intelligence qui ne peut que le stimuler… Just donne quelque
argent de poche à son fils, à peine assez pour acheter, déjà, ici et là,
quelques éditions du XVIIe siècle, quelques gravures de Jacques Callot.
Hubert ne se coupe pas pour autant de ses amis, ni de ses habitudes,
grâce à cette respiration extraordinaire que lui donnent les vacances d’été. Il
retrouve les propriétés familiales de Crévic et Touchebredier, Nancy, la rue
de la Chaise, ses amis, notamment Margerie. Il pratique la marche, la course
à pied, l’équitation, s’efforce de discipliner cette colonne vertébrale qui l’a
cloué au lit dans ses jeunes années. Il fait aussi de la gymnastique, afin de
fortifier un corps encore fragile qui gardera toujours cette apparence
contrastée – un peu frêle, et en même temps alerte. Lorsque la guerre avec
la Prusse éclate, il a à peine seize ans. En quelques semaines, il voit
s’effondrer l’armée française et, avec elle, le régime impérial qui venait
pourtant d’être conforté par un plébiscite. Il participe, à sa manière, à la
défense héroïque de Dijon, en portant des cartouches et en s’occupant des
blessés. « C’est persuasif pour toujours, se souvenait Barrès, d’avoir vu,
dans sa huitième année, une troupe prussienne entrant, sur un air de fifre,
dans une petite ville française. » Cette expérience, Lyautey la connaît à
seize ans, lorsque les uhlans s’installent à Dijon et envahissent la demeure
familiale. Seize ans, c’est l’âge où peut s’affirmer une vocation. Celle-ci
reste pourtant incertaine. Est-il attiré alors par la politique, par la vie
publique du moins, comme l’ont affirmé certains de ses proches, de ses
biographes ? Rien n’est moins sûr. Là encore, il raisonne sans doute comme
le jeune Barrès qui se décrivait ainsi, lycéen : « Trop faible, trop timide,
prodigieusement imaginatif, désireux d’un autre monde. Mais quel monde ?
Je n’avais pas de modèle de ce que j’aspirais involontairement d’être. Ma
prédestination n’intéressait personne, n’était soupçonnée de personne, ni de
mes maîtres, ni de mes parents, ni de moi-même. »
Pendant son année de philosophie, Hubert est un élève de bon niveau,
inégal toutefois, si l’on jette un regard sur ses copies, dont certaines ont été
conservées. Le 12 décembre 1871, il accomplit une sorte de chef-d’œuvre
avec sa dissertation sur le Discours de la méthode, qu’il décrit si justement
comme étant l’accomplissement littéraire de l’introspection la plus achevée,
avant même d’être une œuvre maîtresse de la philosophie. Un jour, il
récolte un 15 en philosophie, avec cette appréciation générale : « trop
d’art », ce qui signifie, bien entendu, « trop d’artifice ». Le maître lui
reproche, ici et là, parmi tant de beaux ou intelligents passages, un
« cliquetis de mots », ou un développement « pas naturel ». Beaucoup de
répétitions, aussi, chez cet élève nerveux et raisonneur. Un autre jour, sa
« facilité verbeuse » lui vaudra un 3 sec et brutal. « Facilité » : le mot
reviendra plus tard sous la plume de Lyautey appliqué à lui-même et opposé
aux vertus de l’intelligence, qui creuse, approfondit, comprend, ne se
contente pas de briller et d’aller vite, en éblouissant son prochain. Il aura
toujours la crainte obsessionnelle de céder à la superficialité, le désir
puissant et constant de construire, de produire, de laisser à ceux qui suivent
le témoignage de son action, de laisser derrière lui quelque chose. Un jour,
ne consigne-t-il pas dans son Journal que sa langue est « folle », qu’elle lui
échappe ?
Un soir d’hiver, le jeune Lyautey connaît, de son propre aveu qu’il
consignera trois ans plus tard, une sorte d’éblouissement mystique. Il notera
plus tard que, ce jour-là, « la notion de l’infini se dressa devant [lui] ». Il en
fut comme écrasé, mais n’en sortit pas encore armé d’une foi inébranlable.
Le sentiment de la grandeur et de la nécessité de Dieu s’était imposé à lui,
mais contrairement à ces convertis saisis littéralement par la foi et emportés
par l’amour divin, il s’en trouvait plus en proie encore au doute, et à
l’angoisse, qu’auparavant. Plus qu’une vraie crise mystique, c’est, semble-t-
il, une crise tardive d’adolescent, pour la première fois livré à lui-même et
confronté à l’incertitude de l’avenir. Ame exigeante et assoiffée d’action,
Lyautey n’échappera à ces doutes que lorsqu’il se lancera, vingt et quelques
années plus tard, dans l’aventure du Tonkin. Quant aux interrogations
religieuses, quant aux accès de mysticisme, ils ne le quitteront pas pendant
ces toutes premières années de jeunesse.

1 Augustin THIERRY, Essai sur l’histoire du Tiers État, nouvelle édition,


Paris, Garnier frères, sd, p. 255.
2 André MAUROIS, Lyautey, Paris, Plon, coll. « Les maîtres de
l’Histoire », 1934, p. 1.
3 Général DUROSOY, Lyautey, 1854-1934, Maréchal de France, Paris,
Lavauzelle, 1984.
* Tout au long de cet ouvrage, les astérisques signalent des mots ou des
passages de citations soulignés par l’auteur.
4 André LE RÉVÉREND, Lyautey, Paris, Fayard, 1983, p. 18.
5 François de ROUX, La Jeunesse de Lyautey, Paris, Calmann-Lévy,
1952, p. 18.
6 Comte de SAINT-AULAIRE, Richelieu, Paris, Dunod, 1932, p. 41.
7 Maxime LEROY, Descartes, le philosophe au masque, Paris, Rieder,
1929, p. 13. « Jamais de repos. C’est toujours à un lendemain qu’il aspire.
Là est la tragédie mystérieuse de sa vie. »
8 Il faut lire, dans cette tradition, l’Histoire personnelle de la France,
Paris, Le Seuil, 1984, de François GEORGE, ou la Géographie universelle de
Bernard FRANK, Paris, Flammarion, 1989. Et, bien entendu, les Carnets du
grand chemin, de Julien GRACQ, Paris, Corti, 1992.
9 Sonia B. HOWE, Lyautey. Du Tonkin au Maroc, Paris, Société française
d’éditions littéraires et techniques, 1938, p. 18.
10 LYAUTEY, La réunion de la Lorraine à la France, Paris, Plon, 1926,
pp. 36-37. Charlet, élève de Gros, est surtout connu pour ses lithographies,
dont certaines illustrent la première grande édition populaire du Mémorial
de Sainte-Hélène, parue en 1842, et que le petit Hubert eut certainement
entre les mains dans son enfance.
11 Ibid., p. 45.
12 Éric MENSION-RIGAU, Aristocrates et grands bourgeois, Paris, Plon,
coll. « Pluriel », 1994.
2
LE ROUGE, LE NOIR, LE SOLEIL D’ALGÉRIE

« On avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal


de Richelieu, qui malgré lui attirait ses regards. Ce buste avait l’air de le regarder
d’une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit
être si naturelle au caractère français. De ton temps, grand homme, aurais-je
hésité ? »
STENDHAL, Le Rouge et le Noir.

Nul ne sait, au juste, la véritable raison pour laquelle Stendhal a appelé


son plus célèbre roman Le Rouge et le Noir. L’hypothèse la plus
couramment retenue renvoie aux couleurs de l’Église et de l’armée, aux
deux voies majeures d’ascension sociale dans la France traditionnelle.
Lyautey choisit, lui, la carrière des armes, dans l’espoir d’y fixer son
caractère, plus que d’en tirer une carrière. Mais il est tenté aussi par la
vocation religieuse : tout cela, dans son esprit, est encore tumultueux et
confus. Il ne sait pas encore que son destin est ailleurs : c’est l’Algérie qui
commencera de le lui révéler. Si le jeune Lorrain n’a jamais songé à entrer
dans les ordres, il est en revanche fasciné par l’Église – bien plus, nous le
verrons, que par la religion elle-même –, et en particulier par la puissance
de l’Église romaine, comme il le montrera, bientôt, par le choix de ses
voyages et de ses fréquentations. Il est, à dire vrai, attiré par la puissance
tout court, par l’énergie politique, et par l’État, qui a pour vocation de
l’organiser.
Les références, les modèles ne lui font pas défaut. Sa famille paternelle le
pousse à la fois vers la carrière des armes et vers le service de l’État. Les
Lyautey sont incontestablement une de ces dynasties militaires qui ont
maintenu en France la tradition du métier des armes, à travers les aléas de
l’histoire et les infortunes de l’institution militaire. Au lendemain de la
défaite de 1870, l’armée, qui a permis de préserver l’ordre public au
moment de l’effondrement de l’Empire et des événements de la Commune,
et en qui se placent beaucoup des espoirs de redressement pour l’avenir,
voit son lustre subitement s’accroître. Or, pour Hubert, il y a encore une
manière de ne pas choisir, qui est de suivre les traces de son père : l’École
polytechnique, qui ménage les deux possibilités, civile et militaire.
C’est ainsi qu’en 1872, après avoir été reçu bachelier, il part comme
élève chez les Jésuites à l’École de la rue des Postes1, à Paris – qui
deviendra l’École Sainte-Geneviève, à Versailles. Pour lui, c’est un peu la
grande aventure, et ses parents en sont conscients. Cet enfant fragile va
devoir affronter le régime de l’internat, loin de la chaleur du cocon familial.
C’est pour cette raison que Just Lyautey s’est fait nommer à Versailles : de
façon à suivre de plus près les études de ses deux fils, Hubert et Raoul.
L’institution elle-même est récente, et consacrée exclusivement à la
préparation des grands concours militaires. Les débuts de la rue des Postes
ont été difficiles, mais la grande expérience des Jésuites leur a permis de
s’imposer rapidement dans le milieu des vieilles familles catholiques et
traditionalistes. Hubert y passe une année lugubre qu’il décrira lui-même
comme traversée de doutes, de découragements et d’aigreur. Aux angoisses
personnelles d’un tempérament hypersensible vient s’ajouter le sentiment
désespérant de la défaite devant la Prusse et du déclin français qu’elle
exprime. Heureusement, le supérieur, le père du Lac, est un esprit éclairé
qui décèle vite les aptitudes du jeune homme et l’oriente vers le concours de
l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Ce sera donc, à coup sûr, l’armée, et
dans l’armée, la cavalerie ou l’infanterie, les deux armes auxquelles prépare
l’école. Margerie, de son côté, continue de préparer Polytechnique.

SERVITUDES MILITAIRES ET TOURMENTS INTÉRIEURS


Hubert est reçu 93e sur 291 et entre à Saint-Cyr le 23 octobre 1873,
l’esprit encore chargé de rêves militaires. Parmi les reçus figure son ami
d’enfance Patrice de Mac-Mahon. Lecteur de Vigny, Lyautey s’attend à la
grandeur et à la servitude du métier des armes : il ne trouve que routine et
médiocrité. Sa première année est un supplice, il ne supporte ni la
promiscuité – à laquelle son enfance choyée de petit malade ne l’a pas
préparé –, ni le caractère mécanique de l’enseignement qui lui est dispensé.
Certes, sa constitution physique est meilleure qu’autrefois, il ne souffre plus
de son dos que par intermittences. Mais l’état moral, c’est autre chose. Il
cherche, dirait-on aujourd’hui, ses « repères ». Dans une lettre à Antonin de
Margerie (26 mars 1874), il s’épanche, se décrit « plus seul certainement au
milieu de mes six cents camarades que je ne le serais dans ma chambre », il
évoque « le tambour qui va battre, les bottes qu’il va falloir cirer, le fusil
qu’il va falloir démonter, les intelligents exercices gymnastiques qui vont
me réclamer, les centaines de pages intéressantes de théorie que je vais
avoir à absorber, et enfin les bestiales histoires que je vais entendre pour la
énième fois et les non moins bestiales figures sur lesquelles mes yeux
tombent à chaque pas ». Les cours de fortification, de topographie, d’art
militaire, d’artillerie, d’intendance, mais aussi de philosophie, de droit ou
de géographie qu’il suivra à Saint-Cyr, puis à l’École d’état-major, sont
denses, mais ne semblent pas l’avoir passionné. Plus tard, au moment de sa
sortie de Saint-Cyr, il consignera des notes sévères dans son Journal,
évoquant les punitions et autres « petites persécutions » auxquelles on ne
peut échapper qu’en amusant la galerie par des chansons, des dessins, des
plaisanteries. Si l’on ne veut pas connaître le sort du bon garçon puni et
piétiné, si l’on veut bénéficier des faveurs et de la protection des gradés ou
des camarades plus anciens, « il faut tenir du singe et du perroquet » :
« Avez-vous des talents de société, c’est à qui, des anciens et des gradés
vous protégera le plus, vous êtes leur homme. » On a le sentiment qu’il
évoque une prison : il dira, lui, « une baraque de foire ». Nul doute que ce
souvenir l’ait marqué et eu son rôle dans la rédaction future du « Rôle
social de l’officier ». Le 18 avril 1875, il avait noté : « Cette année à Saint-
Cyr avec ses humiliations, ses souffrances, je me trouvais être militaire
mais j’étais inconscient – le fond de ma pensée pendant ces dix premiers
mois de vie de soldat, ce fut une protestation contre tout ce qui faisait le
fond et la nature de mon métier. » Puis, le réconfort était venu, la révélation
de Dieu lui avait fait comprendre le sens de ce métier des armes,
« d’immolation et de dévouement », ce besoin d’action qui devait donner
une portée à la contemplation.
Mais ces retours de certitude sont rares.
Il y a pourtant de réelles échappées. Quand on relit ses notes
personnelles, cette sorte de Journal quotidien qu’il consignait dans un
précieux cahier de cuir, on trouve, au milieu des mauvais vers et des
exaltations sulpiciennes, ou des délires introspectifs qui feraient la joie d’un
psychanalyste, des réflexions plus profondes. En outre, nous savons, par
une lettre magnifique qu’il écrivit en 1929 à Daniel Halévy, et dans laquelle
il revient sur son enfance et sa jeunesse, qu’il est à cette époque très
passionné par la politique. Il la côtoie, tout jeune homme, à l’Élysée, où ses
parents, ami du chef de l’État, le maréchal de Mac-Mahon, ont table
ouverte. On y croise des députés, on n’y parle que politique. « Nous vivions
dans son atmosphère », se souviendra Lyautey, qui était alors, de son propre
aveu, « enragé de politique » et « ardemment légitimiste ». La politique
l’attire, non le « métier » militaire – « métier » est un mot pour lequel il
professera toujours la plus vive détestation. À l’époque, il ne compte
nullement rester dans l’armée – « où je ne suis en effet resté que par une
suite de circonstances paradoxales, après avoir failli vingt fois la quitter ».
Un jour, il croit avoir trouvé la réponse aux questions plus existentielles
qui l’agitent. Quelque temps plus tôt, un dimanche de mars 1874, le père du
Lac avait réuni élèves et anciens élèves rue des Postes, pour une conférence
peu ordinaire. Le conférencier était un officier jeune, plein d’allure, qui
s’était illustré pendant la guerre contre les Prussiens, et qui, au retour d’une
captivité éprouvante, avait rencontré le doute devant les horreurs de la
Commune de Paris. Albert de Mun est capitaine de cuirassiers, aide de
camp du gouverneur militaire de Paris et, de manière non accessoire,
organisateur des Cercles catholiques d’ouvriers, lieux de réunion et
d’éducation sociale animés par des officiers, dont il n’a pas créé le principe,
mais qu’il a contribué à diffuser dans toute la France. Ces cercles ont pour
fonction de maintenir dans la foi chrétienne les milieux ouvriers en leur
montrant que la société a la volonté réelle de résoudre la question sociale.
Aidé de son compagnon de captivité, le capitaine de La Tour du Pin, Albert
de Mun s’est fixé pour mission de conjurer les démons de la guerre civile,
de rapprocher le peuple des élites, et il utilise à cette fin le réseau que
constitue le milieu aristocratique dont il est issu. Pour Hubert, comme pour
beaucoup de jeunes officiers présents ce soir-là, c’est un choc. Albert de
Mun est brillant orateur, convaincant, séduisant. Il réunit deux idéaux en sa
personne, l’idéal militaire et l’idéal chrétien. C’est un chevalier, un homme
qu’il faut suivre. Et Lyautey ne cessera de le suivre, correspondant sans
cesse avec lui, admirant son combat politique sous la IIIe République, et son
engagement patriotique à la veille de la Grande Guerre. Bien plus tard,
en 1925, devant un auditoire de jeunes gens s’inscrivant dans la même
tradition (les « Équipes sociales »), il évoquera cette rencontre, décisive
pour son existence, avec de Mun, « cet appel qu’il nous adressait, qui
semblait nous arriver du milieu même de la guerre pour donner à nos vingt
ans une consigne sacrée. Il nous parlait de la guerre, de sa suite horrible, la
Commune. À Montmartre, il avait vu les ruines fumantes, les barricades, les
enfants jouant au milieu des cadavres. À Belleville il avait vu la foule
entassée dans les églises, les mourants, les blessés, toute cette foule
haineuse, meurtrie, avide de justice, et contre laquelle le pouvoir civil avait
été si dur. Il nous faisait assister à ce grand drame d’une nation divisée au
lendemain de sa défaite, et sous le regard du vainqueur2 ». Ce soir-là,
Hubert est un peu arraché aux « petitesses » qui l’étouffent, il s’est
« retrempé l’âme ». Le climat délétère de la défaite – celui-là même qui
vient de conduire Renan à appeler à une « réforme intellectuelle et
morale » – paraît désormais plus lointain. Plus tard, bien plus tard, quand il
commandera la division d’Oran, Lyautey livrera dans une lettre émouvante
à de Mun (9 avril 1909) le souvenir de cette journée et de ce qui a suivi :
« Rien, dans ma vie, ne m’a laissé une impression d’exaltation, dans le sens
étymologique du mot, comparable aux heures vécues près de vous de 73 à
76. Je ressens encore, après tant d’années, physiquement, la palpitation dont
j’étais saisi à votre parole, à votre vue même, et à la pensée de l’œuvre à
remplir. »
Lyautey, avec deux camarades, aussi exaltés que lui par l’aventure des
cercles ouvriers, propose aussitôt ses services au capitaine. On peut voir aux
archives nationales le brouillon de la lettre, fort maladroite et confuse, qu’il
envoya alors à de Mun. À l’instigation de ce dernier, il forme à Saint-Cyr
un petit groupe de propagande sociale, à l’objectif mal défini, mais qui
suffit à le mobiliser un peu – pendant les trois années qui suivront, il
travaillera même de manière assez active dans le sillage d’Albert de Mun.
L’impatience demeure cependant : « Je pense à ce que je suis, à ce que j’ai
été, à ce que j’espère être », écrit-il à Margerie.
Qui peut dire la nature exacte des troubles qui l’agitent, à l’âge où la
plupart de ses camarades trouvent dans l’exercice physique et les frasques
ordinaires un dérivatif suffisant ? Il semble que Lyautey se soit sincèrement
interrogé sur le sens d’une vocation religieuse. Il livre toujours ses états
d’âme à son petit cahier brun, ces « notes quotidiennes » qui nous sont
restées. Il écrit des vers. Il sait écrire, et il sait penser, mais la confusion des
idées est grande. Un moment, il paraît séduit par un christianisme qui
reviendrait à ses sources, qui s’éloignerait d’institutions qui ont par trop
embrassé la modernité… mais son propos paraît travaillé à l’excès, presque
insincère. On songe, un instant, aux premiers écrits du jeune Bonaparte, à
ce « souper de Beaucaire » qui trahissait plus d’influences mal assimilées
que de réflexion authentique. On dirait, d’ailleurs, une dissertation. Il en est
conscient, puisqu’il note, un samedi d’avril 1875 : « Mauvais mois ; trop
parlé, pas agi, bavardages, banalités, plaintes pour se plaindre […] je pense
beaucoup, mais je ne réfléchis pas, je ne mûris plus, je n’approfondis plus ;
je suis dans le vide […]. Sois franc avec toi-même. Agis. Agis. Agis. »
Sa finesse lui dit qu’il souffre d’un égocentrisme exacerbé. En mai 1875,
alors que ses études à Saint-Cyr touchent bientôt à leur fin, Antonin de
Margerie, ami véritable, lui dit ses quatre vérités. Lyautey le reconnaît : « Il
n’y a rien au fond de ma vie, rien que moi, moi, moi, un égoïsme absolu
[…] j’aime mes amis et j’en ai ; mais je m’intéresse à moi avant tout, et il
n’y a guère une seule de mes paroles, ni de mes actions, dont le mobile
dominant soit étranger à moi, mon avenir, la manière de percer, de me faire
coter, apprécier, juger […]. Je suis sur un théâtre continuel, même avec
moi-même […] je vis en moi-même, je me suffis, je m’admire et quand je
m’éloigne des autres c’est avec la satisfaction de me retrouver ; je m’aime,
je me suppose dans toutes les positions possibles et je vis ainsi d’une vie
mystique imaginaire et fictive dont je suis le personnage principal, où tout
se rapporte à moi, où je brille de toutes les façons, les plus comme les
moins sérieuses. » C’est une de ses faiblesses, il ne peut s’interdire de
briller, de séduire, de rechercher l’admiration des autres – et déjà il y
parvient –, mais une fois retourné vers lui-même, le doute le reprend. Il est
à l’opposé d’un caractère comme celui de Péguy, tel que le décrira Daniel
Halévy –, un homme tendu en lui-même, imposant le respect et l’autorité
par la seule force d’une présence intérieure qui refuse tout brio et tout
artifice. Hubert est d’un naturel théâtral.
Les tensions intérieures de Lyautey ne l’empêchent pas d’avoir, sur la
société, des idées arrêtées, même si elles s’expriment peu sur le terrain
politique. Il s’emporte encore contre les chrétiens des temps modernes, et
leur propension à adhérer au milieu et aux clichés de leur temps – vieille
histoire ! « Ils ont presque cherché à se faire pardonner leur croyance*, et
leur vie pendant ces siècles a été une vie de concessions continuelles :
concessions aux idées modernes, aux institutions civiles, même à celles que
l’Église condamna ; concessions aux usages, et […] abaissement de ce qui
devrait être conviction devant ce qu’on appelle convenance. » Il le crie : « Il
n’y a rien de commun entre ce siècle et nous. Nous n’avons pas de
transaction à faire, rien à accorder aux exigences d’un temps qui n’a le droit
de rien exiger de nous. » Par moments, on croirait lire du Louis Veuillot,
grand pamphlétaire catholique du moment, ou du Lamennais, dont Lyautey
a les écrits entre les mains. « Nos lois sont dans l’Évangile, nos amis sont
dans nos rangs et notre main ne doit pas toucher celle de nos ennemis […].
Il n’y a rien à faire avec ce qui existe, ce n’est pas un vain accord des
institutions modernes et de la foi qu’il faut chercher. »
Décidément, Hubert n’est pas un jeune homme comme les autres. Certes,
il partage avec ses semblables l’anxiété du destin à venir. Mais ses années
de jeunesse sont paralysées par le doute. La vraie jeunesse de Lyautey, celle
de la conviction et de l’action, ne viendra que tardivement, vers la
quarantaine, avec le Tonkin et Madagascar. Est-il, en cela, conforme à
l’esprit d’une génération marquée par la défaite, à qui la génération
suivante, sous la plume d’Agathon3, fera grief de s’être laissé dominer par
« l’inutilité d’agir » et « le dégoût de la vie » ? L’enquête d’Agathon sur
« les jeunes gens d’aujourd’hui », publiée juste avant la guerre de 1914,
opposera l’état d’esprit de la jeune élite intellectuelle de 1912 (la génération
de Charles de Gaulle), désireuse d’action et prête au combat, à celui de la
jeune élite d’après 1870, déprimée, tourmentée, qui devait s’offrir sans
résistance à l’influence grandissante de la culture allemande… Mais non :
avec Lyautey, nous sommes clairement en présence d’un tempérament
d’exception, porté par une histoire personnelle dense et complexe.
La sortie de Saint-Cyr va-t-elle le conduire vers la vie réelle et le
soustraire à ce mélange immature d’introspection extrême et d’obsession de
séduire ? Son classement – 29e sur 281 – est assez bon pour qu’il puisse
espérer rejoindre l’École d’état-major, qui deviendra par la suite l’École
supérieure de guerre. Ce n’est pas encore le régiment… Mais avant de
gagner son affectation, et après trois mois d’une « vie désordonnée et
vaine », il met à exécution un projet qu’il avait en tête depuis des mois : il
part à la Grande-Chartreuse pour une retraite de dix jours. Du moins pourra-
t-il se retirer vraiment en lui-même, faire le vide autour de lui, résoudre les
contradictions de son caractère narcissique, faire le point sur sa vocation.
Du moins le croit-il… Mais il ne peut échapper à son destin, qui est de
frayer avec les esprits supérieurs… À peine arrivé au couvent, il sympathise
avec un religieux, le père de Nicolaï, « ancien aide de camp de l’empereur
de Russie, vainqueur de Schamyl, blessé dans le Caucase, cousin de Charles
de Broglie ». Charles de Broglie, c’est un camarade de Saint-Cyr, l’un de
ces brillants sujets de bonne extraction avec lesquels Hubert s’est mobilisé
pour Albert de Mun.
Le père Jean-Louis de Nicolaï – qui avait été ordonné prêtre un an plus
tôt, à cinquante ans, après avoir été converti par Mgr Dupanloup – lui parle
d’Albert de Mun, évoque le lien puissant qui unit christianisme et
patriotisme, souligne la nécessité absolue d’éviter l’abdication de l’individu
dans la masse, l’internationalisation aveugle, le cosmopolitisme qui
dénature le sens de l’action personnelle. Lyautey, du coup, s’exalte et prend
la plume dans l’instant même pour faire partager cette exaltation à
Margerie. Il éprouve, écrit-il, une « joie ineffable » dans cette solitude où il
est venu dans un but précis – et ô combien éloquent : « … pour me regarder
en face, m’entretenir avec moi-même et si possible avec Dieu. » Il se dit
impressionné par la sérénité des moines, par leur détachement des choses
humaines, par la façon dont ils sont pénétrés de l’amour de Dieu. Mais – et
c’est là qu’il se trahit –, ce qui le marque particulièrement parmi ces
hommes (« si ce sont encore des hommes »), c’est un homme précis, ce
père de Nicolaï, « général en chef à trente ans » : « J’ai eu cinq longs
entretiens avec lui, mon ancien dans le métier. » Il évoque aussi le père
Bruno Dubois, et ce même immense amour de Dieu… mais, est-ce un
hasard ? c’est « un capitaine d’artillerie de vingt-huit ans, même amour,
avec une expansion et une confiance qui vous jettent à ses pieds, une figure
angélique et une expression continuelle d’extase en Dieu ». Il faut tout de
même une bonne dose de naïveté à André Le Révérend, le biographe le plus
complet et le plus fidèle de Lyautey, pour écrire en 1980 : « C’est mille fois
plus merveilleux qu’il ne l’espérait. Il a rencontré des saints et, par eux, il a
découvert le mystère du christianisme4. » L’esprit mondain, qui sera
toujours une caractéristique de Lyautey, et le désir de séduire, mais aussi,
clairement ici, la recherche d’une voie et d’un modèle humain nous
renvoient à des réalités infiniment plus terrestres. Ce n’est pas de la pose,
certes non, et le trouble n’est pas feint. Mais ce n’est pas non plus une
vocation religieuse qui s’affirme, même s’il tente sincèrement de s’en
convaincre. D’ailleurs, à peine rentré à Paris, ce n’est à nouveau, selon ses
propres notes d’hiver, que « vanité, frivolité, oubli, paresse, désordre ». Le
narcissisme est toujours là, après ces quelques journées de froide et de
fausse solitude à la Grande-Chartreuse.
Lyautey est sous-lieutenant et, pour quelque temps, parisien. Son mal de
vivre l’a repris, et avec lui ce souci constant d’abandonner son âme puérile
de collégien pour « être homme », pour acquérir cette virilité du caractère
qu’il avait tant espérée de l’armée. Comble de malheur, les cours de l’École
d’état-major lui paraissent encore plus desséchants que ceux de Saint-Cyr. Il
peut du moins se perdre sans grand risque dans les plaisirs de la vie
mondaine et des sorties. Il évoquera souvent, par la suite, la vie de
dissipation qu’il connut alors. Mais il est bien difficile de dire si cette
dissipation était, dans son esprit, le simple gaspillage de la vie dans des
distractions inutiles, ou si elle signifiait des plaisirs à la fois plus ordinaires
et moins anodins. À vingt-deux ans, Lyautey est beau, élégant, racé. Cultivé
et de parole facile, il a tout pour séduire. Sans doute le jeune homme reste-t-
il, en réalité, bien sage. S’intéresse-t-il à la politique ? Il ne voit que
déliquescence des valeurs qu’il a épousées. Après la chute de Thiers, les
milieux monarchistes se sont épuisés dans des querelles et des hésitations
sans fin. En 1876, le régime de l’Ordre moral est au bord de l’agonie, les
lois constitutionnelles ont été votées, la forme républicaine du
gouvernement adoptée. Hubert, qui avait vécu dans « cette atmosphère
surchauffée de Versailles et de l’Assemblée nationale » et dont le bureau
était orné du portrait du comte de Chambord, avait cru, comme beaucoup de
jeunes gens de son âge et de son milieu, que le retour du roi était acquis. Au
moment de son entrée à Saint-Cyr, la restauration paraissait « faite », puis,
trois semaines après, la lettre fameuse du prétendant sur le drapeau blanc
avait tout mis « par terre ».
Les perspectives d’une restauration semblent s’éloigner chaque jour
davantage, le dernier atout disponible – en la personne du président de la
République, Mac-Mahon – paraît pour le moins incertain. Alors, Lyautey
connaît l’ennui, et, de son propre aveu, Dieu n’est plus là pour l’en distraire.
Il l’écrit dans ses notes, le taedium éternel s’empare de lui, le dégoût,
l’ennui qui se glisse partout et empoisonne tout. Cette notion de taedium,
empruntée au poète latin Lucrèce, est d’ailleurs plus riche, plus puissante,
que le concept d’ennui. Elle exprime un véritable dégoût de la vie. Il écrira
un jour à Margerie : « Ne me prête pas le blasphème de dire que je
m’ennuie, car je ne m’ennuie jamais. Mais l’occupation, si serrée soit-elle,
n’exclut pas le taedium amer, quand il a sa source dans la ruine des
espérances, dans le spectacle d’une vie manquée, d’une conscience affolée,
d’une foi brisée, d’un cœur meurtri » (5 septembre 1884). Il imagine que
Dieu lui dit : « Tu n’as jamais lutté. » Il faut beaucoup de réalisme et de
lucidité pour faire de soi-même ce portrait, presque drôle, d’un caractère
orgueilleux (dans une méditation du 16 octobre 1876) : « Comment voulais-
tu donc méditer avec fruit quand au lieu de te retirer de toi-même, de faire
le silence en ton âme, tu te séparais pour ainsi dire en deux personnes, l’une
prosternée devant l’autre, celle-ci semblant méditer, et la première lui
disant : “Tu es grand, tu es beau, tu es saint, tu es généreux…” Encore
maintenant où Je te parle, n’es-tu pas prêt à t’admirer, parce que tu
M’écoutes… Songe donc, Mon fils, à tous ceux auxquels Je ne parle
point… »
Peu à peu, Lyautey gagne en maturité et porte un regard plus aigu sur lui-
même, aidé en cela par ses plus proches amis. En novembre 1876, il écrit
que « c’est une faiblesse d’être encore étroitement légitimiste, comme
d’être étroitement d’un parti quelconque, pour ce parti lui-même ». Il
perçoit des changements profonds dans la société, la montée des luttes
sociales, et peut-être aussi l’avènement de ces « couches nouvelles » dont
Gambetta, à la même époque, fait le ferment de la République en
construction. Dans sa lettre de 1929 à Daniel Halévy, il se souviendra de
l’atmosphère passionnée de cette époque : Hubert et ses amis n’admettaient
pas que « le pouvoir passât à gauche », cela leur paraissait signifier « la fin
de la France ». « On ne se doute pas aujourd’hui de la violence des passions
et de la lutte en ces années […] le fossé entre les deux France était aussi
profond que lors de l’affaire Dreyfus. » Le 16 mai 1877, la popote des sous-
lieutenants devra être coupée en deux pour éviter que les disputes ne
tournent à la bagarre. « Nous nous rendions parfaitement compte qu’il
s’agissait d’une Révolution », avec ces deux traits marquants : la question
religieuse, et le passage du pouvoir « des notabilités aux petites gens ». Un
jour, Hubert échangera même son tour de service avec un camarade pour ne
pas aller chez Gambetta. « On m’eût très surpris si l’on m’avait prédit que
je me lierais un jour, de chaude amitié, avec Joseph Reinach, Eugène
Étienne et quelques autres. » Et il ajoute qu’il a toujours gardé, malgré
l’évolution libérale de ses idées et de son caractère, une vive rancune contre
une tradition anticléricale et antireligieuse qui devait conduire, selon lui,
jusqu’au combisme et à son sectarisme monstrueux – rancune même contre
Jules Ferry, malgré son admiration « pour sa politique extérieure et
coloniale, son courage, ses qualités d’homme d’État ». Il faudra attendre les
lendemains de la Grande Guerre pour l’entendre faire un éloge public du
gouvernement de Défense nationale de Gambetta, et de ces journées de
novembre 1870 où la République s’était ressaisie pour résister à la Prusse :
ce sera le 11 novembre 1920, pour les fêtes du cinquantenaire de la
République à Casablanca. Le même jour, dans le même discours, le vieux
royaliste devenu résident général au Maroc célébrera l’œuvre coloniale de
la IIIe République et le nom de Jules Ferry.
Jules Ferry qui, dans ses derniers jours, portait lui-même un regard sans
complaisance sur l’évolution de la République, comme en témoigne cette
lettre du 23 février 1889 à un correspondant étranger, qui semble faire écho
aux indignations et aux déceptions précoces du jeune Lyautey : « Il serait
temps pour les vrais amis de la Démocratie, pour ceux qui n’ont pas cessé
de croire et d’espérer en elle, de se dégager des idolâtries surannées et des
fausses théories de la métaphysique révolutionnaire. La philosophie n’a pas
détruit l’infaillibilité du droit divin pour y substituer l’infaillibilité du droit
populaire […] la Démocratie n’est en elle-même qu’une forme de
gouvernement astreinte aux mêmes devoirs, à tenir les mêmes fonctions que
tous les autres gouvernements. Aux yeux d’un trop grand nombre de nos
radicaux tout ce qui donne au régime démocratique figure de gouvernement
est à rejeter comme suspect de monarchie, et la République leur apparaît
comme le minimum d’action gouvernementale. »
En décembre 1876, un an, jour pour jour, après sa première retraite,
Lyautey est retourné à la Grande-Chartreuse, mais dans un état d’esprit bien
différent. Il prend soin de se faire accompagner de Prosper Keller – fils du
député protestataire de Belfort, son grand camarade, son compagnon
d’idées aussi – et ne se propose plus de trouver la voie d’une vocation.
« Notre but en venant ici, c’est d’y chercher les forces suffisantes pour vivre
en bons chrétiens, tout en restant dans le monde, où Dieu nous a placés et
où nous espérons pouvoir faire le bien. » On ne saurait être plus clair :
comment concilier ces deux extrêmes, Dieu et le monde ? En supprimant
les sorties dans le monde, répondent les pères aux deux jeunes gens, qui ne
se satisfont pas de ce bon sens terre à terre et quelque peu directif. Le père
de Nicolaï sera, lui, plus psychologue et plus tacticien. Il leur dit qu’ils sont
encore trop jeunes pour convertir les hommes par l’enseignement et par
l’exemple… et que la meilleure façon de se préparer à leur vocation future
d’apôtres de Dieu dans la vie sociale, c’est encore de mettre de l’ordre et de
la ténacité dans leur vie intérieure. « Les hommes, leur dit-il, sont un grand
troupeau de moutons ; d’avance chacun se dispose à suivre la même route
que son voisin et son prédécesseur, et si vous en voulez sortir, on crie à
l’original ; mais si, sans vous laisser arrêter par les clameurs et les
objections, vous restez fermes dans la vie particulière que vous vous êtes
tracée, on arrive vite à vous respecter, à vous admirer, et même enfin, pour
quelques-uns, à vous imiter. » Transcrit par Hubert, le message du père, ce
religieux qui a vécu, qui a connu la véritable action, n’est rien d’autre qu’un
appel à l’ambition ordonnée. Selon toute apparence, Jean-Louis de Nicolaï
a su apprécier la personnalité de Lyautey, cette grande intelligence en éveil,
ce désir d’action qui ne demande qu’à être dirigé. Ce qu’il faut à cette jeune
ambition incertaine ? Une règle de vie, et de la constance, de la ténacité
dans l’accomplissement. Le bouillonnement intérieur a besoin d’être
maîtrisé et orienté vers le bien commun.
Mais nous en sommes loin encore. Le 14 décembre, à la Grande-
Chartreuse, Lyautey consigne dans son cahier qu’il « sent » Dieu, mais
comme une force écrasante. Il fait des efforts considérables pour tenter de
fortifier sa foi, « mais l’admiration n’est pas l’amour ». Ses prières ne lui
apportent toujours pas la certitude de la foi, et moins encore cette vocation
religieuse qu’il appelle de tout son cœur, car elle l’arracherait, pense-t-il, à
ses troubles. Il se connaît si bien, cet incorrigible Narcisse : « Je pense déjà
à mieux vivre, mais je pense tout de suite à l’effet produit. Fiche-toi donc
un peu du monde. »
Les cours de l’année 1877 s’égrènent interminablement, avec une seule
échappée : ceux du capitaine Niox, professeur de géographie militaire et
fervent défenseur de l’action coloniale. « O cœur de l’homme de vingt ans,
écrit Hubert le 8 avril, qui pénétrera tes secrets ? Que de mystères, que de
tempêtes ! Hier la prière, l’amour plein d’effusion, la grâce de Dieu à pleins
bords, aujourd’hui presque le blasphème, le découragement et
l’indifférence ! » En juillet, il touche le fond, poussé par « le démon de la
jalousie ». Qu’on en juge, le 14 juillet il part pour Reims, sans doute pour
fuir dans la ville du sacre et la cité des rois le tumulte des fêtes
républicaines… Il rencontre quelqu’un, « j’apprends que mon ami si aimé
était bien à Reims à la même heure que moi sans qu’un mot de lui d’avance
m’avertît qu’il arrivait dans mon voisinage et me donnait 10 minutes pour
lui serrer la main. On y ajoute qu’il mène une vie un peu folle ; nouveau
trouble et ma soirée s’achève tourmentée par cette idée. » Déjà, deux ans
plus tôt à Saint-Cyr, il avait noté : « Ma semaine – Froideurs avec K., puis
expansion. Aigreurs avec M., puis tendresses. Brouille à mort avec R., puis
réconciliation trois heures après […] roulette morale continuelle. » Amitiés
possessives et démonstratives, comme on les exprime plus volontiers en ce
temps-là qu’on ne le ferait dans notre société d’aujourd’hui, si conformiste
et pudibonde à bien des égards, derrière sa libération de façade ? Ou amour
véritable, amitiés particulières ? « Oh que je souffre. Pourquoi ? » notait
déjà le malheureux Hubert en mai 1875, qui ne trouvait rien de mieux que
de chercher un vain réconfort dans les œuvres de Lacordaire, esprit
religieux si marqué d’ambiguïté, et qui avait connu lui-même bien des
tourments dans sa jeunesse… L’été 1877 le met au supplice. Il est à Rethel
quand il écrit, à propos de son ami Prosper : « Je n’ai pas dix ans […]. Voilà
un garçon qui est tout ce que j’aime, Dieu le sait, et je le persécute comme
jamais personne, ou je me colle à lui de manière à l’encombrer de mon
affection bruyante et expansive, je l’en agace, je l’en fatigue, et le
lendemain je l’assomme encore bien davantage en public par des humeurs
de l’autre monde, des coquetteries aussi ridicules qu’inutiles pour conclure
le surlendemain par une tempête. Puis je reparcours le cycle, et cela
recommence et voilà 18 mois que cela dure, pauvre garçon ! et il m’aime
encore, et il me le témoigne, et il a la bonté de recommencer chaque fois, et
les mêmes explications, et le même raisonnement, et le même sermon
amical ! Comme cela m’amuserait. »
Hubert voudrait se convaincre que cette amitié qui éprouve toutes les
passions de l’amour est une amitié « chrétienne », par cette « grâce
surnaturelle » qui seule peut soustraire la pureté des sentiments à la
souillure des gestes vulgaires. Il est bien de son temps, et bien – encore une
fois – un lecteur du fâcheux Lacordaire… Il s’exhorte lui-même – fait-il
une allusion explicite à son environnement, à des rumeurs ? – à « mépriser
ce que disent les hommes, et ce qu’ils essayent de jeter entre vos cœurs, et
ce que les indices extérieurs pourraient humainement vous faire croire ». La
crise atteint son paroxysme en octobre. Il montre son cahier à Prosper, qui
le lui rend enrichi d’un poème de sa main, intitulé « Légende ». Curieux
texte, qui montre deux amis montant vers des sommets très purs, sur une
montagne magnifique. « Ils s’agenouillèrent ensemble et Dieu les entendit
[…]. Leurs âmes se contemplèrent l’une l’autre et jamais elles ne
s’aimèrent tant. Elles voulurent rester toujours telles et le demandèrent à
Dieu. Et Dieu le leur promit si elles se gardaient des tièdes vapeurs du
plaisir, et du souffle pernicieux de l’orgueil. » Prosper revient le voir dans la
soirée, et lui demande s’il a « compris ». Les deux jeunes gens prient
ensemble, lisent un chapitre de l’Imitation, se serrent la main.

L’ALGÉRIE

Que faire ? Partir… C’est en cet automne tourmenté que le jeune officier
a la satisfaction d’apprendre qu’il sera envoyé en mission en Algérie, pour
six semaines, à l’issue de l’école. Il s’agit d’un voyage d’études destiné à
parfaire sa formation. Prosper Keller l’a poussé à se mettre sur les rangs.
Lyautey n’a jamais voyagé, son horizon ne dépasse pas sa province natale,
Châteaudun, Paris et la Grande-Chartreuse. Les trois départements
d’Algérie ont déjà le parfum de l’aventure. Peut-être a-t-il en mémoire ses
lectures d’enfance, cette évasion que lui apportaient ses livres de
géographie quand il était confiné dans sa solitude de petit malade, au fin
fond de la froide Lorraine. Peut-être en avait-il gardé, comme le petit Paul
Morand qui rêvait aux parfums d’Arabie quand il était enfant dans le
Derbyshire, « un désir inassouvi d’évasions ensoleillées, un besoin refoulé
mais fou de voyages sensuels5».
Au début de 1878, Lyautey sort donc enfin de la prestigieuse École
d’état-major, avec le grade de lieutenant, puis il s’embarque pour l’Afrique,
en compagnie de ses camarades Keller et Silhol. Il a laissé, à la demande de
son entourage, des notes de ce voyage, qui s’étend sur les mois de février et
de mars. Ces pages, qui ont été publiées en 1980 par André Le Révérend,
forment un témoignage capital sur son éveil à la lumière, au ciel et aux
sables. Le Sahara est à la mode, en particulier grâce aux ouvrages et aux
tableaux d’Eugène Fromentin, auteur lu, et d’ailleurs cité par Lyautey6.
Avide de mouvement, mais néanmoins casanier, ce dernier aurait préféré un
voyage en Autriche, à Frohsdorf, pour être plus exact, résidence du comte
de Chambord. Mais il s’est laissé entraîner par son camarade, et il ne le
regrette pas. Il quitte Marseille le 1er février au soir, arrive à Philippeville le
lendemain, prend le train, s’installe à Constantine dans un hôtel médiocre…
Il a déjà deviné, derrière les omnibus et autres signes de la civilisation
moderne (ce qu’il appelle la « prose européenne »), « les intérieurs arabes
où trois ou quatre silhouettes blanches fument, accroupies autour du café
maure ». Avec ce récit de voyage, Lyautey a enfin trouvé son style.
Dépaysé, il peut s’arracher au délire exclusif de l’introspection. Dès le
lendemain, c’est la découverte de la ville arabe et de son brouhaha, des
ruelles étroites et enchevêtrées, de sa population « grouillante » et de son
univers étouffant. Après les cafés maures et les « maisons plus ou moins
bien famées », c’est le hammam et des sensations nouvelles, chargées
d’exotisme : « Deux grands gaillards à peu près nus, sans barbe et la tête
rasée, nous déshabillent et, après nous avoir attaché légèrement une
ceinture, un haïk, nous poussent dans l’étuve dallée de marbre. » Pour le
jeune Lorrain, cette découverte n’est pas éloignée de l’extase. Quelques
heures plus tard, un officier de tirailleurs lui procure une autre forme de
déniaisement, plus administratif, lorsqu’il lui décrit les absurdités de
l’administration civile des départements d’Algérie : « … absurdité du jury,
de la cour d’assises, des circonstances atténuantes et du droit commun avec
ces gens, auxquels leur religion, scrupuleusement suivie, fait une
prescription de tout ce qui peut nous nuire. » Plus tard, c’est une autre
découverte, celle des chutes du Rummel et des montagnes environnantes.
Découverte du soleil, aussi, et de sa chaleur douce dans l’hiver africain.
« C’est le printemps, le vrai printemps ! Du soleil partout, des rochers roses,
des genêts, des pâquerettes sur toutes les pentes, des lauriers-roses et des
orangers, quel climat ! »
André Le Révérend qualifie fort justement ce récit, au style déjà maîtrisé,
d’« illumination africaine ». De fait, c’est bien le soleil, la chaleur qui
frappent le jeune homme, après ces années si froides, au physique comme
au moral. Même la ville, ce « monde criard, étrange et odorant », le fascine.
Il poursuit son voyage, mais la compagnie lourdaude de certains officiers
l’incommode et lui rappelle l’ennui subi à Saint-Cyr. Il visite avec
ravissement les ruines de Lambèse, puis prend la route de Biskra, dans les
montagnes de l’Aurès. Il s’éloigne ainsi de « la France mauvais teint » et
pénètre pour de vrai en Afrique… « Tout à coup, les montagnes s’élèvent et
se resserrent, le soleil prend un éclat nouveau, tout cela s’illumine et
devient rose ; la voiture descend dans un vrai gouffre : passage à gué,
chameau effaré, eau bleue, Arabes en guenilles, roches rouges, tableau ;
puis tout à coup, à un détour, la muraille rouge craque et se fend : une porte
immense, une bouffée de chaleur ; de 0o on passe à 30o ; on franchit la
passe, la vue s’élargit, c’est un monde nouveau, l’Afrique ! l’Afrique ! […]
et du rouge, du rose, du bleu, tout cela aveuglant, éblouissant ; nous
frémissons ; je ne sais s’il y a au monde une transition plus brusque et
grandiose d’un monde à l’autre. » Dès lors, la suite du périple est à
l’avenant, avec cavalcades, ciel en feu, manteaux rouges de spahis à
l’horizon, réception chez le cheikh… On est loin, et bien loin, des
interrogations de la Grande-Chartreuse.
Ce n’est pas le désert des mystiques. À Batna, « triste tableau de la vie
des colons : père et fils se relayant pour veiller, le fusil chargé, à l’intention
des Arabes : récoltes arrachées sur pied, pommes de terre enlevées, et
justice illusoire ; impunité ». Après des impressions contrastées de Sétif et
Kerrata, « entrée charmante à Bougie avec ses rues en escaliers, ses
remparts espagnols et sa magnifique population », puis, Alger : « Oh la
merveilleuse ville ! » mais s’il est vrai que « c’est plus joli, plus élégant,
mieux construit qu’à Constantine », il reste que « ce n’est plus ce
grouillement, cette vie, ce bruit ; la civilisation y a trop passé. » La ville ne
lui plaît pas, en définitive, sa première journée est une « vraie journée de
Paris ». Seuls les environs d’Alger sauvent la mise, à l’image de la rade et
de la Mitidja immense. Lyautey ne se trouve vraiment heureux que lorsqu’il
fausse compagnie à ses camarades. Il admire les mosquées, et « l’Arabe
priant » : « Je respecte décidément de plus en plus ces gens-là […], si fiers
et dignes dans leur foi. » Mais Alger n’est pas « sa » ville, elle est trop
européenne, trop « apprêtée », avec ses marchands de « pipes turques
fabriquées à Paris », ses « vraies françaises » et ses « fausses arabes » de la
Casbah. Il préfère les vieilles rues tortueuses et un rien oppressantes de
Constantine. Ses goûts sont déjà fixés, pour longtemps. Mais il n’oublie pas
pour autant les vertus de la colonisation, l’esthète ne renie pas l’officier. Il
admire le chemin de fer, les fermes, la « colonisation en pleine fleur »…
Tlemcen, début mars, et ses paysages splendides, ses oliviers, ses cascades
et ses rosiers enlacés. Lyautey a parcouru, d’est en ouest, l’Algérie des
colons, et il en revient conquis, même s’il a perçu, déjà, bien des faiblesses
dans l’organisation de la présence française. Il existe de lui une
photographie, prise à cette époque, qui le montre en costume arabe, barbu,
beau et altier. Il est mince et élégant, tel qu’il restera toute sa vie, avec, dans
le regard, une très légère nuance de défi.
Il lui faut rentrer, cependant, dans la France froide de cette fin d’hiver.
Comme officier d’état-major, il a des stages à accomplir dans les différentes
armes. À Châteaudun, d’abord, au 20e régiment de chasseurs à cheval, puis
à Sézanne, au 69e d’infanterie. C’est la vie de garnison à l’état brut, qu’il
déteste aussitôt. De surcroît, l’hiver 1879 est redoutable et réveille chez lui
de vieilles douleurs. En mars 1880, il doit aller soigner des rhumatismes
articulaires à Aix-les-Bains, sans avoir pu commencer vraiment son stage
d’infanterie – il n’en fera jamais, car la loi du 20 mars 1880 dissout le corps
des officiers d’état-major. Hubert apprend bientôt qu’il a la chance d’être
affecté dans une arme « noble », la cavalerie. Mais rien ne semble pouvoir
l’arracher à son ennui, à ce dégoût des choses qui se sont à nouveau
emparés de lui. Par simple dépression, ou pour soigner ses souffrances
physiques – peut-être éprouve-t-il l’angoisse de retrouver sa maladie, et
avec elle les entraves de son enfance –, il demande un congé et se retire
chez ses parents qui sont installés désormais à Versailles. Il retrouve
Antonin de Margerie, ainsi qu’un autre camarade de Saint-Cyr, comme lui
disciple d’Albert de Mun, et dont il sera vite très proche : Joseph de La
Bouillerie. Ceux que l’on surnomme aussitôt les « trois mousquetaires » ne
se séparent plus, fréquentent les salons de la bonne société versaillaise, ou
se retrouvent plus simplement dans la garçonnière que les parents Lyautey
ont laissée à leur fils, rue d’Anjou.
Enfin, un genre de libération arrive : il apprend que son régiment
d’affectation, le 2e hussards, doit partir en Algérie. Il va donc retrouver la
terre de soleil qui l’a littéralement illuminé… nouveau dérivatif contre le
taedium, tellement plus efficace que les livres ! Parti pour deux ans, sa
métamorphose paraît réelle, « la chaleur agit sur son organisme comme un
baume et lui, qui souffrait tellement de l’humidité et du froid, il se sent
soulagé, libéré ; et cette euphorie physique déclenche un épanouissement
immédiat de tout son être. Toute sa vie, il chantera un hymne magnifique au
soleil7. » Et comme il aime partager ses sensations avec ceux qui lui sont
chers, Lyautey va inonder de lettres ses parents et ses amis les plus
proches : Prosper Keller, Margerie, La Bouillerie. Il peint et dessine aussi,
car c’est un trait qu’il faut dès maintenant souligner : parmi les nombreux
dons qui le distinguent, le jeune homme possède une étonnante facilité pour
le dessin. Il s’éloigne de ses notes intimes, de ce travail d’introspection trop
direct qui entretenait jusque-là ce qu’il faut bien appeler une dépression
chronique. Ses lettres deviennent son « journal de chaque semaine », écrit-il
à La Bouillerie, elles ne font qu’exprimer ses perceptions au jour le jour,
écrites pour lui au moins autant que pour le destinataire, avec pour seul
propos de rendre « comme je les vois les couleurs de la lanterne magique
que j’ai devant les yeux, sauf à vous donner quelquefois du bleu pour du
rouge et du vert pour du jaune ».
Son talent littéraire est réel, et coloré, ce qui le distingue très tôt de la
plupart des grands officiers de son temps. La correspondance lui permet de
l’exprimer avec vigueur, et cet orgueilleux en prend vite conscience…
N’aura-t-il pas bientôt l’idée de diffuser ses plus belles lettres à ses proches
amis, avant de les confier à un éditeur ? Il écrit tantôt à l’un de ses proches,
tantôt à l’autre, en les invitant tous à se communiquer leurs lettres
respectives. Au début, écrire est pour lui un plaisir amical et littéraire.
Bientôt ce sera un outil pour séduire, puis pour convaincre. Quant à ses
dessins, ils sont à la fois précis et stylisés. Lyautey est un maître du
paysage, du détail qui frappe, marqué en cela par ses préparations
d’ingénieur et sa formation militaire. Il aurait été un admirable officier de
Napoléon, un maître de son service cartographique, un Bacler d’Albe… On
comprend qu’il n’ait jamais ressenti le besoin d’écrire ses Mémoires.
Comme le grand diplomate Paul Cambon, c’est au fil du temps qu’il les a
écrits, à travers ces lettres innombrables qu’il a laissées et qui,
recomposées, relues, réinterprétées, donnent, en fin de compte, malgré tous
les travestissements possibles, la vérité profonde du personnage. En
revanche, et en bonne logique, il répond peu, ses amis s’en plaignent – les
amis français comme les amis arabes. Il écrit pour témoigner, pour faire
partager : oui, décidément, ses lettres seront toujours une sorte de Journal
intime, témoignant de ses émerveillements et de ses angoisses devant un
public choisi…
L’Algérie, donc, le fascine. Le soleil n’explique pas tout. La
Méditerranée et son univers auraient pu le rebuter, au-delà de la fascination
tout intellectuelle et esthétique qu’elle était susceptible de faire naître. On
verra, quelques années plus tard, les contradictions profondes d’un autre
Lorrain, Maurice Barrès, qui, après avoir parcouru la Grèce, l’Espagne et
l’Italie, s’en reviendra vers sa terre natale épuisé de références culturelles.
Ce qui séduit Lyautey, c’est certes un décor, des paysages, un grouillement
humain, mais c’est, au-delà, une civilisation extraordinairement vivante. Sa
description des habitations arabes, qu’il livrera quelques années plus tard en
visitant Pompéi, nous donne peut-être une des clefs pour le comprendre : au
sud de l’Italie, comme au Maghreb, « rien depuis la rue ne laisse
soupçonner l’habitation. Pas de fenêtres, des meurtrières grillées, une
porte – puis un vestibule étroit et, alors, le débouché sur la vraie maison, la
cour intérieure, la lumière, l’eau, tout le luxe, toute la vie – quant aux
façades, elles sont toutes en boutiques, échoppes louées, sans rapports avec
la maison – les marchands mêmes n’habitent pas là ; ils n’y ont que leur
comptoir, leur maison était ailleurs – toujours la démarcation bien tranchée
entre la vie publique et la vie privée. » Quelle différence avec la France,
avec cette société où la vie personnelle est comme exposée au regard, à
chaque instant ! L’image de l’habitation arabe va loin : pour en découvrir
l’existence, et le cas échéant, pour les plus riches, le luxe infini, il faut
savoir y pénétrer et recueillir la récompense ultime du pouvoir de
l’imagination. Et ce mystère même, cette position en retrait du monde
immédiat, est le plus grand gage de liberté qui soit. Voilà ce que représente
l’Algérie pour le jeune officier : une liberté inconnue de lui à ce jour, qui le
soustrait au regard oppressant de la société, celle de Nancy, Versailles et
d’ailleurs.
Les deux années passées là-bas se révèlent décisives, plus encore sur le
plan de la formation politique et administrative que pour la maîtrise du
caractère. Les premières sensations du voyage de 1878 se confirment. Elles
sont à la fois d’ordre personnel, culturel et politique. Les lettres de Lyautey
montrent à quel point son intelligence acérée lui a permis de comprendre
très tôt l’Afrique du Nord, le préparant à ses destinées futures en terre
marocaine.
Il fait d’abord un véritable apprentissage professionnel. Ce n’est plus le
voyage d’agrément, en compagnie de quelques frères d’armes à l’humour
plus ou moins pesant. Désormais, il faut crapahuter pour de bon, et Hubert
découvre, dans la vie quotidienne, le rôle véritable de l’officier. Donner
l’exemple, soutenir et réconforter ses hommes : voilà du grain à moudre
pour une âme exaltée par le désir d’action. Lyautey découvre plus avant
l’univers des « bureaux arabes » qui administrent les territoires militaires
d’Algérie, et le professionnalisme, l’intelligence sociale de leurs officiers,
qui doivent tout gérer, tout organiser, dans un dialogue singulier avec les
chefs des tribus. Il éprouve aussi le genre de vie qui lui plaît entre tous :
l’embrasement des levers et des couchers de soleil, les chevauchées, le
contact quotidien avec les populations, l’observation des coutumes et des
traditions… et la reconstitution, le soir, d’un univers familier.
Chaleur du soleil le jour, chaleur du décor la nuit. À peine arrivé, il écrit
à Margerie que ses soirées « sont des soirées de France, mes petites soirées
blotties de Châteaudun, et si vous pouviez me voir à travers les lieues qui
nous séparent, vous ne me croiriez pas au-delà des mers : la même
installation, les mêmes bibelots, les mêmes tableaux, le même cadre en un
mot, et moi au milieu, habillé des mêmes vestons de chambre, occupé à
coller mes articles de journaux sur leurs grands cahiers, étudiant
l’Afghanistan, écrivaillant, rêvant, entre feu, Fly, cigarette et thé ». Mais
son propos est clair. Il ne s’agit plus de découvrir l’Algérie en artiste, mais
bien de confronter les théories, d’observer les réalités, de raisonner et de
déduire « en homme pratique ». Le changement est profond, le dilettante
passe au second plan : Lyautey, c’est incontestable, va mieux. Il écrit à La
Bouillerie qu’il se retrouve « à ses heures » – c’est dire qu’il ne renie pas
« l’artiste » – « Français, homme du XIXe siècle, mêlé à la lutte actuelle et à
tout ce qui touche aux intérêts politiques et économiques de [son] pays ».
Le soir, il s’habille « en arabe », chemise et burnous : les photographies,
encore, nous le restituent, superbe. Bientôt, il apprendra l’arabe. Il lit, se
documente. Les ouvrages d’archéologie, d’ethnologie le passionnent.
C’est cette ambivalence permanente, ce passage continuel de la
description littéraire ou ethnologique à la réflexion politique ou
administrative qui fait le prix de la correspondance de Lyautey, et qui en
fera le prix toute sa vie durant. Mais elle ne le protège jamais contre les
retours de l’ennui ou de la dépression. Le tempérament d’Hubert reste
torturé, menacé par les mauvais cycles de l’hiver. Un jour de février 1881,
le jeune officier retrouve son cafard habituel, il se remet, selon sa propre
expression, à « broyer du noir ». Il s’en ouvre à Margerie : il a suffi qu’il se
trouve en déplacement quelques jours avec son ordonnance, loin de son
peloton, et que la brume dissimule le soleil, pour que le paysage, triste et
dépouillé, aux contours médiocres, perde ses couleurs – et la vie avec lui…
« Tout ce squelette de l’Algérie sans soleil […] donne envie de pleurer. »
Tout d’un coup, tout est froid, il n’entend plus que le « glas funèbre » des
chiens kabyles ou le cri horrible de l’hyène, il ressent affreusement
l’absence de ses amis. Quand il écrit à son père, à son « bien cher papa », il
se fait plus allusif sur ces tourments, et fournit force détails sur ses
observations politico-administratives. Mais il ne masque pas ses sentiments,
ou si peu. Le 23 mars 1881, il lui écrit d’Alger pour lui raconter sa visite au
général de brigade et sa nouvelle affectation. On lui a proposé le poste de
chef d’état-major de la subdivision – « plus chargée qu’une division »,
comme celle de Versailles. Une nouvelle vie a commencé pour lui,
« odieuse » : la vie de bureau. En outre, il « exècre » Alger, ses touristes et
son cosmopolitisme de pacotille. « Dites à Antonin que je ne peux plus
écrire, n’ayant rien à dire ; je voudrais être au diable, et Alger me fait
regretter Sézanne. » Seule la nouvelle du massacre de la mission Flatters
l’arrache à son ennui : cette expédition dans le Sahara, conduite par des
officiers, avait pour objectif d’explorer les relations transsahariennes. Le
dénouement tragique de l’expédition révèle combien la plus grande
incertitude demeure sur le destin de toute la région, et sur la sécurisation
des territoires français. C’est une incitation à l’action.
La maladie – un début de pleurésie – vient rappeler à Lyautey qu’il est de
constitution fragile. La crise diplomatique qui survient en Tunisie lui donne
l’espoir, un moment, d’être envoyé vers l’action, mais rien ne semble devoir
l’arracher à la routine de la vie d’état-major et à l’ennui de la capitale, trop
« francisée » à son goût. Il en veut à la République de son impuissance, de
son incapacité à affirmer une vraie position politique dans la crise. Mais sa
réflexion n’ira pas plus loin. Avec le printemps, le soleil, le « roi-soleil »
revient. Du coup, tout semble lui sourire. Son organisme affaibli est comme
irradié : « 30o à l’ombre, mes camarades râlent et je jubile, je m’en donne
des douches sur la poitrine, les épaules, les reins. » Sa carrière paraît
s’envoler : on lui dit qu’il est bien coté, il est officiellement nommé officier
d’ordonnance du général, sa tenue est « réellement charmante », pantalon et
képi de hussard, bleu et argent, dolman noir et argent. Grâce à l’argent
envoyé par son père, il a pu quitter l’horrible chambre garnie des débuts et
prendre un logement véritable qui l’enchante. Il s’en ouvre à son père de
manière touchante, presque puérile, soulignant ainsi l’incroyable décalage
entre sa maturité intellectuelle et son immaturité sociale : « Vraiment, ce
logement réalise tous mes rêves, et ne pensez pas qu’en mettant cette
question en première ligne, je donne trop d’importance à des choses
secondaires. J’ai le bonheur de trouver en rentrant le home confortable, avec
tout ce qui fait supporter la vie de convalescent, livres, place pour écrire,
assez de tables et d’espace pour étaler cartes et papiers, et quand je lève le
nez de ma table, mon petit jardin, mes chevaux qu’on panse dehors sous
mon nez ; puis, des jardins, des palmiers, des villas et enfin le cap Matifou,
la rade, le port, tout Alger en amphithéâtre comme fond de tableau, les
entrées et sorties des bateaux, et à chaque instant ma lorgnette en main pour
distinguer un paquebot qui entre, un bateau qui pêche. »
Parmi ses lectures, dans la véranda, un article d’un auteur très en vue à
Paris, romancier et voyageur : Eugène Melchior de Vogüé, son futur
« initiateur », « guide », « ami ». La vie mondaine des officiers d’Alger,
trop balisée, ne lui convient guère. Il apprend donc l’arabe, d’abord le
« baragouinage », puis la vraie langue. Il cherche à se lier, et rencontre ainsi
chez son professeur, le khodja (secrétaire) du bureau arabe, « un jeune
Maure de vingt à vingt-cinq ans, superbe d’élégance et de distinction de
traits ». Bien sûr, le jeune homme est un intellectuel, élève de l’école de
droit arabe. Lyautey est transporté quand il apprend que, en outre, il est le
fils de l’un des grands personnages d’Alger, issu d’une famille de chérifs –
« la haute noblesse religieuse du pays ». Le jeune Si Maheddin Chérif lui
promet de l’emmener à la mosquée, pour visiter le tombeau de sa famille –
grand honneur entre tous. « C’est mon vrai professeur d’arabe et le guide le
plus charmant qu’on puisse rêver », écrit Hubert à sa mère, dans une
exaltation enfantine. La découverte de la vieille société arabe n’est pas que
pur snobisme, pour un esprit aussi avide de voir le monde et de franchir les
« barrières » imposées par les cultures. Mais tout de même, il se félicite
aussi de fréquenter le comte de Viel-Castel, neveu de l’académicien et
historien, et son frère, diplomate : un soir, ils papotent jusqu’à plus d’heure
sur Kant, Victor Cousin, de Mun et Lacordaire.
Mais au-delà des mondanités et des fréquentations de haut niveau,
Lyautey ne perd jamais de vue la situation politique, s’inquiète de
l’évolution des choses en Tunisie et de la faiblesse intrinsèque du régime
qui préside aux destinées de la France. L’Algérie lui semble la proie d’une
agitation « sourde » permanente. La presse française à Alger l’exaspère,
avec le mépris de l’Arabe qu’elle exhale. Comme l’avait senti, quelques
années plus tôt, Napoléon III lui-même, le milieu républicain et franc-
maçon qui conduit les affaires dans les départements d’Algérie lui semble
disposé à toutes les erreurs et à toutes les brutalités. L’avenir lui paraît
sombre, car les Arabes ne pourront endurer longtemps tant de mépris et
d’arrogance. « Et, écrit-il à son père, puisqu’on leur promet de toute façon
l’extermination ou la servitude, au lieu de cette fameuse participation à
notre prospérité, que les militaires au moins cherchaient dans une certaine
mesure à leur faire prendre, ils risquent tout, préférant donner encore
quelques coups d’épaule, sauf à être battus, plutôt que d’attendre comme
des moutons l’avenir aimable que la R. F. leur promet. » À son sens,
l’Algérie ne peut s’en sortir qu’au prix d’un régime d’exception, confié à un
civil intelligent et volontaire qui respectera les indigènes, mettra en œuvre
une politique active de développement économique et social, et musellera
« toute la canaille enragée » de l’écume du milieu colon. Un des éléments
déterminants de la future doctrine Lyautey est déjà dans ces constats. De
même, le jeune officier relève l’importance du fait religieux et conçoit déjà
une admiration profonde pour la religion musulmane et la foi des fidèles.
L’apprentissage du Maghreb progresse chez lui à la mesure de ses efforts
pour maîtriser la langue arabe – jusqu’à trois heures par jour, effort d’autant
plus méritoire que beaucoup d’Arabes parlent français et qu’on ne manque
jamais d’interprètes.
Ses lettres témoignent d’une excitation croissante qui s’explique
aisément : le lieutenant sait qu’il va bientôt devoir regagner la métropole, et
il lui faut profiter de chaque instant. Mais c’est prématurément qu’il va,
pour quelques mois, retrouver la France, bien malgré lui. En effet, en
novembre 1881, sa santé s’est détériorée : un refroidissement le cloue au lit,
alors qu’il aimerait tant rejoindre son escadron. Fièvre, diarrhée, un léger
mieux survient, et il cherche à dissuader son père de venir. Engageant, il
promet à sa mère de venir passer quelques semaines de repos en France,
ajoutant qu’il faudra bientôt lui « trouver une femme d’intérieur,
intelligente, musicienne et ayant le sac ». Mais il doit se rendre à
l’évidence : il a la typhoïde, et il est bien près d’y passer. Son père, alerté
par des amis, vient enfin le chercher en décembre et le ramène à Versailles,
rue d’Anjou. Hubert ne pèse plus que cinquante kilos, il est très affaibli.
Pour éviter qu’il n’attrape froid dans l’hiver versaillais – le Midi a été
écarté, pour ne pas l’éloigner des siens –, le médecin lui recommande trois
heures de marche quotidienne dans les salles du château. Pour lui permettre
cette cure étrange, le conservateur, Clément de Ris, lui accorde une
autorisation exceptionnelle d’accès en dehors des heures d’ouverture au
public. Muni de plans du château et des Mémoires de Saint-Simon, il
s’imprègne pendant plusieurs semaines de ces lieux historiques, de leur
atmosphère, de leurs souvenirs. Il devient un spécialiste des meubles et des
boiseries, du style du Grand Règne, de l’époque Louis XV, en tire des
croquis, et ainsi « des jouissances sans bornes ». C’est maintenant un
familier du château. Il en saisit la signification profonde, le projet
monarchique d’une société conçue comme un tout harmonieux, un corps
vivant, où la société de caste et l’inégalité des rangs ont leur sens : un projet
d’ordre et d’autorité qui trouve son prolongement dans l’urbanisme et
l’architecture. Il s’en souviendra au Maroc… Mais un jour de fermeture,
alors qu’il se trouve avec de Ris dans les petits appartements de la reine, à
commenter une ciselure, un gardien survient et prévient le conservateur
qu’un Monsieur, accompagné de deux enfants, souhaite absolument visiter
les lieux. L’homme se présente : « Veuillez, Monsieur, excuser mon
insistance, je suis le comte de Paris et j’ai voulu montrer Versailles à mes
enfants. » Lyautey se souviendra : « On me nomma, je suivis, et la visite
continua à nous cinq. »
Après cet épisode romanesque, il regagne l’Algérie en avril, et là, « en
pleine féerie de soleil, d’espace et de féodalité arabe, je retrouvais la vision,
glorieuse celle-là, d’un autre prince aux lieux mêmes où il avait surpris la
Smalah, mais le souvenir de Versailles est resté ineffaçable ». Le retour à
Alger, une fois rétabli par sa cure versaillaise, le transporte. Tout le petit
monde auquel il s’est attaché lui fait la fête, c’est un autre Hubert qui renaît.
Un jour de ce printemps 1882, il révèle dans une lettre à Margerie combien
ses relations avec les indigènes – les plus choisis – sont devenues proches :
du vieux marabout qui le « serre sur son cœur » à Kaddour le peintre, ou au
lettré Si Mohammed. Il obtient enfin de partir en expédition pour participer
à un jury qui doit primer les éleveurs de chevaux arabes… Ce sont « gorges,
cascades, forêts de thuyas, de tamarins ; haltes aux cafés maures d’heure en
heure », puis la forêt de cèdres de Teniet, enfin le jury lui-même. Il
n’épargne à ses amis, à sa famille – ses parents et, à travers eux, sa sœur
Blanche et son frère Raoul –, aucun détail de cette vie quotidienne à
nouveau enthousiasmante. Son talent de peintre et de conteur fait merveille,
s’affirme sans cesse, lorsqu’il évoque les portes du Tell, la route
transfigurée par la lune. Pour la première fois, il ressent l’excès de chaleur
(40o à l’ombre), retrouve le désert de son premier voyage et son roi, le
soleil ; il croise, pour la première fois, ces tribus nomades qu’il retrouvera
plus tard, dans le Sud oranais. Il apprend à traiter avec les chefs, comme ce
khalifa superbe, Brahim ben Mimouna, qui lui fait admirer ses sabres
d’argent ciselé et le cimeterre d’or que son père, commandeur de la Légion
d’honneur, a reçu en 1868 des mains de Mac-Mahon, son « ami ». Le jeune
chef pose des questions bien indiscrètes au jeune lieutenant, dont il devine
les bonnes origines : pourquoi retourne-t-il en France ? Pourquoi n’épouse-
t-il pas une fille de chef, comme l’a fait un autre officier, le commandant de
Beaumont ? La prestance de Lyautey, son style aristocratique font
merveille, décidément.
Mais il faut rentrer en France. Le taedium, qui ne l’a jamais vraiment
quitté, mais avec lequel il n’a cessé de ruser en Algérie, aidé par la
somptuosité des paysages et la richesse des contacts humains, l’ennui, le
terrible ennui le guette. Il ne le mesure pas encore, cependant, car il reste
heureux de retrouver sa famille, ses amis, ces attaches qui ne cesseront
jamais de l’obséder dans sa carrière errante. Tout au plus laisse-t-il échapper
dans une lettre à son père, peu de temps avant d’achever son périple à
Teniet : « Hélas ! Que ne sommes-nous Algériens, hôtes permanents du
désert, où les nuits et les jours élèvent l’âme et la détachent, où aucun détail
mesquin, aucun accident fini n’arrête l’œil, ne rappelle le terre à terre et le
borné et ne limite l’essor de la pensée. »
Du moins, sa vieille tentation religieuse semble s’être éloignée pour de
bon. Il paraît aussi réconcilié avec l’armée, dès lors qu’elle lui permet d’être
avec son peloton et de se comporter un peu en meneur d’hommes. Aidé par
le soleil d’Algérie, il a clairement choisi la couleur vive de l’uniforme, le
rouge des spahis. Mais ses vieux démons n’ont pas disparu. Il lui faudra
encore plus de dix années pour trouver sa voie. « Les jeunes gens, a écrit
Balzac, ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer
l’avenir ; quand leur volonté s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils
ouvrent, le monde est à eux. Mais ce phénomène de la vie morale n’a lieu
qu’à un certain âge. Cet âge, qui pour tous les hommes se trouve entre
vingt-deux et vingt-huit ans, est celui des grandes pensées, l’âge des
conceptions premières, parce qu’il est l’âge des immenses désirs, l’âge où
l’on ne doute de rien : qui dit doute, dit impuissance. » Lyautey, comme
Barrès, a vécu, lui, toute sa jeunesse dans le doute. La vraie vie est encore à
venir.

1 Aujourd’hui rue Lhomond.


2 Robert GARRIC, Le Message de Lyautey, Paris, Spes, 1935, p. 67.
3 Pseudonyme de deux jeunes écrivains, Henri Massis et Alfred de Tarde.
4 André LE RÉVÉREND, Un Lyautey inconnu, Paris, Librairie académique
Perrin, 1980, p. 28.
5 Paul MORAND, La Route des Indes, Paris, La Palatine, 1936, p. 8.
6 Les ouvrages : Un été dans le Sahara (1857) et Une année dans le
Sahel (1859). Les tableaux sont un peu dans le style de Delacroix.
7 André LE RÉVÉREND, Un Lyautey inconnu, op. cit., p. 66.
3
ANNÉES DE PÈLERINAGE

Lyautey a été promu capitaine, et il a été affecté au 4e chasseurs à cheval,


en garnison à Epinal. Deux escadrons sont détachés dans la petite ville de
Bruyères : ce sera son point d’attache. Sa carrière semble bien s’engager, la
promotion est rapide. Mais les Vosges paraissent bien loin du soleil africain,
même si le jeune officier a la satisfaction de retrouver, tout proches, Nancy
et Crévic, son milieu natal. Ce premier exil, de prime abord, ne le désole
pas. C’est un phénomène que l’on retrouvera tout au long de son existence.
Après le trop-plein, la saturation des paysages et des couleurs d’Afrique,
Lyautey éprouve le besoin d’un certain recul, d’un retour vers la terre
ancestrale, ne serait-ce que pour régler des « arriérés de correspondance ».
Certes, il écrit à sa grand-mère, le 4 décembre 1882, que « Bruyères est
navrant », qu’il n’est entouré que de « capitaines mariés ou vieux
pompons » ou de jeunes lieutenants immatures. Il peut lire, travailler à son
aise, mais il lui manque quelque « diversion » ou « satisfaction sociale ». Il
le sait : pour lui, « les éternelles journées complètement repliées sur soi-
même sont bien mauvaises ». L’introspection ne lui réussit pas, elle
entretient sa dépression chronique. Il faudrait pourtant songer à l’avenir,
trancher entre une carrière purement métropolitaine et une voie plus
franchement coloniale. Mais ces questions ne semblent pas l’effleurer. Une
diversion, c’est bien cela qu’il recherche, en ces temps où le régime
républicain paraît solidement installé, sous la poigne solide de Jules Ferry.
La crise du 16 mai 1877 et son dénouement, la démission de Mac-Mahon
deux ans plus tard, ont sonné le glas des espoirs d’une restauration rapide.
Le prince impérial s’est fait tuer au Zoulouland, dans les rangs de l’armée
britannique, en 1879 : même l’hypothèque bonapartiste paraît levée.
L’hiver 1882-1883 paraît interminable à Lyautey, d’autant qu’aucune
perspective précise ne semble se dessiner pour lui, sinon celle d’une
carrière morne et routinière. Une échappée lui apparaît lorsque sa tante
Saulnier de Fabert, la chère « tante Bébé », lui annonce son projet de faire
un voyage à Rome avec son mari et lui propose de les accompagner. Selon
l’usage, le jeune capitaine a la possibilité de prendre un congé spécial dès
lors qu’il s’engage à rédiger un rapport à son retour, sur une question
choisie par le ministère de la Guerre. Il partira donc pour l’Italie de la
manière la plus officielle, avec pour mission d’étudier le nouveau règlement
de la cavalerie italienne… Le périple s’engage en mars 1883 : Nice,
d’abord, puis Gênes, la rade méditerranéenne que Lyautey aborde « les
yeux chargés de ses visions d’Alger ». Il décrit à La Bouillerie ses
impressions de voyage, mâtinées de souvenirs historiques innombrables.
L’Italie est la terre du pouvoir sous toutes ses formes : pour le jeune officier,
après la découverte de l’Afrique, le temps d’un certain apprentissage
politique est venu. Il doit entrer en contact avec l’attaché militaire de
l’ambassade de France à Rome. Mais avant, un peu d’« école
buissonnière » : reprenant un vieux projet, il fait un détour par Goritz, en
Autriche, où réside le comte de Chambord, et où il a ses entrées grâce à la
famille La Bouillerie.
Lyautey est imprégné de références historiques et littéraires. En
accomplissant ce pèlerinage de jeune monarchiste, il pense sans nul doute à
Chateaubriand rendant visite à Charles X dans son exil des environs de
Prague. Une nuit, peu avant 1 heure, il écrit à Margerie : « Je viens de le
quitter. L’émotion est telle, l’emprise si forte que je ne parviens pas à
reprendre conscience de ma personnalité, abdiquée, fondue en lui, pendant
ces heures de grâces – le Roi de France –, je l’ai vu, je l’ai touché, je l’ai
entendu. » Il a été reçu par le comte de Chambord, et il revient de
l’entretien « comme on revient de la table de communion », avec en prime
un message à transmettre à Rome… On comprend l’excitation du jeune
officier qui effectue ce voyage en secret, muni de véritables lettres de
créance. Il ne faut pas sous-estimer l’incartade : peu de temps auparavant, le
cabinet Ferry a pris la décision de rayer des cadres de l’armée le duc
d’Aumale (général de division), le duc de Chartres (colonel de chasseurs) et
le duc d’Alençon (capitaine d’artillerie). C’est une façon de souligner, a
contrario, que toute possibilité de restauration monarchique n’est pas
écartée. En 1883, la République « républicaine » n’a pas six ans d’âge, la
France n’a guère connu, dans le siècle, que la monarchie sous toutes ses
formes, et l’Europe entière vit sous ce régime. Les dirigeants républicains –
opportunistes et radicaux – sont obsédés par la crainte du pouvoir
personnel, et c’est la raison pour laquelle ils se sont affranchis de la
présence, de l’ombre puissante de Gambetta, dont la personnalité trop
affirmée laissait suspecter des ambitions dictatoriales… Le comte de
Chambord, fils posthume du duc de Berry – « l’enfant du miracle » –, n’est
pas une personnalité charismatique, mais il a gardé les gestes de l’ancienne
monarchie. Aussi fait-il une impression inoubliable sur le jeune capitaine
qui, tout tremblant, écoute le petit-fils de Charles X égrener des propos
aimables avant d’en venir au fait, au bout d’une heure d’entretien, une
heure tout entière baignée de cette « phosphorescence », de cette lumière
qui émane de lui et « vous enveloppe ». Le comte de Chambord charge
Lyautey de porter un message au pape, à Léon XIII, que l’on dit par ailleurs
fort mal disposé à l’égard du mouvement royaliste français : « Il faut que le
Pape sache qu’il y a encore en France une jeunesse royaliste, agissante,
pleine de foi ; qu’il y a derrière moi autre chose que de vieux Etats-
Majors. » Précisément : nous savons par le récit contemporain d’un autre
jeune homme, Charles Benoist, que le pape agit par réalisme, et qu’il a bien
mesuré les torts irréparables portés en France au courant royaliste par la
maladresse inouïe du comte de Chambord. Après l’entretien, dîner en cercle
restreint avec « le Roi » et l’entourage, puis bref séjour au salon. Décrit par
Lyautey avec ferveur, le climat général de la soirée, le rituel, tout rappelle la
morne et piteuse atmosphère de la cour exilée de Charles X, telle que l’avait
rapportée Chateaubriand. Dans la candeur persistante de ses vingt-huit ans,
le digne héritier des Grimoult de Villemotte s’obstine à admirer l’aisance et
la simplicité du dernier Bourbon, de ce faux souverain en exil qui connaît
bien des choses sur une frange infime de la société dont Lyautey est
familier, quelques petites choses aussi sur l’armée, sur ses cadres, mais qui
est fort peu éclairé sur la politique française – et qui l’est si peu qu’au
moment fatidique il a refusé obstinément l’alliance avec les Orléans qui
aurait pu sauver sa cause.

LE VOYAGE D’UN DILETTANTE

Revenu en Italie, Lyautey fait une étape à Florence, puis gagne Rome où
il commence son séjour, en pleine Semaine sainte, par des visites multiples
de monuments religieux. Saint-Pierre, Saint-Jean-de-Latran ne le touchent
pas, les statues du Bernin le déçoivent. C’est clair, il n’est pas un adepte du
baroque. La Rome antique l’attire davantage, et il choisit la nuit pour
découvrir le Forum et le Colisée. Ses rêves de restauration monarchique ont
déjà déserté son esprit lorsque, un soir, rentrant à son hôtel, il tombe en arrêt
devant une apparition, « Henri IV en personne, la tête légendaire, la barbe
grise, le cordon bleu en sautoir sur le plastron blanc, la plaque du Saint-
Esprit sur l’habit » : en réalité, le duc de Nemours sortant pour se rendre à
une audience du Saint-Père…
Trois semaines à Rome : Lyautey ne cesse d’arpenter la ville, de visiter
les monuments, de fréquenter la bonne société. Il commence ses travaux
d’approche au Vatican et se fait recevoir par le secrétaire particulier de
Léon XIII, Mgr Boccali. Il faut dire qu’il accompagne sa tante, dotée de
solides relations, et qu’il croule sous les recommandations les plus hautes,
celles d’Albert de Mun, des La Bouillerie, mais aussi d’une multitude de
personnalités du plus beau monde. Dès le lendemain de son arrivée, la
vieille société romaine l’accueille avec chaleur. Le dimanche de Pâques, il
assiste à la messe du pape à la chapelle Sixtine, et le soir même dîne au
palais Altieri, la maison « la plus haute de Rome » dans le « parti noir » –
entendons le parti des loyalistes pontificaux. Il y rencontre la plus ancienne
société, et il peut y parler des sujets qui lui sont chers, comme l’avenir de la
cause royaliste et du catholicisme en France. Après un dîner intime où il est
le seul « qui ne fût pas de la famille », grande réception de trois cents
personnes où défile tout le parti noir. Enfin, le 31 mars, c’est l’audience
privée du pape qui se solde par une terrible déception. Le jeune officier
reçoit confirmation de ce qu’il a entendu jusqu’ici : Léon XIII est
convaincu que les assises du royalisme français sont devenues très fragiles
et que la jeunesse nationale ne vibre pas à l’unisson de Lyautey et de ses
« mousquetaires ». Comme il l’écrit à Margerie, « non seulement le Pape
n’est pas légitimiste mais il détourne de le rester […]. Chez nous c’est vers
la République qu’il s’oriente et voudrait nous orienter. » Il faudra dix ans,
toutefois, pour que le processus du Ralliement s’accomplisse. Mais la
conviction du pape est forte, exprimée sans faiblesse, et elle opère avec
force sur son jeune interlocuteur à qui il a confié ses doutes sur la force du
nombre chez les royalistes français : « Je connais votre pays mieux que
vous ne le connaissez. Vous êtes très peu… »
Déçu, le capitaine poursuit sa promenade dans les ruines antiques et
celles de la vieille société romaine. Il va même aux courses. Les lettres qu’il
a laissées, et dont il a publié la plus grande partie de son vivant, sont
peuplées de descriptions, de petits faits, de personnages et de silhouettes
innombrables. Elles sont, comme souvent, bien écrites, mais ne sont pas
toujours du plus haut intérêt. Lyautey s’y montre par moments vaniteux,
toujours snob, et l’on sent bien qu’il veut impressionner ses amis par
l’accumulation de références mondaines ou de considérations esthétiques. Il
arrive qu’elles sonnent faux ou soient conventionnelles à l’excès. On y
observe un grand absent, ce qui ne manque pas d’étonner en de tels lieux :
Dieu. La vocation initiale, un temps caressée, semble bien loin désormais.
Certes, Hubert fréquente volontiers la Curie, et il bénéficie de longs
entretiens avec Mgr Boccali. Mais la religion en est absente. Il continue
d’éprouver la solidité de ses convictions royalistes auprès des milieux
romains : indifférence résignée au Vatican, légitimisme décalé dans la
vieille société. Il n’en oublie pas pour autant sa mission, et le rapport qu’il
doit écrire sur la cavalerie italienne : ses brèves investigations dans les
quartiers et parmi les officiers lui montrent que l’armée italienne est
attachée à la maison de Savoie (les « Blancs ») et à l’unité de la péninsule.
Lors d’une de ses dernières soirées au palais Altieri, il sympathise avec un
officier allemand, le comte de Dillen, ce qui nous vaut ces réflexions, jetées
à Margerie presque par défi : « Sursauter au seul aspect d’un Allemand,
c’est du patriotisme à trop bon compte. J’ai des haines vivaces mais j’en
réserve la quintessence pour ceux qui sont, sur toutes choses, à l’opposé des
convictions que je regarde comme la base de tout ordre social, à quelque
pays qu’ils appartiennent. Ne pas avoir cette haine aveugle de l’Allemand
n’empêche nullement, le jour venu, de se battre contre lui de toute sa force,
de tout son cœur, à la tête de son escadron. Mais hors de la bataille, qu’est-
ce que je trouve en cet officier ? un gentleman, d’une éducation parfaite, de
façons charmantes, ayant en toutes choses religion, politique, toutes nos
idées. Nous parlons la même langue et nous nous entendons à merveille.
Que veux-tu ? J’ai au cœur une haine féroce, celle du désordre, de la
révolution. Je me sens certes plus près de tous ceux qui la combattent, de
quelque nationalité qu’ils soient, que de tels de nos compatriotes avec qui je
n’ai pas une idée commune et que je regarde comme des ennemis
publics1. »
À qui pense-t-il, au juste ? Aux radicaux français ? Le message d’Albert
de Mun paraît bien lointain, tout à coup. Certes, des notations, ici et là,
montrent bien que ce spectacle de la vie romaine ne le laisse pas totalement
dupe et qu’il en décèle les nombreuses hypocrisies et les artifices. Et une
fois Rome derrière lui, les choses se remettent vite en place : s’il fait l’éloge
d’un de ses amis du moment, le comte Tomaso Mocenigo Soranzo, brillant
élément de vingt et un ans, de vieille lignée vénitienne, et qui se destine à la
diplomatie, c’est pour mieux souligner qu’« il a des idées sur tout à
l’opposé de nos patriciens romains qui n’en ont sur rien ». C’est une société
sur le déclin, il le sent bien, mais en même temps, il lui prête encore un
avenir, ne voit pas que les « Noirs » ont bel et bien cédé le pouvoir aux
« Blancs », il s’amuse, se réjouit de ses rencontres et des succès mondains
qu’il accumule, par sa prestance et la qualité de sa conversation. Bref, il
n’échappe pas à une certaine vanité. Apprentissage médiocre, au total…
Lyautey n’aura pas recueilli de ce premier contact avec la société romaine
de bien grandes leçons politiques. Il n’a pas même su comprendre encore
toute la portée du message, chargé de signification, que lui envoyaient les
milieux de la Curie sur l’état du mouvement royaliste en France. Il ne lui
reste plus qu’à parfaire son parcours touristique, muni de son Stendhal et de
son Baedeker… Il gagne Naples, visite Pompéi au crépuscule, et, là, par
une sorte de miracle de l’analogie, retrouve la plénitude de son originalité et
de son intelligence. « Braudélien » avant la lettre, il décèle dans ces
témoignages vivants de la vie quotidienne chez les Romains des traits de
civilisation observés chez les Arabes et que nous avons déjà relevés :
« Rien, depuis la rue, ne laisse soupçonner l’habitation […] chacun à
Pompéi a sa maison, si petite soit-elle, comme à Alger, comme au désert la
tente. » L’analogie se poursuit avec la foule grouillante de Naples, « ces
portefaix, beaux gars demi-nus, cuivrés, aux lèvres fortes, aux yeux noirs :
cette vie en plein vent, ces échoppes où tout se mêle dans une saleté
indescriptible, ces cris en toutes langues, tout, jusqu’aux offres qui
accueillent l’étranger, tout cela est de l’Alger pur ». Sa dernière soirée à
Naples est « une nuit de Mustapha », et il fait cet aveu à Margerie qui, en
fin de compte, résume tout son état d’esprit : « Je revis mes dernières
années et tu sais si je les ai aimées ; tu sais si j’ai compris et aimé le cher
Orient africain. »
L’heure du retour en France a sonné : bref passage à Rome, puis Sienne,
puis quatre vraies journées à Florence qui lui inspirent quelques banalités
bien senties sur les avantages comparés des petites républiques
aristocratiques, protectrices des arts, et des grands États modernes,
pourvoyeurs de commandes officielles moins gracieuses. Enfin, dernière
étape à Turin, trois journées consacrées – tout de même – à boucler son
rapport, un jour entier passé à l’école de cavalerie de Pignerol où il reçoit le
meilleur accueil et en est presque à s’enthousiasmer pour la qualité de
l’armée italienne… Et puis : « C’est fini – demain matin je prends l’express
de Lyon et dans la nuit je serai à Gray chez La Bouillerie, où je m’arrêterai
quelques heures avant de refermer sur moi ma tombe de Bruyères », écrit-il
à Margerie le 10 mai, de Turin qu’il s’apprête à quitter.
De ce voyage, il gardera des relations, pendant quelque temps. Pendant
toute l’année 1884, il correspondra avec le cardinal Chigi pour évoquer les
Cercles catholiques ouvriers, ou avec Claes Lagergreen, camérier du pape –
qui lui donne les dernières nouvelles de la société mondaine : « La moitié
de Rome aristocratique porte le deuil. Le prince de Piombino est mort. » Le
comte de Linange-Billigheim, camérier secret du pape, se fait plus
politique : « Toutes les maisons souveraines se sont prostituées dans les
mains de la révolution. » On échange des considérations sur le temps,
accessoirement des photographies. Certes, cela peut prêter à sourire.
Lyautey est tout grisé de snobisme et de ferveur royaliste. Malgré quelques
éclairs, le dilettante a repris le pas sur l’esprit en éveil qui découvrait
l’Algérie.
Beaucoup est à reconstruire, et pour cela les années qui vont suivre sont
une véritable traversée du désert qui révèle enfin le jeune Lyautey à lui-
même. Il souffre de l’ennui et de l’inaction, sa carrière marque le pas – il
reste dix ans au grade de capitaine –, mais en même temps il bénéficie
d’une réelle liberté et tire profit de toutes les observations qu’il a
accumulées. Ce retour sur lui-même lui permet d’accéder à une véritable
maturité, même s’il ne l’affranchit pas de ces cycles de dépression qui
assombrissent sa vie. Un moment, après l’abandon de toute perspective
religieuse, il a pu être tenté par une carrière politique – mais dans quel
camp, dans quel parti ? La République opportuniste est à son sommet, grâce
à la personnalité forte, puissante, de Jules Ferry. Comploter entre
« mousquetaires », refaire la France dans les salons romains, tout cela
relève plus du dilettantisme que de l’action proprement dite, et Lyautey est
bien trop fin pour ne pas le mesurer. Et puis le comte de Chambord est
mort, des suites d’une blessure stupide. La littérature ? Le jeune officier est
conscient du talent qu’il possède, mais écrire des lettres splendides, pour les
publier peut-être un jour, cela ne suffit pas à construire une œuvre
d’écrivain. La poésie, il s’y est essayé, mais il n’a pour elle aucun don
véritable. Le roman suppose de l’imagination, et il n’en est certes pas
dépourvu : mais il suppose aussi un immense effort de volonté sur soi-
même. Donner vie à des personnages, créer un monde impliquent une
capacité à sortir de son moi, à s’arracher au narcissisme. Lyautey n’a pas la
trempe d’un romancier, son imagination et son esprit poétique, pour
s’exercer, doivent être en prise continuelle sur le réel qui, seul, lui permet
d’échapper à ses démons.
Dans un passage célèbre d’une lettre à Joseph de La Bouillerie, qu’il lui
adresse de Florence à la fin de son séjour italien, il exprime très tôt les
termes de son débat intérieur. Le jeune seigneur de Bronzino lui sert
d’inspiration : « Ma mère possède à Touchebredier une charmante copie
d’un portrait exquis d’Angelo Bronzino, peintre florentin. – Un jeune
seigneur, vingt ans, l’épée au côté et la main sur un livre. Que de fois l’ai-je
regardé et entretenu ce témoin charmant, grave et pensif, d’un âge disparu –
que de fois j’ai revécu avec lui cette vie vraie, où l’on se poignardait bien
au coin des rues, où la lutte était à chaque pas, mais où tous les ressorts
étaient tendus, où toutes les facultés vibraient. Il a son épée ; c’était un
“noble cavalier, hardi et courtois” ; c’était un soldat, comme l’était tout
seigneur ; il vient sans doute de combattre à la tête de ses gens contre les
troupes de l’Empereur Charles-Quint qui menace la ville – mais il est aussi
appuyé sur un livre – c’est qu’après les bons coups d’estoc, il aime à lire
Dante, il a peut-être lui-même composé quelques sonnets – à coup sûr il a
devisé des affaires de la République et causé de l’art avec son peintre et ses
compagnons. C’était alors tout simple, l’homme et le citoyen demeuraient
toujours sous l’habit qui les couvrait. » Vision romanesque, rejoignant le
goût affiché de Lyautey pour ces cités aristocratiques italiennes du Moyen
Âge qui, pense-t-il, offraient des destins sur mesure à des hommes comme
lui. Il lui manque d’avoir lu, ou d’avoir lu vraiment, les grands auteurs
politiques florentins que sont Machiavel ou Guichardin, pour comprendre
que la politique est chose plus âpre, même dans une cité « à taille
humaine ». Sa vision est trop littéraire, décrochée des faits, chevaleresque à
l’excès : mais il évoluera, du jour où il aura ses propres territoires et ses
royaumes à administrer. Pour l’heure, il s’en tient à son amertume du
moment : « Un soldat, de nos jours, n’a pas le droit de dépasser l’horizon
que lui tracent la théorie et le métier (l’affreux mot) – on lui rit au nez si,
descendu de cheval, il trouve quelque joie à ses vieux livres et, le moins
qu’on fasse, c’est de le regarder comme un peu toqué. »
On devine qu’il a dû, au fil des dernières années, essuyer quelques
sarcasmes dans le milieu militaire, on devine aussi que sa réputation
grandissante d’intellectuel et de voyageur dilettante ne lui fabriquent pas
une crédibilité technique imparable. On devine encore qu’il est obsédé par
cette drôle de jeunesse qui est la sienne, qui s’écoule comme du sable entre
ses doigts, sans qu’il en tire ni jouissance réelle, ni satisfaction. Quelques
années plus tard, dans l’excitation de son séjour au Tonkin, au côté de
Gallieni, il écrira à son ami Margerie ces propos désabusés (juin 1895) :
« Elles n’ont pas été remplies, ces trente années, à la mesure que nos
enthousiasmes studieux avaient le droit d’espérer […]. Quelle part en
revient à nos milieux, si respectables, nous entourant de tant de tendresse,
mais bardés de préjugés, de clichés, de formules où toute notre adolescence,
notre jeunesse, sous prétexte de préservation et de correction, ont été tenues
à l’écart de la vie, des rudes contacts qui éclairent et trempent. »

VRAIS DÉBUTS MILITAIRES

De retour dans sa « tombe » de Bruyères, Lyautey reçoit bientôt une


nouvelle affectation qui n’est pas sans lien avec le rapport sur la cavalerie
italienne, jugé par lui-même excellent, qu’il a adressé au ministère : il est
nommé aide de camp du général L’Hotte, inspecteur de la cavalerie, homme
de culture et de caractère. Le stationnement n’est guère plus exaltant que
celui de Bruyères : le jeune capitaine s’installe à Commercy, petite ville de
la Meuse. C’est une sorte de base arrière depuis laquelle il doit conduire des
missions d’inspection. Écrivant à Margerie, il se plaint de « trouver les
journées longues, l’intérieur vide et les soirées pleines d’amertume ». Il a
retrouvé le taedium dans toute sa force, la lucidité en plus. Ce n’est plus le
même homme, il s’est ressaisi, et les choses n’en sont que plus graves.
« C’est en pleine possession de moi que, depuis plus d’un an, depuis mes
nouvelles fonctions, je pense, j’étudie, j’écris. » Il ne s’agit plus d’un
moment de désespoir et de découragement dans le cycle classique d’un
cyclothymique. Lyautey vit seul, son régiment est en manœuvres, il a pour
seule conversation celle de son ordonnance – ce qui est peu…, il est
confronté au sentiment du vide absolu, se souvient avec douleur de l’Italie,
de la Grande-Chartreuse, de ses engagements sans lendemain avec de Mun.
Il a perdu la foi, ou du moins a ouvert les yeux sur le leurre qu’il avait suivi
pendant un temps, alors qu’il était en proie à des questions multiples. Le
sentiment lancinant d’avoir perdu des années à ergoter en vain l’obsède. Il a
passé la trentaine, et il ne voit toujours pas se dessiner de destin précis, ni
exaltant.
Du moins quitte-t-il Commercy pour suivre son général à Tours, nouvelle
base pour les inspections, où il demeure jusqu’en 1886. La ville est
beaucoup plus grande, le climat plus gracieux, la société plus vivante. Il
passe des frontières de l’Est à un univers balzacien, plus conforme à ses
rêveries littéraires. Il joue au tennis, sort en ville, reprend son Journal
interrompu, se remet à lire de plus belle, de l’histoire toujours, des récits de
voyage et des textes d’archéologie, mais aussi beaucoup de littérature. Il
s’efforce ainsi de prolonger les sensations d’Italie. Quant au Journal lui-
même, qu’il consigne dans un carnet secret, point de soleil flamboyant ni de
cimes enneigées à décrire. En revanche, des promenades à cheval, des
parties de chasse, des dîners en ville, quelques profils amusants que l’on
croise, que l’on se plaît à restituer, pour soi-même, peut-être pour un lecteur
futur – pour l’ami privilégié à qui il montrera, le moment venu, le trésor de
ses pensées intimes, afin de mieux en entreprendre la conquête. Lyautey
fréquente de bons esprits, peut échanger sur la littérature du moment,
Tolstoï, Paul Bourget, Anatole France – qu’il adore, parce qu’ils fouillent et
retournent « l’éternel moi » –, Baudelaire, Leconte de Lisle, Tourgueniev.
Lorsqu’il se plonge dans les livres, il le fait avec un certain éclectisme
puisqu’il avoue se délecter des Récits californiens de Bret Harte avant de
prendre « un bain d’Anna Karénine ».
Ce « journal de Tours », qui nous a été conservé, mais que Patrick
Heidsieck, un proche de Lyautey dans ses derniers jours, avait envisagé de
censurer ou de détruire, se lit tantôt comme une confession – faite à lui-
même ? –, tantôt comme une chronique mondaine. On découvre même,
dans les premiers temps, un Lyautey peu familier : un peu méchant, parfois
cruel, un rien amer, clamant à lui-même son horreur des philistins, de cette
société à la fois coincée et envahie par les « sauteurs décavés ». Ainsi
ironise-t-il sur une dame « qui s’est fait à Tours une réputation (tout est
relatif) de femme supérieure et cultivée », et qu’on lui décrit comme « une
poupée à ressort, dont la mécanique récite la Revue des Deux Mondes ». De
son mari : C’est « une machine à consommer les millions paternels […]. Il
est notoirement impuissant […]. La pauvre femme, si personne ne s’y met,
n’aura jamais dans le corps que sa mécanique à Revue des Deux Mondes. »
Le texte est rêche, décidément. Tel n’est qu’un « vieux beau », tel autre un
« vieux sous-lieutenant manqué ». Chez tel ménage de la bonne société, il
célèbre le « 19e anniversaire du mariage infécond de ce pot de crème et de
cette dinde qui n’est même pas truffée ». Après ces cruautés des premiers
jours, le journal se fait plus retenu, mais on n’en observe que mieux, chez le
jeune officier, le retour des tendances dépressives. Il se dit « dans
l’engrenage jusqu’au cou ». La visite de son père, un jour de janvier 1886,
n’arrange rien : « Je les navre en n’assurant pas la transmission »… Il y a
bien eu, au cours de l’année écoulée, une tentative de mariage « arrangé »,
qui a même été poussée assez loin, mais elle a échoué. Sa vie est celle d’un
« écureuil enragé », rien de moins. Le 24 janvier, il se désole de cette
période de « masturbation morale », où, « m’épuisant, vivant de ma
substance, j’ai préparé le coma stérile où je suis tombé. Écœurement,
écœurement ». Un peu plus tard, il jette sur le papier un éloquent : « à quoi
bon ! », et évoque la « jittatura » inexorable dont il est l’objet. Du moins
s’efforce-t-il de faire bonne figure en société, avec son brio si apprécié,
réservant à ses amis les plus proches ces moments précieux, et en même
temps pesants, où il « tombe le masque ». À cette époque, Lyautey semble
avoir eu pour directeur de conscience le père Huvelin – le même que
Charles de Foucauld : mais sans effet majeur sur sa foi religieuse, toujours
frappée d’asthénie, ni sur son obsession égotiste persistante.
À cette vie de routine, il y a quelques compensations, qu’il n’arrache pas
seulement à Tolstoï. Son général est quand même un homme important, il
lui rapporte quelques notations intéressantes d’un séjour en Allemagne, où
il a assisté à des manœuvres militaires, et rencontré Guillaume Ier – quatre-
vingt-huit ans – et son petit-fils – le futur Guillaume II. Le général L’Hotte
est perspicace, il a été impressionné, « atterré » même, par « la valeur de la
jeune génération ». Pour Lyautey, la cause est entendue : la mort de
Bismarck, il en est convaincu, ne sonnera pas le glas de la puissance
allemande : le petit-fils de l’empereur, vingt-huit ans, « est un caractère de
fer, despote, soldat dans l’âme, adoré du troupier et marquant déjà des
qualités de commandement et des connaissances militaires de premier
ordre ». Le fils de Guillaume Ier et père du futur Guillaume II, le prince
Frédéric, « moins soldat, mais littéraire, cultivé, moderne », a ses
préférences : mais il ne régnera que trois mois.
Pendant cette période un peu vaine, meublée de lectures et de
conversations lettrées, le capitaine ressent des périodes de dépression qu’il
décrit lui-même comme du « spleen ». De réelles difficultés financières ne
contribuent pas à arranger les choses. Hubert est dépensier, il adore
« chiner », acheter livres et bibelots, et sa solde de capitaine ne lui suffit
guère. Comme il ne peut toujours solliciter son père, il emprunte. Seule
l’arrivée d’une nouvelle personnalité peut le distraire de ses soucis et de ses
doutes existentiels : tel ce sous-lieutenant du 3e dragons, Blacque-Belair,
« au physique, un admirable modèle d’homme, nature concentrée, mûre et
sympathique, que je compte travailler ». Il passe des journées en sa
compagnie, lui trouve « une âme rare, vibrante et jeune, ardente à tout, anti-
moderne ». C’est un « réchauffant garçon », plein de « sève » et de « foi » :
ce sont des termes que l’on retrouvera souvent par la suite, appliqués à bien
d’autres jeunes gens chers à Lyautey, simples tocades ou amis véritables,
souvent proches collaborateurs. Il dépasse à peine la trentaine mais
commence à raisonner en homme d’expérience, ou en grand frère : un trait
qui ne le quittera plus. Le spectacle de Blacque-Belair lui inspire cette
réflexion : « J’ai toujours aimé les plus jeunes quand ils sont aptes. Ce sont
de bons compagnons de travail et de rêverie avec qui l’on garde la suprême
jouissance de la direction. » Quant à ses évocations mondaines, elles sont
typiques de ce snobisme un peu futile qui est au goût du jour et dont Proust
décrira les travers : « Jeudi, j’ai dîné à Villandry chez E. Hainguerlot avec
la princesse Amédée de Broglie, la marquise de Castellane, les Mareuil,
Vaulogé et les Georges Gouïn. J’étais à côté de la marquise de Castellane,
charmante et rare, sportswoman de premier ordre, sans l’accompagnement
usité ; littéraire, au courant, large, tolérante. » Il évoque avec elle un de ses
amis, le capitaine Henri de La P…, qui a quitté Tours pour Constantine en
laissant l’image d’un joueur, d’un esprit brillant et pétillant. C’est presque,
chez Lyautey, sinon un autoportrait, du moins le miroir de ce qu’il pourrait
devenir sans trop forcer : « Ce qu’il y avait d’amertume sous ces dehors, de
dons exceptionnels gâchés, de désenchantement, de besoin de tuer à tout
prix le souvenir, d’écœurement, d’aspirations religieuses, nous sommes fort
peu à le savoir. » Et il ajoute, consignant dans son Journal ce véritable
avertissement à lui-même : « La P…, non dirigé, à peine élevé, s’est engagé
à vingt ans par distraction, et le métier, bête par excellence, a tué cette
organisation d’élite. Il eût été diplomate, littérateur ; il lui manquait cette
volonté persévérante et ce don de la résolution, qui seuls font fructifier les
germes. C’est un raté… Je suis payé pour avoir pour ces natures des trésors
d’indulgence et d’amour… » On devine, heureusement, que le personnage
décrit souffre d’une superficialité qui n’est pas celle du cultivé et raisonneur
Lyautey, car il termine avec cet exorcisme : « Décidément, le sport, le
jockey, l’anglomanie, ont atrophié toute cette génération. » Dans le
tourbillon très relatif de cette vie mondaine et provinciale, il remarque tout
de même quelques profils féminins, tel celui de la comtesse Mélanie de
Pourtalès, fascinante et sans âge, habillée avec un luxe d’harmonie qui force
son admiration. Mais est-ce une femme de chair ? Plutôt « … un être de
féerie, indéfinissable, une symphonie merveilleuse ». Une image de la
femme idéale, pas un être de chair, rien de sensuel. Il en est de même de
Mme de Flavigny, « l’érudition même », avec laquelle il évoque « Coran et
Évangile, Renan et Dupanloup » et stigmatise les penchants centralisateurs
de Philippe le Bel et ses légistes… A l’inverse, un homme comme André de
Bonnières n’est pas sans lui rappeler ses propres tourments, troubles,
contradictions : « une très forte teinte de mélancolie attribuable, dit le
vulgaire, à des crises d’épilepsie anciennes, attribuables simplement à une
trop claire vue du dessous des choses. »
Depuis son « exil » tourangeau, Lyautey continue de suivre l’actualité
politique parisienne, en particulier l’arrivée du général Boulanger au
ministère de la Guerre, dont l’une des premières initiatives est de donner
une promotion remarquée au général L’Hotte : il le nomme à la présidence
prestigieuse du Comité de cavalerie, aux lieu et place du général de
Galliffet. Comme pour le futur Guillaume II, les informations de première
main que lui fournit son général éclairent Lyautey sur la personnalité peu
exaltante de Boulanger, sur son arrivisme, sa légèreté, son souci de ménager
les différents partis, son appétit inextinguible de popularité. « Il est donc,
conclut-il, et excessivement dangereux et capable d’être un instrument
précieux, selon l’influence qu’il subira et le vent qui soufflera. » Il a lui-
même l’occasion, lors d’une tournée d’inspection, d’apercevoir le fougueux
général : il le trouve « épais et très vulgaire », « très parvenu ». Peu de
temps après, les mesures d’exil dont sont frappés les Orléans achèvent de le
détourner du rustre et le réconcilient avec l’idée monarchiste et la branche
cadette.
La nostalgie de l’Afrique, par intermittences, le reprend. C’est le bain,
par un « beau soleil de printemps, tiède et excitant à la fois », et puis,
« enveloppé de flanelle blanche, dans le demi-jour de mon fumoir oriental,
je passe des heures à caresser en spirales bleues la fumée de mes cigarettes
d’Alexandrie, la tête vide, sans une pensée, l’œil vaguement arrêté sur les
bibelots, qui me rappellent les années chaudes, les selles arabes de mon
cheval Omar, la ceinture d’or que Fatma bel Kheir me laissa prendre à
Bokhair, le tromblon de mon ami Yahia bel Kasseur, dont le bois a conservé
le parfum du grand Sud, et la planche où, à mon départ, Ben Radjah me
traça en caractères opulents des souhaits si magnifiques ».
Il doit attendre Noël 1887 pour recevoir une nouvelle affectation, cette
fois dans une unité opérationnelle. Finies les inspections qui ponctuaient
une existence un peu morne et les mondanités de province. Il est nommé
au 4e chasseurs à cheval à Saint-Germain-en-Laye, dont l’officier
commandant est un homme cultivé et ouvert, connu pour ses sympathies
royalistes, le colonel Donop. Plus tard, en 1901, Lyautey lui écrira de
Madagascar pour lui demander sa photographie, et il lui dira, à cette
occasion, quelle « part prépondérante » il a eue dans sa formation de chef :
« Les vraies années fécondes pour ma préparation au commandement dans
toute l’étendue de ce mot ont été celles du 4e chasseurs. Ce sont les années
mères. Gallieni est venu ensuite ajouter sa forte empreinte. Mais vous êtes
réellement mes deux chefs, mes deux formateurs. Et puis, si je vous admire,
je vous aime encore plus. »
De fait, c’est le premier commandement véritable de Lyautey : un
escadron. L’étape est pour lui décisive. L’expérience du commandement le
révèle à lui-même. Grâce à la confiance de Donop, « chef de haute valeur et
de large intelligence », il peut mettre un terme au va-et-vient incessant entre
troupe et services d’état-major, et rester cinq ans dans un régiment où il
trouve un cadre plus adapté à ses réflexions et à l’affirmation de sa jeune
maturité. De son propre aveu – qu’il fera dans les notes introductives de ses
« lettres de jeunesse », parues en 1931 –, c’est à la protection bienveillante
du colonel Donop, à sa première expérience du commandement, ainsi qu’à
l’amitié nouvelle et enthousiasmante d’Eugène Melchior de Vogüé qu’il
doit d’avoir pu élaborer sa doctrine sociale de l’officier qui va bientôt le
lancer dans le monde. Cette expérience du commandement est à l’évidence
décisive. Des questions aussi concrètes que l’alimentation et le logement
des soldats, la nature de leurs occupations après la fin du service et, de
manière plus large, leur « physionomie morale », suscitent son intérêt le
plus vif. A peine arrivé, il ouvre un cercle dans la caserne, où l’on peut
jouer au billard, trouver quelques livres, occuper ces « grands enfants » que
sont les hommes de troupe et qu’il s’attache à connaître. Le réfectoire est
transformé en foyer – qui est géré d’ailleurs par les soldats eux-mêmes
(avec une commission de huit membres élus)… Aussi le succès du capitaine
à la tête de l’escadron sera-t-il rapide, et sa réputation assurée.
Parmi ses officiers figure un jeune sous-lieutenant sorti de l’École de
cavalerie de Saumur, René de Segonzac. Il sera, quelques années plus tard,
l’un des militants les plus actifs de la cause coloniale, multipliant voyages
et explorations en Afrique, en particulier au Maroc (1899-1901). Il s’est
souvenu, par la suite, de son service auprès de Lyautey, « son » capitaine
au 4e chasseurs. Il s’est rappelé qu’à la tête de son escadron de cent vingt-
cinq cavaliers, ledit capitaine s’était vite imposé : « Épris de propreté,
d’élégance, il avait été horrifié, dès son entrée dans l’armée, par les
conditions sordides où le troupier français vivait dans ses casernes. Pour ne
plus voir ses cavaliers manger dans une gamelle d’étain, assis sur leurs lits,
dans la chambrée malodorante, il avait, sans en référer à personne,
transformé sa sellerie en salle commune. Assis autour d’une bonne table
entourée de bancs, les hommes du 4e escadron prenaient leurs repas dans
des assiettes de porcelaine rustiques, mais propres, avec des couverts de
métal blanc. Dans un coin de la grande salle, une autre table, entourée de
tabourets, offrait aux amateurs de lecture ou de jeux des journaux, des
périodiques, des jeux de loto, de dames, de dominos. Et Lyautey venait
souvent causer avec ses hommes, exciter leur curiosité, solliciter leur
confiance. »
L’un des charmes de Saint-Germain-en-Laye, c’est évidemment la
proximité de Paris, au « temps des équipages, des opérettes d’Offenbach »,
dans un univers social où tout le monde se connaît et où les « dolmans
bleus » reçoivent le meilleur accueil. Lyautey est de loin le plus apprécié, et
ses camarades l’ont surnommé « le séducteur ». « Un attrait singulier
émanait de ce jeune cavalier, svelte, racé, d’allure fière. Son visage grave
aux traits réguliers était barré d’une grosse moustache gauloise aux
extrémités relevées, et sa chevelure, drue et hérissée, le coiffait comme un
cimier. Ce qui frappait tout de suite quiconque l’abordait, c’était le regard
profond de ses grands yeux fascinateurs qu’il posait sur son interlocuteur,
comme s’il eût voulu deviner sa pensée. » Si l’on en croit Segonzac, la
séduction de Lyautey repose pour beaucoup sur sa conversation, nourrie de
ses souvenirs de voyage et de garnison en Algérie – avec « un orientalisme
à la Fromentin très poétique » – ou de ses pèlerinages à Goritz, Rome et
Naples… Il décrit l’officier comme cédant à « un tantinet de snobisme » et
ne dédaignant pas les succès mondains. Mais la vraie vie de Lyautey, à
l’époque, semble bien avoir été dans les milieux intellectuels des cercles de
Paris ou de Saint-Germain, pour lesquels son cicerone fut son ami Max
Leclerc, directeur des éditions Armand Colin. Il fréquente le salon de Mme
Aubernon, square de Messine, et s’y lie avec des écrivains, des artistes.

LA RENCONTRE AVEC VOGÜÉ

La rencontre avec Eugène Melchior de Vogüé est à cet égard capitale. Cet
intellectuel va jouer auprès de Lyautey le rôle d’un éveilleur – rôle que ne
pouvaient tenir, à l’évidence, ni Margerie, ni La Bouillerie, ce dernier
prématurément disparu. C’est au Pecq, près de Saint-Germain-en-Laye,
chez un vieil aristocrate orléaniste, M. de Guerle, que Lyautey fait la
connaissance de Vogüé, et qu’il s’en fait apprécier. M. de Guerle, homme
conséquent et digne, avait démissionné de ses fonctions de trésorier-payeur
général à Nancy, à la suite de l’expulsion des princes d’Orléans. Ce
bibliophile averti, reconverti dans la banque, recevait la meilleure société,
les d’Haussonville, l’écrivain François Coppée, Ferdinand Brunetière,
directeur de la Revue des Deux Mondes – ce dernier, écrit André Maurois,
« commença par regarder avec inquiétude les bottes et les éperons de ce
soldat qui parlait de Lamartine, de Vigny, et semblait les avoir lus, puis, à
son tour, il respecta ce jeune homme »… Apprenant que le jeune Hubert,
dont il connaît bien la famille, est en poste au 4e chasseurs à cheval, M. de
Guerle l’invite aussitôt. Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé figure
parmi les habitués.
Vogüé, de vieille souche vivaraise, est loin d’être un inconnu pour
l’officier lettré qu’est Lyautey. Il a déjà lu certains de ses livres. Tout le
monde ne parle que du dernier en date, Le Roman russe (1886) – car Vogüé,
diplomate de carrière, a été secrétaire à l’ambassade de France à Saint-
Pétersbourg, et il s’est fixé comme objectif de faire connaître au public
français les œuvres de Tolstoï et Dostoïevski. Mais Lyautey se souvient
d’avoir lu, à l’époque où il découvrait l’Algérie, un ouvrage plus ancien :
Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage aux pays du passé. Ce livre est d’un
apport fondamental, si l’on veut comprendre comment la passion du voyage
a pu s’emparer de jeunes esprits comme celui de Lyautey. Paru en 1876, et
reprenant des études parues dans la Revue des Deux Mondes, l’ouvrage
s’inscrit dans une démarche nouvelle qui s’éloigne à la fois du récit
exotique et de l’étude historique et archéologique. Le propos – au moment,
dit la préface de l’auteur, où la France est un « pays troublé, affolé de
regrets, de craintes ou d’espérances » – est « d’utilité publique » : « Inspirer
aux jeunes gens de loisir et de fortune le goût des pérégrinations
lointaines », en reconstituant « la physionomie réelle du passé ». La grande
leçon de Vogüé, après cinq années en Orient, c’est que l’ignorance ou les
idées fausses dissimulent une vérité fondamentale que révèle le « contact
avec les choses et les hommes d’autrefois, qui se sont à peine modifiés ».
Le raisonnement va loin, renouvelle de manière radicale un genre défiguré,
dans le fond, par les rêveries littéraires et narcissiques de Chateaubriand,
Lamartine ou Théophile Gautier. « Le présent immobile nous fournit la clef
du passé, les lieux nous aident à saisir la légende, comme les planches
donnent le sens du texte dans un ouvrage abstrait […]. Et ce n’est pas sa
seule histoire que ce pays éclaire ainsi ; l’état de ses sociétés arrêtées
reproduit parfois avec une singulière fidélité l’état de nos sociétés
occidentales à certaines périodes de leur développement : les mobiles qui
les mènent encore et dont nous surprenons le jeu peuvent être attribués sans
témérité à nos ancêtres, aux événements dont ils ont été les instruments. La
pratique attentive de l’Orient contemporain a confirmé ma foi dans cette
formule qui résumera ma pensée : pour l’ensemble de la famille humaine,
les phases de l’histoire ne sont pas successives, mais bien plutôt
synchroniques […]. L’esprit du passé est moins dans des chroniques
douteuses que dans les lieux, les œuvres, les hommes qui lui survivent
autour de nous2. » Pour Vogüé, la grande angoisse du siècle, après tant de
révolutions et d’événements dramatiques, c’est le secret de l’histoire. Les
clefs sont à chercher dans cet Orient « immobile » : rien ne pouvait séduire
davantage l’esprit d’un Lyautey, pétri de culture historique, et cherchant
dans l’immuabilité des hommes et des paysages africains des explications à
ses interrogations, à ses propres angoisses. La lecture de Vogüé, même si
elle lui fait découvrir par l’imagination des paysages tout autres – ceux du
Proche-Orient –, lui donne les éléments nécessaires à une première
compréhension de l’Islam, éloignée de la relativité des jugements de valeur,
et surtout de la vanité des entreprises d’assimilation brutale.
À l’époque où Lyautey le rencontre, Vogüé est aussi connu comme
romancier et libéral. C’est un tempérament curieux, ouvert, à la fois
spiritualiste et traditionaliste, patriote et européen. Il attend beaucoup de
l’expansion coloniale et du champ d’action qu’elle peut ouvrir, loin des
tensions historiques du continent, à une jeunesse avide de mouvement et
d’entreprise. Pour Lyautey, c’est un maître véritable qu’il découvre, dont
l’amitié, les lettres vont l’accompagner et l’encourager pendant de
nombreuses années. Cette amitié n’est pas venue spontanément. Il a fallu
plusieurs rencontres pour que les deux hommes s’apprécient pleinement.
Un jour, bien plus tard, Lyautey montrera une lettre de Vogüé à Gallieni,
une de ces lettres « de grand seigneur », apportant « une vue sur le monde,
sur le temps, à la fois mélancolique et optimiste, optimiste au-delà de la
mélancolie et de la lucidité3». Réaction, juste et irritée, de Gallieni :
« Pourquoi ne sont-ce pas de tels hommes qui gouvernent ? » Et, sur la fin
de ses jours, Lyautey « l’Africain » aimera à reprendre ce passage d’un
roman de Vogüé (Le Maître de la mer) : « J’ai regardé attentivement ce
pays, cher monsieur. Peut-être est-il trop malade pour retrouver la santé au-
dedans de lui-même, sans une infusion de sang nouveau. Mais une terre
étrangère et une tâche nouvelle redonnent parfois à l’homme la vigueur de
la jeunesse. Cette race a des ressources vitales que l’observateur superficiel
ne soupçonne pas […]. Il semble qu’une prédestination ait fait de l’Afrique
la terre où la France répare ses forces épuisées. »
Rien, décidément rien dans l’évolution politique intérieure française ne
montrait d’autre voie en cette fin des années 1880 : l’expérience
boulangiste, chargée d’ambiguïté, mêlant à la fois les pulsions
révolutionnaires du radicalisme et l’expression la plus plébiscitaire du
bonapartisme, n’avait inspiré à Lyautey que la plus vive répulsion. Une
lettre qu’il envoie à un ami médecin à cette époque ne témoigne pas pour
autant, c’est le moins que l’on puisse dire, d’un regain d’estime pour le
régime menacé. Il s’y dit « très désespéré de l’inertie et de l’infamie
montante », stigmatise « les Clemenceau, les Freycinet, les Wilson et tant
d’autres dont les vies entières ne sont que de longues infamies, des
escroqueries et des marchés inavouables ». Et il ajoute cette référence à la
révocation de l’édit de Nantes : « On se demande si, comme sous la
tyrannie de Louis XIV, les Français d’action, d’initiative ne seront pas
obligés de s’expatrier pour faire œuvre humaine. Il est sûr que la Russie ou
l’Allemagne accueilleraient glorieusement les Lesseps, Eiffel, Pasteur que
chez nous on renie ou l’on reniera demain. Après avoir eu tant de peine et
de déchirement à me séparer de mon passé et de mes croyances
monarchiques, faut-il donc y revenir comme à la seule solution capable de
remettre un peu d’ordre et de propreté en ce pays. »
Vogüé, donc, prend une place croissante dans l’esprit et les réflexions du
capitaine Lyautey. En mai 1890, Hubert raconte, dans une lettre à sa sœur
Blanche, une réception à l’ambassade de Russie et la longue conversation
qu’il a eue à nouveau avec son mentor. Il le décrit comme « l’un des
initiateurs du mouvement qui arrache les nouvelles générations à la blague
renaniste pour les ramener au sens de l’action sociale », c’est-à-dire au
concret. Renan, pour un homme comme Lyautey, est un esprit trop négatif
et sceptique, qui s’est convaincu de l’irrémédiable décadence de la société
française et entretient chez les jeunes esprits une sorte de distanciation
ironique et dilettante – dont le premier Barrès, celui d’Un homme libre et de
L’Ennemi des lois est l’illustration la plus remarquable. C’est, pour une
large part, grâce à ses relations suivies avec Vogüé que s’est développée, à
cette époque, la réflexion de Lyautey sur le rôle social des élites. Elle était
née, on s’en souvient, de sa première fréquentation d’Albert de Mun. Mais
cette influence initiale, pour forte qu’elle ait été, l’avait laissé frustré. Dans
son Journal intime de 1886, le jour du vendredi saint, il s’était souvenu de
ses vingt ans et avait laissé échapper son exaspération contre de Mun,
coupable, à ses yeux, d’avoir engagé sa génération dans une impasse. Pour
lui, les disciples de De Mun apparaissaient désormais comme des « jacobins
théologiques », « emballés sur une idée absolue », se moquant du possible
et du réalisable, restant « éternellement 200, se montant le bourrichon,
n’entraînant personne et n’aboutissant pas ». Il eût mieux valu, écrivait-il
pour lui-même, des modernes à l’esprit large et réaliste comme Lacordaire
ou Montalembert… Sans doute Lyautey éprouve-t-il quelque ressentiment à
l’endroit de ses premières influences, qui l’ont conduit à ces engagements
un peu vains de Goritz et de son voyage italien. À trente et quelques années,
le sentiment d’avoir perdu son temps l’obsède, encore et toujours. Il lui faut
une entreprise plus tangible, et pour cela faire le lien entre sa seule
expérience concrète – son métier, son commandement – et l’exigence
sociale sincère qui l’a toujours animé et à laquelle l’invite encore l’esprit
ouvert et libre de Vogüé.
Lyautey a lu avec grand profit les écrits, traduits en français, du général
russe Dragomiroff, directeur de l’Académie impériale d’état-major de
Saint-Pétersbourg, qui mettent en valeur le rôle du soldat (le « divin bétail
gris ») et l’importance capitale qu’il y a, pour le bon exercice du
commandement, à se faire non seulement respecter et obéir, mais encore
aimer des hommes de troupe. Les écrits de Dragomiroff – le Manuel pour la
préparation des troupes au combat (trois tomes traduits
entre 1885 et 1888) – annonçaient l’époque des guerres de masse où le
fantassin allait constituer la ressource principale du combat, et où
l’importance du facteur moral serait décisive, loin des méthodes habituelles
de « dressage » en vigueur dans la culture prussienne. En outre, au moment
où Lyautey fait l’apprentissage du commandement à la tête de son escadron,
l’armée française connaît une transformation majeure. La loi
de 1889 institue le service militaire obligatoire de trois ans, renouant ainsi
avec le précédent révolutionnaire. Pour Hubert, c’est une occasion
inespérée, non seulement pour rénover l’institution militaire, mais aussi et
surtout pour reprendre sur des bases plus concrètes le travail de
rapprochement des classes sociales qui avait été engagé par de Mun de
manière trop abstraite. Dans cette perspective, l’officier prend une
responsabilité nouvelle, une responsabilité sociale. Il devient le médiateur
entre les élites et les couches populaires. Lyautey a trouvé non pas sa voie,
mais une voie, qui le conduit vers la notoriété, la reconnaissance,
l’assurance de lui-même, et le prépare à un destin majeur. Son lent
pèlerinage est achevé.

1 Comportement que l’on retrouvera dans La Grande Illusion, de Jean


Renoir, avec les deux personnages de la Grande Guerre, l’officier français
et l’officier allemand, incarnés respectivement par Pierre Fresnay et Erich
von Stroheim.
2 Eugène Melchior DE VOGÜÉ, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage aux
pays du passé, Paris, Plon, 1876, pp. IX et X.
3 Ces éléments sont extraits de l’ouvrage, déjà cité, de Robert GARRIC, Le
Message de Lyautey, p. 89 et suivantes.
4
LA MATURITÉ, ENFIN

Quand on se réfère au mythe de Lyautey, son étude sur « le rôle social de


l’officier » représente un repère essentiel. C’est en conversant, lors d’un
dîner, avec Eugène Melchior de Vogüé, que ce soldat hors normes a conçu
le projet d’une réflexion construite et rédigée sur ce thème qui le passionne.
Le point de départ de la conversation était bien la réforme du recrutement.
Lyautey avait su observer l’armée, comprendre ses ressorts, saisir ses
pesanteurs.
Jusque-là, la « vieille armée » avait vécu sur le modèle des lois Gouvion-
Saint-Cyr de 1818 : engagement volontaire et par tirage au sort, avec
possibilité de remplacement, effectifs limités, service long (cinq ans). Le
principe du service militaire universel avait bien été proclamé en 1872,
mais sa mise en œuvre s’était révélée laborieuse. Il faut dire que l’adoption
par une assemblée conservatrice – celle de 1871 – d’un principe si proche
de la tradition révolutionnaire avait créé une certaine surprise. Le duc
d’Audiffret-Pasquier avait évoqué la noblesse, et la loyauté de l’institution
militaire qui s’était affirmée au cours des moments tragiques d’après la
défaite de 1870 et la chute de l’Empire. Après tout, n’était-ce pas elle qui
avait préservé l’ordre public pendant les événements dramatiques de la
Commune ? « Quand nous la voyons silencieuse et laborieuse, en dehors de
toutes les passions politiques, quand nous nous souvenons que c’est elle qui
nous a sauvés en 1848, que c’est elle qui nous a sauvés en 1871…, nous
nous demandons si ce n’est pas là l’école où il faut envoyer ceux qui
paraissent l’avoir oublié, apprendre comment on sert et comment on aime
son pays. Que tous nos enfants y aillent donc et que le service obligatoire
soit la grande école des générations futures1! » L’armée serait donc le
ferment du retour à l’unité nationale, éprouvée par la guerre civile de 1871 :
et le service militaire en serait le creuset. Ainsi, c’est bien le spectre de la
Commune de Paris, la hantise de la guerre civile qui ont permis de jeter les
bases d’une institution que curieusement, par la suite, on s’est plu à
identifier à une vague et incantatoire tradition révolutionnaire et
républicaine…
Pendant longtemps, le souvenir des guerres de la Révolution et de
l’Empire avait enveloppé dans une sourde réprobation le monde de l’armée
et ceux qui le peuplent, même dans les milieux aristocratiques, que les
traditions de leurs ancêtres auraient dû pourtant conduire à plus de
sympathie naturelle. Avec les événements de 1848 et les suites du coup
d’État du 2 décembre, l’hostilité pour l’armée avait gagné les milieux
républicains qui voyaient désormais dans le soldat l’auxiliaire de la tyrannie
napoléonienne, bien loin du souvenir du volontaire de l’an II. Le mythe de
la nation en armes restait vivace, mais l’image de la société militaire
existante, prise isolément, suscitait indifférence ou hostilité, rarement de
l’admiration. Or, au cours des années, l’esprit s’était profondément
modifié : l’institution militaire s’était « fonctionnarisée ». Raoul Girardet
rappelle que pour un Jean-Roch Coignet, incarnation même du grognard de
Napoléon, l’image idéale de l’officier était celle de l’entraîneur d’hommes,
emmenant sa troupe par la seule force de son caractère, et suscitant
l’adhésion par le rayonnement de sa personnalité. Sous la monarchie
parlementaire, puis sous le Second Empire, « l’obéissance ne va plus à un
homme, mais à une entité, le commandement ». En dépit du charisme
individuel de quelques personnalités, c’est la hiérarchie, le grade,
l’organisation militaire tout entière qui fait tenir le système et qui définit
désormais « l’esprit militaire ». On se souvient de la réflexion prêtée au
comte de Chambord, après qu’il eut tenté en vain, en novembre 1873, de
rallier Mac-Mahon à la restauration de la monarchie : « J’avais cru
m’adresser à un connétable, j’ai rencontré un colonel de gendarmerie. »
C’est ainsi que l’apparition du « fonctionnaire militaire » et du « dogme de
l’obéissance passive » a entraîné la généralisation de l’esprit de routine, la
domination du formalisme, l’inertie intellectuelle aussi, aux conséquences
les plus graves en 1870. Napoléon III lui-même, avec une prescience aussi
certaine que dépourvue de suites, s’était emporté contre l’invraisemblable
conservatisme technique de certains de ses généraux. Tout le système
d’instruction s’en ressentait, et son objectif « était, au fond, moral beaucoup
plus que pratique », car il « visait à briser et à modeler les âmes bien plus
qu’à préparer aux nécessités immédiates du champ de bataille » (Raoul
Girardet).
Dans ses jeunes années, Lyautey avait subi ces automatismes, ces
« récapitulations mnémotechniques », cette culture du détail et de la routine
qui, on le sait, ne disparaîtront pas de si tôt de l’institution militaire,
bureaucratique comme toute autre. On comprend, dès lors, ce mouvement
de recul qu’il éprouve d’abord à l’égard de l’institution, et qui se transforme
ensuite, la maturité aidant, en volonté d’agir et de réformer. Car il faut être
réaliste : les ambitions qui ont été affichées dans les premières années de la
IIIe République – faire de l’armée une école de relèvement moral –, et qui
ont été reprises avec vigueur par les grands républicains que sont Gambetta
et Jules Ferry (et leur disciple Déroulède…) n’ont eu que peu d’effet sur la
vie réelle des soldats. Dans l’esprit collectif des Français, l’impact est certes
considérable, et la ferveur patriotique, en ces années où, selon l’expression
de Charles Maurras, la « Revanche est reine de France », se porte sur
l’armée, sur la troupe, sur tout ce qui s’y rattache. Comment mieux
expliquer l’incroyable succès d’une personnalité aussi médiocre et
routinière que Boulanger, pâle reflet de l’homme providentiel ?
Mais la réalité professionnelle, elle, n’a guère évolué, et c’est bien ce qui
exaspère un homme comme Lyautey. Lorsqu’un jeune écrivain, Abel
Hermant, qui sera bientôt la coqueluche des salons, publie en 1887 un
roman très acide sur la vie militaire (Le Cavalier Miserey), ne mettant
nullement en cause « l’arche sainte » en elle-même, mais les médiocrités du
quotidien, la dureté, la force de corruption et d’abrutissement de la vie à la
caserne, c’est un scandale national2. Certes, des progrès ont été accomplis
depuis plusieurs années dans le domaine de l’enseignement tactique, et,
après tout, les études comparatives qui ont été demandées à de jeunes
officiers comme Lyautey (et sa cavalerie italienne) traduisent bien une
authentique volonté d’ouverture et de réforme. L’organisation du
commandement supérieur est restructurée, le matériel et l’armement sont
l’objet d’une modernisation continuelle. Mais il faut bien
attendre 1889 pour que disparaissent enfin les passe-droits et exemptions
diverses qui avaient continué de soustraire tant de jeunes bourgeois à
l’obligation du service. Au total, le prétendu redressement de l’institution
militaire – qui, bon an, mal an, a modérément résisté à l’épreuve de
l’équipée boulangiste, et qui ne résistera pas du tout à celle de l’affaire
Dreyfus – est davantage fondé sur une mobilisation temporaire de l’esprit
collectif, suscitée par le souvenir des drames de 1870-1871, que sur une
évolution en profondeur de la société militaire elle-même. Il a fallu à
Lyautey toute sa culture livresque, mais aussi le souvenir des premières
leçons d’Albert de Mun, les échanges avec les moines-officiers de la
Grande-Chartreuse, toutes ces expériences douloureuses vécues, et aussi ses
premiers contacts avec l’univers peu ordinaire des bureaux arabes, pour
embrasser dans une analyse fulgurante la vérité, la complexité du problème.

LE RÔLE SOCIAL DE L’OFFICIER

Ces idées, il les porte depuis quelque temps déjà. De Vogüé l’a pressé
vigoureusement de les jeter sur le papier. Il l’a mis en contact avec
Ferdinand Brunetière et la Revue des Deux Mondes. Il est entendu que
l’article paraîtra sans signature, pour respecter l’obligation de réserve. Ce
n’est pas un vain mot : au moment de la publication du Cavalier Miserey,
« le colonel commandant le 12e régiment de chasseurs à cheval, où avait
servi l’auteur et où il avait ouvertement puisé l’essentiel de son inspiration,
avait fait savoir, dans un ordre du jour célèbre, que tout exemplaire de
l’ouvrage saisi à l’intérieur de la caserne serait immédiatement brûlé sur le
fumier, au milieu de la cour du quartier3». Certes, l’étude de Lyautey, qui
paraît dans la livraison du 15 mars 1891 sous le titre « Du rôle social de
l’officier dans le service universel », n’est en rien un pamphlet, une satire
ou une charge. Mais les choses y sont dites sans fard, en un petit volume de
pages bien serrées. Chose extraordinaire, le texte – qui sera réédité de
multiples fois, y compris jusqu’à nos jours – semble écrit par l’auteur à
destination de lui-même, avant tout autre public. C’est comme s’il se livrait
à un exorcisme, une autoanalyse. Car le regard autobiographique n’est pas
loin quand on lit, en ouverture du texte : « Les hommes que leurs
occupations ou leur vocation mettent en contact avec la jeunesse cultivée
s’accordent à signaler, dans la génération qui naît à la vie publique, certain
courant de réaction contre le dilettantisme qui a plus particulièrement
marqué ses devancières. » C’est un hommage explicite au rôle d’éveilleur
tenu par des personnalités comme Eugène Melchior de Vogüé.
Ce dernier est d’ailleurs cité, comme référence et modèle, aux côtés
d’Albert de Mun et d’Ernest Lavisse. Lavisse, le grand historien
républicain, directeur de l’École normale supérieure, organisateur des
premières associations d’étudiants, et auteur d’une monumentale et
patriotique histoire de France, venait de publier coup sur coup deux
ouvrages sur Frédéric II de Prusse – l’un sur la prime jeunesse du grand
Frédéric, l’autre sur Frédéric avant son avènement : démarche
extraordinairement perçante, et séduisante pour Lyautey, dans la mesure où
elle ne s’intéressait, pour mieux le comprendre, qu’à la formation initiale de
l’homme d’État. C’est chez Vogüé que les deux hommes s’étaient
rencontrés. Lyautey ne pouvait que se passionner pour le récit de la jeunesse
du grand Frédéric, de son exil forcé au pays aride de Neu-Ruppin, décidé
par son père pour lui former le caractère, et de l’ennui souverain qu’il avait
éprouvé au contact de la vie de garnison. Le futur Frédéric II partageait sa
vie monotone entre les devoirs de sa charge – les affaires du régiment –,
observés mécaniquement et silencieusement, et la lecture : il préparait ainsi
son destin de roi, donc d’homme d’action. Belle leçon pour un ambitieux
torturé comme Hubert.
Et donc, le temps est venu, écrit Lyautey, de « l’action rude et féconde »,
après celui de l’analyse et de l’expérimentation. Il faut lire : « le temps est
venu pour moi ». Le texte est politique, et part du constat de la division
entre les classes qui impose aux dirigeants un véritable devoir social. Le
cadre d’action, ce sera « le corps des vingt mille officiers français », et
l’instrument, « l’application intégrale du service obligatoire » qui offre une
« matière-soldat » pour la première fois identifiée à la société. C’est une
chance inouïe qui est ainsi donnée à la nation, au moment précis où la
qualité du corps des officiers s’élève : celle de contribuer au rapprochement
entre les classes, de favoriser l’unité de la société, et, du même coup, de
préparer une armée de meilleure qualité pour des conflits futurs où « tout
soldat verra le feu pour la première fois ». Lyautey le dit sans ambages :
« Convenons-en : l’officier ne se bat plus, pas plus souvent du moins que
tout autre citoyen, une ou deux fois dans sa carrière, et c’est tout. Si donc
l’on s’en tient à la vieille notion (et nous en sommes encore imbus) de l’état
militaire entendu comme synonyme d’état guerrier, la condition actuelle
d’officier ne serait qu’une anomalie et justifierait pleinement l’état d’esprit
de toute cette jeunesse qui maudit aujourd’hui l’inaction forcée, la paix
prolongée, l’arrêt complet de l’avancement, et n’a pas assez d’anathèmes
contre la vie de garnison, sa monotonie, sa routine, sa stérilité. Envisager au
contraire le rôle de l’officier sous cet aspect nouveau d’agent social appelé
par la confiance de la patrie moins encore à préparer pour la lutte les bras de
tous ses enfants qu’à discipliner leurs esprits, à former leurs âmes, à
tremper leurs cœurs, n’est-ce pas, loin de l’amoindrir, l’élever dans les plus
vastes proportions, le faire presque plus grand dans la paix que dans la
guerre, et proposer à son activité l’objet le plus digne de l’enflammer ? »
C’est toute la vision moderne du service national, celle qui s’est imposée en
France jusqu’à la fin du XXe siècle, qui est proposée par Lyautey,
incontestable précurseur. L’une des clefs de la réussite, selon lui, est la
capacité du système d’enseignement et de formation, notamment celle des
écoles militaires, à former les officiers dans cet esprit, à leur inculquer
l’idée que le facteur moral est au moins aussi important que la technique
militaire. Les combats de la Première Guerre mondiale apporteront à cette
vision une terrible confirmation. Mais c’est aussi la partie la plus critique de
l’article : Lyautey met en cause, sur ce plan, l’absence de formation
spécifique dans les écoles d’officiers, et souligne le conservatisme étroit de
l’institution militaire qui s’en tient à une interprétation littérale de la
préparation à la guerre.
Les idées défendues par Lyautey dans son article n’étaient pas d’une
originalité révolutionnaire. Elles s’inscrivaient dans un climat général
marqué par le christianisme social, au moment où s’organisait le ralliement
des milieux catholiques à la République. Elle traduisaient aussi – nous
l’avons vu – une juste perception des évolutions récentes de l’institution
militaire. En outre, elles reprenaient une partie des thèses de Dragomiroff,
déjà bien introduites en France. Enfin, elles s’inscrivaient dans une tradition
déjà ancienne : les écrits du général Morand sous la Restauration, qui se
proposait de transformer les jeunes Français en « soldats romains »,
constructeurs et civilisateurs ; et surtout, plus originaux et plus conformes à
l’esprit militaire proprement dit, ceux, parus à la même époque, du
capitaine Pagézy de Bourdéliac. Dans son ouvrage de 1822, De l’emploi des
loisirs du soldat français en temps de paix, il s’en tenait à une conception
« militaire » du métier des armes, mais proposait de revoir profondément
les méthodes d’instruction, en préconisant le développement de la culture
générale et de la formation morale chez le soldat, et en assignant à l’officier
« une mission de moniteur, d’instituteur, d’éducateur4 ». D’ailleurs, il suffit
de lire les notes de Lyautey lui-même à Saint-Cyr, en particulier la leçon
du 17 janvier 1874 consacrée au « rôle de l’officier », pour mesurer à quel
point l’auteur du Rôle social de l’officier s’inscrit lui-même dans une
tradition qu’il n’a pas fait naître : « Un officier, lui enseigne-t-on, est
destiné à instruire, à élever, à administrer, à commander les hommes. Il lui
faut donc les qualités de l’intelligence, du cœur, du caractère. C’est par la
volonté, l’énergie, surtout l’exemple qu’on prend l’empire sur les soldats. »
Plus tard, à l’École d’état-major, même son de cloche sur les « devoirs des
officiers », où on souligne la nécessité d’une formation morale et sociale du
soldat. « En temps de paix, l’officier a pour mission d’élever les hommes
qui arrivent recrues […]. Il faut rechercher les occasions de leur parler et de
leur témoigner de l’intérêt […]. Penser aux hommes avant de s’occuper de
soi-même. »
Pourtant, lorsque l’article paraît, le retentissement est considérable.
L’explication en est simple : le style de l’article, émanant d’un officier, est
incisif à l’extrême. La description est crue, directe, et l’inspiration
ouvertement sociale. L’auteur met en cause de manière très sévère tout le
fonctionnement présent des carrières militaires, la course à l’avancement
pratiquée à travers l’exercice des fonctions d’état-major, la trop large
autonomie laissée aux sous-officiers, à qui on abandonne si volontiers le
contact direct avec les hommes, le désintérêt général pour la personnalité
propre des soldats et leur vie quotidienne. Il est d’ailleurs intéressant de
constater que certains des motifs qui entraîneront la condamnation du
système du service national en France sous le septennat de Jacques Chirac
seront les mêmes que ceux qui étaient dénoncés par Lyautey dans sa
description du système bancal, existant dans les premières années de la IIIe
République… L’absence de toute formation humaine ou pédagogique des
officiers dans les écoles est dénoncée par lui avec vigueur : « L’homme de
troupe qu’on présente aux élèves est un automate ; on le place à droite, à
gauche, on le fait marcher, on le fait arrêter, on l’habille, on l’arme, on le
plante sur un cheval ; quant à son moral, s’il en est incidemment tenu
compte, c’est à titre de facteur d’erreurs probables dans l’emploi des
instruments. Tout est au métier, au côté technique, à la science. » En réalité,
redisons-le, le message de Lyautey, sans être révolutionnaire, se révélera
après coup précurseur : il est le premier à avoir posé clairement le principe
des vertus intégratrices du service militaire. Il mettra plus tard ces principes
en action partout où il ira, et où il aura à commander des hommes. Et en
particulier au Maroc : l’incroyable solidité de l’édifice lyautéen tiendra,
pour une part, à cette attention constante portée à la troupe.
Dès l’article paru, donc, les réactions sont nombreuses, très souvent
critiques ou hostiles, notamment dans l’arme de Lyautey, la cavalerie. Dès
le 9 avril, il écrit à sa sœur, de Paris : « Ici, tout est à l’article. Du diable si
je me serais douté que ce dût faire tant de bruit, et comme la Revue des
Deux Mondes et ses amis ont parlé à tout le monde, tout le monde sait
aujourd’hui que c’est de moi, ce qui me force simplement à me défiler et à
disparaître. » On n’a pas tardé, en effet à identifier l’auteur5, des extraits
sont publiés dans la presse, les hommes politiques le remarquent… mais il
avoue lui-même qu’il n’est pas toujours désagréable d’être « le livre du
jour ». On ne saurait dire avec certitude que cette irruption de la notoriété
dans la vie du capitaine lui nuise professionnellement. Il reçoit un courrier
abondant, notamment d’officiers français et étrangers. Mais tout de même,
il a contre lui ceux qu’il appelle les « culottes de peau », les « pudibonds »,
les « naïfs », les « clubmen » et les « trembleurs ». En revanche, il estime
avoir dans son camp, « en gros, l’infanterie, toute l’artillerie, les gens
d’action, tous ceux que l’évolution humaine et la question sociale
préoccupent, beaucoup de généraux qui ne sont pas les plus bêtes, tous les
modernes ». Bref, Lyautey, comme souvent dans les lettres à sa sœur, se
dévoile sans trop rechigner : au fond, il est ravi, et reconnaît : « La joie que
j’ai toujours trouvée au commandement de ma troupe se décuple […] en
songeant que j’ai sous la main ce champ fertile d’expérience à l’appui de ce
que je préconise, je me mets à reprendre courage. » Il reste que la
publication de l’article – évoquée en Conseil des ministres par le président
Carnot qui en avait eu lui-même des échos favorables par son fils, officier à
Dijon – lui vaut une convocation par le ministre de la Guerre. L’explication
entre le ministre, Freycinet, et l’officier est d’ailleurs orageuse, mais les
choses en restent là.
Il n’y a pas que ces effets directs, agréables ou désagréables. Il écrira plus
tard : « La publication de mon article sur le rôle social de l’officier m’a mis
un peu en vue, a apporté dans ma vie un grand intérêt, de grosses
responsabilités et beaucoup d’ennuis. Du moins y ai-je gagné de voir
beaucoup d’hommes intéressants de ce temps6… » Tel est l’effet majeur de
sa célébrité nouvelle : elle attire vers lui des hommes assez différents de
ceux qu’il a fréquentés jusque-là. Les Margerie, les Bouillerie, les Keller
avaient été ses amis de jeunesse, ses contemporains, ils avaient tous partagé
les mêmes enthousiasmes à l’époque de la rue des Postes. Eugène Melchior
de Vogüé l’introduit dans un autre univers. Après la parution de la Revue
des Deux Mondes, on s’intéresse à cet officier qui pense et qui ne craint pas
de dire ce qu’il pense. L’époque, il est vrai, est au bouillonnement des idées.
La fin du siècle est une période de création littéraire et de réflexion sociale
intenses. Il y a le Ralliement, bien sûr, le rapprochement entre les
catholiques et la République, mais aussi cette volonté de renouveau qui est
une réaction aux déceptions de la crise boulangiste et au scandale de
Panama. Parmi les personnalités nouvelles qui s’intéressent à Lyautey, il y a
Max Leclerc, de dix ans son cadet, un journaliste brillant, économiste,
sociologue, grand voyageur. Il correspondra pendant de nombreuses années
avec Lyautey, et éditera quelques-uns de ses ouvrages majeurs – il est le
gendre de l’éditeur Armand Colin. Il y a aussi Pierre de Nolhac,
conservateur du musée de Versailles, historien de l’Ancien Régime, Henry
Bérenger, critique littéraire, l’explorateur Gabriel Bonvalot, le pasteur
Charles Wagner, dont Lyautey lit avec passion les écrits imprégnés
d’humanisme…

NOUVELLES INTERROGATIONS

Max Leclerc comptait parmi ses amis un jeune universitaire, Paul


Desjardins, qui était un enthousiaste, un idéaliste, et dont il avait fait publier
une série d’articles dans Le Journal des débats. Sa rencontre avec Lyautey
est décisive, il lui écrit, sa lettre (perdue aujourd’hui) le touche. La
« doctrine » de Paul Desjardins est simple, elle se propose d’organiser un
genre de grand brassage, de réunir des hommes de tous horizons et de
toutes formations pour les mobiliser au service d’un projet commun. La
pensée est vague, insaisissable, dans la mesure où elle rejette l’apport des
grandes religions, jugées trop spéculatives. Cette sorte de religion sans
Dieu, fondée sur les bons sentiments, n’est pas sans prise sur Lyautey,
toujours en quête de repères spirituels, et il réagit avec enthousiasme
lorsque Desjardins lui propose de lancer avec lui un nouveau mouvement
qu’il suggère d’appeler l’Union pour l’action morale. À Noël 1891,
Desjardins lui écrit : « Nous voilà attachés maintenant : ne nous séparons
plus. » Il compte sur la faculté qu’aura Lyautey de rallier à son mouvement
de bonnes volontés issues de l’armée. Et Hubert en est tout exalté, il écrit
le 27 décembre à sa sœur qu’il est « le trait d’union entre ces groupes qui
s’ignoraient hier ». Le ton de leurs premières relations est d’une chaleur
exceptionnelle, les réunions – chaque semaine, chez Desjardins, en public
restreint, ou chez le philosophe Jules Lagneau – succèdent aux réunions.
Mais, très vite, un malentendu se dessine. Il apparaît que les réflexions
échangées, notamment sous forme d’expériences personnelles, ne
débouchent sur aucune action concrète. Les personnalités sont pourtant
éminentes, on compte parmi elles l’historien Gabriel Monod, directeur
d’études à l’École pratique des hautes études. Le « théoricien » initial est
Jules Lagneau, inventeur du terme « action morale ». Son obsession, c’est
l’affaiblissement du « lien social » – nous dirions aujourd’hui, dans le
langage pseudo-sociologique du temps, la « perte des repères ». Pour
combattre cette maladie sociale, un seul moyen : « l’action morale », mise
en œuvre, écrira Lagneau, « sans arrière-pensée et sans aucun mystère » – il
semble faire référence, a contrario, à la franc-maçonnerie qui devient très
présente dans la vie publique de l’époque – par « un ordre laïque militant du
devoir privé et social, noyau vivant de la future société ». En
novembre 1892, Lyautey indique à Desjardins qu’il préférerait le terme
d’action sociale à celui d’action morale. Si le terme de morale lui fait peur,
c’est moins, sans doute, parce qu’il se sent libre de mœurs – comme
certains biographes, désireux à tout prix d’en faire un coureur de jupons,
ont semblé le croire –, que parce que, pour un homme de son milieu et de sa
formation, il n’est de morale que chrétienne.
Si étranges que puissent paraître certains enthousiasmes ou emballements
de Lyautey, il restera toujours un esprit clair et réaliste. De groupe d’idées,
le mouvement de Desjardins risquait de dériver vers un genre de secte. Que
pouvait-il peser, à terme, face à un mouvement de l’ampleur du Ralliement,
ou même face à des courants spirituels plus structurés, comme sera le
Sillon ? Desjardins lui-même doit d’ailleurs adresser un mémorandum au
Vatican pour justifier son entreprise et souligner qu’elle ne comporte
aucune menace ou attaque contre l’Église. Cet humanisme chrétien sans
véritable attache intellectuelle, qui se propose néanmoins d’embrigader ses
militants, ne pouvait, à brève échéance, que faire fuir Lyautey. En outre,
l’hétérogénéité du groupe est flagrante, puisqu’il compte parmi ses
membres les plus actifs deux personnalités, Henri Vaugeois et Maurice
Pujo, qui évolueront ensuite vers le nationalisme, puis, très vite, vers le
royalisme7. Dès la fin de 1892, il annonce à son ami qu’il se retire du
mouvement, en invoquant son absence de légitimité et de disponibilité pour
une action ouvertement morale. Les deux hommes resteront liés et
correspondront, à intervalles plus ou moins réguliers, pendant toute leur
existence, mais Lyautey s’est désormais affranchi de ces préoccupations
spirituelles incertaines qui l’avaient agité pendant sa jeunesse. Ses vues
politiques commencent à s’éclaircir, ce sont celles d’un conservateur épris
d’autorité, mais que l’esprit plébiscitaire rebute. Il est profondément attaché
au principe de liberté qui, selon lui, irriguait le système de pouvoir de
l’ancienne monarchie avec plus de naturel et de fluidité que le régime
républicain – en dépit des tendances centralisatrices à l’œuvre depuis
Richelieu et Mazarin, et perpétuées par la Révolution et l’Empire.
Un soir de 1892, peu de temps avant Noël, il va dîner chez les Casimir-
Perier. Jean Casimir-Perier est un des hommes sur qui beaucoup de
républicains conservateurs et de monarchistes modérés fondent l’espoir
d’un redressement des institutions, après le tumulte du boulangisme et de
l’affaire de Panama. Issu d’une grande famille rompue à l’exercice du
pouvoir, il est convaincu de la nécessité de restaurer un véritable exécutif en
France. La veille, Lyautey écrit à sa sœur : « Avec quelle joie dînerai-je
demain chez les Casimir-Perier, où je sens que nous allons vibrer à
l’unisson dans l’appel et l’effort en commun vers ce grand parti tory dans la
République, qui, peut-être illusoire, peut-être ne se réalisera jamais, mais
est à mon sens la seule planche de salut d’une situation sans autre issue que
celle-là ou une dictature. » Or, la dictature, à ses yeux, « c’est un dérivatif
qui a, quelques années, l’apparence du remède, mais sous lequel la plaie
grandit, la constitution fondamentale du pays s’étiole et meurt ». Pour
Maurras, quelques années plus tard, la réponse sera le mythe de « Monk »,
du nom du général anglais qui, au XVIIe siècle, avait mis fin à la révolution
anglaise par une dictature temporaire et réinstallé sur le trône la dynastie
des Stuarts. En 1892, Lyautey n’a guère sous les yeux que le précédent
napoléonien – une dictature qui, selon lui, a tenté en vain de se sublimer en
monarchie héréditaire –, et les récents événements du boulangisme, plus
triviaux et dotés d’un épilogue lamentable. Sur le plan politique, il semble
avoir atteint une certaine maturité. Son ralliement à la République, préparé
par le ralliement de l’Église alors en cours, semble devenu une réalité. Il
peut souscrire à des idées comme celles qu’exprime, en 1893, Charles
Benoist dans Sophismes politiques de ce temps. Étude critique sur les
formes, les principes et les procédés de gouvernement. Benoist y écrit : « Je
ne vois point de partis, mais des groupes ; je ne vois que des groupes de
gouvernement et des groupes d’opposition […]. Cent petites ambitions
juxtaposées, cent petits intérêts parallèles ou rivaux, désunis, réunis, désunis
à nouveau en dix ambitions, en dix intérêts majeurs, en une dizaine de plus
grosses ambitions ou de plus gros intérêts particuliers […]. Nul ne conteste
que le boulangisme nous ait fait courir un sérieux danger, qu’il ait été, à
l’origine, un mouvement considérable. Or un mouvement ne se produit pas
sans causes. Et plus il procède par larges ondes, plus profondément il faut
chercher les causes. On en a ailleurs indiqué la première : l’insuffisance du
personnel républicain. Mais ce n’est pas tout, ce ne peut pas être assez,
puisque le personnel boulangiste était infiniment pire, qu’on le savait, et
que cette indignité n’empêchait pas de prendre la suite. »
Le trouble profond de cette jeunesse un peu prolongée était-il
l’expression de son malaise devant certaines exigences de la vie ? La
maturité morale et intellectuelle n’est pas tout. Arrivé à la quarantaine,
Lyautey est confronté, plus que jamais, à la question lancinante du mariage.
Dans le passé, il a toujours affecté de traiter la question par la plaisanterie.
On se souvient qu’à vingt-six ans, alors qu’il était malade en Algérie, il
avait écrit à sa mère avec humour : « C’est à ce moment-là qu’il faudra
absolument me trouver une femme d’intérieur, intelligente, musicienne et
ayant le sac. » Mais plus tard, l’épreuve des faits se présente sous les traits
d’une jeune femme, Louise Baignères, sœur de Paul, un peintre doué qui est
devenu l’un des proches d’Hubert. Ce dernier a connu les parents, puis la
famille entière, par l’intermédiaire de M. de Guerle. Les Baignères tiennent
un véritable salon, et Lyautey y croise peintres et écrivains… Il est vite clair
que la jeune fille est éprise de lui. Il est souvent reçu chez ses parents, elle
est charmée par la personnalité de l’officier, plus âgé de onze ans, et dont le
succès mondain accroît le charme naturel. Il faut le redire : sans être d’une
beauté ni d’une taille remarquables, Lyautey est de grande prestance et se
tient droit – toujours droit –, sa conversation est brillante, de toute sa
personne émane une grande distinction. C’est aussi un cavalier, avec le
prestige qui s’attache à cet état. Il semble qu’il ait perçu assez vite la nature
de ces sentiments, et qu’il s’en soit senti encombré. Elle lui écrit pourtant,
sans relâche. Il lui répond toujours, restant dans une ambiguïté calculée.
Ainsi, le 23 avril 1893 : « L’intérêt que vous me témoignez, quelle que soit
sa forme, ironique ou non, mais c’est la force et la chaleur de ma vie de
chaque jour, et c’en est, hélas, vous le savez, le point douloureux et
l’irrémédiable regret. » Les parents de Louise, Arthur et Charlotte
Baignères, accentuent leur pression. Le 1er janvier 1894, devant l’insistance
croissante de la jeune fille, il lui écrit les choses en termes à peine voilés :
« Que faut-il demander à 94 ? Un miracle seul ferait que ce qui n’est pas
soit, et je ne sais rien de plus cruel que nos destinées sans issue. Vous savez
avec quelle ardeur je souhaiterais que la vôtre n’y fût pas englobée. Les
vôtres devraient vous aider à oublier en m’éloignant. » Enfin, alors même
qu’il s’apprête à partir pour le Tonkin, il lui redit l’impossibilité de toute
relation autre qu’amicale, mais en termes confus et ambigus, plus ambigus
encore qu’auparavant. Il semble invoquer des raisons de santé – ce qui
laisse tout imaginer, sans vraiment convaincre !
Son départ brisera provisoirement tout contact épistolaire. Il s’en plaindra
même, en juin 1896, dans une lettre à Mme de Guerle, devenue veuve. Il lui
confessera qu’il aurait aimé pouvoir maintenir une relation d’amitié
authentique avec la jeune Louise, mais ajoute : « Réellement, au sens strict
du mot, je ferais un mauvais mari, et en me laissant entraîner, comme j’en ai
été tenté plus que je ne l’ai jamais dit, je vous aurais préparé à tous d’amers
regrets et de cruelles déceptions. » Puis, en 1897, nouvelle lettre à Louise…
le malaise ne sera dissipé qu’à cette date, donc quelques années plus tard,
lorsqu’il lui écrira de Madagascar, pour mettre un terme à cette ultime
relance, que l’aveu qu’elle lui fait de son amour le comble d’honneur et de
fierté, et l’aurait comblé de joie « si la loyauté et la conscience ne m’avaient
fait un devoir d’écarter la seule sanction que le monde admette. Dieu que
les choses sont absurdes, et pourquoi n’est-il pas admis qu’il puisse exister
entre vous et moi une de ces nobles, intimes amitiés, comme celles qui
m’unissent si étroitement à deux ou trois âmes d’hommes et qui ont mis
dans ma vie ce qu’elle a de plus haut et de plus pur ? » Certes, Lyautey se
croit encore redevable d’un développement peu convaincant sur sa réticence
envers l’institution du mariage, ses contraintes et ses médiocrités de tous les
jours. Suit un long et bel exposé sur sa vocation de chef, son goût pour
l’action qui, outre-mer, l’a révélé à lui-même. Louise Baignères, à force de
relances, a-t-elle enfin compris ? Du moins n’a-t-elle toujours pas renoncé
puisque, en juin 1900, elle sera encore à lui écrire : « Puis-je conserver oui
ou non l’espoir de me dévouer absolument à vous, à vos idées, à votre
mission ? Je n’ai que deux passions dans la vie : mon cher Papa, et devinez
l’autre. Agissez avec franchise, répondez-moi avec une sincérité absolue. Je
me résignerai. » Comme le note avec humour Gilbert Mercier, « les
sentiments de Louise ignoraient les raisons d’Hubert8». On sait, cette fois,
que Lyautey lui répondit, plusieurs mois plus tard, avec netteté, dans une
lettre aujourd’hui perdue. Que disait-elle ? Dans tous les cas, Louise
Baignères s’était résignée, et ne devait céder à aucune rancœur durable
envers celui qui resterait l’amour de sa vie. « Merci mille fois, lui répondra-
t-elle, de m’avoir dit la vérité avec tant de bonté : vous ne m’aimez pas,
vous n’avez, pour moi, qu’une très affectueuse sympathie. Je suis enfin
dans la note juste : j’ai compris. » Ils pouvaient désormais se revoir, « je
vous jure, écrivait Louise dans sa candeur mensongère, que jamais vous ne
vous apercevrez que j’aie pensé à vous autrement que comme à un ami ».
Cette relation, si douloureuse pour la jeune femme, si pesante et
embarrassante pour Lyautey – qui semblait vraiment avoir de l’amitié pour
elle –, n’était plus, décidément plus, source d’ambiguïté. Louise ne se
mariera jamais, mais continuera de correspondre avec Lyautey jusqu’à sa
mort. Lyautey qui, au demeurant, lui donnera lui-même, en 1909, la primeur
de son mariage tardif et de convenance avec Inès de Bourgoing…
On ne saurait dire, à ce stade de la vie de Lyautey, que, hors l’enfance, les
femmes aient beaucoup compté pour lui, ni que leur présence se soit révélée
obsédante. L’environnement féminin de son enfance, certes oui. Quelques
femmes d’exception rencontrées dans les salons de Tours, Paris ou
Versailles, dans une certaine mesure aussi, mais bien limitée. Ce sont des
idéaux ou des icônes, rien de bien charnel. Rien, en tout cas, qui se compare
à la place considérable tenue dans son existence par sa famille et par ses
amis masculins. Sa vision des femmes sera toujours une vision
traditionnelle, d’un conventionnel accablant pour un esprit aussi original
par ailleurs. À Aïn Séfra, en janvier 1904, il évoquera, dans une lettre à sa
sœur, un ménage reçu à sa table. Le mari est un officier en poste dans un
lieu isolé. Lyautey l’a fait venir pour parler service, et il l’a convié à amener
son épouse « pour la désennuyer ». Il ajoute : « J’ai plusieurs ménages dans
ce cas : décidément la Française commence à circuler. Mes officiers et moi
étions enchantés de voir un peu de civilisation féminine dans la maison. »
La maréchale, épousée sur le tard, occupera toujours, nous le verrons, une
position très discrète, avec un rôle très clair et limité, celui d’humaniser la
maisonnée et d’organiser les réceptions comme une armée en campagne.
Un rôle purement social, dont elle s’acquittera avec dévouement et avec une
efficacité napoléonienne.

ULTIME PÈLERINAGE

La pression de la famille Baignères a-t-elle joué un rôle dans la décision


de Lyautey de partir outre-mer ? Ce n’est pas impossible. De toute manière,
le moment était venu pour lui de faire franchir une nouvelle étape à son
existence. Auparavant, après sa promotion au grade de chef d’escadron, en
mars 1893, et son affectation au 12e hussards, il renoue avec l’expérience
qu’il a connue dix ans plus tôt : il part pour un grand voyage en Italie et
dans les Balkans – peut-être une façon encore d’échapper à la pression du
mariage. Ce n’est plus le même homme, ses lettres ne sont plus traversées
autant qu’autrefois de ces moments de doute ou de dépression qui le
rongent. Il fait d’Antonin de Margerie, une nouvelle fois, son interlocuteur
privilégié. C’est le même qui va diffuser auprès de ses autres amis ces
lettres qui sont autant d’impressions de voyage. Comme l’a écrit Sonia
Howe, « Lyautey y fait preuve d’un talent incontestable dans la description,
et il aurait certainement pu se faire une réputation méritée comme
journaliste. Ces lettres, où il note au jour le jour tout ce qu’il voit et tout ce
qu’il ressent, sont pleines de vie. Il s’intéresse à tout, et fait preuve d’un
goût avisé ; ses observations, ses réflexions, ses critiques sont d’un artiste. »
Mais elle ajoute : « En parcourant ces lettres on voit que son esprit est
cultivé, son tempérament artistique, mais malgré le plaisir évident qu’il
éprouve, on voit, par moments, apparaître un certain dégoût pour
l’existence, telle du moins qu’elle lui était faite par la vie militaire à
l’intérieur. » Mais l’expression du taedium s’est bien espacée.
Ce qui est remarquable dans cette correspondance, et ce qui nous arrêtera
ici, c’est l’aptitude du voyageur à déceler la vérité des choses et des peuples
derrière le spectacle de la rue, des monuments, de la vie quotidienne. On
pense à Charles Benoist, que son journal avait envoyé à l’étranger pour se
documenter sur l’Europe. Se pénétrer de la profondeur des choses,
entreprendre de connaître les autres peuples, c’est l’objet véritable de tout
voyage pour les hommes d’élite de ce temps. Le périple de Lyautey
commence par Vienne, en mai 1893. C’est pour l’officier lorrain un
pèlerinage de plus : visite aux Écuries impériales et au Manège espagnol,
recueillement à la crypte des Capucins, « où m’attirait entre tous le tombeau
de cet énigmatique archiduc Rodolphe dont il eût été d’une si poignante
curiosité de voir le modernisme aux prises avec son contemporain et rival
Guillaume », relève quotidienne de la garde du Burg, « station usuelle » à
l’ambassade de France, tour du Prater à 4 heures, un sandwich, puis, à
7 heures, spectacle au Théâtre de la Cour pour admirer « la » Wolter dans le
rôle de Marie Stuart, de Schiller, enfin souper musical à la
Gartenbaugesellchaft… Le dimanche de Pentecôte, il visite les églises,
seuls monuments ouverts, et fait cette réflexion : « Les révolutions n’y ont
pas passé. Chaque siècle y a mis son empreinte sans effacer celle des
précédents : les témoignages les plus récents s’y superposent aux plus
antiques, et cela fait une accumulation de souvenirs, parfois surchargée,
mais très intéressante et documentaire. Chez nous, tantôt la vieille église est
délabrée, mutilée, criant l’abandon, tantôt elle est, comme Notre-Dame ou
la Sainte-Chapelle, violemment restaurée. Ici, l’on sent qu’il n’y a pas eu de
solution de continuité, c’est entretenu et réparé, ce n’est pas restauré, et il
s’en dégage quelque chose de fondu, d’harmonieux et de doux qui est
parfaitement satisfaisant. » Cette idée de la tradition authentique, opposée
au culte maniaque des vieux objets qui serait la marque des pays neufs ou
des pays à révolutions, nous la retrouverons chez Jacques Bainville, dans
Jaco et Lori. C’est sans doute pour cette raison que Lyautey a été
sincèrement séduit par le Maroc et ses traditions « ancestrales », de même
qu’il restera attaché à sa Lorraine et qu’il choisira de finir ses jours au
chevet de la colline de Sion-Vaudémont.
Il visite aussi Schönbrunn, ce « Versailles en toc », admire, muni de ses
plans et de ses cartes, depuis la Gloriette, le panorama de Vienne, puis
prend l’air en compagnie du Tout-Vienne au jardin du Belvédère :
visiblement, Lyautey est aux anges dans la capitale des Habsbourg, où le
temps semble s’être arrêté, et où la politique est comme enfouie dans la
continuité historique… Budapest, qu’il gagne ensuite, est déjà un autre
monde, l’Orient, avec une langue qu’il ne maîtrise pas – alors qu’il parle
allemand, comme tous les hommes bien nés de ce temps. La capitale du
royaume de Hongrie n’est qu’une étape, mais il en retiendra, plus qu’autre
chose, le site exceptionnel qu’il admire depuis le balcon de l’hôtel
Hungaria. Le site, avec « le large Danube, face à la fière colline de Buda »,
mais aussi les couleurs, toujours les couleurs : « Tziganes rouges, tziganes
bleus, gymnastes polychromes, policiers militaires » à cheval, « jeunes
séminaristes en chapeau melon… ». Puis, c’est le train jusqu’à Bucarest, où
ses sensations l’emmènent de la lumière du Sahara à l’évocation de la
simple Beauce, entre Châteaudun et Auneau… Puis, de nouveau, la plaine
qui se repeuple des « costumes blancs des travailleurs des champs : « On se
croirait en plaine vallée du Chelif. » Bucarest, jeune capitale de la
Roumanie indépendante, lui offre le vrai dépaysement, une « ville de
guinguettes » où rien ne semble vrai, et où les marchands ambulants lui
rappellent encore Alger. Il part ensuite pour Galatz, connaît ses premières
contrariétés lorsqu’il est bloqué par les inondations, rencontre enfin les
premières autorités militaires, visite une caserne… où il observe que ses
idées de Saint-Germain ne sont pas si absurdes puisque l’armée roumaine a
pris de l’avance dans l’organisation de la vie quotidienne du soldat. Galatz
n’est pas une destination choisie au hasard : c’est le siège de la Commission
du Danube, instituée en 1856 par le traité de Paris et qui a pour mission
d’administrer la navigation du fleuve, depuis l’embouchure jusqu’aux ports
intérieurs de Galatz et de Braïla. La Commission est souveraine, arbore son
propre pavillon, elle a été imposée à l’Empire ottoman après la guerre de
Crimée pour remédier à son « incurie administrative ». Huit ambassadeurs
européens, logés et nourris comme des pachas, une kyrielle d’ingénieurs,
une petite flotte de transporteurs et de remorqueurs, un budget important
alimenté par les taxes et servant à financer les travaux d’aménagement :
voilà un bel ensemble qui offre à Lyautey un spectacle inédit, celui d’une
gestion politico-administrative d’exportation – qui doit cesser en 1908, date
à laquelle la Roumanie prendra la relève.
C’est une expérience essentielle dans la vie de Lyautey. Jusque-là, il n’a
jamais rencontré la politique et l’Administration. Entre le dilettantisme et la
vie de caserne, entre la Grande-Chartreuse et les salons, il n’a jamais eu
l’occasion d’aborder ce domaine où bientôt il excellera : la gestion des
hommes et des institutions. À Sulina, petite ville au bord de la mer Noire, il
rencontre tout une société cosmopolite bien faite pour un roman exotique,
depuis le prince russe proscrit jusqu’à « la famille Bergeot qui très
dignement incarne la France », en passant par la charmante Anglaise qui a
transporté dans son petit « cottage »« tout le homely britannique ». Mais il
rencontre surtout un homme dont la stature va le marquer durablement : sir
Charles Hartley, ingénieur consultant de la Commission, une sommité
mondiale dans le domaine de la navigation fluviale. Il ne passe à Sulina que
trois semaines par an, mais c’est là qu’il a commencé sa carrière, comme
jeune ingénieur, en 1856. Au départ, il n’y avait rien, « pas même de sol, le
fleuve se perdait vaguement dans la mer parmi les roseaux, sans bords, sans
chenal précis ». Le jeune homme dut loger dans une modeste hutte, coucher
par terre, « comme un naufragé », et de ce rien il a fait « le large canal, le
port de vingt pieds de fond, entre deux beaux quais où sont rangés
cinquante grands bateaux, les deux longues digues, les trois phares ». Grâce
à « sir Charles », les grands navires remontent depuis le Danube jusqu’aux
ports roumains. Mais il n’en reste pas là, il veut encore approfondir le
fleuve, « il vient d’inventer une drague d’une puissance inouïe qui porte son
nom », il se propose de partir pour la Chine afin d’y dompter le terrible
fleuve Jaune, mais n’est-il pas trop vieux, il approche des soixante-dix ans
quand il faudrait en avoir trente… En somme, Lyautey vient de rencontrer
un autre lui-même, l’homme qu’il va vouloir à toute force devenir, « une
belle figure d’homme d’action, où les yeux s’illuminent, où tout s’échauffe
quand il parle de son œuvre, quand il vous présente son fleuve, le fleuve
dont, après des siècles, il a le premier réglé le cours ». Lyautey admire aussi
cette Commission du Danube, « chez nous inconnue », « cet État de raison,
qui, tandis que nos gouvernements se ruinent, a, depuis quarante ans, à
travers les fluctuations européennes, sagement, tranquillement, sûrement
accompli cette grande œuvre, et sans les bonnes finances, et sans l’autorité
de laquelle tout le génie de sir Charles n’aurait servi à rien ». Le plan futur
du protectorat est déjà dans ce constat, la rencontre entre un homme
d’exception et un dispositif institutionnel suffisamment autonome pour
apporter une vraie liberté d’action : tout ce qui manque en France, « le plus
beau royaume sous le ciel », aujourd’hui frappé d’impuissance.
Après, la découverte du voyageur devient plus esthétique : la féerie de
Constantinople et du Bosphore, les mosquées de Stamboul, les chefs-
d’œuvre du Seraï, la promenade « vague et délicieuse » dans le bazar – le
bazar où il prendra un déjeuner infâme : « … pilaff trop épicé, brochettes de
mouton graisseuses, moules frites froides, confitures gélatineuses, pouah ! »
Ce dernier fait mérite d’être souligné, car, en général, la nourriture – sans
parler de la gastronomie – n’est pas un sujet particulier pour Lyautey, même
s’il ne dédaigne pas les bons repas ni les alcools lorrains. Question
d’éducation : il évoque rarement les plaisirs triviaux – sinon la cigarette, le
seul vice terrestre auquel il daigne faire allusion, ou le vin de Santorin –
parce qu’il est évocateur. Pour le reste, ce n’est que décor et plaisir des
yeux. Un pur intellectuel. Après Constantinople, la Grèce : mais le
voyageur a du mal à se défaire de la « hantise » de Constantinople. Athènes,
c’est autre chose : la culture classique revient d’un bloc à la surface.
Logé à l’hôtel de Grande-Bretagne, en face du palais royal, avec
l’Acropole en ligne de mire, Lyautey peut convoquer tout son monde :
Platon, les deux faces du Parthénon, l’Erechteion, les murs bâtis par
Thémistocle, l’Hymette… La montée au Parthénon, le lendemain, lui donne
d’Athènes l’image « d’une ruine immense endormie dans la lumière ». Mais
le vent se lève, souffle une poussière « âcre et sale » qui recouvre la ville et
la défigure. Restent les ressources de « l’autosuggestion historique et
artistique ». Les musées lui livrent, sans aucun mélange extérieur, la
quintessence de l’art grec, « rien de tourmenté ni d’inquiet – une note
unique de force, de sérénité, de beauté reposée et consciente » : même
réaction esthétisante que celle que connaîtra le jeune Maurras et qui le
précipitera dans l’action politique la plus exigeante. Le spectacle de la
Grèce déchaîne chez Hubert un torrent d’évocations : « Sur un rocher
l’Assemblée du Peuple ! Sur un rocher l’Aréopage, tribunal suprême ! Sur
un rocher le Parthénon […] ici, pour les fonctions publiques, les hauts lieux
in altis. » Il sympathise avec un secrétaire de l’ambassade de France qui
n’appartient pas à la « carrière pur sang » du Quai d’Orsay, et qu’il apprécie
parce qu’il le change des conversations « chic » et nulles auxquelles il est
habitué, et de ces conversations de diplomates, où il n’est question que de
« Grand Prix », de tennis et des derniers potins de la capitale – avec, dans le
meilleur des cas, un « spleen de boulevardier exilé ». Il en tire des leçons
pertinentes sur le rétrécissement mental des classes dirigeantes et
s’émerveille de ces « couches » nouvelles où « s’élaborent des énergies
laborieuses, fécondes et efficaces », susceptibles de reprendre par de
nouvelles voies « la mission de notre race ».
Et puis, Eleusis, Mégare, Corinthe, Nauplie, Argos… Le site de Sparte
l’enchante. Puis c’est le chemin du retour qui commence : Corfou, Salerne,
Naples, qu’il retrouve dans son grouillement humain. Enfin, Rome : après
un petit passage de spleen napolitain, il retrouve ses amis d’il y a dix ans, le
palais Altieri, la villa Médicis, et un décor qu’il trouve détérioré par
l’urbanisme. Ensuite, Florence, où la bonne société lui parle avec
enthousiasme du Rôle social, dont la notoriété passe les frontières, enfin
Ravenne. Dernière étape, Venise, qui l’émerveille mais ne lui inspire que
des propos somme toute assez banals. Il fait le plein de belles images pour
les jours sombres qui l’attendent… Le spectacle, presque morose, des
beautés incomparables de la cité des Doges, en ce mois de juillet 1893, lui
fait surtout ressentir sa solitude. Il est temps de rentrer : c’est sans
enthousiasme. Vers la fin de son voyage, lorsqu’il était à Amalfi, il s’était
senti subitement proche du retour parce qu’il avait rencontré un régiment où
« des colonels rudoyaient des capitaines, qui rudoyaient des lieutenants ». Il
ajoute : « Je fus brusquement ramené à ce que je vais retrouver dans dix
jours. Elle n’existe donc nulle part, la belle armée de mes rêves, confiante,
cordiale et gaie, battant spontanément d’un seul cœur, et que chez nous
surtout, avec les qualités de notre race, il serait si facile de faire, si vite ;
mais les traditions, la morgue, la méfiance, le fonctionnarisme seront les
plus forts, toujours. »
Le 22 mars 1893, après son long purgatoire au grade de capitaine, il avait
donc été promu chef d’escadron, et affecté au 12e hussards, à Gray. En
octobre de la même année, il est nommé chef d’état-major de la 7e division
de cavalerie à Meaux. Il s’est peu à peu convaincu que cette vie de garnison
ne lui convient décidément pas. Et puis il y a ce problème de carrière :
Lyautey a quarante ans, il est chef d’escadron. S’il veut progresser, il lui
faut toujours faire ce choix, sans cesse différé, entre une carrière purement
métropolitaine et une carrière coloniale. Il est presque tard, déjà, pour une
telle réorientation. Et voici, cependant, le destin qui se noue : il est en
manœuvre avec son escadron lorsqu’il apprend, en août 1894, qu’il est
envoyé au Tonkin, à l’état-major du corps expéditionnaire. A-t-on voulu
éloigner l’officier un peu exalté, auteur de ce Rôle social qui a provoqué
tant de remous ? Raoul Girardet, dans son ouvrage sur La Société militaire
dans la France contemporaine, le pense, et relève d’ailleurs que c’est
paradoxalement la République radicale, le général André et ses fiches qui
reprendront les idées de Lyautey, en préconisant (en 1902-1903) une
meilleure formation morale du soldat-citoyen et le développement, dans les
casernements, de « salles de lecture et de récréation9». La circulaire
du 13 août 1904 ira jusqu’à préciser les modalités d’organisation de
véritables salles de jeu et de lecture à l’intérieur des quartiers. Où le courant
social et hygiéniste vient rejoindre, dans une chaîne étrange passant par
Lyautey, les idées d’Albert de Mun et de La Tour du Pin10… Il est vrai que
l’affaire Dreyfus sera passée par là, et que c’est une ironie, mais non un
hasard de l’histoire, que l’exil colonial de Lyautey ait été imaginé par le
général de Boisdeffre, alors chef d’état-major général de l’armée, qui l’avait
connu lors de son premier séjour en Algérie et avait de l’amitié pour lui…
Peut-être, ce jour-là, Boisdeffre a-t-il eu assez de psychologie pour
comprendre que le moment était venu d’expédier son protégé outre-mer :
psychologie qui lui fit tant défaut par ailleurs, lorsqu’on accusa un autre
brillant officier, Juif d’Alsace et non lorrain celui-là, d’avoir espionné pour
le compte de l’Allemagne…
Précisément, parmi les hypothèses qui ont été avancées pour expliquer ce
départ soudain (la mort de son père, l’affaire Louise Baignères, un
endettement financier temporaire…), l’historien Pascal Venier en évoque
une qui n’est pas dénuée d’intérêt et qui serait liée, précisément, à l’Affaire.
En 1891, Lyautey, après la publication fracassante de son article sur Le Rôle
social de l’officier, s’était lié d’amitié avec l’attaché militaire de
l’ambassade d’Allemagne à Paris, le major von Funck. Or celui-ci avait dû
quitter précipitamment son poste à la demande du gouvernement français
qui le soupçonnait d’espionnage. Il avait été remplacé par le fameux major
von Schwartzkoppen. Dans son manuscrit sur Crévic, « la maison morte »,
conservé aujourd’hui aux archives nationales, Lyautey évoque sa
correspondance avec Funck, disparue dans l’incendie, ce « petit dossier
précieux des échanges de vue avec le Major de Funck, attaché militaire
d’Allemagne, et, par lui, indirectement avec le Kaiser ». C’est notamment
par ce canal que Guillaume II lui avait adressé ses félicitations après la
parution du Rôle social de l’officier. Cette correspondance semble avoir été
évoquée au cours du second procès Dreyfus, devant le conseil de guerre de
Rennes, en 1899, par le capitaine Cuignet, officier d’ordonnance du
ministre de la Guerre Cavaignac. Nommé ministre, ce dernier avait chargé
son collaborateur d’examiner les pièces du dossier Dreyfus. C’est ainsi que
Cuignet avait identifié le « faux » Henry. L’officier, esprit compliqué au
demeurant, aurait évoqué par la suite les correspondances entretenues, sur
un plan général, par les attachés militaires allemands à Paris avec des
personnalités françaises, et qui faisaient l’objet d’une surveillance étroite
des services de renseignement français. Dans « Crévic, la maison morte »,
Lyautey indique qu’il pensait utiliser un jour le dossier de correspondance
avec Funck « pour remettre au point ce qui a été dit d’inexact à cet égard
aux dépositions du procès Dreyfus par le commandant Guignet [sic] et que
je n’ai cru devoir relever à l’époque, ne voulant entrer dans l’Affaire à
aucun prix ». Dans le cadre de l’enquête de la chambre criminelle de la
Cour de cassation (2e révision), Cuignet n’évoquera plus ce point. Mais il
est possible qu’en 1894 Boisdeffre ait souhaité éloigner Lyautey dans son
propre intérêt, parce qu’il pouvait être mis en cause pour son imprudence :
c’est l’hypothèse émise par Pascal Venier, d’autant plus intéressante qu’elle
peut éclairer plusieurs éléments. En premier lieu, elle montre à quel point
Lyautey était un militaire « hors normes », très mondain, et que sa célébrité
nouvelle pouvait conduire à se laisser manipuler. Nous savons que la
personnalité de Guillaume II l’intéressait : Funck a pu en profiter pour
entrer dans ses relations, au même titre que d’autres – sans espérer
forcément autre chose qu’un contact utile. La pratique du « renseignement »
était devenue, dans une certaine mesure, la vocation même des attachés
militaires, et l’affaire Dreyfus est née de ce climat ambigu du début des
années 1890, sur fond de tension franco-allemande11. La vie mondaine était
une source d’informations aussi utile que la pure et simple corruption.
En 1890, un scandale avait défrayé la chronique : l’attaché militaire von
Huehne avait acheté un modeste employé de la Section technique de
l’artillerie. Les échanges qui avaient lieu dans les salons étaient d’un ordre
plus élevé… et il est vraisemblable que Lyautey avait cédé, une fois de plus,
à l’une de ces sympathies intellectuelles trans-frontières auxquelles son
tempérament élitiste et snob le portait. On se souvient que dans ses voyages
de jeunesse, déjà, il s’était lié avec un officier allemand avec lequel il se
sentait en harmonie politique, sociale, culturelle, loin de tout chauvinisme.
Les correspondances avec Funck avaient dû s’inscrire dans cet esprit. Leur
existence n’en témoigne pas moins, de la part de Lyautey, d’une rare
imprudence. Auteur d’un article retentissant, au contenu fort critique, sur
l’esprit de l’encadrement dans l’armée française, il aurait dû à tout le moins
s’abstenir. La clairvoyance précoce dont, nous le verrons, il a fait preuve à
l’égard de « l’Affaire » est peut-être liée, pour une part, à son expérience
personnelle : il était bien placé pour savoir que le soupçon pouvait naître de
manière aussi rapide qu’excessive, ayant été lui-même une victime
potentielle de la rumeur.
Le moment était venu pour que s’exprime cette vocation tardive d’un
homme d’exception qui avait longuement cherché sa voie et avait enfin
atteint la maturité.

1 Cité par Raoul GIRARDET dans La Société militaire dans la France


contemporaine (1815-1939), Paris, Plon, 1953, p. 162.
2 Ce roman plaira beaucoup à Lyautey qui, du coup, plusieurs décennies
plus tard, soutiendra la candidature d’Abel Hermant à l’Académie française.
3 Raoul GIRARDET, La Société militaire…, op. cit., p. 248.
4 Raoul GIRARDET, La Société militaire…, op. cit., p. 149-150. R.
Girardet cite d’autres ouvrages contemporains, allant plus loin encore dans
le sens du devoir de « régénération sociale » qui incombe à l’armée. Il
relève aussi que ces écrits n’ont pas eu de véritable impact en leur temps, et
qu’il a fallu attendre les écrits du général Trochu à la fin du Second Empire
pour en retrouver les traces, mais dans un esprit différent : celui d’une
dénonciation de la brutalité de la vie des casernes et de l’abrutissement
organisé de la troupe, avec les pires conséquences que l’on pouvait en
attendre en termes d’efficacité…
5 Lyautey s’était déjà fait connaître par quelques articles dans Le
Gaulois. Par ailleurs, ses idées commençaient à être connues dans le milieu
parisien.
6 Le 23 novembre 1892, il a repris son Journal de Tours, et lui a ajouté
quelques pages sans lendemain, dont ce passage.
7 Ils joueront un rôle décisif dans la fondation et le développement de
l’Action française, aux côtés de Charles Maurras.
8 Gilbert MERCIER, Lyautey. Le prince lorrain, Nancy, Éditions de l’Est,
1994, p. 66.
9 Pascal Venier, dans Lyautey avant Lyautey, Paris, L’Harmattan, 1997,
pp. 140-141, souligne que les idées de Lyautey furent très officiellement
reprises par le ministère de la Guerre dans les années 1901-1902, et observe
que ce fait est souvent passé sous silence par les biographes. Il reste que
Lyautey lui-même estima alors que ses idées étaient déformées, et
malencontreusement associées à une entreprise de reprise en main politique
de l’armée.
10 Raoul Girardet rappelle que la Ligue de l’enseignement, en créant ses
« Foyers du soldat », sortes de patronages laïques établis dans les villes de
garnison – mais hors des casernes –, semble avoir entendu l’appel explicite
de Lyautey à la Sorbonne et au corps enseignant.
11 « C’est la règle du jeu et ceux qui, en 1894, s’indignaient
vertueusement à l’idée qu’un attaché militaire allemand pût se livrer sur
notre sol à des activités d’espionnage faisaient preuve d’une bonne dose de
naïveté – ou de cynisme » (Marcel THOMAS, L’Affaire sans Dreyfus, Paris,
Fayard, 1961, p. 60).
5
L’INDOCHINE, OU L’APPRENTISSAGE
COLONIAL

« Je pense bien que pour vous, très justement, la question tient en cette courte
formule : “Le jeu en vaut-il la chandelle ?” – parce que, en fin de compte, si le
Tonkin n’avait d’autre raison justificative que d’assouvir l’activité d’Hubert
Lyautey, de guérir son cœur et de distraire son spleen, ce serait, j’en conviens, au
point de vue national, insuffisant et… un peu cher. »
Lettre de Lyautey à la baronne d’A.,
19 octobre 1895.

Lorsque Lyautey s’embarque, le 14 octobre 1894, à Marseille, il pense


que son séjour au Tonkin sera de courte durée. « Je ne me doutais pas,
écrira-t-il plus tard, que, après vingt ans de carrière régulière en France,
alternée entre la troupe et les états-majors suivant le rite consacré pour les
officiers brevetés, c’était une voie nouvelle qui s’ouvrait désormais devant
moi. » Il découvre d’abord le voyage en mer, le long et grand voyage, celui
dont Joseph Conrad écrit qu’il est le meilleur des remèdes pour les cœurs et
les esprits meurtris. Après cette année lugubre qui s’achève, Hubert ressent
une liberté nouvelle, « une joie animale de se laisser vivre de cette douce
vie de bord, confortable, abandonnée, flottante au figuré comme au réel, où
l’heure, l’espace, la vie se fondent comme l’horizon en contours imprécis ».
De ses sensations, rien ne nous est dissimulé. Son talent épistolaire est si
prisé par sa famille et ses amis qu’une étrange convention a été passée avant
son départ : « Dès le départ, je me mis à écrire des lettres “omnibus”, si je
puis m’exprimer ainsi, que je commençais le plus souvent sans savoir quel
en serait le destinataire, puisque je pensais, en les écrivant, à cette
collectivité d’intimes1. » Ses lettres forment donc, plus que jamais, un
véritable Journal, qui n’était pas destiné à être publié, mais disposait déjà
d’un public choisi, même si c’était un public restreint. Et ce public n’a cessé
de s’étendre, puisque Lyautey apprendra que ses missives passent entre des
mains aussi prestigieuses que celles d’Albert Vandal, le grand historien du
Consulat et de l’Empire, ou celles d’Albert Sorel qui, dans un style
différent, a la même période de prédilection – Sorel s’est attelé à la
rédaction de sa grande série de huit ouvrages sur L’Europe et la Révolution
française, qu’il dédicacera bientôt à son ami… Eugène Melchior de Vogüé.
Pourquoi le Tonkin ? Le général de Boisdeffre a sans doute eu une
excellente intuition, car ce lointain territoire a besoin d’hommes nouveaux,
et ouverts, comme Lyautey. C’est un terrain rêvé en ce qui concerne sa
formation coloniale. La présence française en Indochine est le fruit d’une
longue histoire, dont les épisodes les plus récents sont romanesques en
diable. Pour Lyautey, le Tonkin sent encore la poudre et l’action, et l’on
peut comprendre l’excitation qui s’est emparée de lui à la nouvelle de son
affectation. Tout remonte au règne de Louis XVI, lorsque le traité
de 1787 permet aux Français d’accéder au Sud de la péninsule
indochinoise, la Cochinchine. Mais c’est seulement sous le Second Empire
que le territoire devient colonie française et le point de départ d’une
expansion vers le nord : entre 1866 et 1868, Doudart de Lagrée et Francis
Garnier remontent le fleuve Mékong, pour parvenir, après la traversée de
splendides et sauvages régions montagneuses, au fleuve Rouge et au
Tonkin. L’enjeu politique et économique de cette exploration, c’est la
conquête du grand marché de la Chine du Sud. Dans la foulée de ces
militaires audacieux, le négociant Jean Dupuy remonte à son tour le fleuve
Rouge jusqu’au Yunnan, et tente de s’installer durablement à Hanoi,
capitale du Tonkin, qu’il conquiert, dira Lyautey, « avec quelques
employés ». Mais l’empereur d’Annam, dont l’autorité couvre le delta du
Tonkin, émet de vigoureuses protestations, et Dupuy, lâché par les milieux
officiels français, doit partir. À la fin de 1873, nouvelle expédition de
Francis Garnier, mais à la tonalité plus martiale : deux canonnières
et 180 hommes de troupe parviennent à s’emparer de Hanoi, malgré la
présence d’une garnison de 7 000 hommes, et à installer la domination
française dans l’ensemble du delta. Ce succès est dû, pour une large part, au
soutien de la population qui accueille les Français comme des libérateurs.
Mais ceux-ci doivent faire face à une offensive des Chinois, les Pavillons
noirs, qui, sous le poids du nombre, et aidés par la mort de Garnier au
combat, les repoussent hors du Tonkin. Après avoir hésité et tergiversé, la
IIIe République s’entête et envoie le commandant Rivière avec une force
militaire plus importante – 600 hommes et trois canonnières. Le delta passe
à nouveau sous contrôle français, mais la mort de Rivière, le 19 avril 1883,
remet, une fois de plus, tout en cause. La France, cette fois, sous
l’impulsion de Jules Ferry, décide de régler dans un même mouvement le
problème militaire et le problème politique, en envoyant un véritable corps
expéditionnaire, commandé par le général Bouet. La capitale de l’empire
d’Annam, Hué, est bombardée en août 1885, et le protectorat est établi sur
l’Annam et le Tonkin. La Chine, suzeraine de l’Annam, entre aussitôt en
guerre contre la France. Une double offensive est alors lancée par la
France – maritime avec l’amiral Courbet, terrestre avec les généraux Brière
de l’Isle et Négrier. L’incident de Lang Son, qui entraîne la chute de Jules
Ferry, n’est qu’un épisode secondaire dans une guerre où, en dépit
d’effectifs réduits, les forces françaises s’imposent avec énergie. La paix est
signée en 1887 (traité de T’ien-Tsin), et une vaste Union indochinoise,
composée de la Cochinchine, de l’Annam et du Tonkin, est constituée sous
l’autorité d’un gouverneur général.
Mais la domination française reste théorique au Tonkin, en raison des
raids continuels des pirates chinois qui utilisent la Chine comme base
arrière. En outre, les gouverneurs généraux qui se succèdent accumulent les
maladresses, en l’absence d’une doctrine claire du protectorat. En somme,
tout reste à faire.
Si l’on se fonde sur la pratique établie par Paul Cambon en Tunisie, le
protectorat repose sur un système d’administration indirecte, respectant au
moins formellement l’autorité des mandarins. Encore le mot même de
« protectorat » n’est-il qu’une étiquette, avec des combinaisons infiniment
variées. Dans la réalité, les premières années du protectorat français en
Indochine sont marquées de facto par la mise en œuvre de l’administration
directe, imposant la présence coûteuse de nombreux fonctionnaires français.
Seule la nomination de Jean-Louis de Lanessan, une forte personnalité, bien
au fait des réalités extrême-orientales, permet de rétablir la situation. Son
propos, qu’il décrira lui-même, plus tard, comme « une association des
intérêts et des races », est d’installer un véritable protectorat, reposant sur
l’administration des mandarins. Lanessan est un homme jeune, il a
quarante-huit ans au moment de sa nomination en 1891. C’est un
politique – il a été député radical – qui connaît comme personne les
méandres du régime parlementaire et qui sait comment faire « passer », au
plan budgétaire notamment, les décisions les plus délicates. Au Tonkin, la
région du delta est administrée comme un territoire civil avec un résident
supérieur et quatre résidents. Pour les régions frontières de la haute région,
il fallait en revanche un régime spécial. Lanessan les organise en
« territoires militaires », sur le modèle des territoires algériens, et les confie
à des officiers qu’il choisit pour leur bonne intelligence de la situation.
L’objectif est à la fois militaire – repousser, et si possible éliminer les
bandes de pirates qui terrorisent les populations, enlèvent ou rançonnent les
Européens, le tout avec la complicité des autorités chinoises – et politique –
rassurer les paysans tonkinois, tentés par la fuite dans les montagnes ou le
soutien plus ou moins librement consenti aux pirates.
En conduisant cette politique, Lanessan, pas plus que Cambon en
Tunisie, ou que, plus tard, Lyautey au Maroc, ne fait totalement œuvre
neuve. Bien des esprits avisés ont compris depuis longtemps que l’Algérie
était le repoussoir, l’illustration de ce qu’en aucun cas il ne fallait faire
ailleurs. Dès 1837, Tocqueville écrivait dans sa Seconde lettre sur
l’Algérie : « Je suppose, Monsieur, pour un moment que l’Empereur de la
Chine, débarquant en France à la tête d’une puissante armée, se rende
maître de nos plus grandes villes et de notre capitale. Et qu’après avoir
anéanti tous les registres publics avant même de s’être donné la peine de les
lire, détruit ou dispersé toutes les administrations sans s’être enquis de leurs
attributions diverses, il s’empare enfin de tous les fonctionnaires depuis le
chef du gouvernement jusqu’aux gardes-champêtres, des pairs, des députés
et en général de toute la classe dirigeante ; et qu’il les déporte tous à la fois
dans quelque contrée lointaine. Ne pensez-vous pas que ce grand prince,
malgré sa puissante armée, ses forteresses et ses trésors, se trouvera bientôt
fort embarrassé pour administrer le pays conquis ; que ses nouveaux sujets,
privés de tous ceux qui menaient ou pouvaient mener les affaires, seront
incapables de se gouverner eux-mêmes, tandis que lui, qui, venant des
antipodes, ne connaît ni la religion, ni la langue, ni les lois, ni les habitudes,
ni les usages administratifs du pays, et qui a pris soin d’éloigner tous ceux
qui auraient pu l’en instruire, sera hors d’état de les diriger […]. Vous allez
voir, Monsieur, que nous avons fait en Algérie précisément ce que je
supposais que l’Empereur de la Chine ferait en France. » Tocqueville
prêchait dès cette époque en faveur de la souplesse dans la gestion
administrative, et recommandait de privilégier l’esprit des grandes lois
métropolitaines plutôt que d’en appliquer la lettre dans toute leur rigueur,
bref de ne jamais oublier « qu’il ne suffit pas pour gouverner une nation de
l’avoir vaincue ». Pourquoi ces idées avaient-elles tant de mal à « passer »
dans les faits ? À cause de la forte opposition des milieux colons, mais,
d’une manière plus générale, en raison de l’inertie puissante du système
face aux idées neuves2.
L’arrivée du colonel Gallieni, en 1892, constitue à cet égard une étape
essentielle. Cet officier supérieur de quarante-trois ans a conquis la célébrité
au Soudan où son œuvre d’exploration de la vallée du Niger (sur les traces
du légendaire aventurier anglais Mungo Park) et son travail efficace de
pacification ont fait merveille. Né en 1849 dans un village de Haute-
Garonne, fils d’un Piémontais installé en France sous la Restauration et
devenu par la suite militaire, Joseph Gallieni a grandi dans le souvenir de
l’épopée napoléonienne. Il a vingt et un ans au moment de la guerre franco-
prussienne. Sous-lieutenant de l’infanterie de marine, il participe à
l’héroïque défense de Bazeilles, au cours de la bataille de Sedan qui
s’achève en désastre. Fait prisonnier, emmené en Allemagne, il met à profit
sa captivité pour apprendre la langue de l’adversaire, sa culture, les secrets
de sa force, et prendre la mesure réelle de ses qualités d’ordre et
d’organisation. Rentré en France, il reprend sa carrière militaire, avec, pour
champ d’action, l’Afrique. C’est là qu’il devient très tôt une sorte de
légende. L’établissement du protectorat sur l’empire des Toucouleurs (la
vallée du Niger depuis ses sources jusqu’à Tombouctou), la construction
d’écoles, la « méthode » Gallieni – la démonstration de force initiale, suivie
ensuite de l’établissement de l’ordre, de la sécurité, qui créent la liberté et
entraînent l’adhésion des populations : tout cela est au plus haut degré
créateur de légende. Cet esprit d’élite illustre le meilleur de la tradition
coloniale française : la conquête par la confiance, plus que par les armes, et
ensuite la domination par la bonne entente avec les tribus. « Véritable
précurseur des guerres psychologiques du siècle suivant, Gallieni excelle
dans l’art d’utiliser les avantages matériels au profit de sa propagande […]
déplace d’autorité des villages construits près de cuvettes humides, fertiles
mais malsaines, vers des hauteurs mieux protégées des miasmes, des
moustiques et du paludisme. Ces transferts ne coûtent rien. Ils valent aussi
un beau prestige à l’homme capable de les décider. La France impose de
cette manière un ordre souvent brutal, parfois abusif, mais profitable au plus
grand nombre3. » Gallieni est réputé pour son courage inouï qui lui a permis
de résister à une pression morale insupportable pendant dix mois de
captivité aux mains d’un seigneur africain, Ahmadou, qui le menaçait
chaque jour de décapitation. Quelques années plus tard, lorsque les
frontières du Sénégal sont menacées par des désordres, il est rappelé et
envoyé au Soudan où il fait œuvre, plus encore, de véritable colonisateur. Il
utilise à la fois la force et la persuasion, et comprend vite que pour établir
durablement l’autorité française il faut avant tout conquérir « les cœurs » :
autrement dit, faire des tribus indigènes des alliées en leur apportant des
infrastructures et, par-dessus tout, une vraie sécurité contre les esclavagistes
musulmans. Il offre ainsi à la France un nouveau territoire pacifié
de 900 000 kilomètres carrés et peuplé de près de trois millions d’habitants.
Gallieni est issu d’un milieu plus modeste que celui de Lyautey, et surtout
d’un milieu républicain. Il est d’un abord froid, distant – certains le
décrivent même comme glacial –, il parle peu et dissimule ses sentiments
derrière d’épaisses lunettes : ce n’est pas le même genre de séduction que
Lyautey, même s’il possède, lui aussi, une sensibilité profonde. C’est un
grand monsieur, derrière sa modestie, mais peu chaleureux, à l’image de
son ami Kitchener, dont la froideur est légendaire. Et ce n’est pas un tendre.
Vis-à-vis des indigènes, en Afrique ou en Indochine, il est capable de se
comporter avec une réelle brutalité. Ce n’est pas un adepte de ce que nous
appellerions aujourd’hui la « concertation », mais une sorte de seigneur
médiéval imposant sans ménagement la « civilisation » – l’ordre, la paix et
la prospérité – pour le plus grand bien de son roi – la République… – et le
plus grand bénéfice de l’intérêt général.
À bien des égards, Hubert est une âme plus délicate. Mais les deux
hommes, Gallieni et Lyautey, ont des traits en commun. Gallieni est un
homme de grande culture, un esprit rétif à la vie de garnison, qui ne se
contente pas d’agir et de commander. C’est un auteur et un propagandiste
qui, par des livres comme son Voyage au Soudan français (1885),
entreprend de populariser l’expansion coloniale et de diffuser ses
conceptions personnelles. L’armée le reconnaît comme tel, et l’envoie à
l’École de guerre. Mais nommé ensuite en poste d’état-major à Paris, il
s’ennuie vite et, selon la petite histoire souvent relevée par les chroniqueurs,
sa femme le mesure rapidement et lui dit : « Tu t’ennuies, je le vois, va-t-
en ! » C’est ainsi qu’il est nommé au commandement du Deuxième
territoire militaire au Tonkin, à la frontière de la province chinoise de
Kouang-Si. Il lui faut peu de temps pour apprécier la situation et mettre en
œuvre sa « doctrine ». Le vice du dispositif, c’est la peur que font régner les
pirates dans les rizières. Gallieni décide donc d’armer les villageois. Il
enseigne à ses officiers une conception nouvelle de leur métier : ils ne sont
pas là tant pour faire la guerre que pour administrer, au plus près des
traditions et des attentes de la population. Il entreprend de construire des
écoles, des dispensaires, s’attirant ainsi la bienveillance de populations
enfin soustraites à l’arbitraire et à l’insécurité. Mais le système ne peut
fonctionner que s’il existe une parfaite entente entre le chef et ses officiers.
Or Gallieni a ce don, si rare, de convaincre, de séduire et d’entraîner. Et il
bénéficie du soutien entier du gouverneur général de Lanessan, qui
entreprend de son côté, et avec succès, de développer l’économie et
l’infrastructure du protectorat.
Il convient de remarquer que la « doctrine Gallieni », qui deviendra
bientôt la « doctrine Lyautey », n’est pas sortie du néant. Il existe une
tradition déjà ancienne dans l’armée française, celle du soldat
« constructeur » et « civilisateur », dont Napoléon, en bon disciple des
anciens Romains, a développé la théorie dans Le Mémorial de Sainte-
Hélène. C’est Bugeaud qui a repris cette tradition et lui a donné une
dimension nouvelle en en faisant la pierre d’angle de sa politique en
Algérie. Dans son ouvrage L’Algérie : des moyens de conserver et d’utiliser
cette conquête (1842), il écrit que « l’armée n’est pas moins nécessaire pour
utiliser la conquête que pour la conserver », et esquisse le programme de
véritables cités militaires et agricoles, inspirées de l’Empire romain, et
composées non seulement de vétérans mais aussi de soldats en activité et
ayant pour vocation de mettre le pays en valeur. Si ces projets, faute de
financement et de véritable soutien politique en temps de paix, restèrent
sans lendemain, ils ne s’en inscrivent pas moins dans une tradition que
reprendront à leur manière Lanessan, Gallieni, Lyautey, Jonnart, avec ce
cadre souple et nouveau que forme le protectorat. Lyautey lui-même
qualifiera la pacification du Tonkin par Gallieni d’un terme significatif, « du
meilleur Bugeaud ». Mais du Bugeaud, nous le verrons, fortement adapté,
au point d’évoluer, au Maroc, vers un système radicalement différent.

LA ROUTE DES INDES

Avant la découverte du Tonkin, Lyautey fait celle du grand voyage


maritime. Le dépaysement est immédiat : après Bonifacio, puis Messine –
et l’Etna à l’horizon –, il s’intéresse bientôt au bateau lui-même, le Peï-Ho,
où il retrouve, comme il se doit, des relations mondaines, à l’image de ce
Jacques de Fitz-James avec qui il partage sa cabine. C’est un « garçon
d’or » qui a refusé « de vendre à la dot réparatrice sa couronne ducale » et a
mené une vie d’aventures. C’est de surcroît – ce qui ne gâte rien – un
familier des Lyautey, et de Touchebredier. Parmi les voyageurs, encore, des
hauts fonctionnaires, des ingénieurs, et « un lot d’Anglaises », toute une
petite humanité qui s’achève avec « le peuple des passagers de 3e classe ».
La vie à bord est une vie à l’anglaise, où l’on passe son temps à se changer,
à manger et à converser. Pour un peu, Hubert tournerait au personnage
d’Agatha Christie, n’étaient ses passions d’intellectuel : il lui faut s’installer
à sa table de travail, déployer ses cartes, compulser ses livres d’histoire et
d’archéologie, entre deux cigarettes, notamment les livres, grands
classiques, de Gaston Maspero sur l’Égypte antique. Il se plonge aussi dans
Les Désirs de Jean Servien, l’un des tout premiers romans d’Anatole
France, une œuvre bien plus sombre que celles qui suivront.
À première vue, c’est le bonheur pur, les contacts humains sont
enrichissants, ils font surgir des regrets, écrit-il à sa sœur, « pour les 10 ans
perdus de vie de France, de filière suivie, de férule supportée, de clichés
familiaux ou administratifs acceptés », et il ne craint pas même de renier le
« faux des salons de lettres et des dîners de Paris », sans parler de « la
momification de notre armée désœuvrée, routinière et ligotée ».
L’Américaine Sonia Howe, biographe de Lyautey, comprendra, sans doute
pour l’avoir vécu, le sens de cette initiation par le voyage colonial : « Dans
le désœuvrement de la vie à bord, on parle pendant des heures en arpentant
le pont ; chacun exhale ses rancœurs ou prône ses méthodes, et il appartient
au nouveau venu de conserver toute l’indépendance de son jugement. »
Lyautey le dit sans ambages : « C’est une résurrection. » Il était temps, car
notre homme a tout de même quarante ans, et il lui arrive de raisonner
encore comme s’il en avait vingt ou trente. C’est un élément essentiel pour
comprendre la psychologie de Lyautey : il n’a commencé vraiment à
profiter de la vie que tardivement.
Le voyage à la Kipling se poursuit, mais le snobisme ne perd jamais ses
droits : arrivé à Port-Saïd, notre héros apprend du consul de France que « le
prince d’Arenberg, vice-président de la Compagnie de Suez, débarqué cet
après-midi, part par un train spécial dans une heure pour Ismaïlia »… et
que, bien entendu, il l’invite. Le snobisme n’interdit pas l’esprit
méthodique. Lyautey, pendant le voyage en train, ne perd pas une minute et
s’entretient avec une multitude d’interlocuteurs. Il en apprend beaucoup, sur
les méthodes controversées de Lanessan et sur la puissance anglaise qui, en
ce temps-là, est en rivalité directe avec la France. Lyautey, muni de
nombreuses introductions, est connu partout comme le loup blanc, et il en
profite avec humour – « fichez-vous de moi, comme du snob des snobs,
mais ça m’amuse, cette vie d’ambassadeur ». Il relève les derniers points
d’appui français en Égypte : la langue (le français est la langue officielle),
les écoles, le canal… Après Le Caire et les Pyramides, retour à la mer, sur
un bateau qui est comme « un résumé du monde colonial », de l’évêque
italien à la vieille fille britannique, en passant par le commandant
d’artillerie, sympathique, mais qui est « formel dans son service comme à
un bureau de France, ferré sur les statistiques nécessaires, mais sans
curiosité ». En Égypte, Hubert s’est irrité de cette domination anglaise si
visible dans une terre qui aurait dû être française. Arrivé à Aden, son
intelligence reprend le dessus : « Puissance anglaise, unité de plan,
continuité dans les desseins, stabilité gouvernementale, méthode inflexible,
instantanéité d’exécution, sens pratique, ténacité, appropriation
essentiellement élastique aux pays et aux climats. En un mot, tout ce que
nous n’avons pas. » La force des institutions anglaises, constate-t-il, est
dans les mœurs sociales. L’admiration n’est pas que politique, elle est aussi
administrative – toujours la souplesse, et elle est encore une adhésion au
mode de vie, à la « vie complète » et à la « satisfaction des instincts
sociables » que procure, dans son savant équilibre, le British way of life. Du
coup, Lyautey, qui connaît l’allemand et pratique l’arabe, se met à étudier
l’anglais.
Privé à ce moment de toute compagnie vraiment intéressante, il se
replonge dans ses livres… mais Lyautey ne serait pas Lyautey si le taedium
ne se remontrait pas. Le 31 octobre, après trois semaines de voyage, il se
livre à Margerie, sur le même thème déjà exposé à sa sœur, mais cette fois
dans un registre plus amer : tous deux ont perdu leur temps en France, ils
auraient dû s’expatrier depuis longtemps, à la poursuite de l’action et de
l’initiative, etc. Au passage, il livre ses sentiments sur l’islam, dont il
développe une conception dure, pessimiste. Cette religion est « en tout notre
antipode », remarque-t-il. Plus tard, une admiration sincère lui viendra,
mais elle n’altérera pas sa lucidité et le conduira, au contraire, à rejeter toute
forme de fusion ou d’assimilation entre des mondes inaccordables – dans
une vision, brutale de réalisme, qui rappelle celle de l’écrivain britannique
Edward M. Forster dans A passage to India (La Route des Indes). Bientôt, il
découvre Ceylan, qu’il visite un peu, puis le Sud de Malacca. Le climat
devient un véritable « bain-marie », la mer est « d’un vert de vomissement
de bile affreux ». La Cochinchine se rapproche, la réflexion se fait plus
précise. Lyautey converse, apprend, comprend : « Ça finit toujours par la
même conclusion, que celui qui me parle soit l’ingénieur, le commerçant, le
planteur, l’entrepreneur : ni les bonnes volontés individuelles, ni les
capitaux même ne manquent en France – tout se brise contre la mauvaise
volonté administrative, le formalisme, l’hostilité des bureaux, le manque
absolu de souplesse de notre machine. » Réflexion un peu forcée – dont
Lyautey sera d’ailleurs conduit à se justifier par la suite, dans la préface
qu’il donnera à la publication de ses lettres, affirmant que son expérience
ultérieure n’a fait que le confirmer dans son jugement : car, après tout, en
cette fin de 1894, il ne connaît de l’administration que son versant militaire.
Il le dit d’ailleurs : « Comme il n’y a pas un de ces griefs qui ne s’applique
exactement à la partie que je connais, l’armée, je n’ai pas un motif pour
suspecter le bien-fondé des leurs. »
D’où vient ce préjugé ? De ses lectures, de la fréquentation de la bonne
société et du milieu aristocratique, mais aussi du climat antiétatique général
qui, décidément, semble un trait caractéristique de la société française :
c’est aussi un genre de réaction viscérale contre l’héritage napoléonien,
renforcée encore par l’esprit anticentraliste de la tradition lorraine. Plus
sérieusement, à mesure qu’il s’éloigne de la France et qu’il admire le sens
de l’initiative des Anglais, Lyautey éprouve le sentiment d’un rapetissement
français, qu’il attribue chaque jour davantage au caractère brouillon et
désordonné du système institutionnel. À Singapour, il visite les
« Barracks » du régiment du Lincolnshire et s’émerveille de voir à l’œuvre
des principes qu’il s’évertue à préconiser en France : des chalets épars dans
un parc mitoyen avec le jardin botanique, des chambres aux lits espacés,
des installations sanitaires irréprochables, un bâtiment entièrement voué à la
récréation des hommes – billard, salon de lecture, bibliothèque bien
fournie –, un gymnase, des tennis, crickets, terrains de football. Les sous-
officiers sont au même régime, les officiers mariés ont droit à un cottage…
Bref, il « nage en plein dans l’application » de ses idées et admire cet
univers « où les hommes sont des hommes et non pas des convicts
déguenillés, parqués, balayant, balayant toujours des cours mortelles sous
l’engueulade des adjudants ». Avant d’arriver à Saigon, il profite de sa
dernière journée en mer, sort ses tenues : « Je redeviens colis. Demain
recommencera la vie impersonnelle ; je serai renvoyé d’un bureau à l’autre
pour 50 visas contradictoires par des gens rogues et étonnés qu’on ne tombe
pas en admiration devant leurs chinoiseries. Je retrouverai le formalisme
triomphant. » C’est au point que le paysage lui-même paraît répondre à ce
retour de langueur et de découragement : l’estuaire « morne et plat »
succède à la grande mer. Le 10 novembre au soir, c’est l’arrivée à Saigon
qui lui paraît une ville en « toc », encombrée de bâtiments administratifs,
puis, le lendemain, la visite des casernes françaises où les soldats
s’entassent et s’ennuient dans la chaleur, les mauvaises odeurs et le
désœuvrement… Heureusement, les officiers supérieurs accueillent Hubert
à bras ouverts, il a même l’occasion de saluer le prince Henri d’Orléans,
grand voyageur, les mondanités reprennent à nouveau le dessus. Étonnant
mélange de lucidité et de snobisme, de préjugé et d’esprit novateur.
Le moment essentiel, le 13 novembre, c’est le dîner chez le gouverneur
général, la rencontre avec Lanessan. Il ne faut que peu de jours à Lyautey
pour s’assurer de la confiance de ce dernier qui lui expose sa « théorie » du
protectorat : autant de vérités fortes qui vont s’implanter puissamment dans
le cerveau de l’officier colonial en gestation. « Au lieu de dissoudre les
anciens cadres dirigeants, s’en servir, gouverner avec le mandarin et non
contre le mandarin. Partir de ceci, qu’étant, et destinés à ne jamais être ici
qu’une infime minorité, nous ne pouvons prétendre à nous substituer, mais
tout au plus à diriger et à contrôler. Donc, ne froisser aucune tradition, ne
changer aucune habitude, nous dire qu’il y a dans toute société une classe
dirigeante, née pour diriger, sans laquelle on ne fait rien, et une classe à
gouverner, mettre la classe dirigeante dans nos intérêts. » Le républicain, le
radical Lanessan oppose le succès de ce système observé en Tunisie aux
difficultés de l’administration en Algérie. Le monarchiste Lyautey y
souscrit, tout en constatant que l’administration française en Indochine est
encore trop lourde et se superpose à l’administration indigène. Il émet ce
jugement précurseur : « Il faut à une colonie naissante un proconsul qui
puisse envoyer coucher la métropole, et à cela le régime parlementaire se
prête mal. »
Voici planté le décor du nouvel Hubert. Est-il totalement sincère –
comprenons : sincère avec lui-même –, notre officier quadragénaire, quand
il laisse entendre que sa vie connaît un nouveau cours ? Guère, si l’on en
croit Daniel Rivet qui, dans une analyse très fine du personnage, évoque un
décor « existentiel et littéraire » : « Dans cette révélation coloniale, l’effet
d’arrangement est saisissant. C’est parce qu’il sait d’avance ce qu’il
recherche à la colonie que Lyautey y découvre son “cecil-rhodisme”, où
entre une part d’affabulation. Déjà sur le bateau qui l’emmène au Caire
en 1894, tout se passe comme si, quelque part en Méditerranée, une
frontière symbolique traversait son existence et délivrait d’un coup un
homme nouveau, débarrassé du vieil homme dévoré par l’ennui existentiel
et rongé par la hantise d’avoir raté sa vie. Avant même de débarquer à
Hanoi, Lyautey porte en lui toute sa thématique sur l’initiation coloniale et
la résurrection qu’elle provoque en lui. » Mais – ajoute-t-il –, « en deçà du
mensonge romantique de l’œuvre, la vérité romanesque de l’homme
ressort ». C’est là l’incroyable mécanique du personnage : souvent fabriqué,
et pourtant toujours sincère, car ce « moi » qui organise et reconstruit en
permanence son espace et ses relations sociales est le produit d’une lente,
intelligente, authentique maturation.
Enfin, c’est l’arrivée au Tonkin, à Hanoi, après une remontée émerveillée
du fleuve Rouge – les paysages le séduisent, mais la population lui paraît
physiquement « horrible » –, et la prise de fonction comme chef du
deuxième bureau – le plus intéressant, car il centralise les grands sujets des
territoires militaires. Il est agréablement surpris : ses nouvelles missions le
happent, et il se sent bien loin de la caserne à la française. En outre, au bout
de quelques jours, les hasards de la hiérarchie – un chef d’état-major alité,
un sous-chef parti en mission – le mettent aux commandes. Peu à peu, après
des débuts un peu froids, Lyautey prend ses marques. Et puis, surtout,
quelques jours avant Noël, c’est la rencontre, décisive, avec le colonel
Gallieni qui commande le deuxième territoire militaire. Il « m’a bigrement
empoigné comme seigneur lucide, précis et large ; et puis il m’a fait un
grand tabac sur mon article, ce qui ne m’a pas laissé insensible ». Le
charme opère vite, tandis que l’officier prend goût à la vie locale et à
l’exercice direct de responsabilités qui lui avaient été jusque-là refusées.
C’est la vie au grand air, même si la lecture ne perd jamais ses droits (Stuart
Mill et Herbert Spencer, Talleyrand…)
UN MAÎTRE, GALLIENI

Il faut peu de temps à Lyautey pour mesurer l’efficacité du travail


accompli par Gallieni. En instaurant la sécurité pour les paysans, ce dernier
est parvenu à pacifier son territoire. En janvier 1895, son presque déjà
disciple fait sa propagande auprès de Vogüé : « Tout le jour il visite ses
postes, trace des routes, rend la justice, palabre avec les Chinois, pour, le
soir venu, retrouver dans sa paillote les livres aimés, les vôtres, toute une
bibliothèque bien munie. » Mais déjà, l’inquiétude le gagne : Lanessan est
rappelé brutalement, pour un motif officiel peu convaincant. En réalité, la
politique très personnelle du gouverneur général suscite de nombreuses
oppositions, notamment chez les colons, et a beaucoup pesé dans sa
disgrâce. Lyautey, qui espérait pouvoir, à terme, travailler à ses côtés dans
des responsabilités civiles – Lanessan le lui avait laissé entendre –, est déçu,
et inquiet. Dans une lettre qu’il n’a pas publiée, il livre le fond exact de sa
pensée. Le destinataire est le général Edmond Bichot, époux de Cécile
Michelot, sa cousine. Le général Bichot avait été commandant en chef au
Tonkin peu de temps auparavant, il connaissait donc le pays. Le 20 janvier,
il lui écrit que le départ de Lanessan est un « désastre » : « Très bluffeur,
c’est vrai, très jeteur de poudre aux yeux, il avait du moins une intelligence
et une activité exceptionnelles, servies par une volonté d’exécution
immédiate. Esprit très souple, après être arrivé ici plein de préventions
antimilitaires, il était justement venu au point où il allait être absolument
retourné. » Pour couronner le tout, arrive de France la nouvelle de la
démission de Casimir-Perier de la présidence de la République. Il faudra
plusieurs semaines à Lyautey pour être pleinement éclairé sur le sens de
cette démission : à peine arrivé à l’Élysée, Casimir-Perier avait entrepris de
restaurer l’autorité présidentielle, ruinée par l’attitude en profil bas de ses
prédécesseurs. Suspecté de césarisme, il avait été l’objet d’attaques
violentes, et il avait dû se retirer après avoir rendu public un message
sombre et amer sur le devenir des institutions.
Dans l’immédiat, Lyautey ignore ce contexte. Il est surtout préoccupé de
sa situation immédiate : comme le sous-chef d’état-major rentre de mission,
il va cesser d’être en première ligne. Heureusement, Gallieni le réclame
pour qu’il l’accompagne dans une inspection-reconnaissance à l’intérieur de
son territoire. Le but est d’engager une pacification progressive des
dernières poches qui servent de repaires aux pirates : il ne faut rien de plus
pour l’enthousiasmer.
Pendant plusieurs mois, Lyautey observe de près Gallieni, véritable
autocrate – un « rude lapin », construisant son monde avec une énergie
inlassable, s’occupant de tout avec une égale ardeur, et habile politique de
surcroît, avançant « en cachette », « louvoyant », faisant passer des
initiatives osées pour de « simples rectifications de communes ». Ce qui
l’émerveille, c’est l’aptitude que montre cet homme d’action, cet
organisateur-né, à se retrancher dans ses lectures, à se replier sur lui-même
au moins une fois par jour. C’est le fameux « bain de cerveau », une heure
de conversation cultivée avec le compagnon du moment. Un jour, il
échangera avec Lyautey sur d’Annunzio ou Stuart Mill. Un autre, ce sera le
dernier livre d’histoire en vogue, ou les Souvenirs du général du Barail. Il
faut dire : à lire les lettres que Gallieni enverra plus tard à Lyautey, il est
clair que l’homme est plein d’humour et d’entrain, d’une culture
merveilleuse. Lyautey vit, en expédition, des journées enthousiasmantes,
découvre des joies d’adolescent. Un soir, il écrit : « Mon Dieu, quelle bonne
vie ! ça va être la seconde nuit sans se déshabiller, à se rouler dans ses
couvertures, sur une natte, dans le coin d’une paillote. » La nuit d’avant, il a
partagé la paillote du colonel, écouté ses récits du Soudan, suivi avec
attention ses développements de doctrine coloniale. Les épreuves sportives
ne manquent pas et l’exaltent : un jour, il subit cinq heures harassantes
d’escalades et de descentes, dans des paysages vertigineux. La découverte
des populations l’enthousiasme, tel ce seigneur féodal du Ba-Chau, qui lui
rappelle « une figure du XIVe siècle, un seigneur de la cour des ducs de
Bourgogne ». Les guerriers qui peuplent les régions montagneuses lui
semblent bien différents et autrement plus virils que « les Annamites
onduleux, courbés et pacifiques ». Un jour, son lyrisme atteint des
sommets : il chemine sous la lune dans la vallée du Song-Kiem, infestée de
tigres. « En plein Gustave Doré ! nous nous élevons à 1 014 mètres
d’altitude, par des lacets toujours suspendus au-dessus d’un abîme – ça
devient un cliché – , au travers d’une débauche de végétation ; de la cime au
torrent, les arbres s’enlacent, les lianes se croisent, les grands feuillages de
serre s’éploient. Le sentier chemine au flanc de la montagne touffue. Et
parfois le rideau se tire, une fenêtre s’ouvre et l’œil plonge au fond du ravin
baigné de lune, jusqu’au torrent qui, tout phosphorescent, saute de roc en
roc en chantant, joyeux et frais. C’est féerique. » Lyautey entendra même
l’aboiement singulier du tigre, le seigneur de la montagne. N’est-on pas à
l’époque des premières traductions de Kipling, le contemporain de Lyautey
et Gallieni ?
La méthode Gallieni doit aussi passer par des procédés plus triviaux,
nécessaires à la fois pour dissuader les pirates et pour convaincre les
autochtones de la détermination française. S’il veut éviter autant que faire
se peut le recours aux « colonnes » – l’expédition militaire pure et simple,
qui est déjà un aveu d’échec –, il lui faut parfois se rendre à l’évidence,
devant la mauvaise volonté de l’adversaire : alors, « la voix est au canon et
au fusil ». Gallieni est un sensible, mais ce n’est pas un tendre. Un jour,
Lyautey, l’officier émerveillé à l’âme d’adolescent, fait tout de même
couper « sa première tête », celle d’un vieux pirate chinois récidiviste : c’est
un apprenti bourreau qui s’en est occupé, et il a fallu s’y reprendre à sept
fois… Dans une lettre à Margerie – écrite, donc, avec un mélange de
sincérité et d’esprit bravache –, Lyautey fait le récit de ses impressions et de
ses états d’âme : « C’était de la très sale charcuterie […]. Par exemple, le
Chinois a été épatant, conforme à tout ce qu’on m’avait dit d’eux devant la
mort. Pas un cri, pas une émotion, s’asseyant de lui-même au piquet et là,
tandis qu’on achevait de beaucoup trop longs préparatifs, racontant
tranquillement toutes ses petites dispositions, comment il voulait être
enterré, où, qui il fallait prévenir. – J’ai ce soir dans l’oreille, obsédante, le
son de cette mélopée tranquille et douce, de cette litanie d’agonisant
psalmodiée par l’homme même – interrompue tout à coup par l’horrible
chose ; il paraît que je faisais une sale tête. Je ne m’en défends pas – mais
vraiment il faut leur être impitoyable et il n’y a pas un témoin thô qui
n’exulte de cette tête qui tombe, au souvenir des affreuses misères
endurées. »
Malgré ces moments éprouvants, l’exaltation est plus forte que jamais.
Lyautey se voit très bien revenir plus tard comme chef d’état-major, puis
comme chef de territoire. Il a le sentiment d’avoir arraché les
« bandelettes » que son milieu et son éducation lui avaient imposées en le
mettant « sous une cloche ». Ses relations avec Gallieni deviennent chaque
jour plus étroites – même si c’est un chef exigeant qui sait déléguer mais ne
laisse aucune place au sentiment dès lors que le service est en cause.
Les idées de Gallieni rejoignent celles d’un autre officier supérieur, son
camarade de promotion à Saint-Cyr, le colonel Pennequin. Ce grand
colonial, qui a servi au Tonkin entre 1888 et 1893, et qui y revient en 1896,
semble avoir été le premier à mettre en œuvre la pacification par
l’organisation des tribus et la « politique des races », dont le principe était
de s’appuyer sur les autorités autochtones. Lyautey l’a rencontré et
apprécié, même si c’est à Gallieni qu’il a fait crédit des principales
innovations « doctrinales » dans les techniques de colonisation4.
Ces techniques originales et efficaces, qui doivent aussi beaucoup au
subtil Lanessan, pourraient être aisément remises an cause. Aussi l’arrivée
du nouveau gouverneur général, Rousseau, est-elle accueillie avec
inquiétude par Lyautey et Gallieni. Autant ce dernier avait trouvé un bon
terrain d’entente avec le politique Lanessan, autant il redoute le profil du
successeur : polytechnicien, haut fonctionnaire, passé certes par la
politique, comme sénateur du Finistère, mais de manière plus fugitive. Mais
vite, il peut se rassurer, « l’homme est séduisant au possible », a une « haute
culture » et de bonnes manières. Lyautey retrouve à travers lui tout un
réseau de relations communes : cet ingénieur des Ponts n’avait-il pas
déjeuné jadis chez son père, à Dijon ? En outre, le nouveau gouverneur
général a le bon goût de ne pas remettre en cause un projet d’expédition
militaire mis au point par Gallieni et son nouveau chef d’état-major –
Lyautey… Et l’expédition est lancée, et elle s’annonce de grande
envergure, à charge pour Lyautey d’assurer au mieux le délicat soutien
logistique : le ravitaillement, en particulier. Ce qui n’exclut pas l’action,
l’action pleine et entière. Avec des déceptions et des frustrations, certes, car
l’ennemi est évanescent, fuit l’affrontement direct, pratique volontiers la
politique de la terre brûlée. Hubert doit attendre le 24 avril 1895 pour
entendre siffler « la première balle ». L’excitation est à son comble : « Sitôt
le jour levé, une dégringolade le long de parois à pic (550 mètres de relief,
mesurés au baromètre), un effort musculaire, une gymnastique surmenée,
les mains en sang, les habits déchirés, des chutes à chaque instant, des
meurtrissures. » Il éprouve tout : le vertige et la peur, puis la joie de
l’échange militaire remporté, l’adversaire en fuite, le « déharassement » qui
suit… « Il est 10 heures. Sous la pagode, les États-majors déjeunent en bras
de chemise, on débouche le champagne, il fait 35o à l’ombre, on me sacre
caporal au 9e de marine et le Colonel me fait cadeau d’un des drapeaux du
fort de Baky !!! » Il ne découvre pas seulement le danger, il pénètre aussi
dans la forêt tropicale, cette « accumulation de pourriture humide et chaude,
d’où monte la fièvre », l’absence d’oiseaux, la multitude des insectes, le
grouillement de « toutes les sales bêtes de la création ».
Il n’oublie pas pour autant son univers familier, se plonge par
intermittences dans les livres que lui envoient ses amis – de Vogüé,
Bérenger, Leclerc – et qui le maintiennent dans le contact permanent avec le
mouvement d’idées de la métropole. C’est un des traits majeurs de son
caractère : au-delà de la fidélité à ses idées de jeunesse, la volonté d’être
toujours « dans le coup », de comprendre son temps, d’anticiper les
évolutions politiques et sociales, ne le quitte jamais. Il se passionne pour
l’Angleterre et l’Amérique, « ces maîtres du monde », et reconnaît, dans
une lettre à Max Leclerc, qu’il donnerait toutes ses « pérégrinations
d’Algérie, d’Italie, d’Orient, d’Extrême-Orient, pour une saison de Chicago,
de New York et d’Oxford ». C’est l’époque où Paul Bourget compose son
étude impressionnante sur le nouveau monde : Outre-Mer. L’Amérique
fascine ces conservateurs, ces traditionalistes, parce qu’ils devinent un
ressort d’énergie et de vitalité qui fait défaut à la France républicaine. À
Leclerc, il demande le dernier ouvrage d’Albert Vandal sur Bonaparte, le
troisième volume d’Ernest Lavisse sur le grand Frédéric : il ne le sait pas
encore, mais aucun n’est paru parce qu’aucun n’est écrit… Après ses deux
tomes sur la jeunesse de Frédéric II, Lavisse est passé à autre chose. Mais
ces destins de grands constructeurs fascinent toujours autant Lyautey, au
fond de sa jungle. Il en tire des leçons : le spectacle du jeune Frédéric,
reprenant l’œuvre de son père, tyran mesquin mais volontaire, pour
fabriquer la grande Prusse, c’est la marque d’« une volonté, une suite, une
continuité, une décision à tout briser – ainsi se font les colonies, comme
toutes les œuvres ». La Poméranie, la vieille Prusse ont été créées « contre
vents et marées ». Il n’oublie pas la poésie : Vigny, Baudelaire, mais aussi
Régnier, et quelques publications sur le marché de l’art. Enfin, il se repose
un peu, « après quatre mois de bivouac, de misère physique et de
satisfaction morale ». Un peu de repos bien gagné, à Quang Yen, dans un
sanatorium d’officiers, « en face des dentelures roses de la baie d’Along »,
où il peut se plonger dans le dernier roman de Barrès.
Notre héros reste de santé fragile, et la nature se venge. Il peut exercer du
moins son humour et même son ironie – même s’il est de tradition, chez ses
thuriféraires, de lui dénier ce trait de caractère. L’épisode guerrier provoqué
par Gallieni, avec l’accord initial de Lanessan, et confirmé par Rousseau, a
fait quelque bruit, et des plaintes malveillantes sont remontées jusqu’au
Quai d’Orsay. « La conclusion de toute cette littérature, c’est que
désormais, lorsque surgira le moindre petit incident exigeant une prévention
ou une répression immédiate et énergique, le Colonel commandant la
frontière (Gallieni) devra saisir le Général, qui saisira notre ambassadeur à
Pékin, qui en référera au quai d’Orsay, lequel à son tour prescrira à notre
ambassadeur, lequel se fera documenter par le consul aux fins d’enquête,
etc., etc., etc., avec la même filière du côté des autorités chinoises. »
Lyautey, qui se plaît à constater que « le plus mandarin n’est pas celui qu’on
pense », s’empresse d’ajouter que Gallieni est bien décidé à continuer
comme avant : en court-circuitant allégrement la hiérarchie, et en prenant
les bonnes décisions au moment adéquat. Il est vrai que l’incroyable
transformation de la région – vingt-deux ans seulement après l’arrivée de
Francis Garnier – lui paraît la meilleure des incitations à l’action audacieuse
et sans relâche. Lors d’un déjeuner, pendant lequel sont évoqués de vastes
projets d’infrastructure, un fonctionnaire a le tort de lâcher : « Mais c’est du
Jules Verne ! » ce qui inspire à Lyautey cette réflexion : « Depuis vingt ans
les peuples qui marchent ne font plus que du Jules Verne […] c’est pour
n’avoir pas voulu “faire du Jules Verne” que le Comité d’artillerie a fait
en 1870 écraser nos canons à chargement par la bouche par l’artillerie
Krupp. » Pour lui, toute la leçon de l’Indochine est là : imagination et
action.
La dépression a-t-elle quitté durablement Lyautey ? Rien n’est moins sûr.
La vie coloniale comporte ses moments de langueur. Même Gallieni
n’échappe pas au découragement, et il se sent suffisamment intime avec son
nouvel ami pour le lui écrire, un jour de juillet 1895. Dès qu’il est en
France, lui dit-il, le désir de partir au loin le taraude. Mais malgré
l’exaltation qu’elle procure, l’action coloniale a son revers : on ne supporte
plus d’autre vie, tout contrôle paraît insupportable, le règlement partout
l’emporte. « Vous dites : Bugeaud, Lanessan, Cecil Rhodes, on vous
répond : Directeur du Contrôle. » Ce sentiment amer et désabusé que
Gallieni exprime n’est autre que la marque du bon sens : il est un militaire,
Lyautey aussi. Ils peuvent pester avec énergie contre la hiérarchie, la
bureaucratie, l’esprit de routine et de réglementation, le fait est qu’ils
doivent, en définitive, les intégrer dans leur comportement. Ils ne peuvent
rester durablement des électrons libres hors du système. « Il est bon, écrit
Gallieni, d’aller revoir la France, de quitter un bout de temps le milieu où
l’on vit depuis un temps prolongé. Il est probable que, moi aussi, je ne suis
plus en situation. Il faut que j’aille m’y remettre. » On ne saurait mieux
dire : le succès final impose le réalisme. L’échec de Lyautey comme
ministre de la Guerre, en 1917, sera, dans une large mesure, la conséquence
directe de son éloignement prolongé des réalités politiques. C’est son
infériorité par rapport à Gallieni qui, avant d’être enlevé à son pays par une
mort prématurée, fera preuve d’une meilleure efficacité sur ce plan.
En tout cas, c’est une étrange et étroite relation qui s’est nouée entre les
deux hommes. Dans la seconde moitié de l’année 1895, ils s’écrivent
constamment. Ce sont de longues et belles lettres, où tout est abordé : la
politique française, le sens de la vie, les lectures entreprises, les affaires
indochinoises, la dernière maladresse du général, le comportement du
gouverneur général, que Gallieni s’obstine à trouver « trop administratif »,
les intrigues de tel ou tel. La parenté de style et d’esprit entre les deux
hommes est d’ailleurs étonnante : n’était l’écriture – elle est petite, serrée,
souvent illisible chez Gallieni, quand elle est plus large et plus penchée
chez Lyautey –, on se perdrait à retrouver qui écrit à qui… La confiance,
entre eux, est d’une qualité exceptionnelle, les sentiments toujours
« affectueux ». Le colonel admire son cadet, mais il connaît aussi ses
penchants neurasthéniques. Dans une lettre de la fin du mois de juin,
Gallieni ne ménage pas son ironie – qui sait être mordante : « Qu’est-ce
donc, mon cher Lyautey, j’apprends que mon infatigable chef d’état-major
est à Quang Yen, malade, assis dans une chambre d’hôpital, au lieu de
marcher à la tête de nos colonnes à travers les bambous de la forêt, revêtu
d’une casaque d’infirme […] et absorbant des médicaments plus ou moins
nauséabonds au lieu d’avoir recours à mes globules réparateurs. Mais
j’espère que cela n’est rien et que ce premier baptême des intestins va les
rendre capables de résister désormais à toutes les épreuves qui les attendent
encore sur la terre du Tonkin. » Et il ajoute, vachard, et bien dans le ton de
son tempérament légendaire : « Ici, nous n’avons pas le temps d’être
malades. Dès mon arrivée, j’ai remis tout le monde en l’air. » Hubert ne se
laisse pas démonter, il rejette l’accusation, écrit sur le même ton : « Le
semblant même d’hôpital m’a été odieux et me voici à Doson à faire le
gommeux avec des intestins absolument recollés. » Les deux lettres se
croisent, une nouvelle lettre de Gallieni arrive entre-temps, plus inquiète. Le
colonel a dû recueillir des informations… « Soignez-vous vigoureusement.
Les maladies d’intestin sont mauvaises aux colonies et il ne faut pas
plaisanter avec elles. » D’ailleurs, il ne cessera jamais d’interroger Lyautey
sur sa santé, étant lui-même de constitution solide, mais constamment
éprouvée : Gallieni mourra en 1916, à soixante-sept ans, de cet épuisement
immense dû à la vie coloniale. Il arrive que les échanges entre les deux
hommes frisent la minauderie. Dans une lettre du 25 août 1895, Gallieni
commente, interminable, les jugements de Lyautey sur son compte – car ce
dernier ne lui épargne pas les témoignages d’affection et d’admiration.
Cette « excellente opinion » qu’il a de lui, dit-il, est excessive, suit un long
exposé sur sa propre personne… Au reste, il n’y a nulle flagornerie chez
Hubert, sa passion est sincère, mais, comme le fait toujours ce grand
sensible, il faut qu’il l’exprime jusqu’au moindre détail dans la plus grande
ferveur stylistique. Quant à Gallieni, tout, dans sa vie, témoigne du
désintéressement réel de sa personne, de son détachement à l’égard des
considérations de carrière, de la noblesse de son caractère si difficile. Mais
les deux hommes – si orgueilleux – ont en commun un léger défaut qui
transparaît parfois : cette pointe de vanité qui achève de les humaniser…
Pour l’heure, faute d’être affecté directement auprès de son colonel
préféré – ce dernier a tenté de le récupérer, mais sans succès –, Lyautey
profite de sa position stratégique : il fait à nouveau l’intérim du chef d’état-
major, devient, peu à peu, l’homme de confiance de Gallieni auprès du
gouverneur général, et est reconnu comme tel, grâce à la confiance de
Rousseau, mais aussi grâce à celle du général en chef, Duchemin, qui lui est
acquise depuis son arrivée. Il bénéficie en outre d’un allié en la personne du
fils du gouverneur général, Emmanuel Rousseau, jeune homme qu’il se
flatte d’avoir « gallienisé » et pour lequel il s’est pris d’une vive amitié.
Lyautey se sent assez soutenu pour s’enhardir à proposer au général en chef
une audacieuse campagne d’hiver, destinée à pacifier définitivement
l’ensemble du Tonkin. Le projet est accepté par Duchemin, puis soumis au
gouverneur général : c’est la première mise en forme construite de la
doctrine Gallieni, qui repose sur la pacification « par refoulement progressif
des bandes pirates et par l’occupation systématique des territoires expurgés
au moyen d’ouvrages militaires et de populations armées ». Ce qui frappe,
dans ce document (« Propositions faites par le général en chef au
gouverneur général pour la campagne d’hiver 1895-1896 »), c’est
l’inscription de l’information strictement militaire – d’une précision et
d’une clarté exceptionnelles – dans un cadre plus vaste qui relève de la pure
vision politique. Lyautey est plus qu’un scribe : il explicite, développe,
reconstruit la doctrine de Gallieni qui, ce faisant, devient la sienne, et pour
longtemps. « Il n’y a pas de pirates dans les pays complètement organisés ;
en revanche, il y en a, même en Europe, sous d’autres noms, dans les pays
tels que la Turquie, la Grèce ou l’Italie du Sud, qui ne présentent qu’une
voirie incomplète, une organisation administrative rudimentaire ou une
population clairsemée. » Après les opérations militaires et l’établissement
d’une ceinture, il faut donc, ensuite, l’organisation et la reconstitution de la
population, « son armement, l’installation des marchés et des cultures, le
percement des routes ».
C’est que Lyautey voit loin : dans une lettre à un proche, ne le dit-il pas ?
« Envisagé seul, le Tonkin est un leurre ; – il ne faut pas le séparer de
l’ensemble ; – mais l’ensemble, cette longue péninsule, jumelle de l’Inde,
est un Empire à la Dupleix, autrement fécond, intéressant, pour les luttes de
l’avenir, pour les batailles commerciales de l’Extrême-Orient, pour le
struggle à livrer le jour où la Chine s’ouvrira, que ce Madagascar aléatoire
et isolé. » Veut-il tenter une reconquête de l’empire maritime perdu, une
revanche sur les échecs de Louis XV ?
Entre-temps, les événements se précipitent, de nouveaux et graves
désordres se produisent au Yen-Thé, il faut précipiter le mouvement,
Gallieni renâcle, trouve ses moyens en armement trop limités, le soutien de
la métropole trop insuffisant. Il se contente de colmater les brèches, toute
opération d’ensemble est pour l’heure abandonnée. Lyautey et lui mesurent
à quel point la métropole se soucie peu du Tonkin et de ses enjeux. Pour le
milieu politique, cette région rappelle fâcheusement le mini-désastre de
Lang Son et la chute de Jules Ferry. Au Quai d’Orsay, les yeux sont tournés
vers l’Afrique, vers l’Égypte et le Soudan, vers la confrontation directe avec
l’Angleterre. Le ministère des Colonies est une structure nouvelle qui ne
pèse pas lourd encore. Au fond d’eux-mêmes, Gallieni et Lyautey, sans oser
se l’avouer, ont le sentiment d’être trop éloignés du vrai théâtre politique.
Hubert tente de remuer ses relations parisiennes, il écrit au prince
d’Arenberg pour qu’il mette en mouvement « la grande équipe coloniale ».
En fin de compte, Rousseau doit partir pour la France, afin d’obtenir des
crédits, et en son absence l’autorité politique fait preuve de lenteur et de
temporisation. Le grand nettoyage du territoire n’a donc pas lieu, même si
Gallieni peut pousser l’avantage dans les zones les plus marquées par le
désordre : au demeurant, il doit quitter le Tonkin en janvier 1896 pour
regagner la France, avant de rejoindre bientôt Madagascar où la situation
exige sa présence. À l’été 1895, on lui avait proposé le gouvernement du
Soudan – très stratégique en ces temps d’intense rivalité franco-britannique
sur l’Afrique orientale –, mais il avait décliné, refusant d’y aller « sans
savoir ce que l’on veut y faire ». L’idée d’un retour en France s’est
néanmoins imposée, car, comme d’habitude, le colonel a la nostalgie des
siens, de sa femme, de ses filles. « J’aime de plus en plus mon Tonkin,
écrit-il en août, mais j’ai soif de rentrer en France et d’aller voir les miens. »
Lyautey semble avoir songé un moment à le suivre, mais il écarte en fin de
compte ce projet – il est vrai qu’il ne sait pas encore quelle sera la
destination ultérieure de Gallieni. Après tout, comme il l’écrit à son cousin
germain, Gustave Michelot, « pour la première fois, depuis, je crois, que je
suis au monde, je puis regarder une année en arrière sans un mauvais
souvenir ».

PREMIÈRES LEÇONS EN POLITIQUE

Les trois premiers mois de 1896 sont consacrés à la campagne d’hiver,


sous les ordres du colonel Vallière, ancien collaborateur de Gallieni, et
disciple de ce dernier. Ce sont des jours difficiles et dangereux, avec une
reconquête pouce par pouce de certains territoires incontrôlés, suivie de la
« reconstitution sociale », de la réorganisation politique et administrative
qui font tout le sel, tout l’intérêt de l’entreprise. La dépense physique est
intense, les relations avec Vallière et le général en chef excellentes. Fin
mars, toutefois, léger refroidissement pour le retour à Hanoi : un nouvel
état-major est en place, Lyautey a le sentiment qu’il faut tout recommencer,
l’effort de conviction, la conversion au « gallienisme », mais sa morosité est
corrigée par la remise de sa première décoration. Le général en chef doit
quitter prochainement le Tonkin, avec Vallière, mais le gouverneur général
est enfin de retour de Paris et propose à Lyautey le poste de chef de son
bureau militaire. C’est en fait un poste de cabinet – la direction du cabinet
militaire –, étroitement lié à la position personnelle de Rousseau et à sa
survie politique. Pour Hubert, cela signifie la fin des opérations dans la
brousse, mais aussi un poste d’observation et d’influence, la confiance du
gouverneur général, l’amitié de son fils Emmanuel – tout ceci au moment
précis où arrive le nouveau général en chef, inconnu de lui.
Les nouvelles fonctions de Lyautey sont à la fois plus administratives – il
suit les mouvements de troupes, supervise l’administration des territoires
militaires, gère les questions budgétaires – et plus mondaines. Il sort, reçoit
dans son home, toujours aussi accueillant et arrangé. Il profite de cette
nouvelle position pour découvrir des aspects plus quotidiens de la vie
indochinoise : implantations commerciales, action des missions religieuses.
Son esprit documentaire note et enregistre des données qui lui seront
précieuses, le jour venu, quand il sera en charge du Maroc. Mais sa position
proche du gouverneur général le met au cœur des intrigues et des actions de
déstabilisation qui sont monnaie courante dans ce milieu. Il n’y est pas
encore habitué, et c’est dans ces circonstances, en août 1896, qu’il écrit à
ses proches la célèbre confession dont une phrase finira comme
inscription – tronquée, et donc à contresens – sur son tombeau, à Paris, aux
Invalides : « Je suis décidément un “animal d’action” […]. J’ai cru que les
circonstances propices me mettaient enfin en selle pour faire du “Cecil
Rhodisme” et que, peut-être, je laisserais ici-bas ma trace sur une œuvre
féconde et durable. J’ai cru que peut-être j’allais être un de ceux auxquels
des hommes croient, dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchent
l’ordre, à la voix et à la plume duquel des routes se rouvrent, des pays se
repeuplent, des villes surgissent*. Je me suis bercé de tout cela ; et si cela
m’échappe, c’est tout de même une rude déception. Car, plus que jamais, je
sens que, hors de l’action productrice, impérative et immédiate, je me
ronge, je me corromps, et que mes fonctions demeurent sans emploi. » Et il
ajoute : « Je ne conçois le commandement que sous la forme directe et
personnelle de la présence sur place, de la tournée incessante, de la mise en
œuvre par le discours, par la séduction personnelle, par la transmission
visuelle et orale de la foi, de l’enthousiasme. »
Son apprentissage du commandement est fait, et, grâce à ses fonctions de
cabinet, il est en mesure de parfaire la formalisation de la doctrine coloniale
élaborée par Gallieni, dont il est désormais plus que le porte-plume.
Une dernière expérience l’attend, aux côtés du gouverneur général en
tournée : la découverte de la cour d’Annam, à Hué, et les audiences royales.
Dans le décor luxuriant et chargé du palais royal apparaît « un joli, mince et
élégant éphèbe, dans une gaine de soie jaune or sur laquelle flamboient le
grand cordon de la Légion d’Honneur et la grande sapèque des dix mille
soutiens ; au cou une rivière de diamants, sur la tête un haut turban de la
soie royale de la robe. C’est Than-Taï, le roi d’Annam ». Un rituel
chatoyant accompagne la cérémonie de réception du gouverneur général,
que le roi prend par la main, « gracieux et hautain, avec ce singulier
dandinement féminin et presque provocant que lui imposent les rites ». Ce
jeune roi de dix-sept ans, « grave comme une idole », est en fait un « petit
Néron » qui, l’an passé, selon les rapports du palais, « faisait ouvrir une
femme en deux après l’avoir possédée, enduisait une autre de pétrole et la
faisait flamber la tête en bas, faisait sur une troisième découper des lanières
des épaules aux cuisses ». De cérémonie en cérémonie, Lyautey, pas dupe,
fait « son Loti », découvre avec délectation cet univers de roman exotique,
s’émerveille des quartiers traditionnels de Hué, restés intacts parce que à
l’abri du « déballage français », confiné lui-même sur la rive droite du
fleuve et évitant ainsi à la tradition le contact du « chancre européen ». Le
voyage restera un souvenir inoubliable, riche en rapprochements historiques
pour cet incorrigible littérateur qu’est Hubert : « La nuit tombe et de la
terrasse de la pagode c’est un grand, un très grand spectacle. Les évocations
de l’empire déchu sortent du sol avec les brumes du soir, et voici que me
revient le souvenir de la terrasse de Mistra au flanc du Taygète,
surplombant Sparte. Eh mon Dieu, oui ! empires écroulés il y a 2 000 ans, il
y a 20 ans, là-bas le recul du temps, ici le recul de la race ont jeté sur eux le
même voile de légende. » Toujours cette influence de Vogüé, et du
synchronisme des civilisations…
À l’issue de ce voyage, Lyautey a un échange instructif avec un haut
fonctionnaire des Ponts et Chaussées qui se désole de voir le gouverneur
général « céder le pas à ce môme vicieux », et parle de « mascarade ». Il lui
rétorque mi-plaisantant, mi-sérieux, que ces « néroneries de palais » n’ont
guère d’importance, que le dernier des Nguyen est « la grande force sociale
de cet empire de 20 millions d’hommes, au passage duquel les populations
se couchent dans la poussière, dont un signe du petit doigt est un ordre
absolu ; et, grand Dieu ! servons-nous-en et n’énervons pas cette force,
puisque nous en tenons les ficelles. » Et il ajoute : « Toute la philosophie du
Protectorat est là-dedans. » Ce qui n’empêche pas Lyautey, en lui-même,
d’être conscient des responsabilités de la France dans la perversion de
l’adolescent royal : installé sur le trône par les manœuvres françaises à l’âge
de onze ans, il a été maintenu dans un état d’oisiveté et de luxe, au milieu
des eunuques et de bas serviteurs, sans livre, sans autre éducation que
l’enseignement du français, « sans dérivatif aux instincts » – quand il aurait
fallu l’entourer et l’éduquer, le préparer à son métier de roi du Protectorat,
plutôt que de le livrer aux flatteurs et à la débauche. Lyautey aurait bien vu
une éducation à la britannique, un ou plusieurs mentors et amis très sûrs,
français et cultivés, le préparant à son destin et le protégeant des mauvais
conseillers.
Ce « ratage » dans l’éducation d’un roi est encore une leçon majeure pour
le disciple de Gallieni, sur le point, bientôt, de gagner d’autres horizons. Il
aura décidément tout appris, et notamment les erreurs à ne pas commettre.
Sans oublier les enjeux stratégiques, avec ce point d’ancrage essentiel que
constitue le Siam, royaume convoité par les Britanniques, et sur lequel,
estime-t-il, la France se doit absolument d’étendre son influence et si
possible son protectorat. Le gouverneur général Rousseau en est conscient
depuis longtemps, mais le gouvernement à Paris n’a d’yeux, encore et
toujours, que pour l’Afrique, et surtout pour Madagascar où un essai
malheureux d’annexion et d’administration directe a provoqué un fiasco
sans nom. D’où la présence, là-bas, de Gallieni qui s’empressera bientôt
d’appeler auprès de lui Lyautey.
Les derniers mois de 1896 semblent annoncer de nouvelles initiatives. Le
général en chef nouvellement nommé a été remplacé très vite, à la suite
d’un désaccord avec le gouverneur général. Son successeur n’est autre que
le général Bichot, parent par alliance de Lyautey et familier du Tonkin : tous
les espoirs d’une nouvelle dynamique sont permis. En octobre, le
gouverneur général et son cabinet font une visite officielle au Cambodge :
Lyautey en profite pour découvrir Angkor et approcher l’univers des
bonzes. Le roi Norodom, en revanche, n’est qu’une « vieille momie avec
ses mollets de soie noire, son frac rigide de broderies, son petit cri rauque
de gâteux sur la fin ». Mais Angkor transporte littéralement Hubert qui y
retrouve des sensations de l’Hellade. Il prend des photographies, tire des
croquis. C’est encore une de ces « féeries » qui marqueront sa vie, il aurait
voulu être seul, loin de la suite du gouverneur, et rester des jours entiers,
mais non, « c’est en courant, parmi des compagnons dont les uns étaient
empoignés, mais dont les autres ne comprenaient pas, qu’il a fallu gâcher
cette impression unique ». De retour au Tonkin, l’hiver, avec Bichot,
s’annonce prometteur… mais Rousseau tombe gravement malade, au
moment précis où il envisageait de confier à son collaborateur si apprécié la
résidence supérieure du Haut-Laos. Le 16 novembre, un télégramme
apprend à Lyautey que Gallieni le réclame à Madagascar. La mort de
Rousseau, le 10 décembre 1896, achève de le décrocher du Tonkin : plus
rien ne le retient. Le nouveau gouverneur général sera Paul Doumer, un
homme d’envergure qui aura l’intelligence de reprendre les acquis des deux
dernières années.
Lyautey a fait son apprentissage, à la fois militaire et colonial. Il a même
commencé de faire son apprentissage politique. Même si c’est au Maghreb
qu’il sera comblé, l’expérience indochinoise l’a marqué, et ses souvenirs
peupleront, plus tard, son appartement de la rue Bonaparte et une partie de
sa maison de Thorey. Il n’est plus le même homme, il a enfin pris goût à la
vie, il est devenu un colonial, un vrai. L’action l’appelle sur un autre terrain,
où il achèvera sa mutation.

1 Ce texte est extrait de l’avant-propos que Lyautey a rédigé lui-même


pour ses Lettres du Tonkin et de Madagascar, publiées chez Armand Colin
à l’initiative de son ami Max Leclerc. La première édition, en deux
volumes, paraîtra en 1920, avec pour illustrations de nombreux dessins de
la main de l’auteur. Une édition avec le texte seul paraît en 1921. Le succès
du livre sera tel que les lettres du Tonkin paraîtront séparément en 1928,
dans une édition de luxe illustrée par Jean Bouchaud, et seront traduites en
Angleterre en 1932 (sous le titre Intimate Letters from Tonkin).
2 On se reportera avec profit à la réédition récente de ce document aux
éditions Mille et une nuits (2003), avec également le Rapport sur l’Algérie
(1847) du même Tocqueville, et une postface actuelle de Laurent Tessier. Il
est intéressant de noter que Tocqueville fait aussi des remarques qui ne
seront pas nécessairement confirmées par Lyautey – il croit, en particulier,
pour le futur, à un amalgame aisé des Français et des Arabes, quand
Lyautey, lui, sera toujours réservé sur les possibilités d’assimilation.
3 Gilbert COMTE, op. cit., p. 64.
4 D’après certains historiens (Charles Fourniau, Pascal Venier), Gallieni
aurait en fait subi l’influence de Pennequin, peut-être même « emprunté »
certaines de ses idées pour se les attribuer ensuite.
6
MADAGASCAR, OU L’APPRENTISSAGE
DU POUVOIR

Entre Madagascar et la France, c’était une vieille histoire… Les


armateurs français, dès le XVIe siècle, avaient pris l’habitude de mouiller
dans les ports naturels de l’île, étape sur la route des Indes. Diego-Suarez
était devenue possession française en 1638, Fort-Dauphin avait été construit
en 1648, et c’est un édit de Louis XIV qui, le 16 juillet 1655, avait donné le
nom d’île Dauphine à ce territoire encore inexploré. La France ne prit pas
pour autant possession de l’île, où s’installèrent progressivement des postes,
et même une colonie de volontaires, Louisbourg.
Historiquement, l’implantation est donc rare, superficielle, mais
typiquement française. Arrivant à Madagascar, en mars 1897, Lyautey
découvrira ainsi Hellville, établissement fondé en 1841, sur le littoral, une
vraie petite ville du Midi : « Deux rangées de grands arbres qui pourraient
être des ormes, des bancs où somnolent des bourgeois, un jet d’eau,
beaucoup de mauvaises herbes […] voici la sous-préfecture, pardon, la
Résidence, l’église au bout, un curé passe, et l’hôpital d’où sortent deux
bonnes sœurs. » Et il relève avec humour que certains détails rappellent que
l’on n’est pas à Châteaudun, département d’Eure-et-Loir, mais bien sous le
quinzième degré de latitude Sud : ici, un palmier, là « une négresse à la
narine ornée d’un bijou d’or », et puis, dès sorti du mail, « le plus admirable
décor de Paul et Virginie ». Mais, bien sûr, ce n’est pas une vraie
colonisation, tout cela est superficiel… Il faut un peu d’histoire pour
comprendre.
C’est seulement en 1883 que Jules Ferry prit la décision d’investir la
totalité de la Grande Ile, mais la chute de son ministère eut pour effet
d’interrompre l’entreprise, la France se contentant de signer un traité de
protectorat avec la cour Hova et la reine Ranavalo – celle-ci s’empressant
aussitôt de ne pas le respecter. Très vite, la situation paraît intenable, le
gouvernement malgache fomentant en sous-main des soulèvements
localisés contre les différents postes français installés sur l’île. L’étau
politique se resserre en 1890, lorsqu’un accord franco-britannique règle tout
contentieux entre les deux pays dans la région : aux Français Madagascar,
aux Anglais Zanzibar – jusque-là soumise à la triple influence de
l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre1. Mais la situation continue de
se détériorer, les attaques contre les positions françaises et les intérêts
économiques européens se multiplient, avec la complicité ouverte des
autorités locales. L’affaire atteint bientôt la politique intérieure, en
particulier avec l’intervention à la Chambre du député de la Réunion. Le
résident de France, Le Myre de Vilers, remet au Premier ministre hova le
texte d’un nouveau traité, assorti d’un ultimatum. La réponse est si vague
que le gouvernement français, à la fin de 1894, se décide à mettre sur pied
une expédition militaire de grande envergure, capable de mettre
définitivement au pas le gouvernement de Tananarive, et surtout de pacifier
l’île dans sa totalité. Il est probable que la reine Ranavalo et ses conseillers
ont sous-estimé la détermination française. Or, à cette époque, en France, un
certain nombre de hauts responsables politiques et administratifs ont
entrepris de bâtir une nouvelle politique de puissance qui repose sur la
projection coloniale et la rivalité avec l’Angleterre. Dans les milieux
politiques parisiens, on insinue, non sans raison, que des agents
britanniques poussent le pouvoir hova à la résistance, en tablant sur
l’inaction française traditionnelle. D’où la déconvenue de Londres en
mai 1895, car c’est bien, cette fois, une vaste opération militaire qui est
lancée sous la direction du général Duchesne. Au bout de cinq mois d’une
difficile campagne, les troupes françaises – 18 000 hommes – entrent à
Tananarive, et la reine doit se soumettre aux nouvelles conditions du
protectorat, infiniment plus contraignantes. Le schéma retenu reste encore
celui du maintien des institutions indigènes, et donc d’un protectorat de fait,
mais la situation devient vite incontrôlable : des missions catholiques sont
massacrées, les communications sont coupées, les intérêts européens
attaqués à nouveau.
Devant ce nouvel échec, le gouvernement français décide de réunir les
commandements militaire et civil entre les mains d’un unique responsable.
Le ministre des Colonies, Lebon, se laisse convaincre de désigner Gallieni
comme gouverneur général, en raison de sa réputation, encore accrue par le
« réseau » Lyautey, qui a diffusé au cours des mois écoulés les lettres du
grand colonial et mené une active propagande en sa faveur. Entre-temps, le
protectorat a cédé la place à une annexion pure et simple. Lorsqu’il arrive à
Madagascar, en septembre 1896, Gallieni a donc les pleins pouvoirs, il se
trouve dans un système classique d’administration directe. Il s’empresse de
le signifier à la reine Ranavalo, tout en mesurant combien la tâche qui
l’attend est rude. L’île n’a jamais été totalement occupée, et encore moins
pacifiée. Elle vit depuis des années dans un état d’anarchie permanent. Dans
l’esprit du temps, plusieurs facteurs se conjuguent : l’influence, jugée
délétère, des missions protestantes, les accès de « nationalisme » hova, les
rivalités tribales, les effets dévastateurs d’une insécurité permanente sur la
loyauté des populations… La colonisation véritable reste à faire. Pour
pouvoir appliquer sa méthode et sa doctrine, il faut au nouveau gouverneur
général du temps, et des relais. La venue de Lyautey est pour lui essentielle.
« Arrivez-nous vite », lui écrit-il, la tâche à accomplir est immense, bien
plus complexe et difficile qu’au Tonkin : à Madagascar, il faut partir de
rien, tout construire. « Quel nouveau travail d’Hercule ! »
Hubert a quitté le Tonkin fin janvier 1897, avec la perspective d’une
proche nomination au grade de lieutenant-colonel. Il a quarante-deux ans, et
il semble bien décidé à faire la suite de sa carrière non dans l’armée
proprement dite, mais dans l’administration coloniale. Sa vocation est
claire. Il est désormais convaincu que c’est de la « France du dehors » que
viendra le grand regroupement des énergies, ce sursaut qu’il appelle de ses
vœux, de manière plus ou moins confuse, depuis ses jeunes années. En
Indochine, il laisse des regrets – le général Bichot ne lui avait-il pas proposé
le commandement, mythique, du troisième territoire militaire ? –, des
affections fortes et de « douces associations », comme celle de son jeune
collègue Yann Lassalle. Une lettre, fondamentale, du 4 février 1897 à
Margerie découvre un nouveau Lyautey, investi d’une vision politique
d’avenir. Pendant le voyage qui le conduit vers Madagascar, il consigne les
premiers éléments de ce « rôle colonial de l’officier » qu’il formalisera
bientôt, et qui n’est autre que l’inscription dans le marbre de la doctrine
Gallieni, revisitée par lui : rôle diplomatique, politique, administratif,
supposant une large autonomie pour les territoires et l’émergence d’une
génération nouvelle d’officiers coloniaux, spécialement formés dans cet
esprit. Mais la doctrine Gallieni, il la relativise et l’éclaire d’un jour
nouveau : elle n’est pas fixée une fois pour toutes, elle est avant tout
pragmatisme, « souplesse, élasticité, conformité aux lieux, aux temps, aux
circonstances ».
La vision politique de Lyautey est désormais claire, construite : il faut
faire de la politique coloniale ambitieuse, en se concentrant « sur trois ou
quatre points du globe », en s’ouvrant des marchés, en devançant les
Anglais partout où ils n’ont pas encore placé leurs pions. Le Siam, à ses
yeux, peut être une cible aisée à atteindre. Dans les analyses internationales
de Lyautey, il y a cette certitude, bien ancrée dans son esprit, que le
contentieux franco-anglais sur l’Égypte est dépassé, et qu’il serait
préférable de lâcher prise sur ce terrain pour mieux négocier une nouvelle
zone d’influence en Extrême-Orient. Les lamentations permanentes qu’il
répand dans ses lettres et ses conversations sur la faiblesse du régime en
France et la dispersion de sa politique ne sont pas des propos en l’air, mais
des conclusions tirées de constats précis. À dire vrai, le degré de maturité
politique auquel il est parvenu est impressionnant, et l’on est tenté de
reconnaître qu’il a effectivement perdu du temps pendant ses années de
jeunesse… Toujours est-il que ce temps, il le rattrape à grande vitesse…
Écrivant à Margerie, il s’exclame : « Je sais bien ce que tu vas me dire, c’est
que, de la piraterie du Yunnan, de Bangkok, on s’en f… en France comme
des habitants de la lune ; – c’est que gouvernés et gouvernants ne pensent
qu’à la distraction du soir et au vote de demain […] que notre régime n’est
même pas viager comme l’écrivait naguère Vogüé, mais au jour le jour, à
l’heure l’heure, et que notre politique coloniale se mène avec des gestes
inconscients qui se portent tantôt sur le Niger, tantôt sur Madagascar, tantôt
ailleurs, sans que personne sache ce qu’on va y faire, ni pourquoi on y va.
Oui, je sais cela, je me le dis, et pourtant !… » Écrivant cela, Lyautey porte
un regard pénétrant sur l’état réel de la IIIe République, et sur une certaine
impuissance française qui se retrouve à travers les régimes successifs :
Maurras bientôt ne dira pas autre chose. Et Daniel Halévy aura sans nul
doute ces lettres du Tonkin en tête lorsqu’il écrira son texte majeur sur la
IIIe République, « De re gallica ». La France, vue de loin, donne à Lyautey
« l’angoissante sensation d’être sur quelque chose qui s’enfonce », au
milieu de « choses qui montent » : l’Angleterre, l’Allemagne. Décidément,
l’intelligence si vive d’Hubert, son sens aigu de l’observation auront trouvé
en Indochine un terrain idéal. Toutes proportions gardées, le Tonkin aura été
son pont de Lodi, par analogie avec Bonaparte qui, en quelques mois passés
en Italie après la conquête, était devenu un visionnaire après avoir été un
simple officier audacieux.
Sa détestation des « Bureaux » est plus vive que jamais, mais il la conçoit
désormais dans une plus vaste perspective, celle d’une « absence de suite et
de direction » dans la politique française. Si les bureaux ont cet effet
paralysant, c’est qu’ils ne sont actionnés par aucune volonté supérieure,
claire et durable. L’impuissance de l’Administration n’est que la suite
logique de l’impuissance politique. Les Anglais, les Allemands ont, eux, de
vraies institutions qui leur permettent de vouloir dans la durée, des
institutions « avec leurs éléments fixes et aristocratiques au sens le plus
large du mot, qui leur assurent la permanence des programmes, la fixité des
méthodes, la sécurité des situations personnelles, la longue échéance dans la
poursuite des buts, la possibilité des préparations ». Son pessimisme
politique est cependant tempéré par sa confiance renouvelée dans « la pâte
individuelle française ». C’est le système qui étouffe les initiatives. Mais
pris comme individus, les Français – officiers, fonctionnaires, ingénieurs,
colons – lui paraissent pleins de vertus et d’énergie, surtout lorsque, loin de
la métropole, ils peuvent laisser libre cours à leur talent. Lyautey,
décidément, a trouvé sa nouvelle « école sociale », véritable « pépinière de
volontés, d’énergies » : l’expansion coloniale. Il sent même un
frémissement en France – la politique de Gabriel Hanotaux, la montée en
force des conservateurs, dans la foulée de Casimir-Perier, et malgré l’échec
de ce dernier : tout cela n’est-il pas significatif ? Lyautey se fait même
visionnaire, se prend à rêver à « l’Europe-une » qu’appelle le lent travail
des siècles et que 1870 a brisée dans son élan, et qui, pourtant, devra faire
face « aux vrais périls, à ceux qui, se levant un jour du Nouveau Monde, la
menaceront dans sa vie économique jusque dans ses sources »…

PREMIER SÉJOUR À MADAGASCAR

C’est dans cet état d’exaltation intellectuelle que le nouveau Lyautey,


enthousiaste comme s’il avait vingt ans, se dirige vers Madagascar, prêt à
servir l’État républicain « malgré lui », dans l’espoir que les énergies
individuelles sauront produire ce que des institutions débiles ne peuvent par
nature procurer. Avant de gagner le théâtre de ses nouveaux exploits, il fait
une escale à Suez pour y passer trois jours en compagnie de sa sœur,
Blanche d’Amécourt, et de son mari – premier et seul contact véritable avec
sa famille après de longs mois d’absence, et intervenant à la veille d’une
nouvelle affectation lointaine. Lyautey sera absent de France près de cinq
années au total : et cette distance mise avec la métropole a un effet direct
sur ses idées politiques, sur sa perception des choses. L’éloignement et
l’action ont joué sur lui d’une puissante impulsion, il « appartient »
désormais aux événements. Lucidité pour lucidité, il diffère profondément
de Maurras qui, à la même époque, s’engage dans la politique active.
Lyautey n’est pas un théoricien, mais un esprit concret. Il se fixe comme
« devoir social d’arracher ce pays à la décomposition et à la ruine », quand
le doctrinaire de Martigues se donne pour objectif d’armer
intellectuellement le combat pour la monarchie. Lyautey situe son combat –
car il s’agit bien d’un combat – non sur le plan constitutionnel, mais sur un
plan qu’il juge plus durable, celui d’une « violente réaction sur les mœurs,
sur les inerties et les quiétudes ». De Gaulle réconciliera les deux, en tentant
d’agir à la fois sur les esprits et sur les institutions – et en distinguant
toujours, selon une formule que Lyautey avait notée sur son propre
exemplaire du Rôle social de l’officier, « la lettre et l’esprit ». Pour Hubert,
il s’agit d’insuffler, par la France du dehors, une nouvelle énergie à la
France du dedans. Parce que « la France meurt moins de 70 et de son
régime que de sa rétraction sur elle-même et de l’atrophie où tous se
complaisent dans le demi-bien-être matériel ».
C’est sa conviction fondamentale. Mais comment la faire partager ?
Éloigné de France, il n’a que ses lettres comme instrument de propagande,
en espérant que, lues et relues par de hauts responsables, commentées dans
les salons où il compte des agents actifs en la personne de ses amis, elles
auront un effet, feront naître des idées, permettront même à des projets de
naître… Comme Eugène Melchior de Vogüé, il est un lecteur assidu de
l’ouvrage d’Albert Sorel sur L’Europe et la Révolution française, entreprise
titanesque d’explication du XIXe siècle – le siècle de Lyautey. Aussi, lorsque
Vogüé lui écrit que « notre race a achevé sa phase de prépondérance
historique » et lui fait part de son pessimisme, Hubert a-t-il du mérite à
ramasser son énergie et lui répondre que, malgré ce « parlementarisme
omnipotent, incompétent, instable et irresponsable », il y a encore le
« Français individuel », « la plus belle pâte d’homme qui soit », pour lui
donner confiance dans l’avenir. Et il a raison car, il le mesurera bientôt, en
dépit d’institutions sans force, c’est bien le « Français individuel » qui
tiendra plus de quatre ans face à l’Allemagne et remportera la victoire
de 1918 – au prix, il est vrai, d’un épuisement durable.
Lyautey, comme homme, a changé, mais il a changé aussi comme
militaire. Il a le sentiment, maintenant qu’il a connu l’épreuve du feu, d’être
l’égal des combattants authentiques, comme ceux qu’il croise sur le bateau
qui l’emmène de Djibouti à Zanzibar, de « rudes lapins » qui ont « chacun
tout un passé de guerre et d’action créatrice ». L’escale à Zanzibar le
replonge dans la ville arabe, « ses dédales tortueux et surplombés, ses
recoins noirs brusquement éclairés par la lumière violente d’un café, d’un
magasin ouvert, d’une mosquée, d’une maison de plaisir ». Et aussi : « … le
sol visqueux des ruelles, et les bouffées d’odeurs, et les petits ânes, et le
coudoiement incessant des Européens en goguette et des turbans graves… »
C’est toutefois une autre kasbah que celle qui lui est familière, c’est
« l’Afrique guerrière et virile », le poignard courbe à la ceinture. L’arrivée
sur la Grande Île, début mars, est une surprise agréable : Lyautey y trouve,
ou plutôt y retrouve, « la seule chose qui [lui] ait jamais manqué vraiment
sous le ciel toujours voilé de l’Asie chinoise » : la « grande lumière », ce
ciel « du bleu profond méditerranéen » dont il a « un besoin maladif ».
C’est donc l’exaltation la plus pure, la découverte sensuelle d’un décor qu’il
« aime à en crier ». Il le dit lui-même : « Après l’excitation tonkinoise,
l’excitation malgache. » Mais il ne perd jamais de vue la substance des
choses, et le goût des rêveries dans des paysages admirables doit vite céder
devant la passion de l’action, et ce surmenage « qui est la vie ».
Lyautey mesure aussitôt, en conversant avec les militaires et les résidents
locaux, combien l’arrivée de Gallieni s’est révélée décisive pour sauver une
situation déjà très compromise. Mais les vraies difficultés sont encore à
venir, car l’état insurrectionnel de l’île, fruit des erreurs passées, persiste.
Comme l’écrit Lyautey, « il y a des hommes supérieurs, il n’y a pas de
sorciers ». Mais, ajoute-t-il – avec une certaine profondeur, il est vrai –, « la
France, qui n’aime pas qu’on l’embête longtemps des mêmes sujets, les
ministères et les parlements qui n’aiment pas les affaires et ne veulent pas
d’histoires, exigent des sorciers. Et alors, c’est le triomphe des fumistes et
des charlatans, des Boulanger et des autres. » Ce qui ne lui interdit pas, le
jour d’après, un retour d’optimisme, lorsqu’il évoque le Tonkin et son
action personnelle, ses « modestes coups de cloche » tout de même
entendus ici et là : « C’est en se disant, chacun, à quoi bon ? que rien ne se
fait ; et c’est, au contraire, en plantant patiemment des clous qu’on finit par
les enfoncer. » Sévère leçon qu’il s’adresse à lui-même, ou plutôt au
Lyautey de la jeunesse, à cet Hubert menacé par la neurasthénie qu’il veut
croire disparu à jamais. Cet « à quoi bon ? » qui ponctuait les cahiers de sa
jeunesse est donc bien dépassé… L’expérience malgache va, de fait,
confirmer l’expérience indochinoise : les crises de mélancolie et de
dépression s’espacent, au profit d’une découverte passionnée du pays et des
perspectives d’édification. Quand on lit les lettres de Lyautey de cette
époque, on ne peut être que fasciné par son génie propre, à la fois
documentaire et prospectif : aucun détail de la topographie du pays, des
dispositions politiques, de la configuration sociale ne lui échappe. Le regard
est complet, profond, perspicace.
Et puis il y a Gallieni, qui l’accueille à bras ouverts, comme « un grand
frère ». Lyautey constate le respect dont est l’objet le « Général », qui prend
soin d’entourer ses déplacements d’un apparat dosé et calculé : escorte de
spahis, fanion, tout « un train très chic », l’ensemble étant destiné à frapper
les imaginations. Il saura s’en souvenir.
Lyautey reçoit d’abord le commandement du cercle de Babay et des
régions avoisinantes, au nord-ouest de Tananarive. Le plateau central de
Madagascar est divisé en deux territoires militaires, la région côtière étant
territoire civil. Le cercle de Babay est situé à un point stratégique entre les
deux territoires militaires : c’est un axe de communication essentiel. A
peine installé, Lyautey commence sa tournée, remplissant déjà dans
l’euphorie son « rôle d’ingénieur, de traceur de routes, d’administrateur »,
mais aussi « étudiant les impôts, faisant dans chaque école l’inspecteur
d’académie […] rendant la justice… » Il apprend dans la foulée que, le
colonel commandant le premier territoire militaire étant malade et voué à
regagner la métropole, le gouverneur général entend lui confier également
le premier territoire militaire. Or, le colonel en partance n’est autre que le
colonel Combes, une légende vivante des troupes coloniales, mais dont les
conceptions en matière de pacification sont à l’opposé de celles de Gallieni.
Devant une succession aussi lourde, Lyautey persuade le général de ne lui
confier qu’une partie du territoire, au moins dans un premier temps. Il se
met ensuite à l’ouvrage, en appliquant la « doctrine » dans toute son
orthodoxie : organisation de raids militaires, suivis d’une occupation par
postes, avec rétablissement de l’ordre et de la sécurité pour les populations,
et destruction des sources de ravitaillement des rebelles. Il dispose
de 700 hommes pour ce travail de pacification qu’il doit conduire de front
avec l’administration des zones déjà pacifiées. Peu à peu, Gallieni rattache
de nouveaux secteurs à son commandement, si bien qu’en peu de temps
Lyautey se trouve à la tête de 1 700 hommes de troupe (infanterie de marine
et tirailleurs) et d’un commandement civil de 100 000 âmes, sur lesquelles
il exerce un pouvoir presque absolu. « Non, vraiment, écrit-il, je ne me vois
plus commandant un régiment de cavalerie, ni vivant des potins des salons
de Paris. »
La méthode porte ses fruits : le principal chef rebelle, Rabezavana,
ancien gouverneur royal, se rend, en grande pompe, contre la seule
promesse de la vie sauve – et avec pour perspective probable la déportation.
Lyautey décide de le laisser en liberté, de le réintégrer dans ses anciennes
fonctions et de lui confier la restauration de la région, « et l’œuvre de
réconciliation qu’il est temps de commencer ». On boit le champagne
ensemble, le rebelle retrouve « ses habitudes de haut fonctionnaire hova
civilisé », tire sa femme « de ses bagages » et scelle, médusé, sa nouvelle
entente avec les Français. Lyautey vient d’inventer le protectorat en
réduction. Les résultats ne se font pas attendre : toute la zone nord-ouest de
l’île entre en soumission. Il s’installe au chef-lieu fixé pour son territoire,
Ankazobé, petite ville détruite pendant l’insurrection et dont il entreprend
aussitôt la reconstruction. Il reçoit, avec un commandement à nouveau
élargi, la mission de rouvrir la route de Majunga, fermée depuis
l’expédition catastrophique de 1895. Son intérêt stratégique pour le contrôle
du Nord de l’île et la liaison avec Tananarive est essentiel. Pour sécuriser la
partie la plus désertique du parcours, il a recours à un procédé hérité de
l’Empire romain : il y installe quatre postes, à 25 kilomètres l’un de l’autre,
avec pour garnison des tirailleurs malgaches, de recrutement hova. On fait
venir leurs familles et parentèles, on leur fournit des outils et des semences,
bref on les transforme « en laboureurs, en aubergistes, en mercantis », ils
seront les jalons vivants de la ligne de ravitaillement. Jamais Lyautey n’a
été aussi autonome, maître de son commandement et de ses initiatives.
Gallieni, qu’il voit rarement mais avec qui il correspond sans cesse, lui fait
entière confiance : il est donc, et pour la première fois pleinement, « chef
responsable ».
Bientôt, l’insurrection est finie, ou presque, ses derniers soubresauts sont
rejetés vers la côte. « Les routes se rouvrent, les villages se repeuplent », les
cultures sont rétablies et les récoltes doivent à nouveau produire au
printemps. Mais tout repose sur le prestige et l’autorité personnelle de
Gallieni, sur les collaborateurs qui lui sont dévoués et qui forment une
véritable secte. Son départ pourrait tout remettre en cause, et, pour conjurer
ce risque, Lyautey avertit ses « réseaux », en particulier de Vogüé et Max
Leclerc. L’hiver 1897-1898 est consacré à ce qu’il appelle lui-même l’urbs
condita, sa ville d’Ankazobé dont il a tracé le plan et qu’il voit sortir de
terre, « maison par maison, avenue par avenue, arbre par arbre », tel un
pionnier du Far West. Dans cette période plus calme, il rejoint souvent le
général, qui a établi ses quartiers dans une maison modeste de Tananarive,
mais située près du lieu symbolique de l’ancien pouvoir, le Palais royal,
avec une vue admirable sur la ville2. Souvent aussi, ils se retrouvent à
Ambohimanga, résidence d’été des rois hovas, perdue dans la verdure au
flanc de la montagne. Dans ce retranchement paradisiaque en terre
d’aventure, les deux hommes vivent des moments d’exception, d’une rare
densité. L’admiration de Lyautey pour son modèle n’a jamais été aussi
grande. Ce qui le séduit plus que jamais chez Gallieni, c’est cette culture
profonde associée à un mépris affiché et constant pour les bureaux et les
procédures. L’anticonformisme de cette personnalité hors normes va de pair
avec un génie puissant de l’organisation et de l’action.
Lyautey a vite pris ses marques dans son royaume d’Ankazobé. Il a
l’esprit dégagé. En septembre, il a écrit une longue lettre à Louise
Baignères, dont un courrier l’avait rejoint en pleine brousse, alors qu’il était
en train de soumettre Rabezavana. Pour lui, l’occasion de solder les
comptes, de s’en sortir par le haut, est inespérée. Il se lance dans une longue
recension de sa nouvelle vie qui lui a redonné optimisme et énergie. Cette
relation inaboutie avec elle ? Il n’avait pas cru devoir lui donner « la
sanction suprême, pour des motifs de santé, sur la valeur desquels la vie que
j’ai menée depuis me fait hésiter, mais qui n’étaient alors que trop fondés ».
Tout a été compliqué, dit-il, ou laisse-t-il entendre, par l’attitude de la
famille, des amis, qui n’ont rien compris et ont tout emmêlé… Il propose à
Louise, encore et toujours, la pure et noble amitié à laquelle il aspire, mais
dont il connaît bien entendu les limites. Il lui retrace ses sentiments actuels
d’exaltation, cette action militaire productrice de vie qu’il connaît ici et qui
diffère tant de la guerre destructrice que l’on connaît en Europe. Au fond, sa
lettre ne lui parle que de lui et de son enthousiasme. Il ne peut espérer ainsi,
à l’abri de sa grande île, avoir définitivement convaincu la malheureuse
jeune femme de l’inutilité de ses efforts. À Ankazobé, il a retrouvé ses
lectures, sa pratique régulière de la correspondance, il a même ses relations
mondaines : ainsi, ce pasteur anglais qui dirige la mission anglicane
d’Ambatoharano. Avec sa femme, M. Gregory a entrepris depuis vingt-trois
ans l’évangélisation des Malgaches, le couple a bâti écoles et collège,
hôpital, sanatorium, fermes et église romane « du meilleur style ». Ils ont
même leur cottage, avec argenterie et thé de 5 heures, tenue habillée pour le
repas du soir, en somme un « bain de civilisation et de correction » pour
Lyautey, qui s’y rend avec le lieutenant Duruy, fils de l’historien… « Dans
sa belle library où nous fumions le soir dans les grands fauteuils de cuir, M.
Gregory était tout fier de montrer à Duruy l’Histoire romaine de son père,
en regrettant de ne pas avoir l’Histoire grecque que Duruy va de suite lui
faire envoyer. Dans ma chambre, du dernier confort, je trouvai sur la table,
en me couchant, les derniers livres français parus. » On songe à ce récit
extraordinaire des Mémoires d’Edith Wharton, en visite chez le président
des États-Unis, Theodore Roosevelt, et discutant avec lui de l’Histoire du
Second Empire de Pierre de La Gorce, récemment parue – et lue par le
président américain en français dans le texte… Lyautey vit dans une société
où la culture française reste puissamment répandue. Le contraste avec le
déclin politique du pays n’en est pour lui que plus obsédant. Pour l’heure, le
british way of life a toute son attention, et à mesure que son quartier général
s’édifie, il retrouve ses habitudes : « Ankazobé devient épatant ! » prenant
vite un « cachet » de ville coloniale anglaise. Les caisses de Potin et de
kirsch, les cerises à l’eau-de-vie semblent éveiller chez l’officier un esprit
de gourmandise assez nouveau, qu’il explique de manière plutôt pratique :
« D’abord elles sauvent l’estomac, et puis elles apportent une vraie
distraction. »
Le commandement confié à Lyautey s’accroît encore, à mesure que son
cercle se développe, que les rizières se reconstituent, que les marchés
rouvrent, que les routes et les écoles se construisent ou se restaurent. Il ne
faut plus que seize heures, désormais, et non deux jours et demi, pour
gagner Tananarive. Gallieni ne cesse de redécouper cercles et
commandements, avec une idée précise en tête : confier à son commandant
favori, à son disciple, le règlement total de la pacification de l’Ouest de
l’île. Il est clair que les responsabilités qu’il lui a d’ores et déjà confiées
excèdent le niveau de son grade, mais il n’en a cure. C’est ainsi que se
fabrique, peu à peu, la fabuleuse notoriété de Lyautey au sein des troupes
coloniales. Il faut admettre qu’il se montre pour le moins à la hauteur des
espoirs placés en lui. C’est à Madagascar qu’il met au point sa doctrine de
la progression par « tache d’huile ». Lyautey a pris la mesure des choses,
après son expérience du Tonkin, et à la lumière de sa première expérience
en Afrique. La pacification, l’occupation durable reposent sur la
combinaison de la force et de l’action civilisatrice. Il faut progresser par
étapes, exploiter aussitôt l’avantage acquis, rassurer les populations,
restaurer l’ordre et réimplanter la vie sociale, puis, de manière presque
simultanée, pousser la conquête à la marge, par cercles concentriques.
Montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir, suivant l’adage qui
s’identifie bientôt à sa personne. Ce n’est pas qu’une question de bon sens,
ou d’observation attentive. C’est une méthode qui s’adapte à la perfection à
son tempérament. Lyautey est un excellent officier, capable de grand
courage physique, mais au fond, ce qui l’intéresse est tout autre. Il n’aime
que construire, recréer une vie sociale : dans le cas contraire, il s’ennuie. Et
il lui faut absolument ces pauses dans l’exercice et la conquête, ces retours
vers les livres, la correspondance, les amis, le contact avec les habitants, les
enfants dans les écoles, les échanges stratégiques avec le général. C’est son
côté d’éternel dilettante de l’action.
Aussi propose-t-il sa méthode à Gallieni : la pénétration progressive vers
l’ouest, non par colonnes, mais en tache d’huile. On envoie des émissaires,
on installe une influence, on lance une reconnaissance, on installe un poste.
Parallèlement, il s’oppose au projet de transition du territoire pacifié,
l’Emyrne, vers le régime civil. Gallieni, sans doute sous la pression du
gouvernement, envisage en effet de rendre à l’autorité civile les zones
contrôlées. Lyautey plaide pour une solution intermédiaire : « civiliser »
peu à peu les circonscriptions les plus avancées, sans changer le
commandement supérieur, toujours confié à un militaire. C’est essentiel, à
ses yeux : l’armée ne doit pas être cantonnée dans un rôle de conquête et de
pénétration pionnière, il faut développer son « aptitude organisatrice et
administrative ». Il définit ainsi, à l’intention de Gallieni, ce qui va
constituer désormais le cœur de la pensée lyautéenne : « Constituer des
commandements à Chef militaire unique sous lequel s’enchevêtrent des
sous-commandements civils ou militaires, prouvant que militaires libéraux
et civils intelligents sont faits pour s’entendre, que le vrai personnel
colonial de demain se compose d’une mixture intime des deux et que c’est
là la meilleure façon de préparer l’étape suivante : celle du commandement
régional civil. » Dans son esprit, ce n’est qu’une première étape vers le
régime civil complet, qui suppose une période de maturation assez longue.
Gallieni fait dès lors sienne cette doctrine, et même la popularisera dans ses
écrits sur la pacification de Madagascar.
Il est difficile, désormais, de faire la part entre la pensée du maître et
celle du disciple. L’influence est mutuelle, l’évolution des idées parallèle.
Lyautey est devenu un chef – mais un chef soucieux de mettre ses idées en
valeur. Du coup, la désillusion n’est jamais loin. Le 26 mars 1898, il se
confie dans une lettre à son ami Max Lazard : l’action à Madagascar est
superbe, mais elle ne vaut pas le Tonkin, car l’entourage est médiocre. Ce
ne sont que des « gosses », bien incapables de produire une doctrine
véritable, à partir de l’action quotidienne et de « la besogne au jour le
jour ». Et il avoue : « J’avais conçu, en un mot, de très grandes, de très
vastes et lointaines espérances sur ce qui sortirait d’ici, avec de très grosses
et générales conséquences. Je crains que cela ne soit pas. »
Fin juin, il s’embarque sur une canonnière, afin de faire une
reconnaissance sur le fleuve Sambao qui débouche sur le canal de
Mozambique et reste totalement inexploré par les Européens. C’est de
nouveau l’aventure, loin du salon cossu des Gregory… « Ç’a été du rêve,
des évocations de Tour du Monde, de prises de possession de pays neufs
lues dans notre enfance3. » L’aventure avec ses dangers : Lyautey manque
de se noyer. Puis, c’est de nouveau un morceau de civilisation, avec
l’arrivée à Maintirano, poste installé par le commandant Ditte, avec de
jeunes et joyeux officiers, des journaux, un début de bibliothèque. Comme
au Tonkin, l’exercice de l’autorité, c’est aussi cette cour martiale à la nuit, à
la lumière des photophores, l’exécution immédiate de deux déserteurs, puis
le départ à l’aube, « le cœur serré, avec le cauchemar de cette lugubre scène
que ni la marche ni le soleil ne parvenaient à dissiper ». Nouvelle
expérience, peu de temps après, plus exaltante celle-là : la pacification sans
un coup de feu d’un village sakhalave, grâce à la négociation habile
d’officiers entraînés. Lyautey relate la conversion de l’émissaire rebelle,
avec un style singulièrement imagé : « Ce sauvage superbe, nu, couvert
d’amulettes, de bracelets, le cou ceint d’un collier de dents de caïman, dont
chacune renferme les cendres d’un ancêtre – ce qu’on nomme le dady – ,
4 cartouchières et une boîte à poudre à la ceinture, un long fusil à pierre,
mais astiqué, soigné, ciré – et alors les caresses (c’est très curieux, il faut les
toucher comme des enfants pour les rassurer) –, les cadeaux, un petit verre,
une étoffe, et puis, peu à peu, un second se risque… un troisième, et, à
l’aube, tout le village est reconstitué sans un coup de feu, sans une victime,
par la seule habileté presque héroïque de mes officiers. » Les Sakhalaves
n’ont que peu de points communs avec les Hovas : ils sont bien plus
sauvages, et moins propices à l’occidentalisation.
Pour installer définitivement la présence française, Gallieni fait rapatrier
la reine Bibiassy, déportée un an plus tôt. Elle est remise sur son trône avec
cérémonie, dans l’espoir que les chefs de la brousse se rallieront. Mais il
faut, dans le même mouvement, poursuivre les incursions militaires dans
une région au relief et à la végétation hostiles. Lyautey manque de
succomber à une crise de bilieuse hématurique – une maladie foudroyante
qui décime les troupes –, et il ne doit son salut qu’à l’ingéniosité des soins
dispensés par ses hommes et à son installation sur un plateau « plus aéré et
moins infecté que notre campement ». Quand il est enfin rapatrié à
Ankazobé, il ne pèse plus que quarante-neuf kilos. Il lui faudra plusieurs
mois pour se rétablir – plusieurs mois pendant lesquels il ne se nourrit que
de lait et gère le territoire depuis son lit. Il envisage alors de rentrer en
France où il n’a pas mis les pieds depuis plus de quatre ans. Mais la
situation à Madagascar se dégrade, en raison de la reprise de la dissidence
dans plusieurs secteurs, ainsi que du retour de la peste à Tananarive. À
l’examen, la situation est certes moins tragique qu’il n’y paraît, dans la
mesure où Lyautey croit déceler dans le climat délétère du moment des
facteurs qui relèvent assez directement de l’intoxication : surenchère des
émissaires officiels indigènes du Service des renseignements qui leur
permet de justifier leur raison d’être ; manipulation des populations par
certains colons et par leurs agents ; récriminations démagogiques des
Églises. Cette analyse politique lui servira à nouveau, plus tard, et ailleurs.
En réalité, les raisons pour lesquelles Lyautey hésite à regagner la France
sont d’un autre ordre. Le veut-il d’abord, réellement ? Il l’avoue : la seule
idée de quitter les terres de soleil et de rentrer en plein hiver lui procure de
l’effroi. Et, surtout, les événements politiques ne l’incitent pas au retour.
L’évolution de la France le désole chaque jour davantage, les derniers
espoirs d’émergence d’une politique conservatrice s’évanouissent. Dans la
lettre très personnelle à son ami Max Lazard que nous évoquions plus haut,
il écrivait, dès le mois de mars 1898 : « Je souffre plus qu’un autre de ce qui
déshonore actuellement la France ; je sais que, au retour, je serai plus que
jamais isolé parmi les gens qui portent mon habit et parmi ceux de mon
milieu d’éducation et de relations. Je les trouve fous. Je sens que beaucoup
plus pensent comme moi et n’ont pas le courage de le proclamer. » Il fait
allusion, bien entendu, à l’affaire Dreyfus qui empoisonne désormais la vie
nationale. Lyautey avait eu un instinct très sûr dès la première
condamnation et lors de la dégradation du malheureux officier, quand il
avait écrit du Tonkin à sa sœur, le 12 février 1895, une lettre devenue depuis
célèbre, dans laquelle il exprimait sa tristesse et sa méfiance : « On en
arrive de loin, écrivait-il, à ne plus croire du tout au sérieux de ce qui se
passe en France et à ne plus gober ses corps constitués, sa justice, son
administration, voire même ses conseils de guerre. » Il mettait en cause la
pression de la rue, de la « tourbe », de « celle qui est toujours emballée à
côté », qui hurle à la mort « sans savoir contre ce Juif, parce qu’il est juif et
qu’aujourd’hui l’antisémitisme tient la corde, tout comme elle hurlait, il y a
cent ans : “Les aristocrates à la lanterne !” et en 70 : “A Berlin !” » Enfin et
surtout, il y avait sa défiance naturelle contre le ministère de la Guerre et
l’état-major. À l’époque, l’intuition de Lyautey était d’autant plus
remarquable qu’elle était rare et que les « dreyfusards » n’étaient encore
qu’une infime poignée qui n’avait pas forgé sa cause – pour Zola, Jaurès,
Clemenceau, il n’y avait pas d’affaire, à ce stade, seulement, un officier
« bourgeois » pris en flagrant délit d’espionnage… Mais nous savons aussi
que notre héros avait quelques raisons personnelles d’être sensible au
contexte de l’affaire. En 1898, les choses sont bien différentes :
« l’Affaire » avec un grand « A » est née. Le climat public est effrayant, ce
que Vogüé appelle, dans une lettre désespérée à Lyautey du 2 octobre 1898,
le « grand craquement de tout ». Le pays, selon cet esprit fin, honnête,
cultivé et ouvert, est en pleine « désorganisation morale » : discrédit total
des chefs politiques, discrédit plus dramatique encore des chefs militaires
qui se sont laissé prendre dans « un réseau de mensonges, de
compromissions, de maladresses inénarrables ». L’élite, toujours selon
Vogüé, est décapitée, déconsidérée soit par ses fautes, soit par un manque
absolu de caractère, et il ne voit plus d’autre espoir de régénération que
dans les nouvelles personnalités qui se sont retrempées sur le champ
d’action colonial. Quelques semaines plus tard, il reçoit la réponse de
Lyautey qui lui dit avoir lu et relu sa lettre à Gallieni, en avoir récité des
extraits à ses officiers. La tonalité est sombre : quel sera le fruit de tous les
efforts dépensés à Madagascar et ailleurs, si le pays lui-même, si la France
et son gouvernement sont incapables d’avoir une politique autre
qu’erratique ? L’armée elle-même est frappée à travers l’Affaire, son image
est ternie en raison de ces mauvais procédés qu’il retrouve « de la rue Saint-
Dominique et de l’État-major, coteries d’admiration mutuelle, adorateurs
des clichés et des formules, à l’écart des grands courants sincères que la
troupe seule révèle, forts en thèmes, portant au Ministère, près du haut
commandement, les petites vilenies de collège, flatteries au pion, recherche
du satisfecit, rétraction de la personnalité et de l’indépendance d’esprit ».
L’entourage même de Lyautey plaide pour le capitaine injustement accusé :
parmi les officiers se trouvent le capitaine Freystätter qui fut membre du
jury du conseil de guerre en 1894, et qui est convaincu de l’innocence de
Dreyfus, et le lieutenant Duruy, fils, nous l’avons vu, du célèbre historien,
acquis lui aussi à la cause.
Et puis il y a la tension avec l’Angleterre, la guerre au Transvaal et la
crise de Fachoda, la menace de guerre permanente qui pèse pendant des
mois – de manière particulièrement vive à Madagascar, que son isolement
condamnerait à une occupation irrémédiable en cas de conflit armé avec la
Grande-Bretagne. C’est la raison pour laquelle Lyautey ne peut quitter son
poste, même si sa résolution de rentrer en France au printemps demeure
inentamée. Ce retour sur le sol natal, il l’envisage toujours avec le même
« effroi », ne le conçoit que comme court et entouré de l’affection de ses
amis et de sa famille… Écrivant à Paul Desjardins, le 2 février 1899, en
réponse à une lettre apparemment violente qui le taxait d’antidreyfusisme, il
revient sur la division des esprits en France, pour reprocher à son ami,
engagé à fond dans la cause dreyfusarde, son intolérance et son manque de
discernement4. Ayant été l’un des tout premiers à soupçonner une
manipulation judiciaire, il s’estime fondé à porter un regard froid et objectif
sur l’Affaire : pour Lyautey, le camp dreyfusard, tel qu’il s’est organisé et
drapé dans son magistère moral, contribue, lui aussi, par ses anathèmes, à
couper la France en deux. Il ne fait ainsi qu’annoncer des prises de position
ultérieures et similaires chez Péguy, Georges Sorel, Daniel Halévy. On ne
peut qu’être frappé, impressionné même, par l’ouverture d’esprit et le
discernement de Lyautey. Il hait les étiquettes politiques, les interdits
sociaux ou idéologiques, et n’a qu’une véritable passion, celle de l’unité.
Aussi réprouve-t-il avec violence le propos de Desjardins qui, selon lui,
raisonne en termes de « camp » ou de « côtés ». Lyautey ne veut pas être
enfermé dans un camp qui serait dressé contre l’autre, et il se trouve en
définitive rassuré d’être indifféremment traité de « dreyfusard » ou
d’« antidreyfusard » par les uns et par les autres5. Et s’il stigmatise « les
criminels de l’État-major », il trace avec vigueur les limites de son
engagement en faveur de la justice et de la vérité, allant jusqu’à dire :
« Non, je ne croirai jamais que tous les intérêts nationaux, le salut même de
la Patrie, doivent être sacrifiés pour faire pousser un soupir de soulagement
au Brustraat d’Amsterdam. »

MISSION À PARIS

À Madagascar même, on solde les comptes. Gallieni prépare son


prochain départ pour la France où il essaiera d’obtenir les crédits
nécessaires à la mise en valeur de la nouvelle colonie, en voie de
pacification, ainsi que des orientations claires pour l’avenir. Il décide
d’emmener avec lui Lyautey, ainsi que quelques autres collaborateurs bien
choisis, afin de constituer une véritable équipe de travail. L’alternative est
simple : ou Gallieni parvient à convaincre les autorités gouvernementales
de lui accorder les moyens politiques et financiers de poursuivre son œuvre
à Madagascar – et dans ces conditions, il regagne l’île avec toute son
équipe – ; ou il ne rencontre qu’indifférence ou oreilles inattentives, et dès
lors il renonce à poursuivre sa tâche. La République sera-t-elle enfin
capable de vouloir ? La petite troupe arrive à Paris le 26 mai en pleine crise
politique. Est-ce un hasard, s’interrogera plus tard Guillaume de Tarde ? « Il
n’est pas douteux, écrira-t-il, que Lyautey se soit servi de ces valables
raisons de service pour pousser son chef à se montrer à Paris, à y tenter la
chance de sa gloire naissante. » Après Fachoda, après le retour triomphal à
Paris du commandant Marchand – triomphe paradoxal d’un héroïsme
individuel sur fond de fiasco politique –, un homme comme Gallieni, riche
d’une tout autre personnalité que celle de Boulanger, pourrait jouer sa carte.
Pourtant, toujours selon de Tarde, Gallieni se serait dérobé de manière
presque instinctive : « Son élève s’évertue à le présenter à ses amis de tous
les mondes, à lui faire sa publicité, à le pousser par tous les moyens sur le
devant de la rampe. En vain. Gallieni entend ne s’occuper que des questions
de service et consacrer le reste de son temps, loin de Paris, au repos. »
Lyautey, à sa manière, confirme : « La consigne absolue et rigoureuse
donnée par notre chef, se souviendra-t-il, était de nous tenir à l’écart de ces
agitations, de nous absorber exclusivement dans la tâche directe et précise
qui nous avait amenés en France, et d’avoir les yeux constamment fixés sur
Madagascar et notre œuvre coloniale. » Gallieni demande en outre à
Lyautey, dont il connaît les talents d’écriture et la clarté d’expression et
d’exposition, de prononcer une conférence devant l’Union coloniale, sur les
méthodes utilisées à Madagascar. Cette conférence deviendra un article de
la Revue des Deux Mondes, sous le titre « Du rôle colonial de l’armée » –
rappel volontaire du « rôle social de l’officier ». Elle contribuera à asseoir
encore un peu plus la notoriété de Lyautey, dans le sillage de Gallieni.
Quel est le ressort de ce fameux « parti colonial » sur lequel comptent
Gallieni et Lyautey, dont il est toujours question dans la littérature de
l’époque, et qui, plus qu’un parti véritable, est plutôt un ensemble de
groupements et d’associations ? Il y a le Groupe colonial à la Chambre,
apparu quelques années plus tôt sous l’impulsion d’Eugène Étienne. Ce
Français d’Algérie, fils d’officier, est dans l’import-export depuis qu’il a
renoncé prématurément à une carrière militaire. Il est plus âgé que Lyautey
de dix ans, et est entré dans la politique en 1881, comme député d’Oran.
C’est un homme de Gambetta, comme Delcassé, l’un de ces hommes issus
d’une grande tradition politique, et dont Daniel Halévy écrira qu’ils
formaient une milice : « Gambetta était un poète, et il sentait, avec une
vivacité, une ardeur merveilleuse, la poésie de la patrie et de l’État.
Gambetta n’avait pas la volonté, mais il avait l’instinct, le geste. C’était un
admirable comédien, et je prends ce mot dans son sens le meilleur : il aimait
cette France où il tenait son rôle comme un comédien aime son théâtre, son
auteur. Il est mort : tant mieux. Autant que la prévision est possible, il aurait
vécu misérable, portant et mêlant en d’obscures querelles le douloureux
souvenir d’un passé magnifique. La mort est venue et l’a transfiguré […].
Gambetta : le nom du disparu, qui vivant avait enduré tant de quolibets et
d’insultes, devint une des Idées, une des Idées-Forces du régime et de la
nation6. » Après la mort du tribun, ses fidèles se réunissent pieusement à
Ville-d’Avray, communient dans sa mémoire et dans une certaine idée de
l’État qu’il incarne : des hommes politiques déjà établis comme Freycinet,
des figures qui compteront bientôt, comme Waldeck-Rousseau ou
Poincaré ; des publicistes d’immense talent et de grande ouverture d’esprit,
comme Joseph Reinach. Et puis des hommes comme Eugène Étienne,
précisément, ou Gaston Thomson, futur ministre de la Marine. Cette milice
active, productrice de générations successives de dirigeants politiques et
financiers, forme dès la fin des années 1880 une sorte de ministère
« invisible » vers lequel se tourne le régime en temps de crise, et dont
l’autorité morale s’impose d’elle-même. Une sorte de prestige étrange
entoure l’image, le souvenir du grand homme. On lui prête des mots et des
sentences, comme celle qu’il aurait tenue souvent à son ami Beautemps-
Beaupré : « La constitution de l’an VIII est celle qui convient le mieux au
tempérament de la France, depuis qu’elle a rompu avec la monarchie
héréditaire », et qu’il enrichissait, dit-on, d’une précision : « … avec
quelques parties de la Constitution de 1852 ; mais cela, je te défends de le
dire. » C’est pourquoi les gambettistes, républicains amoureux de l’autorité
et du vrai pouvoir, ne ménageront jamais leur soutien à un homme comme
Lyautey, l’un de ces « dilettantes de l’action occulte7» qui conquièrent un
empire pour la République sans que celle-ci l’ait vraiment voulu.
Étienne est véritablement un homme clef : sous-secrétaire d’État aux
Colonies de 1889 à 1892, il organise l’administration du nouveau
département ministériel qui se crée. Inlassable, il publie sans cesse des
tribunes dans la presse, et s’il n’oublie jamais l’objectif économique et
commercial, il n’en contribue pas moins à donner au parti colonial toute sa
force et sa crédibilité. Le Groupe colonial de la Chambre recrute large et
revendiquera jusqu’à deux cents députés en 1902 – pour beaucoup d’entre
eux des fonctionnaires. En 1898, le Sénat se dote également d’un Groupe
colonial, sous l’égide de Jules Siegfried. Mais les réseaux d’Eugène Étienne
dépassent le cercle parlementaire. En 1890 est apparu le Comité de
l’Afrique française, dont le président, le prince d’Arenberg, est une proche
relation de Lyautey, un élément clef de son « réseau ». Le Comité a pour
objet de financer les missions d’exploration en Afrique, de stimuler les
études, de faire de la propagande, reprenant ainsi, pour une large part, le
rôle et la fonction des vieilles sociétés de géographie. Enfin, l’Union
coloniale, association créée en 1893, est l’élément le plus ouvertement
économique et commercial de cet ensemble que forme le « parti colonial ».
C’est un lobby, dont les moyens sont vite devenus considérables,
notamment en matière de publications. Lorsque Lyautey intervient devant
elle, l’Union coloniale dispose d’un bimensuel, La Quinzaine coloniale, et a
déjà organisé plusieurs centaines de conférences – avec des figures aussi
prestigieuses que le géographe Vidal de La Blache ou l’économiste
Levasseur. Mais elle n’en est qu’à ses débuts, car c’est dans les dix
premières années du XXe siècle que son action va prendre de l’ampleur.
C’est une forme de reconnaissance remarquable pour Lyautey : il va
devoir exposer, devant un public choisi, influent, déterminé, la doctrine
Gallieni, devenue un peu la sienne. Le texte est très différent de celui du
Rôle social de l’officier. Autant celui de 1891 était encombré de défauts de
jeunesse – une certaine naïveté dans le style, un manque d’originalité dans
la pensée – que compensait la fermeté du ton, autant celui de 1899 est
nerveux, incisif, dénué de toute verbosité. Politique, en un mot : le nouveau
Lyautey est né, et bien né. Il ne perd pas son temps et son verbe dans de
sinueuses distinctions (entre régime civil et régime militaire, par exemple),
mais campe avec fermeté le portrait du chef, de l’administrateur colonial –
qu’il soit civil ou militaire. En filigrane apparaît le projet de création d’une
véritable armée coloniale autonome. Qui lit aujourd’hui Le Fil de l’épée, du
général de Gaulle, paru quelques décennies plus tard, peut mesurer
l’influence de ce texte sur toute une tradition de réalisme politique.
L’administrateur colonial est – avant tout – un colonial, un tempérament
plongé dans la même trempe, qu’il soit civil ou qu’il porte un uniforme.
Tout colonial authentique, dit Lyautey, est appelé en permanence à être un
soldat ou un administrateur. Il y a une continuité totale dans l’action.
L’articulation est claire : d’abord, conquête, occupation, pacification.
Ensuite, administration du pays pacifié. L’instrument de la conquête n’est
qu’exceptionnellement la colonne : très vite, l’initiative doit revenir à la
« méthode d’occupation progressive », qui repose elle-même sur trois
organes essentiels, le territoire, le cercle, le secteur. Le secteur est la cellule
de base, commandée par un officier subalterne, à l’échelle d’une compagnie
ou d’un peloton ; le cercle regroupe plusieurs secteurs et compagnies, et il
est placé sous l’autorité d’un officier supérieur ; le territoire est « l’organe
supérieur d’action politique et militaire », dont le rôle est de fondre
« l’action particulière des cercles dans l’action d’ensemble, d’empêcher que
l’intérêt général ne soit subordonné aux intérêts régionaux ». Le colonel
commandant un territoire détient une sorte de « lieutenance » du
gouvernement général, dans un système qui repose entièrement sur
« l’identité du commandement militaire et du commandement territorial ».
Il existe une certaine parenté avec le dispositif des bureaux arabes en
Algérie, à cette différence près que les officiers des bureaux ont toujours
relevé d’un statut spécial d’administrateur, distinct du commandement des
troupes. Le système Gallieni, extraordinairement structuré, véritable
projection géométrique, est conçu pour précéder et préparer l’occupation du
nouveau territoire : c’est ce qui fait sa force. En clair, toutes les unités
militaires savent qu’elles ont vocation à rester sur le terrain conquis, selon
le principe de « l’organisation qui marche » : « l’occupation successive
dépose les unités sur le sol comme des couches sédimentaires ». Ce que
Lyautey résume d’une formule simple et saisissante, fondée sur un souvenir
du Tonkin : ce qui compte, ce n’est pas le repaire que l’on prend, mais le
marché qu’on y établira le lendemain. Le secret du succès en matière
coloniale est dans l’association étroite de l’action militaire et de l’entreprise
fondatrice qui suivra, dans l’usage combiné de la force et de la politique.
Le succès d’une telle doctrine repose sur la souplesse d’application, sur
le pragmatisme, sur le réalisme, sur la capacité de s’affranchir, le moment
venu, du règlement. Une fois le pays pacifié, le soldat devient avant tout
administrateur, surveillant de travaux, instituteur, ouvrier d’art, et plus tard,
la retraite venue, agriculteur. Il se rend désormais utile d’une autre manière,
comme instrument du développement économique et commercial du
territoire, mais dans un style différent du colon militaire cher à Bugeaud : le
soldat colon selon Lyautey est avant tout un individu responsable, et
d’ailleurs dispersé, et non l’élément anonyme d’un « village militaire » où
la vie quotidienne est « réglée au son du tambour ». Il n’est pas pour autant
démilitarisé – c’est le reproche souvent adressé à Gallieni, celui d’une
démobilisation de fait des troupes coloniales une fois qu’elles sont livrées à
elles-mêmes et à la vie civile –, mais « décaporalisé », ce qui, note Lyautey,
n’est pas la même chose. Et, pour la beauté de la démonstration, il sait
quitter le terrain de l’exposé net et concis pour celui du romantisme et de
l’exaltation, lorsqu’il évoque ce jeune saint-cyrien rencontré au Tonkin,
devenu un constructeur et un civilisateur à mille lieues de son univers
social, et tué dans un combat ultérieur avec les pirates : « Ses compagnons
l’ont enseveli dans un grand drapeau tricolore, sous les plis duquel il dort
là-bas, sur la frontière de Chine. J’ai revu sa tombe quelques mois après,
parmi des rizières mûres, auprès d’un marché ressuscité, dans ce coin de
terre que, depuis vingt ans de piraterie, toute vie avait quitté. »
Qui résisterait à de pareils arguments ? Qui peut mettre en doute la
sincérité du conférencier, lorsqu’il s’écrie : « Quelle plus noble tâche pour
l’homme d’action. Celui qui a trempé ses lèvres à cette coupe en garde à
jamais le goût ! » En tout cas, pas les figures de proue du parti colonial qui
viennent de trouver dans ce colonel de quarante-cinq ans le propagandiste le
plus subtil et le plus convaincant dont elles puissent disposer. Plus
manœuvrier encore – et plus ambitieux – que Gallieni, qui reste un « ours »,
et non un mondain. Mais Lyautey n’oublie pas un instant qu’il a des
objectifs précis en vue, qu’il est, en quelque sorte, en service commandé :
aussi consacre-t-il la dernière partie de sa démonstration au mode
d’organisation souhaitable de l’armée coloniale, qui ne doit pas être
simplement une « armée aux colonies », mais une organisation autonome –
quelle que soit l’autorité à laquelle elle est rattachée. Le bon officier
colonial n’est pas le « mandarin » qui vient chercher un hypothétique
« Austerlitz » pour franchir plus vite un échelon, mais le soldat dévoué à
l’idée coloniale, l’homme des « besognes patientes, ingrates et obscures » –
on pourrait tenter un parallèle amusant avec l’univers militaire du cinéma
de John Ford, parallèle d’autant plus justifié que Lyautey faisait lui-même
le rapprochement entre l’essor colonial et la conquête de l’Ouest, alors en
cours… et on se souvient que Georges Clemenceau, quand il était jeune
médecin en visite aux États-Unis, avait été bien près lui-même de prendre le
chemin de l’ouest, où il n’est pas douteux qu’il serait devenu un personnage
de western. On retrouve l’opposition entre l’officier modeste et laborieux,
ami des indigènes, indifférent à la lettre du règlement, et le colonel
prétentieux, avide de gloire facile, arrivé de l’est, et sourcilleux sur les
uniformes8… Lyautey le souligne : ce qu’il faut valoriser, aux colonies, ce
n’est pas l’action d’éclat courante, mais l’acte de courage et d’intelligence
par lequel un officier, à force de conviction et de palabres, parvient à
obtenir la reddition d’une troupe rebelle et à retourner un village. Dans son
analyse des bonnes conditions administratives à réunir pour l’émergence
d’une véritable armée coloniale, il n’oublie pas qu’il faut assouplir les
règles de rotation dans les postes, pour permettre aux soldats de rester
durablement et d’échapper au rythme des mutations sempiternelles.
Toujours pratique, il propose même d’utiliser à plein régime le système du
congé spécial. Ainsi pourrait-on disposer d’une « armée d’Indochine »,
d’une « armée de Madagascar »…
Le texte de Lyautey est d’un visionnaire, armé d’une redoutable
intelligence politique. Le Tonkin, puis Madagascar ont été pour lui une
formidable école. En France même, il a conquis une certaine célébrité.
Gallieni lui écrit, le 4 janvier 1900 : « Votre article est parfait. Nous
sommes en pleine communion d’idées et, tout en étant très net, vous avez su
n’effaroucher personne. » L’allusion au Rôle social de l’officier est sous-
jacente : en 1891, il y avait moins de clarté, et plus de fausse audace.
Lyautey, entre-temps, à l’école de Gallieni, s’est forgé un caractère et un
talent manœuvrier.
Le moment est venu, pour lui, de franchir une nouvelle étape. Son séjour
en France lui permet de prendre un peu de recul par rapport à la forte
expérience qu’il vient de vivre, tout en lui permettant de nouer des relations
utiles et durables au sein du parti colonial. Pendant près d’un an, il travaille
inlassablement avec Gallieni et son équipe pour régler toutes les grandes
questions touchant Madagascar : obtention d’un emprunt pour financer la
construction du chemin de fer et les grands travaux d’infrastructure sur l’île,
définition de directives claires sur la future organisation administrative – sur
la base, si possible, de la doctrine incarnée par Gallieni –, mise en état de
défense de la base de Diego-Suarez, rendue urgente par la tension avec
l’Angleterre. Au début, la tâche est singulièrement difficile, en raison de la
conjoncture politique, marquée par l’agitation nationaliste et les premières
répliques gouvernementales. Gallieni a établi ses quartiers dans sa propriété
de Saint-Raphaël – un « bastidon » qu’il s’amuse à opposer à la vastitude de
Touchebredier –, laissant de manière fort habile à Lyautey le soin d’assurer
la liaison avec les autorités publiques. Gallieni vient peu à Paris, Lyautey va
parfois à Saint-Raphaël, et les deux hommes ne cessent de s’écrire. La
stratégie est fort intelligente : le ministre de la Guerre est le général de
Galliffet, ami d’Eugène Melchior de Vogüé et du prince d’Arenberg, tous
deux proches relations d’Hubert. Surtout, le nouveau président du Conseil
est Waldeck-Rousseau, porte-drapeau de l’école ferryste et gambettiste, et
politique avisé, donc capable, on le suppose, de comprendre les enjeux de la
politique coloniale.
Dans un tel contexte, tout pourrait servir l’équipe Gallieni. C’est
l’époque, nous l’avons vu, où, sous son impulsion et celle du commandant
Marchand, on réfléchit activement à la création d’une armée coloniale.
Question épineuse : à qui sera-t-elle rattachée ? Au département des
Colonies, ou à la Guerre ? « Vous allez voir, écrit Gallieni à Lyautey, que les
bonnes dispositions de Galliffet, en ce qui concerne l’armée coloniale, ne
serviront à rien, en présence de l’hostilité et des préoccupations
personnelles de tous. Partout, indécision et égoïsme. » Et puis il y a la
Marine, qui suit tout cela d’un œil fort vigilant. De plus, les consignes de
Gallieni, à l’orgueil éclatant, sont claires, il ne veut pas que l’on puisse
déceler chez lui la moindre trace, le moindre signe d’une ambition
personnelle. Au reste, son vrai sujet, dans l’immédiat, c’est l’obtention des
moyens dont il a besoin pour Madagascar. La suite, on verra. Peut-être
pourra-t-on se concerter avec Marchand. Peut-être trouvera-t-on de
nouveaux appuis politiques. Les socialistes ? Gallieni ne les connaît pas, il
ne sait pas, « pour moi, l’étiquette m’importe peu ». De toute façon,
Waldeck-Rousseau, épuisé physiquement, laisse vite la place à Émile
Combes, et le général André succède à Galliffet. Tout paraît perdu, la
réaction radicale donne alors à plein, la question religieuse devient
prépondérante, la suspicion pèse désormais sur le milieu militaire. Le
cabinet Combes est hors d’état de rendre de grands arbitrages en matière de
politique coloniale. Lyautey passe donc l’année entre d’interminables
négociations parisiennes, ponctuées par des visites et comptes rendus à
Gallieni dans sa propriété de Saint-Raphaël, et des séjours dans sa propre
famille. Après cinq années d’absence, il peut retrouver les siens, ses
proches, ses amis, s’immerger à nouveau dans son milieu familier. Dans une
lettre du 23 février 1900 à Max Lazard, il confie, une fois de plus, son
désarroi devant la dégradation du climat politique et la division croissante
des esprits. Il se refuse à adhérer à un des deux camps
« d’anthropophages », rejette toute idée d’« inféodation ». « Je veux, écrit-
il, une France juste, droite, libérale, évoluante : beaucoup des gens qui
gravitent autour du nationalisme ne me l’assurent pas. Je veux une France
forte, fière, avec des bases sociales solides, impériale : le gouvernement ne
me l’assure pas. »
Lyautey, homme du « juste milieu » ? Quel chemin parcouru depuis
l’époque où, jeune royaliste exalté, il s’abandonnait à l’admiration la plus
enthousiaste pour le comte de Chambord. Mais en réalité, il existe une
réelle continuité dans le parcours politique de cet homme qui n’est pas un
doctrinaire, mais un émotif : Lyautey est obsédé par l’idée d’unité. Il est un
peu comme Lamartine – nous y reviendrons –, un « Français
innombrable », un homme qui embrasse dans un même regard toute
l’histoire de France et ne veut rien retrancher de ce qui soude la
communauté nationale. Son patriotisme est intense, mais il n’aime pas le
côté sectaire, exclusif, de l’idée nationaliste. Le discours anticlérical le
révulse pour les mêmes raisons, quand il fut pourtant lui-même fort précoce
dans la dénonciation des compromis de l’Église avec la société. En fait, il se
définit surtout par cette aspiration à l’unité des classes – c’est là ce qui
l’avait séduit, pendant un temps, dans les idées d’Albert de Mun ou de Paul
Desjardins –, qui ne peut, selon lui, se traduire dans le réel que par une
exaltation de l’action la plus résolue. Il se définit aussi par ses rejets, en
bloc : « le bas sabre et le bas goupillon », « la franc-maçonnerie, le
prolétariat intellectuel et le collectivisme brutal9». Il a lu, avec attention, La
France, livre étonnant d’un Anglais vivant en France, J. E. C. Bodley, qui
est un inventaire sans complaisance des qualités et des défauts du système
politique français. Pour cet Anglais incisif, la conjonction du
parlementarisme et de la centralisation, qui s’explique par les circonstances
historiques, donne des résultats accablants. Il semble considérer de surcroît
que les Français ne sont guère faits pour la démocratie.
Ce type de lecture, et la fréquentation des livres d’histoire, des
« Mémoires », de cette « vieille histoire » qui « se colle à nos flancs », tout
cela stimule les réflexions de Lyautey. Il s’en explique quelques semaines
plus tard à Paul Desjardins : s’il s’est éloigné de l’Union, ce n’est pas parce
qu’il réprouve ses professions de foi libérales, mais parce que, pour lui,
l’urgence est de « raffermir notre situation extérieure, de rendre au monde la
sensation de notre force matérielle, condition essentielle, hélas, de
l’efficacité de la force morale ». Et il ajoute, sans ménagement : « Malheur
aux faibles, c’est la loi du monde. » Aussi renvoie-t-il dos à dos les
pacifistes antimilitaristes et « les élucubrations des nationalistes » : il n’y
voit que des facteurs dangereux de division et préfère, lui, la qualité de
« professionnel colonial » à toute inféodation.

RETOUR À MADAGASCAR : PREMIER « PROCONSULAT »

En mai 1900, Lyautey a accompli l’essentiel de sa mission : le principe


de l’emprunt est acquis, les questions touchant Madagascar ont enfin été
clarifiées. Le climat politique et moral en métropole ne cessant de
s’alourdir, le moment est venu pour lui de regagner Madagascar. Il n’y a
plus rien à attendre de Paris. En juin, il retrouve avec délice sa chère
Méditerranée, Bonifacio et Messine, « ses vieilles connaissances », même
s’il constate « avec regret que la curiosité s’émousse » et qu’il n’est plus le
néophyte d’il y a six ans qui croyait, « à chaque tour d’hélice, découvrir des
mondes ». C’est toute l’équipe qui a pris le chemin du retour, si bien que
Lyautey n’a plus le temps de « butiner » de nouvelles relations : il est le
véritable chef d’état-major de Gallieni qui, à bord, l’écrase de travail. Le
bateau est transformé en siège provisoire du gouvernement général de
Madagascar… Après les tergiversations interminables de Paris, Hubert
éprouve la joie de retrouver l’énergie créatrice, la puissance de décision de
Gallieni, cette « force gouvernementale et organisatrice » qui émane de lui
et fait tant défaut au « plus beau royaume sous le ciel ». Comment s’étonner
qu’il soit, écrit-il à sa sœur, « plein de foi dans ce que nous allons faire,
convaincu que nous retournons à la source de force et de vie » ? Trois
étapes se succèdent : Diego-Suarez, Tamatave, Tananarive. À Diego-
Suarez, pour la revue du 14 Juillet, c’est la grande féerie des légionnaires,
des artilleurs et des marsouins : « Sur le plateau, près de 6 000 hommes des
meilleures troupes coloniales, sur une seule ligne. Casques blancs,
uniformes blancs, étoilés de médailles gagnées sur tous les champs du
monde […]. Les canons de la Division navale saluaient, les bateaux étaient
sous grand pavois. » Et, écrit-il à Vogüé, « le petit coup de vrille, que vous
savez bien, vous montait des talons aux cheveux en passant par les yeux ».
Ensuite, Tamatave, en plein développement urbain et touristique, avec son
club, ses premiers mondains cravatés, avec « de l’argent, de l’aisance et du
mouvement ». À ce stade, Lyautey n’est officiellement que le chef de
cabinet du gouverneur général, en attendant de recevoir le commandement
d’un vaste territoire au Sud de l’île. Toujours cette impression unique que
chaque soir « la besogne du jour a marqué un pas dans le développement
d’un grand pays, on fait du gouvernement, on tient le pouvoir, on mène les
hommes et les choses, et il n’y a pas sur cette terre de jouissance
comparable ».
Arrêtons-nous un instant sur cette sensation de l’action productive,
impossible à ressentir en France, et si tangible en revanche outre-mer : elle
contient, explique toute l’aventure individuelle de Lyautey, ce besoin
d’évasion face à une réalité nationale qui le désole et l’épuise. Ce que
Daniel Halévy aura si bien senti, en 1931, dans Décadence de la liberté :
« Pensons au maréchal Lyautey. Il fut, aux environs de 1890, le type
exemplaire du jeune Français bien né qui s’ennuie dans la République. Où
servira-t-il, comment servira-t-il, ce brillant officier de cavalerie ? Peut-être
il ne servira pas du tout, et se résignera à mener la vie d’un Parisien amateur
et lettré. » Mais vient l’influence de Vogüé, qui était, comme Lyautey, « de
cette race de vieux serviteurs de l’État royal, désœuvrés par la République ;
il avait l’esprit confus, mais l’imagination, le cœur puissants ; il a été une
force bienfaisante. Au loin, pensait Vogüé, on peut servir… Lyautey écouta
cette incitation, partit, ne revint plus. Vingt ans après, ce royaliste sans roi
se créa au Maroc un royaume et le donna à la France, c’est-à-dire à la
République. » Et de citer l’ouvrage de E. F. Gautier sur La Conquête du
Sahara : « Ce n’est pas seulement le Sahara, ce sont toutes nos colonies qui
se sont conquises toutes seules ; et, j’imagine, toujours de la même façon
dans le détail. Le char de l’État, automobile si l’on veut, ronfle au bord du
trottoir, à la merci du premier mécanicien de passage qui, d’un coup de
doigt furtif sur une manette, dispose de tout le puissant mécanisme. »
Le 24 août 1931, Lyautey écrira à Daniel Halévy pour le féliciter de son
ouvrage, lu « ligne à ligne, le crayon à la main ». À l’homme qui, selon un
mot célèbre, avait « tout lu, tout vu, tout compris », le vieux maréchal
devait dire que la page le concernant l’avait « touché au cœur ». Les deux
hommes, qui entretiendront des relations régulières jusqu’à la mort de
Lyautey – Halévy sera l’un des derniers familiers de la rue Bonaparte et de
Thorey –, avaient bien des points communs. Toux deux étaient nés « les
yeux ouverts », à cette différence près qu’Halévy consacra sa vie non à
l’action, mais à la réflexion politique et historique. Ce fils d’une grande
famille de la bourgeoisie juive parisienne – son père, grand esprit, était le
librettiste d’Offenbach et un romancier reconnu – avait fait ses études au
lycée Condorcet, s’était lié d’amitié avec Marcel Proust, avait publié – à
vingt ans – les premières traductions françaises de Nietzsche. Nous
retrouverons Daniel Halévy, constamment aux avant-postes de l’actualité,
s’engageant avec ferveur pour la défense de Dreyfus, embrassant les
combats de Charles Péguy. Avec les années, et le spectacle d’une certaine
décadence politique, ses idées deviendront plus conservatrices sans jamais
cesser d’être lucides. Contempteur de l’hégémonie radicale et de
l’impuissance du régime, il a tout pour comprendre Lyautey. Et il l’a
compris très tôt, ce soldat pas comme les autres qui, écœuré d’ennui,
cherche sa voie à Madagascar, loin de la France, loin de sa Lorraine natale.
Terme du voyage, Tananarive, la « ville aux trois collines », où un accueil
spectaculaire est réservé au général Gallieni. Huit jours de fête, au total,
pour célébrer la fin de dix mois de régime intérimaire sans décision ni
dynamisme. Enfin, peu de temps après, Lyautey reçoit son commandement,
un commandement supérieur du Sud de Madagascar spécialement conçu
pour lui. La tâche est rude, à la mesure de l’immensité du territoire
concerné : le cercle de Tuléar et celui des Baras, la province frontière de
Fianarantsoa, et à la pointe sud le cercle de Fort-Dauphin. Au total, un peu
moins d’un million d’habitants pour un pays grand comme le tiers de la
France, très inégalement peuplé. Le relief est fait de plateaux étagés – le
plateau central a une hauteur moyenne de 1 200 mètres –, avec comme
point de difficulté les zones forestières de l’Est et du Sud. Tout cela fait
beaucoup de régions inexplorées, beaucoup de tribus guerrières organisées
en véritables clans et occupant des positions en hauteur d’où elles
terrorisent les populations et menacent les voies commerciales.
L’expérience est évidemment exaltante, mais dangereuse : la pacification
reste entièrement à réaliser. L’idée d’imposer un commandement unique
pour l’ensemble des circonscriptions administratives repose sur une
conviction : celle que Lyautey sera le regard de Gallieni sur place, mais
avec les mêmes prérogatives, avec une liberté d’action presque complète –
seules conditions pour éviter une pénétration militaire par colonnes qui
serait aussi longue et laborieuse qu’inefficace. Sur cette expérience de deux
ans, Lyautey publiera dès 1903, chez Lavauzelle, une recension très
technique : Dans le Sud de Madagascar. Pénétration militaire. Situation
politique et économique, sorte de prolongement de son Rôle colonial de
l’armée, où l’on retrouve les nombreux rapports adressés à Gallieni. Dans
cette présentation, la pacification du Sud de Madagascar est le fruit d’un
programme d’ensemble défini par Gallieni, et une mise en œuvre directe de
sa doctrine – en grandeur réelle. C’est là qu’est expérimentée avec la
perfection la plus absolue la progression en tache d’huile, sur la base de
principes très réalistes : l’accord avec les grands chefs indigènes dès lors
qu’ils se sont rendus, le contrôle relativement étroit auquel ils doivent
continuer d’être soumis (« leur fidélité n’est faite que de notre force »), les
premiers éléments enfin d’une politique de protectorat – par la
reconstitution progressive des élites indigènes et surtout par une gestion
administrative qui évite de transposer purement et simplement « l’arsenal
de nos lois », aux effets si dévastateurs. C’est dans ce cadre qu’est posé le
principe « de la diversité et de la souplesse des législations et des
institutions coloniales ». Ce livre sera délibérément dégagé de toute
« littérature », afin d’éviter le reproche d’esthétisme et pour privilégier une
approche sèche, aride, mais administrative et utilisable. Comme il l’écrira
plus tard à Joseph Chailley-Bert, le propos de l’auteur est lapidaire : « Voici
les pièces, les ordres reçus, les ordres donnés, les résultats matériels,
concluez. »
Lyautey continue d’envoyer d’innombrables lettres à son entourage qui
apportent des informations plus vivantes – plus littéraires – sur son
expérience quotidienne. C’est véritablement un « nouveau chapitre » de sa
vie coloniale : il se retrouve en responsabilité directe, pleine et entière, relié
à son chef par un fil ténu, mais vital. Il a sa petite troupe de jeunes officiers
exaltés, cultivés, intelligents – tels son aide de camp, le capitaine d’artillerie
Charbonnel, ou le lieutenant Charles-Roux, fils de son ami Jules Charles-
Roux, grande figure du parti colonial10 –, jamais il n’a été « aussi bien
entouré », il est dans le rôle d’un « souverain absolu ». Il entre à
Fianarantsoa comme un imperator : onze coups de canon, accueil des
« corps constitués », arcs de triomphe, harangues. La résidence est « une
charmante et confortable maison de campagne, à flanc de coteau, dominant
le boulevard, dans un parc vraiment digne de ce nom, étagé sur le flanc de
la montagne, avec de gros rochers, des à-pic, des sources, des fleurs, de
grandes allées en corniche où il fait délicieux se promener ». C’est presque
aussitôt la rencontre avec les colons, les premières réclamations, la réunion
avec la « chambre consultative », son « petit parlement » à lui. La vie
quotidienne est des plus agréables, le cuisinier excellent – il fait des
galantines et des « vol-au-vent » avec foie gras. Lyautey harangue les
colons, leur dit que la France ne s’est pas lancée dans d’aussi vastes
entreprises coloniales pour faire de ses conquêtes « un champ de
manœuvres ni des colonies de peuplement de fonctionnaires », mais « pour
y ouvrir un champ d’action aux plus courageux de ses enfants et créer des
débouchés à leur activité économique ». La responsabilité du chef est, dans
cette perspective, essentielle, puisqu’il lui appartient de mettre en harmonie
les trois éléments de l’organisation coloniale : l’administration, le colon,
l’indigène, afin d’assurer leur intérêt commun. Cela suppose de froisser
quelques intérêts particuliers. Cela suppose aussi que le chef ne soit pas
exclusivement le représentant de l’État central ou, à l’inverse, le défenseur
des intérêts locaux contre la métropole : qu’il soit ceci et cela dans un
même mouvement, tout à la fois. En clair, Lyautey tient aux colons, dans
son petit royaume, un discours d’instruction civique et de politique
démocratique exemplaire. Le Sud de Madagascar est l’école de son futur
Maroc.
Il est désormais l’alter ego de Gallieni, comme il l’écrit avec une joie
presque naïve à sa sœur, le 17 novembre 1900 : « J’ai quarante-six ans
depuis ce soir ; c’est l’âge qu’avait le colonel Gallieni quand j’ai fait sa
connaissance voici six ans. Il était colonel, je suis colonel. Il commandait le
plus important des territoires de l’Indochine, je commande le tiers de
Madagascar. Il était connu, donc discuté, abominé ou passionnément gobé,
je crois être l’un et l’autre. Il avait foi dans son étoile, j’ai foi dans la
mienne. Tout va bien. »
Installé dans ses fonctions de proconsul, le colonel exerce son autorité
avec délice : tournée « merveilleuse » dans l’Est, loin des « misères
métropolitaines ». « Vie de plein air, écrit-il à Vogüé, de beau soleil, de
commandement intense, de décisions rapides et immédiatement appliquées,
un entourage de jeunes officiers vibrants, confiants, joyeux, parmi lesquels
le petit Charles-Roux s’est révélé un colonial né, le charme retrouvé des
nuits sous la tente. » Gallieni vient le voir, en grande pompe, et ses amis –
en particulier Max Leclerc – lui envoient les dernières parutions historiques
et diplomatiques, ses préférées, mais aussi les Kipling, les Mirbeau, les vies
de Pasteur ou de Pascal. Il relit « goutte à goutte » les Mémoires d’outre-
tombe, et la vie n’est pas pour autant sans danger ni embûches : les coups
de fusil, ici et là, sont une pratique journalière, et il n’exclut pas de se
« donner le sport d’aller réentendre quelques balles » si les négociations
politiques avec les chefs rebelles n’entraînent pas de résultats suffisants… Il
a pour cela des moyens tels qu’il n’en a jamais eu, 80 officiers, 4 000 fusils.
Il reçoit des nouvelles de France, des derniers soubresauts de « l’Affaire »,
de la grande inquisition politique qui s’est abattue sur le milieu militaire,
mais les oublie aussitôt dans une vie quotidienne chargée de travail. Sa
santé est excellente, son sommeil de plomb : Lyautey, pour la première fois
de sa vie, paraît, au sens propre du mot, heureux. Sa très grande culture
littéraire et historique irrigue sa vie d’administrateur, notamment lorsqu’il
assiste aux rituels des tribus soumises : palabres, offrandes, guerriers
brandissant des lances, chœurs de femmes lui rappellent autant de souvenirs
homériques, « et je cherche dans ma vieille mémoire les mots grecs oubliés
qui seuls rendraient ces très vieilles choses ». Il ajoute, en bon disciple de
Vogüé : « Ces gens-ci retardent de 6000 ans sur les Hovas, qui, eux, je
l’accorde, sont tout près de nous. » Il est vrai qu’il ne cesse de payer de sa
personne, qu’il arpente son vaste territoire pendant tout l’hiver, affrontant le
paludisme, les orages journaliers, les vols de sauterelles, subissant lui-
même de violentes attaques de fièvre. C’est que, comme il l’écrit à Gallieni,
il n’est pas là pour être un « personnage installé », mais bien « le
préparateur du désossement définitif du Sud » – en fait, de son passage
progressif au gouvernement civil.
Les périodes de calme alternent avec les grandes expéditions. Lyautey
n’a guère le temps de céder à l’ennui, et c’est pour cela qu’il est heureux,
qu’il oublie ses doutes existentiels, qu’il échappe aux tourments de sa
nature profonde. L’hiver, il y a ces moments de calme au coin du feu, les
parties de tennis, les concerts classiques à la résidence. Il décrit son petit
univers à sa sœur tant adorée : « Les six lampes du salon, le feu clair de la
cheminée, mon cabinet ouvert, éclairé, avec ses cartes, ses téléphones, son
appareil télégraphique, sa bibliothèque, la table à thé soignée avec mes
petites serviettes grises, de bons gâteaux, tout cela était très home, très
fourré, nullement colonial. » Au printemps 1901, il entreprend une grande
tournée dans la zone forestière de l’Est. C’est une vie rude, en pleine
brousse, où la dépense physique est constante, et le confort quotidien
relatif… Il en décrit le moindre détail à sa sœur, et, à dire vrai, il y a
quelque chose d’émouvant dans ce dialogue singulier qui unit ces deux
êtres : lui, à Madagascar, dans son aventure incroyable d’exotisme ; elle, en
France, avec les siens, exposée à une santé fragile, et vivant à distance les
aventures extraordinaires de son frère si aimé. On comprend l’immense
douleur que ressentira Hubert à sa mort, qui surviendra en 1932, deux ans
avant la sienne : avec Blanche, c’est une part de lui-même qui lui sera
enlevée.
L’expédition, c’est encore un grand voyage dans des décors grandioses.
Mais c’est aussi la guerre coloniale qui, « grande ou petite, est toujours la
même : conquérir des points qui commandent le plus de communications
possible, et mettre la main sur les magasins de l’adversaire, et aussi aller du
côté où il ne vous attend pas ». L’exploit physique est parfois la source de
grandes compensations. Ainsi, fin juin 1901, après un raid épuisant de cinq
jours sous une pluie diluvienne dans des reliefs tourmentés, un lieutenant
lâche : « C’est égal, mon Colonel, avec vos quarante-six ans, vous étalez
comme un sous-lieutenant. » Commentaire de Lyautey, à qui rien ne peut
faire plus plaisir : « Parce qu’elle est pleine de choses, cette simple phrase,
chose que je lis dans les yeux des sous-officiers et des tirailleurs et qui
portent plus que tous les programmes et instructions, et je sens que cette
misère de rien du tout prise en commun laissera tout de même derrière elle
une traînée de confiance et d’entrain. » Enfin, la récompense ultime,
l’arrivée dans des villages en fête, où les écoliers sont en rang, où les
notables font leurs discours. C’est Ampasimena, le 28 juin : « La mer à
l’horizon, le doux climat de la côte, les chemins fleuris, le somptueux décor
des ravenalas et des aloès, le ciel léger et clair et, ce soir, cantonnement
dans une mission lazariste. La cloche tinte ; au seuil de la chapelle, le Père
range les enfants pour la prière et, au dîner qu’il partage avec nous, on parle
de la loi sur les associations et des élections de 1902. De la véranda nous
voyons, toute proche, la dentelure noire de la falaise derrière laquelle les
Andrabés renforcent leurs repaires et aiguisent les petits piquets. » Cette
cohabitation permanente de la civilisation la plus familière – quelquefois la
fête, comme ce sera le cas quelques jours plus tard à Fort-Dauphin – et du
danger si proche est un des charmes de la vie coloniale qui rappelle à
Lyautey « le temps de Cyrano ou l’épopée impériale ».
L’été est consacré ensuite à la visite du cercle de Fort-Dauphin, et
notamment à sa capitale, le Fort-Dauphin de Flacourt, vieille implantation
d’Ancien Régime. C’est la civilisation, les repas officiels, les corps
constitués, le jardin botanique. La cité est un promontoire rocheux, un
« petit Monaco » dominé par de vieux bastions du XVIIe siècle. Lyautey
relève que, si les fleurs de lis ont été grattées et si le drapeau tricolore flotte
sur les tours, « le dessin des poternes, l’appareil des créneaux, la puissance
des murs, tout redit l’ancienne France : comme l’Angleterre d’aujourd’hui,
comme la Venise du XIVe siècle, elle marquait de son empreinte propre les
rivages qu’elle avait une fois touchés : ces vieux remparts massifs disent les
longs desseins, les résolutions d’installation définitive, la confiance, trop tôt
déçue, hélas ! dans la fortune nationale et dans la puissance royale ». Puis,
c’est à nouveau l’expédition, ses fatigues et ses dangers : l’Androy, « le
plateau bas qui forme toute la pointe sud de Madagascar », avec une
végétation invraisemblable, « une forêt de rêve sous-marin », avec des
arbustes fantastiques, des baobabs difformes, des branches qui « vous
menacent comme des tentacules », l’absence d’eau et de pluie. « Sindbad le
Marin, écrit Lyautey à Vogüé, eût dit qu’il avait été porté par des Génies
dans un pays maudit où des arbres hantés ferment sur le voyageur leurs bras
meurtriers. » Et, dans cet univers digne de Swift ou de Jules Verne… une
population nombreuse, les Antondroy, particulièrement sauvage, vivant de
ses troupeaux de bœufs et puisant son eau on ne sait où. Les Antandroy
vivent en pleine anarchie, les tribus sont en guerre permanente les unes avec
les autres : la bonne politique consiste à leur apporter un peu d’ordre,
d’arbitrage et de sécurité, tout en maintenant une position de prestige et de
supériorité matérielle propre à dissuader toute action hostile. La pénétration
se fera par l’installation d’un « réseau de postes progressivement poussés de
l’Est à l’Ouest, reliés entre eux et communiquant à moins d’une journée de
marche ». Mais ce ne sera que la première étape d’une prise de possession
définitive – qui ne sera effective qu’après un contact prolongé avec les
populations et l’acquisition d’une connaissance complète des données
géographiques, hydrographiques et ethnographiques. C’est le type même de
région qui, selon Lyautey, doit rester pour longtemps territoire militaire. Il
n’y a donc pas de système absolu : la doctrine Gallieni, une fois encore, est
avant tout adaptation aux circonstances, avec cette exigence constante de la
plus grande « élasticité administrative ».
Dans le cercle de Tuléar, prochaine étape de la tournée de Lyautey (fin de
l’été 1901), c’est autre chose : les Mahafaly sont placés sous l’autorité de
quelques grands chefs féodaux, dont le plus puissant, Tsiampondy, regarde
les Français avec superbe, comme « une petite tribu agitée qui est venue
chercher fortune près de son royaume », qui « ne se rend certes pas compte
de ce qu’est la France », et qui « ignore même Tananarive ». Les officiers
français du cru n’ont pas su se faire respecter, leurs installations sont des
huttes « immondes », Tsiampondy « s’est assis sur les genoux de certains de
nos officiers, sur leur table et on a pris le parti d’en rire ». La rencontre avec
Lyautey est un monument : le seigneur mahafaly est venu avec
2 000 guerriers, le seigneur français avec 150 Sénégalais, « mais sur deux
rangs, astiqués, alignés ». Lyautey raconte : « Il m’avait fallu faire, moi
aussi, mon roi nègre, et sortir mon pantalon rouge et mon dolman bleu. » En
réalité, ensuite, en tête à tête, le chef se montre plutôt souple, mais « on sent
qu’ici il n’y a pas une boulette à commettre ». Il va falloir créer un poste,
surveiller et « endoctriner » peu à peu Tsiampondy, « en le dominant sans
l’humilier », en développant son autorité, mais une autorité toujours sous
contrôle. C’est là tout le génie de Lyautey, mais aussi la justification de sa
thèse, selon laquelle la pénétration militaire n’est qu’une phase dans une
lente et délicate prise de possession qui seule peut être assurée dans l’unité
du commandement civil et militaire. Il peut en tirer les conclusions avec
Gallieni, qui le rejoint et l’accompagne pour tout un train de représentation
officielle.
Fin septembre, la tournée est achevée, c’est le retour à Fianarantsoa, le
processus de pacification peut commencer. Lyautey recueille les
informations des différents postes, où ses instructions sont appliquées à la
lettre, et il reprend ses activités de bâtisseur d’écoles, ses lectures, ses
parties de tennis et ses réceptions.
UNE AMBITION QUI S’AFFIRME

Mais d’une certaine manière, à mesure que son action outre-mer atteint
ses résultats, la passion des choses françaises reprend cet éternel insatisfait.
Le 3 novembre 1901, il écrit à Paul Bourget une longue lettre qui est une
véritable déclaration. Le célèbre romancier royaliste jouit alors d’un grand
prestige, qu’il sait cultiver avec habileté. Depuis vingt ans, Lyautey lit ses
œuvres avec ferveur. La publication d’Outre-Mer a joué, de son propre
aveu, un rôle dans sa vocation coloniale de « la plus grande France ».
Outre-Mer a, en effet, marqué une génération – et c’est encore le livre qui,
bien plus que ses romans, assez démodés, peut intéresser aujourd’hui le
lecteur de Paul Bourget. Publié en 1895 chez Alphonse Lemerre, il se
présente comme un « journal de route », se proposant de comprendre, ou
plutôt de tenter de comprendre l’Amérique, « cette énorme civilisation en
train d’installer ses quelque cinquante États ou territoires sur une étendue de
sol presque aussi vaste que l’Europe et dans des conditions prodigieusement
complexes de climats et de races ».
Comment l’extraordinaire expansion de la démocratie américaine en
cette fin du XIXe et ce début du XXe siècle pouvait-elle fasciner un esprit
aussi conservateur que Bourget, une figure aussi enracinée que Lyautey ?
Les réponses paraissent s’imposer d’elles-mêmes pour Lyautey : goût de
l’aventure, de la conquête, mythe de la « Frontière », construction de villes-
champignons, tout cela, nous le retrouvons dans l’entreprise française à
Madagascar. Mais il y a plus. Dans la préface de son ouvrage, Bourget
écrivait déjà que si le voyage en Amérique procurait une « bienfaisante
influence », c’est en raison de la cure d’énergie, de volonté, de jeunesse
qu’il représentait pour un Européen anémié. Et la conclusion de l’ouvrage,
au terme de six cents et quelques pages de relation serrée, donne la clef de
tout : le sens du mot « démocratie », au-delà des apparences, est bien
différent sur les deux rives de l’Atlantique. « En France […], écrit Paul
Bourget, le mot démocratie signifie que tous les pouvoirs de l’État se
trouvent délégués aux représentants du peuple, c’est-à-dire de la majorité, et
si oppressives, si injustes que soient les mesures prises par ces
représentants, du moment qu’elles satisfont les passions du plus grand
nombre, nous les estimons, non seulement légales, mais démocratiques.
Ainsi conçue, la démocratie réside dans le sacrifice constant de l’individu à
la communauté. Or, c’est précisément dans le sens contraire que travaille la
démocratie américaine. C’est au développement le plus intense, le plus
complet de l’individu qu’elle a tendu, jusqu’ici. » La démocratie comme
source d’énergie et d’action, créant les conditions non d’un « universel
nivellement », mais d’une « concurrence vitale » source d’« inégalités
étonnantes », la démocratie qui donne « l’impression d’une aristocratie,
j’allais dire d’une féodalité » : quelle différence avec la démocratie
française, si niveleuse, si faible, dépourvue, elle, de vraie Constitution…
Une démocratie « conservatrice », fidèle à ses principes originels, une
démocratie « nationale », telle apparaît l’Amérique au très royaliste Paul
Bourget qui ajoute que la France marche à rebours de ce modèle. « Nous
devrions chercher ce qui reste de la vieille France et nous y rattacher par
toutes nos fibres, retrouver la province d’unité naturelle et héréditaire sous
le département artificiel et morcelé, l’autonomie municipale sous la
centralisation administrative […]. C’est pour avoir établi un régime où
l’État centralise en lui toutes les forces du pays et pour avoir violemment
coupé toute attache historique entre notre passé et notre présent, que notre
Révolution a si profondément tari les sources de la vitalité française. »
Ainsi, Bourget était allé chercher en Amérique des leçons pour la France,
inspirées « du spectacle de la force, de l’efficacité de la tradition en un pays
qui passe pour le plus neuf du monde11».
Cette étonnante lecture de la démocratie américaine, bien différente de
celle de Tocqueville, nous aide à comprendre la mentalité politique de
Lyautey, d’apparence si chaotique : il est parti d’un royalisme fervent pour
aboutir à une exaltation de l’énergie individuelle, après un détour par Albert
de Mun et l’Union morale de Paul Desjardins. Ne se décrivait-il pas lui-
même comme un « libéral », rebelle à tout caporalisme ? Ce qui l’intéresse,
c’est l’énergie, la vitalité, écrasées en France, selon lui, par les abus d’un
centralisme conjugué à la faiblesse institutionnelle du pouvoir. C’est
pourquoi, pour reprendre la dernière phrase d’Outre-Mer, le « grand souffle
d’espérance et de courage » venu de l’autre rive de l’Atlantique ne peut que
le séduire, et c’est pourquoi encore il demande, de Madagascar, un rendez-
vous à Paul Bourget, en indiquant son « curriculum vitae » – entendons ses
engagements successifs : « … pour que vous compreniez tout ce que je
trouve et évoque dans vos livres et que j’ai le droit de croire être un des
mieux préparés à en discerner les profondeurs et aussi à causer des
conclusions à en tirer. » Lyautey, confondu par l’évolution des choses en
France, et encore sous le coup de ses déceptions passées, cherche un nouvel
ancrage politique et moral, tout en gardant « l’horreur des absolus et des
blocs de droite ou de gauche ». Il croit, l’espace d’un moment, l’avoir
trouvé avec Paul Bourget, dont les écrits à cette époque se distinguent
encore par un éclectisme et une liberté intellectuelle qui ne dureront pas,
dès lors que l’écrivain aura rejoint l’univers dogmatique de l’Action
française. Il s’en ouvre à Vogüé, dans une lettre du 10 novembre – une
semaine après celle à Paul Bourget : la « besogne » auquel il se livre, à
Madagascar, a-t-elle une réelle utilité ? « Le revers de mes fonctions c’est la
solitude, lui écrit-il. Vous ne pouvez imaginer en France ce qu’est cet
isolement du chef dans la vie coloniale. » Concentrant tous les pouvoirs,
toutes les initiatives, le commandant du Grand Sud n’a plus d’espace pour
le repos de l’esprit, pour la réflexion, la détente.
Lyautey s’interroge même sur son avenir professionnel. Il est lassé de
Madagascar où, malgré les difficultés qui demeurent – des pertes humaines,
ici et là, notamment des officiers –, le gros du travail est près d’être
accompli. Ce perpétuel insatisfait retournerait bien en Indochine, mais, en
dépit d’une démarche auprès de ses relations de Hanoi, il ne voit guère s’en
dessiner les modalités. D’un autre côté, il entend bien échapper au
« tournage en rond du régiment et de la brigade en France ». Bref, il ne sait
plus, et vit « au jour le jour », selon un constat qui, chez lui, est toujours
annonciateur d’un nouveau cycle de dépression. Lorsqu’il adresse en
décembre 1901 un bilan de son action à Gallieni, il ressent bien la
satisfaction du devoir accompli : la pacification est en marche, avec de
premiers résultats dans le domaine économique et fiscal, et il se propose
d’entreprendre le désarmement général des populations de son territoire –
en dépit des risques que cette opération peut présenter. C’est alors qu’il
s’ouvre à son supérieur – son ami – de ses angoisses : « Dans vingt mois,
j’aurai droit à ma retraite. De retour en France, deux congés prolongés
peuvent me mener jusque-là. Je ne crois pas, en effet, que les circonstances
me permettent désormais d’y reprendre du service métropolitain dans des
conditions acceptables. Quelle que soit mon indépendance politique et
confessionnelle personnelle, mes attaches de famille et de relations font de
moi un suspect pour le cabinet André […]. La délation est partout, dans la
correspondance et dans les relations les plus intimes. La vie coloniale seule
vous met à l’abri de cette tourmente. » Or sa vie coloniale – huit années
intenses – l’a épuisé, et de toute manière s’achève : il ne voit pas de
nouveau théâtre pour la poursuivre. Et il ne possède pas de fortune
personnelle qui lui permette d’échapper à ces angoisses de carrière.
Reprendre une carrière métropolitaine, non vraiment, il n’a plus
« l’élasticité » nécessaire – même s’il écrit le contraire, quelques jours plus
tard, au général Donop. Il apprendra bientôt, confirmation de ses craintes,
que son frère Raoul, officier de carrière comme lui, a été radié du tableau
d’avancement après deux ans d’inscription. De même, Antonin de
Margerie, barré au grade de commandant, écrit à Lyautey qu’il envisage de
quitter l’armée : mais lui est polytechnicien, donc plus facile à
reconvertir… En fait, son secret espoir, comme il le confiera plus tard à
Max Leclerc, est de continuer à être associé, d’une manière ou d’une autre,
à l’entreprise coloniale, soit dans un bureau du ministère des Colonies ou de
la Guerre, soit comme expert – quel que soit le commandement qu’on lui
donnerait par ailleurs…
Dans l’incertitude, Lyautey tâche d’oublier ces sombres perspectives, se
réfugie dans la contemplation du passé, mais aussi dans la réflexion.
Répondant à une lettre de Chailley-Bert – spécialiste reconnu12 de
l’aventure impériale, inspirateur de Lyautey, comme lui ardent soutien de la
méthode coloniale et de la politique indigène, et pourfendeur de l’esprit
bureaucratique –, il reformule sa doctrine de l’action aux colonies : peu à
peu, ainsi, sa vision de l’administration coloniale se précise et le prépare à
un destin qu’il ne devine pas encore. Il reprend sa cible favorite :
« l’Uniformité », qu’il voit grandir et non diminuer. Tout se conjugue, à son
sens, pour l’encourager, que ce soit la pratique administrative des bureaux,
les « partis pris parlementaires » ou « l’emballement sur des clichés
faussement humanitaires ». Dans le domaine de la justice, de la
comptabilité publique, de l’assistance médicale, ou des carrières des
fonctionnaires indigènes, la volonté de tout passer à la moulinette de la
métropole le met à bout : c’est le revers de cette immense puissance
administrative qui fait la force de la France, lui confère un substitut
d’énergie en l’absence de véritables institutions politiques. Mais cela,
Lyautey ne le sent pas. Contrairement à Barrès ou Halévy, il ne perçoit pas à
quel point son pays ne tient que grâce à cette Constitution napoléonienne,
ce régime invisible qui supplée depuis un siècle aux défaillances de son
système politique. Une maturité excessive de l’Administration compense
par trop une immaturité absolue de la démocratie politique. Avec cette
conséquence que souligne Chailley-Bert lui-même : « Nous multiplions les
rouages (que de rouages !) mais nous n’avons pas d’institutions. »
C’est Daniel Halévy qui, bien plus tard, donnera à Lyautey l’explication
de tout. Pour l’heure, il peste : « J’étais parvenu à constituer en pseudo-
protectorat un groupement indigène fort important, de civilisation
rudimentaire encore, sous le commandement de son chef traditionnel. Le
bureau de la comptabilité de Tananarive m’a envoyé à l’adresse de ce
malheureux « roi nègre », pour qu’il en tînt compte pour la justification de
ses dépenses, un volume de grimoires accessible seulement à l’intellect
d’un rond-de-cuir de profession, et que je me suis formellement refusé à
communiquer à l’intéressé. » Il cite l’exemple des arrêtés réglant
l’avancement des fonctionnaires malgaches, selon le principe des classes et
des grades… appliqué à des tribus imprégnées de traditions féodales. C’est
seulement grâce à Gallieni qu’il a obtenu de pouvoir remplacer ce dispositif
par un autre, bien plus souple, où, en somme, il peut agir à sa guise. La
« répugnance » du « fonctionnarisme » envers la « politique indigène »
scandalise d’autant plus Lyautey qu’il existe désormais une École coloniale
qui devrait combattre cet esprit. Créée en 1889, l’École s’est installée
en 1896 avenue de l’Observatoire. Elle a pour fonction de réguler le
recrutement des administrateurs coloniaux, jusque-là laissé à la discrétion
des gouverneurs – pour le meilleur et pour le pire –, et de leur délivrer une
formation commune, voire un esprit commun. C’était du moins la volonté
du conseiller d’État Paul Dislère, premier président du Conseil
d’administration de cette école qui, à bien des égards, préfigurait l’ENA
avec quelques décennies d’avance. Lyautey avait beaucoup apprécié, au
Tonkin, les premiers « produits » de cette École, mais il avait relevé ensuite
une tendance excessive à la « fonctionnarisation » et au culte du règlement,
due au caractère trop abstrait des enseignements. « Ils valent mieux comme
moralité et comme niveau que la première couche des fonctionnaires
coloniaux, écrit-il, ils sont irréprochables mais ils sont pires. » Il est
amusant de retrouver dès cette époque, à propos de l’administration
coloniale, les termes d’un débat mouvementé : celui de la formation des
hauts fonctionnaires et de ses écueils. Lyautey réglera plus tard le problème
en créant, pour le Maroc, le concours du contrôle civil – version bien
améliorée de la première École coloniale, axée sur une formation plus
concrète, qui devait inspirer, en 1945, l’organisation des études à l’ENA,
centrée elle-même sur les stages et les expériences « de terrain ». De toute
façon, en 1901, les anciens élèves de l’École coloniale sont encore peu
nombreux, et le recrutement des administrateurs coloniaux, très hétérogène,
laisse place à beaucoup d’arbitraire ou de favoritisme, tout en entretenant de
fortes rivalités entre corps.
L’hiver 1901-1902 est consacré à de nouveaux et épuisants déplacements
sur le territoire. Lyautey peut y constater à la fois la persistance de
désordres localisés et les progrès de la pacification – avec ces « gros
villages neufs » et ces « rizières fraîchement défrichées » aperçus « dans les
mêmes clairières où il y a six mois je recevais des coups de fusil et
qu’obstruaient, à travers une épaisse brousse, des barricades et des abatis ».
Alors que le temps du retour, prévu pour juillet, s’approche – sa tâche, qui
consistait à soumettre « tous les noyaux rebelles à cheval sur plusieurs
provinces » et à pacifier la zone forestière, est achevée –, il craint déjà pour
l’avenir de ces « véritables petits protectorats intérieurs » qu’il a édifiés. La
situation politique en France, la mise sous contrôle politique et moral des
officiers par le combisme l’horrifient plus que jamais. Il écrit à son frère
que, rentré en France, il ne voudrait voir que « des tableaux, des bibelots,
les nouvelles salles du Louvre », ou se « blottir à Touchebredier ». Quand il
quitte enfin Fianarantsoa, après « huit jours de réceptions ininterrompues »
et les larmes de ses officiers, c’est pour une ultime étape d’un mois chez
Gallieni, à Tananarive. Il y met ses notes en ordre et rassemble les éléments
du livre qu’il projette d’écrire sur son expérience dans le Sud de
Madagascar. Il laisse au gouverneur général un rapport complet sur l’état du
territoire, véritable testament politique, militaire, social et administratif,
résumé saisissant de la mise en œuvre de la doctrine… Gallieni. Le sens de
la synthèse, l’intelligence politique de Lyautey éclatent à chaque page. Rien
n’est oublié, de la pratique du tir et de la vie sociale des soldats à
l’assistance médicale et l’enseignement. Se proposant de dépasser le vieux
débat protectorat/annexion, il plaide pour la souplesse des formules,
l’adaptation aux nécessités humaines et sociales de chaque territoire, et au
sein même du territoire dès lors qu’il a, comme Madagascar, les dimensions
d’un continent – ce qui fait le cœur de la « politique indigène » : « Peut-on
prétendre enfermer dans le même moule (et quel moule rigide !) l’homme
des cavernes, le compagnon d’Ulysse, le chef féodal et le lettré Hova
pourvu de ses brevets scolaires ? » Non, et c’est pourquoi il est essentiel,
dès lors que le protectorat n’a pu être nominalement maintenu, de continuer
à faire « de la politique et de l’administration de protectorat. » C’est le
régime à la fois le plus juste, le plus humain, le plus réaliste, le plus
économique.
Lyautey peut rentrer en France : sa formation de chef, d’administrateur,
de futur homme d’État est faite. Il ne lui reste qu’à trouver un État à
construire… Il lui faudra encore dix ans d’attente. Dix années pour lui
singulières : pendant toute cette période, l’action de Lyautey sera sous
contrainte permanente, en raison de l’évolution internationale et des
inflexions multiples de la politique gouvernementale française. C’est un
sentiment nouveau, après la relative autonomie dont il a bénéficié au
Tonkin, et surtout à Madagascar. Or, n’écrit-il pas à sa sœur, le 9 février
1902 : « Je ne sais comment je pourrai m’habituer à n’être plus Vice-Roi. »
Il lui faudra attendre 1912, et le protectorat, pour retrouver les mains libres,
ces « mains libres » sans lesquelles il n’éprouve aucun goût pour la vie
coloniale et l’exercice du pouvoir.

1 En compensation, l’Allemagne, maîtresse du territoire en vis-à-vis,


l’Est africain, obtient Héligoland.
2 C’est seulement en 1900 que Gallieni s’installera dans le palais du
ministre de France.
3 Le Tour du monde était une publication périodique qui retraçait,
illustrations à l’appui, voyages et découvertes.
4 L’Union pour l’Action morale était devenue l’Union pour la Vérité,
après le départ de plusieurs membres du groupe, attirés par le nationalisme.
5 À rapprocher de cette lettre ultérieure (12 mai 1903), où il s’écrie :
« Que voulez-vous, jamais, jamais je ne serai d’un bloc quelconque. »
6 Nous avons déjà cité ce texte admirable, « De re gallica », publié dans
Décadence de la liberté en 1931.
7 L’expression est de l’essayiste E. F. Gautier, auteur de La Conquête du
Sahara, Paris, Armand Colin, 1910.
8 L’officier modeste et laborieux étant incarné par John Wayne, le
colonel ambitieux par Henry Fonda, dans Fort Apache (en français, Le
Massacre de Fort Apache, 1947), œuvre qui, comme deux ans plus tard She
Wore a Yellow Ribbon (La Charge héroïque), restitue avec une grande vérité
humaine la vie de petites communautés militaires sur la « Frontière », au
début des années 1870.
9 L’hypothèse d’une appartenance de Lyautey à la franc-maçonnerie a
parfois été évoquée, à l’époque, et l’est encore quelquefois aujourd’hui (par
exemple par Christian GURY, dans Lyautey-Charlus, Paris, Kimé, 1998), en
raison des liens étroits entretenus avec de grands francs-maçons comme
Eugène Étienne. Mais cette éventualité est écartée par Pascal Venier, dans
son ouvrage sur Lyautey avant Lyautey (op. cit., p. 142). Il se fonde sur les
travaux de Lucien Sabah sur la maçonnerie à Oran.
10 Président du Comité de Madagascar, personnalité capitale du milieu
politique et financier marseillais, Jules Charles-Roux ne devait jamais
ménager son soutien à Lyautey.
11 Charles MAURRAS, Tryptique de Paul Bourget, Paris, Alexis Redier
éditeur, 1931, pp. 68-69.
12 Notamment ses ouvrages : La Colonisation de l’Indochine,
l’expérience anglaise (1892), qui sera suivi de Java et la colonisation
hollandaise (1900) et Dix ans de politique coloniale (1902), ainsi que de
nombreux articles. Joseph Chailley, dit-Chailley-Bert (1854-1928), était
l’un des membres influents du parti colonial. Ses œuvres, très inspirées par
l’expérience anglaise et la politique d’Indirect Rule, ont beaucoup compté
dans la formation de Lyautey, comme l’ont montré André Le Révérend et
Pascal Venier.
7
AUX CONFINS DU MAROC
ET DE LA POLITIQUE

« Cependant nous lisions Psichari et Lyautey. Nos aînés nous avaient donné pour
nous ébattre, comme un parc à la mesure de toutes les nostalgies, de longs pays
d’Europe, fécondés par de grands fleuves, et tous les déserts de l’Afrique. Et
l’ascétisme du désert nous exaltait. »
Alexandre VIALATTE, Les Fruits du Congo.

Rentré en France, l’ex- « vice-roi » passe d’abord quelques jours de


quiétude dans le Midi. Mais il apprend bientôt qu’il est nommé à la tête
du 14e hussards à Alençon. C’est, à nouveau, ce qu’il redoute le plus, le
retour à la vie de garnison, l’univers étouffant de la routine militaire après
huit années d’exaltation coloniale : ce qu’il appelle les « revues de
harnachement », l’examen des élèves brigadiers et des chevaux de dressage,
le rituel consciencieux de 6 heures du matin à 6 heures du soir. Comme
l’écrit Guillaume de Tarde, « de Fianarantsoa, sa capitale et son œuvre, son
“urbs condita” où il régnait sur des étendues sans borne et des tribus sans
nombre, il tombe au milieu des pavés d’une petite ville de la province
française où somnole, à côté de la Préfecture, de la cathédrale, de l’Hôtel de
Ville et du Palais de Justice, le quartier de Cavalerie, domaine dérisoire
d’un commandement sans pouvoir ». C’est l’univers de la province
républicaine, tel que le décrit vers la même époque Anatole France dans sa
cruelle et ironique série romanesque de l’Histoire contemporaine, en
particulier dans L’Orme du mail (1897).
Deux consolations viennent tempérer les tourments de Lyautey. Première
d’entre elles, Alençon est tout proche de Touchebredier, et donc des siens,
de sa famille, des êtres qui lui sont chers. Ensuite, il découvre que ses alliés
parisiens lui sont restés fidèles : Vogüé, Arenberg, Chailley-Bert, Max
Leclerc, Eugène Étienne, sans compter ses amis d’enfance et de jeunesse,
ses fidèles de toujours. Le parti colonial n’a pas succombé à la médiocrité
ambiante, entretenue par la politique sectaire d’Émile Combes. Loin de là :
ses assises politiques sont suffisamment larges et solides, et ses appuis
« humanistes et philosophiques » sont nombreux. Ce parti reste un véritable
point d’ancrage pour Lyautey, et une protection efficace contre ses ennemis
éventuels. Sa notoriété est grande, désormais, et il conserve l’appui de
Gallieni, au prestige inentamé. En bref, il est intouchable, ou presque.
Certes, la vie quotidienne à Alençon est ennuyeuse au possible, avec une
atmosphère qui, tout au plus, se rapproche des Grandes manœuvres de René
Clair. Mais Paris n’est pas loin. Comme l’a noté Guillaume de Tarde, si l’on
sait très peu de choses sur cette période de la vie de Lyautey, il semble
qu’elle ait pourtant été dans sa carrière « un moment psychologique d’un
intérêt capital », marqué par « la lutte la plus dure et la plus sourde que se
soient livrées dans sa vie les forces anonymes d’étouffement du prestige et
sa propre volonté de puissance ». Lyautey s’installe, suivant son habitude,
« dans son nouveau domaine comme s’il pensait ne le quitter jamais ». Il
organise son intérieur, transplante son univers, fait de ses livres, de ses
souvenirs, de ses « bibelots », le cocon qui le protégera et où son esprit
retrouvera ses repères. Ces quinze mois d’ennui, il les consacre d’abord à
écrire : il ramasse son expérience dans le Sud de Madagascar pour en faire
ce magistral exposé de politique coloniale qui paraîtra chez Lavauzelle,
en 1903, et contribuera à le faire connaître plus encore. Il consacre aussi son
temps à ses amis. Mais il cherche toujours un point d’appui social et
politique, un rivage où se fixer. L’ouverture vers Paul Bourget a fait long
feu. À Desjardins, dont il s’est éloigné politiquement depuis la mise en
œuvre du combisme, il fait part de son état d’esprit religieux présent. Les
huit années de vie coloniale l’ont affranchi pour de bon de toute influence
confessionnelle. Il n’est pas devenu athée, il est en revanche agnostique –
au sens littéral de ce mot, récemment importé d’Angleterre : pour lui, le
principe créateur de l’Univers est du domaine de l’inconnaissable. Il
conserve cependant une sympathie profonde pour les hommes de foi et pour
l’action des grandes congrégations dont il a pu observer la profondeur aux
colonies. Pour un peu, il regagnerait bien le giron de l’Union morale, il s’en
rapproche même… mais ce sera sans lendemain, et seule subsistera une
amitié renouée. Dans le fond, il ne veut plus d’un nouvel embrigadement.
Joseph Chailley-Bert est, pour lui, un véritable agent d’influence – au
moment où paraît Dans le Sud de Madagascar. « Dans le désarroi actuel,
lui écrit Lyautey, dans la liquéfaction intérieure, il m’apparaît de plus en
plus que dans la vie coloniale seule s’est concentrée toute la vitalité de notre
pays […]. Je m’y raccroche comme un naufragé qui ne veut pas se noyer.
C’est la seule fabrique d’énergie française qui subsiste. » À Max Leclerc, il
confie plus volontiers encore son amertume et son découragement, sa
déception de n’avoir été sollicité à aucun titre par l’institution militaire en
dépit de son expérience coloniale. « Depuis mon retour, écrit-il, en dehors
de mes amis personnels, pas une main ne s’est tendue ; si j’ai reçu des
conseils, c’est pour m’engager à disparaître dans un trou, à faire le mort,
comme si j’avais à racheter quelque chose, à me faire pardonner les huit ans
sans repos ni trêve que j’ai donnés au service de mon pays. » Il le dit avec
froideur : il attend désormais la date fatidique du 24 octobre 1903, jour de
sa retraite, qui lui permettra, dit-il un rien poseur, de se « coller dans une
chambre, à un cinquième étage de Paris, pour m’y jeter dans la mêlée, pour
les idées auxquelles je crois et pour les choses que je connais, à moins que
d’ici là je n’aie trouvé à l’étranger, comme je le cherche, l’entreprise, la
compagnie industrielle qui voudra bien m’employer à n’importe quoi en
m’assurant le pain, mais du moins en fixant ma vie loin d’un pays où l’on
ne veut pas m’utiliser et où je ne puis me résigner à n’être qu’une force
perdue ».
Lyautey le sait pertinemment : compte tenu de son milieu d’origine, de sa
carrière récente, de ses nombreuses relations et de sa notoriété, il n’aurait
aucune difficulté à s’ouvrir une nouvelle carrière, loin de l’armée, loin de la
politique, loin de ces institutions qu’il réprouve. Seulement voilà, il y a la
tradition familiale du service de l’État, rejointe par le tempérament du
personnage. Et puis l’orgueil, ce satané orgueil, qui s’exprime si bien à
travers ce propos : « Je ne demande rien et ne veux rien […]. Je viens de
vous dire mon état d’âme vrai, mais rien d’apparent n’en témoigne. Et je
vous demande spécialement de n’en rien dire à nos amis […]. Il sera bien
temps de s’en apercevoir quand j’aurai disparu, d’une façon… ou d’une
autre. » Il est difficile d’aller plus loin dans la théâtralité, surtout quand on
sait le soin constant que mettait Lyautey à communiquer ses états d’âme à
son cercle de relations le plus proche. On pense à ce qu’écrira de lui
Wladimir d’Ormesson : « Lyautey cherchait toujours et comme
instinctivement à déterminer un choc. Quand il ne pouvait le faire par la
voix, il le faisait par l’écriture. Celui auquel il s’adressait, il le prenait à
témoin, il l’appelait1. » Ainsi, ce qu’il attend d’un Max Leclerc, c’est la
dénégation violente, l’incitation à se reprendre, à se ressaisir, comme le
faisaient dans son adolescence et sa jeunesse Antonin de Margerie, François
de La Bouillerie, Prosper Keller…
Il est d’autres sortes de stimulant, bien heureusement. Il y a les anciennes
amitiés qui le soutiennent, mais il y a aussi les nouvelles conquêtes que lui
vaut sa séduction intellectuelle. Il a le plaisir de nouer avec un tout jeune
homme de dix-huit ans, Jacques Silhol, les premiers liens d’une amitié qui
sera l’une des plus curieuses et des plus fortes de son existence. Ce garçon
sera l’un de ses correspondants les plus proches, les plus sensibles aussi. Il
fait la connaissance du colonel en 1902, à l’occasion d’un mémoire sur la
géographie de Madagascar qu’il prépare pour la licence de lettres. Il est
recommandé par son père qui n’est autre que Louis Silhol, un ancien
camarade de Saint-Cyr. Lyautey reçoit le garçon, l’aide de ses conseils, lui
prête des documents. L’emprise intellectuelle est immédiate. Le jeune
Silhol, qui lui donne alors du « cher Monsieur », lui écrit sa satisfaction
d’avoir pu, grâce à sa conversation, échapper à « la tour d’ivoire mentale »
dans laquelle le confine la Sorbonne. Il aimerait pouvoir « causer
philosophie ou politique ». Les lettres se font vite nombreuses et denses. Il
ne faut que quelques semaines au jeune Silhol pour entrer dans une
véritable intimité intellectuelle avec Lyautey. Depuis la Provence, où il
habite, il sait évoquer les choses qui parlent au cœur du colonial exilé en
métropole : « Je n’ai qu’à lever les yeux de mon livre pour voir une mer de
ce bleu qu’aimaient les Grecs et qu’ils appelaient je ne sais plus comment,
des rochers rouge sang perçant sa nappe unie, le blanc étincelant des petites
vagues qui caressent leurs croupes polies, et tout au fond la ligne élégante
des Monts des Maures, estompée par une brume bleuâtre légère à l’œil
comme un linge de femme. » Ce spectacle changeant, cette « volupté des
couleurs »… on dirait que le garçon a deviné Lyautey, et l’on mesure
combien cette empathie immédiate a dû émouvoir ce dernier. Quand il lui
répond, quand il lui dit sa joie de se « réchauffer » à sa jeunesse, à sa
« chaleur d’impressions », il n’y a là ni ambiguïté, ni affectation, mais, du
fond de sa solitude d’Alençon, la satisfaction, le soulagement de retrouver
un disciple, alors qu’il a laissé derrière lui, à Madagascar, sa petite troupe
d’officiers dévoués et adorateurs. Il est frappant de constater à quel point
Lyautey sait vite se confier et s’épancher, dès lors qu’il a recruté, « gobé »,
selon son expression favorite, un nouvel ami. Avec une liberté inouïe, il lui
rapporte les manœuvres « mesquines » dont il est l’objet de la part des
« coloniaux en chambre ». Mais il le lit aussi, car Jacques Silhol continue
de lui envoyer, pendant de longues années, ces belles lettres où il lui décrit
ses sensations les plus diverses : paysages admirés d’Italie – qui ravivent,
pour Hubert, des sensations d’autrefois –, personnalités rencontrées,
expériences – comme celle, décevante, de la caserne. Sur ce dernier point,
Lyautey lui dit : « Ne vous défendez pas d’être traité d’intellectuel – c’est le
plus beau nom. » Il oriente parfois ses lectures, ou découvre qu’il s’est porté
spontanément vers des textes qu’il admire lui-même, tel le grand livre du
géographe Onésime Reclus, Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique, plaidoyer
superbe et sans complexe d’un grand universitaire pour un impérialisme
rénové et conquérant. Le sous-titre du livre est éloquent : « Où renaître ? Et
comment durer ? » On croirait du Maurras, et pourtant, Reclus est un pur
républicain, ardent patriote, qui a publié quelques années plus tôt une
admirable géographie de la France, sous le titre : Le Plus Beau Royaume
sous le ciel. Monarchistes et républicains épris de grandeur et de durée se
rejoignent… Ce sont, entre Lyautey et Jacques, des échanges profonds sur
le rôle du chef, sur le commandement, sur l’évolution politique désastreuse
de la France. Cette relation épistolaire durera jusqu’à la mort de Jacques
Silhol, tué au combat en 1915. Le jeune homme, devenu entre-temps
avocat, gardera toujours une distance respectueuse vis-à-vis du général,
l’appelant d’abord « cher Monsieur », puis « mon général », n’oubliant pas,
le moment venu, de présenter ses hommages à Mme Lyautey, ne multipliant
guère les visites – Lyautey s’en plaint suffisamment –, craignant, en somme,
d’être emporté dans le courant d’une possessivité sans bornes. Hubert, lui,
après avoir hésité, passe vite du vouvoiement au tutoiement, finit par lâcher
les formules les plus affectueuses. Un jour – c’est en 1913 –, il écrit
« vous » sur toute la surface d’une lettre, pour se reprendre à la fin : « Je ne
recommencerai pas, pardonne-le moi. » Étrange amitié, épistolaire pour
l’essentiel, qui paraît d’un autre temps, et par le style, et par l’élévation.
L’un des grands apports de cette relation pour Lyautey, c’est l’aperçu
qu’elle lui donne sur une jeunesse 1900 qui n’est pas celle de son entourage
quotidien, et moins encore celle de l’enquête d’Agathon, ce sondage avant
la lettre entrepris auprès de la jeunesse par des proches de l’Action
française. Patriote, certes, désireuse d’en découdre s’il le faut, mais sombre
aussi, pessimiste, ayant la crainte que la France ne soit entraînée sur la
pente d’une irrémédiable décadence, telle est la jeunesse française
qu’incarne Jacques Silhol.
Ces liens sont un réconfort, et leurs soins occupent une part majeure de la
vie de Lyautey, celle de tous les jours. L’attente devient pourtant
insupportable. Il semble, écrit Guillaume de Tarde, « que chaque journée
d’Alençon épaississe autour de lui le matelas de silence et d’ombre. En
août 1903, Lyautey parle, dans une lettre à Paul Desjardins, de cette « nuit »
qu’est pour lui la vie présente. « Je me ronge d’inemploi. Dans cette petite
ville morte, où pas une idée n’est échangée, sans compagnon, je me bats les
flancs en pure perte. Le commandement d’un pauvre petit régiment occupe
à peine quelques heures par jour, et, le reste du temps, je tourne comme un
ours en cage, implorant de la lumière, de l’activité, une œuvre à faire, un
aliment quelconque à tout ce que je sens bouillonner en moi de sève, de
jeunesse encore, de soif d’action directe, concrète, précise. Ce n’est pas la
lecture des journaux, le spectacle de l’établissement définitif de l’arbitraire
et du bon plaisir qui peuvent me réconforter. Qui m’ouvrira cette prison ? »
UNE NOUVELLE CARRIÈRE QUI S’OUVRE

Or cette prison lui est ouverte par le gouverneur général de l’Algérie,


Charles Jonnart, qu’il rencontre lors d’un dîner chez leur ami commun,
Jules Charles-Roux. Jonnart et Lyautey se sont déjà croisés, notamment à
Alger en 1881-1882, et ils font tous deux partie du lobby colonial, avec
lequel Hubert n’a cessé de nouer des liens depuis son séjour à Paris
de 1899-1900. Le dîner, qui ne compte que l’hôte des lieux et ses deux
convives, est arrangé dans un but très pratique. Pendant la soirée, Lyautey
explique ses idées, celles de Gallieni, la manière dont tous deux les ont
mises en œuvre au Tonkin et à Madagascar. Jonnart écoute. Il trouve
l’officier séduisant, vif, et voit en lui l’agent idéal pour faire passer ses
idées dans les faits. Contrairement à son prédécesseur Revoil qui, sur les
problèmes des confins de l’Algérie et du Maroc, privilégiait
systématiquement l’arbitrage diplomatique, Jonnart est bien décidé à sortir
du marasme dans lequel l’Afrique du Nord est plongée. Il décide alors de
provoquer la nomination de Lyautey dans le Sud oranais, aux confins de
l’Algérie et du Maroc, avec le grade de général de brigade. Oubliés, la
retraite et les projets peu exaltants. Le nouveau décor est planté, celui du
désert. Pour Lyautey, deux personnages vont jouer, à distance, un rôle
déterminant : Jonnart, à Alger, et à Paris Delcassé, le ministre des Affaires
étrangères. Est-ce le début d’une nouvelle aventure ? En réalité, il va falloir
se débattre et s’orienter dans les méandres d’une politique française livrée à
ses faiblesses.
La personnalité de Charles Célestin Jonnart (1857-1927) est une des plus
remarquables de la IIIe République, même si l’Histoire a eu tendance à
l’oublier2. C’est une de ces figures du régime qui furent à la fois de grands
fonctionnaires et des politiques influents, et qui entrèrent dans l’action
publique sous l’impulsion de Gambetta. Issu de la vieille bourgeoisie rurale
de Saint-Omer, élevé dans une tradition républicaine, libérale, mais très
patriote, Charles Jonnart a été formé à l’École libre des sciences politiques,
dont il a retenu les leçons de réalisme et de pragmatisme politique. Il
découvre l’Algérie à la fin des années 1870, dans des conditions très
proches de Lyautey : il subit le même émerveillement devant la lumière, la
splendeur des paysages, même si c’est sur un registre moins littéraire… À
la fin de 1881, alors qu’il est encore étudiant, Jonnart rencontre Gambetta,
alors président du Conseil, à l’occasion d’un déjeuner. Lorsque le grand
homme, interrogeant à la cantonade la délégation de jeunes gens avec
lesquels il est attablé, remarque ce garçon réservé et lui demande quels sont
ses projets, ce dernier lui avoue tout de go son intention de présenter le
concours du Conseil d’État. « C’est là un asile de tout repos, pour abriter les
gloires à leur déclin, les fonctionnaires âgés, fatigués ou n’ayant pas
réussi », tranche Gambetta, qui dit préférer voir la jeunesse entreprenante
s’engager aux Colonies. Remarqué ainsi au plus haut niveau de l’État, le
jeune Jonnart est contacté quelques jours plus tard par le gouverneur
général de l’Algérie, Tirman, qui lui propose de le prendre à son cabinet.
C’est le début d’une longue et prestigieuse carrière. En Algérie, Jonnart
prend vite la mesure des inconvénients d’une centralisation excessive et des
limites d’un système où l’on transpose brutalement aux musulmans les
règlements de la métropole. Revenu en France en 1885, il s’engage dans la
vie politique, dans son Pas-de-Calais natal. Élu député en 1889, il s’impose
rapidement comme l’une des personnalités montantes de la République
libérale, à l’image d’un Poincaré ou d’un Barthou, qui sont de la même
génération. Ce modéré, ce libéral, consacre toute son attention à la question
sociale dans laquelle il voit l’un des défis du régime nouveau. Il entre au
gouvernement en décembre 1893, au ministère des Travaux publics –
Casimir-Perier étant président du Conseil. Mais le cabinet ne tient que six
mois : Jonnart reprend aussitôt son rang à la Chambre des députés où son
influence est désormais bien assise. Il a des visées claires sur le
gouvernement général de l’Algérie, alors confié à Jules Cambon, frère de
Paul. Cambon est critiqué par les Français d’Algérie qui lui reprochent une
politique trop favorable aux Arabes. Mais il parvient à se maintenir.
Toutefois, à cette occasion, l’idée s’insinue dans les esprits, notamment au
sein du « parti colonial » naissant, que Jonnart ferait, le moment venu, le
meilleur des gouverneurs généraux. Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir
de Waldeck-Rousseau pour qu’il soit imposé dans cette fonction. Encore
cette première expérience est-elle de courte durée : nommé en
septembre 1900 pour un mandat de six mois, renouvelable, qui lui permet
de conserver son siège de député, Jonnart doit quitter ses fonctions dès le
printemps suivant, officiellement pour des motifs d’ordre privé, en réalité
en raison de la vive opposition des Européens d’Algérie envers les
prodromes de sa politique indigène. C’est seulement en 1903 qu’il est
définitivement nommé à Alger : les affaires de la colonie sont en plein
désordre, le gouvernement ne parvient pas à établir de véritable autorité, le
temps est venu d’envoyer un homme à poigne muni d’une solide expérience
politique. Combes désigne Jonnart qui, cette fois, restera en fonctions sans
interruption jusqu’en 1911.
Très tôt, ce politique expérimenté affirme son autorité et affiche un grand
souci d’indépendance vis-à-vis du gouvernement. Sa connaissance du
monde parlementaire lui procure de vastes marges de manœuvre que
favorise aussi une aptitude marquée à user des divisions et des hésitations
du milieu politique. Il se comporte en proconsul, recevant fastueusement,
prononçant discours sur discours, se déplaçant sans cesse sur le terrain.
Parallèlement, il conserve son siège de député du Pas-de-Calais et se
représente même – avec succès – aux élections de 1906. Il démissionnera
du gouvernement général en 1911 pour des raisons de politique intérieure,
mais aussi parce qu’il n’aura pas su imposer son arbitrage au milieu de la
politique algérienne, partagé entre « libéraux » partisans d’une grande
politique indigène et conservateurs attachés farouchement aux privilèges
des colons. Il était l’homme qu’il fallait à Lyautey – et Lyautey était
l’homme qu’il attendait.
Ce qui est intéressant, c’est la connaissance intime, un rien désabusée,
que Jonnart a acquise du régime et de ses impuissances. Quand il l’écoute à
ce dîner chez Charles-Roux, il n’en comprend que mieux les frustrations de
Lyautey et n’en est que plus porté à le soutenir. Son proconsulat d’Algérie
lui donne la liberté et la continuité dans l’action que le système politique
parisien ne peut lui apporter. En 1905, il donnera ce conseil à Lyautey :
faire accepter comme provisoire « ce qui n’eût même pas été examiné
comme définitif, mais qui devenait ensuite définitif par la permanence du
provisoire ». Il ne condamne pas pour autant le système, lui, le grand
notable républicain : il s’en sert pour accomplir ses desseins, jouant à la fois
de sa palette de « fonctionnaire » et de celle de député. Pour André
Maurois, c’est lui qui enseigne à Lyautey « les secrets des administrations
centrales », qui lui révèle que, « même dans l’organisation rigide,
napoléonienne, de la France moderne, un homme énergique peut agir
presque librement s’il a compris le jeu », lui encore qui lui apprendra plus
tard « l’art de manœuvrer les Ministres ».
En France, à cette époque, malgré la faiblesse structurelle du régime et la
médiocrité de la majorité en place, certaines personnalités politiques
s’efforcent encore d’organiser une vraie politique étrangère. Théophile
Delcassé est en quelque sorte leur chef de file, il tire sa force d’une
remarquable longévité politique, traversant les majorités de circonstance.
Mais la ligne qu’il choisit est maladroite, sans cohérence suffisante. Cet
Ariégeois issu d’un milieu modeste est de la même génération que Lyautey.
Son destin s’est joué d’abord dans le journalisme – il a collaboré au journal
de Gambetta, La République française, en marquant un intérêt précoce pour
la politique internationale. Il observe avec un intérêt très vif la personnalité
de Bismarck, grand artisan de la politique mondiale du moment, pour
laquelle il peut s’appuyer sur un pouvoir fort. Contrairement aux
monarchistes, Delcassé veut croire qu’une grande politique étrangère est
possible en France. En 1882, après la chute de Gambetta, accusé d’avoir
cédé à la tentation du pouvoir personnel, il écrit : « Pour ma part, je ne
conçois pas une République sans un pouvoir fort et responsable. Il faut,
dans un pays comme le nôtre, une main solide, une intelligence supérieure,
une volonté puissante, un but suprême. » Élu quelques années plus tard
député de l’Ariège, il entame une carrière politique qui le conduit au
ministère des Colonies, puis aux Affaires étrangères. Il est au Quai d’Orsay
sous Waldeck-Rousseau, et y demeurera jusqu’à la crise de Tanger, en
juin 1905. Delcassé est une personnalité qui a longtemps fasciné, en raison
de sa fermeté si visible dans un régime qui peinait à s’affirmer, en raison
aussi d’une continuité dans les vues politiques qui lui a permis de conduire,
pendant plusieurs années, une politique étrangère presque affranchie des
aléas de la politique quotidienne. Combes, dominé par sa passion
anticléricale, s’est désintéressé presque totalement des questions
diplomatiques, laissant le manœuvrier Delcassé bâtir sa politique étrangère
à l’insu, ou dans l’indifférence du milieu parlementaire. Le système aurait
pu fonctionner longtemps à petit régime si le ministre n’avait pas eu le tort
de poursuivre des objectifs contradictoires : d’un côté, marcher sur les
brisées de Jules Ferry, en privilégiant l’expansion coloniale – au risque de
s’aliéner l’Angleterre ; de l’autre, rester fidèle à une politique d’affirmation
continentale, dans l’esprit d’une revanche future – avec la certitude de
s’aliéner l’Allemagne. Sa stratégie de « synthèse » a été centrée sur la
question du Maroc, et c’est là le drame : la France, dans son esprit, établirait
sa domination au Maroc avec le soutien britannique – lui-même gagé, en
contrepartie, par l’abandon de toute prétention française sur l’Égypte ; le
Maroc deviendrait, pour la France républicaine, le point de départ d’une
politique de grandeur, imposée contre la volonté et les appétits de
Guillaume II et, plus profondément, contre l’inspiration pangermaniste
croissante de la diplomatie allemande, manifeste depuis la chute de
Bismarck. Delcassé avait retenu les leçons de Gambetta, trois principes fort
simples qui, dans son esprit, suffisaient à faire une politique : la conviction
qu’en définitive la seule vraie confrontation se ferait avec l’Allemagne et
que l’amitié avec l’Angleterre devait être à tout prix préservée, malgré les
aléas de la conjoncture et les mouvements d’humeur de l’opinion ; la
certitude que la France ne pourrait puiser ni force ni grandeur dans les
ressources seules de son régime politique, frappé d’une asthénie
irrémédiable ; et la conclusion logique de tout cela : qu’il lui appartiendrait
de chercher les sources de son énergie et de sa puissance ailleurs que sur le
continent, donc outre-mer. Mais, écrira Charles Benoist, « dans ce jeu, qui
pouvait mener à la guerre, Delcassé avait comme cartes l’armée aveuglée
par André et la marine désorganisée par Pelletan. Pas eux, ou pas cela. »
Cette politique sera condamnée par Maurras qui, dans Kiel et Tanger,
soulignera son irréalisme et son « prurit de munificence », ferments, selon
lui, d’une diplomatie purement « spéculative » qui ignore les vrais rapports
de force et la puissance réelle des États.
Lyautey comprendra très tôt qu’il existe une contradiction profonde entre
les ambitions du ministre, leur traduction politique par le Quai d’Orsay, et
les moyens dont la France dispose. Les ressorts dont Delcassé compte jouer
sont pourtant conséquents. La France est, avec l’Angleterre, l’un des grands
investisseurs mondiaux, avec des intérêts considérables en Russie, en
Espagne et au Portugal, en Autriche-Hongrie, dans l’Empire ottoman, et en
Italie. Les intérêts français sont également importants hors d’Europe,
notamment en Amérique latine, et forment une arme redoutable qui est
placée sous le contrôle direct du gouvernement. Ce dernier a le pouvoir
d’accepter ou de refuser les emprunts étrangers (opérations privées ou
emprunts d’État). Cette « diplomatie des capitaux » jouera, qu’on le veuille
ou non, un grand rôle dans la pénétration française au Maroc.
Il est vrai que par ses fragilités, l’empire chérifien est un terrain d’action
idéal. C’est une monarchie traditionnelle, fort ancienne – il est notoire que
ses relations diplomatiques officielles avec la France remontent à Louis
XIV –, mais décadente. Les frontières avec l’Algérie, fixées en principe par
traité depuis 1845, sont restées, au Sud, incertaines et agitées. La zone
frontière est longue de 1 200 kilomètres et large de 250. Quelques grandes
tribus connaissent une indépendance de fait : les Béni-Snassen, les Béni-
Guil, les Béni-Djérir et les Doui-Ménia. C’est un héritage impossible qui
s’est compliqué, au fil des ans, avec la désagrégation interne du Maroc. La
monarchie chérifienne est littéralement à la merci du plus fort qui se
présentera, alors même qu’elle offre à toutes les convoitises une terre riche
en ressources naturelles et une position stratégique essentielle aux portes de
la Méditerranée. Comme si cela ne suffisait pas, le pouvoir marocain,
malgré ses faiblesses, encourage les troubles à la frontière algérienne, et
appuie même, en 1864, l’insurrection des Oulad Sidi-Sheikh qui entraînent
dans leur sillage des tribus habituellement bienveillantes envers la France,
mais redoutant d’être harcelées et pillées. Les Français mettent longtemps à
comprendre que la meilleure garantie de la fidélité des tribus est de leur
offrir l’ordre et la sécurité. On installe, au début de la IIIe République,
quelques postes militaires sur les confins, mais le chef Bou Amama,
en 1878, prend les devants et tente d’unifier les tribus. Après qu’un
détachement spécialement dépêché (la mission Flatters) a été massacré, les
Français réagissent, mettent en fuite Bou Amama, créent de nouveaux
postes. Désormais, c’est plutôt la crainte de difficultés internationales qui
conduit à « geler » la situation aux confins.
Peu à peu, toutefois, les Français avancent leurs pions, en progressant au
Sahara. En 1900, ils ont occupé les oasis du Touat, du Tidikelt et du
Gourara, au Sud-Est du Maroc. Les confins algéro-marocains sont, au sud
du 34e parallèle, le domaine des hauts plateaux où vivent en toute liberté les
tribus nomades. Certains chefs locaux n’hésitent pas à lancer des raids
contre les postes français. L’assassinat d’un colon oranais au Maroc oriental
conduit le gouverneur général de l’Algérie à accroître sa pression sur le
sultan. En 1901 et 1902, des accords sont signés, qui définissent des zones
d’influence et organisent un système de police et de douane commun. Mais
les incidents ne cessent pas : le jeune sultan Abd-el-Aziz n’exerce qu’une
autorité partielle, largement déclarative, sur son territoire. Le 31 mai 1903,
une attaque spectaculaire est lancée au col de Zenarga contre Jonnart,
nouveau gouverneur général de l’Algérie, et son escorte : l’alerte est
chaude. Le gouvernement français, avisé par Jonnart, est désormais
déterminé à utiliser cette insécurité permanente comme argument de
pénétration au Maroc. Delcassé sait qu’il entre ainsi en concurrence avec
l’Angleterre et l’Espagne, puissances régionales, et surtout avec les
ambitions allemandes : la situation est plus compliquée encore qu’elle
n’était en Tunisie en 1882. En effet, les Anglais exercent une influence
active et constante auprès du sultan, notamment le diplomate Arthur
Nicolson qui agit en liaison avec l’ambassadeur allemand Mentzingen pour
inciter le souverain marocain à engager les réformes d’envergure dont le
royaume a besoin. La diplomatie française parvient à maintenir la pression,
grâce à l’action de son ministre, Saint-René-Taillandier, et malgré cette
alliance germano-britannique de circonstance. L’arme financière française a
vite fait de prouver son efficacité auprès d’un sultan fortement endetté. Les
grande banques françaises sont bientôt sur les rangs : le Crédit lyonnais, le
Comptoir d’escompte – émanation de la puissante Banque de Paris et des
Pays-Bas –, ainsi que la Compagnie marocaine, créée en 1902 à l’initiative
de l’industriel du Creusot, Schneider, qui voit venir avec convoitise
d’immenses marchés dans le domaine des infrastructures. L’Angleterre,
bientôt accaparée par la guerre des Boers, à l’extrémité méridionale de
l’Afrique, finit par laisser les mains libres à la France, dans l’espoir qu’elle
renonce de son côté à contester son hégémonie sur l’Égypte. C’est la
Banque de Paris et des Pays-Bas qui délivre le premier emprunt au sultan, à
la fin de 1902, pour un montant de 7 500 000 francs. L’engrenage est lancé,
le sultan Abd-el-Aziz passe rapidement sous le contrôle français. Delcassé a
pris soin de verrouiller le dispositif, en écartant toute participation de
banque étrangère et en contraignant Schneider et la Compagnie marocaine à
un rôle de second ordre auprès de la Banque de Paris, en attendant les
grands marchés de travaux publics que les investissements vont financer et
où chacun pourra trouver son compte. L’emprunt de 1904 (48 millions) met
définitivement le sultan dans la main de la Banque de Paris, à qui il
« confie » de surcroît la mission de doter le Maroc d’une banque d’État.
Jusque-là, Delcassé a accompli un parcours sans faute. La prochaine
étape est décisive : il faut procéder à la prise de contrôle politique du
Maroc. Les choses deviennent dès lors plus délicates : que diront les
puissances ? Si la France est à peu près assurée de la bienveillante neutralité
anglaise, on ne saurait en dire autant de l’Allemagne de Guillaume II, face à
laquelle seules peuvent compter de solides positions militaires aux
frontières. Le Maroc est une poudrière, où il faut jouer désormais
constamment, sans relâcher jamais l’attention, de la pression militaire et de
la pression diplomatique. Tout est une question de dosage, avec une
exigence ferme de prudence. La frontière des confins algéro-marocains est
la zone de toutes les tensions. Elle peut, si on n’y prend garde, précipiter la
France dans des affrontements prématurés, générateurs de crises
internationales graves. Dans ce contexte, une personnalité comme Lyautey
sera perçue comme une menace par le Quai d’Orsay dont la tendance
naturelle est de voir dans chaque officier supérieur aux Colonies un va-t-en-
guerre à la recherche d’une gloire facile… Entre deux stratégies – une
conquête progressive du Maroc depuis l’Algérie, par extensions
successives, et une mainmise politique et diplomatique sur le Makhzen –,
c’est la seconde qui est retenue par les Affaires étrangères. Mais,
politiquement, le gouvernement ne tranchera jamais vraiment, tandis que,
peu à peu, les intérêts commerciaux et financiers français s’installeront au
Maroc, réalisant ainsi ce que Daniel Rivet a appelé « un chef-d’œuvre de
colonisation rampante et insidieuse ».
Comment agir, du coup, quand les préoccupations des gouvernements
sont ailleurs, et quand les « bureaux » – Quai d’Orsay, Guerre, Colonies –
se partagent le pouvoir à coups de manœuvres dilatoires ? Delcassé a ses
propres vues – contradictoires, nous l’avons vu –, mais il doit aussi jouer
avec les objectifs propres des autres départements ministériels, notamment
les Colonies. Pendant les années d’Aïn Séfra, Lyautey sera pris entre des
feux croisés : la présidence du Conseil et le ministère de la Guerre – mais
Jonnart s’interpose et le couvre –, les Colonies – Eugène Étienne et son
réseau, qui interviennent en sa faveur – et les Affaires étrangères. Les
opérations frontalières sont aussi sous la surveillance constante de Jean
Jaurès qui oscille encore entre l’humanisme civilisateur de la tradition
républicaine – selon laquelle la France a une « mission » à accomplir au
Maroc – et une vision plus ouvertement anticoloniale qui emportera peu à
peu son adhésion et le conduira, en 1912, à s’opposer au traité de
protectorat. Du coup, Lyautey « bricole », en l’absence d’instructions plus
claires, et, ce faisant, préserve sa réputation et ménage son avenir
professionnel et national. Ces années du Sud oranais n’en restent pas moins
extraordinairement frustrantes : il ne peut jouer son jeu de manière décisive,
il est contraint à des gesticulations qui n’interviennent qu’à la marge, il
rabat de ses ambitions et se console au soleil d’Afrique.

UN DÉSERT « PLEIN DE LA FRANCE »

Car un seul bonheur compte dans l’immédiat pour Lyautey qui rejoint sa
nouvelle affectation : retrouver « la grande féerie », le bled et sa « drogue
de lumière ». Aïn Séfra, cette oasis de l’Ouest algérien, au pied des monts
du Ksour, l’accueille en octobre 1903. « Ce désert est plein de la France, on
l’y trouve à chaque pas. Mais ce n’est plus la France que l’on voit en
France, ce n’est plus la France des sophistes et des faux savants, ni des
raisonneurs dénués de raison. C’est la France vertueuse, pure, simple, la
France casquée de raison, cuirassée de fidélité. » C’est ainsi que Maxence,
le héros africain d’Ernest Psichari, décrira le désert d’Algérie dans ce
roman d’avant-guerre, Le Voyage du centurion. Les affinités du héros avec
Lyautey sont réelles, la fascination pour la pureté des paysages désertiques
est la même. Mais tandis que le jeune personnage du roman marche vers la
conversion au christianisme, Hubert, le Lorrain imprégné d’histoire et non
d’abstractions, qui a tout appris avec Gallieni et qui est déjà un homme mûr,
Lyautey, donc, est devenu un politique, un vrai. Ses préoccupations sont
plus terrestres. « Je suis bien installé, écrit-il à sa sœur, la subdivision est
confortable ; un rez-de-chaussée avec de grandes pièces ; très suffisamment
meublée et fournie. » L’heure est à la décontraction : rencontre avec les
officiers, visite des établissements militaires, promenade à cheval et tour de
Figuig, petite ville perdue aux confins du Maroc oriental. Cet ancien
marché caravanier est l’un des grands sites historiques du Sahara, autrefois
réputé pour sa richesse, ses lainages, ses bibliothèques – que célébrait au
XVIe siècle, déjà, Léon l’Africain. Le jeune général découvre Figuig aux
premières lueurs de l’aube. « Tout étincelait, les montagnes roses, les
coupoles blanches des koubas, la brume du matin sur les palmiers ; un
essaim de spahis en fourrageurs éclairait l’horizon ; un goum de burnous
rouges, burnous bleus, burnous blancs, m’escortait dans la joie du galop
allongé », écrit-il à Vogüé. C’est donc un homme en apparence apaisé qui
prend son nouveau commandement, muni de la certitude que l’action est à
nouveau proche. L’ennui, ce terrible ennui qui est sa hantise, s’éloigne à pas
comptés, avec Alençon, les perspectives de retraite prochaine…
C’est à ce moment précis de son existence que Lyautey retrouve un
homme qui semble avoir compté pour lui, même s’il ne fut jamais son
intime : Charles de Foucauld. On sait qu’ils ont correspondu, même si peu
de lettres nous sont restées. Et la relation qu’ils ont entretenue reste assez
mystérieuse. Après la mort de Lyautey, les Cahiers Charles de Foucauld, et
avec eux toute une tradition, ont voulu accréditer l’idée d’une entente
exceptionnelle entre ces deux figures mythiques. En décembre 1922, à
l’occasion de l’inauguration d’un monument à sa mémoire, Lyautey lui-
même reviendra sur ses liens personnels avec Foucauld : « C’était en 1903.
Je venais de prendre le commandement du Sud-Oranais à Aïn-Sefra. J’avais
connu Foucauld vingt ans auparavant. Il était alors lieutenant de houzards
dans la province de Constantine, et moi à Alger… Et, mon Dieu, nous
étions tous les deux lieutenants de houzards. Et il était un joyeux
compagnon. » En réalité, entre les deux hommes, il semble, au départ, que
cela n’ait pas spécialement « accroché ». Comme tout un chacun, Lyautey
connaît Charles de Foucauld surtout de réputation. Il n’ignore rien de son
extraordinaire aventure de 1883-1884, lorsqu’il avait secrètement exploré le
Maroc déguisé en rabbin. Il en avait rapporté un livre remarquable, riche en
informations géographiques et politiques. C’était une entreprise courageuse,
les tribus du bled es siba étant impitoyables pour les espions et les étrangers
indésirables. Foucauld, grâce à cette enquête, avait pu donner une mesure
exacte de l’autorité du Makhzen : nulle, ou inexistante sur de larges parties
du territoire. Il avait décrit des types de chef qui sauront, le moment venu,
inspirer les initiatives de Lyautey : ainsi, ce Sidi Ben Daoud, dont le
pouvoir est « une autorité spirituelle qui devient, quand il lui plaît, une
puissance temporelle ». Puis, au cours de ses séjours au Tonkin et à
Madagascar, Lyautey a entendu parler de la nouvelle vocation de Charles de
Foucauld, de ses publications, du charisme incroyable qui se dégage de lui.
Les deux hommes se revoient à Aïn Séfra, passent trois jours ensemble :
Lyautey se souviendra que, « dans la liberté des propos de table, on oubliait
parfois que le Père de Foucauld n’était plus le lieutenant de Foucauld. Lui
ne semblait nullement s’en formaliser ». C’est un autre homme qu’il a en
face de lui, et son hôte le comprend quand il apprend de son ordonnance,
après le départ du père, que, dans sa chambre, il a dormi à même le sol,
pendant trois nuits, dans son burnous… Bientôt, il prend la mesure de son
immense prestige en terre d’Islam : Foucauld est considéré comme un
véritable marabout. Lyautey assiste un jour à sa messe, dans la chapelle de
Béni-Abbès qu’il a lui-même édifiée. Il se sent comme projeté des années
en arrière, lorsqu’il cherchait à retrouver la foi entre les murs austères de la
Grande-Chartreuse. Mais désormais, il n’est plus le jeune officier tourmenté
par les incertitudes de sa personnalité. « C’était un dimanche, et je savais
que nous ne pouvions lui faire de plus grande joie que d’assister à sa messe.
Cette chapelle était une pauvre masure aux murs de toub, au sol en terre
battue. Il y avait là quelques Arabes, venus non pas pour se convertir – il
s’abstenait rigoureusement de toute pression directe à cet égard – mais
attirés par sa sainteté. Et, devant cet autel, qui n’était qu’une table en bois
blanc, devant ces vêtements sacerdotaux d’étoffe grossière, ce crucifix et
ces chandeliers en étain, devant toute cette misère, mais aussi devant ce
prêtre en extase offrant le sacrifice avec une ferveur qui emplissait le lieu de
lumière et de foi, nous éprouvâmes tous une émotion religieuse, un
sentiment de grandeur que nous n’avions jamais ressentis au même degré
dans les cathédrales les plus somptueuses, en face de la pompe des Offices
solennels. Par-delà les humbles murs de terre, au-delà de ces quelques
musulmans venus spontanément s’associer à la prière, c’était la vision de
l’immensité saharienne, de ce Sahara dont les dunes fauves venaient,
comme des vagues, battre le seuil même de la chapelle, et sur lequel il
régnait vraiment par la force de cette prière, de ses vertus, de son
sacrifice. » Peut-être, derrière ce tableau bien littéraire, et presque un peu
froid, peut-on déceler un sentiment plus mélangé que la simple admiration.
Dans sa pénétrante étude sur le caractère de Lyautey, Guillaume de Tarde
esquisse un parallèle très suggestif entre les deux hommes. L’un et l’autre
ont été des jeunes gens orgueilleux, éperdus d’ambition. Mais tandis que
l’un – Lyautey – n’a pas su épurer, sublimer son orgueil dans l’amour de
Dieu, l’autre – Foucauld – y est parvenu jusqu’à atteindre le stade suprême
de la sainteté. Le père de Foucauld renvoie à son alter ego une image qui
n’est autre que le fantôme de sa jeunesse, ce « Lyautey imaginaire » qui,
nous dit si justement Guillaume de Tarde, n’a pas su renoncer à la gloire ni
aux satisfactions terrestres. Du coup, le militaire est comme écrasé par
l’humilité de son double qui a su « se hausser, seul et nu, sur ce piédestal
immense : le Sahara ». Et de Tarde conclut : « Entre les deux hommes,
l’étincelle, manifestement, n’a pas jailli. L’entourage de Lyautey, qui les
avait vus ensemble, disait : ils s’estimaient mais restaient étrangers l’un à
l’autre […]. C’est qu’en présence de Foucauld, Lyautey se sentait interdit,
comme au seuil d’un monde inaccessible, devant ce noble ermite blanc,
dont la sainteté restait hors d’atteinte de sa séduction profane, dont
l’humilité même l’admirait de trop haut. Cette apparition candide évoquait
en lui le souvenir lointain du temps de sa double âme ; elle était le fantôme
de son âme abandonnée, la plus pure, la plus noble, dont l’orgueil avait le
moins d’ambition et le plus d’exigence. Elle était le Lyautey imaginaire de
toute sa jeunesse, le Lyautey de la Grande Chartreuse et des nuits exaltées
de Saint-Cyr. Et ce fantôme le regardait s’agiter pour la gloire terrestre. »
Ceci explique sans doute que la personnalité de Charles de Foucauld –
comme, nous le verrons, celle d’Isabelle Eberhardt – n’ait fait que traverser
l’univers familier de Lyautey, celui qui se dégage de ses lettres, ou des
propos tenus à ses proches. S’il a été marqué par ces rencontres, il n’a pas
su, ou voulu l’exprimer. Ces doubles qu’il croyait reconnaître en eux
avaient trouvé leur destin. Lui le recherchait toujours, et ne pouvait que
s’étourdir dans l’action.
L’action, Lyautey est vite aspiré par elle, et il doit se laisser emporter,
pour ne pas être repris par les démons du doute. Les confins du Maroc sont
une zone en turbulence permanente, les incursions des Beraber sont
constantes, c’est en même temps la porte du royaume chérifien, avec tous
les problèmes que cela suppose, et avec tous les espoirs que cela suscite.
Nul ne peut s’imaginer que le tout nouveau général, dont les idées sont déjà
connues, se limitera à de simples tâches de maintien de l’ordre. Non sans
mauvaise foi, il ne va cesser de se plaindre, de dénoncer les entraves
apportées à son action. Seule angoisse immédiate pour lui, s’affranchir de la
chaîne classique de commandement. Il l’a dit, il lui faut, pour agir,
concentrer entre ses mains tous les leviers, donc se libérer de la tutelle de la
division d’Oran et obtenir une vraie capacité d’agir. Car il a pris, au Tonkin
et à Madagascar, de ces habitudes dont un esprit indépendant comme le sien
se défait difficilement. Il se trouve que les territoires du Sud sont répartis en
trois commandements : Ghardaïa dépend d’Alger, Touggourt de
Constantine… et Aïn Séfra d’Oran. Dans sa correspondance des premiers
jours, Lyautey manifeste une humeur badine, plaisante sur lui-même, sur
son nouveau grade qui l’a contraint de quitter son dolman bleu et lui interdit
désormais de se prendre « pour un jeune homme » – ce qu’il a pourtant
cessé d’être depuis quelque temps… mais, dans le même temps, il n’omet
pas de se plaindre auprès d’Eugène Étienne, qui n’est pas alors au
gouvernement, mais qui, comme député d’Oran, vice-président de la
Chambre et chef de file du parti colonial, exerce la plus grande influence
dans les sphères du pouvoir. Dès la fin du mois d’octobre, Lyautey menace
de rendre son commandement si l’on s’obstine à faire de lui le simple
exécutant de sa hiérarchie immédiate, si on le confine, dit-il, dans le métier
« d’archiviste et d’adjudant de place ». Bien entendu, il exagère : sa
situation est normale, elle est dans l’ordre naturel des choses. Général de
brigade, il est subordonné au général de division… Mais cela fait fort
longtemps qu’il ne raisonne plus en militaire, qu’il raisonne en politique. Il
ne craint pas, d’ailleurs, de se référer à « l’opinion », qui attend de lui qu’il
mette en œuvre la doctrine Gallieni, et son savant dosage d’action politique
et de manœuvre militaire.
En novembre, Lyautey obtient, non sans mal, gain de cause. Il a su faire
jouer ses réseaux. Il aura le commandement effectif et direct de ses troupes,
l’autonomie de sa subdivision – munie de ses services propres d’intendance,
de santé, de génie, d’artillerie –, une délégation de crédits, l’autorisation de
prendre les premières initiatives sur le terrain, même si c’est dans un cadre
limité et en fonction des circonstances… et surtout, l’essentiel pour lui, la
liaison directe avec Jonnart, sous couvert d’une hiérarchie de facto court-
circuitée. Cette attitude achève de le signaler à la mauvaise humeur du
ministère de la Guerre où on apprécie moins que jamais ce général
royaliste, mondain et frondeur.
Lyautey a déjà livré au gouverneur général un aperçu sur la situation de
la zone frontière qui se trouve être, de manière fâcheuse, une ligne de
communication et de ravitaillement, avec « ce paradoxe que cette ligne, où
la présence des magasins et la circulation de nombreux convois constituent
un appât constant, est obligée de se défendre sur elle-même, ce qui aboutit à
de véritables impossibilités ». C’est le type même de situation que
profondément il réprouve. Placé sans cesse sur la défensive, il a le
sentiment d’avoir à protéger un simple « point », quand toute son énergie
veut être dirigée vers l’édification d’une « zone », d’un « centre d’action et
d’influence ». Toute l’ambiguïté de sa position est là. Pour lui, les confins
de l’Algérie et du Maroc doivent être une base d’expansion, non un poste,
un abcès de fixation qu’il faut tenir. Non qu’il songe à une pénétration
profonde au Maroc par le Sud oranais. Son propos est plutôt de fortifier les
positions françaises dans la zone, pour en faire un point d’appui solide,
l’axe de pénétration étant plutôt, dans son esprit, au nord-est du Maroc. Et
de manière plus générale, ce qui l’intéresse au plan politique, militaire,
administratif, c’est l’action et la décision, non le temporaire et le dilatoire.
Tel est bien le sens des instructions qu’il donne à ses officiers, sans attendre
la moindre confirmation de sa hiérarchie. S’il désigne, comme objectif de
son action, « la constitution définitive du système de protection », c’est par
euphémisme. Le résultat obtenu « se fera non pas par colonnes, ni par coup
de force, mais par tache d’huile, par une progression faite pas à pas, en
jouant alternativement de tous les éléments locaux, en utilisant les divisions
et les rivalités des tribus entre elles et de leurs chefs ».

PREMIERS ÉLÉMENTS D’UNE POLITIQUE LYAUTÉENNE

La voilà, pour lui, la prochaine étape : libéré de ses premières entraves, il


lui faut désormais définir un programme d’action politique, loin des
stratégies cauteleuses du Quai d’Orsay et des incertitudes
gouvernementales. En clair, Lyautey veut faire, dans la région, la politique
de la France, il prend les devants et, du coup, ne tarde pas à susciter des
réactions dont il se targue peu de temps après, presque avec fierté, auprès de
sa sœur : « Grosses, grosses difficultés avec l’autorité militaire, division et
corps d’armée avec qui c’est presque le conflit ; ils ne sont pas habitués à
voir des gens qui montrent les dents et qui se fichent de la discipline quand
les intérêts qui leur sont confiés sont en jeu » (20 décembre 1903). Et on
peut le croire lorsqu’il ajoute : « Les bureaux sont affolés, je le sais et m’en
amuse. » Il n’est pas pour autant inconscient, dans la mesure où il sait
pouvoir compter, en dernier ressort, sur le soutien de Jonnart, dont les
conceptions de la politique et des rapports humains sont, dans le fond, très
proches des siennes. À son ami Max Leclerc, Lyautey écrit qu’il pose les
premiers jalons qui permettront de « digérer » le Maroc. À cet égard, il
compte, comme toujours, sur la presse et son rôle de caisse de résonance.
Mais, pour son malheur, la crise internationale en Extrême-Orient détourne
pour un temps l’attention du théâtre « colonial ». La Russie et le Japon sont
en crise ouverte au sujet de la Mandchourie, ce qui crée des états d’âme au
sein du gouvernement français. Car la France est désormais liée étroitement
avec la Grande-Bretagne… qui est elle-même alliée avec le Japon depuis
janvier 1902, et clairement hostile à l’expansion russe en Asie centrale et en
Extrême-Orient. Entre l’alliance franco-russe et l’Entente cordiale, la
France semble pencher de plus en plus vers le rapprochement avec Londres.
L’ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, s’efforce habilement
de résoudre ces contradictions. Il ne cesse de négocier des arrangements en
Afrique qui permettraient de régler définitivement la rivalité franco-
britannique par un clair et définitif partage d’influences. Londres
souhaiterait avoir enfin les mains totalement libres en Égypte, « en
échange » du Maroc. Cependant, comme l’écrit Cambon à son fils, lui-
même diplomate, le 10 décembre 1903, « en échange de l’Égypte nous
aurons le Maroc mais qu’y ferons-nous ? Pour exercer une action sur le
Gouvernement marocain il faudrait que nous soyons décidés à employer au
besoin la force […]. M. Jaurès a fait la proposition d’établir dans les tribus
marocaines de la frontière des institutions de bienfaisance pour les
conquérir aux idées françaises. C’est un comble. » Cambon est un esprit
remarquable, qui connaît les faiblesses du régime : c’est encore un
gambettiste… Il avait déploré, en son temps, la démission de Casimir-
Perier, qui donnait à nouveau à la France « l’air d’une nation ingouvernable
et bonne à ne faire que des révolutions », et permettait à l’Angleterre
d’avancer un peu plus ses pions en Afrique : « Comment demander,
écrivait-il alors, à des Ministres de six mois et à un pays perdu dans la
contemplation des infiniment petits de sa politique intérieure d’avoir une
tradition, un dessein suivi, une idée quelconque sur les choses du dehors ? »
La proposition de « pénétration pacifique » faite par Jaurès, le
bouillonnant dirigeant socialiste, ne déplaît pourtant pas à Lyautey : fondée
sur une politique d’amitié systématique avec les tribus, elle permettrait
d’obtenir de l’argent et de le consacrer au développement économique,
sanitaire, scolaire. « Cela coûterait certes moins cher que des colonnes et
cela rapporterait plus », écrit-il en février 1904 à Eugène Étienne. Sur le
plan diplomatique, cette démarche est totalement compatible avec l’accord
franco-marocain. En avril 1904, il entend rassurer : « Il ne peut venir à
l’idée de personne, au courant des affaires algériennes et marocaines, de
penser que la conquête du Maroc – si conquête il y a – doive se faire par le
Sud-Oranais à travers les sables et les pierres du Sahara. » L’essentiel, dans
l’immédiat, est d’installer un solide point d’appui qui pourra se révéler
précieux, le jour venu, si la conquête ou la pénétration s’effectuent par
d’autres voies. Eugène Étienne continue de le soutenir activement, donnant
même une interview dans Le Temps où il propose de lui confier le
commandement de l’ensemble de la zone-frontière. Lyautey juge la
démarche prématurée, mais il s’ouvre à Étienne de ses intentions futures
(lettre du 26 mai 1904) : « Je persiste à croire que, pour ce côté-ci, la
meilleure solution sera la constitution d’un commandement “à cheval” sur
les deux pays, selon le projet Jonnart, et je me vois très bien, dans un avenir
donné, général français pour la marche algérienne et sirdar marocain pour la
marche marocaine, recevant pour la première les ordres d’Alger et pour la
seconde des ordres de notre futur Lord Cromer. »
Il fait ainsi le parallèle avec l’Égypte et Kitchener. Ce parallèle n’a rien
d’innocent. Il montre que Lyautey connaît l’histoire récente et qu’il entend
bien se donner les moyens, précis et subtils, de son ambition. Il rêve d’être
le Kitchener français, ce qui n’est pas rien.
Kitchener était de lointaine ascendance française, du côté de sa mère.
Enfant de santé délicate, il avait passé, adolescent, ses vacances à Dinan, en
Bretagne ; il maîtrisait parfaitement le français, et il admirait la France
suffisamment pour qu’au moment du désastre de 1870, sortant tout juste de
l’école des Cadets, il décide, avec un camarade, de s’engager dans les
bataillons de mobiles de l’armée française. Affecté en Palestine pour le
compte de l’Intelligence Service, il avait découvert l’Orient avec
fascination, avant d’exercer à Chypre, puis en Égypte où, après la crise
internationale de 1882, on lui avait confié le commandement en second de
la cavalerie du khédive. Il y était encore lorsque le Mahdi, envoyé de Dieu,
successeur du Prophète, avait soulevé le Soudan contre l’Égypte, et lorsque
le gouvernement Gladstone avait envoyé sur place le général Gordon afin
d’organiser l’évacuation de Khartoum. Ce dernier, sorte de génie illuminé,
obsédé par la lecture de la Bible, avait transformé sa mission initiale en une
opération de grande envergure et avait tenté d’écraser la révolte avec des
moyens militaires très médiocres, en comptant sur son prestige très réel
auprès des indigènes. Le peuple britannique avait été séduit, le
gouvernement Gladstone embarrassé. Kitchener avait organisé l’opération,
trop tardive, de récupération du général, n’avait pu sauver ce dernier, puis
était rentré en Angleterre où, pour récompense de ses bons et loyaux
services outre-mer, il avait reçu, à trente-cinq ans, le grade de lieutenant-
colonel. Peu de temps après, il revenait en Égypte avec le grade d’adjudant
général de l’armée du khédive. Puis il était nommé en 1892, à quarante-
deux ans, « sirdar », c’est-à-dire général en chef de l’armée égyptienne.
Pendant plusieurs années, il avait entrepris, par des opérations successives,
la pacification du Soudan et l’éradication du mouvement mahdiste qui,
malgré la mort du Mahdi lui-même, dès 1885, n’avait pas relâché sa
pression. La méthode de Kitchener reposait sur une solide connaissance du
pays, une technique rigoureuse du commandement, une grande fermeté face
au désordre. Il inspirait la plus grande méfiance au milieu politique de
Londres, mais il avait toujours surmonté les obstacles grâce à deux atouts :
sa popularité et le soutien de l’autorité britannique locale, en l’espèce lord
Cromer.
Sir Evelyn Baring, fait par la suite lord Cromer par la reine Victoria, avait
été, au début des années 1880, le représentant britannique auprès de la
Commission de la Dette, constituée par la France et la Grande-Bretagne
pour obtenir du khédive Ismaïl – « qui, tout en prodiguant des millions aux
ballerines de Paris, nourrissait d’étranges rêves de gloire et de
domination », comme l’écrit Lytton Strachey dans Victoriens éminents –,
des garanties financières sur les dettes importantes qu’il avait contractées à
leur égard. Peu à peu, Baring était devenu le personnage dominant en
Égypte, développant un quasi-protectorat de fait au grand dam du
gouvernement français.
Lord Cromer, c’est le Jonnart britannique – fin politique, légèrement
retors. S’il avait porté son choix sur Kitchener, c’était en raison de son
profil singulier que nous avons déjà eu l’occasion de souligner. Comme
l’écrit l’historien John Pollock, la reconquête du Soudan, dans l’esprit de
Baring, « devait reposer plus sur les qualités d’organisation, de formation et
de stricte économie que sur le brio stratégique ». En clair, Kitchener était
perçu comme un administrateur de talent, capable de fonctionner
efficacement sans trop mettre à contribution les caisses du Trésor
britannique, déjà fort sollicitées. Il était réputé pour son habileté, sa
souplesse, sa connaissance aiguë des mœurs locales. Il avait compris que
l’autorité britannique en Égypte serait d’autant plus grande dans les faits
que celle du khédive le serait dans les apparences. Il haïssait la
bureaucratie, la paperasserie, les rigueurs inutiles. Ce mélange d’autorité et
d’anticonformisme, cette aisance d’administrateur et cette compréhension
subtile de la culture indigène, cette complicité de bon aloi avec un grand
personnage gouvernemental – lord Cromer sut défendre son « poulain » bec
et ongles contre l’establishment politique et militaire – ne pouvaient rester
sans résonance auprès d’un esprit aussi cultivé et anglophile que Lyautey…
Mais pour le duo Jonnart/Cromer-Lyautey/Kitchener, les obstacles sont
nombreux, les résistances des « bureaux » à Paris permanentes, les critiques
à la Chambre incessantes. Très tôt, Lyautey passe par ces périodes de
découragement et ces menaces de démission qui sont un des traits
marquants de son caractère. Jonnart, qui s’en rend compte, lui écrit, en
juillet 1904 : « Mon cher Général, comme à tous les hommes d’action il
vous arrive de trouver que les choses vont très lentement, que certaines
petites résistances se parent d’arguments absurdes et que les administrations
centrales ont trop la tendance de contrarier les initiatives et d’opposer leurs
arguments […] mais le monde est ainsi fait. Nous ne le réformerons pas.
L’important est d’avancer toujours, si peu que ce soit, de réaliser quelque
chose de son œuvre chaque jour. » Il l’assure que les résultats obtenus dans
le Sud oranais sont reconnus par ceux qui sont « capables d’un jugement »
sur le sujet. Mais il lui faut revenir sans cesse à la charge, pour remonter le
moral souvent défaillant d’un Lyautey exaspéré, et lui redire que c’est ainsi
que, sous la IIIe République, les choses concrètement avancent.
Et elles avancent, d’ailleurs : d’un mal, ou d’une erreur, peut même sortir
un bien. Le 8 avril 1904, Paris et Londres ont signé un accord qui règle
définitivement leur contentieux colonial : la France reconnaît l’hégémonie
britannique en Égypte, l’Angleterre admet la prépondérance française au
Maroc, mais à la condition expresse que la liberté commerciale y soit
maintenue. Seule l’Allemagne, désormais, est en position de contester la
mainmise de la France sur le Maroc. Mais c’est là que le bât blesse…
Jusque-là, Delcassé a bénéficié de l’abstention réservée du président du
Conseil et du milieu parlementaire. Après l’épreuve de Fachoda, la tension
entre Paris et Londres n’a cessé de diminuer. Les manœuvres du ministre
ont pu s’accomplir dans une liberté presque totale, en liaison avec ce très
grand diplomate qu’est Paul Cambon. Mais avec l’Allemagne, qui n’est
plus l’Allemagne de Bismarck mais celle de Guillaume II, la diplomatie
peut verser rapidement dans l’irrationnel et le danger pur. Or, ni Combes, ni
les députés et sénateurs ne veulent courir le risque d’une guerre. Dans le
rapport de forces qui s’esquisse, le ministre des Affaires étrangères va vite
mesurer à quel point il est démuni, et privé de tout soutien véritable au
sommet de l’État, avec un « système » qui n’a guère d’autre relais que
quelques personnalités du Quai d’Orsay, ses fidèles… et un Lyautey
lointain, qu’il connaît mal et ne sait pas utiliser, et contre lequel ses
collaborateurs le mettent en garde tant ils craignent une initiative
intempestive de sa part aux frontières de l’empire chérifien.
Delcassé, contrairement à Lyautey, surestime la solidité et la cohérence
du Makhzen, l’administration du sultan. Il croit acquérir une marge de
manœuvre suffisante en se garantissant la neutralité bienveillante de
l’Angleterre, et en donnant quelques gages en sous-main à l’Espagne pour
apaiser ses appétits. Sous l’influence, à la fois, du « parti colonial », dont
l’organe est toujours le Comité de l’Afrique française, sous l’influence aussi
du ministre de France à Tanger, Saint-René-Taillandier, il décide d’accélérer
le mouvement de pénétration pacifique. La méthode est simple, presque
sommaire : elle consiste à noyauter l’entourage du sultan grâce à l’envoi de
conseillers, et à faire, dans des délais rapides, du ministre de France le
véritable maître d’œuvre de la politique du royaume. Il s’agit donc de créer
le protectorat dans les faits avant de l’inscrire dans le droit. C’est pour cette
raison que Saint-René-Taillandier est envoyé à Fès : sa mission est d’établir
le protectorat à marche forcée.
Le Quai d’Orsay entre ainsi en contradiction directe avec les
préconisations de Jonnart et de Lyautey qui recommandent, eux, la
progression par étapes. Jonnart a fait sienne la doctrine Lyautey :
« digérer », et non conquérir le Maroc ; répliquer sans faiblesses aux
agressions ponctuelles des tribus, négocier en parallèle sans relâche, c’est la
politique de la « tache d’huile » qui permettra à la France de tisser
lentement sa toile dans la région, depuis la zone des confins, et surtout de
garantir la sécurité de l’Algérie. Ce dernier point est capital, et totalement
négligé par le Quai d’Orsay : l’insécurité sur les confins est une menace
permanente pour les territoires du Sud algérien. Lyautey et Jonnart
n’excluent nullement que la situation dégénère et que la région puisse être
soumise à un embrasement général à caractère religieux. Ce souci est
désormais incompatible avec la politique esquissée par la légation de
Tanger qui vise à constituer des postes marocains commandés par des
Français sur le territoire chérifien, en discordance directe avec les initiatives
que peut être conduit à prendre, pour sa part, Lyautey depuis le Sud oranais.
D’un côté de la frontière, la France dispose d’un solide point d’appui, d’où
l’on peut rayonner : l’Algérie. De l’autre, elle est confrontée à un territoire
qui n’est pas pacifié, où l’autorité du sultan, quoiqu’il s’en défende, est loin
d’être absolue, et où s’affrontent de surcroît les plus dangereuses rivalités
internationales. Les frontières du Maroc sont devenues, au plan régional
comme au plan européen, une véritable poudrière.
Et donc, lorsque dans un but strictement défensif, Jonnart et Lyautey
décident de tenter un coup de force, en juillet, en occupant Ras el-Aïn,
position stratégique des confins, la réaction du Quai d’Orsay est
immédiatement négative. L’un des soutiens politiques essentiels de Lyautey
et Jonnart, dans cette affaire où ils ont agi sans mandat officiel, est Eugène
Étienne. Cet appui n’a cessé de s’affirmer au cours des mois, il devient
même encombrant. Au cours d’un banquet parisien organisé en juin par le
Comité du Maroc, Étienne avait été jusqu’à ovationner le fougueux général.
« Une telle confiance si publiquement proclamée est un peu lourde à
porter », avait écrit ce dernier à son fidèle soutien… et ce n’était pas de sa
part fausse modestie, mais simplement l’appréhension, faite d’habitude et
de bon sens, des réactions négatives qu’une « médiatisation » excessive
pourrait provoquer au sein d’une institution militaire qu’il connaît mieux
que personne – sans compter les réactions parlementaires, qu’il se garde de
sous-estimer, et celles des Affaires étrangères. Lyautey a appris de Gallieni
et Jonnart qu’en politique il faut doser habilement la confidentialité de
projets longuement mûris et la subtilité d’exercices de propagande bien
maîtrisés. En juillet, il se plaint encore, dans une lettre à de Vogüé, de la
« réclame » excessive que lui font Étienne et Thomson, compromettant
ainsi « cette pénétration discrète du Maroc qu’il a commencée
clandestinement ».
De fait, l’expédition de Ras el-Aïn suscite l’émotion du milieu politique,
et surtout celle de la presse. Les effets de la campagne d’opinion ne se font
pas attendre, et elles justifient toutes les inquiétudes de Lyautey. On
apprend bientôt que le Conseil des ministres, relayant la position du Quai,
demande le retrait de la colonne d’observation, par crainte que la France ne
soit entraînée malgré elle dans des opérations de grande ampleur au Maroc.
Or, la présence de cette colonne sur une position avancée n’avait bien pour
fonction que de garantir la zone frontière contre de nouveaux désordres.
C’était un point d’appui psychologique, à destination des tribus, dans le
cadre de l’éternelle politique de la tache d’huile. Le déploiement avait été
décidé après que le rebelle Bou Amama, auteur de nombreux coups de main
contre les Français, se fut installé à proximité immédiate de la frontière, au
sud d’Oujda, en plein territoire marocain, afin de narguer Lyautey. En
installant une forte reconnaissance au point d’eau de Ras el-Aïn, ce dernier
s’assurait une présence parfaitement légale en territoire marocain – dans la
mesure où les accords de 1902 avaient désigné ce point comme siège d’un
poste de police mixte, dans la mesure, surtout, où le Makhzen et la
population locale étaient trop heureux d’être ainsi placés sous la protection
des troupes françaises sans autre engagement de leur part. Mais les
ambiguïtés de la politique marocaine étant ce qu’elles sont, le sultan a été
conduit à demander le retrait français, au terme d’une active campagne de
presse. Du coup, le 31 juillet, Lyautey envoie au ministère de la Guerre un
télégramme en forme d’ultimatum, qui contient toute sa doctrine :
« M’étant engagé personnellement vis-à-vis des populations au nom de la
France que nous ne les abandonnerions plus, les protégerions et les ayant
ainsi amenées à se grouper autour de nous et à retrouver sécurité et trafic
inconnus depuis sept ans, je ne pourrais, sans manquer à l’honneur,
procéder moi-même à cette mesure et, si elle est maintenue, je demande
respectueusement à être mis immédiatement en disponibilité. » Réclamant à
Étienne, dans la foulée, plus de discrétion, il se déclare résolu à temporiser,
invoquant « l’organisation archaïque du commandement en Algérie, les
hésitations du Quai d’Orsay, les passions des partis, le retard de toute
décision ». Et il ajoute, quelque temps plus tard : « C’est le triomphe de la
politique des coups de fusil, de toute la vieille école qui ricane
depuis 10 mois de mes ménagements, de mes préparations politiques, de
mes pénétrations pacifiques, et qui aujourd’hui se frotte les mains. »
La crise est à nouveau ouverte, la menace de démission constante. À la
mi-août, toutefois, grâce au soutien de Jonnart, mais grâce aussi – une fois
n’est pas coutume – au soutien de sa hiérarchie immédiate, en la personne
du général Servières, l’évacuation est différée – et l’occupation présentée
comme « provisoire », en espérant que ce provisoire durera… Lyautey
obtient gain de cause, et, pour inscrire dans la durée le succès obtenu,
propose à Jonnart une solution de compromis très politique qui doit
permettre à la France de protéger ses intérêts, et au sultan de sauver la
face… La proposition est simple : on évacue les troupes françaises de la
kasbah – remise aux autorités marocaines, en même temps que l’infirmerie
créée par les Français – et on les installe dans un camp établi à proximité,
qui sera pour la circonstance transformé en poste officiel et durable. Cette
solution « laisserait à l’Algérie tout le bénéfice de l’occupation actuelle au
point de vue de sa sécurité qu’elle ne peut pourtant pas perdre un instant de
vue […], et en même temps donnerait au Makhzen la satisfaction de
l’évacuation de la casbah […] tout en laissant audit Makhzen le bénéfice
des améliorations considérables que nous avons apportées dans cette casbah
et en laissant à la région le bénéfice des institutions pacifiques que nous y
avons créées et que nous ne saurions laisser sans protection ». Toute la
philosophie future du protectorat est contenue dans ce développement à la
fois incisif et balancé… Il ne reste à Jonnart qu’à convaincre le Quai
d’Orsay qu’aucun risque d’engrenage militaire n’est à redouter et que le
principe de la « pénétration pacifique » est respecté. Dans une lettre
du 19 décembre 1904 à son ami François Charles-Roux – un de ses contacts
les plus fiables au ministère des Affaires étrangères –, Lyautey se défend
des accusations de la légation de Tanger qui lui font grief de mener une
politique plus ou moins larvée de « coups de force ». Il affirme n’avoir pour
but que la protection de l’Algérie, tâche nécessairement peu orthodoxe dans
une région-frontière où « le territoire marocain n’est pas assez déterminé ni
déterminable » et où « les pâturages de nos tribus et des leurs y sont trop
enchevêtrés ». Avec cette observation si significative : « … la diplomatie
anglaise n’y manquerait pas. » De son côté, Jonnart, une fois encore, lui
écrit des paroles de soutien, de réconfort : « Nous sommes associés et
faisons pour le mieux, dans l’intérêt de notre pays. Qu’importent les roquets
qui aboient à nos chausses ! »

UN GÉNÉRAL SOUS SURVEILLANCE

Pourquoi tant de réticences envers Lyautey ? C’est que l’homme paraît


décidément insaisissable. Plutôt mal vu au sein de l’institution militaire, en
raison de son tempérament indépendant, parfois proche du fantasque, de
son goût prononcé pour la politique, de ses opinions monarchistes, qui vont
de pair avec un anticonformisme sincère, le général suscite une plus grande
défiance encore dans le milieu diplomatique qui a l’imprévisible en horreur.
Il est certain que le souvenir de Fachoda joue son rôle. Ainsi, ces
aventuriers en terre africaine qui ne reconnaissent vraiment aucune
autorité – les Marchand, les Gallieni, les Lyautey – ne sont aimés ni dans
leur milieu d’origine, l’armée, ni dans les hautes sphères administratives
comme le Quai. Rien n’y fera, s’écrie Lyautey avec franchise, « je suis le
hideux militaire et tous les gages que je donne depuis dix ans de mon
amilitarisme ne comptent de rien ». Et il ajoute : « Et avec tout cela on se
fera acculer tôt ou tard à l’intervention armée sous la forme
“expéditionnaire”, ce que je voudrais avant toutes choses éviter. » Comment
s’étonner des réticences que peuvent inspirer de tels hommes aux cercles du
pouvoir parisiens ? Le capitaine Marchand avait été le héros involontaire
d’une expédition aux objectifs politiques confus. Il n’était pas responsable
des erreurs d’appréciation du ministre de l’époque, Hanotaux, ni de la
rivalité entre le Quai d’Orsay et la jeune administration des Colonies. Mais
il incarnait bien ce héros colonial auquel on ne pouvait manquer d’assimiler
un homme comme Lyautey. Comme l’a écrit Daniel Halévy,
« entre 1880 et 1895, beaucoup de jeunes hommes se passionnèrent pour les
entreprises coloniales – officiers, universitaires, gens de loisir. Je crois que,
si on les connaissait un par un, on trouverait que presque tous appartenaient
à cette bourgeoisie conservatrice, à cette aristocratie, que le parti
républicain écartait de la politique. Ces jeunes hommes avaient le sens de la
vie civique. Que pouvaient-ils faire ? Fronder ? Beaucoup ne s’en privaient
pas, ils combattirent dans les bagarres boulangistes et antisémites ; mais
beaucoup répugnaient à ces trublionneries. Que faire, où servir ? Ils rêvaient
à l’espace africain. Leur rêve, leur passion, voilà l’énergie qui a construit
l’empire colonial de la Troisième République. » Comme Lyautey, Marchand
bénéficiait depuis toujours de solides appuis au sein du « parti colonial », et
on lui prêtait, sans doute à tort, des ambitions politiques.
Pour comprendre avec plus de précision encore la nature – viscéralement
hostile – des relations entre Lyautey et le Quai d’Orsay, il faut lire les
souvenirs, fort éloquents, du comte de Saint-Aulaire qui débuta sa carrière
diplomatique comme premier secrétaire à la Légation de Tanger. Saint-
Aulaire est le type même du diplomate cultivé, et il a d’ailleurs laissé, à ce
titre, de nombreux ouvrages historiques, dont un médiocre Richelieu, que
nous avons déjà évoqué, et un François-Joseph plus intéressant… Ses
qualités intellectuelles lui avaient valu un regard plutôt favorable de
Lyautey, si bien que, nommé à ses côtés au début du protectorat, il devint
l’un de ses collaborateurs les plus proches. Mais son exposé, a posteriori,
de la doctrine du Quai d’Orsay est une manière de chef-d’œuvre qui donne
beaucoup à comprendre. Il admet l’argument du général selon lequel on ne
pouvait assurer la sécurité des confins algéro-marocains par une attitude
statique ou passive : « D’un côté, pour garantir cette sécurité, parfois avec
l’arrière-pensée d’amorcer par l’Algérie la conquête du Maroc, on se
moquait de l’intégrité de son territoire et de la souveraineté, d’ailleurs
nominale, du Sultan dans cette région. De l’autre côté, cette intégrité et
cette souveraineté constituaient les deux dogmes fondamentaux de notre
politique avec ce double objectif : réserver l’avenir dans tout le pays en
évitant de provoquer par nos empiétements sur la frontière algéro-
marocaine ceux de nos rivaux sur des points beaucoup plus importants et
préparer cet avenir par nos accords avec le souverain3. » On ne pouvait
mieux – cinquante ans plus tard – opposer la complexité contournée d’une
politique au bon sens brutal et efficace de Lyautey, qualifié de « pur sang
qui rongeait son frein ». Certes, on retrouve là la marque d’une prudence
extrême – certains diraient un conformisme frileux – souvent reprochée au
ministère des Affaires étrangères. Dans son Richelieu publié en 1932, Saint-
Aulaire avait d’ailleurs fait un portrait de l’homme d’action (Richelieu-
Lyautey) qui se voulait un portrait en creux du diplomate, dans la mesure où
ce dernier ne possède a priori aucune de ces qualités : « … l’habitude du
commandement, le goût du risque réfléchi, la lucidité dans la responsabilité,
l’exacte et rapide appréciation des hommes et du terrain, le sang-froid dans
les circonstances graves, la justesse du coup d’œil et l’instantanéité de la
décision, enfin et surtout, le sens et le respect du détail4. » C’est toute la
politique, ou plutôt l’absence de politique étrangère de la IIIe République
qui est ici en cause, celle dont Maurras fera bientôt le procès dans Kiel et
Tanger.
Ces tensions politiques, militaires et diplomatiques dominent la
correspondance de Lyautey, même les lettres qu’il envoie à sa sœur, ou à
Jacques Silhol, qui sont parmi les plus personnelles. Écrivant à Blanche
le 26 octobre 1904, il lui fait part très brièvement des inondations, pourtant
spectaculaires et meurtrières, qui ont frappé Aïn Séfra, avant de revenir à
l’essentiel : Jaurès, et les attaques de la gauche à la Chambre contre ses
manœuvres aux confins. « Tu sais que Jaurès a engagé la bataille contre
moi ; cela me flatte assez d’avoir un tel adversaire. » Certes, il évoque les
« heures atroces » vécues pendant les inondations, « ce village s’en allant
en miettes sous nos yeux sans pouvoir rien faire », les « trente victimes –
tout le monde ruiné ». Parmi les morts, cependant, une personne qu’il
tenait en réelle considération : Isabelle Eberhardt. Isabelle Eberhardt qui
était sur le point d’envoyer à son éditeur, Victor Barrucand, un manuscrit
d’impressions sur le Sud oranais qu’elle se proposait de dédicacer à
Lyautey. Une première partie avait déjà été publiée dans l’Akhbar. Au
lendemain de l’inondation, Lyautey ordonne que l’on recherche et le corps,
et le manuscrit. Le corps d’Isabelle Eberhardt est vite retrouvé, mais il faut
infiniment plus de temps et de patience pour retrouver le manuscrit :
plusieurs semaines. Ses soldats ne ménagent aucun effort, allant jusqu’à
creuser des tranchées sous sa surveillance active. Le document « était en
partie détruit et très friable », expliquera Victor Barrucand, si bien qu’il
fallut raccorder les fragments, reprendre le texte, y faire des ajouts. Il
paraîtra sous le titre Dans l’ombre chaude de l’Islam. En lisant le texte, on
décèle vite ce qui pouvait plaire à Lyautey, dans ce personnage étrange
d’écrivain-voyageur. « À Alger, écrit-elle, en voyant tous les Européens se
porter aux mêmes heures, du même côté des arcades, pour se donner
l’illusion d’être une foule, ou tourner en rond autour de la musique du
square, j’éprouvais une déprimante impression de troupeau, qui s’est
dissipée ici5. » Le 9 novembre, Lyautey reviendra sur cette disparition, dans
une belle lettre à Barrucand : « Vous jugez si j’ai été touché de la perte de
notre pauvre Isabelle Eberhardt à qui je donnais admiration et sympathie –
je dis tout bas que je ne la plains pas, tant je craignais qu’elle ne fût
condamnée à une vie de déséquilibre et de déception incessante. » Nous
n’en saurons pas plus, et le beau livre d’Edmonde Charles-Roux sur
Isabelle Eberhardt ne nous en apprend guère davantage sur les relations
esquissées entre Lyautey et Si Mahmoud…
Lyautey doit faire face, il est vrai, à des difficultés plus politiques. À
Paris, Jean Jaurès et L’Humanité mènent de plus belle une politique de
véritable harcèlement médiatique et parlementaire, dans laquelle il est
nommément mis en cause pour son indiscipline. Face à cette campagne,
Lyautey s’efforce d’organiser sa défense. Il sait qu’il peut plus que jamais
compter sur Eugène Étienne, dont il déplorait pourtant encore, peu de temps
auparavant, l’engagement trop encombrant en sa faveur. Il n’entend pas
passer pour un pilier du parti colonial, avide de nouvelles conquêtes et de
nouveaux débouchés : pour lui, de tels objectifs sont vulgaires, et de plus
compromettants. Ce qu’il veut, encore et toujours : sécuriser, de manière
dynamique, la zone placée sous son contrôle, et commencer de rayonner, de
jeter les bases d’une présence française au Maroc. Mais dans la lettre qu’il
écrit à Étienne le 27 octobre 1904, quelques jours seulement avant
l’interpellation prévue de Jaurès, il ne recule pas devant une certaine
mauvaise foi. « Qu’est-ce que c’est que cette façon de me mettre toujours et
seul en cause ? s’emporte-t-il. N’ai-je pas des chefs […]. On avait dix fois
le temps de m’arrêter et de me donner contrordre. On a au contraire laissé
faire et approuvé. » Pour lui, la thèse de Jaurès n’est autre que celle du Quai
d’Orsay : « … passivité sur toute la ligne, ne jamais manifester la force,
déférence en principe à toutes les exigences du Makhzen, assistance passive
à tous les désordres de la frontière, qui fera le mieux, un jour venant, le jeu
des amateurs d’expéditions. » Les attaques de Jaurès tournent « en eau de
boudin », écrit Lyautey à Max Leclerc le 13 novembre 1904. « Jaurès a
fusé, Delcassé n’a rien prouvé, Étienne et Thomson ont été de brillants et
chauds avocats du Sud-Oranais. » Au reste, pour Lyautey, Jaurès n’a été
« qu’un porte-parole anodin, qui n’y a pas mis beaucoup de passion et
auquel je n’en veux nullement » (lettre à Jacques Silhol, 27 novembre
1904). Et, ajoute-t-il, « si l’armée est malade, c’est bien moins des délations
et des attaques directes que de la veulerie de ses chefs et de la disparition
des caractères résultant d’une discipline mal comprise ».
Lyautey paie en réalité le prix de la politique du ministère Combes.
Politique intérieure, d’abord, entièrement dominée par le sectarisme
antireligieux et la petitesse idéologique du président du Conseil. Depuis le
départ de Waldeck-Rousseau, c’est Émile Combes qui assure la direction du
gouvernement, relayé à la Guerre par le général André. Il est un peu
l’enfant inattendu – la mauvaise surprise – de la crise dreyfusiste. Les
élections de 1902 avaient assuré le triomphe de Waldeck-Rousseau dont
l’autorité morale était assise sur la maîtrise qu’il avait démontrée face aux
troubles de l’affaire Dreyfus et à l’agitation nationaliste. Mais confronté à
une nouvelle chambre trop marquée par l’emprise radicale, affaibli lui-
même par une santé défaillante, lassé de la politique peut-être, et de ses
joutes, il avait démissionné en désignant presque ouvertement comme
successeur un parlementaire de seconde zone : Combes. Lorsqu’il avait
« laissé tomber » ce nom devant le président de la République, Émile
Loubet, Waldeck-Rousseau avait fait la juste remarque qu’il existe deux
manières de concevoir un ministère : soit, disait-il, l’on nomme une forte
personnalité qui « absorbe tout le reste » – mais il ne voyait personne alors
qui pût tenir ce rôle ; soit l’on choisit un responsable républicain de
moyenne envergure qui puisse traduire « la politique moyenne résultant de
la pondération de tous les partis ». Waldeck-Rousseau avait cru naïvement
que ce politique de petit format, mais qu’il pensait bien ajusté aux
nécessités du temps, pourrait être Émile Combes, ce vieil homme qui avait
toutes les apparences d’un sacristain falot, et avait préféré dans sa jeunesse
la carrière médicale à ses premières aspirations – la théologie et la prêtrise.
De la médecine, via la maçonnerie à laquelle il avait adhéré très tôt, il n’y
avait qu’un pas vers la politique, et tout particulièrement vers le Sénat, où
ce provincial ambitieux et lettré, mais sans lustre, était entré en
janvier 1885. Depuis, Combes avait été connu, mais sous-estimé, du moins
dans son registre, celui de la fréquentation quotidienne du milieu
parlementaire : comme disait Maurice Barrès, qui était à la fois fasciné et
horrifié par ce petit homme étriqué, surgi comme un diable du fin fond du
XIXe siècle, Combes savait mieux que personne « être aux fourneaux, faire
la cuisine, être attentif aux plus petites choses ». Mais il ne se contentait pas
d’être manœuvrier, il était aussi sectaire, et derrière une attitude extérieure
de modestie qui frisait parfois le misérabilisme, il abritait une vanité
démesurée, ainsi qu’une idée, une seule, mais obstinée : il voulait liquider la
puissance sociale de l’Église et mettre fin à l’action des congrégations sur
un mode et dans des proportions qui n’avaient jamais effleuré l’esprit de
Waldeck-Rousseau.
Combes, d’une certaine manière, incarne la politique républicaine telle
que Lyautey la hait : il en est même la caricature. Il marque une rupture
profonde, totale, avec la tradition gambettiste qui est la seule tradition
républicaine acceptable pour le général, royaliste de cœur résigné à servir la
République. Peu à peu, procédant par paliers successifs, le président du
Conseil fait préparer des textes qui lui donneront les outils juridiques
nécessaires pour faire interdire, les unes après les autres, les congrégations
existantes. À ce stade, il n’est pas question encore de séparer l’Église de
l’État, mais de conduire une guerre religieuse. La loi de 1901 sur la liberté
d’association n’était pas, dans l’esprit de son inspirateur, Waldeck-
Rousseau, une loi d’exclusion, mais un dispositif destiné à placer sous le
contrôle de l’État le développement des congrégations, dans le droit-fil de
la tradition gambettiste. Combes en fait une arme de la guerre contre
l’Église tout entière. L’étape ultime est franchie en juillet 1904, lorsque le
gouvernement fait adopter une loi contenant cette disposition fondamentale,
que « l’enseignement de tout ordre et de toute nature est interdit en France
aux congrégations ». Dans un discours prononcé à Auxerre
le 4 septembre 1904, le président du Conseil franchit le pas et engage la
marche vers la séparation de l’Église et de l’État. Pour Lyautey, qui ne se
sent pas personnellement engagé dans la défense de l’Église, la crise n’est
pas encore ouverte, elle naîtra de l’affaire des inventaires et de la violence
morale faite aux officiers. Mais un scandale éclate, qui met à jour l’étendue
de la dérive idéologique du ministère, et qui, surtout, rejaillit directement
sur le milieu militaire. « M. Guyot de Villeneuve, écrira plus tard Charles
Benoist, s’était procuré, en abondance, des documents qui prouvaient
incontestablement la collusion établie entre le secrétaire général du Grand-
Orient de France, et un officier attaché au Cabinet du Ministre de la Guerre,
le capitaine Mollin […]. Le capitaine faisait passer au secrétaire la liste des
officiers qui étaient en position d’être mis au tableau d’avancement et le
priait de le renseigner sur leur compte […]. Ce qui l’intéressait, il l’écrivait,
ce n’étaient pas les capacités – M. Vadécart pouvait difficilement en
connaître – mais les “opinions républicaines” des candidats possibles. »
De quoi s’agit-il ? De questionnaires détaillés, transmis dans un premier
temps à un service administratif placé auprès du ministre… Sur cette base,
les opinions politiques présumées des officiers, mais aussi leurs convictions
religieuses deviennent le critère presque exclusif des promotions et des
relégations. La révélation de l’affaire à la Chambre provoque un immense
scandale et entraîne la démission du ministre de la Guerre, le général André
– le « céphalopode à plumet » selon le mot de Clemenceau –, annonçant
d’assez près la chute prochaine d’Émile Combes lui-même, affaibli et
discrédité par ces pratiques policières de bas étage. Lyautey est accablé par
cette affaire : « Quelles tristesses ! écrit-il en janvier 1905, et cela dure
depuis Panama ! Il n’y a pas de peuple dont la santé puisse résister à la
continuité d’un tel régime. » Le ministère Rouvier succède à celui de
Combes, emporté par le scandale des fiches et la médiocrité agressive de
l’ancien séminariste. Le nouveau président du Conseil constitue son cabinet
le 24 janvier 1905. Maurice Rouvier est une forte personnalité, à la
réputation controversée. L’ombre du scandale de Panama n’a cessé de
planer sur sa carrière, dominée par une passion inextinguible pour les
affaires et pour le monde de la finance. C’est un personnage pour romans de
Mirbeau, fort en gueule, peu sourcilleux sur les principes, porté par nature
au compromis, « aussi effronté dans les moyens que timide dans les
doctrines », dira le journaliste Georges Suarez, biographe de Briand. Au
demeurant, c’est un modéré qui se trouve bien encombré de cette affaire de
« Séparation » que lui a léguée son prédécesseur. Ce n’est pas lui qui
lancera une grande politique étrangère, ou qui ira prendre des initiatives aux
frontières du Maroc.

TANGER : LA CRISE QUI PARALYSE TOUT

Politique intérieure désolante… et politique extérieure maladroite et


hasardeuse. En donnant raison, en fin de compte, à Saint-René-Taillandier
et à la stratégie de la légation de Tanger mise en œuvre depuis 1904,
Delcassé a commis une erreur tactique grave. Il n’a pas su voir les éléments
de stratégie globale : le Maroc, mais aussi l’Algérie ; la pénétration par
l’influence politique et la mainmise financière sur le sultan, mais aussi
l’équilibre des confins et le contrôle des tribus turbulentes. La maîtrise de la
situation marocaine suppose d’agir sur des leviers multiples, en même
temps : c’est donc une affaire gouvernementale au plus haut niveau qui
supposerait une vision politique claire, une volonté, une coordination. Le
bricolage diplomatique de Delcassé trouve vite ses limites, face à
l’Allemagne. Dans une lettre du 2 janvier 1905, Lyautey parle déjà du
« gâchis dans lequel on se débat à Tanger », et redoute désormais deux
« bêtises » possibles : « pacifisme sans baïonnettes, ou expédition à grand
orchestre ». Le 21 février 1905, le ministre de France, conscient tout de
même du danger, cherche à forcer le destin et accentue sa pression sur le
sultan. Le gouvernement allemand, mis en alerte par le rapprochement
franco-anglais de plus en plus ouvert, et conscient de la menace que font
peser les initiatives françaises sur les intérêts politiques et commerciaux du
Reich dans la région, se décide à agir. Delcassé pensait naïvement que
Guillaume II n’irait pas jusqu’à une confrontation directe avec la France
pour les seuls enjeux du Maroc. C’était une erreur psychologique majeure.
Delcassé se trompe doublement. D’abord, sur le tempérament allemand et
la force du pangermanisme, moteur essentiel de la politique étrangère du
Reich. Après la défaite française de 1870, Fustel de Coulanges avait
prévenu : « Cette guerre aura des effets incalculables sur l’état moral de
l’Allemagne. Elle changera le caractère, les habitudes, jusqu’au tour
d’esprit et à la manière de penser de cette nation. Le peuple allemand ne
sera plus après cette guerre ce qu’il était avant elle. On ne l’aura pas
entraîné dans une telle entreprise sans altérer profondément son âme. On
aura substitué chez lui à l’esprit de travail l’esprit de conquête […]. On lui
aura inoculé la maladie de l’ambition et la fièvre de l’agrandissement. »
Ensuite, Delcassé raisonne comme si Bismarck était toujours au pouvoir. Le
chancelier Bülow n’a pas la même profondeur de vues que le chancelier de
fer, et surtout il n’a pas le même ascendant sur l’empereur. C’est un
politique pur : il ne voit qu’une chose, la guerre russo-japonaise, et la
situation difficile qui en résulte pour la Russie de Nicolas II.
On a là toute la genèse de la crise : lorsque, le 28 mars 1905, Guillaume
II part de Kuxhaven sur le Hamburg, pour un voyage en Méditerranée, la
rumeur se répand aussitôt qu’il fera escale à Tanger. Ce n’était pas le but
initial du voyage, mais c’est Bülow lui-même qui a recommandé cette
escale à l’empereur, devant les risques de « tunisification » du Maroc.
« Devant cette série de provocations, écrit-il, il me sembla nécessaire de
rappeler à Paris l’existence de l’empire d’Allemagne ». Guillaume II, tout
excité par l’annonce, le 12 mars, de la victoire des Japonais à Moukden,
débarque à Tanger, y profère plusieurs déclarations fracassantes, et affirme
de manière solennelle et péremptoire son attachement à l’indépendance du
Maroc. Les propos du Kaiser, retranscrits à l’intention de l’agence de presse
Havas, sont encore plus brutaux : « C’est au sultan, en sa qualité de
souverain indépendant, que je fais aujourd’hui ma visite. J’espère que sous
la souveraineté du sultan, le Maroc libre sera ouvert à la concurrence
pacifique de toutes les nations, sans monopole ni exclusive. Ma visite à
Tanger a pour but de faire savoir que je suis décidé à faire tout ce qui est en
mon pouvoir pour sauvegarder efficacement les intérêts de l’Allemagne au
Maroc. »
Pour Lyautey et Jonnart, l’événement – tout ce tintamarre – est
catastrophique. Ils comptaient jouer sur la discrétion et l’action
psychologique : c’est raté. Tout espoir de progression rapide au Maroc, par
stratégie de la tache d’huile depuis les confins, est compromise. Le Maroc
est désormais un sujet de crise sur le plan international, et une matière à
psychodrame sur le plan parlementaire. Car le Parlement français est en
alerte. Les mises en garde de Jaurès prennent une résonance sans
précédent : le leader socialiste devient presque le visionnaire du moment.
Les photographies montrant le Kaiser et son entourage en grand uniforme, à
cheval, fendant la foule dans les rues de Tanger, ne peuvent qu’avoir un
effet dévastateur. Et ce n’est pas fini. On apprend bientôt que le sultan
propose la tenue d’une conférence internationale sur le Maroc – sur une
idée de Bülow qui espère ainsi mettre en difficulté Delcassé et le pousser à
la démission. La proposition, en tant que telle, ne suscite guère
d’enthousiasme dans les capitales européennes, ni même à Washington, où
le président Theodore Roosevelt n’éprouve que méfiance pour Guillaume II
et son entourage. Par contre, en France même, la position de Delcassé, que
ne soutiennent vraiment ni le président de la République Loubet, ni le
président du Conseil qui a succédé à Combes, Rouvier, est devenue
intenable. Le 19 avril, à la Chambre, le ministre imprudent doit subir le
réquisitoire, aussi implacable que perspicace, de Jaurès : « L’empereur
d’Allemagne, par son voyage à Tanger, a signifié qu’il n’acceptait pas les
prétentions de votre politique au Maroc, ni les conséquences de cette
politique. Il a signifié qu’il ne se considérait pas comme tenu par les
conséquences que vous prétendez déduire d’un accord franco-anglais qui ne
lui avait pas été officiellement notifié et sur lequel il n’avait pas été appelé,
quoique représentant d’une nation qui a avec le Maroc des relations
commerciales importantes, à donner son assentiment et à préciser ses
conditions. » Tenace, soutenu par l’Angleterre et par la presse de Londres
qui exalte « le grand Français », Delcassé tiendra quelques semaines, avant
de démissionner sur injonction de l’Allemagne au gouvernement français.
À Aïn Séfra, sous l’influence de la crise et de la paralysie générale qui en
résulte, l’hiver et les premiers mois du printemps 1905 passent sans que rien
de décisif se produise. Lyautey ronge son frein, se lamente de voir ses idées
sur la politique de « la tache d’huile » allégrement ignorées. L’actualité
politique française l’obsède d’autant plus et lui inspire le plus profond
dégoût. C’est la seule période dans toute sa carrière coloniale où il a les
mains liées par les effets de la politique métropolitaine. Ainsi donc, finit-il
par se dire, sa nomination dans le Sud oranais n’était pas l’effet de ses écrits
sur Madagascar, ni de la doctrine Gallieni – qu’il avait tant contribué à faire
connaître –, ni du « Rôle social de l’officier »… mais une simple opération
de relations publiques, d’« affichage », dirait-on aujourd’hui. Il éprouve un
sentiment de vide, parce qu’il reste sans directives claires, sans instructions.
Ses lettres de cette époque s’en ressentent, les descriptions, les envolées
littéraires se font plus nombreuses. Il menace à nouveau de s’en aller, peste
contre les bureaux à Alger. Le 23 juin, il écrit à Vogüé son désespoir devant
la situation intérieure française : « Comment et pourquoi servir ce pays qui
ne veut plus rien ? » Derrière Rouvier, Briand, le « faiseur de calme » (selon
le mot de Barrès), s’affirme. Maître d’œuvre de la loi de Séparation, il
entrera bientôt au gouvernement comme ministre de l’Instruction publique
et des Cultes. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Sur le plan de la politique
intérieure, les choses ne peuvent que s’améliorer. Briand, c’est un style
original, qui ne sera pas sans séduction sur un homme comme Lyautey. De
fait, pendant longtemps – jusqu’à la démission fracassante de Lyautey du
ministère de la Guerre, en mars 1917 –, les deux hommes s’apprécieront.
Qu’y avait-il de commun, pourtant, entre le cavalier droit et élégant, aux
gestes brusques et énergiques, et cet homme aux allures de maquignon qui,
se souviendra Charles Benoist, montait « à la tribune lentement, les mains
dans les poches de son veston […], n’avait pas une note, pas le moindre
bout de papier […] se tenait de trois quarts, mal redressé, promenant sur
toutes les travées tour à tour un regard qui ne se fixait pas, et, par instants
[…] jouait, en les tendant devant lui, de ses mains, qu’il avait très belles, et
qu’il jetait comme un filet » ? L’invraisemblable dégaine, l’absence visible
de convictions bien établies étaient corrigées par l’intensité du regard et par
la puissance de l’intonation, par cette voix extraordinaire dont il savait user
pour masquer l’inconsistance fréquente de sa pensée. Briand sera-t-il attiré
par un anticonformisme que l’ancien anarchiste n’aurait pas cru trouver au
sein même de l’institution militaire, ou par le parfum d’aventure que lui
suggérait la personnalité de Lyautey ? Il avait gardé de ses années d’enfance
à Saint-Nazaire, marquées par une éducation un peu rude, populaire – bien
différente de celle de Lyautey –, un goût sincère et nostalgique pour le
monde de la mer, pour les paquebots et les voiliers qu’il apercevait au loin
et qui le faisaient rêver à d’autres territoires. Lyautey, lui, se laissera bientôt
séduire par cette étrange et féroce passion du pouvoir, cette endurance
inouïe qui a toujours caractérisé Briand et fasciné même ses pires ennemis.
Son biographe Georges Suarez atteste d’une sympathie réciproque entre les
deux hommes, du même ordre sans doute que celle que pouvait ressentir,
pour cet extraordinaire exemplaire de matière humaine et politique qu’était
Briand, un autre Lorrain, Barrès.
La tâche principale de Briand lorsqu’il arrive sur le devant de la scène,
celle pour laquelle il se prépare et qui doit assurer sa fortune politique,
consiste à vider dans les meilleures conditions la querelle de la Séparation.
Il n’a pas le style Combes, il est plus rond et plus politique. Dans
l’immédiat, le rhétoricien habile propose ce qu’il appelle une « séparation
loyale complète des Églises et de l’État » – en clair, un texte qui ménage les
premières sans remettre en cause l’inspiration de la réforme. Il faut à Briand
toute son « éloquence en caoutchouc, mobile, ductile, fluide » pour faire
passer le texte, écrira Charles Benoist, qui ajoute : « À la fin, ni lui, ni nous
ni qui que ce fût dans la Chambre ou au monde, ne savait plus clairement
où l’on en était. » Reste un problème majeur qui contient en lui toutes les
vraies difficultés à venir : celui de l’article 4 de la loi qui traite de la
propriété des biens et édifices de l’Église, jusqu’ici détenus, en fonction de
leur nature, par l’État, les départements, les communes. L’article 75 des
articles organiques imposés par Napoléon dans le cadre du Concordat
prévoyait qu’ils étaient « mis à la disposition du culte ». À l’origine, Briand
avait envisagé de les remettre à des associations cultuelles, qui seraient
détentrices des biens et auraient la jouissance des édifices – un enjeu
financier, tout de même, de quelque quatre cents millions de francs… Mais
l’Église et les milieux catholiques se soucient peu de voir prospérer des
« associations cultuelles » qui pourraient aisément s’affranchir de toute
tutelle politique ou dogmatique. Le texte, dans sa version définitive, me
choisit guère et laisse donc la hiérarchie ecclésiastique dans le jeu… et les
ambiguïtés demeurent. L’instinct de Lyautey, dès qu’il l’apprend, se montre
une fois de plus très sûr : des ferments de division sont semés.
À la fin de l’été 1905, sa tante étant malade, Hubert est rentré en France
pour plusieurs semaines. Il ne peut que ressentir plus crûment encore la
tragédie intérieure qui se noue. De retour en Algérie à l’automne, il reste
dans une période de découragement vague, évoque avec nostalgie le
souvenir de l’Italie. À Noël, il écrit à son jeune ami Silhol que « le désert, le
soleil, les blancs tombeaux et l’islam forment un accord parfait. C’est la
négation de l’action et du progrès, mais ce n’est pas la mort. C’est “la
halte”, tout simplement ». Sur le plan politique, Delcassé a fini par
démissionner, la pression allemande sur le gouvernement Rouvier étant
devenue intolérable. Aussitôt, la crise internationale prend fin, et le 8 juillet
la France signe un accord avec l’Allemagne pour la convocation d’une
conférence internationale, en échange d’une reconnaissance presque
explicite de la liberté d’action française sur la zone des confins. C’est la
seule bonne nouvelle pour Lyautey. La crise de Tanger va déboucher sur la
conférence d’Algésiras, consacrée entièrement au Maroc. Mais pendant ce
temps, toute initiative d’envergure reste bloquée. Lyautey, bien malgré lui,
doit rester empêtré dans les effets du marasme gouvernemental et souffrir
de l’inaction imposée.
Il ressent douloureusement cette paralysie pendant tout l’hiver 1905-
1906. Il s’efforce de perfectionner son réseau de surveillance, d’assurer la
sécurité des grandes caravanes, et trouve au total sa vie « très suffisamment
bien remplie et occupée ici ». Et il ajoute : « Faute d’une politique générale
reluisante, je tâche de faire une politique locale honorable, et je ne demande
plus autre chose. » Voire… Il n’oublie pas, alors, que se tient la conférence
d’Algésiras, et il s’efforce de peser sur les négociations par l’intermédiaire
de Jonnart. La conférence s’ouvre en janvier 1906 et s’achève le 7 avril par
un succès certain pour la France, l’Allemagne n’ayant pu compter, dans la
négociation, que sur le soutien très médiocre de l’Autriche-Hongrie. Paris
obtient en réalité l’essentiel : la prépondérance dans la Banque d’État du
Maroc, la reconnaissance d’un rôle spécial dans l’administration du pays.
Tout n’est pas réglé, loin de là, mais le départ de Delcassé a permis du
moins de jauger le rapport de forces : l’Allemagne n’est pas parvenue à
sortir d’un relatif isolement diplomatique ; la France a réglé définitivement
son contentieux avec l’Angleterre. Et comme la Russie de Nicolas II a
survécu à la révolution de 1905 et à la défaite devant le Japon, la situation
diplomatique de la France ne paraît pas si mauvaise.
Il n’en reste pas moins que la crise a laissé ses marques. Lyautey
manifeste son inquiétude devant les rumeurs et redoute l’effet produit sur
les indigènes par les articles de presse et leur utilisation par les
représentants du Makhzen. Ces affrontements brutaux entre pays
occidentaux montrent à la fois qu’ils sont divisés et que le Maroc est
devenu une sorte d’enjeu totalement passif dans un débat qui le dépasse.
Tout se conjugue pour réveiller l’agitation. L’autorité du sultan est près
d’être réduite à rien, et les risques de troubles n’ont jamais été aussi grands.
Le 2 mars 1906, Lyautey écrit à Jonnart que l’« on commence à parler
couramment d’insurrection prochaine, de soulèvement général, de guerre
sainte », contrastant avec le sentiment de « résignation passive » qui
dominait encore il y a peu, face aux perspectives d’extension de l’influence
française. Si les tribus nomades trouvent leur avantage devant les résultats
obtenus par les forces françaises en termes d’ordre et de sécurité, il n’en est
pas de même des autorités politiques et religieuses, des fonctionnaires
chérifiens, des marabouts, qui guettent toute faiblesse de la France face à
l’Allemagne. Écrivant à Eugène Étienne, devenu entre-temps ministre de la
Guerre dans le nouveau ministère, Lyautey met ouvertement en cause la
politique du Quai d’Orsay, dite « politique makhzen ». Cette politique
consiste à favoriser l’institution chez le voisin d’un État fort sans attendre
« d’en tenir toutes les ficelles ». Faisant le rapprochement avec la politique
des nationalités de Napoléon III, il souligne les incohérences d’une
politique qui finit par fabriquer des puissances ennemies dans le fallacieux
espoir de s’assurer des alliés…

LE « COMBISME » QUI DURE ET QUI DIVISE

Mais l’affaire des inventaires occupe bientôt tout son esprit. Toutes ses
craintes se réalisent. Après l’affaire Dreyfus, après le scandale des fiches,
après l’affaire de la séparation, celle des inventaires, héritage du
« combisme » vient affaiblir un peu plus la France au moment où elle
affronte de graves tensions extérieures. Quand on lit ce propos sous la
plume de Charles Benoist, on croit entendre Lyautey : « Il n’était vraiment
pas nécessaire que des difficultés extérieures vinssent s’en mêler ; ou, sous
un autre aspect, il était déplorable qu’elles vinssent nous assaillir dans ce
désarroi. Mais peut-être aussi ne seraient-elles pas venues, sans ces luttes
civiles qui paraissaient avoir déchiré la France, et peut-être ne se serait-on
pas attaqué à nous avec tant de confiance, si l’on ne nous avait pas crus
irrémédiablement divisés. » La loi de Séparation avait été publiée au
Journal officiel le 11 décembre 1905, pour une entrée en vigueur un an plus
tard. L’heure de la confrontation entre l’Église et la République est venue.
Une partie du milieu catholique est prête au combat, comme Albert de Mun,
qui déclare en décembre 1905 : « La constitution de 1791 entendait, du
moins, maintenir la religion chrétienne ; la loi de Séparation a pour but
avoué de la détruire », et qui dénonce dans les « associations cultuelles »
prévues par la loi les éléments d’une prise de contrôle déguisée de l’Église
par l’État. Certains catholiques, comme Ferdinand Brunetière, directeur de
la Revue des Deux Mondes, estiment toutefois que l’Église peut
intelligemment tirer parti de la nouvelle donne, en s’affranchissant
définitivement de l’emprise concordataire et en trouvant la voie d’un
renouveau qu’elle sera seule à assumer. C’est typiquement le raisonnement
d’un Lyautey. Mais les événements vont en décider autrement.
Concrètement, en effet, il faut bien interpréter les textes qui prévoient
« l’ouverture des tabernacles », indispensable à l’établissement des
inventaires qui permettront la dévolution des biens ecclésiastiques aux
fameuses associations cultuelles. S’il va de soi que l’opération doit être
conduite par les prêtres eux-mêmes, cela ne suffit nullement à garantir
contre les incidents et les passions. Au début de février 1906, à l’église
Sainte-Clotilde à Paris, l’inéluctable se produit, car les opérations ont été
engagées dans l’improvisation et la précipitation. Trop de tensions ont été
accumulées au cours des dernières années. Des manifestants s’opposent à
l’inventaire, ils se barricadent, la police intervient sous la direction du préfet
Lépine en personne. Grilles enfoncées, portes forcées, fidèles des deux
sexes et de tous âges malmenés : le scénario va se reproduire, dès le
lendemain, à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. La publication en France,
le 18 février, de l’encyclique « Vehementer nos » intervient dans ce contexte
troublé. Pie X, personnalité forte et intransigeante, conseillé par le
secrétaire d’État Merry del Val, prononce une condamnation solennelle de
la loi de Séparation – vécue, à juste titre, comme une abrogation unilatérale
du Concordat –, ainsi que de la procédure confiant la gestion des biens
d’Église à des associations cultuelles. Le document affirme avec force
l’existence d’une véritable Constitution de l’Église, qui est le corps
mystique du Christ, et qui est régie par des pasteurs. Si le recours à toute
forme de résistance par la violence est explicitement récusé, les fidèles n’en
sont pas moins appelés à s’unir et les membres du clergé à exercer leur
vigilance. La mobilisation des catholiques s’en trouve renforcée. Les
inventaires donnent lieu un peu partout à des incidents d’intensité inégale.
Les fidèles se rassemblent aux abords des églises pour attendre les
receveurs de l’enregistrement, les portes sont barricadées, les forces de
l’ordre arrivent, il faut alors négocier, la situation se débloque fréquemment
grâce au jeu conjugué de l’influence des notables et de la souplesse du sous-
préfet. Mais début mars, on relève deux morts, la tension devient lourde. Il
faut faire intervenir l’armée, les forces de l’ordre ne suffisant plus. Certains
officiers refusent d’obéir et sont sanctionnés, lourdement.
Le 2 mars, depuis Aïn Séfra, Lyautey écrit son indignation à Vogüé. Il
évoque un de ses camarades de Saint-Cyr, Héry, qui se retrouve chargé de
famille et sans ressources parce qu’il a refusé de sacrifier ses convictions.
Pour lui, c’est un martyr qui paye « l’inversion » de toutes les « notions
d’ordre public » depuis dix ans, l’action des Combes et des André. « Ils
sont dans l’engrenage et le régime est immonde », le « pacte social » est
« déchiré » écrit-il, tout en s’inquiétant de cette nouvelle exténuation de
l’institution militaire au moment même où la France affronte un
environnement international détérioré. Quelques jours plus tard, il franchit
le pas et se livre pleinement à Eugène Étienne, son ami, que le hasard a fait
ministre de la Guerre, et qu’il devine écartelé entre les devoirs de sa charge
et ses sentiments profonds. Lyautey, qui est pourtant loin d’être un
fanatique, s’insurge : « Vous savez, vous, par les confidences intimes que je
vous ai faites, combien j’ai l’esprit libre au point de vue confessionnel, et
que cette liberté de pensée m’a forcé à des ruptures douloureuses avec
choses et gens qui m’étaient les plus chers. Mais je ne puis me détacher de
ma formation catholique et je me rends trop compte du combat affreux qui
doit se livrer dans les âmes ayant conservé leur croyance intégrale dans la
loi divine et le surnaturel. Et quel courage il leur faut pour sacrifier tout,
aisance, sécurité du foyer, carrière, en se dérobant ainsi à la loi humaine
dont la sanction est immédiate, plutôt que de violer l’autre dont la sanction
est hypothétique et sans effet matériel. » Lyautey balaie l’argument selon
lequel le principe d’obéissance doit être intangible si l’on veut que les
soldats marchent, le cas échéant, contre les grévistes. En bon politique et
bon administrateur, il en tire des conséquences inventives et suggère la
constitution rapide d’une « gendarmerie mobile ». Écrivant cela, Lyautey ne
prend assurément pas le parti de l’Église catholique en tant que tel. Il met
au premier plan la défense du sentiment religieux et de la dignité des
croyants, évoquant même un épisode, celui de la kouba d’El Abiod Sidi
Cheikh, vingt-cinq ans plus tôt, où l’on s’était retenu d’employer des
soldats musulmans… Il n’en tire pas moins des conclusions politiques : « Je
sais et je sens que vous comprenez toutes ces choses, parce que vous
souffrez plus que personne d’avoir trouvé dans votre héritage ministériel
l’exécution de cette loi, bâclée à la légère, si mal bâtie, et que, comme moi,
vous pensez que les Combes, Pelletan, Jaurès, qui ont jeté le pays dans cette
politique de haine et de déchirement, sont des criminels d’État. C’est sur
leur conscience que retomberont les désastres privés qui atteignent ces
officiers qu’au nom de la discipline il fallait peut-être frapper, mais qu’il
fallait avant tout éviter de placer devant un tel cas de conscience. » Et il va
jusqu’à ajouter, sur un ton d’amitié et de sincérité : « Il y a dans une région
de France des églises auxquelles se rattachent pour moi les souvenirs les
plus sacrés, où mes parents, mes grands-parents ont été mariés, enterrés. Le
jour où j’apprendrais que des hommes portant mon uniforme auraient été
contraints de les violer, je suis résolu à demander ma retraite […]. Ce ne
sera certes pas là de la désobéissance, ce sera l’abandon, le cœur déchiré,
d’un uniforme que je ne pourrais plus porter sans déshonneur. » Tout
Lyautey est dans cette lettre : beaucoup de sincérité, un peu de théâtralité.
Et une capacité réelle de calcul politique : il sait pertinemment que son
prestige est déjà suffisamment grand en France pour qu’une initiative aussi
spectaculaire de sa part constitue une menace sérieuse pour un
gouvernement dont la fragilité est notoire. L’avocat de son ami Héry n’a-t-il
pas voulu le citer comme témoin à décharge ?
À défaut de peser sur les négociations marocaines, Lyautey essaie
d’exercer une influence, même indirecte, sur la politique française, dont il
connaît les failles. « Des hommes et des caractères, écrit-il à Jacques Silhol,
voilà, comme vous le dites, ce qui manque à ce pays trop intelligent. Je
tâche du moins d’en former autour de moi. » Il envoie d’ailleurs à Vogüé
une copie de la lettre qu’il a écrite à Étienne, certain qu’elle recevra ainsi un
écho dans le milieu parisien, certain aussi qu’elle contribuera un peu plus à
forger cette image publique qui, peu à peu, prend forme. Il enfonce le clou :
« Je tiens à ce que vous sachiez bien que les relations que les circonstances
m’ont amené à avoir avec certains de nos gouvernants n’ont pas enlevé un
iota de mon indépendance. » Au même moment, un débat difficile agite la
Chambre. Personne ne se soucie de voir resurgir un peu partout de « petites
Vendées » – et de fait, dans certaines régions rurales, la crise des inventaires
commence à prendre cette tournure. L’abbé Lemire, député très respecté du
Nord de la France, invite le gouvernement à la prudence et à la modération.
Le cabinet Rouvier, hésitant, est lâché par une partie de sa majorité,
précisément parce qu’elle le sent hésiter. Le gouvernement Sarrien, qui lui
succède, est une incarnation encore plus morose de cette République sans
âme et sans visage que dénonce Lyautey. Le nouveau président du Conseil,
« un homme manifestement calme, joliment ventru, de visage rose et gris,
avec de petits yeux bleus, marchant à petits pas, dans chacun desquels on
eût dit qu’il y avait une intention » (Charles Benoist), va pourtant dénouer
la crise, inconsciemment peut-être, en prenant une initiative lourde de sens :
la nomination de Georges Clemenceau au ministère de l’Intérieur tandis que
Briand prend l’Instruction publique et les Cultes. Les préfets reçoivent pour
instruction confidentielle de suspendre les inventaires chaque fois que le
recours à la force paraît ne pouvoir être évité. Apôtre encore il y a peu de la
plus grande fermeté, le nouveau ministre, trop heureux de l’être, choisit
cette souplesse et cette modération dont il sait parfois faire preuve, et s’en
tire par une pirouette : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on
comptera ou ne comptera pas des chandeliers dans une église ne vaut pas
une vie humaine. » La crise va peu à peu s’apaiser, Lyautey peut s’en
retourner à ses problèmes du Sud oranais.

EFFICACITÉ ET LIMITES DE LA « TACHE D’HUILE »


Maintenant que les effets déstabilisants de la crise de Tanger s’éloignent,
il lui faut reconstruire ce délicat équilibre de paix et de force dissuasive qui
lui a permis de « tenir » jusqu’ici la zone qui lui est confiée et de ménager
l’avenir. En effet, les pourparlers d’Algésiras l’ont condamné à une quasi-
inaction pendant de longs mois. Les mésaventures de Delcassé n’ont pu que
le confirmer dans ses analyses initiales. Le Makhzen lui paraît incapable
d’exercer une action politique cohérente et continue. Dans un rapport qu’il
adresse à Jonnart en mai 1906, il porte des jugements sur l’administration et
les troupes chérifiennes qui, pour un peu, passeraient aisément pour une
description de la IIIe République dans ses pompes et dans ses œuvres : « On
annonce à grand fracas des opérations qui n’aboutissent jamais. Le temps se
passe en démonstrations et très probablement aussi en compromis occultes
dans lesquels il est très difficile de voir clair. » Les faits sont évidents :
l’autorité du Makhzen sur les tribus est nulle ou presque, car il manque aux
agents du pouvoir chérifien « l’initiative, la décision, et la rapidité
d’exécution ». Lyautey dénonce aussi la corruption – ou plutôt « l’esprit de
cupidité » – qui affecte les fonctionnaires chérifiens. Ce constat renforcé
donne une vigueur accrue à sa doctrine marocaine : toujours prendre soin de
respecter les apparences vis-à-vis de l’autorité chérifienne, mais se
substituer à elle quand il s’agit de décider et d’agir. Parallèlement, il semble
retrouver – très temporairement – une certaine sérénité. Le 6 mai 1906, il
écrit à son ami Max Leclerc une bien curieuse lettre où il évoque l’emprise
qu’exerce sur lui « ce merveilleux pays de soleil », l’union « entière et
intime » qui règne entre Jonnart et lui-même, le « dévouement sans
limites » de ses subordonnés et de ses troupes – tout cela à l’abri de l’amitié
d’Eugène Étienne, qui « l’immunise ». Avec ce verdict tout de même
étonnant : « Je me déclare donc parfaitement satisfait. Je ne désire rien tant
qu’être oublié ici et y rester le plus longtemps possible. L’œuvre est
modeste, mais elle est certainement utile et efficace. »
Est-ce un nouvel accès de brève euphorie ou de détente, comme Lyautey,
ce grand cyclothymique, ce dépressif chronique, en éprouve si souvent ? Ou
n’est-ce pas plutôt – les deux interprétations n’étant nullement
incompatibles – un message qu’il fait subtilement passer au milieu parisien,
par l’intermédiaire de l’un de ses plus influents amis ? Le général ne
redoute rien tant qu’un éventuel retour en garnison métropolitaine.
L’apaisement de la crise marocaine après Algésiras laisse deviner
l’approche d’une période un peu creuse. Plusieurs années de
commandement dans le Sud oranais doivent nécessairement prendre fin.
S’il est vrai que la vie mondaine parisienne l’attire – car il peut y briller, y
fréquenter les grands esprits du moment –, il ne la conçoit que comme une
pause entre deux échappées africaines et cette « austérité » quotidienne dont
il se targue. La carrière militaire proprement dite le tue d’ennui. Très vite,
les récriminations reparaissent, et avec elles le sentiment d’impuissance.
Lyautey sait qu’une réaction un peu vive aux désordres suscités aux
frontières, ou aux provocations du Makhzen, serait immédiatement
interprétée par le Quai d’Orsay comme le fruit d’un tempérament trop
bouillant et comme un coup de canif dans le fragile équilibre politique de la
région. Condamné plus que jamais à l’inaction, ou plutôt à l’action prudente
ou limitée, il veut éviter à tout prix le rapatriement précoce. D’autant que
les élections du printemps 1906 confortent la position des gauches – sinon
en voix, du moins en sièges. La nouveauté, c’est que, en additionnant les
forces de la gauche de gouvernement – les républicains de gauche, les
radicaux, les radicaux-socialistes –, on obtient – enfin – une majorité à
grands traits cohérente, de 337 sièges, sans qu’il y ait nécessité de recourir
aux socialistes ou aux socialistes indépendants pour la compléter. Pour la
première fois, ce qu’on appelle communément le « bloc des gauches »
détient une vraie majorité. L’heure de Clemenceau approche : mais celui
qu’on appellera un jour « le Tigre » n’a nulle intention de bouleverser les
données de la politique étrangère. Dans l’immédiat, Sarrien, personnalité
effacée, gouverne, flanqué de cet homme fort qui attend de s’imposer. Le
terrain privilégié d’action, pour lui, comme pour ses prédécesseurs
immédiats, c’est la politique intérieure, le règlement du conflit des
inventaires, la gestion difficile des problèmes sociaux. En France, le
mouvement socialiste s’organise, les grèves se multiplient sous l’influence,
notamment, du syndicalisme d’action directe. La France change,
laborieusement certes, mais elle change. Or le régime ne peut tout faire, il
n’a pas la solidité requise pour conduire de front une grande politique
étrangère tout en gérant quotidiennement les crises intermittentes du
régime. Lyautey mesure bien les choses, et il écrit d’ailleurs le 22 mai à son
ami Chailley que les élections n’ont rien pour le rassurer. « Je crois, écrit-il,
qu’actuellement le souci de notre intégrité nationale et de la meilleure
politique extérieure devrait tout primer et qu’il serait temps de mettre fin
aux surenchères destructives. »
Lyautey, donc, attend. Il a repris la maîtrise pleine et entière de la
situation au plan local. Il passe le temps, se plaît à être des « gens du
Bled », fait mine d’avoir renoncé à toute pénétration sérieuse au Maroc. Il
s’amuse même à écrire des vers, fort mauvais, qu’il qualifie lui-même de
« mirlitonesques ». De Clermont-Ferrand, le 14 mai, Gallieni lui a écrit ses
encouragements : « Je vois que vous continuez à diriger votre affaire
d’après les principes de l’initiative et de la responsabilité laissées à
chacun. »
Autre signe de bon aloi à l’horizon, la nomination du nouveau ministre à
Tanger, Eugène Regnault. Ce diplomate a commencé sa carrière en Tunisie,
en 1884, il a donc fait ses armes auprès de Paul Cambon, esprit supérieur
que nous avons déjà évoqué, grand politique autant que grand diplomate, et
initiateur de la première véritable expérience de protectorat. En juillet 1906,
Lyautey rencontre Regnault à Marseille, et il sort ravi de l’entretien. Il
apprécie chez son nouvel interlocuteur l’esprit pratique, le réalisme, la
franchise, le goût pour les « actes » plus que pour les « paroles ». De son
côté, Regnault connaît la réputation de Lyautey, et il sait prendre la mesure
de son caractère. Il lui propose de correspondre directement, ce que le
général s’empresse d’accepter. Dès le 17 juillet, il lui écrit, évoque
directement les sujets les plus politiques – les intérêts économiques des
ressortissants français, le non-respect par le sultan des accords de 1901. À
partir de ce moment, le regard de Lyautey devient plus politique. Il est loin,
le temps de Saint-René-Taillandier et de la grande défiance. La liaison
directe qui s’est établie avec la légation permet à Lyautey de disposer
d’informations plus complètes que celles qu’il recueille habituellement
auprès de ses interlocuteurs de métropole, soit par leurs courriers, soit à
l’occasion de ses rares séjours en France, ou de celles qu’il collectionne
dans l’Argus de la Presse. Il évoque désormais de manière explicite les
manœuvres des services allemands auprès des populations indigènes. Plus
gravement, il redoute les effets du climat général dans la région. La tension
avec l’Allemagne, les troubles internes au Maroc peuvent toujours favoriser
ce rapprochement qu’il redoute entre les tribus les plus hostiles et aider à
former une « grande harka ». La crainte d’un soulèvement massif dans le
Tafilalet l’obsède, mais il n’exclut pas non plus une série de mouvements
séparés sur les 1200 kilomètres de frontières qui auraient un effet
déstabilisateur sur l’occupation française et immobiliseraient des effectifs
démesurés.
En octobre 1906, l’approche du ramadan, avec les risques de guerre
sainte, exacerbe son inquiétude et le conduit à proposer à nouveau une
opération militaire préventive. Cette idée a toujours été la sienne : plutôt
que d’attendre sur la défensive, il vaut mieux, dès lors qu’on est assuré de la
menace, agir en amont, de manière rapide et spectaculaire. Mais cela
suppose que l’on fasse violence au Quai d’Orsay, hostile par principe à ce
type d’opération, plus encore en période de tension aiguë avec l’Allemagne.
La crise politique en France aggrave tout. Car c’est au moment même où
Jonnart, appuyé par Regnault, se faisait fort de convaincre Paris d’accepter
une opération préventive que le ministère Sarrien tombe et laisse la place au
ministère Clemenceau. L’heure est moins que jamais aux grandes
entreprises diplomatiques. D’abord, le nouveau chef du gouvernement
conserve un vieux fond d’hostilité pour tout ce qui touche à la politique
coloniale. Ni la ferveur doctrinaire d’Eugène Étienne, ni les calculs
compliqués d’un Maurice Rouvier n’ont sa faveur. Ensuite, la politique
intérieure prime. Clemenceau est, d’abord et avant tout, le ministre de
l’Intérieur – et c’est d’ailleurs ce portefeuille qui l’accapare. Enfin, il estime
qu’une intervention préventive pourrait compromettre l’action de Regnault
à Tanger, auprès du sultan. Mais le départ d’Étienne du gouvernement
simplifie tout. Le nouveau ministre de la Guerre n’est autre que le général
Picquart, héros de l’affaire Dreyfus que l’on sait ouvertement hostile à
Lyautey – ce dernier estime désormais ses jours comptés. Lui qui, par
ailleurs, n’a jamais aimé Clemenceau, dont il connaît la carrière passée et
l’absence de scrupules, et qui redoute de voir s’installer une « brutale
dictature », écrit à Chailley, à propos du nouveau ministre de la Guerre,
qu’il se méfie « terriblement » de lui, « non à cause de l’Affaire, mais parce
que, le connaissant depuis longtemps, je le crois absolument différent de la
silhouette que l’Affaire lui a faite, et je le crois capable de tous les guets-
apens et de toutes les traîtrises à mon égard ». En réalité, Lyautey est sur la
sellette parce qu’on le soupçonne – non sans raison, il reconnaît lui-même,
dans sa correspondance, qu’il entretient des relations suivies avec des
journalistes – d’utiliser la presse en sous-main pour forcer le gouvernement
à agir. Toutefois, muni du soutien sans failles de Jonnart et de Regnault,
aidé par la nécessité de border les choses sur la frontière – on craint
toujours un soulèvement –, Lyautey parvient à se maintenir à son poste.
Début décembre, il reçoit même le soutien public et explicite du ministre
des Affaires étrangères, Stephen Pichon, à la tribune de la Chambre.
Enfin, le 9 décembre 1906, il obtient sa troisième étoile et est nommé au
commandement de la division d’Oran sur l’intervention de Jonnart, contre
l’avis même de Picquart. De ce magma politique informe et terriblement
frustrant des premières années du siècle, Lyautey a donc su sortir indemne,
avec une réputation renforcée : ce n’est pas si mal.

1 « Lyautey, l’épistolier, l’écrivain, l’artiste », dans Lyautey, maréchal de


France, 33e volume des Cahiers Charles de Foucauld, Paris, 1954, p. 268.
2 Pour connaître la personnalité de Jonnart, on se reportera à l’étude
récente de Jean VAVASSEUR-DESPERRIERS, République et liberté. Charles
Jonnart, une conscience républicaine, Lille, Presses universitaires du
Septentrion, 1996. Mais elle ne concerne que peu l’activité proprement
algérienne de Jonnart.
3 Comte de SAINT-AULAIRE, Confession d’un vieux diplomate, Paris,
Flammarion, 1953, p. 239.
4 SAINT-AULAIRE, Richelieu, op. cit., p. 39.
5 Isabelle EBERHARDT et Victor BARRUCAND, Dans l’ombre chaude de
l’Islam, réédition, Arles, Actes Sud, 1996.
8
PORTRAIT D’UN « AVENTURIER »

Après le Tonkin et Madagascar, les années du Sud oranais ont consacré,


dans une certaine mesure, la notoriété de Lyautey. Son caractère a enfin
atteint sa maturité. Des historiens ont cru pouvoir déceler chez le Lyautey
de la cinquantaine une « soif de pouvoir absolu », une « volonté de
puissance » – en réalité une ambition démesurée. Les choses sont plus
complexes. Après avoir connu l’élan formidable des premières années
coloniales, Lyautey, à Aïn Séfra, se heurte à une nouvelle forme
d’impuissance, à un sentiment de frustration qui, nous le verrons, est assez
fort pour lui donner la tentation du suicide. À quoi bon ce nouveau départ
qu’a connu sa vie, en 1894, si c’est pour aboutir à une nouvelle impasse, la
retraite, ou à une vie civile sans lustre ?
S’il faut caractériser Lyautey, son tempérament, son esprit, en cette
époque de maturité, c’est l’indépendance d’esprit qui s’impose au premier
chef. Elle ne cadre pas avec l’image de l’ambition démesurée. Rien ne
saurait mieux illustrer l’indépendance de caractère de Lyautey que cette
explication qu’il donna un jour à Eugène Étienne, dans une lettre
du 21 novembre 1904, écrite d’Aïn Séfra. Le chef de file du « parti
colonial » avait pris la défense de l’impétueux général à la Chambre, face
aux attaques de Jaurès. Lyautey lui avait écrit alors : « Vous avez dit que
“j’aurais été l’exécuteur fidèle des instructions même si elles n’avaient pas
été conformes à mes propres idées”. Je doute que cela soit tout à fait exact.
Jamais je n’appliquerai des idées ni des ordres contraires à ma conscience
de Français, parce que je ne suis pas un professionnel, qu’au fond j’ai été
vingt fois au moment de quitter la carrière et que je n’y suis resté que parce
que jusqu’ici j’ai toujours pu faire ce qui m’intéressait et ce à quoi je
croyais, mais je partirai avec joie le jour où on me demanderait de faire
quelque chose auquel je ne crois pas. » Il le dit clairement : « parce que je
ne suis pas un professionnel* ». Oui, il est plutôt ce « dilettante de l’action
occulte », déjà évoqué. Et il lance cet avertissement au parti colonial qui a
fait de lui une figure de proue : « Voilà ce dont je vous demande d’être bien
convaincus, vous mes amis. » Toute l’originalité de Lyautey est dans cette
posture. Ses succès, sa légende y sont inscrits, comme y est inscrit l’échec
de tout prolongement politique véritable pour sa carrière. Mais cela, il ne le
mesure pas.
En même temps, c’est vrai, sa carrière lui fait souci. Nul n’est plus
attaché que lui aux grades et aux préséances. En septembre 1906, il fait cet
aveu à Blanche, lorsqu’il lui relate son passage à l’exposition coloniale de
Marseille, au retour d’un séjour d’un mois dans le Jura, consacré au
règlement de problèmes familiaux : « Après le déjeuner, M. Charles-Roux
m’a fait les honneurs des pavillons marseillais : arts, navigation, etc., une
vraie tournée présidentielle, et aussi pour moi une vraie résurrection de me
retrouver dans cette atmosphère d’action, d’indépendance, de déférence, de
notoriété après ce terrible mois. » Il ajoute certes : « Je me tâtais pour me
rendre compte que j’étais encore bien vivant et quelqu’un attelé à de hautes
besognes. » Mais l’orgueil est bien là, la satisfaction de la « déférence » et
de la « notoriété » qui compense si bien l’ennui de vivre. Que de
contradictions… À cinquante ans, il donne encore l’impression, parfois, de
ne pas savoir ce qu’il veut, ni de quoi il peut se contenter. Le soleil, la
grandeur du ciel et des sables, tout cela lui suffira-t-il jamais ?
Il n’est pas sans atout, pourtant, cet alerte quinquagénaire qui exerce sans
cesse sa séduction sur tous ceux qui l’approchent. Dans sa maturité,
Lyautey a conservé l’élégance et la sveltesse du cavalier qu’il n’a jamais
cessé d’être. Il est toujours aussi soigneux de sa personne, de son apparence
physique, de son élégance vestimentaire. C’était un jeune homme assez
beau, la quarantaine lui a laissé l’allure, la distinction, et, toujours, cet art de
se tenir droit. Ce souci de son apparence extérieure est dicté, nous l’avons
vu, par la conscience de ses origines, par l’obsession de sa « race ». Mais il
veut aussi bannir le souvenir de la maladie, la crainte, jamais disparue,
d’une déchéance physique qui serait pour lui synonyme de mort. Sa santé
ne l’a jamais trahi, mais restera toujours marquée par la fragilité : crise de
rhumatisme articulaire vers la trentaine, peut-être liée au mal de Pott de sa
jeunesse ; crises de foie multiples et de gravité variable ; pneumonies ;
maladies tropicales. En novembre 1904, il est atteint d’un ictère aggravé,
« suite de séjours dans l’eau, de crises de foie et voici trois semaines que je
suis arrêté, ne pouvant à peu près rien digérer, somnolent, sans jambes et
faisant juste mon rapport et mon petit tour au soleil, quand il y en a » (lettre
à Vogüé du 1er décembre 1904). L’alerte paraît sérieuse, il lui faut près d’un
mois pour se « retaper » de cette jaunisse contractée pendant l’inondation.
À la fin du mois de décembre, il se plaint encore de souffrir du foie. « Je
suis un peu surpris, écrit-il dans une autre lettre à Vogüé, de sentir, pour la
première fois de ma vie, ma machine physique aussi incomplètement dans
ma main et d’être forcé de me souvenir que j’ai 50 ans depuis un mois et
que le temps des grosses résistances est peut-être passé. » Lyautey doit
souvent effectuer des cures, notamment à Vichy. Comme en août 1905 où,
dans une lettre à Jacques Silhol, il se dit souffrant « d’un surmenage
cérébral excessif qui [lui] donne des crises nerveuses qu’il [lui] faut
absolument surveiller ». Surmenage cérébral ? Ou dépression chronique ?
Les tendances dépressives de Lyautey sont connues : ses proches, même
dans leurs écrits les plus ouvertement hagiographiques, ne les ont jamais
niées. Ce sont les explications données qui varient, la plupart tenant aux
aléas de carrière ou au poids des responsabilités. Tout cela est peu crédible :
Lyautey aime les responsabilités, autant qu’il aime l’action. Ce sont ses
seuls remèdes, ses seules drogues contre la dépression qui le traque. C’est
pour cette raison qu’il n’est heureux qu’avec « les mains libres ». Il ne
supporte ni la hiérarchie, ni la politique triviale, parce qu’elles sont par
nature génératrices d’inaction, productrices d’impuissance et d’entraves.
Lyautey souffre également d’une tendance excessive à l’autoanalyse, que
nous avons déjà relevée, et qui va de pair avec un orgueil extraordinaire.
Elle ne l’a jamais quitté, même après que l’âge et les responsabilités lui
eurent apporté un peu d’équilibre et de maturité. Elle apparaît clairement
dans un document manuscrit non daté, conservé aux Archives nationales, et
intitulé : « Mes années de pleine satisfaction morale ». Ce texte est de toute
façon postérieur à 1916. C’est un recensement – factuel et hétérogène,
jusqu’à suggérer presque la folie – des années « où je me suis le plus senti
en plénitude de facultés et d’action ». S’en détachent : la dernière année de
Nancy (1867-1868) premiers succès scolaires, « vie de famille et sociale si
agréable », « et ayant conscience de la primauté que j’exerçais dans notre
bande de jeunesse » ; la rencontre avec Albert de Mun ; la « jouissance du
succès » et l’épanouissement au moment du Rôle social de l’officier ; la
période de Gray (1893), « pleine jouissance de l’exercice jeune du
commandement » ; le plein épanouissement du Tonkin, avec les « premières
sensations du pouvoir » ; le Sud oranais en 1903-1906, « premier grand
commandement, le plus jeune général » ; les premiers mois de popularité
(affaire des Béni-Snassen), « en vedette – popularité » ; puis Rennes
(cinquante-six ans) et le Maroc (soixante et un ans), réussite, pleine
possession de ses moyens, etc.
Le plus étonnant n’est peut-être pas le contenu même de ce document,
mais son existence en soi qui traduit une âme tourmentée… par elle-même,
alors que Lyautey a dépassé soixante ans quand il le rédige. Pour qui, et
pour quoi ? En novembre 1892, il écrivait à Paul Desjardins, pour justifier
son retrait de l’Union morale : « Je suis un social et pas un moral ; et je n’ai
pas le droit de l’être. »
Il y a tant de non-dits chez ce personnage qui s’est plu à brouiller les
pistes, en laissant toutefois, ici et là, quelques indices.

CE QUE TOUT LE MONDE PENSE ET PERSONNE NE DIT

Alors ? Il est peut être temps d’aborder un sujet qui hante tous les esprits
lorsqu’on évoque la personnalité de Lyautey, mais que les livres passent
sous silence, ou évacuent au détour d’une phrase. Lyautey est un très grand
personnage qui n’a guère à craindre de ces éclairages un peu crus, si
déterminants pour comprendre une psychologie et les méandres souvent
douloureux de l’existence la plus intime. Il est grand temps de le soustraire
à des silences ou des sous-entendus qui frisent le ridicule.
Dans son célèbre Portrait de l’aventurier, Roger Stéphane a évoqué avec
franchise l’homosexualité de Lyautey, par référence au personnage de
Lawrence – les deux autres figures d’aventurier choisies, André Malraux et
Ernst von Salomon, n’entrant pas, sur ce plan, dans l’épure. Il a ainsi brisé
un tabou. Lyautey lui-même, relayé par son neveu Pierre, a toujours veillé à
maintenir le voile. Le souci des convenances a sans doute primé chez cet
homme élevé dans un milieu traditionnel et très soucieux de son prestige.
Mais peut-être a-t-il craint aussi qu’à son sujet on en vînt à n’évoquer que
cela… Il n’y a pas échappé pour autant, et les fausses pudeurs dont font
preuve ses biographes les plus éminents exposent Lyautey lui-même à la
dérision, plus qu’elles ne protègent une réputation. Pour preuve,
aujourd’hui, quoi de plus exaspérant que cette perpétuelle citation prêtée à
Clemenceau et dans laquelle il est de bon ton d’enfermer le malheureux
maréchal1? Le fonds Lyautey aux Archives nationales, pourtant
soigneusement épuré par Lyautey lui-même et son neveu, recèle encore des
lettres de Jean Cocteau… mais elles ne seront communicables qu’en 2113 !
Pourquoi ? Non qu’elles contiennent le moindre élément scabreux ou
salace. Mais simplement parce qu’il apparaîtrait clairement à leur lecture,
que les deux hommes étaient de plain-pied l’un avec l’autre, en termes de
personnalité.
Un ouvrage récent, paru en 1998, traite ouvertement et exclusivement de
cette dimension de la personnalité du maréchal – de manière intéressante, et
parfois convaincante, mais avec un esprit systématique qui finit par lasser2.
Son auteur, Christian Gury, affirme avec vigueur que la personnalité de
Lyautey a inspiré Proust dans la peinture de plusieurs de ses caractères.
Charlus, si l’on en croit une tradition remontant à Hélène Morand, femme
de Paul, et reprise par Mathieu Galey, devrait beaucoup à Lyautey, bien plus
qu’à l’écrivain dandy et fantasque Robert de Montesquiou. Tout est
possible, sans jamais convaincre vraiment : qui peut faire l’inventaire exact
des inspirations de Marcel Proust ? Christian Gury rappelle que plusieurs
écrivains ont pris Lyautey comme modèle : Roger Martin du Gard dans Le
Lieutenant-colonel de Maumort, Henri de Montherlant dans La Rose des
sables. Et il évoque l’ouvrage plus récent de Jean-Edern Hallier, L’Évangile
du fou, biographie un peu délirante de Charles de Foucauld, dans laquelle
Lyautey – avec bien d’autres – est classé dans la catégorie, plus délirante
encore, des « pédés divins », sublimant leur sexualité à travers l’action
coloniale et la construction des empires.
De fait, et sans suivre nécessairement jusqu’à son terme logique la
fantasmagorie de Jean-Edern Hallier – écrivain et provocateur avant tout –,
il y aurait beaucoup à dire, et peut-être même à écrire, sur les grands
« coloniaux » de ce temps, marqués par un destin si proche et par le même
effort de sublimation de leur inclination sexuelle : qu’il s’agisse bien
évidemment de Lawrence, mais aussi de Cecil Rhodes, de la personnalité
tourmentée et « biblique » du général Gordon, de Kitchener, d’Ernest
Psichari, sans parler des ambiguïtés présumées du père de Foucauld… Le
goût très poussé de la beauté, et notamment de la beauté des corps et des
uniformes, l’attirance irrésistible et constante pour la jeunesse, le
tempérament théâtral, souvent fantasque, la tendance naturelle au
narcissisme et à l’égocentrisme, et aussi cette cyclothymie si caractéristique
qui épuise ses collaborateurs : tous ces traits de caractère ont été évoqués à
l’envi, avec des degrés divers d’explicitation, par les pudiques biographes
de Lyautey – André Maurois, bien sûr, mais plus récemment André Le
Révérend et Hervé de Charette. Pour des raisons évidentes, c’est Benoist-
Méchin qui laisse le plus librement s’exprimer cette intuition… jusqu’à un
certain point. Mais Guillaume de Tarde, qui a travaillé avec le grand
homme, fait plus que jouer avec les mots lorsqu’il évoque l’androphilie de
Lyautey3, ce goût de « l’homme viril, en qui les muscles, le cerveau, le
caractère forment avec le sexe une harmonie unique ». Pour lui, le regard de
Lyautey sur les hommes est presque celui du cavalier sur les chevaux : à la
fois esthétique et utilitaire. « Chez ce hussard sacrilège, écrit-il, mêmes
réflexes devant l’homme, même coup d’œil d’amateur pour apprécier le
galbe de ses formes, la finesse de ses attaches, la souplesse de ses muscles,
l’énergie de ses allures et de ses détentes, sa tenue devant l’obstacle, sa
puissance et sa résistance. » Et de Tarde, non sans audace, ajoute même :
« Cet amateur d’hommes se comporte à leur égard comme une sorte de Don
Juan, connaisseur jamais blasé, séducteur jamais satisfait, possédé sans
trêve du besoin d’être objet d’adoration et d’abandon. Mais cette passion
n’a qu’un mobile : réaliser, créer. » Il décrit avec minutie la coquetterie
calculée du général, son sens de la flatterie opportune, la manière
ostentatoire dont il peut accorder sa confiance, livrer ses confidences – avec
les revers : les colères monstrueuses, les « sautes d’humeur dirigées », et
même les « cas de sadisme souverain ». Pour Guillaume de Tarde, il y a
chez Lyautey un côté manipulateur qui domine toujours. Mais on décèle
aussi un certain penchant pour des formes d’hystérie, dont une émotivité
extrême, une hypersensibilité, une possessivité maladive peuvent être les
symptômes les plus criants.
Quant à Maurois, s’il n’évoque rien des ambiguïtés de son héros dans la
biographie qu’il lui consacre – écrite et publiée de son vivant, rappelons-
le –, il est plus allusif dans ses Mémoires, et dans ses Dialogues sur le
commandement. D’ordinaire, on évoque volontiers la dimension
« féminine » de la personnalité du maréchal. À cet égard, son contemporain
Abel Bonnard, lui-même cité depuis comme le prototype de l’homosexuel
lancé dans la société littéraire4, est allé assez loin dans l’évocation – aussi
loin, sans doute, que l’on pouvait aller à l’époque puisqu’il s’agissait, ni
plus ni moins, de son discours pour la réception du maréchal Franchet
d’Esperey à l’Académie française, au fauteuil du défunt Lyautey : « Cette
âme si forte semblait enveloppée dans des nerfs de femme. » Même
référence chez le général Catroux qui, dans Lyautey le Marocain (1952),
parle de ses « démons familiers » : « Comment fixer ce qui était aussi
innombrable et varié que la vie elle-même, rendre les traits d’un homme
tout en contrastes saisissants, habité par des démons familiers qui tantôt le
dominaient et que tantôt il maîtrisait, impulsif et nerveux à ses heures autant
qu’une femme fantasque, viril et constant dans les crises autant qu’un héros
antique […] ? »
Cette dimension féminine ne constitue d’ailleurs nullement, en elle-
même, une « preuve » d’homosexualité. Elle traduit moins une prétendue
préciosité qu’une sensibilité à vif qui s’exprime volontiers, dans les
correspondances de l’époque, par des transports verbaux et syntaxiques que
les pauvres talents épistolaires de notre XXIe siècle naissant ont bien du mal
à interpréter – sauf, peut-être, dans les régions les plus méditerranéennes,
où les relations entre hommes sont plus démonstratives. Au reste, dans Le
Roman d’Aïssé, les frères Tharaud n’évoquaient-ils pas cette féminité chez
leur maître Barrès, dans les pages mêmes où ils évoquaient sa liaison avec
Anna de Noailles ? Il est vrai que l’exemple est peut-être mauvais, dans la
mesure où la personnalité profonde de Maurice Barrès demeure
mystérieuse, à l’image de cette liaison qui fut sans doute platonique, en tout
cas bien différente de celle qu’entretint la comtesse avec d’autres, comme le
général Mangin, sur un mode moins éthéré.
Il faut dire que Lyautey, d’un bout à l’autre de son existence, est une cible
de choix pour les psychanalystes en chambre, à commencer par son enfance
corsetée dans un brouhaha de femmes, pour finir avec l’Afrique du Nord et
son imagerie gidienne, sans parler de son mariage tardif – encore que le
célibat fût alors un état social répandu et admis dans la société du temps…
Et puis cette volonté forcenée de séduire, d’être aimé et admiré des jeunes
gens, de servir de modèle, qui fut sans doute l’une des grandes
compensations psychologiques d’une existence marquée par une dépression
nerveuse récurrente. Au reste, on ne trouve jamais chez Lyautey ce côté
torturé qui caractérise la posture d’un Lawrence, d’un Kitchener, d’un
Gordon. Effet de la culture protestante anglo-saxonne et de ses
refoulements, ou marque de fabrique victorienne de ces grandes figures ?
Toujours est-il qu’ils expriment le plus souvent une répugnance non
déguisée pour le corps et pour la chair, quand Lyautey, lui, est d’un
esthétisme franc, dépourvu de toute contorsion. Au fond, il n’entre pas
vraiment dans le schéma classique de l’aventurier, tel que le définit Roger
Stéphane. Chez lui, nul côté suicidaire ou recherche inconsciente de la
grandeur dans l’échec. Dépressif et torturé, oui, mais sans les troubles et la
stigmatisation du corps à la manière du puritanisme. Lyautey aime trop
ouvertement la beauté pour céder, en quelque manière que ce soit, aux
tentations du masochisme. Capricieux et fantasque, chroniquement
déprimé, Lyautey reste simple et dans l’expression de ses goûts et dans son
appréhension de l’existence.
Il reste que cette présomption d’homosexualité a été commentée de son
vivant, qu’elle fut même connue, plus tard, de milieux très larges… et
qu’elle n’eut jamais de véritable impact sur son prestige. Non, vraiment :
même si « on » en parlait à l’époque, sa notoriété immense n’en a jamais
souffert, et lui-même, parfois, semblait affecter à ce sujet une certaine
indifférence. Il est certain qu’il a cherché à faire venir comme collaborateur
à Rabat Maurice Rostand, fils d’Edmond et homosexuel notoire, il est
certain aussi qu’il a eu des relations d’amitié sincères et confiantes avec
Jean Cocteau, qu’il a été remarqué et apprécié de Proust, dans des salons
comme celui de Mme Aubernon… Guy Dupré, dans Les Manœuvres
d’automne, en dit beaucoup en peu de mots, et sans éprouver le besoin de
juger les uns ou les autres5. Cet auteur, très littéraire, très « fin de siècle »,
évoque même une manie de Lyautey, un « tic » – d’après Maurice Rostand :
il aurait eu coutume de mettre au féminin le nom de ceux qu’il n’aimait pas.
Ainsi, après la guerre du Rif, Pétain aurait été qualifié de « vilaine ».
Qu’on le veuille ou non, cette dimension de sa personnalité fait partie de
son personnage public. Elle lui vaudra même, de son vivant, les attaques
cinglantes, dans des publications il est vrai confidentielles, de l’écrivain
dadaïste et communiste René Crevel, qui se vengeait ainsi, dans un bel
hommage involontaire, de la figure tutélaire et réactionnaire qu’il prêtait au
maréchal. Nous verrons aussi que les opposants à sa politique marocaine ne
se priveront pas de faire allusion à la « chose », tentant ainsi de faire payer
au résident général sa propension à la censure de presse – qu’il avait fort
grande !
Quant à sa vie privée, quant à sa vie personnelle – fut-il un homosexuel
« pratiquant », ou se contenta-t-il de rester, le plus souvent, dans le jeu de
séduction et dans l’esthétisme, en bref eut-il une double vie ou se contenta-
t-il de sublimer ? De nombreuses histoires plus ou moins apocryphes
circulent à ce sujet – entretenues, là encore, par le silence officiel, aussi
pesant qu’hypocrite. Il faut dire qu’un tel prestige – on pourrait même dire
une telle « impunité » sociale – intrigue ou exaspère, s’agissant d’une
société d’alors que l’on se plaît à imaginer comme « homophobe », et qui
pourtant finira par faire un triomphe à Proust, à Gide, à Montherlant, après
s’être fort bien accommodée des frasques de Rimbaud et Verlaine, et de la
personnalité débridée de Robert de Montesquiou. Mais comment imaginer
que l’admiration immense, inlassable, l’affection profonde et la fidélité que
lui ont manifestées longtemps après sa mort tous ceux qui l’avaient
approché, ses anciens collaborateurs, les Ormesson, les Garric, les Durosoy,
auraient pu s’accommoder aisément d’une nature débauchée ou du souvenir
de ses avances appuyées ? Il y a des limites à l’hypocrisie : et, précisément,
ce qui frappe dans les écrits de tous ces hommes, c’est la sincérité, qui
n’exclut pas chez eux l’évocation de nombreuses petites faiblesses de
caractère chez leur grand personnage. Et puis il y a sa femme, épousée sur
le tard, après, nous le verrons, une période de dépression si intense qu’elle
l’a conduit au bord du suicide. Dans son Journal de Tours, en 1886, Lyautey
a donné quelques indications difficiles à interpréter, tant il est vrai que, par
bien des côtés, ce texte – comme tous ses textes – était destiné à être lu par
d’autres, un jour, même en petit nombre. Hubert y fait un curieux, mais
vibrant éloge de la « chasteté », notant que, pour le commun, elle est
« synonyme d’impuissance – imbéciles ! ». Pour lui, au contraire, la
chasteté, pour peu qu’elle aille de pair avec une nature virile, est un « brevet
de puissance ». Il ajoute : « Quelle concentration de forces ! Et en somme
combien plus facile qu’on ne croit. » Parle-t-il pour lui-même ? Il
s’empresse – vanité, dissimulation, sincérité ? – de dissiper toute
interrogation : « Moi, qui suis lancé en pleine noce, qui ai goûté à tout. » Un
soir, de visite à Paris, et avant de rentrer à Tours, il se met, « comme un
chien en chaleur », à suivre « une femme dont l’allure élégamment
indépendante démentait la mise sévère ». Il est aussitôt repoussé par la
mystérieuse « passante », et il évoque cet incident pour mieux battre sa
coulpe, pour mieux stigmatiser cette « habitude du vice » qui est la sienne.
Plus tard, dans le même Journal de 1886, il évoque « cette aptitude à
l’amitié passionnée, absorbante », qui a « évidemment étouffé chez [lui]
l’aptitude à l’amour », et dit n’avoir jamais éprouvé pour les femmes que
« l’attrait sensuel, absolument égoïste ». Lyautey, séducteur impénitent et
cynique ? Cela ne cadre guère avec le personnage, cela sent, comme
souvent chez lui, le faux, le simulé, la pose – ou le langage codé. Même si
un auteur aussi averti qu’Edmonde Charles-Roux feint d’y souscrire dans
son évocation d’Isabelle Eberhardt – soupçonnée à l’époque, dit-elle,
d’avoir été la maîtresse du général… ou si un rapport de police, en
juillet 1931, mentionne une escapade prétendument suspecte du maréchal à
l’occasion de la visite de l’Exposition coloniale par la duchesse d’York6.
Dans le Journal de Tours, il y a ce récit : un ami revient de
Constantinople, lui raconte son voyage, et il en tire comme conclusion que,
là-bas, « la pédérastie existe sur la plus vaste échelle – tout comme à
Naples. Tout est offert au voyageur, sans préjudice : femmes, petite fille à
caresser, petit garçon, puis jeune homme. » Et dans tout cela, « il n’y a
que 2 ou 3 bains turcs qui ne soient pas de vrais bordels d’hommes ». L’ami
lui dit avoir pénétré dans un de ces « antres » – sans le savoir, bien sûr… –
et avoir été démarché par une jolie femme qui s’est révélée être, dit
Lyautey, un « androgyne ». Ce sont de drôles d’erreurs, et de drôles de
conversations pour des hommes qui ont quitté depuis longtemps les
curiosités de l’adolescence…
Nous dirons, pour finir, que tout, dans la personnalité de Lyautey, laisse
deviner, outre une inquiétude religieuse récurrente, une tendance naturelle à
la sublimation, peu compatible avec un goût réel pour la débauche : c’est la
thèse que nous retiendrons, laissant aux esprits goguenards et aux éternels
sceptiques le soin de tout imaginer. Et considérant, somme toute, que la
vérité profonde de son âme appartient à un homme qui fut profondément
admiré et aimé de ceux qui l’approchaient.

LA SÉDUCTION PAR L’INTELLIGENCE

Rien ne permet de penser, en particulier, que le goût constant de Lyautey


pour la jeunesse ait été dicté par des pulsions sexuelles. Que certains des
liens qu’il a noués aient été chargés d’ambiguïté – des deux côtés, parfois –,
c’est peu douteux, mais c’est un phénomène que l’on retrouve souvent dans
les relations de maître à élève, de mentor à disciple, surtout en milieu
militaire7. Le rôle de Pygmalion n’est jamais totalement innocent. Et il est
certain que Lyautey avait une passion sincère et désintéressée pour la
jeunesse, tout simplement parce qu’il avait le sentiment d’avoir gaspillé la
sienne, de n’avoir commencé à vivre qu’à quarante ans, et qu’il voyait dans
ces liens d’amitié qu’il pouvait établir une source de jouvence, une matière
inépuisable pour la satisfaction de sa curiosité d’esprit. Cet homme qui ne
voulait jamais désespérer ni de l’action, ni de l’avenir, croyait dans la
jeunesse, avec constance et avec ferveur. Plus tard, son adhésion au
scoutisme participera du même esprit. Et tout cela sans l’ombre d’une
démagogie « jeuniste » : son arme, ce n’était pas la flatterie des jeunes,
mais la séduction par la personnalité et par l’exemple. Le régime
républicain et parlementaire lui paraissait médiocre et vieillot. La jeunesse
était le seul gage d’espoir. La grande amitié « épistolaire » qui l’a uni,
pendant une quinzaine d’années, au jeune Jacques Silhol en témoigne. Ce
grand garçon cévenol, issu d’une vieille famille protestante, avait, nous
l’avons vu, suffisamment de culture, d’intelligence et de rectitude pour que
ses propres lettres soutiennent la comparaison avec celles que lui écrivait
Lyautey. La dernière lettre qu’il envoya à sa mère, du front, à la veille de
Noël 1914, quelques semaines avant d’être tué, témoigne d’une élévation de
l’âme qui doit beaucoup, sans doute, à des années de communion affective
avec Hubert : « La communion nationale du début a été un de ces moments
de l’histoire d’un peuple où l’on touche au sublime, mais qui, par cela
même, ne durent pas. Peu à peu on s’est accommodé de ce qui paraissait
impossible, tant la plasticité des peuples, comme des individus, est grande ;
les intérêts se sont casés à nouveau, les appétits ont reparu, des habitudes se
sont créées ; la flamme d’idéal qui avait un instant jailli est retombée et
couve, discrète, sous les cendres accumulées. Elle a pourtant un temple où
elle brûle, comme le feu perpétuel des sanctuaires, dans ces extraordinaires
catacombes qui s’étendent en un ruban continu de la mer à la plaine
d’Alsace ; les vivants y sont si près des morts qu’ils s’en distinguent à
peine, sinon par le mouvement de leurs corps déjà gainés de glaise comme
d’un linceul. »
De même, lorsque le jeune Wladimir d’Ormesson rencontre pour la
première fois Lyautey, en avril 1911, dans le salon de la comtesse Roger de
Barbentane, c’est avec la délicate mission de lire des vers, selon l’usage
consacré dans ce cénacle chaque dimanche d’hiver et de printemps… « Ses
campagnes du Sud-Oranais l’avaient rendu célèbre. Il était considéré
comme l’un des chefs les plus brillants de l’armée, non seulement pour ses
talents militaires, l’extraordinaire autorité qui se dégageait de sa personne,
mais aussi en raison de sa réputation d’homme de grande culture, d’artiste
et de mécène8. » Pour le jeune homme, le général était entouré d’une « sorte
de légende ». Pour comble de malheur, ce garçon de bonne famille
accomplit alors son service militaire, il est donc venu en uniforme, dans son
« costume de pioupiou », et doit réciter son poème dans la terreur la plus
totale. « Quel ne fut pas mon bonheur lorsque, l’audition terminée, Lyautey
m’adressa les compliments les mieux faits pour tourner la tête à un garçon
de vingt ans ! » Le général ne s’en tient pas à ces compliments d’un soir.
Ayant reçu de son jeune admirateur, quelques jours plus tard, le texte du
poème, il s’empresse de lui répondre, d’une jolie lettre inspirée, et de lui
« enjoindre » de venir le voir rue Bonaparte dès que possible. Lyautey ne
lésine pas. Ne regrette-t-il pas de ne pas l’avoir eu à ses côtés dans ses
campagnes du Sud oranais ? « Vous auriez toujours copié des notes de
service arides, mais, du moins, les eussiez-vous écrites parmi les harnais
pourpres des spahis, sur les terrasses qui, à Figuig, dominent la mer de
palmiers, ou devant des tentes ouvertes sur les grands horizons, parfois au
son du fusil, la plus noble et réconfortante musique que je sache – et au
retour vous auriez chanté ces heures vivantes qui maintenant se perdent
dans mon souvenir. » On a connu Lyautey mieux inspiré, et on peine
quelque peu à reconnaître son talent littéraire dans ce morceau un peu pâle.
Qu’importe : le lien est noué entre les deux hommes, et il sera solide.
D’Ormesson retrouvera quelques années plus tard Lyautey… pour devenir
son collaborateur. Leur amitié et leur loyauté mutuelle seront, là encore, le
témoignage extraordinaire du charisme, de la puissance de séduction, de la
sincérité affective de Lyautey. Lorsqu’il revient du Tonkin, lorsqu’il aborde
Madagascar, où il va parfaire son expérience du commandement et de
l’action, il est comme régénéré au contact de ses hommes, de ses soldats, de
ses officiers. Lui qui ne croyait plus en rien, ou presque, s’est pris à espérer
à nouveau en la France, grâce à cette belle « pâte d’homme » qu’est, selon
son expression favorite, le Français, dès lors qu’il est libéré de sa gangue ou
de sa « gaine » métropolitaine. Le 26 février 1897, il écrit à Vogüé avec des
accents de conviction indiscutables : « Nous n’avons pas le droit de
manquer à tant de jeunes Français qui ne veulent pas mourir, et nous n’en
sommes pas encore, avec de tels éléments, à la déchéance finale. Il me
semble que, dans l’histoire des peuples, des batailles plus perdues encore
ont été regagnées. » Lyautey fait partie de ces hommes rares qui doivent
sacrifier leur jeunesse pour comprendre ce dont aura besoin la jeunesse qui
les suit.
Un des éléments clefs du caractère de Lyautey – et de sa séduction –,
c’est sa culture. Elle est au cœur de son personnage public, elle explique les
réticences qu’il a pu inspirer dans son milieu professionnel d’origine, elle
explique aussi l’originalité de sa position publique de « héros colonial ».
Les héros coloniaux ne se ressemblent guère, tout en se ressemblant
beaucoup… Nous avons évoqué Kitchener, Gordon, Gallieni, Marchand,
Foucauld, Lawrence, Cecil Rhodes… Chacun a bâti son mythe à sa
manière, avec des points communs, mais aussi quelques solides
divergences. De Marchand, nous connaissons essentiellement l’homme
d’action, et en vérité il attend son biographe : il traverse l’époque, apparaît
dans les salons, mais on n’en sait guère plus, car sa carrière n’est pas allée
au-delà de l’expédition de Fachoda et de ses retombées diplomatiques. Chez
Lyautey, la culture compte parce qu’il est substantiellement, essentiellement
un homme cultivé. Si sa vie s’était arrêtée en 1894, il aurait pu dire, comme
l’écrivain Jean-Claude Pirotte : « C’est par les livres, et dans les livres, que
j’aurai vécu9. » Mais même lancé dans l’action, la lecture reste sa
respiration, et l’écriture – les lettres – son salut.
Il lit, sa vie durant, poésie et romans, mais surtout nombre d’essais, de
l’histoire, beaucoup d’histoire, de la petite et de la grande. L’histoire
l’intéresse plus encore lorsqu’elle éclaire l’actualité. En avril 1904, d’Aïn
Séfra, il demande à Max Leclerc de lui envoyer Notes et souvenirs de
Thiers, les deux derniers volumes de L’Affaire Dreyfus de Reinach, le
deuxième volume du Richelieu d’Hanotaux, les Souvenirs du baron Hue,
officier de la chambre de Louis XVI, qui viennent de paraître. Histoire, et
encore histoire, Lyautey aime l’histoire, parce que ce grand pessimiste y
puise leçons et réconfort. Nous avons vu qu’il était un lecteur passionné
d’Albert Sorel et d’Ernest Lavisse. Il aime les portraits de grandes
personnalités historiques qui se sont affirmées contre leur milieu et leur
époque. Il est un lecteur assidu de Gabriel Hanotaux. Il ne manque pas de
s’intéresser au monument littéraire que ce dernier édifie pour la plus grande
gloire du cardinal de Richelieu. Hanotaux, républicain féru d’histoire, a une
passion pour les grands caractères, il aime l’autorité, l’exercice volontaire
du pouvoir. Ce n’est pas un idéologue, mais un militant du gouvernement
pour le gouvernement. Son modèle absolu, plus haut encore, bien plus haut
que les exemples vivants qui ont marqué sa jeunesse, c’est Richelieu. En
1893, il fait paraître le premier volume d’une grande histoire du cardinal
(Histoire du cardinal de Richelieu) qui en comptera six, publiés sur
plusieurs décennies. Ce premier tome est consacré à la jeunesse du futur
ministre de Louis XIII, aux vingt-neuf premières années d’une existence où
se forge un caractère. La préface est peu équivoque : « Si ce livre donne aux
Français qui le liront une nouvelle occasion d’avoir confiance dans les
destinées de leur pays, s’il contribue à démontrer aux hommes d’État de la
République l’efficacité d’une tradition, s’il rend plus claires, à leurs yeux,
les causes qui ont fait, dans le passé, la grandeur de la France et qui
l’assureront dans l’avenir, si les meilleurs d’entre eux y trouvent de
nouvelles raisons de fondre de plus en plus leur existence dans celle de la
nation, ce résultat aura dépassé mes espérances, et je serai récompensé
d’avoir consacré à cette œuvre tous les loisirs d’une vie qui n’est pas
uniquement réservée à l’étude. » Tout est dit : c’est un nostalgique de
l’Ancien Régime qui n’ose pas dire son nom. Et qui voit dans l’aventure
coloniale la source possible d’une régénération nationale. Voilà le type
d’écrit qui, pour Lyautey, porte et persuade.
Il arrive que Lyautey s’emporte contre Louis XIV et les dérives
prétendument centralisatrices de la monarchie absolue. Il arrive plus encore
qu’il recompose l’histoire de la Lorraine pour mieux stigmatiser
l’oppression de ses libertés qu’elle a subie dans les premiers temps de sa
réunion à la France. Il ne craindra pas les approximations et les
anachronismes quand il développera, plus tard, des analogies entre la
monarchie marocaine et l’ancienne société française. Il a lu, sans nul doute,
L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville, et fait sienne l’idée –
contestable et contestée – d’une monarchie finissante anticipant sur la
centralisation révolutionnaire. Ces notions paraissent, dans son esprit,
parfois assez confuses : Lyautey n’est pas un homme qui médite
profondément la politique. Mais il a des intuitions, des éclairs. Ainsi, il ne
s’en prend guère à Richelieu, symbole, pourtant, de l’absolutisme naissant
et qu’il devrait haïr. Il devrait être du côté de Vigny, et Cinq-Mars. Mais
dans le fond, il tient beaucoup de sa famille paternelle : il est,
viscéralement, un serviteur de l’État, un grand fonctionnaire de la plus
haute espèce. Il peste contre les « bureaux », mais il aime l’autorité, l’ordre,
et le respect de certaines formes, et il ne craindra pas de développer au
Maroc une bureaucratie parallèle à celle du Makhzen.
À son propos, Daniel Rivet parle de « grand Lord colonial » : entre
Charlus et Richelieu, la vérité humaine de Lyautey est décidément difficile
à saisir. Or sa popularité se comprend : il a toutes les qualités de
l’aventurier, mais il est de surcroît, de manière indissociable, un
administrateur accompli. Pour ses proches, il est à la fois une nature
tourmentée et sensible, et un chef, d’une efficacité supérieure. Il séduit,
brille en société, tout en ne laissant prise à aucune défaillance dans sa
pratique quotidienne de conquérant. Si Gallieni est un « héros colonial »,
Lyautey est, très tôt, un héros investi d’un potentiel plus puissant : ce n’est
pas un simple « saharien », c’est un recours possible, une figure politique
virtuelle. C’est pourquoi il fascine et inquiète à la fois le personnel politique
de la IIIe République, qui ne sait plus, qui ne saura jamais s’il faut le
prendre pour un factieux ou pour un dilettante.

1 Pour mémoire, en tenant compte des innombrables variantes (et pour


n’y plus revenir !) : « Lyautey ? Ah, oui… un type qui a des c… au c…
Dommage que ce ne soit pas les siennes ! »
2 Christian GURY, Lyautey-Charlus, op. cit. Ainsi, quand l’auteur écrit
(p. 70) que “Lyautey fait souffler sur le Maroc un vent d’homophilie”, ou
quand il évoque le maréchal recevant un visiteur dans son bain, comme si
c’était une preuve, ou encore quand il décortique ses lettres pour y relever
des tournures ambiguës ou chaleureuses à l’excès. Sur un plan général, la
figure de Lyautey bénéficie d’une certaine notoriété dans le milieu
homosexuel, au point d’avoir donné son nom à un site internet. Il est
souvent cité parmi les personnages célèbres à l’homosexualité avérée,
lorsqu’on se propose de « déculpabiliser »… comme on cite, par exemple,
les petits hommes célèbres (Napoléon…)
3 « Androphilie » est le terme utilisé aussi par Daniel Rivet.
4 Et immortalisé par l’appellation de « gestapette », que l’historien
Robert Aron, selon la vulgate, prête au maréchal Pétain.
5 Guy DUPRÉ, Les Manœuvres d’automne, Monaco, Éditions du Rocher,
1997 (nouvelle édition).
6 « La veille de cette cérémonie, une répétition générale eut lieu en
présence du Maréchal Lyautey qui s’intéressa tout particulièrement à une
jeune modèle en compagnie de laquelle il disparut pendant près de deux
heures. » Archives de la préfecture de police, dossier Lyautey, Ba 1641.
7 Il faut lire à ce sujet le roman de Louis Gardel, Fort Saganne
(réédition, Paris, Le Seuil, 1997), qui comporte d’ailleurs, comme le note
justement Christian Gury, de nombreuses références à Lyautey.
8 Wladimir d’ORMESSON, Auprès de Lyautey, Paris, Flammarion, 1963,
p. 9.
9 Jean-Claude PIROTTE, Rue des Remberges, Cognac, Le Temps qu’il fait,
2003, p. 15.
9

VERS LE MAROC
(1907-1912)

Lorsqu’il quitte la subdivision d’Aïn Séfra, en décembre 1906, pour


prendre le commandement par intérim de la division d’Oran, Lyautey ne
sait pas encore si sa carrière vient de franchir une nouvelle étape, ou si de
nouvelles désillusions doivent suivre. Le gouvernement Clemenceau ne lui
apporte, de ce point de vue, aucune garantie. Le Quai d’Orsay reste attaché
à la ligne de très grande prudence et de méfiance scrupuleuse envers la
politique de la « tache d’huile ». Quant au ministre de la Guerre et à son
cabinet, c’est plutôt la franche hostilité qui est de règle. À peine installé à
Oran – d’où il supprime aussitôt toute autonomie à la subdivision d’Aïn
Séfra… –, Lyautey écrit à Margerie qu’il n’est nullement certain de rester et
qu’il a été « à un demi-cheveu » de s’en aller. Il a une claire conscience de
la fragilité de sa position – ses seules forces étant le soutien obstiné de
Jonnart et le réseau de relations très serré des coloniaux de Paris qui
continue de le soutenir. Il pense de plus en plus sérieusement à quitter
l’armée, et il s’en ouvre à ses amis, à Vogüé, à Chailley-Bert. Le spectacle
du Maroc glissant entre les doigts de la France, par la conjugaison de la
faiblesse de ses institutions et de l’entrisme de ses adversaires, le désole.
« Notre légation de Tanger, écrit-il à Chailley-Bert le 15 février 1907,
malgré la valeur et la clairvoyance de Regnault, par ordre supérieur, est
absolument inerte et semble avoir lâché la partie. » Fort heureusement, ses
amis l’incitent à tenir bon. Tout premier d’entre eux, Gallieni, à qui il n’a
jamais cessé, depuis Madagascar, d’envoyer lettres et rapports.
Le 17 février, son ancien chef, son ami, son modèle, lui écrit avec beaucoup
de bon sens : « Ne vous pressez pas trop pour quitter l’armée. Vous
regretteriez cette décision, car tout n’est pas rose non plus dans la vie
civile. » Le conseil est d’une grande finesse psychologique : Gallieni a sans
nul doute compris que l’activité constante, l’inlassable activité sont les
seules parades que Lyautey puisse opposer à la dépression qui sans cesse le
menace.
Le pessimisme est là, cependant, et il n’est pas l’apanage de Lyautey. Ce
dernier a gardé précieusement une belle, une longue et intelligente lettre de
Vogüé, datée du 28 octobre 1906. Cette lettre – qu’il enverra plus de vingt
ans après à Daniel Halévy pour lui montrer à quel point ses idées sur « la
décadence de la liberté » sont les siennes – est un constat désabusé sur les
temps nouveaux qui laisse peu de place à l’espérance. Pour Vogüé, qui vient
alors d’assister, à Versailles, à l’élection d’Armand Fallières à la
magistrature suprême, ce n’est pas seulement une crise de régime, si
profonde soit-elle, que connaît la France : c’est un changement de société,
le passage de témoin, ou plutôt de pouvoir, d’une classe à l’autre. Les
notables ont cédé le pas aux « couches nouvelles » de la démocratie : c’est
le retour au désespoir ou au cynisme d’Ernest Renan. Pour Vogüé, l’esprit
généreux, le grand intellectuel qui a tant voyagé et incarné tant d’espoirs, il
n’y a plus, en France, que le « je m’en fichisme », les derniers restes d’un
combat pathétique entre la gauche républicaine, « le Bloc » et son combat
organisé pour « la défense de l’assiette au beurre », et « les belles âmes
nationalistes » qui « pensaient surtout à l’effet qu’elles produiraient dans
leurs autos de 40 chevaux ». Et « c’est pourquoi, en 1906, comme en 1886,
en 1889, et depuis, et toujours, nous avons vu échouer des mouvements qui
semblaient redoutables pour le régime […] et c’est aussi pourquoi nous
voyons toujours le chef nominal du régime descendre chaque fois d’un
cran, afin de réaliser un peu mieux chaque fois le type représentatif de cette
démocratie qui n’entend pas se laisser déposséder ». Vogüé, qui tant de fois,
par son énergie et son enthousiasme, a su arracher Lyautey aux affres du
découragement et de la dépression, oui, Vogüé ne voit plus dans l’histoire
contemporaine de la France qu’une inexorable courbe descendante. Il est
plongé, depuis plusieurs années, dans la monumentale publication d’Albert
Sorel sur « l’Europe et la Révolution française » que l’auteur, son ami, lui
envoie volume après volume. Cette œuvre magistrale est aussi un livre de
chevet pour Lyautey. Vogüé a lu dernièrement chez Sorel que « si des
événements de grande conséquence semblent parfois fortuits, c’est qu’on ne
les voit point se préparer et venir, comme viennent ces vagues, lentes et
lourdes, qui arrivent de la haute mer, que l’on discerne à peine sur la surface
mouvante, tant leurs ondulations sont prolongées, que l’on n’attend, ni ne
redoute, et qui, tout à coup, sur la grève plate, se gonflent et se déroulent
formidablement ». Dans une lettre à Lyautey, le jeune Silhol se souviendra
lui-même des derniers temps de l’enseignement de Sorel, lorsque le maître
disait : « J’ai vu bien des régimes, bien des changements, bien des
catastrophes. Mais je n’ai jamais vu le fleuve de l’histoire courir à flots plus
pressés qu’en ces heures que nous vivons. » Et dans ce monde incertain et
turbulent, la France, qui a vécu sur un acquis, passe désormais au temps des
médiocrités – comme l’explique, à la même époque, Anatole France dans sa
merveilleuse chronique romanesque de « l’Histoire contemporaine ». C’est
la France de 1900, le triomphe de M. Bergeret et de sa sagesse pesée au
trébuchet, l’apothéose de son chien Riquet « qui avait l’âme religieuse et
rendait à l’homme des honneurs divins ». La République s’installe
définitivement, en « usant » ses adversaires par la distribution de palmes et
la délivrance de quelques « mots heureux » aux foules, par la médiocrité
tranquille de ses présidents. Vogüé les décline : le premier de tous fut Jules
Grévy, « le bourgeois républicain de 48, encore lié au passé » et aux grands
notables orléanistes ; Sadi Carnot, « un grand nom de la république
historique sur un petit ingénieur du présent » ; Casimir-Perier, « un
accident, un anachronisme, qui eût été parfait en 1879, qui ne pouvait pas
tenir plus de six mois* en 1894, parce qu’il était déjà un cas anormal de
régression, une vaine tentative de la bourgeoisie opulente et frottée
d’aristocratie pour reprendre ce qui lui avait à jamais échappé » ; Félix
Faure, « beau négociant du moyen commerce, un primaire par l’éducation,
mais encore panachard, capitaine de garde nationale ; Émile Loubet – une
des cibles favorites de France –, pour Vogüé « un petit avocat correct, de
mise décente » ; Fallières, enfin, « un petit vigneron débraillé ». Une seule
loi, à tout cela, pour Vogüé, « la fatalité de l’évolution démocratique » que
seul pourrait conjurer « un gars solide » issu du peuple mais s’exhaussant
par sa volonté et son intelligence, un Abraham Lincoln en quelque sorte.
Clemenceau sera-t-il cet Abraham Lincoln ? Rien n’est moins sûr, il a
« frappé de discrédit, écrit Lyautey à Chailley-Bert, toute action au dehors,
et particulièrement coloniale ». Quel contraste entre la puissance des
événements et la médiocrité du système, semblent penser Vogüé et Lyautey.

À QUAND LE MAROC ?

Le régime étant ce qu’il est, comment sortir de cette temporisation sans


fin ? Il ne reste à Lyautey qu’à conduire, d’Oran, une propagande inlassable
en faveur d’une action plus offensive au Maroc. Il est mieux placé que
jamais. Comme l’écrit Pascal Venier, la politique du général était « conçue
comme une extension aux confins septentrionaux de l’organisation qu’il
avait déjà mise en place dans le Sud Oranais ». Sur place, il dispose de
subsides plus ou moins occultes fournis, avec l’accord de Jonnart, par le
Comité du Maroc, pour financer des jeux d’influence. À Eugène Étienne, à
Eugène Melchior de Vogüé, il écrit des lettres de fond qui sont autant
d’argumentaires à produire dans les couloirs de la Chambre ou dans les
cénacles parisiens. À l’un, il rappelle que sa méthode dans le Sud algérien
n’a eu pour objectif que d’en finir avec cette « politique militaire » qu’à tort
on lui reproche et de mettre en œuvre, au contraire, une action politique
assurant un ordre durable. Au second, il redit que la seule politique possible
envers le Maroc se prépare en Algérie, sur les confins, car, « qu’on le
veuille ou non, le Maroc est un brûlot aux flancs de l’Algérie, et, à moins
d’évacuer celle-ci, il faudra forcément y intervenir, car son anarchie a une
répercussion étroite sur notre autorité et nos intérêts algériens, à moins que
nous ne laissions d’autres s’y installer, ce qui, au point de vue algérien,
serait le pire ». Le tout est qu’il puisse mettre en œuvre son « organisation
qui marche », par l’utilisation combinée de la négociation politique et de
l’action militaire, par ses « intelligences dans les tribus », par les « partis
favorables » qu’il saura se créer, les actions de « désagrégation » qu’il saura
susciter. Le contexte politique marocain le sert : l’autorité du sultan Abd-el-
Aziz ne cesse de se dégrader.
C’est ainsi que Lyautey peut procéder, en mars 1907, à « la prise en
gage » d’Oujda, capitale du Maroc oriental, après un incident grave, le
meurtre du Dr Mauchamp à Marrakech. Médecin reconnu, Mauchamp était
aussi très lié au Comité du Maroc pour lequel il agissait de manière ouverte.
Le principe d’une intervention est donc décidé. Mais Lyautey exécute les
instructions sans enthousiasme, car les conditions requises pour une réussite
de l’action ne sont pas réunies. Il a dû se lancer dans l’opération sans
instruction précise, sur la base d’ordres contradictoires. L’idée est bien, en
guise de représailles, de prendre un gage auprès du Makhzen, mais rien de
plus. Et, en particulier, il n’est pas question de tenter la moindre progression
au-delà. Il a fallu toutefois l’accord des autres puissances européennes
(Allemagne, Angleterre, Espagne) pour conduire cette opération délicate.
Dans une lettre à Jacques Silhol, en juillet, il se plaint de l’absence de
direction centrale, des tirages entre les ministères. Cette politique par à-
coups a pour effet de monter la population marocaine contre la France, sans
permettre, pour autant, de conquérir la moindre position durable. Il faut
donc s’accommoder des conditions actuelles. Lyautey s’efforce de fortifier
les positions françaises dans la région, pour au moins garantir l’avenir. En
revanche, il ne croit pas un seul instant à la possibilité d’actions plus
offensives, telles qu’un raid sur Marrakech, depuis le littoral atlantique,
comme le suggère le Comité du Maroc. L’opération serait trop coûteuse,
« dévoreuse d’hommes et d’argent », ce serait « le Mexique ». L’action qui
démarrerait à partir des confins reste selon lui la plus rentable et la plus
efficace. À partir des opérations de maintien de l’ordre, en prenant prétexte
de la pacification, elle permet de pousser vers l’ouest, par vagues
successives, et de soumettre les tribus frontalières. Or, loin de lui faciliter la
tâche, on lui complique les choses. Il essaie bien de prendre des initiatives
au plan local, en liaison avec Jonnart, mais sa marge de manœuvre reste
réduite.
À l’été 1907, les événements se précipitent à nouveau, mais de manière
incontrôlée, et non par le fruit d’une politique marocaine réellement mûrie.
Casablanca et sa région – où les intérêts français sont importants –
connaissent en effet des troubles si préoccupants que les gouvernements
français et espagnol décident d’y envoyer des troupes. Le général Drude,
envoyé sur place, n’a guère de vrais moyens d’action. Pour Lyautey,
l’option choisie est, une fois de plus, la pire : on privilégie l’opération
militaire, la politique de la canonnière et la pénétration par l’Océan, au
risque de provoquer une crise avec l’Allemagne et de susciter au Maroc une
réaction hostile des populations, mais on ne se donne pas les moyens de la
conduire dans de bonnes conditions jusqu’à son terme. À ses yeux, c’est de
la gesticulation politicienne, et non une politique. Ainsi qu’il le craignait,
les confins subissent les contrecoups des événements récents. À la fin
novembre 1907, les Béni-Snassen, dans la région d’Oujda, se soulèvent
contre les Français, créant une vive inquiétude à Paris. L’événement
survient – fort opportunément – au moment précis où, de plus en plus
contesté, Lyautey est mis en difficulté au ministère de la Guerre1.
Clemenceau lui refuse d’abord la faculté de pousser l’avantage vers l’ouest.
En décembre 1907, il reçoit enfin l’autorisation d’opérer : il apparaît de plus
en plus clairement que ce soulèvement le sauve des foudres de ses
adversaires parisiens. L’entreprise d’encerclement du massif Béni-Snassen
est un succès presque facile qui le remplit de joie et apporte la
démonstration éclatante du bien-fondé de sa méthode. La totalité de la
région située entre la frontière algérienne, la Moulouya et la mer est passée
sous contrôle français. Après une année 1907 éprouvante, tout est
« effacé ». Lyautey écrit à son vieux camarade Margerie : « Tout m’a réussi.
J’ai repris les rênes le 1er décembre […]. Le 13, tout était prêt, le 14, j’ai
déclenché, et en seize jours cela a été réglé, avec une joie de mathématicien
à réussir une épure, à démontrer le triomphe de la manœuvre, et on a
chiquement manœuvré […]. Maintenant, il faut tasser, organiser, j’en ai
pour un mois, si on ne m’embête pas et si on ne me bouscule pas, ce dont je
ne suis pas sûr. » Dans l’immédiat, Clemenceau a besoin de lui, de ses
conseils, car il craint que la situation ne dégénère au Maroc, en particulier
dans la région de Casablanca. Soucieux de le consulter, il le convoque à
Paris en février 1908 et lui propose de l’envoyer à Casablanca pour
remplacer le général d’Amade, qui a lui-même succédé au général Drude et
qu’il soupçonne de ne pas maîtriser la situation. En réalité, d’Amade est
mal vu car il tend à outrepasser ses instructions pour élargir sa zone de
contrôle autour de Casablanca à la Chaouïa tout entière. Lyautey, lui, est
censé le relever de son commandement et prendre la direction des
opérations, ce qu’il refuse de faire, par loyauté envers son collègue. Il
propose de se rendre sur place avec Regnault pour expertiser la situation :
donc, dans le cadre d’une mission d’inspection. Une fois sur place, il
constate que la situation est très dégradée et observe que les méthodes de
d’Amade sont inadaptées : il retrouve la vieille technique des « colonnes
volantes » qui ne permettent qu’une occupation superficielle et braquent les
populations, dans la mesure où elles s’accompagnent souvent de brutalité,
et où elles n’apportent aucune sécurité durable. Dans son rapport
d’inspection, il suggérera ses propres méthodes – sans pour autant critiquer
ou désavouer d’Amade.
À ce moment, Lyautey séduit Clemenceau, par sa franchise et son esprit
pratique. Mais n’appréciant pas la contradiction, le président du Conseil ne
gardera pas longtemps cette bienveillance. Curieusement, le « Tigre », qui
avait en horreur l’institution militaire, détestait à due proportion
l’indiscipline, surtout celle d’un soldat royaliste… En Lyautey, il verra cela,
avant toute autre chose, et se montrera ainsi moins habile, moins perspicace
que Briand. Dans l’immédiat, au printemps 1908, Lyautey sait se montrer
suffisamment persuasif pour le convaincre de créer un « haut-commissariat
à la frontière algéro-marocaine ». Le Quai d’Orsay – pour des raisons
évidentes –, mais aussi le ministère de la Guerre, y sont fermement opposés.
Et, pour une fois, Jonnart ne suit Lyautey qu’avec un enthousiasme
modéré : il préfère, lui, un immobilisme total sur la frontière en attendant
l’envoi de moyens militaires supplémentaires. Lyautey n’en obtient pas
moins gain de cause, et il est nommé haut-commissaire le 16 mai 1908.
Mais dans son esprit, il s’agissait pour lui de disposer d’une large
autonomie. Dans la réalité, et contrairement aux conventions passées avec
Clemenceau, il se trouve subordonné à la fois à la Légation de Tanger et au
gouvernement général de l’Algérie.
Le triomphe du général aura été de courte durée. Dès le danger passé, le
gouvernement reprend son attitude méfiante envers celui que beaucoup
jugent incontrôlable. Parallèlement, par l’intermédiaire de Regnault, le Quai
d’Orsay exerce une pression croissante sur le sultan en jouant de sa fragilité
financière. Abd-el-Aziz, de plus en plus discrédité auprès des élites
marocaines, se heurte depuis des mois à son frère aîné, Moulay-Hafid,
khalifa de Marrakech. Ce dernier a réussi à rallier de nombreuses tribus et à
provoquer un processus qui doit entraîner la déchéance du sultan. Moulay-
Hafid joue du sentiment général de rejet envers l’étranger, entretenu et
encouragé dans l’opinion par les actions récentes sur Oujda et Casablanca.
Le gouvernement français, après avoir soutenu dans un premier temps Abd-
el-Aziz, doit donc jouer un jeu serré et intégrer progressivement la montée
en puissance du frère, plus dangereux et moins manipulable.
La reconnaissance officielle de Moulay-Hafid interviendra en
janvier 1909 : pendant cette période délicate, Lyautey doit rester à nouveau
l’arme au pied, ronger son frein, attendre – ce qu’il déteste le plus au
monde. Il se livre dans ses lettres à Albert de Mun avec lequel il a repris
une correspondance riche et sensible depuis l’affaire Dreyfus – cette « faille
géologique », selon lui, dans l’histoire contemporaine de la France. Lyautey
l’appelle toujours « mon capitaine ». Quelle joie pour lui que de découvrir
chez de Mun une vision claire et construite de la question marocaine… Il
faut agir au Maroc, lui écrit le capitaine, qui mène dans la presse une active
propagande. Lyautey, conscient que sa lettre à ce député influent sera
montrée, citée, évoquée dans les salons parisiens et surtout dans les couloirs
de la Chambre où Jaurès continue d’exercer sa surveillance, lui fait part de
sa vision globale du sujet. « Les fautes se sont accumulées ; le traité franco-
anglais, où nous échangions ce que nous avions contre ce que nous n’avions
pas, sans l’assentiment des principaux intéressés, la politique anti-
allemande de Delcassé, qui eût été patriotique au premier chef si elle eût eu
derrière elle un régime et un pays prêts à la sanctionner par des actes, mais
qui n’était faite que d’illusions et de périls extrêmes dès lors qu’elle était
menée de front avec l’action des André et des Pelletan, désorganisateurs des
forces nationales, et comme Delcassé, leur collègue, n’avait pas le droit de
l’ignorer, je ne m’empêcherai jamais de le regarder comme ayant sa large
part de responsabilité, enfin, l’abandon de tout, la perte de la face devant le
geste dramatique de Tanger, et l’erreur d’avoir été à Algésiras et d’avoir
remis au monde assemblé les jugements d’une affaire qui nous regardait
avant tous les autres. »
Le réquisitoire est implacable : il anticipe, presque mot pour mot, la
démonstration lumineuse de Maurras quelques années plus tard, dans Kiel
et Tanger, lorsqu’il fera le procès sans appel d’un régime qui ne peut pas, à
ses yeux, avec la meilleure volonté des hommes, avoir de politique de force,
et donc de politique étrangère. Lyautey, pour l’heure, voit quand même des
atouts pour la France au Maroc, et il estime qu’il est encore temps de les
utiliser. Algésiras a réservé à la France le traitement des questions
frontalières avec le Makhzen : voilà qui reste une base idéale pour
l’entreprise qu’Albert de Mun appelle de ses vœux, l’établissement d’un
« protectorat à la tunisienne, peu à peu, par des occupations et des
opérations locales, en évitant une conquête onéreuse et difficile ». L’objectif
doit être la maîtrise de la basse Moulouya, « sans éclat, sans faits de guerre
retentissants, écrit Lyautey, en respectant la lettre des traités, l’acte
d’Algésiras lui-même et la façade de l’autorité chérifienne ». Car – et c’est
là que Lyautey annonce ses grandes actions à venir –, « il n’y a pas de pays
ni de race qui se prêtent plus que ceux-ci à l’action politique ». Les bases
pour une « organisation qui marche » sont là, idéales : les marchés des
confins, les relations de tous les jours avec les tribus, « l’enchevêtrement
des intérêts »… Selon Lyautey, dix mille hommes seulement, et non cent
mille, peuvent suffire, par étapes successives, à gagner Fez et à s’implanter
au Maroc en faisant l’économie d’une guerre et d’une crise internationale. Il
cite l’exemple des Russes au Turkestan – autre version de l’école politico-
militaire de Gallieni.
Pourtant, l’inaction demeure, les « bureaux », le régime, tout se ligue
contre ces projets… malgré l’appui de Clemenceau, qui ne lui est pas
encore retiré. De Mun a vu ce dernier, après avoir reçu la lettre de Lyautey ;
il lui a parlé ; « On a écouté très sérieusement. » Mais, puisque le « on »,
symbole d’un régime anonyme et sans pouvoir, est de rigueur, la prédiction
de Lyautey demeure valable : « on ne sait pas ce qu’on veut, on ne veut
rien, on ne fera rien. » Il doit compter avec le ministère de la Guerre qui
prend ombrage de son prestige grandissant. Chaque jour qui passe démontre
la vanité de sa position de haut-commissaire. Dans l’esprit de Lyautey, il
s’agissait, en mettant à profit l’unité d’action qui lui était donnée, de
réorganiser complètement la gestion des zones frontières : dans le domaine
de l’organisation de la police et dans celui de l’organisation économique.
Ce qui supposait une remise à plat complète des relations avec le Maroc, et
la constitution d’une province marocaine à statut spécial. Dans la pratique,
la Légation de Tanger et la hiérarchie militaire – le général Bailloud,
commandant le 19e corps d’armée à Alger, auquel continue d’être
subordonnée la division d’Oran –, entravent son action de manière
quotidienne. La brouille avec Regnault lui-même est consommée, tandis
qu’à la Chambre Jaurès a repris ses attaques contre ce qu’il considère
comme un projet d’invasion dissimulée. Après plusieurs mois de
tergiversations, Lyautey a écrit à Jonnart, en septembre 1908, pour lui
annoncer qu’il comptait démissionner si rien n’était tranché rapidement.
L’actualité européenne semble lui donner raison. La crise dans les
Balkans, à l’automne 1908, détourne l’Allemagne de ses ambitions
marocaines. Guillaume II signe, en janvier 1909, un accord avec la France
destiné à « en finir avec les frictions ». La France reconnaît le bien-fondé
des intérêts économiques et commerciaux allemands au Maroc,
l’Allemagne, de son côté, s’engage à ne pas entraver les intérêts
« politiques » particuliers qu’elle reconnaît à la France dans la région.
Certes, ce distinguo subtil entre le politique et l’économique paraît bien
artificiel, mais qu’importe : en attendant que toutes ces ambiguïtés
éclatent – ce sera la crise d’Agadir –, l’occasion est offerte de progresser, de
pousser l’avantage. Pourtant, écrit Lyautey à de Mun le 15 janvier,
« l’optique de Paris est par trop distante des réalités ». Il se dit « las, las, de
défendre des évidences contre des aveugles – ou des sceptiques ». Il reçoit
des ordres « de tout le monde ».
En réalité, les grandes manœuvres politico-financières ont pris une
nouvelle ampleur, resserrant l’étau autour de Moulay-Hafid. Le
gouvernement français, agissant au sein d’un consortium d’intérêts
international, s’efforce de prendre le contrôle politique du Maroc par étapes
successives, en utilisant le garrot financier. Cette politique, qui, à l’usage,
révèle une certaine efficacité, impose un immobilisme total à la frontière
algérienne. Lyautey en est conscient, mais il voit les risques de cette
stratégie dont les conséquences sont lourdes sur les élites et la population
marocaines. Il craint l’explosion généralisée d’un royaume dont le
souverain n’a pas d’autorité véritable, et où existent les éléments d’une
conscience collective et d’une fierté nationale. Il craint aussi les appétits des
autres puissances – l’Espagne qui, comme toujours, veut gagner des points
au moindre coût dans le sillage de la France, et aussi l’Allemagne, dont le
retour sur la scène n’est suspendu qu’aux aléas de la situation dans les
Balkans.
En mars, la conclusion d’un accord franco-marocain négocié par
Regnault le désespère, car il prévoit l’évacuation par les Français de Ras el-
Aïn, dont Lyautey fait toujours l’un des éléments clefs de la défense des
confins. Une fois de plus, il est victime des sinuosités de la diplomatie
française envers le Maroc qui fait jouer la carte financière, mais qui, en
contrepartie, fait au sultan des concessions dangereuses pour la frontière.
En avril, tout en se démenant pour faire annuler cette disposition de
l’accord – il y parviendra –, il se dit désespéré, « ligoté à Aïn Séfra ». Ses
menaces de démission n’ont une fois de plus rien donné, même s’il n’en
veut pas à Jonnart, en qui il voit toujours « un homme d’autorité et de
gouvernement ». « Les troupes sont immobilisées dans les postes, écrit-il à
de Mun, ne pouvant même plus pratiquer cette police si efficace que j’avais
instaurée il y a cinq ans et dont on m’avait fait honneur […]. Aucune
“politique générale” ne peut exiger que nous ne couvrions pas notre
frontière et que nous recevions les coups sans les rendre. Le mal est à
Tanger, à Fez, au Quai d’Orsay, c’est tout un, où l’on vit dans l’inertie,
l’utopie, dans la conception d’un Maroc théorique, d’un Makhzen fort, qui
n’existe pas, d’un sultan, qui est une fiction et un fantôme. »

LE SUICIDE OU LE MARIAGE ?

Dans ce contexte tendu, où il se sent « ligoté » et « férulé », Lyautey


choisit de nouer d’autres liens, de passer sous une autre férule, celle du
mariage… Mais avant d’en venir à ce choix, qui en surprend plus d’un, il
connaît une crise psychologique d’une violence inouïe : le 17 mars, il rédige
deux documents, à l’intention de son fidèle collaborateur Poeymirau. Le
premier est une lettre destinée à sa famille et ses amis. Le second est son
testament, adressé à son frère Raoul et à sa sœur Blanche. La lettre est une
lettre d’adieu, ainsi rédigée :

« Je quitte la vie.
« Depuis des années, mon but, ma raison de vivre, étaient d’être l’artisan
du développement colonial et impérial de mon pays. Les heureuses
circonstances de ma carrière, mes goûts et mes aptitudes avaient fait de moi
à cet égard comme un spécialiste et toutes mes ambitions, tous mes projets
étaient basés sur ce concept.
« Or je sens que, d’une part, la France cesse de plus en plus de s’orienter
dans la voie coloniale, et que, contrairement à ce que nous concevions il y
a 10 ans, il n’y a plus d’œuvre à réaliser de ce côté – d’autre part je ne me
sens aucune aptitude pour le commandement militaire dans la métropole,
auquel je ne suis pas préparé et pour qui je n’ai pas de goût.
« Je n’ai pas de fortune personnelle ; le peu qui me reste est absorbé par
des charges de situation et de propriétés. Ma retraite ne suffirait pas à
m’assurer une vie où je puisse satisfaire mes besoins d’action. J’aurais le
chagrin de ne pouvoir aider les miens pour lesquels j’ai tant de tendresse. Je
leur serais à charge. Ils souffriraient de me voir me ronger.
« J’ai perdu depuis longtemps les croyances religieuses où j’aurais pu
trouver un asile.
« Sorti de la sphère d’action coloniale et de son activité intense, je ne
serais plus qu’un débris à charge à tous et à moi-même.
« Je crois donc préférable d’en finir de suite.
« Je demande pardon aux chers miens du chagrin que je leur cause ;
qu’ils soient certains que je leur en aurais causé davantage en survivant.
« Je demande pardon à tous ceux à qui j’ai pu nuire. »

Ce document a été publié pour la première fois en 1997 par Pascal


Venier, dans son intéressante étude sur Lyautey avant Lyautey. Il qualifie
cette pièce, trouvée dans le fonds Lyautey des Archives nationales (cote 475
apr. 231), de « testament d’Oran ». Pour cet auteur, elle est à relier à
l’évacuation de Ras el-Aïn-Berguent et à la période d’« extrême tension » à
laquelle Lyautey était soumis. Il relève qu’on ignore si le général a
réellement tenté de mettre fin à ses jours. Ce document, rédigé avec une
certaine maladresse de style, est en réalité assez surprenant. Il a survécu au
tri très sévère effectué par Lyautey lui-même, puis par son neveu Pierre – au
même titre que d’autres pièces, comme son Journal de Tours de 1886. On
peut penser qu’il s’agit là d’un de ces indices laissés volontairement à
l’appréciation de la postérité. D’une certaine manière, il cadre assez bien
avec l’image que Lyautey a toujours voulu donner de lui-même. On croirait
que l’intention suicidaire a été suscitée par l’évolution de la politique
coloniale française et par la déception, la frustration professionnelle du
général commandant la division d’Oran… Qui pourrait se satisfaire d’une
telle explication ? La vérité est que Lyautey a sans doute touché le fond de
la dépression, pour les motifs « structurels » qui affectent sa personnalité –
le contexte politico-militaire étant un facteur aggravant, mais en lui-même
une explication un peu courte. Dans un beau texte de Pierre Loti, Fleurs
d’ennui, se trouve un dialogue étonnant entre l’auteur et un autre
personnage, Plumkett – qui n’est autre que son ami Lucien Jousselin.
Plumkett dit à Loti (et après tout, Lyautey aurait pu, en sa jeunesse, évoluer
vers un destin à la Loti) : « On n’est jamais bien qu’ailleurs, mon cher Loti,
vu qu’on s’ennuie partout. Donc, il n’est pas mauvais, de temps à autre, de
s’en aller de partout où l’on est. Un certain nulle part fait d’inconscience
universelle et d’anéantissement absolu, ce serait beau ! Qu’il existe ou non,
ce néant, éternel sommeil sans rêves, plus doux que tous les rêves, je l’aime
[…]. On pourrait essayer ce saut dans l’Inconnu ; mais sera-ce un vol, une
chute, ou encore rien ?… . Et puis notre manque d’habitude de la chose (vu
qu’elle n’arrive jamais qu’une fois) nous arrête toujours, et retarde sans
cesse le plus beau jour de la vie, qui est celui de la mort. »
Connaissant ou devinant ses tourments intérieurs, on ne saurait manquer
de rapprocher cet épisode dramatique et mystérieux de son existence, sur
lequel l’ensemble de ses biographes observent un silence total, d’un autre
événement très remarquable qui s’est ensuivi de peu : le mariage d’Hubert.
C’est en effet peu de temps après ce passage périlleux qu’il envisage de
convoler avec celle qu’il appellera plus tard, avec une affectueuse rudesse,
« la veuve Fortoul ».
Le 17 septembre, il annonce à Louise Baignères – avec laquelle il a
conservé des relations épistolaires quelque peu banalisées – son prochain
mariage avec Inès-Marie Fortoul. Il a rencontré sa future femme dix-huit
mois plus tôt à Oran, alors qu’elle revenait de Casablanca où elle était
infirmière de la Croix-Rouge. Âgée de quarante-sept ans, veuve depuis neuf
ans, elle est la fille d’un notable du Second Empire, le baron Philippe de
Bourgoing, qui avait été écuyer de Napoléon III. Par sa mère, elle est issue
d’une vieille famille de l’ancienne république de Mulhouse, rattachée à la
France en 1798. Sa mère avait été dame d’honneur de l’impératrice
Eugénie, qui avait accepté d’être marraine d’Inès – prénom espagnol choisi
par elle. La future maréchale Lyautey fut élevée aux Tuileries selon le
régime sévère des jeunes filles de la Cour. « Dès huit heures du matin, tenue
d’ordonnance. Fatigue, maladie ne sont pas des motifs reconnus valables
d’exemption de service. On doit s’arranger pour que ces faiblesses
humaines ne se voient pas. Toute sa vie Madame Lyautey restera marquée
par cette discipline méritoire, par ce sens de la convenance qui fait
disparaître le facteur personnel dans le cadre du devoir sans abdication, et
par ce cachet de grâce souveraine qui la trouvera à l’aise dans les
circonstances officielles les plus variées, parfois les plus délicates. » Ces
lignes du général de Boisboissel tracent le portrait d’une femme qui avait
été préparée à ce « métier » de femme de maréchal. Inès de Bourgoing avait
épousé en premières noces le capitaine d’artillerie Joseph Fortoul, lui-même
fils d’un ministre de Napoléon III, un brillant polytechnicien qu’elle avait
suivi dans ses différentes affectations, notamment au Tonkin, et dont elle
avait eu deux fils, tous deux officiers. « Elle est indépendante, écrit Lyautey,
et habituée à une vie très active qui ne souffrira pas trop, j’espère, de la
bousculade perpétuelle de la mienne. » L’éducation n’explique pas tout,
Inès de Bourgoing est un caractère, elle est réputée pour son génie de
l’organisation et son sens de l’autorité, qu’elle a manifestés lors d’une
épidémie de typhoïde en encadrant avec une efficacité redoutable une
équipe de douze infirmières. Après la mort de son mari, elle ne s’était pas
laissé abattre et, une fois ses deux fils élevés, avait passé son diplôme
d’infirmière. Son tempérament ne la vouait pas à la contemplation. C’est
comme infirmière-major qu’elle était arrivée à Casablanca, au moment où
Lyautey commandait la division d’Oran. Inès de Bourgoing a de l’allure,
elle est respectée et connue dans la bonne société. Lyautey a déjà entendu
vanter ses mérites par son vieil ami Vogüé. C’est la maîtresse femme qu’il
recherche, bien plus que ne saurait l’être la malheureuse Louise Baignères
avec ses épanchements continuels qui ont le don, bien malgré lui, de
l’agacer. Dans la lettre, ô combien délicate, qu’il lui écrit à ce sujet, il lui
dit : « Je voudrais tant espérer que vous voudrez voir en elle une amie et me
garder à moi-même votre amitié, qui m’est plus précieuse et plus douce que
les conditions si défavorables dans lesquelles nous nous sommes vus ces
dernières années ne m’ont permis de le montrer. J’ai un gros regret d’avoir
été si souvent nerveux et brusque et je vous en demande pardon. » Cette
rencontre fatidique ne se produira jamais, et Hubert était bien naïf, ou bien
malhonnête, d’imaginer qu’il pût en être autrement, et qu’il pût ainsi avoir,
sinon le meilleur des deux mondes, du moins un certain confort pour
l’esprit… Bien au contraire, Louise lui répond, le 27 septembre, d’une lettre
amère : « J’ai tant souffert que je croyais ne pas pouvoir souffrir davantage.
Depuis mardi je suis détrompée. Votre lettre ne m’a pas étonnée ; je vous ai
vu avec Madame Fortoul, bien des gens m’avaient parlé de vos projets.
Vous veniez me dire ce que vous aviez résolu chez ma tante en Juillet et
puis le courage vous a manqué […]. De la vie je n’aurai connu que la
douleur physique et la torture morale. Ce sera bon d’en finir. Vous ne serez
pas fâché que je ne vous dise pas au revoir mais adieu. »
Le mariage a lieu en octobre 1909, à Paris, sous les auspices de
l’inévitable abbé Mugnier, mémorialiste de la bonne société – après que le
fils aîné de Mme Fortoul, Antoine, enseigne de vaisseau en poste à
Madagascar, eut donné très respectueusement son accord au prestigieux
général, selon la tradition de l’ancienne France. À cinquante-cinq ans,
Lyautey tire un trait sur ce long célibat. Pourquoi ce mariage si tardif ? À
l’époque, nul ne s’y est trompé : c’est un mariage de convenance, destiné à
asseoir la position sociale d’un général à qui tout le monde pressent un
grand avenir. Il s’agit moins de faire illusion sur les proches ou sur la
société environnante que de s’assurer une bonne position… logistique.
Lyautey a besoin, à ses côtés, d’une femme de tête et de caractère qui
comprendra ses foucades et ses tourments, tout en conduisant avec énergie
sa maisonnée et ses relations mondaines. On aurait tort d’ironiser sur ce
drôle d’attelage. Pendant leurs vingt-cinq années de vie commune, ces deux
êtres à bien des égards exceptionnels se voueront une grande estime
mutuelle, tout en conservant dans l’existence quotidienne une réelle
autonomie. Celle qui sera bientôt « la Maréchale » gagnera le statut envié
d’une grande dame, à la fois discrète et pleine d’autorité. Après tout, en
dépit des différences évidentes de tempérament et de situation, Yvonne de
Gaulle ne jouera pas d’autre rôle. Si « l’homme du 18 Juin », tout dédié à
ses projets, semble avoir échappé, sa vie durant, aux angoisses et à
l’esclavage que suppose toute vie sentimentale un peu dense, il s’était, lui
aussi, lancé à corps perdu dans l’accomplissement d’un destin qui
nécessitait le concours constant d’une âme sœur, stable, discrète et
compréhensive. De ce point de vue, Lyautey trouvera en Inès de Bourgoing
la femme idéale : force de caractère et esprit pratique. Les lettres qu’ils
échangent, dans les semaines qui précèdent le mariage, sont touchantes par
leur simplicité, et aussi par la délicatesse qui accompagne le non-dit. Infinie
délicatesse de cette femme qui écrit à son futur mari : « Cher ami, tout ce
que vous m’écrivez de votre vie isolée, de votre cœur replié sur lui-même, il
y a longtemps que je l’ai compris […]. Je ne vous offre plus, hélas, ni
jeunesse, ni fraîcheur, mais une tendresse infinie qui veut que vous soyez
heureux. » Et qui ajoute, avec quelque précaution, mais aussi beaucoup de
concret, que sa vie d’infirmière lui a appris « le maniement du pansement
moral ». Elle ne cesse de protester de son dévouement, de lui promettre
qu’elle s’occupera de tout, de sa vie matérielle tout spécialement. Quel
pacte étrange que celui qui unit cette femme très active à cet homme en
perpétuel mouvement – mais un homme qui, quelques mois plus tôt, se
trouvait au bord du suicide. Le 30 septembre, Inès lui écrit cette lettre
somme toute extraordinaire : « Nouvelle sinistre : je ne trouve pas de
cuisinière à Marseille […]. Je sais à quel point Château Neuf était
hospitalier ; il devra l’être encore plus, et représenter le centre de notre
famille militaire, où on est cordialement reçu, où on se tient avec joie.
Evidemment, c’était plus amusant pour moi de camper en garçon, de vivre
n’importe comment sans aucune solennité. Mais ce n’est pas là le but ; alors
organisons. »
Peut-être, au moment de se décider au mariage, Lyautey s’est-il souvenu
de ce surprenant échange de correspondances avec Jacques Silhol, à
l’été 1907. Le jeune homme, dont les études n’étaient pas achevées et pour
qui le mariage était encore une perspective lointaine, s’était ouvert à lui de
ses angoisses, face à ce « profond instinct », ce « mouvement irrésistible de
tout mon être qui me porte vers ce quelque chose d’infini, et d’infiniment
réel pourtant, qui s’appelle la Femme ». Lyautey lui avait répondu avec
émotion, mais aussi avec précision : entre la chasteté, pratiquement
impossible, et la débauche – et à défaut de « l’amour légalement permis,
indéfiniment retardé » –, les jeunes gens, lui avait-il dit, ne pouvaient que
souffrir… et il avait fait cette confession : « J’en ai tellement souffert que
nul ne peut mieux vous comprendre. J’ai passé par le désir le plus sincère
de la vertu, et, faute de m’être marié à l’âge normal, j’ai pratiqué l’inverse –
J’ai été vraiment très brave vers la vingtième année – et puis… – et cela
fait de mauvaises vies, mal équilibrées, et infécondes, ce qui est le crime
social. » Et il avait ajouté : « Je crois sincèrement que pour des natures
comme la vôtre, hautes, fières, rebelles aux vulgarités, la meilleure solution
est de chercher, avec la volonté de la trouver, la femme légitime, et de se
marier le plus tôt possible. Hors de cela, c’est forcément l’avilissement et, si
l’on a le cœur haut placé, on en souffre toute la vie – à moins d’être
emporté dans un tourbillon d’actions. » Comment ne pas voir, dans ces
quelques lignes, et dans leur raisonnement forcé, excessif, outrancier – de
quel « calvaire » s’agit-il vraiment ? – l’aveu, fatalement un peu masqué,
d’une vie personnelle ruinée par une nature mal assumée ?
Cet événement survenu dans sa vie ne pouvait que réjouir ses proches, et
notamment sa sœur Blanche qui avait été, pendant toutes ces années et
après la mort de leur mère, le seul soutien féminin de Lyautey. Or nous
savons combien l’enfance de ce dernier avait été bercée par la douceur des
compagnies féminines. Toujours est-il que les lettres de félicitations
affluent, la plupart réjouies, certaines ne masquant pas un certain
étonnement. Un correspondant, Harry Michel, se dit, lui, complètement
« perturbé » et laisse paraître une certaine amertume, dont la clef ne nous
est pas donnée. Il le remercie de son mot, « si court mais si tendre »,
ajoutant : « Ce m’est une preuve de plus que, même lorsque vous êtes
débordé, à tous égards, vous savez trouver le mot juste, si bref soit-il, quand
vous le voulez. Quel dommage que vous ne l’ayez pas toujours voulu – …
je l’ai chèrement payé. »
C’est un autre événement, mais douloureux, qui l’affecte en avril 1910 :
la mort d’Eugène Melchior de Vogüé, qui le laisse « écrasé ». Quelques
mois plus tôt, Vogüé était témoin à son mariage. À Paul Desjardins, qu’il
avait rencontré pour la première fois chez Vogüé vingt années plus tôt, il
écrit : « Je ne me conçois pas à Paris sans lui. Il était pour moi le pilote, le
guide, vigilant et tendre […]. C’était une âme superbe. Il ne voulait que le
bien. Il réalisait la formule la plus chère à mon esprit et à mon cœur : la
recherche constante de la conciliation entre le passé et l’avenir, entre la
tradition et l’évolution, entre la pensée et l’action. » Il se trouve que
Lyautey avait encore écrit, quelques semaines plus tôt, une lettre très
personnelle à son ami de toujours. Il venait d’apprendre la mort, au Soudan,
d’un jeune officier plein d’énergie auquel il s’était attaché, et qu’il avait fini
par faire envoyer là-bas pour satisfaire son intarissable besoin d’action.
Lyautey avait alors fait un retour en pensée vers ceux qu’il avait « vus ou
envoyés mourir », et concluait sa lettre par ces mots sincères : « Oui, c’est
bien ici, dans toute cette Afrique française, que sont les réserves salutaires
de l’énergie nationale. Vous vous êtes donné […] depuis toujours, et
aujourd’hui encore, pour mission de le dire et de le redire, et parmi tant
d’autres motifs de vous aimer, celui-ci n’est pas un des moindres. » Cette
affection n’était pas feinte. L’écrivain Henri de Régnier – pourtant langue
acérée – notera dans son Journal, à la date du 16 avril 1911, en nous livrant
au détour un joli portrait du personnage : « Vendredi soir, je suis allé parler
de Vogüé avec le général Lyautey. Rue Bonaparte, un beau vieux
appartement. Salon meublé d’objets d’Extrême-Orient. Bureau de travail,
bibliothèque. Lyautey, que j’ai connu commandant il y a une quinzaine
d’années, est maintenant tout blanc. Très sourd, l’air énergique et
intelligent. On est vraiment devant un homme qui a « fait quelque chose ».
Je parle, en marchant. Puis il me lit de belles lettres de Vogüé, très
émouvantes, sans déclamation, d’un style robuste et net, sans cette emphase
qui gâte les meilleures pages2. »
Cette disparition contribue à assombrir encore un peu plus les
perspectives de Lyautey qui a perdu en outre, en la personne de Vogüé, un
des relais les plus efficaces et les plus actifs de sa propagande politique. Il
lui reste du moins le soutien sans failles de Charles Jonnart, mais cela ne
suffit pas. Certes, il a obtenu le maintien de l’occupation de Ras el-Aïn, et il
est en outre parvenu, grâce à une utilisation judicieuse de son réseau de
renseignements, à s’assurer une maîtrise complète de la région d’Oujda. Il a
de même entrepris d’étendre son champ d’action jusqu’à la Moulouya et de
compléter ainsi tout le dispositif de protection des confins. La mission qui
lui avait été assignée quelques années plus tôt est accomplie, au prix d’un
jeu difficile et constant, conduit dans un contexte de tension politique
permanente. La Moulouya étant sous contrôle et la stratégie qu’il préconise
aux confins définitivement abandonnée au profit de la pure action
diplomatique et financière, il ne reste à Lyautey qu’à prendre du champ. Au
mieux, les événements évolueront de telle manière qu’on fera de nouveau
appel à lui. Au pire, il prendra sa retraite après l’ultime calvaire de la vie de
garnison et songera à d’autres perspectives. Fin juillet, il annonce donc à
Jonnart son intention de demander à être relevé de son commandement, se
déclarant « hors d’état de naviguer davantage ». Cette fois, la menace est
mise à exécution, il fait bientôt sa demande officielle d’un commandement
en France. À la fin de l’été, il séjourne pendant deux mois en métropole,
consacrant l’essentiel de son temps à son cher Crévic, où il dit envisager de
s’installer pour sa retraite – qu’il prépare, car il ne veut pas y tomber
« comme dans un gouffre ». À la toute fin de l’année, il apprend que sa
quatrième étoile arrive et qu’il est nommé au commandement du 10e corps
d’armée à Rennes, et il s’apprête à quitter sa chère Afrique. Il le ressent
comme « un arrachement » d’autant plus douloureux qu’il a le sentiment
d’être soustrait au seul espace d’action possible pour lui. Cet avancement
lui est, écrit-il, aussi agréable « que la chute d’un 5e étage ».
C’est donc le retour en France, et le commandement en Bretagne, selon
un scénario déjà plusieurs fois répété. Les conditions sont cependant bien
différentes. Lyautey atteint désormais les sommets de la hiérarchie militaire
et peut se consoler à l’idée qu’en cas de dégradation de la situation
internationale d’autres perspectives d’action se dégageront par nécessité.
D’ailleurs, à peine a-t-il posé le pied sur le sol de France qu’il décide de
suivre un stage au Centre des hautes études militaires nouvellement créé, et
qui n’est pourtant pas destiné aux généraux. Il s’agit pour lui d’acquérir des
compétences plus « métropolitaines ».

AGADIR, DIVINE SURPRISE

Le régime parlementaire, lui, n’a jamais été aussi malade : Lyautey se


lamente, écrit qu’il n’a jamais autant souffert de son impuissance, qu’il sent
« la vie qui passe, le soir qui vient, le bateau qui touche » alors qu’il est
« ligoté à fond de cale » et qu’il ne se console pas « qu’une grave
circonstance de politique ou de guerre » ne le « mette pas en posture de
prendre les affaires en main ». Pourtant, il y a là, selon son habitude, un rien
de théâtralité. Il sait qu’il a des allures, déjà, d’homme providentiel. Sa
réputation est grande. Dans son essai sur Lyautey, Guillaume de Tarde le
suspecte d’avoir joué les modestes et les humbles avec un certain calcul :
« Par prudence autant que par élégance, il se donne donc, à Rennes, la joie
nouvelle de se faire petit, de se tenir dans l’ombre, à l’abri des regards, à
l’affût de l’occasion proche […]. En renouant avec l’Armée, il s’y ménage
dans le haut commandement quelques points d’appui solides : Pau,
Castelnau, Joffre surtout, qu’il a connu à Diégo-Suarez et qu’il retrouve au
sommet de la hiérarchie militaire. Quant à l’État-major et aux bureaux, il
s’abstient provisoirement de les heurter : bien loin de se prévaloir du succès
de ses méthodes contre les règlements et les “théories”, on le voit s’initier
en néophyte, avec une docilité magnifique, aux rites des thèmes tactiques,
des exercices de cadre, des manœuvres sur le terrain. Il y excelle. » D’après
André Maurois, Joffre lui aurait annoncé son entrée prochaine au Conseil
supérieur de la guerre, et lui aurait même indiqué qu’il songeait à lui pour
être adjoint au généralissime en cas de guerre.
Lyautey a aussi des perspectives plus mondaines et intellectuelles :
Albert de Mun le pousse à présenter sa candidature à l’Académie française,
mais il hésite, ne veut pas se présenter contre son ami Pierre de Nolhac,
éminent historien – il veut à tout prix « sauvegarder la loyauté et la netteté »
de sa silhouette. Du coup, l’affaire prendra deux ans et n’aboutira que grâce
au soutien actif de Maurice Barrès, Paul Bourget et de l’historien de
l’Empire Frédéric Masson, après d’innombrables atermoiements, intrigues,
rebondissements – certains (Thureau-Dangin) lui reprochant son attitude
pendant l’affaire Dreyfus.
Les circonstances au Maroc vont-elles favoriser un rappel du général ?
Certains signes semblent le montrer. La politique étrangère du régime,
jusqu’ici mal ajustée aux impératifs de sécurité en Afrique du Nord, devient
de plus en plus erratique. Après plusieurs années de politique prudente,
Stephen Pichon a dû laisser le ministère des Affaires étrangères à un
homme nettement moins avisé que lui, Cruppi. Le soulèvement de plusieurs
tribus à Meknès contre Moulay-Hafid, puis la tentative de coup d’État de
son frère, ont contraint les troupes françaises du général Moinier à
s’enfoncer au Maroc oriental au cours du printemps. Elles ont dégagé Fès et
sauvé Moulay-Hafid, mais elles se sont aussi beaucoup avancées loin de
leurs bases, dans un secteur où la conférence d’Algésiras n’a reconnu
aucune latitude d’action à la France. Le nouveau ministre de la Guerre,
Berteaux, est un activiste proche du parti colonial qui a utilisé l’argument
des menaces pesant sur les Européens au Maroc pour provoquer cette
intervention militaire sur Fès : c’est dans ce contexte que, entre mars et
juillet 1911, la colonne Moinier, agissant en principe à la demande du
sultan, occupe successivement Fès, Meknès, Rabat, violant ainsi
ouvertement le traité d’Algésiras.
Du jour au lendemain, sans que personne s’y soit préparé, le Maroc se
révèle de nouveau une boîte de Pandore. Guillaume II n’accepte pas de voir
s’étendre l’influence française sur ce pays, surtout en usant d’un artifice
aussi grossier. Il a donc décidé de frapper un nouveau coup, et envoyé la
canonnière Panther à Agadir, sur la côte sud du Maroc. Le prétexte est la
protection des intérêts économiques allemands dans le territoire de Sousse,
dans le Sud marocain, menacés prétendument par des désordres. Mais
personne ne s’y trompe : c’est, comme à Tanger, une démonstration de
force, un avertissement à la France qui est sortie du cadre des accords
d’Algésiras. Il est vrai que les circonstances locales sont, depuis plusieurs
mois, très défavorables. En Algérie et sur les confins, les garde-fous
habituels ne sont plus là : Jonnart n’est plus à Alger, Lyautey est en France.
La priorité donnée jusque-là par Lyautey à l’action psychologique sur les
tribus, ainsi qu’à des opérations étroitement subordonnées au respect
apparent du pouvoir du sultan et du Makhzen, n’est plus respectée. Les
maladresses françaises sont visibles, risquent de provoquer une crise avec
l’Allemagne et de dresser une partie des tribus contre la France. La stratégie
préconisée par Lyautey, elle, n’a pas changé, elle est connue. Elle vise à
éviter un engrenage qui conduirait à immobiliser d’importants effectifs
militaires au Maroc, en renforçant les troupes marocaines à encadrement
français et en plaçant toutes les interventions sous l’autorité extérieure de
Moulay-Hafid. Mais tout cela est désormais bien loin, les erreurs se sont
accumulées, la crise est ouverte, et la France, en conflit direct avec
l’Allemagne, n’est même pas à l’abri d’un soulèvement généralisé au
Maroc.
Mais comme lors de la crise de Tanger, de ces erreurs va sortir un bien, et
la crise va se dénouer à l’avantage de la France. Il faut négocier. Joseph
Caillaux, devenu président du Conseil, est résolu à chercher une entente
avec l’Allemagne, à négocier à tout prix. Charles Benoist écrit dans ses
Mémoires que la question marocaine était devenue un véritable abcès, un
« furoncle » qu’il fallait crever. Agadir en fournit l’occasion. Caillaux
s’engage dans cette voie, profitant des négociations en cours – les
discussions, depuis Algésiras, n’ont jamais vraiment cessé entre la France et
l’Allemagne. La crise d’Agadir, sorte de réédition de la crise de Tanger,
inspire au gouvernement français l’idée de susciter une nouvelle conférence
à la manière d’Algésiras, qui permettrait à nouveau d’isoler l’Allemagne et
de noyer la dangereuse relation franco-allemande dans un concert de
nations assemblées. Le 21 juillet, le chancelier de l’Échiquier, Lloyd
George, exprime les réserves du gouvernement britannique de manière
presque directe, indiquant que les « intérêts vitaux » de son pays, tant au
plan politique que commercial, sont « engagés aux côtés de la France au
Maroc ». Du coup, l’Allemagne, qui considère, dans le fond, que ses
intérêts sont déjà fort compromis dans la région, est décidée à chercher
ailleurs des compensations. Ses revendications sont sur ce plan
considérables et visent à redistribuer les cartes en Afrique centrale en
obtenant de très vastes espaces d’influence pour le Reich. Le soutien massif
de l’Angleterre à la France contraint le gouvernement allemand à réviser ses
prétentions, mais non à relâcher sa pression. En fin de compte, il faut
attendre septembre 1911 pour que la négociation se débloque et qu’un traité
franco-allemand règle la question : la France obtient une très large liberté
d’action dans l’empire chérifien, contre la cession d’une partie du Congo.
Tout le contentieux franco-allemand en Afrique noire semble réglé, au prix
de concessions territoriales prometteuses mais modestes, essentiellement
sur la partie du Congo qui touche au Cameroun. La contrepartie politique,
c’est la reconnaissance par le Reich de la prépondérance politique de la
France au Maroc, assortie de l’engagement – ambigu – pris par Paris de ne
pas entraver les intérêts économiques allemands dans le royaume.
Pour l’heure, Lyautey, dans son exil provisoire de Rennes, pourrait
s’estimer heureux : la France a presque les mains libres au Maroc, elle peut
tenter de réaliser, par le protectorat, c’est-à-dire par le respect des coutumes
et des traditions, ce qu’elle n’a pas réussi à produire en Algérie. Mais quel
rôle jouera-t-il dans cette équipée ? Contrairement à ce qu’écrit Charles-
André Julien3, Lyautey n’a pas vraiment participé à la mise en place de
cette nouvelle politique au Maroc, il n’a pas intrigué en ce sens. D’ailleurs,
le jeune Silhol voit juste quand il écrit au général, en mai 1911, qu’il devine
« avec quel intérêt, et quels regrets aussi, vous suivez le développement de
notre action au Maroc. Pourquoi faut-il que les moissons que vous avez si
longtemps préparées soient engrangées par d’autres mains que les vôtres ?
Au moins pouvez-vous dire que c’est grâce à votre patient et habile effort
que le dernier acte du drame se déroule si logiquement et si
inéluctablement, au mépris de toutes les subtilités diplomatiques, au mépris
de toutes les formules de chancellerie qui éclatent au fur et à mesure comme
des marrons auprès du feu ». Il reste que pour Lyautey, comme il l’écrit à
Chailley-Bert au lendemain du traité franco-allemand, le Quai d’Orsay et
Regnault ne font qu’agencer « leur Maroc », « aucune leçon n’a profité »,
« l’école Gallieni-Lyautey est bien morte ». Le prestige de Moulay-Hafid,
accusé par les élites marocaines d’avoir cédé l’empire à la France et à
l’Espagne, est réduit à néant, et le Maroc semble dériver rapidement vers
l’état de pure et simple colonie. Les premières initiatives prises par
Regnault vont même à l’encontre des principes définis par Lyautey :
séparation du commandement civil et du commandement militaire – en
accord avec la tradition républicaine la plus installée –, importation des
modes d’organisation de la métropole. C’est le concept, écrit Lyautey,
« d’une administration civile, préfectorale, dirigeante, brassant seule la
politique, avec un bras séculier, l’Armée, auquel elle livre la répression en
s’en lavant les mains ». « Je leur présage de jolis jours », écrit-il à Chailley-
Bert, en ajoutant : « Je bénis le ciel de ne plus être dans ce guêpier. »
À ses yeux, la crise, toutefois, a le mérite de provoquer un élan
patriotique. C’est, pour lui, la grande leçon des derniers événements.
Quelques semaines plus tard, il écrira à Albert de Mun que « le pays s’est
ressaisi » et que chacun, désormais, se prépare psychologiquement au grand
affrontement tant attendu et tant différé. Non que Lyautey se réjouisse à
l’avance d’une guerre sanglante. Mais il a le sentiment que le grand
règlement avec l’Allemagne est inévitable. Son inquiétude a toujours été
que la France ne l’affronte dans les conditions de plus grande faiblesse.
Mais précisément : le redressement moral est une chose, les conditions
pratiques d’une victoire en sont une autre. Il souligne ainsi l’état
d’impréparation du pays, la maladresse insigne du ministère de la Guerre, la
nécessité absolue pour le pays de disposer d’un « Chef qui dure, qui veuille,
et qui aille au plus pressé ». Même son de cloche auprès de Jacques Silhol :
« Il faudrait un directeur d’usine stable et fort, d’une autorité terrible pour
triompher des inerties et avoir le courage de crier à ce pays de dures
vérités. »« Où est-il ? s’interroge-t-il. Il n’y a pas de temps à perdre. »
Pense-t-il à Clemenceau, à Briand ? Ou à lui-même ? Notons simplement
que Lyautey s’agite en ces moments décisifs où se prépare l’établissement
de la présence française au Maroc et où s’accroît de jour en jour la tension
avec l’Allemagne. Il rencontre Briand, Reinach, Paul Cambon à Paris,
formule des idées et les répand. À Jacques Silhol, il confie, dans une lettre
du 18 décembre 1911 : « J’ai vu Briand, Reinach, et nous n’avons pas eu
d’autre sujet de conversation que ce demain décisif et tragique qui monte à
l’horizon et qu’il faut savoir regarder en face. » Conscient qu’une puissante
machine institutionnelle et militaire est en train de monter en force du côté
allemand, il suggère une restructuration complète du département de la
Guerre qui devrait être soustrait, dans son esprit, aux aléas de l’incertitude
parlementaire. C’est la quadrature du cercle : pour que la machine française
fonctionne, il faudrait qu’elle soit tout autre. L’arrivée au pouvoir de
Raymond Poincaré, le 14 janvier 1912, avec Alexandre Millerand à la
Guerre, semble aller dans le bon sens.
Daniel Rivet, dans sa thèse sur Lyautey et le protectorat, semble affirmer
que Lyautey intrigue alors, purement et simplement, mais il n’apporte à
l’appui de cette assertion aucun élément définitif. Pascal Venier indique
pour sa part qu’après avoir espéré le commandement du prestigieux 20e
corps d’armée, et peut-être même la succession de Joffre à l’état-major
général, « il dut se résoudre à mener campagne pour obtenir le poste de
résident général de France au Maroc qui venait d’être créé ». Il est présent,
c’est certain, rencontre les milieux dirigeants, mobilise ses relations –
Chailley-Bert, Étienne –, s’en ouvre même à André Tardieu, rédacteur au
Temps, qu’il connaît bien et dont les articles lui ont souvent servi de relais.
Rien de remarquable ou d’anormal, au demeurant. Si intrigues il y a, elles
sont en tout cas de courte durée, car en février, Lyautey est victime d’une
chute de cheval qui l’immobilise pendant plusieurs semaines. Pendant ce
temps, les événements se précipitent au Maroc. Le 30 mars, après une
semaine de négociations très ardues, Eugène Regnault obtient de Moulay-
Hafid la signature d’un traité de protectorat, et il prend dans la foulée les
fonctions de résident général, sur le modèle du système en vigueur en
Tunisie. Mais le Quai d’Orsay a sous-estimé l’état d’exaspération qui règne
dans la population marocaine, après plusieurs années de lente désagrégation
du pouvoir. La rumeur se répand dans les tribus que Moulay-Hafid a vendu
le Maroc à la France. Le 17 avril 1912, les tabors, bataillons d’infanterie
chérifienne, se soulèvent, massacrent leurs officiers, prennent le contrôle du
vieux Fès. Plusieurs dizaines d’Européens périssent au cours du pillage du
mellah, tandis que plusieurs milliers de combattants venus des tribus
voisines commencent le siège de la capitale. Le général Moinier, qui
commande les forces françaises au Maroc, s’efforce de réunir des renforts et
tente de rétablir l’ordre, au prix de nombreuses exécutions sommaires dont
l’effet est d’accroître encore l’ampleur du mouvement insurrectionnel. La
révolte est dirigée autant contre les Français que contre le sultan, face
auquel se dresse le prétendant el-Hiba. Tant de maladresses font lentement
glisser le Maroc tout entier vers l’insurrection. Le gouvernement se décide à
réagir, pressent Gallieni, qui refuse en raison de son âge et recommande
Lyautey. Certains plaident pour la nomination du général d’Amade,
militaire plus classique qui ne présente pas les mêmes inconvénients
politiques que Lyautey. En fin de compte, le 27 avril, après plusieurs jours
d’hésitations, le général de corps d’armée Lyautey est nommé résident
général de France au Maroc : il était temps. Il a compris que si les émeutes
ont tant dégénéré à Fès, c’est par la conjonction de deux attitudes
contradictoires : la mollesse excessive de Regnault, la vigueur répressive
également excessive de Moinier, là où il aurait fallu, écrit-il à de Mun, une
répression terrible et immédiate, mais brève, puis la récupération des
rebelles par une habile diplomatie. La force, brutale et imposante d’abord,
la persuasion ensuite : « On ne prend jamais un chef rebelle les armes à la
main. » Peut-être n’a-t-il pas intrigué vraiment. Mais une certaine constance
dans la posture, les liens étroits entretenus avec les amis influents l’ont
servi. Il accède enfin à des responsabilités politiques, et au véritable pouvoir
d’agir.

Lorsqu’il s’embarque pour le Maroc, Lyautey s’interroge sur ce nouveau


destin qui l’attend, à cinquante-sept ans. L’épreuve de sa vie est devant lui,
bien plus âpre et bien plus ample que celle de Madagascar. À Marseille,
avant de prendre le bateau pour Oran, il s’offre une promenade de deux
heures, incognito, pour se détendre, et puis, écrit-il à sa sœur, c’est la
traversée vers l’Algérie. Il peine à cacher son excitation : « Le bateau, grand
confort, vie de bord délicieuse, entouré de cette équipe jeune et chaude qui
m’entoure et m’adore. » Le samedi matin, arrivée à Mers el-Kébir, « défilé
de tous les gens venus me saluer, fonctionnaires, vieux amis, commerçants,
le bateau ne désemplissait pas ». Journée épuisante, puis, le lendemain
12 mai, départ pour Tanger, d’où il partira à nouveau pour gagner
Casablanca dans la nuit. « La situation se présente de plus en plus grave et
lourde, mais je me sens entouré de tant de confiance, de dévouement, d’une
telle poussée de don de soi-même de tout mon monde, que j’y trouve une
force incomparable […]. Quels que soient les terribles hasards et les risques
tragiques de ce que je vais trouver demain, j’aime cette vie plus que tout. »
Être emporté par des « tourbillons d’action »…

1 Au point que, dans Lyautey avant Lyautey (op. cit., p. 182), Pascal
Venier émet l’hypothèse d’une manipulation délibérée de ses officiers de
renseignements.
2 Les Cahiers d’Henri de Régnier, document fondamental sur la société
politique et littéraire du temps, ont été révélés au public par François
Broche : Henri de RÉGNIER, Les Cahiers inédits, Paris, Pygmalion-Gérard
Watelet, 2002.
3 Charles-André JULIEN, op. cit.
10

UN ROYAUME POUR LA RÉPUBLIQUE


(1912-1916)

« Nous avions beau nous sentir au théâtre devant une pièce, elle était si
magnifiquement, si sincèrement jouée qu’elle nous gagnait à son leurre et que nous
devenions ses acteurs. »
Guillaume DE TARDE.

« Nous avons donc un grand intérêt à recréer un gouvernement chez ces peuples
et il n’est peut-être pas impossible d’arriver à ce que ce gouvernement dépende en
partie de nous. »
TOCQUEVILLE.

Lorsqu’il arrive à Casablanca le 14 mai 1912, Lyautey découvre une


situation plus détériorée encore qu’il ne l’imaginait. Il a sous-estimé l’effet
de plusieurs années de tension internationale et d’humiliation politique sur
les élites marocaines. Il serait peut-être excessif de parler d’une « réaction
nationale » ou patriotique dans un phénomène où tout se mêle : les
circonstances locales, la conjonction des mécontentements, le rôle
personnel du sultan, le facteur religieux, la susceptibilité des chefs de tribus,
la crainte générale d’une évolution du Maroc vers une colonisation « à
l’algérienne ». Mais Lyautey lui-même, en privé, reconnaîtra quelques mois
plus tard qu’il s’agissait bien d’une « généralisation du mouvement
national ». Une extension de l’insurrection est à redouter à tout moment,
alors même que l’ancienne armée chérifienne est devenue inutilisable et
doit être liquidée, et que les renforts attendus ne sont pas encore arrivés.
Le 22, il est à Meknès, le 25 enfin il parvient à Fès, directement menacée
par l’insurrection, où il est reçu en audience solennelle par le sultan.
D’après Saint-Aulaire, Moulay-Hafid avait fait une crise de « folie
furieuse » quand il avait appris la nomination de Lyautey : « Habitué à de
grands égards par nos diplomates, il appréhendait de trouver dans un
général un tuteur impérieux ou même un garde-chiourme brutal. » Lorsque
les deux hommes se rencontrent, le Français trouve surtout devant lui un
homme en proie à la panique. Le soir même, la ville fait l’objet d’une
attaque très violente et n’en réchappe que grâce à l’artillerie et aux renforts
venus de Meknès. Deux jours plus tard, nouvelle offensive nocturne, les
assaillants pénètrent dans la ville, envahissent la mosquée de Moulay-Idriss
« et s’y emparent de trophées miraculeux qui proclameront leur victoire
dans la montagne en la fanatisant », raconte Saint-Aulaire dans ses
Mémoires. Puis, suit une scène étrange qui vaut d’être décrite, tant elle est
révélatrice du tempérament singulier de Lyautey, de ce mélange étrange de
poésie et d’action qui va bien au-delà du simple esthétisme : « Sur la
terrasse de sa demeure, après avoir donné ses ordres et pris toutes ses
dispositions, notamment après avoir demandé ses uniformes et
harnachements, ainsi que des bidons de pétrole pour les brûler en cas de
victoire des rebelles afin de pas leur livrer de nouveaux trophées, le général
Lyautey, s’adressant, sous la nuit étoilée, au noble poète le capitaine Alfred
Droin, alors un des officiers de son état-major, lui dit : « Maintenant, mon
petit, dis-nous des vers. » Il se trouve que Lyautey lui-même a raconté la
scène, à l’époque, dans une lettre à son ami André Lazard – et à qui il dit en
nota bene : « Ne montrez pas cette lettre : je ne veux pas qu’on fasse état de
ce que je vous raconte. » Il y évoque ce moment étonnant, et son
« charmant petit poète » de l’infanterie coloniale, auteur d’un « beau livre »,
La Jonque victorieuse : « … et, comme à 7 heures il fallait bien manger tout
de même, nous avons pris son livre à table pour en lire les plus beaux vers,
tandis que les tirailleurs faisaient le coup de feu sur la terrasse et que
l’officier de quart s’y relayait. La nuit, d’ailleurs, était splendide et la lune
éclairait au mieux les blancs Marocains dévalant vers la ville. Cela vaut
d’être vécu. » C’est encore cette « grande féerie » qui donne un sens à la vie
de Lyautey, l’arrache aux tentations de la dépression et de la mort lente,
même dans les circonstances les plus graves. Le ton de son règne est
donné…

RÉTABLIR L’ORDRE, CHANGER LE SOUVERAIN

Il faut peu de temps à Lyautey pour prendre la mesure de la situation :


d’un côté, un pouvoir en miettes, avec un sultan discrédité qui ne songe
qu’à une chose, quitter Fès pour gagner Rabat le plus vite possible ; de
l’autre, des forces indigènes de plus en plus nombreuses qui menacent la
capitale et risquent de gagner l’ensemble du pays. C’est à la fois un jihad et
une réaction de rejet de l’étranger. Et puis, l’héritage un peu désastreux de
Regnault et Moinier. Il est frappé, lui qui a été habitué, dans le Sud oranais,
à des relations chaleureuses avec les indigènes, par l’atmosphère de haine
qui règne dans la ville, grande cité commerçante et religieuse, depuis des
siècles « un haut lieu du Maghreb et de l’Islam ». Il l’attribue toujours à ces
deux facteurs : la répression maladroite de Moinier qui n’a pas su distinguer
entre les mutins et la bourgeoisie de Fès qui, elle, ne demandait « qu’à
s’abriter derrière une autorité constituée » – il en atténue aussitôt les effets
en commuant plusieurs condamnations à mort –, et la signature précipitée
du protectorat avec un sultan au crédit devenu inexistant. Face au
soulèvement, il eût fallu, selon lui, une répression courte mais brutale,
plutôt qu’une demi-faiblesse s’étirant en vexations et brimades mesquines
et mal dirigées. Et quant au fond, il eût mieux valu, pense-t-il, « faire » le
protectorat sans le dire – à la manière dont avaient usé les Britanniques en
Égypte, où lord Cromer avait régné sous l’appellation de consul général.
Mais le strict juridisme du Quai d’Orsay ne se serait jamais accommodé
d’un régime aussi souple et implicite. Le traité de mars 1912 a tout
formalisé – heureusement sur un mode réaliste, grâce à l’influence de
Regnault. Au résident général, les affaires étrangères et la guerre ; mais le
Makhzen, « administration centrale du sultanat », est maintenu. Certes, les
dispositions restent encore assez floues pour tout permettre : un maintien
réel de l’autorité du sultan, ou un glissement progressif vers
l’administration directe. L’article 4 du traité est une clef essentielle : il
permet au sultan de déléguer à la résidence les pouvoirs nécessaires à la
mise en œuvre de réformes. Le protectorat, au plan juridique, est donc un
cadre, rien de plus. Mais ce que déplore Lyautey, c’est la manière
ostentatoire qui l’a imposé. Quelques semaines plus tard, écrivant à
Emmanuel Rousseau chef de cabinet de Millerand à la Guerre, il lui dira sa
conviction que « la constitution sociale du Maroc a subi une révolution
historique aussi grave, aussi radicale que notre révolution de 1789. Ce n’est
pas impunément que ce pays de l’indépendance et du fanatisme le plus
irréductible s’est vu notifier le Protectorat, qui pour tous ne se traduit que
par une formule : la vente du Maroc à l’étranger ». Et il ajoute : « Cette
interprétation est désormais définitive, c’est un fait contre lequel rien ne
prévaudra. »
Ce constat le conduit à considérer son action au Maroc comme une
entreprise urgente de restauration, ou de rénovation conservatrice : pour
pacifier le Maroc, il faut recréer un État, rendre au sultan son autorité
politique et religieuse, redonner confiance aux élites. Il n’oubliera jamais la
vitesse à laquelle un soulèvement ordinaire a pu s’enflammer en véritable
insurrection. Ce ne sont pas seulement les circonstances qui lui inspirent
cette politique : elle est le fruit de toutes les réflexions développées depuis
près de vingt ans par l’école gallieniste, et vérifiées sur le terrain, au
Tonkin, à Madagascar, dans le Sud oranais. Mais le cadre particulier du
Maroc donne une nouvelle ampleur à ce qui n’était jusque-là qu’une
« politique indigène ». Il ne s’agit plus seulement de respecter les cadres
existants. Il s’agit de reconstruire un royaume. La tâche est infiniment plus
exaltante, mais aussi plus complexe. Il va falloir jouer avec le passé et avec
les traditions, mais sur un mode beaucoup plus institutionnel. Une source
inédite de complications est, bien sûr, le rattachement hiérarchique de la
Résidence au Quai d’Orsay. Lyautey n’a jamais pu supporter les
« bureaux » du ministère des Affaires étrangères qu’il accusait toujours, au
temps de Madagascar et des confins algéro-marocains, de bloquer ses
initiatives et de retarder ses actions. Mais c’était l’hostilité conjuguée du
Quai et du département de la Guerre qui produisait pour lui les effets les
plus néfastes. Aujourd’hui, le rapport de forces s’est simplifié. En outre, les
Affaires étrangères sont désormais aux mains du président du Conseil,
Poincaré, en qui Lyautey a confiance. Et les nouvelles équipes du ministère
sont infiniment plus favorables au général : en particulier, le directeur des
affaires politiques, Maurice Paléologue, homme de grande culture et de
forte intelligence.
La première condition du succès, c’est évidemment la maîtrise de la
révolte et le retour à l’ordre. Mais elle est inséparable de l’entreprise de
reconstruction politique. Il faut donc, sans tarder, reconstituer « une façade
Makhzen », renouer avec quelques chefs locaux prestigieux, restaurer les
signes visibles du pouvoir. Ce sera la meilleure façon de neutraliser les
initiatives de la dissidence conduite par el-Hiba qui, au même moment,
œuvre à la construction d’un contre-pouvoir. Dès son arrivée dans Fès
assiégée, Lyautey a tenu à faire une entrée solennelle, avec audience du
sultan. Il a ensuite réuni les notables et les oulémas. Fès est, selon le mot
des frères Tharaud, la ville des « bourgeois de l’Islam ». Dans cette très
ancienne cité de quatre-vingt-dix mille habitants, la classe moyenne, très
commerçante, voisine avec la classe supérieure des grandes castes
religieuses d’oulémas, et avec les chorfas, « la plus haute aristocratie de
Fès, remontant aux origines de l’Islam, sans lesquels on ne peut rien faire
ici d’efficace ». Le reproche qu’adresse Lyautey aux militaires est d’avoir
traité tout ce petit monde sur le même pied, comme de vulgaires mutins,
d’avoir multiplié brimades et vexations inutiles, d’avoir laissé s’installer un
véritable régime de suspicion et de délation – du style France, 1793. Il
entreprend de recevoir ces notables chaque jour, et d’utiliser comme
médiateurs les Français anciennement établis dans la ville. À peine arrivé, il
a exonéré Fès de la contribution de guerre qui lui avait été imposée par
Moinier. Très instable pendant plusieurs jours, la situation se dénoue enfin
au début du mois de juin avec l’arrivée de la colonne Gouraud qui disperse
les forces des assiégeants, grâce, notamment, à l’appui de l’artillerie. Là
encore, la mise en scène est soigneusement orchestrée : Gouraud fait le soir
du 2 juin une entrée victorieuse avec ses troupes dans la capitale, défilant
devant le sultan et le résident général. L’important est de donner le
sentiment que le sultan est toujours présent, qu’un reste d’autorité subsiste.
Tout cela est encore fragile : si la situation à Fès est stabilisée, Lyautey
manque des moyens nécessaires pour étendre son influence sur les régions
les plus proches. « La guerre sainte reste dans l’air, écrit-il à Albert de Mun,
les populations sont travaillées avec une profondeur qu’on ne soupçonne
pas par l’épouvantail de notre conquête […] et il suffirait qu’il surgisse
demain un sous-Abd el Kader pour que nous fussions submergés. » L’atout
majeur de Lyautey, c’est encore et toujours Gouraud. Gouraud, c’est un peu
une légende en Afrique, où l’on se souvient de ses exploits au Niger –
notamment la capture de Samory, dont l’empire a longtemps défié la
France –, plus récemment en Mauritanie. C’est un homme courageux et
simple, d’une loyauté exemplaire, qui a fait très vite la conquête de Lyautey.
Son caractère est à l’opposé de Mangin1. Pour Lyautey, il représente bien
plus qu’une force militaire : une force politique et psychologique. Le
9 juillet, il lui écrit de Fès qu’il doit absolument être présent pour le 14,
anniversaire de la prise de la Bastille, avec des troupes bien reposées : « Ce
que vous n’aurez pas fait cette fois-ci, vous le ferez la prochaine. Mais il ne
faut pas perdre de vue la politique générale et les intérêts supérieurs dont
j’ai la charge. Or, songez que si vous n’êtes pas ici, je ne passerai pas de
revue pour ne pas montrer aux fassis2 le trop petit effectif resté. Songez à
l’importance de cette première fête nationale du Protectorat à Fès, la
répercussion en France et dans ce pays-ci, et au caractère politique que lui
donnera la présence des neuf bataillons de votre colonne victorieuse, de vos
trophées, des chefs indigènes qui vous accompagnent, à l’éclat et à la portée
vis-à-vis du khalifat, du peuple, des étrangers. » Et il ajoute : « Je n’ai pas le
droit moi, de perdre ces choses de vue. J’ai ici de la très grave et difficile
politique et je ne puis laisser échapper un facteur aussi important. » Avec
Gouraud, Lyautey dispose d’un homme capable de le comprendre.
L’entente entre les deux hommes se révélera vite parfaite.
La situation étant momentanément stabilisée, Lyautey peut commencer à
se déplacer, à organiser une ligne d’étapes, à poser les jalons de la présence
française dans l’ensemble du royaume. Sa grande habileté, c’est qu’il ne
cherche pas la pacification immédiate et à tout prix. Le protectorat doit être
une « organisation qui marche ». La politique de la tache d’huile s’applique
aussi à la construction d’un État : il convient de construire sans relâche, tout
en maintenant une pression constante sur les populations rebelles. Fin
juillet, il écrit à Albert de Mun que la pacification définitive sera une tâche
de longue haleine, qu’il n’entend pas la poser en préalable, qu’il veut agir
sans attendre, en reconstituant un État marocain. Un des premiers
problèmes à régler est politique : il s’agit du sort de Moulay-Hafid. Bien
qu’il soit discrédité, le sultan reste peu fiable, et même dangereux. Lyautey
sait qu’il continue d’entretenir des relations avec les tribus rebelles et qu’il
conserve la ressource de son pouvoir religieux pour être à même, le jour
venu, de proclamer le jihad. En outre, en dépit de son statut très dégradé, ce
sultan au caractère despotique ne se pliera jamais à une collaboration
confiante avec le résident général. Il faut donc le neutraliser, puis le
remplacer – même si, pour inaugurer le protectorat, il y a bien entendu
quelque risque à évincer le souverain légitime. C’est la tâche à laquelle il
s’attelle, non sans difficulté, après avoir différé pendant les premiers mois
toute initiative prématurée qui aurait pu compromettre le retour à l’ordre.
Moulay-Hafid sait qu’il peut monnayer cher son abdication. Le Quai
d’Orsay, représenté à Fès par Saint-Aulaire, souhaiterait éviter d’en arriver
à cette extrémité. Mais Saint-Aulaire lui-même a rapidement compris que
l’éviction du sultan, si ardemment souhaitée par Lyautey, est la seule
solution raisonnable. Au total, c’est un marchandage de boutiquiers, jalonné
de crises nerveuses du sultan et de scènes tragi-comiques qui aboutit en
août, après plusieurs jours de discussions, à un accord. Moulay-Hafid y
gagne un chèque important et une pension non moins appréciable, avec les
perspectives d’un confortable séjour en France, loin du Maroc où on ne veut
plus le voir. L’acte d’abdication est signé le 12 – Lyautey n’ayant « lâché »
le chèque qu’après avoir récupéré l’acte physiquement –, mais avant de
s’embarquer pour la France, Moulay-Hafid prendra soin de détruire les
emblèmes sacrés de la dynastie alaouite, afin de bien marquer que son
abdication lui a été imposée sous la contrainte. Le jour même où il arrache à
Moulay-Hafid l’acte d’abdication, Lyautey écrit à Paul Deschanel – l’un de
ses plus fidèles soutiens au Parlement – qu’il vient de passer « le plus rude
mois » de sa vie.
C’est, en effet, au moment même où le sultan mettait la pression la plus
forte que le rebelle Hiba entrait à Marrakech. Seule la solidité des premiers
éléments du dispositif militaire mis en place par Lyautey a permis de tenir
face à cet ultime assaut. Pour le reste, la qualité des hommes a été
déterminante. Parmi les chefs, le colonel Mangin s’illustre singulièrement.
Ce grand connaisseur de l’Afrique – il était avec Marchand à Fachoda, et il
a publié en 1910 un livre remarqué, La Force noire – est un combattant
audacieux, courageux, mais brutal et ambitieux. Contrairement à Gouraud,
il n’obtiendra ni la sympathie, ni la confiance de Lyautey, et il ne sera
jamais agrégé à son groupe de fidèles. En septembre, Mangin n’en reprend
pas moins avec efficacité et grande rudesse le contrôle de Marrakech,
portant ainsi un coup décisif au mouvement insurrectionnel. Sur le strict
plan du prestige, l’opération est une réussite totale : une charge
spectaculaire de quatre cents cavaliers, parmi lesquels figure Mathieu
Fortoul, a permis de bousculer l’ennemi. Mais sur la durée, le succès
remporté est également lourd de conséquences. La situation politique et
militaire est rétablie, au moins pour quelque temps, mais Lyautey note qu’il
existe bien deux Maroc, « l’un que nous occupons, et qui est sans ressort
guerrier avec un maghzen sans forces et sans prestige, l’autre beaucoup plus
important constitué par les masses berbères, secoué dans ses profondeurs,
fanatisé, plein de ressources guerrières, et qui, sous des influences dont on
ne peut être le maître, peut se dresser tout entier en face de nous ».

RECONSTRUIRE L’ÉTAT

Il faut organiser l’État marocain et ne pas se limiter à des manœuvres


militaires. L’expérience qui s’engage est d’une tout autre portée que les
autres modèles de « protectorat ». La formule a été éprouvée pour la
première fois, avec ses limites, par Paul Cambon quand il était résident
général en Tunisie, au début des années 1880. Il avait proposé le schéma
suivant au gouvernement, qui était alors sans doctrine : « Pas d’annexion.
Maintien du Gouvernement du Bey sous le couvert et au nom de qui tout se
fera. Subordination de l’autorité militaire au Résident qui devra seul
prendre l’initiative des propositions à faire au Bey. » Une fois ce schéma
adopté, il avait fallu en imposer l’application pratique (1882-1883). La
correspondance de Cambon est, là encore, éclairante : il avait dénoncé le
danger qui pesait sur le nouveau protectorat – « que le Gouvernement du
Bey n’ayant plus d’autorité, le Gouvernement français représenté par moi
n’en ayant pas encore, le seul pouvoir existant en Tunisie est le pouvoir
militaire. Il en résulte que l’autorité militaire devient par la force des choses
la seule puissance administrative du pays et que peu à peu s’établit le
régime des Bureaux arabes ». Dès cette époque les enjeux étaient clairs :
Cambon craignait que le gouvernement ne fût interpellé à la Chambre « sur
l’établissement de ce régime condamné en Algérie et dépopularisé en
France ». Le moyen d’y remédier ? Établir au plus vite « une administration
sui generis nous permettant de rendre un peu de prestige au Bey ».
Lyautey a ce précédent à l’esprit. Mais le Maroc, c’est un enjeu de plus
grande envergure encore que la Tunisie. Le Maroc est un empire historique,
fort d’une grande tradition d’indépendance. Il possède sa hiérarchie
administrative, et même ses organismes sociaux. « Songez, dira deux ans
plus tard Lyautey devant une assemblée d’hommes d’affaires lyonnais, qu’il
existe encore au Maroc nombre de personnages qui, jusque il y a six ans,
furent ambassadeurs du Maroc indépendant à Pétersbourg, à Londres, à
Berlin, à Madrid, à Paris, accompagnés de secrétaires et d’attachés,
hommes d’une culture générale, qui ont traité d’égal à égal avec les
hommes d’État européens, qui ont le sens et le goût des choses politiques :
rien de similaire n’existe en Algérie ni en Tunisie. » Comment convaincre
les élites marocaines que la France n’a pas pour projet d’administrer le pays
« à l’algérienne » ? L’obsession de Lyautey, pendant les treize années qu’il
passera au Maroc, sera de les convaincre que son projet est tout autre, et
que ce n’est pas son seul projet, mais celui de la France, de son
gouvernement… La tâche est d’autant plus difficile que le Maroc, comme
l’a écrit Daniel Rivet, est « un pays composite où coexistent les
contraires » : « Des pasteurs arabes surchargés de vieille histoire sémitique
et déambulant dans la steppe immense. Des barbares intrépides au feu et
acharnés au travail : les montagnards berbères. Une chevalerie orientale
oubliée et exhumée par Lyautey : les grands caïds du Sud. C’est le « bled »
marocain faisant figure encore de monde héroïque et mystérieux. Des
marchands raffinés, des artisans ayant conservé le sens du beau, d’éminents
savants musulmans contemporains par le mode de pensée d’Aristote et saint
Thomas d’Aquin : ce sont les vieilles cités arabo-andalouses similaires aux
villes italiennes du Quattrocento et dont s’enchante un orientalisme
d’époque érudit et raffiné. Le Maghreb : un vieil empire débordant de
potentialités humaines, engourdi dans la torpeur d’un Orient surimposé à
l’édifice originel, et un État à la majesté effrangée dans l’attente du régent
venu d’ailleurs déclenchant le renouveau, qui le réintroduira dans le concert
des nations3. »
La question majeure est celle du sultan, à la fois khalife et imam. Il est
khalife dans la mesure où il est le successeur du Prophète, il détient le
pouvoir exécutif et législatif, qu’il exerce par ses décrets (dahirs). Mais ce
pouvoir temporel s’exerce dans le respect des lois coraniques. Le sultan n’a
pas, en revanche, de pouvoir spirituel au sens propre. Ce sont les oulémas
qui interprètent la chra`a (Loi positive divine) et qui ont la faculté de le
reconnaître ou de le proclamer chef de l’État par la beï`a (acte
d’allégeance). Mais le sultan est aussi imam, guide suprême, amir el-
mouminin (Commandeur des croyants), dont le nom est invoqué lors de la
khotba (prône) et qui tire de cette autorité charismatique une légitimité
singulière. Lyautey sait que le rôle du sultan du Maroc est bien différent de
celui du bey de Tunis – simple « fonctionnaire relevant religieusement du
sultan de Constantinople ».
C’est le frère de Moulay-Hafid, Moulay-Youssef, qui a pris sa difficile
succession. Moulay-Hafid aurait préféré imposer un de ses jeunes fils, dans
le cadre d’une régence, mais Lyautey avait écarté cette solution, dans la
mesure où elle aurait souligné de manière trop visible la fiction du
protectorat. Le résident général ne voulait pas comme interlocuteur d’un
enfant en bas âge, mais une personnalité crédible, appartenant si possible à
la même dynastie que le sultan précédent. À cet égard, Moulay-Youssef,
désigné par Moulay-Hafid sous la pression de Lyautey, présente les qualités
requises. Personnalité en apparence effacée, réputé de caractère médiocre,
cet homme jeune (trente-deux ans) est malléable et, sous l’influence de
Lyautey, révélera progressivement de réelles aptitudes de souverain.
Comme l’écrira Saint-Aulaire, le résident général « veille sur le prestige
naissant de Moulay-Youssef avec une sollicitude paternelle, en s’attachant à
dissimuler cette paternité, l’enfant devant être d’autant plus vigoureux qu’il
apparaîtrait comme le fils d’Allah et de la tradition ». Quelques années plus
tard, la romancière américaine Edith Wharton sera ainsi mise en présence
du roi : « La porte s’ouvrit et ce fut sans avoir été annoncé par quiconque et
sans le moindre décorum qu’entra un homme gras au visage agréable, la
djellaba rabattue sur un front altier, qui tenait un petit garçon par la main.
Sans ses burnous et turbans sacramentels, voilà à quoi ressemblait Sa
Majesté le sultan Moulay Youssef qui s’avançait dans de simples pantoufles
jaunes, avec la démarche d’un vieux gentleman corpulent qui a ôté ses
bottes dans l’entrée et se prépare à passer la soirée en famille. » Et elle
résume tout quand elle le décrit à un moment : « Sa Majesté, Commandeur
des Croyants, décrocha un petit instrument du mur et approcha ses lèvres
saintes du combiné d’un téléphone4. » Tel est Moulay-Youssef : un homme
simple, un peu timide et maladroit, que Lyautey va transformer en
souverain et chef religieux, en gagnant sa confiance et en manifestant à son
égard, en toutes circonstances, un authentique respect. L’exercice est autant
destiné au sultan qu’aux autorités de Paris, assez enclines à ironiser sur la
« fiction » du protectorat, et surtout à la population marocaine, qui a besoin
de manifester son adhésion envers le commandeur des croyants.
Dès octobre 1912, Lyautey a mis en œuvre son plan d’action : restaurer
l’autorité chérifienne dans les régions passées sous contrôle français,
notamment dans la zone de Marrakech, en préparant le prochain voyage du
sultan. La méthode qu’il compte mettre en œuvre est celle qui a fait ses
preuves au Tonkin, à Madagascar, dans le Sud oranais – avec cet atout
singulier que représente l’existence d’une tradition politique et
administrative forte au Maroc. Assurer l’ordre et la sécurité, favoriser le
développement économique et social, assurer la justice et l’équité « sous le
couvert de l’autorité traditionnelle » : mise en place d’une police locale, et
des équipements scolaires et sanitaires. Le plus grand pragmatisme règne :
ici, il s’appuie sur les grands caïds, là sur les élites bourgeoises, et là encore
il prépare une prochaine réconciliation avec el-Hiba… « On ne réduira pas
ce pays d’un coup », écrit-il à Albert de Mun – toujours dans l’espoir que
ses propos seront repris et diffusés dans la capitale. La pacification du
Maroc n’est pas un problème d’effectifs ou de moyens militaires : la vraie
question est celle de l’action politique et des infrastructures matérielles. À
cet égard, Moulay-Youssef est la « plus belle réussite » de Lyautey, loin du
fantoche ou de « la créature des roumis » que l’on pouvait redouter. « J’ai
écarté soigneusement de lui toutes les promiscuités européennes, les
automobiles et les dîners au champagne. Je l’ai entouré de vieux Marocains
rituels. Son tempérament de bon musulman et d’honnête homme a fait le
reste. Il a restauré la grande prière du vendredi avec le cérémonial antique ;
il a célébré les fêtes de l’Aïd Seghir avec une pompe et un respect des
traditions inconnus depuis Moulay Hassan […] tout à coup, il prend une
figure de vrai Sultan. » Le voyage solennel de Fès à Rabat se fait en grande
pompe, avec la plus grande discrétion chez les Français, pratiquement
absents de la colonne… Le voyage à Marrakech porte ensuite toutes ses
promesses. Il faudra du temps, mais, déjà, l’image du sultan est en partie
restaurée. Le 20 octobre, au retour du sultan à Rabat, le résident général lui
fait une visite solennelle, lui déclarant : « Votre Majesté peut être assurée du
concours que le Gouvernement de la République est résolu, en vertu des
accords antérieurs, à Lui apporter pour la pacification de son Empire, le
développement de ses richesses et le progrès de ses institutions, dans le
respect le plus complet de ses mœurs et de sa religion. » Formellement, le
résident général, « dépositaire de tous les pouvoirs de la République au
Maroc », approuve et promulgue les décrets du sultan.
Lyautey lui-même participe à cette grande comédie des apparences, dont
on aurait tort de sous-estimer l’impact. Les grands caïds, venus de la
montagne ou de la côte avec leurs cavaliers, rendent visite au résident
général pour de grandes réceptions d’apparat. Certaines ont lieu chez lui,
mais d’autres chez eux, dans leurs résidences de ville à Marrakech – « vrais
palais, où les meubles d’Europe, l’argenterie de luxe, les tables servies à la
française s’étalent dans des décors babyloniens ». Lyautey ne se déplace
qu’en fanfare, escorté de ses officiers et de ses spahis. Le plaisir qu’il prend
à ces manifestations de puissance et de prestige apporte du crédit au pur
calcul politique. C’est la grande force de l’homme, acquise au cours de ses
différents séjours coloniaux. Il aime ces « haies de lanternes », ces présents
rituels – « chevaux de gala harnachés », « moukhalas5 incrustés »,
« poignards ciselés » – qui sont autant de signes de respect mutuel. Comme
toujours, la plus grande exaltation s’empare de lui en ces terres qu’il aime
tant. À Albert de Mun, il décrit son arrivée à Marrakech « par une matinée
radieuse », « la multitude arabe, le luxe des cavaliers, les grands étendards
déployés, les cortèges successifs, les fanfares joyeuses de nos troupes, le
parfum de victoire et d’allégresse, la toile de fond du Grand Atlas couvert
de neige, le campement de la colonne victorieuse dans les grands jardins du
Sultan, la réception des officiers dans un palais noyé de verdure, les
évocations de l’armée d’Égypte, mon logis dans un petit pavillon de
plaisance entouré d’orangers, de grenadiers, d’oliviers et de cyprès, ma salle
d’audience avec ses dix mètres de hauteur et ses revêtements de mosaïques,
le campement de ma suite essaimé dans des jardins de Shéhérazade, les
récits de combat, les cavaliers m’apportant leurs sabres couverts de sang et
tordus… ». Nul hasard s’il évoque, à propos des grands caïds, les féodaux
du XIVe siècle. Lyautey se conçoit lui-même comme un seigneur, une sorte
de condottiere du Moyen Âge islamique, en ce pays où le passé vit dans
chaque geste de la vie. À la fin du mois de septembre, il reçoit la visite de
sa sœur qui le trouve à la fois épuisé et exalté, tant la tâche est immense.
Lyautey approche de la soixantaine, il n’a jamais été de constitution très
robuste, et ses séjours coloniaux l’ont laissé dans une large mesure épuisé.
Mais « animal d’action », comme il se définit, il tire son énergie de
l’immensité de l’œuvre à accomplir.
Sa sincérité ? Elle n’est pas en cause, elle ne le sera jamais. Toutes ses
relations avec les Arabes tiennent dans cet épisode qui remonte à quelques
années. C’est à cette époque que tout s’est noué : en juin 1905, il séjourne
chez les Oulad Sidi Cheikh, « les plus grands seigneurs de toute l’Algérie,
peut-être de toute l’Afrique ». Et, écrit-il alors à sa sœur, « je tâche de l’être
autant qu’eux, ce qui est à coup sûr le meilleur moyen de les dominer et de
les tenir ». Grand dîner offert par le bachagha, suivi d’un entretien en tête à
tête – en présence du seul interprète. « Je reste persuadé, note Lyautey, que
le meilleur moyen d’utiliser son influence religieuse et ancestrale, qui est
énorme […], c’est encore de la confisquer à notre profit et de la maintenir
dans nos intérêts, en ménageant avant tout son amour-propre. » On ne
saurait mieux souligner l’essence même de la politique Lyautey – ce
machiavélisme affiché n’étant en rien incompatible avec une sincère
admiration pour le chef, et pour la civilisation. En l’espèce, dans ce curieux
rapport de forces fondé sur le respect et le prestige, tout porte un sens. Le
bachagha a tôt fait de remarquer le curieux sabre que le général porte à sa
selle, et il interroge un des officiers. Il s’adresse ensuite à Lyautey : « Il m’a
dit que c’était celui de ton grand-père, qui était général, et qui avait fait la
guerre avec Napoléon ; voilà les hommes par qui nous aimons être
commandés. » Au cours de ce séjour, le général observe un rituel bien
étudié. Il se rend d’abord à l’école, puis, le lendemain, à l’église
chrétienne : si le gouvernement français veille scrupuleusement au respect
de la religion musulmane, il n’est pas moins essentiel que son représentant
manifeste sa foi dans sa propre religion. Entorse à la laïcité ? Elle est
indispensable à la crédibilité de la politique française. Un professeur de
Géryville, Smaïli Ahmed ben Senouci, retrace cette véritable chanson de
geste dans un poème : « Il s’est rendu à l’église chrétienne dans le but de
glorifier le Maître Unique. Après avoir accompli ses devoirs religieux, le
Général a visité la mosquée tandis que sa suite savante demeurait sur la
porte, dans une attitude de respect, voulant ainsi faire honneur aux
préceptes de la Sounna et du Coran. » Suit cette notation admirable : « Ainsi
en usaient les rois autrefois, ceux qui observaient l’équité et gouvernaient
par des moyens analogues au Gouvernement français. » La visite des
sanctuaires est la marque des grands rois… Dans le même texte, Lyautey est
qualifié de « pacificateur des Saharas », grâce à l’action conduite « par la
force et par la vertu des sabres ». La doctrine Lyautey est perçue ainsi dans
son entière dimension : si la sécurité règne dans les territoires sahariens,
c’est par le sabre, qui est « comme la clef de voûte de tout gouvernement ».
Lyautey respecte les traditions, et il craint parfois qu’un mauvais usage de
la modernité ne les emporte. Un jour de juin 1905, dans le Sud oranais, il
visite une école où un instituteur indigène, « élevé à Alger, de mentalité de
déclassé, ne parvient pas à apprendre à ces pauvres mioches quoi que ce
soit de pratique, mais leur encombre l’esprit de séductions et d’illusions qui
les entraîneront un jour loin de ce coin patriarcal et ensoleillé où leurs
ancêtres ont vécu et sont morts ».
Depuis, Lyautey n’a cessé de considérer l’Islam avec lucidité. S’il ne
méconnaît pas la charge de violence et de fanatisme qui peut embraser le
monde musulman, il se sent en harmonie profonde avec le Maroc. Il
respecte la religion, aime et comprend la culture, et s’efforce – s’efforcera
toujours – de préserver l’univers musulman et la société marocaine des
empiétements trop brutaux des Européens.
La restauration du Makhzen est donc sa tâche la plus urgente : il lui faut
rendre à l’administration marocaine sa force et sa crédibilité, tout en la
contrôlant de manière assez étroite, sur le modèle de l’administration
coloniale britannique. Le Makhzen désigne l’ensemble de la machine
gouvernementale dont les protagonistes les plus élevés sont les vizirs,
agents d’exécution, hauts fonctionnaires, et non véritables ministres du
sultan. Le chef de l’administration est le grand vizir, qui a autorité sur les
autres vizirs, plus spécialisés, et sur l’administration intérieure – les caïds et
les qadis. La puissance du Makhzen avait atteint une sorte d’apogée sous le
règne de Moulay-Hassan, avant de connaître une décadence rapide sous
Abd-el-Aziz, et un discrédit total en raison de la présence voyante de
personnalités étrangères à ses côtés. Mais le pouvoir administratif marocain
est loin d’avoir jamais atteint le degré de raffinement de ses équivalents
tunisien et égyptien – le beylik et l’administration khédivale. En outre, seule
la moitié du territoire, la plus urbaine, est traditionnellement soumise à
l’autorité du sultan : le bled el-makhzen, qui couvre les plaines atlantiques
et orientales, et la réalité de l’autorité s’y traduit par la capacité de lever des
impôts et des troupes. On lui oppose le bled es-siba – les régions
montagnardes livrées, dit-on, à l’anarchie, en raison d’une islamisation
superficielle et des divisions entre les tribus. C’est le pays de la
« dissidence », ou du « libre écoulement des choses », selon l’expression
très poétique de Jacques Berque. Lyautey l’appelle, plus crûment, le « pays
du désordre »… Dans la réalité, le clivage n’est pas aussi marqué, et l’on
relève que dans l’attitude insoumise des tribus il existe bien des nuances, de
même qu’on ne saurait opposer artificiellement un monde fortement arabisé
qui serait celui de la plaine, à un univers montagnard qui serait le domaine
des tribus berbères insoumises. C’est moins l’autorité du pouvoir chérifien
qui est en cause que celle de son administration, le Makhzen proprement
dit. Lorsque ce dernier paraît corrompu et soumis aux étrangers, c’est le
pays siba qui manifeste un semblant d’esprit unitaire. Charles-André Julien
a montré comment l’opposition un peu artificielle entre la partie arabe du
Maroc, soumise au sultan, et sa partie berbère, autonome et constituée
d’oligarchies censées être peu islamisées, avait inspiré, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, une vision simplifiée de la réalité locale chez les
autorités françaises, en particulier chez les officiers des affaires indigènes.
Pour « tenir » le Maroc, pour le maintenir divisé, il suffisait donc de
maintenir une sorte de cordon sanitaire entre la société arabe et islamisée
des villes, et le monde féodal de la siba. Lyautey, instruit par son expérience
du Sud oranais, s’est refusé à construire sa politique marocaine sur ce
stéréotype – même s’il ne méconnaît pas sa part de vérité. Il sait que
l’instabilité des tribus obéit à des considérations bien plus insaisissables, et
qu’on ne saurait tabler sur une islamisation moins marquée des populations
berbères et kabyles. Jouer avec l’autorité du sultan lui paraît une option
dangereuse : sa carte, c’est au contraire l’unité de l’empire chérifien. C’est
la raison pour laquelle il résistera toujours à la tentation, éprouvée par
beaucoup, de créer un Berbéristan. En revanche, il est conscient de la
spécificité de la civilisation berbère, toujours au nom du réalisme de la
politique indigène, et il prend soin de soustraire à l’autorité directe du
Makhzen – authentiquement honni en pays siba – les tribus qu’il juge les
plus indépendantes. Dans le même esprit, il procède à un remaniement
complet du gouvernement chérifien, écartant progressivement le grand vizir
Mokri et son clan – réputés corrompus – au profit de Si Mohammed
Guebbas, grand notable fassi disposant d’une réelle expérience
administrative.
Lyautey ne procède pas avec brutalité, car il est soucieux de ménager le
prestige renaissant du sultan, mais par touches successives. Il lui faut plus
d’un an pour y parvenir. La méthode suivie est révélatrice du talent
politique du général : plutôt que de détruire avec ostentation le Makhzen
dans sa forme traditionnelle, il constitue de nouvelles directions qui font
double emploi avec les organes traditionnels et qui, peu à peu, se
substitueront à lui. En l’espace de quinze mois, le Makhzen change ainsi de
contenu sans changer d’apparence, ce qui satisfait pleinement le sultan,
soucieux avant tout de préserver le cadre d’exercice de l’autorité
chérifienne.

L’ESPRIT ET LES INSTRUMENTS DU PROTECTORAT

Pour la plupart des historiens qui ont révisé la vision traditionnelle, jugée
trop exaltée, du protectorat lyautéen, cette manipulation prouve que ce
système était plus une fiction qu’une réalité, et que la prétendue politique
indigène n’était au Maroc que l’habillage d’une colonisation classique,
fondée sur l’administration directe et la promotion sans vergogne des
intérêts français. Daniel Rivet émet un jugement nuancé. À ses yeux, le
protectorat est bien une fiction, le vrai souverain absolu est Lyautey, et nul
autre. Mais on ne peut nier, selon lui, que Moulay-Youssef ait joué un rôle,
ni que le résident général ait cherché, à tout moment, à préserver des
dérives de l’administration directe un système où l’administration
marocaine restait tout de même une réalité tangible. On peut aller plus loin
et supposer que Lyautey aurait agi de même s’il avait exercé le pouvoir en
France. Il agit, très simplement, en habile réformateur de l’État, ménageant
les corporatismes et les susceptibilités pour mieux transformer la réalité des
choses. Son comportement est inspiré d’une connaissance très fine de
l’institution militaire, le milieu social et professionnel entre tous le plus
structuré et le plus conservateur. Le souci majeur du résident général est de
se doter des outils efficaces d’un gouvernement : il entend gouverner le
Maroc, et le gouverner réellement, non en se dissimulant derrière l’alibi
d’un pouvoir chérifien fictif, mais en utilisant dans toute sa force le principe
d’unité représenté par le monarque, dans sa double dimension, politique et
religieuse. Le protectorat tel que Lyautey le conçoit n’est guère plus une
« fiction » que la monarchie britannique, où le souverain incarne l’unité et
la tradition, quand le Premier ministre exerce la réalité du pouvoir – tous
deux de manière indissociable. A cette différence près, bien entendu, que
nous sommes en schéma colonial, et que le résident général n’est pas
marocain… mais tel un personnage de Kipling, Lyautey, par moments,
l’oublie. Il semble dire, en substance : voici ce que je fais au Maroc, et ne
puis faire chez moi, dans le pays qui n’est plus « le plus beau royaume sous
le ciel » ; je crée, je fabrique du pouvoir, quand en France, au même
moment, le parlementarisme et l’impuissance congénitale du régime le
rongent ou le détruisent ; le sultan n’est pas un fantoche ou un pantin, mais
la clef de voûte du système. Aussi les hommages qui lui sont rendus sont-ils
tout sauf de l’hypocrisie ou de la vaine comédie – comme ont pu le croire, à
l’époque, bien des fonctionnaires du Quai d’Orsay.
La clef de la politique lyautéenne, Halévy la donnera en 1931, dans ce
texte majeur intitulé « De re gallica » : « Aux âges de l’ancienne humanité,
l’État s’incarnait dans des formes monarchiques, sacerdotales, formes elles-
mêmes singulières, et qui préparaient au service de l’État. Les dynasties et
les castes étaient les écoles fermées où s’apprenaient les secrets du service.
Dans nos démocraties, ces écoles n’existent plus. D’autre part, la
permanence royale formait une sorte d’étai où s’accrochait, s’appuyait la
personne des hommes d’État. Mais dans les conditions modernes, il n’y a
plus ni les écoles, ni les étais. » Pour Lyautey, le Maroc est une sorte de
monarchie inachevée qui doit compter, sur une partie de son territoire, avec
de grands féodaux portés à l’insoumission et fiers de leurs traditions. Il lui
faut donc, en mineur et sur une courte période de temps, rejouer la grande
comédie des capétiens – en oubliant son ultime avatar, l’ultracentralisation
révolutionnaire et napoléonienne… Lyautey a cru à la réalité du protectorat,
il était parfaitement conscient des critiques qui désignaient dans cette
formule institutionnelle « une étiquette ». Tout l’enjeu pour lui était de faire
du protectorat non « une formule théorique et de transition », mais « une
réalité durable » : « La pénétration économique et morale d’un peuple, non
par l’asservissement à notre force ou même à nos libertés, mais par une
association étroite, dans laquelle nous l’administrons dans la paix par ses
propres organes de gouvernement suivant ses coutumes et ses libertés à
lui6. »
Pour qui en douterait encore, il suffit de lire la note fondamentale que
Lyautey adresse, le 15 juin 1915, à Delcassé, alors revenu aux Affaires
étrangères à la faveur de la guerre – mais il n’était pas indifférent pour
Lyautey que ce fût lui, le destinataire du rapport. Le prétexte, c’est une
proposition de loi à la Chambre dont l’objet est de faciliter aux militaires et
anciens militaires indigènes, originaires de l’Algérie, de la Tunisie et du
Maroc, l’accession « à la qualité de citoyen français ». Le sujet est central,
vital même : l’idée est de « récompenser » le sang versé par les soldats
indigènes. Pour Lyautey, l’application d’une telle mesure au Maroc serait
un contresens absolu, générateur des plus profonds désordres. C’est le type
même de la fausse bonne idée, ou de l’idée perverse, qui témoigne à la fois
d’une volonté permanente d’uniformiser, en Afrique du Nord, ce qui ne
peut l’être, et d’une méconnaissance profonde de la réalité du protectorat et
des mentalités indigènes. Octroyer la nationalité française, dans l’esprit des
auteurs de la proposition de loi, est « le plus haut témoignage que la France
puisse décerner ». Or, comme l’écrit Lyautey à Delcassé, « pour que le
témoignage ait son prix, il faut qu’il y ait réciprocité dans l’appréciation » :
un tel « octroi » aurait pour effet de constituer une classe de parias au sein
de la société marocaine, une caste de militaires déracinés et sans prestige.
De même, l’exclusion, dans le texte de loi, de ceux qui pratiquent la
polygamie, révulse le résident général : il rappelle que la polygamie « forme
pour longtemps la base de l’organisation familiale », et que « proclamer que
la monogamie représente un état supérieur, le seul régulier et légal au point
de vue français, serait un véritable défi aux mœurs, à la tradition sociale et
religieuse, une véritable insulte pour le sultan d’abord, pour toute l’élite
aussi bien que pour la masse ». L’assimilation faite par les parlementaires
entre l’Algérie et le Maroc le révolte : pour les Marocains, dit-il, l’Algérie
est une terre conquise. Au demeurant, l’Algérie n’a jamais été un État
constitué doté d’une véritable organisation sociale, quand le Maroc, lui, est
un royaume véritable, même s’il était entré il y a peu en décadence…
Lyautey pousse brutalement le parallèle, compare les réceptions, qu’il a
connues, du Conseil général d’Oran – avec les hauts dignitaires rejetés en
bout de table dans l’indifférence générale – avec le respect constant
manifesté, au Maroc, aux membres du Makhzen ou aux grands caïds de
Marrakech. Il va plus loin encore : la mesure envisagée de naturalisation
vient en violation des pouvoirs du sultan et du principe du protectorat. Elle
y contrevient à ce point qu’il soupçonne des intentions cachées, peut-être
même un projet d’annexion rampante. Or, il réaffirme l’intérêt et l’efficacité
du protectorat, « le seul régime avec lequel on ait une chance de s’attacher
réellement, sincèrement, les peuples », dans le cadre d’un Empire devenu
beaucoup trop vaste pour qu’on puisse espérer longtemps le conserver par
la force. Il conclut en exprimant la conviction que « notre établissement au
Maroc, ainsi compris, est appelé à être dans l’avenir l’axe le plus solide de
notre Empire africain, que le régime que nous y aurons instauré peut
exercer son rayonnement bienfaisant sur toutes les populations musulmanes
qui l’avoisinent, y dissiper bien des malentendus, y apaiser bien des
hostilités ».
Pendant tout son proconsulat, Lyautey devra lutter à la fois contre les
projets des « islamisants en chambre », et contre les pressions des milieux
économiques en faveur d’un retour pur et simple à l’administration directe.
Son angoisse constante, c’est qu’une méfiance profonde ne s’installe chez
les Marocains, que le protectorat ne soit effectivement perçu comme une
fiction, ou, dans le meilleur des cas, comme une expérience passagère liée à
sa seule personne et vouée à disparaître avec lui.
Pour accomplir cette œuvre et lui donner crédibilité et durée, il faut à
Lyautey des relais. Les officiers de son état-major jouent naturellement un
rôle essentiel : le commandant Berriau, chef du service des renseignements,
le commandant Delmas, chef du cabinet militaire, le colonel de Lamothe –
son point d’appui à Marrakech – sont tous des adeptes de la politique
lyautéenne et communient dans une même conception du protectorat.
Lyautey peut compter aussi sur le dévouement de ses généraux – Gouraud,
Henrys, Brulard, et le fidèle Poeymirau, son ancien collaborateur de la
division d’Oran. Berriau, Delmas, Poeymirau sont des anciens d’Aïn Séfra.
Mais une nouvelle génération s’affirme : les capitaines Bénédic, de
Boisboissel, Noguès. Les nécessités de la Grande Guerre priveront le
résident général de quelques-unes de ces jeunes fidélités. Mais il faut aussi
des hauts fonctionnaires, des collaborateurs actifs, jeunes, entreprenants,
qui jouent dans l’ordre civil le rôle que ses officiers assument dans l’ordre
militaire. Lyautey n’est plus, en effet, dans le Sud oranais, où des militaires
pouvaient tout conduire sous son impulsion, l’action politique et l’action
militaire. Il ne s’agit plus de sécuriser des villages et de mettre sous
contrôle des tribus. L’échelle d’action n’est plus la même. Il lui faut, sinon
des technocrates, du moins des civils rompus à l’administration générale, ou
capables d’en assimiler rapidement les méthodes. Lorsqu’il vient à Paris, en
décembre 1912, pour faire son premier rapport direct au gouvernement
Poincaré et obtenir un emprunt, le général accepte une invitation de l’École
des sciences politiques, à l’occasion d’une conférence sur le Maroc. C’est
une école qu’il connaît bien, dont la plupart des maîtres sont ses amis, et qui
tient lieu, trente ans avant la création de l’ENA, de vivier pour les élites
publiques. Pour Lyautey, le public est vraiment idéal. L’École de la rue
Saint-Guillaume a été fondée au lendemain de la défaite de 1870 par Émile
Boutmy dans l’intention de reconstituer les élites de la France vaincue et de
participer à la « réforme intellectuelle et morale » que Renan appelait de ses
vœux. Institution de formation privée, mais aussi de recherche dans le
domaine de la science politique naissante, elle est devenue le lieu de
passage obligé vers les carrières de la haute fonction publique, en
particulier vers le Quai d’Orsay, mais aussi, pour une part, vers les
responsabilités économiques. Avec des maîtres comme Adhémar Esmein,
pour le droit, ou Albert Sorel et Anatole Leroy-Beaulieu pour l’histoire, la
diplomatie, ou l’évolution des sociétés, elle constitue une institution
d’excellence, jalousée par les facultés de droit et regardée par la gauche
comme bourgeoise et droitière. Elle est le temple de la jeunesse montante –
française, mais aussi étrangère, car, comme le racontera Saint-Aulaire,
ancien élève lui-même, l’école comptait déjà de nombreux auditeurs
d’Europe centrale et orientale –, et c’est dans un dessein très précis que le
général vient s’exprimer devant elle : afin de susciter des énergies, certes,
mais aussi pour convaincre les jeunes intelligences qui vont former les tout
prochains cadres de la nation. Lyautey insiste d’abord sur l’ampleur de la
tâche qui l’attend au Maroc, avec ces sources de troubles que sont « le
fanatisme religieux, l’attachement au plus vieil Islam, le culte farouche de
l’indépendance, l’habitude de l’anarchie, la xénophobie ». Il fait ensuite un
éloge de tous ceux qui l’ont précédé et aidé au Maroc… et surtout, il lance
un appel vibrant à l’engagement de la jeunesse en faisant un parallèle avec
les jeunes soldats dont il a vu le sacrifice. « Et si, lance-t-il à cette jeunesse
dorée, j’ai tenu à vous parler un peu longuement des actes d’héroïsme de
ces gars de vingt à vingt-cinq ans, c’est que ce sont vos frères, c’est que ce
qu’ils font, vous le feriez certainement demain, c’est parce qu’il n’y a pas
deux jeunesses, il n’y a pas une jeunesse militaire spéciale, il n’y a qu’une
jeunesse française. » Lyautey, écrivant à Jacques Silhol en avril 1913, se
dira ravi de ce contact : « Voici quinze ans que je sens avec tant d’intensité
que c’est sur la jeunesse seule qu’il faut reconstruire ce pays, et tu as été un
des premiers, sinon le premier, avec qui j’ai communié. Cette année j’ai, à
ma joie, bien pris le contact de la jeunesse à Paris, aux Sciences politiques,
et je l’ai tellement sentie vibrer, et j’ai si bien vu qu’elle et moi nous nous
comprenions ! »
C’est dans les rangs de l’École des sciences politiques que Lyautey
puisera abondamment, commençant, dès cette époque, par Paul Tirard,
maître des requêtes au Conseil d’État, dont il fait le secrétaire général du
protectorat et le maître d’œuvre de toute l’organisation administrative du
Maroc. Guillaume de Tarde, Pierre de Sorbier de Pougnadoresse, François
Piétri – son « ministre » des Finances –, Émile Vatin-Pérignon, jeunes et
talentueux technocrates, rejoindront vite les rangs des collaborateurs
dévoués qui forment la colonne vertébrale de l’administration du
protectorat. Il est intéressant de noter que, commentant quelques années
plus tard les qualités de l’un d’entre eux, Tirard, il les définira comme
joignant « la plus solide formation professionnelle au sens de l’adaptation et
à la souplesse d’esprit ». Toutes qualités qui seront également exaltées par
de Gaulle dans Le Fil de l’épée, et qui formeront pour lui, après 1945, les
valeurs de référence de la haute fonction publique : intelligence,
compétence, mais surtout faculté d’adaptation rapide aux évolutions
environnantes. Lyautey a en horreur le conservatisme des « bureaux », tout
comme il abhorre les pesanteurs et la routine de l’institution militaire. Mais
il croit dans la valeur des élites et dans leur capacité à mettre le système en
mouvement, à le dépasser, à le surpasser.
Cette conception rejoint bien des réflexions en cours sur l’organisation de
l’État, comme celles du conseiller d’État Henry Chardon prônant la
constitution d’un véritable « pouvoir administratif » qui conduirait le pays
et que le Parlement aurait simplement vocation à contrôler. Parmi les
expressions favorites de Chardon, figure celle-ci : « organiser l’action » –
« organiser rationnellement et démocratiquement la force administrative, la
force de l’élite appelée, sous le contrôle du nombre, à conduire les hommes
vers leurs destinées ».
Au Maroc, pour se donner les outils nécessaires, Lyautey crée un
concours de recrutement de « contrôleurs civils » – institution inspirée du
civil service des colonies britanniques. « Le but cherché, indique le rapport
sur l’organisation du premier concours, est d’appeler aux fonctions créées
non pas les candidats qui font preuve d’une instruction livresque spécialisée
ou de connaissances professionnelles limitées à la pratique des fonctions
subalternes, mais des hommes justifiant d’une instruction générale étendue,
aptes par là même à exercer, après avoir pris contact pendant le stage
probatoire avec le milieu et les organisations marocaines, des fonctions de
commandement. » Le but est donc de recruter des administrateurs à
compétences générales, capables d’encadrer et de diriger. Le concours
comprend des épreuves de droit, de technique administrative et d’économie
politique, ainsi que des épreuves spécialisées à option. Les contrôleurs
stagiaires doivent rédiger des mémoires, portant sur les sujets les plus
divers, qui peuvent être des monographies locales, des études économiques,
des essais sur le fonctionnement des institutions et sur le rôle de
l’administration française, ou encore des études historiques. C’est une sorte
d’anticipation de l’ENA, adaptée au cadre marocain.
Un an donc, il faut tout au plus un an à Lyautey pour jeter les bases d’un
gouvernement central. Les leçons accumulées au fil du temps, la grande
culture historique du général, son réalisme inné et son sens de l’opportunité
font merveille. On aurait tort de sous-estimer le don singulier qui le porte à
la représentation, et jusqu’à un certain point à la comédie. Le cynisme est
étranger à Lyautey. Si tout le rituel du protectorat relève de la comédie,
qu’importe, puisque la vie même est comédie : et la vie, il faut bien y
croire, faire comme si elle était sérieuse. Hubert a fondé toute son existence,
qui est celle d’un mélancolique, d’un désespéré chronique, sur ce constat.
Comme l’écrit Maurice Martin du Gard dans Les Mémorables, cet artiste
« avait un air seigneur et il en imposa toujours par cet air autant que par un
autre qui lui venait de Lorraine et qui était le sérieux et l’application dans
les moindres choses qu’il entreprenait, fût-ce avec les apparences du
caprice. C’était pour faire le bien qu’il se montrait despote. » Le Makhzen
traditionnel reste en charge de tout ce qui touche à la religion et à la gestion
de la société marocaine. Le secrétariat général du gouvernement chérifien le
contrôle, et gère en direct les questions économiques et fiscales, les
problèmes militaires. Le résident général a en charge propre la guerre et la
diplomatie. Tous les textes préparés par le secrétariat général et concernant
les indigènes sont élaborés en liaison avec les services du grand vizir – ce
dernier, ainsi que le sultan, devant donner son approbation finale. C’est, dira
Lyautey, « un véritable droit d’examen », partagé avec une institution qu’il
va créer et s’attacher à développer, « le Conseil des Vizirs ». Ni fiction, ni
comédie : tout repose sur un minimum d’adhésion des élites indigènes… et
de la colonie française au Maroc, à laquelle il ne ménage pas son attention.
Reste une question majeure, car non dénuée, elle aussi, de charge
symbolique : le choix du siège de la Résidence administrative. Quand il est
arrivé à Rabat, Lyautey a découvert, racontera plus tard son neveu Pierre,
« une maisonnette noyée dans un océan de bougainvillées. Il y fait planter
son fanion. Il convoque, en hâte, des charpentiers du génie, les artisans des
caravelles de Salé et tout ce petit monde rabote et scie des bois de cèdre,
construit en hâte des bungalows, pompeusement intitulés Direction des
Finances ou bien Secrétariat général. Des maîtres des requêtes, des
inspecteurs des finances ont un campement dressé dans des jardins
d’oliviers, de là cavalcadent vers leurs bureaux provisoires ou rejoignent au
combat le général en chef afin de recevoir ses instructions. » Mais le
romantisme et l’esprit pionnier doivent céder la place à l’efficacité
administrative. Comment concilier les exigences d’une administration
moderne avec les traditions du Maroc et les susceptibilités des colons ? Il
est admis depuis les temps les plus anciens que le sultan n’a pas de capitale
unique, et ne doit jamais cesser de se déplacer dans ses capitales diverses,
afin de manifester son autorité et son prestige. Les puristes auraient
souhaité que Lyautey fît de même, mais cette dictature ambulante aurait été
d’un usage bien difficile : pourtant ce fut le vœu étrange que formula, à
Paris, la commission du Budget de la Chambre des députés. D’autres
auraient voulu que Fès, qui avait une sorte de primauté parmi les villes
royales, fût la capitale. La préférence du résident allait à Rabat.
Le 14 juillet 1913, il s’en explique devant la colonie française, dans des
termes aussi clairs que définitifs : « Il n’est jamais venu à la pensée de
personne de décapitaliser politiquement aucune des villes impériales du
Maroc, résidences alternatives des Sultans qui continueront, dans l’avenir
comme dans le passé, à séjourner successivement dans chacune d’elles,
maintenant ainsi l’équilibre politique entre les diverses régions de cet
Empire si composite, si différent, pour longtemps encore, de nos États
centralisés d’Europe. Il s’agit d’une chose beaucoup plus simple : la
fixation du siège des services administratifs qui ne sauraient être nomades
et qui ne peuvent, de toute évidence, être placés ailleurs qu’à la côte, au
sommet des axes commerciaux du Maroc, à proximité des grosses
agglomérations européennes, des intérêts économiques prépondérants. » Le
raisonnement de Lyautey est fondé sur une évidence : les communications
de Fès avec le reste du royaume, et plus généralement les conditions de la
circulation intérieure dans l’ensemble du protectorat sont pour l’instant
déplorables. La proximité de la côte – zone principale d’activité
économique –, celle de Casablanca, qui a vocation à devenir, avec son
grand port futur, le pôle majeur de développement du pays, la situation
excentrée qui met à l’abri d’un soulèvement intérieur, tout plaide pour
l’installation de la capitale administrative à Rabat.
Toutefois, devant les résistances de la commission des Affaires
extérieures, il faudra plusieurs années encore avant que les services
centraux du protectorat puissent être accueillis dans de véritables
installations définitives. En effet, les crédits pour l’installation des services
sont purement et simplement supprimés par la commission, pour des raisons
obscures, une confusion, semble-t-il, entre la notion de capitale politique et
celle de capitale administrative. Personne ne comprend le raisonnement trop
subtil, et si juste, de Lyautey, pour qui la résidence politique, à caractère
symbolique, doit se déplacer entre les trois capitales traditionnelles, mais
les services administratifs doivent être basés là où les communications sont
les plus faciles et les sources de dynamisme les plus vives. On retrouve là sa
connaissance remarquable du pays, mais aussi son esprit moderne, ses
conceptions d’aventurier raisonnable : « Les nouvelles capitales doivent
être recherchées sur la mer, parce que la mer est la grande route du monde.
Si Le Havre et Hambourg étaient capitales, elles seraient aussi peuplées que
New York ou Londres. Les lois politiques ou économiques qui créaient au
Moyen Age les capitales dans l’intérieur des terres ne sont plus celles qui
gouvernent les peuples de nos jours. » Son point de vue, là encore,
triomphera. Les bâtiments abritant la résidence et les services administratifs
seront bâtis sur une colline dominant à la fois la ville et la mer. C’est
l’architecte Henri Prost qui sera le maître d’œuvre de cette vaste entreprise
urbanistique.
Prost, un de ces hommes qui sont indissociables de l’œuvre de Lyautey
au Maroc. Pour réussir, pour créer sans relâche, ce dernier doit mobiliser les
ressources de son tempérament, entraîner son entourage, le fasciner. Voici
comment l’un de ses tout nouveaux collaborateurs, Guillaume de Tarde, le
découvre, en janvier 1914 : « Le premier choc étourdissait sans éblouir. Les
cheveux en brosse, ou le képi sur les yeux, la moustache roussie par le
tabac, le nez et la bouche de travers (comme déformés à force de gueuler le
maniement d’armes), la parole brusque, la voix ébréchée, les gestes gauches
de l’automate, les déclenchements du pas cadencé… Déformations, rictus
ou réflexes professionnels du militaire de carrière, évoquant la classique
“culotte de peau”. Mais la silhouette s’éclaire. Soudain surgissent les mains
aux doigts déliés, aux longues phalanges, aux articulations tout en nerfs,
aux tendons d’acier, antennes mobiles faites pour émettre et pour capter,
outils à dénouer et à pétrir. » Disposant des premiers éléments d’une
administration rénovée, avec une équipe de proches collaborateurs brillants
et dévoués, Lyautey peut engager les premières réformes profondes de la
société marocaine. La crise gouvernementale de janvier 1913 lui a donné de
terribles angoisses, avec la crainte d’être rapatrié à Paris en catastrophe
alors qu’il est en pleine action au Maroc. Mais l’élection de Poincaré à la
présidence de la République lui permet de conserver, au plus haut niveau de
l’État, un soutien qui ne lui a jamais fait défaut jusqu’à présent. Avec le
politicien lorrain, l’Élysée retrouve, pour la première fois depuis fort
longtemps, une figure politique authentique avec laquelle il faudra
compter – notamment sur le plan diplomatique. En outre, son vieil ami
Eugène Étienne est revenu au ministère de la Guerre, avec comme mission
majeure et difficile la mise en œuvre de la loi de trois ans, si controversée.
Par ailleurs, parmi les soutiens dont Lyautey dispose à Paris, il y a, bien sûr,
les amis traditionnels – Albert de Mun, Chailley-Bert, ses relais les plus
actifs à la Chambre, ainsi que Paul Deschanel, avec qui il entretient de
véritables relations d’amitié. Il y a aussi un homme qui prend une certaine
importance dans son univers – mais pour peu de temps, car la guerre et
Clemenceau les éloigneront : André Tardieu. Ce normalien brillant, haut
fonctionnaire passé dans la presse, comme journaliste au Temps, tout en
conservant des relations étroites avec le milieu politique, est un très utile
agent d’influence pour le résident général, notamment auprès du Quai
d’Orsay. Il est à la fois séduit par les conceptions de Lyautey et horrifié par
le nombre des obstacles qui se dressent sur sa route. Tardieu n’est pas
encore devenu le dirigeant politique majeur ni le critique acéré du système
de la IIIe République, mais il en perçoit déjà tous les vices et la nécessité
absolue, pour Lyautey, de les contourner.

RÉFORMES À MARCHE FORCÉE

L’actualité, en France, est dominée par le retour de la tension franco-


allemande. Après les crises d’Agadir et de Tanger, c’est une nouvelle
dégradation des relations entre les deux puissances qui s’engage. Les
perspectives d’une guerre en Europe se précisent. Or, cette guerre, Lyautey
la pressent depuis longtemps, il l’appelle même de ses vœux, car il attend
d’elle le grand sursaut national qui arrachera la France à sa médiocrité et
permettra de crever l’abcès qui ronge le pays depuis la défaite de 1870.
Mais il perçoit d’autant mieux l’urgence de réformes au Maroc. Pour peu
que les événements se précipitent, il faudra resserrer un dispositif déjà bien
fragile, il faudra peut-être même partir pour la métropole. Dès avril 1913, il
demande donc à Étienne de régler la question épineuse de l’unité du
commandement militaire. En effet, le commandement en chef militaire qui
lui est confié fait double emploi avec celui du corps d’occupation, assuré
par le général Franchet d’Esperey, successeur de Moinier. Il se propose
donc de faire disparaître cet échelon supplémentaire, source de confusions
et d’ordres qui s’entrecroisent. Par ailleurs, l’aggravation de la situation
internationale le conduit à relâcher la pression militaire sur les tribus
insoumises, pour ne pas se laisser entraîner dans un engrenage d’opérations
qui pourrait se révéler dramatique en cas de guerre européenne et dans
l’hypothèse d’un prélèvement important d’effectifs. C’est une des raisons
pour lesquelles il s’efforce de contenir l’impétuosité de Mangin sur le
terrain et l’incite à privilégier l’action politique – toujours avec un succès
mitigé : Mangin est un officier bouillant et peu discipliné qui ne conçoit
l’action militaire que comme la conduite d’opérations permanentes et
incessantes. Pendant toute cette période 1913-1914, Lyautey ne perd jamais
de vue les questions militaires, et il surveille en permanence les initiatives
prises localement. Les troubles, l’agitation des tribus insoumises ne cessent
jamais, même si la révolte d’el-Hiba a été maîtrisée. Il veille tout
spécialement à ce que sa doctrine de la tache d’huile soit mise en œuvre
avec rigueur, craignant toujours le manque de réactivité d’officiers dont
beaucoup ont l’esprit déformé par la métropole. Ainsi, dès le 2 juin 1912, il
rappelle dans une note précise que, dans une période aussi incertaine, il est
inutile que le génie édifie des constructions démesurées en maçonnerie, à
l’exemple de ce qui s’est fait en Algérie. Il évoque tous ces points où l’on a
édifié de « magnifiques casernes », « des constructions qui défient les
siècles et qui aujourd’hui sont, ou bien abandonnées ou bien pourvues de
garnisons devenues absolument inutiles et qu’on n’y maintient que pour
utiliser les bâtiments ». Lyautey lance cet avertissement lourd de sens : « Au
moment où débute, avec mon commandement, l’organisation du
Protectorat, je tiens essentiellement à ne pas assumer la responsabilité d’une
manière de faire aussi funeste et qui a pesé si lourdement sur l’Algérie. » La
pacification définitive n’est pas pour demain, mais qu’importe, il ne faut
songer qu’à « l’organisation qui marche ». En février 1913, il met les points
sur les « i » à l’intention de Franchet d’Esperey, en revendiquant le soutien
de Paris, dont il revient : aucune ouverture d’action nouvelle dans
l’immédiat – sauf, le cas échéant, la liaison avec le Maroc oriental – avant
d’avoir affermi les positions déjà occupées. Les commandants de région et
les services de renseignement dont ils disposent doivent avoir une vue
cohérente de la situation politique et militaire – dont les données sont
inséparables – et une connaissance approfondie du milieu indigène et de ses
« groupements naturels ». Lyautey le dit expressément : la coopération avec
les indigènes est une nécessité absolue, dans la mesure où « le Protectorat
ne doit pas être seulement une fiction, mais une réalité, et constitue le
principe de notre action ». Il entend imposer l’unité de vues – la sienne – et
faire la chasse aux attitudes de « cavalier seul ». La subordination des
commandants de région aux objectifs administratifs et économiques doit
être totale : « Les organismes centraux du Protectorat sont désormais
constitués, rien ne peut donc se faire sans leur attache, qu’il s’agisse de
travaux publics, de mesures fiscales, d’organisations administratives,
d’écoles, d’assistance médicale, de colonisation. Il appartient aux
commandants de Région d’établir un contact personnel et constant avec les
directeurs et les chefs de services qui de leur côté ont pour instructions de
faciliter par tous les moyens de contact, de se dégager de tout formalisme et
de faire aboutir les solutions dans le plus bref délai. » Lyautey ajoute :
« Sous la réserve de la subordination à cette direction d’ensemble, les
initiatives locales ne sauraient être trop encouragées dans un pays où il y a
tant à organiser et où sur tant de points on est encore à la période
d’expérimentation. »
Il est remarquable de constater combien Lyautey, devenu de facto le chef
d’un État, se montre capable d’embrasser dans une même vision l’ensemble
des problématiques : politiques, militaires, administratives, économiques,
financières. Dans le même mouvement, il se prend au jeu d’un pouvoir
extraordinairement directif, très centralisé, à la manière de Richelieu : bien
loin, en somme, de ses protestations rituelles de naguère contre les entraves
apportées par les « bureaux » à son action. Nécessité fait loi, et encore une
fois le Maroc n’est ni le Tonkin, ni Madagascar, ni le Sud oranais. Jusque-
là, Lyautey était un officier général exceptionnellement doué pour l’action
politique et psychologique. Il devient un homme d’État, et il doit assumer
les transformations d’esprit que cela suppose. L’organisation du royaume :
en l’espace de quelques semaines, Lyautey devient à la fois Richelieu et
Vauban. Cette vision globalisante, presque totalitaire, est le propre de tous
les grands constructeurs. Dans les procès-verbaux des réunions
administratives qu’il tient au cours de ses déplacements dans les différentes
capitales du royaume, on retrouve un style de direction énergique et
pragmatique qui est sa marque. Ainsi cette réunion du 11 mai 1916,
consacrée à différents sujets qui se succèdent à un rythme « militaire ».
Vient le problème de l’alimentation en eau d’un hôpital, apparemment
insoluble. Les questions du résident général sont précises, il attend des
réponses tranchées, parfois en vain. Et il s’en plaint, tantôt avec humour
(« Mon cher Malegarie, vous êtes clair comme de l’eau de roche. Tâchez
qu’on nous fournisse de l’eau aussi claire que vous »), tantôt avec rudesse
(« Il n’y a pas de “simple note”. Une note est une note, et elle doit suffire.
Ce programme vous a été notifié »). C’est une véritable ivresse qui se saisit
de Lyautey, une ivresse « de la création », selon le mot de Guillaume de
Tarde, qui ajoute : « Enfin une grande œuvre à réaliser du tout au tout, de la
base au sommet, une œuvre nouvelle et complexe, quasi sans précédent,
une œuvre de construction et d’adaptation, de progrès et de tradition ! »
Lyautey dressera un bilan extraordinairement habile et fouillé de ses deux
premières années à la Résidence dans un document capital, le Rapport
général sur la situation du protectorat du Maroc au 31 juillet 1914, établi
par les services de la résidence générale sous son contrôle étroit : un gros
volume de plus de cinq cents pages, bourré de chiffres, de détails et
d’incidentes politiques qui portent, là encore, la marque du général comme
à chaque page. Cette étude monumentale, qui rappelle les états de l’Ancien
Régime ou les études commandées par Napoléon sous le Premier Empire,
est un inventaire prodigieux de deux années de révolution lyautéenne. Il est
publié en 1916 – sur la base de données collectées en 1914 – pour informer
les milieux dirigeants français de l’étendue de l’œuvre accomplie et pour les
dissuader de toute tentative de retrait, même partiel, du Maroc. Rien
n’échappe à l’imagination constructive de Lyautey, avec toujours une idée-
force : la stricte séparation entre Européens et indigènes, non dans la vie
quotidienne, mais dans l’exercice des fonctions de pouvoir et de
représentation. Il a en horreur le modèle des notables européanisés et
corrompus dont il a rencontré, très jeune, les premiers spécimens à Alger :
leur exemple, pense-t-il, est de nature à saper toute autorité.
C’est ainsi, par exemple, qu’il se penche personnellement sur
l’aménagement de la ville de Rabat. Contrairement à Fès, ville admirable
mais étranglée entre les massifs montagneux, cité oppressante avec son
réseau inextricable de ruelles où même le guide le plus averti ne retrouve
pas toujours son chemin, le Rabat de Lyautey doit être vaste, aéré, moderne.
Le résident général, qui a toujours aimé l’air et la lumière, qui n’a jamais
cessé de s’affranchir de ce corset qui avait opprimé son enfance, veut « de
larges avenues et des rues spacieuses ». Furieux que ses premières
directives n’aient pas été respectées, il relance le sujet en décembre 1913,
en faisant une distinction stricte entre la ville européenne, entièrement à
construire, et les quartiers traditionnels, qui doivent être scrupuleusement
conservés. Rabat est en effet « un des joyaux artistiques et pittoresques du
Maroc, et il est essentiel de lui conserver son caractère dans l’intérêt même
de son avenir économique », il faut veiller au respect du cadre de vie, à la
préservation des jardins et plantations. Bientôt, sa passion pour l’urbanisme
et l’architecture se développeront encore et trouveront leur épanouissement
à Casablanca, son œuvre la plus remarquable : la ville n’a cessé de croître,
depuis quinze ans, dans le plus grand désordre ; la construction du port sera
le point de départ d’une grande entreprise d’urbanisme, conduite par Prost
et sa remarquable équipe. Dans l’immédiat, Lyautey veille à la préservation
de l’architecture marocaine et ordonne que soit soumis à l’approbation du
« Service des Beaux-Arts » de la Résidence tout projet de percement de
murailles, d’agrandissement des rues, tout projet d’embellissement et
d’aménagement, « tout ce qui peut modifier le caractère des villes
indigènes ». Pendant toute la durée de son proconsulat, il veillera
personnellement à ce que ses instructions soient respectées et il fera la
chasse aux horreurs et aux incongruités architecturales, « exerçant sur le
Maroc une dictature esthétique aiguisée par un regard auquel rien
n’échappe au cours de trépidantes tournées d’inspection. »
L’administration provinciale est aussi un sujet qui lui tient très tôt à
cœur : il veut « donner aux indigènes, non pas un pouvoir de façade, mais
une part effective dans l’administration et une véritable autorité pour la
garantie de leurs coutumes et de leurs libertés ». Il s’attache donc à
réformer l’organisation municipale, en prenant le modèle de ce qu’il a
entrepris de réaliser à Fès dès les premiers temps : l’institution du medjless,
où les indigènes sont « entre eux » au lieu d’être « noyés au milieu des
Européens » et de se sentir traités comme des « figurants ». « La formule,
écrit-il, à laquelle il faut tendre est celle d’assemblées distinctes pour les
Européens et pour les indigènes (ou peut-être de sections distinctes,
siégeant séparément, dans une même assemblée). Cette formule seule, à
l’heure actuelle, peut nous assurer une représentation sincère des indigènes,
et une indépendance complète de leur avis. » Là encore, Lyautey est
sincère : le bon gouvernement du Maroc suppose une consultation
authentique des élites indigènes, rien ne serait pire qu’un simulacre qui les
humilierait et préparerait des jours difficiles pour l’autorité française –
surtout dans un pays aussi structuré historiquement et religieusement, et si
loin d’être pacifié.
Le résident général porte un intérêt tout aussi grand à la réforme de
l’enseignement indigène, avec à l’esprit un objectif simple et décisif : la
formation d’une nouvelle classe d’administrateurs indigènes, à la fois
« instruits de leur législation et de leur civilisation propre » et ouverts « aux
questions modernes, capables de comprendre nos intérêts comme nous
comprenons les leurs et de se rendre compte en quoi ils se concilient ».
C’est ainsi qu’il jette les bases d’un enseignement secondaire musulman,
comprenant l’étude de la langue française, centré sur les lettres, mais restant
strictement destiné à former des administrateurs indigènes et musulmans.
Dans l’attente de ces réalisations, encore limitées en 1914, il recrute parmi
les fils de notables de jeunes stagiaires qui sont affectés auprès du
Makhzen. Conscient également que « l’instituteur et le médecin ont
toujours été les deux agents essentiels de notre politique indigène au
Maroc », il réforme, par étapes successives, le Service de la Santé et de
l’Assistance médicale : de ce dispositif, composé à l’origine de deux
services distincts et gros consommateurs de compétences et de personnels,
il fait une direction générale unique, centralisée, qui permet d’éviter les
chevauchements et les conflits et de mieux utiliser la disponibilité des
médecins. Il engage également un effort important sur ce qu’il appelle
« l’outillage du Maroc » : construction de ports, de routes, de chemins de
fer. Beaucoup de programmes sont lancés avant même que la guerre éclate.
Mais ce dont Lyautey est le plus fier, dès 1914, c’est sa réforme de
l’organisation judiciaire, qui est l’illustration la plus claire de ses idées
coloniales. Elle a été mise en œuvre dès le début du protectorat, car le
résident général la considérait comme le point de départ véritable de toute
réforme administrative profonde. Elle devait montrer que les plus grandes
garanties étaient apportées aux Européens dans le domaine du droit – c’était
un point capital des traités internationaux –, sans que les traditions
séculaires du Maroc fussent le moins du monde atteintes. Elle devait
montrer aussi que l’on pouvait faire mieux, et plus moderne, qu’en
métropole, dès lors que l’on s’en donnait les moyens… Dans une note
du 19 mars 1913 au ministre des Affaires étrangères, il explique son
intention : « Réaliser un organe judiciaire entièrement moderne », et il
ajoute : « J’ai tenu à écarter tout ce que le mécanisme judiciaire français a
de suranné, toutes les complications d’une procédure justement critiquée
par les meilleurs de nos jurisconsultes et par les politiques les plus avertis
des choses de droit. » Le projet politique est clair, il s’agit d’accomplir au
Maroc ce qui ne peut être fait en France même : la réforme de l’État.
Comme il s’agit d’un sujet majeur, la procédure retenue est également
essentielle : la réforme sera mise en œuvre par le sultan, en vertu des
dispositions propres du traité du 30 mars 1912. Afin de conforter cette
position, Lyautey a pris soin de demander une consultation à un juriste
français, Jean Labbé, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le
détail même de la réforme est inspiré par un souci de réalisme et de
pragmatisme : des justices de paix à compétence étendue, deux tribunaux de
première instance, une cour d’appel à Rabat. L’aspect le plus
révolutionnaire du projet concerne les auxiliaires de justice (notaires,
greffiers, avoués, liquidateurs judiciaires, etc.). Lyautey, conscient des
critiques suscitées en France par le système existant, propose de confier ces
différentes missions à un corps de fonctionnaires. Les tribunaux français
seront compétents pour le règlement des affaires entre Français, pour celui
des affaires entre Européens après l’abrogation des Capitulations, pour celui
des affaires entre Européens et indigènes en matière mobilière, et pour les
litiges entre indigènes « lorsque les deux parties accepteront cette
juridiction ». Ces deux derniers points sont bien entendu essentiels : ils
signifient que, sur les questions immobilières entre Européens et Français,
le tribunal indigène n’est pas dessaisi, et qu’il reste en outre compétent pour
le contentieux entre indigènes. Lyautey souhaite éviter les dérives observées
en Algérie et préserver le Maroc d’une source majeure de difficultés
politiques et sociales. Pour la promulgation des codes, même pragmatisme,
étayé là encore par la consultation d’une commission de juristes français
éminents. Le système retenu doit être moderne, rapide, efficace, et ne pas
heurter la conscience religieuse ni les traditions des Marocains.
Le 15 octobre 1913, Lyautey installe solennellement la première cour
d’appel au Maroc. La justice française, qui n’existait jusque-là qu’à travers
les tribunaux consulaires, devient donc une nouvelle réalité institutionnelle
du protectorat. « Les réorganisations administratives et financières
s’élaborent malgré les pires difficultés. La réorganisation judiciaire est
faite. » Le propos est clair : « Appliquer toujours les formules les plus
modernes dont l’expérience a révélé l’excellence ; ne pas hésiter à réaliser
nombre de réformes qu’en France et à l’étranger on réclame depuis
longtemps. »
Infatigable, agissant sur tous les fronts, Lyautey ressent l’exaltation des
grands jours. Il écrit peu, délaisse ses amis et sa famille, doit renoncer
souvent à ces causeries qu’il aime tant. « C’est une joie, écrit-il à sa nièce,
qui ne m’est plus permise avec personne. » Il est vrai qu’il dispose
désormais, pour la compagnie de tous les jours, de la présence à la fois
discrète et industrieuse de son épouse. Un jour, au tout début du
printemps 1913, il prend le temps d’écrire à l’un de ses jeunes nouveaux
amis, Wladimir d’Ormesson, « Wladi », personnalité importante que nous
avons déjà rencontrée. Ce soir-là, exceptionnellement, pas de dîner officiel,
mais dehors une tempête déchaînée, « et, dans la maison close, c’est une
soirée de France, au coin du feu, sous la lampe. Ma femme joue un adagio
de Beethoven. » Il évoque la semaine passée, lorsqu’il séjournait dans son
palais de Marrakech : « Ah ! Que je voudrais vous tenir dans ce palais aux
mille détours, pleins de mystères. Les ombres des anciens sultans le
hantent. Tout près de ma chambre, une pièce close, où il n’y a qu’une pierre
tombale ; un saint y dort depuis quatre siècles […]. Je me suis complu
(comme vous me comprenez !) à restaurer dans ce décor les gestes
traditionnels, l’appareil des ambassades d’autrefois. Et en satisfaisant ainsi
mon goût des vieilles et nobles choses, je me trouve avoir fait de la bonne
politique. Les caïds, les pachas, les ulémas, les cheurfas, les oumanas, dont
les théories ont défilé tour à tour sur mes divans, se sont complus à y
retrouver le thé, l’orangeade et les confitures servies dans l’appareil rituel, à
rencontrer aux portes les chaouchs et les spahis pleins de déférence, à être
accueillis au seuil par les jeunes officiers en aiguillettes, élégants et
courtois, à voir dans les cours les beaux chevaux harnachés, à entendre de la
bouche de mon interprète les phrases fleuries, les rappels coraniques, les
métaphores imagées dont il faut avec eux habiller tout discours. D’un mot,
je me suis beaucoup amusé. » Il s’amuse, donc, mais aussi il s’épuise. Le
surmenage lui donne « une poussée d’anthrax au cou », tournant presque au
phlegmon. Il doit être opéré – ce qui lui vaut trois semaines
d’immobilisation.
Il n’oublie pas ses racines françaises : à la fin de l’été 1913, il fait un
séjour à Crévic, où il commence – pour son malheur, nous le verrons –
d’installer ses affaires dispersées, ses meubles personnels, ses souvenirs de
famille, pensant s’y établir un jour avec son épouse. C’est son terroir, son
lieu de mémoire, le berceau de ses atavismes. Il y emmène toute sa
« maison civile et militaire, car le travail ne pouvait s’arrêter ». Il écrit à sa
sœur avec une joie presque enfantine : « Les braves paysans de Crévic ont
été très flattés du va-et-vient de notabilités que mon passage leur a valu et
surtout de la petite fête militaire que je leur ai offerte, en décorant dans le
parc un officier de Nancy, blessé sous mes ordres au Maroc. » Il n’oublie
pas non plus ses éternelles obsessions : la monarchie, la fréquentation des
Grands. L’excitation de l’œuvre à accomplir au Maroc ne suffit pas à
détourner ses yeux du théâtre de l’Europe, où il sent bien que de grandes
échéances se préparent. Aussi est-il enchanté et ravi de la consécration qui
est ainsi donnée à son prestige, lorsque le président Poincaré lui demande
de l’accompagner pour son premier voyage officiel en Espagne. Mais les
circonstances ont pour Lyautey un prix particulier : c’est en effet le roi
d’Espagne, Alphonse XIII, qui a émis, par une invitation personnelle, le
vœu que le général soit présent. Les enjeux politiques du voyage sont
essentiels, au moment où une partie du milieu politique espagnol plaide,
contre la volonté du souverain, pour un rapprochement avec l’Allemagne.
Lyautey, invité personnel d’Alphonse XIII, doit arriver une journée avant
Poincaré. Il est reçu au palais le 6 octobre 1913, pour un entretien de deux
heures. Le roi fait aussitôt la conquête du général, « par son charme
personnel, sa loyauté, son sentiment si élevé de tous ses devoirs ». Il lui
décrit la difficile position de l’Espagne au Maroc – source de tensions
permanentes avec la France –, et il s’informe des méthodes françaises au
Maroc, de l’organisation voulue par Lyautey, des premiers résultats obtenus.
C’est un souverain gêné par tant d’erreurs accumulées que découvre
Hubert, non sans une certaine émotion devant cette liberté dans le ton, dans
la confidence. Cette rencontre remue de vieux souvenirs. Il écrira à
Blanche, quelque temps plus tard : « C’est vraiment un être accompli et il
est bien dommage que la Providence ne nous en ait pas donné un pareil en
temps opportun. Si, au lendemain de la mort du comte de Chambord, il y
avait eu un héritier de vingt ans de ce modèle, bien des choses auraient pu
être changées. » La nostalgie royaliste se mêle fort opportunément aux
souvenirs familiaux : une photographie parue dans la presse montrera le roi
d’Espagne baisant le sabre de Lyautey qui avait appartenu à son grand-père,
officier de la Grande Armée… et c’est avec une émotion aussi intense
qu’Hubert conversera avec l’infant don Alfonso, petit-fils du duc de
Montpensier (le cinquième fils de Louis-Philippe), et qu’il évoquera
d’autres liens familiaux. Lyautey revoit le roi le lendemain, après le dîner
de gala. Le souverain lui recommande d’évoquer les questions hispano-
marocaines avec le chef du gouvernement, le comte de Romanones. Ce
qu’il fera, en présence de Stephen Pichon, le ministre français des Affaires
étrangères : avec fermeté et franchise. Avant de quitter Madrid, le 9 octobre,
il revoit le roi pour un ultime entretien, encore plus confiant et plus familier.
Il lui fait comprendre combien le système français du protectorat, tel qu’il le
conçoit, et le mode d’utilisation des forces militaires, tel qu’il le pratique
depuis près de vingt ans, sont les seules voies possibles d’une présence
durable au Maroc – à l’opposé du système espagnol, traditionnel, routinier,
bureaucratique, exigeant des effectifs considérables pour peu de résultats.
Lyautey, une fois de plus, est impressionné par la maturité et la
clairvoyance de ce jeune roi qui lui rappelle les plus brillants de ses jeunes
officiers. « J’avoue, écrira-t-il encore à sa sœur, qu’à son contact tout mon
vieux royalisme s’est réveillé et qu’il m’a semblé très dur, à mon retour au
Maroc, d’être obligé de faire des politesses à nos gouvernants actuels. »
Bien qu’il ne le cite pas dans les notes qu’il a laissées sur ce voyage
espagnol, Lyautey sait, mieux que personne, que cette résurgence de la
monarchie espagnole ne tient pas seulement à la personnalité du roi, mais
aussi à l’action du grand homme d’État Canovas del Castillo. Charles
Benoist, qui lui a consacré en 1930 une biographie au titre évocateur,
Canovas del Castillo. La restauration rénovatrice, a montré combien
l’action de ce Premier ministre énergique dans le dernier quart du XIXe
siècle a permis non seulement la restauration de la monarchie, mais sa
réorganisation dans un esprit mêlant innovation et respect de la tradition.
Une conception de la politique qui ne pouvait que séduire Lyautey… qui
aura d’autres occasions de rencontrer le roi d’Espagne, toujours avec la
même faveur et la même confiance. Il lui dira même – avec une certaine
audace… : « [Votre majesté] est tellement du modèle dont j’aime à être
entouré. »
Au début de 1914, la situation militaire lui paraît suffisamment bonne
pour tenter la jonction avec le Maroc oriental en lançant une vaste opération
sur Taza. Il se prépare donc à organiser cette action, mais, après avoir
obtenu en mars l’approbation du gouvernement sur ce projet, il se heurte
peu de temps après au refus formel du ministère de la Guerre. Selon
Lyautey, c’est moins l’aggravation de la tension internationale que la
proximité des élections qui produit cet effet paralysant. En homme d’action,
il ne veut pas renoncer – sans doute parce qu’il pressent qu’il sera bientôt
trop tard pour mettre en œuvre cette action militaire décisive pour la
sécurité du Maroc et de l’Algérie. Le 23 avril 1914, il écrit à Pierre de
Margerie qu’il « passe outre », « avec d’autant moins de scrupules qu’en
somme tout le monde sera content, puisque, de fait, par suite des
circonstances locales, des pluies prolongées, les mouvements se sont
trouvés retardés de telle sorte que la progression ne reprendra sérieusement
que le 10 mai, c’est-à-dire après les élections ». Il va donc de l’avant,
occupe Taza, poursuit au-delà avec succès, en rencontrant – et surmontant –
de constantes difficultés sur le terrain. « J’ai marché, non seulement sans
ordres, écrit-il à Chailley-Bert, mais même contrairement à des injonctions
formelles. J’ai compris que c’était là une de ces circonstances où le
gouvernement lui-même me saurait gré d’avoir passé outre, à condition de
réussir sans atténuation. » Il se sent assez fort pour engager la conquête du
pays Zaïan, au cœur du Maroc, en confiant la direction des opérations à l’un
de ses meilleurs seconds, le général Henrys. Il ne faut que trois jours à ce
dernier pour occuper cette zone montagneuse qui est un enjeu stratégique au
Maroc. Dans la mesure où il réussit, Lyautey sait qu’il n’encourt aucun
désaveu du gouvernement. Il l’a compris depuis longtemps : en cas d’échec,
il en aurait été sans doute bien autrement, mais, somme toute, le risque pris
était limité : l’immense réputation, la popularité du général le mettaient à
l’abri de toutes représailles sérieuses du pouvoir politique.

LA GUERRE ET SES QUESTIONS

Lorsque la guerre éclate, en août 1914, il peut s’estimer rassuré : la


situation militaire intérieure est stabilisée, les premières grandes réformes
du protectorat ont été engagées. Reste une incertitude majeure : que va-t-il
advenir du Maroc ? Lui laissera-t-on des moyens suffisants pour « tenir », le
temps que la guerre soit gagnée ? Et lui-même : va-t-on le rappeler en
France et lui confier le commandement d’une armée, ou des responsabilités
plus hautes encore ?
L’ordre de mobilisation est lancé le 4 août, et il faut se résigner à envoyer
des troupes en France : deux divisions, 37 bataillons d’infanterie, une
brigade de cavalerie, six batteries d’artillerie, trois compagnies du génie,
deux compagnies de télégraphistes. Un mois après le déclenchement de la
guerre, il ne reste au Maroc que 23 bataillons d’infanterie et quelques unités
de cavalerie et d’artillerie. Les généraux Gouraud et Brulard partent pour le
front, le précieux Henrys reste. Dans une lettre à sa sœur du 14 août, Hubert
paraît découragé, se dit « rivé à la plus dure, la plus ingrate des besognes,
défaire l’œuvre de deux ans, et tâcher de sauver ici le drapeau avec rien ou
à peu près ». Mais en réalité, l’essentiel a été préservé : le gouvernement
aurait voulu, en effet, que Lyautey évacue purement et simplement les
zones intérieures du Maroc, se limitant à garder sous contrôle les grands
axes et la côte. L’idée était de dégager ainsi un maximum d’effectifs pour la
métropole, en maintenant une présence minimale dans l’empire chérifien.
Le résident général a pris le risque d’affronter directement le gouvernement
en refusant cette solution qu’il jugeait catastrophique pour la survie du
protectorat. Mais, pour être crédible, il lui a fallu parallèlement se dessaisir
d’un nombre important d’unités, le message étant : je garderai le Maroc,
mais je le garderai au minimum de coûts, en utilisant à plein ma méthode
d’usage combiné de la force et de l’action politique. Le pari est audacieux :
il joue non sa carrière qu’il juge près d’être achevée dans cet ordre de
choses, mais toute son image, son prestige, le sérieux de ses engagements
depuis vingt ans. Quelques années plus tard, la romancière Edith Wharton
prendra le public américain à témoin7 : « Le général Lyautey prit quarante-
huit heures de réflexion. Puis il décida de “vider l’œuf sans briser la
coquille”, et la réponse qu’il envoya à Paris fut celle d’un grand patriote et
d’un grand général […]. Mais une fois l’engagement pris, il fallait le tenir,
et même ceux qui applaudirent le plus cette décision se demandèrent
comment il pourrait affronter les difficultés presque insurmontables qu’elle
impliquait. Le Maroc, lorsqu’il y fut appelé, était déjà infiltré par les
intérêts commerciaux allemands et par des intrigues politiques secrètes, et
le fruit semblait prêt à tomber quand la déclaration de guerre secoua la
branche. Pour la France, le seul moyen de sauver la colonie consistait à
maintenir l’activité industrielle et agricole, et justifier ainsi pleinement le
fameux “les affaires avant tout”. Le général Lyautey y réussit complètement
et la première impression du voyageur qui arrivait au Maroc deux années
plus tard était de se trouver dans un monde où la vie suivait son cours
normalement. De fait, l’illusion était totale. »
Le « mythe » Lyautey, en cours de lente élaboration, va connaître sa
consécration. Sa stratégie, qu’il impose littéralement au gouvernement, est
la suivante : conserver la maîtrise politique et militaire du Maroc en ne
maintenant sous contrôle direct que les postes et positions indispensables –
ce qu’on appelle « les fronts intérieurs » ; demander, en compensation,
l’envoi de bataillons territoriaux de métropole. Mais cette posture, en elle-
même, ne lui suffit pas, dans la mesure où elle est par essence défensive.
Or, dans la conception de Lyautey, toute défensive est un recul. « Là, écrira-
t-il dans son rapport de 1916 sur la situation du Protectorat, nous étions à
deux de jeu. Il ne suffisait pas de dire : “Nous nous arrêtons ici”, il fallait
que ceux d’en face y consentissent. Or, ils n’y étaient nullement disposés.
Le fait seul d’arrêter notre progression, interrompue au Maroc depuis les
premiers jours de l’occupation, était l’aveu d’une situation nouvelle et
critique. »
À la réaction spontanée des tribus les moins dociles est venue s’ajouter
l’action clandestine des agents allemands. Lyautey reste fidèle à son vieux
principe de la « défensive active » qui doit intégrer, le cas échéant, des
initiatives d’offensive préventive. Pendant toute la durée de la guerre en
Europe, il prendra soin d’organiser des opérations ponctuelles dans ce
domaine, de façon à créer une tension psychologique permanente chez
l’adversaire. Et c’est ainsi que les zones pacifiées continueront à
s’étendre… Corollaire de cette stratégie militaire et psychologique, le
comportement du résident général et de ses services tendra sans cesse à
montrer que le protectorat n’est pas « mis en sommeil », que « la vie
continue », que la réforme administrative et le développement économique
du Maroc se poursuivent. Extraordinaire entreprise où l’on ne sait plus ce
qui l’emporte, de la volonté déterminée du constructeur de poursuivre son
œuvre envers et contre tout, ou d’un calcul subtil qu’il cherche à faire
endosser par le gouvernement à Paris : « En raison de la durée encore
indéterminée de la guerre, de son étendue, de l’universalité de ses moyens,
il est vite apparu qu’un arrêt prolongé dans le développement du Maroc ne
serait plus, comme on l’avait pensé, un temps de sommeil nécessaire, mais
d’inaction malheureuse, et qu’à l’inverse, son réveil économique jetterait
une force de plus dans la lutte générale. »
Dans l’immédiat, il faut mobiliser les volontés, faire impression, donner
le change : Lyautey sait « faire », toujours pour cette raison qu’il est sincère
lors même qu’il joue la comédie. Quand les premiers « territoriaux »
débarquent à Casablanca à la fin du mois d’août 1914, il leur tient le
langage le plus intelligent et le plus adapté qui soit. Ils ne seront pas
considérés comme un pis-aller : il leur appartient de sauvegarder « le
domaine acquis et l’œuvre réalisée au prix de tant d’efforts et de sang »,
mais aussi de repousser, tels « une barrière vivante », les assauts continuels
des « populations insoumises et guerrières » au pied de l’Atlas. Le résident
général leur annonce inconfort et privations, vante leur « mâle prestance »,
leur « fière allure », leur « belle attitude militaire ». En parallèle,
d’hebdomadaires il rend les conseils de gouvernement quotidiens, pour
accréditer l’idée – paradoxale – d’une activité administrative inlassable.
Selon Guillaume de Tarde, ces efforts vont jusqu’à l’héroïsme puéril : « Je
revis ces réunions d’août 14, le matin, autour de Lyautey. Deux heures
d’écrasement, par une chaleur moite, sous le sentiment de l’inutilité, de la
duperie. Deux heures de spleen, de dégoût, de rage comprimés. Deux
heures d’un monologue exaspéré, désespéré… Lyautey parle, seul. Lecture
du communiqué du G.Q.G., commenté avec passion : il dénonce
l’aveuglement des États-majors et des milieux politiques ; il prédit une
guerre longue, de deux ou trois ans, où la nation doit dès maintenant
“s’installer” […]. Diatribes violentes contre la nostalgie du front qui sévit
autour de lui, contre l’impatience, l’esprit de départ, la superstition de
l’honneur et du panache […]. Silence. Toute cette colère expirant dans le
vide, on passe à l’examen des affaires urgentes. Il y en a peu, mais il les
sollicite, les passionne, les grossit […] il invente des programmes, distribue
des tâches. Et de nouveau les thèmes connus, renouvelés par la colère :
l’inertie des bureaux, la stagnation des esprits… Atmosphère lourde et
sublime […]. Et pourtant, dans ce combat dérisoire contre l’inaction, contre
la disgrâce, Lyautey l’emporte. » Les projets repartent, la vie renaît, les
sujets de tous ordres se multiplient. Les conseils de gouvernement peuvent
à nouveau s’espacer…
Lyautey ne ménage pas sa présence personnelle sur le front intérieur le
plus menacé, Khenifra. De là, il écrit à Albert de Mun une lettre
désenchantée. S’il se dit fier d’avoir imposé sa vision des choses – tenir le
front avancé pour mieux fournir en renforts la métropole –, il constate
qu’elle est difficilement compréhensible pour le commun des mortels, pour
les soldats, et même pour la plupart des officiers, qui ne peuvent ressentir
qu’impatience et frustration. Mais il s’accroche à sa stratégie. Il a décelé
très tôt que cette guerre serait longue. Et pour lui, elle ne signifie pas que
contraintes et désavantages : la guerre avec l’Allemagne l’a libéré des
traités, elle l’a aussi affranchi de la surveillance du Parlement français, du
pouvoir de la presse – soumise à une censure sévère – et même de
l’immigration de nouveaux colons. Lyautey exerce un pouvoir absolu. Tous
ces problèmes ressurgiront en 1919, mais pour l’heure, il s’agit avant tout
de tenir bon. C’est pour cette raison qu’il multiplie les manifestations
attestant que « la séance continue ». Infatigable, il inaugure, en grande
pompe, le 17 novembre 1914, les Grands Magasins de Paris-Maroc, à
Casablanca, soulignant combien les rayons sont bien « achalandés » –
comme en France –, assurant que les productions locales y auront toute
leur place, et rassurant au passage la colonie française.
Il faut se reporter aux discours qu’il prononce à cette époque, et dont un
certain nombre ont été repris de son vivant dans Paroles d’action. Lyautey,
à cette époque, écrit moins à ses relations et ses amis, par manque de temps.
Mais la plume et le verbe prolongent sous une autre forme son inlassable
volonté d’agir. À Rabat, le 1er janvier 1915, il met tout son talent, toute son
habileté, toute sa sincérité dans les propos très simples qu’il adresse à la
colonie française pour la nouvelle année. Il n’oublie personne. Il n’oublie
pas les soldats, dont il loue la tâche faite de grandeur et de servitude, et à
qui il martèle qu’ils sont aux avant-postes d’un combat où se joue le destin
de l’Europe. Il sait qu’en s’adressant à eux il touche la majorité de la
population européenne. Au Maroc, on compte alors deux militaires pour un
civil. Comme le rappelle Daniel Rivet, « le Maroc lyautéen, ce fut d’abord
des casernes, beaucoup plus que des fermes de colons, des uniformes,
beaucoup plus que des habits de pékins ». Il faudra attendre les lendemains
de la guerre pour voir le ratio s’inverser, avant que le balancier ne reparte
dans l’autre sens avec la guerre du Rif. Mais il n’oublie pas non plus ses
collaborateurs, ni les fonctionnaires, à qui il répète que leur maintien forcé
au Maroc est imposé par l’intérêt général, et qu’il exhorte à ne pas s’estimer
écartés des grands enjeux du conflit. Ni le « noble peuple marocain » et son
sultan, et le sacrifice de leurs troupes envoyées en France. « Ces
allocutions, dira plus tard Lyautey, réitérées, au cours de la guerre, à toute
occasion, s’inspiraient d’un devoir et d’une nécessité. Réconforter sans
cesse ces troupes, spécialement les cadres, qui souffraient, jusqu’à
l’angoisse, de se voir maintenues sur ce front éloigné, où, souvent, elles
avaient lieu de croire leur effort méconnu. Réconforter ces fonctionnaires,
ces colons, qui, eux aussi, pour la plupart, souffraient de ne pas être au front
de France, et leur rappeler le service qu’ils rendaient à la Patrie en restant à
leur place, si cruel que ce pût être. » Quelques mois plus tard, c’est
l’inauguration d’une exposition d’horticulture à Casablanca qui lui donne
l’occasion de délivrer son discours mobilisateur. Il le fait avec une franchise
stupéfiante, bien dans sa manière. Il ne fait nul mystère de ses intentions :
« C’est dans l’affirmation journalière de la puissance économique de la
France, de notre foi inébranlable dans son succès, dans l’ouverture
incessante de nouveaux chantiers, dans la multiplication de manifestations
pacifiques et d’œuvres fécondantes » que le protectorat peut trouver des
compensations au sacrifice de ses forces vives envoyées sur le front de
France. La seule carte à jouer, dit-il, « c’est la confiance ». Parallèlement,
Lyautey veille à ce que soit respecté, pour les soldats, le principe de
« l’égalité des fronts » : en clair, que les décorations, en particulier les croix
de guerre, soient attribuées dans les mêmes conditions aux troupes du
Maroc et aux troupes de métropole. Mais c’est surtout l’inauguration de la
grande exposition de Casablanca, le 5 septembre 1915, qui illustre de la
manière la plus parfaite la stratégie de communication offensive lancée par
la Résidence. Bien qu’il n’éprouve pour eux aucune sympathie spontanée,
le résident général ressent la nécessité d’honorer la colonie française, les
entrepreneurs privés, toute cette classe active et politiquement influente
dont l’engagement, en temps de guerre, peut s’avérer essentiel.
Cette « exposition des produits d’importation et d’exportation » est, selon
le mot même de Lyautey, un « geste de guerre », une « exposition de
combat » qui poursuit deux objectifs : montrer aux Marocains, de la
manière la plus éclatante, que la France croit dans la victoire ; attirer au
Maroc de hautes personnalités gouvernementales françaises pour leur
prouver toute l’utilité d’une politique de présence active. Lyautey cite
l’exemple de ce chef rebelle – l’un des adversaires les plus farouches
d’Henrys – qui sollicite une trêve pour pouvoir visiter l’exposition, quitte à
reprendre le combat dans la foulée avec l’assurance de ne pas être
inquiété… « Si étrange et inacceptable que parût une telle requête, elle fut
accordée. Il reçut le meilleur accueil et, au terme de sa visite, reconnut qu’il
n’avait rien de mieux à faire que se soumettre, lui et ses contingents, ce
qu’il fit. » L’opération a été préparée de main de maître par le commissaire
général de l’exposition, un haut fonctionnaire, en liaison avec l’un des
jeunes collaborateurs du résident général, le subtil Guillaume de Tarde. Ce
dernier a été nommé, en dépit de son jeune âge (vingt-neuf ans), secrétaire
général adjoint du protectorat, puis secrétaire général par intérim. Il est le
type même du technocrate brillant et incisif, l’exact correspondant, dans le
domaine civil, du jeune officier lyautéen de la légende. C’est lui qui conçoit
l’exposition dans ses aspects les plus politiques, lui encore qui fait le lien
avec Paris et assure la propagande de l’opération – avant de gagner bientôt
le front, à Verdun, où il s’illustrera. Lyautey s’est chargé d’obtenir
l’implication personnelle du sultan, auquel il rend un hommage très vibrant
dans le discours d’inauguration. L’exposition – qui durera plusieurs
semaines et sera l’occasion d’innombrables conférences et manifestations –
est un succès, politique et psychologique, qui attire l’attention des milieux
gouvernementaux. Quelques semaines après l’inauguration, en
octobre 1915, deux membres du gouvernement, le ministre de l’Instruction
publique Albert Sarraut et le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères
Abel Ferry, viennent visiter l’incroyable exposition. Sarraut arrive les bras
chargés de décorations. Lorsqu’il l’accueille à l’occasion d’un banquet
officiel, Lyautey fait preuve d’un sens incontestable de l’opportunité.
Tenant compte à la fois du lieu (Casablanca) et de la circonstance, il se livre
à un éloge presque lyrique de l’action des colons français au Maroc. Se
présentant lui-même comme le « Chef de la Colonie », il exalte
l’importance de l’initiative privée, l’esprit d’audace et de confiance en
l’avenir qui caractérise les colons.
L’opération « Casablanca » sera renouvelée, quelque temps plus tard, sur
une échelle plus modeste, avec la foire d’échantillons de Fès : localisation
hautement symbolique, en raison du passé récent et de la proximité des
fronts intérieurs. C’est une véritable conviction pour Lyautey, qu’il exprime
en novembre dans une lettre à Paul Desjardins : la guerre est une guerre
d’un nouveau genre, une guerre mondiale, avec des enjeux économiques
qui pèsent aussi lourd que les enjeux militaires. La lutte se mène autant « à
coup de grands travaux publics, de mesures commerciales et de travail
social » qu’à coups de fusil.
Toute cette « gesticulation », au sens militaire du terme, est un contre-feu
permanent opposé à la démobilisation des esprits. Dans une lettre à Maurice
Barrès, Lyautey évoque son poste, « ingrat entre tous, ingrat au-delà de tout
ce qu’on peut imaginer » : « Je n’ai plus sous mes ordres que des
désespérés, rongeant leur frein de n’être pas là-bas, et vis-à-vis desquels il
faut garder le sourire et exalter leur rôle. » Cet effort considérable d’action
politique et de propagande, le « commis-voyageur du Protectorat », comme
il se décrit lui-même, le prolonge en France. Lyautey, voyant le conflit
s’éterniser en Europe, reste préoccupé par l’avenir et par les conséquences
de l’effort de guerre sur les grands équilibres du Maroc. Il décide, à la fin
de 1915, de partir pour plusieurs mois en métropole afin de rencontrer les
autorités gouvernementales, les grands décideurs économiques, et de visiter
les troupes marocaines engagées sur les différents fronts. Il met à profit la
tenue d’une grande foire à Lyon, organisée à l’initiative du maire Édouard
Herriot, pour exposer de la manière la plus complète sa vision du
développement économique du Maroc. C’est un message clair adressé aux
milieux financiers et commerciaux – notamment ceux de la région
lyonnaise, très engagés au Maroc. On est alors en pleine bataille de Verdun :
Lyautey l’évoque, avec suffisamment de lyrisme et de sensibilité pour
apporter toute crédibilité à son propos. Ce qui compte, dit-il, c’est que ceux
qui se battent le fassent dans la confiance, dans la certitude que l’arrière
tient bon et s’organise. Organisation et sang-froid : les vertus majeures de
l’Empire romain, rappelle-t-il. « Et maintenant, parlons de nos affaires. » Il
plaide pour l’administration marocaine, si critiquée par les colons pour sa
lenteur, évoque le contexte de l’établissement du protectorat – encore tout
récent –, s’efforce de démentir la rumeur selon laquelle lui-même serait
hostile aux colons, indifférent au développement économique. Il se justifie,
faisant une allusion à peine voilée à l’Algérie : « Dès qu’il s’agit de tout ce
qui touche à la propriété, au statut de l’indigène, on ne saurait prendre trop
de précautions sous peine de faire des fautes irréparables qu’on ne paye
ensuite que trop cher. » Il souligne la singularité du Maroc par rapport au
reste de l’Afrique du Nord, l’importance de l’élite politique, religieuse et
économique, l’intérêt qu’il y a à coopérer avec une race active et
industrieuse. Ces quelques mois de séjour en France sont l’occasion d’une
activité de « lobbying » intense auprès des autorités, pour obtenir de
nouveaux soutiens financiers et la garantie de son autonomie d’action.
Revenu au Maroc, il est partout, à nouveau, notamment à Kénitra8, véritable
ville-champignon qu’il fait sortir du sol à l’embouchure du fleuve Sebou,
avec son port, sa voirie, ses plantations… D’une simple casbah, il fait une
ville nouvelle « à l’américaine ».
Les soldats, les colons, les milieux économiques et financiers : Lyautey
paie beaucoup de sa personne pour s’assurer des soutiens et pour fortifier
l’armature morale du protectorat. Reste la population indigène. Dans ce
domaine, il demeure fidèle à son expérience du Tonkin, de Madagascar, du
Sud oranais : tout, ou presque, repose sur l’action intelligente des
responsables des postes. La doctrine Lyautey est largement diffusée : elle
produit des résultats constants, comme l’attestent à la fois la relative rareté
des incidents militaires et l’inefficacité flagrante des menées des agents
allemands qui ne parviennent pas à susciter révoltes ni guerre sainte. Certes,
il y a des ratés, comme l’anéantissement, en novembre 1914, d’une
reconnaissance à Khenifra : la totalité des 33 officiers et 650 hommes de
troupe tués, l’artillerie perdue, pour « un coup de folie du colonel
Laverdure, partant à l’aventure, malgré les ordres ». Lyautey sait que la
situation est fragile et qu’elle le restera pendant toute la durée de la guerre :
un incident grave non maîtrisé peut entraîner la perte du Maroc tout entier –
d’autant que les agents allemands s’efforcent d’encourager les troubles. Au
printemps 1916, l’agitation des tribus s’aggrave, les difficultés ressurgissent
avec vigueur sur tous les fronts intérieurs. Une vingtaine d’officiers, deux
cents hommes de troupe sont tués en l’espace d’un mois. Et ces saignées
sont d’autant plus douloureuses qu’il est impossible de remplacer ces
effectifs perdus. Il faut aussi travailler le « fond ». Le résident général,
conscient de l’importance des structures féodales au Maroc, privilégie le
contact avec les élites. Une occasion particulière lui est donnée, en
octobre 1916, avec la fête de l’Aïd-el-Kébir qui doit être célébrée à Fès au
moment même où se tient la grande foire d’échantillons. C’est une
extraordinaire affluence de pachas, de caïds, de notables divers. Lyautey
organise, en présence du sultan, un grand dîner dans le magnifique palais de
Bou-Jeloud, auquel il associe les vizirs et les principales autorités du
Makhzen. Son discours est d’une habileté extraordinaire : « Vous êtes, leur
dit-il, la personnification du Maroc entier. » Il convoque l’histoire dans des
termes qui ne peuvent que toucher son auditoire, à la fois par le ton et par le
style : « Je crois que c’est la première fois, de mémoire d’homme, qu’on
voit une telle réunion, et que les récits, même les plus anciens, ne nous
donnent pas d’exemple d’une période où les gens, du Nord au Sud depuis
Tanger jusqu’au Sous, de l’Est à l’Ouest depuis le Cherg jusqu’à Mogador,
aient pu ainsi se trouver réunis dans la paix, la sécurité et la prospérité. » La
sécurité des routes, le développement des communications, la richesse du
pays ont pu, en l’espace de quatre ans, progresser, explique-t-il, sans que les
coutumes et les traditions aient été le moins du monde mises en cause. « La
puissance chérifienne a été rétablie dans tout son éclat, avec comme
“joyaux” de sa couronne “le Maghzen fortuné, les Chefs héréditaires et les
Pachas” ». Il martèle : « Vous savez tous avec quel soin je m’attacherai
toujours, ainsi que tous ceux qui collaborent avec moi, à ce que les rangs et
les hiérarchies soient conservés et respectés, à ce que les gens et les choses
restent à leurs places anciennes, à ce que ceux qui sont les chefs naturels
commandent, et à ce que les autres obéissent*. » On ne saurait mieux dire :
chacun – les gens, les choses – est à sa place, et de surcroît mieux
qu’auparavant grâce au rétablissement de l’ordre et de la sécurité. Les
rebelles ? Lyautey et « Sidna » (Notre seigneur, le sultan) comptent sur le
concours de tous, et avant tout sur la persuasion, pour les convaincre de
revenir vers l’autorité légitime : ils seront accueillis « à bras ouverts ».
Quant aux irréductibles, ce n’est qu’en dernier recours que l’on usera de la
force – en dernier recours, mais sans faiblesse. Grand discours politique,
destiné à la fois à séduire, à convaincre, à impressionner, à montrer qu’il est
un restaurateur, et non un révolutionnaire, ou l’agent des colons.
À la fin de 1916, Lyautey s’impose comme un proconsul, le chef par
procuration d’un État restauré. Il « sent l’approche ». La réussite est totale,
et il le doit non seulement à son énergie et son imagination, mais à cet art
inimitable de la communication qui s’exprime si bien par le discours – une
technique qu’il rode et qu’il développe au Maroc. Léon Bègue, qui l’a bien
connu et lui consacre en 1929 une hagiographie fervente et habile, Le Secret
d’une conquête. Au Maroc avec Lyautey, a bien mis en lumière ce talent
singulier, révélé somme toute sur le tard. « Maître achevé de sa parole, de
ses attitudes, de ses images, raccourcis saisissants ciselés comme pour
l’anthologie […] opportuniste puissant, avec son sens aigu des ambiances
psychologiques, sa rapide intuition des besoins et des moyens, son instinct
visionnaire des proches conjonctures, sa grâce à peine narquoise de guerrier
homme du monde. »

NOUVEAUX TOURMENTS INTÉRIEURS

A-t-il enfin résolu ses contradictions, dominé ses états d’âme ? Lyautey
ne perd pas de vue le déroulement des choses sur le front de France, le
marasme politique, l’épuisement progressif des deux camps. Ces deux
années d’intense activité ont été très pénibles sur le plan personnel. La
guerre a commencé pour lui de manière tragique, avec l’incendie de la
demeure familiale, Crévic, le 22 août 1914. Cet acte incroyable témoigne de
la rancœur accumulée contre lui par les Allemands : il exalte, a contrario,
sa réussite éclatante au Maroc. Maurice Barrès a raconté, dans un article de
l’époque qui lui valut une lettre d’affectueuse reconnaissance de Lyautey, le
drame, ses circonstances, les cinq paysans assassinés à cette occasion. Inès
Lyautey était partie depuis deux jours. « Dès leur arrivée, écrira Hubert plus
tard, les Allemands demandèrent où était ma maison, l’enduisirent de
pétrole, et tout disparut. Elle ne ressuscitera plus. » Pour lui, c’est une
tragédie. Crévic, ce sont les souvenirs de son enfance, le lien invisible et
mystérieux avec les siens, par-delà les âges. « Pas un meuble, pas un objet
qui n’eût son histoire et sa tradition. » Il comptait s’y retirer pour sa
vieillesse, et le drame, c’est qu’il avait commencé, avant guerre, après son
mariage, d’y faire venir ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, ses notes,
ses dossiers éparpillés entre son appartement parisien et le pied-à-terre qu’il
avait conservé à Nancy. Lorsque la guerre a éclaté, il s’est soucié aussitôt de
faire évacuer le plus important, mais il était trop tard. Le jardinier racontera
à Barrès qu’on avait pu « déménager des papiers qui étaient dans la cave et
les portraits du grand salon » pour les transférer au musée de Nancy. « Au
mois de juillet, dira l’homme, le général avait bien écrit qu’il fallait prendre
ses précautions. On ne l’a pas cru, on a dit comme ça qu’il annonçait
toujours la guerre ». Dans Fighting France, Edith Wharton fera le récit de
son propre pèlerinage, qui vaut d’être cité en anglais, comme le découvrit le
public anglo-saxon…
« On the way to Menil we stopped at the village of Crevic. The Germans
were there in August, but the place is untouched – except for one house.
That house, a large one, standing in a park at one end of the village, was
the birth-place and home of General Lyautey, one of France’s best soldiers,
and Germany’s worst enemy in Africa. It is no exaggeration to say that last
August General Lyautey, by his promptness and audacity, saved Morocco
for France. The Germans know it, and hate him ; and as soon as the first
soldiers reached Crevic – so obscure and imperceptible a spot that even
German omniscience might have missed it – the officer in command asked
for General Lyautey’s house, went straight to it, had all the papers,
portraits, furniture and family relics piled in a bonfire in the court, and then
burnt down the house. As we sat in the neglected park with the plaintive
ruin before us we heard from the gardener this typical tale of German
thoroughness and German chivalry. It is corroborated by the fact that not
another house in Crevic was destroyed. »
Après la guerre, Lyautey lui-même écrira un texte émouvant, conservé
aux Archives nationales : « La maison morte ». C’est une recension
minutieuse et douloureuse de chaque pièce, chaque objet, chaque élément
du décor, comme s’il voulait fixer à jamais, pour prix du souvenir, la vision
de la demeure familiale à jamais disparue – et qu’il ne servirait à rien de
reconstruire : « C’était un reliquaire, il n’y a plus de reliques. » On
découvre à l’œuvre une mémoire extraordinaire, mise au service d’une
entreprise presque masochiste, et en même temps fort belle : la recréation
par l’esprit de l’univers de son enfance. Tout y passe, chaque objet de sa
chambre, de la chambre préparée pour Inès, sa femme : les meubles et les
bibelots, les daguerréotypes, les gravures et les sanguines, les eaux-fortes de
Dürer. C’est une véritable caméra mentale qui entraîne le lecteur dans les
moindres recoins, des salons et des chambres aux couloirs et aux communs.
Cette maison était un être vivant, avait une âme. Après le choc ressenti, il
écrit à Albert de Mun, le 6 octobre, pour lui décrire le « coup mortel » qui
lui est porté – mais de Mun, mort le 8, ne lira jamais la lettre. À André
Lazard (25 octobre 1914) : « Je suis une momie vivante » ; à Jules Charles-
Roux : « Je n’ai donc plus aucune raison personnelle de vivre. » Et si l’on
oublie un instant les objets, les tableaux, les meubles, on devine le drame
que représente la destruction des notes, archives, papiers pour un homme si
soucieux de construire sa documentation personnelle, et, à travers sa
documentation, son image. « Tout de suite, rapporte Barrès, d’un premier
regard, je peux chercher la-haut sous le toit le cabinet du général, sa petite
pièce pleine de livres. Plus de toit, plus de livres, tout le château s’est
effondré dans le rez-de-chaussée, calciné. Derrière ses grilles tordues par
l’incendie, la vieille maison immobile, sans vie, semble un cadavre sur la
berge après la tempête. »
Cette maison détruite est le symbole, pour Lyautey, d’un certain
désespoir qu’il dissimule derrière un activisme, une présence sociale sans
relâche. Dès décembre 1914, il écrit à sa sœur : « Tu devines ce que je
souffre d’être maintenu ici, sentant si bien que tout ce qui n’aura pas
participé à la guerre en France sera disqualifié et n’aura plus qu’à
s’enterrer. » Quelques mois plus tard, la tonalité est encore plus sombre :
« Je sens à chaque instant la tentation de m’abandonner et de sombrer dans
le désespoir, car il y a trop de choses dont je souffre à crier, que je sens
irrémédiables, qui me laisseront écrasé après la guerre, mais je m’interdis
d’y penser. » Après Vogüé, il verra bientôt mourir Gallieni, avec lequel il
avait continué de correspondre. Cet homme avait tant compté dans sa vie. Il
perdra aussi son neveu Henry d’Amécourt, tué au combat. C’était le fils de
Blanche, et sans nul doute, dans la famille, l’un des êtres les plus proches
d’Hubert, peut-être parce qu’il lui ressemblait ou parce qu’il le comprenait.
Il le considérait comme un être d’exception, avec lui il se sentait toujours
« à l’unisson ». « Il est le seul, dira-t-il, à qui j’eusse montré les cahiers et
les lettres de mes vingt ans, parce qu’il en comprenait tant les
enthousiasmes et les élans. Sa mort nous décapite. » Le souvenir, l’image
du jeune homme ne le quittent plus. Hubert souffre aussi pour sa sœur
Blanche : « Je l’attends. Je l’envelopperai de tendresse, les yeux dans les
yeux, sans parler, avec la seule appréhension qu’elle ne souffre de la vie
intense et extérieure qui se poursuit forcément autour de moi, mais dont elle
pourra s’isoler. »
Cette guerre qui dure, et qu’il sent conduite par un régime incapable, le
met à bout. Une lettre de Jacques Silhol, écrite du front le 1er mars 1915, le
bouleverse, et lui donne le sentiment d’un grand gâchis humain. « Nous
vivons ici dans la nuit », lui écrit Jacques. Lyautey répond une lettre
magnifique : « Je crois qu’au point de vue des personnes, il s’est passé en
cette guerre, surtout au début, des choses horribles dictées par l’arbitraire le
plus cynique, par le plus abject souci de débarrasser quelques-unes des
responsabilités. C’est le régime. Il y a deux France. La grande, la noble, la
vraie, la vôtre, celle qui se bat, souffre, pleure, vaincra malgré tout.
L’autre – celle des politiciens, les parlementaires en bloc, la bande qui
depuis 20 ans a confisqué le pouvoir et qui a tout fait pour déshonorer ce
pays, et pour le livrer sans défense. Elle n’y a pas réussi grâce à l’autre
France. Malheureusement, elle continue à détenir le pouvoir, s’y cramponne
et elle est capable de tout. À preuve cette chambre qui ne représente plus
rien du tout. » Et il achève par cette exhortation : « A votre génération,
après cette guerre, à vomir tout cela, à renvoyer dos à dos tous ces bandits
et à nous refaire une France assainie, rajeunie, organisée, disciplinée, avec
une représentation et un gouvernement dignes d’elle et qui lui
ressemblent. » La mort de Jacques sera la plus terrible des réponses…
Mais, comme toujours chez Lyautey, il y a encore autre chose, dans cette
tristesse et ce désenchantement. Il sent qu’un autre destin est à portée de
main. Mais peut-être, en son for intérieur, sent-il qu’il ne doit pas céder à la
tentation du pouvoir. Gallieni a été nommé ministre de la Guerre.
Le 14 novembre 1915, ce dernier lui écrit : « Vous devez être étonné de me
voir où je suis. Moi, encore plus que vous. Malgré mon désir bien net, j’ai
cédé aux instances que vous devinez. Je ferai tout ce que je pourrai et j’irai
tant que mes forces me le permettront. » Quelques jours plus tard, Lyautey
lui répond, et se dit « pas étonné » de ses difficultés, en ajoutant : « Puisse-
t-il être temps encore. » Il lui fait part de son pessimisme, compare le
désordre français face à l’unité de vue et de commandement côté allemand :
« Pas une faute n’a été évitée – et je redoute aujourd’hui le pire. » Dans la
foulée, il écrit une longue lettre à Maurice Barrès où il décrit son maître et
ami empêtré dans les débats parlementaires. « Byzance, hélas ! écrit-il, est
bien sur les bords de la Seine. » Il demande d’ailleurs à Barrès de ne plus
prononcer son nom et dit ne vouloir en rien se mêler des affaires du régime
et de ses équipes. Le 28 décembre 1915, Gallieni intervient devant le Sénat
pour un discours qui est un véritable testament. Il déclare :
« L’administration de la guerre s’étend sur tout. Tâche redoutable à laquelle
il serait difficile de faire face, si nous ne rompions avec les errements
administratifs du temps de paix. Tâche multiple et complexe qui ne saurait
s’accommoder de cette centralisation à outrance, de cette peur des
initiatives et des responsabilités, de cette servilité au texte des règlements,
que nous avons puisée dans les traditions d’une administration assurément
honnête et respectable, mais trop routinière. Ce qui importe avant tout, c’est
d’assurer le ravitaillement de nos armées en hommes et en ressources de
toutes espèces. » Malade, usé, il ne lui reste plus qu’à se retirer. Cela ne
suffit-il pas pour dissuader Lyautey de toute ambition ? Au début du
printemps 1916, rentrant de France, il écrit à sa sœur : « Je n’ai rien eu à
refuser, vu qu’on ne m’a rien offert ni directement, ni indirectement ; on a
tourné deux jours autour de moi, mais sans se décider à aborder le sujet,
parce qu’on a eu peur de la levée de boucliers qui s’est immédiatement
manifestée dans les milieux parlementaires que tu devines, parmi ceux que
je m’honore d’avoir comme irréductibles adversaires. Je crois que c’est
dommage pour le pays, et je ne suis pas le seul, mais je me console
largement avec les hautes satisfactions que je trouve ici. » Dès
décembre 1914, dans une lettre à Jules Charles-Roux, il évoquait ces
« ignobles parlementaires ».
S’agit-il seulement de recevoir un grand commandement ? Non, bien
évidemment : il s’agit bien de reprendre les fonctions exercées par Gallieni
d’octobre 1915 à mars 1916, celles de ministre de la Guerre, que celui-ci a
dû abandonner en raison de sa santé défaillante. Lyautey paraît tout désigné
pour reprendre cette tâche ingrate, faite pour les grands organisateurs
comme Kitchener.
Gallieni est mort en mai. Lyautey fait mine de se désintéresser de
perspectives qu’il sait difficiles, et même dangereuses pour son image. « Je
ne regrette rien, certes non, écrit-il à sa sœur. Ayant vu d’aussi près le
milieu où il m’eût fallu opérer, je crois que je m’y serais enlisé dans la vase,
sans un point d’appui pour faire ce qu’il eût fallu, et qu’alors c’eût été la
faillite rapide sans profit pour personne. » Il est convaincu d’être tenu
délibérément à l’écart, parce qu’il est un homme qui n’est pas « à eux »,
« qui n’est d’ailleurs à personne, sauf au pays ». Sa vision de la démocratie
s’est encore assombrie : cette absence de « hiérarchie organisée », « d’une
autorité reconnue par tous », cette absence d’un chef lui paraît une cause
déterminante de la prolongation de la guerre. Lorsque la guerre a éclaté, il
espérait qu’il sortirait de ce grand sacrifice une vaste rénovation sociale,
portée par la jeunesse. Mais la guerre dure, la jeunesse est décimée, « la
politique la plus basse, écrit-il au pasteur Wagner, a remis la main sur toutes
les issues. Les sectaires qui depuis quarante ans vivent de leur sectarisme,
les charlatans dont l’alcoolisme, la surenchère, l’excitation à la haine font la
base électorale, ont de nouveau enlacé notre noble pays dans leur hideuse
toile d’araignée. » Et il en rajoute : ce ne sont pas tant les hommes, cela est
plus grave encore. « C’est le régime, et nous mourrons non de la guerre,
mais du régime. » Lyautey lit Maurras, il a lu Kiel et Tanger. Et il voit se
réaliser les prédictions implacables du doctrinaire de l’Action française.
« L’élite se sacrifie en vain, surenchérit Lyautey. Elle est presque entière
dans les tombes. » Il enrichit même la langue française et
l’antiparlementarisme d’une nouvelle expression : « le plus abject
politicianisme nous ronge ». C’est « la Maison à l’envers », et le haut
commandement, produit du régime, s’en ressent. Il termine ainsi sa lettre à
Wagner : « Et, si l’on y réfléchit, il y a cent vingt-cinq ans qu’il en est ainsi.
Un pays, une race ne rompent pas impunément avec douze siècles
d’histoire, de la plus noble et grande histoire. La tradition est la colonne
vertébrale d’une société. Si elle se brise, c’est la paralysie d’abord, la mort
ensuite. Ordre, hiérarchie sociale, respect, autorité, direction continue et
méthodique, ce sont les conditions éternelles de la vie des nations, et nous
les avons toutes rejetées. Je suis bien, bien triste. »
Aussi bien certains songent-ils à lui pour des destinées qui vont
largement au-delà du conflit présent. Le futur cardinal Baudrillart, alors
recteur de l’Institut catholique de Paris, et mêlé, par ses origines familiales
et ses activités, aux milieux parisiens les plus en vue, note dans son Journal,
le 6 juillet 1916, que certaines personnalités veulent fonder une « Ligue de
salut public » qui préparerait l’installation, après la guerre, d’une république
« consulaire ou autoritaire ». Ils songent à « un général quelque peu civil
par les fonctions qu’il aura remplies ; Gallieni répondait au programme ; et
aujourd’hui Lyautey ». Il ajoute : « Lyautey a toutes les ambitions et sa
femme aussi […] il faut profiter des six premiers mois qui suivront la
guerre9. » Baudrillart relève que, en cette période où la guerre semble partie
pour durer et où le régime étale dramatiquement ses faiblesses, un certain
nombre de dirigeants républicains sont attirés par une constitution
consulaire, de type an VIII…
Lyautey est conscient des difficultés qui s’annoncent. Sa tournée sur le
front l’a édifié, et il s’en est ouvert, dès son retour au Maroc, dans une lettre
longue, majeure, à Joseph Reinach. Il s’y inquiète de l’usure de l’outil
militaire français – un outil « admirable » mais qui atteint ses limites
démographiques. Les derniers mois, à son sens, ont été marqués par un
gaspillage de ces forces en déclin, en raison de l’absence de toute direction
d’ensemble, du manque d’un vrai « moteur national ». Le plus grand drame,
selon lui, c’est la dispersion du commandement entre le pouvoir civil et le
pouvoir militaire, et au sein même des deux pouvoirs. Il faut donc un
gouvernement de guerre autonome qui consacre tous ses efforts à la lutte
militaire ; et il faut un commandement interallié. En clair, il réclame ce que
Clemenceau réalisera.
Cette lettre, Lyautey en gardera précieusement la copie, pour la lire et la
relire à un public choisi, comme un vivant témoignage de sa prévoyance et
de sa lucidité. À la fin des années 1920, le jeune normalien Robert Garric
sera l’un de ces auditeurs admiratifs, reconnaissant que « jamais situation
d’ensemble n’a été jugée avec plus de lucidité et de courageuse décision ».
En cette fin d’année 1916, où le conflit piétine et où sa vieille ferveur
monarchiste, antiparlementaire, antirépublicaine se réveille et s’aiguise,
Lyautey s’apprête pourtant à franchir le pas : celui de la politique. Il le fait
avec la conscience plus ou moins claire qu’il commet une erreur, mais il le
fait. C’est bien lui, tout entier, qui s’abîme dans ce paradoxe. Dans un petit
mot que lui adresse, le 16 novembre, le général de Boisdeffre – l’homme
qui l’a envoyé au Tonkin en 1894 –, il y a cette exhortation pathétique : « Et
pour l’amour de Dieu, soyez un dictateur militaire. C’est le salut de la
France et le vôtre. »
1 Lyautey avait rencontré les deux hommes en 1900, lors de son séjour à
Paris avec Gallieni. Il avait étudié avec eux, sur un plan technique,
l’éventualité d’un renfort militaire à Diégo-Suarez.
2 Habitants de Fès.
3 Daniel RIVET, Le Maroc de Lyautey à Mohammed V. Le double visage
du protectorat, Paris, Denoël, coll. « L’aventure coloniale de la France »,
1999, p. 19.
4 Edith WHARTON, Voyage au Maroc, rééd., Paris, Gallimard, 2002,
pp. 150-151.
5 Vieux fusils à poudre.
6 Rapport général sur la situation du protectorat du Maroc au
31 juillet 1914, Rabat, 1916.
7 Dans des articles de presse, repris ensuite dans un volume, In Morocco,
voir infra.
8 Qui deviendra Port-Lyautey, avant de retrouver plus tard son nom
d’origine.
9 Les Carnets du cardinal Alfred Baudrillart, Paris, Éditions du Cerf,
1994, p. 390.
11

« LEURS FIGURES »

« La peur ! Elle entre toujours dans la maison des hommes avec la


fortune. Que ce soit à l’Institut, au Collège de France ou dans les hautes
administrations, la peur fait le dernier chapitre de toutes les vies. Les
hommes âgés et considérables sont uniformément caractérisés par leur
timidité en face de toute résolution. Ils hésitent, s’éternisent en paroles,
remettent au lendemain. Leur grande pratique des intérêts et l’autorité de
leurs services, tout cela, la peur le paralyse. Mais les plus apeurés, ce sont
les politiques. Chez tous ces parlementaires qui pérorent si haut et qui
grouillent si dru, il y a des parties réservées, le coin de la peur. »
Ce jugement sévère de Barrès dans Leurs figures, Lyautey, qui exècre la
politique parlementaire, l’a peut-être en mémoire lorsqu’il prend en
décembre 1916 le chemin de Paris, pour devenir ministre de la Guerre.
Dans la nuit du 10 au 11, il a reçu un télégramme d’Aristide Briand :
« Dans l’éventualité où Ministère de la Guerre pourrait vous être offert sous
ma présidence, pourriez-vous accepter sans inconvénients pour le Maroc.
Répondez extrême urgence. » On ne pouvait être plus habile : évoquer le
destin futur du Maroc, c’était anticiper sur l’objection première que
présenterait le résident général ; c’était du même coup rendre hommage à
son action, en admettant implicitement l’importance, pour la suite de la
guerre, de la tâche à laquelle il s’était attaché dans l’empire chérifien.
Briand connaît Lyautey depuis des années, l’apprécie, comprend les
ressorts de son caractère. Son cabinet est au plus bas. Il a besoin de
renforcer son assise politique, alors que le conflit s’éternise et que des
questions de plus en plus tenaces sont posées sur la conduite de la guerre.
Le grand quartier général est critiqué pour son indécision, les négociations
diplomatiques conduites pour faire entrer de nouveaux alliés dans l’Entente
marquent le pas, la situation politique en Russie crée des inquiétudes. Les
premiers comités secrets qui se sont tenus à la Chambre et au Sénat au
début de l’été ont été l’occasion de charges violentes contre Joffre,
commandant en chef des armées françaises, et contre « l’imprévoyance » et
la « passivité » du haut commandement. Les pertes énormes subies à
Verdun ont été dénoncées, et, à travers elles, l’absurdité coûteuse de la
guerre d’usure – qui use davantage la population française que les réserves
allemandes. Joffre était dans le collimateur, et Briand est parvenu à le
sauver. Mais, à l’automne, après l’échec de la bataille de la Somme, il faut
se résigner à le sacrifier, l’opinion publique commençant à s’impatienter de
l’absence de résultats décisifs. Briand a obtenu, non sans difficulté, l’entrée
en guerre de la Roumanie aux côtés des Alliés. Pourtant l’armée allemande
remporte vite des victoires faciles en Roumanie. L’armée d’Orient patauge,
le général Sarrail, qui la commande, est mis en cause, Briand laisse
entendre et laisse dire que sa subordination excessive à Joffre en est la
cause – alors qu’en réalité il a sous-estimé la capacité de réaction des
empires centraux et surestimé la capacité de résistance de la Roumanie. Le
chancelier Bethmann Hollweg ajoute à la confusion en faisant des
ouvertures de paix fort imprécises. Briand, pour sauver son cabinet, doit
donc se défaire de Joffre en le nommant à une fonction honorifique « au-
dessus de la mêlée des politiciens et des généraux », ainsi que du général
Roques, ministre de la Guerre, jugé pas assez habile et trop proche du
commandant en chef. Pour remplacer Roques, il a songé d’abord à une
figure politique de premier plan, Paul Painlevé, mais ce dernier s’est défilé.
Dans l’esprit de Briand, Lyautey présente l’avantage d’offrir un nom, une
réputation, un prestige. Le 15 décembre, Paul Cambon, toujours lumineux,
écrira de Londres à son fils qu’« on en veut à Briand lui-même et pour s’en
débarrasser on renversera son Cabinet, bien qu’il soit très bien composé.
Briand ne comprend pas que le pays est excédé de discussions sans résultat
et qu’il demande de l’action. Si par-dessus les têtes des députés il
s’adressait à la Nation, il aurait derrière lui une opinion tellement forte qu’il
maîtriserait toutes les oppositions. Mais ce n’est pas son genre de talent et il
deviendra la victime de son habileté parlementaire. » C’est bien pour tenter
un de ces « coups » dont il a le secret que Briand fait appel à Lyautey –
mais ce n’est pas pour donner une inflexion profonde à la conduite de la
guerre. Cambon veut néanmoins être optimiste : « Quoi qu’il arrive,
j’espère que Lyautey restera Ministre de la Guerre. Lui seul peut rétablir sur
un pied normal les rapports du Ministère et du Commandement. L’erreur de
Joffre a été de vouloir réunir tout entre ses mains et comme il écartait de
son entourage immédiat toutes les supériorités, de confier les services les
plus importants du quartier général à des subalternes […]. C’est un grand
tort de se méfier des gens de mérite, c’est un signe de petitesse d’esprit. »
Voilà un travers que l’on ne saurait reprocher à Lyautey, grand utilisateur
des compétences et des dévotions. Mais Cambon connaît aussi les faiblesses
de l’homme, et il écrira dès le 16 janvier avec une prescience : « Je doute
que Lyautey avec son tempérament excessif ait la patience nécessaire pour
se rendre maître du Cabinet et des Chambres. » Poincaré est le premier à
rappeler à Lyautey que le ministre de la Guerre ne dirige pas les opérations,
mais se limite à administrer l’armée et ses besoins. Ce n’est pas un
généralissime de plus que l’on requiert, mais un grand fonctionnaire, un
administrateur, un intendant de haut vol.
Le parallèle avec Kitchener n’en finit pas d’être intéressant. Le général
anglais avait succédé en 1911 à lord Cromer comme consul général en
Égypte. Au moment où la guerre éclata, il était en vacances en Angleterre.
Il se produisit alors un curieux jeu de rôles : le Premier ministre, Asquith,
ne se résignait pas volontiers à la pression de l’opinion publique qui voulait
appeler à la tête de l’armée le plus prestigieux soldat britannique. Pour
Asquith, Kitchener restait un organisateur qui ne valait que pour les
colonies, et de surcroît un héros au prestige excessif. Mais il avait bien fallu
le nommer, car lui seul, sans doute, avait la volonté et l’autorité nécessaires
pour bâtir à partir de rien, ou presque, une armée capable de soutenir une
guerre européenne qu’il devinait longue et difficile. Seule sa disparition, en
juin 1916, à bord du cuirassé Hampshire (qui avait sauté sur une mine),
avait interrompu un destin prestigieux. Mais Lyautey n’a pas le
tempérament d’un Kitchener, tel que Cambon lui-même l’a connu et décrit :
un « homme grave et silencieux qui souriait rarement et semblait étranger à
toute émotion », tout en dissimulant « une sensibilité dont personne à le
voir ne l’eût cru capable ». Et, de surcroît, les parlementaires français ne
ressemblent pas à leurs collègues britanniques…
Lyautey ne peut avoir que des préventions contre ces nouvelles
responsabilités. Il sait le milieu qui l’attend, il estime Briand, mais il en
connaît les failles… Quelles illusions peut-il nourrir ? En outre, la situation
au Maroc est loin d’être stabilisée : il est informé de la présence récente de
sous-marins allemands au large des côtes atlantiques, ainsi que de menées
clandestines de l’ennemi auprès de el-Hiba, l’insurgé qui n’a pas renoncé.
L’hypothèse d’une tentative de déstabilisation de l’empire chérifien n’est
donc pas à écarter. Aussi, dans sa réponse au télégramme de Briand,
Lyautey a-t-il indiqué qu’il ne se dérobait pas à la proposition du président
du Conseil, mais en ajoutant : « Mon devoir de conscience, pour répondre à
votre question précise, est de dire que mon départ du Maroc y aurait
actuellement de sérieux inconvénients dont le risque dépendrait d’ailleurs
avant tout du choix de celui qui m’y remplacerait. » La réponse est donc
« oui », à condition qu’on lui donne en échange la personnalité « ad hoc ».
Briand, là encore, a anticipé la réaction, et proposé la nomination de
Gouraud, qui commande alors la 4e armée. C’est un connaisseur du Maroc,
un fidèle entre les fidèles, un expert en doctrine lyautéenne. Dès lors,
Lyautey n’a plus de prétexte à s’opposer à lui-même pour refuser, regrettant
simplement que l’on ait omis, dans la communication de sa nomination à
l’agence Havas, de mentionner que son remplacement par Gouraud
n’intervenait qu’à titre « provisoire ».
Lyautey accepte donc, il ne peut résister, à soixante-deux ans, à l’appel
d’une autre forme d’aventure dont il devine tous les risques. Comme
l’écrira plus tard Guillaume de Tarde, « pour la première fois peut-être de sa
vie, Lyautey, placé devant un dilemme, se laisse prendre par sa décision
plutôt qu’il ne la prend. La crainte de manquer pour toujours sa chance, la
hantise de l’âge, du temps qui presse, l’appel de la guerre qui ne doit pas
finir sans lui, peut-être la pression d’un entourage ardent, ont pesé sur son
jugement […] il se résigne, autant qu’il se résout. » Tous les signes qui
arrivent de la métropole auraient dû retenir ce grand réaliste, lui donner le
courage de dire non. En effet, par la même dépêche Havas qui annonce sa
nomination et son remplacement par Gouraud, il apprend que son ministère
est amputé de deux de ses branches essentielles, organisées en ministères
indépendants, eux-mêmes dotés pour la circonstance de sous-secrétariats
d’État : les Transports et le Ravitaillement, l’Armement et les Fabrications
de guerre. Cette nouvelle organisation est inspirée autant par le souci des
équilibrages politiques que par des considérations d’efficacité : c’est le
radical Herriot, le maire de Lyon, un homme qui monte, qui décroche le
premier portefeuille, et le socialiste Albert Thomas qui reçoit le second.
Deux hommes de valeur, pas des deuxièmes couteaux. Il y a quand même
des justifications au nouveau système : avec la durée imprévue du conflit,
les questions d’armement et de ravitaillement ont pris des proportions
considérables. De Rabat, Lyautey réagit aussitôt pour indiquer sa
stupéfaction et sa volonté de réserver « formellement » son acceptation
définitive « dans les conditions nouvelles et imprévues » dans lesquelles
elle se présente – mais avec cette précision qu’il mesurera sur place si, oui
ou non, il dispose des pouvoirs et moyens d’action nécessaires pour
accomplir sa tâche. Il demande également que le successeur de Joffre ne
soit désigné qu’après son arrivée à Paris. Toujours cette attitude : je dis oui,
mais je dis non. Briand a beau jeu de répondre que les circonstances
nouvelles de la guerre imposent une nouvelle organisation, à mettre en
place dans la hâte : en l’espèce, un Comité de guerre, émanation du
gouvernement, assurera désormais la conduite des opérations militaires. Et
au sein de ce Comité de guerre, réduit à cinq personnes et inspiré du
système mis en place à Londres par Lloyd George, c’est bien le ministre de
la Guerre qui siégera, avec le titre de secrétaire général, et qui répondra
« aussi bien des Fabrications que des Transports ». En clair : non seulement
l’autorité et l’unité de vues et de direction ne sont pas retirées au ministre
de la Guerre, ni diminuées par la création de deux nouveaux ministères
« techniques », mais elles sont même renforcées.
Il ne reste au résident général qu’à donner tête baissée, et en toute
volonté, dans le piège : « Vous voulez bien m’assurer que tous les moyens
d’action indispensables, non pas à ma personne, mais à la responsabilité de
mes fonctions, me seront donnés. Je réponds à votre appel. Il ne s’agit
nullement de poser des conditions. Rien n’est plus éloigné de ma pensée et
de ma conception du devoir. Mais il s’agit d’examiner, nettement et
pratiquement, les moyens précis d’assurer à tout ce dont je serai
responsable le maximum de rendement utile et rapide, et c’est ce que je
compte faire avec vous dès mon arrivée, en toute confiance. » Que de
contorsions, en vérité, et quel mauvais départ… Gallieni avait eu, d’après
Barrès, ce mot quand il était ministre de la Guerre : « Vous m’obligez à
faire un métier qui n’est pas le mien. »
Il faut donc partir. Le 16 décembre, Lyautey réunit les officiers et les
fonctionnaires – l’armature française du protectorat. Il part « le cœur
déchiré », les épaules écrasées par la charge qui l’attend : « Ici, au contraire,
je vous connaissais tous, je connaissais mon terrain, je savais ce que nous
faisions, j’adorais notre œuvre, parce que j’y croyais de tout mon cœur et de
toute mon âme, de toute ma foi. » Le 18, il embarque à Fedhala, à bord d’un
sous-marin qui l’emmène d’abord à Gibraltar : là, pendant vingt-quatre
heures, il passe ses consignes à Gouraud. Il fait ensuite étape à Madrid,
pour rencontrer Alphonse XIII, puis arrive à Paris la veille de Noël. Il
rencontre ses deux ministres « associés » et mesure vite que la clarification
espérée n’est pas faite et n’est pas près de se faire. Comme l’écrira plus tard
Wladimir d’Ormesson, officier d’ordonnance du général, dans ses
intéressants Souvenirs, la mésentente avec Briand était inéluctable : « L’un
voulait en tout la précision. L’autre préférait rester imprécis. C’est que
celui-là considérait les problèmes à résoudre en termes de guerre ; celui-ci
en termes parlementaires. » Si Lyautey avait eu le moindre doute à ce sujet,
il avait été dissipé avant même son arrivée, dès le 21 décembre, avec la
nomination du général Nivelle au commandement des armées du Nord et de
l’Est, autrement dit comme généralissime – la nomination étant signée du
ministre de la Guerre par intérim, l’amiral Lacaze, ministre de la Marine.
Quand il pose le pied sur le quai de la gare d’Orsay, Lyautey sait déjà que
Briand n’a tenu aucun compte de ses conditions. Mais il est piégé : en se
retirant avant même d’avoir tenté d’exercer ses nouvelles responsabilités, il
serait taxé de désertion morale, on mettrait en cause ses foucades, son
orgueil, son mauvais caractère, peut-être sa mégalomanie. En régime de
censure, il n’aurait pas les moyens de faire connaître les circonstances
exactes de sa décision : il est donc condamné au silence. Son ami André
Tardieu, avec lequel il entretient depuis des années une correspondance
nourrie et confiante, et qu’il fréquente volontiers quand il est à Paris, l’a
alerté en vain. Parlementaire avisé, fin connaisseur, déjà, du milieu
politique, Tardieu a considéré d’emblée que la proposition de Briand était
au mieux une erreur, au pire un piège, et il l’a dit sans fard à Lyautey, le lui
redira pendant les mois qui suivront, au point de se mettre en délicatesse
avec lui.

LE PIÈGE SE REFERME

La réaction de Lyautey à son arrivée à Paris, telle qu’elle est rapportée


par Wladimir d’Ormesson, est à la limite de la puérilité. Pour marquer le
coup, et pour montrer qu’il n’exclut pas de repartir, il décide de s’installer
non pas dans son appartement tout proche de la rue Bonaparte, mais à
l’hôtel du Palais d’Orsay : simple lubie à laquelle il faut renoncer dès le
lendemain. La nouvelle stratégie militaire adoptée par le gouvernement lui
est imposée : ce sera l’offensive, coûteuse en hommes, tentée pour obtenir
une victoire rapide. D’où le choix de Nivelle, préféré à Pétain – le chef qui
économise la vie des hommes et n’agit qu’après avoir acquis une supériorité
matérielle décisive. Nivelle n’est pas le monstre d’incompétence souvent
décrit par les historiens et par la mémoire collective. Il a commencé la
guerre comme simple colonel – Pétain aussi – avant de se distinguer dans
plusieurs actions audacieuses qui lui ont valu une rapide ascension dans la
hiérarchie militaire, jusqu’au commandement de la 2e armée, en 1916.
Contrairement à Joffre, Nivelle est jeune, élégant, plein d’allure, de
tempérament affable. Sa clarté d’esprit, son intelligence lumineuse et
ouverte ont conquis la plupart des politiques qui l’ont approché et qui n’ont
pas perçu derrière la belle écorce de l’officier vif et courageux les limites
d’un homme qui n’était pas fait pour commander en chef – une « plante de
serre poussée trop vite », selon le mot de l’amiral Lacaze. Lorsqu’il se
rendra à Londres, en janvier, pour y rencontrer son homologue britannique
Haig, il fera la meilleure impression sur le cabinet de guerre britannique.
« Le Général Nivelle, reconnaît le très redoutable Paul Cambon, a des vues
précises, larges, le dédain des petites choses et le sens de l’essentiel »,
toutes qualités qui ne pouvaient que séduire les Anglais, un peu lassés des
sentences et des périodes interminables d’Aristide Briand. Briand, qui se
laisse convaincre par l’optimisme de Nivelle et la certitude qu’il affiche de
pouvoir bousculer une armée allemande affaiblie – grâce à une supériorité
numérique temporaire des forces de l’Entente. En regard, le réalisme et le
pessimisme de Pétain, qui plaide pour une consolidation prudente du front
et met en garde contre la capacité de résistance des forces adverses, avaient
peu de chances d’être entendus.
Dans l’immédiat, Lyautey doit faire « avec ». Briand, pour l’amadouer,
lui envoie en ambassade l’un de ses proches, Philippe Berthelot, directeur-
adjoint des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères.
Berthelot – le fils du célèbre chimiste et ministre de la IIIe République – est
un de ceux qui ont suggéré au président du Conseil le nom de Lyautey. Cet
homme cultivé et mondain, mais aussi mystérieux et manipulateur, est un
haut fonctionnaire très politique, un esprit hors normes qui jure autant dans
le milieu de la Carrière que Lyautey au sein de l’institution militaire. Il
prépare psychologiquement le nouveau ministre à l’ingestion massive de
couleuvres qui l’attend. Une fois traité, l’entretien de fond avec Briand peut
avoir lieu, sous forme d’un dîner en tête à tête. Le président du Conseil
parvient, à force de charme et de reptation, à adoucir l’impétueux général,
mais ce dernier n’est toujours convaincu ni par le choix de Nivelle – qu’il
ne connaît pas –, ni par l’organisation nouvelle du commandement – et en
particulier par le rôle ambigu de « conseiller technique du gouvernement »
qui a été confié à Joffre pour le consoler de son éviction. Cela fait beaucoup
de monde – ministres, parlementaires, généraux et généralissimes – pour se
mêler d’un processus de décision qui doit reposer, selon l’éternelle
conviction de Lyautey, sur le dispositif le plus resserré et la plus grande
unité de vues. Il faudra toute l’insistance du président de la République,
Poincaré, pour emporter définitivement l’assentiment du général – en lui
faisant notamment valoir que le rôle du ministre de la Guerre n’est pas de
diriger les opérations mais d’administrer l’armée. Et comme Lyautey,
colonial entre tous, n’a pas la légitimité d’un grand chef métropolitain…
Toujours est-il que Lyautey reçoit Nivelle dès le lendemain matin, à son
appartement de la rue Bonaparte. Wladimir d’Ormesson a relaté cette
étrange matinée : le long tête-à-tête entre les deux hommes, la note
manuscrite très secrète apportée par le commandant en chef et que Lyautey
demande à d’Ormesson de recopier, la déception apparente du nouveau
ministre devant la banalité du plan mystérieux conçu par Nivelle. Puis c’est
l’installation au ministère, les visites protocolaires, la constitution du
cabinet – composé, pour l’essentiel, de collaborateurs amenés du Maroc :
ses officiers préférés, Noguès, Delmas, Bénédic ; et les civils, Sorbier de
Pougnadoresse, de Tarde, Vatin-Pérignon. Le chef du cabinet militaire, le
colonel Vidalon, lui a été conseillé par Gouraud. Enfin, comme il faut tout
de même quelqu’un du « sérail », c’est un nouveau venu, le colonel Duval,
qui reçoit de Lyautey une mission importante, celle de faire le lien avec le
grand quartier général et de traiter, à la demande expresse du ministre, les
questions les plus sensibles et les plus urgentes. Quant aux relations avec
les parlementaires, elles seront assurées par un sous-secrétaire d’État, René
Besnard. Mais, plutôt effacé, ce dernier ne permettra pas au général d’éviter
les pièges. D’après d’Ormesson, les volontaires pour le poste ne s’étaient
pas pressés en masse ; Besnard avait « peur » de Lyautey, et il faisait plutôt
jouer la solidarité parlementaire.
Le premier dossier concret, c’est le règlement du cas Joffre, placé par le
gouvernement sur une prestigieuse voie de garage, mais toujours
susceptible, en raison de l’ambiguïté de sa situation, ainsi que de son
prestige personnel, d’interférer avec le processus de décision. Lyautey
propose de restaurer à son intention l’ancienne dignité de maréchal de
France – un projet que Briand avait d’ores et déjà envisagé –, et surtout
prend sur lui de dire à Joffre ce que personne n’avait osé jusqu’ici lui
avouer, par crainte de ses réactions : qu’il doit cesser d’interférer. Les deux
hommes se connaissent depuis Madagascar, et ils se respectent : le message
passe, la question est réglée.
Commence la vie ministérielle, dure, prenante, harassante. Descendu,
selon la formule de Georges Suarez, d’un trône pour s’asseoir dans un
fauteuil ministériel, Lyautey doit composer avec son nouvel univers de
réunions, de convocations, de séances que, pour la première fois, il ne
maîtrise pas. Début janvier, à peine installé, il doit partir pour Rome où se
tient une grande conférence interalliée, consacrée au front d’Orient. Briand
et Lloyd George y participent, dans une atmosphère passablement
surréaliste. Le soir, Lyautey emmène d’Ormesson dans la Rome de sa
jeunesse, au Colisée, au Forum, par une nuit d’hiver étoilée, puis, le
lendemain, à Saint-Louis des Français, au tombeau de Pauline de
Beaumont. Tenant absolument à revoir son vieil ami le comte de Linange,
de nationalité autrichienne, il brave les interdits protocolaires… La
conférence elle-même est une terrible déception : aucune décision concrète
n’est prise sur l’avenir du front d’Orient – dont Lyautey a toujours perçu,
pourtant, les possibilités stratégiques, notamment en matière de diversion.
Les Britanniques et les Italiens étant hostiles à tout envoi de renforts au
général Sarrail, on décide de ne rien décider, sinon le principe de réunions
interalliées régulières. Lyautey n’était pas venu avec des idées bien arrêtées,
seulement avec la conviction qu’on ne force le destin qu’en bougeant, et
qu’une initiative audacieuse devait être prise dans les Balkans si l’on
voulait éviter d’y piétiner sans résultat. Il a plus que jamais conscience de
l’importance que revêt l’unité de commandement : tant qu’elle ne sera pas
réalisée, la guerre se poursuivra sans issue décisive. Aussi, dans le train du
retour, envisage-t-il, selon son habitude, de remettre sa démission. Il dicte à
son officier d’ordonnance une note sévère à l’intention de Poincaré et
Briand, dans laquelle il souligne l’inexistence de toute coordination
militaire véritable, la prédominance exagérée des considérations politiques,
et l’injustice d’une situation qui fait peser de lourdes hypothèques sur
l’armée d’Orient sans lui donner les moyens de faire face. Il met en cause
également le Comité de guerre, son inefficacité, son incapacité à produire
toute décision. La France est celle qui fait l’effort principal, et ce sont les
Anglais, cependant, qui veulent absorber la direction des opérations. Et il
ajoute : « Cette superposition de conférences et de comités nationaux ou
internationaux ne constituera jamais un organe d’action. Il est
matériellement impossible qu’une telle conception aboutisse à la
coordination des efforts, à un résultat effectif, et au succès. Demander à une
race qui, depuis 29 mois, donne son sang sans compter, de continuer à se
sacrifier dans le vide, sans direction, sans boussole, et sans pilote, est
simplement criminel. » De retour à Paris, il est à nouveau repris dans le
tourbillon des Conseils des ministres et Comités de guerre, des visites sur le
front – qui lui permettent de rencontrer les troupes marocaines –, des
entretiens avec les personnalités gouvernementales et le grand quartier
général (GQG), des audiences innombrables données aux parlementaires,
venant en général pour des interventions et des recommandations… À la
lecture des archives, on a très vite le sentiment que Lyautey, pendant ces
quelques semaines, n’a pas eu le temps de peser sur les choses, qu’il a
essayé d’agir, d’avoir une prise, mais sans jamais trouver le bon terrain pour
son action. Ainsi, très vite il identifie les dysfonctionnements majeurs du
ministère, en particulier l’absence d’organe centralisateur rue Saint-
Dominique depuis la transformation de l’état-major général en grand
quartier général. Le GQG est devenu le vrai ministère de la Guerre, sous
l’autorité du généralissime, si bien que l’analyse des besoins – transports,
ravitaillement – et les commandes doivent passer par un réseau inextricable
faisant intervenir GQG, ministères et secrétariats d’État. Lyautey envisage
même, fin janvier, de recréer un état-major général des armées et de le
confier au général de Castelnau, mais l’opération fait long feu… De même,
il travaille sur des projets de réorganisation de la cavalerie, confrontée à une
grave crise morale et matérielle. Il met à l’étude la création d’une direction
générale de l’aéronautique aux armées qui permettrait d’unifier les
différents services et d’obtenir une pleine efficacité dans l’emploi de l’arme
nouvelle.
Mais ce sont des projets de longue haleine qui exigent du temps et un
minimum d’autorité dans le suivi. Or la situation est dominée par les
exigences du court terme, et notamment les grands projets d’offensive de
Nivelle. La guerre est à un tournant : après l’intervention de plus en plus
directe du président Wilson sur la question de la paix future, le lancement
par l’Allemagne de la « guerre à outrance » dans les océans provoque la
rupture des relations diplomatiques avec les États-Unis.
Le jour de cette rupture historique, annonciatrice de la prochaine
mondialisation du conflit, se situe un épisode bien connu, celui de
l’entretien entre Lyautey et le colonel Renouard, chef du 3e bureau au
GQG – un de ses anciens officiers dans le Sud oranais. Que cet entretien ait
eu lieu dans les termes où il a été rapporté n’est pas contestable. Que les
fidèles de Lyautey, ou les biographes les plus complaisants, en aient exagéré
la portée, paraît vraisemblable – il est difficile, pour un admirateur du
général, d’expliquer comment il a pu, ministre de la Guerre, endosser de
près ou de loin une stratégie qui a conduit au désastre du Chemin des
Dames. Renouard a pour mission d’informer le ministre de la Guerre des
détails du « plan Nivelle » : ce qu’il fait sur un ton impassible, sous les
formes de la plus grande technicité. Puis Lyautey, consterné par les naïvetés
du plan présenté, fait « craquer » le colonel, qui finit par avouer sa propre
consternation1. Quelques jours plus tard, il se confie à d’Ormesson, livre ses
angoisses devant le médiocre « Kriegspiel » de Nivelle, évoque
l’indifférence de Poincaré et Briand, qui n’accordent aucun crédit à ses
propres opinions militaires et à son instinct, dit son désespoir d’être livré,
impuissant, à des besognes stupides alors même « qu’on va sacrifier des
milliers d’hommes pour rien ». Mais il se dit aussi incertain : « Peut-être
Nivelle a-t-il raison ? Voit-il juste ? Peut-être ai-je tort ? Et pourtant, non,
non, non je suis sûr que mon instinct ne me trompe pas… » D’Ormesson
estime que cette prise de conscience a été le moment déterminant dans la
brève expérience ministérielle de Lyautey : « Jusque-là, il était inquiet,
hésitant, mais encore soutenu par ce besoin d’action qui bouillait en lui. À
partir de ce moment, il fut comme détaché. Il avait compris que les espoirs
qu’il avait encore pu nourrir en quittant le Maroc pour prendre ce poste à
Paris resteraient, et sur tous les plans, des illusions. Non, il n’y avait rien à
faire. Ni dans l’ordre militaire, ni dans l’ordre interallié, ni dans l’ordre
politique. La France était comme enlisée dans une ornière. Jamais ses
forces, à lui, Lyautey, ne suffiraient à l’en faire sortir… »
Du moins s’efforce-t-il de resserrer ses relations de travail avec Nivelle,
de veiller à une bonne mobilisation des moyens, d’obtenir des renforts en
effectifs britanniques, de multiplier ses déplacements sur les différents
points du front, y compris dans le secteur britannique. Une grande
conférence franco-britannique a lieu le 26 février à Calais, afin de
rapprocher, en présence des deux chefs de gouvernement, les positions du
maréchal Haig et de Nivelle – Haig étant partisan de différer l’offensive,
contre l’avis de Lloyd George lui-même, acquis à Nivelle. Mais à aucun
moment il n’apparaît que Lyautey ait cherché à peser de manière décisive
contre la mise en œuvre du plan Nivelle, notamment en mettant en jeu sa
démission. Il semble, si l’on en croit le témoignage de Paul Cambon, qu’il
ait surtout fait usage d’un réel talent diplomatique pour aplanir les
divergences de caractère entre le maréchal britannique et le commandant en
chef français. Sans doute n’était-il pas absolument certain d’avoir raison et
ne voulait-il pas prendre le risque, en demandant haut et fort le départ de
Nivelle, de déstabiliser tout le système militaire français. « Trop théorique
dans ses conceptions, trop absolu dans ses idées, trop ambitieux dans ses
plans », tel était, selon l’amiral Lacaze, Nivelle vu par Lyautey. Était-ce
suffisant pour demander plus violemment une tête qu’il savait, en tout état
de cause, ne pas pouvoir obtenir ? Lyautey a été mis en garde contre Nivelle
par Pétain. Aussi a-t-il fait venir ce dernier devant le Comité de guerre.
Mais Nivelle s’est vigoureusement plaint de cette consultation directe d’un
général qui lui était subordonné. « Lyautey, loyalement, soutint Nivelle2. »
Avec un certain fatalisme, Lyautey s’est efforcé d’apporter au dispositif
toutes les améliorations possibles, notamment en poussant vigoureusement
à l’unification des commandements : ce qui explique pourquoi il a
encouragé, encore et encore, le rapprochement Nivelle-Haig, souhaité par
Lloyd George, plutôt que de chercher à exploiter les divisions entre les deux
chefs. Lloyd George souhaitait unifier les commandements sous l’autorité
de Nivelle : cela, du moins, pouvait apparaître comme un progrès aux yeux
de Lyautey. Lors de la dernière conférence franco-britannique à laquelle il
assiste – le 12 mars –, il voit se dessiner un progrès réel en matière d’unité
de commandement. Il peut même développer hardiment, devant Haig et les
officiels britanniques, ses propres théories sur la question, et il a la
satisfaction de constater qu’elles suscitent un intérêt sincère. Il a d’ailleurs
dans ses papiers tout un projet d’organisation de l’unité de commandement
sur le front occidental, préparé au retour du fiasco de la conférence de
Rome. Mais il est trop tard : les idées de Lyautey seront reprises par
d’autres, et elles ne seront appliquées que dans d’autres circonstances.
Ce découragement des derniers temps a fini par exaspérer ses proches.
Son jeune collaborateur Guillaume de Tarde lui écrit, le 1er mars, une note
sèche et courageuse. Il souligne « combien l’opinion est terne à votre égard.
Le pays voulait être “épaté” ; il ne l’est pas. » La déception, dit-il, n’est pas
loin : elle est déjà une réalité sur le front, où l’on se plaint que rien ne
bouge. L’arrière est inquiet, on peut redouter que n’éclate une grave crise
intérieure – de Tarde voit juste. Il propose à son ministre, qu’il trouve éteint,
de sortir de son repli, de cette sorte d’abstention où il s’est confiné. Il
propose qu’il s’occupe du « bien-être matériel et moral des poilus », qu’il
« traque les embusqués et les gaspillages », qu’il « dise la vérité à
l’opinion » : ce sont les voies mêmes qu’emprunteront, quelques mois plus
tard, Pétain et Clemenceau. À travers les critiques et les recommandations
de Guillaume de Tarde, venu du Maroc avec lui, on discerne en creux le
Lyautey ministre de la Guerre : l’ancien résident général n’a pas le réflexe
ou la volonté d’appliquer en France les méthodes d’énergie et
d’organisation qui lui ont tant réussi dans ses postes coloniaux. On ne voit
pas votre action personnelle, lui dit de Tarde avec une franchise qui en dit
long, de Tarde qui lui conseille – on croit rêver, s’agissant de Lyautey ! –
d’éviter les circulaires et de préférer les actes, d’inspecter les effectifs sans
relâche, de rencontrer la presse et de la traiter…
Lyautey, avec ce sursaut, aurait-il pu changer le cours des choses ? Il
aurait vraisemblablement précipité la chute de Briand, peut-être compromis
la mise en œuvre du plan Nivelle… Entre le sursaut et le départ à la
première occasion, c’est la seconde hypothèse qu’il choisira. Elle lui est
apportée sur un plateau par les parlementaires. Ces derniers ne l’aiment pas,
ne l’ont jamais aimé : il passe pour un esprit autoritaire, à la limite du
factieux, et ses mots sévères sur le milieu politique circulent depuis
longtemps dans le Tout-Paris où on se délecte de ses lettres et de ses
embardées. Les parlementaires qui défilent dans son bureau de la rue Saint-
Dominique se plaignent parfois de trouver une oreille trop peu attentive à
leurs affaires de bouilleurs de cru… De son côté, il tire de ces contacts une
vision plus noire encore de la politique parlementaire. Le 14 juillet 1918, à
Rabat, à l’occasion de la fête nationale, il reviendra sur cette partie de son
existence : « Tenez, en France, pendant les quelques semaines que j’ai
passées au ministère, une chose me suffoquait : on venait me dire, dans mon
Cabinet de Ministre, les choses les plus justes, les plus conformes à la
situation, s’inspirant du patriotisme le plus élevé, et, le lendemain, à la
Chambre, devant le public, rien de tout ça n’existait plus. Et j’entendais les
mêmes hommes tenir un langage absolument contraire, parce qu’il
n’existait plus qu’une préoccupation : la réélection. » En outre, il n’aime
guère les commissions parlementaires, qu’il est obligé de fréquenter, et il le
fait savoir sans trop de ménagements. Il déteste ces « parlottes » et ces
« palabres » qui font perdre un temps précieux et nuisent à l’efficacité des
décisions. Enfin il a irrité beaucoup en cherchant – sans succès – à donner
une position élevée au général de Castelnau, réputé clérical et monarchiste.

PSYCHODRAME À LA CHAMBRE

Bref, l’incident devait arriver : il survient le 14 mars, quand s’ouvre le


cinquième Comité secret de la Chambre des députés, consacré à l’état de
l’aviation française. La réorganisation de l’aéronautique est, nous l’avons
vu, l’un des grands soucis de Lyautey. D’abord parce qu’il est sans conteste
un esprit moderne et que cette arme nouvelle lui semble porter de grands
espoirs. Ensuite, parce qu’il est soucieux de garder le contrôle de
l’aéronautique et d’éviter la constitution d’un sous-secrétariat d’État,
réclamée par beaucoup, mais qui affaiblirait encore sa position au sein du
gouvernement. Qui dit portefeuille ministériel dit incursion directe du
Parlement dans le domaine concerné : or, les projets concernant cette arme
nouvelle revêtent une importance considérable aux yeux de Lyautey, et ils
doivent dans son esprit rester strictement secrets. De là l’idée de créer une
direction et de la confier à un militaire, en l’espèce le général Guillemin,
adoubé officiellement le 1er mars. Une demande d’interpellation est aussitôt
déposée par un député d’opposition, Raoul Anglès : Lyautey est furieux, ne
voyant pas que c’est Briand, en réalité, qui est la cible véritable. Il est
envisagé de traiter cette interpellation dans le cadre d’un Comité secret :
Lyautey refuse avec la dernière énergie. Il sait qu’il y a eu des fuites sur les
récents Comités secrets, et que certains diplomates allemands se vantent à
l’étranger d’être informés des moindres détails des débats. Briand accepte
de demander l’ajournement de l’interpellation, les choses semblent se
tasser, et Lyautey part apaisé pour Londres où se tient la conférence franco-
britannique. Mais à son retour il constate que la situation politique s’est
détériorée et que la fronde contre le cabinet Briand bat son plein.
L’indécision du gouvernement, l’absence de toute initiative claire dans le
domaine militaire, les premiers scandales liés à des affaires d’espionnage ou
à des manœuvres pacifistes (affaires Bolo, Almereyda) mettent le cabinet
dans la tourmente. Briand n’est plus en état de demander l’ajournement du
débat sur l’interpellation, ni celui du Comité secret. Il recommande à son
ministre de ne prendre la parole que pour donner quelques détails
techniques. Lyautey a préparé un discours, et il l’a fait avec le plus grand
soin, raturant, réécrivant, corrigeant, dans un but précis : le prononcer en
séance publique, afin de frapper l’opinion. Intervenir en Comité secret, une
fois les tribunes du public désertées, c’est se condamner à donner des
informations qu’il ne veut pas donner. Briand lui a fait passer un petit
dessin amusant, en guise de conseil : il représente un parapluie,
« instrument indispensable pour votre interpellation d’aujourd’hui. Manière
de vous en servir : ouvrir, et laisser pleuvoir ».
Mais Lyautey n’est pas dans ces dispositions d’humour cynique. Sans
doute a-t-il mesuré les risques : soit il parvient à prononcer son discours, et
il peut espérer un mouvement d’opinion en sa faveur ; soit il provoque un
scandale, et il est conduit à démissionner. Dans les deux cas de figure, le
plus vraisemblable étant le second, il retrouve sa liberté avec panache.
Aussi observe-t-il un constant silence pendant toute la durée du Comité
secret, restant à son banc et annotant son dossier. Malgré l’insistance de
Briand, il se tait. Mais dès la reprise de la séance publique, il demande la
parole et monte à la tribune. Les parlementaires ont fort bien compris la
manœuvre : Lyautey ne s’exprimera pas sur le fond du sujet, sur
l’aéronautique. En refusant de le faire en Comité secret, il les a, pensent-ils,
délibérément provoqués3. Il commence son discours mais ne peut prononcer
que quelques mots, ponctués dès le début par des vociférations : « Je vous
avoue que j’avais pensé d’abord qu’il eût été préférable que ce débat n’eût
pas lieu […]. Je croyais, je crois encore que de tels débats sont semés
d’écueils. Si je l’ai accepté, c’est qu’il me répugnait profondément de
paraître me dérober et j’avais non moins le sentiment qu’il pouvait être dit
des choses essentielles dont nous serions les premiers à faire notre profit et
dont je tirerais une force plus grande pour les réformes qu’il me reste à
accomplir. Mais vous admettrez que je ne vous suive pas sur le terrain
technique, comme mes officiers ont dû le faire, parce que, même en comité
secret, je regarde en pleine responsabilité que c’est exposer la Défense
nationale à des risques… » Lyautey ne peut terminer sa phrase, le mot – ou
l’idée, connue de tous et attendue par tous – est lâché : on sait qu’il y a des
fuites, on sait qu’on ne peut découvrir des secrets militaires importants
devant la représentation nationale. C’est une explosion de clameurs, des cris
venus essentiellement des bancs de la gauche (« nous ne sommes pas au
régime du sabre », « c’est le parlement qui a sauvé le pays »). Ne pouvant
reprendre la parole malgré les efforts désespérés de son ami Deschanel qui
préside la Chambre, Lyautey descend de la tribune après avoir rassemblé
ses feuillets. Plusieurs de ses amis parlementaires – Maurice Barrès, Eugène
Étienne – veulent le convaincre de reprendre son discours, en vain. Il
échange quelques mots avec Briand, resté jusque-là à son banc en silence,
impénétrable – admiratif, peut-être, de ce psychodrame si prévisible dont il
devine que son cabinet ne se relèvera pas. Puis le général part dans un salon
voisin rédiger sa lettre de démission. « Je n’assistais pas, se souviendra
Wladimir d’Ormesson, à la séance de la Chambre. Je ne puis donc en
décrire les remous. Mais ceux qui s’y trouvaient m’ont tous dit que la
réaction de la majorité des députés, dès les premières phrases de Lyautey,
avait été d’une telle violence qu’on n’en avait peut-être jamais vu de
semblable, de mémoire de député, au palais Bourbon. En revanche, j’étais
au ministère au moment où le général y revint. Il était très pâle, excité. Il
avait certainement conscience d’avoir joué une partie décisive. Mais il
sentait qu’il l’avait perdue. » Des rumeurs ont circulé à l’époque – celle, par
exemple, que le discours était une rédaction de Philippe Berthelot, agissant
pour le compte de Briand, avec comme projet caché de provoquer un choc
psychologique… Dès son retour au ministère, Lyautey fait dactylographier
le manuscrit de son discours et en envoie des copies imprimées, le
lendemain, aux membres du gouvernement, aux présidents des deux
Chambres, aux présidents des commissions parlementaires et à un certain
nombre de personnalités. Le premier destinataire est Briand : « Je tiens à
vous l’envoyer pour qu’il ne puisse s’établir de légende erronée à son sujet,
ni qu’on puisse me prêter d’autres intentions que celles que j’avais et dont
je vous avais mis au courant. » La précision n’était sans doute pas inutile…
car il s’agissait maintenant, pour le président du Conseil, de sauver son
gouvernement. Il ne devait pas y parvenir.
Tout, dans le déroulement des événements, ressemblait à une mise en
scène, ou du moins à un jeu de rôles savamment étudié. De Londres, avec le
recul de la distance, Paul Cambon écrit à son fils, le 16 mars, cette analyse
sévère : « Lyautey a eu tort. Mardi soir, après avoir dîné avec nous, il est
parti pour répondre à l’interpellation du lendemain. On lui a conseillé de la
faire remettre, il n’a rien voulu entendre. Avait-il déjà pris son parti,
voulait-il se dépêtrer du Gouvernement ? Ses entours disent que depuis
longtemps il en avait assez. Alors il aurait dû saisir une autre occasion.
Cette fois il pouvait dire à la Chambre qu’il ne pouvait entrer avec elle,
même en comité secret, dans des détails confidentiels, mais qu’il la priait de
désigner une commission de quelques membres compétents avec lesquels il
pourrait s’expliquer. Il a pris la Chambre à rebrousse-poil et il s’est mis
dans une fausse position […]. Il a commis une grande faute en acceptant le
Ministère de la Guerre […]. Lyautey n’avait ni la connaissance, ni
l’habitude du monde politique de Paris. » Quand on lit le discours intégral
qu’avait préparé Lyautey, on comprend qu’il a voulu prendre date, au
moment même où la conduite des opérations militaires prenait une
orientation dont il sentait d’instinct les dangers. La situation était
paradoxale : le système politique était paralysé par le poids excessif du
Parlement et du jeu parlementaire traditionnel, quand il aurait fallu une
unité totale de direction, une quasi-dictature, aux lieu et place de Briand et
de son armée de sous-secrétaires d’État ; et le destin collectif était, de facto,
entre les mains du généralissime, maîtrisant seul des données militaires
auxquelles les politiques restaient totalement étrangers. Devant cette double
impasse, Lyautey a choisi d’emprunter une sortie latérale : ce n’était pas
glorieux, et il l’a senti sans nul doute à la minute même où il accomplissait
ce geste. Comme l’écrit Paul Cambon, « il faut soigner ses sorties si l’on
veut rentrer ». Entre un immense scandale public – dont les conséquences,
en mars 1917, étaient imprévisibles – et l’inscription dans l’histoire, il y
avait, en effet, une voie moyenne qui était de tenter d’alerter les têtes
pensantes du milieu parlementaire sur le danger des évolutions en cours.
Mais le discours qu’avait préparé Lyautey était bien pour l’histoire, et non
pour « leurs figures », qu’il ne pouvait contempler sans sortir de ses
gonds… Différence majeure avec un homme comme de Gaulle qui bâtira la
Ve République non seulement sur son image, mais aussi sur une habile
manipulation des parlementaires, pour lesquels, au demeurant, il n’avait
guère plus d’estime.
Au reste, s’il apparaît bien que Lyautey n’a pas été aussi catégorique sur
le plan Nivelle que le suggèrent la plupart de ses biographes, il faut aussi
rappeler que l’offensive dite du Chemin des Dames, en avril-mai 1917, pour
catastrophique qu’elle ait été, est surtout passée dans l’histoire comme le
symbole même de la boucherie inutile, comme l’illustration des méfaits de
l’offensive à outrance. Mais replacée dans le contexte de la guerre, de ses
incertitudes stratégiques, de ses innombrables faux pas et de ses gouffres
évités, elle est une lourde faute parmi de lourdes fautes, dont l’ampleur a été
d’autant plus grande que l’opinion publique avait trop attendu et espéré de
cette offensive. Le plan Nivelle s’était trouvé faussé dès le départ par une
initiative de Hindenburg et Ludendorff : conscients de la supériorité
numérique temporaire des Français et des Anglais, ils avaient engagé une
opération de repli visant en réalité à raccourcir le front de 70 kilomètres. Il
aurait fallu repousser la date de l’offensive, mais ni le nouveau cabinet,
dirigé par Alexandre Ribot, ni Poincaré ne s’y étaient résolus, face à un
Nivelle obstiné et malgré un Pétain très hostile. L’assaut sera donné
le 16 avril, mais l’offensive fera long feu. « Les combattants, écrit Jean-
Baptiste Duroselle, avaient l’impression que le 16 avril avait été un jour de
massacre. L’opinion s’enflamma à cette idée […]. En fait, l’armée française
avait perdu 271 000 hommes (tués, blessés, prisonniers, disparus) du 1er
avril au 9 mai, contre 163 000 pour les Allemands, mais le nombre exact
des tués en avril fut de moins de 35 000. On avait vu pire à Verdun et à la
Somme. L’opinion publique ne s’en rendait pas compte, car la désillusion
était trop forte4. »
Le discours de Lyautey – impressionnant – s’organisait en deux parties.
La première était consacrée à l’aviation et à la nécessité absolue de lui
apporter l’unité de direction. L’explication était intelligente, prenait en
compte les impératifs techniques – recherche et fabrication, production – et
les orientations stratégiques – « la Direction générale est énergiquement
orientée sur l’importance capitale d’une puissante aviation de
bombardement, et décidée à tout faire pour la constituer ». De l’aviation, il
passait à une brève réflexion sur ses relations avec le commandant en chef :
il voulait « proclamer l’union étroite qui existe entre [eux deux], dans une
pleine et réciproque confiance, dans le respect mutuel de [leurs] attributions
respectives ». Et il ajoutait : « Tous deux, nous sommes résolus à veiller
avec un soin jaloux à ce que rien ni personne ne puisse ouvrir même une
fissure dans nos rapports réciproques, en fermant nos oreilles aux mauvais
bruits. » Enfin, venait la seconde partie du discours, la plus politique : « Ce
peuple, aussi bien celui qui combat au front avec tant d’abnégation et de
confiance que celui qui, à l’intérieur, fournit un tel effort pour y maintenir la
vie et la production, ce peuple est las de paroles et a soif de décisions, de
commandement et d’autorité. Les décisions, l’autorité, c’est à nous,
gouvernants, à les prendre et à l’exercer. » Le gouvernement d’un pays en
guerre, disait-il, c’est la direction d’une « usine en plein rendement », où
tout doit être concentré vers un seul but, « vaincre* ». Au lieu de quoi, c’est
le harcèlement continuel, le travail contraint « dans une atmosphère lourde
et déprimante d’inquisition et de suspicion ». Il faut de la confiance, et « le
silence, l’ordre, la direction ». Un dispositif resserré, la prise de conscience
que « la guerre est partout », qu’elle est économique autant que militaire, la
mise en œuvre d’un gouvernement efficace où les parlementaires délèguent
une vraie marge de manœuvre aux hommes qu’ils ont désignés… Lyautey
ne savait pas qu’il décrivait le futur gouvernement de Clemenceau – qui ne
pourra s’instaurer qu’au terme d’une crise majeure, celle de l’année 1917.
Mais il ne s’arrêtait pas au seul contexte de la guerre. Vers la fin du
discours, on sent qu’il parle aussi pour l’avenir, et sa philippique devient un
véritable programme politique : « Mais ce que je voudrais aussi voir,
demain, et c’est la condition indispensable de ce qui précède, c’est que,
vous aussi, vous discipliniez votre action et vos méthodes, c’est de voir
modérer cette succession ininterrompue d’interpellations, de questions qui
surgissent à l’improviste, sans qu’on soit préparé ni à y réfléchir ni à y
répondre, qui, je vous l’assure, ne laissent à personne aucun bénéfice aux
yeux du pays, qui nous prennent, à vous comme à nous, le plus clair et le
plus utile de notre temps, que, trop souvent, osons donc le dire tout haut,
certains de leurs auteurs mêmes ne prennent pas au sérieux et ne produisent
que dans un souci qui, vraiment, ne devrait plus avoir sa place en guerre. »
Dénonçant la réunion « trop constante » qui « n’est génératrice que de
paroles », il ajoutait : « Ce que je voudrais, c’est que votre collaboration ne
se traduisît pas par un perpétuel : “Accusé, levez-vous.”
Nous savons par Wladimir d’Ormesson que cette phrase, comme d’autres
du discours sans doute, avait été ciselée par Briand lui-même au cours d’un
dîner avec Lyautey, lorsqu’ils envisageaient encore un dénouement serein
pour l’interpellation. Que Briand, connaisseur remarquable de l’institution
parlementaire et de ses vices, ait pu aider Lyautey à formaliser ses intuitions
et ses convictions politiques – pour un discours qui, en fin de compte, ne
sera jamais prononcé – n’est pas la moindre des ironies de l’histoire. De
cette histoire, celle d’un régime qui ne parvenait pas à se réformer et qui ne
survivra – temporairement – à la guerre qu’au prix d’une dictature imposée
par les circonstances. Quand Lyautey évoque, à la fin du discours, le besoin
de mettre fin à « cette confusion constante des pouvoirs et des attributions
qui déplace les responsabilités et rend vraiment trop difficile l’exercice
intégral du commandement et de l’autorité », il annonce le grand débat de
l’après-guerre sur la réforme de l’État – le débat qui n’aboutira pas.
Cette portée – non exploitée sur le moment – de l’événement n’échappe
pas à tous, dès lors que le discours non prononcé circule et suscite des
commentaires. Après sa démission, Lyautey reçoit un monceau de lettres de
soutien ou de sympathie de personnalités connues, de militaires et de
simples particuliers, qui attestent de son prestige et des espoirs qui avaient
été placés en lui. On lui envoie même des poèmes. Seul Gustave Hervé,
dans La Victoire, salue le départ du ministre d’un « Bon voyage, Monsieur
le général Lyautey, et vive la République ! ». Il y a des parlementaires gênés
qui écrivent, tel Jules Siegfried évoquant dans un courrier contourné « un
malentendu fâcheux que nous regrettons tous ». D’autres poussent le
courage, dès le 17 et le 18 mars, jusqu’à lui rendre visite rue Bonaparte.
Une surveillance policière, affectée devant l’immeuble, a d’ailleurs pour but
de relever leurs noms5. Dès le 16 mars, Maurras prend l’éditeur Édouard
Champion comme émissaire, afin qu’il transmette au démissionnaire, au
« chef des chefs », le témoignage de son admiration et de son soutien, ainsi
que quelques commentaires bien pensés : « Le levier du pouvoir est perdu
momentanément. » Mais « à un certain point de vue » il se réjouit, car
« voilà l’antiparlementarisme incarné, et cette incarnation ralliera bien des
sympathies hésitantes ». Un officier écrit : « Le pays jugera et, avec ses
regrets, ses yeux s’ouvriront davantage sur les vices du Régime. » Un
ouvrier va même jusqu’à lui envoyer une lettre ouverte dans laquelle il
regrette qu’il n’ait pas eu le cran d’aller jusqu’au coup d’État. Victor
Barrucand fait paraître en Algérie un article vengeur que lui a refusé La
Dépêche du Midi : « En lisant l’Officiel ». Il écrit à Lyautey : « J’ai compris
que vous aviez eu raison de dominer cette saturnale et de ne rien dire devant
le grouillement. Vous et ces gens-là ne parlez pas le même langage. » Mais,
selon lui, l’action n’aura pas été inutile puisque « maintenant les faits
parlent trop haut pour qu’on les ignore ou qu’on altère leur sens ».
Wladimir d’Ormesson a relevé que quelques-uns des propos contenus
dans le discours auraient été bien reçus, et avec soulagement, par nombre de
députés, s’il avait été lu jusqu’au bout. L’erreur de Lyautey, selon lui, fut de
commencer le discours par une mise en cause maladroite du Comité
secret – et donc de l’intégrité, du patriotisme des parlementaires. Il note
aussi que la situation particulière de ministre de la Guerre ne convenait aux
qualités de Lyautey et avait même pour effet d’accentuer ses défauts :
« Chef admirable, certes, mais à la condition d’être le seul chef. C’est alors
que jouaient à plein toutes ses facultés, y compris la vertu de prudence.
Mais simple élément d’un ensemble et d’un ensemble qui tournait mal,
Lyautey, comme l’albatros, traînait ses ailes sur le pont. » Selon
d’Ormesson, Lyautey ne devait plus être le même homme après ce moment
« pathétique », il n’aurait plus la même confiance dans son destin hors du
Maroc. « Avec le régime rien n’est possible », écrit-il à sa sœur le
26 avril 1917.
Pourtant, l’échec n’était pas total dans la mesure où, tant sur le plan de
l’organisation politique que sur celui de l’unification du commandement
militaire, il avait, avec son réalisme habituel, préparé la voie à
Clemenceau – Clemenceau qu’il détestait pourtant. Et, autre paradoxe, c’est
le maréchal Pétain, ministre de la Guerre dans le gouvernement
Doumergue, qui, dans son discours pour les obsèques nationales de Lyautey
à Nancy, dira, en 1934, combien son action pour « cette concentration
nécessaire des volontés et des moyens » avait été décisive et avait préparé
l’avenir. L’échec de Lyautey au ministère de la Guerre aura été avant tout
un échec psychologique. « En quittant le Maroc pour la France, écrit
Guillaume de Tarde, il laissait derrière lui, loin de lui, la terre des pleins
pouvoirs et du plein prestige » pour trouver une situation qu’il ne maîtrisait
pas : un patron politique reconnu – Briand –, un chef militaire estimé et
concurrent – Nivelle –, des bureaux de la Guerre toujours défiants à l’égard
du « réfractaire », la défiance du Parlement, et « l’ironie de certains milieux
parisiens à l’égard du brillant Proconsul d’Afrique débarquant sur le
territoire de la République avec son escorte de fidèles centurions ». D’où
une « psychose de doute ou plutôt d’insécurité » : « Inassuré de son
pouvoir, il le perdait peu à peu. » Mais en même temps, il y avait son
prestige immense, les espoirs qu’il incarnait, les attentes dont il était l’objet.
Coupé de l’opinion, il n’avait pas su prendre l’initiative pour en maîtriser
les ressorts. Il ne lui restait plus qu’à rentrer au Maroc et à renouer avec son
mythe, mais sur des bases cette fois plus étroites.

1 On dit que, à ce moment ou à un autre, Lyautey se serait exclamé :


« Mais c’est un plan pour l’armée de la grande-duchesse de Gerolstein ! »
2 Jean-Baptiste DUROSELLE, La Grande Guerre des Français, nouvelle
édition, Paris, Perrin, 1998, p. 196.
3 Or, selon Guillaume de Tarde, les réactions des députés l’avaient
surpris : « Qu’est-ce qui leur a pris tout à coup ? » lui aurait-il demandé
quelques instants plus tard.
4 Op. cit., pp. 197-198.
5 Sur cette omniprésence de la police, et sur sa puissance démesurée sous
la IIIe République, il faut lire le texte de Daniel HALÉVY, « Clio aux
enfers », dans Décadence de la liberté, Paris, Grasset, 1931. « Si ces
pouvoirs commettent des excès, des abus, c’est peut-être moins à cause de
la force qu’ils ont qu’à cause des faiblesses qui existent au-dessus d’eux »
(p. 192).
12

« LE MAROC SANS ISSUE ? »

« Un soir, à Rabat, dans l’ancienne Résidence, un de nous entra par mégarde


dans le cabinet du Maréchal. Lyautey releva brusquement la tête, ses yeux
brillaient, humides.
— Quoi, Monsieur le Maréchal, vous pleurez ?
— Imbécile ! Tu ne vois donc pas que je m’ennuie ? »

Lyautey sort de ces quelques semaines épuisé, physiquement et


nerveusement. Le lendemain de sa démission, il reçoit quelques proches,
parmi lesquels Eugène Étienne et Charles Jonnart, rend des visites
protocolaires au président de la République et à Briand, se réinstalle dans
son appartement de la rue Bonaparte. Là, il reçoit encore différentes
personnalités amies, parmi lesquelles Joseph Reinach, André Lazard, et
aussi Gaston Doumergue, dont il aimait à dire qu’il était le seul homme
politique qui ait osé lui dire qu’il approuvait complètement son discours.
Le 24 mars 1917, il écrit à Gouraud, qui lui avait envoyé un télégramme de
soutien après sa démission, pour lui relater les conditions dans lesquelles sa
triste expérience s’est achevée. Il ne parle pas du Maroc, mais il va de soi
que la question est dans les esprits : Lyautey va-t-il reprendre sa place dans
l’empire chérifien, sachant que dans son esprit il ne s’en était éloigné qu’à
titre provisoire ? La réponse tombe dès le 25 : le nouveau président du
Conseil, Alexandre Ribot, lui demande de réintégrer ses fonctions de
résident général, Gouraud reprenant purement et simplement le
commandement de la 4e armée. Comme l’écrit d’Ormesson, « Lyautey ne se
fit pas prier. Il accepta. » La parenthèse était refermée, sans honte mais
aussi sans gloire.
Avant de regagner le Maroc, le résident général, atteint d’une grave crise
de foie, prend soin d’abord de reconstituer ses forces par une cure à Vichy,
puis, revenu à Paris, de régler quelques questions à caractère
gouvernemental sur les finances et les effectifs du protectorat. Sur les
conseils de son entourage, soucieux de l’arracher à l’ennui et à la
dépression, il entreprend aussi de réunir ses lettres du Tonkin et de
Madagascar en vue d’une prochaine publication. Le 20 mai, il quitte Paris
en observant strictement le même rituel qu’à l’aller : étape chez le roi
d’Espagne, et entretien avec Gouraud. L’étape espagnole est plus
chaleureuse que jamais, Alphonse XIII place une confiance considérable en
Lyautey et ne se lasse pas de recueillir ses opinions et ses conseils. Le
général fait un arrêt à Cordoue, puis à Grenade, où il se recueille devant le
palais de Charles Quint et l’Alhambra. Le 29 mai, après une escale à
Gibraltar, il s’embarque pour Casablanca et fait une proclamation dans
laquelle ne figure aucune allusion à la conjoncture récente. Le 2 juin, il est
reçu par le sultan, et lui déclare : « Le Gouvernement de la République ne
pouvait pas me donner un plus haut témoignage de sa confiance, ni me
procurer une plus profonde satisfaction, qu’en me désignant à nouveau pour
remplir les fonctions de Résident Général au Maroc. »
Il se produit alors, au cours des années qui suivent, un phénomène assez
extraordinaire. Lyautey ne se contente pas de reprendre son œuvre là où il
l’avait laissée, avec la même énergie et la même détermination. Il va plus
loin, il obtient sa consécration totale et définitive de proconsul, et son
prestige en devient plus considérable encore. Comme l’a écrit fort justement
Daniel Rivet, en métropole on admire Lyautey, « mais de loin » : comme
« une réparation », comme « si on avait été ingrat » pour un homme « dont
l’étranger vante le style et la méthode de gouvernement ». Quant aux
Marocains eux-mêmes, le processus est plus remarquable encore :
« Lyautey s’impose dans l’imaginaire indigène comme une personnalité
exceptionnelle, d’une espèce particulière, à mi-chemin entre musulmans et
chrétiens, un être hybride, comme le suggère son titre de Maréchal de
l’Islam. On l’aime donc et, puisqu’on l’aime, on tend à le détacher de ses
racines. »« Lyautey l’Africain »… L’immense littérature hagiographique
qui s’est intéressée à Lyautey dès son vivant s’est concentrée sur l’aventure
marocaine et sur ces années du pouvoir quasi absolu qu’il a exercé sur
l’empire chérifien. Le terme de « proconsul » s’impose presque
naturellement – ne serait-ce que pour des raisons historiques : dans la
République romaine, après Sylla, les proconsuls étaient d’anciens consuls
qui recevaient le gouvernement d’une province et détenaient une autorité à
la fois civile, militaire et judiciaire. Le concept même du pouvoir colonial
tel que l’a défini Lyautey est celui-là : il repose sur la combinaison étroite,
indissociable, du pouvoir civil et du pouvoir militaire, condition nécessaire
pour une action efficace. Quant au judiciaire, c’est un domaine qui se
confirme très vite être un terrain d’action privilégié pour le résident général.
L’œuvre a été engagée avant même la Grande Guerre, elle sera poursuivie
dans la foulée.
Et pourtant, comme l’a compris Guillaume de Tarde, la réalité du retour
est celle-ci : « Le Ministre déchu regagne, sur sa demande, son proconsulat
du Maroc. » Il retrouve avec un plaisir sincère une terre qu’il aime
profondément et pour laquelle il a les mains libres. Mais cette terre est
devenue, selon un mot qu’il aura lui-même, un « théâtre restreint ». Il veut
oublier la France, ses projets et ses rêves d’un destin national. « Le Maroc
seul compte. Un seul but désormais : le Maroc. Une seule œuvre : le Maroc.
Et la mort au bout. » Mais cette œuvre qui l’attend, écrit Guillaume de
Tarde, est désormais « sans au-delà », sans transcendance. Dès 1912, le
Maroc, écrit-il, avait été son Antinéa, cette « impasse triomphale » qui
l’avait écarté d’un destin national et qui « le menait au mausolée de Lyautey
l’Africain ». C’est cela même : Lyautey sera désormais, pleinement, mais
exclusivement, Lyautey l’Africain : « Alors commencent les huit années
magnifiques qui devaient consacrer son triomphe marocain et fonder sa
légende universelle. » C’est une œuvre titanesque qui reprend : « La grande
jetée de Casablanca, sous son impulsion, s’avance à vue d’œil, gagnant
chaque jour sur la mer une surface d’eaux calmes où déjà des navires
débarquent à quai, cependant qu’il préside à l’aménagement de ports
secondaires. Le réseau des routes modernes resserre ses mailles. Des
chantiers en pleine effervescence poussent devant eux les plates-formes des
voies ferrées impériales. Les villes naissantes, sous la dictature de cet
architecte politique, s’ordonnent et s’épanouissent au contact des villes
anciennes… » Tel est, en particulier, le destin de Fès, vieille cité chargée
d’histoire dont le résident général veut à tout prix préserver l’intégrité.
C’est sur le plateau de Dar Debibagh que s’édifie, à partir de 1916, la « ville
des Français ». Prost, toujours, parvient à concevoir d’improbables liaisons
entre la ville nouvelle et les composantes complexes, tortueuses, de la ville
ancienne. La bourgeoisie commerçante sait en tirer profit.
Lyautey a-t-il pour autant renoncé à tout retour sur la scène ? Non. Il est
bien toujours le même, traversé de doutes et d’angoisses, jamais satisfait de
son destin. De grands honneurs et peut-être des occasions d’agir l’attendent
encore : la réception à l’Académie française, différée depuis son élection
en 1912, l’accès à la dignité suprême du maréchalat, le nouveau contexte
politique créé par les élections de novembre 1919, la majorité de Bloc
national, l’élection d’Alexandre Millerand à la présidence de la
République…

« LYAUTEY L’AFRICAIN » : UN NOUVEAU MONARQUE ?

Pour l’heure, nous n’en sommes pas là. Il se consacre à sa nouvelle tâche
qui est de reprendre l’œuvre marocaine là où il l’a laissée. Nous possédons
un témoignage de premier ordre sur ce moment de l’existence de Lyautey :
il s’agit de l’ouvrage, déjà cité, d’Edith Wharton, Voyage au Maroc, publié
en volume en 1920 à partir d’articles publiés dans la presse américaine.
Edith Wharton est assez connue aujourd’hui du public français, en raison
d’un retour en vogue de ses œuvres – et surtout de leurs adaptations
cinématographiques. On sait moins, nous l’avons vu, qu’elle fut l’un des
agents de propagande les plus actifs de Lyautey et de son œuvre marocaine.
Elle rejoignait ainsi le « club » des écrivains et journalistes dévoués au
constructeur du Maroc, et dont les figures les plus caractéristiques étaient
les frères Tharaud, Jérôme et Jean. Après la parution de La Fête arabe, qui
l’avait intéressé, Lyautey avait invité les deux frères au Maroc et en avait
fait ses propagandistes attitrés – libres et consentants. Il en résultera une
cascade d’ouvrages, la plupart bien écrits, le plus célèbre étant Marrakech,
ou les seigneurs de l’Atlas. Les deux écrivains avaient un sérieux
« pedigree » : ils avaient fait leurs études à Sainte-Barbe avec le jeune
Charles Péguy, dont ils étaient restés les amis et les frères en littérature, et
l’un d’eux avait été le secrétaire particulier de Maurice Barrès. Enfin, ils
avaient obtenu le prix Goncourt en 1906 pour un curieux roman qui n’était
autre qu’une mise en boîte de Kipling et de l’Empire britannique en pleine
guerre des Boers : Dingley, l’illustre écrivain. Avec Edith Wharton, Lyautey
porte son public aux dimensions du Nouveau Monde… Quand elle arrive au
Maroc, à la fin de l’été 1917, elle est âgée de cinquante-sept ans. Issue de la
haute société new-yorkaise, elle n’a commencé à publier qu’assez tard, son
premier grand succès étant, en 1905, Chez les heureux du monde. Elle vit en
France depuis 1913, et sa notoriété y est déjà grande – elle est décorée
en 1916 de la Légion d’honneur. Sa volonté de découvrir le Maroc alors
qu’on est en pleine guerre tient à son souci d’étudier cette civilisation avant
que les méfaits du tourisme de masse – dont le développement est à terme
inévitable, en raison de la beauté exceptionnelle du pays – aient fait sentir
leurs premiers effets. Elle veut profiter de « la brève période de transition
entre sa sujétion presque totale à l’autorité européenne et le jour, très
prochain, où les voyages modernes en feront une destination banale et
encombrée… ». Et si elle peut en profiter, en temps de guerre, c’est bien
grâce à la faveur expresse du résident général – et dans le cadre contraint
qui s’impose à une femme visitant un pays musulman… Il faut lire ses
admirables descriptions de Tanger, de Salé la blanche et de Rabat la rouge –
on y mesure, d’ailleurs, que les craintes de la romancière n’étaient que
partiellement justifiées, et que le voyageur d’aujourd’hui peut retrouver
certaines des sensations de la lumineuse voyageuse d’autrefois. À chaque
page, ou presque, on trouve la présence de Lyautey, plus ou moins discrète,
toujours obsédante. « Avant que le Maroc ne passe sous la tutelle de ce
grand gouverneur qui aujourd’hui l’administre, les colons européens
faisaient peu de cas de la beauté et de l’intimité des vieilles villes arabes
dans lesquelles ils s’installaient […]. Le colon européen moderne a sans
doute pensé qu’établir ses commerces, ses cafés et ses salles de cinéma à
l’intérieur de murs dont, pendant si longtemps, on lui avait résolument
refusé l’accès était la manière la plus spectaculaire d’assurer sa domination.
Sous le général Lyautey, de telles attitudes ne sont plus admises. Le respect
pour les coutumes, les croyances et l’architecture indigènes est le premier
principe que l’on inculque aux fonctionnaires servant dans son
administration. » Tanger, Rabat, Casablanca étaient déjà défigurées avant
l’arrivée de Lyautey : avec lui s’est imposée la volonté de préserver les
villes indigènes, mais aussi d’y proscrire la construction de bâtiments
européens. Alors qu’elle se trouve en compagnie de Mme Lyautey, à Rabat,
pour assister, par une autorisation spéciale du sultan, au grand rite religieux
de l’Aïd-el-Kébir, Edith Wharton est témoin de l’arrivée du résident général
(qu’elle appelle parfois le « gouverneur ») pour l’audience par le
souverain : « Le sultan se trouvait alors assis dans la chambre d’audience et
les officiels de la cour, tous debout, formaient une ligne immaculée sur des
murs immaculés. Les grands dignitaires traversèrent le sol carrelé pour
venir saluer le général, puis ils s’écartèrent et celui-ci s’avança seul, suivi à
une courte distance par son état-major. Il s’arrêta au tiers du chemin comme
le veut le cérémonial de la cour marocaine, et se courba dans la direction de
la pièce sous les arcades. Il fit quelques pas encore et se courba une seconde
fois puis une troisième quand il atteignit le seuil de la pièce. Alors les
uniformes français et les draperies marocaines se refermèrent sur lui et tous
disparurent dans les ombres de la salle d’audience. »
Au-delà de la grande comédie des apparences – qui, nous l’avons vu,
possède dans l’esprit de Lyautey une vraie portée en termes d’exercice du
pouvoir –, Edith Wharton consacre un chapitre entier à « l’œuvre du général
Lyautey au Maroc », à sa « grande œuvre d’administrateur civil », au
« miracle marocain ». Elle évoque chez lui « une combinaison inhabituelle
de talents militaires et administratifs », la « vision à long terme », la
politique « ferme et cohérente », une « compréhension instinctive des
préjugés locaux et une authentique affection pour le peuple marocain », qui
lui ont permis d’utiliser les compétences indigènes dans le gouvernement
du Maroc. Edith Wharton a été pour le moins endoctrinée : la « politique du
sourire, mise en œuvre par Lyautey pour donner le change au monde entier
et faire croire à la solidité sans failles de la présence française, avait ses
résultats auprès des esprits les plus avertis ». Ce qui impressionne le plus
l’écrivain, c’est, plus encore que l’œuvre administrative et économique
stricto sensu, le « sens aigu de la beauté » qui conduit le résident général à
« s’entourer d’archéologues et d’artistes », à veiller à l’entretien méticuleux
des monuments historiques, à faire revivre l’artisanat local. Suit un
descriptif minutieux des grandes réalisations lyautéennes dans le domaine
des ports, de l’éducation, de la santé.
Toute œuvre que le résident général entreprend de poursuivre, dans les
derniers temps de la guerre et au-delà. L’un de ses dossiers majeurs est le
règlement du problème des biens habous. Il le traite avec réalisme, et dans
le strict respect de la doctrine qu’il s’est fixée. L’institution des Habous est
très ancienne : il s’agit de biens dont l’usufruit fait l’objet d’une donation,
dans un but religieux ou d’utilité publique. C’est une sorte de « National
Trust », ou de « Fondation de France » avant la lettre, à cette différence près
que, au moment de la création du protectorat, l’administration des biens
habous était en déshérence – mosquées en ruine, ministres du culte sans
salaires. En Algérie, la question avait été réglée par l’intégration pure et
simple des domaines habous dans le domaine de l’État – ce dernier prenant
en charge les dépenses liées au culte musulman. Ce n’est pas, en revanche,
l’esprit ni la lettre du traité de protectorat. Lyautey choisit donc de
réorganiser en profondeur l’institution sans toucher à son autonomie – les
services du protectorat ayant un regard sur le fonctionnement d’ensemble.
Coup de génie : c’est lui, et bien lui, résident général, qui apparaît dès lors
comme le restaurateur du culte musulman et des grandes universités, le
reconstructeur des mosquées, le protecteur de la religion musulmane. Mais
les particularismes sans fin de l’institution haboue ne permettent pas de
faire disparaître toutes les difficultés. Leur existence est souvent un obstacle
aux nouvelles réalisations urbaines et aux opérations foncières nécessaires –
les indigènes jouant de la complication des choses, et renvoyant, en
quelque sorte, vers Lyautey, son propre discours sur le respect des
coutumes. Un jour, dans une réunion de fonctionnaires, ce dernier sort de
ses gonds : « Certes, je ne suis pas suspect de ne pas respecter ici les
traditions et les droits. Mais il y a une limite, dans toutes ces histoires
haboues ; on y rencontre beaucoup de chinoiseries, de prétentions abusives,
de petites réclamations sur lesquelles il n’y a qu’à s’asseoir […]. Les
sultans vivaient par l’arbitraire. Nous apportons à leurs sujets la justice : ils
en abusent en ce sens qu’avant nous jamais ils n’auraient osé piper et sortir
cette histoire. » Lorsqu’il s’adresse aux hauts notables marocains,
le 28 septembre 1917, à l’occasion de l’Aïd-el-Kébir, il rappelle, avec
discrétion, mais aussi avec fermeté, que la réussite du protectorat en termes
de pacification et de développement économique repose sur « la
collaboration des deux races » et sur le concours de l’« élite éclairée » :
« Dieu nous garde de nous priver, dans l’œuvre que nous voulons réaliser
ici, de son précieux concours ! Nous en sentons toute la valeur et c’est
pourquoi vous nous voyez si respectueux des hiérarchies sociales. La
confiance que j’ai placée en vous est d’ailleurs justifiée par les résultats
obtenus. Depuis un an que nous nous sommes réunis à Fez, le bled maghzen
n’a cessé de s’étendre et le bled siba de se restreindre. Vous savez tous que
la libre communication entre le centre de l’Empire, la Moulouya et le
Tafilalet, interrompue depuis des siècles, vient d’être rouverte, et que
bientôt une route, des ponts et, plus tard, un chemin de fer permettront de
franchir en quelques heures des distances qui nécessitaient des semaines,
pour le plus grand profit du trafic, de l’agriculture et de la mise en valeur
des régions que l’anarchie désolait. » Le message est clair : le protectorat
permet le maintien, et même la restauration des hiérarchies traditionnelles.
Son échec signifierait le retour aux troubles et au désordre, à la corruption
et aux influences étrangères les plus désordonnées. La clef du système, c’est
bien cet accord tacite, politique et psychologique, qu’il convient de
renouveler et d’assurer par des déplacements fréquents, une omniprésence
du résident général sur tous les « fronts » intérieurs.
Il permet à Lyautey de franchir le cap décisif de la dernière année de la
guerre – le plus difficile, aussi. La grande crise morale de 1917 a pu être
surmontée, la dictature de Clemenceau a permis de réorganiser le système
de décision politique et militaire dans le sens préconisé par Lyautey.
Cependant, Paris demande à nouveau des officiers et des troupes, il faut les
donner, et cela devient, écrit Hubert à sa sœur, « un problème redoutable de
garder le Maroc ; il commence à s’y sentir des ébranlements profonds, et je
suis sur la lame d’un rasoir ». L’attention qu’il porte à la troupe – quelles
que soient ses origines, européenne, marocaine, coloniale – est constante et
minutieuse. Il met en œuvre avec un soin méticuleux ses propres
prescriptions du Rôle social de l’officier. Et puis, au Maroc comme ailleurs,
l’aggravation des restrictions, le renchérissement de la vie, les espoirs d’une
victoire prochaine créent à la fois un climat de mécontentement et de
relâchement. À l’occasion de la fête du 14 Juillet, le résident général doit
durcir le ton à l’intention de la colonie française : « Je vous assure que,
lorsque je reviens de l’arrière, il y a des jours où j’ai la nausée de la
persistance et du volume des intérêts particuliers. » Exaltant la solidité et la
constance des soldats, et notamment des réservistes envoyés de France pour
encadrer les troupes du Maroc, il ajoute : « Vous jugez de mon impression
lorsque, sortant de cette atmosphère d’abnégation sans réserve, je rencontre
certaines gens que ne préoccupent avec une âpreté extraordinaire que leur
gain, la bonne affaire à traiter. » Il doit défendre aussi ses services contre les
critiques nombreuses dont ils sont l’objet. Il est amusant, à cet égard, de
voir l’éternel pourfendeur des « bureaux » prendre, face aux attaques, le
parti des « malheureux Services, éternels boucs émissaires », et oser dire
même : « Sans doute, en France, cet état d’esprit n’existe que trop : l’ai-je
assez constaté à chacun de mes séjours ! Mais c’est une raison de plus, pour
vous, Français d’une France nouvelle, de réagir contre cette déplorable
tendance nationale. » Par esprit pratique, ce n’est pas la démocratie qu’il
met en cause, mais sa déviation française. Certes, la nature du public
présent n’est sans doute pas étrangère à cette modération. Mais la réflexion
est intéressante, car elle rejoint les analyses d’un Joseph Reinach ou d’un
Barrès : « On ne peut dire certes que l’Amérique ne soit pas en démocratie,
ni l’Angleterre, sous son couronnement monarchique. Or, écoutez le
langage que tiennent à ces pays leurs chefs politiques. Leurs discours sont
des modèles, parce qu’ils ne se croient pas obligés, eux, de flatter une
opinion publique illusoire. Ils parlent à leur pays gravement, rudement
même, et ils ont raison, car le devoir des chefs, ce n’est pas de prendre le
vent et de suivre, mais, au contraire, de guider, de diriger, d’orienter. Et la
voilà, la vérité démocratique ! » Et il ajoute, s’inscrivant ainsi dans la
tradition d’un républicanisme autoritaire qui conduira jusqu’à de Gaulle et
sa conception volontariste de la démocratie1 : « Cela s’impose bien plus
encore dans les démocraties, du fait que tous participent au pouvoir, [elles]
ont besoin, plus que tout autre régime, que l’opinion soit constamment
dirigée. Et lorsqu’on leur parle le langage qu’il faut, elles comprennent
toujours. Il n’y a pas de pire erreur que de s’imaginer, parce que l’on
hurlera avec les loups et bêlera avec les moutons, qu’on satisfera l’opinion
et qu’on se rendra populaire. D’abord, ceux qui sont au pouvoir et y gardent
le souci prédominant de se rendre populaires sont indignes de commander.
Il n’y faut plus écouter que sa conscience, son devoir vis-à-vis du pays, vis-
à-vis de la postérité et de soi-même, sans aucun souci des applaudissements
qu’on peut recueillir. »
« Français d’une France nouvelle »… Le mot est lâché. Lyautey construit
bien son royaume, et reprend, de manière plus ou moins consciente, la
tradition du gouvernement capétien : le gouvernement par les « légistes »,
c’est-à-dire par une administration organisée, tendant inéluctablement à la
centralisation, gage d’efficacité. Les derniers mois de la guerre lui
permettent d’adopter un ton ouvertement dictatorial. Au juste, restaure-t-il
vraiment l’État chérifien traditionnel ? Ou ne crée-t-il pas, plus ou moins
consciemment, « sa » propre monarchie en utilisant le ressort de la tradition
marocaine ? Nous avons déjà évoqué cette dérive du protectorat vers
l’administration directe, que la plupart des historiens ont soulignée sans
nécessairement mettre en cause la sincérité originelle de Lyautey. Mais une
confusion peut vite s’installer entre centralisation et administration directe,
qui sont deux notions différentes. Malgré son hostilité affichée de Lorrain
vindicatif envers le centralisme de la monarchie absolue revisité par la
Révolution, l’Empire et la République, il est animé par la pulsion naturelle
du pouvoir qui, en France, est spontanément centralisateur – parce que c’est
son essence historique. Lyautey a lu Tocqueville, et il subit de surcroît
l’influence idéologique de l’Action française. Or les deux écoles
intellectuelles, si différentes par ailleurs, se rejoignent sur une
condamnation sans appel de la centralisation administrative qui serait le
produit d’une dérive du système politique français. Mais Maurras croit dans
les vertus d’une centralisation « organique », où la force du pouvoir
respecte les libertés réelles et les franchises. Quelques décennies plus tôt,
Augustin Thierry, dans son Histoire du Tiers État, a montré au contraire que
la centralisation n’est que l’expression de l’obsession de l’unité du pouvoir
et, à travers elle, de l’unité morale du pays2. Ce ne sont pas l’énergie de
Richelieu ni l’absolutisme de Louis XIV qui expliquent la désagrégation
sociale du XVIIIe siècle, mais ce sont la revanche des parlements, la rupture
du pacte historique avec le tiers état, les faiblesses générales de la
monarchie. Ces sources intellectuelles sont essentielles pour comprendre
Lyautey. De manière presque spontanée, il ne cesse jamais d’inscrire son
action au Maroc dans un référentiel historique qui est français. Et c’est donc
presque à son insu qu’il rejoue une partie de la grande partition capétienne :
celle de la centralisation du pouvoir. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui, il
a ce que Pierre Boutang appelait « la nostalgie de l’autorité et de l’action ».
Lorsque se déclenche, en août 1918, la grande vague d’offensives alliées
qui doit conduire à la victoire, il adresse au peuple marocain une
proclamation où il n’est guère question du sultan, et qui est un
avertissement très roide à ceux qui seraient encore tentés par l’insurrection.
Dénonçant la propagande allemande et turque au Maroc, stigmatisant les
chefs rebelles payés par l’étranger, il annonce la victoire prochaine de
l’Entente, rejointe par les États-Unis, et avertit : « A ceux qui viendront à
nous, nous offrons la paix, la prospérité. À tous ceux qui reconnaîtront
l’erreur qui les a trompés, nous assurons l’oubli et le pardon. À ceux qui
s’obstineront, nous annonçons qu’ils n’ont plus à compter sur l’appui d’une
Allemagne dont la défaite est aujourd’hui certaine, et que nous serons sans
pitié pour ceux qui continueront à marcher contre nous. Ils auront, demain,
devant eux, une France libérée de tous soucis, plus forte qu’hier, et résolue
à faire régner au Maroc, sous l’autorité du Sultan, dans le respect de l’Islam
et de ses coutumes, l’Ordre et la Justice. Hâtez-vous de choisir. » Par ce
message, Lyautey compte créer un choc psychologique qui lui permettra
d’achever la pacification du Maroc et d’assurer les fondations définitives du
protectorat. Avec la victoire, le 11 novembre, tout semble lui sourire, les
Français de Casablanca lui font un triomphe, mais Lyautey ne serait pas
Lyautey s’il ne gardait « les yeux ouverts », armé de son inaltérable
pessimisme. La victoire, pour lui, c’est d’abord la démobilisation, le rappel
des territoriaux, donc la réduction des effectifs alors que subsistent de
nombreuses zones de dissidence. Il a su garder la « coquille » pendant plus
de quatre ans, mais il lui faut désormais reconquérir le terrain en
profondeur.
Les derniers temps de la guerre lui ont apporté de douloureuses
meurtrissures : la mort d’un autre neveu, le capitaine Jean de Kerraoul –
mari de sa nièce Marie-Thérèse – qui le frappe autant que celle d’Henry
d’Amécourt. Ces deux hommes étaient proches de lui, il appréciait leur
caractère. Il va reporter son affection sur son neveu Pierre, fils de son frère
Raoul, qui deviendra son disciple avant d’être son exécuteur testamentaire.
Pierre Lyautey est lui-même officier, il ne cessera de se rapprocher de son
oncle, tout en restant parfois, selon le propre aveu de ce dernier,
« insaisissable ». On le devine écrasé par la personnalité du général, à la
mémoire duquel il consacrera une partie de sa vie. Lyautey perd aussi un de
ses plus vieux amis et collaborateurs, le colonel Berriau, directeur du
Service de renseignements et des affaires indigènes, emporté par une grippe
infectieuse. Berriau, comme Henrys, qui avait été le premier chef d’état-
major de Lyautey à Aïn Séfra, comme Delmas ou Poeymirau –, Berriau
faisait partie de la garde rapprochée du général, ces officiers qui lui étaient
dévoués jusqu’à la mort et partageaient de la manière la plus étroite ses
conceptions coloniales. En Berriau, Lyautey voyait comme un autre lui-
même, un homme attaché aux traditions du Maroc, mais soucieux
également de faire progresser le royaume vers la modernité. Il voyait en lui
« le plus grand manieur de politique musulmane que nous eussions
aujourd’hui dans l’Afrique du Nord », ce qui, de sa part, était sans doute le
plus beau des hommages.

LA PAIX ET LE RETOUR DES DIFFICULTÉS

Mais les deuils et douleurs personnels ne sont pas tout. Il y a aussi la


politique, la grande politique, et la manière désastreuse dont s’engagent les
négociations de paix. Dès le 17 novembre, Hubert écrit à Blanche : « Si
j’exulte du triomphal succès militaire, il n’en est pas de même de l’horizon
politique. Je crains que les super-Balkans qui vont s’installer dans l’Europe
Centrale ne soient une cause d’incendie redoutable. » La politique des
nationalités lui paraît une dangereuse illusion. Le 5 janvier, il surenchérit,
avec, il faut l’admettre, une vision des choses très lucide : « Il m’est
impossible de partager l’ivresse générale. J’estime que cette fin a été des
plus mal menées au point de vue des grands intérêts et de l’avenir du pays,
qu’on se grise follement de Metz et Strasbourg en perdant de vue tout ce qui
importe le plus pour la reconstruction de demain. Je n’ai aucune confiance
dans notre Premier pour le trop connaître. Je retrouve derrière lui la France
du Boulangisme, de tous les emballements irréfléchis, et j’ai la conviction
que nous le paierons très cher. Sa haine jacobine des trônes l’emporte et lui
a fait faire la pire faute, l’insulte gratuite à l’empereur d’Autriche il y a dix
mois, et ensuite la dislocation de cette même Autriche sur qui il fallait
reconstruire notre point d’appui européen. Nous allons nous trouver dans le
vide entre l’Allemagne reconstituée en démocratie industrielle et
impérialiste, l’Italie si fortifiée, et que nous retrouverons avant peu recollée
à l’Allemagne sans le contre-poids de l’Autriche, l’Espagne hostile par
notre faute. L’Amérique ne se dérangera pas tous les jours. » Sur ce point,
Lyautey est très proche de Bainville qui va publier bientôt ses
Conséquences politiques de la paix. Les événements en Russie le
consternent. Wladimir d’Ormesson a rapporté un incident très significatif à
cet égard. Le 30 mars 1917, après la démission de Lyautey, Francis de
Croisset, auteur de théâtre à succès et grande figure du milieu mondain,
organise un dîner au Ritz en l’honneur du général : « Tout Paris en vingt
personnes. » Le sujet de conversation majeur, c’est évidemment
l’abdication de Nicolas II et l’émergence de Kerensky. Les convives
présents ne tarissent pas d’enthousiasme sur les perspectives nouvelles de la
Russie, son entrée prochaine dans la démocratie et la modernité, et les
conséquences heureuses que l’on peut en attendre sur le front de l’Est.
« Lyautey d’abord ne broncha pas. Il mangeait nerveusement en écoutant.
Tout d’un coup, il éclata. Il ne tenait plus. Avec une sorte de frénésie, il
annonça ce que serait cette “bienheureuse révolution russe”, ce qu’elle
apporterait à l’Europe, au monde… Il était dans un tel état de rage qu’il
aurait fait voler en l’air tout ce qui était à portée de sa main, verres, carafes,
assiettes… Francis de Croisset et ses hôtes le regardaient, comme hébétés
[…]. À la lettre, il fumait […]. Lui qui ne vivait que par l’esprit, il
abominait les jeux légers et brillants des intellectuels ou des mondains… Il
savait de quelles blessures la civilisation les paye… » En cela aussi,
Lyautey faisait preuve d’un esprit prophétique encore supérieur à celui de
Bainville qui croyait encore, au printemps 1917, dans les chances du
nationalisme libéral en Russie.
De fait, il y a, après les brefs moments d’euphorie liés à la victoire, le
retour de sérieuses difficultés. Lyautey est parfaitement conscient des
risques d’un embrasement du monde musulman, après l’effondrement de
l’Empire ottoman qui a libéré, de la Palestine à la Tunisie, des forces dont
on ne sait si elles seront maîtrisables. La vieille politique de domination
coloniale traditionnelle, qu’il n’a jamais approuvée, lui paraît d’autant plus
décalée avec les réalités. Les Marocains qui se sont battus sur le front de
France ont été témoins des grandes luttes fratricides de l’Europe, ont perçu
les faiblesses des puissances, ont mesuré le prix de leur propre sacrifice. Or
la France, sortie exsangue de la guerre, cherche en Afrique et ailleurs de
nouvelles sources d’énergie et de richesse. Comme l’écrit Jacques Berque
dans son classique Maghreb entre deux guerres (1962), « la divergence ne
pourra que grandir entre la France et les populations nord-africaines. Elles
attendent de l’avenir un changement de leur situation politique, sociale,
morale. Au contraire, pour les Européens, il s’agit de profit, de rentabilité,
de productivité. » Mais, note-t-il également, « il est vrai que dans le premier
après-guerre, il s’en faut de beaucoup que se manifestent ces puissances
redoutables. Une domination déjà lasse peut encore étreindre ce sol aux
violences tapies […]. Prestige des uns, humiliation des autres, hardiesse et
conservation, profits et pertes, enthousiasme et faillites, tout cela tient
encore, par la vertu de l’autorité et de l’ancienneté, au point de donner
l’illusion d’un corps suffisamment intégré ou en voie d’intégration. »
Lyautey n’assistera qu’aux premières manifestations d’une nouvelle
exigence dont il avait toujours pressenti l’apparition. « Voici, écrit encore
Jacques Berque, que commencent à se lever ceux que l’on appelle les
“premiers évolués” : influencés triplement par la tradition raisonneuse de
leur race, par la controverse politique à la française, par les derniers débats
internationaux sur l’émancipation des peuples. » Dans l’immédiat, le souci
de Lyautey est de préserver l’identité du Maroc, de le tenir à l’écart des
éventuels mouvements du panarabisme naissant. Mais, il le sait, il y a
toujours les nombreuses dissidences, les zones insoumises, l’agitation des
tribus. Il dit vrai quand il va répétant que le Maroc reste en guerre, que les
résistances à la « pacification » sont continuelles et souvent sanglantes.
Car le problème majeur de Lyautey, au sortir de la guerre, ce n’est pas la
population marocaine : ce sont, encore et toujours, les milieux colons, et
notamment le « lobby » des colons d’Algérie qui trouve, précisément, que
les choses, au Maroc, ne vont pas assez vite. Ce qui était toléré en période
de guerre l’est plus difficilement après le rétablissement de la paix. Or le
Maroc est une terre d’immigration, puisque la population européenne y
passe, entre 1911 et 1926, d’une dizaine de milliers à une centaine de
milliers d’individus. La première vague importante d’immigration date de
l’immédiat avant-guerre, elle est ensuite freinée par la guerre, avant une
brève et intense reprise entre 1919 et 1922. Pourtant, le résident général
cherche toujours à préserver le Maroc d’une immigration massive, car il
veut éviter les dérives observées en Algérie. En mai 1919, il écrit à son
vieux complice Jonnart, par l’entremise de Victor Barrucand : « Il pourra
vous mettre au courant de nos difficultés d’ici. Elles procèdent et de causes
générales et de causes locales, analogues à celles que vous rencontrez vous-
même en Algérie : poussée de chaleur des colons, hermétiques et fermés au
sens du Protectorat, des droits légitimes des indigènes, revendiquant tous
les droits de France, se regardant comme en terre conquise, méconnaissant
le statut, les institutions d’un peuple qui existe, qui possède, qui compte, qui
veut vivre et n’entend ni se laisser dépouiller ni être traité en ilote. » Les
colons européens sont pour moitié des Français, en majorité des ouvriers et
des commerçants – assez peu d’agriculteurs, donc assez peu d’authentiques
colons –, avec une concentration qui reste forte à Casablanca. Malgré la
sollicitude apparente que le résident général leur témoigne à intervalles
réguliers, le malaise ne cesse de s’accroître au lendemain de la Grande
Guerre. Le désir d’obtenir des avantages rapides et tangents, « à
l’algérienne », se heurte à une indifférence plus marquée de Lyautey qui
n’éprouve plus autant ce besoin de « mobiliser » les énergies qui l’agitait
pendant la période difficile de la guerre. Sa politique est jugée à la fois trop
autoritaire et trop respectueuse des droits des indigènes. Tel est le
paradoxe : au moment où les combattants marocains reviennent au pays,
comme transformés par la guerre, les idées de Lyautey sont plus justifiées
que jamais. Il faut changer. Or les milieux coloniaux veulent, eux, plus que
jamais, un retour « à la normale ». Les colons sont particulièrement irrités
par l’administration du protectorat qu’ils jugent trop lente. Les
revendications portent à la fois sur les privilèges commerciaux – ils
souhaitent l’instauration d’un régime de préférence –, sur les privilèges
fiscaux et sur les conditions d’acquisition des terres. En clair, ils refusent la
logique d’arbitrage du protectorat – qui n’est que partielle, mais est
néanmoins réelle –, et ils réclament un régime qui leur soit ouvertement
favorable. Comme l’écrit Jacques Berque, « la démobilisation, les appétits
aiguisés par la mise en valeur d’un pays neuf, ou soi-disant neuf, s’en
prennent au glorieux soldat ». La Résidence doit, à force de pressions, tenir
compte de cette attitude. Pendant plusieurs années, tirant prétexte des
impératifs de la pacification et de la nécessité de maintenir la « coquille »
en attendant que se décide le sort des armes en Europe, Lyautey a
temporisé. Sa ligne a toujours été claire : freiner, voire empêcher
l’apparition d’un genre de « prolétariat rural européen » comme en connaît
l’Algérie ; développer, encourager, la colonisation pionnière qui apporte le
progrès agricole dans des régions que l’on cherche par ailleurs à pacifier
dans la durée. Mais il lui a fallu compter, surtout à partir des années 1920,
avec des intérêts de plus en plus puissants et de plus en plus complexes –
qui, en tout état de cause, ne pouvaient qu’accompagner le développement
économique du Maroc. Le point de résistance le plus fort, chez Lyautey,
concerne les terres collectives, la terre djmâ’a, dont le réseau parfois
inextricable est un obstacle évident au regroupement des terres et à la
constitution de grandes exploitations. C’est un verrou que les grandes
compagnies foncières aimeraient faire sauter –, ce faisant, elles s’en
prennent à un des fondements de la politique du protectorat : ne jamais
donner le sentiment que l’on sacrifie les intérêts des indigènes, et surtout
leurs traditions, à l’appétit des colons. Il n’y aura jamais d’ouverture large à
la conquête des terres – seulement des aménagements, des facilités, des
avantages. Comme l’écrit Daniel Rivet, malgré quelques entorses, « cette
politique conservatoire de la tribu et de son cadre foncier […] fut appliquée
avec une fermeté sans équivalent dans le reste de l’empire colonial français.
Des biens mal acquis avant 1912 furent même rétrocédés aux collectivités
locales, en particulier dans le Gharb. »
Cette attitude inflexible du résident général ne pouvait que conduire à des
tensions plus politiques. Dès le lendemain de la guerre, des campagnes de
presse actives sont conduites contre Lyautey et son entourage, dénoncés
pour leur « indigénofolie ». Le thème des attaques est toujours le même : la
Résidence est un foyer de bureaucrates qui entravent le développement du
Maroc, le résident lui-même est une sorte d’autocrate entouré de courtisans,
qui oublie qu’il sert la République, et non sa propre personne. Il y a des
variantes dans la charge, dans son intensité, mais la tonalité est bien celle-
là, en provenance directe d’Algérie où règne en maître un milieu
économique très vigilant, professant un républicanisme doctrinal très teinté
« d’humanisme ». Dès le début de 1914, Lyautey avait été confronté à de
vigoureux mouvements d’humeur, et notamment à une campagne de presse
lancée par le Progrès marocain et la Presse marocaine. Pendant la durée de
la guerre, il avait dissous tous les organes de représentation politique ou
professionnelle – commissions municipales, chambres d’agriculture, de
commerce et d’industrie – et les avait transformés en comités techniques
fortement subordonnés aux initiatives de la Résidence. En 1919, les
rancœurs accumulées éclatent au grand jour, lorsque Lyautey décide de
créer des sections indigènes au sein des chambres professionnelles. En mai,
la Liberté marocaine appelle, sous la plume de l’éditorialiste Colrat, à la
mise en place d’une « politique nouvelle », mettant fin « aux abus nés d’une
administration trop personnelle dont les directives sont absolument
contraires à celles de nos traditions nationales et républicaines ». Le
« système Lyautey » – confusion des fonctions civile et militaire – est mis
en cause. Des attaques personnelles sont lancées contre Guillaume de Tarde
et l’entourage du résident, accusés d’entretenir une quasi-dictature, avec
cette apostrophe sans équivoque : « A politique nouvelle, il faut des
hommes nouveaux. » La lourdeur croissante de l’administration du
protectorat est dénoncée avec vigueur. Doublant l’administration indigène,
l’administration du protectorat est de plus en plus centralisée à l’échelon du
secrétariat général et décriée comme telle. La campagne prend une nouvelle
ampleur en août, malgré le départ de Lallier du Coudray, secrétaire général
du protectorat, très critiqué pour son autoritarisme, et que Lyautey remplace
par un homme plus souple et plus « politique », Urbain Blanc. Les articles
de presse ne sont pas la seule source de tension. Le Maroc est traversé aussi
de manifestations ouvrières et de mouvements de grève qui sont le
prolongement africain des mouvements syndicaux ou communistes
observés au même moment en Europe. Pour Lyautey, l’un des vecteurs de
cette agitation, c’est l’ouvrier indigène algérien qui travaille au Maroc et
qui y transpose les frustrations que lui inflige la société algérienne.
Parallèlement, Colrat poursuit ses attaques avec une vigueur accrue. La
Résidence affecte de traiter par le mépris ce publiciste qui a été « remercié
de ses fonctions de chef de bureau des études économiques de Meknès » et
que Lyautey présente comme un personnage douteux.
Dans une lettre du 6 août 1919 à Wladimir d’Ormesson, il lâche le secret
de cette nouvelle phase de sa vie : « Ici, du moins, je réagis. Je te jure que la
fierté française, le sacrement de l’Autorité n’y flanchent pas, ni devant les
Espagnols, ni devant les colons. On y est vieille France à pleine peau.
Jamais plus que depuis six mois, depuis les tentatives d’intimidation et les
conseils de faiblesse, je ne me suis senti le Chef. Je n’ai cédé d’un pouce
sur rien. La réussite est complète. Je me sens le Chef avec arrogance. De ce
qui s’est passé, des lâchages, des demandes d’amen qui ont suivi, des
protestations sortant aujourd’hui des mêmes bouches que les insultes de
naguère, il me reste pour mes compatriotes un mépris sans nom. Jamais je
ne reviendrai sur le dégoût que me laisse ce que j’ai vu ici, il y a quatre et
six mois. Je ne m’en sens que plus fort – parce que je ne me sens lié à eux
par rien –, je ne travaille plus que pour l’œuvre rationnelle et historique,
pour le Maroc en soi – et, aussi, pour le cher Maroc musulman où sont
conservées toutes les traditions que je respecte, toutes les conceptions
sociales que je partage. » C’est le même écho qu’il fait entendre à André
Lazard dans une lettre de la même époque : au Maroc, il jouit
« moralement » de son œuvre, parce qu’il a « la certitude d’y faire de
l’ordre ». Il se dit serein, assuré d’avoir raison en tout point, et se targue de
ne rien craindre : « J’ai une telle conviction d’être un des meilleurs soutiens
de la France, qu’elle commettra une faute capitale le jour où elle me
limogera, que j’attends ce limogeage certain, fatal, avec une placidité
complète, certain qu’il me laissera le beau rôle. »
Mais la pression ne se relâche pas, aggravée par une sérieuse crise
monétaire et financière : en septembre, l’Action marocaine évoque « la
fiction du sultan » et profite d’un voyage du résident général en France pour
lui reprocher d’avoir soustrait le Maroc aux lois de la République. En
octobre, un certain Christian Houel, écrivant dans le même journal, va plus
loin encore et parle des accusations de « pédérastie » qui circulent contre
« les plus hauts fonctionnaires du Protectorat ». Dans le meilleur des cas,
Lyautey est accusé d’être la proie de son entourage, de construire de
somptueux bâtiments administratifs, de favoriser les seules classes aisées,
de négliger le petit colon et d’ignorer l’opinion publique avec superbe. La
Vigie marocaine de Paul Lafitte et du groupe Plisson se joint au
mouvement, ne craignant pas de prendre les accents de 1789 pour dénoncer
la tyrannie du résident général. Lyautey riposte avec mépris, fait engager
des poursuites – sans succès en ce qui concerne Colrat et la Liberté
marocaine –, utilise dans toute sa vigueur le régime de contrôle de la
presse, en déclarant au Quai d’Orsay, qui lui en fait reproche, que la
pacification est loin d’être achevée et que « ce pays est encore en guerre ».
En novembre 1919, lorsque les campagnes de presse à Casablanca tournent
aux attaques antisémites, il prend des mesures d’éloignement contre
plusieurs journalistes et stigmatise les « folliculaires, maîtres chanteurs ».
Cette volonté répressive – qui lui vaut d’être plus encore dénoncé comme
autocrate, et qui suscite des pressions constantes du gouvernement pour
tenter de le forcer à alléger le dispositif de censure – ne tient pas seulement
à l’irritation personnelle de Lyautey. Comme toujours, ce dernier « sent » le
pays et les choses. Il le dit, et le redit, pour justifier représailles et régime
d’exception : les « musulmans éclairés » ne comprennent pas les attaques
contre la Résidence, ils ne comprennent pas l’impuissance de celle-ci
devant ces attaques, ils ne comprennent pas la liberté de la presse elle-
même. Selon lui, c’est à une véritable crise de confiance, dans le Maroc tout
entier, qu’il faut s’attendre si on laisse ces campagnes perdurer. Pour
l’heure, seules les élites s’interrogent. Demain, ce sera la classe moyenne
où l’on murmure déjà cette fatale accusation : « Hatta f ’el Iqama el Aama
iamelou bhalna » (« même à la résidence générale, il s’en passe comme
chez nous »). Les Marocains ne comprennent pas qu’un journaliste puisse
exercer une telle puissance : et donc, si la justice n’intervient pas, c’est qu’il
dit la vérité… Citant les rapports qui lui reviennent du terrain, évoquant les
troubles permanents à Casablanca, l’agitation au conseil du gouvernement,
les grèves, Lyautey parle d’un prochain « discrédit de l’autorité ».
Et il tient bon, face aux pressions, face à la vieille et sourde hostilité du
Quai, malgré une brève et fulgurante crise du hassani – la monnaie
marocaine – qui contribue encore à le déstabiliser. Clemenceau, de Paris,
soutient Lyautey, repousse les démarches du lobby colon, et envoie
le 18 novembre un télégramme qui ne comporte ni hésitation, ni ambiguïté :
« Le gouvernement de la République, qui a décidé de maintenir le Résident
Général dans ses fonctions, a toute confiance en lui pour prendre sur place
toutes les mesures que comporte une situation monétaire due à des causes
générales qui pèsent sur le monde entier. » Clemenceau, homme d’ordre et
« père la Victoire », ne pouvait désavouer Lyautey, en dépit de la haine
féroce qu’ils se vouaient l’un à l’autre. L’incompréhension des
années 1906-1909 avait laissé place, en effet, à la haine pure depuis ce jour
de septembre 1914 où le résident général au Maroc avait fait interdire la
vente de L’Homme libre : à l’époque, invoquant les nombreuses critiques du
journal contre les initiatives du haut commandement, ainsi que les attaques
contre l’envoi de territoriaux au Maroc, Lyautey avait estimé que cette
publication, dont les propos étaient largement repris par les indigènes, les
Espagnols, les agents allemands, faisait courir « un véritable péril » au
protectorat. C’est en ces circonstances qu’il avait énoncé, à l’intention du
Quai d’Orsay, ce principe fondamental dont il avait fait son credo : « Nous
nous maintenons au Maroc par la force morale. »
Si le soutien très ponctuel que lui apporte Clemenceau, en
novembre 1919, ne modifie en rien son opinion sur l’homme, c’est en
raison de la vive désapprobation qu’il exprime sur la conduite des
négociations de paix. D’emblée, cette paix lui est apparue comme un
désastre. Coupable, le système, bien sûr, mais aussi l’homme – ainsi qu’il
l’explique sans fard dans la lettre, déjà citée, du 6 août 1919 à Wladimir
d’Ormesson, une lettre terriblement accusatrice. Pour lui, le Tigre reste
« celui qui depuis quarante ans a sapé les fondations de tout, ruiné les
pouvoirs matériels et l’autorité morale des chefs militaires pendant son
premier ministère, qui s’est aveuglément refusé pendant quarante ans à voir
quelles forces et quelles ressources nous valait notre empire colonial, qui
est à l’origine de toutes nos faillites extérieures, Tonkin, Égypte […] qui
pendant les trois premières années de guerre a rendu tout gouvernement,
tout commandement impossible, paralysant toute action, toute initiative par
son insulte quotidienne, dressant les soldats contre les généraux, les états-
majors, dont chaque article était une provocation à l’indiscipline – et dont la
force, la veine, alors qu’il a eu tout détruit, a été de dire “me voilà”, de
bénéficier de tout ce que les autres avaient préparé et, surtout, de n’avoir
pas “l’homme enchaîné” contre lui ». Nous retrouvons dans ces propos le
réalisme acéré, et la grande lucidité de Lyautey, qui ne cède jamais aux
effets de mode. Et il est vrai qu’au lendemain de la guerre Clemenceau est
l’objet d’un culte presque universel, de la gauche à la droite, incluant même
Maurras et l’Action française parmi les panégyristes… alors qu’il était, il y
a peu encore, l’un des hommes les plus détestés de la politique française,
parce que jugé l’un des plus cyniques et des plus destructeurs. Lyautey n’est
pas homme à oublier l’histoire, ni à se laisser emporter par un enthousiasme
de circonstance – tellement de circonstance que Clemenceau, pour le plus
grand bénéfice de sa légende, sera bientôt récusé pour l’Élysée et refoulé
dans une retraite sans retour. La popularité du célèbre politicien lui paraît
reposer sur une imposture : dans un système politique frappé d’aboulie et de
médiocrité, le public le plus éclairé est prêt, la victoire aidant, à se
précipiter sur l’homme qui ressemble le plus à un chef. Clemenceau, pour
Lyautey, n’est jamais qu’un Boulanger amélioré, alors que le salut du pays
passe par la promotion d’un grand et véritable parti conservateur. Il se
souvient des actions passées du Tigre, de la façon dont il fit tomber Ferry au
moment du désastre de Lang Son, de son incapacité à produire une véritable
politique extérieure au lendemain du combisme, et de son comportement
outrancier pendant les trois premières années de la guerre. Mais ce qu’il lui
pardonne moins encore, c’est sa gestion de la paix, c’est de ne pas avoir su
« gagner » la partie du grand règlement d’après-guerre, comme l’avait fait
en 1814 Louis XVIII, avec infiniment moins de moyens : « Et une fois au
pouvoir, alors que les circonstances mettront tous les atouts dans son jeu,
n’a-t-il pas l’effroyable responsabilité, lourde entre toutes, de l’écroulement
autrichien, de cette anarchie de l’Europe centrale dont nous ne sortirons pas
et dont nous crèverons. Il n’a aucune vue extérieure, aucune portée
d’homme d’État, au sens des Richelieu, des Talleyrand et des Cavour. Il est
incapable de concevoir les lendemains et de les préparer. Il nous mène au
jour le jour, à l’heure l’heure, en frappant du poing, faisant des mots et
injuriant ses adversaires pour tout argument. Et c’est à pleurer. » Il sera plus
dur encore, en 1921, dans une lettre à Maurras – à qui il reproche son
engouement passager pour le mystificateur : « Clemenceau, génie du mal et
de la destruction, qui a pu jouer un instant la comédie de l’union sacrée à
laquelle on s’est laissé prendre, mais qui en est la négation puisqu’il est la
Révolution et le Bloc incarnés, le serf de l’Angleterre, l’ennemi implacable
de tout ce à quoi nous croyons. »
Lyautey a compris très tôt, dès les premiers jours de l’après-guerre, que
la paix ne serait qu’un fiasco. Aussi confie-t-il à ses proches, à ses amis, son
désespoir de se sentir si étranger à son propre pays. Dès août 1919, il
écrivait à André Lazard que la capacité de récupération du peuple français,
que la qualité de cette pâte humaine nationale dont il vantait la richesse
avant guerre, ne suffisaient plus : « Nous nous heurtons à un vice de
construction implacable, le régime même, et les principes sur lesquels
repose toute la victoire de l’Entente : principes de désorganisation voulue,
doctrinale, érigée à l’état de dogme. Voyez Russie, Hongrie, Bohême,
Turquie, et tout le reste. L’Entente ne se manifeste que pour empêcher
partout toute tentative de restauration d’un ordre rationnel. » Ce lecteur
assidu d’Albert Sorel voit dans le concert des vainqueurs
de 1919 l’antithèse exacte du Congrès de Vienne : au souci d’équilibre et de
tradition qui avait inspiré les cours d’Europe, victorieuses de Napoléon,
s’oppose « la chose la plus paradoxale qu’ait vue l’Histoire : ces puissances
victorieuses incapables de dégager, où que ce soit, un équilibre quelconque
de leur victoire totale et s’acharnant à maintenir l’anarchie ». La clef, pour
lui, c’est le triomphe du principe démocratique, et il n’y a nul hasard si
l’Autriche-Hongrie, patrie de Metternich, est la victime propitiatoire du
nouvel ordre. Il ne voit plus de retour en arrière possible : sa vision de la
République et de la démocratie est plus sombre que jamais, le régime
parlementaire « nous tue ». C’est à cette époque qu’il prend la décision de
ne pas reconstruire Crévic : la « maison morte » est à l’image de la France.
Ce qui n’est plus ne saurait revivre. Il est d’autant plus convaincu du
caractère inéluctable de ce processus qu’il perçoit toute l’importance de la
« révolution » mondiale qui est en train de s’accomplir : crise économique
et crise sociale, nouveaux rapports de force entre l’ancien monde et le
nouveau, explosions révolutionnaires. Lorsqu’il reçoit la colonie française à
la Résidence, le 1er janvier 1920, pour la traditionnelle réception des vœux,
c’est pour tracer, à la manière d’un chef d’État, les vastes perspectives du
grand désordre issu du conflit, en ce temps où « les anciennes formules sont
devenues des étiquettes vaines qui recouvrent des choses vides ». Écrivant à
Wladimir d’Ormesson, en janvier 1921, il dénoncera les erreurs
fondamentales dans lesquelles vit la France d’après-guerre, la victoire et la
paix : « or il n’y a pas eu de Victoire, il n’y a jamais eu de Paix », mais une
« simple suspension d’armes, d’ailleurs aussi inopportune que possible, sur
un tout petit secteur du front total, alors que la guerre continuait partout
ailleurs, et que nulle part les forces de l’adversaire n’étaient détruites ».
Selon lui, Foch s’en était tenu à la bataille, au succès militaire comme une
fin en soi, quand le but véritable de la guerre, c’est « la destruction totale de
la force vive de l’adversaire ». « Je pleure sur le monde », conclut-il.
Le Maroc reste un merveilleux terrain d’action : mais désormais, il est
« sans issue ». Lyautey a essayé, sans succès, de convaincre le Quai
d’Orsay de faire du royaume un partenaire de la conférence de la paix, et
peut-être même un État associé dans le cadre du système de sécurité
collective qui doit émerger de la guerre. Mais ces idées novatrices sont
perçues surtout comme le délire mégalomane d’un incorrigible ambitieux, à
l’image des rêveries d’un Lawrence et de son « royaume arabe ». En réalité,
Lyautey voit loin, anticipe sur des évolutions du monde islamique qui
couvriront tout le XXe siècle et au-delà. Du moins, même s’il est peu écouté,
en ces lieux, la marge de manœuvre est-elle réelle. En novembre 1919, la
conjoncture politique nationale est plus favorable que jamais à la
Résidence : la majorité de « Bloc national », patriote et droitière, arrive au
pouvoir, le personnel parlementaire est profondément renouvelé,
l’espérance d’un nouveau souffle politique est dans tous les esprits. Plus
concrètement, Lyautey peut compter sur l’appui sans réserve de deux
hommes forts de la nouvelle majorité, Louis Barthou et Alexandre
Millerand. Il obtient du gouvernement, sans difficulté apparente, un nouvel
emprunt et des moyens accrus pour lancer de nouveaux investissements,
notamment dans le domaine de l’équipement en voies ferrées. Désormais,
les attaques concertées cessent ou s’atténuent. Mais la vigilance est toujours
de mise. Ainsi, Lyautey doit remonter au créneau pour obtenir la
prorogation d’un régime de restriction générale pour la liberté de la presse
et pour résister aux assauts répétés des journaux marocains et de la Ligue
des droits de l’homme qui interviennent sans cesse auprès du Quai d’Orsay
ou de la présidence du Conseil. Il parvient en général à imposer son point
de vue, ou fait le sourd lorsqu’il n’y parvient pas. Dans de telles conditions,
aurait-il pu tenir longtemps le régime du « proconsulat » ? L’arrivée au
pouvoir du cartel des gauches et sa mise à l’écart pendant la guerre du Rif
régleront la question… Dans le fond, et quelles que soient les contraintes
singulières du contexte marocain, on peut dire sans risque excessif d’erreur
que Lyautey n’a jamais eu grande considération pour la presse, et, sur un
plan plus général, qu’il a de moins en moins supporté, en vieillissant, les
critiques contre sa personne.
Il sent, peu à peu, que son action sur les choses est moins grande, que la
réalité de la société, les forces de l’économie vivent de leur vie autonome à
mesure que le territoire est pacifié et que le protectorat s’installe.
L’administration même qu’il a créée tend à respirer de son propre souffle,
tend à lui échapper. Fin novembre, s’exprimant devant les chambres de
commerce et d’agriculture, il met les points sur les « i ». Rappelant que le
protectorat « n’est pas une question d’opinion ni personnelle, ni locale, ni
métropolitaine », mais un « fait réglé par des traités », il met en garde ses
auditeurs contre tout faux espoir : « Les institutions politiques françaises
n’ont pas de place au Maroc. Nos nationaux peuvent y avoir des organismes
et une représentation professionnelle, mais ne peuvent y avoir une
représentation politique. Les revendications et les polémiques à ce sujet ne
représentent donc que de l’encre gâchée et du temps perdu. » En décembre,
le gouvernement français renouvelle ses assurances au sultan par la bouche
de Lyautey : « C’est dans le cadre intangible de ses institutions propres que
le Maroc assurera le mieux son développement matériel et social, sa
sécurité et sa force, et qu’il s’unira plus intimement encore à la France à
laquelle l’attachent des liens indissolubles créés par la paix comme par la
guerre. »

1 On se souvient de cette réflexion, citée par Alain Peyrefitte dans C’était


de Gaulle : « Le propre du gouvernement, c’est qu’il gouverne […]. Il n’est
pas comme du sable entre les doigts. »
2 Il écrit du règne de Louis XIV : « Le même règne qui mit le sceau à
l’unité politique, et porta presque à son entier développement l’unité
administrative, a posé les fondements de ce qu’on peut nommer l’unité
morale de la France. »
13

SÉJOURS PARISIENS
ET DERNIERS RÊVES DE POUVOIR

En 1920, politiquement conforté par la victoire du Bloc national, Lyautey


s’embarque pour la France en vue un séjour de plusieurs mois – un peu plus
long que d’habitude. D’une manière générale, ses séjours en France vont se
faire plus fréquents. Sa santé, dans une certaine mesure, l’exige – il
apprécie particulièrement ses périodes de cure à Vichy, hors saison, lorsque
la ville d’eaux est dégagée, selon sa propre expression, « de l’horrible
affluence des rastas et des militaires »… Au Maroc même, la situation est
assez stable pour permettre ces échappées. Et puis, Lyautey a de plus en
plus besoin de prendre le pouls de la capitale, de l’opinion publique, de
renouer avec ses relations après l’éloignement de ces années de guerre.
Cette fois, il ne s’agit pas seulement de régler des dossiers à Paris, d’obtenir
des crédits, ou de rendre visite à sa famille – notamment sa sœur, à
Touchebredier. Ayant renoncé à reconstruire Crévic, il a jeté son dévolu sur
un modeste manoir qui lui vient de sa tante, situé à Thorey, dans le
département de Meurthe-et-Moselle, au pied de la « colline inspirée ». La
demeure a besoin d’être aménagée, et, quelles que soient les qualités
d’intendance de sa femme, il tient à vérifier lui-même le bon déroulement
des travaux. Il court les antiquaires, s’efforce de rassembler des
« vieilleries » pour meubler Thorey. Surtout, une échéance trop longtemps
différée l’attend : sa réception à l’Académie française. Pour préparer son
discours, il se replie, pendant le mois de mai, dans la propriété familiale de
son fidèle « Wladi », à Ormesson. Il profite de l’occasion pour se délasser,
se promener, dessiner, consulter ses archives. Puis il s’attelle à la rédaction
du discours qu’il doit prononcer le 8 juillet, et qu’il sait très attendu. Il doit
faire l’éloge de son prédécesseur, l’historien de l’Empire Henri Houssaye,
et s’imposer par l’autorité et par le style sur les sujets qui lui sont chers :
l’histoire de France, l’action coloniale.
Le discours sera solide, construit, équilibré, sans génie particulier. Le
talent littéraire de Lyautey est dans la description des paysages qu’il
observe avec l’acuité visuelle d’un artiste. Pour le reste, la forme est plus
conventionnelle. Henri Houssaye, d’abord : c’est donc l’histoire de
l’Empire, et en particulier de l’Empire finissant, qu’il s’agit d’évoquer –
même si Lyautey s’attarde longuement sur ses premiers travaux, Alcibiade
et la Grèce antique… Il insiste d’abord sur les hommes, les soldats, les
Marie-Louise, dont il fait les ancêtres des « poilus ». Puis vient, tout de
même, un long passage sur Napoléon, « l’homme et le chef de guerre », son
« incomparable grandeur », qu’il exalte volontiers, sans se prononcer sur le
régime politique qu’il a créé… Il n’en profite pas moins pour réhabiliter
l’œuvre de pacification et de reconstitution des forces nationales entreprise
par la Restauration, et pour saluer l’esprit « européen » de Louis XVIII et
de Talleyrand. Il s’offre même le luxe de citer Charles Maurras, non
nommément, mais à travers l’évocation du temps « où les Français ne
s’aimaient pas1». Suivent des éloges de Vogüé et de Mun, le conduisant
enfin à l’œuvre coloniale, si méconnue, et à la guerre coloniale, par
excellence « une guerre constructrice, une œuvre de paix et de
civilisation ». La réponse incombe à Mgr Duchesne, qui brosse un portrait
assez habile de Lyautey, et va même jusqu’à dire : « Je ne sais si les fées de
Lorraine ont prophétisé sur vos débuts et vous ont dit : “Tu seras roi !” Mais
le fait est que vous avez, sans le titre, la réalité du pouvoir souverain, et du
souverain fondateur d’empire. »
On ne pouvait mieux dire… Le propos de Lyautey, en cette occasion
solennelle, lui avait du moins permis de réaffirmer sa conception de l’action
coloniale, mais aussi sa vision de l’action politique en général, et son
attachement pour le rôle constructeur de la monarchie. En septembre, dans
une lettre étonnante à Paul Desjardins, il revient sur l’affaire Dreyfus et les
« infamies » qu’il avait en son temps devinées et dénoncées. Mais le
réalisme politique le conduit à en constater les néfastes conséquences :
campagne contre l’armée, désorganisation du renseignement, excès du
combisme et de ses chasses à l’homme… Peu à peu, il s’est « rapproché de
beaucoup de choses traditionnelles, de celles mêmes dont je ne méconnais
pas les tares, parce que chez moi s’est formée la conviction accrue que là
seulement était l’axe solide qui assure la vie des sociétés et des nations ». Il
se sent « de plus en plus conservateur », ne croit plus, même s’il le regrette,
à une restauration monarchique, mais attend encore beaucoup de ces
institutions traditionnelles que la France a « dans la peau » et qu’il faut
remettre à l’honneur. « En cela, je le reconnais, écrit-il à Desjardins, je me
rapproche beaucoup de l’Action française, Maurras, Bainville, exclusion
faite des insulteurs et des violents, dont je ne serai jamais. » Il n’hésite pas à
confesser que, au temps de l’Union morale, il « forçait sa nature », que, s’il
aime le peuple, c’est en « patron » et en « aristocrate », qu’il a « dans la
peau le dogme des hiérarchies sociales ». Dans une lettre de la même
époque à Joseph Chailley, il est plus explicite, se dit « possibiliste » – dans
son esprit un autre mot pour républicain de raison ou de résignation2.
Cette mutation assumée est-elle un signe ? A-t-il totalement renoncé à un
destin national ? L’aventure marocaine est-elle vraiment pour lui une voie
sans issue, alors qu’il approche de ses soixante-cinq ans ? Mais, dans le cas
contraire, comment faire, comment revenir sur le devant de la scène ?
Lyautey ne se lasse pas de jouer les chefs de file ou les mentors de la
jeunesse. C’est pourquoi il multiplie les voyages en métropole, comme s’il
voulait garder le « contact » et ne pas se couper du monde dans sa tour
d’ivoire marocaine – au demeurant de plus en plus contestée. Il n’oublie pas
non plus d’entretenir son image de « lettré ». En 1920, il a fait paraître ses
Lettres du Tonkin et de Madagascar, il publie en 1921, dans la Revue des
Deux Mondes, ses lettres de Grèce et d’Italie et ses lettres de Rabat (1907).
Et il recherche plus que jamais les contacts.

À LA RECHERCHE D’UN RELAIS


Un soir de février 1922, à Neuilly, chez son ami Max Lazard, il rencontre
des jeunes « sociaux » : Robert Garric, Pierre Deffontaines et d’autres
garçons, tout imprégnés de la lecture récente des Lettres du Tonkin et de
Madagascar. « Il entra, se souvient Garric. Je le revois encore, tel qu’alors
il nous apparut, grand, mince, élancé et souple, portant dans le regard une
flamme… Il entra et, tout à coup, il n’y eut plus que lui, vers lequel
convergeaient tous les regards, tant était forte sa présence… » Ces jeunes
gens, Lyautey les tient sous le charme, et il les suivra dans leur aventure des
« Équipes sociales » qui n’est qu’une reprise, à distance, des cercles
d’Albert de Mun. Mais ces disciples ne forment pas une troupe et ne
peuvent porter une action à caractère politique. Seule solution : être appelé
par une grande voix. Lyautey, nous l’avons vu, est un homme de lettres et
de plume, il croit au pouvoir de l’écrit, au pouvoir des mots, il croit à la
propagande – dès lors qu’elle est subtile et bien conduite. Dans Lyautey,
créateur, l’écrivain Claude Farrère a raconté comment, à l’occasion de ce
séjour de 1920 en France, le général avait tenté de le « recruter » pour faire,
en quelque sorte, la promotion de son œuvre au Maroc. Esprit très
conservateur, fasciné par les aventuriers du grand large auxquels il
consacrait l’essentiel de ses romans, Farrère ne pouvait que se laisser
séduire. Soulignant le rôle évident joué par Mustapha Kemal dans la
résurrection de la Turquie, Lyautey lui explique que les romans de Pierre
Loti, ainsi qu’un des romans de Farrère lui-même, L’Homme qui assassina,
ont beaucoup fait pour convaincre l’opinion occidentale que le peuple turc
n’était pas la horde barbare que chacun présumait et était tout à fait à même
d’entrer dans la modernité. Et il lui demande de rejouer le même exercice
avec le Maroc qu’il présente comme une terre tout aussi méconnue : ce sera
chose faite, peu de temps après, avec la publication des Hommes nouveaux,
roman qui met « en situation » de nobles officiers et des hommes plus
vulgaires, enrichis dans les affaires… Mais Farrère, comme les frères
Tharaud, est un écrivain sans véritable influence politique. Il ne saurait se
comparer à Barrès, dont l’aura demeure immense…
Barrès : au cours de ses séjours à Thorey, mais aussi à Paris, dans les
dîners, et à l’Académie, où il est désormais son confrère – grâce, d’ailleurs,
à son soutien –, Lyautey fréquente Maurice Barrès avec une certaine
assiduité. Les relations entre les deux hommes n’ont, dans le fond, jamais
été transparentes. Sans doute aurait-on pu déceler assez tôt quelque rivalité
entre les deux « princes lorrains », si différents de caractère. La personnalité
de Barrès était décidément trop contrastée, et Lyautey ne pouvait être
qu’agacé par la tournure très combative et presque hâbleuse qu’avait prise
son discours patriotique. En outre, l’écrivain, tout en dénonçant le système,
restait un parlementaire dans l’âme, donc, envers et contre tout, un homme
de ce « cloaque » (l’expression est de Barrès) que Lyautey méprisait.
Barrès, de son côté, était irrité par le tempérament tourmenté et capricieux
de ce dernier, par ce rapport ambigu et orgueilleux qu’il entretenait avec la
politique. Chez lui, il décelait un certain esprit velléitaire, une volonté
perpétuelle d’être admiré et d’entraîner, mais sans toujours être prêt à en
payer le prix. Barrès, de huit ans plus jeune, avait conquis très tôt une très
grande renommée littéraire. Ne l’avait-on pas baptisé, au temps de la
trilogie du Culte du moi, le « prince de la jeunesse » ? Une génération
entière s’était d’abord reconnue dans ce prosateur solitaire et
anticonformiste, à l’exemple de Léon Blum – qui sollicita en vain sa
signature en faveur de Dreyfus et qui ne cessa pourtant de le célébrer dans
la Revue blanche. Et puis Barrès s’était transformé en romancier à thèses,
s’était rallié au combat boulangiste et nationaliste, avait publié une autre
trilogie, le Roman de l’énergie nationale, témoignage brillant et accablant
d’un grand intellectuel contre les dérives de la République parlementaire.
La génération de l’immédiat avant-guerre s’était reconnue dans cet esprit
flamboyant et incisif, et c’est un fait que ses œuvres figureront toujours en
bonne place dans la bibliothèque de Charles de Gaulle – elles y figurent
encore. Enfin, la guerre était venue, et l’écrivain lorrain avait mis sa plume
au service du combat contre l’Allemagne. Cette Chronique de la Grande
Guerre, succession inlassable d’articles patriotiques, devait être reprochée à
l’écrivain, mais elle acheva de consacrer la notoriété de l’homme public. Au
lendemain de la guerre, Barrès avait poursuivi son activité de député, avec
un certain succès, plaidant pour la constitution d’un axe franco-rhénan et
pour la mise en œuvre d’une grande politique nationale de développement
des études scientifiques. Cet homme capable de se battre à la fois pour la
restauration des églises et la promotion des savants était un apôtre de
« l’énergie », dont le meilleur « professeur » avait été encore, selon lui,
Napoléon. Une personnalité comme Lyautey aurait pu l’attirer. Mais au
lendemain de la guerre, le grand écrivain n’est plus le même homme qu’au
temps du boulangisme ou de l’affaire Dreyfus. Après la publication de La
Colline inspirée, en 1913, et ses innombrables articles de guerre, il a pris
quelque distance avec sa conception passionnée et engagée de la politique
et du milieu parlementaire. L’évolution de ses Cahiers, écrits au fil du
temps, le montre. Le spectacle de la grande boucherie, le miraculeux
redressement symbolisé par Clemenceau, l’élection de la Chambre bleu
horizon, peut-être aussi les premiers signes de la vieillesse et le
pressentiment, chez ce cœur fragile, que la mort est proche, tout porte
Barrès à un certain apaisement. S’il multiplie les écrits, les discours, les
interventions, c’est dans le seul souci de redonner de la vigueur et de
l’assurance à un pays exsangue. Mais, dans la France de l’immédiat après-
guerre, il reste un nom immense, un homme célébré par le régime, et c’est,
malgré tout, un républicain – un républicain d’autorité. Et voici qu’en ce
printemps de 1921 l’illustre Africain revient vers son confrère de
l’Académie qui note pour lui-même, en mars, ces impressions criantes de
vérité :
« Causé deux heures avec Lyautey. Je le vois avec stupeur reprendre
exactement la conversation qu’il avait eue avec moi en 1912 (?) à Crévic,
quand il m’avait emmené après déjeuner, seul, dans son “grenier”. [Je dois
donc] toujours revenir à Boulanger ! En un mot, il voudrait que je lui fisse
une popularité. Il débute par me dire sa souffrance de passer pour n’avoir
pas fait la guerre. Il m’explique (et voudrait que l’on sût) qu’un grand chef
souffre plus au Maroc que dans les états-majors confortables du front
français, et puis qu’on n’a jamais cessé de se battre là-bas. Il parle
noblement de cette tristesse, pour ses hommes, d’être méconnu […]. Il
récrimine contre le Parlement, voudrait un homme, refuse d’être sénateur :
« — Des discours ! Je ne sais que commander.
Je ne lui cache pas que rien ne favorise plus ces idées de césarisme. Il a
soixante-dix ans. C’est un chef. Oui, je l’aime et je l’admire ; mais il a ses
limites. Je ne le vois pas en état de dominer la situation. »
Et Barrès, fin psychologue, ajoute :
« Le comique de cette conversation, c’est que, quand il a obtenu mon
approbation pour ses idées, il se hâte d’essayer de me passer la difficulté en
me disant :
« — Eh bien ! oui. Je veux bien. (Je veux bien les soutenir, les appliquer.)
Mais quels moyens voyez-vous ?
« Or, tout naturellement, il m’a demandé ce rendez-vous. Il expose son
programme ; c’est à lui de me dire où il veut en venir.
« Où il veut en venir ? C’est clair : à m’enrôler. Je ferais des articles, je
me répandrais en propos. Mun et Vogüé lui manquent.
« Il est d’avant-guerre. »
C’était tellement bien vu : « Mun et Vogüé lui manquent »… Lyautey ne
se lassera jamais d’espérer une nouvelle tranche de vie aventureuse, celle de
la grande politique nationale. Mais pour Barrès, le temps du héros africain
est passé. En décembre 1916, lors de la nomination de Lyautey au ministère
de la Guerre, il lui avait écrit avec sincérité ses encouragements (« Je vous
tiens pour l’homme que le salut public attendait et exigeait »), tout en
soulignant qu’il était bien tard, et tout en proposant néanmoins ses services
pour agir sur l’opinion. Mais l’expérience du ministère avait été un échec,
elle avait montré que le ministre d’un jour ne « dominait » pas la situation.
Le plus étonnant, c’est que Lyautey ne comprendra pas la réserve de Barrès
en 1921 et reviendra à la charge, par courrier, en 1923, avec le même
artifice : en demandant, de nouveau, des « conseils », en demandant, de
nouveau, qu’il lui suggère les « moyens ». Et s’attirant, en réponse, cet
ultime message de Barrès, message fort clair lancé comme au seuil de la
tombe3 : « Je comprends parfaitement tout ce que pour la deuxième fois
vous m’avez fait l’honneur de me dire. Je vous réponds peu et mal parce
que je ne vois pas, dans les conditions de l’heure, de quelle manière votre
genre de chef et de construction peut être employé à la tête de l’État, qui
aurait bien besoin de chef et de constructeur. » On ne pouvait mieux dire :
c’était même assez sec, de « prince lorrain » à « prince lorrain ». La
personnalité de Barrès était trop contrastée, trop complexe, et désormais
trop détachée du pouvoir et des honneurs pour pouvoir recueillir les
tourments d’ambition de Lyautey. L’écrivain l’admirait vraiment, mais ne
croyait plus qu’il pouvait être l’homme du destin4.
Maurice Martin du Gard a bien perçu cette dimension de leurs rapports,
écrivant de Lyautey, l’homme qui aimait les écrivains : « Il eût été un héros
pour Barrès s’il n’avait pris les devants et écrit sa vie au fur et à mesure, au
lieu de se taire et de la lui donner en bloc. Finalement, Barrès l’admira pour
tant de belles et nobles vues sur la France et pour le Maroc amical qu’il
nous faisait. Le sentiment très vif du ridicule qu’il avait ne lui permettait
pas toujours de le suivre d’aussi près que le simple patriotisme l’eût
souhaité. » Avec le « bourgeois de Charmes, de petite santé, sur le tard
grand bourgeois goethéen », qui « était le contraire d’un cavalier » et
« n’avait pas le moindre préjugé de caste », les écarts de caractère étaient
trop grands. La colline de Sion les rapprocha, cependant, et leur permit de
se rejoindre, écrit Martin du Gard, « dans la source commune : la poésie ».
Ce haut lieu lorrain, si accueillant pour les âmes dépressives ou
mélancoliques, convenait à leur tempérament : Elisabeth d’Autriche n’y
était-elle pas venue elle-même en pèlerinage ? Et le dialogue barrésien de la
chapelle et de la prairie, qui clôt La Colline inspirée, cette dialectique de
l’ordre et de l’instinct, n’était-il pas adapté au tempérament de Lyautey ?
Aussi, lorsque le grand écrivain français est emporté par une crise
cardiaque, Lyautey se fait-il un devoir de lui rendre hommage. Il écrit, le
matin même, une lettre à Léon Bailby, directeur du journal nationaliste
L’Intransigeant, une lettre sollicitée et destinée, bien évidemment, à être
publiée5. Il y évoque cette amitié récente qui l’a rapproché de Barrès à
l’occasion de ce séjour prolongé en Lorraine auquel le vouait sa
convalescence : « … une amitié, tardive mais ardente, une véritable amitié
de jeunes hommes. » Ce séjour lorrain les met en communion : ils se
rencontraient régulièrement, échangaient idées et impressions sur le destin
français, sur la nécessité de l’unité et du relèvement après la grande tuerie.
C’était véritablement l’union de deux âmes inquiètes, de deux dépressifs
chroniques obsédés par l’histoire et hantés par le déclin : de deux hommes
qui, toujours, auront le regret de n’avoir pas franchi le pas, celui de l’action
et de la rupture avec l’ordre établi. Détail amusant, toutefois : dans la lettre
à Bailby, Lyautey donne la parole à la Lorraine incarnée et se laisse aller à
une composition littéraire qui frise le plagiat du grand disparu. Il fait dire à
sa chère province : « Oui, je suis la Lorraine, la vieille Lorraine de vos
ducs, si étroitement unie à l’Alsace que les limites s’en entremêlent, mais je
suis avant tout la “Marche de France”, et c’est pourquoi surtout vous
m’aimez, et si je vous sens mes fils, c’est parce que, Français avant tout,
vous savez que je suis le glacis indispensable à la grande patrie… » Sans
doute le maréchal éprouvait-il quelque jalousie secrète pour le talent
littéraire de Barrès… À défaut de pouvoir être présent sur sa tombe, il
enverra son frère lire un émouvant discours pour ses funérailles. Leur
histoire avait des allures de rendez-vous manqué.
Alors, pour Lyautey, vers qui se diriger ? En ces années, hors Barrès, il
n’était guère d’autre alternative que cette Action française, pour lui attirante
et horripilante à la fois. On sait qu’il se faisait apporter le quotidien plié
dans le sens de la hauteur, pour n’apercevoir que l’éditorial de Jacques
Bainville et échapper aux litanies plus agressives des autres plumes du
journal. Naguère, on s’en souvient, il avait tenté d’approcher Paul Bourget,
mais ce dernier restait un peu en marge. Lyautey, qui aimait ses livres,
n’avait guère pu dépasser le stade d’aimables échanges épistolaires et de
rencontres sans lendemain : Bourget était avant tout un écrivain, assez
mondain, en aucun cas un « leader d’opinion ». Bien plus tard, en
juillet 1933, il lui écrira : « Tout malentendu est fini entre nous », faisant
écho à une lettre de Lyautey qui, quelques mois plus tôt (septembre 1932),
lui écrivait lui-même, pour son quatre-vingtième anniversaire : « Nous
sommes certainement d’accord sur tout ce qui est l’essentiel de la vie, vie
intérieure, vie publique – et sur ce qu’il convient de souhaiter pour le salut
de notre pays. » Entre les deux hommes, entre l’esprit tourné vers l’action et
l’écrivain réactionnaire, l’accord n’avait pu se faire.
Il y avait bien Bainville, dont la réputation allait grandissant. Là encore,
le contact, aisé, n’ira pas au-delà du témoignage mutuel d’admiration.
Le 18 décembre 1920, Lyautey lui écrit pour le remercier de l’envoi des
Conséquences politiques de la paix : « Mon cher Bainville, j’ai reçu votre
livre, et, d’ailleurs, je vous lis tous les jours. Voici qu’une à une vos
prophéties se sont réalisées ou se réalisent. Elles me saisissent d’autant plus
que depuis trois ans, j’ai dit et écrit dans le même sens. Ici, ce sont les
prodromes du mouvement tournant bolchevico-germano-islamique. » On
dirait qu’il s’écrit à lui-même : « Mais à quoi sert de savoir quand on se sent
ou se sait si impuissant. » Le sens historique aigu, la clairvoyance, le bon
sens de Bainville ne peuvent que le séduire, tant ils lui rappellent ses
propres qualités. Des qualités dont il est conscient : ainsi, en janvier 1921,
écrit-il à son fidèle « Wladi » de rechercher ses vieilles lettres et de les
garder : « Car il sera curieux d’y revoir à quel point, en ces années
tragiques, nous avons eu tous deux le sens préalable des événements. » Tous
deux, c’est-à-dire « moi »… Et il ajoute avec simplicité que cette qualité
qu’il possède, d’être un esprit visionnaire, tient à une raison majeure, « c’est
que nous savons notre histoire, en avons le sens, et avons dans la peau la
France traditionnelle. » Qualités dont il fait crédit à Bainville : il le lui
redira dans une lettre de juin 1924, après la parution de son Histoire de
France – l’un de ses grands succès. Son audience est plus large que celle de
Maurras, même si son influence intellectuelle est moins profonde. Comme
l’a bien montré Dominique Decherf, il fut plus lu que son aîné, le maître de
Martigues, « parce que lu par beaucoup plus de monde, hors des cercles
d’Action française, et parce qu’il était plus lisible, par le style, mais surtout
par le contenu, sans parti pris, à l’école des seuls faits6 ». Il y a moins une
« pensée » bain-villienne qu’un regard pénétrant sur l’actualité, inspiré par
une connaissance profonde de l’histoire. Contrairement à Maurras,
Bainville n’est pas un bâtisseur de système. Il se distingue, parmi les
éditorialistes de la presse monarchiste, par une absence presque totale de
préoccupations antisémites. C’est par la connaissance de l’histoire qu’il a
donné son adhésion au royalisme. Ce mélange d’intelligence acérée et de
constante courtoisie semble le désigner à Lyautey comme l’interlocuteur
idéal. À l’inverse, le maréchal ne cesse de lui faire grief des articles
virulents de Léon Daudet, des colonnes enflammées de L’Action française.
En janvier 1933, il interviendra même auprès de lui pour faire cesser une
campagne de presse contre le cardinal Verdier, archevêque de Paris : « Vous
allez me répondre que “l’AF” ce n’est pas vous, mais je ne puis supposer
que vous ne puissiez y exercer quelque action. » Et pourtant… au-delà
d’une « communion d’angoisses », les rapports entre les deux hommes
n’iront jamais au-delà de l’estime, une grande estime réciproque, certes,
mais rien de plus approfondi. Bainville était une influence, mais il n’était
pas un politique actif, il n’avait ni les réseaux, ni les méthodes pour engager
une campagne en faveur de Lyautey – une campagne en quel sens, au
demeurant ? Les temps ne s’y prêtaient pas, et quand il s’y prêteront –
en 1934 –, il sera trop tard.
Restait Maurras… Ses relations avec Lyautey auront été des plus
significatives. Il est peu probable que Lyautey ait jamais songé à s’appuyer
sur lui pour fonder une action politique durable. Du côté de Maurras, y eut-
il jamais la tentation de faire du grand Africain le soldat loyal qui
restaurerait la monarchie ? L’admiration du fondateur de l’Action française
pour ce grand colonial, qui était aussi un grand caractère, était vive et
sincère. Pour apprécier la force de cette admiration, il faut comprendre la
nature profonde de Charles Maurras : celui qu’on aurait pris aisément pour
un esprit purement doctrinaire éprouvait la grande frustration de l’action.
Dans la préface des Vergers sur la mer – petit ouvrage très dense, très
poétique et politique à la fois, paru en 1937 –, il rappellera ces années de sa
jeunesse où il eut « la passion de certaines courses rapides ». Ce n’étaient
alors que les petites villes de province, qu’il aimait à visiter en toute
liberté : « J’éprouvais le besoin de savoir quel rapport matériel je soutenais
avec le vaste monde, où étaient le levant, le couchant, le nord et le midi
[…]. De plus, on s’était mis à rêver de plus longs voyages. Un frère colonial
vantait au loin l’île de Pâques, l’Australie, Nouméa et ce désert océanique
des Antipodes de Paris, meublé, disent les géographes, d’un arceau de roche
géante sous laquelle “les flots s’engouffrent en gémissant”. » Vient l’affaire
Dreyfus, et Maurras entre en politique « comme en religion » : « Le centre
de mon existence fut désormais fixé dans l’enceinte triangulaire que
déterminent le Palais-Bourbon, le Palais de Justice, et, sur la rive droite, le
quartier des journaux […]. Je fus l’esclave de cette transe mystérieuse, où
les événements vous obsèdent, bien qu’ils s’égouttent avec une lenteur de
siècles. » La conversion est faite : l’ouvrage fondateur, publié en 1900, est
L’Enquête sur la monarchie. La pensée maurrassienne s’élabore en ces
années de crise intérieure, lorsque l’affaire Dreyfus coupe la société en
deux, telle une véritable faille géologique (le mot est de Lyautey) :
méthodique, éclairé d’une impressionnante érudition historique, servi par
une clarté d’expression sans pareille, Maurras développe aussi ses idées à
l’intention du grand public bourgeois, notamment dans ses articles d’une
« campagne royaliste au Figaro ». Maurras est obsédé par l’unité : unité de
la patrie, de la nation, devenue le seul « cercle politique solide » depuis que
la Réforme a cassé l’unité de la chrétienté. Tous les autres cadres sociaux –
famille, commune, province – ne tiennent que par ce qui est national. La
monarchie est donc le seul régime qui puisse assurer la transcription
politique de cette exigence, parce qu’elle a pour elle l’unité d’action et la
durée, parce qu’elle récuse les partis, les blocs, les factions, dont la seule
raison d’être est de se partager le pouvoir. Pour le royaliste, il n’est qu’un
parti, celui du roi, c’est-à-dire celui du pays. « En France, écrit Maurras, nul
ne représente le souci de notre avenir national. Nos Cabinets sont les
créatures des Chambres. Ils subsistent comme les Chambres dans
l’obsession de l’intérêt immédiat. Quel intérêt ? Celui de se maintenir au
pouvoir, avec leur parti. Par conséquent, les députés auront beau aliéner
officiellement leur faculté d’initiative, ils la garderont en réalité. Leurs
propositions dépensières auront seulement à faire un petit détour ; elles
passeront par l’antichambre des ministres, qui viendront proposer ce que
proposent les députés aujourd’hui. Ces députés qui pervertissent leurs
ministres sont donc de bien méchantes gens ? Ne noircissons pas les élus.
Ils reflètent leurs électeurs […]. Dans ce circuit de mendicité mécanique,
l’électeur et l’élu, l’élu et le ministre peuvent être personnellement de très
bonnes âmes : leur œuvre est le miroir des nécessités de leur régime. »
Maurras ne prêche pas pour autant le coup d’État, mais il attend tout de
l’homme providentiel qui rétablira l’ordre et remettra le pouvoir à une
dynastie légitime. Aux sceptiques qui lui objectent l’irréalisme de ses idées,
il répond d’avance : « Il n’y a que l’extraordinaire qui arrive. L’ordinaire
n’arrive pas, il est : seulement, on calcule mal si l’on table que rien ne
remplacera ce qui est. » Maurras rappelle que la construction nationale
française n’est pas le produit d’une situation géographique, ni de la
domination d’une race, mais d’une volonté : la lente, la ferme volonté des
Capétiens. Il croit en l’homme, qui est « un facteur, une énergie artiste, un
pouvoir modificateur ».
Une telle pensée, telle qu’elle fut formulée au début du siècle, ne pouvait
que séduire un homme comme Lyautey. La critique serrée et concrète de
l’impuissance du système républicain, l’exaltation de l’action et de la
volonté, le rappel inspiré de l’histoire, l’hommage rendu à la fois à la
tradition et au rôle de l’initiative individuelle parlaient à son intellect –
comme elle parlera à celui de De Gaulle, tout jeune homme à cette époque.
En outre, Maurras est un critique virulent du département, de la
centralisation et de la destruction des provinces qu’il impute à la Révolution
et à l’Empire. De son côté, Maurras, dans ce contre-modèle que représentait
la vie de Lyautey – un Lyautey par ailleurs royaliste, élégant, de grande
intelligence –, a vu peut-être, par moments, l’esquisse du destin d’un Monk.
En tout cas, un homme qui, comme lui, est « né les yeux ouverts ». Dans
une lettre d’octobre 1916, il lui exprime « la plus haute admiration d’un
Français qui enrage de voir et de prévoir7».
Quant à Lyautey, son attitude envers Maurras, comme envers Bainville,
ne se confond pas avec son opinion sur le journal lui-même, et sur le
mouvement politique. Le 4 août 1921, il écrit à Maurras pour le remercier
de l’envoi de la nouvelle édition de Kiel et Tanger : « Vous êtes une très
grande force – et la spontanéité avec laquelle votre amitié est venue à moi
me la rend plus chère. Vous pouvez compter sans réserve sur la mienne
[…]. Mais combien vous me troublez ! Combien L’Action française me
déroute depuis quelque temps ! Tellement d’accord avec vous sur les
principes directeurs, je m’en sépare si souvent sur l’appréciation des
personnes. Je vous vois […] livrer à la vindicte publique, journellement, des
hommes, dont beaucoup de choses me séparent, mais dont j’estime les uns,
dont je regarde les autres comme des forces à garder en réserve, dont, pour
plusieurs, j’ai pu apprécier la conscience, la sincérité et le patriotisme. Je
vous vois journellement porter d’autres sur le pavois que je regarde –
méprise de tout mon dégoût –, les uns comme des forbans et des menteurs,
d’autres comme bêtes à pleurer, d’autres cachant les plus viles ambitions –
et je les connais, je les ai pratiqués, soupesés, j’en sais les dessous. » Il
trouve ainsi l’Action française bien complaisante pour Paul Doumer, dont
les vertus privées sont incontestées, mais l’intelligence « innommable » et
le raisonnement « quelconque », ou pour ces mystérieux «C. et D. » qu’il
décrit comme « des dangers publics ». Il reproche au mouvement
maurrassien d’affaiblir sa propre doctrine de salut national en jetant trop
d’anathèmes. « Avec qui la Restauration a-t-elle refait la France ? Est-ce
avec les imbéciles de la Chambre introuvable, ou avec les renégats des
régimes antérieurs en qui elle a su discerner les grands serviteurs possibles
du pays éternel ? Et voilà. Je vous gobe et je vous aime ! » La position de
Lyautey rappelle un peu – dans un registre moins lyrique – celle de Charles
Péguy qui, nullement maurrassien, n’en éprouvait pas moins une certaine
admiration pour la construction intellectuelle du fondateur de l’Action
française, et aussi pour la passion de l’unité qui l’habitait.
Lettre étonnante où est contenue une part essentielle du grand débat qui
n’eut jamais vraiment lieu au sein de la droite française, la guerre étant
venue brouiller les cartes et créer des interdits indépassables. Dans leur
désaccord, Barrès et Maurras esquisseront ce débat, le premier estimant que
l’exigence d’unité doit l’emporter, et que l’histoire de France est un tout,
avec ses faiblesses et ses grandeurs, dont on ne peut rien retrancher sans
dommage. C’est le gaullisme qui tranchera – pour combien de temps ? – ce
dilemme où Lyautey rejoignait Barrès.
Mais la relation si particulière entre Maurras et Lyautey se poursuit.
Le 30 août 1921, le premier répond avec chaleur au second, sans répondre
vraiment, et en invoquant la « corruption générale ». Maurras est gêné, il
admire Lyautey, mais ne se situe pas sur le même plan. Il lui faut à tout prix
préserver la pureté mécanique de sa doctrine. L’écriture est tellement
illisible (ce qui est souvent le cas chez Maurras) que Lyautey, alors à
Thorey, doit se faire déchiffrer le « palimpseste » par un de ses
collaborateurs. « Je le lis, le relis et j’en suis très ému », répond-il,
poursuivant : « Nous sommes d’accord sur le fond : le vice du régime, les
périls de mort, l’enchaînement des faiblesses et des concessions. » Mais
c’est pour dire aussitôt : « Restent les moyens et les personnes. » La crise
entre les deux hommes éclate en février 1922 : l’Action française publie un
article outré et violent contre Joseph Reinach, qualifié de « singe obscène »
par Léon Daudet dans un de ces excès auxquels s’adonne si souvent le
grand polémiste et auxquels il mettra fin devant la montée du nazisme et
l’approche de la guerre. Pour Lyautey, c’en est trop : sur son bureau, la
photographie de Reinach est voisine de celles de Léon XIII et du comte de
Chambord. Ancien collaborateur de Gambetta, Joseph Reinach est une des
figures les plus nobles et les plus brillantes de la IIIe République. Son
patriotisme fervent a fait de lui, avant-guerre, l’un des défenseurs les plus
vigoureux du service de trois ans. Cet homme très courageux et
formidablement intelligent, au cuir tanné par les attaques les plus basses, a
publié des écrits d’une grande sévérité sur l’évolution du régime, sur sa
dégénérescence morale, sur la médiocrité de ses dirigeants, sur la
démagogie d’un système qui suit l’opinion au lieu de la conduire. Son
ouverture d’esprit est grande, et il témoigne, par moments, plus
d’admiration pour l’ancienne monarchie dans ses grandes heures que pour
la décadence républicaine dont il est le témoin attristé. Bref, il est très
proche d’un homme comme Daniel Halévy, et Lyautey l’a toujours vénéré.
Son seul crime, aux yeux de l’Action française, est d’avoir été dreyfusard –
il est l’auteur d’une histoire monumentale de « l’Affaire ». Indigné,
Lyautey résilie son abonnement – tout en prenant soin, dit-on, d’abonner
son secrétaire, tant sa curiosité d’esprit ne peut se dispenser du moindre
ressort. Maurras lui écrit une lettre embarrassée, excusant Daudet par le
souvenir de l’affaire Dreyfus. La brouille n’est pas consommée, car Lyautey
lui écrit encore en novembre 1922 après la mort de sa mère. C’est en
juin 1923 qu’il explose : dans une lettre au maître de Martigues, il parle de
« provocation à la guerre civile », l’accuse de rejoindre la « prose ordurière
de Daudet ». « Que votre bande d’apaches s’étiquette royaliste, nous
sommes en nombre croissant à lui en dénier le droit. » Il ne s’explique pas
la présence de Bainville, « si courtois, si mesuré », et s’exclame : « Et dire
que c’est la même plume qui écrivit Anthinéa ! Quelle tristesse ! »
Simplement, voilà : cette lettre semble n’avoir jamais été envoyée, et être
restée dans les papiers personnels de Lyautey, aujourd’hui aux Archives
nationales où elle se trouve encore. À un tiers, il ira jusqu’à écrire, en
mars 1924, qu’il regarde « l’A.F. comme un des plus dangereux facteurs
pour la restauration de notre pays », dénonçant les procédés et les objectifs
de désordre dissimulés derrière une « doctrine d’ordre ». 1924, c’est l’année
où les Camelots du roi se heurtent violemment aux étudiants de gauche. Le
cartel succède au Bloc national, les esprits s’échauffent, et Lyautey, il l’a
toujours dit, a le désordre en horreur.
Ces propos hostiles à l’Action française sont généralement mis en
exergue par les biographes de Lyautey, trop heureux de pouvoir le
démarquer de ce voisinage jugé honteux. Mais on est à la limite de la
manipulation intellectuelle : Lyautey, comme tant d’autres grands esprits et
grandes figures, a subi la séduction de Maurras et adhéré à ses idées. Certes,
l’antisémitisme lui est étranger. Ce n’est pas son sujet. Mais le regard
maurrassien sur la France, sur les institutions, il le fait sien. Et il ne veut pas
rompre : d’ailleurs, dès septembre 1924, les échanges épistolaires entre les
deux hommes reprennent, et un rapprochement s’esquissera au début des
années 30, en lien à la fois avec la crise des institutions et la condamnation
de l’Action française par le Vatican. En mai 1930, d’ailleurs, Lyautey se
taille un beau succès, et froisse quelques susceptibilités en faisant l’éloge de
Maurras en pleine citadelle jésuite, à l’occasion du soixante-quinzième
anniversaire de l’école Sainte-Geneviève (ancienne école des Postes à
Paris). Il déclare qu’il « espère bien ne pas se faire excommunier » en citant
ce « Français si clairvoyant et si national », à propos des méfaits du
pacifisme en France.
Pour autant, Lyautey ne se résoudra jamais à prendre Maurras comme
mentor. Le style de l’Action française était trop brutal pour lui, et sans
doute trop éloigné à son goût des réalités politiques les plus immédiates.
Mais il ne renia jamais les analyses du penseur royaliste.
Lyautey doit donc, en ce début des années 20, se rendre à l’évidence. Il
fréquente des hommes de grande envergure politique et intellectuelle, qu’il
admire et dont il est admiré. Mais aucun ne peut lui offrir le ressort qui lui
permette de jouer un rôle national et de reprendre l’occasion manquée
de 1917. D’ailleurs le veut-il, le veut-il vraiment ?

1 Formule, et titre d’un livre de Maurras, qui se réfère non aux divisions
internes des Français, mais au mépris ou à l’hostilité qu’ils éprouvent pour
une partie de leur propre histoire.
2 Qui ne doit pas être confondu avec le « possibilisme », courant du
mouvement socialiste lancé par Paul Brousse dans les années 1880, pour
s’opposer aux « orthodoxes » rassemblés autour de Jules Guesde.
3 Barrès mourut en décembre 1923.
4 En revanche, il appartiendrait à son fils, Philippe Barrès, de rencontrer
de Gaulle, et d’être son premier biographe, en 1941.
5 Elle paraît, le même mois, dans la collection « Les amis d’Édouard »
(le grand éditeur Édouard Champion), sous le titre « Hommage d’un
Lorrain à un Lorrain ».
6 Dominique DECHERF, Bainville, l’intelligence dans l’histoire, Paris,
Bartillat, 2000, p. 11.
7 À rapprocher de la célèbre réflexion de De Gaulle : « Maurras avait
tellement raison qu’il en est devenu fou. »
14

UN RÈGNE S’ACHÈVE

« Nous avons eu, pendant ces années si remplies, l’étrange sentiment de vivre
dans quelque “grand siècle” et ensuite, rentré en France, nous avons connu, comme
le Siegfried de Giraudoux, une certaine mélancolie. »
Albert LAPRADE1.

En septembre 1920, après avoir fait voter un nouvel emprunt et les


conventions des chemins de fer, Lyautey était revenu au Maroc
passablement irrité. Il avait pris la mesure de la situation politique en
France : la majorité de Bloc national n’avait pas le ressort pour provoquer
les grands changements qu’il jugeait nécessaires. Même au Maroc, son
horizon lui paraissait plus nébuleux, sans véritable issue. Les attaques se
concentraient sur lui, ses idées, sa politique. Comment en sortir ?
Il est probablement sincère lorsque, arrivé à Casablanca, il lâche devant
la communauté française à l’occasion d’une allocution devant la Chambre
d’agriculture : « Je ne vois pas de raisons pour ne pas vous dire avec la plus
sincère franchise qu’en partant d’ici, il y a cinq mois, j’avais bien
l’intention de n’y pas revenir. L’année 1919 m’avait véritablement laissé
quelque amertume. Ce n’est pas sans souffrir un peu que, donnant à une
œuvre tout son effort, tout son temps, on se trouve sans relâche en face de
critiques que rien ne désarme, déversées sans répit sur les meilleurs de mes
collaborateurs. » Après le reproche sourd, vient la menace guère déguisée :
« Il ne m’a pas été dissimulé que la confiance en ma personne, si imméritée
qu’elle puisse être, n’était pas étrangère au vote sans débat par la Chambre
et par le Sénat, dans des conditions inhabituelles, des crédits qui ouvrent au
Maroc les plus larges possibilités de développement économique. » Sans le
concours de la Colonie française, dit-il, et au-delà des « paroles cordiales
échangées », il ne se jugera pas à même de dominer les difficultés qui
l’attendent.

LYAUTEY, VISIONNAIRE

Il va plus loin dans sa célèbre note du 18 novembre 1920, appelée aussi


la note du « coup de barre », qui restera relativement confidentielle jusqu’au
début des années 50, et que l’hagiographie traditionnelle du maréchal met
toujours en exergue, tant elle témoigne d’une authentique lucidité. « Voici le
moment, écrit-il, de donner un sérieux coup de barre au point de vue de la
politique indigène et de la participation de l’élément musulman aux affaires
publiques. » Il reprend, et développe, les éléments d’une lettre importante
envoyée à Delcassé en juin 1915, dans laquelle il définissait sa conception
du protectorat et esquissait les évolutions futures. Il souligne le contexte
nouveau de l’après-guerre, l’idée qui s’impose partout du droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes. Il déplore l’insuffisante utilisation qui est faite des
jeunes élites marocaines, l’accès trop limité qui leur est réservé dans les
postes de responsabilité de l’administration du protectorat. Son constat est
presque un aveu d’échec : il reconnaît que ses ordres restent « lettre
morte », et il prévient que cette jeunesse active, que l’on laisse sans emploi,
pourrait bien retourner un jour son énergie inoccupée contre la France.
L’administration du protectorat s’est de plus en plus éloignée du Makhzen,
elle tend, par une sorte de fatalité inexorable, à « l’administration directe »
tant réprouvée. Les Marocains, dit-il, « ne sont ni barbares ni inertes », et
leur jeunesse veut s’instruire et agir. « On peut être certain qu’il est en train
de naître à côté de nous, à notre insu, tout un mouvement d’idées, de
conciliabules, de commentaires sur les événements mondiaux et sur la
situation faite à l’Islam, et qu’un de ces jours tout cela prendra corps et
éclatera, si nous ne nous en préoccupons pas, et si nous ne prenons pas, sans
délai, la direction de ce mouvement. » L’idée est claire : donner à l’élite
marocaine « les moyens d’évaluer », jouer un rôle de « tuteur », jusqu’au
jour de « l’émancipation ». De là les efforts sincères et constants qu’il va
déployer dans ces dernières années pour promouvoir la jeunesse marocaine,
notamment dans les services mêmes de la Résidence. On retrouve là le
Lyautey visionnaire. Mais c’est aussi un Lyautey pris au piège de la
machine politique et administrative qu’il a créée… Toute l’énergie qu’il a
fallu mobiliser pendant la période de guerre, afin de tenir à bout de bras, par
la seule force du charisme, de la conviction et de la psychologie, les
territoires de l’empire chérifien, toute cette énergie trouve désormais à
s’exercer pour la puissance de la machine elle-même. Et cela au moment
même où la colonisation reprend, où les investissements financiers se
multiplient : le Maroc se développe, sous l’impulsion d’hommes arrivés
dans le sillage de Lyautey, mais l’œuvre dépasse bientôt le maître, à l’image
de son administration, devenue si prodigue de règlements qu’on a pu parler
à l’époque de « dahirium tremens2». « Notre établissement dans ce pays,
note encore Lyautey, est basé sur la doctrine du Protectorat. Nous le
proclamons, le gouvernement le proclame à toute occasion. Mais est-ce
autre chose qu’une fiction ? » Il a compris – et il l’écrit avec lucidité – que
le Maroc est pris dans un mécanisme irrépressible : la France, sous son
impulsion personnelle, a reconstruit un État chérifien ; ce faisant, elle a
développé un système politique et administratif qui est devenu de plus en
plus puissant, de plus en plus autonome, se coupant progressivement des
réalités indigènes et des institutions devenues fictives du Makhzen ; à
terme, cela signifie que les élites locales, la jeunesse, formées dans cet
essor, aspireront vite à l’indépendance. Dans les années qui suivent,
Lyautey semble l’avoir affirmé explicitement à des tiers. Le 14 avril 1925, il
élargira son propos et dira même devant le Conseil de politique indigène à
Rabat : « Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que
dans un temps plus ou moins lointain l’Afrique du Nord évoluée, civilisée,
vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce
moment-là – et ce doit être le suprême but de sa politique – cette séparation
se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à
se tourner avec affection vers la France. » Ce propos n’est pas un aveu
d’échec mais au contraire une ultime défense et illustration du protectorat –
pour autant que l’on persiste dans cette voie : une préparation sage et
méthodique de l’avenir, dans la conception d’un impérialisme intelligent.
Il lui reste un atout essentiel : le prestige. Le 19 février 1921, il reçoit la
suprême consécration : il est élevé à la dignité de maréchal de France.
Comme Joffre, certes, comme Foch et Pétain, les grands chefs de la guerre
« classique ». Et aussi comme Gallieni, couronné à titre posthume, autant,
sinon plus, pour son rôle dans la manœuvre de la Marne que pour sa longue
et tenace carrière coloniale. Mais avec un décalage dans le temps : Lyautey
fait partie de la « fournée » Fayolle et Franchet d’Esperey, moins
prestigieuse. C’est Louis Barthou, ministre de la Guerre, qui a proposé cette
promotion.
En ce début des années 1920, Lyautey – le « patron », pour ses
collaborateurs et ses officiers – paraît au sommet de sa gloire, dans la
plénitude de son mythe. Connu avant-guerre dans les cénacles parisiens,
précocement populaire auprès d’une frange appréciable de la population
française – sensible aux exploits coloniaux –, il conquiert vraiment la
célébrité après son retour au Maroc. Arrêtons-nous sur le style, l’apparence
physique du « maréchal », alors qu’il approche de ses soixante-dix ans.
André Maurois l’a écrit, non au sujet de Lyautey lui-même, mais sur la
biographie en général : « Tout ce qui peut nous donner une idée de ce
qu’était réellement l’aspect d’un homme, le ton de sa voix, la forme de sa
conversation, est essentiel. Le rôle du corps, dans l’idée que nous nous
formons du caractère de ceux que nous connaissons, ne doit jamais être
perdu de vue3. » Nous avons gardé une multitude de photographies, des
films d’archives, des enregistrements, qui nous restituent toujours le même
homme vers le même âge : taille moyenne, mais sec et droit, nerveux, peut-
être même agité, un homme en mouvement perpétuel, avec une voix au
timbre pointu et impérieux. Le jeune cavalier élégant a gardé toute son
allure, mais le trait physique s’est forcé. Reçu à l’Académie française
le 20 octobre 1955, Jean Cocteau évoquera dans son discours, à propos des
frères Tharaud, le « grand seigneur » qui leur avait enseigné « les belles
manières de l’âme », Lyautey – le décrivant ainsi : « Le Maréchal Lyautey
était affublé d’une enveloppe ingrate. Car cet homme qui refusait d’être
traité de militaire et s’écriait : “Je ne suis pas un militaire, je suis un soldat”,
possédait, sculptée à la hache, une grosse tête où, sauf le regard, tout allait
de traviole. Or, la France, Messieurs, a toujours cru que l’égalité consiste à
trancher ce qui dépasse. La grosse tête à cheveux en brosse était bien
tentante. On égalisa parce qu’elle dominait fièrement le couvre-chef des
joueurs qui disputent la partie au Café du Commerce. Car un feu superbe
habitait cette carcasse trompeuse. L’Islam tombait en ruines. Louis Hubert
Gonzalve Lyautey ne replâtrait pas les ruines. Il rebâtissait. Et dans le sens
même où l’Islam eût bâti, mariait par l’amour deux civilisations, deux
contrastes. Il fallait voir quitter son peuple en larmes, sur le dreadnought
offert par la flotte anglaise, ce petit homme drapé d’or et de la seule pourpre
qui compte, teinte du sang de qui s’en drape. Pour l’Islam, le Maréchal
Lyautey aurait donné son sang. » Là où Cocteau voit une « grosse tête à
cheveux en brosse », Henri de Régnier verra la crinière blanche d’un lion,
tandis que Maurice Martin du Gard évoquera sa tête « dure et carrée, le
cheveu en brosse, le képi enfoncé, tiré par une sorte d’extrême-droite
anarchiste ou goguenarde »… Capable de souplesse au demeurant, et d’une
infinie diplomatie, « souple, souple, toujours droit » (Maurice Martin du
Gard), « droit comme le cavalier, l’officier de chasseurs qu’il était fier
d’être. » Un familier décrira « sa silhouette élancée, les mouvements de ses
mains agiles et belles, comme sa voix rocailleuse et ses déhanchements
subits4 ». André Maurois, qui le découvre sur le quai du port de Casablanca
en mars 1925, voit un « visage hardi et tourmenté », une « moustache en
bataille (il avait eu la mâchoire fracassée par un coup de pied de cheval) »,
des « cheveux drus coiffés en brosse », « une démarche rapide », une
« impatience fougueuse, piaffante et féconde ».
Toute l’allure de Lyautey vieillissant était dans son prestige, dans sa
posture, dans l’expression physique de sa volonté et de son désir perpétuel
d’action. Sa prestance n’était pas naturelle, elle n’avait pas cette sérénité
apparente, ce calme dominateur qui fera l’étrange séduction d’un homme
comme Pétain jusque dans ses plus vieux jours. Il jouait même de sa
surdité – l’oreille droite ! –, en tirait un air autoritaire, fermé, selon les
exigences du moment. Il affectait souvent d’être sérieux, même s’il lâchait
des traits d’esprit parfois cinglants. Il savait, contrairement à qu’on écrit
souvent, se montrer ironique et incisif. Travaillant sans cesse, se réveillant
la nuit – et réveillant « son monde » – pour travailler et discuter ; capable
d’égoïsme et de tyrannie quotidienne, il savait aussi se montrer gentil,
étonnamment gentil, et plein d’attentions. Mais le travail passait toujours
avant toute chose. Il avait pu évoluer dans son caractère. Vingt et quelques
années plus tôt, lorsqu’il était à ses côtés à Madagascar, le jeune lieutenant
Charles-Roux écrivait à son père que Lyautey était d’humeur agréable, et
même égale… Mais il ne cessait déjà de travailler et de harceler ses
proches. Au Maroc, le style est devenu légendaire. Ce cavalier adorait
circuler en automobile. Le lieutenant-colonel Bugnet, qui fut un de ses
collaborateurs et lui consacra une très révérencieuse biographie, se
souviendra : « Sa voiture lui est un cabinet de travail. Avec elle il peut aller
tout voir par lui-même. Il emporte avec lui ses archives qui gonflent
d’énormes sacoches accrochées à l’auto. Son officier d’ordonnance ne se
sépare pas du code de chiffres qui permet de correspondre avec le ministre
de la Guerre. Une machine à écrire est là pour la rédaction des ordres. Pour
abréger et utiliser la longueur des étapes, il convoque auprès de lui les
officiers qu’il a besoin d’interroger ou de consulter. » Cette mobilité
extrême donne à tous le sentiment d’une omniprésence : « On le voit
partout. Vêtu d’une tunique kaki ou d’un dolman bleu, ornés seulement de
la plaque de la Légion d’honneur et de la Médaille militaire, tantôt il porte
un bonnet de police, tantôt le képi aux feuilles de chêne. Quand, dans sa
tente, richement tapissée et surmontée d’une boule d’or, insigne de
l’autorité chérifienne, il reçoit des notables indigènes, c’est drapé dans un
burnous noir brodé d’or. » Même quand il est à Paris, dans son bureau rue
Bonaparte, il ne peut s’empêcher de remuer, d’arpenter la pièce en fumant
cigarette sur cigarette.
D’une certaine manière, Lyautey était devenu un peu la caricature de lui-
même, il jouait de ses tics et de ses mouvements incessants, et tout cela
finissait par composer encore un personnage fascinant et entraînant.
Comme le note Gilbert Mercier, dans Le Prince lorrain, « au physique, plus
il avança dans la vie, plus il se mit à ressembler aux caricatures que l’on
trouvait parfois de lui dans la presse et qui grossissaient, déformaient les
attitudes et les tics censés devoir trahir sa personnalité ».
C’est pourquoi la meilleure image que l’on puisse avoir de Lyautey est
encore celle que nous a transmise le dessinateur Noël Dorville (1874-1938).
Cet originaire de Sâone-et-Loire est considéré comme l’un des plus grands
caricaturistes de la Belle époque. Il avait fondé aux premiers jours du siècle
le journal humoristique Le Clou, mais il collabora aussi à L’Assiette au
Beurre, à La Caricature, au Figaro, à L’Illustration, à L’Indiscret, à La Vie
Parisienne, au Rire. Il s’intéressait aux « personnalités », et c’est ainsi qu’il
a composé de multiples dessins et croquis représentant Jaurès à la Chambre
des députés, au sommet de son art oratoire. Ce talent subtil, placé juste au
confluent du dessin réaliste et de la caricature, lui a permis de nous restituer
Lyautey dans le rôle assumé de résident général. Il en est resté une
surprenante publication, un in-folio publié à petit tirage en 1923, avec une
préface de Louis Barthou qui est un chef-d’œuvre du genre. « Votre album,
écrit-il à l’intention de Dorville, nous le dépeint sous tous ses aspects. Il est
là tout entier : il pense et il fume, il commande et il fume, il écrit et il fume,
il parle et il fume… j’allais dire : il se fâche et il fume, mais le Maréchal
Lyautey ne se fâche sans doute jamais puisqu’il a l’art de faire adorer ses
brusqueries autant que ses sourires. » Et c’est là que Barthou touche à la
finesse absolue : comme Lyautey, « toujours en mouvement », est à
proprement parler « insaisissable », le génie de l’artiste est de n’avoir pas
cherché à le « fixer », mais à le saisir dans ce mouvement perpétuel dont la
cigarette – ou le cigare – semble être le seul élément de stabilité. « Un seul
portrait du Maréchal Lyautey ne donne qu’une ressemblance. » L’attitude,
la posture sont d’une mobilité constante. Sur certains clichés, il donne une
image de fragilité, sur d’autres de fantaisie, sur d’autres encore d’autorité
ou de concentration. Son expressivité est totale, il ne « pose » que rarement.
Tout est parfois dans l’inclinaison du képi, dans un geste de la main, dans
une manipulation discrète de la moustache, dans le maniement savant et
appuyé d’un stylo, dans l’allure générale – oscillant entre une certaine
rigidité extérieure et une décontraction subite. L’impression ressentie est
celle d’une agitation permanente. Un seul dessin le « croque » dans une
position d’absolue retenue : c’est le « Maréchal de l’Islam », lisant, le
19 octobre 1922, une communication au sultan. Au reste, quel dommage,
dit Barthou, qu’on ne puisse dessiner une voix : celle du Maréchal n’est pas
« une voix mélodieuse, certes non, mais sa voix a, comme son être tout
entier, l’accent et le mouvement de la vie. Ses yeux charment et ils
séduisent ; sa voix domine et elle conquiert. D’abord il hésite, puis il se
donne : alors le torrent emporte tout. Ce soldat a la discipline du protocole.
Il garde ses distances et il respecte celles des autres. Mais quand la digue est
rompue, rien ne l’arrête : ah ! comme il argumente. »
Lyautey paraît à son apogée, et l’on peut constater, en lisant l’ouvrage du
général Maurice Durosoy, Lyautey, maréchal de France, paru chez
Lavauzelle en 1984, combien ce mythe a gardé de force, au fil des
décennies, auprès de ses anciens collaborateurs. Officier de cavalerie,
Durosoy a été officier du Service de renseignements des affaires indigènes,
avant de rejoindre le cabinet de Lyautey. La biographie qu’il consacre à ce
dernier, de bonne qualité, s’échappe, par moments, vers des évocations qui
sont de véritables réminiscences. Évoquant les fêtes de l’Islam, au cours
desquelles Lyautey se rendait en visite officielle auprès du sultan, il revit
des scènes extraordinaires : « Il s’y rendait précédé d’un peloton de Spahis,
au port de lances à flammes blanches et rouges, suivi par deux de ses
officiers et par ses trois fanions, de résident, de commandant en chef, de
ministre du Sultan. Montant son cheval préféré, un superbe pur-sang alezan
et portant son bâton de maréchal, il revêtait la tenue claire d’Afrique, la
poitrine ornée du Grand Cordon du Ouissam Alaouite, de la plaque de la
Légion d’Honneur, de la Médaille Militaire et du Mérite Militaire Chérifien,
récompense du soldat marocain. Le tout au galop jusqu’à hauteur de la
Garde Noire du Souverain, aux uniformes écarlates, qui lui rendait les
honneurs. » Ensuite, l’entrée dans la salle du Trône, Lyautey s’incline
devant le sultan, et débute la Heydia, « hommage des tribus du Maroc au
jour béni de l’Aïd-el-Kébir qui met fin aux jeûnes du Ramadan ». Mais,
sous la plume du général Durosoy, on découvre aussi Lyautey allant prendre
son thé à la menthe au jardin des Oudaïas, s’entretenir à l’Aguedal avec des
étudiants de l’Institut franco-musulman. « À Marrakech c’était
l’enchantement de la rouge et pré-saharienne capitale du Sud, au pied du
Djebel Ayachi couvert de neige, l’attrait des jardins fleuris de la palmeraie
et celui de la place Djema el Fna aux jongleurs-acrobates et aux charmeurs
de serpents. » On se croirait dans l’univers féerique (et trompeur) de
L’Homme qui voulut être roi de Kipling.
Ce Lyautey du Maroc d’après-guerre est autoritaire et dominateur, il est
aussi respecté. Mais pour combien de temps ? Il vieillit, l’âge des
entrepreneurs et des investisseurs est venu. Bientôt, il paraîtra décalé,
déphasé, au sein d’un Maroc en pleine expansion. Une de ses craintes est
que l’époque héroïque des débuts ne soit emportée par le nouveau souffle
du développement économique, par les impératifs de la colonisation à
marche forcée, et que l’on oublie les soldats, la pacification inachevée, les
efforts à produire encore pour faire du Maroc un royaume équilibré et
moderne, respectueux de ses traditions. Il n’est pas hostile à l’introduction
de la modernité. Bien au contraire, loin d’envisager un Maroc figé dans ses
traditions, il préfère parler de « Renaissance ». Il voue ainsi une véritable
passion à cette ville de Casablanca dont il ne cesse d’encourager la
croissance depuis son arrivée à la résidence. Le développement des routes,
des voies ferrées, les grandes infrastructures, tout cela fait partie d’une seule
et même passion. Autour de lui, toute une génération de hauts
fonctionnaires, d’ingénieurs, de financiers qui constituent les cercles
rapprochés du pouvoir lyautéen et sont les acteurs d’une entreprise
extraordinaire qui dépasse Lyautey lui-même et met en œuvre les
mécanismes les plus puissants du capitalisme. La Banque d’État du Maroc,
contrôlée par la Banque de Paris et des Pays-Bas, joue un rôle essentiel
dans le développement du pays, la mobilisation des investissements. On ne
saurait oublier que la présence française au Maroc a commencé par une
sorte de protectorat financier, dans les toutes premières années du siècle, à
travers les emprunts successifs émis par la monarchie chérifienne. La
Banque d’État du Maroc a été créée en 1907, dans le cadre des accords
d’Algésiras. À l’origine, la France ne détenait qu’une partie des parts,
représentées par la Banque de Paris. C’est en liaison étroite que la Banque
de Paris et la Banque d’État du Maroc deviennent les instruments
privilégiés du développement des infrastructures au Maroc après la guerre.
Que ce soit dans le domaine de l’eau, de l’électricité, des chemins de fer,
des activités portuaires, dans le secteur pétrolier ou le secteur minier, la
Banque de Paris est l’acteur constant des grands investissements,
l’établissement créateur de filiales. C’est une activité inlassable qui se
déploie, et qui n’est pas, loin de là, l’œuvre exclusive de ces aventuriers
sans scrupules qui peuplent les romans du temps. Lyautey travaille plus
aisément avec des figures d’entrepreneurs qui sont souvent issus de la haute
administration et sont davantage de son monde. Il arrive que ces figures
plus discrètes soient en réalité les plus actives et les plus puissantes.
Pour la Banque de Paris et des Pays-Bas, un des instruments privilégiés
d’action est la Compagnie générale du Maroc, créée en 1912. Parmi les
hommes qui jouent auprès de Lyautey un rôle aussi essentiel que discret
figure André Laurent-Atthalin (1875-1956), directeur à la Banque de Paris,
qui dirige depuis la capitale française, et par des voyages réguliers, les
activités de la banque au Maroc après la guerre. Administrateur de la
Banque d’État du Maroc, il s’efforce de préserver l’indépendance monétaire
du royaume, et il devient le véritable « doublet bancaire du Maréchal »,
selon l’expression de Jacques Berque, qui, dans Le Maroc entre les deux
guerres, a évoqué « la figure de ce héros de la grande bourgeoisie, ancien
élève de Polytechnique, et maître des requêtes au Conseil d’État ». Il
poursuit : « De taille moyenne, mince, visage ovale, teint bistré, yeux noirs
de magicien, c’est ainsi que le voit l’un de ses anciens collaborateurs, qui
exalte les capacités et le style du personnage. Son pouvoir fut immense. Par
la Compagnie générale des Colonies, il intervient dans tout l’Empire
français. Il anime, au Maroc, la Banque d’État, les Tabacs, le Tanger-Fès, la
Compagnie générale, inspire les Services d’études des forces hydro-
électriques, “rassemble” les Compagnies de chemins de fer, coordonne par
son action sur le magnat Epinat les transports automobiles, aménage le
passif de la colonisation, qu’il renfloue par la participation de la Banque
d’État à la Caisse fédérale, etc. » André Laurent-Atthalin restera en contact
avec Lyautey. Membre de la commission Dawes sur les réparations
en 1924, expert monétaire auprès du gouvernement français pendant la crise
du franc, il deviendra vite l’un des principaux dirigeants, et plus tard le
président de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Parmi les personnalités
« financières » – mais restées côté État –, François Piétri, directeur des
finances marocaines de 1917 à 1924. C’est un jeune inspecteur des finances
(il est né en 1882), ancien chef de cabinet de Joseph Caillaux avant-guerre,
c’est aussi un esprit original qui publiera quelques années plus tard un
intéressant ouvrage sur la réforme de l’État, dans lequel il montre que ce
thème récurrent fut – avant notre époque – l’un des grands soucis de la
monarchie5. Avec Piétri, qui doit conduire en 1920 l’abandon du hassani au
profit du franc marocain, c’est une croissance organisée, un compromis
entre dirigisme et libéralisme qui rappellent le Second Empire et annoncent
la Ve République.
Sous l’égide de Lyautey et de quelques grands financiers, c’est donc un
capitalisme technocratique qui s’affirme, dont les héros les moins visibles et
les plus influents viennent le plus souvent du service de l’État. Le réseau de
relations personnelles entretenu par le résident général avec quelques
personnalités majeures de la métropole, mais aussi son très grand prestige
lui permettent encore d’attirer, de séduire, de retenir cette élite de
remarquable qualité.
Mais l’essor économique n’est pas une fin en soi. À Rabat, en mai 1921,
Lyautey profite de la tenue d’un congrès savant pour préciser sa vision des
choses : « Ce que je rêve, ce que beaucoup parmi vous rêvent avec moi,
c’est que parmi tant de désordres qui ébranlent le monde au point de se
demander quand et comment il reprendra jamais son équilibre, il s’élabore
au Maroc un édifice solide, ordonné et harmonieux. » Il voudrait que le
Maroc apparaisse « comme un des plus solides bastions de l’ordre contre
les marées montantes d’anarchie ». Vise-t-il le grand désordre économique,
la poussée du communisme, la libération des mœurs ? Chez Lyautey, nulle
nostalgie, nul attachement à un modèle périmé. Le résident général est
toujours le même homme : un réaliste, capable d’apprécier au plus vite les
risques de l’aventure. L’avenir ne lui dit décidément rien de bon : ni sur le
plan strictement marocain, ni sur le plan européen et international. À
l’occasion d’un voyage en France, en mars 1921, il rappelle que « la garde
du Maroc économique, telle qu’elle est constituée, est terriblement lourde et
onéreuse », et que « si une automobile à l’heure actuelle passe librement
d’Alger à Fez, c’est parce qu’il y a, à vingt kilomètres au sud de Taza, un
vrai front français, des blockhaus, des postes continus, réunis par des
tranchées, des fils de fer barbelés, tenus par seize bataillons coude à coude,
qui se battent tous les jours ». Et il ajoute – s’exprimant devant la Ligue
maritime et coloniale, à la Sorbonne : « Ce que je demanderai au pays c’est
de comprendre quel intérêt il y a à donner, pendant trois ou quatre ans, un
effort militaire intense, en y appliquant toutes nos forces, en demandant à
nos troupes le maximum de dévouement et de vaillance, afin d’en finir avec
ces foyers de rébellion qui pèsent sur tout le reste du pays. » La guerre du
Rif apportera bientôt l’amère confirmation de ces appréhensions.

UN POUVOIR QUI AGACE

La lassitude le gagne. Bien sûr, il y a l’âge, la santé un peu déclinante. À


l’été 1922, à l’occasion d’un voyage à Paris, il commence à souffrir
gravement du foie – son point faible –, au point d’être immobilisé pendant
plusieurs semaines et d’être hors d’état de se rendre à la revue du 14 Juillet
pour y recevoir son bâton de maréchal. Il doit passer ensuite plusieurs mois
en Lorraine sans vraiment guérir. Au début de 1923, il est foudroyé par une
hépatite, alors qu’il séjourne à Fès, dans le palais de Bou-Jeloud. L’alerte
est sérieuse, on le croit perdu. Il se produit alors un événement
extraordinaire : dans les mosquées, dans la cour même du palais, les fidèles
récitent le Ia-el-Attif – prière des musulmans destinée à conjurer une grande
menace pour l’Islam. Des manifestations de ferveur spontanées se
produisent dans tout le pays. Après son rétablissement, les Fassis lui
demandent, juste retour des choses, que sa première visite soit pour la
grande mosquée de Moulay-Idriss. Il y consent, mais fait d’abord halte à la
chapelle catholique : le moindre de ses gestes, comme toujours, est investi
d’une portée politique. Quelques mois plus tôt, le 19 octobre 1922, il avait
présidé la cérémonie d’inauguration du Mihrab (sanctuaire) de la Mosquée
de Paris, et avait pu ainsi préciser sa conception personnelle de l’Islam :
« Ce dont il faut être bien pénétré, si l’on veut bien servir la France en pays
d’Islam, c’est qu’il n’y suffit pas de respecter leur religion, mais aussi les
autres, à commencer par celle dans laquelle est né et a grandi notre pays,
sans que ce respect exige d’ailleurs la moindre abdication de la liberté de
pensée individuelle. » À ses yeux, l’Islam n’est par nature ni destructeur, ni
anarchique, mais au contraire « conservateur » – de ses traditions
ancestrales. Sa philosophie sur le sujet est toujours aussi claire, et il
l’exprime ainsi dans une lettre du 21 décembre 1922, qui est comme une
réponse à ceux qui l’accusent d’« islamophilie » ou d’« islamofolie » : « Je
revendique dans ma sympathie pour l’Islam de n’avoir jamais abdiqué rien
de nos origines, de notre intellectualité, de nos traditions de Français […].
On ne va pas contre les faits. Or, quelles qu’aient été les civilisations qui
l’ont jadis dominée, aujourd’hui et depuis des siècles elle est musulmane et
profondément attachée à sa foi. »
Dès que sa santé est suffisamment rétablie – il y faudra des mois –,
Lyautey part pour la France où il se fera opérer de ce qui se révèle être une
lithiase de la vésicule biliaire – deux opérations s’ensuivront encore,
en 1924 et 1927. Mais la lassitude n’est pas seulement physique. Lyautey
sent que son autorité continue d’irriter sérieusement, et de plus en plus, non
seulement au Maroc même, mais aussi en métropole. Quand Barrès écrit
que Lyautey est « d’avant-guerre », il touche vraiment au fond des choses :
le « proconsul » est décalé, par rapport à la « modernité » politique des
années 20. La France est sortie exsangue de la guerre, Poincaré, revenu au
pouvoir comme président du Conseil, veut rétablir les grands équilibres
budgétaires. Le retour à la norme, partout, est exigé. Or Lyautey n’est pas,
n’a jamais été dans la norme. La démocratie, c’est la norme : il ne veut pas
que « son » Maroc rentre dans les schémas préétablis de la République
française, laïque et centralisée. En avril 1922, il met à profit la visite
officielle du président de la République, Millerand – son ami, qui fut,
comme ministre de la Guerre, à l’origine directe de sa nomination comme
résident général – pour souligner publiquement l’importance d’une
continuité durable dans l’action politique et administrative. Son
raisonnement est simple : c’est parce qu’il a été maintenu à la tête du Maroc
pendant dix ans que lui, Lyautey, a pu accomplir de grandes choses. Il a eu
pour lui la durée, cette durée qui est la force de la monarchie et la faiblesse
de la République. Et, devant la suite impressionnante de ministres, de
parlementaires, de journalistes arrivés dans le sillage du chef de l’État, il
peut marteler ses thèmes de prédilection : l’importance décisive de la
présence, de l’action quotidienne des troupes du Maroc qui seules
garantissent la sécurité nécessaire à l’expansion économique ; le rôle capital
joué par le sultan et la nature particulière de la présence française, reposant
sur une conception audacieuse du protectorat. C’est aux troupes coloniales
qu’il destine l’essentiel de l’hommage rendu à son œuvre : à ceux qui sont
aux avant-postes.
Il va de soi que tout ce discours ne plaît guère, ni à la presse de gauche –
prompte à déceler derrière le propos un antirépublicanisme de mauvais
aloi –, ni même aux républicains modérés qui, pour l’admirer, finissent tout
de même par trouver ce maréchal encombrant. On rapporte volontiers les
propos désobligeants qu’il lâche, dans les couloirs de la Résidence, ou dans
ses lettres, sur les colons et « leur mentalité de pur Boche, avec les mêmes
théories sur les races inférieures destinées à être exploitées sans merci ».
Beaucoup d’historiens, comme Daniel Rivet, estiment que Lyautey a cédé,
dans les dernières années de sa présence au Maroc, à un égocentrisme
marqué, peut-être même à une certaine mégalomanie. De plus en plus
sensible aux gestes de fidélité et de dévotion ostentatoire de son entourage,
il aurait connu l’évolution inéluctable de tous les chefs confrontés au
vieillissement, à l’isolement du pouvoir et aux phénomènes de cour. C’est
peut-être vrai. Mais ne s’agit-il pas surtout, chez cet homme étonnamment
actif et lucide, d’un mépris naturel pour les hommes ordinaires qui
redécouvrent ce que lui, depuis longtemps, a compris. Il « possède » le
Maroc comme personne, il en fait « sa » chose, et il ne supporte pas que son
royaume soit souillé par les mains impures des « folliculaires ». Mais son
entourage immédiat a changé. Après la mort de Berriau (1918) sont venues
celles de Delmas (1921) et Poeymirau (1924), tous épuisés par le
« patron ». Il ne retrouvera jamais autant de concours éclairés. De Tarde est
parti, Piétri lui-même va bientôt quitter le Maroc. L’isolement du vieux
proconsul s’accentue peu à peu et n’arrange pas son caractère. Un épisode
est assez révélateur à cet égard. Au début de 1923, il apprend que le général
Mangin doit donner à Paris une série de conférences sur les questions
coloniales et que l’une de ces conférences, en mars, doit être plus
spécialement consacrée au Maroc. On sait que Mangin a été, avant 14, un
de ses officiers. S’il a apprécié son courage et son esprit d’initiative,
Lyautey n’a jamais supporté son orgueil insensé, son goût excessif pour les
initiatives spectaculaires, son refus d’adhérer à la « doctrine ». Le
comportement de Mangin pendant la Grande Guerre, son mépris apparent
de la vie des hommes, ont achevé de le détourner de lui. Aussi n’admet-il
pas que Mangin puisse s’exprimer publiquement sur « son » Maroc,
conscient qu’il cédera à son penchant inéluctable pour l’autoglorification et
qu’il ne lui épargnera pas ses coups de griffe. Il demande donc, sans autre
forme de procès, l’interdiction de la conférence au ministre de la Guerre,
André Maginot. Mangin n’en démord pas, pourtant, et il insiste, invoque
même le règlement militaire à son profit, allant jusqu’à résister aux
pressions contraires du haut commandement qui, en la personne de Pétain,
fait siens les arguments de Lyautey. Ce dernier juge inadmissible qu’un
général – son ancien collaborateur, son inférieur en garde – puisse porter en
public des appréciations sur le Maroc dont lui-même a la charge. Il prête à
Mangin des ambitions politiques. Pourtant, la conférence aura lieu, sera
même publiée, comportera quelques perfidies bien ajustées à l’égard du
résident général. Sur cette affaire, Lyautey, par orgueil, a manqué d’esprit
d’à propos. Et il a confirmé les milieux du ministère de la Guerre dans
l’idée qu’il a vieilli, sombré dans l’autisme, qu’il est devenu rebelle à tout
esprit de compromis. Quant au Quai d’Orsay, la cause est entendue, à son
sujet, et depuis longtemps…
Lyautey, qui reste un intuitif, en est conscient. Il se sait dans une impasse.
Les temps changent, la montée en force de la présence européenne
s’accompagne, nous l’avons vu, d’une reprise en main du protectorat plus
proche de l’administration directe, une certaine « indigénophobie » prend
même racine dans le milieu administratif… Il lui faut trouver une porte de
sortie, son proconsulat marocain ne peut durer jusqu’à sa mort. Et s’il n’a
pas trouvé le penseur, l’agitateur d’idées qui pourrait faire de lui un homme
providentiel, un restaurateur de l’autorité – pour autant qu’il sache lui-
même ce qu’il veut être –, il n’a pas renoncé à jouer tout rôle politique
national. Fin 1923, il offre une première fois sa démission. Il renouvelle
cette démarche en octobre 1924. Cette fois, les circonstances ont changé :
les élections portent au pouvoir une majorité de gauche, un gouvernement
radical soutenu par les socialistes. Logique avec lui-même, même s’il agit
en coulisses, Lyautey soutient avec énergie Millerand lors de son bref et
violent bras de fer avec le cartel.
Alexandre Millerand, président de la République depuis la démission
forcée de Paul Deschanel, avait tenté de restaurer une partie de l’autorité
présidentielle en tentant d’imposer à la nouvelle majorité, issue de la
gauche, un gouvernement dirigé par un de ses proches, François-Marsal. Il
en était résulté une épreuve de force, la Chambre des députés contraignant,
en définitive, le chef de l’État à la démission. Mais Millerand avait tenté
d’inverser le cours de l’histoire avant même les élections, avant même
l’arrivée au pouvoir du cartel, en intervenant directement dans la campagne
électorale, ce qui lui avait valu des attaques nombreuses, jusque dans les
colonnes du Figaro. Lyautey était intervenu auprès du directeur, Gheusi,
pour que cessât cette campagne contre le chef de l’État, symbole de l’unité
française aux yeux du monde, « notre première et plus solide garantie
contre le désordre montant, planant au-dessus des partis ». Lyautey n’avait
jamais été un enthousiaste de la politique du Bloc national, dans la mesure
où les espérances novatrices de 1919 et de la Chambre bleu horizon avaient
dû céder le pas à la routine parlementaire. Mais le cartel, pour lui, c’est le
retour du combisme et du sectarisme, la mainmise sur les places, la
déchéance accélérée d’un système déjà atteint. Il porte une certaine estime
au président du Conseil, Édouard Herriot, dont il apprécie la culture, mais
en juillet 1924 il écrit à Wladimir d’Ormesson son inquiétude devant la
montée des périls et devant « le vide d’autorité » qui règne en parallèle à
Paris. Les conséquences désastreuses de la paix de Versailles lui paraissent
plus évidentes que jamais. Il redoute, au Maroc même, la mise sur pied
d’une république riffaine sous influence anglaise ou allemande, enfoncée
comme un « coin » entre l’Algérie et le Maroc. Il s’attend à être limogé
d’un jour à l’autre, commence à expédier ses affaires personnelles vers la
France, envisage de devancer les choses en démissionnant.

LA GUERRE DU RIF
Le Rif est, depuis l’origine, le point de faiblesse majeur de la grande
entreprise de pacification du Maroc. Pendant la Grande Guerre, alors que
ses effectifs militaires étaient réduits, Lyautey n’avait cessé de progresser
dans sa prise de contrôle du « Maroc utile », gardant en respect les tribus
insoumises ou remuantes du pays siba. Le Rif est un massif montagneux
situé au nord du Maroc, qui s’étend, en longueur, sur 300 kilomètres, et
dont la profondeur va par endroits jusqu’à 80 kilomètres. Les accès sont
étroitement limités, et se résument soit à la côte, d’accès difficile, soit aux
vallées situées sur la bordure méridionale du massif. Charles-André Julien
décrit ainsi la région : « Le cloisonnement et la raideur des versants
favorisaient l’isolement des tribus sédentaires, dans des vallées
compartimentées, généralement surpeuplées, où les cultures ne suffisaient
pas aux besoins et contraignaient une partie des montagnards à
l’émigration. Le particularisme aboutissait à un régime de conflits
meurtriers entre les individus, les clans ou les tribus d’une intensité telle
que seul le jour du souq mettait une trêve temporaire aux vendettas. » En
clair, le Rif est en temps normal livré à l’anarchie, sans pour autant être une
forteresse fermée à l’extérieur : la proximité de la Méditerranée, l’existence
de mouvements migratoires constants en direction de l’Algérie ou de
l’Afrique noire, la proximité du Maroc espagnol, les convoitises suscitées
par les ressources minières de la région – connues des industriels allemands
dès l’avant-guerre, mais non exploitées – font du massif une zone sensible
et instable, un objet de rivalité entre la France et l’Espagne.
Les frères Tharaud ont décrit dans quelles conditions les difficultés les
plus sérieuses avaient commencé dans le Rif, après des phases successives
marquées par des troubles – notamment avant guerre, dans un petit livre
contemporain des événements : Rendez-vous espagnols (1925). Ce fut
d’abord une rivalité entre deux hommes, deux généraux espagnols : le
général Berenguer, haut commissaire au Maroc, et le général Silvestre,
gouverneur de Melilla. Deux amis, presque des frères, dont l’affection
mutuelle n’avait pas survécu à la promotion politique du premier comme
haut-commissaire et à la jalousie qu’en avait conçue le second… C’est dans
le contexte de cette division, de cette rivalité, qu’un certain Abd-el-Krim
soulève une partie du Rif. Issu de la tribu guerrière des Béni Ouriaghel, « il
avait été élevé à Melilla dans une école espagnole, puis il était venu en
Espagne compléter ses études, et après avoir voyagé en France et en
Allemagne, de retour à Melilla, il était entré comme petit fonctionnaire au
bureau des Affaires indigènes ». Les frères Tharaud oublient de mentionner
qu’il avait reçu une éducation profondément religieuse. C’est un véritable
produit du système espagnol : il enseigne même le berbère à l’Académie
arabe de Melilla, dirige la section arabe du journal El Telegrama del Rif,
reçoit la croix du mérite militaire… « Durant toute la guerre, poursuivent-
ils, il se montra germanophile et grand ami d’Abd el Malek qui menait le
combat contre nous sur la frontière nord du Maroc. » C’est à cette époque
qu’il entre en rupture de ban, fait ses premiers séjours en prison, se fixe
pour finir dans un village écarté, muni d’une solide haine envers le système
colonial qui l’a nourri. Lyautey s’est plaint à plusieurs reprises auprès des
autorités espagnoles des menées de cet agitateur. L’homme est intelligent,
habile, connaît parfaitement les faiblesses de l’autorité en place. Après
s’être évadé de la prison où le général Silvestre l’avait jeté, il gagne la
montagne et soulève sa tribu. Silvestre lance une expédition mal préparée,
qui s’achève en désastre, à Anoual. Toutes les garnisons espagnoles de la
région sont massacrées, et les tribus berbères jusque-là soumises – armées
par les Espagnols ! – rejoignent Abd-el-Krim ; Silvestre se suicide. Il s’en
faut de peu que « le petit employé germanophile des Affaires indigènes » ne
s’empare de la ville historique de Melilla…
Le 16 août 1921, après le désastre subi à Anoual par les troupes
espagnoles, Lyautey écrit à d’Ormesson que ses craintes sur le Rif, fort
anciennes, n’étaient que trop fondées. Il n’a pas oublié le grand
soulèvement de 1911. Au Maroc, tout peut s’enflammer très vite, sans
préavis. Il a compris depuis longtemps que le Maroc espagnol est le
« ventre mou » d’une région exposée sans cesse au risque de soulèvement,
et il tient à alerter Paris sans tarder. « D’un mot, écrit-il, sache que la chose
nouvelle et grave, c’est le caractère national qu’a pris ce mouvement. Son
chef, Abd-el-Krim, est un Monsieur très européanisé, qui sait ce qu’il fait,
tient son monde, dispose d’une vraie armée et déclare l’indépendance du
Rif. J’ai de lui des messages où il se qualifie : “Délégué du conseil des
notables des Rifains”. Pèse cette formule. » Lyautey a compris le ressort
dont joue Abd-el-Krim : c’est le même que le sien. Il ne s’agit pas d’un
« mahdiste », ni d’un classique chef de tribu en rébellion contre les Français
ou l’autorité du sultan. Il s’agit d’un nationaliste formé à l’école de
l’Occident qui s’apprête à utiliser le levier des traditions locales et des élites
marocaines : non plus comme un facteur d’ordre – dans l’esprit du
protectorat –, mais comme un facteur de désordre. Il est comme le négatif
de Lyautey, imbu de son enseignement il en retourne contre lui toute la
force. « Un prestige foudroyant, écrit Guillaume de Tarde, se dresse contre
le sien. » Les Rifains ont récupéré des dizaines de canons, des centaines de
mitrailleuses, des dizaines de milliers de fusils. Les prisonniers espagnols –
ceux qui ont survécu – sont rendus contre forte rançon. Abd-el-Krim se
trouve donc à la tête d’une véritable armée, et fait peser une menace sans
précédent sur l’ensemble de la région.
En Espagne, les conséquences politiques du fiasco et de l’impéritie qu’il
révèle sont majeures, le séparatisme catalan lui-même connaît une
impulsion inespérée. À Madrid, le général Primo de Rivera s’empare du
pouvoir, proclame l’état de siège et installe la dictature, mettant le roi sous
tutelle. Au Maroc, dans un premier temps, Abd-el-Krim ne menace pas
directement le protectorat français. Autant il connaît les faiblesses du Maroc
espagnol, autant il mesure la puissance de l’organisation lyautéenne. Il juge
utile d’organiser son propre pouvoir dans les territoires soumis à son
influence et se garde de mettre en cause le pouvoir du sultan. Il procède
donc à une véritable réorganisation politique du pays rifain, jusque-là
marqué par l’anarchie. Ce qu’il réclame, c’est l’indépendance du Rif, tout
en jouant habilement de la corde religieuse. Pendant plusieurs années,
l’établissement et le maintien de son autorité se révèlent toutefois laborieux.
En outre, Primo de Rivera, qui a renoncé à reprendre directement le
contrôle du terrain, harcèle les marchés et les villages par des
bombardements aériens et des raids localisés. De son côté, Lyautey assure
un contrôle serré de la « frontière », afin d’éviter que les rebelles ne
puissent s’approvisionner en armes et en munitions. A-t-il fini par sous-
estimer le danger représenté par Abd-el-Krim ? Il semble que, dans son
entourage, on n’ait pas cru réellement à une offensive en masse qui aurait
été trop risquée, mais plutôt à des opérations ponctuelles. Il paraissait
logique que le chef berbère s’en prenne d’abord au « ventre » toujours mou
de l’armée espagnole… Il n’est pas exclu non plus – c’est la thèse de Daniel
Rivet – que Lyautey ait joué, au début, un jeu assez machiavélien, celui
d’une neutralité bienveillante envers Abd-el-Krim, espérant ainsi profiter
des faiblesses de l’Espagne – à laquelle il ne pardonnait pas des années
d’ambiguïté envers la France au Maroc et pour laquelle il semblait éprouver
un mépris insondable – et avancer ses pions de manière spécifique. Pendant
ce temps, il pouvait poursuivre la pacification du Moyen-Atlas, plus
stratégique à ses yeux…
Sa méfiance semble toutefois avoir été réelle, et il a demandé tôt des
renforts à la métropole pour parer à tout danger imprévu. Mais leur mise en
place est très lente. Les effectifs au Maroc n’ont cessé d’être réduits depuis
1921 (95 000 en 1921, 73 000 au milieu de 1923), en raison, notamment,
des besoins requis par l’occupation de la Ruhr. De son côté, Abd-el-Krim a
besoin, pour maintenir son autorité, de réaffirmer son prestige. Quelle
meilleure manière de reprendre la main que de s’emparer de Fès, de la
capitale des sultans, du tombeau de Moulay-Idriss6, et de prendre le grenier
à blé de l’Ouergha ? Fès, dont les élites, qui ont pleinement profité de la
sécurité et de la prospérité apportées par le protectorat, considèrent avec
méfiance cet agitateur dont on ne sait s’il est réellement un mahdi… En
conquérant la cité historique, écrivent les frères Tharaud, « il cessait d’être
un petit chef montagnard, il devenait tout à coup celui qui parle en sultan de
Fez, au nom de Moulay-Idriss. Ce résultat atteint, le Maroc tout entier
pouvait se soulever à sa voix. Il serait apparu comme le Mahdi, le Messie,
le Maître de l’Heure, celui qui porte avec lui la bénédiction d’Allah. »
Le 12 avril 1925, trois harkas lancent une offensive sur la région et
menacent directement Fès et Taza, après avoir obtenu le ralliement de
plusieurs tribus. La méthode est celle qu’a bien connue Lyautey : pour
rallier, Abd-el-Krim joue à la fois de la séduction et de l’intimidation.
Comme chef de guerre, il est d’une brutalité inouïe – les prisonniers
espagnols ont été massacrés avec sauvagerie –, et cela se sait. Qui sera le
plus fort ? Toute la question est là, mais à ce jeu, Lyautey, tout âgé qu’il
soit, reste un adversaire plutôt coriace. Le Maroc français n’est pas le
Maroc espagnol, et les caïds du Moyen-Atlas et leurs cavaliers viennent
soutenir les troupes françaises dans ce premier choc. Le système tient bon.
Les frères Tharaud, écrivant au moment même des événements, mettent ce
succès au compte de treize années de protectorat intelligent. Arabophiles,
Lyautey, ses collaborateurs ? Combien de fois ne leur a-t-on pas reproché de
sacrifier le colon français à l’agriculteur berbère ? « C’est une victoire
quotidienne gagnée par dix années d’une administration faite de sagesse et
d’affection pour l’indigène. »
D’avril à juillet, ce sont des combats difficiles qu’il faut mener, alors que
Lyautey ne dispose plus d’un haut commandement d’aussi grande qualité
qu’avant-guerre. Il n’a plus les Henrys, les Gouraud, les Poeymirau. À un
moment, la situation est près de basculer, mais il parvient à la redresser. Un
de ses atouts, c’est l’aviation, arme encore naissante qui trouve dans
l’insurrection du Rif, après l’expérience toute récente de la révolte du
Djebel druze au Levant, un terrain d’expérimentation sans égal. À Paris,
Paul Painlevé a succédé à Édouard Herriot, et il semble bien moins disposé
que son prédécesseur qui était plus subtil et plus enclin à apprécier les
« personnalités ». Il veut le départ du maréchal et l’installation d’un civil à
la Résidence. Mais c’est au ministère de la Guerre que les esprits les plus
hostiles au caractère indépendant du vieux lion sentent presque
physiquement approcher leur revanche. Pour la première fois depuis plus de
vingt ans, Lyautey paraît proche d’être déstabilisé. Toutes les rancoeurs
accumulées contre lui se manifestent dans la plus totale liberté. On lui
reproche de ne rien entendre à la guerre moderne, d’avoir usé ses
collaborateurs, de s’être laissé aveugler par sa passion du pouvoir et son
narcissisme sans bornes. On souligne – non sans raison – les incohérences,
les volte-face successives des derniers mois, les sinuosités de sa ligne
politique face à Abd-el-Krim. De surcroît, à Paris, on sous-estime la valeur
militaire des Rifains, dont on attribue les victoires passées à la médiocrité
des troupes et du commandement espagnols. Au total, l’état-major renâcle à
envoyer les renforts demandés par Lyautey, qui lui sont pourtant
indispensables s’ils veut reconstituer une force mobile de réserve et
reprendre l’initiative sur le terrain. En France même, certains journaux
émettent explicitement des doutes sur la capacité d’un Lyautey vieillissant à
renouveler le miracle de 1912. Depuis deux ans, à la Chambre, les députés
socialistes, et surtout les interpellations du député communiste Jacques
Doriot, n’ont cessé de mettre en cause le résident général. Abd-el-Krim est
devenu le héros de la résistance à l’oppression coloniale, l’un des
précurseurs de ce qu’on n’appelle pas encore la « décolonisation ». Dans les
faits, Lyautey tient bon, son prestige auprès des troupes, mais aussi auprès
des élites marocaines, lui permet de préserver Fès et Taza et de contenir la
révolte. Dès juillet 1925, le Maroc peut être considéré comme sauvé, et
Lyautey qui, l’espace d’un moment, avait même envisagé de reconnaître la
« république rifaine » – en réalité de fossiliser le Rif hors du « Maroc
utile » –, estime qu’il faut s’en tenir là. Il n’a jamais cessé de redouter un
retournement profond des tribus pacifiées, sous l’influence d’une vague de
fond portée par l’Islam. Ce danger lui paraît pour l’instant écarté. Mais, à
Paris, le haut état-major fait prévaloir une autre conception des choses, la
guerre totale, et l’éradication complète d’Abd-el-Krim. C’est une autre
logique qui prévaut désormais : ce n’est plus celle du protectorat, mais celle
des colons, de l’expansion impérialiste à « l’algérienne ». Les apôtres de la
« guerre moderne » imposent leur point de vue et envoient sur place le
maréchal Pétain : officiellement en mission d’inspection, il reçoit très vite le
commandement des opérations, ainsi que des moyens humains et matériels
sans précédent – l’ensemble des troupes au Maroc atteindra, au total,
150000 hommes. Réduit à la conduite de la « politique indigène », Lyautey
est progressivement mis sur la touche…
En septembre 1925, le maréchal, qui a compris, demande officiellement à
quitter son poste. Il est ulcéré de voir ses principes politiques et militaires
foulés au pied. Le gouvernement, en décidant de séparer le commandement
politique et le commandement militaire, a porté un coup fatal au
« système » Lyautey qui reposait sur l’unité d’action et de décision dans la
durée. « Il y a aujourd’hui, écrit-il à son ancien collaborateur François
Piétri, 40 généraux (je n’en ai jamais eu plus de six), des corps d’armée, des
divisions, des états-majors superposés, la machine la plus lourde, la plus
lente, la plus inadaptée aux conditions de ce pays, et la plus onéreuse […].
Le caporalisme et le mandarinisme G.Q.G. que j’ai toujours combattus
triomphent. » Il avait espéré jusqu’au bout qu’il pourrait ramener Abd-el-
Krim dans le giron du protectorat, au prix de quelques concessions – un
fief… Pétain, lui, voulait liquider militairement le soulèvement, en liaison
étroite avec l’Espagne où montait une nouvelle génération de généraux,
parmi lesquels Franco. Il faudra attendre la fin du mois de juin 1926 pour
obtenir la reddition d’Abd-el-Krim, et 1934 pour que cesse toute résistance
armée des tribus à la pénétration française sur l’ensemble du Maroc. Il
apparaîtra alors que Lyautey avait doublement raison : raison quand il
affirmait, depuis toujours, que la pacification serait longue et laborieuse –
elle ne sera effective, donc, qu’en 1934, avec la fin de la résistance armée
des dernières tribus ; raison encore quand il évoquait, dans sa note
du 18 novembre 1920, les « aspirations inévitables » des élites marocaines,
de cette jeunesse trop peu utilisée. Dès la fin de la pacification, au milieu
des années 30, les premiers tumultes sociaux, les premières revendications
autonomistes construites apparaissent. Le relais est pris. Comme le relève
Jacques Berque, l’Islam « réformiste et moderniste » se substitue à l’Islam
« maraboutiste ».
Lyautey retrouvera Pétain, dans les circonstances nécessaires d’une vie
publique. Dans les premiers temps de son retour en France, il ne sera pas
question pour lui de le saluer, dans l’hypothèse où il serait mis en sa
présence. Il ne lui reprochait pas de l’avoir remplacé : il lui reprochait de
s’être prêté aux mauvais procédés du cartel des gauches – ce que Pétain
niera toujours avoir prémédité. Mais ils se rencontreront à nouveau, bien
sûr, dans les hautes instances du ministère de la Guerre, ou à l’Académie, et
se concerteront au moment de la crise de février 1934 – Lyautey approuvant
pleinement la nomination de Pétain au ministère de la Guerre. Au reste, les
deux hommes étaient fort dissemblables et ne pouvaient, sur le fond,
s’entendre. Quelques années plus tard – quelques années lourdes et
denses –, en 1942, Jean Cocteau, déjeunant avec le sculpteur allemand Arno
Breker, à Paris, en pleine occupation allemande, soulèvera un point qui ne
cessait de le tarauder : quelle aurait été la situation de la France en 1940 si,
aux lieu et place de Pétain, il y avait eu Lyautey ? Que se serait-il passé à
Montoire ? Voyant de Gaulle à Paris, en 1944, le même Cocteau se
rappellera ce que lui avait dit jadis Lyautey : « Je ne suis pas un militaire, je
suis un soldat. » Et il se souviendra de cet échange que l’on prêtait aux deux
hommes. À Pétain, qui aurait dit : « C’est parce que j’ai toujours obéi que je
suis devenu maréchal », Lyautey aurait répondu : « Eh bien, moi, c’est
parce que j’ai toujours désobéi que je suis devenu maréchal. » C’est une
notion que l’on a un peu perdue, dans le procès historique sans fin que la
France, malade de son passé, intente à Pétain. Ce dernier était avant tout un
esprit conventionnel. Sur le plan strictement professionnel, il était
l’incarnation de l’infanterie métropolitaine, le militaire de carrière par
essence : et dans ce registre, il avait atteint, comme chef d’armée, à Verdun,
le niveau suprême de l’efficacité et de l’aptitude au commandement, se
gagnant ainsi, à juste titre, l’estime et l’affection des « poilus ». Sur le plan
politique, il était conformiste, à la limite de la docilité, totalement soumis au
pouvoir politique – donc rassurant pour un milieu qui, à l’image de
Painlevé, était obsédé par la hantise du condottiere… De là sa réputation de
général républicain et la placidité avec laquelle il a accueilli les
événements, de la crise des années 1930 à la déliquescence finale. Lyautey
était son antithèse, le perpétuel impatient, l’esprit rétif à toute forme de
décadence, l’ennemi du fatalisme – même s’il n’était pas toujours prêt à le
surmonter.
Le 12 octobre 1925, après une tournée d’adieux de dix jours dans son
Maroc tant aimé, Lyautey prend son ultime déjeuner à la Résidence de
Casablanca. Puis, c’est le départ pour le port, à la fois « triomphal et
funèbre », selon le mot d’André Maurois. Une foule compacte, faite de
Français et de Marocains, de caïds venus « des tribus les plus lointaines »,
est venue se presser auprès du maréchal. Ce dernier, enfin, embarque à bord
de l’Anfa, qui prend le large, avant d’être rejoint, à l’entrée du détroit de
Gibraltar, par deux torpilleurs de la Royal Navy. Les navires de guerre
britanniques tirent des salves, les marins massés sur les bâtiments acclament
Lyautey. Lorsque l’Anfa arrive enfin à Marseille, seuls quelques amis
l’attendent sur le quai, dont Wladimir d’Ormesson et le pacha de
Marrakech. Aucune autorité française, politique, administrative ou militaire
n’est présente ou représentée, à l’exception de quelques deuxièmes
couteaux, ce qui fera dire à d’Ormesson : « L’émotion de ce moment
pathétique, la honte que j’ai ressentie, non, jamais je ne les oublierai. »
Daniel Rivet souligne que Lyautey lui-même n’avait rien fait pour qu’on fût
en mesure de l’accueillir, et qu’il avait, en particulier, entretenu le doute sur
sa date de retour… Il reste que son sillage ne pouvait passer inaperçu, et
que si ultime coquetterie il y a eu, les autorités ne se sont pas empressées de
la contrarier… Tous les témoins ont relaté la tristesse écrasante de Lyautey,
et sa vindicte contre Pétain et le ministère de la Guerre qui n’était pas
feinte. Dans une lettre à son beau-fils, Antoine Fortoul, il exprime son
amertume, non tant contre le gouvernement, « lequel n’existe pas », que
contre « les jalousies et les hostilités militaires, trop heureuses d’avoir eu
aux yeux du public raison des doctrines que depuis plus de trente-cinq ans
je soutiens contre les formalismes et la pauvreté d’idées et de conception
des états-majors et du haut commandement français ».

1 Adjoint de Prost, Albert Laprade a raconté ses rapports (orageux) avec


Lyautey dans Lyautey urbaniste, Paris, Horizons de France, 1934.
2 En jouant sur le mot dahir, qui signifie « décret ».
3 Dans Aspects de la biographie, Paris, Au Sans Pareil, 1928.
4 Charles BUGNET, Le Maréchal Lyautey, Paris, Mame, 1942, p. 252.
5 Henri THIERS lui a consacré un mémoire (IEP d’Aix, 1966-1967).
6 Moulay-Idriss, fondateur de Fès au début du IXe siècle, est, comme son
père Idriss Ier, une figure majeure de l’Islam au Maroc. Il mourut à trente-
cinq ans en 828, en laissant un important héritage spirituel.
15

UN ROI SANS DIVERTISSEMENT

« Qui a dit : un roi sans divertissement est un homme plein de misères ? »


Jean GIONO.

Lyautey savait depuis longtemps qu’il lui faudrait quitter le Maroc, mais
il craignait d’entrer vraiment, et pour de bon, dans la vieillesse. Cet
« animal d’action », qui n’avait échappé à ses tendances suicidaires que par
le mouvement, ce grand voyageur redoutait le rapetissement, la réduction
progressive et inéluctable qu’Alexandre Vialatte a décrits dans un de ses
plus beaux textes : « L’homme entre dans le soir de sa vie comme dans un
pays étranger. Les gares sont plus petites et plus rares. Les voyageurs
deviennent moins nombreux. Ils ont changé de costume […]. Les quais sont
de plus en plus déserts. Les affiches, dans les salles d’attente, ne parlent
plus des mêmes montagnes. Et soudain, au bout d’un tunnel, l’horizon lui-
même a changé. Quels sont ces longs pays bleuâtres ? Des plaines
s’étendent, qu’on n’avait jamais vues, transfigurées par on ne sait quel
reflet. Plus loin, au loin (mais à quelle distance exactement ? les distances
trompent), plus loin, c’est la terre de la mort. » Comme Vialatte, Lyautey,
« vingt fois a dit adieu à sa jeunesse ». Cette fois est la bonne, même si,
pour se retirer sur sa vieille terre lorraine, il n’atteint pas la même sérénité
que Barrès au seuil d’une mort précoce.
Ce qui frappe, dans ces années qui suivent le retour du Maroc, c’est le
décalage presque tangible entre la stature sociale de l’ancien résident
général, qui fut véritable dictateur en son pays, et le prestige un peu hors
normes qui s’attache au maréchal, en retraite certes, mais sans l’être
vraiment tout à fait. La princesse Bibesco, mondaine impénitente qui, nous
l’avons vu, connut Lyautey « au couchant » de sa vie, avait un certain
instinct psychologique qui lui permettait de « sentir » les choses sans
pouvoir les expliquer toujours. Elle disait que « pour déchiffrer Lyautey », il
fallait lire Pascal, « et s’en tenir presque uniquement à Pascal ». « Dès notre
première rencontre, écrit-elle, il me fit, sans le savoir, relire les Pensées.
Grand et misérable, en contradiction avec soi-même, en contradiction aussi
avec le reste de l’univers, ce qui, par comparaison, comptait peu. » De fait,
Lyautey vieillissant évoque, de manière irrésistible, le roi pascalien, le « roi
sans divertissement » qui est « un homme plein de misères »…
Dans cette lettre d’août 1919 où il disait à André Lazard sa tranquille
indifférence devant la perspective d’un limogeage, Lyautey avait, d’avance,
donné les règles qu’il s’imposerait à lui-même après son départ du Maroc :
« J’attends, voilà tout, n’ayant plus aucune ambition publique, me sentant
absolument, historiquement, isolé dans mon pays, où je ne m’adapte à peu
près à rien, jouissant tant que j’y suis de l’intensité d’action et de l’exercice
du pouvoir, certain que je jouirai non moins dans la retraite à reconstituer
mon foyer, à recueillir mes souvenirs, à me draper dans mon intransigeance
et dans la fréquentation de la plus restreinte sélection. » Il ne pouvait mieux
dire. Écrire ses Mémoires ? Il n’y songera guère, même s’il publiera
volontiers ses lettres choisies, même s’il donnera aussi des préfaces, le plus
souvent brèves et sans profondeur. Écrire ses Mémoires, ce serait accepter
l’idée que sa carrière est finie. Ce serait aussi entrer dans un mécanisme
dangereux. Il n’y a guère que deux voies possibles : les Mémoires de
maréchaux, façon Joffre ou Foch, qui sont des recensions purement
militaires. Ou les Mémoires plus politiques, plus construits, où il faut bien
donner au lecteur quelques clefs. Ce type de projet ne « cadre » pas avec la
démarche de Lyautey qui est de laisser une œuvre visible – le Maroc – et
des indices sur sa personnalité, sur ce qu’il était vraiment. Un éditeur
anglais, Hadder and Stoughton, essaie de le convaincre, et c’est faute d’y
être parvenu qu’il sollicite Sonia Howe, auteur déjà d’un ouvrage sur
Foucauld et Laperrine (Les Héros du Sahara), pour écrire la biographie du
maréchal, Lyautey of Morocco.
Malgré la profonde dépression dans laquelle le plonge l’issue misérable
de son épopée marocaine, malgré ces « années de supplice » (Wladimir
d’Ormesson) qu’ouvre devant lui une vieillesse inactive, Lyautey ne peut
renoncer à jouer un rôle social, quel qu’il soit. Car dans le cas contraire, il
sombrerait dans le nihilisme et dans la mort. Il lui reste quelques
« accroches » : il siège de droit au Conseil supérieur de la guerre et donc
peut, s’il le décide, assister à ses séances et faire entendre sa voix. Son
intérêt pour les questions militaires demeure, en particulier pour l’essor de
l’aviation dont il perçoit les nombreuses potentialités. Il ne se limite pas aux
institutions et aux cercles officiels, mais manifeste aussi son intérêt pour des
organismes privés, soutenus par les industriels, comme le Comité français
de propagande aéronautique. Il apporte le prestige de son nom aux
différentes initiatives prises dans les années 1920 pour pousser les études et
réflexions techniques sur l’émergence d’une véritable arme aérienne.
L’aviation l’intéresse comme arme au service de la défense nationale, mais
aussi comme menace qu’il faut se préparer à contrer. Lyautey est un de ceux
qui ont très tôt prévu l’apparition de bombardements massifs sur les
populations civiles et souligné la nécessité de s’y préparer.
Lyautey siège aussi à l’Académie française et garde ses entrées dans la
grande société de la capitale. Son appartement de la rue Bonaparte, au
numéro 5, à quelques mètres du quai, est le point de rendez-vous de
nombreuses personnalités intellectuelles ou politiques. C’est un « duplex »
dont le rez-de-chaussée sur jardin est occupé par la maréchale, toujours
efficace et discrète, et le premier étage par Lyautey. « Quand on allait le
voir, se souviendra Wladimir d’Ormesson, on le trouvait presque toujours
assis devant son bureau de laque noire incrusté de filets de cuivre, la belle
tête au regard bleu éclairée par les deux petites lampes à huile qui ne le
quittaient jamais. » On peut encore voir les fenêtres de la chambre où il
coucha longtemps, au premier étage de l’aile droite de l’immeuble, avant
d’occuper une chambre sur le jardin.
Le maréchal, en société, a conservé tout son lustre, et aussi cette
spontanéité dangereuse qui peut parfois l’emporter. La princesse Bibesco
s’extasie devant sa « fougue », son « bouillonnement ». Elle raconte leur
première rencontre, lors d’un dîner : « Il avait quitté sa chaise et la table
avant la fin du repas. Il se promenait de long en large, fauve en liberté dans
sa cage, à travers cette salle à manger donnant sur les jardins de Monceau,
où nous étions quatre à le regarder vivre. Car il vivait éperdument, ce
vieillard, cet homme dont on venait de me dire que sa carrière était finie…
Il se mit à parler de soi, à faire tout ce que la prudence mondaine
déconseille, tout ce que le mesquin amour-propre défend. Il se plaignit, il se
lamenta, il se raconta, il se livra pieds et poings liés ! Jamais je n’entendis
de confession plus émouvante que celle de cet homme fondateur d’empire –
et, qui plus est, créateur d’une méthode –, malheureux, furieux, incompris,
criant sa rage, comme Prométhée, à cette étrangère que j’étais. » Certains
hommes politiques lui restent fidèles, comme Barthou, Millerand ou
Jonnart. Mais tous relèvent à quel point son caractère s’aigrit.
Politiquement, ses idées se raidissent. Il ne se soucie plus de paraître
anticonformiste, résolument ennemi des factions. À aucun moment il ne se
ralliera à un parti, une formation, une ligue, mais en revanche, ses idées
deviennent de plus en plus conservatrices. La politique du cartel des
gauches l’horripile, non seulement il ne pardonne pas la façon dont on l’a
évincé du Maroc, mais il s’irrite contre la franc-maçonnerie et son influence
qu’il juge croissante. Bien qu’il ne soit pas lui-même d’une piété fervente, il
n’admet pas le regain d’hostilité du pouvoir envers l’Église dont le cartel
des gauches se rend coupable à ses yeux. Quelques années plus tard,
assistant à une réunion de propagande en faveur des missions françaises à
l’étranger, il dénoncera avec vigueur la maçonnerie, « contre-église de
l’Intangible » : « Ce que nous voyons est lamentable. Rien n’est plus
attristant que ce déclin de l’influence française dû à la secte que vous savez
et qui veut la déchristianisation du pays. » En revanche, on ne trouve chez
lui aucune trace, même légère, d’antisémitisme, en une époque où ce
sentiment est pourtant assez présent dans le discours politique – pas
seulement à droite, d’ailleurs, comme en témoignent les attaques
hargneuses de Marcel Cachin et de L’Humanité contre un homme comme
Georges Mandel.
Ces années qui suivent le retour du Maroc sont pour l’essentiel des
années d’amertume et de tristesse. Le 11 novembre 1926, jour anniversaire
de l’armistice, il écrit à d’Ormesson qu’il se sent « une épave » : « Qu’y a-t-
il au bout de tout cela comme action créatrice et réalisation ? Rien. Un
vieux Monsieur qui aura soixante-douze ans dans six jours, qui avait cru
avoir rétabli toute une doctrine de régime colonial sur des bases
indiscutables, qui s’attendait à la retraite mais l’envisageait comme le
couronnement d’une œuvre faite […]. Or la réalité, c’est que, moi vivant,
j’assiste à la ruine quotidienne de mon œuvre, à son dépeçage morceau par
morceau […]. Je vis en marge de mon pays. » Il ajoute : « Extérieurement
je sauve la face, je crâne, en Lorraine surtout. Mais je suis profondément
malheureux. » Ce dont il souffre le plus ? D’être ignoré par les
gouvernements, de ne pas être consulté, d’être comme « porté mort ». En
avril 1929, écrivant à d’Ormesson toujours, et alors qu’il est en train de
préparer l’Exposition coloniale, il est pris d’un accès de désespoir, il évoque
l’éventualité du suicide, pour aussitôt l’écarter, parce que ce serait un
« geste lâche » qui serait contraire à la religion et déloyal envers sa femme.
Il ne veut pas renoncer et demande à son fidèle disciple de l’aider à se
reprendre, « à réapparaître comme un Chef, un chef de file, un chef
d’équipe, celui vers qui il y a encore nombre de gens qui regardent, lui
faisant confiance ». Il reprend sa correspondance avec la pauvre Louise
Baignères, toujours vivante et toujours fidèle à l’amour de sa vie. C’est à
elle qu’il confiera, dans une lettre de février 1933, son « dégoût croissant de
la France », de ce pays où il se sent « de plus en plus étranger », avec cette
phrase terrible : « Ce pays a commencé à se suicider en 1789, se donnant le
coup mortel le 21 janvier 1793, et il en meurt, et ce n’est que justice. » Il
s’intéresse à de nouveaux auteurs, qu’il rencontre : Montherlant, Mauriac –
mais ce dernier ne lui plaît qu’à moitié, l’inquiète avec son christianisme
démonstratif et torturé, le terrifie avec ses descriptions, presque
complaisantes, du Nœud de vipères.
Il ne veut plus entendre parler du Maroc, dit-il volontiers. Pourtant, dès
le 10 décembre 1926, il accepte de revenir sur le sujet, à l’occasion d’une
conférence à l’université des Annales, donnée par Jean Gallotti, inspecteur
des Beaux-Arts au Maroc. Lyautey préside la conférence : il aurait pu se
contenter d’une brève intervention à son issue. Bien au contraire : il se
lance, à la grande satisfaction de l’auditoire, dans une vaste fresque sur les
débuts du protectorat. Le prétexte, c’est l’évocation des beautés
architecturales du Maroc et des efforts qu’il a fallu déployer pour les
protéger des outrages de la modernité à l’occidentale ; c’est aussi la manière
dont il fallut ranimer, relancer l’artisanat traditionnel et le protéger contre la
tentation des modes importées ; c’est enfin l’œuvre urbanistique qu’il a
fallu construire, le souci de respecter la ville indigène et son cadre de vie en
extériorisant les quartiers plus larges et aérés conçus pour la vie occidentale.
En dénonçant les tentatives d’imbrication maladroite des deux modes de
vie, Lyautey livre un véritable apologue : « A bref délai chacun s’y gêne et
en souffre. L’indigène, parce que toute sa vie, son indépendance, ses
coutumes, ses habitudes, s’en trouvent atteintes ; l’Européen, parce que,
quoi qu’il fasse, il n’arrive pas à y réaliser le confort, l’aisance, l’espace, les
conditions d’hygiène dont il a besoin, surtout à partir du jour où les grandes
entreprises, une classe supérieure de colons, viennent se substituer aux
petits mercantis du début. » Et c’est l’occasion pour lui de généraliser… de
rappeler qu’on lui reprochait « de voir trop grand », d’être « un
somptuaire », « un mégalomane ». « Eh bien non, s’écrie-t-il, je ne voyais
pas trop “grand”. Qu’on aille y voir aujourd’hui. En maint endroit on est
déjà forcé d’élargir. On ne voit jamais trop grand quand il s’agit de fonder
pour des siècles. » Quel plaisir, dès lors, quand il reçoit à la fin
d’octobre 1929 une lettre de Charles Benoist lui vantant son œuvre
marocaine « où on a vu grand, et très grand ». Charles Benoist – nous
l’avons déjà croisé en ces pages – n’est pas n’importe qui, même s’il n’est
pas une relation suivie de Lyautey. Cet ancien journaliste – qui avait
rencontré lui aussi, dans sa jeunesse, Léon XIII et étudié le cours politique
nouveau pris par la papauté – était à l’origine un républicain conservateur et
libéral qui avait cherché, comme député à la Chambre d’avant-guerre, à
promouvoir une véritable réforme des mœurs gouvernementales. Partisan
d’un régime d’autorité et de liberté, il avait fini par désespérer de la
République et était devenu royaliste, et même précepteur du comte de Paris,
sans passer par les fourches intellectuelles du maurrassisme. Lyautey ne
pouvait qu’apprécier les écrits simples, intelligents et structurés de cet
intellectuel, épris de Machiavel et de Guichardin, et grand admirateur de
ceux qui, comme Lyautey, « étaient nés les yeux ouverts ». La fille de
Charles Benoist revenait du Maroc et avait rendu compte de son voyage à
son père, par « une longue lettre, qui n’est qu’un hymne d’admiration pour
votre œuvre. On est stupéfait, me dit-elle, qu’une pareille chose ait pu être
faite en si peu de temps. Tout a été prévu, tout a été organisé, en toutes
choses on a vu grand, et très grand. Pour toi qui n’aimes pas l’emploi du
mot formidable, je dirai que c’est inimaginable, étonnant. Ma fille ajoute :
Et l’on est aussi profondément déçu, à présent, car partout on sent que le
Maréchal n’est plus là. Elle me décrit les routes, les chemins de fer, les
villes, etc. Puis elle conclut : Ici tout parle du Maréchal et tout le pleure. »
Cette lettre, en quelque sorte à deux voix, est tout sauf de la flagornerie.
Charles Benoist, sur la fin de ses jours, n’est plus qu’un esprit lucide et
amer qui n’attend plus rien. Il dit la vérité du Maroc, si différente de la
vérité française : « on » a vu grand, très grand, et « on » a agi vite, très vite.
« On », c’est Lyautey.
Mais Lyautey n’en a pas fini avec le Maroc, ni avec l’Empire. En 1927, il
publie Paroles d’action, recueil de ses discours de Madagascar, du Sud
oranais, de la division d’Oran, du Maroc. Habilement présentés, ces textes
sont un monument à sa propre gloire. Puis vient l’Exposition coloniale, son
ultime sursaut, son dernier divertissement – un divertissement, et rien
d’autre, puisque l’entreprise restera sans suite durable.

L’EXPOSITION COLONIALE

Pourquoi accepte-t-il cette mission, après avoir opposé un premier refus ?


Parce que la demande émane de Poincaré, président du Conseil, et qu’il lui
garde son estime. Et parce qu’il retrouve, comme au Maroc, même si c’est
sur une échelle plus modeste, ce champ clos où il peut concevoir son œuvre,
construire son théâtre des apparences. Un peu comme Versailles fut pour
Louis XIV – un espace où le visiteur est dirigé, conduit vers des
perspectives qui ont été pensées, conçues à l’avance, pour produire, le
moment venu, l’effet le plus spectaculaire. Le projet d’une grande
exposition consacrée aux colonies date d’avant-guerre et avait été plusieurs
fois reporté : il ne pouvait que séduire un homme comme Lyautey qui non
seulement avait le génie de la communication et de la mise en scène, mais
avait déjà « pratiqué », avec constance et succès, ce type de manifestation
au Maroc pendant la guerre. Il accepte donc, après avoir exigé de disposer
d’une liberté totale, aussi bien pour le choix de ses équipes que pour les
relations avec les puissances étrangères. Il veut faire toute sa place à
l’œuvre des Missions et n’entend pas se laisser imposer une quelconque
censure républicaine et laïque. Puis il se lance à corps perdu dans cette
entreprise qu’il veut grandiose. Il a l’expérience des expositions : elle furent
pour lui, au Maroc, pendant la guerre, un instrument de propagande
exceptionnel. En homme avisé, il regarde ce que font les autres : les
Anglais, pour leur « Colonial Exhibition » de Wimbledon en 1929, les
Belges, à Anvers, en 1930. « Le gouvernement, écrit Benoist-Méchin, lui
jette cette occupation comme un os à ronger ? Il en fera une féerie. » Le
travail de préparation est immense, et le temps est compté : il faut assurer
les voies d’accès – notamment le métro – à l’Exposition, pour laquelle il
impose Vincennes. Il s’entoure d’une équipe remarquable – anciens
collaborateurs du Maroc, comme Émile Vatin-Pérignon ou le colonel de
Boisboissel, fonctionnaires des ministères et de la Ville de Paris. Il a
également « recruté » Félix de Vogüé, le fils de son vieil ami disparu. Dès
le 5 novembre 1928, c’est la pose de la première pierre, pour laquelle
Lyautey évoque « une grande leçon d’action réalisatrice » et l’ouverture
« d’autres champs d’action que les champs de bataille ». En quelques mois,
il fait surgir, se souviendra Benoist-Méchin – qui avait alors trente ans –,
« les temples d’Angkor, des mosquées arabes, des ksours marocains, des
campements de Targhi, des paillotes tahitiennes et des villages malgaches.
C’est tout son passé qui défile à nouveau et dont il veut offrir le spectacle
aux Parisiens. »« Au milieu de cette création nouvelle, se rappellera Robert
Garric, le Maréchal circule, affairé comme jadis ; il retrouve, dans ce bruit
de construction, cette bigarrure de couleurs et de lumière, ces graphiques et
ces plans, l’atmosphère d’autrefois. Il parcourt les pavillons, conduit ses
visiteurs, va des Indes néerlandaises au Portugal, de la maison de
Washington au temple d’Angkor. Il regarde, note un détail, relance un
commissaire, prend une note, se passionne. Son passé le saisit à chaque
détour du chemin : ici l’Asie s’accroche et son ancien mirage. »
Cet ensemble hétéroclite, à la fois spectaculaire et encombré, où l’on
retrouve aussi bien la basilique de Leptis Magna que la réplique de la
propriété de Washington à Mount Vernon, est le produit d’une imagination
d’enfant, un enfant qui aurait beaucoup voyagé. En rejouant les scènes de sa
vie, Lyautey n’en retient que le meilleur : le voyage, l’émerveillement
devant la découverte. Malgré les difficultés, les obstacles bureaucratiques
innombrables qu’il lui faut vaincre, l’exposition est inaugurée le jour et à
l’heure dits, le 4 mai 1931. L’Exposition, qui se tient tout l’été 1931, est un
succès immense. Des foules considérables s’y pressent, les chefs d’État
étrangers s’y montrent, au premier rang desquels le nouveau sultan du
Maroc qui prononce à cette occasion un discours d’hommage vibrant à
l’ancien résident général : « Pouvons-nous oublier qu’à votre arrivée au
Maroc, l’empire chérifien menaçait ruine. Ses institutions, ses arts, son
administration branlante, tout appelait un organisateur, un rénovateur de
votre trempe pour le remettre dans la voie propre à le diriger vers ses
destinées. » Une fois ouverte, l’Exposition ne cesse pas d’être un labeur de
tous les jours pour le haut-commissaire. C’est aussi une opération politique
et diplomatique d’une certaine ampleur, puisque les autres puissances
coloniales ont été invitées à constituer leurs propres pavillons – les États-
Unis, l’Italie, la Belgique, le Portugal.
Mais, dans l’esprit de Lyautey, l’Exposition coloniale n’est qu’un point
de départ, un levier pour l’action, à portée pédagogique. Trente-quatre
millions de visiteurs, au total, dont huit cent mille pour la seule journée du
15 août : c’est une formidable opération de communication, mais qui n’a
d’intérêt que si ses effets sont prolongés et approfondis. Dès
le 20 août 1931, Lyautey s’en ouvre dans une lettre à Paul Reynaud,
ministre des Colonies : il indique clairement qu’il ne faut pas en rester là. Il
le sait réceptif, comme ceux d’ailleurs qui l’ont précédé, et ceux qui lui
succéderont. Le problème c’est qu’ils ne cessent de se succéder, « avec les
plus justes et les plus larges vues d’avenir », mais sans jamais la durée
politique suffisante pour les mettre en œuvre. Le 14 novembre 1931, dans
son discours de clôture de l’Exposition, Lyautey plaide pour une politique
coloniale « européenne ». À ses yeux, l’action coloniale ne doit plus être un
champ de rivalités. La présence, à Vincennes, des pavillons des grandes
puissances montre la voie : l’Europe « une » a une œuvre de civilisation à
conduire. Toutefois, les difficultés rencontrées dans le montage de
l’Exposition sont révélatrices de la fragilité de l’entreprise : c’est à l’arraché
que les États-Unis et les Pays-Bas ont décidé leur participation, et les
Britanniques se sont contentés d’une présence très restreinte, pour des
raisons essentiellement budgétaires. Dans le même mouvement, à peine les
portes de l’Exposition fermées, Lyautey met sur pied le projet d’une
« maison des Colonies » à Paris, qui serait à la fois un musée permanent et
un « office d’informations coloniales » : en somme, la « Maison de la
France d’outre-mer ». Le 13 mars 1932, devant l’accumulation immédiate
des obstructions financières, politiques, administratives, il écrit à Pierre-
Etienne Flandin, président du Conseil : « Sans sa création, l’Exposition ne
constituerait qu’un effort stérile et un succès sans lendemain. » Il écrit de
même à Albert Sarraut, puis à Pierre Laval. Mais personne n’est disposé à
se battre pour ce vieux maréchal certes admiré, mais d’un autre temps. Il
invoque le moyen et le long termes : les gouvernements n’ont ni le temps ni
la faculté institutionnelle de les préparer. Le vieil Africain ne se prive pas
de faire connaître son irritation, comme le montre sa préface au Rapport
général de l’Exposition coloniale : il se plaint du caractère éphémère de
l’entreprise…
Cela n’incite pas Lyautey à modérer ses vues politiques, ni à corriger son
pessimisme. Lorsque le pape Pie XI, soucieux de récompenser l’homme qui
a imposé la construction d’un pavillon des Missions pour l’Exposition
coloniale, lui attribue une médaille d’or, l’intéressé fait connaître son refus
au ministère français des Affaires étrangères, pour qu’il le communique au
nonce. Lyautey n’a ni oublié, ni accepté la condamnation par le Vatican de
l’Action française, qui lui a paru aussi injuste qu’excessive, et qui prive de
l’accès aux sacrements des hommes aussi respectables et attachés à leurs
convictions que Jacques Bainville. « J’estime, écrit-il, que les mesures
prises par sa sainteté Pie XI ont provoqué en France une division des
catholiques, des hommes d’Ordre, si nuisible à la paix religieuse, morale et
sociale dans notre pays, et dénote une telle méconnaissance des intérêts de
la France, que je ne puis, en conscience, rien accepter de sa sainteté. »
Du moins son image est-elle meilleure que jamais auprès de l’opinion. La
parution, en 1931, de sa biographie par André Maurois achève de consacrer
sa renommée auprès du grand public. À l’écrivain, il a ouvert ses dossiers et
une partie de ses souvenirs. Le livre sera plusieurs fois réédité et paraîtra
même dans la Bibliothèque verte ! Maurois écrira aussi le texte d’un
volume pour enfants, avec des illustrations de Henri Deluermoz, qui
paraîtra en 1937 chez Hachette : texte fort subtil en vérité, laissant
transparaître une analyse psychologique fort véridique. On y perçoit un
Lyautey constructeur, bâtisseur d’empire, mais aussi éperdument jaloux de
son autorité. Comment ne pas sourire quand on lit, sous la plume de
l’écrivain, cette évocation du retour de Lyautey au Maroc après la triste
expérience du ministère de la Guerre : « Quelques semaines plus tard, il
revenait à Casablanca, et sa joie était profonde de retrouver ce beau pays
qu’il avait créé, où chacun lui obéissait et où ses ordres étaient des lois. »

LE REFUGE LORRAIN

Lyautey s’identifie aussi au grand attachement lorrain qui possède une


charge affective comparable à la ferveur pour l’Alsace, et dont les
prolongements littéraires sont au moins aussi considérables. Il existe
plusieurs Lorraines, des Lorraines historiques, des Lorraines religieuses, des
Lorraines imaginaires. Il y a la Lorraine de Barrès qui, bien sûr, les recoupe
toutes. Dans un ouvrage paru en 1924 et publié dans la collection des
« Cahiers verts » de Grasset que dirige Daniel Halévy, Albert Thibaudet a
célébré les « princes lorrains », selon une expression, donnée en souvenir
des Guises, que Maurras a remise à l’honneur au moment de la mort de
Barrès. Thibaudet n’est pas d’Action française, il n’est pas lorrain, c’est un
grand critique, natif de Tournus en Bourgogne, une grande intelligence qui
se rendra célèbre en décrivant quelques-uns des traits les plus significatifs
de la IIIe République dans La République des professeurs (1927). Dans Les
Princes lorrains, il s’amuse de l’expression ressuscitée par Maurras : « On
pouvait imaginer, avec quelque complaisance, que nous étions gouvernés,
au temporel et au spirituel, par une équipe lorraine, parfaitement naturelle
après la guerre, et à laquelle il ne faudrait pas oublier d’ajouter, en son
proconsulat africain, le maréchal Lyautey. » Cela est un jeu, ajoute-t-il, « un
jeu historique, qui trouve dans le passé de la France une carrière de mythes,
et qui se sert librement de ces mythes ». Le plus grand des princes lorrains,
c’est évidemment Barrès. Et ensuite, immédiatement après, Raymond
Poincaré. Mais Lyautey lui-même, dans sa retraite, s’identifie de plus en
plus à la Lorraine.
Il aime séjourner dans son petit manoir de Thorey qu’il a hérité de sa
tante Saunier de Fabert, la « tante Bébé », et qu’il a agrandi d’après ses
propres plans. « Avec l’aide d’Albert Laprade, raconte le général Durosoy,
il fit construire à l’aplomb des deux ailes existantes une importante façade
aux toits de tuiles inclinés, équilibrée par une tour carrée, les deux
nouveaux bâtiments reliés par une arcade franchissant la cour de l’ancienne
demeure. Le tout agrémenté d’un perron ancien et d’une rampe d’escalier
de Jean Lamour, celui des grilles de Nancy, venant de l’ancien château de
Vandeléville tout proche, comme aussi d’une terrasse fleurie ornée des
“Quatre Saisons” de Guibal, sauvées du château d’Einville détruit lors de la
Terreur blanche. Au-delà s’étendait après une pièce d’eau et le cours du
Brennon la colline du Salmon, but de promenades quotidiennes et d’où l’on
apercevait le sanctuaire de Sion dont on entendait, les jours de fête, les
cloches à toutes volées. » L’ensemble des bâtiments – la partie ancienne et
la nouvelle – est harmonieusement raccordé. Nul ne l’a mieux décrit que
Wladimir d’Ormesson : « Près du vestibule d’entrée, où l’on accède par
quelques marches, on trouve d’abord une galerie tapissée d’armes
marocaines qu’ornent de chaque côté deux rangées de selles et de
harnachements de chefs marocains. Le buste du Maréchal, œuvre du
sculpteur Cogné, vous accueille. L’on accède dans la salle lorraine dont les
murs sont tapissés de gravures évoquant les fastes de la Cour ducale. Le
cabinet de travail du Maréchal, qui n’est pas très grand, se trouve entre le
salon de l’ancienne maison qui avait gardé, avec ses tentures et son
mobilier, le cachet du passé, et la bibliothèque installée dans l’aile neuve.
Pièce magnifique, aménagée avec amour par le Maréchal et qui est d’une
commodité parfaite. Les livres sont partagés en compartiments différents.
Chaque compartiment est garni d’ouvrages groupés par catégories : histoire,
roman, mémoires, poésie, science militaire, sciences sociales, philosophie,
beaux-arts, etc. La pièce se double d’une galerie supérieure à laquelle l’on
accède par un petit escalier tournant. Lyautey se plaisait dans cette
bibliothèque. Elle était bien ce qu’il avait toujours rêvé qu’elle fût […]. Au
premier étage, les appartements privés et les chambres d’amis. Le Maréchal
les avait arrangés lui-même, pièce par pièce. Il s’était plu à créer pour
chaque chambre une atmosphère différente : XVIIIe siècle, Directoire,
Premier Empire, Second Empire, etc. Sa chambre était tendue d’une claire
cretonne à fleurs et tapissée des photographies des parents et amis qui lui
étaient chers. Au second étage se trouvaient les grandes salles
indochinoises, malgaches et marocaines remplies de trophées, de
souvenirs : tapis, armures, peintures, manuscrits, étoffes, burnous,
porcelaines, cuivres, chandeliers, que sais-je1… » Les murs sont couverts
de portraits, d’armes de famille. Dans sa bibliothèque, Lyautey possède, et
montre volontiers au visiteur, « de superbes corans, certains en écriture
coufique, contemporaine de notre gothique, d’autres, chefs-d’œuvre de
patiente enluminure » (Maurice Durosoy).
Quand on rapproche ces descriptions, très fidèles, faites par ses proches,
du récit de Lyautey sur Crévic, « la maison morte », on mesure à quel point
Thorey a été pour lui une œuvre de reconstruction psychologique et
mentale. Entreprise à la fois vaine – il eut toujours lui-même le sentiment
que Thorey était une fausse vieille maison, une reconstitution artificielle, et
non le vrai Crévic qu’il avait renoncé à faire renaître (il avait laissé cette
tâche à son frère Raoul) – et nécessaire : il lui faut, comme partout ailleurs,
comme en Indochine, à Madagascar, à Tours ou au Maroc, un univers
familier, un espace de jeu mental, un cadre, un cocon. Thorey est à l’image
de Lyautey. La princesse Bibesco, invitée, le visita avec stupéfaction. Elle
se souvient du maréchal la « mettant devant les faits », « de sa voix
saccadée, procédant par bonds et par ellipses comme à son ordinaire » :
« Ma femme, née de Bourgoing, bonapartiste… Moi, légitimiste… Deux
sortes de chambres d’invités dans cette maison : ceux de ma femme, au
mur, gravures bonapartistes ; les miens, gravures légitimistes. » On retrouve
à chaque détour du couloir sa vieille passion du « bibelotage ». Dans une
lettre écrite du Tonkin, en septembre 1895, il avait évoqué cette « passion
de home installé » qui l’a toujours possédé. À l’époque, il avait conçu son
intérieur comme « une série de grandes pièces d’un aspect « mi-pagode »,
« mi-fumerie d’opium ». « Rien n’est plus “chic”, disait-il, que de venir
prendre le thé chez moi », d’y faire une partie de whist « voluptueux »,
« parmi les étoffes de pourpre, les vieux ors, les brûle-parfums odorants ».
Même l’odeur de la pipe d’opium y a sa place : « L’installation d’une
fumerie, c’est le prétexte d’un bibelotage indéfini ; rien n’en comporte un
plus compliqué, plus varié, plus raffiné : meubles, buffet aux ustensiles
spéciaux, tentures, lampes en argent ciselé, pipes de toutes matières, du
simple bambou à l’ivoire et l’ébène précieux. » Le visiteur, aujourd’hui, à
Thorey, peut presque ressentir physiquement cette passion du décor, de
l’ambiance, du confort, dans le salon d’attente indochinois où le maréchal
avait voulu que chaque chose fût à sa place… comme dans chacune des
autres pièces. La rampe d’escalier de Jean Lamour n’a d’autre fonction que
d’apporter ancienneté et authenticité à une maison qui veut reconstituer
l’atmosphère perdue du vieux Crévic. De même, le bureau, objet d’une
véritable mise en scène, situé à « la jointure entre l’ancienne et la nouvelle
demeure […]. Derrière lui une grande gravure de Louis XIV, des photos
dédicacées de l’empereur Charles Ier d’Autriche et de l’Archiduc Otto, ses
souverains Lorrains, à côté d’un dessin de la main du comte de Chambord,
constituaient son manifeste monarchique, en face d’un portrait de la
Maréchale et de ceux de ses maîtres Albert de Mun, Vogüé, Gallieni… »
(Durosoy). De même, le soin minutieux qu’il a mis, au cours de l’hiver qui
a suivi son retour en France, à aménager sa « salle marocaine », et pour
laquelle des ouvriers de la Mosquée de Paris vinrent travailler. Dès 1926, le
sultan du Maroc y sera accueilli en invité. La princesse Bibesco, toujours
avec son instinct très sûr, a écrit que Thorey était « surtout un toit », un
« château hydrocéphale, mais qui vaut uniquement par cette grande tête où
toute sa raison d’être est contenue ». Elle a raconté, avec un sens
singulièrement vivant du détail, ce que pouvait être une soirée chez Lyautey
« dans ce grenier fabuleux, éclairé par la lune et par quelques mystérieuses
lampes de mosquée suspendues ici et là aux solives » : « Toutes les idées
directrices de sa vie, il les fit défiler devant nous ; ses idées, filles de ses
passions. Il parla du comte de Chambord et de Joseph Reinach, dont les
photographies voisinaient curieusement sur sa table, de Léon XIII, des
mains de qui il avait reçu la communion quand il s’en fut à Rome, âgé d’un
peu plus de vingt ans, pour dire au pape que le légitimisme en France n’était
pas mort… »
Lyautey aime organiser de vraies réceptions, et quand ce n’est pas à
Thorey même, plus adapté pour les visites des intimes et les soirées au coin
du feu, avec un verre de mirabelle, il reçoit au Grand Hôtel, place Stanislas,
à Nancy.
Il attache le même soin au parc de Thorey dont il dessine les parterres, où
il plante des arbres, où il installe statues et pièce d’eau. Et ce sont de petits
arbres qu’il plante, voulant ignorer qu’il les verra à peine grandir :
qu’importe, il bâtit en Lorrain, pour s’enraciner dans sa terre. Un jour
d’hiver, il emmène son jardinier chez un pépiniériste des environs, afin de
choisir des plants d’arbres pour boiser le fond du parc. « Avec sa puissance
imaginative, le Maréchal voyait l’emplacement de chaque buisson ; les
mouvements de sa canne semblaient répartir dans l’espace de sa création les
arbustes alignés devant lui ; il mettait ici un arbre à teintes claires, et là un
autre à feuilles persistantes, il les faisait grandir, passer d’une saison à
l’autre ; puis il interrogeait le jardinier sur les qualités de la terre, les
nécessités d’arrosage2… » Pour lui, Thorey – que les habitants
renommeront bientôt « Thorey-Lyautey », en hommage à ce seigneur –,
c’est un peu son île d’Elbe – une anticipation de Colombey. Quand il y
séjourne, par périodes de plusieurs semaines, il aime à flâner dans les rues
minuscules du village, à s’y entretenir avec les habitants. Il n’oublie pas
l’école et son institutrice. Il fait installer un terrain de football, encourage la
création d’une équipe sportive. À Thorey même, près de la cuisine du
manoir, raconte Robert Garric, il a installé une table de jeu, un
phonographe, « le cinéma » : ainsi, les domestiques du « château » peuvent
inviter leurs amis du village. Même si Barrès n’est plus là pour
l’accompagner, il monte parfois au couvent de la colline de Sion pour y
rencontrer les oblats, notamment les plus jeunes d’entre eux, ces « petits
moines » à qui il adresse ses encouragements et quelques paroles bien
senties, souvent reproduites dans la littérature hagiographique, par
lesquelles il exalte les vertus, et surtout l’utilité sociale de la vie
contemplative.
Lyautey n’a pas oublié sa tentation de jeunesse pour la vie spirituelle. Il
revient, lentement, mais sûrement, à la foi de ses jeunes années, sous
plusieurs influences : celle de l’âge, bien sûr, celle du cadre serein et
sublime de la colline inspirée, mais celle aussi du curé de Thorey, qu’il
fréquente volontiers, celle du père Lejosne, qui dirige le groupe des
étudiants catholiques de Nancy et qui joue pour lui, un temps, le rôle d’un
directeur de conscience. Un homme, un tout jeune homme, va
l’accompagner dans ce chemin : il s’agit d’un jeune séminariste, bientôt
abbé, Patrick Heidsieck. Lyautey aura pour lui, dans les dernières années de
sa vie, un sentiment d’attachement presque ardent, le dernier véritablement
passionné qu’il ait éprouvé. Le jeune Heidsieck apportera sa pierre au
mausolée du maréchal en publiant après sa mort un recueil de ses écrits,
Rayonnement de Lyautey. Son influence n’a pas été étrangère – mais dans
quelle mesure exacte ? – au retour du maréchal vers la foi et vers les
sacrements (confession et communion) que ce dernier se fait une joie de lui
annoncer dans une lettre du 15 avril 1930 : « C’est fait […]. Et voilà, mon
cher, cher, et tu y as une part majeure ; ton amitié a été le bienfait
providentiel. » Leur amitié est une amitié passionnelle, avec ses moments
difficiles et ses moments d’exaltation – le jeune homme ne supporte pas
toujours l’autoritarisme, la possessivité inouïe du maréchal, ni ses retours
d’humeur, et sa foi toujours un peu chancelante. Dans certaines lettres, on
retrouve le Lyautey de la jeunesse, si prompt à s’épancher, le même Lyautey
qui étouffait son ami Prosper Keller de ses sentiments exacerbés et de son
affection trop vive. Ainsi, il écrit à Patrick, le 11 novembre 1932 : « Ton
amitié, et ton amitié en Dieu, est le bienfait inestimable de mes dernières
années. Elle ne vaut que par la franchise sans réserve. Comme tu me l’écris,
il ne s’agit pas de dire amen à tout ce que je dis et fais, mais de me secouer
rudement, quand je le mérite. Je te le dis ici si sincèrement, si humblement,
et je le dis non seulement à l’ami, mais au prêtre. Mais, c’est là qu’est le
caractère si spécialement providentiel de notre amitié. O mon Patrick, tu
trouveras avant la fin du mois un jour et un soir de Thorey, et nous nous
agenouillerons en entière communion de cœur et d’âme. Il fallait que ce oui
te fût dit de suite. Et c’est dit, n’est-ce pas ? Et réponds-moi vite à Thorey,
et sans une réticence ; et il ne peut plus y en avoir, puisque maintenant tu es
au courant de ma vie ; et oui, oui, oui, reprends sans scrupule, sans
appréhension, ta mission et ton devoir de directeur. »
Lyautey vieillit. Sa surdité s’aggrave et devient un handicap pour les
conversations. Ni l’âge, ni l’audition défaillante n’améliorent son caractère,
imprégné d’amertume et de tristesse. Seuls l’immense respect qu’il inspire,
sa prestance inaltérable, ses accès d’enthousiasme le préservent de
l’isolement. Ses proches le surprennent souvent dans une expression de
profond abattement. « Un soir, se souviendra André Maurois, comme j’étais
seul avec lui dans son cabinet de travail, rue Bonaparte, il tomba soudain
dans un mutisme et une immobilité terrifiants. Je n’osai rien dire de peur de
provoquer une crise et restai près de lui, le surveillant affectueusement,
pendant un temps qui me parut très long. Soudain il me regarda et dit : “Tu
es Poeymirau, n’est-ce pas ?” Le général de Poeymirau avait été l’un de ses
adjoints, au Maroc, vingt ans plus tôt. Je ne le contredis pas et peu à peu il
sortit de son rêve. » En décembre 1932, sa sœur Blanche s’éteint. Il en
conçoit une terrible souffrance, car elle était depuis toujours sa confidente et
formait le dernier lien avec son enfance. Il n’est pas impossible que le
maréchal ait eu également quelques soucis financiers, comme cela lui était
souvent arrivé, déjà, dans le passé – la maréchale étant, elle, plus à l’aise.
En juillet 1933, un rapport de police parle de « petites dettes criardes », et
surtout de spéculations malheureuses qui auraient entraîné un gros
découvert à la banque Lazard. Lyautey n’a jamais été riche. Il a même
toujours vécu au-dessus de ses moyens, car il aimait le confort, les
« bibelots », les vieux livres, les « belles choses ». On ne peut même
exclure que des considérations financières aient joué leur rôle dans sa crise
suicidaire de 1909.
Dans sa dépression, les appréhensions politiques se mêlent aux chagrins
familiaux. La montée du danger allemand l’obsède. Dans l’absolu, il n’a
jamais cru à la sincérité de la république de Weimar, et du reste il a toujours
considéré que le traité de Versailles était d’une sévérité excessive au regard
d’une victoire qui n’avait pas été conduite jusqu’à son terme. Il disait
toujours qu’il eût mieux valu aller jusqu’à Berlin, vaincre définitivement et
ostensiblement, et définir ensuite des conditions de paix plus clémentes,
plus propices à une rapide réconciliation. Mais l’arrivée au pouvoir d’Adolf
Hitler, le 30 janvier 1933, change la donne et aiguise ses inquiétudes. Pour
l’Allemagne, pour la culture allemande, il a toujours professé une réelle
admiration, et le comportement barbare de l’armée ennemie envers Crévic
n’a pas affecté cette estime d’ordre intellectuel. La culture allemande est un
sujet qui le passionne. Il s’était même disputé un jour avec Barrès, à qui il
reprochait ses a priori contre Wagner et son hostilité systématique envers la
culture germanique. Un jour, il avait découpé dans L’Écho de Paris (édition
du 8 mai 1915) cette sentence du même Barrès : « Les Français doivent
hériter des qualités vraies de l’Allemagne. » Car du moins les deux hommes
partageaient-ils une même fascination pour l’aptitude allemande à mobiliser
les énergies collectives.
Cette fascination s’inscrit, chez Lyautey, dans une perception de la
culture germanique qui dépasse le cadre du sentiment national allemand,
somme toute assez récent. Ainsi, il éprouve un intérêt et une affection réels
pour l’Alsace et pour la civilisation du Rhin. Et, comme Barrès, comme leur
ami commun le Dr Bücher, il voit dans l’Alsace le pont idéal entre les deux
rives. Le retour de l’Alsace à la France a été suivi de graves malentendus :
la politique ultra-jacobine et anticatholique du cartel des gauches a
provoqué une reviviscence de l’autonomisme alsacien, dirigé non plus cette
fois contre Guillaume II, mais contre Paris. En 1928, à l’époque du
gouvernement Poincaré, il a même été question de confier une mission
d’arbitrage à une haute personnalité française, suffisamment consensuelle et
persuasive pour faire comprendre à l’opinion publique la portée exacte du
régionalisme alsacien. Lyautey avait laissé entendre à Poincaré qu’il ne
serait pas hostile à ce qu’on lui confiât un haut-commissariat d’Alsace et de
Lorraine. Une campagne active s’était développée en ce sens, mais
Poincaré, méfiant et guidé par la rigueur de son patriotisme unitaire et
jacobin, avait écarté cette possibilité. Lyautey s’en était trouvé déçu : il eût
aimé qu’on lui donnât des responsabilités lui permettant de démontrer
l’absence d’antinomie entre patriotisme français et régionalisme, entre
aspiration à l’unité et décentralisation3. C’est pourquoi il manifeste un réel
intérêt lorsqu’en 1929 on lui présente un intellectuel allemand spécialiste de
la France, Ernst Robert Curtius. En réalité, Curtius est un Alsacien né à
Thann après 1870. C’est un grand universitaire, spécialiste de la littérature
française, dont le maître livre, l’Essai sur la France – une présentation de la
culture et de la société françaises au public allemand – sera traduit (par
Jacques Benoist-Méchin) et publié en France en 1931. Curtius lui envoie un
de ses livres, l’offrant « au grand Lorrain, au véritable Lorrain, qui a su
comprendre ce qu’il y a de commun entre nos deux nations issues de
Charlemagne ; qui a su maintenir dans une époque d’avilissement général le
noble héritage d’une Europe chevaleresque ; qui a accompli une œuvre
glorieuse en associant l’esprit de la tradition à la compréhension vaste et
vivante des réalités politiques et psychologiques ». Dans sa lettre, Curtius
en appelle à la reconstruction de l’Europe et aux « valeurs
aristocratiques » – honneur, dévouement, autorité, générosité. Et comment
le maréchal ne souscrirait-il pas à ce propos qui formera la conclusion de
l’Essai sur la France : « Malgré sa prodigieuse diversité, malgré toutes ses
contradictions et ses crises intérieures, la France et sa civilisation
témoignent d’une unité, comme seule peut en forger une longue expérience
collective de l’histoire » ?
Mais Lyautey – grand Européen s’il en est – est d’une vigilance extrême.
Il n’a pas oublié les menées allemandes au Maroc et la très grande habileté
politique et diplomatique des agents du Reich. Lorsqu’on publie en France
la première traduction de Mein Kampf, véritable manifeste des ambitions
démesurées de Hitler, il accepte que l’on mette en bandeau de l’ouvrage ce
commentaire – le sien – en forme d’avertissement : « Tout Français doit lire
ce livre. » L’hitlérisme incarne tout ce qu’il hait. Lyautey n’en éprouve
qu’une irritation plus profonde devant la politique du Quai d’Orsay, à qui il
reproche une inertie pathologique, aggravée par les erreurs du briandisme.
En 1923, il avait lâché à Barrès, lui-même membre de la Commission des
affaires étrangères : « Ajourner, c’est la tendance des administrations, peut-
être spécialement des Affaires étrangères. On ne veut pas s’emballer, on
veut garder un front de glace, voir venir. On voit partir. »
« On voit partir… » L’obsession du déclin, qui avait terni les dernières
années de Vogüé, ne quitte plus le maréchal. « Lyautey exprime avec la
voix d’un Ramollot des idées de César », écrit en décembre 1931 Henri de
Régnier : le colonel Ramollot était un personnage créé par le dessinateur
Leroy, incarnant le type du vieux militaire borné… Car il a tout de même
des sursauts d’énergie. Et il ne cesse pas, pendant cette période de la fin des
années 20 et du début des années 30, d’être regardé comme un recours
possible. Rien de sérieux, rien avant cette crise majeure de février 1934,
pour laquelle le vieux maréchal va retrouver un peu de cette énergie qui
tendait à le quitter.
Il y a, bien sûr, les infatigables royalistes de conviction et de nostalgie,
comme l’abbé de Dartein – un proche du jeune comte de Paris – qui lui
écrit, en juillet 1931, qu’en cas de mobilisation les anciens combattants
rejetteront le gouvernement, et qu’il faut que lui, Lyautey, prenne le
pouvoir. Plus construit et plus lucide, le projet maurrassien d’un
rétablissement de la monarchie grâce au recours à un grand général, au
« Monk français », peut passer par Lyautey. Maurras n’a jamais été explicite
sur ce sujet. Mais il maintient des relations personnelles espacées avec
Lyautey, sans jamais formaliser les choses. Qu’en est-il de Lyautey lui-
même ? À son retour du Maroc, il a affiché son intention de se tenir loin de
toute activité politique avec un « soin jaloux ». Dans la réalité, il n’a cessé
de se tenir au fait des grands sujets du jour, accumule les coupures de
presse – rien ne lui échappe, grâce à son abonnement à l’Argus –, et il
correspond avec les personnalités et les groupes qui militent, à des titres
divers, en faveur d’une réforme de l’État républicain – réforme conçue
comme plus ou moins radicale suivant les hommes et les groupes. Il y a les
« révisionnistes », ceux qui pensent qu’une révision constitutionnelle
devrait suffire à opérer le redressement. C’est le cas de Louis Marin, élu de
la Lorraine. Il y a aussi le Redressement français, d’Ernest Mercier,
mouvement conservateur et social soutenu par les milieux industriels, la
Confédération générale des contribuables, la Ligue révisionniste de France :
c’est au début des années 1930 que ces mouvements prennent leur véritable
essor, développent leurs publications, évoquent explicitement l’appel à une
dictature républicaine. Lyautey n’est pas un interlocuteur facile : il s’abonne
volontiers aux bulletins et aux revues, mais rechigne à s’engager plus avant,
à parrainer, à militer. Il craint de compromettre son nom et surveille avec
une acuité extrême les erreurs d’appréciation ou les jugements hâtifs qui
pourraient être formulés par ces organisations sur les sujets qui lui sont
chers. Ainsi écrit-il, en octobre 1927, au Redressement français pour
s’indigner d’une étude que le mouvement a publiée sur « la France nord-
africaine ». Il faut toute la diligence et la diplomatie d’Ernest Mercier pour
arranger les choses et pour éviter une rupture définitive avec l’irascible
maréchal, qui ne veut pas réagir publiquement, mais n’entend pas pour
autant taire son irritation.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ AVEC LES CROIX-DE-FEU

Mais ce sont surtout les relations avec le lieutenant-colonel de La Rocque


et les Croix-de-Feu qui se révèlent les plus poussées, les plus approfondies.
Rien que de très normal, au fond. Le mouvement des Croix-de-Feu n’a pas
grand-chose de commun avec les autres mouvements de cette époque : ce
n’est ni une « ligue », ni un groupuscule, mais une organisation fondée par
d’authentiques anciens combattants qui va devenir, avec le temps, un
mouvement politique de grande ampleur. Il faut beaucoup d’ignorance et de
mauvaise foi pour soutenir encore aujourd’hui qu’il ait pu y avoir la
moindre parenté entre les Croix-de-Feu et le fascisme, comme en témoigne
la personnalité du colonel de La Rocque.
Les relations entre La Rocque et Lyautey n’ont jamais cessé d’être
délicates4. Le respect du colonel pour celui qu’il avait servi au Maroc était
immense. François de La Rocque, jeune sous-lieutenant, fait ses débuts
en 1908 au 1er chasseurs d’Afrique à Blida, mais il doit attendre 1909 pour
rencontrer Lyautey à Oran et s’en faire remarquer, avant d’être affecté en
septembre 1913 au service de renseignements, auprès du résident général.
Par la suite, les rapports entre le jeune officier et le puissant proconsul
resteront nécessairement distants, même s’il semble que La Rocque ait
cherché, rétrospectivement, à leur donner plus de densité. C’est seulement
en 1929 que les deux hommes nouent de véritables relations : La Rocque a
quitté l’armée et cherche un moyen d’agir, sur le plan public, pour œuvrer
au redressement qu’il appelle de ses vœux. Son obsession, c’est d’abord la
défense nationale et le risque d’une résurgence du danger allemand. Il ne
fait pas partie du « cercle rapproché » du maréchal, mais s’efforce, avec
constance et discrétion, d’en rester proche. Au printemps 1930, Lyautey
invite La Rocque à Thorey, et ne lui dissimule guère sa tristesse et son
découragement. Peu à peu, pour partie au contact de Lyautey, La Rocque
comprend que le vrai problème est celui des institutions. Il entreprend de
faire évoluer les Croix-de-Feu, dont il est au départ vice-président, vers une
fonction plus ouvertement politique. Il soumet à Lyautey un projet
d’« Association des énergies réalisatrices françaises », dont l’organisation et
les objectifs restent encore nébuleux, mais dont l’intention est clairement de
provoquer une rénovation de la vie publique. Il est probable qu’à cette
époque (1930) le maréchal n’y voie qu’un de ces innombrables projets dont
il est destinataire et qui, s’ils témoignent d’un état d’esprit favorable dans
une partie des élites, restent théoriques et sans prise sur le pays réel.
Lyautey a l’esprit pratique : il lui faut du concret, et non de belles
intentions. À partir de 1932, et à mesure que les éléments d’une grave crise
des institutions se font plus précis, l’action de La Rocque commence à
l’intéresser vraiment. Lorsque ce dernier lance le Regroupement national,
organisation politique adossée aux Croix-de-Feu, Lyautey commence à
accorder explicitement son patronage. Mais il faut beaucoup de patience et
de tact pour s’accommoder des foucades et des mouvements d’humeur du
vieux maréchal. Les deux hommes, au demeurant, se respectent.
Le 26 mars 1933, La Rocque lui écrit : « Monsieur le Maréchal,
aujourd’hui, vous m’avez tutoyé. Je n’ignore pas que vous réservez cet
honneur à vos hommes. » À mesure que la tension politique monte en
France, au cours de l’année 1933, les choses se font plus complexes. Il ne
s’agit plus de tirer des plans sur la comète. En France même, le régime,
livré à une instabilité ministérielle accrue, semble toucher le fond. Les
scandales politico-financiers se multiplient. La crise économique mondiale,
le retour des tensions internationales, l’arrivée au pouvoir de Hitler créent
une pression sans précédent sur les institutions. Lyautey – ses dossiers de
presse et ses commentaires en témoignent – suit les événements avec
fascination. Plus que jamais on lui adresse projets politiques, esquisses de
mouvements politiques, professions de foi. Il est l’augure qui dispense ses
bénédictions ou formule ses agaceries. Il reçoit les chefs des Jeunesses
patriotes, assiste à des dîners et des banquets, mais n’adhère pas, et dément
dès qu’on prétend le contraire. Il suit de près l’activité d’André Tardieu :
après une expérience décevante comme chef du gouvernement, le célèbre
homme politique s’est éloigné de l’action parlementaire pour s’engager
dans des campagnes remuantes et argumentées en faveur de la réforme de
l’État. Que veut Lyautey ? Cherche-t-il vraiment, comme beaucoup le
supposent à l’époque, à fédérer l’ensemble des mouvements qui aspirent à
un changement moral et à une rénovation politique ? Cherche-t-il vraiment
à jouer un rôle politique de premier plan ? Existe-t-il, dans son esprit, un
lien possible entre ces milieux et d’autres groupes qui lui sont proches,
comme les Equipes sociales de Robert Garric, les étudiants catholiques de
Nancy, ou même les mouvements du scoutisme ?
Une des dernières grandes activités sociales de Lyautey fut en effet son
soutien au mouvement scout, dont il accepta la présidence pour la France.
En 1929, il se rend à Birkenhead, à la réunion internationale du scoutisme,
le « Jamboree », présidée par Baden-Powell. Il ne craint pas de s’y montrer
en tenue de scout (chapeau de feutre, uniforme bleu horizon), ce qui lui
donne une étrange allure de vieil enfant. Cette grande entreprise de
mobilisation de la jeunesse ne peut que le séduire, et il reçoit les scouts à
Thorey même, où ils campent dans le parc. Il ne néglige aucune des
« chapelles » : ni les laïcs (Eclaireurs de France), ni les catholiques (Scouts
de France), ni les protestants (Eclaireurs unionistes). Mais tout de même : la
dimension politique du scoutisme est faible, sinon inexistante, et dans tous
les cas elle est peu opérationnelle. Cet élan tardif vers le mouvement de
Baden-Powell peut surprendre : le maréchal renoue-t-il avec les aspirations
confuses de sa jeunesse, avec l’atmosphère des cercles ouvriers catholiques
et de l’Union morale ? Sacrifie-t-il, plus simplement, à son goût pour la
jeunesse, pour les contacts avec les jeunes ? Toujours est-il que cet intérêt
pour le scoutisme n’était pas affecté et devait occuper une partie de ses
derniers vieux jours.
Pour le reste, à la fin de 1933, on perd la trace de toute relation suivie
entre Lyautey et les différents mouvements, notamment les Croix-de-Feu5.
Quand on parcourt les dossiers personnels de Lyautey conservés aux
Archives nationales, on mesure à quel point cet homme a été sollicité, de
tous les horizons, bien plus qu’il ne s’est manifesté de manière claire et
construite. Ce n’est pas dans son caractère que de se mettre en avant pour
des actions politiques un tant soit peu hasardeuses. Il ne l’a jamais fait, car
ce serait trop exposer son image. En vain, il a cherché l’homme, le
« leader » d’opinion qui pourrait habilement l’aider à se hisser vers les
responsabilités politiques supérieures, en le dispensant des dégradants
travaux d’approche… Faute de l’avoir trouvé, il se laisse démarcher,
accueille les projets avec bienveillance – dès lors qu’ils coïncident avec son
code de conduite, avec ses principes –, encourage les bonnes volontés. Tout
au plus ira-t-il jusqu’à favoriser des rencontres, rapprocher des caractères, à
Thorey ou rue Bonaparte. Mais rien ne permet d’affirmer qu’il ait jamais
été plus loin. Seuls les événements du 6 février l’arrachent à cet arrière-plan
politique filandreux. Mais ce n’est qu’un ultime sursaut, avant la mort.
En vérité, s’il n’y avait eu la tourmente de février, les derniers mois de la
vie de Lyautey auraient été d’une tristesse infinie. Son cher Patrick
Heidsieck a été ordonné prêtre et est parti pour Rome, en octobre 1933, afin
d’y parfaire sa théologie comme chapelain de Saint-Louis des Français. Il
écrit de nombreuses lettres à Lyautey qui, par un étrange transfert
psychologique, l’a replacé dans les conditions de sa propre jeunesse. Il a
muni son jeune ami de véritables lettres de créance pour les ambassadeurs
de France au Vatican et au Quirinal, François Charles-Roux et Charles de
Chambrun, ainsi que pour les directeurs de l’École française de Rome et de
la villa Médicis. En retour, le jeune homme lui décrit tout ce qu’il voit,
analyse et observe : le Vatican, Mussolini, les paysages d’Italie. Cela
compense un peu l’oppression de la solitude chez le vieillard qui se plaint
du froid, de ses angoisses et de ses mauvaises nuits, où tout se mêle : les
souffrances personnelles les plus intimes, mais aussi le désespoir devant la
montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne. Pourtant, il ne se relâche
pas, par cet étrange miracle du personnage, chez qui le désespoir n’est
jamais très loin de l’excitation procurée par l’action. Il poursuit ses relations
les plus étroites avec le scoutisme, avec les mouvements de jeunesse,
l’Action catholique, mais toujours sans ordre ni logique. Il confie à La
Rocque : « Ne jamais renoncer, ne jamais, surtout, s’incliner, quoi qu’il
arrive, devant un destin qui paraîtrait nous contraindre à devenir nation
secondaire. La France a une vocation de peuple supérieur […]. En cas de
malheur, il faudrait se garder de tomber dans les effusions d’un patriotisme
verbal […]. Les infortunes d’un grand peuple doivent engendrer chez celui-
ci la fureur plus que le dépit, le labeur plus que les clameurs, les résolutions
plus que la désolation, la volonté d’expansion et non un repli chagrin sur
soi-même6. » Il a la force de retourner à Touchebredier où règne la terrible
absence de sa sœur : « Je la cherchais partout, écrit-il, je suis resté seul,
longtemps, dans sa chambre, où rien n’a bougé. » Il continue de séjourner à
Paris, où il est sollicité, dans l’incohérence la plus totale, par ceux que la
crise politique montante inquiète et divise.
Au début de février, Lyautey redevient une vedette incontestée. La crise
aidant, dans le grand désarroi, des politiques viennent le voir, les dirigeants
des mouvements d’anciens combattants le démarchent, tandis que, après le
renvoi du préfet de police Chiappe – que Lyautey connaît bien et
apprécie –, le mouvement de contestation prend toute son ampleur
jusqu’au 6, journée « des massacres ». À l’aube, on le sollicite, trop tard.
Dans la confusion des groupes et organisations qui convergent vers la
Chambre des députés, la gauche verra la mise en œuvre d’un coup de force
fasciste, et le Front populaire en naîtra. On sait aujourd’hui combien cette
journée du 6 février fut avant tout un mouvement de colère spontanée de
l’opinion contre un régime qui sombrait dans la corruption et l’impuissance.
Que des groupes organisés aient eu, ce jour-là, le projet d’en découdre, c’est
certain. Mais que pesaient les groupuscules extrémistes – y compris
l’Action française – dans la manifestation ? Rien, au regard de la masse des
Croix-de-Feu, des anciens combattants, des Parisiens qui avaient rejoint la
foule : et là, nul projet de coup d’État. La tactique de La Rocque était
claire : faire une démonstration de force pour imposer au régime les
réformes, non pour le renverser. Il se savait en phase avec l’opinion
publique qui voulait certes une révision des institutions, mais en aucun cas
une dictature. Ce que nul n’avait prévu, en particulier le gouvernement,
c’est la violence des échauffourées, les morts, les nombreux blessés, les
anciens combattants, souvent infirmes, molestés par les gendarmes mobiles.
C’est cela qui, semble-t-il, fait sortir de ses gonds le vieux maréchal, et
non une quelconque ambition sénile. Le spectacle des anciens combattants,
des mutilés matraqués par la police, les morts, les dizaines de blessés l’ont
bouleversé. Il n’a pas oublié les scènes éprouvantes des inventaires, au
moment de la crise entre l’Église et l’État. Il hait le désordre, mais il le hait
plus encore lorsqu’il est le fruit du pouvoir légal. Et puis il y a aussi la
crainte, après le renvoi de Chiappe, qu’on ne limoge à son tour Weygand,
chef d’état-major général, sur qui il fonde ses derniers espoirs d’une reprise
en main de la défense nationale. Le 7, il déclare à l’un des chefs des anciens
combattants que si Daladier ne démissionne pas et si les affrontements
sanglants reprennent, il se mettra à la tête des manifestants, en grand
uniforme de maréchal de France, se proposant, résumera son ami l’éditeur
Edouard Champion, « de dire deux mots aux gardes mobiles ». Dans la
matinée, il se rend même à l’Élysée pour tenter de déminer la crise. Mais la
démission immédiate de Daladier et son remplacement par Doumergue
traduisent déjà une volonté d’apaisement. Il reste que le régime est plongé
dans une crise décisive, que les manifestations et les affrontements, mettant
cette fois en scène les organisations et partis de gauche, vont se poursuivre
pendant plusieurs jours.
Les différents mouvements qui sont à l’origine des manifestations
du 6 février tentent de se concerter. Pour certains, il ne s’agit pas de
renverser le gouvernement, mais de permettre l’accès aux responsabilités
d’un homme providentiel. Maurras – rêvant toujours à Monk ? – prend
discrètement contact, à tout hasard. Lyautey est partagé : il semble avoir
sincèrement tenté de fédérer les différents mouvements, pas nécessairement
pour s’imposer comme un recours, mais, de manière plus vraisemblable,
pour apaiser les choses, peut-être à la demande de Doumergue lui-même. Se
serait-il vu ministre de la Guerre, aux lieu et place de Pétain, dans le cabinet
constitué par Gaston Doumergue au lendemain de la démission de
Daladier ? Doumergue, à qui il a adressé le 7 février le message suivant :
« Aux heures tragiques que nous vivons, c’est à vous que va l’appel de tous
ceux qui veulent que la France vive. » Dans tous les cas, son message
évoquant une possible marche en tête des manifestants pour éviter une
nouvelle tuerie lui vaut d’innombrables soutiens. L’initiative n’est
nullement interprétée comme un geste de factieux ou d’ambitieux, mais
comme un moyen de faire « bouclier » et de protéger les pères de famille
qui pourraient à nouveau défiler et tomber sous les balles ou les coups de
sabre. Un de ses anciens officiers de Madagascar, blessé le 6 février, lui
écrit sa stupeur devant l’ampleur de la répression et lui exprime son
admiration et sa fidélité. Les jeunes de Thorey signent une pétition et la lui
envoient : « Si les jeunes patriotes lorrains sont fiers de leur Duc, les jeunes
de votre village le sont plus encore. » Deux enfants, âgés de trois ans et de
cinq ans et demi, lui envoient des dessins avec ce commentaire : « C’est à
cose [sic] de vous que nos papas n’ont pas été tués le lendemain. »
À un certain moment, les différentes organisations d’anciens combattants
semblent avoir pensé à Lyautey pour prendre la présidence d’une sorte de
directoire commun. D’après les services de police, dont les rapports
figurent aujourd’hui aux archives de la préfecture, Lyautey était prêt à
s’engager dans cette voie, mais ce serait son autoritarisme, conjugué aux
divisions persistantes entre les différents mouvements, qui aurait fait
échouer l’opération. Le facteur majeur de l’échec, c’est le retrait de La
Rocque. Devant les réactions de « défense républicaine » et le mouvement
de réflexe unitaire puissant qui commence à se dessiner à gauche, le
moment est venu, pour les Croix-de-Feu dont les effectifs explosent, de
jouer dans la cour des grands : peut-être La Rocque en est-il convaincu et
prend-il donc soin de recouvrer son indépendance. À l’inverse, d’après
certains témoignages, Lyautey semble s’être irrité des tergiversations du
colonel, dans lequel il semblait voir un officier courageux et intègre, mais
un tempérament velléitaire. Les deux hommes resteront néanmoins en
relation d’estime jusqu’au bout. En mars 1934, il y aurait eu également
l’esquisse d’un rapprochement avec Maurras, mais sans lendemain.
Lyautey, semble-t-il, étant, là encore, bien moins guidé par une quelconque
ambition personnelle que par l’obsession du danger allemand, dont il a
ressenti très tôt les prémices.
Que penser de tout cela ? Lyautey confiera à Patrick Heidsieck que,
le 8 au matin, il a effectué une démarche auprès de Doumergue, sur le point
de prendre la direction du gouvernement après la démission de Daladier :
« Je lui avais écrit la veille. J’allai le cueillir au Continental, en lui disant
tout d’abord que je ne venais pas pour un ministère, dont je n’aurais pas
voulu, mais pour lui indiquer quelques points essentiels, auxquels il
acquiesça d’abord, mais dont, ressaisi par l’empire parlementaire, il ne tint
aucun compte. » Malgré tout, les sollicitations innombrables dont il est
l’objet ont un effet tonique sur Lyautey. Non qu’il ait quelque ambition
précise – sans doute se sait-il trop âgé… même si Pétain, de deux ans à
peine son cadet, vient d’entrer au gouvernement. Mais il a l’impression de
compter à nouveau, les dirigeants politiques, aux abois, le consultent, la
presse ne cesse d’évoquer son nom. Devant la succession des visiteurs et la
multiplication des sollicitations, il finit par se résoudre : « Je vais donc
marcher, écrit-il à Heidsieck, et voir comment pourrait se réaliser cette
coordination des chefs de groupements d’ordre, par un accord et une
organisation préalable en vue de ce qui peut survenir de la part du Désordre.
Voilà la grosse affaire, celle qui, de quelque temps, va bien m’absorber. »
En quelques jours, tout retombe. Le gouvernement Doumergue a repris la
situation en main, le paysage politique évolue rapidement, sous l’effet des
initiatives de la gauche. La Rocque et son mouvement poursuivent leur
ascension. Une autre étape commence : la venue prochaine du Front
populaire, la crise internationale, le choc entre les totalitarismes et les
démocraties, si obstinément faibles. Lyautey sort de la scène.
Le 6 février, au moment même où les manifestants ulcérés s’apprêtaient à
converger vers la Chambre des députés, une manifestation plus discrète
avait lieu à Rabat et se dirigeait vers la Résidence. Elle rassemblait les
« colons tondus », ces petits colons français du Maroc ruinés par la crise qui
réclamaient un retour massif au protectionnisme. Au Maroc même, la
construction lyautéenne était menacée de délitement.

1 Wladimir d’ORMESSON, Auprès de Lyautey, op. cit., pp. 214-215.


2 Patrick HEIDSIECK, Rayonnement de Lyautey, Paris, René Julliard, coll.
« Sequana », 1943, p. 142.
3 Cette question des rapports entre Lyautey et la question alsacienne fait
l’objet de longs développements dans le livre de Raymond POSTAL,
Présence de Lyautey, Colmar, éd. Alsatia, 1938.
4 Il faut lire la monumentale biographie du colonel de La Rocque par
Jacques NOBÉCOURT, Le Colonel de la Rocque (1885-1946) ou les pièges du
nationalisme chrétien, Paris, Fayard, 1996.
5 Jacques Nobécourt pense à un grand nettoyage d’archives, ou à des
saisies ultérieures.
6 Jacques NOBÉCOURT, op. cit., p. 897. Déporté en Allemagne en 1943,
La Rocque avait évoqué ces propos dans le cadre de conférences sur
Lyautey, faites à l’intention de ses compagnons de captivité pour les
distraire de la vie quotidienne.
16

« LE MAROC N’ÉTAIT QU’UNE PROVINCE


DE MON RÊVE »

« Dans ma jeunesse, j’ai cru la beauté dispersée à travers le monde et


principalement sur les régions les plus mystérieuses, mais aujourd’hui j’en trouve
l’essentiel sur le visage sans éclat de ma terre natale. »
Maurice BARRÈS.

En juin, la santé de Lyautey s’altère, avec le retour d’une crise hépatique


violente. On peut lire aujourd’hui ses notes quotidiennes qui détaillent ses
bonnes et ses mauvaises nuits, comme celle du 3 juin : « Souffert
jusqu’à 4 h du matin. » Physiquement diminué, il est menacé par la
dépression. Le 9 juillet, il déjeune à Ormesson. Rentrant à Paris, il fait halte
au château de Vincennes, qu’il veut visiter à nouveau. Il s’épuise dans les
escaliers, on lui trouve les traits creusés. La semaine qu’il passe ensuite rue
Bonaparte est éprouvante : il se sent terriblement affaibli. Espérant
retrouver, avec l’air vigoureux de la Lorraine, le climat moral vivifiant qui
le soustraira à l’angoisse, il se hâte de regagner Thorey où, à peine arrivé,
dans la nuit du 16 au 17, il est pris d’une congestion pulmonaire. Deux
jours plus tard, il est à nouveau sur pied, le temps est superbe, il se sent
« physiquement remis ». Il écrit à Patrick Heidsieck pour se plaindre d’être
sans nouvelles. Mais très vite, dans les derniers jours de juillet, une crise
d’urémie se déclare, brève et violente. La presse s’en inquiète, ce qui
l’exaspère : il ne supporte pas ces échos d’une mort annoncée. Il trouve la
force de confier à son beau-fils, le capitaine de frégate Fortoul, un message
pour le colonel de La Rocque dont la fille est en train de mourir. Message
qui sera transmis le 28 : « La Rocque, tu lui diras mes affections. Tu lui
diras de faire la réconciliation des Français autour des combattants1. » Cette
fois, la fin paraît imminente. « Pourtant, raconte Wladimir d’Ormesson, il
demeurait lucide, il reconnaissait ses proches, il leur parlait. En pleine
connaissance il reçut le sacrement de l’Extrême-Onction. Puis il s’assoupit.
On crut qu’il était entré dans le coma. Aux pieds de son lit, la Maréchale,
son beau-fils, son neveu, priaient à genoux. Il sortit de sa torpeur, jeta un
regard autour de lui et comprit. Alors de sa main droite il eut la force de
tracer un grand signe de croix sur sa poitrine. Et ce chrétien rendit son âme
à Dieu. » Il est 15 h 02, le 27 juillet 1934. Selon Benoist-Méchin, au matin
de sa dernière journée, Lyautey aurait eu cet échange avec l’officier
d’ordonnance qui le veillait : « Au fond, j’ai raté ma vie… », et, à l’officier
qui, étonné, lui opposait l’éclat de son œuvre marocaine, il aurait dit : « Le
Maroc n’était qu’une province de mon rêve… » Il avait assez de panache, et
de sens du théâtre pour avoir dit cette vérité profonde…
Le 28 juillet, Wladimir d’Ormesson publie dans Le Figaro un article qui
résume, sans doute, le sentiment de tous les anciens collaborateurs de
Lyautey : « N’est-ce pas qu’il n’avait pas son pareil pour se faire obéir et
pour se faire aimer ? N’est-ce pas que ses colères étaient belles ? N’est-ce
pas que ses gentillesses étaient inouïes ; que personne n’avait comme lui
ces délicatesses qui vont au cœur ; que personne ne savait comme lui se
faire pour chacun de nous un ami ?… . N’est-ce pas que nous sentons ce
soir que quelque chose est à jamais brisé dans notre vie ? »
C’est au même moment qu’en Allemagne, après la Nuit des longs
couteaux, Hitler, écrasant les oppositions, s’empare de la totalité du
pouvoir.

LES TOMBEAUX DE LYAUTEY


La nouvelle de la mort de Lyautey crée une grande émotion dans toute la
France. Sauf dans L’Humanité, qui stigmatise « le maréchal fasciste
Lyautey » et la « grande parade militaire et fasciste » qui se prépare pour
ses obsèques. Ce n’est pas tant l’homme providentiel, le « recours » évoqué
en février 1934, que « l’homme à tout faire de la finance », le valet de « la
pieuvre aux 50 suçons » (la Banque de Paris et des Pays-Bas), le « soudard
colonialiste », le « tyran absolu », qui est cloué au pilori, à peine froid dans
son cercueil. Il est vrai que la politique le rattrape et que sa dépouille,
déposée dans la chapelle des ducs de Lorraine, ne sera pas veillée que par
des soldats ou des scouts, mais aussi par des Croix-de-Feu et des membres
des Jeunesses patriotes. Les funérailles lorraines, radiodiffusées et tenues en
présence d’Albert Lebrun, président de la République, sont grandioses, et
elles sont conduites, comble d’une ironie qui n’échappe alors à personne,
par le maréchal Pétain, ministre de la Guerre et représentant le
gouvernement français. Le discours qu’il prononce est habile : il n’hésite
pas à laisser transparaître la distance qu’il pouvait conserver envers un
tempérament si différent du sien. Il évoque ainsi les boutades « parfois
troublantes » du maréchal, et le décrit comme un « de ces êtres d’exception
chez qui le tumulte des idées n’entrave point le sens de l’action
méthodique ». Et il achève son discours par un appel fort opportun, en ces
temps difficiles, à l’union nationale autour du président du Conseil, Gaston
Doumergue. Mais les autorités sont embarrassées, car le testament du
maréchal a été ouvert, et il est sans appel : il y exprime le souhait d’être
enterré au Maroc. Les cérémonies de Nancy ne sont donc qu’une répétition
avant le grand départ, en octobre 1935, vers l’ensevelissement en terre
d’Islam, selon le vœu explicite de « l’Africain ». Un vœu qui
n’enthousiasme ni le jeune sultan, ni son entourage, contrairement à ce
qu’on a affirmé à l’époque. L’idée déplaît plus encore à une organisation
anticolonialiste, le Comité d’action marocaine, qui adresse, en liaison avec
les étudiants marocains et les milieux intellectuels nord-africains de Paris,
une lettre circulaire aux parlementaires français pour protester contre la
translation. « Il ne s’agit point de critiquer la politique du Maréchal »,
indiquent prudemment les auteurs, qui précisent que la personne de Lyautey
n’est nullement visée. Ce qui est en cause, c’est l’organisation d’une grande
manifestation catholique en terre d’Islam, et le caractère « conquérant » de
ce retour des cendres, si contraire à la « fiction diplomatique » du
protectorat. Les choses auraient été bien différentes, disent-ils, si le
maréchal était mort sur place. Et c’est bien là que le bât blesse.
Le lieutenant-colonel Bugnet a fait le récit de cette « apothéose »
retardée, qui veut effacer l’humiliation du retour en France de 1925, le
« péché », dira Wladimir d’Ormesson : « D’abord, dans l’après-midi
du 25 octobre, à la cathédrale primatiale de Nancy eut lieu la levée du corps
et, toute la soirée, devant le cercueil recouvert d’un drapeau tricolore et de
l’étendard lorrain sur lesquels étaient posés le bâton aux étoiles d’or, le
manteau bleu, le képi et l’épée, la population nancéenne pieusement
défila. » Le lendemain, cérémonie liturgique célébrée par l’archevêque de
Besançon, puis discours des ministres Marin et Fabry, représentant le
gouvernement. « Salué dans toutes les gares durant le trajet de la capitale
lorraine au port méditerranéen, le cercueil, à son arrivée à Marseille, fut
conduit à l’église des Réformés où le reçut Mgr Dubourg, et la dernière
veillée funèbre sur le sol de la patrie fut assurée par des officiers, des
anciens combattants et des scouts. » Le 27 octobre au matin, « après le Dies
irae à l’église, et, sur le quai d’embarquement, le suprême hommage de
l’armée française, la funèbre dépouille, reçue à bord du croiseur Dupleix par
la sonnerie Aux champs, fut déposée, pour la traversée, dans une chapelle
ardente aménagée dans l’appartement du commandant. Et, à 10 heures, le
Dupleix appareilla, convoyé par le croiseur Foch et les contre-torpilleurs
Vautour et Verdun. Sur le quai les soldats présentaient les armes ; dans le
ciel passaient des escadrilles d’avions ! » Sur le quai des Belges, Wladimir
d’Ormesson a, comme tant d’autres, le cœur lourd. Le convoi, en
Méditerranée, s’enrichit le premier jour de deux croiseurs italiens qui
cèdent la place, le lendemain, à une escadre britannique entière (un navire
amiral, trois croiseurs, huit destroyers). Enfin, quatre contre-torpilleurs
espagnols accompagnent le convoi jusqu’à Tanger. Le 30 octobre enfin, le
corps du maréchal est inhumé dans le mausolée dont il avait choisi lui-
même l’emplacement, sur une colline dominant Rabat et la mer, au terme
d’une cérémonie grandiose en présence du sultan et des plus hautes
autorités françaises. Ce petit mausolée, qu’il avait demandé au chef du
Service des beaux-arts de la Résidence en 1932, il l’avait voulu « très
simple, carré, couvert en tuiles vertes », juste au-dessus du sanctuaire de
Chellah. « C’est la seule chose que je demande au Maroc de m’offrir »,
avait-il écrit, ajoutant : « Je voudrais qu’il fût construit le plus tôt possible,
que je le sache fait et aie vu les photos afin d’être sûr qu’après moi on
n’imaginera pas un monument quelconque alors que c’est cela que je
veux. »
« Que mort, écrit Maurice Martin du Gard, il se donne encore au Maroc,
à l’Islam dont il a tant aimé le long et monotone bercement de prières,
Lyautey n’en accroît pas moins la réserve lorraine de songes, d’ambitions.
La Lorraine a ses maréchaux, mais aucun de cette fantaisie ni de cette
magnificence : Ney, Drouot, Oudinot, Molitor sont pesants à côté. » Sa
postérité lorraine est sauve, de même que sa postérité française. Les
Lorrains lui vouent un culte inaltérable. Dans Le Pays lorrain, en
avril 1939, un article exaltera le « prince entre les princes », l’« imperator ».
L’auteur, Émile Lebon, fait un parallèle avec Bonaparte, rappelle le
« royaume enchanté » de l’Exposition coloniale, et choisit de citer cette
phrase de Lyautey, écrite d’Aden dans ses quarante ans, où il exalte la
puissance anglaise, « unité de plan, continuité dans les desseins, stabilité
gouvernementale, etc. », en un mot, écrivait-il, « tout ce que nous n’avons
pas ». Ces phrases résonnent durement au printemps 1939… Et les
Français, de manière plus générale ? Ils ne lui en voudront pas d’avoir pris
le contre-pied de Napoléon dont le vœu avait été d’être enterré en terre de
France, en des termes presque parallèles (« je désire que mes cendres
reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai
tant aimé »). Beaucoup se souviendront de la figure noble et intacte du
maréchal, lorsque le pays sera plongé dans la honte de l’occupation
allemande : il aura des disciples à Vichy, dans les tout premiers temps,
parmi les créateurs des Chantiers de Jeunesse et de l’École des cadres
d’Uriage – dont une promotion portera son nom. Ce vivier, inspiré par un
patriotisme authentique, et incarnant les ambiguïtés de la première
Révolution nationale, sera marqué par le message du « Rôle social de
l’officier », par l’influence des mouvements de jeunesse catholique et par le
scoutisme. Le message du « Rôle social », soulignant la dimension civique
essentielle de l’armée, ne pouvait manquer d’exercer une profonde
influence sur un temps où beaucoup d’hommes plaçaient dans l’armée
d’armistice l’espérance d’un redressement futur2. Les événements de la
guerre et de l’Occupation se chargeront de dissiper les ambiguïtés du début,
et l’on verra vite combien le maintien d’une force militaire française, même
très réduite, après l’armistice, avait permis de préparer l’avenir. Dans des
registres différents, des hommes comme Juin, ancien collaborateur de
Lyautey, ou de Lattre, perpétueront, dans les combats de la reconquête, une
conception de l’armée dont le conquérant du Maroc avait été le premier
théoricien.
L’image de Lyautey est demeurée forte après la guerre, et a même connu
un véritable « revival » au début des années 60. Les événements troublés
qui marquèrent l’accession du Maroc à l’indépendance, et, plus encore, la
guerre d’Algérie, enfin le déchirement moral né du déclin impérial ne
pouvaient que raviver le souvenir du plus subtil et du plus inaltérable des
grands « coloniaux ». Beaucoup rappelèrent à cette occasion que les
prédictions de Lyautey sur l’Afrique du Nord s’étaient réalisées, et qu’on
eût été bien inspiré d’en tenir compte – au Maroc, toutefois, ses leçons
n’avaient pas été oubliées, et ses méthodes avaient en partie perduré après
son départ. En outre, par une étrange combinaison des choses, la phase
terminale du déclin impérial coïncidait avec une extraordinaire entreprise de
redressement politique : la création de la Ve République. Ce mélange de
honte et de grandeur a quelque chose de troublant : au moment même où
s’accomplit – pour combien de temps ? – l’une des grandes espérances
politiques de Lyautey : la création, l’installation d’un régime d’efficacité
gouvernementale, alliant liberté et autorité, et mettant au premier plan
l’affirmation intangible de l’unité nationale ; à ce moment précis, en accord
avec le gouvernement chérifien, les autorités françaises décident de
rapatrier le corps du maréchal, et celui de son épouse, officiellement pour
soustraire le mausolée à de possibles profanations. Les anciens bureaux de
la Résidence ont été cédés au gouvernement marocain, l’ambassade de
France ne gardant – provisoirement – que l’un des édifices. La petite
koubba qui abrite les cendres de Lyautey reste dans le parc : qui en
assumera la responsabilité, si écrasante ? Le général de Gaulle et
Mohammed V s’entendent sur l’idée d’un transfert des cendres aux
Invalides, sous le dôme, auprès du tombeau de Napoléon et des maréchaux
de France, Foch, Vauban, Turenne. Tout est fait pour effacer l’impression
pénible de ce nouveau convoi funèbre, le dernier infligé à Lyautey. Une
imposante délégation, avec à sa tête deux ministres, Pierre Messmer et
Maurice Couve de Murville, est envoyée à Rabat. C’est le croiseur
Georges-Leygues qui, en avril 1961, vient chercher les deux cercueils – le
maréchal et la maréchale3 – à Casablanca. Le retour des cendres de
Napoléon, en 1840, avait été une cérémonie grandiose, parce qu’elle avait
permis au régime de Louis-Philippe de célébrer la légende impériale tout en
exauçant le vœu de l’Empereur. Le « retour des cendres » de Lyautey, qui
s’achève par un trajet solennel de l’Arc de triomphe aux Invalides, a les
allures d’un échec, ou d’une punition, car il s’inscrit dans un contexte qui
est tout sauf grandiose, et contrarie la volonté la plus explicite du maréchal.
Son image était restée trop forte.
Lorsqu’on relit le discours que prononça à cette occasion de Gaulle,
le 10 mai 1961, on est frappé par l’embarras qu’il trahit. Ce n’est pas un
grand discours. Le général semble contempler le cercueil avec gêne. A-t-il
en mémoire son unique et court entretien avec Lyautey, lorsqu’il vint lui
remettre un exemplaire de L’Armée de métier ? « Dans un monde où tout
change, la flamme qui l’animait est vivante, l’exemple qu’il donna reste
bon, la leçon qu’il a léguée demeure féconde. Vingt-sept années après sa
mort, années qui virent se transformer de fond en comble les conditions de
son époque, voici qu’il nous apparaît comme un homme d’à présent car, ce
que fit ce grand romantique de la pensée et de l’action porte l’empreinte
d’une œuvre classique, c’est-à-dire valable en tous cas et en tous temps,
parce que ce fut une œuvre immense. » Ce n’est pas du grand de Gaulle, pas
même la phrase ultime : « En vérité, le maréchal Lyautey n’a pas fini de
servir la France. » En vérité, à l’heure d’une décolonisation sans gloire, la
République a rapatrié le corps de Lyautey contre sa volonté même, et s’est
empressée de l’enfouir sous le dôme des Invalides. De Gaulle, qui vient de
rendre de vraies institutions à la France, sait que le grand péché originel de
la Ve République est de s’être bâtie sur les ruines de l’Empire. La France
gaullienne se tourne vers la grandeur, mais c’est une grandeur dans un
monde clos, un monde borné qui a cessé d’avoir les dimensions de
l’Univers. Il n’y a plus l’exutoire vers l’aventure de la plus grande France.
On songe à cet officier des romans de Giono, le capitaine Langlois, qui,
revenu du soleil d’Afrique sous la monarchie de Juillet, se fait gendarme
dans les déserts froids de l’hiver, sur les contreforts du Massif central.
L’ennui l’étreint, il ne trouve comme sortie ultime que le suicide : « Et il y
eut au fond du jardin l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit
pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les
dimensions de l’univers. Qui a dit : “Un roi sans divertissement est un
homme plein de misères ?” »
Détail aussi amusant que significatif : dans son étonnant portrait de
Lyautey, datant de 1934, qu’il publiera dans Les Mémorables, Maurice
Martin du Gard donnait ce dernier trait de plume, si prémonitoire : « On ne
l’oubliera pas en Lorraine, même si l’on soupçonne qu’il ait dit : “Je ne
veux pas dormir à la métropole. Pour les Invalides, jamais ! Il y a trop de
mauvaises rencontres. Je déteste Napoléon. J’appartiens au duc d’Enghien.
Si Rabat, décidément, m’est refusé, vous me jetterez à la mer !” » L’histoire
l’a rattrapé, on l’installe aux Invalides, et, suprême ironie, on inscrit sur son
cercueil, pour lui rendre hommage, une phrase qui est tronquée et détournée
de son sens : « Être un de ceux auxquels les hommes croient, dans les yeux
desquels des milliers d’yeux cherchent l’ordre, à la voix desquels des routes
s’ouvrent, des pays se peuplent, des villes surgissent. » Car, nous le savons,
la vraie phrase, extraite d’une lettre du Tonkin, était plus sombre, plus
pessimiste, plus authentiquement lyautéenne : « J’ai cru* que peut-être
j’allais être un de ceux auxquels les hommes croient, dans les yeux desquels
des milliers d’yeux cherchent l’ordre, à la voix et à la plume duquel les
routes s’ouvrent, des pays se repeuplent, des villes surgissent. Je me suis
bercé de tout cela*4. »
Comme le dit si justement Benoist-Méchin, « tout ce que la phrase
contenait de doute et d’anxiété humaine a disparu5 ».

QUELLE POSTÉRITÉ ?
Aujourd’hui, le souvenir de Lyautey s’est estompé. En France, du moins,
où il ne subsiste que dans un lien indissoluble, désormais un peu suranné,
avec le Maroc. Les années 1970, stupides et laides, lui ont été fatales : par
ignorance, ou par un anticolonialisme aussi borné qu’incongru, on repousse
dans l’obscurité l’image du maréchal6. La seule évocation
cinématographique de Lyautey – jamais incarné lui-même à l’écran, en
dépit d’un destin si romanesque – est indirecte et date des années 80 qui
marquent une certaine rupture avec les années 70 : même s’il ne fut pas un
véritable « Saharien », il est présent, à l’arrière-plan, dans la fresque
d’Alain Corneau, Fort Saganne, inspirée du roman de Louis Gardel. Le
Maroc, précisément, qu’en est-il aujourd’hui ? Pendant toute la durée de la
présence française, le souvenir du « maréchal de l’Islam » était
omniprésent. Les erreurs accumulées après son départ n’ont pu que servir
son image, a contrario : tout se passa alors comme si ses leçons avaient été
aussitôt oubliées. Même des hommes très proches de lui – Noguès,
Labonne – ne parviendront pas à sauver une conception du protectorat qui
n’avait jamais vraiment été comprise à Paris et qui, pour se maintenir,
exigeait la présence d’une personnalité à l’autorité et au prestige immenses.
Il faut se reporter aux divers guides, ouvrages touristiques et culturels, parus
dans les années 40 et 50, comme Le Maroc de Pierre Dumas, chez Arthaud.
Grâce à Lyautey, la civilisation marocaine, y écrit-on, a connu une véritable
résurrection. Le Maroc est devenu « une sorte d’immense musée vivant ».
Mais c’est aussi le pays de la modernité conquérante, de l’explosion urbaine
de Casablanca. La mise à jour des ruines antiques de Volubilis y voisine
avec la création d’une école d’élèves officiers indigènes dans le palais de
Dar el-Beida. Il y aurait une véritable enquête à conduire sur l’image du
maréchal dans le royaume chérifien actuel : son image, notamment, auprès
des intellectuels, auprès des responsables administratifs et politiques, à
l’heure où le Maroc est engagé dans des mutations dont il est trop tôt pour
mesurer encore la portée. Hassan II, enfant, l’avait rencontré. Quel souvenir
en a-t-il transmis à son fils ? Le prestige de l’homme semble intact – et
d’ailleurs, il reste tant de traces visibles de son action. Il semble que son
souvenir soit resté très vivace dans les forces armées marocaines.
L’ambassadeur du Maroc en France assiste volontiers aux cérémonies
organisée par l’Association Maréchal-Lyautey. Sans doute est-il trop tôt
encore pour que les élites marocaines puissent aborder dans une véritable
sérénité le « sujet » Lyautey, au-delà d’un discours convenu – et au
demeurant sincère – sur son respect des traditions et des croyances. Le
souvenir du protectorat, les complexes de nature diverse qui s’y attachent,
les exigences du discours officiel pèsent encore d’un poids trop lourd. Au
moment du cinquantenaire de la mort de Lyautey (1984), une messe avait
été célébrée en la cathédrale Saint-Pierre de Rabat. Un éditorial de
L’Opinion, journal de l’Istiqlal, disait alors que Lyautey « avait eu un rôle
positif dans la préservation d’une partie de la culture de ce pays » et que
« ses qualités humaines et son côté d’homme de lettres en avaient fait un
colonisateur à part ». Une chose est certaine : aujourd’hui encore, les
Marocains se souviennent de Lyautey comme de l’homme qui avait interdit
l’accès des mosquées aux Européens, marquant ainsi son respect de l’Islam
et sa volonté de protéger la société marocaine, dans sa culture et ses
croyances, des agressions extérieures. Ce qu’écrivait Daniel Rivet il y a
près de vingt ans, fort de son expérience de coopérant au Maroc, vaut-il
toujours aujourd’hui ? « Il trône encore dans l’inconscient collectif,
incomplètement exorcisé par le rapatriement de sa sépulture aux Invalides
et le déboulonnement de sa statue place de France à Casablanca. » Entre la
« statue du commandeur », le remords qu’elle inspire, la fascination et
l’agacement qu’elle suscite, l’image de Lyautey au Maroc reste confuse et
contradictoire. Qu’en sera-t-il pour le centenaire, en 2034 ?
S’il est vrai que Lyautey ne bénéficie plus, dans la France d’aujourd’hui,
d’une notoriété comparable à celle qui l’accompagna longtemps, l’héritage
qui s’attache à son nom n’en reste pas moins réel. Dans l’armée française,
tout d’abord, où son souvenir l’a toujours emporté sur celui des autres
maréchaux, à l’exception peut-être des plus récents – Leclerc ou de Lattre.
Curieusement, d’ailleurs, car Lyautey, nous le savons, n’avait jamais prisé
l’institution militaire, et beaucoup des défauts qu’il a stigmatisés en son
temps ont perduré à travers le XXe siècle. Dans la mémoire collective,
ensuite, où son image demeure associée à une conception ouverte et libérale
de la colonisation, et à une posture de caractère, d’anticonformisme mesuré
mais affirmé. L’armée allemande a reconnu très tôt sa singularité, de son
vivant même, et bien avant la pleine réalisation de son œuvre marocaine, en
brûlant jusqu’à la dernière pierre la demeure familiale de Crévic. Les
bombardiers britanniques devaient faire de même avec le château de
Bismarck, pendant la Seconde Guerre mondiale : le rapprochement en dit
long sur la dimension de l’un et de l’autre… avec ce détail amusant que ce
fut la flotte anglaise qui rendit le plus bel hommage à la dépouille du
maréchal lors de son « rapatriement » au Maroc. L’œuvre qui l’a rendu
célèbre dans un certain milieu, Le Rôle social de l’officier, a continué d’être
rééditée, mais à intervalles de plus en plus espacés. En 1935, un an après la
mort de Lyautey, c’est le général Weygand, de l’Académie française, alors
au sommet de sa carrière, qui préface la première réédition. Il le fait d’un
texte long, à visées politiques, soulignant le contexte nouveau des
années 1930 – « l’abaissement de l’esprit public », « un pacifisme de
mauvais aloi conduisant aux abandons d’une politique de facilités », « une
jeunesse accablée par des programmes d’instruction tellement chargés
qu’ils ne laissent plus de place à l’éducation, insuffisante quand elle n’est
pas absente ou malfaisante » –, et concluant : « Regardons autour de nous.
Attendrons-nous, pour nous réformer, qu’il soit trop tard ? » En 1946, un
autre militaire prestigieux, académicien également, préface la deuxième
réédition : le maréchal Juin. Autre contexte : « celui d’une France
victorieuse, mais toute meurtrie et divisée dans un monde en voie de
bouleversement ». Juin sait de quoi il parle : l’armée française reconstituée
a encore en mémoire les tensions entre l’armée d’Afrique et les forces
françaises libres. Il oppose l’état d’esprit de 1914, qu’il attribue pour une
part au message de Lyautey, au « ressort détendu » de 1940. Et il enveloppe
les événements récents dans une évocation de « la jeune armée renaissante
de la libération, celle qui, du Tchad au Rhin et au Danube en passant par
Tunis et par Rome, a reconquis notre sol et ressaisi la gloire ». Il n’oublie
pas la leçon morale, lorsqu’il stigmatise « l’excès de sens critique qui
empoisonne aujourd’hui les réactions de trop de jeunes Français », et invite
à respecter des valeurs fortes : « respect de la personne du chef, respect de
ses enseignements, confiance aussi bien dans les vertus créatrices que dans
les aspirations à l’union et à la discipline, latentes au fond du tempérament
français ».
Pourtant force est de reconnaître qu’en France, en 1984, le cinquantième
anniversaire de la mort de Lyautey est passé presque inaperçu. Les rares
manifestations qui ont été organisées l’ont été à l’initiative de l’Association
nationale Maréchal-Lyautey (riche déjà de 12 000 membres) et de son
président, le colonel Geoffroy. En 1985, une statue en bronze
de 2,20 mètres est installée place Denys-Cochin, à Paris, à quelques mètres
des Invalides. L’association a pu compter sur le soutien de la Ville de Paris.
La place proposée est modeste et écartée : Lyautey regarde en direction des
jardins, face au boulevard La Tour-Maubourg. Mais, tout compte fait,
l’emplacement n’est pas mal choisi : devant le maréchal, sculpté par
François Cogné, se trouvent les jardins de l’Intendant. C’est non loin que
Barrès, dans Les Déracinés, a situé la parabole de l’arbre, du platane de
« M. Taine ». Le grand écrivain a imaginé une promenade, un jour de
printemps, et une conversation entre l’un de ses personnages de fiction et
Hippolyte Taine, auteur bien réel des Origines de la France contemporaine
et maître à penser de toute une génération. Taine voit dans cet arbre une
illustration de la vie et de ses mystères, de la logique secrète qu’il voudrait
y déceler, de la sagesse à laquelle l’esprit tourmenté des hommes devrait
toujours aspirer. « Sentez-vous sa biographie ? dit-il en désignant le platane
« luisant de pluie ». Je la distingue dans son ensemble puissant et dans
chacun de ses détails qui s’engendrent. Cet arbre est l’image expressive
d’une belle existence. Il ignore l’immobilité […]. Regardez-le bien. Il a eu
ses empêchements, lui aussi ; voyez comme il était gêné par les ombres des
bâtiments : il a fui vers la droite, s’est orienté vers la liberté, il a développé
fortement ses branches en éventail sur l’avenue. Cette masse puissante de
verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est
l’acceptation des nécessités de la vie. »

1 D’après Jacques NOBÉCOURT, op. cit., p. 278.


2 Cf. l’ouvrage de François BROCHE, L’Armée française sous
l’Occupation, tome 1, « La dispersion », Paris, Presses de la Cité, 2002.
3 La maréchale sera inhumée à Thorey.
4 Et il ajoutait : « Et si cela m’échappe, c’est tout de même une rude
déception. »
5 Autre détail amusant : cette phrase, extraite de sa correspondance, était
connue, puisque lors de la réception de Lyautey à l’Académie française,
le 8 juillet 1920, Mgr Duchesne, dans son discours en réponse, l’avait citée
dans son intégralité. Et l’avait commentée ainsi : « Allons, allons, ne
pleurez pas. Tout cela, vous l’aurez, vous le serez ; il ne s’agit que
d’attendre. Ce rêve que vous décrivez en 1896, au Tonkin, en un moment où
il semble s’évanouir, ce rêve, dans seize ans, vous le réaliserez au Maroc. »
6 Sans compter les difficultés considérables rencontrées, à cette époque,
pour sauver Thorey et son mobilier dans la plus totale indifférence des
pouvoirs publics. Il faut lire, à ce sujet, l’ouvrage de Gilbert MERCIER,
Lyautey, le prince lorrain, op. cit.
CONCLUSION

« J’ai vécu. J’ai passé mon temps. Je me suis fait plaisir. N’est-ce pas suffisant
sur cette malheureuse terre ? Se figurer que l’on s’amuse, que l’on fait des choses
utiles… »
Lettre de Gallieni à Lyautey, 30 juillet 1895.

Le maréchal Lyautey était un homme qui s’ennuyait et qui, toute sa vie,


chercha à se distraire. Dans ses jeunes années, il voyagea, pour tromper sa
mélancolie et son dégoût de l’existence. Mais comme il était d’une nature
supérieure, bientôt le spectacle de la Grèce et de l’Italie, de leurs paysages
sublimes et des splendeurs de leurs civilisations, ne lui suffit plus. Vers
quarante ans, il vécut une nouvelle vie, il comprit qu’il lui fallait construire,
construire des morceaux de territoire, au Tonkin, puis des territoires entiers,
puis un royaume, en Afrique. C’est ainsi qu’il devint, de son vivant, un
mythe et un modèle pour ceux qui, dans son pays même, s’ennuyaient
comme lui, et qui, comme lui, aspiraient à l’action. Comme il devait l’écrire
un jour à l’un de ses disciples les plus chers, contre l’étiolement général le
seul remède possible, le seul réactif était l’impérialisme colonial – « et faute
de mieux j’y ai voué ma vie1 ». Mais à mesure qu’il construisait, ne
semblant jamais vieillir, Lyautey devenait trop grand pour cette République
à qui il avait offert son Empire marocain. Alors, on le lui retira, puis il se
retira lui-même, partageant sa vie entre son appartement de la rue
Bonaparte et son manoir lorrain, cultivant ses amitiés, gagnant aussi,
chaque jour, de nouveaux disciples et de nouvelles admirations. De cet exil
intérieur, il ne revint, l’espace d’un moment, que pour bâtir l’Exposition
coloniale, concentré de tous les rêves dont, grand administrateur, il avait fait
naguère des réalités. Il sut encore mettre en scène ses derniers jours et
porter son modeste domaine de Thorey à des dimensions grandioses, en y
accueillant le sultan du Maroc et sa suite, avec les manières d’un seigneur
ou d’un chevalier dans une principauté souveraine…
Il fallait se distraire, mais utilement. « Je suis encore perplexe sur la
question de savoir à quel point l’individu compte : beaucoup, je crois, s’il
pousse dans la bonne direction. » Cette question, simple et essentielle, que
Lawrence d’Arabie – figure, mythique entre toutes, de l’homme d’action au
destin inachevé – se posait à lui-même, cette question, Lyautey dut se
l’adresser, se l’adresser sans relâche. Au soir d’une vie qu’il eut infiniment
plus longue, plus édifiante et chargée d’honneurs que le héros anglais,
Lyautey devait penser, lui aussi, que les individus, les hommes d’exception
peuvent, envers et contre tout, avoir une action réelle et durable sur les
choses. Ils ne sauraient, en effet, se contenter de tromper leur ennui par de
médiocres artifices. Ils ne sauraient davantage s’épuiser dans les plaisirs du
vulgaire, sachant, comme l’écrivait Montherlant, que de toute façon « nos
désirs sont sans remède ». Ils ont un devoir envers leur pays, envers la
société de leur temps, et plus encore un devoir envers la jeunesse qui ne
demande qu’à admirer. Or la jeunesse d’avant 1914 avait une exigence
singulière qui devait la conduire au grand sacrifice de la Marne et des
tranchées. Lyautey était un de ces hommes qui, « ayant pris une vue
d’ensemble de l’histoire », selon l’expression de Barrès, parviennent à se
dégager « de son tragique nihilisme par la vie active ».
Ce qui ennuyait Lyautey : le Nancy de son enfance et sa claustration
imposée ; la routine des régiments de métropole ; la médiocrité de la
politique nationale et de la classe parlementaire ; la léthargie profonde de la
société et les fausses passions qui, l’espace d’une crise, ne parvenaient qu’à
la diviser un peu plus sans jamais lui rendre la faculté d’agir. Ce qui
l’ennuyait encore : la lourdeur des procédures et la lenteur des bureaux, le
conformisme, le « mandarinat ». Ce qu’il haïssait, d’une haine « féroce » :
le désordre, la révolution. Ce qui le distrayait, ou le passionnait : le passé de
sa famille ; le souvenir de l’ancienne monarchie ; quoi qu’il s’en défendît
parfois, les splendeurs même de l’épopée impériale qui s’incarnait si bien
dans son grand-père et dans ses oncles ; la conversation, les lettres de sa
sœur Blanche, les amitiés si choisies et si chères de sa jeunesse, de sa
maturité ou de son dernier âge ; les uniformes rutilants, la couleur, la
beauté, et par-dessus tout la lumière, qu’elle fût de Méditerranée, du désert
africain, ou même de Lorraine. Il se targuait de n’avoir jamais eu d’homme
laid dans son entourage. Sa conception de la beauté était toute classique, il
appréciait, en ce domaine, les « vertus de la perfection » célébrées par
Maurras et par toute une école formée dans le culte de la Grèce antique.
Auprès de Gallieni, qui le forma à l’action, à l’audace et à l’initiative,
Lyautey apprit à se garder des accès durables de sa redoutable ennemie, la
mélancolie, ce qu’il appelait le taedium, qui seul pouvait entraver son
destin. Il lui fallait séduire, entraîner dans son sillage cette jeunesse pleine
d’enthousiasme et d’admiration. Puis, surtout, agir, là où il le pouvait en
toute liberté, ou presque : en Indochine, à Madagascar, sur les confins
algériens, au Maroc. En dépit des circonstances exceptionnelles et tragiques
du conflit de 1914, son bref passage dans la vraie politique, comme ministre
de la Guerre, le confirma dans son préjugé : que même la guerre terminée,
même la victoire, qu’il devinait si illusoire, remportée, la vraie vie, la
véritable énergie, le salut, ne pourraient venir que de l’extérieur, des
colonies, de ces terres où les hommes comme lui, le temps d’une vie,
auraient la possibilité d’agir vraiment, et où la volonté de construire
pourrait s’exercer.
Mais Lyautey aimait trop la lumière, qu’elle fût de Grèce ou d’Italie, du
Sahara ou de la baie d’Along – la lumière, « sa douce folie » selon Maurice
Martin du Gard. De là, sans doute, ce sentiment d’inachèvement qui
s’attache à son histoire, à sa mémoire, au roman extraordinaire que forme sa
vie. Il avait l’intelligence et le caractère des plus grands Français, dans une
tradition qui va de Richelieu à de Gaulle, mais il n’en eut pas pleinement le
destin, car il craignait ces clairs-obscurs dont la politique est faite, et dont
est faite, plus qu’aucune autre, la politique française. En un sens, il garda
jusqu’à sa mort l’âme d’un enfant, comme en témoigne le cadre ultime de
son existence, ce décor intérieur de Thorey qui nous apprend tant sur lui,
sur ses aspirations profondes, sur ses déceptions et ses désillusions. « Rien
n’est mystérieux comme ces sourdes préparations qui attendent l’homme au
seuil de toute vie. Tout est joué avant que nous ayons douze ans. » Cette
phrase de Péguy dans L’Argent, Daniel Halévy la cite en ouverture de la
biographie qu’il consacra en 1941 au créateur des Cahiers de la Quinzaine,
qu’il avait si bien connu, et de si près admiré. Il évoque à son sujet « ces
inspirations premières, ces croyances et ces affections » qu’il avait reçues
d’abord, ou « qui, venant en lui d’un passé lointain, s’y étaient converties et
fixées en intuitions et en instincts ». Et il dit ce mot qu’on pourrait tout
aussi bien dire de Lyautey : « Jamais il ne travaillera que pour rester ou
redevenir l’enfant qu’il avait été. »
À travers ce grand personnage on entrevoit tant de choses… À travers
l’inachèvement de son destin personnel, on perçoit l’inachèvement d’une
grande aventure nationale, on discerne les causes d’une impuissance
collective dont nous saisissons les prolongements jusqu’à nos jours. La
mélancolie de Lyautey nous aide à comprendre la mélancolie française,
celle d’un pays qui s’est soustrait aux rudes impératifs du gouvernement et
qui s’est mis à se mépriser lui-même. Situation que résume Tocqueville,
dans L’Ancien Régime et la Révolution : « Quelque soumis que fussent les
hommes d’ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte
d’obéissance qui leur était inconnue : ils ne savaient pas ce que c’était que
de plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu’on honore peu, que
souvent on méprise, mais qu’on subit volontiers, parce qu’il sert ou peut
nuire. »
Pour s’accomplir tout à fait, il eût fallu que Lyautey acceptât d’aller plus
loin que ses idéaux chevaleresques ou son efficacité d’administrateur, qu’il
se résolût au sacrifice suprême de la politique qui est parfois de faire tomber
les têtes et de se salir les mains, et qui est dans tous les cas, selon une
formule que Napoléon employa dans un de ses ordres du jour : « vaincre la
mélancolie des passions ». Mais cette victoire-là, il ne parvint pas à
l’obtenir, et sa vie, si réussie fût-elle en apparence, ne resta que l’esquisse
du destin national qu’elle aurait pu être. L’art du gouvernement suppose une
alliance que l’on trouve rarement dans sa perfection. Lyautey disait souvent
que, s’il avait réussi au Maroc, c’était parce qu’il avait eu les mains libres.
Or, en politique, il est rare qu’on ait les mains libres. En 1921, pour le
centenaire de la mort de Napoléon, Paul Bourget avait ainsi énoncé « la plus
profonde raison que nous ayons d’admirer Napoléon » : « Il nous présente
un exemplaire d’un civilisé supérieur dans lequel la civilisation n’a rien
diminué […]. Chez l’homme moderne, et c’est sa grande maladie, le
développement intellectuel s’accompagne quasi fatalement d’une certaine
diminution de la force de la volonté. On peut dire que l’étude de ce
déséquilibre est la matière de toute notre littérature depuis un siècle.
Aucune trace dans l’Empereur d’un divorce entre le penser et le vouloir.
Jusqu’au bout, il est resté celui dont Rivarol disait, avec sa lucidité
divinatoire : “Bonaparte est tout action et il l’est toujours également
partout2.” » Hubert Lyautey s’approchait d’un tel modèle, mais il était resté
trop « civilisé ». Il avait beaucoup « voulu », mais en s’en tenant au Maroc,
n’allant jamais au-delà. Trop orgueilleux pour intriguer, trop policé pour
comploter, trop égocentré pour supporter des atteintes à son image, il n’est
pas allé jusqu’au bout de son destin. Non qu’il ait été dépourvu de sens
tactique, d’habileté manœuvrière, ni de cette culture politique qui est le
meilleur soutien pour l’action – même s’il n’est pas un penseur, et moins
encore un homme de système. Bien au contraire : dans le bel essai qu’il lui
a consacré, Guillaume de Tarde, qui l’admirait, dessine un caractère porté
par une ambition immense, par un orgueil sans limite, par un goût réel du
pouvoir. L’orgueil surtout : cet orgueil qui le protégeait contre l’esprit
d’intrigue et qui le retenait de payer tout son dû à l’ambition.
Au soir de son existence, Lyautey, vieillard sans enfant qui avait reporté
tous ses espoirs de renaissance sur ses jeunes disciples, ressentait-il
l’inachèvement de sa vie, la vanité de ses efforts ? L’évolution politique
récente de la France ne pouvait que le décourager. En dépit des
manifestations de rue de février 1934, de cette colère générale qui montait –
si vive chez les anciens combattants qui s’estimaient floués –, le régime
s’enlisait dans la médiocrité et l’impuissance. En Allemagne, le triomphe
politique du nazisme semblait justifier les craintes du vieux maréchal dont il
avait fait état dès le lendemain de la Grande Guerre. Et pourtant, seize ans
seulement séparaient les Français du grand massacre qui avait ouvert le
siècle. Découragement est bien le mot… Dans son bel ouvrage intitulé Les
Manœuvres d’automne3, l’écrivain Guy Dupré évoque la tristesse d’un autre
Lorrain, Barrès, au soir de sa vie : « Nos morts de la Grande Guerre ne se
sont-ils pas sacrifiés pour un reflet ? », il évoque aussi le prolongement
tragique de cette désillusion, le destin de soldat perdu du petit-fils, Claude,
tué en Algérie quelques décennies plus tard, et enterré, oublié, au côté de
son grand-père, dans le petit cimetière de Charmes. On songe à l’ultime
pirouette d’Anatole France écrivant, au lendemain de la guerre, aux dames
américaines de la « Good Will Delegation » qui étaient venues apporter aux
Français l’argent recueilli outre-Atlantique pour la reconstruction des
régions dévastées : « Mesdames, on m’a fait croire que vous ne repousserez
pas le salut d’un vieillard qui, après avoir épousé toutes les erreurs
politiques de son temps, a connu, au terme de sa vie, que la vérité est dans
le Gouvernement par le Peuple, pour le Peuple » (15 mai 1923). « On m’a
fait croire »… Qui, en revanche, pourrait croire à la sincérité de ce propos
chez un vieux cynique dont le seul véritable acte de foi aura été un
pacifisme fervent, à jamais dévasté par la tragédie de 1914 ? Péguy, fauché
dans les premiers jours de la guerre, avait échappé à ces doutes.
Le mémorial que Lyautey nous a laissé est un témoignage à la fois
sincère et trompeur : l’Exposition coloniale, puis les obsèques presque
royales à Nancy, une postérité flatteuse enfin, commencée d’être mise en
scène de son vivant même. Et pourtant… il faut avoir visité cette froide et
fascinante maison de Thorey, ce refuge de vieil enfant solitaire pour
comprendre que la longue quête personnelle de Lyautey fut bien celle d’un
reflet, celui du « prince » – la monarchie marocaine étant le reflet de la
monarchie française, au même titre que Thorey était le reflet de Crévic.
Anatole France disait cela, de la République, de la République française du
moins : qu’elle était, ou qu’elle n’était que « le reflet du prince », qu’elle
n’avait pas su reconstruire de grand projet politique après la chute de la
monarchie. Le royaume édifié au Maroc, et offert à la France républicaine,
était une chimère façonnée par un homme d’action, à défaut d’autre chose.
Plus qu’une chimère, car « là on vit avec une parfaite clarté un pays modelé
par un homme, et devenant une image agrandie de l’esprit de cet homme4».
Mais la France était restée la même, et Lyautey était demeuré, face à elle,
mais seulement en intention, ce « réfractaire » qu’il avait identifié chez
Isabelle Eberhardt, celle dont il avait écrit, peu de temps après sa mort, en
guise d’épitaphe : « Je dis tout bas que je ne la plains pas, tant je craignais
qu’elle ne fût condamnée à une vie de déséquilibre et de déception
incessante. »
Et il est vrai qu’Isabelle Eberhardt, sur ses derniers jours, était parvenue à
une sorte de sérénité comme si elle avait vu la mort venir. N’écrivait-elle
pas, dans ce manuscrit retrouvé sur les décombres de l’inondation : « Je
ferme les yeux sur le passé et sur l’avenir, comme si je venais de boire l’eau
magique de l’oubli et de la sagesse. C’est qu’en vérité je ne regrette plus
rien. Aux heures de calme et de réflexion, il m’apparaît que j’ai touché ici
le but même de mon existence voyageuse et tourmentée. Une grande
sérénité s’est faite en moi, comme si, après une ascension pénible, j’avais
enfin dépassé la zone des orages et découvert le ciel libre. »
Cette sérénité aura été refusée à Lyautey qui ne sut pas être, pour cette
raison même, l’authentique réfractaire qu’il eût aimé. Même s’il était
fasciné par le désert, par le mode de vie des Berbères, il n’était pas prêt à ce
repli social dans la solitude de Si Mahmoud, pas plus qu’il n’était un
Psichari, aspiré par une foi aussi troublante qu’exigeante. Point de sérénité,
donc, mais de la déception, beaucoup de déception. Déception, car la
grande ambition de Lyautey avait bien été la réforme de la France, cette
réforme intellectuelle et morale dont Renan avait fait, au lendemain
de 1870, le mot d’ordre de toute une génération. On peut citer encore
Maurois, mais sur un autre plan, lorsqu’il évoque Disraeli : « L’observateur
superficiel a l’impression d’une réussite merveilleuse ; tous les vœux de
l’enfance sont réalisés dans la vieillesse. Mais l’échec intellectuel est grave.
Mesurez l’écart entre le rêve politique de Disraeli au temps de la jeune
Angleterre et les résultats vraiment atteints par le vieux premier ministre, et
vous éprouvez un sentiment de la vanité de toute action qui n’est pas un
sentiment moral, mais qui est un sentiment esthétique5. » Le drame de
Lyautey, c’est qu’il a délaissé la France pour ce qu’elle était, il s’est
détourné du « plus beau royaume sous le ciel », parce que, dans le fond, il
était convaincu qu’elle avait épuisé son énergie et ses vertus. Sa vie, c’est
l’étonnante dépense d’énergie d’un homme découragé.
Le peuple français n’est-il vraiment, selon le mot de Nietzsche, qu’un
détour de l’histoire, ce « détour que prend la nature pour produire six ou
sept grands hommes – et ensuite pour s’en dispenser » ? Du moins, sa vie
durant, Lyautey échappa à cette maladie de la politique moderne, le
cynisme, le cynisme de bas étage, et resta fidèle à cette forme d’idéal qui le
guidait depuis son enfance. Il est vain, comme le font trop d’historiens, de
rechercher chez lui quelque trace de machiavélisme. Réaliste, oui, ô
combien, politique, assurément, et manipulateur, mais jamais cynique. Dans
le dernier discours, véritable testament politique, prononcé à la fin de son
proconsulat au Maroc – c’était pour l’inauguration de la ligne Rabat-Fès –,
il avait évoqué cette réputation que lui avait faite ses adversaires de
toujours : « Depuis si longtemps que j’ai la charge du Gouvernement au
Maroc, je n’ai pas été sans entendre dire que j’étais avant tout un habile
metteur en scène, excellant dans l’art d’endoctriner ses visiteurs, de leur
donner l’illusion d’apparences auxquelles ne répondait pas la réalité, d’être,
pour tout dire en un mot, un “barnum” émérite. » Or, lorsque Guillaume de
Tarde évoque ce goût si marqué du maréchal pour la mise en scène, pour la
théâtralité, il corrige aussitôt le trait, touchant ainsi au fond des choses : la
vérité de Lyautey était une « vérité composite, faite de théâtre et de
réalité ». Jouant sans cesse la comédie, il ne cessait jamais d’être sincère.
Elle est peut-être là, la clef de son personnage, la clef aussi de
l’incroyable fascination qu’il a exercée et dont il nous reste aujourd’hui
quelques traces : dans ce mélange presque unique de réalisme puissant et
d’idéalisme inaltérable qui s’est si bien incarné dans l’aventure marocaine
et qui explique sans doute que son image soit restée à peu près sans tache.
« Un idéal n’est souvent qu’une vision flamboyante de la réalité », a écrit
un jour Joseph Conrad, romancier entre tous du voyage et de l’aventure.
Lyautey en était conscient, il n’a rien fait d’autre avec son Maroc. Son
idéalisme, son image puissante, aventureuse, étourdissante, n’étaient que
l’habillage flamboyant d’un esprit pénétrant. Il faisait partie de ces hommes
qui voient les choses telles qu’elles sont et qui en souffrent toute leur vie.
Un jour de décembre 1880, jeune officier en Algérie, il avait écrit à son
fidèle La Bouillerie, ami que la mort devait lui enlever prématurément :
« Il y a deux manières absolument opposées de voir ce pays, en artiste ou
en homme pratique :
« Couleur locale ou colonisation.
« Archéologue ou économiste.
« Nature, lumière ou fertilité et exploitation.
« Artiste ou homme d’affaires.
« Militaire ou spéculateur.
« Français poète et chevaleresque ou Français du XIXe siècle, soucieux de
la prospérité matérielle et économique de son pays. »
Admirable lucidité, ou prescience : pendant son existence, qu’il a choisi
de confondre avec le service de la France, il aura tenté d’unir les deux
personnages en un seul. Le poète et l’administrateur. L’artiste et le
politique. Et son propos résonne comme un écho : car Lyautey aura été –
avant tout – l’un de ces hommes rares que Daniel Halévy désignait en
Lamartine, au parcours pourtant moins achevé : « … un Français
innombrable, un seigneur de la France éternelle. Le passé est à lui comme le
présent et l’avenir. Je le vois en jeune chevalier revêtant sur l’armure
l’insigne du croisé […]. Il charge à Crécy avec le héros aveugle de Bohême.
Il rêve avec Louis d’Orléans les conquêtes d’Italie, avec Charles VIII il les
entreprend […]. Les ans tristes lui conviennent mal : Lamartine tombe
percé d’une dague dans un combat des guerres de religion, dans un duel
sous Richelieu. Le voici dans la Fronde : qu’il y est fou, qu’il y est beau !
Louis XIV ne lui tient pas rancune, il le devine fidèle6… »
La fin de Lamartine fut triste et solitaire, celle de Lyautey fut
mélancolique, mais entourée d’honneurs, de souvenirs et de disciples.
L’échec politique de Lamartine avait été total. Lyautey, lui, avait su
construire un royaume, même si ce royaume n’était pas celui de ses rêves
d’enfant. La France, le plus beau royaume sous le ciel, n’avait pas été à la
hauteur de ses espérances, de ses grandes espérances de « Français
innombrable ». Si l’on revient à ce célèbre mot qui aurait précédé son
dernier souffle : « je me meurs de la France », peut-être apocryphe, très
crédible au demeurant, on ne peut qu’être partagé entre l’admiration et
l’agacement. Admiration pour la clairvoyance de cet esprit exceptionnel qui
avait tout prévu et voyait se dessiner l’abominable décomposition de 1940,
cet aboutissement inexorable de tant d’erreurs et de lâchetés accumulées.
Mais agacement aussi devant ce pessimisme permanent, ce manque de foi
dans le destin collectif du pays, ce goût pour les chemins de traverse et les
grandeurs de substitution, cette vie, en somme, inachevée.
Il arrivait que Lyautey agaçât ses amis – ses amis qui l’admiraient, le
vénéraient. Lequel d’entre eux avait raison, de Vogüé, qui avait fini par
croire à une inexorable décadence, ou d’Halévy, ce connaisseur sans égal
des mystérieux ressorts de l’histoire, qui évoquait dans une lettre à Lyautey
la force si puissante des « fantômes », et qui lui écrivait ce beau jugement :
« L’histoire est largement faite de maladresses, de bêtises ; les réussites sont
rares. Et puis, tous comptes faits, c’est étonnant : il reste un peuple, des
hommes, des œuvres. » C’est que Daniel Halévy, officier interprète auprès
de l’armée américaine, avait davantage connu les tranchées que Lyautey.
Halévy, comme Barrès, avait davantage ressenti l’immense mouvement
d’énergie soulevé dans la société française par cette guerre inexpiable que
n’avait pu l’éprouver le proconsul marocain, si amer de ne pas être sur le
front. Le très grand courage physique et intellectuel de Lyautey n’y aura
rien fait. Il aura manqué à ce visionnaire le contact intime avec la
souffrance inouïe de son peuple : ce contact lui aurait permis d’y puiser
quelque optimisme pour l’avenir. Ce contact à se toucher entre les vivants et
les morts, que Jacques Silhol avait connu dans les tranchées jusqu’au
sacrifice, et qui lui faisait écrire à sa mère : « Dans cette communauté de
ceux qui ne sont plus et de ceux qui les rejoindront bientôt peut-être, tout
devient simple ; une seule grande idée rend tolérable et comme naturel ce
voisinage, une seule force maintient en place tous ces hommes qui souffrent
mais qui acceptent leur souffrance sans se plaindre. On respire dans ces
souterrains un air plus pur que sur bien des sommets. Jamais, pourtant, on
ne saura assez ce qu’il aura fallu de vertus singulières aux générations qui
auront fait cette guerre pour en supporter l’épreuve. »
Lyautey pensait parfois que l’énergie française s’était épuisée à jamais
pendant ces jours d’épreuve. Après tout, c’est une question – celle du déclin
et de la désagrégation de la grande construction française – qui n’est pas
tranchée aujourd’hui… et que sa vie, par un étrange retour, nous adresse.
Comment s’étonner qu’il nous soit si proche, cet homme épris d’unité et de
vérité, qui dénonçait – déjà ! – la maladie mortelle et exécrable de la
politique française moderne, « le mensonge des mots, le masque des grands
sentiments, l’hypocrisie des déclarations théâtrales et des prises de Bastilles
ouvertes » ?
Pour le reste, Alexandre Vialatte, traducteur et disciple de Kafka, grand
écrivain, grand dépressif lui-même, nous donne le mot de la fin pour cette
aventure grandiose et insensée.
Ne dirait-on pas qu’à la fin des Fruits du Congo, il s’adresse à Lyautey
lui-même ?
« Et de quoi vous plaindriez-vous ? Vous n’aurez “que le ciel et les
sables” ? Le ciel et les sables sont grands. »

1 Lettre à Jacques Silhol, écrite d’Aïn Séfra le 26 août 1904.


2 Paul Bourget, « Réflexions sur le centenaire », L’Illustration
du 7 mai 1921.
3 Guy DUPRÉ, Les Manœuvres d’automne, nouvelle édition augmentée,
Paris, Éditions du Rocher, 1997, pp. 41-42.
4 André MAUROIS, Aspects de la biographie, Paris, Au Sans Pareil, 1928,
p. 117. Maurois s’exprimait dans le cadre d’un cycle de conférences à
Trinity College (Cambridge), en mai 1928, pour la fondation Clark, donc
peu de temps avant la parution de son Lyautey.
5 Ibid., p. 65.
6 Daniel HALÉVY, Visites aux paysans du Centre, Paris, Grasset, « Les
Cahiers verts », 1921, pp. 166-167.
LA CARRIÈRE D’HUBERT LYAUTEY

1854 – Naissance d’Hubert Lyautey à Nancy (17 novembre).


1856 – Chute de l’enfant (mai).
1860 – Premiers pas avec des béquilles.
1864 – Entrée au lycée de Nancy.
1868 – Installation à Dijon.
1872 – Préparation du concours d’entrée à Saint-Cyr.
1873-1875 – Élève à Saint-Cyr. Rencontre avec Albert de Mun (1874).
Premier séjour à la Grande-Chartreuse (décembre 1875).
1876-1878 – Sous-lieutenant, puis lieutenant, affecté à l’école
d’application d’état-major. Nouvelle retraite à la Grande-Chartreuse
(décembre 1876). Voyage en Algérie (février-mars).
1878-1880 – Stagiaire au 20e régiment de chasseurs à cheval
(Rambouillet, puis Châteaudun). Affecté définitivement dans la cavalerie.
Crise de rhumatismes articulaires, puis convalescence (mars-août 1880).
Lieutenant au 2e régiment de hussards (Sézanne).
1880-1882 – En Algérie, toujours au 2e régiment de hussards. Officier
d’ordonnance du général commandant la subdivision d’Alger (avril 1881).
Automne 1882 – Nommé capitaine, affecté au 4e régiment de chasseurs à
cheval (Bruyères).
1883 – Voyage en Italie, rencontre avec le comte de Chambord et Léon
XIII (février-mai). Officier d’ordonnance (octobre) auprès du général
L’Hotte, inspecteur permanent du 2e arrondissement de cavalerie (affecté à
Commercy).
1885-1887 – Tours, toujours avec le général L’Hotte.
1887 (décembre)-1893 – Nommé au 4e régiment de chasseurs à cheval, à
Saint-Germain-en-Laye. Rencontre avec Vogüé. Publication du Rôle social
de l’officier dans le service militaire universel (mars 1891). Rencontre avec
Paul Desjardins (1892).
1893 – Promu chef d’escadron et affecté au 12e régiment de hussards, à
Gray. Voyage en Europe centrale et orientale, et en Italie (mai-juin). Chef
d’état-major de la 7e division de cavalerie à Meaux.
1894-1897 – Nommé à l’état-major des troupes de l’Indochine. Chef
d’état-major du colonel Gallieni, puis attaché à la personne du gouverneur
général.
1897-1902 – Promu lieutenant-colonel, puis colonel (1900) : auprès de
Gallieni, à Madagascar. Séjour en France, conférence (et publication) sur le
Rôle colonial de l’armée.
1902-1903 – Colonel du 14e hussards à Alençon. Publication de
l’ouvrage : Dans le Sud de Madagascar. Pénétration militaire. Situation
politique et économique (1900-1902).
1903- (octobre)-1906 – Nommé général de brigade et commandant de la
subdivision d’Aïn Séfra (division d’Oran).
1906- (décembre)-1910 – Nommé au commandement de la division
d’Oran par intérim, puis à titre définitif, avec le grade de général de
division. Mission d’inspection au Maroc, auprès du corps d’occupation
commandé par le général d’Amade (1907). À nouveau en mission au Maroc
(1908). Haut-commissaire pour les confins algéro-marocains.
1910-1911 – Général, commandant le 10e corps d’armée à Rennes.
1912 (avril)-1916 – Commissaire résident général de la République
française au Maroc. Élu à l’Académie française (1912). Grand-croix de la
Légion d’honneur (1913).
1916 (décembre)-1917 (mars) – Ministre de la Guerre.
1917-1925 – À nouveau résident général au Maroc. Publication des
Lettres du Tonkin et de Madagascar. Réception à l’Académie française.
Élève à la dignité de maréchal de France (1921). Première publication, dans
des revues, des Lettres d’Italie et des Lettres de Rabat.
1927 – Publication de Paroles d’action.
1929-1931 – Haut-commissaire à l’Exposition coloniale. Publication des
Lettres de jeunesse (1931).
1934 (27 juillet) – Mort de Lyautey à Thorey.
1935 (30 octobre) – Inhumation à Rabat.
1961 (10 mai) – Cérémonie aux Invalides.
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

La documentation – sources et imprimés – sur Lyautey et son


environnement est colossale. Pour se repérer, il existe deux instruments de
travail très précieux, l’un pour les sources d’archives, l’autre pour la
bibliographie :
L’inventaire du Fonds Lyautey des Archives nationales (475 apr.), établi
par Françoise Hildesheimer : Papiers Lyautey 475 apr., répertoire
numérique, Paris, Archives nationales, 1990.
La bibliographie lyautéenne établie par Pascal Venier : Le Maréchal
Lyautey (1854-1934), Essai de bibliographie, in Yvan-George Paillard (ed.),
Mélanges Jean-Louis Miège, Aix-en-Provence, Institut d’Histoire des Pays
d’Outre-Mer, Université de Provence, 1992, pp. 167-197.

1. Archives

Les fonds privés sont d’une réelle richesse, mais doivent être utilisés avec
précaution.
Le Fonds Lyautey des Archives nationales est l’un des fonds privés les
plus importants qui soient, du moins en volume. Riche de plus de trois cents
cartons, il rassemble des documents provenant pour la plupart d’une dation
intervenue en 1976, à la mort de Pierre Lyautey, neveu du maréchal. Il
contient beaucoup de documents qui ont déjà été publiés, soit du vivant de
Lyautey, soit après sa mort. Il contient également de très nombreuses
correspondances avec différentes personnalités. Lyautey aimait écrire, il
passait des heures à composer des lettres, à faire des brouillons, à recopier.
Comment interpréter ce soin minutieux que mettait Lyautey dans la
conservation des documents, des articles, de tout ce qui touchait de près ou
de loin sa personne et son action ? L’historien Jean-Louis Miège, dans sa
réédition récente de Paroles d’action, voit dans cette manie documentaire la
marque d’un esprit manipulateur, d’un maître de la communication. Cette
dimension, nous le savons, a toujours existé chez Lyautey. Barthou lui-
même, dans la préface qu’il avait donnée, quelques décennies plus tôt, au
même ouvrage, le laissait entendre avec une discrète ironie. Mais sans tout
réduire à cela : que Lyautey ait été obsédé par son image, c’est certain.
Qu’il ait été un manipulateur florentin, sans doute pas. Il ne faut pas
s’arrêter aux passages les plus complaisants des discours : quelle que soit
son époque, le discours a pour fonction de s’adapter à l’auditoire. « Je ne
sais pas de nos jours un homme d’action, à l’exception peut-être de M.
Raymond Poincaré, qui ait tenu les registres de sa vie avec l’exactitude
minutieuse et continue du maréchal Lyautey. Ses archives ont un plan, une
suite et un ordre qu’un bibliothécaire professionnel envierait. Tout y est à sa
place et à sa date. » Barthou, ainsi, a tout dit. Et il évoque les « trois atlas »
que Taine avait décelés dans l’esprit de Napoléon : « Ce n’est pas un souci
d’ambition ou de gloire qui les a constitués, mais, plus simplement, le goût
et le besoin de la précision. Le maréchal Lyautey a l’esprit clair. Il veut
savoir et il veut voir. Avec lui, il n’y a que les réalités ou les possibilités qui
comptent. »
Chez Lyautey, il y a toujours le souci de devancer l’argument de
l’adversaire. Son expérience de l’administration en terre lointaine lui a
montré que l’on peut tout faire, ou presque, que l’on peut s’affranchir de
bien des contraintes si l’on sait prévenir les objections du Parlement et des
« bureaux ». C’est une méthode de militaire entré en politique : Napoléon
en a usé comme nul autre, de Gaulle montrera lui-même quelque talent en
la matière. Et, comme eux, Lyautey sait joindre à ce bon soin d’une
information maîtrisée la puissance d’une imagination fertile : « Son
imagination, poursuit Barthou, cultivée avec tant de goût, ne déteste pas la
fantaisie […] mais il en va tout autrement de sa raison, qu’il surveille et
dirige avec une froide et calme lucidité. » On pourrait reprendre le parallèle
avec Richelieu. Pour « l’homme rouge », aussi, la postérité a beaucoup
exagéré la part de la propagande, en négligeant, plus simplement, le souci
constant de la méthode.
Lyautey écrivait tout, prenait des notes, consignait ses observations. Le
marquis de Segonzac, qui fut jeune officier à ses côtés au temps du 4e
chasseurs à Saint-Germain-en-Laye, se souvenait que, quand il rentrait de
ses « escapades » dans les salons parisiens où il avait rencontré Vogüé,
Lavisse, ou quelque autre personnalité en vue du milieu intellectuel, il avait
l’habitude de jeter sur le papier, avant de s’endormir, un résumé des
entretiens qu’il avait eus et des idées qu’il en avait retirées. « La providence
des historiens, écrira Maurice Martin du Gard, car il a tenu ses archives
comme pas un maréchal. On trouve tout en ordre et, dans sa vie, matière à
cent volumes. »
Le neveu de Lyautey, Pierre, a raconté dans l’avant-propos de sa série
d’ouvrages sur Lyautey l’Africain comment le maréchal traitait ses archives.
Il avait, « au cours de sa carrière, pris toujours le plus grand soin de ses
dossiers. Mes premiers souvenirs d’enfance, soit dans l’atelier de la rue
Paul-Louis Courier, soit à la subdivision d’Aïn-Sefra, dans le Sud-Oranais,
soit à Crévic en Lorraine, sont de longues séances de rangement aux ordres
du colonel Lyautey qu’on appelait en famille le “cyclone”. Chaque lettre
était classée avec un soin minutieux. Aucune n’était déchirée. Des chemises
emplies de rapports étaient alignées dans des cantines numérotées qui
suivaient dans tous les déplacements. Le soir venu, elles étaient examinées
une à une ; les documents étaient relus dans l’ordre chronologique et
annotés au crayon rouge si le texte en était vivant ou bleu si la conception
ne paraissait guère intelligente. Le jeune enfant que j’étais alors devait
parcourir les dossiers pour en vérifier la teneur, les remettre en place et
passer les crayons. »
L’incendie du château de Crévic entraîne la destruction d’une grande
partie des archives personnelles de Lyautey, mais ce dernier parvient ensuite
à reconstituer une partie des dossiers. Après la guerre, c’est à Thorey, via
Paris, que le maréchal entrepose ses archives, toujours classées selon les
principes les plus rigoureux. Il entrepose rapports, notes, correspondances,
coupures de presse, et, après sa retraite, compose de véritables dossiers sur
l’actualité marocaine. « Pour cet homme d’action, poursuit Pierre Lyautey,
le dossier était un être vivant […]. Quelques jours avant sa mort, dans la
deuxième quinzaine de juillet 1934, le maréchal me priait de venir à Thorey.
Il tint à revoir avec moi tout le classement des dossiers […]. Tout en
parcourant ce demi-siècle d’histoire coloniale à grandes enjambées, et en
énonçant maints jugements, il me faisait part de l’intention qu’il avait de me
désigner comme son légataire universel et son exécuteur testamentaire […].
En 1939, tous ces dossiers de Thorey furent soigneusement emballés au
cours d’une permission et descendus dans une cave secrète. Ils y passèrent
six années pendant que ce château fut par deux fois occupé. Thorey, plus
éloigné des routes d’invasion que Crévic, bien protégé par la Colline
Inspirée et la basilique de Sion, fut préservé des bombardements et les
archives sortirent indemnes de leur cachette. Les anciens dossiers de la rue
Bonaparte à Paris furent, grâce à l’obligeance de S.E.M. Carcano,
ambassadeur d’Argentine, confiés pendant deux années à son consulat
général. Le tout revint à Thorey qui recevait alors la visite de De Lattre, de
Guillaume et de Montsabert. »
Après la guerre, Pierre Lyautey aménage Thorey pour en faire le
mémorial du maréchal. Historien, conférencier, auteur de nombreux
ouvrages, il entretient avec ferveur le culte de son oncle. Il constitue à
Thorey les éléments d’un musée, avec les armes, les uniformes, le mobilier.
Il y a aussi une bibliothèque de 16 000 volumes. Il meurt en 1976, après
avoir remis les archives de son oncle aux Archives de France : elles
deviennent ainsi le Fonds Lyautey des Archives nationales, utilisé à la fin
des années 70 et au début des années 80 par des historiens comme André Le
Révérend et Daniel Rivet, puis classé par Françoise Hildesheimer. Le Fonds
Lyautey a donc été traité, retraité, revisité, par le maréchal lui-même, puis
par son neveu. Quelques pièces acquises depuis l’ont enrichi. Mais il a sans
nul doute été épuré, par Lyautey lui-même, plus tard par son neveu, sans
compter les interventions éventuelles de tiers (comme Patrick Heidsieck,
qui avait envisagé de détruire son Journal de Tours).
André Le Révérend a exploré de nombreux fonds privés qui viennent
compléter la documentation déjà abondante des Archives nationales : la
correspondance avec Blanche d’Amécourt, avec Louise Baignères, avec
Joseph Chailley, Patrick Heidsieck, le général L’Hotte… On en trouvera la
recension dans ses ouvrages : Un Lyautey inconnu, Paris, Librairie
académique Perrin, 1980, pp. 17-18, et dans sa biographie parue chez
Fayard en 1983 : Lyautey, pp. 467-468. Il existe sans doute encore bien des
lettres inédites, on en trouve d’ailleurs souvent dans les catalogues
d’autographes des libraires. Wladimir d’Ormesson disait en détenir cinq
cents. La correspondance avec Albert de Mun était immense, et elle doit
faire d’ailleurs l’objet d’une publication. Françoise Hildesheimer estime
que Lyautey fut « sans doute l’un des plus abondants épistoliers du XXe
siècle ». Il y a encore de belles investigations en perspective…
Et puis il y a l’esprit des lieux. Pour le château lui-même, pour son
mobilier, Pierre Lyautey n’a pas eu la même prévoyance ou les mêmes
facilités que pour les papiers. De son vivant, il éprouvait déjà des difficultés
matérielles pour l’entretenir. Après sa mort, la Fondation Lyautey, qui avait
été créée autrefois par Wladimir d’Ormesson, et qui était présidée par
Gaston Palewski, se révéla hors d’état de prendre en charge la succession
que Pierre lui avait destinée. Les pouvoirs publics – présidence de la
République, ministères de la Culture ou de la Défense, Affaires étrangères –
se défilent alors, ou affichent une souveraine indifférence. Gaston Palewski
entre en contact avec le roi du Maroc, Hassan II, qui se déclare intéressé,
mais hésite à se laisser prendre dans un véritable imbroglio juridique.
L’importance des droits de succession, le montant considérable des travaux
de restauration à conduire, les frais d’entretien à assurer paraissent
démesurés… Même le conseil général de Meurthe-et-Moselle refuse de
s’impliquer dans le sauvetage de Thorey. La Fondation est contrainte de
renoncer au legs en juillet 1979. Une partie des objets, considérés comme
historiques, font l’objet d’une dation de la famille. Pour le reste, tous les
biens mobiliers sont mis en vente à Drouot. Tout aurait pu disparaître aux
enchères. Quelques fidèles, conduits par un Lorrain, le colonel Geoffroy, se
constituent en association, lancent une souscription, achètent l’ensemble
des biens avant même d’avoir pu réunir les sommes nécessaires, font appel
à la générosité publique. Et le miracle se produit : de nombreux particuliers
répondront à l’appel, grâce, notamment, au soutien de quelques grandes
signatures de la presse nationale comme Michel Droit ou Jean Dutourd. Le
château est ensuite vendu par les héritiers à l’association aux meilleures
conditions, et le conseil général se décide enfin à apporter son aide.
Aujourd’hui, Thorey est la propriété de l’Association nationale
Maréchal-Lyautey qui gère le musée et entretient les lieux1. Elle a été aidée
par le « Réseau Baden-Powell », association pour la sauvegarde des
souvenirs matériels du scoutisme en France. En contrepartie, un « musée
national du scoutisme » a été installé à Thorey. Beaucoup a déjà été fait, il
reste beaucoup à faire, notamment l’inventaire et la mise en valeur de
l’extraordinaire bibliothèque du maréchal.
Les fonds publics sont essentiellement ceux du Centre des archives
d’outre-mer, à Aix-en-Provence (Fonds Madagascar et Indochine), du
Service historique de l’armée de terre à Vincennes, et, pour le Maroc, ceux
du ministère des Affaires étrangères. La bibliothèque de l’Institut de France
dispose également de quelques dossiers. Quelques pièces intéressantes
peuvent être consultées aux archives de la préfecture de police de Paris.
Enfin, il existe un Fonds Lyautey (un carton) à la Bibliothèque de l’Office
des Nations unies à Genève. C’est un ensemble de documents remis par
Pierre Lyautey le 17 janvier 1960, « afin de permettre une étude de la
pensée sociale du maréchal Lyautey en Asie et en Afrique » et de montrer
qu’il fut « un novateur dans l’évolution de deux continents ». Le carton
contient 11 dossiers et 112 pièces qui sont pour la plupart des copies – avec
toutefois quelques originaux. L’intention est évidemment apologétique. Il
faut noter également que Daniel Rivet a consulté des archives au Maroc,
dont il fait état dans sa thèse sur Lyautey et l’institution du protectorat
français au Maroc – thèse pour laquelle il a exploré les immenses
documentations publiques existantes.

2. Bibliographie

La première bibliographie lyautéenne date de 1934 ! Elle est l’œuvre de


J. Ladreit de Lacharrière « Contribution à une bibliographie du Maréchal
Lyautey », L’Afrique française, août 1934, no 8, pp. 488-494. Le général
Huré préfaçait ainsi, en 1938, la biographie de Sonia Howe : « Encore un
livre sur le Maréchal Lyautey ! Tout n’a-t-il pas été dit sur le fondateur
d’empire dont les biographies rempliraient une bibliothèque – et le sujet
n’est-il pas complètement épuisé ? »

Les ouvrages et articles de Lyautey, ainsi que les recueils de ses lettres
et de ses discours constituent une source de premier ordre :

« Du Rôle social de l’officier dans le service Universel », Revue des Deux


Mondes, 15 mars 1891, pp. 442-459, plusieurs fois réédité en livre
jusqu’à nos jours, dont une première fois dès 1891 (librairie académique
Didier-Perrin), et tout récemment encore chez Bartillat (2003).
« La colonisation à Madagascar par les soldats », La Réforme sociale, 1er
janvier 1900.
Du rôle colonial de l’armée, Paris, Armand Colin, 1900. Brochure
de 41 pages, reprise de sa conférence parue dans la Revue des Deux
Mondes du 15 janvier 1900.
Dans le Sud de Madagascar. Pénétration militaire, situation politique et
économique 1900-1902, Paris, Charles-Lavauzelle, 1903.
Rapport général sur la situation du protectorat du Maroc au 31 juillet
1914, Rabat, Résidence générale de France au Maroc, 1914.
Lettres du Tonkin et de Madagascar, Paris, Armand Colin, 1920. On se
reportera de préférence à cette édition, l’originale, qui comporte deux
volumes et 28 dessins originaux de Lyautey, tous d’une finesse
remarquable.
« Lettres de Grèce et d’Italie (1893) », Revue des Deux Mondes, février-
mars 1921.
« Lettres de Rabat (1907) », Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1921.
Paroles d’action : Madagascar, Sud-Oranais, Oran, Maroc (1900-1926),
Paris, Armand Colin, 1927. Réédition par Jean-Louis Miège
en 1994 (Imprimerie nationale), mais sans la préface de Barthou.
Lettres d’Italie (1883-1893), Paris, Les Horizons de France, 1929.
Lettres de jeunesse (1883-1893), Paris, Grasset, 1931.
Lettres du Sud de Madagascar (1900-1902), Paris, Armand Colin, 1935.
Outre des lettres, on y trouve, selon l’usage lyautéen, des rapports de
fond, véritables exposés de sa doctrine coloniale. Lyautey avait pu de son
vivant, avec l’aide de son neveu Paul d’Amécourt, assembler les lettres et
rédiger l’avant-propos, et il avait laissé dans son testament, pour la
publication future, des instructions très précises à son neveu Pierre
Lyautey.
Vers le Maroc. Lettres du Sud-Oranais (1903-1907), Paris, Armand Colin,
1937.
« Notes quotidiennes (1875-1877) », dans Rayonnement de Lyautey, de
Patrick Heidsieck, Paris, Gallimard, 1941.
Choix de lettres 1882-1919, édité par Paul d’Amécourt, Paris, Armand
Colin, 1947.
Lettres d’aventures (1883-1913), choix de Raymond Dumay, Paris, Julliard,
1948.
Lyautey l’Africain (1913-1925). Textes et lettres, Paris, Plon, 1953-1957.
Quatre tomes de documents, notes et lettres rassemblés par Pierre
Lyautey.
Les plus belles lettres de Lyautey, Paris, Calmann-Lévy, 1962.

La correspondance avec Jacques Silhol, si riche et passionnante, se


trouve pour partie aux Archives nationales. Elle a fait l’objet en son temps
d’une publication à usage privé, In Memoriam. Jacques Silhol. 1884-1915,
dont nous avons pu prendre connaissance grâce à la bienveillance de la
famille Silhol, et par l’amicale entremise de Maurice de Kervanoël.
Pascal Venier a recensé également différents articles de Lyautey, ainsi
que des publications ultérieures de quelques-unes de ses lettres (Lyautey
avant Lyautey, pp. 252-254).

Il y a aussi les préfaces, assez nombreuses, que Lyautey a données.


Certaines sont banales et expédiées, d’autres plus significatives par le choix
du sujet. Par exemple, en 1930, il préface un ouvrage sur le danger de
guerre aérochimique…

Les ouvrages consacrés à Lyautey ou utiles pour comprendre son


action, et pour apprécier son rôle historique sont nombreux.
Les quelques ouvrages fondamentaux, déjà cités au fil des pages de ce
livre, sont ceux de :
André MAUROIS, Lyautey, Paris, Plon, 1931, nombreuses rééditions, traduit
à l’étranger, toujours passionnant, à lire en parallèle (pour le regard
critique) avec ses Dialogues sur le commandement, Paris, Grasset 1924.
André LE RÉVÉREND, Lyautey écrivain, Gap, Ophrys, 1976 (ouvrage tiré de
sa thèse d’État).
— , Un Lyautey inconnu. Correspondance et journal inédits (1874-1934),
Paris, Librairie académique Perrin, 1980.
— , Lyautey, Paris, Fayard, 1983.
Daniel RIVET, Lyautey et l’institution du protectorat français au
Maroc 1912-1925, Paris, L’Harmattan, 1983, trois tomes.
— , Le Maroc de Lyautey à Mohammed V. Le double visage du Protectorat,
Paris, Denoël, coll. « L’aventure coloniale de la France », 1999.
Pascal VENIER, Lyautey avant Lyautey, Paris, L’Harmattan, 1997.

Également, assez fondamentaux :


Charles-André JULIEN, Le Maroc face aux impérialismes 1415-1956, Paris,
éditions J. A., 1978. Ultime contribution à l’histoire du Maroc, du XVe
siècle à l’indépendance, par un grand spécialiste de l’Afrique du Nord
qui décrit « le protectorat marocain comme une machinerie montée par
un si prestigieux metteur en scène que rares furent les historiens qui
eurent la curiosité d’examiner l’envers du décor. »
Robin BIDWELL, Morocco under Colonial Rule. French administration of
Tribal Areas 1912-1956, Londres, Frank Cass, 1973. Cet ouvrage, qui
témoigne d’une grande admiration pour Lyautey, contient un intéressant
parallèle avec lord Cromer, proconsul britannique en Égypte. Cromer,
selon lui, était un technocrate, plutôt qu’un artiste, qui ne chercha jamais
à exalter l’histoire et les traditions de l’Égypte, ni à valoriser le Khédive,
et qui appliqua – non sans efficacité – des méthodes de gouvernement
qu’il aurait pu mettre en œuvre n’importe où ailleurs. Lyautey, lui, « sut
s’identifier avec un principe, celui d’une renaissance de la monarchie
marocaine, avec le souci de créer des liens durables entre la France et un
grand peuple ».
Alan SCHAM, Lyautey in Morocco. Protectorate administration, 1912-1925,
Berkeley, University of California Press, 1970. Étude très centrée sur « le
soldat-administrateur ».
Jacques BENOIST-MÉCHIN, Lyautey l’Africain, ou le rêve immolé, Paris,
librairie académique Perrin, coll. « Le rêve le plus long de l’Histoire »,
1978. Biographie pleine d’empathie, fort bien écrite, par un grand
admirateur du monde arabe.

Sur Mme Lyautey, l’association nationale Maréchal-Lyautey a mis en


vente une petite étude récente de Mme Antoine-Drapier. Par ailleurs, un
homme politique, Hervé de Charette, a publié chez Lattès, en 1997, un
Lyautey.

Quelques ouvrages importants pour comprendre l’environnement


intellectuel de Lyautey
Joseph REINACH, « Histoire d’un idéal », dans Essais de politique et
d’histoire, Paris, 1899.
J. E. C. BODLEY, La France. Essai sur l’histoire et le fonctionnement des
institutions politiques françaises, Paris, 1901.
Charles MAURRAS, Kiel et Tanger, Paris, 1910.
Maurice BARRÈS, La Colline inspirée, Paris, 1913.
Daniel HALÉVY, Décadence de la liberté, Paris, Grasset, 1931.

Éléments bibliographiques complémentaires


AGERON Charles-Robert, « La politique berbère du protectorat marocain
de 1913 à 1914 », in Politiques coloniales au Maghreb, Paris, PUF, 1972,
pp. 109-146.
— , France coloniale ou parti colonial, Paris, PUF, 1978.
ARCHAMBAULT DE BEAUNE Capitaine, « Essai sur Lyautey militaire », Revue
d’Histoire, août-septembre 1938, pp. 273 et s.
AZAN Général Paul, « Lyautey et ses familiers », Cahiers Charles de
Foucauld, 3e trimestre 1947, pp. 55-66.
BARTHOU Louis, La Bataille du Maroc, Paris, Champion, 1919.
— , Lyautey et le Maroc, Paris, Éditions du Petit Parisien, collection « Nos
Gloires coloniales », 1930.
BERNARD Augustin, Les Confins algéro-marocains, Paris, Émile Larose,
1911.
BOISBOISSEL Général Yves de, Dans l’ombre de Lyautey, Paris, Éditions
Bonne, 1954.
BRITSCH Amédée, « Lyautey : le chef de guerre au Maroc (1914-1916) »,
Revue universelle, 1er juillet 1920, pp. 1-18.
— , Le Maréchal Lyautey, le soldat, l’écrivain, le politique, Paris, La
Renaissance du Livre, 1921.
BUGNET Lieutenant-colonel Charles, Le Maréchal Lyautey, Tours, Éditions
Mame, 1948.
BURKE Edmund, « Pan-Islam and Moroccan Resistance to French Colonial
penetration 1900-1912 », Journal of African History, 13, no 1, 1972,
pp. 97-118.
— , Prelude to Protectorate in Morocco. Precolonial Protest and
Resistance, 1860-1912, Chicago, The University of Chicago Press,
collection « Studies in Imperialism », 1976.
BURNAND Robert, Lyautey (1854-1934), Paris, Hachette, 1953.
Cahiers Charles de Foucauld, volume 6, 1947, no spécial, Lyautey et
Foucauld.
— , volume 33, no spécial Lyautey maréchal de France, 1954.
Cahiers de l’Afrique française, no spécial, août 1934.
CATROUX Général Georges, Lyautey le Marocain, Paris, Hachette, 1952.
CHAILLEY-BERT Joseph, « La politique de protectorat au Maroc », Revue
d’économie internationale, XIV, novembre 1922, pp. 217-258.
CHARLES-ROUX François, « Souvenirs sur le Maréchal Lyautey », Cahiers
de l’Afrique française, octobre-novembre 1934, pp. 18-31.
COLOMBANI Docteur Jules, Sous le signe de Lyautey : souvenir d’un
disciple, Rabat, École du livre, 1954.
COOKE James J., New French Imperialism : The Third Republic and
Colonial Expansion, Londres, Newton Abbot, David and Charles Ltd,
1973.
DESMAZIÈRES Bertrand, Pierre de Sorbier de Pougnadoresse. Le « Colbert »
de Lyautey, Paris, L’Harmattan, 1998.
DOURY Paul, Lyautey. Un Saharien atypique, Paris, L’Harmattan, 2002.
DRESCH Jean, « Lyautey », in Les Techniciens de la colonisation, PUF,
1946, pp. 133-156.
DUROSOY Général Maurice, Lyautey, mon général, Paris, Julliard, 1956.
— , Lyautey 1854-1934, Maréchal de France, Paris, Charles-Lavauzelle,
1984.
ESPÉRANDIEU Pierre, Lyautey et le Protectorat, Paris, Librairie Générale de
Droit et de Jurisprudence, 1947.
FARRÈRE Claude, Lyautey l’Africain, Abbeville, Paillard, 1922.
FRÉMEAUX Jacques, L’Afrique à l’ombre des épées : l’administration
militaire française en Afrique blanche et noire (1830-1930), thèse de
doctorat d’État, Montpellier III, cinq tomes.
GANIAGE Jean, Histoire contemporaine du Maghreb, Paris, Fayard, 1994.
GARRIC Robert, Le Message de Lyautey, Paris, Spes, 1935.
GEORGE-GAULIS Berthe, La France au Maroc : l’œuvre du général Lyautey,
Paris, Armand Colin, 1919.
— , Lyautey intime, Paris, Berger-Levrault, 1937.
GIRARDET Raoul, L’Idée coloniale en France. 1871-1962, Paris, La Table
ronde, 1972.
GOURAUD Général, Lyautey, Paris, Hachette, 1938.
HARDY Georges, Portrait de Lyautey, Paris, Bloud et Gay, 1949.
HEIDSIECK Patrick, Lyautey, Tours, Mame, 1950.
— , Rayonnement de Lyautey, Paris, Gallimard, 1941.
HOISINGTON William, Lyautey and the French Conquest of Morocco,
Londres, Macmillan, 1995.
— , L’héritage de Lyautey. Noguès et la politique française au Maroc,
1936-1943, Paris, L’Harmattan, 1995.
HOWE Sonia, Lyautey of Morocco, Authorized Life of Marshal Lyautey,
Londres, Hodder and Staughton, 1931.
— , Lyautey, du Tonkin au Maroc par Madagascar et le Sud-Oranais, Paris,
Société française d’éditions littéraires et techniques, 1938.
JAUFFRET Jean-Charles, Parlement, gouvernement, commandement :
l’armée de métier sous la IIIe République, 1871-1914, Vincennes, SHAT,
1987.
KADDOURT Abd el-Majid, Mahdisme. Crise et changement dans l’histoire
du Maroc, Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de
Rabat, s.d.
LAPRADE Albert, Lyautey urbaniste, souvenirs d’un témoin, Paris, Horizons
de France, 1937.
LECLERC Max, Au Maroc avec Lyautey, Paris, Armand Colin, 1927.
LE RÉVÉREND André, Les Lettres de Jeunesse de Lyautey. Italie (1883),
Danube, Grèce, Italie (1893). Édition critique, Thèse de doctorat de 3e
cycle, Faculté des lettres d’Aix-en-Provence, 1969.
LEVILLAIN (Philippe), Albert de Mun. Catholicisme français et catholicisme
romain du Syllabus au Ralliement, Paris-Rome, Ecole française de Rome,
1983.
LICHTENBERGER André, Sous le signe de Lyautey : la leçon marocaine,
Paris, Edition du Musée social, 1939.
MAUROIS André, Dialogues sur le commandement, Paris, Grasset, 1924,
collection des « Cahiers verts », dirigée par Daniel Halévy.
— , Lyautey, Paris, Hachette, 1939, réédité en 1954 (Bibliothèque verte).
— , Mémoires (1885-1939), Paris, Flammarion, 1949.
MERCIER Gilbert, Lyautey. Le prince lorrain, Nancy, Éditions de l’Est,
1994.
MICHEL (Marc), Gallieni, Paris, Fayard, 1989.
MIÈGE Jean-Louis, Le Maroc et l’Europe, 1830-1894, Paris, PUF, 1961-
1964 (quatre volumes).
ORMESSON Wladimir d’, Lyautey, Paris, Champion, 1931.
— , Adieux à Lyautey. Souvenirs sur Lyautey, Paris, Spes, 1937.
— , Auprès de Lyautey, Paris, Flammarion, 1963.
PORCH Douglas, The Conquest of Morocco, A Savage Colonial War, New-
York, Alfred A. Knopf, 1982.
POSTAL Raymond, Présence de Lyautey, Colmar, éditions Alsatia, 1938.
ROUX François de, La Jeunesse de Lyautey, Paris, Calmann-Lévy, 1952.
SAINT-AULAIRE Charles Beaupoil de, Au Maroc, avant et avec Lyautey,
Paris, Flammarion, 1954.
— , Confessions d’un vieux diplomate, Paris, Flammarion, 1953.
TARDE Guillaume de, Le Maroc, école d’énergie, Paris, Plon, 1925.
— , Lyautey, le chef en action, Paris, Gallimard, 1959.
VENIER Pascal, Les Débuts de la carrière coloniale de Lyautey, Indochine-
Madagascar 1894-1902, Perspectives de recherche, Mémoire de diplôme
d’études approfondies en histoire d’Outre-Mer, Aix-en-Provence,
Université de Provence, 1989.
VOGÜÉ Félix de, « L’œuvre du Maréchal Lyautey », Revue des vivants,
septembre 1934.

1 La fondation et l’association nationale Maréchal-Lyautey (BP 3851 –


54029 Nancy Cedex) éditent un bulletin à l’intention des adhérents, et
disposent d’un site internet (http//www.chateaulyautey.com).
INDEX

Abd-el-Aziz : 239, 240, 309, 313, 351


Abd-el-Krim : 496-502
Alphonse XIII : 375, 405, 418
Amade (général d’) : 311, 312, 333, 572
Amécourt (Blanche d’) : 179, 576
Amécourt (Henry d’) : 392, 440
André (général) : 136, 202, 263, 266, 276, 313
Anglès (Raoul) : 416
Arenberg (prince d’) : 151, 167, 196, 201, 226
Asquith (lord) : 402
Aubernon (Mme) : 103, 294
Audiffret-Pasquier (duc d’) : 111

Baden-Powell (lord) : 532, 533, 577


Baignères (Arthur) : 126
Baignères (Charlotte) : 126
Baignères (Louise) : 126, 127-129, 137, 185, 319, 321, 512, 576
Baignères (Paul) : 126
Bainville (Jacques) : 22, 131, 441, 442, 459, 467-469, 471, 474, 518
Barrès (Claude) : 563
Barrès (Maurice) : 9, 26, 33, 47, 49, 75, 84, 108, 162, 220, 264, 270, 271,
293, 328, 385, 389-391, 393, 399, 404, 418, 431, 436, 461-467, 472,
473, 491, 507, 519, 524, 526-528, 541, 554, 558, 562, 568
Barrès (Philippe) : 465
Barrucand (Victor) : 39, 261, 262, 423, 443
Barthou (Louis) : 233, 453, 480, 484, 485, 510, 574, 579, 581
Baudrillart (cardinal) : 396
Bénédic (commandant) : 357, 408, 499, 532
Benoist (Charles) : 88, 125, 130, 237, 265, 270, 271, 274, 278, 329, 376,
513, 514
Benoist-Méchin (Jacques) : 291, 515, 527, 542, 550, 581
Bérenger (Henry) : 122, 161
Berenguer (général) : 496
Berque (Jacques) : 13, 14, 352, 442, 444, 488, 503
Berriau (colonel) : 357, 440, 492
Berthelot (Philippe) : 407, 418
Besnard (René) : 408
Bethmann Hollweg (chancelier) : 400
Bibesco (princesse) : 12, 508, 510, 521, 522
Bichot (général Edmond) : 156, 171, 172, 176
Bismarck (Otto von) : 44, 98, 236, 237, 254, 268, 553
Blacque-Belair (Henry) : 99
Blanc (Urbain) : 446
Blum (Léon) : 462
Boccali (Mgr) : 89, 90
Boisboissel (général de) : 320, 357, 515, 582
Boisdeffre (général de) : 136, 138, 142, 397
Bonnières (André de) : 100
Bonvalot (Gabriel) : 122
Boulanger (général) : 100, 114, 181, 194, 451, 463
Boutmy (Emile) : 358
Bourget (Paul) : 96, 161, 215-217, 328, 467, 561, 562
Bourgoing (Inès de) : 128, 320, 322, 521
Breker (Arno) : 503
Briand (Aristide) : 266, 270-272, 279, 312, 332, 399-407, 409, 410, 412,
414, 416-419, 422, 425, 427
Brulard (général) : 357, 378
Brunetière (Ferdinand) : 104, 115, 275
Bugeaud (maréchal) : 30, 149, 150, 163, 198
Bugnet (lieutenant-colonel) : 482, 483, 544, 582
Bülow (chancelier von) : 268, 269

Cachin (Marcel) : 511


Caillaux (Joseph) : 329, 488
Cambon (Paul) : 75, 144, 145, 234, 249, 253, 282, 332, 343, 344, 401,
402, 407, 412, 418, 419
Canovas del Castillo (Antonio) : 376
Carnot (Sadi) : 129, 308
Casimir-Perier (Jean) : 124, 157, 178, 233, 249, 308
Castellane (marquise de) : 99
Castelnau (général de) : 327, 411, 415
Chailley-Bert (Joseph) : 208, 219, 220, 226, 227, 281, 283, 305, 308,
331, 333, 365, 377, 459, 576, 582
Chambord (comte de) : 41, 63, 70, 86-88, 93, 113, 203, 375, 473, 522,
571
Chambrun (Charles de) : 534
Champion (Edouard) : 423, 466, 536
Chardon (Henry) : 360
Charette (Hervé de) : 17, 291, 581
Charles-Roux (Charles) : 298
Charles-Roux (Edmonde) : 13, 262, 296
Charles-Roux (François) : 258, 534
Charles-Roux (Jules) : 208-210, 232, 235, 286, 391, 394, 483
Chiappe (Jean) : 535, 536
Christie (Agatha) : 150
Clair (René) : 226
Clemenceau (Georges) : 45, 107, 191, 200, 266, 279, 281, 283, 289, 305,
308, 311, 312, 332, 365, 396, 414, 421, 424, 435, 449-451, 463
Cocteau (Jean) : 13, 290, 294, 481, 482, 503
Coignet (Jean-Roch) : 112
Combes (Emile) : 182, 202, 226, 234, 236, 254, 263-266, 269, 271, 276,
277, 299
Comte (Gilbert) : 13
Coppée (François) : 104
Corneau (Alain) : 551
Courbet (amiral) : 144
Croisset (Francis de) : 441, 442
Cromer (sir Evelyn Baring, lord) : 250, 252, 253, 338, 402, 580, 581
Cuignet (capitaine) : 137, 138
Curtius (Ernst Robert) : 527, 528

Daudet (Léon) : 468, 473, 474


De Broglie (Charles) : 62
Decherf (Dominique) : 468
Deffontaines (Pierre) : 460
De Gaulle (Charles) : 10, 61, 179, 197, 360, 420, 437, 462, 465, 471,
503, 548, 549, 560, 574
De Guerle : 104, 126, 127
Delcassé (Théophile) : 195, 232, 235-237, 239-241, 253, 254, 263, 267-
269, 272, 273, 279, 313, 314, 355, 356, 478
Delmas (colonel) : 357, 408, 440, 492
Deluermoz (Henri) : 518
Déroulède (Paul) : 113
Deschanel (Paul) : 342, 365, 417, 494
Desjardins (Paul) : 122, 123, 192, 193, 203, 204, 217, 227, 231, 289, 324,
385, 459, 571
Dillen (comte de) : 90
Disraeli (Benjamin) : 15, 21, 565
Donop (colonel puis général) : 101, 102, 219
Doriot (Jacques) : 501
Dorville (Noël) : 484
Doumer (Paul) : 172, 472
Doumergue (Gaston) : 424, 427, 536-538, 543
Doury (Paul) : 36, 582
Dragomiroff (général) : 108, 118
Dreyfus (Alfred) : 65, 114, 136-138, 190, 192, 207, 263, 274, 283, 301,
313, 328, 459, 462, 463, 469, 470, 474
Droin (Alfred) : 336
Duchemin (général) : 165, 166
Duchesne (général) : 175
Duchesne (Mgr) : 459, 550
Du Lac (révérend père) : 55, 57
Dumas (Pierre) : 551
Dupré (Guy) : 294, 562
Dupuy (Jean) : 143
Duroselle (Jean-Baptiste) : 413, 420
Durosoy (général) : 31, 295, 485, 486, 519, 521, 522, 582
Duruy (capitaine) : 185, 192
Duruy (Victor) : 185
Duval (colonel) : 408

Eberhardt (Isabelle) : 13, 39, 245, 261, 262, 296, 564


Eiffel (Gustave) : 107
El-Hiba : 333, 339, 347, 366, 402
Esmein (Adhémar) : 358
Etienne (Eugène) : 65, 194-196, 203, 226, 241, 246, 250, 255-257, 262,
263, 274, 276, 278, 280, 283, 285, 308, 333, 365, 366, 418

Fallières (Armand) : 306, 308


Farrère (Claude) : 461, 583
Fayolle (maréchal) : 480
Ferry (Abel) : 385
Ferry (Jules) : 65, 66, 86, 87, 93, 113, 143, 144, 167, 174, 236, 451
Fitz-James (Jacques de) : 150
Foch (maréchal) : 453, 480, 508, 545, 548
Fonda (Henry) : 200
Ford (John) : 200
Fortoul (Antoine) : 321, 505, 542
Fortoul (Inès) : 319, 321
Fortoul (Joseph) : 320
Fortoul (Mathieu) : 343
Foucauld (Charles de) : 98, 228, 243-245, 291, 301, 509, 582
France (Anatole) : 96, 226, 307, 563
Franchet d’Esperey (maréchal) : 292, 366, 367, 480
Franco (général) : 502
François-Marsal (Frédéric) : 494
Frank (Bernard) : 40
Fresnay (Pierre) : 91
Freycinet (Charles de) : 107, 121, 195
Fromentin (Eugène) : 70, 103
Funck (major von) : 137-139
Fustel de Coulanges (Denis) : 267

Galey (Mathieu) : 290


Gallieni (Joseph) : 95, 101, 106, 146-149, 156-160, 162-169, 171, 172,
175, 176, 181-184, 186-189, 191, 193, 194, 197-202, 204, 205, 207-
211, 214, 218, 220, 222, 226, 232, 242, 247, 256, 259, 270, 282, 301,
303, 306, 314, 331, 333, 341, 392-394, 396, 404, 480, 522, 557, 559,
572, 584
Galliffet (général de) : 100, 201, 202
Gallotti (Jean) : 512
Gambetta (Léon) : 65, 87, 113, 195, 232, 233, 235-237, 473
Gardel (Louis) : 298, 551
Garnier (Francis) : 143, 163
Garric (Robert) : 22, 58, 106, 295, 397, 460, 515, 523, 532, 583
Gautier (Emile) : 196, 206
Geoffroy : 554, 577
George (François) : 40
Gide (André) : 295
Giono (Jean) : 507, 549
Girardet (Raoul) : 26, 112, 113, 115, 118, 136
Gordon (général) : 251, 291, 294, 301
Gouïn (Georges) : 99
Gouraud (général) : 340, 341, 343, 357, 378, 403, 405, 408, 427, 428,
500, 583
Gracq (Julien) : 40
Gregory (Mme et le pasteur) : 185, 188
Grévy (Jules) : 307
Guillaume II : 98, 100, 137, 138, 237, 240, 254, 267, 269, 315, 328, 527
Guillemin (général) : 416
Gury (Christian) : 203, 290, 298
Gyp : 43

Haig (maréchal) : 407, 412, 413


Halévy (Daniel) : 12, 23, 34, 56, 60, 65, 177, 192, 195, 205, 206, 220,
259, 306, 355, 423, 474, 519, 560, 567, 568, 581, 584
Hallier (Jean-Edern) : 291
Hanotaux (Gabriel) : 178, 259, 301
Hartley (sir Charles) : 132
Hassan II : 11, 551, 577
Heidsieck (Patrick) : 97, 523, 524, 534, 538, 541, 576, 579, 583
Henry (commandant) : 137
Henrys (général) : 357, 377, 378, 440, 500
Hermant (Abel) : 114
Herriot (Edouard) : 386, 403, 496, 500
Hitler (Adolf) : 526, 528, 532, 543
Houel (Christian) : 448
Houssaye (Henry) : 458
Howe (Sonia) : 41, 42, 46, 129, 151, 509, 578, 583
Hugo (Victor) : 45
Huvelin (père) : 98

Jaurès (Jean) : 191, 241, 249, 250, 261-263, 269, 277, 285, 313, 315, 484
Jeanne d’Arc : 10
Joffre (maréchal) : 327, 332, 400, 401, 404, 406-409, 480, 508
Jonnart (Charles) : 149, 231-235, 239, 241, 247, 248, 250, 252-258, 268,
273, 279, 283, 284, 305, 308, 310, 312, 315, 316, 325, 326, 329, 427,
443, 510
Jouhaud (Christian) : 20, 21
Jousselin (Lucien) : 319
Juin (maréchal) : 547, 553
Julien (Charles-André) : 14, 330, 352, 495, 580

Kafka (Franz) : 569


Keller (Prosper) : 66, 69, 70, 74, 121, 228, 524
Kemal (Mustapha) : 461
Kerensky (Alexandre) : 441
Kerraoul (Jean de) : 439
Kerraoul (Marie-Thérèse de) : 439
Kipling (Rudyard) : 151, 158, 210, 354, 431, 486
Kitchener (général) : 148, 250-253, 291, 294, 301, 394, 401, 402
Labbé (Jean) : 372
La Bouillerie (Joseph de) : 73, 74, 77, 86, 89, 92, 94, 104, 228, 566
Lacaze (amiral) : 405, 406, 413
Lacordaire (Henri) : 68, 69, 80, 108
Lagergreen (Claes) : 92
Lagneau (Jules) : 122, 123
Lallier du Coudray : 446
Lamartine (Alphonse de) : 104, 105, 203, 567
Lamennais (Félicité de) : 60
Lanessan (Jean-Louis de) : 144, 145, 149, 151, 154, 156, 157, 160, 162,
163
Laperrine (général) : 509
Laprade (Albert) : 477, 519, 583
La Rocque (colonel de) : 530-532, 534, 535, 537, 538, 542
Las Cases (Emmanuel de) : 11
Lassalle (Yann) : 176
La Tour du Pin (René de) : 57, 136
Lattre de Tassigny (maréchal de) : 576
Laurent-Atthalin (André) : 487, 488
Laval (Pierre) : 517
Lavisse (Ernest) : 116, 161, 162, 309, 574
Lawrence (T.E.) : 18, 42, 289, 291, 294, 301, 453, 558
Lazard (André) : 336, 391, 427, 447, 452, 508
Lazard (Max) : 188, 190, 202, 460
Leclerc (Max) : 103, 121, 122, 142, 161, 184, 210, 219, 226-228, 248,
263, 280, 301, 583
Leclerc de Hautecloque (maréchal) : 161, 552
Lejosne (révérend père) : 524
Lemire (abbé) : 278
Léon XIII : 87, 89, 473, 513, 523, 571
Leroy (Maxime) : 40, 528
Leroy-Beaulieu (Anatole) : 358
Le Révérend (André) : 17, 32, 33, 62, 70, 71, 74, 219, 291, 576, 580, 583
Lesseps (Ferdinand de) : 107
L’Hotte (général) : 95, 98, 100, 571, 576
Lincoln (Abraham) : 308
Loti (Pierre) : 170, 319, 461
Loubet (Emile) : 264, 269, 308
Lloyd George (David) : 329, 404, 409, 412, 413

Mac-Mahon (Patrice de) : 43, 55, 56, 64, 83, 86, 113
Maginot (André) : 493
Mandel (Georges) : 511
Mangin (général) : 293, 341, 343, 366, 493
Marchand (commandant) : 194, 202, 259, 301, 343
Margerie (Antonin de) : 43, 48, 49, 55, 59, 62, 64, 73, 74, 76, 77, 82, 86,
89, 90, 92, 95, 104, 121, 129, 152, 159, 176, 177, 219, 228, 305, 311
Margerie (Pierre de, frère d’Antonin) : 121, 377
Martin du Gard (Maurice) : 22, 37, 361, 465, 482, 545, 549, 560, 575
Martin du Gard (Roger) : 290
Maspero (Gaston) : 150
Massis (Henri) : 61
Masson (Frédéric) : 328
Mauchamp (Dr) : 309
Maurois (André) : 15, 18, 21, 29, 42, 104, 235, 291, 292, 327, 481, 482,
504, 518, 525, 564, 565, 580, 584
Maurras (Charles) : 113, 124, 134, 177, 179, 217, 230, 237, 261, 314,
395, 423, 438, 450, 451, 458, 459, 468-475, 513, 519, 529, 536, 538,
559, 581
Mension-Rigau (Eric) : 47
Mercier (Ernest) : 529, 530
Mercier (Gilbert) : 127, 483, 550, 584
Michel (Harry) : 324
Michelet (Jules) : 10, 40
Michelot (Gustave) : 167
Millerand (Alexandre) : 332, 338, 430, 453, 491, 494, 510
Moinier (général) : 328, 333, 334, 337, 340, 366
Monod (Gabriel) : 123
Montalembert (Charles de) : 188
Montesquiou (Robert de) : 290, 295
Montherlant (Henri de) : 291, 295, 512, 558
Montijo (Eugénie de) : 35
Montpensier (duc de) : 30, 375
Morand (général) : 118
Morand (Hélène) : 290
Morand (Paul) : 70
Moulay-Hafid : 313, 316, 328, 329, 331, 333, 336, 342, 346, 351
Moulay-Youssef : 346, 347, 354
Mugnier (abbé) : 321
Mun (Albert de) : 57-59, 62, 73, 80, 81, 89, 91, 96, 108, 109, 114, 116,
136, 203, 217, 275, 288, 313-317, 327, 331, 334, 340, 341, 347, 349,
365, 382, 391, 458, 461, 464, 522, 571, 576, 583
Nicolaï (dom Jean-Louis de) : 61, 62, 66, 67
Nicolas II : 268, 273, 441
Nicolson (Arthur) : 239
Niox (général) : 67
Nivelle (général) : 11, 405-408, 411-414, 420, 425
Nobécourt (Jacques) : 15, 16, 19, 530, 533, 535, 542
Noguès (général) : 357, 408, 551, 583
Nolhac (Pierre de) : 121, 327

Ormesson (Wladimir d’) : 48, 228, 295, 299, 300, 373, 405, 406, 408,
409, 412, 418, 422, 424, 428, 441, 447, 450, 453, 458, 495, 497, 504,
509-511, 520, 521, 541, 542, 544, 545, 576, 584
Pagézy de Bourdéliac (capitaine) : 118
Painlevé (Paul) : 401, 500, 504
Péguy (Charles) : 60, 192, 207, 431, 472, 560, 563
Pelletan (Camille) : 237, 277, 313
Pennequin (colonel) : 160
Pétain (maréchal) : 292, 295, 406, 407, 413, 414, 420, 424, 480, 482,
493, 501-504, 537, 538, 543
Pichon (Stephen) : 284, 328, 376
Picquart (général) : 283, 284
Piétri (François) : 359, 488, 493, 502
Pie XI : 517, 518
Pirotte (Jean-Claude) : 301
Poeymirau (général) : 317, 357, 440, 492, 500, 525
Poincaré (Raymond) : 195, 233, 332, 339, 358, 364, 375, 401, 408, 410,
412, 420, 491, 514, 519, 527, 574
Pourtalès (Mélanie de) : 100
Primo de Rivera (général) : 498
Prost (Henri) : 364, 370, 430, 477
Proust (Marcel) : 25, 35, 41, 99, 206, 290, 294, 295
Psichari (Ernest) : 225, 242, 291, 564
Pujo (Maurice) : 123

Reclus (Elisée) : 26, 27, 40


Reclus (Onésime) : 230
Regnault (Eugène) : 282-284, 305, 312, 315, 316, 331, 333, 334, 337,
338
Régnier (Henri de) : 162, 325, 482, 528
Reinach (Joseph) : 65, 195, 301, 332, 396, 427, 436, 473, 522, 581
Renan (Ernest) : 58, 100, 107, 306, 358, 564
Renouard (colonel) : 411
Reynaud (Paul) : 516
Rhodes (Cecil) : 163, 291, 301
Ribot (Alexandre) : 420, 428
Richelieu : 20, 21, 37, 53, 124, 260, 261, 301-303, 368, 438, 451, 560,
567, 574
Ris (Clément de) : 81, 82
Rivet (Daniel) : 16, 17, 155, 241, 291, 303, 332, 345, 353, 382, 429, 445,
492, 499, 504, 552, 576, 578, 580
Roosevelt (Theodore) : 186, 269
Roques (général) : 400, 401
Rostand (Maurice) : 294, 295
Rousseau (Emmanuel) : 165, 338
Rousseau (gouverneur) : 160, 162, 165, 167, 168, 171, 172
Rouvier (Maurice) : 266, 269, 270, 272, 278, 283
Roux (François de) : 33, 34, 584
Saint-Aulaire (comte Charles Beaupoil de) : 37, 260, 261, 336, 342, 346,
358, 584
Saint-René-Taillandier (Georges) : 239, 254, 267, 282
Sarrail (général) : 400, 409
Sarrien (Jean) : 278, 281, 283
Saulnier de Fabert (Berthe) : 86
Sarraut (Albert) : 385, 517
Schwartzkoppen (major von) : 137
Segonzac (René de) : 102, 103, 574
Si Kaddour ben Ghabrit : 11
Si Mohammed Guebbas : 353
Sidi Mohammed ben Youssef : 82
Siegfried (Jules) : 196, 423, 477
Silhol (Jacques) : 70, 229-231, 261, 263, 272, 278, 287, 298, 307, 309,
323, 330, 332, 359, 392, 557, 568, 579
Silvestre (général) : 496, 497
Sorbier de Pougnadoresse (Pierre de) : 359, 408
Sorel (Albert) : 142, 180, 301, 307, 358, 452
Sorel (Georges) : 192
Stendhal : 25, 29, 42, 53, 91
Stroheim (Erich von) : 91
Suarez (Georges) : 266, 271, 409
Taine (Hippolyte) : 554, 574
Tarde (Alfred de) : 61
Tarde (Guillaume de) : 19, 20, 194, 225, 226, 231, 245, 291, 292, 327,
359, 364, 368, 381, 384, 403, 408, 414, 417, 424, 429, 430, 446, 493,
498, 562, 565
Tardieu (André) : 333, 365, 405, 406, 532
Tessier (Laurent) : 146
Tharaud (Jérôme et Jean) : 293, 339, 431, 461, 481, 496, 499, 500
Thibaudet (Albert) : 519
Thierry (Augustin) : 28, 438
Thomas (Albert) : 403
Thomson (Gaston) : 195, 256, 263
Thureau-Dangin : 328
Tirard (Paul) : 359, 360
Tocqueville (Alexis de) : 145, 146, 217, 302, 335, 438, 561
Valéry (Paul) : 9, 22
Vallière (colonel) : 168
Vandal (Albert) : 142, 161
Vatin-Pérignon (Emile) : 359, 408, 515
Vauban : 26, 368, 548
Vaugeois (Henri) : 123
Velpeau (professeur) : 36
Venier (Pascal) : 18, 136-138, 160, 203, 219, 308, 311, 318, 332, 573,
580, 584
Verdier (cardinal) : 468
Verne (Jules) : 40, 163, 213
Veuillot (Louis) : 60
Vialatte (Alexandre) : 7, 225, 507, 569
Vidal de La Blache (Paul) : 40, 197
Vidalon (colonel) : 408
Viel-Castel (comte de) : 80
Vogüé (Eugène Melchior de) : 79, 102, 104-108, 111, 115, 116, 121, 142,
156, 161, 170, 177, 180, 184, 191, 201, 205, 206, 210, 211, 213, 217,
226, 242, 256, 270, 276, 278, 287, 300, 305-308, 321, 324, 325, 392,
458, 464, 522, 528, 567, 571, 574, 584
Vogüé (Félix de) : 515

Wagner (Charles) : 122, 395


Wagner (Richard) : 526
Waldeck-Rousseau : 195, 201, 202, 234, 236, 263-265
Wayne (John) : 200
Weygand (général) : 536, 593
Wharton (Edith) : 13, 186, 346, 347, 379, 390, 431, 433
Zola (Emile) : 191
CARTES
L’Indochine à la fin du XIXe siècle
Carte administrative de Madagascar vers 1900
Carte du Maroc
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