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L’évolution du droit de propriété au Maroc*

Résumé : L’évolution considérée se caractérise par une montée continue du droit de propriété privée dit « melk ».
Inconnu avant la pénétration de l’Islam dans le pays précité, en raison de la non appropriation individuelle des
terres de tribus et à peine perceptible après cette pénétration, vu le peu d’intérêt pour l’appropriation de la terre à
laquelle il s’applique, compte tenu de l’importance des profits tirés plutôt du commerce, le droit « melk » est
appelé à connaître un grand essor à l’époque coloniale, permettant à une minorité privilégiée de Marocains de
s’approprier une partie importante des terres collectives des tribus, parallèlement aux ponctions opérées sur celles-
ci en faveur des colons. Considérant le « melk » comme le mode d’appropriation qui répond le mieux aux
impératifs du développement, le Maroc décolonisé en fera un objectif prioritaire, tout en s’efforçant de l’étendre à
l’ensemble des terres appartenant aux possesseurs collectifs (guich, habous, makhzen).
Mots clés : propriété collective; propriété éminente ; usufruit ;melk ; guich ; habous ; makhzen.

Introduction

L’étude de l’évolution du droit de propriété au Maroc est indispensable. On ne peut s’en désintéresser, sauf à
vouloir s’enfermer dans une perception statique dudit droit.
Elle est seule, en effet, à même de permettre d’en saisir l’essence, de connaître les apports successifs dont il a
bénéficié à travers les âges, pour se présenter, finalement, avec le visage qui est le sien aujourd’hui. N’est-ce pas à
travers la distance qui sépare le présent du passé qu’on lit les réalités du moment.
Avant de se pencher sur l’évolution en cause, il importe de préciser le sens attribué actuellement au droit de
propriété. L’on observe, à ce sujet, qu’il s’agit d’un droit réel, droit qui donne à la personne un pouvoir direct et
immédiat sur une chose, et dont l’exercice intervient sans intermédiaire d’un tiers. Il est le plus important de tous
les autres droits réels. Cette importance est telle qu’il se trouve placé au cœur du Code consacré par le législateur
marocain à ces derniers, suite à l’adoption de la loi n°39-08, promulguée par le Dahir n°1-11-178 du 22 novembre
20111. Toutes les questions qui y sont traitées convergent vers lui et reçoivent un éclairage à partir de son contenu.
Rien de plus normal, puisque ce qui caractérise le droit de propriété est qu’il sert de modèle aux autres droits réels,
en ce que ceux-ci se constituent à son image. C’est par rapport à lui que les juristes ont tendance à raisonner, dans
la mesure où il rend compte de toutes les notions essentielles du droit, qu’il s’agisse des biens ou des personnes,
dans la perspective des techniques d’appropriation, évidemment.
Les textes qui le concernent ne se limitent pas aux articles 14 à 36 du Code des droits réels (CDR) précité, ils
englobent aussi ceux à caractère épars, comme les dispositions relatives à l’acquisition de la propriété prévues
dans les contrats ou celles ayant trait à sa protection insérées dans le Code du droit pénal (art.570).
Toutefois, ces textes ne révèlent guère de règles générales. En fait, un seul, mais d’importance capitale, il est vrai,
exprime et fonde, désormais, une théorie générale du droit de propriété au Maroc. C’est l’article 14 du CDR, ainsi
rédigé : « le droit de propriété est le droit qui confère au titulaire de celui-ci, à l’exclusion de toute autre personne,
le pouvoir de jouir d’un immeuble, d’en user et d’en disposer, sous réserve des restrictions imposées par des
dispositions légales ou réglementaires ou par des conventions. »
Il est bien évident que cette définition reprend celle donnée par l’article 9 du Dahir du 2 juin 1915 fixant la
législation applicable aux immeubles immatriculés, qui, à son tour, reprend, pour l’essentiel, l’article 544 du code

* Par SalmaEl MelloukiRiffi, PA à l’Université Hassan II- Casablanca-Mohammedia, FSJES Mohammedia

1Voir BO n°5998, du 24 nov. 2011 p.5587


Le numéro du BO susvisé n’a pu, jusque-là ,être édité en langue française. La transcription en cette langue du contenu des articles du Code des droits
réels (CDR) cités au cours de la présente étude est le fait de notre propre traduction.

1
civil français de 1804, avant d’être abrogé par la loi n°39-08 susmentionnée2. Cependant, ses rédacteurs l’ont
assortie de modifications qui sont loin d’être négligeables. Ils l’ont, d’abord, complétée, en ajoutant aux droits qui
y sont consacrés, en l’occurrence le droit de jouissance et le droit de disposition, celui d’user, qui est aussi
important que les deux premiers, compte tenu du fait qu’il permet au propriétaire d’user de l’immeuble pour son
usage personnel.
Par ailleurs, et étant donné la tendance à l’augmentation croissante des limitations apportées au caractère souverain
de la propriété immobilière, afin de prendre en considération des intérêts autres que l’intérêt individuel du
propriétaire, ils l’ont dotée de nouvelles restrictions. Aux prohibitions à caractère législatif et réglementaire,
reprises à la définition datant de 1915, viennent s’additionner celles pouvant être prévues par le contrat, qui
constitue la loi des parties.
Enfin, ils l’ont délestée de la formule selon laquelle les droits qui échouent au propriétaire, en vertu du droit de
propriété, peuvent être exercés « de manière la plus absolue ». En effet, comme le fait remarquer Paul Decroux,
« on ne peut concevoir que quelqu’un vivant en société, puisse jouir d’un droit de propriété de la manière la plus
absolue, même si on respecte, à la lettre, les lois et règlements »3
Force est d’observer que la définition dont il vient d’être fait état ne doit pas être perçue comme l’aboutissement
uniquement de la période allant de 1915 à 2011 mais aussi du temps écoulé avant sa date de départ et qui se traduit
par des siècles. Cela revient à dire que l’évolution en examen procède de ce que l’on appelle les tendances
séculaires. Il en résulte qu’elle est vouée, d’une part, à être lente et progressive et, d’autre part, à voir les
mutations de peu d’importance l’affectant s’estomper, pour faire place à une tendance générale vers tel ou tel type
de changements.
Ce dernier point suggère que l’on doit non seulement se demander comment s’effectue le changement du droit de
propriété et quels sont les acteurs qui le provoquent, l’appuient, le favorisent ou s’y opposent, mais aussi, et par-
dessus tout, repérer les aspects du droit susvisé où s’opère le changement. Plus précisément, on se demandera si
c’est dans la nature de ses titulaires ou dans celle des biens destinés à être possédés, ou dans les règles devant lui
être appliquées, ou encore dans les modes d’appropriation, et à l’intérieur de ceux –ci, dans l‘appropriation
collective, non-individuelle et non-familiale, ou dans celle dite privée, notamment lorsqu’elle a pour nom
« melk », ou dans tous ces éléments à la fois. On ne peut se livrer à une explication de ce qui a changé, sans l’avoir
suffisamment localisée, souscrit et situé dans son contexte.
En fait, tous les aspects, dont le chapelet vient d’être égrené, connaîtront un changement plus ou moins profond.
Mais ce changement interviendra dans le sillage des deux modes d’appropriation susmentionnés, et conformément
à leurs exigences, et plus exactement dans le sillage des rapports entretenus entre eux, rapports qui se distinguent
par le recul constant du premier au profit du second, au point de se voir évincé totalement ou presque au terme de
l’évolution objet de nos investigations.
Telle est la problématique qui sous-tend la présente étude. Il appartient aux développements qui vont suivre de lui
apporter plus de lumière et de preuves.
Avant de s’y atteler, indiquons que l’analyse de l’évolution du droit de propriété au Maroc implique que l’on doit
chercher à comprendre et à expliquer les phénomènes y relatifs en les reportant à leur contexte global. Dans le cas
d’espèce, comme dans beaucoup d’autres, le « juridisme » ne fournit pas un cadre qui se suffit à lui-même. Seule
une approche tenant compte, également, de ceux à caractère historique et sociologique est apte à permettre d’en
fournir une vision plus proche de la réalité. On ne peut, en effet, en poursuivre l’examen sans se référer sans cesse
aux évènements réels, singuliers ou particuliers, et aux constantes ou répétions sociales d’où émerge un certain
ordre social naturel.
Cela dit, on s’efforcera de regrouper les manifestations de l’évolution en cours d’étude en trois parties, la première
couvrant l’espace de temps précédant la domination européenne, dont le Maroc est appelé à faire l’objet, la
deuxième celui durant lequel cette domination aura effectivement lieu, la troisième celui où elle prendra fin.

2 Voir à propos du Dahir du 2 Juin 1915, BO, n°137 du 7 juin 1915


3 Voir Decroux (P.), « Droit foncier marocain », Editions La Porte , 1977, p.277

2
S’agissant du deuxième espace de temps, il importe de relever qu’une entente entre puissances européennes allait
se réaliser pour considérer que leur domination sur le Maroc devait s’effectuer au nord par l’Espagne et au sud par
la France, qui toutes deux s’engagèrent, en vertu de la convention de Madrid du 3 Juillet 1880 et du traité
d’Algésiras du 18 juin 1906, signés par elles et le Maroc, à respecter le principe consistant à faire de ce dernier
une « porte ouverte au commerce avec l’Europe » et une aire faisant largement place non seulement aux intérêts de
celle-ci, mais aussi de ses ressortissants, qui se verront reconnaître le droit d’y être propriétaires.
En fait, dans cette domination la part du lion reviendra à la France, dont la contribution à la formation du droit
foncier marocain apparaît de très loin plus importante que celle de l’Espagne, ce qui explique la polarisation de
l’analyse qui va suivre sur ladite contribution.

I- Le droit de propriété avant la période de domination européenne

L’analyse y relative invite à opérer une distinction entre la période pré-islamique et celle marquée par la
pénétration de l’Islam au Maroc.

A- La période pré-islamique

Cette période que l’on peut faire remonter à la plus haute antiquité se singularisait par le caractère tribal de la
structure sociale marocaine4. Le corollaire en était l’appropriation collective, non individuelle, appropriation
unique en son genre, à telle enseigne que certains auteurs nourrissent des doutes quant à son existence encore
aujourd’hui5, pendant que d’autres n’osent plus utiliser le concept de « propriété collective » lorsqu’ils abordent
l’étude des cas où il est question de plusieurs propriétaires, comme l’indivision et la copropriété6 , préférant le
recours au terme de « plural », ou l’utilisent sous bénéfice d’inventaire, puisqu’ils isolent les situations répondant à
la notion de propriété collective de celles n’y répondant pas ou imparfaitement7.
La propriété collective, dont l’existence au Maroc remonte à la nuit des temps et non pas comme l’affirmait
G.Surdon, à l’instauration du protectorat français»8, laisse entendre que seules certaines collectivités (tribus,
douars, clans) pouvaient prétendre à l’appropriation de la terre9, qui n’opposait ni bornage, ni cadastre au libre
déplacement des groupes de pasteurs et à l’accès à ses ressources.
On ne pouvait parler de propriété privée et àcaractère individuel que pour ce qui touche aux choses mobilières,
notamment à usage personnel.
Au total, on peut dire qu’au cours de la phase de l’histoire marocaine qui nous retient, l’appropriation privée de la
terre était contredite par la mouvance continuelle des groupes pastoraux qui devaient se l’approprier et qui les
empêchait de se définir en fonction d’un territoire précis ou d’une zone fixe. Cela aura pour conséquence le fait
que la propriété collective ou tribale ne sera pas régie uniquement par la coutume, appelée à présider à son
façonnement10, mais aussi par les lois du milieu physique où seront présents en permanence différents
groupements ethniques, lois que J.Berque dénommera « droit écologique »11.

B- La période islamique

4 Voir dans ce sens, entre autres : Gsell (S.), « Histoire ancienne de l’Afrique du Nord » ,tv, p.204
5 Voir à ce sujet, Zenati-Castaine (F.) ; « Mélanges Goubeaux », Dalloz, LGDJ, 2009, p.589
6 Voir à ce sujet entre autres : Cornu (G.), « Droit civil : les biens », Montchretien, 2007,13ème éd., p.133 ; Dross(W.), « Droit civil : les choses », LGDJ,

ns°3 et 153
7 Voir dans ce sens Terré (F.) et Simler (Ph.), « Droit civil : droit des biens », 2014, 9ème éd., p.p.434-435
8 Voir Surdon (G.), « Les terres collectives », Gazette des tribunaux marocains (GTM), 1926, p.p.345-346,409-410
9 Voir dans ce sens Guillaume (A.), « La propriété collective au Maroc », Rabat, 1960, p.14 ; Josserand (V.), « Essai sur la propriété collective », Livre du

centenaire du code civil, t1, p.335 ; Coulanges (F.), « Questions historiques », Paris, 1893, p.p19-114
10 Voir à ce sujet Decroux (P.), op.cit., p.463, Chelhod (J.), « Le droit dans la société des bédouins, recherches ethnologiques sur le Orf ou droit

coutumier des bédouins », 1971, p.p.342 et s.


11 Berque (J.), « Droit des terres et intégration sociale », in Cahiers internationaux de sociologie, Paris, 1958

3
Avec la pénétration de l’Islam au Maroc, vers le début du VIIIème siècle, on va assister à l’émergence d’un droit
de propriété démembré en « droit éminent » ou « domaine éminent » (raqabat) et usufruit (intifaâ ou tassarouf)12,
ce qui n’allait pas sans rappeler celui en vigueur sous l’ancien régime français13.
Sur toute l’étendue des terres conquises par les Arabes, la propriété éminente appartenait à la communauté
musulmane (oumma), et se trouvait placée sous l’autorité du souverain. L’usufruit, quant à lui, revenait le plus
souvent aux occupants de la terre, en l’occurrence les tribus14 , contre prélèvement d’impôts regroupés, dans le cas
des Musulmans, sous le nom de la « zakat » et de « l’achour », qui se rattachent tous deux à la loi coranique et
conservent le caractère d’une aumône légale, et dans celui des Non-musulmans de « Kharaj »15, assorti d’un tribut
de capitation « Jizya », qui cessaient d’être payés, l’un et l’autre, dans l’éventualité d’une conversion à l’Islam.
Il résulte des éléments qui précèdent qu’il ne pouvait y avoir regroupement entre les mains d’une même personne
de la propriété éminente et de l’usufruit. Autant dire que le droit de propriété privée, ou « melk », était prohibé,
bienqu’il avait cours en Arabie, lieu de provenance des propagateurs de l’Islam au Maroc16. En effet, seules
quelques portions du territoire, celles situées aux alentours des villes et dans certaines plaines et vallées, devaient
faire l’objet d’une appropriation privative ou « melkisation »17. Les très vastes étendues occupées par les tribus, au
titre d’usufruitiers, resteront entre leurs mains et finiront par prendre le nom de « terres collectives kharaj », en
raison de la décision prise à la fin de l’époque omeyyade d’étendre le Kharaj à tous les occupants, quelle que fût
leur confession, et ce afin d’enrayer les menaces de tarissement du « bit al-mal » (trésor public) que faisaient peser
sur lui les conversions massives à l’Islam, conversions se traduisant par des exonérations de l’impôt précité.
D’autres facteurs viendront s’opposer à l’émergence et au développement du droit de propriété privé au cours de la
période en analyse.
Il en est ainsi, d’abord, de l’absence d’héritage légué au Maroc, dans le domaine abordé, par ses occupants
romains du temps de l’Antiquité, contrairement au Moyen-Orient où ces occupants édifièrent un système de
grandes propriétés privées, destiné à être repris par les Omeyyades18.
Ensuite de la faible propension de la minorité privilégiée marocaine à s’approprier la terre, en raison de
l’importance des profits tirés de l’activité commerciale, axée à l’époque sur l’échange d’or et de marchandises en
provenance de diverses contrées19.
Nous pouvons y inclure, aussi, l’inaptitude du système de concessions fiscales dit « iqta »20 à évoluer vers un
système seigneurial rappelant celui de la France féodale21 de manière à permettre aux chefs de tribus, auxquels il
était octroyé par le souverain, de se faire reconnaître non plus seulement le droit de lever, pour leur propre compte,
l’impôt sur les tribus, mais aussi un droit de propriété sur la terre.
L’ultime facteur réside dans le fait que les chefs de tribus ne pouvaient se prévaloir d’un quelconque système de
protection ou « Himaya »22 leur permettant de placer des membres de la tribu sous leur dépendance, en échange de
la constitution d’une propriété à partir de leurs terres, puisque celles-ci appartenaient à la tribu et que la protection
desdits membres était assurée par le groupe social dont ils faisaient partie, la très forte cohésion tribale qui
prévalait à l’époque aidant23.

12 Voir à ce sujet Cahen (C.), « Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale », Adrien Maisonneuve, Damas, 1977
13 Voir à ce sujet Schiller (S.), « Droit des biens », Dalloz, 2013, 6ème édition,p.p.62-63
14 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Le système de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », in « Politiques foncières et aménagement des

structures agricoles dans les pays méditerranéens : à la mémoire de Pierre Coulomb », Montpellier : CIHEAM, Cahiers Options Méditerranéennes, n°
36, 1999, p.50
15 D’après Ibn Khaldoun, ce serait vers la fin du premier siècle de l’hégire que le Khalif el Malek accorda la paix aux berbères, qui offraient leur

soumission, moyennant le paiement du Kharaj(voir à ce sujet, Marchal (R.), « Précis de législation financière marocaine », édité à Rabat en 1948, 3ème
éd., p.74)
16 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Le système de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », op.cit., p.50
17 Voir à ce sujet Ibn Khaldoun, « Prolégomènes », traduction De Slane, T II, p.p.291-293
18 Voir à ce sujet Lacoste (Y.), « Ibn khaldoun, naissance de l’histoire passée du Tiers-Monde », F.Maspéro, 1966, p.32
19 Voir à ce sujet Lombard (M.), « L’or musulman du VIIème au XIème siècle », Annales-Sociétés-civilisations, 1947 ; Lacoste (Y.), op.cit., p.30
20 Voir dans ce sens Cahen (C.), « Contribution à l’histoire de l’ « iqta », Annales- Sociétés-civilisations, janvier-févier, 1953
21
Voir dans ce sens Boutruche (R.), « Seigneurie et féodalité », Aubier, 1959
22 Voir à ce sujet Cahen (C.), « Note sur l’histoire de l’Himaya », Mélanges Louis Massignan, 1957
23 Voir dans ce sens Lacoste (Y.), op.cit., p.31

4
L’analyse menée jusqu’à présent a permis d’éclairer une étape très importante du passé foncier marocain, étape au
cours de laquelle la détention de droits personnels sur la terre n’a pu s’affirmer et s’imposer. En effet, en dehors de
certains cas,où ils feront apparition de façon embryonnaire, de tels droits demeureront freinés par les droits
éminents du souverain sur la terre et par les droits d’usage collectifs des tribus. Le tout accentué, d’une part, par
l’insoumission manifestée par bon nombre de ces dernières (bled siba), qui interdisait non seulement la perception
de l’impôt mais aussi toute appropriation de la terre de la part des chefs de tribu et, d’autre part, par l’absence d’un
groupe social désireux, à l’instar de la bourgeoisie européenne, de s’approprier les moyens de production (terre).

II- Le droit de propriété du temps de la domination française

Fruit de préoccupations diverses et d’une imbrication de systèmes juridiques différents, le droit de propriété en
vigueur au Maroc à l’époque de la domination française ne pouvait être que composite, avec cette observation
qu’il ne devait concerner que les biens immeubles. L’une des premières réformes préconisées par le traité de Fès
du 30 mars 1912, par lequel fut institué le régime du protectorat au Maroc, concernait justement le droit de
propriété immobilière24. Celui-ci revêtira une forme dualiste, en raison de la nature profondément différente de ses
titulaires : d’un côté les Européens de toutes les nationalités, ainsi que le prévoyaient la convention de Madrid et
l’Acte d’Algésiras, de l’autre les autochtones.

A- Le droit de propriété à caractère européen

Le droit de propriété appelé à être reconnu aux ressortissants européens, en contrepartie de leur contribution à la
mise en œuvre du projet colonial français, se voulait quasi-absolu.
Pour qu’il en fût ainsi, il fallait adopter un texte faisant apparaître les mêmes attributs que ceux prévus à l’article
544 du Code civil français de 1804, à savoir le droit de jouir et de disposer des choses de manière la plus absolue.
Tel sera l’objet de la mise en place du Dahir du 2 juin 1915 formant Code de la propriété immatriculée, dont
l’article 9 reproduisait intégralement celui évoqué précédemment 25, Dahir destiné à être abrogé par la loi n°39-08
précitée.
La consécration des attributs susvisés par la nouvelle législation marocaine ne pouvait intervenir sans la
reproduction de la conception de propriété établie par le Code civil français, conception connue pour être abstraite,
absolue, individualiste et universaliste. Autrement dit, sans s’opposer à la tradition marocaine en la matière, sans
pulvériser et détruire la notion de propriété fondée non sur l’individualisme, mais sur la solidarité familiale, et
sans sacrifier le principe de non-marchandisation de la terre, que freinait l’appartenance de celle-ci à la
collectivité26.
L’objet du droit de propriété, dont il vient d’être fait état, sans pour autant confondre les deux notions en présence,
comme le faisait les auteurs classiques appartenant aussi bien au monde occidental qu’au monde musulman27, se
présentait s’agissant de la terre, sous forme d’un compromis. En effet, au lieu d’accéder aux demandes des
partisans d’une colonisation foncière musclée et à leur tête le parti colonial français, demande visant à mettre sur le
marché les terres placées jusqu’ici sous l’autorité du sultan et à abolir les obstacles aux transactions les
concernant, le Maréchal Lyautey, Commissaire Résident Général au Maroc de 1912 à 1925, appliqua un système
de ponctions foncières favorable à l’octroi des terres aux colons, tout en atténuant leur appétit. Le but recherché
était de freiner une évolution rapide vers une propriété privée et individuelle généralisée, avec les risques liés au

24 Voir article 1 du traité de Fès du 30 mars 1912


25 Voir ce Dahir in BO n°137 du 7 juin 1915
26 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les systèmes de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », op.cit., p.53 ; Ceped (M.), « Essai de définition

de la conception paysanne de la propriété foncière », in Cahiers de l’ESEA, série n°12, mai 1974
27 Voir à ce sujet Chehata (C.), « Etudes de droit musulman », t 2, 1973, p.178 ; El Shakankiri (M.), « Les choses en droit musulman », Archives

philosophie de droit, 1979, p.67 et s. ; Terré (F.) et Simler (Ph.), op.cit., p.107

5
libre marché de la terre que sont le déracinement des populations rurales et leur exode vers les villes et, donc, le
risque de remise en cause de l’ordre colonial, comme ce fut le cas en Algérie28.
Pour ce qui est de la propriété bâtie, on demeurera frappé par le fait que le droit y afférent ne sera pas seulement
reconnu après coup, mais suscité. A défaut, on ne voit pas bien comment « la colonisation européenne qui avait
fortement marqué le paysage rural à ses débuts allait devenir presque uniquement urbaine »29, ainsi que le révèle la
création, à travers le territoire marocain, des villes dites « nouvelles » ou « européennes »30. En fait, l’adoption du
Dahir du 16 avril 1914 relatif à l’urbanisation n’y était pas étrangère31.
Précisons, enfin, que le pouvoir colonial tenait à assortir le droit de propriété bâtie ou non d’une protection à toute
épreuve, en ayant recours à ce subterfuge, qui tendra à le rendre définitif, qu’est l’immatriculation, introduite au
Maroc par le Dahir du 12 août 191332, appelé à être modifié par la loi 14-07, promulguée par le Dahir n° 1-11-177
du 22 Novembre 201133. En l’entourant de garanties juridiquement irréfutables, il permettait aux ressortissants
européens de valider ce qu’ils avaient acquis parfois illégalement ou suite à des procédés contestables34.
Au vu des développements qui précédent, on constate que le droit de propriété européen se présentait comme un
droit à la fois privé, individuel et immatriculé. Il apparaissait, de ce fait, comme « l’instrument foncier privilégié
pour l’introduction du capitalisme au Maroc »35.

B- Le droit de propriété à caractère autochtone

Le comportement du Maréchal Lyautey à l’égard des autochtones en matière du droit de propriété sera dicté par la
logique coloniale, qui lui imposait de défendre les intérêts de son pays et de ménager les colons. Toutefois, il
croyait pouvoir le faire sans trop bousculer les règles et les pratiques appliquées dans le Maroc d’avant 1912. C’est
du moins ce que laisse penser l’examen des deux types de droit de propriété, à l’émergence desquels il sera amené
à présider, à savoir : le droit de propriété à titre collectif et celui à titre privé.

1- le droit de propriété à titre collectif

Après avoir récupéré et débarrassé les terres collectives de l’expression « Kharaj », dont elles étaient assorties
durant la période pré-coloniale, l’Etat protecteur va changer le statut de leurs titulaires. D’usufruitiers36, ces
derniers se verront reconnaître, grâce à l’adoption du Dahir du 19 avril 1919 relatif à l’organisation de la tutelle
administrative des collectivités ethniques et réglementant la gestion et l’aliénation des biens collectifs37, le droit de
propriété sur lesdites terres. Deux traits essentiels caractérisent ce droit :
 Le très peu de consistance du pouvoir juridique y inhérent, dans la mesure où il ne répondait pas aux critères
permettant de le qualifier en tant que tel, à savoir : l’exercice de la part de ses bénéficiaires de la plénitude des
prérogatives sur les terres collectives, prérogatives confinant à une sorte de souveraineté sur les terres en
cause. A preuve les restrictions qui lui furent apportées par l’article 1er du Dahir susvisé. D’après celui-ci, « le
droit de propriété des collectivités ethniques ne peut s’exercer que sous la tutelle de l’Etat », dont le
28 Voir à ce sujet l’intervention du Maréchal Lyautey devant l’Académie d’agriculture de France, 1923 ; Michaux-Bellaire(E.), « Les terres collectives au
Maroc et la tradition », Bulletin de l’Afrique Française, mars 1924 ; Milliot (L.), « Les terres collectives. Etudes de législation marocaine », Paris 1922,
p.110.
29 Voir à ce sujet Samir (A.), « Le Maghreb moderne », Editions de Minuit, 1970, p.29
30 Pour plus de détails concernant cet aspect voir Ouazzani (A.), « La question urbaine au Maroc », thèse d’Etat, Université Mohammed V, F.S.J.E.S.,

Rabat, 1988
31 Voir Bo n°78 du 28 avril 1914
32 BO n° 46 du 12 septembre 1913
33 Voir Bo n° 6004, 15 décembre 2011, p 2519
34 Voir à ce sujet Galissot (R.), « L’Economie de l’Afrique du nord », PUF., 1969, p.27 ;Ayach (A.), « Le Maroc : bilan d’une colonisation », Ed. sociales,

1956, p.169, Piquet (V.), « Le Maroc », Paris, 1920, p.431


35 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), op.cit., p.54
36 Le Maghzen n’a jamais renoncé à son droit de propriété éminent sur la terre. Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les terres collectives du Maroc dans

la première période du protectorat », op.cit.p.11


37 Voir BO, 28 avril 1919, p.375

6
représentant était seul fondé à décider des mesures jugées importantes, comme le partage des terres (article 4),
à l’exclusion de la « jemaâ », créée par le Dahir du 21 novembre 1916, qui elle, ne pouvait prendre aucune
décision en rapport avec les composantes essentielles du droit de propriété que sont les droits de jouissance et
de disposition.
Ces données attestent du fait que l’on est ici en présence d’un vrai faux droit de propriété. Tout au plus on
peut parler d’un droit de propriété spécifique,droit destiné à protéger la propriété coloniale, en définissant de
façon stricte celle de la paysannerie marocaine dans un texte rigide, qui servirait en même temps à prévenir
l’exode rurale et les dangers de l’urbanisation38.
 Le second trait réside, lui, dans le recul de l’objet du droit en cause en raison d’abord des expropriations pour
cause d’utilité publique qu’exigeait la transformation du Maroc en un Etat moderne, ensuite des prélèvements
destinés à être opérés au profit des colons en vertu, entre autres, de l’article 10 du Dahir du 27 avril 1919 et
enfin, comme on le verra plus loin, du passage d’une partie importante des terres collectives au « melk ».

2- Le droit de propriété à titre privé

Le droit considéré, qui était resté pendant des siècles absent ou confus et embryonnaire, allait, au lendemain de la
colonisation du Maroc, présenter une netteté et un développement considérable. On s’en apercevra une fois qu’on
aura éclairci, d’une part, les types de droit de propriété privé qui s’inscrivaient dans une telle perspective et,
d’autre part, leurs caractéristiques respectives.

a- Les types de droit de propriété privé


On en distingue deux :
 Le droit de propriété privée maghzénien : celui-ci verra le jour au Maroc en partant de l’idée que les biens
du Maghzen doivent être divisés en fonction de leur nature et de leur finalité en biens du domaine public et
biens du domaine privé39. Les premiers types de biens sont connus sous le nom de biens d’affectation, dans la
mesure où ils sont destinés à l’usage de tous et ne peuvent, de ce fait, être possédés privativement. Les
seconds, quant à eux, admettent l’appropriation privée, dès lors que leur définition s’opère de façon résiduelle,
et ce en comportant tous les biens ne relevant pas du domaine public. Comme les précédents, ces derniers sont
assujettis à l’autorité maghzéniènne, avec cette différence, notoire, il est vrai, que l’autorité susvisée est
habilitée à exercer sur eux des droits de propriété au sens civil.
 Le droit de propriété privée dit « melk » s’entend,lui, d’un droit qui porte essentiellement sur les immeubles
(la terre). Les règles s’y appliquant trouvent leur origine dans le droit musulman, rite malékite, règles à la mise
en œuvre desquelles le colonisateur ne s’opposera pas, puisque son intervention en la matière se limitera à
l’adoption de quelques dispositions légales, celles relatives à la procédure d’établissement des actes de
propriété40.
Les auteurs musulmans classiques considèrent un tel droit comme relevant de la pleine propriété privative,
que celle-ci soit individuelle ou familiale, avec ou sans indivision. A leurs yeux, ainsi qu’on l’a déjà signalé, il
désigne à la fois le droit de propriété en tant que tel et la chose sur laquelle il porte.
Il est intéressant aussi de savoir que sa signification est souvent identifiée à celle donnée par le droit romain au
droit de propriété privée. Autrement dit, il présenterait les mêmes attributs que lui, à savoir : usus, abusus et

38Voir à ce sujet Bouderbala « N.), « Les systèmes de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », op.cit., p.52
39Cette distinction fut dégagée au milieu du XIXème siècle par la doctrine française , et notamment par Prudhon , et sera entérinée par le législateur
et la jurisprudence (voir à ce sujet Weill (A.), « Droit civil :les biens », Précis Dalloz, 1974, p.190), avant d’être incorporée dans le Dahir du 1 er juillet
1914 relatif au domaine public ( BO, 10 juillet 1914, p.529), Dahir qui sera complété et modifié par celui du 8 novembre 1919 (BO du 17 novembre
1919, p.1316).
40
Voir dans ce sens le Dahir du 7 juillet 1914 portant règlement de la justice civile et de la transmission de la propriété immobilière,
abrogé et remplacé par celui du 7 février 1944.

7
fructus, auxquels correspondent les droits connus, respectivement, sous le nom d’usage, de disposition et de
jouissance41.
Il reste à indiquer que la propriété « melk » s’acquiert grâce à la possession (hiyaza), possession qui doit se
manifester par une jouissance paisible, publique et ininterrompue durant un certain délai que le rite malekite
fixe à 10 ans, pouvant être portée à 40 ans lorsque la possession joue à l’encontre de parents, d’alliés ou de
copropriétaires, le tout assorti de cette précision que le détenteur du bien « melk » doit se comporter en
véritable propriétaire.
Une fois la durée de 10 ans écoulée, le possesseur devient propriétaire, dans la mesure où il ne peut être
dépouillé par une action en revendication. Ceci revient à dire que le droit musulman admet la prescription
extinctive42.

b- Les caractéristiques des types de droit de propriété privée passés en revue

Les deux types de droit de propriété privée qui viennent d’être examinés ont en commun le fait d’avoir un objet
voué à extension, surtout le second, et une propension à faire des concessions à des tiers.
 Des droits de propriété privée à objet voué à extension
- Pour ce qui concerne le premier type de droit de propriété, l’extension visée se justifiera par la nécessité pour
le pouvoir colonial de se trouver constamment à la tête d’un important patrimoine, notamment à caractère
immobilier. Tout au long du protectorat, il y aura recours soit pour satisfaire les besoins des colons en terre,
soit ceux de l’administration. Son acquisition s’effectuera par divers moyens : confiscations pénales, sanctions
administratives, exercice du droit de préemption, expropriation, etc.
- S’agissant des terres sur lesquelles devait porter le droit « melk », on observera que très réduites en surface par
rapport à celles relatives aux autres droits de propriété, lesdites terres sont appelées à connaître une montée
irrésistible et continue. A la fin du protectorat, elles représentaient plus de 3/5 des terres cultivables, contre 1/5
à peine à ses débuts43.
L’idée force qui émerge en surface et qui mérite d’être retenue est que la terre sur laquelle portait le droit
« melk » allait se développer considérablement au détriment des terres collectives. Lorsque celles-ci résistaient
encore aux assauts des melkistes, elles se présentaient, en fait, comme un « melk » en puissance ou « un
’’melk’’ qui ne veut pas dire son nom »44
 Des droits de propriété privée assortis de concessions faites à des tiers
Le droit de propriété privée maghzénien et celui dit « melk » ont pour caractéristique de répondre à des fins autres
que celles dont il a été fait état précédemment. Ils peuvent voir leurs prérogatives bénéficier à des non-titulaires de
celles-ci, en leur reconnaissant certains droits.
- Tel est le cas, d’abord, des terres inscrites au domaine privé du Maghzen, terres que celui-ci allait attribuer aux
tribus « guich »,qui lui étaient alliées ou soumises et qui devaient assurer sa sécurité, en formant une
ceinture de protection autour des villes impériales : Meknès, Fès,Marrakech, Rabat45.
Cette opération supposait un démembrement du droit de propriété y relatif. Contrairement aux terres
collectives des tribus, le Maghzen gardera la nue-propriété des terres « Guich » ou le droit éminent. Les tribus
« Guich », elles, se verront accorder, à titre collectif, un droit de jouissance ou manfaâ, résultant d’une
concession du sultan.
- Tel est le cas, ensuite, des biens « habous », qui, eux, interviendront dans le cadre du droit de propriété privée
« melk », et, qui, comme lui, seront régis par les règles du droit musulman. Le titulaire du droit « melk » « se

41 Voir dans ce sens Bouderbala (N.), « Le système de propriété foncière au Maghreb : le cas du Maroc », op.cit., p.55
42 Voir à ce sujet Belkeziz (A.), « La possession en droit privé marocain », Editions La Porte, 1968, p.p.41-42
43 Voir à propos de ces deux chiffres Bouderbala (N.), « Les terres collectives du Maroc dans le première période du protectorat », op.cit., p.9
44 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), op.cit., p.1
45 Voir à ce sujet entre autres : Lahlimi (A.), « Situation foncière et implantation humaine sur le plateau de Meknès-Fès », Bulletin économique et social

du Maroc, n° double, juillet-décembre 1968, p.67

8
dépouille d’un ou plusieurs de ses biens généralement immeubles, et les met hors du commerce, en les
affectant à perpétuité à une œuvre pieuse, charitable ou sociale, soit d’une manière absolue, exclusive de toute
restriction (habous public), soit en réservant la jouissance de ces biens à une ou plusieurs personnes
déterminées (habous de famille) ; à l’extinction des bénéficiaires, le habous de famille devient habous
public »46.
Cette définition, dont le contenu sera repris par les articles 73, 74 et 75 du Dahir du 2 juin 1915 relatif aux
immeubles immatriculés, met suffisamment en lumière l’idée maîtresse annoncée au seuil de ce paragraphe
pour qu’il soit encore utile d’insister sur elle. On doit seulement noter que le pouvoir colonial sera amené à
prévoir une réglementation assez étoffée en vue de rendre applicable le régime des terres « habous »47.
Les données ainsi rappelées témoignent de l’importance que revêtait la définition des modes d’appropriation de la
part du colonisateur. Il fallait aller au-devant des intérêts fonciers de ce dernier et des colons, sans trop
compromettre ceux du pays protégé, ainsi d’ailleurs que le fonds auquel ils s’adossaient, celui constitué par les
coutumes pré-islamiques et par les lois foncières musulmanes. Ceci d’autant plus que le principe de co-
souveraineté impliqué par le régime du protectorat n’autorisait pas la France à agir en en faisant qu’à sa guise.
Conscient de l’enjeu, le pouvoir colonial sera amené à opter non pas pour une mainmise sur toutes les terres
marocaines mais pour un système pluraliste d’appropriation : Le droit de propriété au Maroc colonisé comprendra
à la fois le droit de propriété propre aux ressortissants européens, qui était de toute évidence privilégié et d’essence
privée et individuelle, le droit de propriété collective ne concernant que les collectivités ethniques autochtones et
les droits de propriété privée maghzénien et melkiste.

III- Le droit de propriété durant la période post-coloniale

Lorsque l’on tente de découvrir ce qui caractérise la période allant de l’indépendance du Maroc (mars 1956) à nos
jours, on demeure frappé par deux faits majeurs : la consolidation du droit des Marocains à la propriété par des
textes à valeur supra- législative et l’exacerbation de la tendance apparue lors du protectorat en faveur de la
substitution du droit de propriété « melk » aux autres formes d’appropriation.

A- La consolidation du droit des Marocains à la propriété par des textes de valeur supra-législative

Les textes auxquels il est fait allusion s’entendent des constitutions successives appelées à être adoptées par le
Maroc et des conventions internationales signées par lui et qui, une fois ratifiées, auront une autorité supérieure
aux lois nationales. A partir de ces textes, on distinguera deux types de consolidation : constitutionnelle et
internationale.

1- La consolidation constitutionnelle

Conscients du fait que le droit de propriété, notamment à caractère individuel , a été à la base du développement
économique et social des peuples dits civilisés, ainsi que de l’importance qu’il avait déjà commencé à prendre au
Maroc d’avant la colonisation, compte tenu de sa consécration par ce dernier dans le cadre du projet de
constitution de 190848, les rédacteurs des différentes constitutions du Royaume du Maroc ne manqueront pas de

46 Voir à ce sujet Luccioni (J.), « Le habous ou Wakf(rites malékite et hanafit) », Casablanca, 1945, p.15
47
Réglementation allant du Dahir du 12 Août 1913 relatif à l’immatriculation jusqu’à l’article 4 de celui consacré à la propriété
commerciale (24 mai 1955), en passant par ceux ayant trait à la mise en œuvre des habous (Dahir du 21 juillet 1913), à leur
classification parmi les immeubles inaliénables (Dahir du 7 juillet 1914) et aux droits coutumiers pouvant les grever (Dahir du 27 février
1914) ou provoquer leur dépréciation (Dahir du 8 juillet 1916).
48Rappelons que le projet marocain de constitution datant du 11 octobre 1908 garantissait le droit de propriété dans son passage relatif aux « droits
des citoyens ». Il permettait à l’Etat de « prendre » à un individu son bien s’il s’avérait d’utilité publique, après décision du Conseil consultatif des
oulémas et approbation expresse du sultan, moyennant une véritable indemnisation (art. 23).

9
faire figurer le droit en question au nombre des droits économiques et sociaux devant être reconnus aux citoyens
marocains, pris individuellement et collectivement.
L’article 15 de la constitution de 1992 a repris les dispositions relatives à la garantie du droit de propriété inscrite
dans les constitutions de 1962, 1970 et 1972, où il est précisé que « le droit de la propriété demeure garanti.La loi
peut en limiter l’étendue et l’exercice si les exigences du développement économique et social planifié de la nation
en dictent la nécessité. Il ne peut être procédé à expropriation que dans les cas et les formes prévues par la loi ».
L’article 35 de la constitution, version 2011, fera état de ces mêmes principes, mais en les faisant suivre de
développements ayant trait, entre autres, à « la liberté d’entreprendre et à la libre concurrence », dont l’effectivité
implique nécessairement le respect du droit à la propriété privée individuelle et plurale.Liberté et propriété privée
vont, en effet, ensemble. Le législateur marocain sera amené,finalement, à considérer la seconde comme étant de
l’essence de la première sans pour autant sacrifier la nécessaire protection du corps social et de la nation, comme
le prévoit l’article 35 susvisé. Il rejoindra, par-là, la conception libérale du droit de propriété, retenue en Europe à
partir du XVIIIème siècle.

2- La consolidation internationale

Membre de l’organisation des Nations unies à partir de 1956, le Maroc va se trouver engagé par les actes
juridiques émanant d’elle.
Tel est,d’abord, le cas de la charte des Nations Unis du 26 juin 1945, charte qui se préoccupe à diverses reprises
des droits de l’homme, dont le droit de propriété.
Tel est, ensuite, le cas de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. Le contenu y
relatif comprend l’énumération et la définition d’une série de libertés et de droits sociaux, au nombre desquels
figure le droit de propriété. Plus précisément son article 17 déclare que « toute personne, aussi bien seule qu’en
collectivité, a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.»
La Déclaration universelle des droits de l’homme islamique, adoptée par tous les pays musulmans et, partant, par
le Maroc, lors de la 19èmeConférence islamique des ministres des Affaires étrangères, prévoit, quant à elle, en son
article 15 a, que « tout homme a droit à la propriété acquise par des moyens licites. Il lui est permis de jouir des
droits de propriété, à condition de ne pas porter préjudice ni à lui-même, ni à autrui, ou à la société.
L’expropriation n’est permise que pour cause d’utilité publique et moyennant une indemnisation immédiate et
juste. »
On peut encore multiplier les exemples de cette veine, mais ceux qui viennent d’être donnés suffisent, croyons-
nous, à rendre intelligible la question abordée.

B- L’exacerbation de la tendance en faveur de la substitution du «melk » aux autres formes


d’appropriation

A partir des années 60, et surtout du début des années 80, époque à laquelle la refonte des régimes fonciers
devenait une préoccupation majeure des services publics marocains49, un consensus général entre acteurs, experts
et décideurs allait se dégager sur la nécessité d’une unification des formes d’appropriation héritées du temps du
protectorat. Ce consensus tendra à se cristalliser autour de l’idéed’une extension de la propriété « melk » allant
jusqu’à l’absorption des autres types de droit de propriété et de leurs démembrements.
Dès lors deux questions se posent : quels sont les facteurs explicatifs de la tendance en examen et quels en sont les
signes révélateurs ?

1- Les facteurs explicatifs de la tendance en examen

La tendance qui nous occupe s’explique par deux facteurs essentiels, l’un d’ordre juridique, l’autre d’ordre
économique.

49Voir à ce sujet Chiche. (J), « A la recherche d’une définition des statuts fonciers au Maroc », Options méditerranéennes, série A. Séminaires
méditerranéens, n°32,p.15

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-Le premier nous conduit à faire observer que le « melk » est, en principe, le mode d’appropriation le plus
nettement défini juridiquement et, avec lui, les habous50, notamment lorsque son objet porte sur la terre. En effet,
comme le souligne N.Bouderbala, « la terre melk est celle dont la légitimité juridique vis-à-vis de la loi
musulmane et ses docteurs est la moins contestable »51. Le Maroc indépendant continuera à attacher une grande
importance au moyen permettant de l’acquérir, autrement dit à la possession, ainsi que le révèle la loi n°39-08
relative au Code des droits réels , loi qui consacre à sa réglementation les articles allant de 239 à 263, et dont celui
portant le n°250 en limite le champ d’application à la prescription extinctive de l’action en revendication au profit
du possesseur, à l’exclusion de la prescription acquisitive ou usucapion.
Mais quelle que soit sa valeur, à lui seul le facteur juridique n’aurait pu suffire à justifier la tendance constatée en
faveur de l’élévation du droit de propriété privée « melk » au rang d’objectif prioritaire, pour ne pas dire
stratégique, s’il n’était accompagné du facteur économique, qui paraît déterminant.
-La forme d’appropriation qualifiée de « melk » présente, en effet, un certain nombre d’avantages quant à la mise
en valeur agricole et à l’investissement52.
Il en est ainsi, d’abord, de la stabilité qu’elle offre, stabilité générée par une possession paisible et continue, de
nature à inciter le propriétaire à investir et à procéder à des améliorations.
Ensuite, de la possibilité de disposer d’une garantie (hypothèque) permettant l’accès au crédit et aux organismes
bancaires.
En outre, la forme d’appropriation en question est favorable à la liberté d’action, en ce sens que le propriétaire est
en mesure de disposer librement de sa propriété, notamment pour la vendre, la louer ou l’hypothéquer.
Nous pouvons y ajouter la mobilité du contenu du melk, la terre, grâce à l’existence d’un marché foncier.
Le « melk » apparaît ainsi comme un outil de dynamisme, le mode d’appropriation qui répond le mieux aux
impératifs du développement économique et social.
Les divers textes législatifs appelés à être publiés le 25 juin 1969 sous le titre « textes formant Code des
investissements agricoles » révèlent que c’est à partir de ces avantages que le Maroc entendait définir une politique
agraire, autrement dit à partir de la primauté du droit de la propriété privée «melk », orientation dictée par la
recherche de l’efficacité économique53.

2- Les signes révélateurs de la tendance en examen

Plusieurs signes viendront confirmer et faire apparaître au grand jour la tendance considérée, à commencer par la
« melkisation » de facto d’une partie importante des terres collectives de culture, suite au partage périodique
pratiqué durant la phase post-coloniale, partage qui devait normalement être légalisé par la loi dont le projet fut
confié à la Direction des aménagements fonciers (DAF) au sein du ministère de l’Agriculture54.
On peut citer aussi, le passage des terres collectives situées dans les périmètres d’irrigation sous une forme
d’appropriation de type « melk », et plus précisément d’une forme d’appropriation où lesdites terres seront
considérées comme appartenant dans l’indivision aux personnes qui avaient la qualité d’ayant droit à la date de
publication du Dahir n°1-1-69 du 25 juillet 1969 y relatif.
Il peut être, également, fait mention de la « melkisation » des terres appartenant au domaine privé de l’Etat,
connues sous le nom de lots de colonisation, « melkisation » opérée au profit des personnes et des ouvriers sans
terre, et ce grâce à l’adoption du décret royal portant loi n°267-66 du 4 juillet 1966.

50 Contrairement aux terres « guich », les biens habous, dont la terre, se verront appliqués un grand nombre de règles trouvant leur origine à la fois
dans le droit musulman et dans le droit positif, comme cela était déjà le cas du temps du protectorat. Ces règles finiront par être insérées, pour
l’essentiel, dans le Code des biens habous, appelé à être mis en place le 23 février 2010, comme le révèle le Dahir n° 236-09-01 du 23 février 2010 (BO,
version arabe, n°5847, p.315), et ce afin de préconiser une nouvelle manière de gérer les biens en question et de les rendre, par la même, aptes à
contribuer au développement du pays (voir à ce sujet : Decroux (P.), op.cit., p.158 et s. ; Essaid (M.J.), « Introduction à l’étude du droit », Coll.
Connaissances, 2000, 3ème éd., p.440 et s. ; Al Fakhouri (D.), « Les droits réels en conformité avec la loi n°39-08 »(en arabe), Dar Nachr Al Maârifa, 2014,
p.p.35-36
51 Voir à ce sujet Bouderbala (N.), « Les Terres collectives du Maroc dans la première période du protectorat (1912-1930) », op.cit., p.9
52 Voir à propos de ces avantages, entre autres : Royaume du Maroc, ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime. Situation de l’agriculture

marocaine 2005, p.3 (Dossier foncier agricole, www.Vulgarisation.net ) ; Banque mondiale(Rapport n°49970), « Marchés fonciers pour la croissance
économique du Maroc », Documents de la Banque mondiale, Vol. I, 31 mai 2008,p.p. 6-8
53Voir à ce sujet Le Coz (J.), « Mutations rurales au Maghreb : du dualisme agraire à l’aménagement de l’espace », in « Introduction à l’Afrique du Nord

contemporaine », Ed. du CNRS, 1975, p.77


54 Voir à ce sujet l’atelier sur la politique foncière organisé les 29 et 30 juin 2000 par le ministère de l’Agriculture.

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A partir de 2006, les obligations qui pesaient sur les attributaires susvisés seront levées, pour faire place à un droit
de propriété plein et entier, notamment pour ceux d’entre eux qui s’étaient acquittés des paiements concernant leur
lot et avaient remboursé les crédits obtenus auprès de la coopérative à laquelle ils adhéraient55.
Par ailleurs, la plupart des terres « guich », dont l’Etat a la nue-propriété (droit éminent), finiront par changer de
statut pour être intégrées notamment à celui qualifié de « melk », à l’emprise duquel seuls continueront, en 2008, à
échapper quelque 210.000 ha situés dans les alentours de Marrakech56.
La poursuite du processus de « melkisation » conduisant à l’unification des formes d’appropriation en direction du
« melk » apparaît ainsi suffisamment claire et nette pour qu’il soit encore nécessaire de s’appesantir sur elle,
d’autant plus que déjà en 1996, date du dernier recensement de l’agriculture, la part de la propriété privée
concernée était de 76%dans la superficie agricole utile (SAU), contre 17,6% pour les terres collectives, 2,8 % et
0,7 % pour celles qualifiées, respectivement, de guich et habous57.

Au terme de l’analyse impliquée par la dernière partie de notre recherche, on observe que le droit de propriété
destiné à être consacré par le Maroc indépendant ne sera pas la résurgence de ce qui existait avant le protectorat,
mais la poursuite de l’œuvre coloniale. Il semblait difficile de faire table rase de celle-ci, sauf à provoquer plus de
mal que de bien. Ledit droit ne pouvait, en effet, intervenir que sur des bases objectives, prédéterminées, héritées
du pacte colonial.
Inversement, l’adoption de nouvelles mesures exigeait la modification de ces données historiques ou leur
parachèvement.

Conclusion générale

Si l’on jette un regard de synthèse sur l’ensemble des pages qui précédent, on ne manquera pas de constater que
le droit de propriété privée, notamment à caractère non étatique, a connu un essor à la fois formidable et paradoxal.
-Formidable parce qu’après avoir été totalement absent lors de la période antérieure à la pénétration de l’Islam au
Maroc et difficilement perceptible durant celle-ci, ledit droit est appelé à faire l’objet, de la part de l’Etat colonial,
d’une impulsion d’une telle intensité que sa montée n’aura de cesse de s’affirmer, et cela jusqu’à nos jours,
puisque les dirigeants marocains entendent, désormais, en assurer la primauté aux dépens de tous les autres.
-Paradoxal parce que l’essor extraordinaire que le colonisateur fera prendre au droit qui nous occupe ne
s’expliquera pas seulement par le besoin de permettre aux colons de s’approprier les terres des tribus, afin de
l’aider à s’implanter au Maroc, mais aussi par sa forte extension à des titulaires qui n’étaient pas logiquement,
censés en bénéficier, eu égard à leur qualité de colonisés : les melkistes marocains. Tout se passait comme si l’Etat
protecteur avait doté une catégorie d’autochtones du droit de propriété privée et individuelle, en leur transférant
une partie très importante des terres de même nature que celles mises à la disposition des colons. En fait, caids,
chefs de tribu et notables marocains avaient profité de la confusion qui régnait dans le pays avant l’adoption du
Dahir du 27 avril 1919, ainsi que des délais trop longs envisagés pour sa mise en œuvre, pour se livrer à des
transactions sur les terres collectives58. Ils y étaient aidés par leur connaissance du milieu paysan marocain,
connaissance qui leur permettait, plus qu’aux spéculateurs européens, de vaincre la résistance à la vente souvent
manifestée par les collectivités ethniques59. A cela venait s’ajouter la tendance du cadi et du charâa à desserrer les
contraintes pesant sur l’acquisition des terres collectives, grâce à l’assimilation de ces dernières à du « melk »
indivis, parce que ne trouvant pas leur origine dans la loi musulmane, mais plutôt dans la coutume60.
L’administration coloniale finira, bon gré malgré, par entériner les transactions en question, contribuant ainsi, de
façon majeure, à la privatisation des biens collectifs, privatisation que le Maroc indépendant tendra à rendre
irréversible, en l’étendant à l’ensemble des terres appartenant à des possesseurs collectifs (guich, habous,
maghzen), parce que jugée nécessaire pour le développement du pays.

55Voir article 3 de la loi n°05-01 publiée en janvier 2005, modifiant et complétant le Dahir du 29 déc. 1972 relatif à l’attribution de terres du domaine
privé de l’Etat, dont le décret d’application sera publié en août 2006.
56 Voir à ce sujet le Rapport de la Banque mondiale n°49970 précité, vol.1, p.5
57 Voir à ce sujet le Rapport de la Banque mondiale n°49970 précité, vol.1, p.7
58
Voir à ce sujet Milliot (L.), op.cit., p.114
59
Voir à ce sujet Milliot (L.), op.cit., p.118
60
Voir à ce sujet, entre autres, Decroux (P.), op.cit., p.463

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