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L’ÉGYPTE,

passion française
Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS

Les Nouveaux Chrétiens


1975

Le Défi terroriste
coll. « L'Histoire immédiate », 1979

Le Tarbouche
roman, 1992
Prix Méditerranée
et « Points », n°P 117

Le Sémaphore d’Alexandrie
roman, 1994
et * Points », n°P 236

La Mamelouka
roman, 1996
et * Points », n°P404
ROBERT SOLE

L’ÉGYPTE,
passion française

ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VP
ISBN 2-02-028144-9

© Éditions du Seuil, octobre 1997

Le Code de la propriété intellectuelle interdit le t copies ou reproductions destinées à une


utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque
procédé que ce soit, sans le contentem ent de l’auteur ou de ses ayants cause, e« iHicite et constitue
une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Henri et Cécile
P rologue

C 'était l’autom ne, j'a v a is dix ans. Comme chaque été, nous venions
de passer trois m ois de bonheur sur une petite plage, près d'A lexandrie,
en com pagnie d 'u n e dizaine de fam illes amies. Des « grandes vacances »
qui m éritaient bien leur n om ... Nous étions rentrés au C aire, et j'av a is
retrouvé, à l'o rée du désert, les m urs ocre, les terrasses fleuries et les
grandes baies vitrées du lycée franco-égyptien d 'H éliopolis, l ’un des
plus beaux fleurons de la M ission laïque française en Orient. Nos m anuels
scolaires tout neufs fleuraient encore l'encre parisienne. On y apprenait
les fables de La Fontaine, les toits couverts de neige, l'im p arfait du
subjonctif et Jeanne d ’Arc au bûcher... Seul le livre de gram m aire arabe
devait être made in Egypt.
M ais à peine avions-nous étrenné cartables et plum iers cette année-là
q u ’on nous renvoya à la m aison. C ’était l'autom ne 19S6, et c 'é ta it la
guerre. En réponse à Nasser qui avait nationalisé la Compagnie universelle
du canal de Suez, des soldats israéliens, britanniques et fiançais s’étaient
invités, sans prévenir, sur le sol égyptien. A Paris, on appelait cela « la
cam pagne de Suez ». Au Caire, on disait « la triple et lâche agression ».
Ce n ’était pas vraim ent la guerre pour nous qui vivions dans la capitale,
loin des com bats de Port-Saïd - e n tout cas pour l’enfant que j ’étais et qui
assistait, ravi, à une sorte de grand jeu prolongeant les vacances d ’été. On
avait peint les phares des voitures en bleu et entassé des sacs de sable à
l'entrée des immeubles. Le soir, lors des alertes aériennes, il fallait aussi­
tôt éteindre les lumières. Les indociles ou les distraits se faisaient rappeler
à l’ordre, de la rue, par une voix gutturale qui donnait le frisson.
L’enfant de dix ans jouait à la guerre, sans se rendre compte q u 'il vivait
là un événem ent dram atique, historique, sur le point de bouleverser la
situation au Proche-O rient et la vie de nom breuses fam illes, dont la
sienne. Dois-je préciser que l’un de mes oncles m aternels, de nationalité
égyptienne, devait épouser quelques sem aines plus tard la fille du consul
général de France, et que les invitations avaient déjà été lancées ? La
« triple et lâche » allait nous priver d ’une cérém onie très attendue.
Suez a été un immense fiasco. Après cette équipée m ilitaire, stoppée
au bout de quelques jours par les Etats-U nis et l ’Union soviétique, les

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L ’ÉGYPTE, PASSION FRANÇAISE

A nglais, les Français et beaucoup de ju ifs ont été expulsés d ’Égypte.


D ’autres ont choisi de leur em boîter le pas au cours des années suivantes :
des Italiens, des G recs, des Égyptiens d ’origine libanaise ou syrienne,
comme n o u s... Un véritable exode, qui a m arqué la fin d ’une époque,
celle de l’Égypte cosm opolite.
Le term e est excessif. Toute l ’Égypte - loin de là - ne baignait pas
dans ce clim at si particulier qui, au Caire ou à Alexandrie, avait perm is
à des gens d ’origine et de religion différentes de vivre côte à côte, sinon
ensemble, dans une sorte de gaieté insouciante. M ais toute l’Égypte subis­
sait peu ou prou, en bien ou en m al, l ’influence de cette frange euro­
péenne ou européanisée. La G rande-Bretagne elle-m êm e se m éfiait de
ce m ilieu m ajoritairem ent francophone, qui entravait son entreprise colo­
niale : car si elle occupait la vallée du NU, c ’était la culture française qui
attirait la haute bourgeoisie et les intellectuels égyptiens. A l’Angleterre,
le gouvernem ent, la police et l ’arm ée ; à la France, la presse, les salons
littéraires et les écoles les plus réputées.
L’origine de cet étonnant partage, né d ’une rivalité séculaire, rem ontait
au début du xixe siècle. L ’arm ée de Bonaparte n 'av ait occupé l ’Égypte
que trente-huit m ois à peine, m ais son passage y laissait des traces indé­
lébiles. C ’est à des Français que le fondateur de la dynastie égyptienne.
M ohammed A li, devait faire appel quelques années plus tard pour fonder
un État m oderne. C ’est un Français, Cham pollion, qui allait déchiffrer les
hiéroglyphes. Un autre Français, M ariette, qui m ettrait en place le Service
des antiquités égyptiennes. Un autre encore, Ferdinand de Lesseps, qui
réaliserait le canal de S uez... L’occupation britannique, à partir de 1882,
ne ferait que resserrer les liens entre Le Caire et Paris, les nationalistes
égyptiens se tournant naturellem ent vers la rivale traditionnelle de l ’An­
gleterre pour appuyer leur revendication d ’indépendance.
La France les a surpris et révoltés en intervenant m ilitairem ent à
Port-Saïd en 1956. Cette désastreuse initiative a porté un coup fatal à sa
présence sur les bords du Nil. Il a fallu une bonne décennie pour renouer
des relations am icales entre les deux États, mais plus rien ne pouvait être
comme avant. Un sage partenariat a succédé aux liens ardents de naguère.
A ujourd’hui, la France bénéficie en Égypte d ’une image très positive,
sans être au centre des préoccupations. Quant à l’Égypte, elle exerce sur
les Français une véritable fascination, m ais il s ’agit essentiellem ent de
l’Égypte des pharaons.
Dans l’odyssée des deux siècles écoulés - dont les héros sont des explo­
rateurs, des savants, des diplom ates, des soldats, des enseignants, des reli­
gieux, des écrivains, des artistes, des négociants, des banquiers, des
ingénieurs, des m ystiques, des illum inés et quelques m alfrats - , le pire
s ’efface généralem ent devant le m eilleur. « La France égyptienne » est
une form idable aventure, passionnée et passionnante, m arquée par des
réalisations spectaculaires.
C ’est cette histoire - dont je suis issu, avec beaucoup d ’autres - que

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PROLOGUE

j ’ai voulu raconter ici. Né égyptien, n ’ayant pas une goutte de sang fran­
çais, j ’ai découvert la France à l’âge de dix-huit ans avec ém erveillem ent.
D écouvert ou retrouvé ? Elle m ’était déjà fam ilière, à distance, grâce à
des professeurs exceptionnels, au lycée puis chez les jésuites, et grâce aux
livres. Bénis soient la com tesse de Ségur (née R ostopchine) et H ergé
(citoyen belge) qui, les prem iers, m ’ont introduit auprès de leurs ancêtres
les G aulois !
Les ouvrages qui traitent des Français et de l ’Égypte sont innom ­
brables. Aucun ne couvre l’ensem ble de cette aventure. Même le précieux
Voyageurs et É crivains français en Égypte de Jean-M arie Carré se lim ite,
comme son nom l’indique, aux écrivains-voyageurs et ne va pas au-delà
de 1869. Il y aurait « une grande fresque à brosser », écrivait cet univer­
sitaire en présentant la prem ière édition de son ouvrage, en 1933. Y appa­
raîtraient « tous ceux qui ont contribué, soit à la découverte de l’Égypte
ancienne, soit à la renaissance de l ’Égypte m oderne». Il ajo u tait:
« A dm irable perspective, certes, pleine d ’am pleur et de richesse, de
variété et de couleur ! Les prouesses de l’énergie et de l’endurance y alter­
neraient avec les m anifestations de la pensée studieuse, les interprétations
de la sensibilité, les rêveries de l’im agination poétique. Hommes de foi et
hommes d ’épée, hommes de loi et hommes d ’action, hommes de sciences
et hom m es de lettres s ’y coudoieraient dans des attitudes diverses, et
cependant leurs efforts se com pléteraient et s ’harm oniseraient dans un
immense tableau d ’ensem ble. »
M odestem ent, Jean-M arie Carré jugeait l ’entreprise au-dessus de ses
forces et lim itait son propos dans l’espace et le tem ps. Or, depuis 1933,
beaucoup d ’autres personnages ont surgi, beaucoup d ’autres événem ents
se sont succédé, qui ont rendu la tâche encore plus périlleuse. Une telle
fresque occuperait facilem ent vingt volumes et toute une vie. Faut-il pour
autant s ’interdire d ’aborder le sujet? Y renoncer sous prétexte q u ’il est
trop riche ? Tout dépend de ce que l’on vise. Je ne cherche ici qu’à racon­
ter une histoire, sans prétendre aucunem ent à l ’exhaustivité. Le lecteur
désireux d ’aller plus loin trouvera les repères bibliographiques néces­
saires.
Le deux centièm e anniversaire de l’Expédition de Bonaparte, en 1998,
est l’occasion de faire le point, même si les Égyptiens - et on les com ­
prend - n ’ont nulle envie de comm ém orer l’invasion de leur pays, préfé­
rant célébrer deux siècles d ’échanges culturels et d ’« horizons partagés »
avec la France. Q u’elle m arque ou non la date de naissance de l ’Égypte
m oderne, l ’Expédition est un m om ent capital, lourd de conséquences.
Pour tenter de com prendre cet événem ent, il faut rem onter un peu en
arrière : pas nécessairem ent au déluge, m ais à la prem ière installation
d ’une colonie française sur les bords du Nil, au xvie siècle.
PREMIÈRE PARTIE

La rencontre
de deux mondes
1

Pèlerins, négociants et curieux

L’É gypte? Pour un Français du XVIe siècle, c ’est d ’abord une image
biblique. Ou, plutôt, deux images assez contradictoires, pour ne pas dire
diamétralement opposées. Dans l’Ancien Testament, les Hébreux, conduits
par M oïse, fuient la vallée du Nil après y avoir été réduits en esclavage ;
ils échappent à leurs poursuivants, qui se noient dans la m er Rouge, et se
dirigent vers la Terre prom ise. En revanche, dans le Nouveau Testament,
Jésus, M arie et Joseph vont se réfugier en Égypte, sur le conseil d ’un
ange, pour échapper au m assacre des nouveau-nés ordonné par Hérode ;
ils y dem eurent en sécurité jusqu’à la m ort du tyran. Terre dangereuse et
terre d ’asile, pays d ’où l’on s’échappe et pays où l’on s’abrite, la vallée
du Nil se voit toujours associée à la notion de fu ite...
L ’Égypte, c ’est aussi le souvenir de la septièm e croisade, conduite par
Saint Louis en 1249. Un souvenir à la fois glorieux et douloureux,
puisque, après avoir conquis Dam iette, les Français ont été mis en échec à
M ansoura et décim és par des épidém ies. Joinville, adm irable chroniqueur
de cette épopée avortée, n ’a privé ses com patriotes d ’aucun détail. Ainsi,
la diarrhée du pauvre Louis : « ... à cause de la forte dysenterie q u ’il
avait, il lui fallut couper le fond de son caleçon, tant de fois il descendait
pour aller à la garde-robe(. » Le roi de France a été fait prisonnier, puis
libéré contre rançon après diverses péripéties. De ces « Sarrasins », vaincus
puis vainqueurs - on ne dit jam ais « les Égyptiens » - , ses sujets garderont
l ’image de guerriers courageux, avec qui il est possible de négocier, m ais
susceptibles de m anquer à leur parole et d ’égorger leurs captifs. Là aussi,
des s* ux contradictoires.
L* _ pte, enfin, c ’est une image féerique. M algré tous les m alheurs
de la croisade, Joinville fait de ce pays une description paradisiaque. Le
Nil, affirm e-t-il, « est différent de toutes les autres rivières 12 ». Il répand
sa crue bienfaisante, qui ne peut venir que de « la volonté de Dieu ».
Personne ne connaît sa source : ce cours d ’eau descend d ’une sorte de

1. Jean de Joinville, H istoire de Saint Louis, avec traduction en français moderne,


Paris, Dunod, coll. « Classiques Gantier ». 1995.
2. Ibid.

15
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

grande m ontagne où se trouvent des lions, des serpents, des éléphants et


diverses m erveilles. « Les gens qui sont accoutum és à le faire jettent leurs
filets déployés dans le fleuve au so ir; et quand on vient au m atin, ils trou­
vent dans leurs filets ces denrées qui se vendent au poids que l'o n apporte
en ce pays, c ’est à savoir le gingem bre, la rhubarbe, le bois d ’aloès et la
cannelle. Et l’on dit que ces choses viennent du Paradis terrestre... »
Pendant longtem ps encore, les Français continueront à tout m élanger :
l’histoire biblique, le souvenir de la croisade et la dim ension féerique. Les
récits de voyage des pèlerins entretiennent cette confusion au lieu de la
dissiper. Après avoir prié à Jérusalem et Bethléem , ces prem iers touristes
se rendent dans la vallée du Nil, qui apparaît alors comme une annexe de
la Terre sainte. Ils n ’en voient q u ’une toute petite partie, s ’intéressant
surtout à la crypte de saint Serge, au Caire, à « l’arbre de la Vierge », à
quelques kilom ètres de là, ou à la chaire de saint M arc, à A lexandrie.
L’une des destinations les plus recherchées est le m onastère Sainte-Cathe­
rine, dans le Sinaï, où l’on prie sur le tom beau d ’une m artyre vénérée.
Cette noble Alexandrine s ’y serait réfugiée, au début du IVe siècle, pour
sauver une virginité menacée par les entreprises de l’em pereur M aximien.
A sa m ort, les anges auraient déposé son corps au sommet d ’un mont. On
l ’aurait retrouvé intact plusieurs centaines d ’années plus tard et transporté
au m onastère, pour le débiter en m orceaux et distribuer ceux-ci aux pèle­
rins de qualité. Le com te de Cham pagne rapportera ainsi en France la
m ain droite de cette m alheureuse...
Le voyage coûte cher. Seuls des privilégiés, appartenant en général à
la noblesse, peuvent l’accomplir. Ils concluent au Caire des accords avec
des bédouins qui les conduisent sur place en une dizaine de jours, par le
désert. Ce pèlerinage - et donc le voyage en Égypte - est réservé au sexe
masculin : « Aucune femme ne pouvait avoir accès au m onastère, même
les animaux fem elles en étaient exclus 3. » Les m oines logent les visiteurs
de m anière assez som m aire, ne leur offrant pour toute nourriture, en
période de jeûne, que du pain sec, des olives salées et un peu de vinaigre.
M ais les consolations sont nombreuses. Les pèlerins qui suspendent leurs
arm oiries aux piliers de la basilique sont faits chevaliers de Sainte-Cathe­
rine. Et, après une ascension dans la montagne, on leur montre la pierre
d ’où M oïse fit jaillir l’eau, et même la fosse où fut fabriqué le veau d ’o r...
Ces voyageurs ne sont sans doute pas tous dévorés de foi chrétienne. Le
périple en Égypte est aussi pour de jeunes aristocrates français un moyen de
s’émanciper, sinon de se dévergonder, dans un cadre exotique, en dehors
de la chrétienté. Un pèlerinage n ’exclut ni l’esprit d ’aventure ni la curiosité.
Les prem iers récits de voyage, qui circulent en France « de château en
château, d ’abbaye en abbaye4 », donnent de l ’Égypte une image fantai­

3. Mahfouz Labib, Pèlerins et Voyageurs au mont Sinaï, Le Caire, 1RAO, 1961.


4. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Ecrivains français en Égypte. Le Caire, IRAO, rééd.
1956,1.1.

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PÈLERINS. NÉGOCIANTS ET CURIEUX

siste. On raconte ce q u ’on a cru ou voulu voir. Les dessins d ’accompa­


gnem ent sont tout aussi trom peurs. Pour le m édecin parisien Pierre Belon
du M ans, le sphinx de Guiza est « un m onstre en sculpture ayant le devant
d ’une vierge et le derrière de lio n 3 », tandis que le m oine d ’Angoulême
André Thévet le représente avec une 1ère ronde et bouclée, sur un cham p
de fleu rs56. Ce saint homme décrit des pyram ides étonnam m ent aiguës,
avec une pointe de diam ant II a com pté au C aire... « 22 840 paroisses du
diable », ce qui est beaucoup, même pour une ville qui aim e les mosquées.
Le chiffre sera d ’ailleurs repris dans de nom breux récits du même type,
les voyageurs ayant tendance à s ’inspirer les uns des autres, comme pour
authentifier leur tém oignage.

La Petite Échelle d’Égypte

Au XVIe siècle, la France com pte pourtant en Égypte une petite colonie.
C ’est l ’une des « Échelles du Levant », nom donné aux com ptoirs établis
dans des villes de l’Em pire ottom an et qui doit son origine aux échelles
perm ettant aux bateaux de décharger passagers et m archandises. C ette
colonie a pu s'étab lir en Égypte grâce aux Capitulations. 11 ne s ’agit pas
de d éfaites... Si l ’accord conclu en 1535 entre le roi de France et le sultan
de Constantinople s ’appelle ainsi, c ’est sim plem ent parce q u ’il est divisé
en chapitres (capitula). Dix-huit ans plus tôt, l ’Égypte a été conquise par
les 'Rires, qui font trem bler l ’Europe. François Ier scandalise une bonne
partie de la chrétienté en faisant affaire avec eux, m ais ne serait-il pas prêt
à s ’allier au diable pour com battre Charles Q uint ?
O fficiellem ent, il ne s ’agit pas d ’un traité : Solim an le M agnifique,
« com m andeur des croyants. Roi des rois, dom inateur des deux continents
et des deux m ers », ne traite pas, fût-ce avec « le roi de France très chré­
tien, gloire des princes de la religion de Jésus ». Les Capitulations sont
des faveurs q u ’il octroie, à titre provisoire, et qui devront être confirm ées
par ses successeurs. E lles le seront, effectivem ent, en 1569, puis une
dizaine d ’autres fois. D ’ici là, la plupart des États chrétiens d ’O ccident
auront suivi l’exem ple de la France et obtenu des privilèges sim ilaires de
la Sublim e Porte.
Dans ce traité déguisé, chacune des deux parties trouve des avantages
économ iques et politiques. Les C apitulations accordent aux négociants
français la liberté d ’acheter et de vendre dans tout l ’Em pire ottom an.
Exem ptés de la plupart des im pôts, ils peuvent s ’installer sur place et
y exercer leur culte. Les différends nés entre ces résidents étrangers ne
relèvent pas des juges locaux m ais de leur consul, lequel applique la loi
5. Pierre Belon du Mans, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémo­
rables trouvées en Grèce. Asie. Judée. Égypte. Arabie et autres pays estranges, 1554-
1555.
6. Cosmographie du Levait, 1556.

17
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

française. M ieux : les autorités locales sont tenues de prêter m ain-forte


à l’exécution de ces jugem ents. Pour les conflits les opposant à des indi­
gènes, il est interdit de juger les Français en dehors de la présence de leur
drogman (interprète officiel du consulat) et, pour un crim e, de les traduire
devant les tribunaux ordinaires des cadis 7. Bref, par plusieurs aspects,
les C apitulations donnent aux Français plus de droits q u ’aux O ttom ans
eux-m êmes. Ces droits sont d ’ailleurs étendus à tous les étrangers qui se
rangent sous la bannière du roi. A insi, pendant des siècles, la France va
s ’instituer protectrice des catholiques orientaux.
Les négociants m arseillais et provençaux n ’avaient pas attendu les
C apitulations pour com m ercer en Égypte. D epuis longtem ps - comm e
leurs concurrents vénitiens - , ils étaient actifs à Alexandrie et au Caire.
Dans les années 1480, lors de leur rattachem ent à la France, ils ont en
quelque sorte apporté en dot le m arché égyptien. C elui-ci perdra m al­
heureusem ent beaucoup de son im portance quelques années plus tard
avec la découverte du cap de Bonne-Espérance par Vasco de Gama. Une
route m aritim e directe, sans transbordem ent de m archandises, ayant été
ouverte entre l’Europe et l ’Extrêm e-Orient, la vallée du Nil ne sera plus le
principal m arché des épices, le grand entrepôt de produits venant d ’Inde,
de Chine, de Perse, d ’Arabie, du Soudan et d ’Éthiopie.
Au XVIe siècle, le pays des pharaons continue cependant de recevoir, par
la m er Rouge, des m archandises qui sont acheminées à dos de chameau
jusqu’au Caire, puis sur des barques jusqu’à Alexandrie. Les négociants
français y achètent surtout désorm ais des produits locaux, comme le riz,
auxquels s ’ajoutent la m yrrhe, l’encens, l ’ivoire, les plumes d ’autruche, et
bientôt un nouveau produit qui fera fureur : le café d ’Arabie. Les Égyptiens,
eux, se procurent surtout des draps du Languedoc ou du Dauphiné, des
soieries de Lyon, des tissus de Provence, des métaux et de la quincaillerie.
C onstituée grâce aux C apitulations, l ’Échelle française d ’Égypte ne
dépend pas du roi de France, m ais des autorités m arseillaises. Il faudra
attendre le règne de Louis XIV pour faire du consul un officier royal. Il
n ’est, pour le m oment, q u ’un négociant comme les autres, qui prend des
droits sur toutes les m archandises em barquées. Parfois, il ne réside même
pas au Caire, déléguant le consulat à son fermier. Ce système engendre
désordres et conflits. En 1671, le consul de France s ’enfuit d ’Égypte.
L ’année suivante, ses com patriotes adressent une lettre indignée à la
cham bre de commerce de M arseille parce que le nouveau consul entre­
tient « un com m erce infâm e d ’arm es à feu ». Ce crim e, soulignent-ils,
« est d ’autant plus grand que l ’invention des arm es est nouvelle, ce sont
des pistolets, fusils et m ousquetons qui tirent deux fois dans un moment.
L’ennemi de notre religion ne manquera pas de profiterde ces modèles » 8.

7. Henri Lamba, De l’évolution juridique des Européens en Égypte, P uis, 1896.


8. Cité par Raoul Clément dans Les Français d ’Égypte au xvu* et au xvitt' siècle.
Le Caire. IFAO. 1960.

18
PÈLERINS, NÉGOCIANTS ET CURIEUX

Le ton de la lettre est révélateur de l'état d'esprit des Français d'É gypte,
qui ne sont que quelques dizaines : m algré les avantages contenus dans
les Capitulations, ils se sentent assiégés et vivent en reclus. U ne leur suf­
fit pas d'échapper aux pirates en mer, aux bandits sévissant sur les bords
du Nil ou aux épidém ies de peste qui peuvent durer plusieurs m ois : l'h o s­
tilité de la population et les m enaces des gouvernants locaux les obligent
à être continuellem ent sur leurs gardes.
Au C aire, les Français habitent des m aisons contiguës, en bordure
de l'E zbékieh, vaste esplanade qui est inondée par le Nil une partie de
l'année. Ce quartier, dit des Francs, est ferm é la nuit par une lourde porte.
A A lexandrie, com m e à R osette, ils sont regroupés dans une okelle
(wekala), édifice d 'u n seul tenant, qui ressem ble à un couvent. Une cour
centrale abrite les m agasins, tandis que les logem ents se trouvent à
l'étage. Les habitants de l'okelle sont enferm és la nuit, ainsi que le ven­
dredi à l'heure de la prière. Leurs contacts avec la population se réduisent
essentiellem ent à des tractations com m erciales.
Seul le consul a le droit de m onter à cheval. Ses com patriotes circulent
à dos d 'à n e , en prenant soin de m ettre pied à terre quand ils passent
devant une m osquée ou rencontrent une personnalité locale. M alheur aux
distraits, aussitôt rappelés à l'ordre par un coup de bâton... Si le consul a
droit à une tenue européenne, les autres Français sont obligatoirem ent
vêtus à l'orientale. Même lorsque cette m esure sera levée, au m ilieu du
XVIIe siècle, ils devront porter une coiffure spéciale : un bonnet noir garni
d 'u n léger turban de soie.
La réform e introduite par Colbert en 1681 précise, dans les m oindres
détails, l'organisation des Échelles du Levant. Le consul est assisté de
deux « députés de la nation » et d 'u n e série d'officiers, parm i lesquels un
chirurgien e t un apothicaire. Il est interdit aux Français de résider en
Égypte plus de dix ans. Interdit aussi de faire venir leur épouse ou de se
m arier sur place. Seules les épouses des consuls sont adm ises, à condi­
tion d 'être « d 'âg e avancé et de bonnes mœurs ». Certains négociants ne
se privent pas d'introduire des fem m es chez eux, ou même de vivre en
ménage avec des esclaves noires, m ais c 'est une source de conflits avec le
consul et d'incidents violents avec la population. Le « curé de la nation »
veille aussi à la m oralité. Ce religieux, appartenant souvent à l'ordre des
franciscains, célèbre une m esse quotidienne dans la « chapelle consu­
laire ».
Les C apitulations ne sont guère respectées par les gouvernants de
l'É gypte. Constantinople est loin. Pour em pêcher toute tentation d 'au to ­
nom ie du pacha local, le sultan a fait en sorte de lui adjoindre deux contre­
poids : les m ilices et les beys mamelouks (d'anciens esclaves originaires
pour la (dupait du Caucase). Or, ce partage du pouvoir crée un clim at per­
m anent d'incertitude et favorise les brimades à l'encontre des Européens.
Ceux-ci doivent céder à des exigences continuelles, parfois dém esurées,
et pour cela s'endetter à des taux prohibitifs auprès de prêteurs locaux.

19
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Pendant deux siècles et dem i, les résidents français vont se plaindre de


ces « avanies ». M ais il faut croire q u ’ils trouvent bien des com pensations
en Égypte. De retour en France, « tout s ’efface de leur m ém oire, leurs
souvenirs prennent de riantes couleurs », constate un observateur avisé à
la veille de la Révolution française 910.

De la poudre de momie chez l'apothicaire

La Fiance connaît, dès le XVIe siècle, un certain engouem ent pour les
figures égyptiennes. On y voit surgir des sphinx, en général par paire,
pour décorer des perrons, des jardins ou m êm e des tom beaux, com m e
celui de Guillaum e du Bellay dans la cathédrale du M ans en 1SS7. M ais
c ’est en Italie que le phénomène prend toure son ampleur. Les Français
qui vont à Rome ne peuvent m anquer d ’adm irer les nom breuses statues
égyptiennes ornant le Capitole et d ’autres lieux, comm e la villa M édicis
ou le palais Fam èse. L’égyptom anie, qui y faisait fureur quatorze siècles
plus tôt, du tem ps où l ’Égypte était une province rom aine, revient en
force : à l’initiative du pape Sixte V, quatre obélisques de la période impé­
riale sont érigés sur des places de la Ville sainte entre 1586 et 1589.
En France, des apothicaires vendent une drogue appelée « mummie »,
sous form e de poudre, de pâte noirâtre ou de m atière visqueuse, censée
provenir de la com bustion de m omies '°. François Ier lui-m êm e ne voyage
jam ais, paraît-il, sans un petit sac de cuir, accroché à la selle de son
cheval, contenant de la « mummie » ... Ce produit aux origines douteuses
a pour réputation de guérir, entre autres, les affections respiratoires et
gastriques, les épanchem ents de sang et le « cours excessif » des règles.
N aturellem ent, c ’est un aphrodisiaque. Son succès est tel q u ’Am broise
Paré rédige un D iscours de la m um m ie pour dénoncer ces « appâts
puants ». Selon le célèbre chirurgien de la Renaissance, la prétendue drogue
« cause une grande douleur à l ’estom ac, avec puanteur de bouche, grand
vom issem ent qui est plutôt cause d'ém ouvoir le sang et le faire davantage
sortir hors de ses vaisseaux que de l’arrêter ».
A la momie-médicament (broyée) s ’ajoute la m om ie-curiosité (entière),
que le voyageur Pierre B elon, de retour d ’Égypte, appelle jolim ent
« corps confit ». Il est cependant très difficile de lui faire traverser la
M éditerranée, car les m arins français - plus superstitieux que leurs col­
lègues anglais ou flam ands - n ’en veulent pas à bord : ces cadavres
em m aillotés déclenchent, paraît-il, des tem pêtes. En revanche, les capi­
taines n ’hésitent pas à lester les cales de leurs navires au m oyen de stèles,
statues ou m orceaux de colonnes pharaoniques qui, pour eux, ne pré­
sentent aucun intérêt. D ’une m anière générale, à cette époque, l ’objet

9. Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783,84 et 8 5 ,1787.


10. Ange-Pierre Leca, Les Momies, Paris, Hachette, 1976.

20
PÈLERINS. NÉGOCIANTS ET CURIEUX

égyptien n ’est pas considéré comme une œ uvre d ’art, m ais comme une
curiosité. On lui attribue un pouvoir m agique, sinon m aléfique.
La France voit naître les prem iers « cabinets » de curiosités, dans
lesquels des collectionneurs entassent toutes sortes d ’objets étranges et
exotiques. Le plus étonnant e t le plus en avance sur son tem ps est un
m agistrat provençal, N icolas Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) : ce
spécialiste de l ’Égypte, « atteint d ’un mal incurable, ne put jam ais voya­
ger que dans sa tête, grâce aux objets réunis dans son cabinet. Il voya­
geait néanm oins plus loin que ses contem porains11». En liaison perm a­
nente avec des m em bres de l’Échelle d ’Égypte, des capitaines de navire et
d ’autres membres de l’Internationale des curieux, Peiresc a fini par acqué­
rir une collection considérable m ais aussi une connaissance peu com ­
mune, à son époque, de la vallée du Nil.
Aux XVIe et xvii* siècles, « l’Égypte est la terre élue de la curiosité1112 ».
C ela tient au fait q u ’elle reste inintelligible, hors d ’atteinte. E t elle le
restera aussi longtem ps que les hiéroglyphes n ’auront pas été déchiffrés.
On sait lire le chinois, on ne com prend rien à l ’ancien égyptien. Or, le
pays des pharaons passe pour le plus vieux de la planète, et son histoire
est associée à celle du m onde judéo-chrétien : dans la B ible, il est cité
680 fo is...
L’Égypte ancienne nourrit d ’autant mieux les mythes q u ’elle est muette.
D es francs-m açons la considèrent com m e la source de la sagesse, une
sagesse enferm ée dans les écrits « herm étiques ». Pour certains d ’entre
eux, le Grand A rchitecte de l’Univers n ’est autre qu’Im hotep, le construc­
teur de la pyram ide de Saqqara. L’abbé Jean Terrasson, franc-m açon fran­
çais, publie en 1731 un rom an très rem arqué, Séthos, dont M ozart va
s ’inspirer pour com poser La Flûte enchantée. Un dem i-siècle plus tard,
C agliostro ouvrira à Lyon sa Loge M ère du Rite égyptien...
Sous Louis XIV, la France com m ence à s ’intéresser à l’O rient. Si la
Compagnie des Indes est créée en 1664 par Colbert, ce n ’est pas seulement
pour ravir à l ’Angleterre une partie de son com m erce. Le même Colbert
enrôle de jeunes Levantins pour les form er à la traduction, et constitue le
corps des « secrétaires interprètes du roi aux langues orientales ». Tandis
que le Collège de France se dote de chaires d ’arabe, de turc et de persan,
le C oran est traduit en français pour la prem ière fois, en 1647, par
Du Ryer, ancien consul en Égypte. Un dem i-siècle plus tard, on s ’arrache
Les M ille et Une N uits. M oins rem arquée est une pièce en un acte de
Jean-François Regnard, Les M om ies d 'E g yp tei3, jouée en 1696 au théâtre
de Bourgogne à Paris, avec une très belle distribution : Cléopâtre, O siris,
Arlequin et C olom bine...

11. Sydney H. Aufrère, La Momie et la Tempête, Avignon, Alain Barthélémy, 1990.


12. Krzysztof Pomian, préface, ibid.
13. Le texte est intégralement publié dans L’Égyptomanie à T épreuve de T archéologie.
Paris, musée du Louvre, 1996.

21
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Premiers orientalistes, premiers explorateurs

Des momies on s’approche, pourtant. La vallée du Nil assiste à l ’arri­


vée d ’un nouveau type de voyageurs : non plus des pèlerins m ais des
explorateurs, souvent m andatés par le pouvoir royal, qui les invite à
recueillir le plus grand nom bre possible de m édailles et de m anuscrits
arabes. Ayant généralem ent vécu plusieurs années en Égypte, connaissant
la langue du pays, ces voyageurs professionnels, auxquels s ’ajoutent des
m issionnaires, vont faire beaucoup progresser les connaissances histo­
riques, géographiques et ethnographiques des O ccidentaux, m algré de
grossières erreurs contenues dans leurs rapports. Ces Français sont relayés
par d ’autres Européens, comme le Danois Frédéric Norden ou l’Anglais
Richard Pococke, dont les ouvrages, assez vite traduits à Paris, connais­
sent eux aussi un grand succès M.
En 1665 est publié un livre au titre très savant. Voyages de M . de Thé-
venot au Levant, où l ’Égypte est exactem ent décrite avec ses principales
villes et les curiosités qui y sont. « Exactem ent » est un peu fort. Disons
que cet explorateur, qui n ’est guère allé plus loin que le Delta, dresse un
tableau pittoresque de l ’Égypte. Sa description d ’A lexandrie est très
détaillée. Le Caire, en revanche, ne lui plaît guère, et il se croit obligé de
reprendre le chiffre fantaisiste de 23 000 m osquées. Jean de Thévenot
observe cependant en détail des cérém onies m usulm anes et des scènes de
la vie quotidienne. A Saqqara, il se fait ouvrir une tom be. Il rapportera en
France de la poudre de momie, bien sûr, m ais aussi un sarcophage. Son
jugem ent sur les Égyptiens est plutôt sommaire : « Les gens du pays géné­
ralem ent, tant musulmans que chrétiens, sont tous basannez, ils sont très
m échants, grans coquins, lâches, paresseux, hypocrites, grans pédérastes,
larrons, traîtres, fort avides d ’argent ; enfin, parfaits en tous vices, ils sont
poltrons au dernier degré. »
Plus audacieux est le voyage d ’un dom inicain d ’origine allem ande, le
père Vansleb, qui se rend en Égypte à la dem ande de Colbert, vingt ans
plus tard. Ce religieux visite les m onastères coptes de Ouadi-N atroun et
se rend au Fayoum, puis franchit le désert arabique jusqu’à la m er Rouge.
Il rem onte le Nil ju sq u ’à G uirga, ce q u ’aucun autre voyageur français
n ’avait fait avant lui. Seuls deux franciscains, les frères Protais et
François, s ’étaient aventurés à Esna en 1668, m ais en confondant cette
ville avec Syène (le nom antique d ’Assouan).
La palm e, à cette époque, revient à un jésuite du Caire, le père Paul
Sicard, excellent connaisseur de l ’arabe. Son but, en explorant la Haute-
Égypte, était de ram ener les coptes « schism atiques » à la « vraie foi ».
M ais, chem in faisant, il découvre des trésors, qui ne m anquent pas
d ’éveiller son intérêt. On lui doit une description détaillée de Thèbes dont14

14. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. op. cit.

22
PÈLERINS, NÉGOCIANTS ET CURIEUX

il a retrouvé l ’em placem ent, alors que les deux franciscains y étaient
passés sans identifier les ruines. Le père Sicard pousse son exploration
ju sq u ’à Kom-Ombo, Assouan et P h ilæ pendant l'h iv er 1721-1722. Les
renseignem ents q u ’il rapporte serviront grandem ent à un géographe en
cham bre, Bourguignon d ’A nville, qui publiera, un dem i-siècle plus tard à
Paris, une cane de l’Égypte étonnam m ent précise, sans avoir jam ais m is
les pieds dans la vallée du Nil.
U appartenait à un consul de France au Caire, Benoit de M aillet, arabi­
sant lui aussi, d 'o ffrir à ses com patriotes le prem ier travail d ’ensem ble sur
le pays des pharaons. Sa D escription de l'É gypte, datée de 173S - trois
quarts de siècle avant l ’œuvre monumentale du même nom - , a l ’avantage
de montrer, pour la prem ière fois, l ’architecture islam ique, qui n ’intéres­
sait guère les religieux. La prem ière édition de son livre est vite épuisée.
Deux autres verront le jour en m oins d ’un an. Son éditeur, l’abbé Le Mas-
crier, peut s ’exclam er en 1740 : « Le Nil est aussi fam ilier à beaucoup de
gens que la Seine. Les enfants même ont les oreilles rebattues de ses cata­
ractes et de ses em bouchures. Tout le monde a vu et a entendu parler des
momies. » Le brave abbé exagère un peu. M ais il est certain q u ’au m ilieu
du XVIIIe siècle l’Égypte occupe les esprits. C ’est aussi un thèm e de polé­
mique entre des penseurs chrétiens et des philosophes des Lumières ; les
uns voulant voir dans la sagesse égyptienne une preuve de la Révélation,
et les autres un dém enti au cléricalism e.
Dans les années 1780, M arie-A ntoinette entretient l ’égyptom anie en
commandant nombre d ’objets pour les palais royaux. Elle a un faible pour
les sphinx, qu’on retrouve, sous diverses form es, dans sa chambre à cou­
cher de Versailles, son salon de Fontainebleau ou son cabinet particulier
de Saint-Cloud. A la même époque fleurissent dans les jardins de petits
pavillons exotiques, baptisés « fabriques », où pyram ides et obélisques
sont présents en force. La fabrique du parc d ’Étupes, résidence des
princes de M ontbéliard, est l ’œuvre d ’un architecte nommé Jean-Baptiste
Kléber, futur général, appelé à se distinguer à la bataille de Fleuras, puis
en É gypte...
On aurait pu croire que la Révolution française, égalitaire et républi­
caine, décapiterait les pharaons. Il n ’en est rien. Elle se sert d ’eux, au
contraire, insistant sur leur sagesse, leur sens de la justice, l’étendue de
leur savoir - bref, leurs « lumières ». Cette m ise en valeur d ’un univers
plus m ystérieux et plus ancien que la civilisation gréco-rom aine permet
de com battre le christianism e et de « parfaire l’architecture visionnaire
m ais religieuse de la R évolution1516». Dans ses m onum ents, l ’Égypte
antique apporte une pureté qui tranche avec les traditions de l ’Ancien
Régime depuis l’époque gothique *. Une pyram ide de toile, dressée sur le

15. Bruno Étienne, « L ’égyptomanie dans l’hagiographie maçonnique», in D 'un


Orient l’autre, Paris, CNRS, 1991.
16. Jean-Marcel Humbert, L’Égyptomanie dans Tort occidental. Paris, ACR, 1989.

23
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Cham p-de-M ars, sert de décor central pour célébrer la destruction des
em blèm es de la féodalité, le 14 ju illet 1792. A la m ém oire des m orts
du 10 août 1792, on édifie une pyram ide au jardin des Tùileries et un
obélisque place des Victoires. Pour la fête révolutionnaire du 10 août de
Tannée suivante, une fontaine de la Régénération est réalisée en plâtre
bronzé sur la place de la B astille. La N ature y est représentée par Isis,
assise entre deux lions, vêtue d 'u n pagne égyptien et coiffée du némès
pharaonique, pressant « de ses fécondes m am elles la liqueur pure et salu­
taire de la régénération ».
L ’Égypte s ’adapte à tous les régim es, toutes les idéologies. Encore
indéchiffrable, elle fascine de plus en plus. Et la tentation de la conquérir
grandit en proportion.
2

La tentation de la conquête

Pourquoi l ’É gypte? El pourquoi la France? On n ’a pas fini de s ’inter­


roger sur la démarche singulière de Leibniz en 1672. Le philosophe alle­
m and, alors âgé de vingt-cinq ans, se rend à Paris pour rem ettre un
m ém oire à Louis XIV : il lui suggère, ni plus ni m oins, d ’envoyer une
arm ée conquérir le pays des pharaons. « Ce projet, écrit-il, est le plus
vaste que l ’on puisse concevoir et le plus facile à exécuter. » De toutes
les contrées du globe, l’Égypte « est la mieux située pour acquérir l ’em ­
pire du monde et des m ers ». Or, ce pays est sans défense et n ’attend que
« l’arrivée d ’une force libératrice pour se soulever ».
Leibniz ne se contente pas de ces affirm ations générales. Il entre dans
le détail, flattant la « réputation de sagesse » du « roi très chrétien » dont il
n ’ignore ni les m auvaises relations avec la Tiirquie ni le désir de combattre
la Hollande : « Jadis, m ère des sciences et sanctuaire des prodiges de la
nature, aujourd’hui repaire de la perfidie m ahom étane, pourquoi faut-il
que les chrétiens aient perdu cette terre sanctifiée, lien de l ’Asie et de
l ’Afrique, digue interposée entre la m er Rouge et la M éditerranée, grenier
de l ’O rient, entrepôt des trésors de l ’Europe et de l'In d e ? » Plutôt que
d ’attaquer la H ollande de front, affirm e le philosophe, m ieux vaut la
vaincre « par l ’Égypte ». C ar la réussite de cette entreprise « assurera à
jam ais la possession des Indes, le commerce de l’Asie et la dom ination de
l ’univers ».
Louis XIV ne reçoit pas L eibniz; il ne lui répond m êm e pas. L ’un
de ses m inistres fait sim plem ent savoir à l ’Électeur de M ayence, dont le
jeune philosophe est le protégé, que les croisades « ont cessé d ’être à la
m ode depuis Saint Louis ». On en reste là. Le Roi-Soleil choisit de faire
la guerre en Europe e t... en France par la révocation de l’édit de Nantes
qui assurait la paix entre catholiques et protestants.
Sous Louis XV, la question égyptienne ne se pose pas : les rapports
sont m eilleurs avec la Ihrquie, et le pouvoir ottoman semble mieux assuré
sur les bords du Nil. Il faut attendre le règne suivant pour voir renaître le
projet. Louis XVI est assailli d'appels pour occuper l’Égypte, avec les
argum ents les plus divers, d ’autant que l ’Empire ottom an se trouve affai­
bli par la guerre qu’il livre à l ’Autriche et à la Russie.

25
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Le m ém oire le plus célèbre de cette période est celui du baron de


Tott, qui rentre de Constantinople en 1776, après y avoir été auxiliaire
de l’am bassadeur de France et instructeur m ilitaire dans l ’arm ée turque.
L’Égypte, assure-t-il, est un pays plein de richesses, pouvant être facile­
m ent conquis. Si nous ne nous en em parons pas, l ’A ngleterre le fera.
Un bon prétexte existe, selon lui, pour occuper le pays des pharaons : les
avanies, de plus en plus fréquentes, dont les résidents français sont victimes.
Le m inistre de la M arine, sensible à cette plaidoirie, envoie le baron
de Tott en Égypte, pour une m ission secrète de reconnaissance, en lui
adjoignant un capitaine de vaisseau et un dessinateur. Le baron se rend
sur place, étudie le terrain et revient en France plus convaincu que jam ais
de la justesse de son projet. M ais le plan n ’est même pas mis à l'étude, car
les hostilités contre l ’Angleterre interdisent de priver l ’arm ée d ’une partie
de ses forces.

Deux voyageurs très convaincants

Dans les années qui précèdent la Révolution, deux récits de voyage très
différents, m ais aboutissant à peu près à la même conclusion, vont beau­
coup influencer les intellectuels et les hommes politiques français. L’un,
célèbre, est le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney, paru en 1787.
L ’autre, moins connu, s ’intitule Lettres sur l'É gypte et a été publié l ’année
précédente par Claude Étienne Savary.
Ce Breton de vingt-sept ans, très cultivé, connaît l ’arabe. U est l’auteur
d ’une traduction du Coran et de deux ouvrages sur M ahomet. Son séjour
en Égypte va durer de 1777 à 1797. Lorsqu’il arrive à Alexandrie, le consul
de France vient d ’être assassiné, et le plus grand désordre règne dans le
pays, où s’affrontent les mamelouks. Cela n ’empêche pas Savary de regar­
der le pays avec ém erveillem ent : « Le D elta, cet imm ense jardin où la
terre ne se lasse jam ais de produire, présente toute l ’année des m oissons,
des légum es, des fleurs et des fru its... Au nord de la ville, on trouve des
jardins où les citronniers, les orangers, les dattiers, les sycom ores sont
plantés au hasard... Lorsque l’atm osphère est en fieu, que la sueur coule
de tous les m em bres, que l ’hom m e haletant soupire après la fraîcheur
comme le m alade après la santé, avec quel charm e il va respirer sous ces
berceaux, au bord du ruisseau qui les arrose ! C ’est là que le 'Ihre, tenant
dans ses m ains une longue pipe de jasm in garnie d ’am bre, se croit trans­
porté dans le jardin de délices que lui prom et M ahom et... C ’est dans ces
jardins que de jeunes Géorgiennes, vendues à l’esclavage par des parents
barbares, viennent déposer avec le voile qui les couvre la décence qu’elles
observent en public. L ibres de toute contrainte, elles font exécuter en
leur présence des danses lascives, chanter des airs tendres, déclam er des
rom ans qui sont la peinture naïve de leurs mœurs et de leurs plaisirs... »
Les jeunes villageoises qui descendent laver leur linge dans le canal ne

26
LA TENTATION DE LA CONQUÊTE

sont pas m oins troublantes : « Toutes font leur toilette. Leurs cruches et
leurs vêtem ents sont sur le rivage ; elles se frottent le corps avec le lim on
du Nil* s ’y précipitent et se jouent parm i les o n d es... »
O n im agine l’enthousiasm e des officiers de l ’expédition de Bonaparte
lorsqu’ils liront Savary, quelques années plus tard, pendant la traversée
de la M éditerranée1! Les généraux, eux, adopteront Volney comme livre
de chevet, voyant dans cet ouvrage plus som bre, raide comme un testa­
m ent, un précieux m anuel de géographie politique et économ ique. M ais
il ne faut pas exagérer l’opposition entre les deux auteurs. Son coup de
foudre pour la vallée du N il n ’em pêche pas Savary de souligner l ’état
désastreux dans lequel se trouve « ce beau royaum e gouverné par des
barbares » et d ’appeler à sa conquête : « Si l ’Égypte, dépourvue de marine,
de manufactures, et presque réduite aux seuls avantages de son sol, possède
encore de si grandes richesses, jugez, M onsieur, ce q u ’elle deviendrait
entre des m ains éclairées... Ce beau pays, entre les m ains d ’une nation
am ie des arts, redeviendrait le centre du comm erce du monde. Il serait le
pont qui réunirait l ’Europe à l ’A sie. C ette contrée heureuse serait une
nouvelle fois la patrie des sciences et le séjour le plus délicieux de la terre.
Ces projets. M onsieur, ne sont pas une chim ère. »
C hassebœ uf, lui, se fait appeler « Volney » en hom m age à Voltaire
(habitant à Ferney). Ce jeune avocat, originaire de la M ayenne, veut pro­
fiter d ’un bel héritage pour voyager. M ais pas voyager n ’imporm com ­
m ent. Pendant un an, il se prépare, en véritable professionnel, s ’entraînant
à dorm ir en plein air ou à m onter à cheval sans bride ni selle. S ’il ne passe
que sept m ois au Caire, avant d ’aller étudier plus longuem ent la Syrie,
son regard pénétrant lui perm et de décrire l’Égypte comme personne ne
l ’avait fait avant lui.
Nulle ferveur ici, nul enthousiasm e. Prenant le contre-pied de Savary,
dont il critique au passage la légèreté, Volney dresse le tableau implacable
d ’un pays m iné par la m isère, les m aladies et l’anarchie. Même la nature
ne trouve pas grâce à ses yeux : « Des villages bâtis en terre, et d ’un aspect
ruiné, une plaine sans bornes qui, selon les saisons, est une m er d ’eau
douce, un m arais fangeux, un tapis de verdure ou un cham p de poussière,
de toutes parts un horizon lointain et vaporeux où les yeux se fatiguent et
s ’ennuient. » Cet observateur distant est cependant trop précis pour ne pas
souligner, indirectem ent, les charm es du pays. A elle seule, la description
m inutieuse des riches m aisons du Caire, avec leurs vastes salles « où l’eau
ja illit dans des bassins de m arbre », invite au voyage : « Les fenêtres
n ’ont point de verres ni de châssis m obiles, m ais seulem ent un treillage à
jour, dont la façon coûte quelquefois plus que nos glaces. Le jo u r vient
des cours intérieures, d ’où les sycom ores renvoient un reflet de verdure
qui plaît à l’œ il. Enfin, une ouverture au nm d ou au som m et du plancher

1. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO,


rééd. 1956, t I.

27
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

procure un air frais, pendant que, par une contradiction assez bizarre, on
s’environne de vêtements et de m eubles chauds, tels que les draps de laine
et les fourrures. Les riches prétendent, par ces précautions, écarter les
m aladies : m ais le peuple, avec sa chem ise bleue et ses nattes dures, s’en­
rhume m oins et se porte mieux. » Superbe !
T raitant, avec la m êm e précision, du com m erce, des douanes, des
im pôts ou de la faiblesse des fortifications du port d ’A lexandrie, l ’austère
Chassebœ uf fournit un docum ent exceptionnel aux Français qui rêvent de
conquérir l ’Égypte. Cette conquête, il l'appelle de ses vœux, m algré tout
le mal q u ’il a dit de la vallée du N il, avec quasim ent les mêmes m ots que
Savary : ce pays doit « passer en d ’autres m ains », ne serait-ce que pour
sauver et déchiffrer les vestiges d ’une imm ense richesse. « Si l ’Égypte
était possédée par une nation am ie des Beaux-Arts, on y trouverait pour
la connaissance de l ’A ntiquité des ressources que désorm ais le reste de la
terre nous refu se... Ces m onuments enfouis dans les sables s ’y conser­
vent comme un dépôt pour la génération future. »
En somme, il y en a pour tous les goAts. La conquête de l ’Égypte peut
intéresser aussi bien les hommes politiques que les m ilitaires, les explo­
rateurs que les savants, les artistes que les bienfaiteurs de l ’hum anité. É t si
l ’on y ajoute tous ceux que ce pays fascine, par son m ystère ou ses
harem s...

L’honneur de la France et son intérêt

Volney n ’a pas m anqué de décrire la tyrannie des m am elouks, cette


« soldatesque licencieuse et grossière », ainsi que la situation critique de
la m aigre colonie française, qui vit en « détention perpétuelle ». Deux
thèm es de plus en plus débattus à Paris, où rapports diplom atiques et
appels au secours se m ultiplient. La situation en Égypte s ’est en effet
beaucoup dégradée. Le contrôle de cette province échappe au sultan, et
les vrais m aîtres du pays n ’y m ettent même plus les form es : le m am e­
louk A li bey, qui prend le pouvoir au Caire en 1768, refuse de payer le tri­
but annuel à la Sublim e Porte. Il frappe même des m onnaies à sa propre
effigie. Un dim anche au Caire, cinq ans plus tôt, ce personnage redou­
table a fait arrêter plusieurs religieux français pendant la m esse et n ’a
accepté de les libérer que contre le paiem ent d ’une rançon. Un jour, il
réclam e une m ontre à répétition garnie de diam ants. Un autre, il exige
du drap en grande quantité pour habiller ses troupes. On a vu son frère
bastonner de ses propres m ains l ’horloger français. Les m em bres de
la « nation » sont devenus les souffre-douleur des beys m am elouks, qui
se m ontrent de plus en plus gourm ands. En 1777, le consulat de France
se replie à Alexandrie avec la plupart des négociants : là, sur la côte, les
rivalités sanglantes entre les beys se font moins sentir et, en cas de danger,
il est toujours possible de se réfugier sur un navire français.

28
LA TENTATION DE LA CONQUÊTE

A leurs risques e t périls, quelques négociants décident de rester au


Caire. Parmi eux, Charles M agallon, qui fait office de consul, en attendant
de le devenir officiellem ent en 1793. Ce personnage essentiel, qui va
jouer un rôle déterm inant dans la suite de l ’histoire, vit en Égypte depuis
un quart de siècle. Son épouse a ses entrées dans les harem s m am elouks,
où elle vend du drap à ces dames. M"* M agallon est souvent appelée à
intervenir en faveur de tel ou tel de ses com patriotes, victim e d ’avanie.
La Révolution française a beaucoup affaibli l ’Échelle. D ’abord, parce
que les Français d ’Égypte sont partagés en deux cam ps et en viennent
parfois aux m ains. Ensuite, parce que la situation chaotique qui règne
à Paris encourage les m am elouks à m ultiplier leurs exactions. « Vous
n ’avez plus de roi ! » s ’entendent dire des négociants. Les Français, de
plus en plus inquiets, « achètent des arm es et se réunissent deux heures
tous les soirs pour faire l ’exercice2 ». Leur consulat n ’arrête pas de dém é­
nager, du C aire à A lexandrie et vice versa, selon les circonstances. Us
ne sont toujours q u ’une poignée : 29 au Caire, 18 à A lexandrie et 14 à
Rosette en 1790.
C ette année-là, les m em bres de l’Échelle adressent une « supplique » à
l'A ssem blée constituante et à la cham bre de com m erce de M arseille, non
plus seulem ent pour réclam er du secours, m ais pour suggérer un blocus
m aritim e de l ’Égypte, qui perm ettrait à la France de s ’em parer de la route
des Indes. Les négociants se font stratèges, fixant même le nombre des
bâtim ents nécessaires à cette m anœ uvre : « Q uatre frégates, dont deux
bloquassent les ports d ’A lexandrie et de D am iette, e t deux croisassent
entre ceux de D jeddah et de S u ez... » A ucune réponse. L ’A ssem blée
constituante a, visiblem ent, d ’autres chats à fouetter.
Une nouvelle « supplique » est envoyée à Paris en 1793. Cette fois, ce
n ’est plus le blocus m aritim e qui est réclam é, m ais l'occupation en bonne
et due form e : « Six m ille citoyens-soldats chasseraient les beys du
Caire », assurent les signataires, et « la conquête de l'É gypte ne coûterait
point de sang ». Toujours pas de réponse. Charles M agallon s ’active de
son côté, écrivant à Veminac, am bassadeur de France à Constantinople :
« Je te prie, citoyen, de ne pas négliger les m oyens de donner l ’Égypte à
la France. Ce serait un des beaux cadeaux que tu pusses lui faire. Le
peuple français trouverait dans cette acquisition des ressources immenses. »
D finira par se faire entendre. Ihlleyrand, devenu m inistre des Relations
extérieures, lui dem ande une note circonstanciée, dont il reprendra des
phrases entières en rem ettant lui-m êm e, le 14 février 1798, un rapport au
D irectoire. C ’est une invitation à occuper l'É gypte. L ’ancien évêque
d ’Autun y souligne l ’am pleur des m éfaits com m is par les m am elouks.
« L’heure de leur châtim ent approche, décrète-t-il. Le D irectoire exécutif
ne peut le différer. La dignité nationale, audacieusem ent outragée, récla­
m erait la vengeance la plus éclatan te.» C ette opération ne saurait

2. François Charles-Roux, Les Origines de l'Expédition d'Égypte, Paris, 1910.

29
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

évidem m ent se réduire à venger une poignée de négociants ou même à


sauver l ’honneur de la France. L’habile m inistre développe une série
d ’autres argum ents, susceptibles de séduire les directeurs, tout en les
flattant.
A ces défenseurs du peuple, à ces adversaires présum és de la tyrannie,
Talleyrand fait rem arquer que, en « vengeant les injures faites à la Répu*
blique, le Directoire exécutif délivrera les habitants de l ’Égypte du joug
odieux sous lequel ils gém issent ». D ix-huit siècles plus tôt, ajoute-t-il,
les Romains avaient ravi l ’Égypte à des rois illustres, am ateurs d ’ait et de
science. A ujourd’hui, les Français peuvent l ’enlever « au x plus affreux
tyrans qui aient jam ais existé ». Si l ’ancien gouvernem ent de la France
avait souvent songé à cette conquête, « il était trop faible pour s ’y livrer.
Son exécution était réservée au D irectoire exécutif, com m e le com plé­
m ent de tout ce que la Révolution française a présenté au monde étonné
de beau, de grand et d ’utile ».
Ces bonnes paroles dites, le m inistre peut passer à des considérations
plus pratiques. L’Égypte est riche, rem arque-t-il, et sa position géogra­
phique en fait le centre naturel du comm erce du monde. Si la France y
assurait la sécurité et la stabilité, la navigation pour l’Inde quitterait la
route longue et dispendieuse du cap de Bonne-Espérance pour revenir à
celle de l’isthm e de Suez (même si la langue de terre qui sépare la M édi­
terranée de la m er Rouge exigerait, comme jadis, un transbordem ent des
m archandises). Tôt ou tard, explique Talleyrand, nous perdrons nos colo­
nies d ’Am érique ; il ne pourrait y avoir de dédomm agem ent plus avanta­
geux que l’Égypte. C ’est un pays facile à prendre, et l ’Em pire ottom an
ne fera pas la guerre pour le défendre. Un négociateur habile pourrait
convaincre C onstantinople que l ’occupation de la vallée du N il, loin
d ’être dirigée contre le sultan, vise au contraire à défendre son pouvoir
face aux m am elouks rebelles. De toute m anière, « l ’Empire ottom an ne
durera pas plus de vingt-cinq ans », et la République devrait « saisir parm i
ses débris ceux qui pourraient lui convenir ». Au prem ier rang de ces
« débris », il m et, sans hésiter, l ’Égypte.

Une œuvre civilisatrice

M ais la R évolution française, cham pionne des droits de l ’hom m e,


peut-elle occuper un autre pays ? Bonne question. On va y répondre par
l ’affirm ative, avec un raisonnem ent subtil, q u ’explique très bien Henry
L aurens3. Si l ’Europe est m atériellem ent supérieure aux autres régions
du m onde, estim ent les révolutionnaires français, c ’est parce que sa
« civilisation » - un m ot nouveau - se fonde sur la raison. Ib u te culture
qui n ’appartient pas à la raison est dépourvue d ’intérêt, donc de légiti­

3. Henry Laurens, L’Expédition d'Égypte, Paris. Armand Colin, 1989.

30
LA TENTATION DE LA CONQUÊTE

m ité : elle ne peut être régie que par l'adversaire de la raison, à savoir le
despotism e. L'Égypte représente un cas unique puisque la civilisation y
est née, au tem ps des pharaons, sous la form e de la sagesse. Cette civili­
sation est passée ensuite à la Grèce et à Rome, s ’exprim ant par le civism e.
Puis, les A rabes ont pris le relais en développant les sciences. Et cette
civilisation est arrivée enfin en Europe, qui a hérité de tous ses attributs.
Or, par la R évolution, la France est en tête de la civilisation. Peut-elle
m onopoliser celle-ci ? La civilisation n ’est-elle pas destinée à tout le
genre hum ain ? En allant la porter - la reporter - dans la vallée du Nil, on
ne fait que revenir aux origines, boucler la boucle en quelque sorte.
Bonaparte, pas plus que Talleyrand, n ’a inventé l’Expédition d ’Égypte.
Les origines de cette entreprise sont bien antérieures, m êm e si la ren­
contre des deux hom mes, en décembre 1797 à Paris, et leur unité de vues
sur la question vont perm ettre de réaliser le vieux projet de L eibniz.
Bonaparte est le général le plus glorieux, le plus adulé de la République.
Après l’éclatante cam pagne d ’Italie, il a apporté au D irectoire le traité de
paix avec l ’A utriche, signé à Cam poform io. La France n ’a plus q u ’un
seul ennem i sérieux, l ’A ngleterre. Et toute la question est de savoir
com m ent la com battre. L’attaquer de front, en débarquant sur ses côtes ?
Lui enlever le Hanovre et Ham bourg ? Ou m enacer son com m erce des
Indes en lançant une opération au Levant ? Bonaparte analyse chacune de
ces trois hypothèses dans un rapport au D irectoire, le 23 février 1798,
sans en oublier une quatrièm e, pour la form e, qui serait de conclure la
paix avec la perfide Albion.
L’O rient l’attire depuis longtem ps. Naguère, il avait lu, la plum e à la
m ain, L ’H istoire des A rabes en quatre volum es d 'u n certain abbé
de M arigny et s’était même fabriqué un petit vocabulaire de langue arabe.
Plus récem m ent, il a parcouru Savary, dévoré Volney, et d ’ailleurs discuté
avec ce dernier en Corse. Bonaparte, hanté par l ’exem ple d ’Alexandre le
Grand, est persuadé que si le pouvoir est à Paris, c ’est en O rient que l’on
peut réaliser une œuvre. Paris, du reste, n ’est pas prêt à se livrer à lui.
Il doit trouver un m oyen de prendre de la distance, sans se faire oublier.
Ce souci répond à celui de plusieurs membres du Directoire qui, tout à la
fois, aim eraient éloigner ce général encom brant et l’em ployer utilem ent :
le peuple ne com prendrait pas q u ’on se prive de lui.
Et, pour être com plet, rappelons l ’explication de Freud, qui vaut ce
q u ’elle vaut. Bonaparte, com plexé par Joseph, son frère aîné, aurait eu
besoin d ’une revanche en conquérant l ’Égypte, terre du Joseph de la
Bible. « Où aller, sinon en Égypte, quand on est Joseph qui veut paraître
grand aux yeux de ses frères? Si l ’on exam ine de plus près les m otifs
politiques de cette entreprise du jeune général, on trouvera sans doute
q u ’ils n ’étaient rien d ’autre que des rationalisations violentes d ’une idée
fantasm atique4. »

4. Lettre de Freud à Thomas Mann, 20 novembre 1936.

31
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Le choix de l’Égypte par le D irectoire est décidé dans le secret. L es


soldats qui em barquent à Toulon le 19 m ai 1798 ne savent nullem ent o ù
on les emmène. D ’autres flottes les rejoindront en M éditerranée. En tout,
54 000 hom mes, en com ptant les différents personnels. L ’expédition a
pourtant été préparée en quelques sem aines. C ’est une arm ada im pres­
sionnante qui appareille, avec notamment treize vaisseaux de guerre et six
frégates, même si le général en chef n ’est pas dupe de la qualité de la
m arine française, très affaiblie depuis la Révolution. II prend en réalité un
risque considérable en se lançant ainsi en M éditerranée, où l ’am iral N el­
son le cherche et que seule la m alchance l’em pêchera de trouver. M ais,
m algré le manque d ’argent, cette arm ée d ’O rient, qui réunit des généraux
prestigieux et regroupe des unités ayant com battu en Italie e t en A lle­
magne, peut passer pour la m eilleure du monde.
L ’Expédition d ’Égypte ne manque pas d ’extravagances. Sa plus grande
originalité est évidem m ent la présence de quelque 167 civils appelés
« savants » et que le payeur général de l ’arm ée recense ainsi durant la
traversée : « 21 m athém aticiens, 3 astronom es, 15 naturalistes et ingé­
nieurs des m ines, 17 ingénieurs civils, 15 géographes, 4 architectes,
3 élèves ingénieurs-constructeurs, 8 dessinateurs, 1 sculpteur, 10 artistes
m écaniciens, 3 poudres et salpêtres, 10 hommes de lettres et secrétaires,
15 consuls et interprètes, 9 officiers de santé, 9 lazarets, 22 im prim eurs,
2 artistes m usiciens3. » Parmi eux, quelques célébrités. Gaspard M onge
passe pour le m eilleur m athém aticien de son époque, après avoir m is au
point une fameuse méthode d ’enseignem ent de la géom étrie descriptive.
Claude Louis Berthollet est un grand chim iste, qui a découvert les pro­
priétés décolorantes du chlore et les a appliquées au blanchim ent des
toiles. Étienne Geoffroy Saint-H ilaire, titulaire de la chaire de zoologie
au M uséum, est déjà renommé à vingt-six ans, en attendant de poser les
bases de l’em bryologie. Beaucoup de m em bres de la com m ission sont
très jeunes et deviendront célèbres par la suite : Fourier, Conté, L ancret...
Comme l ’écrit François C harles-R oux, « jam ais arm ée partant à la
conquête d ’un pays n ’avait am ené à sa suite pareille encyclopédie
vivante56 ».
Bonaparte tient à donner cette dim ension scientifique e t artistique à
l’Expédition d ’Égypte, après avoir fait une expérience de même nature,
m ais à très petite échelle, lors des cam pagnes du Rhin et d ’Italie. Il est
très fier d ’avoir été adm is à l’Académie des sciences - au fauteuil de Car­
not - et se sent porteur d ’un projet « civilisateur » pour le pays des pha­
raons. Il a fait acheter, avant le départ, une véritable bibliothèque com ­
prenant 550 ouvrages fondam entaux. L’arm ée d ’O rient em porte aussi un
m atériel d ’im prim erie en trois langues (français, arabe et grec), saisi en

5. Gabriel Guémard, Histoire et Bibliographie critique de ta Commission des sciences


et des arts et de l’Institut d’Égypte. Le Caire, 1936.
6. François Charles-Roux, Bonaparte gouverneur d ’Égypte, Paris, 1936.

32
LA TENTATION DE LA CONQUÊTE

partie au Vatican, un laboratoire de chim ie, un cabinet de physique,


un cabinet d ’histoire naturelle, un observatoire, un équipem ent com plet
d ’aérostation...
Les savants sont répartis sur plusieurs navires pendant la traversée,
pour ne pas « confier la science au sort d ’un seul bâtim ent ». La plupait
des officiers s ’agacent ou ricanent de leur présence, m ais ils apprendront
peu à peu à les connaître et à apprécier leurs services. Nul ne peut encore
im aginer que c ’est par l ’interm édiaire de ces civils que l ’Expédition
d ’Égypte laissera une véritable trace dans l’Histoire.
3

Bonaparte, pacha du Caire

Bonaparte débarque sans aucune difficulté en Égypte, le 2 juillet 1798,


après s ’être em paré de M alte au passage. Une petite résistance, vite
m atée, lui est opposée à A lexandrie, qui n ’a plus rien de ses splendeurs
passées et n ’est q u ’un gros bourg, mal défendu, de quelques m illiers d ’ha­
bitants : Charles M agallon, l’ancien consul, avait raison. Il a d'ailleurs fait
le voyage avec le comm andant en chef, dans le navire am iral, U O rient, et
c ’est son propre neveu et rem plaçant qui leur souhaite la bienvenue après
être m onté à bord. U les inform e que Nelson, à la recherche de la flotte,
vient à peine de faire escale à Alexandrie. Quand l ’am iral anglais a dit au
gouverneur que les Français s ’apprêtaient sans doute à envahir l’Égypte,
celui-ci lui a ri au nez : « Que viendraient faire les Français ? Us n ’ont rien
à faire ici. » De toute façon, les mamelouks sont persuadés que si des infi­
dèles faisaient la folie de vouloir envahir le pays, ils seraient décapités
ju sq u ’au dernier.
Au bout de quelques jours, une partie de l ’arm ée d ’O rient se m et en
route pour Le Caire. Et, là, le calvaire comm ence. Quelle idée d ’occuper
l ’Égypte en plein été ! Les uniform es des soldats français ne sont nulle­
m ent adaptés à la chaleur et au sable. Leur chapeau ne les protège pas
assez du soleil. Haut guêtrés, enferm és dans leur habit aux buffleteries
croisées, ils étouffent, ils ont faim et ils ont soif. C ertains tom bent en
route. D ’autres, saisis de désespoir, se brûlent la cervelle ou se jettent dans
le NU. « Nous étions dans un triste état, et toujours poursuivis pendant les
m arches par une nuée d ’Arabes, qui m assacraient im pitoyablem ent tous
les hommes que leurs faiblesses ou leurs souffrances faisaient rester en
arrière1», tém oignera un sous-officier.
Les soldats français redoutent les m am elouks et leurs terribles sabres
recourbés, dont on d it que, d ’un seul coup, ils font deux m orceaux de
l ’adversaire. Les prem iers affrontem ents les rassurent cependant sur la
capacité réelle de ces m ilices, courageuses m ais bien im prudentes. Elles
viennent s’écraser sur les form ations en carré, le 21 juillet, au cours de la

I. Colonel Vigo Roussillon, « Mémoires militaires », cités par Charles La Jonquière,


L Expédition d’Égypte. 1798-1801, Peris, 1899-1905, t. II.

35
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

fam euse « bataille des Pyram ides », qui a lieu en réalité à Imbaba, assez
loin de là. C ’est dire que, contrairem ent à une légende, le sphinx n ’a pas
perdu son nez ce jour-là : un boulet ottom an le lui avait peut-être em porté
antérieurem ent, à m oins que cette partie proém inente n ’ait été victim e
de l’érosion... Il faut savoir aussi que Bonaparte ne s’est pas écrié : « Du
haut de ces pyram ides, quarante siècles vous contem plent », m ais, plus
prosaïquement : « Allez, et puisez que, du haut de ces monuments, quarante
siècles nous observent » ...

Au nom d’Allah tout-puissant

Les deux m aîtres de l ’Égypte, M ourad bey et Ibrahim bey, se sont


enfiiis, l ’un en Haute-Égypte, l’autre dans le Delta, accompagné du gou­
verneur ottom an. Il n ’y a plus d ’autorité au Caire, où les palais des mame­
louks sont pillés par une foule furieuse d ’avoir été abandonnée. Bonaparte
fait une proclam ation solennelle en arabe : « Peuple du C aire, je suis
content de votre conduite. Vous avez bien fait de ne pas prendre parti
contre moi. Je suis venu pour détruire la race des mam elouks, protéger le
commerce et les naturels du p ay s... Ne craignez rien pour vos fam illes,
vos m aisons, vos propriétés, et surtout pour la religion du Prophète que
j ’aim e... »
O ui, la religion du Prophète. Bonaparte a retenu l ’avertissem ent de
Volney, qui écrivait : « Pour s’établir en Égypte, il faudra soutenir trois
guerres : la prem ière contre l’Angleterre ; la seconde contre la Porte ; la
troisièm e, la plus difficile de toutes, contre les m usulm ans. » M ais, au
lieu de com battre les musulmans, le vainqueur d ’Arcole a décidé de les
séduire. C ette im age du jeune général éblouissant les vieux oulém as
inspirera plus d ’un peintre et donnera lieu à un feu d ’artifice de Victor
Hugo dans Les O rientales :
Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,
Prodige, il étonna la terre des prodiges.
Les vieux sheiks vénéraient l’émir jeune et prudent ;
Le peuple redoutait ses arm es inouïes ;
Sublime, il apparut aux tribus éblouies
Comme un Mahomet d’Occident.

En débarquant à Alexandrie, Bonaparte avait fait une profession de foi


encore plus explicite, avec l’aide du savant le plus âgé de l’Expédition,
l ’orientaliste Venture de Paradis : « Au nom de Dieu le B ienfaiteur, le
M iséricordieux, il n ’y a de dieu que Dieu, il n ’a pas de fils ni d ’associé
dans son règne. De la part de la République française fondée sur la base de
la liberté et de l’égalité, le général Bonaparte, chef de l’armée française,
fait savoir au peuple d ’Égypte que depuis trop longtemps les Beys qui gou­
vernent l’Égypte insultent à la nation française et couvrent ses négociants

36
BONAPARTE, PACHA DU CAIRE

d'avanies : depuis trop longtem ps, ce ram assis d'esclaves achetés dans le
Caucase et la Géorgie tyrannise la plus belle partie du monde ; m ais Dieu,
le Seigneur des M ondes, le tout-puissant, a ordonné que leur em pire finit.
Égyptiens, on vous dira que je viens pour détruire votre religion; c ’est
un m ensonge, ne le croyez pas ! Répondez que je viens vous restituer
vos droits, punir les usurpateurs ; que je respecte plus que les mamelouks
Dieu, son prophète M ahomet et le glorieux C oran... Dites au peuple que
nous sommes de vrais musulmans. N 'est-ce pas nous qui avons détruit le
Pape qui disait q u ’il fallait faire la guerre aux m usulmans ? »
On a pris soin d'expurger la version française pour ne pas trop heurter
les soldats de la République. M ais l'étonnante profession de foi de Bona­
parte ne convainc guère les musulmans. Le célèbre chroniqueur égyptien
Jabarti, dont les notes au jo u r le jo u r constituent un docum ent unique sur
cette pério d e2, y relève des tournures de style erronées, des fautes de
gram m aire, une grande incohérence et, surtout, des affirm ations incompa­
tibles avec la religion du Prophète. Ces gens-là, estim e-t-il, professent un
faux islam , et leur anti-catholicism e ne les rend que plus suspects
d 'ath éism e3. Comme le dira de son côté le cheikh Cherkawi, président du
conseil de notables m is en place par Bonaparte, il s'ag it d 'u n e « secte de
philosophes qui [...] nient la résurrection et la vie future, la m ission des
prophètes, et m ettent au-dessus de tout la raison humaine ».
Estim ant im possible d'exercer une influence directe sur la population
locale, Bonaparte fait appel à des interm édiaires. Nous devons, dira-t-il
dans son testam ent à Kléber, donner aux Égyptiens des chefs, sans quoi
ils s ’en choisiront eux-m êm es. « J ’ai préféré les ulém as et les docteurs de
la loi : 1) parce q u ’ils l'éta ie n t naturellem ent; 2) parce q u ’ils sont les
interprètes du C oran, e t que les plus grands obstacles que nous avons
éprouvés e t que nous éprouverons encore proviennent des idées reli­
gieuses; 3) parce que ces ulém as ont des mœurs douces, aim ent la justice,
sont riches et anim és de bons principes de m orale. Ce sont sans contredit
les gens les plus honnêtes du pays. Ils ne savent pas m onter à cheval,
n ’ont l ’habitude d'aucune m anœuvre m ilitaire, sont peu propres à figurer
à la tête d ’un m ouvem ent arm é4. »
Au Caire, comme dans les provinces, un diwan consultatif, com prenant
des oulém as et des hauts fonctionnaires, a été m is en place. D ’anciens
m em bres des m ilices ottom anes assurent le m aintien de l'ordre, sous le
contrôle d 'u n officier français. B onaparte, qui a cru devoir im poser
l'écharpe tricolore aux notables, se heurte à des refus indignés. U renonce
m êm e à leur im poser la sim ple cocarde. C elle-ci sera spontaném ent

2. Abdal-al-Rahman al-Jabarti, Journal d un notable du Caire durant T expédition fran­


çaise, 1798-1801, traduit et annoté par Joseph Cuocq, Paris, Albin Michel, 1979.
3. Excellente synthèse de la pensée de Jabarti sur ce point, in Henry Laurens, L’Expé­
dition d Égypte, p. 95-97.
4. « Mémoire sur l’adm inistration intérieure », publié intégralement par Charles
La Jonquiire, L’Expédition d Égypte, op. cit., t V, p. 597-606.

37
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

adoptée par des habitants du C aire, terrorisés par la répression après la


prem ière insurrection d'octobre 1798. M ais on leur arrachera alors cet
insigne, les jugeant indignes de le porter...
Les m alentendus sont nom breux. La population ne com prend pas
diverses mesures d ’hygiène pour enrayer les épidém ies, comme le regrou­
pement des ordures ou le balayage et l'arrosage des nies. Pas plus que
l ’obligation de m aintenir un éclairage nocturne, par sécurité. L ’incom pré­
hension est à son com ble quand les autorités françaises ordonnent la
dém olition des lourdes portes des quartiers que l'o n ferm e la nuit, pour
assurer justem ent la sécu rité3... La prem ière insurrection du C aire,
encouragée par des appels à la guerre sainte de Constantinople et relayée
par des prédicateurs locaux, prend les Français de court. M ais, très vite,
l ’arm ée intervient, et le quartier d ’El-A zhar est pilonné par l'artillerie.
Selon Jabarti, la célèbre m osquée est profanée de la pire m anière p ar
des soldats, rendus fous furieux par la m ort de plusieurs dizaines de
leurs com patriotes, dont le général Dupuy, com m andant de la capitale.
Us y pénètrent à cheval, attachent leurs m ontures au pilier de la quibla,
cette niche sacrée qui indique la direction de La M ecque, puis font des
ravages. « Us saccagèrent les salles attenantes et les dépendances, bri­
sèrent les lam padaires et les veilleuses... Us jetaient au rebut les livres et
les volum es du C oran, y m archant dessus avec leurs chaussures. Us
souillèrent les lieux d'excrém ents, d ’urine et de crachats... » Au-delà de
ces débordem ents, la répression sera sans pitié, m algré une apparence
de réconciliation. « Toutes les nuits, nous faisons couper une trentaine de
têtes », précise Bonaparte, persuadé q u 'il faut se faire craindre pour être
respecté.

Les prodiges de la science

N elson cherchait l'escad re française. Il l ’a finalem ent trouvée, le


1er août 1798, dans la rade d'A boukir, près d'A lexandrie, où elle m ouillait
im prudem m ent, à défaut d 'av o ir été se m ettre à l'ab ri à Corfou. C 'e st
un carnage. De toute sa flotte, Bonaparte ne conserve que deux vaisseaux
et deux frégates, qui lui perm ettront, l ’année suivante, de regagner la
France. Il a perdu 1700 m arins, auxquels s ’ajoutent presque autant de
blessés. L'arm ée d'O rient ne peut plus être rapatriée, elle est prisonnière
de sa conquête. B onaparte en tire une leçon : « N ous n'av o n s plus de
flotte, eh bien, il faut m ourir ici ou en sortir grands comme les anciens...
Voilà un événem ent qui va nous forcer à faire de plus grandes choses que
nous ne com ptions... Il faut nous suffire à nous-mêmes. » On com pte sur
l'ingéniosité des savants, qui ont eux-mêmes déjà perdu, quelques semainesS .

S. Jean-Joël Brégeon. L’Expédition française au jour le jour, 1798-1801, Paris, Perrin,


1991.

38
BONAPARTE, PACHA DU CAME

plus tôt, une partie de leur m atériel (m icroscopes, scalpels, pinces à dis*
section, étaloirs à papillons, cahiers d ’herborisation...) dans l’échouage
accidentel d ’un navire, et en perdront d ’autres encore, quelques m ois plus
tard, lors du saccage de la m aison de Caffarelli au Caire.
M algré leurs déboires, les m em bres de la Com mission des sciences et
des arts se sont m is imm édiatem ent au travail. Tirais objectifs leur ont été
fixés : apporter une aide technique aux m ilitaires et aux adm inistrateurs
du p ay s; découvrir l ’Égypte et la révéler à l ’E urope; enfin, selon les
m ots de Jom ard, « p o rter les arts de l ’Europe chez un peuple dem i-
barbare et dem i-civilisé ». L’Institut d ’Égypte est créé, le 22 août 1798,
sur le m odèle de l ’Institut de France. Ses 36 m em bres, choisis parm i les
plus ém inents de la Com mission, sont répartis en quatre classes : m athé­
m atiques, physique, économ ie politique, littérature et arts. Président :
M onge ; vice-président : Bonaparte ; secrétaire perpétuel : Fourier.
L ’Institut a été installé dans deux palais m am elouks, où règne une
véritable atm osphère de travail. Geoffroy Saint-H ilaire écrit à son père en
octobre 1798 : « Je trouve ici un jardin vaste, une m énagerie, des cabinets
de physique et d ’histoire naturelle. Je m e crois à Paris. Je retrouve des
hommes qui ne pensent qu’aux sciences, je vis au centre d ’un foyer ardent
de lum ière. »
A la prem ière séance, Bonaparte pose six questions très concrètes, qui
donneront lieu à six com m issions de travail : comm ent perfectionner les
fours pour la cuisson du pain de l’arm ée ? Peut-on rem placer le houblon
par une autre substance dans la fabrication de la bière ? E xiste-t-il un
moyen de clarifier et de rafraîchir les eaux du Nil ? Vaut-il mieux construire
au C aire des m oulins à eau ou des m oulins à vent ? Avec quelles res­
sources locales peut-on fabriquer de la poudre? Com ment am éliorer le
systèm e judiciaire et l’enseignem ent en Égypte ?
Dès la deuxième séance, Monge fait une communication sur les mirages,
qui ont donné tant de faux espoirs aux soldats assoiffés dans leur marche
pénible vers Le Caire. De nouvelles com m issions sont m ises en place,
pour préparer un vocabulaire arabe, com parer les poids et m esures en
Égypte et en F rance... Et Bonaparte revient avec de nouvelles questions :
peut-on cultiver la vigne en É gypte? C reuser des puits dans le désert?
A pprovisionner en eau la C itadelle du C aire? U tiliser les am as de
décom bres qui cernent la capitale ? Construire un observatoire ? Établir
un nilom ètre ?
Certaines comm unications feront date, comme celle de Berthollet sur la
form ation naturelle de soude dans les lacs du Natroun. Tous ces travaux
sont publiés dans une revue scientifique, La D écade égyptienne, tandis
que le corps expéditionnaire bénéficie d ’un journal plus léger, Le Cour­
rier de l'É gypte, qui fournit diverses informations et sert d ’outil de propa­
gande à Bonaparte. C ’est le prem ier journal édité sur le sol africain.
Des m em bres de la Com m ission des sciences et des arts font des
prodiges. Par exem ple, N icolas Jacques Conté, l ’inventeur des fam eux

39
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

crayons à m ine artificielle, dont l ’ingéniosité et l’esprit encyclopédique


su scitait l’adm iration générale. De ce fils de jardinier, devenu chef de la
brigade des aérostiers de l ’arm ée, M onge dit q u ’il a « toutes les sciences
dans la tête a tous les arts dans la m ain ». C ’est un vrai m agicien pluri­
disciplinaire. « Ce que Conté im agina en quelques m ois est inouï, écrit un
Français d ’Égypte qui a passé une partie de sa vie à étudier les travaux de
cette fam euse com m ission : m oulins à vent, filatures de laine a de coton,
m anufactures de drap, fabriques de papier, de chapeaux, fonderie de
caractères d ’im prim erie, m achines à tanner les cuirs, à frapper les m on­
naies ! Il perfectionna les instrum ents de chirurgie, construisit des lits-
brancards pour le transport des blessés, des affûts spéciaux de canon
pour la traversée du désert, forgea des lam es de sabre, confectionna des
longues-vues, des tam bours et ju sq u 'à des trom pettes, qu’il se désespérait
de ne pouvoir faire sonner à l'u n isso n 6 ! »
Le chroniqueur égyptien Jabarti, pourtant sévère et sceptique su r
l’occupation, s ’extasie sur les m oulins à vent, les brouettes utilisées par
les Français, et sur la bibliothèque de l’Institut, q u ’il a été invité à visiter.
Le fait que des Européens travaillent jo u r et nuit pour apprendre l’arabe
l ’im pressionne. « Si un musulman, raconte-t-il, voulait entrer pour visiter
l ’établissem ent, on ne l’en em pêchait point, on le recevait au contraire
avec affabilité. Les Français étaient heureux lorsque le visiteur m usulm an
paraissait s ’intéresser aux sciences ; ils entraient im m édiatem ent en rela­
tion avec lui, et lui m ontraient toutes sortes de livres im prim és, avec des
figures représentant certaines parties du globe terrestre 7. »
Les dém onstrations de chim ie et de physique le stupéfient : « Un des
préparateurs prit un flacon contenant un certain liquidé, il en versa une
partie dans un verre vide ; puis il prit un autre flacon et versa un autre
liquide dans le même verre ; il s’en dégagea une fumée colorée ; et lorsque
cette fum ée eut disparu, le liquide se solidifia et garda une couleur ja u ­
nâtre. J ’ai touché ce solide et je l ’ai trouvé aussi dur que la pierre. L a
même expérience fut répétée sur d ’autres liquides et on obtint une pierre
bleue ; une troisièm e fois, ce fut une pierre rouge comme le rubis. Le pré­
parateur prit ensuite une poudre blanche et la posa sur une enclum e ; il
frappa dessus avec un m arteau, aussitôt une détonation très forte, com m e
celle d ’un coup de fusil, se fit entendre ; nous fûmes effrayés, ce qui fit rire
les assistants. » Après une dém onstration d'électricité et de galvanism e,
engendrant des convulsions chez des animaux m orts et dépecés, le chro­
niqueur écrit cette phrase terrible, qui en dit long sur l’état de décrépitude,
en cette fin de xviii* siècle, de la grande science arabe : « On nous fit
encore d ’autres expériences toutes aussi extraordinaires que les prem ières,
et que des intelligences comme les nôtres ne parviennent pas à saisir. »

6. Gabriel Guémard, Histoire et Bibliographie critique de la Commission des sciences


et des arts et de l’Institut d' Égypte, Le Caire, 1936.
7. Abdal-al-Rahman al-Jabarti, Journal d’un notable du Caire.... op. cit.

40
BONAPARTE, PACHA DU CAIRE

Un autre jour, les visiteurs égyptiens se m ontrent, au contraire, peu


im pressionnés par une expérience de chim ie. Bonaparte, qui est présent,
en éprouve quelque agacem ent. Le cheikh El-Bakri s'en aperçoit et, à
brûle-pourpoint, demande à Berthollet si sa science lui permet de se trouver
à la fois en Égypte et au M aroc. L 'illustre chim iste hausse les épaules,
jugeant cette question absurde. « Vous voyez bien, s'exclam e alors El-
Bakri, que vous n 'êtes pas tout à fait sorcier ! »

Des explorateurs en campagne

R elier la M éditerranée à la m er Rouge : c 'e s t l ’une des m issions


confiées par le Directoire à Bonaparte. Rien de moins ! Le percem ent de
l ’isthm e de Suez figure en toutes lettres dans l’arrêté du 12 avril 1798 :
« Le général en chef de l ’arm ée d ’O rient s ’em parera de l ’Égypte ; il
chassera les A nglais de toutes les possessions de l ’O rient où il pourra
arriver; et notam m ent détruira tous leurs com ptoirs sur la m er R ouge...
Il fera couper l’isthm e de Suez et prendra toutes les m esures nécessaires
pour assurer la libre et exclusive possession de la m er Rouge à la Répu­
blique française. »
Couper l’isthm e de S uez... Les politiciens parisiens n ’ont pas inventé
cette grande idée. La jonction des deux m ers fait rêver des Européens
depuis le début du XVIe siècle : il s ’agit d ’opposer une parade au cap de
Bonne-Espérance, en réduisant de m oitié la route des Indes.
La veille de Noël 1798, Bonaparte se rend à Suez en com pagnie de
plusieurs généraux, trois cents hommes de troupe, plusieurs savants, dont
Monge et Berthollet, ainsi que Jacques-M arie Le Père, ingénieur en chef
des Ponts et Chaussées. Aux abords de cette m isérable bourgade, située
dans un cadre féerique, il traverse la m er Rouge à marée basse, visite des
sources d ’eau saum âtre, les fam euses « fontaines de M oïse », et repère les
traces d ’un canal qui, des siècles plus tôt, reliait le Nil à Suez. Au retour,
la m arée m ontante le surprend avec son escorte. Une catastrophe est évi­
tée de justesse. Le général Caffarelli, sauvé de la noyade par un soldat,
perd sa jam be de bois dans cette aventure. C ’est le prem ier préjudice subi
à cause du percem ent de l’isthme de S uez... Bien des années plus tard.
Napoléon n ’oubliera pas ce détail dans le M ém orial de Sainte-H élène :
« Caffarelli en fut quitte pour sa jam be de bois, ce qui lui arrivait du reste
toutes les sem aines. »
Le Père est chargé d ’entreprendre dès que possible les m esures néces­
saires pour relier les deux m ers par un canal. L 'ingénieur retourne
à quatre reprises dans l ’isthm e avec des collaborateurs. Les conditions
difficiles de ce travail, sous la menace des bédouins et avec des moyens
techniques insuffisants, peuvent expliquer la conclusion erronée de son
rapport, à savoir que les eaux de la m er Rouge sont plus hautes d ’une
dizaine de m ètres que celles de la M éditerranée. Conclusion lourde de

41
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

conséquences, car la différence de niveau fait craindre une inondation du


Delta et ne plaide donc pas en faveur d ’un canal direct. C elui-ci, selon
Le Père, se heurterait surtout à un obstacle m ajeur : la difficulté de créer
un port dans la baie de Féluse, sur la M éditerranée. L ’ingénieur des Ponts
et Chaussées penche pour un canal indirect. De toute m anière, Bonaparte
n ’aura pas le tem ps de le réaliser. M ais l ’affaire est lancée, e t d ’autres
s ’en chargeront plus tard ...
L ’exploration de la H aute-Égypte réserve aux Français des m otifs
d ’ém erveillem ent et une form idable m oisson. Vivant Denon, âgé d ’une
cinquantaine d ’années, dessine en solitaire dans le sillage de l'expédition
m ilitaire conduite par le général Desaix. Les soldats ne com prennent
pas toujours à quoi servent les savants et les artistes. « Que venaient donc
faire, au sein des bivouacs, ces hommes à grands chapeaux, à longues
redingotes vertes, ces arpenteurs et ces gratteurs de sable? Aux heures de
famine et de lassitude, les voltigeurs rejetaient sur eux l ’idée et la respon­
sabilité de l ’expédition et, pour les vexer, appelaient “savants” les petits
baudets blancs du pays8. » Lors d ’une attaque inattendue des mamelouks,
un officier de l ’armée d ’Orient, après avoir fait m ettre son détachement au
carié, lance un ordre resté célèbre : « Les ânes et les savants au centre ! »
Et, pourtant, raconte Vivant Denon, lors de l’arrivée à Thèbes, « l’ar­
m ée, à l ’aspect de ces ruines éparses, s ’arrêta d ’elle-m êm e et, par un
mouvement spontané, battit des m ains, comme si l'occupation des restes
de cette capitale eût été le but de ses glorieux travaux, eût com plété
la conquête de l ’É gypte9 ». Devant le tem ple de Dendera, en grande par­
tie enfoui sous le sable, un officier vient lui dire : « Depuis que je suis
en Égypte, trom pé sur tout, j ’ai toujours été m élancolique et m alade :
Tintyra [Dendera] m ’a g u éri; ce que j ’ai vu aujourd’hui m ’a guéri de
toutes mes fatigues. »
Denon est un artiste. Bien différent sera le travail d ’un jeune groupe de
Français, envoyés sur place en m ars 1799, sous la direction d ’un ingé­
nieur des Ponts et Chaussées, avec pour m ission d ’étudier le régim e du
Nil et l ’agriculture. Leur travail term iné, deux polytechniciens, Prosper
Jollois, vingt-deux ans, et Édouard D evilliers du Terrage, dix-neuf ans, se
passionnent pour l ’archéologie. Ils reproduisent, avec infinim ent de m inu­
tie, tem ples, statues, obélisques et objets en tous genres. Lorsqu’ils seront
rejoints par les deux comm issions scientifiques nommées par Bonaparte,
on s ’apercevra que l ’essentiel du travail est déjà fa it10. D escendant le
Nil ensem ble jusqu’au Caire, les « savants », jeunes et vieux, vont relever
encore m ille autres m erveilles, adm irablem ent conservées dans le sable,

8. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd.


1956,1.1.
9. Dominique Vivant Denon, Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les
campagnes du général Bonaparte, Paris, 1802.
10. Jean-Claude Golvin, « L’expédition en Haute-Égypte à la découverte des sites », in
Henry Laurens, L’Expédition d'Égypte, op. cit.

42
BONAPARTE, PACHA DU CAIRE

sous ce clim at sec. Leurs cartons, rem plis de notes et de dessins, pourront
être rapatriés en France deux ans plus tard.
Le 19 ju illet 1799, le capitaine François-X avier Bouchard, officier du
génie, découvre dans les ruines d ’un fort, près de la ville de Rosette, une
pierre portant une inscription en grec, en dém otique et en hiéroglyphes.
L ’im portance de cette stèle, « de 36 pouces de hauteur, d ’un beau granit
noir, d ’un grain très fin, très dur au m arteau », n ’échappe pas aux savants
français. Us inventent même au Caire un procédé inédit, en avance sur la
lithographie, pour pouvoir en conserver des copies. M ais la pierre de
R osette ne leur sert pas à grand-chose pour le m om ent. L ’inscription
grecque indique que Ptolém ée Philopator avait fait rouvrir tous les canaux
d ’Égypte, m obilisant pour cela beaucoup d ’hommes et dépensant beau­
coup d ’argent. On im agine que les deux autres textes veulent dire la
m ême chose. « Cette pierre, affirm e Le Courrier d'É gypte (qui prend le
dém otique pour du syriaque), offre un grand intérêt pour l ’étude des
caractères hiéroglyphiques, peut-être m êm e en donnera-t-elle enfin la
clef. » Peut-être, en e ffe t...
4

Le mal du pays

Après l'É gypte, la Syrie. Le 10 février 1799, Bonaparte part en direc­


tion du Levant, avec Lannes, K léber et 12 000 hommes. Son but, écrit-il
au D irectoire, est d'em pêcher la jonction de deux arm ées turques et de
chasser les Anglais des côtes. Envisage-t-il de pousser plus loin, ju sq u 'à
Constantinople ? Sa stratégie a changé. Ne parvenant pas à rallier autour
de lui les m usulm ans, il cherche à soulever les Arabes contre les 'Ihres : il
est persuadé que les Syriens sont mûrs pour cela et que, dans la foulée, les
G recs et les A rm éniens pourraient se révolter à leur tour. Le nouvel
Alexandre rêve sans doute de « m archer sur Constantinople à la tête de
tous ces peuples coalisés1».
La cam pagne de Syrie commence par une traversée du désert, qui rap­
pelle de bien m auvais souvenirs, m ais elle réserve de fulgurantes vic­
toires, à E l-A rich, G aza et Jaffa. Dans cette dernière ville, B onaparte
ordonne froidem ent le m assacre des prisonniers. Tous ceux qui ne sont
pas égyptiens - près de 2 500 personnes - doivent être fusillés. Le travail
sera term iné à la baïonnette, car on manque de cartouches. Un tém oin de
cette boucherie décrit « une pyram ide effroyable de m orts et de m ourants
dégouttant le sang 12 ».
A Saint-Jean-d'A cre, c 'e st une autre affaire. La ville est vigoureuse­
m ent défendue par les O ttom ans et ravitaillée par la flotte anglaise de
Sidney Smith. Les Français, victim es d 'u n e violente épidém ie de peste,
passent du découragem ent à la panique. Le m édecin chef D esgenettes
s'in o cu le le virus pour rassurer les soldats. Peine perdue. La m ort du
général Bon et surtout du général C affarelli, adoré des troupes, contribue
à dém olir le m oral des assaillants. Le 17 mai, après quatorze assauts et
deux m ois de vains efforts, le siège est levé. On reprend la route m audite
du désert, en transportant m alades et blessés.
Bonaparte rentre au Caire avec son arm ée dim inuée d 'u n tiers, m ais il

1. Henry Laurens, L'Expédition d'Égypte. Paris, Armand Colin, 1989.


2. J. Miot, Mémoires pour servir à F histoire des expéditions en Égypte et en Syrie,
Paris. 1814.

45
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

fait organiser une réception triom phale. Une proclam ation, affichée en
arabe, inform e les C airotes q u ’il ne reste plus deux pierres l ’une sur
l’autre à Saint-Jean-d’Acre, « au point que l’on se demande s ’il a existé
une ville en ce lieu ». Le commandant en chef, qui n ’a pas réussi la carte
de l ’arabism e, semble revenir à l ’islam . Il précise q u ’il « aim e les m usul­
mans et chérit le Prophète », q u ’il envisage de « bâtir une m osquée qui
n ’aura pas d ’égale au monde », et même d ’« em brasser la religion m usul­
m ane».
Il ne le fera pas, invoquant deux obstacles, pour lui-m êm e et pour ses
soldats : la difficulté d ’accepter la circoncision et de renoncer à l ’alcool.
Habilement, les oulém as cèdent sur le prem ier point, puis sur le second.
M ais la question se perd, avec les réponses... Seul, dans la haute hiérar­
chie, le général Jacques Menou (ancien député de la noblesse aux États
généraux de 1789) a choisi d ’adopter la religion du Prophète et d ’épouser
une m usulmane, se faisant prénom m er Abdallah. En Égypte, Bonaparte
« use de la m osquée, comme, en Italie, de l’Église 3 ».
Le zèle islam ique des généraux français pénalise, en tout cas, les
chrétiens locaux. A leur égard, Bonaparte ne m anque pas de cynism e.
Déconseillant à K léber de leur perm ettre des « ém ancipations », souhai­
tant q u ’ils soient « encore plus soum is, plus respectueux pour les choses
qui tiennent à l ’islam ism e que par le passé », il explique froidem ent :
« Quoi que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos am is. » S ’il
confie aux coptes la perception des im pôts, c ’est par nécessité et non
par désir d ’am éliorer leur sta tu t4. Plusieurs centaines de ces chrétiens
com battront pourtant aux côtés des troupes françaises, dans une légion
copte, sous la direction du fameux Yaacoub. Il en sera de même pour des
catholiques originaires de Syrie, conduits par un certain Joseph Hamaoui.

La deuxième insurrection du Caire

Quelques sem aines après son retour en Égypte, Bonaparte apprend le


débarquem ent de 18000 Turcs près d ’A lexandrie. Il se précipite à leur
rencontre et les rejette à la mer. Cette victoire d ’Aboukir (25 juillet 1799)
lui perm et d ’effacer le désastre naval du même nom et, du fait m êm e,
de justifier son départ pour la France, où son destin l'a p p e lle . Il sait que
le D irectoire a perdu l ’Italie et q u ’on a besoin de lui à Paris - ou, tout
au m oins, q u ’il a besoin d ’y être. Il em barque secrètem ent, le 23 août,
en compagnie de plusieurs généraux, dont Berthier, Duroc, Lannes, Mar-
m ont et M urat, ainsi que de plusieurs m em bres de la Com m ission des
sciences et des arts, parm i lesquels M onge, Berthollet et Vivant Denon.
Son successeur désigné, Kléber, n ’est q u ’à m oitié convaincu par ce

3. Albert Sorel, Bonaparte en Égypte, Paris, Plon.


4. Jacques Tagher, Coptes et Musulmans, Le Caire, 1952.

46
LE MAL DU PAYS

départ, m ais U le justifie devant les soldats, en faisant allusion à un pos­


sible retour en France de l ’ensem ble de l’arm ée d ’Orient. Il est personnel­
lem ent convaincu que cette arm ée n ’a plus grand-chose à faire en Égypte
et serait bien plus utile sur les champs de bataille européens. C ’est un sen­
tim ent largem ent partagé parm i les officiers. « La plupart avaient cru à
une aventure courte, brillante, fructueuse, à un intermède. C ’est le blocus,
l ’exil, l’avancem ent suspendu3... » Si la flotte n ’avait pas été détruite à
Aboukir, ils auraient levé les voiles depuis longtem ps.
Le nouveau com m andant en ch ef assum e néanm oins ses fonctions,
en parant au plus pressé : trouver de l’argent - donc prélever des impôts -
pour faire face à une situation financière désastreuse et régler des soldes
im payées. Il organise l ’Égypte en huit arrondissem ents, y nommant des
payeurs généraux français secondés par des intendants coptes. On manque
de tout, en effet : de canons, de poudre, de bois, de chaussures pour les
soldats, de paille pour les chevaux...
C ela n ’empêche pas l’Institut d ’Égypte de poursuivre ses travaux. Sous
K léber, les savants français continuent à dresser les plans des villes,
fouiller les lacs, étudier la flore, cataloguer m inéraux et insectes... On
m esure la Grande Pyram ide, on explore la chaîne libyque. Il est décidé
de réunir tous les travaux scientifiques « dans un seul et grand ouvrage »
(la future D escription de l’Égypte).
K léber envoie des rapports alarm istes au Directoire. Selon lui, l’arm ée
d ’O rient, privée de renforts, sans défense du côté de la Syrie, menacée à
la fois par les forces turques, les forces anglaises et ce qui reste des forces
m am eloukes, ne pourra se m aintenir longtem ps dans la vallée du N il.
C ’est dans cette perspective qu’il engage une négociation avec ses adver­
saires. Les bases d ’un accord sont établies le 24 janvier 1800 : les Fran­
çais pourront partir avec les honneurs, sur des bateaux ottom ans m is à
leur disposition. Cet accord suscite l ’enthousiasm e d ’une grande partie de
l ’arm ée, im patiente de plier bagages. On commence en effet à évacuer la
Haute-Égypte et le Delta.
M ais les événem ents se bousculent. Le gouvernem ent de Londres,
influencé par Nelson, ne ratifie pas l’accord et exige une reddition pure
e t sim ple des Français. K léber, indigné, s ’adresse alors à ses troupes :
« Soldats, on ne répond à de pareilles insolences que par des victoires !
Préparez-vous à com battre. » Il est entendu. Le 20 m ars à H éliopolis,
15 000 Français infligent une cuisante défaite aux Ttircs, trois ou quatre
fois plus nombreux q u ’eux.
Le lendemain éclate la deuxième insurrection du Caire, à l’instigation
de plusieurs m illiers d ’Ottom ans, de mamelouks et de M aghrébins. Des
barricades sont dressées, tandis que des violences s’exercent contre les
chrétiens. La résistance du quartier copte s ’organise. K léber commence
par encercler les zones insurgées. Le 15 avril, il bom barde, puis donne 5

5. Albert Sorel, Bonaparte en Égypte, op. cit.

47
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

l ’assaut au quartier de Boulaq dont les m aisons seront incendiées l’une


après l’autre. La rébellion est matée. Une lourde taxation sera imposée aux
m usulm ans, en particulier aux notables. L ’arm ée reprend ses positions
dans le Delta, tandis que l’un des deux chefs mamelouks, M ourad bey, se
rallie à l ’occupant et se proclam e désorm ais « sultan français ». Le vent
tourne, dans le bon sens. L ’Égypte est en partie reconquise. Des légions
orientales (copte, grecque, régim ent de m am elouks...) sont organisées e t
viennent renforcer les effectifs. On ne parle plus d ’évacuation.
Le 14 juin, K léber est poignardé à m ort, dans le jardin de sa résidence,
par un m usulman syrien, Soleim an el-H alabi. Livré au redoutable Barthé­
lemy - un chrétien grec d ’O rient, rallié aux Français et chargé des basses
besognes - , l ’agresseur ne tarde pas à avouer q u ’il a agi seul, après avoir
fait part de ses intentions à plusieurs cheikhs d ’El-Azhar. Trois de ceux-
ci seront décapités, alors que pour le m eurtrier est choisi « un genre de
supplice en usage dans le pays pour les plus grands crim es » : « avoir le
poignet droit brûlé, être ensuite em palé, et rester sur le pal jusqu’à ce que
son cadavre soit mangé par les oiseaux de proie ». Cette sinistre exécution
a lieu aussitôt après les funérailles de K léber, en présence de l ’arm ée
et des habitants du Caire. Le souci scientifique ne se dém entant pas, le
chirurgien-chef Larrey récupère le corps du supplicié pour sa collection.
Le crâne de l ’assassin de K léber « sera m ontré, pendant des années, aux
étudiants en m édecine afin de leur faire voir la bosse du crim e et du fana­
tism e, avant de finir au m usée de l'H om m e6 ».

Abdallah Menou, partisan de la colonisation

C ’est un musulman de fraîche date, Abdallah M enou, qui rem place Klé­
ber. Ce général très critiqué n ’a pas le prestige de ses deux prédécesseurs.
D est porteur, en revanche, d ’un projet assez cohérent, qu’il va com m encer
à m ettre en œuvre : la colonisation de l’Égypte. Les Français, selon lui,
sont là pour rester et doivent s ’organiser en conséquence. Le nouveau com ­
m andant en chef, qui n 'aim e guère les chrétiens, rétablit le conseil de
notables (diwan) en ne l’ouvrant qu’aux musulmans. D engage une réform e
fiscale et décrète que les tribunaux égyptiens rendront la justice au nom d e
la République française. Toute une série de règlements sont édictés, grâce à
quelques mois de stabilité sans m enaces m ilitaires. De Paris, Bonaparte,
qui est devenu prem ier consul, commence à envoyer des munitions.
M enou n ’est cependant ni aim é ni très estim é des troupes. Sa m anie
des règlem ents et la m anière désagréable dont il traite ses adversaires
lui valent des critiques croissantes. La division de la hiérarchie ne fait
q u ’ajouter au m alaise de l ’arm ée, qui se dem ande depuis le début d e
l ’Expédition ce q u ’elle est venue faire sur les bords du Nil.

6. Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte, op. cil.

48
LE MAL DU PAYS

On lui a d ’abord dit qu’elle libérait l ’Égypte de la tyrannie des mame­


louks, avec l ’appui du sultan. M ais le sultan a lancé des appels à la guerre
sainte contre les Français, puis a envoyé des troupes pour les com battre.
E t voilà que l ’on s ’allie m aintenant à M ourad bey, le chef m am elouk
qui s ’était réfugié en H aute-Égypte... Si le départ de Bonaparte a créé un
sentim ent d ’abandon, l ’assassinat de Kléber, très aim é, a provoqué dou­
leur et désarroi. Les difficultés de la vie quotidienne s ’en font d ’autant
plus sentir. On ne s ’habitue ni au clim at ni au manque d ’hygiène. La nour­
riture locale est peu appréciée, le bon vin regretté. Quant aux fem m es...
L es vivandières, les cantinières et les quelque trois cents épouses ou
am ies de m ilitaires qui avaient embarqué clandestinem ent sont harcelées.
L es relations avec les Égyptiennes sont difficiles, et l ’on se rabat sur
les esclaves ou les prostituées. Les distractions sont rares, même si des
chrétiens locaux ont ouvert des cafés à l ’européenne. Il ne suffît pas
d ’escalader la Grande Pyram ide, d ’y graver son nom ou même de dîner
au sommet pour dissiper le mal du pays. Les lettres de soldats français,
interceptées par les A nglais et publiées à Londres, sont éloquentes à cet
ég ard 7.
Au fond, l ’Expédition souffre, depuis le début, de l ’incertitude de ses
objectifs, comme l ’a souligné l ’historien Jacques Bainville : « Voulait-on
un établissem ent durable ? C herchait-on une diversion et une m onnaie
d ’échange dans la guerre avec l ’A ngleterre qui alors dom inait to u t?
Même dans l ’esprit de Bonaparte, ces idées n ’étaient pas claires. On par­
lait quelquefois de l ’Égypte comme d ’une “colonie” destinée à rem placer
celles que la R évolution avait perdues et qui, par sa richesse, par son
incom parable situation, vaudrait cent fois m ieux que Saint-D om ingue.
D ’autres fois, elle était considérée comme un gage et un moyen de négo­
cier. On n ’avait pas voulu m ettre en question la suzeraineté de la Türquie.
O n avait annoncé aux habitants q u ’on venait les délivrer et les aider à se
diriger eux-m êm es. Il avait été procédé tantôt à des tentatives d ’assim ila­
tion et tantôt à des ébauches de gouvernem ent local parfaitem ent contra­
dictoires. En fait, le régim e avait été celui de l ’occupation m ilitaire bien­
veillante, un régim e provisoire, jam ais défini, et qui n ’était ni tout à fait
la colonie ni tout à fait le protectorat8. »
Abdallah M enou ne sera pas l ’homme de la colonisation, m ais de la
retraite, après plusieurs batailles m ilitaires mal conduites contre la coali­
tion anglo-turque et d ’hum iliantes négociations. C ’est sur des bateaux de
Sa M ajesté britannique q u ’est rapatriée la glorieuse armée d ’O rient à par­
tir du 2 septem bre 1801. Les Français emm ènent la dépouille de Kléber,
qui a été retirée de son tombeau. Ils em portent aussi une partie des trésors
recueillis par leurs savants. Les Anglais voulaient tout confisquer. Une

7. Jean-Joël Brégeon, L'Égypte française au jour le jour, J798-J80i , Paris, Perrin,


1991.
8. Jacques Bainville. Précis de l’histoire t f Égypte par divers historiens et archéo­
logues. Le Caire, IFÄO. 1933, t. 3.

49
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

violente discussion s ’est engagée alors. Au nom de ses collègues, le natu­


raliste Geoffroy Saint-H ilaire a m enacé les vainqueurs : « Nous brûlerons
nous-m êm es nos richesses. C ’est à de la célébrité que vous visez. Eh
bien ! com ptez sur les souvenirs de l ’histoiie : vous aurez aussi brûlé une
bibliothèque dans Alexandrie. » Parmi les objets saisis figure la fam euse
pierre de Rosette, qui sera exposée au British Museum (et ne fera q u ’un
seul voyage à Paris, en ... 1972, à l ’occasion du cent cinquantièm e anni­
versaire de la découverte de Cham pollion).
L’arm ée d ’O rient est restée trente-huit m ois sur les bords du Nil. Elle a
perdu au total 13 300 hommes - parm i lesquels beaucoup furent victim es
de la peste - , et son bilan paraît bien m aigre. « Le lendemain de l’évacua­
tion de la terre d ’Égypte par les Français, rien ne restait de leur culture.
Les Égyptiens dem euraient totalem ent étrangers à cette civilisation
qui venait de se révéler à eux. M algré son éclat, rien ne restait de leur
langue, de leurs goûts, de leurs arts, à quelques exceptions près », écrit
une Égyptienne qui a dirigé la section de français à la faculté de jeunes
filles de l’université islam ique d'El-A zhar. M ais, pour ajouter aussitôt :
« L’Égypte moderne date du 2 juillet 1798, jour où Bonaparte, à bord de
son bateau U Orient, annonça q u ’il débarquait en Égypte » 9.
Les conséquences de l’Expédition se m anifesteront, en effet, indirecte­
m ent et à retardem ent. Cette histoire ne fait que commencer.

9. Kawsar Abdel Salam el-Beheiry, L'Influence de la littérature française sur le roman


arabe, Québec, Naaman, 1980.
5

Retours d’Égypte

R entré d ’Égypte avec Bonaparte, Vivant Denon s ’est m is aussitôt à


la tâche, écrivant, dessinant, gravant lui-m êm e certaines planches. Son
Voyage dans la Basse e t la H aute-Égypte pendant les cam pagnes du
général Bonaparte, qui parait en 1802, fait sensation. On se l ’arrache, en
attendant de le traduire en plusieurs langues. U sera réim prim é quarante
fois au cours du siècle.
Le form idable succès de ce livre tient d ’abord à sa qualité et à son
originalité. C ’est le tém oignage d ’un correspondant de guerre, qui ne
cesse jam ais d ’être un artiste. Denon a assisté, du haut d ’une tour, à la
bataille navale d ’Aboukir, il a accompagné Menou dans la « pacification »
du Delta, et surtout Desaix, en Haute-Égypte, à la poursuite des mame­
louks. Il a fait des esquisses « entre deux coups de fiisil1», utilisant pour
table les genoux d ’un soldat ou grim pant sur les épaules d ’un autre pour
m ieux voir une frise ou un chapiteau. Plus d ’une fois, ce quinquagénaire
a dû supplier les m ilitaires de faire un détour, de prolonger une halte, pour
lui perm ettre de travailler. Dans la vallée des R ois, obtenant de visiter
la tombe de Ramsès 111, il a demandé à hauts cris un quart d ’heure. « On
m ’accorda vingt m inutes la montre à la main ; une personne m ’éclairait,
tandis q u ’une autre prom enait une bougie sur chaque objet que je lui
indiquais... »
Ce reportage au pas de charge donne à son livre un caractère très
particulier, et beaucoup de charm e. Q uoique rapides, les dessins sont
supérieurs à ceux de Norden ou de Pococke, qui faisaient autorité jusque-
là. Le texte, lui, rom pt avec les lois du genre : pas d ’em prunts aux auteurs
classiques, pas de digressions historico-philosophiques. Ce sont des faits
et des images, saisis sur le vif, dans le feu de l’action. L’artiste joue pour­
tant sur tous les tableaux, m êlant les genres et les époques, les monuments
et les personnages, les ethnies et les dynasties.
Le succès du livre s ’explique aussi par son actualité. Vivant Denon a
devancé tous ses collègues, artistes ou savants de l ’Expédition. Publié le

I. Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO. rééd.


1956. L L

51
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

premier, il répond exactem ent aux attentes d ’un public assoiffé d ’Égypte
et d ’épopée. D s’inscrit dans une mode, qu’il contribue à créer. La dédicace
à Bonaparte exprim e bien cette volonté d ’unir la civilisation pharaonique
à l’aventure napoléonienne : « Joindre l ’éclat de votre nom à la splendeur
des m onuments de l’Égypte, c ’est rattacher les fastes glorieux de notre
siècle aux tem ps fabuleux... »
Cela ne l’empêche pas - et c ’est une autre qualité du livre - d ’exprim er
ses hésitations, voire ses dégoûts. Cet amoureux de la Grèce a eu du mal à
entrer dans l ’art égyptien, si peu conform e aux canons classiques, ju s­
q u ’au moment où il est tombé en adm iration devant les tem ples de H aute-
Égypte. Les pyram ides, par exem ple, ne lui sem blaient être que la m arque
d ’un pouvoir despotique, m obilisant des m illiers d ’hommes pour construire
des m onuments dém esurés et inutiles.
Accom pagnant une arm ée en cam pagne, ce q u ’aucun écrivain-voya­
geur n ’avait fait avant lui - sinon Joinville, au tem ps de la croisade, m ais
qui n ’avait rien vu de l ’Égypte - , Denon découvre les horreurs de la
guerre, avec son cortège de m assacres, de représailles, de viols et de muti­
lations. Tout en chantant les victoires françaises, ce patriote ne peut
s’em pêcher de s ’exclam er : « ô guerre, que tu es brillante dans l’H istoire !
m ais vue de près, ce que tu deviens hideuse, lorsque tu ne caches plus les
horreurs des détails ! »

U ne encyclopédie san s p areille

On s’apercevra par la suite que ses planches sont beaucoup m oins pré­
cises que celles de la D escription de V Égypte. M ais lorsque cette œ uvre
m onum entale com m ence à paraître, à partir de 1809, l ’auteur est d éjà
célèbre. C ’est d ’ailleurs à lui q u ’on fait appel pour réaliser la gravure
d ’ouverture de ce Recueil des observations et des recherches qui ont é té
fa ites en Égypte pendant l ’expédition de l’arm ée française, publié par les
ordres de Sa M ajesté l’Empereur Napoléon le Grand. Un sous-titre à la
m esure de l’ouvrage !
Le frontispice dessiné par Denon est un tableau symbolique de l’Égypte.
Une perspective audacieuse, allant de la M éditerranée aux cataractes,
offre d ’un seul coup d ’œil les tem ples, les pyram ides, le sphinx, les obé­
lisques, et même la pierre de R osette... Sur son char, Bonaparte-Apollon
m arche à la tête des Sciences et des Arts. Les victoires françaises (Abou­
kir, E l-A rich, G a za ...) figurent dans des cartouches pharaoniques, au
même titre que les grandes villes antiques comme Thèbes ou Alexandrie.
Le « N » im périal est entouré du serpent, sym bole de l ’im m ortalité.
La prem ière édition de la D escription de l’Égypte com pte 9 volum es
de textes et 14 volum es de planches, dont 3 de form at atlantique, de
1,20 mètre de longueur. L’œuvre est organisée en trois parties : A ntiquité,
Égypte m oderne et histoire naturelle. Elle réunit 126 m ém oires sur les

52
RETOURS D'ÉGYPTE

sujets les (dus divers et 894 planches, en noir ou en couleurs, à couper


le souffle. Tout y est : des hommes aux insectes, des monuments aux outils
de m enuiserie. Aucun pays n ’avait été étudié d ’aussi près, pas même la
France!
Ce chef-d’œuvre a été réalisé sous la direction de huit anciens d ’Égypte :
Berthollet, Conté, Costaz, Desgenettes, Fourier, G irard, Lancret et Monge.
Un neuvièm e, le géographe Jom ard, prend la relève, car la publication
s ’étend sur de longues années. Lors de la sortie du dernier volum e, en
1828, Napoléon n ’est déjà plus de ce m onde, la France est gouvernée par
Charles X et, dans l’intervalle, l ’éditeur Pancoucke a publié une nouvelle
version, plus m aniable... dédiée à Louis XVD1. Elle comprend 26 volumes
in-octavo et coûte trois fois m oins cher que la précédente.
Vivant Denon avait travaillé seul, en artiste. Ici, il s ’agit d ’une œuvre
collective, réalisée par des spécialistes, avec une volonté encyclopédique.
Ce ne sont pas des récits de voyage subjectifs et des croquis, m ais des
inventaires, des relevés d ’architectes, des planches de naturalistes. Le grand
m érite de la D escription est son extrêm e m inutie. La carte de l ’Égypte,
réalisée au 1/100000e par vingt-trois graveurs, est d ’une telle précision
que, pour des raisons de sécurité. Napoléon a dû en interdire la publica­
tion im m édiate. Q uant aux m onuments, les auteurs ne se sont pas conten­
tés de les reconstituer fidèlem ent. Us les représentent sous tous les angles,
de l ’intérieur et de l ’extérieur. L ’œ il du lecteur « peut y com pter les
pierres, juger des matériaux employés, des styles en vigueur, des techniques
m ises en œuvre » ; on lui signale parfois que l'architecte d ’alors « n ’a pas
respecté tout à fait l'arrondi d ’une coupole, a trahi quelque peu le volume,
m al effectué un m étré 2 » ...
Les auteurs de la D escription se perm ettent pourtant des fantaisies,
dans un souci didactique ou sim plem ent pour donner de la vie à cette
cathédrale. Us reconstituent des monuments à m oitié détruits ou enfouis,
rétablissent des couleurs d ’origine effacées par les siècles, d essin ait des
personnages au m ilieu des pierres, qui perm ettent de donner l ’échelle
des monuments. Quelques-uns de ces lilliputiens portent l ’uniforme, « sil­
houettes d ’officiers à cheval, petits soldats de plom b à la parade, troupiers
bivouaquant au pied des ruines, déam bulant entre les portiques des
tem ples », comm e pour souligner la présence française, rappeler « la liai­
son intim e entre science et puissance, occupation et révélation, passé
archéologique égyptien et présence arm ée française » 3.
La Description n ’est pas parfaite. Chaque auteur a travaillé séparém ent,
ce qui donne lieu à des répétitions ou des interprétations différentes. La
construction générale souffre de désordre : on peut trouver une étude
m édicale à côté d ’un article sur les élevages de poulets... La com m ission
n ’a pas fait d ’index. Elle n ’a même pas publié un som m aire qui aurait
2. Jean-Claude Vatin, « Le Voyage et la Description », Images dÉ gypte, Le Caire,
CEDEJ, 1992.
3. Ibid.

53
LA KENCONTKE DE DEUX MONDES

perm is de se retrouver dans ce dédale. Curieux oublis pour une œ uvre d e


cette im portance !
Peut-on reprocher aux auteurs de prendre le tem ple de K am ak po u r
un palais ? Ne pouvant déchiffrer les hiéroglyphes, influencés par leu r
formation classique et par le clim at de leur époque, ils considèrent le m onde
pharaonique de manière un peu simpliste : à leurs yeux, c ’est un monde aux
mœurs douces, qui se montre humain en toutes circonstances, même sur le
cham p de bataille; un monde dominé par la Sagesse et régi par la Science ;
un monde dont les prêtres sont plus chercheurs que théologiens45... M ais,
pour le début du XIXe siècle, cette Description de i'Égypte est un exploit
extraordinaire et, aujourd’hui encore, des chercheurs y trouvent leur m iel,
ne serait-ce que pour connaître des monuments disparus depuis lors.
Acheter la Description est une chose. Encore faut-il pouvoir la ranger
et la consulter. L’ébéniste parisien Charles M orel propose, dans les années
1810, une bibliothèque spéciale, dessinée par Jom ard. C ’est un m euble
luxueux, en chêne de Hollande, aux m oulures en bois d ’am arante, dont
les m ontants à pilastres portent une frise de style égyptien. Un tiroir garni
d ’un m aroquin perm et de placer l ’atlas géant et de prendre des notes.
D iverses variantes de ce m euble sont proposées aux souscripteurs, p ar
M orel ou d ’autres ébénistes. L ’abbaye Saint-Pierre de Salzbourg s ’offre
une pièce encore plus som ptueuse, en placage de m erisier, avec des sculp­
tures dorées. Le père-abbé a dessiné lui-m êm e cette reproduction d u
tem ple de Dendera, à partir d ’une planche de la D escription. C ette in i­
tiative lui a coûté une fortune, m ais il juge la dépense nécessaire « afin
d ’insuffler l ’am our de la chose scientifique à ses clercs 3 ».

Avec le Voyage de Denon, et surtout avec la D escription, la France


passe de l’égyptomanie à l’égyptologie. Celle-ci, pourtant, relance celle-là,
et on retrouvera le processus par la suite, à chaque grande découverte ou
réalisation dans la vallée du Nil, que ce soit le déchiffrem ent des hiéro­
glyphes, le percem ent du canal de Suez ou la m ise au jo u r du trésor de
Toutankhamon.
L ’égyptom anie fait des ravages dans les intérieurs de la bourgeoisie
française au début du xix* siècle. On assiste à une floraison de com m odes,
fauteuils, tables ou consoles, privilégiant la tête pharaonique coiffée du
ném ès, en bronze ou sculptée directem ent dans le bois. U ne s’agit plus
d ’élém ents de décor isolés, comme avant l ’Expédition, m ais de m eubles
entièrem ent «cégyptiens ». S ’y ajoutent toutes sortes d ’objets de m êm e

4. Claude Traunecker, « L'Égypte antique de la "Description” », in Henry Laurens,


L ’Expédition d’Égypte, Paris, Armand Colin, 1989.
5. Égyptomania. L’Égypte dans l’art occidental. 1730-1930, Paris, musée du Louvre,
1994, p. 264 et 326.

54
RETOURS D'ÉGYPTE

inspiration : vaisselle, pendules, candélabres, chenets, en criers... sans


com pter le papier peint et les bordures de m ouchoirs. Une nouvelle cou­
leur fait son apparition : « terre d'É gypte ».
C ette abondante production nourrit l ’im aginaire des Français et suscite
des vocations. Jean-Jacques Riffaud, un jeune ouvrier m arseillais employé
dans des ateliers parisiens, découvre l ’Égypte en sculptant des sphinx
ailés dans l’acajou des fauteuils et des guéridons. « Je serais bien aise de
connaître ce nouveau style sur les lieux ! » s ’exclam e-t-il. Riffaud réali­
sera son rêve en 1813, pour devenir peu à peu le plus grand pilleur fran­
çais d ’antiquités dans la vallée du N il6...
Le Voyage, la D escription et la publication de nom breux autres livres
de m oindre im portance (études scientifiques particulières ou tém oignages
d ’officiers) ne suffisent pas à expliquer le regain d'égyptom anie en
France au cours des prem ières années du siècle. Jean-M arcel Hum bert,
l ’un des m eilleurs spécialistes du phénomène, indique trois autres facteurs,
d ’im portance inégale, qui ont contribué à cet extraordinaire engouem ent
pour le pays des pharaons 7.
L’Italie, d ’abord. Des ém igrés en reviennent. Ils ont été m arqués par
les œ uvres égyptisantes qui font florès depuis longtem ps de l’autre côté
des Alpes et passent comm ande d ’objets sim ilaires. D ’ailleurs, les œuvres
saisies par Bonaparte lors de la cam pagne d ’Italie ont été solennellem ent
accueillies en France par une fête, les 9 et 10 therm idor an VI (1798).
Com prenant nom bre de statues égyptiennes ou égyptisantes, dont VAnti-
noüs de la villa Hadrien, elles inspirent une foule d ’artistes ou de copistes.
Une deuxième influence est exercée par la franc-maçonnerie, qui reprend
ses activités en France à partir de 1801. Napoléon souhaite la contrôler et
la détacher de l ’A ngleterre. Il s ’y em ploie avec l ’aide de Cam bacérès,
grand m aître du G rand O rient, qui contribue à diffuser l ’égyptom anie
dans les loges. O n voit se m ultiplier les tem ples de style pharaonique, les
« diplôm es de m aître » illustrés par le sphinx ou les pyram ides, les tabliers
« retour d ’Égypte » ...
La relance de l ’égyptom anie s ’explique enfin par le contexte politique.
D es architectes, des peintres e t des décorateurs cherchent à plaire au
prem ier consul, au consul à vie, et plus encore à l’empereur. Lorsqu’il se
rend en Belgique au cours de l ’été 1803, pour visiter les « départem ents
nouvellem ent réunis », N apoléon est accueilli à chaque étape par des
décors égyptiens. A Anvers, la façade de l’hôtel de ville est flanquée de
deux pyram ides de granit rouge, chargées d ’hiéroglyphes et couronnées
d e globes lum ineux. A B ruxelles, l ’escalier de la préfecture com pte
un sphinx, un dieu canope et même des plantes prétendues nilotiques. Un
obélisque a été planté dans le jardin. Le bâtim ent, ainsi que de nombreuses
façades de m aisons, ont été repeints en « terre d ’Égypte ». Au théâtre de

6. Jean-Jacques Fiechter, La Moisson des dieux. Paris, Julliaid, 1994.


7. Jean-Marcel Humbert, L 'Égyptomanie dans Part occidental. Paris, ACR. 1989.

55
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

la M onnaie, on joue une pièce dont le héros a sauvé la vie au père d e s a


dulcinée à A boukir*...
Napoléon souhaite que « les arts se tournent vers les événem ents q u i
ont m arqué ». Il ne sera pas déçu. Les artistes s ’activent, de leur propre
initiative ou à l ’instigation de Vivant Denon, devenu directeur des B eaux-
A rts, qui m ultiplie les com m andes officielles. Sur les quinze fontaines
parisiennes dont la création est décidée par décret le 2 m ai 1806, six
seront d ’inspiration égyptienne. Les sculpteurs rivalisent de zèle et déso­
lent les auteurs de la Description. Dans la com iche de la fontaine de la ru e
de Sèvres, le disque ailé est rem placé par l’aigle im périale. Le sculpteur,
qui s ’est inspiré de YAntinous du Capitole, donne une coiffure de pharaon
au serviteur tenant une cruche dans chaque m ain. Péché véniel, à côté d es
m onstruosités qui se com m ettent en ville, com m e le m onum ent de la
place des Victoires, érigé en 1810 en l ’honneur de Desaix. Le conquérant
de la H aute-Égypte est représenté nu, à l ’antique, près d ’un obélisque,
dom inant une tête de pharaon décapitée. Le piédestal fait six m ètres d e
hauteur, et la statue plus de cinq. Des Parisiens ayant été choqués par les
attributs virils du général défunt, on masque pudiquem ent l’objet du scan­
dale par des échafaudages. La statue disparaît en 1814, puis l’ensem ble du
monument finit par rejoindre les poubelles de l ’H istoire... Quant à l’obé­
lisque de soixante m ètres de hauteur, dont la construction a été décidée
sur le Pont-Neuf, il n ’aura pas le tem ps de voir le jour : Napoléon élim iné,
le socle accueillera la statue d ’Henri IV.
Sous l ’Em pire, la m anufacture de Sèvres travaille d ’arrache-pied, à
partir des dessins de Denon ou des planches préparatoires de la D escrip­
tion, pour fournir de la vaisselle d ’apparat. L ’œuvre la plus spectaculaire
est un « service à dessert des vues d ’Egypte », com prenant deux cabarets
pour le café et le thé, dont le surtout de table en biscuit blanc de porce­
laine fait six m ètres et demi de long ! Tout y est reproduit : Philae, Edfou,
Dendera, les obélisques, les colosses de Memnon, une allée de trente-six
béliers... Cette construction délicate, interrompue par des difficultés tech­
niques ou d'autres travaux en cours, demande cinq années. Napoléon finit
par o ffrir le service au tsar A lexandre Ier. M ais Joséphine en réclam e
un, et l’on se rem et à la tâche89. Le 1er avril 1812, l’objet arrive au château
de M alm aison, « sur sept brancards, porté par quatorze hommes ». Peu
de temps après, l ’im pératrice convoque Théodore Brongniart, le célèbre
décorateur, pour lui dire que, finalem ent, elle trouve cet ensem ble « trop
sévère » et en désire un autre. Le service retourne à la m anufacture de
Sèvres. Six ans plus tard, Louis XVIII l’offrira à W ellington, am bassadeur
de Grande-Bretagne à Paris, avec un petit m ot resté célèbre : « Je vous
prie d ’accepter quelques assiettes... »

8. Bernard Van Rinsveld, « L'égyptomanie au service de la politique : la visite de


Bonaparte à Bruxelles en 1803 », in L’Égyptomanie à l’épreuve de l’archéologie. Paris,
musée du Louvre, 1996.
9. Jean-Marcel Humbert, in UÊgyptomama..., op. cit., p. 223.

56
RETOURS D'ÉGYPTE

L ’Em pire n ’a pas de passé, il doit se trouver un style. Denon aide


Napoléon à le tailler à sa m esure, grâce à l ’art égyptien, dont la richesse
perm et m ille utilisations. « L ’Em pire, c ’est un style qui n ’en est pas un,
rem arque Jean-C laude Vatin, un agrégat d ’élém ents hétéroclites, une
bigarrure, avec un peu de liant dans la décoration et pas mal de lourdeurs
dans la construction... C ’est plus un décor q u ’une m arque originale. Cela
laisse donc la place aux placages, plagiats, reconstitutions m êlées de cha­
m arrures superfétatoires et rehaussées de pharaoneries problém atiques,
comme à d ’agréables copies, de parfaites reproductions et d ’harm onieux
m ariages de styles et de m atériauxl01. »
En société, sous le Consulat, l ’une des distractions les plus recherchées
est la « soirée égyptienne ». Après le dîner, le m aître de m aison conduit
ses invités dans la pièce la plus obscure de l’appartem ent. Les dam es pré­
sentes sont placées sur des sièges, tout près les unes des autres, et, dans le
noir, il se m et à raconter une histoire terrifiante. « A ussitôt toutes de sentir
le frisson courir sur leur épiderm e et l ’épouvante envahir leur âme. Et ces
sensations, se com m uniquant par le voisinage de l ’une à l’autre, l’horreur
et la crainte allaient en augm entant, jusqu’à ce que, tous les nerfs affolés,
elles dem andassent grâce et le retour à la lum ière... » Le Prem ier Consul
se passionnait, paraît-il, pour ce divertissem ent11.
L’égyptom anie, antérieure à Napoléon, ne disparaîtra pas avec lui. Elle
trouvera une nouvelle vie sous la Restauration, la m onarchie de Juillet, le
Second E m p ire... L ’Égypte est utilisée à toutes les sauces, y com pris
pour les jeux de foire. En 1818, à Paris, rue du Faubourg-Poissonnière, les
am ateurs de sensations fortes se voient proposer des « m ontagnes égyp­
tiennes ». On y accède par une sorte de portique pharaonique. Dans ces
m ontagnes russes sans balustrade, il arrive que des clients, pris de ver­
tige, perdent pied et s ’écrasent au so l...
L ’Expédition d ’Égypte va inspirer des peintres pendant des décennies.
N ul besoin d ’avoir visité la terre des pharaons pour évoquer les rues du
C aire, l’assassinat de K léber ou la victoire des Pyram ides. Antoine Gros
figure parm i les plus talentueux de ces artistes sédentaires, avec Les Pes­
tiférés de Ja ffa (1804) et La B ataille d ’A boukir (1806), précédant la
célèbre M arche du désert de G éricault (1822).
De leur côté, les tricoteurs de rim es n ’en finissent pas de célébrer l’épo­
pée, comme le poète Debraux, qui com pose une chanson :

Te souviens-tu de ces jours trop rapides


Où le Français acquit tant de renom.
Te souviens-tu que sur les Pyramides
Chacun de nous osa graver son nom ?
Malgré les vents, malgré la terre et l’onde,

10. Jean-Claude Vatin. « Vivant Denon en Égypte », La Fuite en Égypte, Le Caire.


CEDEJ. 1989.
11. Jean Savant, Les Mamelouks de Napoléon, Paris, Calmann-Lévy, 1949.

57
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

On vit floœ r, après l’avoir vaincu.


Notre étendard sur le berceau du inonde.
Dis-moi, soldat, dis-moi, t’en souviens-tu ?

Les ttumadottka de l’emperear

Parm i les com battants d ’Égypte, il est une catégorie qui subjugue la
France du début du siècle : les m am elouks, recrutés dans la vallée d u
N il, puis revenus avec l’arm ée d ’O rient après l ’avoir servie sur place. O n
les peint, on chante leurs m érites, on s ’en inspire pour créer des coiffures
(cheveux ram assés en turban, surm ontés d 'u n e aigrette) ou des vêtem ents
pour en fan tsl2. La m am eloukom anie est une variante de l ’égyptom anie.
Dans ses Souvenirs, le plus célèbre d ’entre eux, Roustam , rapporte cette
phrase de N apoléon : « Voilà m a cham bre à coucher, je veux que tu
couches à m a porte, et ne laisse entrer personne, je compte sur toi ! » C ette
image de chien de garde s ’im prim era pour longtem ps dans les esprits. L e
mamelouk est l ’homme un peu sim ple, d'une fidélité absolue, capable de
se faire tailler en pièces pour protéger l ’em pereur, que ce soit sur le
cham p de bataille ou sous les lam bris de Saint-Cloud.
Q uelques m ois après son arrivée au C aire, B onaparte a fait en rô ler
de jeunes m am elouks de huit à seize ans, abandonnés par leurs m aîtres.
De retour en France, ils sont m êlés à d'autres rapatriés - G recs, coptes et
Syriens - ayant collaboré avec les forces d ’occupation. On en sélectionne
cent cinquante, qui sont confiés à M urat et casem és à M elun, avec un uni­
form e spécial. Les autres rejoignent les chasseurs d ’Orient.
Les m am elouks participent à plusieurs grandes batailles napoléo­
niennes, se distinguant notam m ent à A usterlitz et à Eylau. « L’escadron
des m am elouks, au m ilieu de la G arde im périale, était comme une page
m ystérieuse des M ille et Une N uits jetée au m ilieu d ’une chaleureuse
harangue de D ém osthène », écrit avec em phase, dans ses M ém oires,
M arco de Saint-H ilaire, ancien page de Napoléon. « L ’étendard à queue
de cheval, les tim bales, les trom pettes, les arm es, le harnachem ent com ­
plet du cheval, tout était à la turque, et ces vêtem ents élégants, ces dam as
étincelants et recourbés, cette aigrette qui surm ontait le turban asiatique,
ces cham arrures d ’or et de soie faisaient rêver, comm e m algré soi, aux
conquêtes des rois m aures et aux exploits des Abencérages. » Feu à peu,
pourtant, le corps des mamelouks a vu s ’adjoindre des recrues de diverses
nationalités, et même des Français. Un avant-goût de la Légion étrangère...
Dans les années suivantes, on parlera d ’une autre catégorie de « mame­
louks » : des Français, ceux-là, restés en Égypte et passés au service des
beys ou de M oham m ed A li, le fondateur de la dynastie égyptienne.
« Les grandes arm ées, écrit Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à

12. Ibid.

58
RETOURS D ’ÉGYPTE

Jérusalem , laissent toujours après elles quelques traîneurs : la nôtre perdit


deux ou trois cents soldats qui restèrent éparpillés en Égypte. Ils prirent
parti sous différents beys et furent bientôt renommés pour leur bravoure.
Tout le monde convenait que si ces déserteurs, au lieu de se diviser entre
eux, s'étaient réunis et avaient nommé un bey français, ils se seraient ren­
dus m aîtres du pays. M alheureusem ent, ils m anquèrent de chef et périrent
presque tous à la solde des m aîtres qu’ils avaient choisis. »
Cinq de ces « m am elouks » sont mis à la disposition de Chateaubriand,
lors de son bref séjour au Caire en 1806. Leur chef, Abdallah, est le fils
d ’un cordonnier toulousain : « Rien n ’était amusant et singulier comme de
voir Abdallah, de Toulouse, prendre les cordons de son caftan, en donner
p ar le visage des A rabes ou des A lbanais qui l ’im portunaient, et nous
ouvrir ainsi un large chem in dans les rues les plus populeuses. Au reste,
ces rois de l’exil avaient adopté, à l ’exem ple d ’Alexandre, les mœurs des
peuples conquis ; ils portaient de longues robes de soie, de beaux turbans
blancs, de superbes armes ; ils avaient un harem, des esclaves, des chevaux
de prem ière race ; toutes choses que leurs pères n ’ont point en Gascogne
ou en Picardie. M ais au m ilieu des nattes, des tapis, des divans que je
v is dans leur m aison, je rem arquai une dépouille de la patrie : c ’était un
uniform e haché de coups de sabre qui couvrait le pied d ’un lit fait à la
française.»
D ’autres voyageurs décriront plus tristem ent ces débris de l ’arm ée
d ’Orient devenus guides en Haute-Égypte ou patrons de débits de boissons
au Caire. Les « Abdallah de Toulouse » ou « Sélim d ’Avignon » ont eu, en
tout cas, leur heure de gloire comme instructeurs m ilitaires, préfigurant la
nouvelle présence française en Égypte sous Mohammed Ali.
6

Les techniciens de Mohammed Ali

La rapidité avec laquelle la France rétablit sa position en Égypte après


rh u m ilian te retraite de 1801 est prodigieuse. Dès l’année suivante, un
traité est conclu avec l ’Empire ottom an : on oublie tout et on reconfirm e
les accords précédents, à com m encer par les C apitulations. Un consul
est nommé au C aire en la personne de M athieu de Lesseps (le père du
prom oteur du canal de Suez), auquel est adjoint un consul à Alexandrie,
B ernardino D rovetti. Dans un clim at chaotique, alors que m am elouks
et forces ottom anes se disputent le pays, les deux hom m es m isent sur
le bon cheval : M ohammed Ali. Cet Ottom an, originaire de Cavalla, en
M acédoine, est le chef du contingent albanais. Les oulém as, soutenus par
la population du Caire, se tournent vers lui pour rétablir l ’ordre. Habile-
m ent, il les laisse se révolter et chasser le pacha désigné par Constan­
tinople, puis accepte de prendre sa place. La Sublim e Porte se voit
contrainte de reconnaître le fait accom pli. Mohammed Ali est officielle­
m ent nom m é gouverneur d ’Égypte en 1805. A Paris, com m e dans
d ’autres capitales européennes, on le baptise « vice-roi ».
Lorsque Lesseps quitte l’Égypte, en 1804, cédant son poste à Drovetti,
le nouvel homme fort de la vallée du Nil est déjà un ami de la France.
Les représentants de Napoléon ont su gagner sa confiance, le conseiller et
l ’aider, dans la mesure de leurs moyens. Drovetti, surtout, va développer
habilement cette relation. Ce Piémontais, rallié à Bonaparte pendant la cam­
pagne d ’Italie, a été un officier courageux et un brillant adm inistrateur,
avant d ’être nommé au Caire. Il donne de précieux conseils à Mohammed
Ali, en 1807, quand les Anglais, alliés aux mamelouks, font l’erreur de vou­
loir débarquer à Alexandrie : vaincues, les troupes de Sa M ajesté doivent
repartir. Le prestige du vice-roi en sort beaucoup grandi. Q uatre ans
plus tard, il assoit définitivement son pouvoir en tendant un guet-apens aux
principaux princes mamelouks, qu’il fait exterminer à la Citadelle du Caire.
Mohammed Ali est donc bien disposé à l’égard des Français, q u ’il a
observés et adm irés - en les com battant - à la fin de l’Expédition. Un
petit fait survenu dans sa jeunesse n ’est pas étranger à son état d ’esprit.
« Je n ’oublierai jam ais que c ’est un Français qui, le prem ier, m ’a tendu la
m ain », dit-il volontiers à ses interlocuteurs. Un certain M. Lyons, négo-

61
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

ciant en M acédoine, aurait aidé financièrem ent sa fam ille pour lui per­
m ettre de poursuivre en justice un m eurtrier. On n ’en sait pas davantage.
M. Lyons, ignoré des m anuels d ’histoire, m érite une m ention, à défaut
d ’une statue. Voilà qui est fa it...

Soliman pacha, enfant de Lyon

Le m aître de l ’Égypte, qui se vante d ’étre « né dans le m êm e pays


qu’Alexandre et la même année que Napoléon », ne sait ni lire ni écrire (il
apprendra à déchiffrer le turc, la seule langue qu’il connaisse, à quarante
anspassés). M ais cet analphabète génial veut faire de son pays d ’adoption
un Etat puissant, et même un em pire. Son prem ier souci étant de se doter
d ’une armée forte, il institue le service m ilitaire obligatoire, m algré le peu
d ’attirance des fellahs égyptiens pour le m étier des arm es et les réticences
des officiers turcs à les accueillir. Pour se m oderniser, cette arm ée a
besoin d ’instructeurs européens. M ohammed Ali les trouve d ’abord en
Italie -d a n s sa troupe en form ation, les ordres sont donnés en italien, puis
en turc - et ensuite parm i les officiers français des guerres napoléo­
niennes, mal vus à Paris depuis l ’arrivée au pouvoir de Louis XVIÜ.
C ’est ainsi que Joseph-A nthelm e Sève, qui a com battu à Trafalgar,
en Russie et à W aterloo, avant d ’être placé en dem i-solde, débarque en
Égypte en 1819. M ohammed Ali le charge de form er de nouveaux régi­
m ents, m algré l ’hostilité des officiers turcs, qui ne se résignent pas
à changer de m éthodes sous la direction de ce Lyonnais de trente et un
ans. « Par de sourdes m anœuvres, par des railleries dans les lieux publics,
par des propos provocateurs, par leur attitude hostile, ils intim idaient
les recrues qui, en sortant des m ains de Sève et des autres officiers
instructeurs, ne trouvaient plus nulle part ni sécurité ni repos '. » L ’enfant
de Lyon, am ateur de bon vin, a pourtant fait des efforts : il s ’est converti à
l ’islam et s ’appelle désorm ais Solim an.
Pour lui laisser les m ains libres. M ohammed Ali décide d ’organiser
la form ation loin du Caire, dans sa propriété d ’Assouan. Sève y part avec
quelques centaines de jeunes m am elouks, qui constitueront le noyau de
la nouvelle arm ée. La form ule se révèle efficace. Des établissem ents mili­
taires poussent dans l ’île Éléphantine : une caserne, un arsenal, une pou­
drière, un hôpital...
Solim an participe à plusieurs batailles aux côtés d ’ibrahim , le fils du
vice-roi, en M orée et en Syrie. C ela lui vaut le titre de bey, puis de pacha,
avec le grade de m ajor général de l ’arm ée égyptienne. Jusqu’à sa m ort, en
1860, tout voyageur français au Caire d ’un certain rang se fera un devoir
d ’être reçu à la table de l ’ancien dem i-solde. Ce m usulm an, habillé à
l ’orientale et m arié à une Égyptienne, fleure encore la caserne française.1

1. Aimé Vingtrinier, Soliman pacha. Paris, 1886.

62
LES TECHNICIENS DE MOHAMMED A U

O n apprécie sa bonne humeur, son hum our et ses chansons de corps de


garde. « Le vieux brave est un excellent homme, franc comme un coup
d ’épée et grossier comme un juron », note Flaubert en 18S0.
Solim an pacha donnera à l ’É gypte... un roi, puisque son arrière-petite-
fille, N azli, enfantera l ’infortuné Farouk. Il donnera aussi son nom à
l ’une des rues les plus connues du Caire. Sa statue en bronze, réalisée par
Jacquem art et le représentant avec son épée, se dressera pendant quatre-
vingts ans au-dessus du rond-point Kasr-el-N il, avant d ’être rem placée en
19S2, lors de la Révolution égyptienne, par celle d ’un économ iste, Talaat
Harb. M ais, aujourd’hui encore, beaucoup de Cairotes continuent d ’appe­
ler cette fameuse place « m idan Solim an pacha » ...
D ’autres officiers français, m oins connus que le colonel Sève, partici­
pent activem ent à la m ise en place de la nouvelle arm ée de Mohammed
Ali, en dirigeant les écoles de cavalerie (Varin), d ’artillerie (Rey) ou d ’état-
m ajor (G audin). Il ne s ’agit plus seulem ent d ’exilés bonapartistes. En
1829, le gouvernement de Charles X envoie officiellem ent un spécialiste,
Lefébure de Cérisy, auprès du vice-roi, pour créer l ’arsenal d'A lexandrie.
Une nom ination d ’autant plus significative que la flotte turco-égyptienne
a été détruite deux ans plus tôt par des forces navales anglaises et fran­
çaises, venues au secours des insurgés grecs. M ohammed A li n ’a pas
tenu rigueur à la France de ce désastre - en tout cas, il s'e st montré bien
com préhensif et a fait en sorte qu’aucun résident français d ’Égypte ne soit
inquiété. Cérisy, qui lui construit des vaisseaux de guerre, est l’un de ses
collaborateurs préférés. Il le prom eut bey, tandis q u ’un autre Français,
Besson bey, occupera le poste de vice-am iral de la flotte égyptienne.

Les leçons de médecine de Clot bey

Soucieux de la bonne santé de ses troupes. M ohammed Ali fait appel à


un m édecin m arseillais, Antoine Barthélem y Clot, pour créer un hôpital
m ilitaire à Abou-Zaabal, à quelques kilom ètres du Caire. Cet établisse­
m ent, flanqué d ’une école, sera à l’origine du renouveau de la m édecine
égyptienne, livrée jusque-là à des barbiers incom pétents. Détail piquant :
le docteur C lot a lui-m êm e com m encé sa carrière comm e aide-barbier
à M arseille, pour devenir ensuite officier de santé et docteur en chirurgie.
A gé de trente et un ans, ce « petit homme vif, éveillé, au verbe haut, au
ton tranchant, à l ’air content de lui-m êm e2 », arrive en Égypte en 1825,
avec une vingtaine de jeunes m édecins m arseillais. Il a apporté ses livres,
divers instrum ents et s'est procuré à Toulon « l ’un de ces beaux squelettes
hum ains préparés par les forçats de l ’hôpital de la M arine3 ».

2. Comte Louis de Saint-Ferriol, Journal de voyage, cité per Jean-Marie-Cané, Voya­


geurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IR \0 , rééd. 19S6,1 1
3. Clot bey. Mémoires, présentés par Jacques Ibgher, Le Caire. IFAO, 1949.

63
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Le docteur C lot dessine lui-m êm e les plans de l ’hôpital-école, en


bordure du désert. On lui affecte cent cinquante étudiants m usulm ans,
recrutés dans les écoles de théologie. Aucun d ’eux ne connaissant un
traître m ot de français, un systèm e d ’enseignem ent original est m is en
place, avec de jeunes interprètes chrétiens : la leçon est d ’abord donnée au
traducteur; le professeur s ’assure que celui-ci l ’a bien apprise; puis elle
est dictée aux étudiants. Parallèlem ent, des ouvrages de m édecine sont
traduits en arabe et un enseignem ent de français est dispensé à ceux qui
seront autorisés à passer leur exam en à Paris. Le serm ent d ’Hippocrate
est adapté à l ’islam , avec l ’accord des oulém as, qui surveillent les cours
de très près.
Le docteur C lot connaît quelques ennuis à propos de la dissection,
interdite par les docteurs de la Loi, bien q u ’il ait pris la précaution de
choisir des cadavres d ’infidèles. Il subit même une tentative d ’assassinat
de la part d ’un des élèves, dont le poignard ne fait que le blesser légère­
m en t... M ais l’enseignem ent progresse, avec l’appui de Mohammed A li.
Le m édecin m arseillais crée m êm e une école de sages-fem m es, après
s ’être rendu chez un m archand d ’esclaves pour acheter « dix jeu n es
femmes, cinq négresses et cinq Abyssiniennes, en qui je supposai le plus
d ’aptitude, m ’attachant à trouver une constitution vigoureuse et un crâne
bien conform é ». Les pensionnaires sont gardées par des eunuques, e t les
cours dispensés par une « M“* Fery, élève titrée de la m aternité de Paris ».
Le succès de cet enseignem ent conduit ensuite à form er, en secret, des
jeunes filles m usulmanes.
Peu à peu, en effet, les activités du docteur Clot s ’étendent à la m éde­
cine civile. Il obtient la création d ’un Conseil général de santé, rédige et
fait traduire un livret de médecine populaire, qui est diffusé dans les villes
et les campagnes. Dans un pays où la m ortalité infantile atteint des taux
effrayants, les barbiers apprennent à vacciner contre la variole. C ette
mesure contribue certainem ent à porter la population égyptienne de 3 m il­
lions de personnes en 1825 à 5 m illions en 1850. M ais elle n ’est pas facile
à appliquer, les paysans étant persuadés q u ’on cherche à les tatouer pour
les em pêcher d ’échapper à la conscription...
Son attitude héroïque pendant une épidém ie de choléra, en 1831, vaut
au docteur Clot le titre de bey. U se distingue à nouveau quand la peste
éclate. Professant une théorie erronée, le M arseillais ne croit pas à
la contagion. Effet inattendu de son activité en Égypte : la notoriété q u ’il
a acquise au Caire lui perm et d ’infléchir dans un sens anticontagionniste
le rapport publié par l’Académ ie de m édecine de Paris en 1845 4 ! Dans
son pays, le docteur Clot est un propagandiste zélé de M ohammed A li,
q u ’il présente comme le héros civilisateur par excellence, tandis que son

4. Daniel Panzac, « Médecine révolutionnaire et révolution de la médecine dans


l’Égypte de Muhammad Ali », Revue du musulman et de la Méditerranée, Paris. Edisud,
n°* 52-53,1989.

64
LES TECHNICIENS DE MOHAMMED M J

riv al, le docteur H am ont, fondateur de l'É co le vétérinaire du C aire,


publiera au contraire un livre au vitriol après son retour en France5.

Linant, Coste, Jumel et quelques autres

S ’il fait appel à des techniciens français, le vice-roi n ’entend pas néces­
sairem ent copier l’Europe en tout p o in t Le monopole économique de l’État
q u ’il instaure en Égypte, avec la mise en place d ’industries nationales, est
aux antipodes du libéralism e économ ique en vogue de l ’autre côté de la
M éditerranée.
Parm i les Français qui associent leur nom à ces infrastructures, Louis
L inant de B ellefonds occupe la prem ière place. Son parcours est peu
banal. Ce n atif de L orient a appris les sciences grftce à un grand-père
m athém aticien et découvert le monde en partant avec son père, officier
de m arine au long cours. Dès l’âge de dix-sept ans, devenu géographe et
dessinateur, Linant fait partie d ’une m ission scientifique en Grèce et au
Levant. U choisit cependant de rester en Égypte et, conquis par ce pays,
l'ex p lo re seul pendant plusieurs années. Sa connaissance exceptionnelle
du terrain fera de lui un ingénieur hors pair.
L inant de B ellefonds entre au service du gouvernem ent égyptien en
1830, à trente et un ans (au même âge, curieusem ent, que Solim an pacha
e t C lot b ey ...). Pendant plus de trois décennies, avec des titres divers, il
sera associé à tous les grands travaux réalisés dans le pays. Sa spécialité
e st l’irrigation. Le nombre de canaux, digues, déversoirs ou ponts qui lui
doivent leur existence est impossible à com ptabiliser. Promu bey, Linant
fa it figure d ’ingénieur à tout faire de M ohammed Ali. Il sera l ’auteur,
entre autres, du prem ier projet de barrage à la pointe du Delta, travaillera
étroitem ent avec les saint-sim oniens, jouera un rôle essentiel dans le per­
cem ent du canal de Suez, pour finir pacha et m inistre des Travaux publics
sous le règne d ’Ism aïl. « A coup sûr l’homme le plus intelligent que nous
ayons encore rencontré », écrit Flaubert en 1850 dans sa Correspondance.
Un personnage m oins connu est Pascal C oste. C et architecte m ar­
seillais, affligé d ’un pied bot, arrive au Caire en 1817 avec un maçon pour
construire, à la demande de M ohammed Ali, une fabrique de salpêtre près
des ruines de Memphis. M ission accom plie, il se voit confier la m ise en
place d ’une poudrière, dans l ’île de Rodah. Achevée en 1820, cette usine
explose accidentellem ent cinq ans plus tard, faisant de gros d ég âts...
M ais Coste a déjà été appelé ailleurs, au chevet d'une entreprise bien mal
partie : le creusem ent du canal M ahmoudieh, qui doit relier Alexandrie au
N il. Quatre cent m ille paysans - dont beaucoup m ourront à la tâche - ont
été réquisitionnés pour ce travail, commencé dans la plus grande incohé­
rence. « Le tracé n ’était même pas décidé, précise Linant de Bellefonds.

5. P. N. Hamont, L’Égypte sous Méhémet Ali, Paris, 1843,2 vol.


LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

On piocha à l ’aventure, à peu près dans la direction ; et ensuite, pour


rejoindre tous ces tronçons creusés au hasard, il fallut faite des angles,
des courbes, le mieux possible ; telle est la cause des sinuosités que l’on
ne peut comprendre 6. » Pascal Coste lim ite les dégâts, à défaut de pouvoir
m odifier le tracé, et le canal est inauguré en février 1821.
Cet hom me éclectique rénove ensuite le palais de M oham med A li à
Choubra, au Caire, et installe pour le vice-roi un pavillon de bain près du
palais de Ras-el-Tine, à Alexandrie. L’infatigable Coste crée la prem ière
École égyptienne de travaux publics, puis introduit la culture du m ûrier
dans la vallée du Nil. Un autre de ses exploits est le systèm e de com m u­
nication établi entre Alexandrie et Le Caire pour perm ettre à M ohammed
Ali d ’être rapidem ent inform é : « D ix-neuf tours s ’échelonnent du palais
de Ras-el-Tine à Alexandrie jusqu’à la Citadelle du Caire. Sur le som m et
de chaque tour s ’élève un sém aphore du systèm e C happe; des télégra­
phistes bien entraînés, lisant à la lunette les signaux de la tour précédente,
les répètent pour la tour qui les suit. En 45 m inutes, un m essage est ainsi
transm is d ’Alexandrie au C aire7. » M ais l ’œuvre la plus connue de Pascal
Coste concerne l’art islam ique. Invité par M ohammed Ali à préparer les
plans de deux grandes mosquées, l ’architecte français est autorisé à visiter
tous les lieux de culte de la capitale. Son étude m inutieuse donnera lieu à
un m agnifique ouvrage8, d ’une richesse et d ’une qualité sans précédent.
Parmi les techniciens français de cette époque, com m ent ne pas citer
Louis-Alexis Jum el ? O riginaire de l ’O ise, cet ancien ouvrier m écanicien,
devenu directeur d ’une filature à Annecy, est l ’inventeur de plusieurs
m achines. D lâche ses affaires en 1817, très affecté par l’infidélité de sa
jeune fem m e, et décide de s ’installer en Égypte. Le vice-roi le charge de
construire une usine de tissage à Boulaq, au Caire. Ce sera la fam euse
« M alta », surnom m ée ainsi parce q u ’elle em ploie de nom breux ouvriers
m altais. Jum el habite à côté de l ’usine, en com pagnie d 'u n e esclave
d ’A byssinie qui lui a donné un fils.
Contrairem ent à une légende, il n ’a pas « inventé » la longue fibre qui
a fait la fortune de l’Égypte. C ette espèce de coton existait déjà du tem ps
de Bonaparte : la D escription de V Égypte la signalait comme étant « bien
supérieure à l’autre par la longueur et la finesse de son lainage », précisant
cependant qu’elle n ’était filée que par « les doigts de quelques femmes au
fond des harem s ».
C ’est, sem ble-t-il, en se prom enant dans le jardin d ’un riche Égyptien,
au Caire, que Jum el a été frappé par un pied de cotonnier chargé de fruits.
H l ’ouvre, en étire la bourre, ce qui lui donne l’idée d ’en développer la
production. Le résultat est spectaculaire. M ohammed A li ordonne alors

6. Linant de Bellefonds, Principaux Travaux d’utilité publique exécutés en Égypte


depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours. Le Caire, 1872-1873.
7. Radamès Lackany, « Un architecte au service de l’Égypte, Pascal Coste », n° spé­
cial du Progrès égyptien, 25 novembre 1982.
8. Pascal Coste, Architecture musulmane ou monuments du Caire, 1837.

66
LES TECHNICIENS DE MOHAMMED A U

d ’abandonner les cotons baladi (indigènes) et de produire de longues


fibres, destinées à l ’exportation. D ès 1821, le « ju m e l» est vendu à
M arseille quatre fois plus cher que les m eilleurs cotons produits alors
dans le m onde9.
Com m e elle paraît loin, l ’ancienne Échelle d ’Égypte, avec ses négo­
ciants barricadés dans leur quartier ou leur caravansérail ! Les Français
circulent désorm ais en toute sécurité, la tête haute. Ils sont respectés, sou­
vent riches, parfois puissants. Parmi les Européens au service de Moham­
m ed A li, ils constituent, de loin, le groupe le plus nom breux et le plus
influent. C es quelques dizaines de « techniciens » s ’insèrent dans un
systèm e où chaque com m unauté a une fonction sociale bien déterm i­
née 10 : le vice-roi a confié à des Ih re s la guerre et l ’adm inistration, à des
A rm éniens la diplom atie et l ’interprétariat, à des coptes les finances, à
des m usulmans de souche égyptienne les affaires de religion.

Le pendant de «Buonaparte»

M ohammed Ali utilise habilem ent son image de « civilisateur » - une


notion très appréciée en Europe - pour séduire l ’opinion française et s'a t­
tirer la faveur des gouvernants. N ’est-il pas le continuateur de l’œuvre de
Bonaparte en Égypte ? Dans sa préface aux Orientales, Victor Hugo le dit
explicitem ent : « La vieille barbarie asiatique n ’est peut-être pas aussi
dépourvue d ’hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire. Il
faut se rappeler que c ’est elle qui a produit le seul colosse que ce siècle
puisse m ettre en regard de Buonaparte, si toutefois Buonaparte peut avoir
un pendant ; cet homme de génie, turc et tartare à la vérité, cet Ali pacha
qui est à Napoléon ce que le tigre est au lion, le vautour est à l'aigle. »
En 1829, Paris suggère à M ohammed A li de s’em parer des trois
régences d ’Afrique du Nord (Alger, Tünis et Tripoli), en lui prom ettant
un appui m ilitaire. Le pacha se récuse, faisant valoir que les musulmans
ne le lui pardonneraient pas : « Par une alliance comme celle que vous me
proposez, d it-il au consul de France, je perdrais le fruit de tous m es
travaux ; je serais déshonoré auprès de m a nation et de ma religion. »
L ’année suivante, les troupes françaises débarquent en Algérie.
C hateaubriand ne partage pas l ’enthousiasm e des thuriféraires de
M ohammed Ali. « Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur
et des chem ins de fer, par la vente des produits des manufactures et par la
fortune de quelques soldats français, anglais, allem ands, italiens, enrôlés
au service d ’un pacha : tout cela n ’est pas la civilisation », affirm e-t-il
dans ses M ém oires d ’outre-tom be. Le publiciste Victor Schoelcher, qui

9. Gabriel Dardatid, Un ingénieur français au service de Mohammed Ali, Louis Alexis


Jumel (1785-1823). Le Caire, IFAO. 1940.
10. Henry Laurens, Le Royaume impossible, Paris, Armand Colin, 1990.

67
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

m ilite contre l ’esclavage, est encore plus sévère. A près un voyage en


Égypte, où il a constaté la m anière sauvage de « fabriquer » des eunuques,
les m auvais traitem ents dans les prisons et les impôts prélevés à coups de
bâton, il écrit : « Le fellah m eurt d ’inanition à côté des m agasins du
vice-roi, gorgés de blé ". » M ais ce sont des voix isolées. Mohammed A li
enthousiasm e la France et apparaît comme son m eilleur allié en O rien t
Thiers, qui dirige le gouvernem ent en 1840, est quasim ent prêt à faire la
guerre à l ’A ngleterre pour soutenir le vice-roi dans ses revendications
face à la TUrquie.
Les bonnes relations entre la France et l ’Égypte sont consacrées, en
1845, par deux visites parallèles, pleines d ’éclat : celle d ’ibrahim pacha,
prince héritier, en Fiance, et celle du duc de M ontpensier, le plus jeune
fils de Louis-Philippe, en Égypte. Le grand cordon de la Légion d ’hon­
neur est rem is à M ohammed Ali. Celui-ci offre un dîner au duc, la veille
de son départ, et exprim e sa « plus vive reconnaissance pour le roi et son
gouvernem ent qui, dans les jours troublés comme dans les tem ps tran­
quilles, n ’ont jam ais m anqué de me couvrir de leur bienveillance ». Le
lendemain, m algré la chaleur et sa santé déclinante, il raccompagne à pied
le jeune prince jusqu’à l ’em barcadère.
Cinq ans plus tôt, le m aître de l’Égypte a déclaré à un visiteur : « Q ue
la France m ’aide ou ne m ’aide pas, je n ’en suis pas m oins désorm ais
à elle. Toute m a vie je serai reconnaissant de ce qu’elle a fait pour m oi
et, en m ourant, je léguerai m a reconnaissance à m es enfants et je leu r
recom m anderai de rester toujours sous la protection de la F ran ce11i2. »
Habiles propos, destinés à séduire Paris et à obtenir des avantages sup­
plém entaires ? Il n ’est pas toujours facile de cerner cet O riental plein
de ressources, capable à tout m om ent de s ’appuyer sur la France pour
refuser une dem ande anglaise, et sur l ’A ngleterre pour s ’opposer à un
projet français...

11. Victor Schoelcher, L’Égypte en 1845,1846.


12. Cité par Jacques Tfcgher dans le n° spécial des Cahiers dhistoire égyptienne consa­
cré à Mohammed Ali.
7

Un Égyptien à Paris

D ésireux de créer un É tat m oderne, M oham m ed Ali a besoin d ’un


personnel adapté. Or, la form ation dispensée en Égypte au début du
XIXe siècle est d ’une pauvreté désolante. Même la prestigieuse m osquée
E l-A zhar, au C aire, apparaît en pleine décadence : on ne s ’y intéresse
quasim ent plus à la falsafa, la philosophie, qui englobait des disciplines
profanes com m e les m athém atiques ou la m édecine. L ’histoire et la
géographie y sont réduites à leur plus sim ple expression, les langues
étrangères ne font pas partie du program m e, et seuls quelques oulém as
connaissent le turc et le persan. Les azhariens n'apprennent pratiquem ent
que l’arabe et les m atières religieuses. Dans ces m atières elles-m êm es,
la part qui revient norm alem ent à la raison cède la place à « une pieuse
fidélité à la pensée des auteurs des époques antérieures et [à des] attitudes
favorables à une perception intuitive de la vérité et à l’illum inism e1».
L ’idée d ’envoyer des m issions scolaires en Europe s ’im pose alors,
parallèlem ent à l ’em ploi d ’instructeurs européens en Égypte. C ’est l’Italie
qui accueille, en 1809, les prem iers étudiants, parm i lesquels le chrétien
N icolas M assabki, futur directeur de l ’Im prim erie gouvernem entale du
C aire. Pourquoi l ’Italie? Des V énitiens et des G énois, m ais aussi des
Pisans et des Siciliens, ont été parm i les prem iers Européens à com m ercer
avec l ’Égypte au M oyen Age et à s ’établir sur les bords du Nil. Leurs
religieux franciscains y sont présents depuis le XIVe siècle. L ’italien est
une langue couram m ent em ployée par les diplom ates ottom ans dans leurs
relations avec l ’Europe.
Le consul de France, Bernardino D rovetti, m ilite activem ent pour
que Mohammed Ali change de pays de destination. « A Paris, soutient ce
citoyen français de fraîche date, la vue d ’un m usulm an n ’excite pas la
m êm e répugnance que dans les villes d ’Italie, où les préjugés religieux sont
plus actifs [...]. D ’ailleurs, les Français ont de la bienveillance pour les
Ih re s, alors qu’en Italie ils ne sont guère bien vus que dans les p ra ts12. »

1. G ilbert Delanoue, «L es lumières et l’ombre dans l'Égypte du xix* siècle», in


Le M iroir égyptien, Marseille, Éd. du Quai, 1984.
2. Cité par Anouar Louca, in L’Égypte aujounThui. Permanences et changements,
Paris. CNRS. 1977.
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Drovetti en parle avec l ’autorité d ’un Piém ontais. Sans doute souligne-t-il
aussi qu’entre une France puissante et une Italie m orcelée il n ’y a pas à
hésiter.
C ’est lui qui em porte la m ise, m algré les efforts du « parti italien »
et les pressions anglaises. A partir de 1826, la plupart des étudiants égyp­
tiens se rendront en France, seul un petit nom bre prenant le chem in de
l’Angleterre ou de l’Autriche. En parlant de « Ih res » dans sa dém onstra­
tion, Drovetti ne com m ettait pas un lapsus : le vice-roi destine essentielle­
m ent cette form ation européenne à des élèves turcs, circassiens ou
arm éniens. La m ission de 1826 ne com pte que quatre É gyptiens de
souche sur une quarantaine de membres.
Parmi eux, un imam de vingt-cinq ans, Rifaa el-Tahtawi, qui n ’a pas le
statut d ’étudiant m ais celui d ’accom pagnateur religieux, chargé de la pré­
dication et de l ’organisation des prières. Nul ne peut deviner qu’il sera un
personnage clé de la renaissance culturelle de l ’Égypte. Détail sym bo­
lique : ce jeune cheikh est né en 1801, l’année où les Français évacuaient
le pays, comme s ’il était appelé à prendre la relève... Originaire de Tahta,
en Haute-Égypte, Tahtawi appartient à une fam ille de notables, ruinée par
la suppression des ferm es fiscales. A la m ort de son père, on l ’a envoyé
étudier au Caire, à la mosquée El-Azhar, où il a fait une rencontre capitale :
son m aître, Hassan el-A ttar, est l’un des rares cheikhs ouverts à la m oder­
nité ; il avait côtoyé plusieurs savants de Bonaparte à qui il apprenait
l’arabe. A la fin de ses études, le jeune Tahtawi a enseigné lui-m êm e à
El-Azhar, avant d ’être nommé prédicateur dans une unité de la nouvelle
arm ée égyptienne.
Lorsqu’on le désigne pour faire partie de la m ission scolaire en France,
son m aître lui conseille de tenir un journal de voyage. Le jeune homme,
fervent croyant, est inquiet par avance de ce q u ’il risque d ’y consigner. 0
se rassure en citant l ’injonction du Prophète : « Recherche la science fût-
ce en Chine ! » Dans les prem ières lignes de ce qui sera un livre célèbre,
le jeune imam s ’engage à ne pas trahir sa foi : « Je prends Dieu à tém oin
que dans tout ce que je dirai, je ne m ’écarterai pas de la voie de la vérité.
Bien entendu, je ne saurais approuver que ce qui ne s ’oppose pas au texte
de la Loi apportée par M uham m ad3. »

La « Description de la France »

Dès l ’arrivée à M arseille, c ’est le choc. Les femmes se prom ènent dans
la rue sans voile, décolletées, les bras nus. On circule en diligence. O n
mange avec une fourchette et un couteau... Le directeur de l ’École égyp­
tienne de Paris n ’est autre que Jom ard, le m aître d ’œuvre de la D escrip­

's. R ifl’a al-Ttohtâwy, L'Or de Paris. Relation de voyage (1826-1831), traduit, présenté
et annoté par Anouar Louca, Paris, Sindbad, 1989.

70
UN ÉGYPTIEN À PARIS

lion de l'É gypte. Il accueille le jeune imam barbu et entuibanné, puis


l’oriente vers la traduction. Pendant les cinq années de son séjour, Tah-
taw i va vivre comme les autres étudiants égyptiens, dans une structure
ferm ée, sans quitter Paris. M ais il sera sauvé par sa curiosité, son tem pé­
ram ent exigeant et ses dons d ’observation.
L’orphelin de Haute-Égypte ne se contente pas d ’apprendre le français,
puis de traduire des m ontagnes de textes (Rousseau, Voltaire, M ontes­
quieu, F énelon...), au point de fatiguer ses yeux. Il regarde autour de lui,
il écoute, il écrit. Ses rem arques portent aussi bien sur les divertissem ents
ou l’hygiène que sur le m ode d ’habitation ou l’habillem ent. Les Français,
constate-t-il par exem ple, ont « l’am our du changem ent et des transfor­
m ations en toutes choses, particulièrem ent dans la m anière de s ’habiller.
L ’habit n ’est jam ais stable chez eux ». Sur le même ten, Tahtawi explique
pourquoi « Paris est le paradis des fem m es, le purgatoire des hommes et
l ’enfer des chevaux » ...
Le jeu n e hom m e découvre « d e s feuilles im prim ées chaque jo u r»
appelées journaux. Il en prend avidem ent connaissance dans des cabinets
de lecture. D profite aussi le m ieux possible des personnes avec qui on le
m et en relation. Par exem ple, son com patriote Joseph Agoub, un poète
rom antique déchiré par l’exil, dont la fam ille a quitté l’Egypte en 1801
avec les troupes de Bonaparte. Agoub, devenu un collaborateur de Jomard,
enseigne l ’arabe à l ’École royale des langues. Tahtawi s ’entretient aussi
avec d ’ém inents orientalistes, com m e Silvestre de Sacy, C aussin de
Perceval ou Joseph Reinaud. C ela fait tom ber certains de ses préjugés. Un
Européen, constate-t-il, peut connaître la langue arabe, et même très bien
la connaître, quitte à s ’exprim er avec un m auvais accent. Q uant à
la langue française, elle présente une supériorité, tout au m oins dans la
m anière dont elle est em ployée : « Si un professeur veut enseigner un
ouvrage, il n ’est pas tenu d ’en analyser sans trêve les m ots, car les
m ots sont clairs par eux-m êm es. » Lire un traité d'arithm étique en fran­
çais perm et de se concentrer sur les chiffres, sans devoir, com m e on
le fait en arabe, analyser les phrases, déceler les figures de rhétorique
e t com m enter la place des m ots. Pour l’azharien, c ’est une révolution.
Il s ’aperçoit que la France connaît un progrès constant grâce aux décou­
vertes scientifiques. Il en déduit q u ’on ne peut ram ener tout le savoir à la
théologie et que l ’enseignem ent des disciplines profanes s ’impose.
S ’il adopte l’idée de civilisation (tamaddun), dont il sera un défenseur
tout au long de sa vie, lïh ta w i est loin de faire table rase de ses convic­
tions religieuses. M êlant tradition et m odernité, il divise l ’hum anité en
trois catégories : les sauvages, les barbares et les civilisés. Dans ce troi­
sièm e groupe, les Européens lui paraissent être supérieurs aux musulmans
pour ce qui est des sciences et de l’industrie, même si cela n ’a pas toujours
été le cas et n ’est pas définitif. En revanche, les musulmans dépassent les
Européens sur les autres plans car ils sont détenteurs de la Loi révélée.
Classant les continents par ordre d ’importance, le jeune cheikh m et l’Asie

71
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

au prem ier rang, parce que c ’est le berceau de l ’islam ; l ’Afrique arrive en
deuxièm e position, parce q u ’elle com pte beaucoup de m usulmans et a le
m érite d ’abriter l’É gypte; l’Am érique est bonne dernière, parce q u ’elle
ignore totalem ent la religion du P rophète...
Le christianism e ne l ’intéresse pas. Ses dogm es lui paraissent relever
de l’incohérence ou de la superstition. Aux yeux de Tahtawi, les Français
ne sont pas catholiques m ais rationalistes. Ce qui lui pose d ’ailleurs un
problèm e : com m ent expliquer la réussite d ’une civilisation qui n ’est pas
dirigée par la révélation divine 4 ? Pour ajouter à son trouble, il est favora­
blem ent im pressionné par la dém ocratie. Il a vu Charles X céder la place
en trois jours à Louis-Philippe. A ses lecteurs, il offrira une traduction
com plète de la charte constitutionnelle, et les am endem ents introduits
après la Restauration. Or, cette charte ne découle ni du Coran ni de la tra­
dition religieuse.
Tahtawi n ’aim e pas la cuisine française, il préfère l ’eau du Nil à celle
de la Seine et n ’apprécie pas les arbres « chauves » en hiver. D reste égyp­
tien jusqu’au bout des ongles, ne se faisant pas au rythm e de la vie pari­
sienne. Des années plus tard, au C aire, il dispensera son enseignem ent en
ignorant les horloges. On le verra professer parfois avant l’aube, ou parler
trois ou quatre heures d ’affilée... Son livre est d ’ailleurs truffé de digres­
sions didactiques, dans la bonne tradition azharienne, ce qui déroute le
lecteur occidental. M ais, en France - et c ’est essentiel - , le jeune cheikh
apprend « le sens de la relativité », com m e le souligne son biographe
A nouar Louca, à qui l ’on doit la traduction française de L ’O r de Paris.
C ela conduit, par exem ple, Tahtawi à reconnaître aux Français le sens
de l ’honneur, tout en leur reprochant un m anque de générosité. O u,
encore, à trouver gracieux les couples qui dansent, les jugeant beaucoup
plus pudiques que les aim ées égyptiennes dont les ondulations lascives
cherchent à attirer les hommes. Les pages enthousiastes q u ’il consacre au
théâtre - un art inconnu dans la vallée du Nil à cette époque - sont parm i
les plus touchantes de son livre.
C ’est « l’or de Paris » que l’imam rapporte chez lui. D s’est enrichi et
veut en faire profiter ses com patriotes. Le livre, préfacé par son ancien
m aître, Hassan el-A ttar, paraît en 1834. M ohammed A li ordonne de le
rem ettre gratuitem ent aux fonctionnaires et à tous les élèves des écoles
spéciales. « A la Description de l’Égypte, rédigée en français, inaccessible
aux Égyptiens contem porains, répond désorm ais, toute proportion gardée,
cette D escription de la France, écrite adéquatem ent en arabe 5. » L’œuvre
est traduite en turc cinq ans plus tard. Aucune autre relation d ’un voyage
en Europe ne sera disponible en Égypte avant 18SS.

4. Gilbert Delanoue, Moralistes et Politiques musulmans dans l’Égypte du XIX* siècle.


Le Caire, IFAO, 1982.
5. Anouar Louca, « RifS’a al-Tditawi (1801-1873) et la science occidentale », in D’un
Orient l’autre, Paris, CNRS, 1991, L II.

72
UN ÉGYPTIEN A PARIS

La révélation d*une identité

De retour au Caire, les étudiants des m issions scolaires ne sont pas tou­
jours em ployés à bon escient. Les non-Turcs se retrouvent parfois à des
postes subalternes ou qui ne correspondent pas à leur form ation. Tahtawi
comm ence par faire les frais de cette négligence : il est affecté successi­
vem ent à l ’école de m édecine d ’Abou-Zaabal, puis à l’école d ’artillerie
de Tourah, puis à l’hôpital de K asr-el-A tni... H suggère alors à Moham­
m ed Ali de créer une école de traduction. L’idée est acceptée, et le jeune
diplôm é de Paris devient le prem ier directeur égyptien d ’une école
spéciale, sans être flanqué d ’un directeur des études européen. Ce sera un
succès. Tahtawi a le don d ’entraîner ses élèves et même d ’attirer des insti­
tutions voisines qui viennent s'agréger à son école. Celle-ci ressem ble de
plus en plus à une université. Des traducteurs com pétents y sont form és,
de nombreux livres traduits et de nouveaux mots forgés en arabe.
Le cheikh R ifaa aura encore une longue vie devant lui. Il dirigera le
Journal officiel, auquel il donnera un nouveau souffle en y consacrant la
prépondérance de l ’arabe sur le turc. Il sera un prom oteur de l ’instruction
publique e t un défenseur de la condition fém inine. Il connaîtra divers
ennuis aussi, et m êm e un exil au Soudan, car cet im portateur d ’idées
nouvelles dérange conservateurs et d esp o tes... Son principal apport
est sans doute d ’avoir favorisé l ’ém ergence d ’une conscience nationale
égyptienne. De tous les penseurs du monde arabe et m usulman, il est le
prem ier à distinguer la patrie (w atan) de la com m unauté m usulm ane
(oumma) 6.
Tahtawi était parti pour Paris avec sa seule foi musulmane. Il a su la
conserver dans cette ville de perdition. M ais il en est revenu égyptien - et
ce n ’est pas rien ! - comme l’illustrent cinq poèmes patriotiques compo­
sés dans la ferveur du retour. L’actualité égyptologique qui a dom iné son
séjour parisien n ’est pas étrangère à cette m étam orphose. Jusque-là, le
jeune cheikh s ’en tenait à ce q u ’on lui avait appris à l ’Azhar, à savoir que
les pharaons, adorateurs d ’idoles et persécuteurs de M oïse, sont les enne­
m is de l’islam. Et voilà que tout lui apparaît sous un autre jour : « L ’en­
fant de Tahta, perçant l ’anonym at mécUéval de la com m unauté m usul­
m ane, retrouve ses racines pharaoniques. U se sent à la fois sujet, objet et
destinataire de la découverte. La résurrection de l ’Égypte antique
consacre un développem ent spontané de son identité culturelle 7. » Il faut
dire que le séjour en France de Tahtawi a été précédé d ’un trem blem ent
de terre dont les répliques ne finissent pas de secouer le monde savant.
Ce sont les années Champollion.

6. Anouar Abdel-Malek. Idéologie et Renaissance nationale. L'Égypte moderne. Paris,


Anthropos, 1969.
7. Anouar Louca, « RifS’a al-Tahtawi... », a rt cit.
8

Champollion, le déchiffreur

Un eurêka, un ouragan. Ses papiers à la m ain, Jean-François Cham ­


pollion dévale l’escalier du 28, rue M azarine et court à l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, toute proche, où travaille son frère Jacques-
Joseph. « Je tiens l ’affaire ! » hurle-t-il en entrant dans le bureau. Et il
s ’effondre, sans connaissance. Ce 14 septem bre 1822, à Paris, le m ystère
des hiéroglyphes vient d ’être percé.
Cham pollion a trente et un ans, m ais cela fait presque deux décennies
q u ’il étudie les langues anciennes. Ce prodige a commencé ses recherches
à l’âge où d ’autres jouent au cerceau, sous le regard attentif et bienveillant
de l’inséparable Jacques-Joseph, « son aîné, son parrain, son professeur,
son père et m ère, son a lter e g o 1». Au point q u ’il faut leur donner à
chacun un surnom pour ne pas les confondre : on parle de « Cham pollion
le Jeune » et de « Cham pollion-Figeac » (du nom de la ville du Quercy où
ils sont nés tous les deux à douze ans d ’intervalle).
C ’est à G renoble, où il a rejoint son aîné, que Jean-François, dès l’âge
de treize ans, s’intéresse à l ’arabe, au chaldéen et au syriaque, après avoir
appris le latin et l ’hébreu. Il se m ettra bientôt au copte, en attendant
de découvrir le persan et le chinois... Pour sa chance, le préfet de l’Isère
n ’est autre aue le m athém aticien Joseph Fourier, l’ancien secrétaire de
l’Institut d ’Egypte, qui a confié à Champollion-Figeac les antiquités du
départem ent. Il se fait présenter ce garçon si curieux, déjà si bien informé,
lui m ontre des papyrus et des fragm ents d ’hiéroglyphes sur des pierres,
puis lui présente des visiteurs, comme dom Raphaël, le moine copte qui
enseigne l ’arabe à l ’École des langues orientales. Jean-François nage dans
le bonheur.
Le copte l’attire. Il va très vite le subjuguer. N ’a-t-on pas établi que
c ’est une survivance de la langue populaire des anciens Egyptiens? Le
copte, qui n ’est plus employé que dans la liturgie, s ’écrit avec des carac­
tères grecs, additionnés de quelques signes pour exprim er des consonnes
im prononçables. Rien à voir avec les hiéroglyphes. Depuis le IVe siècle

1. Anouar Louca, « Déchiffrer Champollion », in L'Êgyptologie et les Champollion.


Presses universitaires de Grenoble, 1974.

75
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

de notre ère, plus une seule inscription en hiéroglyphes n ’a été gravée en


É gypte, plus personne n ’est capable de d échiffrer cette langue dont le
secret a été em porté par les derniers prêtres de l ’A ntiquité.
Le lycéen de G renoble, devenu étu d ian t à P aris, suit des cours au
C ollège de France et fréquente assidûm ent la paroisse Saint-R och, où se
retrouvent des coptes, venus en France dans les bagages de l ’arm ée
d ’O rient. L eur langue n ’a plus aucun secret pour lui. « Je m e livre entiè­
rem ent au copte, assure-t-il en 1812. Je suis si copte que pour m ’am user
je traduis en copte tout ce qui m e vient à la tête. Je parle copte tout se u l...
J ’ai tellem ent analysé cette langue que je m e sens fort d ’apprendre la
gram m aire à quelqu’un en un seul jour. J ’en ai suivi les chaînes les plus
im perceptibles. C ette analyse com plète de la langue égyptienne donne
incontestablem ent la clef du systèm e hiéroglyphique, et je le trouverai. »
M ais C ham pollion n ’est pas hom m e à s ’enferm er dans une seule case.
La d iv ersité de ses centres d ’in térêt e st aussi im pressionnante que sa
puissance de travail. Parallèlem ent à une gram m aire copte, il rédige une
notice su r la m usique éthiopienne, un m ém oire sur la num ism atique
hébraïque, un E ssai de description géographique de l ’É gypte avant la
conquête de C am byse... Son frère aîné le suit pas à pas, le conseille, le
gronde, l ’adm ire et finance ses achats de livres. L ’un ne vit pas sans
l ’autre. M êm e les m auvais calcu ls, ils les font ensem ble. A cclam er
N apoléon pendant les C ent-Jours, après s ’être ralliés à Louis XV1I1, ne
tém oigne pas d ’un flair politique éclatant. E t porter un toast à la Répu­
blique après W aterloo n ’est pas non plus d ’excellente stratégie. C ela
vaut aux deux « Cham poléon » une assignation à résidence e t quelques
en n u is...

Tantôt des idées, tantôt des sons

L’eurêka du 14 septem bre 1822 n ’est pas une opération du Saint-Esprit


m ais le résu ltat d ’un trav ail acharné. Jean-F rançois a digéré tout ce
qui avait été découvert ou subodoré avant lui, pour s ’en servir ou s ’en
écarter. O n sait, depuis le xvm e siècle, que les cartouches figurant sur
les tem ples égyptiens com portent des nom s de rois. O n a un peu pro­
gressé aussi, grâce à la pierre de R osette, qui com porte tro is versions
d ’un m ême texte : l ’une en grec, les autres en deux écritures égyptiennes
(hiéroglyphe e t dém otique). Le Français Silvestie de Sacy et le Suédois
Johann D avid AkerM ad sont arrivés à la conclusion que l ’écriture dém o­
tique exprim e les nom s propres étrangers par des signes alphabétiques.
Q uant à l ’A nglais Thom as Young, il a réussi à identifier des groupes de
signes hiéroglyphiques correspondant à des m ots grecs. C e physicien
- qui ne pardonnera jam ais à Cham pollion de l ’avoir supplanté - a éga­
lem ent pressenti l ’existence d ’hiéroglyphes phonétiques, dans un article
publié en 1819.

76
CHAMPOLLION, LE DÉC HI F F REV R

L ’avantage de Jean-François sur ses concurrents, c ’est sa form ation


polyvalente, car il est, tout à la fois, linguiste, historien et spécialiste
d ’esthétique. Tout le contraire d 'u n rat de bibliothèque - même s ’il dévore
des rayons entiers - , comme en tém oignent ses engagem ents politiques,
ses recherches pédagogiques, ses am ours, son hum our... Intuitif, im agi­
natif, il est de la race des inventeurs.
Avançant pas à pas, Cham pollion suggère d ’abord que, pour exprim er
les noms grecs, les hiéroglyphes doivent produire des sons. C ’est le thème
de son prem ier m ém oire devant l’Académ ie des arts et des sciences de
G renoble, à l’âge de dix-neuf ans. Puis, en bon connaisseur des langues
sém itiques, il s ’aperçoit que les Égyptiens n ’écrivaient pas toujours les
voyelles, ce qui jette évidem m ent une tout autre lum ière sur leurs textes.
Il l ’explique dans L ’Égypte sous les pharaons, publiée l ’année de ses
vingt-cinq ans.
Nouvelle étape fondam entale : Cham pollion établit la parenté des trois
écritures égyptiennes - hiéroglyphique, hiératique et dém otique. Elles
appartiennent à un seul systèm e, affirm e-t-il devant l ’Académ ie des
inscriptions et belles-lettres, en août 1821. Ces écritures dérivent l’une de
l ’autre : les hiéroglyphes ont donné le hiératique, qui en est une form e
m anuscrite, et le hiératique a conduit au dém otique, qui en est une sim pli­
fication ultérieure. L ’ancienne Égypte avait ainsi une écriture sacrée, une
écriture cursive et une écriture populaire, m ais pour une même langue.
C ’est sur ces bases que Champollion se rem et à observer les copies de
la pierre de Rosette. Pour traduire 486 m ots grecs, il a fallu trois fois plus
d'hiéroglyphes. Im possible donc que chaque hiéroglyphe exprim e une
idée. Or, il est établi que chacun ne peut pas être le signe d ’un son. Alors ?
La solution viendra de l ’observation de deux cartouches, m is côte à côte,
dans lesquels les nom s grecs ont bien été transcrits en hiéroglyphes
phonétiques. Encore un petit pas, encore deux autres cartouches, et le
principe de l ’écriture égyptienne sera trouvé : c ’est une écriture qui peint
« tantôt les idées, tantôt les sons d ’une langue ». Tout s ’éclaire, après une
nuit de treize siècles !
Le 27 septem bre 1822, Cham pollion lit devant l’Académie sa fameuse
Lettre à M. D acier (secrétaire perpétuel de cette institution). L’exposé fait
sensation, m ais ne perm et pas encore de déchiffrer les hiéroglyphes :
ayant des vérifications à faire, l ’auteur n ’a révélé q u ’une partie de sa
découverte. D n ’en fournira la clé que deux ans plus tard, dans son Précis
du systèm e hiéroglyphique des anciens É gyptiens, en synthétisant le
systèm e des hiéroglyphes par une formule brillante : « C ’est un système
com plexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique
dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans le même
m ot. »
Pourquoi avoir attendu deux ans, alors qu’il savait quasim ent tout dès
le prem ier jo u r? Scrupule de scientifique? Prudence de découvreur qui
sent les jalousies m onter autour de lui ? Jean Lacouture, son biographe,

77
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

se demande s ’il n ’y a pas aussi dans « cette dissim ulation orgueilleuse et


sagace » une sorte d ’hommage rendu à « l’O rient voilé, au secret si long­
tem ps gardé ». Comme si « le Visité, le découvreur » donnait « un form i­
dable signe de com plicité avec ce monde q u ’il a violé » 2.
Une science vient de naître, grâce à un Français génial. O n va pouvoir
établir une chronologie certaine des monuments égyptiens. D es rois dont
l ’existence était m ise en doute entreront dans l’H istoire, des ruines qui
étaient m uettes depuis des siècles ne finiront plus de parlor. C ar la parti­
cularité des objets et m onum ents de l ’antique Égypte est de porter des
inscriptions. La découverte de Cham pollion va perm ettre d ’accéder aux
textes officiels, m ais aussi à la vie quotidienne, aux expressions artis­
tiques. D ne sera plus possible à des gens sérieux de faire dire n ’im porte
quoi à cette civilisation. Un mode d ’em ploi de l ’Égypte existe désorm ais.

La caverne du consul-antiquaire

Louis XVm fait rem ettre au déchiffreur des hiéroglyphes une boîte en
or. Le pape Léon XII le reçoit au Vatican et lui propose... de le nom m er
cardinal, estim ant - un peu vite - que sa découverte conforte la chrono­
logie biblique établie par l ’É glise. C ham pollion refuse polim ent la
poutine, m ais accepte la Légion d ’honneur et, surtout, le poste de conser­
vateur du musée égyptien du Louvre, inauguré en novem bre 1827 sous
le nom de m usée Charles-X. Entre-tem ps, il s ’est présenté à l ’Académ ie
des inscriptions et belles-lettres et n ’a pas été élu ! O n lui a préféré
l ’économ iste Pouqueville. Le déchiffreur fera une deuxièm e tentative en
m ars 1829 et sera devancé cette fois par un ju riste, Pardessus. « J ’ai
été mis par-dessous Pardessus », constatera-t-il am èrem ent. Des raisons
politiques et des inim itiés tenaces - dont celle de Jom ard - expliquent cet
incroyable ostracism e à l’encontre du plus grand égyptologue de tous les
tem ps. C ham pollion ne sera finalem ent adm is dans ce cénacle q u ’en
mai 1830, après avoir été vigoureusem ent défendu par plusieurs savants
ém inents, comm e A rago, Cuvier, Fourier, G eoffroy S aint-H ilaire et
Laplace.
Le déchiffreur des hiéroglyphes a besoin de vérifier l ’exactitude de sa
thèse. Pour cela, il se rend d ’abord en Italie, au m usée de T ùrin, qui
possède une m agnifique collection égyptienne, achetée à Bernardino D ro-
vetti, le consul de France en Égypte. Drovetti est un consul-antiquaire,
comme son hom ologue et concurrent anglais, Henry Sait. 11 achète tout
ce qui lui tom be sous la m ain et organise des fouilles, avec une m ain-
d ’œuvre abondante. Visitant sa m aison d ’Alexandrie, le com te de Forbin,
directeur des musées français, n ’en est pas revenu : « Je passais presque
toutes mes journées chez M. Drovetti. Q uoiqu’il eût déjà fait em barquer

2. Jean Lacouture, Champollion. Une vie de lumières. Paris, Grasset, 1988.

78
CHAMPOLLION, LE DÉCHIFFREUR

pour L ivourne une grande partie de sa collection, je vis encore chez lui
des m édailles de la plus extrêm e rareté. Il faudrait tout décrire, tout
m ériterait une analyse. C e cab in et curieux est rangé dans un ordre si
p arfait q u ’on y apprend l ’histo ire d ’É gypte p ar les m onum ents en
peu d ’heures et de la m anière la plus intéressante e t la plus certaine. Les
A rabes assiègent sans cesse le kan où habite M. D rovetti : chacun apporte
des m om ies, des bronzes, des m onnaies et parfois des cam ées... »
Le consul voulait vendre sa collection à la France. Louis X V III a refusé
d e débloquer des fonds, et c ’est le roi du Piém ont e t de Sardaigne qui
a acquis ces 8 273 objets, parm i lesquels une centaine de grandes statues.
L es co losses en g ranit rose e t basalte v ert, placés dans la cour du
m usée de Türin, annoncent m ille autres trésors : des bustes, des bronzes,
des m édailles d ’o r ou d ’argent, des p ap y ru s... En pénétrant dans cette
caverne d ’A li Baba, C ham pollion est à deux doigts de nous refaire une
syncope. Il ne sait où donner des yeux, lui qui n ’a travaillé ju sq u ’ici que
sur des fragm ents ou des copies. E t encore ne voit-il q u ’une partie du
butin, la plupart des caisses restant à déballer.
N om bre de pièces portent la m arque de Jean-Jacques R ifaud, l ’agent
de D rovetti. Par exem ple, sur le flanc d ’un des grands sphinx au visage
d ’A m énophis III, le fo u illeu r a gravé : « D ct p ar Jj R ifaud sculpteur à
T hèbes 1818, au service de M r D rovetti. » Ce M arseillais em ploie une
arm ée de m anœ uvres sur ses chantiers. Il surveille lui-m êm e leur travail,
un fouet à la m ain. Facilem ent coléreux, « il battait les A rabes qui s’obsti­
n aien t à ne pas com prendre le provençal », écrit le com te de Forbin.
R ifau d parle pourtant p lusieurs dialectes et se pose en défenseur des
ouvriers face à la rapacité des notables locaux. En tout cas, les scrupules
n ’étouffent pas ce passionné d ’antiquités égyptiennes, capable - com m e
ses concurrents anglais ou italiens - de faire scier un bas-relief ou d ’arra­
ch er des objets à coups d ’ex p lo sif3. ..
A près Türin, Cham pollion se rend à Livourne, où une autre collection,
rassem blée par Sait, le consul anglais, est à vendre. Il réussit à convaincre
C harles X de l ’acquérir pour 200 000 francs. Entre-tem ps, D rovetti a pro­
posé une autre collection à la France et, pour am adouer le roi, lui adresse,
de la part de M oham m ed A li, un cadeau qui fait sensation à Paris : une
girafe ! La deuxièm e drovettiana, bien m oins riche que celle de Türin, est
cédée pour 150 000 francs. Cham pollion peut com m encer son m usée avec
5 000 œ uvres, au prem ier étage de la C our carrée du Louvre. Il rédige lui-
m êm e l ’inventaire, qui est un chef-d’œuvre d ’érudition.
L e d éch iffreu r des hiéroglyphes peut m aintenant a ller dans cette
Égypte qui hante ses nuits depuis si longtem ps, et q u ’il n ’a connue que
par livres, objets ou personnes interposés. Une expédition franco-toscane
e st m ise sur pied, avec l ’accord des deux souverains. E lle com pte douze
m em bres. Du côté français, Cham pollion est accom pagné notam m ent de

3. Jean-Jacques Rechter, La Moisson des dieux, Paris, Julliard, 1994.

79
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

C harles Lenorm ant, inspecteur des B eaux-A rts, et d ’un jeune secrétaire
et dessinateur, N estor L ’H ôte, un autre passionné d ’Égypte, qui, enfant,
em baum ait des anim aux et les enterrait sous des pyram ides dans le jard in
de son père. N estor va tenir un journal de voyage et écrire souvent à ses
parents, avec une fraîcheur de ton inusitée. Il rapportera de ce périple
quelque 500 dessins e t aq uarelles, puis retournera en É gypte à deux
reprises pour dessiner en co re45...

Trente ans après Bonaparte

C ham pollion, N estor L ’H ôte, l ’Italien Ippolito R osellini et les n eu f


autres m em bres de la m ission franco-toscane débarquent à A lexandrie le
18 août 1828, trente ans exactem ent après Bonaparte. L ’Égypte ! Celui que
ses com pagnons de voyage appellent « général » exulte. « C ham pollion
en Égypte, c ’est M oïse en sa Terre prom ise, souverain, futile et ju b ilan t3. »
D ix jo u rs après av o ir posé le pied sur la terre des pharaons, Jean-
François écrit à son frère : « Je supporte la chaleur on ne peut m ieux ; il
sem ble que je suis né dans le pays, et les Francs [les Européens] ont déjà
trouvé que j ’ai tout à fait la physionom ie d ’un copte. M a m oustache, noire
à plaisir et déjà fort respectable, ne contribue pas m al à m ’orientaliser la
face. J ’ai p ris, du reste, les us et coutum es du pays, force café et tro is
séances de pipe par jour. » On retrouvera chez beaucoup de Français cette
volonté touchante, un peu puérile et assez vaine, de se fondre dans le
d éco r...
Le com ité d ’accueil à A lexandrie n ’a pas été particulièrem ent chaleu­
reux. Le consul de France, D rovetti, s ’est m ontré stupéfait de voir débar­
quer la m ission, alors q u ’il avait m anifesté par écrit de vives réserves. L e
m om ent lui p araissait particulièrem ent inopportun de venir so lliciter
M oham m ed A li, alors que des navires de guerre français venaient de
prendre part à la destruction de la flotte turco-égyptienne à N avarin. M ais
la lettre du consul était arrivée trop ta rd ... Cham pollion est persuadé, pour
sa part, que Drovetti a m anœ uvré pour l’em pêcher de venir chasser sur ses
terres. « Les m archands d ’antiquités ont tous frém i à la nouvelle de m on
arrivée en Égypte avec le perm is de fo u iller6 », écrit-il à son ffère aîné.
Cham pollion, souvent victim e d ’un com plexe de persécution, contribue-
t-il à diaboliser le consul de France 7 ? Toujours est-il que D rovetti s ’incline.
Le déchiffreur a m enacé d ’alerter les journaux d ’Europe si on ne lui déli­
vrait pas les autorisations nécessaires.

4. Lettres, journaux et dessins inédits de Nestor L'Hôte. Sur le N il avec Champollion,


recueillis par Diane Harlé et Jean Lefebvre, Paris, Paradigme, 1993.
5. Jean Lacouture, Champollion..., op. cit.
6. Jean-François Champollion, Lettres et Journaux écrits pendant le voyage d ’Égypte,
recueillis et annotés par Hermine Hartleben, Paris, Christian Bourgois, 1986.
7. Jean-Jacques Fiechter, La Moisson des dieux, op. cit.

80
CHAMPOLUON. LE DÉCHIFFREUR

R eçu p ar M oham m ed AU, C ham pollion obtient le firm an vice-royal,


ainsi q u ’une escorte et diverses facilités. L ’expédition peut com m encer.
Le « général » descend vers Le C aire en com pagnie de sa petite troupe,
de m anière plus agréable que ne l ’avaient fait les soldats de Bonaparte.
N aviguant paisiblem ent sur le N il, il retrouve avec ém otion les scènes
paysannes qui peuplaient ses recherches.
C e voyage va d u rer d ix -n eu f m ois, avec l ’exploration m éthodique
d ’une cinquantaine de sites. Il fera l’objet de six gros volum es, intitulés
M onum ents de l'É g yp te e t d e la N ubie, sans com pter des tém oignages
annexes, com m e celui de N estor L ’H ôte. Les m erveilles défilent sous les
yeux de ces am oureux de l ’Égypte : Saqqara, G uiza, D endera, T h èb es...
D evant le tem ple de K am ak, C ham pollion exulte : « N ous ne som m es en
E urope que des lilliputiens e t aucun peuple ancien ni m oderne n ’a conçu
l ’a rt d e l ’architecture sur une échelle aussi sublim e, aussi large, aussi
grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hom m es
de cen t pieds de h a u t... L ’im agination qui, en Europe, s ’élance bien au-
dessus de nos portiques, s ’arrête et tom be im puissante au pied des cent
quarante colonnes de la salle hypostyle de K am ac *. »
D ans la vallée des R ois, les m em bres de l ’ex p éd itio n choisissent
p our hôtel le tom beau de Ram sès IV, « véritable séjour de la m ort, puis­
q u ’o n n ’y trouve ni un brin d ’herbe, ni un être vivant, à l ’exception des
chacals et des hyènes qui, l ’avant-dernière nuit, ont dévoré à cent pas de
notre palais l ’âne qui avait porté m on d o m estique... ». L ’entrée du tem ple
d ’A bou-Sim bel, m enacée par les coulées de sable, est une autre aventure :
« Je m e déshabillai presque com plètem ent, ne gardant que m a chem ise
arabe et un caleçon de toile, écrit C ham pollion. Je crus m e présenter à la
bouche d ’un four et, m e glissant entièrem ent dans le tem ple, je m e trouvai
dans une atm osphère chauffée à 51 degrés. N ous parcourûm es cette éton­
n ante ex cavation, R osellini, R icci e t m oi e t un de nos A rabes, tenant
chacun une bougie à la m ain. A près deux heures et dem ie d ’adm iration
et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d ’air se fit
sentir e t il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précau­
tions pour en sortir. J ’endossai deux gilets de flanelle, un burnou de laine
et un grand m anteau dont on m ’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la
lu m iè re ; là, assis auprès d ’un des colosses extérieurs dont l ’im m ense
m ollet arrêtait le souffle du vent du nord, je m e reposai une dem i-heure
pour laisser passer la grande transpiration. »
U travaille dans « ce bain turc » deux heures le m atin e t deux heures
l’après-m idi, pendam plusieurs jours, abîm ant sa santé sans s ’en soucier. Le
31 décem bre 1828, il peut écrire triom phalem ent à M . D acier : « J ’ai le
droit de vous annoncer q u ’il n ’y a rien à m odifier dans notre Lettre sur l'a l­
phabet des hiéroglyphes. N otre alphabet est bon : il s ’applique avec un égal
succès, d ’abord aux m onum ents égyptiens du tem ps des Rom ains et des 8

8. Jean-François Champollion, Lettres et Journaux.... op. cit.

81
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Lagides, et ensuite, ce qui devient d ’un bien plus grand intérêt, aux inscrip­
tions de tous les tem ples, palais et tom beaux des époques pharaoniques. »

Le flambeau à terre

A son retour de H aute-É gypte, C ham pollion revoit M oham m ed A li,


qui lui dem ande une note sur l ’histoire de l ’A ntiquité. L ’A lbanais devenu
pharaon veut connaître ses lointains p réd écesseu rs... L ’égyptologue
répond, bien sûr, à la requête, m ais en profite pour rédiger un deuxièm e
m ém oire d estiné à a ttire r l'a tte n tio n du vice-roi su r les « dém olitions
barbares » q u 'il a constatées partout en Égypte. Il insiste pour que l ’on
n ’enlève « sous aucun prétexte, aucune pierre ou brique », ornée ou non
de sculptures, dans un certain nom bre de lieux dont il dresse la liste. Et
il suggère de réglem enter les fouilles, pour préserver ce patrim oine inéga­
lable « contre les atteintes de l ’ignorance ou d ’une aveugle cupidité ».
M oham m ed A li n ’en fera rien. Q uelques années plus tard, revenant de
France, R ifaa el-Tahtaw i adressera la m êm e supplique au vice-roi, sans
plus de succès. P our m ettre en place un service des antiquités égyp­
tiennes, il faudra attendre un autre Français, A uguste M ariette...
« J ’ai am assé du travail pour toute une vie ! » écrit C ham pollion à son
frère. De retour à Paris, il s ’attelle aussitôt à la tâche, m algré les soucis
que lui donne son m usée du Louvre. N ’a-t-on pas eu la curieuse idée de
décorer plusieurs salles dans un style gréco-rom ain ? Il est m alheureuse­
m ent trop tard pour rectifier. Les journées révolutionnaires de ju illet 1830
surviennent au m om ent où le directeur est cloué au lit p ar un accès de
goutte : des ém eutiers forcent les portes, brisent des vitrines et se rem plis­
sent les poches. Q uelques heures plus tard, un « souk aux voleurs » se tient
sur la place du C hâtelet. Plusieurs centaines de pièces étant portées m an­
quantes dans sa section, C ham pollion est autorisé à dédom m ager toute
personne qui aurait acheté « de bonne foi » des objets « enlevés ». Il se
trouvera bien quelques esprits civiques, com m e cet horloger venu rap­
porter la bague en o r de Ram sès II, reçue de l ’un de ses apprentis, m ais on
ne fera pas la queue au g u ich et...
C ham pollion com m ence ses cours au C ollège de France où une chaire
d'archéologie égyptienne a été créée pour lui. La m aladie le contraint très
vite à interrom pre cet enseignem ent. Il m eurt le 4 m ars 1832, à l ’âge de
quarante e t un ans, après une pénible agonie. Ses funérailles ont lieu
à Saint-R och, en présence d ’une foule nom breuse, en plein carnaval de
M ardi gras. « L ’Egyptien » a dem andé à être enterré au Père-L achaise,
près de Fourier. Il aura droit à un obélisque de grès, protégé p ar une grille,
m ais sa fem m e devra se battre pour obtenir une pension convenable 9.

9. Hermine Hartleben, Jean-François Champollion. Sa vie et son œuvre. Paris,


Pygmalion, 1983.

82
CHAMPOLUON, LE DÊCHIFFREUR

L es détracteurs de C ham pollion continuent à l ’attaquer après sa meut.


C ertains contestent encore sa découverte; d ’autres l ’accusent de l ’avoir
v olée à T hom as Young. L es argum ents de ces acharnés apparaissent
d e m oins en m oins convaincants. C haque année qui passe souligne, au
contraire, la dim ension du savant trop tôt disparu. Charles Lenorm ant, qui
l ’avait accom pagné dans son périple égyptien, exprim e m ieux que per­
sonne ses qualités scientifiques hors du com m un : « cette prom ptitude qui
com m ande le résultat, cette force d ’intuition qui n ’appartient q u ’au génie
e t en m êm e tem ps cette candeur dans l ’investigation de la vérité, cette
noble sim plicité à avouer l ’erreur quand elle est reconnue, cette résigna­
tio n tranquille à ignorer ce q u ’il n ’est pas tem ps de savoir ».
Cham pollion n ’a pu term iner ni sa gram m aire égyptienne ni son dic­
tionnaire. C ’est son frère aîné qui devra les com pléter et les publier. « Le
flam beau est tom bé à terre et personne n ’est capable de le reprendre »,
s ’exclam e l ’A nglais W ilkinson. Ce sera vrai pendant cinq ans, ju sq u ’à
l ’en trée en scène du Prussien K arl R ichard L epsius, qui fera renaître
l ’égyptologie.
9

Un obélisque pour la Concorde

Si les années 1820 sont dom inées par la découverte de C ham pollion,
c ’est un événem ent plus anecdotique qui m arque la décennie suivante.
M ais quel événem ent ! L ’installation d ’un obélisque en plein Paris suscite
des débats passionnés sous les règnes de C harles X et Louis-Philippe.
B onaparte avait dû renoncer à rap p o rter d ’Égypte l'u n de ces
m onolithes géants, qui étaien t des sym boles solaires dans l ’A ntiquité.
M oham m ed A li, désireux de plaire aux grandes puissances, en offre un à
la France e t un autre à l ’A ngleterre. C ham pollion a pu adm irer ces deux
« a ig u ille s de C léo p âtre» en débarquant à A lexandrie en août 1828.
D ans une lettre à son frère, il souhaite que la France retire son cadeau
avant que celui-ci ne « lui passe sous le nez ». M ais, arrivé à Louxor, il
tom be en pâm oison devant deux autres obélisques, en granit rose, qui se
trouvent à l ’entrée du tem ple, les jug ean t infinim ent supérieurs à ceux
d ’A lexandrie.
M oham m ed A li n ’en est pas à une v ieille pierre p rès : recevant un
ém issaire de C harles X en avril 1830, il lui offre généreusem ent les deux
obélisques de Louxor et l ’une des deux « aiguilles » d ’A lexandrie, pour
« m ontrer sa reconnaissance à la France ». Trois, c ’est trop. O n se conten­
tera d ’un seul, dont le transport est déjà toute une affaire : « celui de
droite, en entrant dans le palais », a précisé C ham pollion. Il le préfère à
l ’autre, qui lui sem ble m al en point. En réalité, les deux obélisques sont en
partie recouverts de sable et de débris, et l’égyptologue n ’a pas vu une
fissure, heureusem ent sans gravité, dans celui q u ’il a d ésig n é...
C om m ent transporter, de L ouxor à Paris, une m asse de 230 to n n es?
Pas question de la découper en m orceaux, « ce serait un sacrilège », a dit
C ham pollion. A près tout, les Rom ains avaient bien réussi une opération
sim ilaire au IVe siècle en faisant franchir la M éditerranée à un obélisque
de K am ak, qui s ’est retrouvé sur la place Saint-Pierre. Le déchiffreur des
hiéroglyphes suggère de construire un « radeau » spécial. La com m ission
nom m ée par le roi se prononce plutôt pour un bateau à fond plat, capable
tout à la fois de naviguer en m er, de descendre le Nil et de rem onter la
Seine, évitant ainsi un transbordem ent. O n le m et en chantier à Toulon.
0 est baptisé Luxor.
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Le 15 avril 1831, le Luxor quitte la Fiance avec un équipage de cent


cinquante personnes, com prenant des charpentiers, des forgerons, des
tailleurs de pierre et des m écaniciens. Le m aître d ’œ uvre de l’opération
est un p etit hom m e qui ne paie pas de m ine, l ’ingénieur A pollinaire
L ebas. A rrivée à L ouxor le 14 août suivant, après av o ir rem onté le
N il, l ’équipe s ’installe dans les ruines de T hèbes. E lle va y vivre un
an. Une partie du tem ple antique est transform é en quartier de m arins,
avec des logem ents séparés pour les caporaux et les sergents. Les o ffi­
ciers habitent au-dessus, dans des appartem ents om és des m eubles du
bord. On construit une cuisine, un four, un m oulin et une boulangerie,
m ais aussi une salle d ’arm es, une poudrière et un hôpital d ’une trentaine
de lits. Une petite ville française voit ainsi le jo u r au sein d ’un tem ple
pharaonique !
Le travail est suspendu en raison d ’une épidém ie de choléra, et c ’est
le 31 octobre seulem ent que l’obélisque quitte son socle. Le com m andant
du Luxor, V em inac Saint-M aur, écrit le lendem ain à C h am p o llio n :
« M onsieur et illustre com patriote, réjouissez-vous avec nous : le choléra
nous a q uittés et l ’obélisque occidental de L ouxor est tom bé sous les
plus sim ples m oyens de la m écanique m oderne. N ous le tenons en fin ,
e t nous le porterons certainem ent en France, ce m onum ent qui doit fournir
le texte de quelques-unes de vos intéressantes leçons, et faire l ’étonne­
m ent de la capitale. P aris verra ce q u ’a pu produire une civ ilisatio n
antique pour la conservation de l ’H istoire, à défaut d ’im prim erie. 11 verra
que si nos arts sont adm irables, d ’autres peuples en eurent, bien long­
tem ps avant nous, dont les résultats surprenants sont faits pour étonner
encore '. »
Plus de deux cent soixante-dix m ètres séparent cependant l ’obélisque
de la rive du N il. 11 fau t négocier avec les paysans le rachat de leurs
m asures et les faire détruire pour dégager le passage. T ransporté avec
d ’infinies précautions, grâce à des rails de bois e t la collaboration d e
quatre cents m anœ uvres em bauchés sur place, le précieux objet ne pourra
être chargé sur le bateau q u ’à la fin de décem bre en raison du niveau du
fleuve : l ’avant du L u xo r est provisoirem ent sectionné pour pouvoir
accueillir ce m onstre de plus de vingt-deux m ètres de longueur.
C ontraint d ’attendre la crue suivante, le navire ne quitte Thèbes que le
25 août 1832. L es Français ont consacré ce nouveau séjour forcé à la
chasse et à des visites archéologiques. Le Luxor descend enfin le N il p ar
étapes, m ais doit faire un nouvel arrêt prolongé à R osette, ayant du m al à
p asser du fleuve à la M éditerranée. O n fait appel à l ’un des prem iers
vapeurs que possède la France, L e Sphinx, qui va le rem orquer sur une
m er dangereusem ent agitée. A près un détour non prévu par R hodes, la
cargaison arrive finalem ent à Toulon le 10 m ai 1833. L à, l ’équipage a I.

I. Raymond de Veminac Saint-Maur, Voyage du Luxor en Égypte, entrepris par ordre


du roi, Paris, 1835.

86
UN OBÉUSQUE POUR LA CONCORDE

la m auvaise surprise d ’être m is en quarantaine, m algré ses protestations.


L e Luxor repaît le 20 juin en direction de Rouen, via G ibraltar. Il franchit
l ’estuaire de la Seine, puis rem onte le fleuve ju sq u ’à Paris, où il arrive
finalem ent le 23 décem bre. L ’opération a duré trente-deux m ois. M ais
elle est loin d ’être term inée. Près de trois ans seront encore nécessaires
p o u r la m ener à bien 2 !

Les vertus pédagogiques d’un monolithe

Tout le m onde n ’est pas d ’accord sur le principe d ’ériger un obélisque à


Paris. R ifaa el-Tahtaw i, revenu en Égypte, désapprouve cette dispersion
des richesses nationales et le fait savoir à M oham m ed A li, qui ne l ’écoute
p as. Le vice-roi n ’a-t-il pas songé à dém onter l ’une des pyram ides de
G uiza pour construire des barrages ? Les antiquités ne sont, à ses yeux,
q u ’une m atière prem ière e t un outil politique.
En France, le poète Pétrus B orel s ’indigne : « N e pouvez-vous donc
laisser à chaque latitu d e, à chaque zone, sa gloire et ses ornem ents?
C haque chose n ’a de valeur q u ’en son lieu propre, que sur son sol natal,
q u e sous son ciel. Il y a une co rrélatio n , une harm onie intim e entre
le s m onum ents e t le pays qui les a érigés. Il faut aux obélisques les
pylônes du tem ple, le culte du soleil, l ’idolâtrie de la m ultitude. U faut le
d é s e rt»
Cham pollion voit les choses autrem ent L ’obélisque, selon lui, aura en
France une vertu pédagogique : « U ne serait pas m al de m ettre sous les
yeux de notre nation un m onum ent de cet ordre pour la dégoûter des coli­
fich ets et des fanfreluches auxquels nous donnons le nom fastueux de
m onum ents publics, véritables décorations de boudoirs, allant tout à fait à
la taille de nos grands hom m es... Une seule colonne de K am ak est plus
m onum ent à elle seule que les quatre façades de la cour du L ouvre3... »
Le vrai débat porte sur l ’em placem ent du m onolithe. D ès septem bre
1830 - alors q u ’il était encore question de faire venir les deux obélisques
d e Louxor - , C ham pollion a écrit au m inistre de la M arine : « L eur place
e st naturellem ent m arquée, soit aux deux côtés du fronton et en avant de
la colonnade du L ouvre, soit en avant du portique de la M adeleine. »
Louis-Philippe, qui est arrivé au pouvoir, estim e, lui, que l’obélisque ne
saurait être q u ’à la C oncorde, là où se tenait un Louis XV en bronze, rem ­
placé à la Révolution par une statue de la Liberté. Cham pollion insiste,
faisan t valoir q u ’une esplanade vaste e t nue trahirait la vocation de ce
ch ef-d ’œ uvre et en détruirait la m ajesté. Ses relations avec le souverain se
gâtent. Il m ourra sans obtenir satisfaction.
Pour consulter les Parisiens et les habituer à ce qui se prépare, Louis-

2. Bernadette Menu, L’Obélisque de Louxor, Versailles. 1987.


3. Lettre à son Itère, juin 1829.

87
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

Philippe fait ériger, à titre d 'essai, deux faux obélisques en carton-pâte,


l ’un à la Concorde, l ’autre sur l ’esplanade des Invalides. L eur principal
effet est de relancer les p o lém iq u es... O n discute aussi du p iéd estal,
puisque le socle originel, en m auvais état, a été laissé sur place : il sera
finalem ent rem placé par un bloc de granit de Bretagne. Q uant aux quatre
cynocéphales nus, entourant le m onolithe et levant les m ains pour s a lu a ’
ce rayon de soleil pétrifié, on les a bien ram enés de Louxor, m ais ces
singes im pudiques seront rem isés au Louvre pour ne pas effaroucher le
bourgeois p arisien ...
L ’obélisque doit être transporté de la Seine au centre de la C oncorde.
L ’ingénieur Lebas a dû renoncer à la m achine à vapeur, qui n ’offre pas
de puissance suffisante, et im aginer un m écanism e com plexe de rem pla­
cem ent. Pour redresser ensuite le m onstre de pierre, cm fera appel aux
biceps de 420 artilleurs, placés à chacun des seize bras de dix cabestans.
C ’est une installation très com pliquée, qui a dem andé de longues études,
car il ne suffit pas de soulever le m onolithe : encore faut-il l ’em pêcher
de basculer en sens inverse. Q uatre chaînes de retenue prennent le
som m et en cravate, au-dessus des haubans. Lebas est conscient du risque :
« Un ordre m al com pris, un am arrage m al fait, un boulon tordu [ ...]
eussent am ené une catastrophe épouvantable : l ’obélisque brisé, des m il­
lions perdus et plus de cent ouvriers infailliblem ent écrasés par la chute
de l ’appareil4. »
Le 25 octobre 1836, enfin, une foule im m ense se m asse sur la place
de la C oncorde pour assister à l ’installation du fam eux obélisque.
A l ’angle de la rue Saint-Florentin, un orchestre de cent m usiciens joue
les M ystères d ’Isis de M ozart. Le ciel est gris. H eureusem ent, il ne pleut
pas. Toute la façade du m inistère de la M arine est garnie d ’officiers e t de
fonctionnaires. Le roi et sa fam ille apparaîtront au balcon vers m idi, peu
après le début de la manoeuvre.
Q uand le signal est donné par l ’ingénieur, les artilleurs com m encent
leur m arche cadencée au son du clairon. Les cabestans tournent sur leur
axe, les palans raidissent, le chevalet se redresse et entraîne l ’obélisque.
On entend soudain un craquem ent inquiétant. L a m anœ uvre est aussitôt
interrom pue. Lebas se concerte avec ses adjoints. Rien d ’anorm al n ’ayant
été constaté, on décide de continuer.
Un autre tiers du chem in est parcouru en quarante m inutes. L’obélisque
s ’élève de m anière im perceptible. U finit par prendre place sur son socle,
sous les vivats de 200 000 personnes. Q uatre hom m es l ’escaladent pour y
attacher des drapeaux tricolores et des branches de laurier. Au balcon,
Louis-Philippe s ’est découvert pour saluer les couleurs.
Sur la pierre qui soutient le m onolithe, on gravera ceci :

4. Apollinaire Lebas, L'Obélisque de Luxor. Histoire de sa translation à Paris, des­


cription des travaux auxquels il a donné lieu, avec un calcul sur les appareils d abattage,
d embarquement, de halage et d érection. Paris, 1839.

88
UN OBÉLISQUE POUR LA CONCORDE

En présence du roi
Louis-Philippe 1er
cet obélisque
transporté de Louqsor en France
a été dressé sur ce piédestal
par M. Lebas, ingénieur
aux applaudissements
d’un peuple immense
Le XXV octobre MDCCCXXXVI

La m écanique m oderne est à l ’honneur, l’égyptologie oubliée. « A insi


C ham pollion, le découvreur, dut-il s ’effacer devant L ebas, le transpor­
te u r5. »

Un romantique saisi par l’égyptologie

Dans son long poème Nostalgies d obélisques (1851). Théophile G autier


m et en parallèle les deux jum eaux de Louxor, arrachés l ’un à l ’autre.
C elui de Paris se désole :

Sur cette place je m’ennuie


Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon front déjà rouillé.

Son frère, resté au pays, préservé des fatigues du voyage et des affres
d u déracinem ent, parait avoir eu la bonne part :

Je veille, unique sentinelle


De ce grand palais dévasté
Dans la solitude étemelle
En face de l’immensité.

M ais il n ’en est rien :

Que je voudrais comme mon frère.


Dans ce grand Paris transporté.
Auprès de lui pour me distraire.
Sur une place être planté !

« L ’autre est vivant, conclut l ’obélisque de Louxor, et m oi je suis


m o rt... » Ce n ’est q u ’un poèm e, un poèm e rom antique. Théophile G autier
se fonde sur le tém oignage de son am i M axim e du C am p, qui a eu la

5. Jean Vidal, « L’absent de l’obélisque », in Jean Lacouture, Champollion. Une vie de


lumières, Paris, Grasset, 1988.

89
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

chance, lui, d ’aller en H aute-Égypte, sur les lieux de l'enlèvem ent. « Je


suis bassem ent jaloux de votre bonheur, lui écrit-il en décem bre 1851,
et j'e n v ie le sort de votre d o m estiq u e... Je devrais voler la B anque d e
France, assassiner quelque bourgeois, suriner un capitaliste e t vous a ller
rejoindre. »
Sous le Second Em pire, la distance entre les deux jum eaux va encore
se creuser : l'obélisque de la Concorde est « habillé » à plusieurs reprises,
pour de grands rassem blem ents populaires. O n l'en to u re d 'estrad es, d e
sphinx en carton-pâte ou de fausses colonnes de granit. P our la fête
de l'em pereur, le 15 août 1866, il est enferm é derrière les portiques d 'u n
pseudo-tem ple égyptien, éclairé par des lum ignons au g a z 6...
Théophile G autier, débordé par ses m ultiples activités parisiennes, ne
visitera l'É gypte q u ’en 1869, après lui avoir consacré beaucoup de pages
et s ’être m êm e identifié à elle. Ce rom antique est persuadé q u ’on « n 'e st
pas toujours du pays qui vous a vu naître », com m e il l'é c rit à G érard d e
N erval : « Lam artine et Vigny sont anglais m odernes ; H ugo est espagnol-
flam and du tem|>s de C harles-Q uint... M oi, je suis turc, non de C onstan­
tinople, m ais d'É gypte. U m e sem ble que j'a i vécu en O rient, e t lorsque,
pendant le carnaval, je me déguise avec quelque caftan et quelque tarbouch
authentique, je crois reprendre m es vrais habits. J 'a i toujours été surpris
de ne pas entendre l'arab e couram m ent ; il faut que je l ’aie oublié. »
C ette passion pour l ’Égypte se trad u it, en 1838, p ar une prem ière
œ uvre rom antique e t assez fantaisiste. Une nuit de C léopâtre. M ais G au­
tier enchaîne avec Le P ied de m om ie (1840), une nouvelle directem ent
inspirée du livre de Vivant D enon. C elui-ci, lors de son passage dans la
vallée des R ois, avait découvert et em porté « un petit pied de m o m ie...
sans doute le pied d ’une jeune fem m e, d 'u n e princesse, d 'u n être char­
m ant ». C e pied aux form es parfaites, supposait-il, « n ’avait jam ais é té
fatigué par de longues m arches, ni froissé par aucune chaussure ». Sous la
plum e de T héophile G autier, cela devient : « Elle n ’avait jam ais touché
la terre et ne s'é ta it trouvée en contact q u 'av ec les plus fines nattes d e
roseaux du N il et les plus m oelleux tapis de peaux de panthères. »
C ette nouvelle, pleine d ’inexactitudes archéologiques, contient en
germ e tous les élém ents que l ’on retrouvera en 1858 dans un livre appelé
à faire date, le Rom an de la m om ie : l ’attirance d ’un contem porain pour
une fem m e de l'A ntiquité, un certain fétichism e, la nostalgie des origines
et d ’une m ère idéale 7. .. M ais, cette fois, Théophile G autier se docum ente
com m e peu de rom anciers le font. Sa principale source est E rnest Fey­
deau qui vient de publier une très savante H istoire des usages fu nèbres e t
des sépultures des peuples anciens. C ’est d 'ailleu rs à lui q u 'il dédie son
livre. Une étude attentive du Rom an de la m om ie fait découvrir une dem i-

6. Jean-Marcel Humbert, L 'Êgyptomanie dans Tort occidental. Paris, ACR, 1989.


7. Claude Aziza, « Les romans de momies », in L ’Êgyptomanie à l’épreuve de T ar­
chéologie. Paris, musée du Louvre, 1996.

90
UN OBÉLISQUE POUR LA CONCORDE

douzaine d ’autres sources, to u t aussi sérieu ses8. Il faut dire que ces
années sont m arquées par une intense activité égyptologique, illustrée par
de nom breuses publications et par l ’exposition de la « cham bre des rois »
de K am ak, en 1844, à la B ibliothèque nationale, à Paris.
G autier, qui publie d ’abord son rom an en feuilleton dans L e M oniteur
universel, ne s ’est pas contenté d ’éplucher des textes scientifiques. Il a
travaillé avec m inutie sur les gravures disponibles et a eu d ’innom brables
conversations, de plus en plus pointues, avec Feydeau. Sa fille Judith a
d écrit p ar la su ite, dans L e C ollier des jo u rs, « le salon encom bré par
de grandes planches posées sur des tréteaux » et la fébrilité de l ’auteur,
se levant à tout m om ent pour vérifier un détail. A force d ’observer « ces
étonnantes im ages, où les personnes avaient des têtes d ’anim aux, d ’in­
croyables coiffures cornues et des poses si singulières », la fillette elle-
m êm e avait fini par ne plus rêver que de m om ies, enveloppant sa poupée
de bandelettes, lui m oulant la figure par un m asque de papier doré et l ’en­
ferm ant dans sa boîte à ouvrage transform ée en sarcophage...
« Le Rom an de la m om ie n ’a d ’égyptien que le costum e et le décor. Les
âm es sont restées rom antiques », souligne Jean-M arie C arré qui lui a
co n sacré une étude ap p ro fo n d ie9. M ais quelle précision dans les co s­
tum es ! Q uelle som ptuosité dans le décor ! E t quel style ! Ayant sacrifié
aux lois de la science, par des descriptions extrêm em ent détaillées, Théo­
phile G autier peut se perm ettre de faire rêver son lecteur en lui offrant
une m om ie érotique, plus que vivante : « Le dernier obstacle enlevé, la
jeu n e fem m e se dessina dans la chaste nudité de ses belles form es, gar­
d an t, m algré tan t de siècles écoulés, toute la rondeur de ses contours,
toute la grâce souple de ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente chez les
m om ies, était celle de la Vénus de M édicis... L ’une de ses m ains voilait à
dem i sa gorge virginale, l’autre cachait des beautés m ystérieuses com m e
si la pudeur de la m orte n 'e û t pas été rassurée suffisam m ent p ar les
om bres protectrices du sép u lcre... L ’exiguïté des m ains fuselées, la dis­
tin ctio n des pieds étro its aux doigts term inés p ar des ongles brillan ts
com m e l ’agate, la finesse de la taille, la coupe du sein, petit e t retroussé
com m e la pointe d ’un tatbets sous la feuille d ’o r qui l ’enveloppait, le
contour peu sorti de la hanche, la rondeur de la cuisse, la jam be un peu
longue aux m alléoles délicatem ent m odelées, rappelaient la grâce élancée
des m usiciennes e t des danseuses. »
Le rom an de G autier va faire beaucoup de petits. Lecom te du Noiiy ne
sera pas le seul peintre à s ’en inspirer (R am sès dans son harem et L es
P orteurs de m auvaises nouvelles). La littérature, elle, adaptera les m om ies
à ses m odes. Lorsque le rom antism e cédera la place au réalism e puis au
naturalism e, on inversera le fantasm e : à l ’homme contem porain am oureux

8. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd.
1956, L ü .
9. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, op. cit.

91
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

d ’une fem m e de l ’A ntiquité succédera la m om ie m asculine retrouvant


dans une fem m e d ’aujourd’hui la figure ou la réincarnation de sa bien-
aim ée101.
Q uand il a écrit son rom an, T héophile G autier ignorait peut-être une
histoire de m om ies beaucoup m oins érotique, m ais tout aussi suggestive,
survenue dans ce P aris dont il ne savait pas se détacher. Il s ’ag it des
m om ies que les savants de Bonaparte avaient ram enées d ’Égypte et qui
étaient conservées au m usée du Louvre. La m auvaise odeur qui se déga­
geait de certains de ces cadavres obligea à les enterrer discrètem ent dans
les jardins. Or, c ’est au m êm e endroit que devaient être inhum és les révo­
lutionnaires tom bés sur les barricades en ju illet 1830. Dix ans plus tard,
quand on voulut déposer la centaine de corps de ces héros des Trois G lo­
rieuses sous la colonne de la B astille, il fut im possible de les distinguer
des m om ies qui les côtoyaient. Si bien q u ’un certain nom bre d ’É gyptiens
et d ’Égyptiennes se sont retrouvés à la B astille“ ... C ela vaut bien l’obé­
lisque de la Concorde !

10. Claude Aziza, « Les romans de momies », ait. cit.


11. Ange-Pierre Leca, Les Momies. Paris, Hachette, 1976.
10

A la rencontre de la Femme-Messie

Le 30 avril 1833, quatre personnages bizarrem ent accoutrés débarquent


à A lexandrie. Barbus, coiffés d ’un béret rouge qui em prisonne leurs longs
cheveux, ils p o rta it une tunique noire serrée à la taille, un gilet écarlate,
une écharpe blanche flo ttan t au vent e t des pantalons garance à dem i
collants. Les m ariniers arabes se poussent du coude d ’un air am usé, m ais
nulle hostilité à l ’égard de ces voyageurs qui, vingt-trois jours plus tôt, au
départ de M arseille, ont failli être jetés à l ’eau par les débardeurs du port.
Ils sont français, se présentent com m e saint-sim oniens et dem andent
à rencontrer M oham m ed A li. Au palais de R as-el-Tine, on leur répond
que le pacha fait la sieste. L orsqu’ils reviennent, le lendem ain, le m aître
de l ’Égypte ne peut pas les recevoir parce que ses deux interprètes sont
ab sen ts... Ils devront se contenterde l ’apercevoir le 4 m ai, sur son cheval,
du côté de l’arsenal. A leur salut il répond « très gracieusem ent » et passe
son ch em in 1.
R eçus par le vice-consul de France, Ferdinand de Lesseps, les saint-
sim oniens organisent une conférence pour les Européens d ’A lexandrie.
L a salle est pleine. Ils expliquent le sens de leur présence sur la terre
des pharaons : favoriser l ’association universelle des peuples et aller à la
rencontre de la Fem m e-M essie. Le public se frotte les yeux. Ces éclaireurs
seront rejoints par un autre groupe de saint-sim oniens, le 6 juin, en atten­
dant l'arriv ée de leur chef. Prosper E nfantin, à la fin d ’octobre. D ’ici là,
Solim an bey, l ’ex-colonel Sève, les aura invités chez lui e t introduits
auprès de plusieurs fonctionnaires égyptiens.
Le com te de Saint-Sim on, décédé en 1823, n ’avait pas eu le tem ps de
m ettre en pratique ses idées socialistes, fondées sur l'in d u strie et le paci­
fism e. C ette tâche revenait à son disciple, Enfantin. M ais, d ’une école de
pensée, celui-ci a fait une É glise, avec des idées farfelues : cet ingénieur
polytechnicien, appelé « le Père », est persuadé de rencontrer en O rient
une fem m e ém ancipée, « la M ère », pour form er avec elle le couple qui
dirigera l ’association universelle des peuples. La date de la rencontre a

1. Philippe Régnier, Les Saint-Simoniens en Égypte, Le Caire, Banque de l’Union euro­


péenne, 1989.

93
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

m êm e été révélée lors d ’un songe à l ’un de ses apôtres : ce sera au cours
de l'an n ée 1833.
La France désespère les saint-sim oniens. Us estim ent que la production
industrielle, source de tous les progrès, y est entravée par une structure
archaïque de la propriété et par la m orale chrétienne qui interdit de jo u ir
des biens de ce m onde. Une société m oderne, selon eux, doit favoriser les
appétits m atériels, y com pris charnels. Y a-t-il terrain d'expérim entation
plus favorable que l'O rien t, m atérialiste et sen su el2 ?

Marier l’Orient et l’Occident

Les quelques dizaines de saint-sim oniens qui se retrouvent en É gypte


ne sont pourtant pas des plaisantins. On com pte parm i eux des ingénieurs,
des m édecins, des artistes, ainsi que plusieurs fem m es en avance sur leur
tem ps, com m e C écile Foum el, C lorinde Rogé et Suzanne Voilquin. C es
utopistes généreux, frottés de m ystique, quittent une France qui leur est
hostile : Enfantin a m êm e fait de la prison sous l'accusation d'im m oralité
e t d ’escroquerie. L a v allée du N il leu r p araît être l ’endroit idéal p o u r
m arier l ’O rient e t l ’O ccident, en réalisant le percem ent de l ’isthm e de
Suez, com m e l ’écrit « le Père » à un disciple : « C ’est à nous de faire, entre
l ’antique Égypte et la Judée, une des deux nouvelles routes d ’Europe vers
l ’Inde e t la C hine. P lus tard, nous percerons l ’au tre, à Panam a. N ous
poserons donc un pied sur le N il, l ’autre sur Jérusalem . N otre m ain droite
s ’étendra vers L a M ecque. N otre bras gauche co uvrira Rom e e t s 'a p ­
puiera sur Paris. Suez est le centre de notre vie de travail. Là, nous ferons
l'a c te que le m onde attend pour confesser que nous som m es m âles. »
Les saint-sim oniens pensent être « la seconde expédition intellectuelle
de la France » (après celle de Bonaparte). M oham m ed A li s ’inscrit parfai­
tem ent dans leur rêve : « N apoléon toucha l ’Égypte de son glaive civili­
sateur, M éhém et-A li continua l ’œ uvre du guerrier, m ais lui im prim a un
caractère industriel. » Ici, en Égypte, les querelles politiques ne risquent
pas d ’entraver l ’action économ ique. Tout est concentré dans les m ains
d 'u n seul hom m e, le vice-roi, sans les pressions de l ’opinion publique,
qui « rendent im puissantes les dém ocraties ».
Peu après son arrivée en É gypte, E nfantin se rend dans l ’isthm e de
Suez pour explorer le terrain. Il en revient plus convaincu que jam ais de la
possibilité de relier la m er Rouge à la M éditerranée. M ais M oham m ed A li
ne veut pas entendre parler d 'u n e voie internationale qui traverserait son
pays et risquerait de m enacer son indépendance, n désire, en revanche,
construire des barrages sur le N il pour am éliorer l’irrigation du D elta e t
rendre navigable une branche du fleuve toute l ’année. L es ingénieurs

2. Id., « Thomas-Ismayl Urbain, métis, saint-simonien et musulman », in La Fuite en


Égypte, Le Caire, CEDE), 1986.

94
A LA RENCONTRE DE LA FEMME-MESSIE

saint-sim oniens s ’inclinent : à défaut de relier les deux m ers, ils participe*
ro n t à la création de barrages, sous la direction de leur com patriote Linant
d e B ellefonds, nom m é responsable des travaux.
Les disciples de Saint-Sim on découvrent avec consternation la m anière
inhum aine dont le « continuateur de Bonaparte » traite la plus grande par­
tie de ses com patriotes, ces m alheureux paysans qui se coupent un doigt
ou se crèvent un œ il pour échapper à la conscription, ou q u ’on enrôle de
force, sans salaire, pour des tâches d ’intérêt public. Le bilan hum ain est
effrayant. Pour le seul creusem ent du canal M ahm oudieh, reliant A lexan­
d rie au N il, les détracteurs du vice-roi n ’avancent-ils pas le chiffre de
2 0 0 0 0 cadavres qui auraient « servi à exhausser les berges » ? Enfantin
p ro p o se de m ettre en place une « arm ée in d u strielle» , organisée en
escouades, com pagnies et bataillons. Les ouvriers auraient un uniform e,
une solde et des rations identiques à celles des soldats. Seuls les enfants
d e plus de dix ans (m esure hum anitaire) en feraient partie. En revanche
(disposition cynique ou destinée habilem ent à faire accepter le projet au
vice-roi), on n ’em ploierait que des m utilés volontaires pour que la m uti­
latio n n ’apparaisse plus com m e une garantie contre la conscription.
L inant de B ellefonds réussit à faire approuver un projet plus m odeste.
O n se contentera de deux régim ents d ’ouvriers, m ais placés pour la pre­
m ière fois sous les ordres de contrem aîtres, de conducteurs de travaux et
d ’ingénieurs, selon une véritable hiérarchie. Les saint-sim oniens obtiennent
aussi la création d ’une école de génie civil à proxim ité du chantier, situé à
la pointe du D elta. D ébordant d ’idées, ils convainquent M oham med A li
d ’in stitu er un C onseil supérieur de l ’instruction publique, ainsi q u 'u n
C om ité consultatif des sciences et des arts.
C es fonctionnaires d ’un nouveau type s ’adaptent aux circonstances
com m e au paysage. L eur « costum e d ’O rient » va se rapprocher de l ’habit
d u nizam , im posé quelques années plus tôt à la nouvelle arm ée égyptienne
e t qui com prend un petit tarbouche. « M a barbe et m es cheveux sont m oins
longs, m a barbe surtout, précise Enfantin à l ’un de ses correspondants,
l ’ai un bonnet de cachem ire, m on habit est rouge à m anches ouvertes,
veste détachée de la jupe, e t par-dessus m a vieille ceinture de cuir noir.
A joutez-y un burnous blanc en laine, des babouches rouges par-dessus
des chaussons jaunes, un gilet collant à petits boutons com m e les D ucs, et
vous aurez m on portrait. »
Le 15 août 1834, une fête très gaie, très française, se tient sur le chantier,
p our célébrer le souvenir de Napoléon. Ferdinand de Lesseps et L inant de
B ellefonds sont de la partie. L ’ex-colonel Sève entonne des chansons.
Son appartenance à l ’islam ne l’em pêche pas de faire honneur au cham ­
pagne qui coule à flo ts...
M im aut, le consul de France, est offusqué p ar les m œ urs d ’Enfantin
e t de ses am is. Les « dem oiselles du barrage » font jaser. Parmi les sœ urs
saint-sim oniennes, une ex-prostituée lyonnaise, la dam e A garithe C aussi-
dère, ne passe-t-elle pas « avec une excessive aisance de tente en tente et

95
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

de bras en bras » 3? On reproche aussi à la belle C lorinde Rogé des visites


prolongées dans la dem eure de Solim an bey.
Un jeu n e artiste saint-sim onien, P hilippe-Joseph M achereau, est
devenu le boute-en-train de la colonie française du C aire. C et ancien
secrétaire de Vivant Denon se produit sur les planches d ’un petit théâtre
du M ouski. C ’est surtout un peintre de talent, qui enseigne le dessin à
l ’École de cavalerie de G uiza e t à qui l ’ex-colonel Sève a confié la déco­
ration des m urs de sa salle de billard. Plus tard, M achereau se fera m usul­
m an pour prendre fem m e, sous le nom de M oham m ed Effendi.

Suzanne et les pestiférés

La construction du barrage est suspendue en 183S, dès les travaux pré­


lim inaires, par une terrible épidém ie de peste, qui va faire 350 0 0 m orts
au C aire et décim er le tiers de la population d ’A lexandrie. Tandis que des
m édecins saint-sim oniens se m ettent au service des m alades avec courage,
Prosper Enfantin en profite pour visiter la H aute-Égypte. « Son absence
dura plus de six m ois, et l ’on a l ’im pression que le voyage lui apporta une
fort agréable diversion, précise Jean-M arie C arré. O ubliant la régénéra­
tion du genre hum ain, il arrêtait sa cange dans toutes les villes riveraines,
attiré p ar le grouillem ent e t le bariolage des souks, m enant une v ie
joyeuse et nullem ent insensible à l ’attrait des beautés noires. Entre-tem ps,
bon chasseur, il tirait des crocodiles e t des ibis dans les roseaux du N il, ou
faisait une escale archéologique, visitait A bydos et Dendérah. A Louxor,
il retrouva la haute société du C aire qui avait fui devant la peste, reprit
le contact et des relations plus am icales avec le consul M im aut, se m it à
travailler l’arabe et attendit paisiblem ent la suprêm e révélation qui ne vint
p a s4. »
D es pages saisissantes su r l ’épidém ie de peste ont été écrites p ar
Suzanne V oilquin. C ette jeu n e saint-sim onienne, d ’o rigine m odeste, a
d ’abord fait office de blanchisseuse auprès de ses am is avant d ’entrer au
service d ’un m édecin du Caire, le docteur D ussap, m arié à une O rientale et
assisté de sa fille, Hanem . Suzanne s ’initie à l ’art de soigner, tout en appre­
nant l’arabe. Elle im ite Hanem , capable de « saigner, vacciner, poser un
vésicatoire, un séto n 5 ». Dans la rue, des gens jouent curieusem ent à la
balle d ’un a ir sérieux et passionné. O n explique à Suzanne que les épidé­
m ies sont apportées par des dém ons et que ceux-ci, las de voltiger dans
les airs, s ’abattent sur des individus dont ils font leurs proies. La balle
attire ces êtres m aléfiques et les détourne des hum ains...

3. Id., Les Saint-Simoniens en Égypte, op. cit.


4. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte, Le Caire, IFAO, rééd.
1956,1.1.
5. Suzanne Voilquin, Souvenirs d'une fille du peuple. Une sainbsimonienne en Égypte,
Paris. Maspero, 1978.

96
A LA RENCONTRE DE LA FEMME-MESSIE

L es Européens du C aire, qui n ’ont pas fui la ville, se couvrent de toile


cirée, pensant se protéger ainsi de l ’épidém ie. Les m édecins saint-sim o-
niens soutiennent, eux, que la peste n ’est pas contagieuse. Ils assistent
les agonisants et pratiquent des autopsies pour essayer de com prendre la
m aladie. Plusieurs d ’entre eux le paieront de leur vie. Le docteur D ussap,
ten an t de la non-contagion, accueille des pestiférés chez lui. « Les jours
où l ’o n ne recevait pas de m alades à la m aison, raconte Suzanne Voilquin,
le b o n docteur m ’em m enait en visite chez des fem m es cophtes, arm é­
n ien n es, e t m êm e dans quelques harem s tu rcs, car son âge, sa longue
b arb e descendant ju sq u ’à la ceinture lui servaient de passeport ; il m e
présentait à ces dam es com m e aussi savante que lu i... O h ! que n ’ai-je pu
conserver ce digne hom m e e t m a chère Hanem ; quel bien, à nous trois,
aurions-nous pu faire à ce pays ! »
L e docteur Dussap et sa fille ont été em portés par l ’épidém ie. Suzanne
est alors acceptée par un autre Français, le docteur C lot bey, comme externe
à l’hôpital de l ’Ezbékieh, à condition q u ’elle se déguise en hom m e... Faute
d ’une école de sages-fem m es pouvant l ’accueillir, elle décide de poursuivre
ses études en France, après avoir eu un enfant6. Elle repart assez tristem ent,
avec l ’im pression d ’avoir été flouée.
D ans l’aventure saint-sim onienne en Égypte, les fem m es ont un statut
très particulier. Le sim ple fait de voyager librem ent dans les années 1830
est un événem ent. O n a jolim ent appelé cela « utopie de la circulation » ...
P lusieurs saint-sim oniennes n ’étaient pas attirées par ce séjour en O rient,
q u i leu r sem blait être le d ern ier endroit pour prom ouvoir l ’ég alité des
sex es. L ’A m érique, où les fem m es paraissaient affranchies, les tentait
bien davantage. L ’Égypte ou le N ouveau M onde ? Il y a eu « concurrence
en tre deux m ythes, celui du retour aux sources e t celui, tout aussi fasci­
nant, du chem inem ent vers la virginité 7 ». L ’O rient l ’a em porté, dans un
souci m issionnaire. « Pour des fem m es qui sentent la vie nouvelle, il y a
de grandes œ uvres là où la fem m e est esclave », écrivait C lorinde Rogé
avant de s ’em barquer pour A lexandrie.
Suzanne Voilquin s ’est vite aperçue de la difficulté de la tâche. L ’état
du pays, sa propre situation de fem m e à dem i libérée en terre étrangère
- e lle v iv ait une liaison clandestine - lui ont donné le vertige : « C ette
terre arabe, ô m on D ieu ! nous rendra-t-elle en am our, dans l ’avenir, tout
ce que nous lui confions de noble, de tendre, de loyal ? » Ses M ém oires
figurent parm i les pages les plus touchantes écrites sur la vallée du N il.
O n est tenté de les rapprocher du très beau texte d ’une A nglaise, lady
D uff-G ordon, qui ira s ’étab lir une trentaine d ’années plus tard au m ilieu
des paysans de H aute-Égypte *.

6 Ibid.
7. Daniel Aimogathe, « Les saint-simoniens et la question féminine », in Les Saint-
Simoniens et l’Orient, Aix-en-Provence, Edisud, 1990.
8. Lady Lucie Duff-Gordon, Lettres d ’Égypte, 1862-1969, Paris, Payot, 1996.

97
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

L e can al d e Suez à l’é tu d e

Plus que l ’épidém ie de peste, c ’est la volte-face du vice-roi qui m et un


term e à la construction du barrage. M oham m ed A li n ’en veut plus, pour
diverses raisons, économ iques notam m ent. Tirés déçu. Enfantin a perdu
toute confiance en ce nouveau Bonaparte. Il confie à l ’un de ses am is que
l’Égypte ne s ’ém ancipera vraim ent que par une « expulsion com plète de la
race turque ». D ’où la nécessité d ’une intervention m ilitaire anglo-française
pour instituer un protectorat européen9...
Une vingtaine de saint-sim oniens se réunissent l’année suivante pour
célébrer l ’anniversaire d ’Enfantin. « O n passa la nuit à danser, à causer,
à p o rter des santés aux am is et parents restés en F ra n ce 10*», raconte
Suzanne Voilquin. M ais le cœ ur n ’y est plus. « Le Pète », accom pagné de
quelques disciples, rentre en France en 1836, après un séjour égyptien de
trois ans qui ne lui a perm is, ni de creuser le canal de Suez, ni de trouver
« la M ère ». E st-ce à dire que le bilan du saint-sim onism e est n ég li­
geable ? Loin de là.
C ertains saint-sim oniens restent en Égypte. C ’est le cas, en particulier,
de C harles Lam bert, devenu bey e t qui finira pacha. A ce brillant ingé­
nieur, on d o it la création, en 1838, d ’une école polytechnique - la
prem ière du genre dans l ’Em pire ottom an - appelée à devenir « la pièce
centrale de toute l ’infrastructure pédagogique » du p a y s11. L am bert est
égalem ent le fondateur de l ’O bservatoire du C aire. Parm i ceux qui
prolongent leur séjour en Égypte, il y a aussi Perron, devenu directeur de
l ’École de m édecine, et U rbain (converti à l ’islam ), directeur de l ’École
du génie m ilitaire de Boulaq. Dans ces années-là, chaque grande réali­
sation ou presque est associée au nom d ’un saint-sim onien : Toum eux
(chem ins de fer), D escharm es (ponts et chaussées), Lam y (tunnel de
Choubra), O livier (irrigation), Lefèvre (prospection des m inéraux), Javary
et G ondet (industrie chim ique)... sans oublier Roger, qui crée le prem ier
noyau de m usique m ilitaire à l ’école d ’artillerie.
Enfantin n ’a pas abandonné l ’idée de relier la m er Rouge à la M éditer­
ranée. A Paris, le 27 novem bre 1846, il crée la Société d ’études pour le
canal de Suez, avec un grand industriel lyonnais, François B arthélem y
A rlès-D ufour, et des ingénieurs de renom : le Français Paulin Talabot,
l ’A nglais R obert Stephenson (fils de l ’inventeur de la locom otive à
vapeur) et l ’A utrichien Louis de N égrelli. En Égypte, il peut com pter sur
Lam bert et, surtout, sur L inant de Bellefonds, que le projet passionne et
qui en a déjà établi un tracé. Plusieurs cham bres de com m erce - M ar­
seille, Lyon, Venise, Trieste et Prague - appuient l ’initiative. De nouvelles

9. Philippe Régnier, Les Saint-Simoniens en Égypte, op. cit.


10. Suzanne Voilquin, Souvenirs d’une fille du peuple, op. cit.
H . Selon Anouar Abdel-M alek, Idéologie et Renaissance nationale. L ’Égypte
moderne, Paris, Anthropos, 1969.

98
A LA RENCONTRE DE LA FEMME-MESSIE

études sur le terrain sont entreprises, avec l’autorisation de M oham med


A li, qui com m ence à en trev o ir l ’u tilité d ’une telle réalisation m ais se
réserve de la contrôler.
Le rapport de Paulin Talabot, publié en 1847, établit que les deux m ers
so n t au m êm e niveau, contrairem ent à une croyance m illénaire et aux cal­
cu ls de l ’ingénieur de B onaparte. Ce constat est exact m ais il va donner
lieu à une conclusion inattendue : l ’abandon de l ’idée d ’un canal direct
en tre les deux m ers. Sans différence de niveau, explique Talabot, il n ’y a
p a s de c o u ran t; e t, sans courant, il ne peut y av o ir ni canal profond
n i em bouchure durable su r la M éditerranée. C ’est dans le vieux port
d ’A lexandrie que l ’am i d ’E nfantin veut faire aboutir son canal, ce qui
im pose de lui faire franchir le N il. Ce parcours extravagant - à l ’im age
d u saint-sim onism e - suppose la création d ’un pont-canal d ’un kilom ètre
d e long, avec plusieurs écluses sur chacun de ses v ersan ts... L’affaire res­
tera dans les cartons ju sq u ’à l ’entrée en scène de Ferdinand de Lesseps.
u

Écrivains en voyage

N i un essai, ni un rom an, encore m oins un banal récit de voyage. La


p etite m erveille que G érard de N erval publie en 1851 échappe à tous les
genres connus. En « parfum ant la vérité de poésie et de fiction », il offre
« le conte de la m ille et deuxièm e n u it, adapté au goût français » 1 de
l ’époque. La rem arque peut être élargie, car « Les fem m es du C aire », qui
occupent la plus grande partie du Voyage en O rient, enchantent aussi - et
ju sq u ’à aujourd’hui - des É gyptiens francophones. « L ’Égyptien trouve
en ce texte une am itié q u ’il n ’a pas souvent l ’occasion de rencontrer chez
les autres écrivains européens, e t surtout fran çais12 », rem arque une uni­
versitaire cairote. La m agie qui s ’en dégage tient sans doute au regard de
ce rêveur, qui peint adm irablem ent avec des m ots.
L ’O rient, pour G érard de N erval, est une vieille passion. Dans sa jeu ­
nesse, il copiait la calligraphie arabe, sans être capable de la com prendre.
P ar la suite, le peintre M arilhat lui a m ontré ses croquis d ’Égypte, et il a
beaucoup rêvé aux M ille et Une N uits, se sentant transporté dans Le Caire
du sultan Baybars. M ais ce voyage en Égypte, au Liban et à C onstanti­
nople, entrepris de janvier à novem bre 1843, est aussi une thérapie : ayant
é té interné pour un brusque accès de folie, cet hom me de trente-quatre ans
veut prouver à son entourage - et se prouver à lui-m êm e - q u ’il est sain
d ’esprit.
En É gypte, contrairem ent aux autres voyageurs, il reste au C aire,
n ’étan t guère tenté p ar « d e sim ples ruines dont on se rend fort bien
com pte d ’après dessins ». Pour lui, « les m œ urs des villes vivantes sont
plus curieuses à observer que les restes des cités m ortes » 3. C ette attitude
peu com m une fait sans doute l ’originalité de son livre. Plutôt que de faire
rêver son lecteur avec des tem ples, des obélisques ou des m om ies, N erval
l ’introduit dans une sorte d ’exotism e quotidien, presque dom estique. Au
C aire, il loue une vieille m aison, dans le quartier franc, s ’habille à l ’orien­
tale et se fait raser la tête pour porter la calotte et le petit tarbouche alors

1. Hassan el-Nouty, Le Proche-Orient dans la littérature française, de Nerval à Barrés,


Paris, Nizet, 1958.
2. Laïla Enan, « L’Égyptien de Nerval », in La Fuite en Égypte, Le Caire, CEDEI, 1986.
3. Lettre à son père. 2 mai 1843.

101
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

en usage. Ne pouvant vivre en célibataire, car les voisins s'inquiètent pour


leurs filles, il achète une esclave, avec les encouragem ents du consul de
France, qui juge cela tout à fait no rm al... B ref, il s ’insère com plètem ent
dans ce paysage qui le fascinait avant q u ’il le connaisse.
Le fascine-t-il encore au bout de quelques m o is? Sa désillusion s ’ex­
prim e de m anière quasi o fficielle p ar une lettre ouverte à T héophile
G autier, publiée le 7 octobre 1843 dans le Journal de C onstantinople :
« Non, je ne penserai plus au C aire, la ville des m ille et une nuits, sans me
rappeler les A nglais que je t ’ai décrits, les voitures suspendues de Suez,
coucous du désert, les Turcs vêtus à l ’européenne, les Francs m is à
l ’orientale, les palais neufs de M éhém et-A li bâtis com m e des casernes,
m eublés com m e des cercles de province avec des fauteuils et canapés
d ’acajou, des billards, des pendules à sujet, des lam pes caicel, les por­
traits de m essieurs ses fils en artilleurs, tout l ’idéal du bourgeois cam ­
p ag n ard ... »
C ’est pourtant N erval lui-m êm e, dans le Voyage en O rient, qui nous
offre un tableau enchanteur du p alais de ce m êm e M oham m ed A li, à
Choubra : « Un pavillon vitré, qui couronne une suite de terrasses étagées
en pyram ide, se découpe sur l ’horizon avec un aspect tout féeriq u e... On
redescend après avoir adm iré le luxe de la salle intérieure et les draperies
de soie qui voltigent en plein air parm i les guirlandes et les festons de
verdure ; on suit de longues allées de citronniers taillés en quenouille, on
traverse des bois de bananiers dont la feuille transparente rayonne com m e
l ’ém eraude, et l ’on arrive à l ’autre bout du jardin à une salle de bains trop
m erveilleuse et trop inconnue pour être ici longuem ent d é crite... D ans les
nuits d ’été, le pacha se fait prom ener sur le bassin dans une cange dorée
dont les fem m es de son harem agitent les ram es. C es belles dam es s ’y
baignent aussi sous les yeux de leu r m aître, m ais avec des crêpes de
so ie ... »
N on, G érard de N erval n ’est pas déçu p ar l ’Égypte. U l ’est d ’autant
m oins q u ’il cherchera par la suite à y retourner. Sa désillusion affichée
est, à la fois, une caractéristique du rom antism e et une m anière de prouver
q u ’il n ’est nullem ent fou. A près être entré au C aire com m e dans un rêve,
après avoir été cap tif de ses fantôm es, ne doit-il pas « ram ener le voya­
geur à la conscience du réel e t le faire assister à la dégradation p ro ­
gressive des m irages 4 » ? On reste pourtant, tout au long du livre, dans
une sorte d ’enchantem ent, m algré quelques tableaux terribles, com m e la
vente en plein air de jeunes esclaves noires : « Les m archands offraient
de les faire déshabiller, ils leur ouvraient les lèvres pour que l ’on vit les
dents, ils les faisaient m arch a’et faisaient valoir surtout l ’élasticité de leur
p o itrin e... »
M ais ces pages sont équilibrées par un clim at général de grande dou­

4. Michel Jeanneret, dans la présentation du Voyage en Orient, Paris, Ganuer-Flamma-


rion, 1980.

102
ÉCRIVAINS EN VOYAGE

ceu r e t p ar de som ptueuses descriptions. Ni Savary, ni Volney, ni D enon


n ’avaient su raconter avec autant de force, et autant de couleurs, le retour
d e la caravane de La M ecque : « C 'é tait com m e une nation en m arche qui
ven ait se fondre dans un peuple im m ense, garnissant à droite les m am e­
lons du M okattam , à gauche les m illiers d 'éd ifices ordinairem ent déserts
de la ville des m o rts... Tous les m usiciens du C aire rivalisaient de bruit
avec les sonneurs de trom pes et les tim baliers du cortège, orchestre m ons­
trueux juché sur des cham eaux... Vers les deux tiers de la journée, le bruit
des canons de la C itadelle, les acclam ations et les trom pettes annoncèrent
que le M ahm il, espèce d 'arch e sainte qui renferm e la robe de drap d ’o r
de M ahom et, était arrivé en vue de la v ille ... Sept ou huit drom adaires
venaient à la file, ayant la tête si richem ent ornée et em panachée, couverts
de harnais et de tapis si éclatants, que, sous ces ajustem ents qui dégui­
saient leurs form es, ils avaient l ’a ir des salam andres ou des dragons qui
servaient de m onture aux fé e s... De tem ps en tem ps, le M ahm il s'arrêtait,
et to u te la foule se prosternait dans la poussière en courbant le front sur
les m a in s... »
V ictor H ugo s ’extasie sur ce Voyage en O rient qui, dit-il, le dispense
d 'a lle r en Égypte. Peut-on rêver plus beau com plim ent ?
M ine de rien, G érard de N erval s'e s t beaucoup docum enté avant de
partir. E t, sur place, il a fréquenté assidûm ent une bibliothèque, fondée
p ar deux fran ç ais, Prisse d'A vennes et le docteur A bbott, où l'o n trouve
« tous les livres possibles concernant l'É gypte ». C ’est le rendez-vous des
E uropéens cultivés de la capitale. Il y en a d 'a u tre s, tout aussi p itto ­
resques, com m e la pharm acie C astagnol. N erval y croise des beys origi­
naires de Paris, qui viennent s'en treten ir avec les voyageurs de passage et
glaner quelques souvenirs de la patrie. U voit « les chaises de l'o fficin e, et
m êm e les bancs extérieurs, se garnir d'O rientaux douteux, à la poitrine
chargée d ’étoiles en brillants, qui causent en français e t lisent les jo u r­
naux, tandis que des sais tiennent tout près à leur disposition des chevaux
fringants, aux selles brodées d 'o r ». C ette affluence s'explique par le voi­
sinage de la poste franque. « O n vient attendre tous les jours la correspon­
dance et les nouvelles, qui arrivent de loin en loin, selon l'é ta t des routes
ou la diligence des m essagers. Le bateau à vapeur anglais ne rem onte le
N il q u 'u n e fois p ar m ois. » Douce Égypte de 1843 !

Un vice-roi qui tourne le dos à l'Europe

L es fran çais du C aire ne seront plus aussi sereins, six ans plus tard, au
cours du voyage de G ustave Flaubert et M axim e du Cam p. Un change­
m ent de règne est intervenu. Au vieux M oham m ed A li, décédé, a succédé
son p etit-fils, A bbas Ier, un féodal, qui n 'aim e guère les E uropéens, et
les Français en particulier. La plupart des techniciens de haut rang, deve­
nus beys ou pachas, perdent leurs fonctions. C ertains quittent le pays pour

103
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

retourner en France. C ette som bre période - noircie à souhait p ar les


O ccidentaux e t m arquée en tout cas p ar un rep li de l ’É gypte su r elle-
m êm e - va d u rer dix ans, ju sq u ’à l ’assassinat d e ce souverain im per­
m éable à la culture européenne. Flaubert n ’a aucune indulgence pour lui :
« A bbas, je vous le dis en confidence, est un crétin presque aliéné, inca­
pable de rien com prendre ni de rien faire. Il désorganise l ’œ uvre de
M éhém et, le peu qui en reste ne tien t à rien. Le servilism e général qui
règne ici (bassesse e t lâcheté) vous soulève le cœ ur de dégoût, e t su r ce
chapitre bien des E uropéens sont plus (m entaux que les O rien tau x 5. »
M axim e du C am p, de son côté, assassine le nouveau vice-roi en quelques
m ots (« gros hom m e, ventripotent, blafard, m aladroit dans ses g estes,
jam bes arquées, œ il vitreux ») et fait allusion à sa grande consom m ation
d ’éphèbes : « Parfois, il s ’échappait de cette m asse de chair un rire saccadé
qui ne déridait pas le visage tum éfié par la débauche » 6.
L ’Égypte d ’A bbas 1er n ’est quand m êm e pas une dictature policière.
Les deux écrivains s ’y prom ènent en liberté, se faisant ouvrir toutes les
portes grâce à de précieux passeports. M axim e du Cam p, excellent orga­
nisateur, a réussi en effet à obtenir pour son am i une m ission d ’études
- non rétribuée - du m inistère français de l ’A griculture e t du C om m erce.
Lui-m êm e est chargé - tout aussi gratuitem ent - d ’étudier les antiquités
par le m inistère de l’Instruction publique, tandis que l ’Académ ie des ins­
criptions et belles-lettres lui a confié la tache de prendre des photographies.
A gés de vingt-huit ans l ’un et l ’autre, tous deux fils de chirurgien, ils
partagent le m êm e am our de la littérature e t des excentricités. M ais le
parallèle s ’arrête là. M axim e du C am p n ’en fin it pas de s ’ap p liq u er :
dévorant tous les livres sur l ’Égypte, les annotant, classant ses dossiers, il
pousse l'organisation ju sq u ’à engager au C aire un certain K halil bey, pour
leur enseigner, à raison de quatre heures par jour, les m œ urs m usulm anes.
A ux dents longues de M axim e, désireux d ’ex p lo iter au m axim um ce
voyage pour devenir un hom m e célèbre, répondent la langueur et l ’incer­
titude de G ustave, tourm enté par un rom an q u ’il n ’a pas achevé (La Ten­
tation d e sa in t A n to in e). L e plus souvent, les v isites de tem ples l ’en­
nuient. Il « sèche », sous des prétextes d ivers. C e voyage en É gypte
éprouvera d ’ailleurs durem ent leur am itié, e t ils finiront par se détester.
« Du Cam p n ’est q u ’un littérateur, Flaubert est un écriv ain 7 », rem arque
Jean-M arie C arré, qui ne supporte pas le prem ier e t adm ire profondém ent
le second.
D ès son retour en France, M axim e du Cam p publiera un livre, L e NU,
e t un album de photos. Flaubert, lui, ne rédige en route q u ’un petit texte,
L a C ange, e t griffonne des notes d e m anière télégraphique, q u ’il se
contentera de « m ettre en phrases » après le voyage, pour les ranger dans

5. Lettre au docteur Cloquet, IS janvier 1850.


6. Maxime du Camp, Le Nil, Paris, 1877.
7. Jean-M arie Carré, Voyageurs et Écrivains français en Égypte. Le Caire, IFAO, rééd.
1956, t. D.

104
ÉCRIVAINS EN VOYAGE

u n tiroir. Lors d e la publication de ses œ uvres com plètes, en 1910, sa


n ièce, C aroline Franklin G rout, exhum era ce journal m ais en donnera,
sans le dire, une version expurgée : non seulem ent des passages audacieux
ou gênants en seront gom m és, m ais certains m ots se verront rem placés
p a r d ’autres. A insi, « garces » e t « putains » deviendront « courtisanes »
e t « aim ées » ... A cquis par un collectionneur, le Voyage en É gypte de
F laubert disparaîtra de la circulation pendant une soixantaine d ’années.
Il faudra attendre quelque tem ps encore pour que l ’édition intégrale
d u m anuscrit original puisse être établie et publiée par un chercheur du
C N R S, Pierre-M arc de B iasi8. C ’est un texte déroutant, fait de phrases
très courtes, séparées par des tirets, m ais dans lesquelles percent les ful­
gurances du ta le n t

La découverte du grotesque

L a verdeur de certains passages du Voyage en Égypte s ’explique par


le fait que le texte n ’était pas destiné à la publication. M ais on peut y voir
aussi une m anière nouvelle de regarder : « Flaubert raconte ce q u ’il a vu
san s ju g er, presque sans intervenir, en appliquant déjà, dans les récits
d e “choses vues”, ce principe d ’im personnalité, ce refus de conclure et
cette relativité généralisée des points de vue, qui vont bientôt lui servir à
rév o lu tio n n er l ’art du ro m an 9. » En É gypte, l ’écrivain a découvert ce
q u ’il appelle le « grotesque ». E t d ’abord chez certains de ses com pa­
triotes, com m e le ridicule C hantas, poète am ateur, qui déclam e son plus
beau vers devant G ustave, lequel, hurlant de rire, le fait répéter, encore et
encore : « C ’est de là, par A llah ! q u ’A bdallah s ’en alla ! »
Le grotesque, il le perçoit surtout chez les Égyptiens. Il le guette, le m et
en scène, avec une vigueur et parfois une brutalité sans pareilles. C ’en est
presq u e insupportable p ar m om ents, com m e dans cette description de
l ’hôpital de K asr-el-A ïni : « Bien tenu - œ uvre de C lot bey. - Jolis cas de
v éro les; dans la salle des m am eluks d ’A bbas, plusieurs l’ont dans le ...
S u r un signe du m édecin, tous se levaient debout sur leurs lits, dénouaient
la ceinture de leur pantalon (c ’était com m e une m anœ uvre m ilitaire) et
s ’ouvraient l ’anus avec leurs doigts pour m ontrer leurs ch an cres... » En
M oyenne-Égypte, quand le bateau longe le m ont où se trouve le m onas­
tère d it de « la Poulie », e t que des m oines coptes descendent p ar une
corde le long de la paroi rocheuse pour venir dem ander la charité, il note :
« Un de nos m atelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse las­
civ e ; pour chasser les m oines chrétiens, il leur présentait son derrière,
pendant q u ’ils se cram ponnaient au bordage. »

8. Gustave Flaubert, Voyage en Égypte, présenté par P.-M. de Biasi, Paris, Grasset,
1991.
9. Pierre-Marc de Biasi, ibid.

105
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

En Égypte, Flaubert le rom antique devient réaliste. D em m agasine des


im ages. Une m étam orphose s'o p ère lentem ent, qui va m arquer le reste de
son œ uvre. Pour lui, com m e l'é c rit Jean-M arie C arré, « il ne s'a g it plus
de rêver l'O rien t et de se com plaire dans les inspirations rom antiques ; il
ne s'a g it m êm e plus de le peindre, d 'ê tre uniquem ent paysagiste et déco­
rateur : il faut passer derrière la scène et affronter les coulisses, pénétrer
derrière toutes ces apparences scintillantes et pittoresques, dém asquer les
désirs e t les p en sées... ».
Avec M axim e du C am p, en H aute-É gypte, F laubert fait appel aux
services de la célèbre K uchouk H anem , ancienne m aîtresse d 'A b b as,
devenue prostituée à plein tem ps. « C 'e st une im périale bougresse, écrit-
il, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux dém esurés, des
genoux m agnifiques, et qui avait, en dansant, de crânes plis de chair sur
son ventre. » Une autre danseuse, plus jeune, donne lieu à un passage du
m êm e calibre : « Je descends avec Saphia Zougairah - très corrom pue,
rem uant, jouissant, petite tigresse. Je m acule le divan. Second coup avec
K uchouk... »
Pourquoi cette obsession du sex e? Au m ilieu du XIXe siècle, l'É gypte
apparaît à bien des Français comm e un lieu de liberté sexuelle, inaccessible
dans une Europe corsetée. L 'O rient suggère « non seulem ent la fécondité,
m ais la prom esse (et la m enace) du sexe, une sensualité infatigable, un
désir illim ité, de profondes énergies génératrices10*». Flaubert, m ieux que
d ’autres, illustre la thèse d ’Edward Saïd : à savoir que « l'O rient » n 'ex iste
pas, c ’est « une création de l'O ccident, son double, son contraire, l'in ca r­
nation de ses craintes et de son sentim ent de supériorité tout à la fois, la
chair d 'u n corps dont il ne voudrait être que l'e s p rit11». Sauf que chez lui,
grâce à sa plum e, tout - y com pris le sordide - se transform e en a r t

10. Edward Saïd, L'Orientalisme. L'O rient crié par l’Occident. Paris, Seuil, 1980.
11.Ibid.
12

Le harem dans l’objectif

S i H aubert n 'a m êm e pas cherché à rem plir son contrat avec le m inis­
tère d e l'A g ricu ltu re e t du C om m erce, M axim e du C am p, lu i, s 'e s t
acquitté scrupuleusem ent de sa tâche. Il a photographié des m onum ents,
com m e on le lui avait dem andé et, dès son retour en France, a publié ses
clichés dans un livre - le prem ier du genre - qui sera un succès de librairie.
L 'É g y p te est associée à la photographie dès le jo u r où cette invention
e st révélée au public. A rago, qui la présente à l'A cadém ie des sciences le
19 août 1839, lance à l'au d ito ire : « C hacun songera à l ’im m ense parti
q u ’o n aurait tiré, pendant l ’E xpédition d'É g y p te, d 'u n m oyen de repro­
duction si exact et si prom pt ; chacun sera frappé de cette réflexion que, si
la photographie avait été connue en 1798, nous aurions aujourd'hui des
im ages fidèles d ’un bon nom bre de tableaux em blém atiques, dont la cupi­
d ité des A rabes e t le vandalism e de certains voyageurs ont privé à jam ais
le m onde savant. » 11 n ’cst cependant pas trop tard, ajoute le physicien-
astronom e : « P our co p ier les m illions e t m illions de hiéroglyphes qui
co u v ren t, m êm e à l ’extérieur, les grands m onum ents de T hèbes, de
M em phis, de K am ak, etc., il faudrait des vingtaines d ’années et des légions
de dessinateurs. Avec le daguerréotype, un seul hom m e pourrait m ener
à bonne fin cet im m ense travail. M unissez l ’Institut d'É gypte de deux ou
tro is appareils de M. D aguerre, e t sur plusieurs des grandes planches de
l'o u v rag e célèbre, fruit de notre im m ortelle expédition, de vastes étendues
d'h iéro g ly p h es réels iront rem placer des hiéroglyphes fictifs ou de pure
c o n v en tio n ; et les dessins surpasseront partout en fid élité, en couleur
lo cale, les œ uvres des plus h abiles p ein tres; e t les im ages photogra­
phiques, étant soum ises dans leur form ation aux règles de la géom étrie,
p erm ettro n t, à l'a id e d ’un p etit nom bre de données, de rem onter aux
dim ensions exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des
éd ifices.»
L e m essage d 'A rag o recueille un écho im m édiat. M oins de deux m ois
plus tard, les peintres H orace Vemet et Frédéric G oupil Fesquet partent
p our l ’Égypte, arm és d ’un daguerréotype que leur a confié un opticien
connu, Lerebours, après leur en avoir expliqué l'u sag e. Vem et est déjà un
artiste célèbre, auteur de plusieurs m arines et scènes de bataille. M embre de

107
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

l ’Institut, il a dirigé l’Académ ie de France à Rome. L’arrivée sur le trône de


L ouis-Philippe, son protecteur et am i personnel, a fait de lui un peintre
quasi officiel. O n lui doit déjà La Chasse au lion, en attendant l’im pres­
sionnante Prise de la sm alah d Alger, longue de 21 m ètres...
Le 6 novem bre, les deux hom m es - assistés d ’un neveu de Vem et -
sont déjà à l ’œ uvre, à A lexandrie, en train de « daguerréotyper com m e
des lions ». Il ne su ffit pourtant pas de se poster devant le p alais de
R as-el-T ine e t de déclencher l ’obturateur. La m achine est lourde et
encom brante, elle nécessite de nom breuses m anipulations. On utilise des
plaques argentées qui doivent être sensibilisées dans des vapeurs d ’iode
avant d ’être enferm ées dans une boite spéciale. Le tem ps d ’exposition
varie selon les hum eurs du ciel, ou de la m achine. Le développem ent est
encore plus com pliqué : l’im age doit être soum ise aux vapeurs de m er­
cure, puis fixée dans une solution chaude de chlorure de sodium . E t, de
toute m anière, l ’épreuve sera unique.
Le 7 novem bre, nos deux photographes am ateurs font une dém onstra­
tion devant M oham m ed A li, à R as-el-T ine. R écit de G oupil F esquet :
« N ous nous rendons au palais le 7 au m atin, en cavalcade de baudets.
Tout a été préparé d 'avance pour n ’avoir plus q u ’à soum ettre l ’épreuve
à la cham bre obscure, et à faire paraître l ’im age dans le m ercure. Le vice-
roi qui nous attend avec im patience se prom ène les m ains derrière le dos à
la N apoléon, tenant son sabre dont il fait parfois tourner la dragonne pour
se distraire ; des généraux et des colonels q u ’il a invités à ce nouveau
genre de spectacle sont debout autour de lui, m uets com m e les m urailles.
Un cabinet ayant vue sur le harem (dont la fréquentation est aujourd’hui
interdite au vice-roi, p ar ses m édecins) nous est ouvert. La cham bre obs­
cure est braquée devant la nature, et l ’im age qui se reflète dans le m iroir
est soum ise à l ’inspection des assistants ébahis *. »
Le verre dépoli est rem placé par la plaque iodée, sous l ’œ il atten tif du
m aître de l ’Égypte. L ’opération dure deux longues m inutes. « D ans ce
m om ent, raconte G oupil Fesquet, la physionom ie de M éhém et est pleine
d ’intérêt ; l ’expression de ses yeux, où se peint m algré lui une sorte d ’in­
quiétude, paraît encore augm enter au m om ent de faire l'o b scu rité p our le
passage de la plaque au m ercure ; ses prunelles brillantes roulent dans leur
orbite avec une étonnante rapidité. Un silence de stupeur e t d ’anxiété
règne parm i les spectateurs, le cou tendu, et n ’osant faire un seul m ouve­
m ent ; m ais il est rom pu par le bruit soudain d ’une allum ette chim ique, et
le reflet de son éclair argenté rejaillit pittoresquem ent sur tous ces visages
de bronze. M éhém et-A li, qui se tient debout tout près de l ’appareil, bondit
sur place, fronce ses gros sourcils b lan cs... “C ’est l’ouvrage du diable !”
s ’écrie-t-il, puis il tourne les talons, tenant toujours la poignée de son
sabre q u ’il n ’a pas quitté un seul instant. »1

1. Frédéric Goupil Fesquet, Voyage en Orientfa it avec Horace Vernet en 1839 et 1840,
Paris, 1843.

108
LE HAREM DANS L ’OBJECTIF

V em et et G oupil Fesquet photographient le harem vice-royal. De


l ’extérieur, il s'a g it d 'u n bâtim ent banal, qui n ’a rien à voir avec les fan­
tasm es de la peinture orientaliste. La révolution dagueirienne, c ’est aussi
cette réalité à l ’état brut. M ême les savants de Bonaparte avaient fait en
so rte d 'an im er leurs sites, en y m ettant de la couleur ou des personnages.
P o u r la prem ière fo is, l'É g y p te fascinante, l ’É gypte m agique est vue
ain si, sans interprétation, avec la seule m édiation d ’un appareil. De quoi
sa tisfaire des esp rits p o sitivistes ép ris d 'o b jec tiv ité, m ais désorienter
beaucoup d 'a u tre s...
U faudra du tem ps à la photographie pour être considérée com m e un
art, susceptible de révéler la réalité, et pas seulem ent de la décalquer. Pour
le m om ent, les pionniers du daguerréotype en sont encore à découvrir les
m ystères de leur instrum ent. Ils ne sont m êm e pas sûrs de réussir leurs
p rises de vue. La pyram ide de K héops, par exem ple, désespère G oupil
Fesquet qui, le 21 novem bre, dans son journal de bord, avoue que « quatre
o u cinq épreuves m anquées, en suivant le procédé de l'inventeur, nous
jetten t dans le plus profond découragem ent ». Et, le lendem ain : « U me
paraissait bien hum iliant de rentrer au C aire sans rapporter aucun souve­
n ir des m onum ents les plus célèbres du m onde, en dépit des dénigrem ents
de m es com pagnons qui m enaçaient de je ter le daguerréotype au N il. »
C e n ’est q u ’en observant un tem ps de pose de quinze m inutes q u ’il réus­
sira enfin à saisir le sphinx et les pyram ides.
L es trois Français croisent un Canadien, Pierre Joly de Lobtinière. Il
e st peintre am ateur et se déplace lui aussi avec un daguerréotype confié
p ar l ’opticien L erebours... On échange des im pressions, quelques recettes.
O n fait un petit bout de chem in ensem ble, puis chacun part de son côté :
V em et, son neveu et G oupil Fesquet en direction de Jérusalem , tandis que
Jo ly de L obtinière em barque vers la H aute-É gypte pour réaliser, entre
autres, une photographie du tem ple de Philae que l'o p ticien publiera en
1841 dans les E xcursions daguerriennes.

Du calotype au collodion

D ans la foulée de ces pionniers, les photographes se succèdent en


É gypte : Jean-Jacques A m père en 1840, le com te G irault de Prangey
en 1841, A ndré Itier en 1843... Au cours des vingt années qui suivent
l'in v en tio n de D aguerre, aucun autre pays m éditerranéen n 'attire autant
les chasseurs d'im ages 2.
La photographie intéresse les peintres, m ais aussi les écrivains, com m e
G érard de N erval, qui em porte en Égypte un daguerréotype. C ette
« m achine com pliquée et fragile » lui vaut de petits attroupem ents d 'u n e

2. M arie-Thérèse et André Jammes, En Égypte au temps de Flaubert. Les premiers


photographes. 1839-1860, Paris, 1980.

109
LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

foule respectueuse qui cro it à des opérations m agiques. H r abandonne


assez vite, ayant du m al à s'e n servir. « Le daguerréotype est revenu en
bon état sans que j ’aie pu en tirer grand parti, écrit-il à son père. L es com­
posés chim iques nécessaires se décom posèrent dans les clim ats chauds.
J ’ai fait deux ou trois vues tout au p lu s... »
C ’est d ’un autre procédé, plus pratique, dérivé du calotype de l ’Anglais
Fox Talbot, que M axim e du C am p se sert quelques années plus tard en
Égypte. D s ’agit cette fois de photographies tirées sur papier par le biais
d ’un n égatif perm ettant des épreuves m ultiples, m ais avec beaucoup
de m anipulations. Avant la prise de vue, il faut plonger la feuille dans du
nitrate d ’argent, ce qui ne m anque pas de noircir les doigts de l ’opérateur
m aladroit. L ’im age doit être développée dans la m ême solution, puis fixée
dans du brom ure de potassium . M axime du Cam p, qui voyage avec Flau­
bert, s ’est adjoint un dom estique corse. C elui-ci, écrit-il, « distillait l’eau et
lavait les bassines pendant que je m e livrais seul à cette fatigante besogne
de faire les épreuves négatives ». A son retour en France, quelque 125 calo-
types seront tirés sur papier salé, à Loos-lès-Lille, dans l ’atelier de Blan-
quart-É vrard : ce sont des vues de m onum ents, très froides, sans grande
sensibilité artistique. A vant m êm e la publication de son liv re 3, M axim e
du Cam p vendra son m atériel et ne s ’intéressera plus à la photographie.
Le voyageur qui répond le m ieux à l ’appel scientifique d ’A rago est un
ingénieur grenoblois, Félix Teynatd, qui se rend dans la vallée du N il en
1851-1852 e t publie un livre in titu lé É gypte e t N ubie. L e so u s-titre
exprim e bien son am bition : A tlas photographique servant de com plém ent
à la grande « D escription de l'É gypte ». Teynatd observe les m onum ents
avec un regard d ’ingénieur, accom pagnant ses photos de com m entaires
extrêm em ent p récis su r les perspectives e t les angles de vue. C ela ne
l ’em pêche pas de faire preuve de sensibilité. O n peut y voir les im ages
d ’Égypte les plus personnelles et sans doute les plus belles de ces années
1850 4.
Les Français ne sont pas les seuls à vouloir im m ortaliser l ’Égypte sous
le voile noir. Les tirages les plus spectaculaires de cette époque sont réa­
lisés, en grand form at, par l ’A nglais Francis Frith, qui utilise un nouveau
procédé, le collodion, avec des plaques de verre. M ais les com patriotes de
D aguerre occupent une place de prem ier plan dans la photographie égyp­
tienne, avec des genres qui com m encent à se diversifier. L ’architecte
Pierre Trém aux, voyageant à deux reprises en O rient entre 1847 et 1854,
publie des scènes de la vie quotidienne, des tableaux d ’artisans, e t les
prem iers nus. Peu après, le peintre G érôm e accom pagne en É gypte le
sculpteur B artholdi e t se sert des nom breuses photos prises par celui-ci
pour réaliser ses prem ières toiles orientalistes.

3. Maxime du Camp, Égypte. Nubie, Palestine et Syrie, Paris, 1832.


4. Dénia Roche Jr. « La description (photographique) de l'Égypte », Égyptes, Avignon,
n° 3. 1993.

110
LE HAREM DANS L'OBJECTIF

L es prem iers photographes-résidents français apparaissent au C aire


d ans les années 1860. H ippolyte A m oux, Ém ile Béchard et Ermé D ésiré
font des portraits en atelier, m ais offrent aussi aux touristes des scènes de
g en re, des paysages et des m onum ents. La capitale égyptienne com pte
a u ssi à cette époque une grande figure de la photographie française :
G ustave Le Gray. C ontraint de ferm er son atelier parisien, cet artiste a
trouvé un em ploi de professeur de dessin au C aire, ce qui ne lui interdit
pas de fréquenter encore la cham bre noire. Il enrichira l ’histoire photo­
graphique de quelques vues rem arquables de la H aute-Égypte.
Q u ’ils soient résidents ou de passage, archéologues ou artistes, profes­
sionnels ou am ateurs, les photographes n ’en finissent pas de planter leur
trép ied dans la vallée du Nil. L ’Egypte, reproduite à l ’infini, sous tous les
an g les et avec tous les éclairages possibles, ne perd ni son m ystère ni son
a ttra it. La rencontre d ’une technique révolutionnaire avec des pierres
séculaires fait cependant reconsidérer le tem ps qui passe et m odifie les
repères. Face à des m onum ents quasi im m uables com m e les pyram ides, la
relatio n à l ’éphém ère est com m e inversée3. Ce ne sont pas des instants
fu g itifs q u ’un déclic im m ortalise, m ais une éternité qui se prête au jeu de
l ’instantané.

5. Alain D’Hooghe et M arie-Cécile Bruwier, Les Trois Grandes Égyptiennes, Paris,


M arval, 1996.
Frontispice de la Description de l ’Égypte, réalisé par Vivant Denon. Les principaux
monuments y sont représentés, d’Alexandrie à Philae, avec une volonté de lier l’épopée
napoléonienne à la civilisation pharaonique. Dans la corniche d ’encadrement figure le
chiffre de Napoléon, entouré du serpent, symbole de l’immortalité. Les douze cartouches,
sur les parties verticales, célèbrent aussi bien des hauts lieux de l’Égypte antique, comme
Thèbes, que les Victoires de l’armée d’Orient, comme Aboukir ou El-Arich.
Dans cette planche de la Description de l ’Égypte, les personnages donnent l’échelle
du Sphinx et de la Grande Pyramide de Guiza.

Bonaparte, accompagné d ’officiers et de savants, se fait présenter une momie.


Tableau de Maurice Orange, 1895.
Le consul général de France en Égypte, Bernardino Drovetti, collectionneur
d’antiquités, tient un fil à plomb devant le visage d ’un colosse récupéré par son
équipe (Paris, Bibliothèque nationale).

Jean-François Champollion, à
quarante ans, peint par Léon
Coigniet (Paris, musée du
Louvre).
Cet encrier, conçu en 1802 et décoré de pseudo-hiéro­
glyphes, a été l’une des premières manifestations de
l’égyptomanie en porcelaine de Sèvres. Sa production
n’a jamais été interrompue depuis lors (Manufacture
nationale de Sèvres).

Érection de l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde, le 25 octobre 1836, en


présence du roi Louis-Philippe et d ’une foule immense (Paris, bibliothèque des Arts
décoratifs).
L e vice-roi d ’Égypte, Saïd pacha, reçu à Paris en mai 1862 par Napoléon III et
l’impératrice Eugénie.

Saïd pacha, affecté de strabisme,


d’après une photographie de Nadar.
Prosper Enfantin, dit « le Père », chef de file
des saint-simoniens, dans l’un des costumes
portés par les membres de l’association.

Le pavillon égyptien pendant


les travaux d ’aménagement de
l’Exposition universelle de
Paris, en 1867.

A l’Exposition universelle, Ferdinand de Lesseps commente en public une carte en


relief de l’isthme de Suez ( L ’Inoitarsul, 1867).
f
Ismail pacha, vice-roi d ’Égypte,
i
r
à qui la Sublime Porte a accordé
en 1867 le titre de khédive.

Auguste Mariette coiffé du tarbouche.


Auguste Mariette, fondateur du musée de Boulaq et directeur des Antiquités égyptiennes,
surveille un chantier de fouilles. Avec l’âge et les épreuves, il est devenu bougon. Ses
ouvriers le craignent mais sont impressionnés par sa compétence et son intuition. A sa m ort,
en 1881, il sera remplacé par Gaston Maspero.
DEUXI ÈME PARTI E

De grandes ambitions
1

Lesseps, à la hussarde

L a traversée a duré dix jours, dix jours pénibles sur une M éditerranée en
colère. M ais Alexandrie apparaît enfin à l ’horizon, m ince bande blanche se
confondant avec l’écum e. O n la devine plus qu’on ne la v o it A lexandrie,
vraim ent? Les Européens qui arrivent a i Égypte pour la prem ière fois sont
déçus par cette ville sans relief qui n ’a ni la m ajesté de Naples ni celle de
M arseille. A m esure que le bateau s ’approche de la côte, seul un œ il exercé
peut d istin g u a la silhouette du palais die R as-el-lïne, les petites dunes cou­
vertes de m oulins à vent et, avec un peu de chance, la colonne de Pom pée.
P our Ferdinand de L esseps, ce 7 novem bre 1854 m arque des retrou­
vailles. L ’É gypte, il l ’a connue une vingtaine d ’années plus tôt pour y
avoir exercé la charge de consul de France. La fébrilité qui l ’habite en ce
m om ent est pourtant m oins liée aux souvenirs q u ’à un pari. Sur la terre
des pharaons, il revient avec un projet. E t il sait que ce voyage va décider
du reste de sa vie. Dans quelques jo urs, il aura quarante-neuf ans. C ’est
un hom m e en pleine santé, vigoureux et trapu. La m oustache et la cheve­
lure noire sont éclairées par un regard intense. Excellent cavalier, brillant
causeur, cet ex-diplom ate sait se m ontrer galant avec les fem m es et cour­
tois avec tout le m onde. Sans doute a-t-il été un parfait com pagnon, atten­
tif e t rassurant, pendant cette traversée m ouvem entée.
D eux hom m es l ’attendent à la descente du bateau des M essageries
m aritim es : son vieil am i R uyssenaers, qui est consul général de H ollande,
et le m inistre égyptien de la M arine, représentant le vice-roi. L esseps
échappe à la cohue habituelle des m archands en tout genre et des p o te -
faix plus ou m oins hom ologués. Il est conduit par une voiture de la C our
ju sq u ’à une som ptueuse villa, bordant le canal M ahm oudieh, où l ’attend
une aim ée de dom estiques rangée sur l ’escalier.
C om m ent ne songerait-il pas à son prem ier débarquem ent à A lexan­
drie, en 1831 ? D ébarquem ent raté pour celui qui arrivait alors de Tünis,
avec le titre m odeste d ’élève consul : un cas de choléra s ’étant déclaré à
bord, tous les passagers avaient été soum is à la quarantaine. Enferm é au
lazaret, n ’ayant rien à faire, le jeune hom m e s ’était plongé dans les livres
que lui avait aim ablem ent apportés son supérieur, M . M iraaut. C ’est là
q u ’il avait découvert l ’étude de Le Père, l ’un des savants de l ’Expédition

115
DE GRANDES AMBITIONS

française, sur un possible percem ent de l'isth m e de Suez : un canal reliant


la M éditerranée à la m er R ouge, qui réduirait de m oitié la route des
In d es... C ette perspective audacieuse l'av a it fait rêver.

Un diplom ate en disgrâce

Fils et petit-fils de diplom ate, Ferdinand de Lesseps n ’a pas eu beaucoup


de mal à épouser la carrière après des études de droit. Son oncle B arthé­
lem y l’a introduit au m inistère des A ffaires étrangères avant de le faire
nom m er auprès de lui à Lisbonne. Et c 'e s t son père, M athieu, qui lui a
ouvert la voie en Égypte, ayant été lui-m êm e, de 1802 à 1804, le prem ier
représentant fiançais au C aire après l'E x p éd itio n de B onaparte. É lève
consul, puis vice-consul et responsable à deux reprises du consulat général
de France, entre 1831 et 1837, Ferdinand de Lesseps a eu le tem ps de bien
connaître le pays et de se fam iliariser avec les m œurs orientales. Il y a fait
preuve d ’habileté et de courage. Son attitude exem plaire lors de la terrible
épidém ie de peste de 1834 lui a valu la Légion d ’honneur. Il s'e st m ontré
encore plus héroïque, huit ans plus tard à Barcelone, dans une ville en état
de siège, m enacée de bom bardem ents. Sa récom pense a été l ’am bassade
de France à M adrid, où il a pu confirm er ses talents de négociateur.
C 'est à ce diplom ate en pleine gloire, déjà couvert de décorations, que
l'o n fait appel en 1849 pour entreprendre une délicate m édiation entre le
pape et la République rom aine. Il ne sait pas ce qui l'a tte n d ... Les troupes
françaises cam pent aux portes de la Ville sainte, prêtes à intervenir. Dans
une situation confuse, où les instructions de Paris m anquent de cohérence,
Ferdinand de L esseps tente d ’em pêcher un conflit arm é. Il va e t vient,
déborde d'activité. En fait-il trop ? Les m ilitaires s ’agacent. Rappelé à Paris,
il est déféré devant le Conseil d 'É tat et encourt un blâm e. Sa carrière diplo­
m atique est brisée. L’homme d ’action n 'a plus q u 'à aller jouer au gentleman
form er dans un m anoir du Berry, où le m alheur le poursuit : à quelques m ois
d 'intervalle, sa fem m e et l'u n de ses fils sont em portés par la scarlatine.
Dans sa retraite berrichonne, l 'ex-am bassadeur réfléchit cependant au
fam eux canal qui pourrait relier la M éditerranée à la m er Rouge. D rédige
un m ém oire dans ce sens, le fait traduire en arabe et songe à le soum ettre
au vice-roi d ’Égypte. M ais beaucoup d ’eau a coulé dans la vallée du N il
depuis son départ. Abbas pacha est un hom m e om brageux et m éfiant, qui
dirige le pays d ’une m ain de fer. Com m e l'a constaté Flaubert, il n 'aim e
guère les Européens, et les Français le détestent. Peut-il prêter attention
à un tel projet ? En ju illet 1852, Lesseps consulte par lettre son am i Ruys-
senaers, précisant toutefois que son entreprise « e s t encore dans les
nuages ». Le consul de H ollande lui répond sans détour q u 'il n 'a aucune
chance d ’intéresser le vice-roi.
L esseps décide alors de soum ettre directem ent son p ro jet au sultan
- souverain en titre de l'É gypte - , en y associant un financier de ses am is.

116
LESSEPS, À LA HUSSARDE

L e négociateur envoyé à C onstantinople revient bredouille. De tels tra­


v aux, lui ont dit les autorités ottom anes, ne pourraient être entrepris que
p a r le vice-roi d ’Égypte. Lesseps en prend son parti. « Dans cette situa­
tio n , écrit-il à R uyssenæ rs, je laisse dorm ir m on m ém oire sur le perce­
m ent de l ’isthm e, et, en attendant des tem ps plus propices, je m ’occuperai
d ’agriculture e t de la construction d ’une ferm e m odèle. »
Il n ’attendra pas très longtem ps... D ans la nuit du 10 au 11 ju in 1854,
A bbas est assassiné par de jeunes m am elouks de son harem particulier.
L a m ort du vice-roi sera cachée pendant quarante-huit heures pour laisser
à son fils le tem ps de regagner Le C aire et lui succéder. On le transporte
en plein jo u r d ’un palais à l ’autre, assis dans une voiture com m e s ’il était
vivant. M ais le stratagèm e échoue, et l’oncle du défunt, Said, successeur
lég al, se présente à la C itadelle, accom pagné du corps consulaire, pour
réclam er le pouvoir. U l’obtient, avec l ’aval officiel de la Porte.
A ucune nouvelle ne pouvait réjouir autant Ferdinand de Lesseps. Il a
connu Saïd adolescent, se considère m êm e com m e son am i. Le jeu n e
prince souffrait alors d ’obésité, et son père, M oham m ed A li, le soum ettait
à un régim e alim entaire très strict et à des exercices physiques draconiens.
S aïd trouvait refuge chez le consul de France, qui lui faisait préparer des
m acaronis. D ’où leur am itié... L ’histoire, racontée par Lesseps, est trop
belle pour ne pas être acceptée ainsi.
Le Français écrit aussitôt au nouveau vice-roi pour le féliciter de sa
nom ination. Il lui précise que la diplom atie lui a laissé des loisirs et q u ’il
serait ravi de pouvoir lui présenter ses hom m ages. En réponse, Saïd l’in­
vite à venir en novem bre, après la visite q u ’il doit lui-m êm e effectuer à
C onstantinople.

Un prince qui joue à la guerre

P our se présenter devant le vice-roi, au palais de Gabbari, ce 7 novembre


1854, Ferdinand de Lesseps .a accroché sur son habit noir ses principales
décorations. Une m anière de tém oigner à celui q u ’il a connu « dans une
autre position cette déférence respectueuse que le cœ ur hum ain accepte
to u jo u rs avec p laisir », com m e il l ’écrit à sa belle-m ère et confidente
M "* D elam alle L ’entretien est chaleureux. On évoque des souvenirs.
Saïd fait état des « persécutions » dont il a été victim e au cours du règne
précédent. Le lendem ain, les deux hom m es iront essayer ensem ble, dans
le jard in du palais, les pistolets offerts par le Français à Son A ltesse... A
aucun m om ent il n ’est question du canal de Suez, « sujet que je ne veux
entam er q u ’à coup sûr, et lorsque la question sera assez m ûre pour que le
prince puisse adopter l’idée com m e lui appartenant plus encore q u ’à m oi-
m êm e », précise Ferdinand à M"* D elam alle.I.

I. Ferdinand de Lesseps, Lettres, journal et documents. Paris, 1875-1881.

117
DE GRANDES AMBITIONS

Saïd l ’invite à l ’accom pagner, quelques jo u rs plus tard , dans un périple


d ’A lexandrie au C aire, par le désert. Lesseps accepte naturellem ent avec
plaisir. En attendant, il en profitera pour rendre visite à d ’anciens am is,
recevoir des personnalités dans la dem eure qui lui est allouée, interroger
les uns et les autres sur les habitudes du vice-roi, « ses goûts, les tendances
de son esprit, les personnes qui l ’en to u ren t... », bref, préparer le terrain.
Saïd pacha a offert à Ferdinand de Lesseps un beau cheval anézé venu
de Syrie. Pour ce voyage dans le désert libyque, ils seront accom pagnés
d e ... dix m ille hom m es de troupe. Le nouveau vice-roi aim e jo u er à la
guerre, depuis que son père l ’avait nom m é grand am iral de la flotte égyp­
tienne. Une flotte qui n ’existait plus, souligne l ’A rm énien N ubar pacha
dans ses M ém oires, ajoutant perfidem ent que Saïd « avait le m al de m er ».
Q uatrièm e fils de M oham m ed A li, le nouveau vice-roi a trente-deux
ans. C e n ’est pas un D on Juan : m assif, pour ne pas dire obèse, il est
affligé d ’un vilain strabism e. M ais ce prince oriental à la barbe rousse
ne m anque pas de finesse d ’e sp rit U a reçu une éducation m oderne, grâce
à un précepteur français, K oenig bey, et parle avec beaucoup d ’aisance
la langue de M olière. L es E uropéens d ’É gypte l ’apprécient d ’autant
plus q u ’ils redoutaient les m œ urs féodales de son prédécesseur. D epuis
l ’assassinat de ce dernier, les langues se sont déliées. O n attribue à A bbas
toutes sortes de m éfaits, le traitant volontiers de m onstre. M êm e N ubar
pacha, qui l ’a servi et le défend, ne cache pas ses com portem ents sadiques,
racontant q u ’un jo u r le défunt a fait coudre les lèvres d ’une fem m e de son
harem , coupable d ’avoir fum é m algré son interdiction2. M ais les histo­
riens contem porains ont tendance à nuancer le p o rtrait...
Sur ce périple dans le désert, et l ’événem ent capital qui l ’a m arqué, on
ne dispose guère que du tém oignage de Ferdinand de Lesseps lui-m êm e.
Un tém oignage rem arquable de précision et de poésie, qui m érite d ’être
largem ent cité, m ais sans oublier la rem arque de son principal biographe,
G eorges Edgar-B onnet, valable pour toute la suite de f histoire : « S ’il
déform e très peu les faits, il les teinte, ou plutôt les colore avec intensité,
d ’un optim ism e inlassable et systém atique, qui donne de la réalité une
im pression trom peuse 3. » O ptim ism e sans lequel l ’aventure de Suez n ’au­
rait sans doute pas ab o u ti...

Plaidoirie dans le désert

Lesseps rejoint l ’état-m ajor en com pagnie de Z oulfikar pacha, un am i


d ’enfance de Saïd, q u ’il a connu autrefois. Il l ’entretient de son projet et
celui-ci prom et de l ’appuyer. L es deux hom m es partagent une tente
luxueusem ent équipée, à côté de celle du vice-roi. Dans ce cam p m ilitaire

2. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de Miirit Boutros-Ghali. Beyrouth, 1983.


3. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. Paris, 1951,1.1.

118
LESSEPS, À LA HUSSAXDE

v o lan t, les tables sont en acajou, les aiguières en argent et la vaisselle en


p o rcelaine de Sèvres.
L e m atin, la m usique m ilitaire annonce le réveil de Son A ltesse. Saïd
e s t très gai, ayant réussi la veille à faire traverser le lac M aréotis à son
a rtillerie, m algré l ’avis défavorable des généraux qui jugeaient ce passage
im praticable. Lesseps est invité à entrer dans la tente vice-royale. « Nous
restâm es plus de deux heures, précise-t-il, à causer tout seuls sur beau­
c o u p de sujets qui m ’intéressèrent vivem ent et qui, en définitive, avaient
p o u r objectif, d ’une m anière générale, de chercher à illustrer le début de
so n règne par quelque grande et utile entreprise. » On est toujours dans la
p h ase de préparation du terrain.
L e 15 novem bre, le Français a la bonne idée de vouloir m ontrer à Saïd
les qualités de son cheval. D ’un bond, il franchit un parapet de pierre qui
v ien t d ’être édifié et poursuit sa course au galop. Les généraux présents
apprécient la perform ance. Lesseps, toujours poète, y verra ensuite « l’une
d es causes de l’approbation donnée à [son] projet par l ’entourage du vice-
ro i ».
E t voici le m om ent clé : « A cinq heures du soir, je rem onte à cheval et
je retourne dans la tente du vice-roi, escaladant de nouveau le parapet
d o n t je viens de parler. Le vice-roi était gai e t souriant; il m e prend la
m ain, q u ’il garde un instant dans la sienne, et me fait asseoir sur son divan
à côté de lui. N ous étions seuls ; l ’ouverture de la tente nous laissait voir
le beau coucher de ce soleil dont le lever m ’avait si fort ém u, le m atin.
J e m e sentais fort de m on calm e et de m a tranquillité, dans un m om ent où
j ’allais aborder une question bien décisive pour m on avenir. M es études
e t m es réflexions sur le canal des deux m ers se présentaient clairem ent
à m on esprit, et l ’exécution m e sem blait si réalisable que je ne doutais pas
d e faire p asser m a conviction dans l ’esp rit du prince. J ’exposai m on
p ro jet, sans entrer dans les détails, en m ’appuyant sur les principaux faits
e t argum ents développés dans m on m ém oire, que j ’aurais pu réciter d ’un
bout à l ’autre. »
Q ue dit ce fam eux m ém oire? D ’abord, que la jonction de la M éditerra­
née et de la m er Rouge p ar un canal navigable a toujours préoccupé les
grands hom m es qui ont gouverné l ’Égypte, de Sésostris à M oham m ed
A li, en passant par A lexandre et Bonaparte. Un canal indirect, com m uni­
quant avec le N il, a d ’ailleurs existé à plusieurs époques au cours des
siècles. Le prince qui réalisera un vrai canal m aritim e, assure Lesseps,
restera dans la postérité, plus encore que les bâtisseurs des pyram ides,
« ces m onum ents inutiles de l ’orgueil hum ain ». Il cite des chiffres : la
distance de Londres à Bombay serait réduite de m oitié. Et, de C onstanti­
nople aux Indes, c ’est par trois q u ’on diviserait la route à p arcourir...
Saïd, très attentif, pose des questions. Lesseps a réponse à tout. Il ne
p arie pas seulem ent en lieues, m ais en tonneaux et en francs, dém ontrant
q u ’un tel canal serait une affaire rentable. Le vice-roi s ’inquiète cepen­
d an t des réactions de C onstantinople, de Londres, d ’autres capitales peut-

119
DE GRANDES AMBITIONS

ê tre ... Le Français balaie ces objections, expliquant les avantages que
l’Em pire ottom an, com m e la G rande-B retagne et tous les autres pays du
m onde, trouverait dans une telle voie d ’eau. U les passe en revue : pour
l ’A llem agne, ce serait le com plém ent de la libre navigation du D anube;
pour la R ussie, une réponse à son aspiration nationale vers l ’O rient ; pour
les É tats-U nis d ’A m érique, un m oyen de développer leurs relations avec
l ’Indo-C hine...
A près deux heures d ’entretien, Saïd e st conquis. « Il fait appeler ses
généraux, raconte Ferdinand de L esseps, les engage à s ’asseoir su r d es
p lian ts rangés devant nous et leu r raconte la conversation q u ’il v ien t
d ’avoir avec m oi, les invitant à donner leur opinion sur les propositions de
“son am i’’. C es conseillers im provisés, plus aptes à se prononcer sur une
évolution équestre que sur une im m ense entreprise dont ils ne pouvaient
guère apprécier la portée, ouvraient de grands yeux en se tournant vers
m oi, e t m e faisaient l ’effet de penser que l ’am i de leur m aître, q u ’ils
venaient de voir si lestem ent franchir à cheval une m uraille, ne pouvait
donner que de bons avis. Ils portaient de tem ps en tem ps la m ain à la tête
en signe d ’adhésion, à m esure que le vice-roi leur p a rla it »
Saïd a dem andé à Lesseps de coucher sur le papier les grandes lignes
de son projet. Il ignore que ce m ém oire est prêt depuis deux ans. Son
auteur n ’a plus, selon ses propres term es, q u ’à lui donner « un d ern ier
coup de lim e ». Ce q u ’il fait la nuit suivante sous sa tente, car il a du m al
à trouver le som m eil, e t on veut bien le croire. Le m ém oire, « adressé du
cam p de M aréa à S. A. M oham m ed-Saïd, vice-roi d ’É gypte et dépen­
dances », portera la date du 15 novem bre 1854.
C alculons. L esseps a débarqué le 9 en É gypte : il lui a fallu m oins
d ’une sem aine pour em porter le m orceau. Dans un cam p de fortune, en
plein désert, deux hom m es viennent de décider de changer la carte du
m onde. A eux deux, ils ne sont pourtant pas grand-chose. L ’un, diplom ate
sur la touche, sem ble avoir sa carrière derrière lui. L ’autre, bien que vice-
roi, gouverne un pays peu développé et n ’est d ’ailleurs q u ’un vassal du
sultan de C onstantinople. M ais ils vont provoquer un form idable débat
- politique, technique e t financier - , agiter les chancelleries, passionner
l'opinion.
La bataille de Suez vient de com m encer.
2

Investir dans le sable

F erdinand de L esseps n ’a rien inventé : en E urope, au m ilieu du


XIXe siècle, la liaison entre la M éditerranée et la m er Rouge est dans tous
les esp rits. On rêve de Suez, com m e on com m ence à rêver de Panam a.
L es deux isthm es sont associés dans l ’im agination collective, le perce­
m ent de l ’un devant conduire tôt ou tard au percem ent de l ’autre.
L esseps est resté en contact avec les saint-sim oniens. Avant de retourner
en Égypte, en novem bre 1854, il a pris soin de s ’arrêter à Paris pour s ’en­
tretenir avec les responsables de la Société d ’études pour le canal de Suez,
qui lui ont rem is divers docum ents. Sans doute s ’est-il m ontré assez vague
sur ses intentions et n ’a-t-il m êm e pas cherché à engager la discussion avec
eux sur le m eilleur m oyen de réaliser ce projet. Selon lui, les am is d 'E n -
fantin font doublem ent fausse route. Sur le plan technique, d ’abord, en pré­
conisant un canal indirect, difficile à construire et plein d ’inconvénients
pour l ’Égypte. Sur le plan politique, ensuite, en voulant com m encer par
obtenir l ’accord des gouvernem ents européens, alors que la décision de
percer l ’isthm e doit être égyptienne et s ’appuyer sur des capitaux privés.
Lesseps n ’est ni ingénieur ni financier. Ce généraliste possède seulem ent
des intuitions, de l ’habileté et une volonté à toute épreuve. S ’il n ’a pas
inventé le canal de Suez, il a trouvé le m oyen de le réaliser, en abattant sa
carte au bon m om ent Et c ’est là tout son m érite, pour ne pas dire son génie.
L es A nglais sont directem ent intéressés par l ’isthm e de Suez com m e
route des Indes. M ais, contrairem ent aux Français, ils ne songent pas à
une voie navigable : leurs efforts portent sur le développem ent de m oyens
terrestres, en attendant le chem in de fer qui reliera A lexandrie à Suez. En
1829, un pionnier, le lieutenant W aghom , a réussi à se rendre de Londres
à B om bay en soixante-treize jo u rs, en passant p ar Suez, alors que les
v o iliers m ettent habituellem ent quatre ou cinq m ois en contournant
l ’A frique. Au cours des années suivantes, sans bénéficier d ’aucun soutien,
W aghom a am élioré son systèm e et l ’a étendu au transport des voyageurs,
abaissant le délai à cinquante jours. Ce précurseur m ourra dans la m isère,
m i 1850, privé de la reconnaissance q u ’il m éritait1. Bien des aim ées plus

1. lohn Pudney. Suez. De Lesseps' Canal, Londres, Dent, 1968.

121
DE GRANDES AMBITIONS

tard, Lesseps lui rendra hom m age - « Il a ouvert la route, nous l'av o n s
suivi » - , lui faisant ériger une statue à P ort-T ew fik...

Un firman personnalisé

Le 25 novem bre 1854, les consuls généraux des différentes puissances


se rendent à la C itadelle pour com plim enter le vice-roi à l'occasion d e son
retour au C aire. En présence de Ferdinand de L esseps, Saïd annonce à
l'assistance q u 'il a décidé le creusem ent d 'u n canal entre les deux m ers et
q u 'il a chargé son am i français de constituer une com pagnie à cet effet.
C 'e st la stupéfaction. Saïd, goguenard, lance au consul général des É tats-
U nis : « Eh bien, m onsieur de L eon, nous allons faire concurrence à
l'isth m e de Panam a et nous aurons fini avant vous. »
Au cours des jours suivants, Ferdinand de Lesseps prend soin de com ­
m uniquer son m ém oire aux consuls généraux de G rande-B retagne et de
France. U reçoit chez lui les consuls d'A utriche et de Prusse, rend visite à
plusieurs princes, s'en tretien t avec des Français du C aire ... Il déborde
d 'activ ité pour faire avancer son projet, tout en aidant Saïd à m ettre la
dernière m ain au firm an de concession qui sera publié le 30 novem bre2.
D ans ce docum ent, son nom figure dès la prem ière phrase : il s'a g it
d 'u n acte personnalisé, com m e en rêverait plus d 'u n hom m e d 'affaires.
Le préam bule m érite d 'ê tre cité intégralem ent : « N otre am i, M. Ferdi­
nand de Lesseps, ayant appelé notre attention sur les avantages qui résul­
teraient pour l'É gypte de la jonction de la m er M éditerranée et de la m er
Rouge par une voie navigable pour les grands navires, et nous ayant fait
connaître la possibilité de constituer, à cet effet, une com pagnie form ée de
capitalistes de toutes les nations, nous avons accueilli les com binaisons
q u 'il nous a soum ises, et lui avons donné, p ar ces présentes, pouvoir
exclusif de constituer et diriger une com pagnie universelle pour le perce­
m ent de l'isthm e de Suez, et l'exploitation d 'u n canal entre les deux m ers,
avec faculté d 'en trep ren d re ou de faire entreprendre tous travaux et
constructions, à la charge pour la com pagnie de donner préalablem ent
toute indem nité aux particuliers en cas d'expropriation pour cause d 'u ti­
lité publique ; le tout dans les lim ites e t avec les conditions e t charges
déterm inées dans les articles qui suivent. »
La durée de la concession est de quatre-vingt-dix-neuf ans, à com pter
du jo u r de l'ouverture du canal à la navigation. L 'É gypte entrera ensuite
en possession du canal et de tous les établissem ents qui en dépendront,
en échange d 'u n e indem nité à fixer. Les travaux seront exécutés aux frais
de la com pagnie, qui se verra concéder gratuitem ent tous les terrains
nécessaires à ses activités, n'appartenant pas à des particuliers. De m êm e
pourra-t-elle extraire des m ines et carrières du dom aine public, sans payer

2. Jules Charles-Roux, V Isthme et le Canal de Suez, Paris, 1901.

122
INVESTIR DANS LE SABLE

d e d ro its, tous les m atériaux qui lu i se ro n t nécessaires. Le gouvernem ent


é g y p tien recevra 15 % des bénéfices nets, indépendam m ent des intérêts
e t dividendes des actions q u ’il se réserve d ’acheter lors de l ’ém ission. La
co m p ag n ie en aura 75 % et les m em bres fondateurs 10 %. Les tarifs des
d ro its de passage du canal de Suez seront égaux pour toutes les nations,
au cu n e d ’elles ne pouvant bénéficier d ’avantages particuliers.
L e gouvernem ent français s ’em presse de conférer au nouveau vice-roi
le g ran d cordon de la Légion d ’honneur. La rem ise officielle a lieu le
2 2 novem bre en présence de plusieurs personnalités, dont Ferdinand de
L essep s e t son cousin Edm ond. Dans les discours, le futur canal de Suez
n ’e st pas cité. U est seulem ent question de « l ’œ uvre de réorganisation et
d e réform e » entreprise par M oham m ed A li, que son fils Saïd va pour­
su iv re, et qui bénéficiera des « encouragem ents et, au besoin, l ’aide de
l ’E m pereur ». C ’est par une lettre non publique que le vice-roi dem andera
à N apoléon de « donner son approbation » au p ro je t
L e canal est une affaire privée. Il ne peut être - e t ne doit surtout pas
ap p araître - com m e une entreprise pilotée p ar la France. « Tout en ne
d issim ulant nullem ent q u ’elle a nos sym pathies, vous ferez bien [...] de
v o u s abstenir d ’y engager la responsabilité du consulat général », écrit
le 2 ianvier 1855 le m inistre fiançais des A ffaires étrangères à son consul
e n E gypte. C ette ligne sera scrupuleusem ent suivie, m êm e en coulisses.
A u p oint que, durant les m ois suivants, Ferdinand de Lesseps réclam era
u n soutien plus actif de son gouvernem ent.

A g itatio n sain t-sim o n ien n e

L esseps n ’a pas m anqué d ’envoyer aux responsables de la Société


d ’études pour le canal de Suez copie de l ’ensem ble des docum ents : son
m ém oire, le firm an, ainsi que les lettres aux consuls britannique et fran­
çais. Il y a m êm e ajouté la liste des personnalités qui pourraient, selon lui,
d ev en ir les fondateurs de la future com pagnie : les principaux respon­
sables saint-sim oniens y figurent. C ela lui vaut, en retour, les félicitations
enthousiastes d ’A rlès-D ufour : « Bravissim o. D epuis vingt-six ans Enfan­
tin e t ses am is rêvent de Suez. D epuis dix ans nous l'étu d io n s. D epuis
quatre ans nous cherchons le jo in t sans le trouver ni le deviner et vous,
d ’un seul coup, d ’un seul je t, vous atteignez ce but grandiose... »
E nfantin est beaucoup plus réservé, pour ne pas dire franchem ent hos­
tile. D ans une lettre à L esseps, le 19 décem bre, il s ’en tient à une objec­
tio n technique, jugeant com m e une « im possibilité m anifeste » de faire
déboucher le canal direct sur le golfe de Péluse en M éditerranée. M ais, au
fil des sem aines, son opposition s ’élargit et se durcit. Il obtient, le 5 jan ­
v ier, une audience de N apoléon III pour m ettre en garde l ’em pereur
contre le projet de Ferdinand de Lesseps et vanter, au contraire, sa propre
S ociété d ’études, à laquelle il cherche à donner un second souffle.

123
DE GRANDES AMBITIONS

Les fondateurs de la Société d ’études sont divisés. Talabot, d ’accord


avec Enfantin, s ’accroche à son projet de tracé indirect. A rlès-D ufour, à
qui Ferdinand de Lesseps fait m iroiter la présidence du futur conseil d ’ad­
m inistration de la com pagnie, a du m al à se situer. N égrelli se rallie.
Q uant à Stephenson, il ne croit plus à un canal depuis q u ’A lexandrie et
Suez doivent être reliés par une ligne de chem in de fer.
La polém ique épistolaire entre Enfantin et Lesseps tourne essentielle­
m ent autour d ’une question de m éthode : com m ent obtenir l ’accord de la
com m unauté internationale ? « Je dois chercher à conserver à notre affaire
son caractère d ’initiative égyptienne en dehors des com plications de la
politique européenne, écrit le 16 jan v ier Ferdinand de Lesseps à A rlès-
Dufour. Les puissances accepteront un fait accom pli, elles ne se m ettront
jam ais d ’accord pour le provoquer3. »
Enfantin n ’en croit rien. « L ’affaire de Suez n ’est pas une affaire égyp­
tienne, ou turque seulem ent, com m e le prétend M. de Lesseps, écrira-t-il à
N égrelli : elle est surtout européenne, et m êm e universelle, et la société
qui l ’exécutera sera certainem ent l ’expression de la volonté des p u is­
sances que cette œ uvre intéresse, elle ne sera pas le résultat du caprice ou
de la bienveillance de Saïd pacha pour tel ou tel de ses am is. »
Le ton m onte progressivem ent, et le débat se déplace. Le ch ef des saint-
sim oniens envoie à Lesseps des lettres désagréables, sinon m enaçantes :
« Si nous voulions vous jo u er des tours, nous agirions sans vous. N ous
constituerions sans vous une société, sauf à voir com m ent vous, conces­
sionnaire, vous feriez pour refuser les conditions que nous vous propose­
rions pour nous céder votre concession. » E nfantin accuse L esseps de
s ’être « com porté avec nous com m e un hanneton ». Il finira par le traiter
de « fou dangereux qui gfiche cette belle affaire de Suez », dem andant
q u ’on le m ette « hors d ’état de nuire ».
Ferdinand de Lesseps com pte sur sa fam ille et ses am is, à Paris, pour
contrer l ’offensive saint-sim onienne. Sa belle-m ère, M"* D elam alle, se
dépense sans com pter, m ultipliant les dém arches dans les m ilieux o ffi­
ciels. Dans une lettre particulièrem ent intéressante, datée du 22 jan v ier
1855, il lui fait p art de sa déterm ination : « J e veux faire une grande
chose, sans arrière-pensée, sans intérêt personnel d ’a rg e n t... Je serai
inébranlable dans cette voie, et, com m e personne n ’est capable de m e
faire dévier, j ’ai la confiance que je conduirai sûrem ent m a barque ju s­
q u ’au p o rt... M on am bition, je l ’avoue, est d ’être seul à conduire les fils
de cette im m ense affaire, ju sq u ’au m om ent où elle pourra librem ent
m archer. En un m ot, je désire n ’accepter les conditions de personne, m on
but est de les im poser to u te s... » Étonnante profession de foi, qui éclaire
bien la psychologie du personnage et annonce la suite.

3. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. Paris, 19 5 1 ,1.1.

124
INVESTIR DANS LE SABLE

L’exploration de l’isthme à dromadaire

P o u r Ferdinand de Lesseps, l’heure est venue d 'a lle r en reconnaissance


sur le terrain. Saïd lui a conseillé de partir seul avec Linant de B ellefonds,
qui connaît la topographie et la canalisation de l'É gypte sur le bout des
doigts. M ais, pour une affaire de cette im portance, le futur président de la
C om pagnie universelle p réfère « av o ir deux avis, m êm e différen ts ».
Il o b tien t que M ougel, ingénieur des Ponts et C haussées, qui a exécuté
plusieurs grands travaux hydrauliques dans le pays, soit aussi du voyage 4.
L e d épart est fixé au 23 décem bre, avant-veille de N oël. B onaparte
était allé sur les lieux exactem ent à la m êm e époque, cinquante-six ans
plus tô t... D epuis lors, la route entre Suez et Le C aire, qui fait un peu plus
de 110 kilom ètres, a été am énagée. Elle com pte quinze relais, où l'o n peut
trouver des alim ents, de la boisson et m êm e des lits.
Suez est une bourgade m isérable, sans un arbre, entre m er et désert. De
trois à quatre m ille personnes y habitent dans des logem ents en bois ou
en to rch is. Pas une seule fontaine. Tous les quinze jo u rs, la m alle des
Indes vient créer un peu d ’agitation dans ce bout du m onde. La rade est
m agnifique. On aperçoit, à droite, les m onts de l'A ttak a et, à gauche, dans
le lointain, le com m encem ent de la chaîne du Sinaï avec ses reflets roses.
L esseps et ses deux collaborateurs passent quelques jo u rs à Suez, le
tem ps d'ex am in er le port et les environs, au m oyen d 'u n canot à vapeur
du gouvernem ent. Ils visitent les restes du canal antique, dont les berges
sont encore visibles, et reconnaissent des m açonneries anciennes qui com ­
m andaient son entrée dans la m er Rouge. L eur enquête les persuade que
la rade de Suez ne présente pas de dangers pour la navigation, contraire­
m ent à ce que soutiennent certains. Par m auvais tem ps, les bâtim ents s ’y
m aintiennent bien. O n cite p our exem ple la corvette-m agasin de la
C om pagnie anglaise des Indes, ancrée sur place depuis plus de deux ans,
et qui n ’a jam ais essuyé d 'avaries.
Le 31 décem bre, au petit m atin, la caravane se m et en route. Lesseps et
L inant, habillés à l ’arabe, sont juchés sur des drom adaires. M ougel, m oins
sportif, les suit à dos d 'â n e, avec son paletot et son pantalon gris. L eur
escorte de bédouins veille particulièrem ent sur les barils d 'eau , tandis que
les cuisiniers sont accom pagnés d 'u n e véritable m énagerie : des m outons,
des chèvres, des poules, des dindons, des pigeons en cag e... En partant de
Suez vers le nord, la caravane em prunte le lit de l ’ancien canal, dont les
berges sont encore bien conservées. Pour atteindre la M éditerranée, elle
d o it franchir plus de 120 kilom ètres de désert.
D ans l ’isthm e de Suez, la nature sem ble avoir tracé elle-m êm e la ligne
de com m unication entre les deux m ers. Il existe en effet, du nord au sud,
une sorte de vallée form ée p ar l'intersection de deux plaines, descendant

4. Ferdinand de Lesseps, Lettres, journal et documents, Paris, 1875-1881.

125
DE GRANDES AMBITIONS

par une pente insensible. Tune du cœ ur de l ’Égypte, l ’autre des prem ières
collines de l ’A sie. C ette vallée naturelle est parsem ée de p lu sieu rs lacs,
qui laissent à penser que, dans des tem ps reculés, les deux m ers se rejoi­
gnaient.
La caravane arrive le lendem ain à la hauteur du bassin d esséch é des
lacs Am ers, occupant 330 m illions de m ètres carrés. L inant e t M o ugel y
voient un passage naturel tout prêt pour le futur canal, m ais aussi la possi­
b ilité d ’un im m ense réserv o ir pour l ’alim enter. Un peu plus a u nord,
c ’est le Serapeum , un plateau d ’une quinzaine de m ètres de h au teu r : l ’un
des rares reliefs un peu prononcés de cet isthm e de Suez qui n e com pte
que des plaines et des dunes. Tout autour, le sable est plus fin q u ’a u début
du parcours : hyènes, gazelles et renards y laissent la trace de leu rs pas.
La végétation, qui était absente ju sq u ’ici, com m ence à ap p araître. Elle
deviendra de plus en plus abondante à m esure que l ’on avancera v ers le
nord.
Le 2 jan v ier dans l'ap rès-m id i, la caravane attein t le lac T im sah,
entouré de collines, qui se trouve au m ilieu de l ’isthm e. Ce sera, selon
L inant e t M ougel, un m agnifique port naturel dans lequel les navires
pourront trouver tout le nécessaire pour le ravitaillem ent, les réparations
et le dépôt de m archandises. U ne vallée naturelle, perpendiculaire à
celle qui occupe l ’axe nord-sud, vient y aboutir. C ’est la fam euse terre de
Gochen où, pense-t-on, les Hébreux s ’étaient établis. A utrefois fertile, elle
n ’est plus q u ’un désert inculte m ais reçoit encore le trop-plein d es eaux
dérivées du Nil. Linant et M ougel y voient le tracé naturel d ’un deuxièm e
canal, d 'e au douce celui-là, qui arroserait les terres, servirait la naviga­
tion intérieure et fournirait de l ’eau potable aux travailleurs de l ’isthme.
Tous les soirs, sous la tente, les trois Français confrontent leurs obser­
vations. Ils im aginent le tracé du futur canal, discutent de sa largeur e t de
sa profondeur, com m encent m êm e à calculer son coût. C es discussions
alternent avec des lectures de la Bible, pour repérer l ’endroit où M oïse se
trouvait avec le peuple ju if quelques m illiers d ’années plus tô t...
Au fur et à m esure q u ’ils m ontent vers le nord, les ingénieurs exam i­
nent soigneusem ent le sol et s ’assurent que le creusem ent du canal ne pré­
senterait pas de difficultés m ajeures. Ce sont, expliquent-ils à Ferdinand
de L esseps, des terres m eubles, qui peuvent être facilem ent enlevées à
m ain d ’homme jusqu’à la ligne d ’eau, puis avec des dragues pour atteindre
la profondeur souhaitée. Q uant aux sables m obiles, tant redoutés, ils ne
risquent nullem ent d ’envahir le canal, com m e le soutiennent des esprits
m al inform és ou m alintentionnés. A (neuve, les traces, encore visibles,
de tous les cam pem ents d ’ingénieurs qui ont procédé à un nivellem ent de
l'isth m e sept années plus tôt. Le sol est parfaitem ent fixé, so it p ar le
gravier qui le couvre, soit par la végétation qui y pousse. D ’ailleurs, si
les sables étaient m obiles, tous les vestiges des antiques travaux de cana­
lisation n ’auraient-ils pas disparu depuis bien longtem ps ?
Au nord du lac Tim sah, Lesseps et ses collaborateurs cam pent au pied

126
INVESTIR DANS LE SABLE

du p lateau d ’El-G uisr, qui atteint vingt m ètres de hauteur. C ’est le point
culm inant de l’isthm e. Le canal devra le franchir, m ais cela ne sem ble pas
plus com pliqué que pour le Serapeum .
E t l ’on atteint enfin le lac M enzala, où des bandes de cygnes, de flam ants
e t d e pélicans form ent une m ultitude de lignes blanches. Ce lac, alim enté
aussi bien par les crues du N il que par les eaux de la M éditerranée, n ’est
sép aré de la m er que p ar un étroit cordon de sable que les vagues fran­
c h issen t p ar gros tem ps. Le rivage de Péluse passe pour im propre à la
n av igation, à cause des alluvions du N il et des vents violents qui y souf­
flen t une partie de l ’année. O n affirm e que, dans ces parages, la m er est
ch arg ée d ’un lim on si ép ais que les navires ne pourraient aborder.
F adaises ! affirm ent Linant et M ougel. La plage de Péluse est com posée
d e sab le pur, sans aucun effe t des m atières terreuses transportées par
le N il. U ne double jetée peut être construite à cet endroit. Elle réglerait
l ’en trée du canal sur la M éditerranée.
D e retour au C aire, le 15 janvier, Lesseps com m ande un avant-projet à
ses deux collaborateurs. D leur pose par écrit une vingtaine de questions,
d o n t, à vrai dire, il connaît déjà la plupart des réponses, chacun de ces
p o in ts ayant été longuem ent débattu au cours du voyage. Possédant les
g ran d es lignes de son en treprise, e t suffisam m ent d ’argum ents pour
rép o n d re aux sceptiques ou aux opposants, il peut prendre son bâton
d e pèlerin pour aller faire la tournée des capitales où va se décider le so it
d u canal de Suez.

Accueil glacé à Constantinople

Selon le h atti-ch érif de 1841, le vice-roi est tenu de soum ettre « les
affaires im portantes à la connaissance et à l ’approbation » de la Sublim e
P orte. Le canal de Suez entre-t-il dans cette catégorie ? Saïd estim e que
non, ou fait sem blant de le croire, fi a publié son firm an sans en référer au
su ltan , e t c ’e st p ar sim ple courtoisie q u ’il en so llicite la ratification.
Ferdinand de Lesseps lui sem ble être le m ieux placé pour aller expliquer à
C onstantinople les avantages de cette entreprise déjà connue du m onde
entier.
Son prédécesseur, A bbas, avait procédé un peu de la m êm e m anière,
quelques années plus tô t, à propos du chem in de fer. M ettant la Porte
devant le fait accom pli, il n ’avait dem andé une ratification q u ’après coup,
su r le conseil et avec le puissant appui de l ’A ngleterre. Les autorités otto­
m anes, sauvant la face, avaient alors im posé plusieurs conditions : la ligne
serait lim itée au parcours A lexandrie-Le C aire (en réalité, elle devait être
prolongée ju sq u ’à Suez) ; les travaux seraient entrepris aux fiais exclusifs
d u gouvernem ent égyptien, sans em prunt ; enfin, l ’exploitation du chem in
d e fer ne serait pas confiée à des étrangers.
P aris av ait tenté, en vain, d ’em pêcher ce chem in de fer, inspiré et

127
DE GRANDES AMBITIONS

installé par les A nglais. « Votre chem in d e fer, c ’est une épée flam boyante
dans le sein de la France, devait dire un m inistre de N apoléon ED à l ’un de
ses interlocuteurs égyptiens. Chaque station de cantonniers se changera,
peu à peu, en colonie anglaise. » A quelques années d ’intervalle, la situa­
tion se retourne comme un gant : c ’est l ’A ngleterre, m aintenant, q u i craint
de voir l ’isthm e de Suez se transform er en colonie française.
Ferdinand de L esseps va vite s ’en rendre com pte à son a rriv é e à
C onstantinople, m algré l ’optim ism e à toute épreuve qui fausse p a rfo is ses
jugem ents. Les m inistres ottom ans sont sous la pression, pour ne p a s dire
la dépendance, de l ’am bassadeur d ’A ngleterre, le redouté lord S tratfo rd
de R edcliffe, surnom m é « sultan Stradford » ou « A bdul-C unning » . C ’est
un diplom ate de la vieille école, qui n ’attend pas les instructions de L ondres
pour se déterm iner. O ccupant ce poste depuis une douzaine d ’an n ées,
il sem ble faire la pluie et le beau tem ps dans la cap itale d ’un E m pire
ottom an en sem i-déliquescence.
Lesseps est reçu courtoisem ent par le grand vizir, Rechid p ach a, puis
par le sultan. Il leur expose avec conviction les avantages que le can al de
Suez présenterait pour l ’E m pire ottom an e t l ’excellent accueil q u e ce
projet rencontre dans les capitales européennes. S ’avançant un peu vite, il
affirm e que l ’A ngleterre n ’y est pas hostile, contrairem ent à ce q u e pour­
rait laisser penser « la m auvaise hum eur personnelle » de son am bassa­
deur à Constantinople.
Le pouvoir ottom an n ’aim erait m écontenter ni l ’A ng leterre ni la
France, qui, toutes deux, sont engagées à ses côtés, en ce m om ent même,
afin de com battre les forces russes en Crim ée. S ’y ajoute son peu d ’en­
thousiasm e pour une entreprise qui lui paraît dangereuse à plus d ’un tine.
Prem ièrem ent, ce canal risquerait de donner plus de poids international
à l ’Égypte, donc de la rendre plus indépendante à l ’égard de C onstanti­
nople. D euxièm em ent, les concessions territoriales qui seraient accordées
à la future C om pagnie universelle feraient s ’im planter des E uropéens
dans l’isthm e de Suez, et cela est contraire aux principes ottom ans. Troi­
sièm em ent, la T tirquie se v errait coupée de l ’É gypte p ar une barrière
physique, sans aucune garantie sur le passage des bâtim ents de guerre à
travers le canal.
A peine L esseps est-il reparti que le grand v izir écrit au vice-roi
d ’Égypte : « Perm ettez à m on am itié de vous dire que je vois avec la plus
vive peine Votre A ltesse se je ter dans les bras de la France. R appelez-
vous ce q u ’il en a coûté à votre père pour s ’être fié à ce gouvernem ent qui
n ’a pas plus de stabilité que ses agents. La France ne peut rien, n i pour
vous, ni contre vous, tandis que l ’A ngleterre peut vous faire beaucoup
de m al5.»

S. Archives diplomatiques françaises. Affaires étrangères, « Alexandrie, 9 avril I8S5 »,


in Correspondance politique. Égypte, vol. 26.

128
INVESTIR DANS LE SABLE

D es actionnaires presque tous français

A près un passage à Paris, où il m obilise relations, parents et amis, Lesseps


se ren d en G rande-B retagne. L 'opposition du Prem ier m inistre, lord
Palm erston ne fait pas de doute, m ais les cham bres de com m erce anglaises
sem blent être plutôt favorables à un canal. Le Français tient des réunions,
d istrib u e des brochures, accorde des entretiens aux journaux, jouant sur
l'o p in io n pour faire fléchir le gouvernem ent. La com m ission scientifique
q u 'il a m ise en place - com prenant quatre Français, quatre A nglais, un
A utrichien, un Espagnol, un Italien et un Prussien - a confirm é le choix
d 'u n tracé direct, évalué l ’ensem ble des travaux à 200 m illions de francs
e t estim é les revenus annuels à 29 m illions. Ce serait une bonne affaire.
A u C aire, Saïd pacha est soum is à d ’intenses pressions par son entou­
rag e, m ajoritairem ent hostile au projet. M ême des Français d'A lexandrie
s 'y opposent, craignant de voir leur ville détrônée par un nouveau port sur
la M éditerranée. Le vice-roi attend désespérém ent un soutien de N apo­
léo n ni, m ais celui-ci se m ontre d 'u n e prudence déroutante, com m e s 'il
craig n ait l'A ngleterre ou avait conclu un pacte secret avec elle. De retour
e n Égypte, Lesseps réconforte Saïd, l'entoure et obtient, le 30 janvier 1856,
u n firm an d éfin itif de concession : le futur canal, ouvert aux navires de
to u tes les nations, sera construit et exploité par une com pagnie universelle.
Ferdinand de Lesseps com pte, plus que jam ais, sur l'opinion publique
européenne pour faire pression sur les gouvernem ents, m ais aussi pour
fin an cer sa société. La conjoncture est favorable en France, où l'o n assiste
d ep u is quelques années à une explosion du m arché financier. L 'enrichis­
sem ent du pays et sa stabilité politique incitent les épargnants à investir.
L e Second E m pire a m êm e réussi à financer sa guerre de C rim ée, en
1854, en m obilisant « le suffrage universel des capitaux ». D ix m ille per­
sonnes ont répondu à son ap p el6 !
L e prom oteur du C anal com m ence p ar s ’adresser à des banquiers,
com m e Fould et Rothschild, qui réclam ent des com m issions im portantes.
C hangeant son fusil d'épaule, il décide alors d ’organiser lui-m êm e la sous­
cription dans tous les pays, y com pris les États-U nis. Un bureau est ouvert
à Paris. Des correspondants sont engagés en province et à l'étranger : l ’en­
treprise étant universelle, le capital doit l’être aussi. Lesseps s ’adresse lui-
m êm e au public, au cours de divers voyages - au Royaume-Uni (à quatre
reprises de 1856 à 1858), à Barcelone, Venise, Trieste, Vienne, O dessa...
U n ’est pas facile d'engager des porteurs de capitaux à investir dans le
sable, pour un projet hypothétique, dont des ingénieurs de renom , com m e
Stephenson, affirm ent q u 'il est techniquem ent irréalisable. Le Canal n ’est
pas destiné à des bateaux à voile. Or, la m arine à vapeur en est encore à
ses balbutiem ents : au début de 1855, elle ne représente que 5 ou 6 % du

6. Hubert Bonin, Suez. Du Canal à la finance (1858-1987K Paris, Economic«, 1987.

129
DE GRANDES AMBITIONS

tonnage des flottes britannique et française. Le projet de Ferdinand de


Lesseps est aussi un pari sur la vapeur.
La souscription est ouverte le 5 novem bre 18S8.400 000 actions, pour
un m ontant total de 200 m illions de francs, sont m ises sur le m arché. En
France, c ’est un grand succès. Les 21 000 souscripteurs appartiennent
à toutes les professions : m agistrats, com m erçants, officiers, hom m es
d ’É g lise... «T o u t ce qui lit, m édite, gouverne, enseigne, prie, produit,
épargne, agit, com bat, travaille », com m ente Lesseps avec enthousiasm e.
Ils ont pris plus de 2 0 7 0 0 0 actions. A illeurs, en revanche, l ’échec est
presque com plet. Ceux qui avaient souscrit n ’ont pas versé l ’argent : « Ni
les A nglais, par respect de l’attitude prise par leur gouvernem ent; ni les
A m éricains, par indifférence ; ni les R usses, par tim idité ; ni les A u tri­
chiens, p ar p olitique, n ’étaien t en d isp osition ou en m esure d e faire
honneur à leur sig n atu re7. »
Saïd pacha s ’est-il engagé à couvrir les souscriptions qui ne seraient
pas rem plies ? En tout cas, il ne l’a pas fait par écrit. Voulant sauver son
en trep rise, L esseps lui attribue d ’autorité 176000 actions, au lieu des
64 000 prévues. C ela donne lieu à un m om ent assez délicat, que l ’A rm é­
nien N ubar, adversaire déterm iné du canal de Suez, raconte d an s ses
M ém oires, déclarant ten ir l ’inform ation du consul de France, auprès
duquel le vice-roi serait allé se p lain d re8.
Lesseps a rem is une sim ple feuille volante à Saïd, que celui-ci a tendue
à son secrétaire sans la lire. Q uelques jours plus tard, le Français dem ande
au vice-roi de bien vouloir donner des ordres pour le versem ent d e sa
souscription. « Q uel versem ent ? dem ande Saïd. - M ais le versem ent de
votre souscription de 88 m illions. » On fait apporter la feuille volante, au
verso de laquelle la som m e de 88 m illions est effectivem ent inscrite pour
le com pte du vice-roi d ’Égypte. « Il y a déjà plus de quinze jours q ue, par
son silence. Votre A ltesse a confirm é sa souscription, d it le Français. J ’en
ai inform é m es collègues et les personnes qui vous portent un si haut inté­
rêt et qui m ’ont chargé de présenter leurs com plim ents à Votre A ltesse. »
Selon Nubar, Saïd aurait dit au consul de France, dans son langage de
soldat : « Votre L esseps, il m e l ’a enfoncé ju sq u ’à la troisièm e cap u ­
cine ! » L ’historien égyptien M oham m ed Sabry com m ente : « M ettre à
la charge du tréso r du vice-roi d ’É gypte 44 % du cap ital social d ’une
com pagnie dite universelle, qui devait être form ée par les capitaux libres
de l ’Europe, c ’était pousser Saïd sur la pente fatale des em prunts9... »
Toujours est-il que la Com pagnie du canal de Suez est constituée, avec
Lesseps pour président - une com pagnie universelle, de nationalité égyp­
tienne, ayant son siège à Paris - , et les travaux peuvent com m encer.

7. Georges Edgar-Bonnet, Ferdinand de Lesseps. op. cit.


8. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de M irrit Boutros-Ghali, Beyrouth.
1983.
9. Mohammed Sabry, L ’Empire égyptien sous Ism ail et l’ingérence anglo-française.
Paris, Geuthner, 1933.
3

L’odeur de l’argent

E n 1856, deux ans après l’arrivée de Saïd au pouvoir, A lexandrie est


déjà m éconnaissable. L ’A rm énien Nubar, peu suspect de sym pathie pour
le nouveau vice-roi, est le prem ier à le co n stater au reto u r d ’un long
voyage en Europe : « Le nom bre d ’Européens avait augm enté ; il y avait
p lu s d ’anim ation, m êm e parm i la population indigène ; plus d ’aisance,
p lu s de vie au-dehors ; l ’atm osphère de silence et de terreur qui pesait sur
le p ay s sous A bbas avait disparu ; on p arlait librem ent, on se prom e­
n a it » L es F rançais, en particulier, sont plus à l ’aise que jam ais en
É gypte. Pour la prem ière fois, ce pays com pte un souverain qui parle par­
faitem ent leur langue.
A Paris, Saïd est encensé. O n apprécie sa francophilie et sa truculence.
L ’écriv ain Edm ond A bout, auteur du rom an Le Fellah, le décrira après sa
m ort com m e un personnage rabelaisien : « Un G argantua, colosse débon­
n a ire , bon vivant, gros plaisant, buveur m irifique, à la m ain de taille à
so u ffleter les éléphants, à la face large, haute en couleur, exprim ant la
b o n té, la franchise, la générosité, le courage, m ais tout cela barbouillé de
cynism e, m éprisant les hom m es et ne se respectant pas toujours assez lui-
m êm e. »
E n Égypte, où tout changem ent de règne a tendance à se traduire par
une hostilité envers les Européens, certaines m esures libérales prises par
Sajid contribuent à détendre l ’atm osphère. M ême les paysans en profitent,
p u isq u ’ils sont libres désorm ais d ’acheter, de vendre et de planter ce qui
leu r plaît. Les arriérés d ’im pôts ont été annulés et toute personne ayant
cu ltiv é un terrain pendant cinq ans peut en devenir propriétaire. Q uant
aux négociants étrangers, ils sont autorisés à aller dans les cam pagnes
pour traiter directem ent avec les cultivateurs. D es pom pes e t des charrues
à vapeur com m encent à apparaître dans les grands dom aines, tandis que la
guerre de Crim ée fait tripler le prix du blé.
D ans les années 1850, l ’É gypte devient « une nation com m erçante
d ’im portance m ajeure, sinon de prem ière g ran d eu r12 ». E lle profite du

1. Nubar Pacha. Mémoires, introduction et notes de Mirrit Boutros-Ghali, Beyrouth, 1983.


2. David Landes, Banquiers et Pachas. Paris, Albin Michel, 1993.

131
DE GRANDES AMBITIONS

développem ent de la m arine à vapeur, encore difficilem ent utilisable sur


de longues distances, com m e le contournem ent de l’A frique par le cap de
Bonne-Espérance, m ais très adaptée à la M éditerranée : m êm e sans canal,
l’isthm e de Suez regagne de l ’im portance com m e route des Indes. L a voie
ferrée entre A lexandrie et Le C aire a été achevée en 1856, et le tronçon
suivant. Le C aire-S uez, sera u tilisable deux ans plus tard. A près des
siècles de décadence, A lexandrie retrouve son statut d ’entrepôt m ondial.
Une intense activité règne dans le port, les sacs d ’épices ou de céréales et
les balles de coton se m êlant aux m alles des im m igrants. C ar le pays attire
du m onde, de plus en plus de m onde. Q uelque 30 000 personnes viennent
s ’y installer chaque année, et ce nom bre ira croissant, surtout à p artir de
1862, quand la guerre de Sécession aux États-U nis fera flam ber les prix
du coton.

Des filous et des rapaces

Les nouveaux venus, Européens ou Levantins, appartiennent à toutes


les catégories sociales. C ertains com ptent sur la vallée du N il pour faire
fortune, d ’autres pour échapper à la m isère. Les filous, petits ou grands,
sont légion. Parfois, de vrais rapaces viennent flairer l ’odeur de l ’argent,
trouvant une proie idéale en la personne de Saïd pacha, qui sait m ieux que
personne je te r l ’argent p ar les fenêtres. Son prédécesseur, A bbas, ne
m enait pas non plus une vie de privations m algré ses allures d ’intégriste :
il avait m obilisé une partie du faubourg Saint-A ntoine, à Paris, en 1849,
pour m eubler plusieurs palais et, la m êm e année, fait tirer quelque cent
m ille coups de canon pour célébrer la circoncision de son fils ... M ais,
contrairem ent à A bbas, le nouveau vice-roi vit au m ilieu des Européens,
s ’am usant de leurs extravagances et cédant volontiers à leurs so llic i­
tations. Un Français, Bravay (qui inspirera le N abab d ’A lphonse D audet),
le divertit - et le dépouille - particulièrem ent. Un jour, cet aventurier se
plaint de n ’avoir pas été suffisam m ent payé : Saïd, grand seigneur, m ain­
tient le m ontant m ais convertit en livres sterling ce qui était libellé en lires
italien n es...
« A utour du vice-roi, signale Sabatier, le consul de France, les dirigeants
et les chercheurs d ’o r s ’agitent sans cesse. De tous les coins de l'E urope,
au prem ier bruit de la m ort d ’A bbas pacha, il en est venu s ’abattre sur
l ’Égypte com m e sur une nouvelle C alifornie. Les projets les plus extra­
ordinaires, les plans les plus absurdes, ont été présentés à Son A ltesse qui
a le tort, à m on avis, de perdre un tem ps précieux à les exam iner3. » Saïd
accorde des concessions publiques à des sociétés étrangères, q u itte à
racheter ensuite ces privilèges, avec de lourdes pertes, lorsque ces entre­

3. Archives diplom atiques françaises, A ffaires étrangères, « A lexandrie, 2 octobre


1854 », in Correspondance politique. Égypte, vol. 25.

132
L ’ODEUR DE L ’ARGENT

p rises frô len t la faillite. Il est harcelé de réclam ations plus ou m oins
fantaisistes. Tel Européen, qui s ’est fait cam brioler, se retourne contre le
g o u v ern em en t, l ’accusant de ne pas assurer l ’ordre public. Tel autre,
dont le bateau s ’est échoué, m et en cause l’existence d ’un banc de sab le...
O n raco n te q u ’un jo u r d ’été, à A lexandrie, Saïd reçoit un consul dans
son p alais de Ras-el-Tine. Les fenêtres sont ouvertes. Voyant éternuer son
visiteur, une fois, puis deux, il lui lance avec m alice : « C ouvrez-vous,
m onsieur le consul, couvrez-vous ! Vous pourriez vous enrhum er, et votre
gouvernem ent m e réclam erait des indem nités. » C ertains auteurs attri­
buent le m ot à Ism aïl, successeur de Saïd, ce qui est tout aussi plau sib le...
P lu sieu rs consuls occidentaux appuient les filous, quand ils ne sont
pas d e m èche avec eux. Le représentant des États-U nis, M. de Leon, a une
réputation détestable. N ’ayant à défendre q u ’un seul résident am éricain
en É gypte, il com pte pas mal de protégés d ’autres nationalités. Saïd cède
aux dem andes de ses o bligés, pour se d ébarrasser d ’affaires qui l ’en ­
nuient. M ais il arrive aussi q u ’un consul réclam e des dom m ages pour lui-
m êm e : ainsi, M. Z izinia, représentant de la B elgique, réussit-il à extor­
quer une très grosse som m e à Saïd, à titre d ’indem nité, sous prétexte que,
naguère. M oham m ed A li lui avait oralem ent prom is une concession non
obtenue. C onsul de B elgique, m ais de nationalité grecque, M. Z izinia a
aussi le statut de protégé français : il est appuyé par son collègue et dem i-
com patriote le consul de F rance4.
É tant lui-m êm e très dépensier et devant s ’acquitter des actions du canal
de S uez qui ont été souscrites pour l’Égypte, le vice-roi ne peut contracter
d ’em prunts : cela lui est interdit par la législation ottom ane. Il contourne
la difficulté, en 1858, par l ’ém ission de bons du Trésor. A la fin de l ’année
suivante, 2 m illions de livres sterling se trouvent en circulation. D ’autres
bons ayant été vendus, la dette flottante atteint 3,5 m illions au m ilieu de
1860. Les salaires des fonctionnaires n ’ont pas été versés. Saïd vend sa
som ptueuse vaisselle en or pour récupérer quelque argent.
U n nouveau pas est franchi en septem bre 1860 quand une banque pari­
sienne, le C om ptoir d ’escom pte, lui accorde un prêt de 28 m illions de
francs. Le vice-roi s ’est engagé à ne pas ém ettre d ’autres bons à court
term e sans l ’accord de ses créanciers français. M ais il le fera m algré tout,
sous un nom d ifféren t... A la fin de l ’année suivante, la dette flottante
atteint 11 m illions de livres. Saïd doit alors vendre son écurie, licencier des
fonctionnaires et m êm e réduire une arm ée q u ’il avait beaucoup choyée,
avec des unités supplém entaires, de nouveaux uniform es et la prom otion
d ’Égyptiens de souche.
É teindre des em prunts p ar d ’autres em prunts : c ’est le cercle vicieux
dans lequel il s ’enfenne. Les souscripteurs y trouvent leur com pte, puisque
les bons sont vendus à des taux très élevés. Des financiers habiles et des

4. Mohammed Sabry, L’Empire égyptien sous ism aïl et l’ingérence anglo-française.


Paris, Geuthner. 1933.

133
DE GRANDES AMBITIONS

interm édiaires en tout genre se servent au passage. A P aris, on suit


P affaiie de près. Ne vaut-il pas m ieux que l’Égypte ait des prêteurs fran­
ç a is? « Si nous nous abstenons, d ’autres prennent la place 5 », é crit le
consul à son m inistre.
Tous les financiers français d ’Égypte ne sont pas des rapaces. Ils se
considèrent pour la plupart com m e des gens honnêtes et m êm e désireux
de participer au développem ent du pays. Nom bre d ’entre eux ont une atti­
tude com plexe, bien analysée par le chercheur britannique D avid L andes,
qui a consacré une étude très fouillée au banquier Édouard D ervieu. C es
hom m es d ’affaires respectent des principes, m ais appliquent, en réalité,
deux systèm es de règles : les unes, dans leurs rapports entre eux ; les
autres, dans leurs rapports avec les O rientaux. Ils considèrent ces derniers
selon toute une gamm e d ’appréciations, allant du m épris à la com passion :
« C ertains voyaient en chaque Égyptien un ennem i potentiel dont la m au­
vaise foi im posait une vigilance constante et le recours à des rem èdes
puissants ; d ’autres considéraient les indigènes com m e des enfants dont
les m anigances et l ’inconduite étaien t m ieux tenues en échec p ar les
châtim ents paternels de leurs am is et protecteurs européens. C ependant,
ils s ’accordaient tous pour reconnaître que la société indigène é ta it
arriérée et la civilisation égyptienne inférieure; l’Européen ne pouvait se
perm ettre de se p lie r aux coutum es du pays, m ais l ’É gyptien d ev ait
apprendre les m anières et accepter la justice des O ccidentaux ; les codes
de conduite acceptés en Europe, les valeurs telles que l’honnêteté, le respect
des règ les, la raison, etc., qui, en principe, façonnaient les relatio n s
sociales e t professionnelles en O ccident, devaient être m odifiées po u r
s ’adapter aux réalités d ’un environnem ent étran g er6. »

Gagner le respect de l’Occident

La vulnérabilité financière du vice-roi détruit le peu d ’autorité de son


gouvernem ent face aux étrangers, et le régim e des C apitulations s ’en
trouve défiguré. Les Européens et leurs protégés échappent à la ju stice
locale. M êm e dans les conflits qui les opposent aux Égyptiens, ils ont pris
l ’habitude de s ’adresser aux ju rid ictio n s consulaires. Jo uissant d ’une
quasi-im m unité diplom atique, ils deviennent intouchables. Les plaignants
égyptiens eux-m êm es, fatigués d ’attendre que leu r requête aboutisse,
finissent par s ’adresser au consul concerné, m ais pour apprendre parfois
que la personne q u ’ils veulent poursuivre a changé entre-tem ps de natio­
nalité, grâce à un autre consul com plaisant...
Un jeune ingénieur français, Félix Paponot, engagé par la Com pagnie

5. Archives diplomatiques françaises. Affaires étrangères, « Alexandrie, 19 août 1861 ».


op. cil., vol. 29.
6. David Landes, Banquiers et Pachas, op. cit.

134
L ’ODEUR DE L ’ARGENT

d e Suez, débarque en Égypte à la fin de 1860. Q uelques sem aines plus


ta rd , il écrit à sa m ère : « Je suis resté cinq jo u rs à A lexandrie. C ’est
une v ille assez belle dans le quartier européen. Le despotism e y existe
d ans tout ce q u ’il a de plus exagéré ; les Européens frappent les A rabes
d ’une m anière ignoble. O n voit presque tout le m onde avoir un “guide de
course**, un n erf de bœ uf à la m ain et frapper à tort et à travers. Le luxe est
ici effrayant. O n y porte des toilettes ébouriffantes et de la plus grande
m ode parisienne : c ’est à qui se surpassera7. »
U n épisode significatif survient en janvier 1863, quelques jours après la
m ort de Saïd et alors que son successeur, Ism aïl, com m ence à gouverner.
A A lexandrie, dans le q u artier du port, un « jeu n e Français de bonne
fa m ille » , N apoléon C onseil, circu le calm em ent à cheval lo rsq u ’il
est agressé par un soldat égyptien arm é d ’un bâton. Les deux hom m es
en vien n en t aux m ains. D ’autres soldats interviennent, et le Français
est traîn é, une corde au cou, ju sq u ’au com m issariat de p o lice, tandis
q u ’une petite foule crache sur lui en crian t : « M ort aux chrétiens ! Le
pocha qui protégeait les chrétiens est m ort ! » A lerté, le consul de France,
M . d e B eauval, envoie im m édiatem ent ses caw ass arm és récupérer le
jeu n e hom m e. Puis U télégraphie au vice-roi et écrit au m inistre égyptien
des A ffaires étrangères pour exiger une punition exem plaire, dont il fixe
lui-m êm e les term es : « la dégradation du sous-officier qui com m andait le
poste, la m ise aux fers des trois soldats reconnus coupables, et leur expo­
sition publique, pendant une heure, sur la grande place, devant le consulat
de France, en présence d ’une force m ilitaire im posante ». Si satisfaction
ne m ’était pas donnée dans les vingt-quatre heures, ajoute-t-il, « je serais
co n train t de prendre les m esures q u ’exigerait la sécurité de m es natio­
naux » - autrem ent dit, faire appel aux forces de m arine françaises pré­
sentes dans le port.
L e vice-roi s ’incline, et la cérém onie punitive se déroule exactem ent
selon les m odalités fixées. E lle a lieu sur la place des C onsuls - où se
trouvent la plupart des consulats européens, les banques et les sièges des
com pagnies m aritim es - en présence d ’une foule nom breuse. M. de Beau-
val est à son balcon, au m ilieu de la place. Il agite un drapeau tricolore en
crian t : « Vive la France ! » D es illum inations seront organisées dans le
quartier européen pour rem ercier Ism aïl pacha d ’avoir « prouvé aux indi­
gènes et à l ’arm ée que les liens qui attachaient l ’Égypte à la civilisation
n ’étaient pas rom pus ».
D ans sa réponse au télégram m e du consul de France, le vice-roi lui
avait répondu : « M oi aussi, je tiens à faire un exem ple et à rectifier l’in­
tention des gens m alintentionnés. Je vous accorderai plus que vous ne m e
dem andez. » C ette dernière phrase éclaire parfaitem ent la psychologie
d ’Ism aïl, com m e d ’ailleurs celle de Saïd, qui auront passé tout leur règne
à ten ter de gagner le respect de l ’O ccident et à prévenir son courroux,

7. Bruno Reyre, Félix Paponot, 1835-1897, archives familiales.

135
DE GRANDES AMBITIONS

quitte à se ruiner, ou plutôt à ruiner leur pays. Dans son souci d ’être bien
vu, Saïd pacha a m êm e envoyé en 1862 un bataillon soudanais au
M exique, aux côtés du corps expéditionnaire français. C es m alheureux
paysans, arrachés à leur terre natale, passeront plusieurs années au bout
du m onde, dans des conditions facilem ent im aginables, pour un com bat
sans signification.
4

Les trésors de M. Mariette

R ien ne destinait A uguste M ariette, fils d 'u n m odeste em ployé de Bou­


logne-sur-M er, à devenir le prem ier défenseur du patrim oine égyptien.
R ien, sinon une grande curiosité, des dons éclectiques et une parenté avec
N estor L 'H ôte, le secrétaire et dessinateur de C ham pollion. C ’est en clas­
sant les papiers personnels de ce cousin décédé que le jeune hom m e a été
confirm é dans sa vocation. M ais le coup de foudre pour le pays des pha­
raons, il l'av ait déjà éprouvé en fréquentant la bibliothèque m unicipale,
riche de quelques beaux livres et m êm e d ’une caisse de m om ie acquise en
1837. Renonçant à son poste d ’enseignant dans un collège de la ville, à
ses petits travaux littéraires et journalistiques dans des feuilles locales,
M ariette a tout fait alors pour obtenir une em bauche au Louvre, puis une
m ission en Égypte.
Il a vin g t-n eu f an s, en 1850, quand on lui rem et une petite som m e
d ’arg en t, le chargeant d ’aller recu eillir de vieux m anuscrits coptes
e t syriaques dans des m onastères de la vallée du N il. V ingt-huit jours de
voyage. E t, à l ’arrivée, un changem ent total de program m e. « Je n ’ai pas
trouvé de m anuscrits, je n ’ai fait l ’inventaire d'aucune bibliothèque, dira
M ariette quelques années plus tard à l'A cad ém ie des inscriptions et
belles-lettres. M ais, pierre à pierre, je rapporte un tem ple. »
A u patriarcat copte du C aire, il reste à la porte : on n ’a pas beaucoup
apprécié deux de ses devanciers, des A nglais, qui ont saoulé des m oines
pour leur soutirer des tréso rs... La m ission de M ariette est term inée avant
d ’avoir com m encé. Va-t-il renoncer? R epartir? Une visite à la C itadelle
du C aire, qui dom ine la ville, lui évite de se poser la question : « Le calm e
était extraordinaire. D evant m oi s ’étendait la ville du C aire. Un brouillard
ép ais e t lourd sem blait être tom bé sur elle, noyant toutes les m aisons
jusque par-dessus les toits. De cette m er profonde ém ergeaient trois cents
m inarets com m e les m âts de quelque flotte subm ergée. Bien loin dans le
sud, on apercevait les bois de dattiers qui plongent leurs racines dans les
m urs écroulés de M em phis. A l ’ouest, noyées dans la poussière d ’or et de
feu du soleil couchant, se dressaient les pyram ides. Le spectacle était
grandiose, il m ’absorbait avec une violence presque douloureuse. O n
excusera ces détails peut-être trop personnels; si j ’y insiste, c ’est que le

137
DE GRANDES AMBITIONS

m om ent fu t d écisif. J ’avais sous les yeux G izeh, A bousir, Saqqarah,


D ahchour, M îl-R ahyna. Ce rêve de toute m a vie prenait un corps. Il y
avait là, presque à la portée de m a m ain, tout un m onde de tom beaux, de
stèles, d ’inscriptions, de statues. Q ue dire de plus ? Le lendem ain, j ’avais
loué deux ou trois m ules pour les bagages, un ou deux ânes pour m oi-
m êm e; j ’avais acheté une tente, quelques caisses de provisions, tous les
im pedim enta d ’un voyage dans le désert, et le 20 octobre 1850, j ’étais
cam pé au pied de la G rande P yram ide... »

La découverte du Serapeum

Ce n 'e st pas à G uiza, pourtant, m ais quelques kilom ètres plus loin, à
Saqqara, que va se jo u er le destin de M ariette. Se prom enant sur ce site
accidenté, il aperçoit une tête de sphinx ém ergeant du sable. A côté, gît
une pierre sur laquelle est gravée en hiéroglyphes une invocation à O siris-
A pis. Le Français se souvient d ’un texte de Strabon, vieux de dix-huit
siècles : « Le Serapeum est bâti en un lieu tellem ent envahi par le sable
q u ’il s ’y est form é, par l ’effet du vent, de véritables dunes et que, lorsque
nous le visitâm es, les sphinx étaient déjà ensevelis, les uns ju sq u ’à la tête,
les autres ju sq u 'à m i-corps seulem ent... »
11 se précipite dans un village voisin, em bauche une trentaine d ’ou­
vriers, réunit quelques outils e t com m ence à déblayer. Un sphinx, puis
deux, puis tro is... C ent quarante et un sont m is au jour, ainsi que plusieurs
tom beaux. Dans l ’un d ’eux, M ariette, ébloui, découvre sept statues, dont
un m agnifique scribe accroupi. Et ce n ’est pas tout : cette avenue, dégagée
sur deux cents m ètres, aboutit à une banquette en hém icycle, garnie de
onze statues grecques. Un peu plus à l ’est, les ouvriers vont exhum er un
petit tem ple d ’A pis et une statue du dieu Bès.
D es fellahs viennent liv rer au ch an tier de l ’eau e t des victu ailles.
Ils regardent, com m entent et participent à leur m anière. « A ujourd’hui,
vers m idi, pendant le déjeuner des ouvriers, je suis sorti de m a tente à
l ’im proviste. Une quinzaine de fem m es de tout âge, venues des villages
voisins, étaient rangées autour de la statue d ’A pis. J ’en vis une m onter
sur le dos du taureau et s’y tenir quelques instants, com m e à cheval ; après
quoi, elle descendit pour faire place à une autre : toute l ’assem blée y
passa successivem ent. J ’interrogeai M oham m ed et j ’appris que cet exer­
cice, renouvelé de tem ps à autre, est regardé com m e un m oyen de faire
cesser la sté rilité ... »
M ariette découvre l ’Égypte en m êm e tem ps que le site de Saqqara. Ses
succès com m encent à faire du bruit. D ’autres fouilleurs non hom ologués,
qui opèrent dans la régirai, envoient des espions, puis bloquent le ravi­
taillem ent du chantier. C ’est la guerre. Le 4 ju in 1851, le gouvernem ent
égyptien ordonne l ’arrêt des travaux et la saisie des objets découverts.
Le consul de France se dém ène e t réussit à faire lever la m esure. M ais

138
LES TRÉSORS DE M. MARIETTE

une m aladresse rem et tout en question. A Paris, où sont arrivés quelques-


uns des trésors de M ariette, on s ’intéresse enfin aux appels de l’égypto­
logue, qui a épuisé depuis longtem ps son petit pécule destiné aux m anus­
c rits orientaux. La com m ission budgétaire de la Cham bre des députés
vote un crédit destiné aux travaux de déblaiem ent de Saqqara e t... « au
tran sp o rt en France des objets d ’art qui en proviendront ». Les concur­
rents de M ariette - parm i lesquels figurent des consuls en poste au Caire -
ne se privent pas d ’exploiter cet aveu im prudent, et le chantier est de nou­
veau interdit.
Le Français cam pe toujours à Saqqara. G rande gueule, têtu, il n ’a nulle
intention de s ’incliner. Trom pant la vigilance des inspecteurs q u ’on lui
en v o ie, ou les soudoyant, il réussit à faire parvenir d ’autres objets au
L ouvre, via le consulat, avec la collaboration de visiteurs de passage qui
repartent de son chantier les poches pleines. Il travaille aussi la nuit : c ’est
à la lueur de torches, le 12 novem bre 1851, q u ’est découverte l’entrée des
grands souterrains du Serapeum . Une m erveille. C haque jour, à l ’aube,
on rebouche l ’entrée pour em pêcher les fouilleurs concurrents de venir
y m ettre leur n e z ...
U n com prom is conclu avec le gouvernem ent égyptien, le 12 février
1852, va perm ettre de poursuivre cette fantastique découverte au grand
jour. A l’ouverture des galeries souterraines, M ariette assiste à un phéno­
m ène unique : « Par l’entrée du nord sort tum ultueusem ent, com m e de la
bouche d ’un volcan, une grande colonne de vapeur bleuâtre qui m onte
droit vers le ciel. La tom be m et environ quatre heures à se débarrasser
ainsi du m auvais air qui y était depuis si longtem ps em prisonné. »
Peu à peu, un im m ense com plexe religieux surgit des sables. D ans
le prem ier souterrain, M ariette découvre vingt-quatre sarcophages de
p ierre, vidés de leur contenu. Sans doute ont-ils été pillés dans l ’A nti­
quité. Le deuxièm e souterrain réserve des surprises encore plus grandes :
vingt-huit m om ies d ’A pis, intactes, ainsi que le corps de Khâem ouas, fils
d e Ram sès 0 , voisinant avec de fabuleux bijoux. A ces tom bes s ’ajoutent
des catacom bes de diverses époques, ainsi q u ’un tem ple funéraire.
Des centaines de caisses, contenant des objets sans prix, partent pour
la France. E lles vont en rich ir le m usée du Louvre, dont M ariette a été
nom m é, le 1er janvier 1852, attaché à la conservation des antiquités égyp­
tiennes. Son salaire lui perm et d ’accu eillir fem m e et enfants, qui ont
débarqué en Égypte sans avertir. La petite m aison de Saqqara est agran­
die. Baptisée « villa M ariette » et surm ontée du drapeau français, elle n ’a
pour m eubles que de vulgaires assem blages de planches. Le découvreur
du Serapeum et sa fam ille vont y vivre deux ans, au m ilieu des serpents,
des scorpions et des chauves-souris, tandis que, la nuit, hyènes et chacals
hurlent au m ilieu des co llin es...
Le confort sem ble être le dernier souci de M ariette, atteint d ’ophtalm ie
e t obligé désorm ais de porter de grosses lunettes bom bées pour protéger
ses yeux du soleil. C ’est pourtant un bon vivant. Le succès com m e les

139
DE GRANDES AMBITIONS

épreuves ont renforcé son im age de géant blond, aux m ains calleuses,
rieur, batailleur, aim ant fo rcer le trait, inventer m êm e certains d étails
cocasses pour le plus grand plaisir de son auditoire.
Com m e il est d ’usage à l ’époque, un partage des fouilles intervient.
La quarantaine de caisses accordées à M ariette renferm ent quelque
2 500 objets '. M ais, en tenant com pte des autres expéditions, légales ou
non, ce sont près de 6 000 pièces qui se retrouvent au m usée du Louvre
dans les années 1852 et 1853 12. Y fig u ra it, entre autres, le célèbre scribe,
des bijoux du prince K hâem ouas, le m onum ental taureau A p is... S ’il n ’a
pas cherché à s'en rich ir personnellem ent, le découvreur du Serapeum n ’a
négligé aucun m oyen, aucun subterfuge pour exporter ces trésors.
C ’est pourtant à lui que Saïd pacha confie en 1858 la fonction nouvel­
lem ent créée de m aam our (directeur) des A ntiquités égyptiennes. A p artir
de ce m om ent, M ariette change com plètem ent d ’optique. Il devient l ’in­
traitable défenseur du patrim oine égyptien, luttant aussi bien contre les
voleurs d ’objets et les fouilleurs privés que contre les libéralités du vice-
roi, toujours tenté d ’offrir à ses visiteurs européens quelque bijou, statue
ou sarcophage pharaonique. Un virage à 180 degrés !

La création du musée du Caire

D urant les m ois qui suivent sa nom ination, M ariette fait o u v rir une
trentaine de nouveaux chantiers. Tout est à organiser dans un pays qui a
longtem ps ignoré ses richesses antiques et se trouve être le théâtre d ’un
im m ense pillage. Le m aam our doit parfois su rv eiller ses propres su r­
veillants. La découverte, à Thèbes, en février 1859, du fabuleux trésor de
la reine A ah-H otep lui vaut un sérieux conflit avec le gouverneur de la
province, lequel a enferm é les bijoux dans un coffre scellé pour les expé­
d ier directem ent au vice-roi, avec ses com plim ents. M ariette voit rouge.
U se fait donner l'autorisation d ’arrêter tout bateau à vapeur qui transpor­
terait des antiquités sur le Nil. Une scène d ’abordage, dans la m eilleure
tradition corsaire, a lieu. Le coffre est récupéré, e t son contenu versé au
m usée. Saïd pacha retient cependant, pour son propre usage, une m agni­
fique chaîne à sextuples m ailles et un scarabée de toute b eau té3...
M ariette ne m anque pas d ’ennem is, y com pris parm i ses com patriotes.
Le plus virulent est sans doute Ém ile Prisse d ’Avennes, un personnage
peu banal, descendant d ’une fam ille anglaise ém igiée en Flandre (Price o f
Aven and C am avon) e t installé depuis longtem ps en Égypte. Ingénieur,
architecte, devenu égyptologue, cet arabisant talentueux am asse une quan­
tité considérable de croquis et docum ents en vue d ’un ouvrage qui fera

1. Élisabeth David, M ariette pacha. Paris, Pygmalion, 1994.


2. Christiane Ziegler, Le Louvre, les antiquités égyptiennes. Paris, Scala, 1990.
3. Élisabeth David, M ariette pacha, op. cit.

140
LES TRÉSORS DE M. MARIETTE

date. H istoire de l ’art égyptien d ’après les m onum ents, depuis les tem ps
les p lu s reculés ju sq u ’à la dom ination rom aine. Il possède une belle
dem eure à Louxor, après s'ê tre brouillé avec la m oitié de la ville du
C aire. Patriote, il a fait scier les reliefs de la Salle des ancêtres du tem ple
de K am ak pour ne pas les voir tom ber entre des m ains allem andes et les a
expédiés discrètem ent au m usée du Louvre dans vingt-sept caisses portant
la m ention « O bjets d 'h isto ire naturelle » ...
P our lui, le m aam our est un charlatan, doublé d 'u n escroc : « M ariette,
qui est devenu directeur des m onum ents historiques avec 20 000 francs
d'appointem ents, un bateau à vapeur et un m illier d ’hom m es à sa dispo­
sition, M ariette règne en pacha sur les antiquités égyptiennes de la vallée
du N il où il fait exécuter des fouilles. En parcourant le pays, j ’ai vu avec
quelle im pudence et quel charlatanism e il m ène ses affaires. J ’ai vu, au
pied des pyram ides, com m ent il a ravagé le grand sphinx pour y chercher
je ne sais quel m ystère, peut-être des notions m oins confuses sur la m ère
d 'A p is que le pathos inintelligible q u ’il a publié. J ’ai appris avec quelle
effronterie il nous a trom pés sur les découvertes faites au Serapeum qui
n ’a fourni que des stèles. La fam euse statue du scribe ne provient pas de
ses fouilles, elle a été achetée 120 francs à un ju if du Kaire, M. Fernandez,
qui l ’a déterrée à A bousir... M ariette a retiré plus de 9 000 francs d ’o r de
petits fragm ents de bijoux ou de statuettes dans ses fouilles du Serapeum .
Il les a fait fondre en lingots pour faire des bijoux et les a bien vendus. Sa
fem m e en porte encore un bracelet fait ainsi de débris d ’antiquités, et elle
a eu la naïveté de m e le d ire 45.» C es accusations ne seront pas retenues.
P risse d ’Avennes a déjà été trop m édisant sur trop de m onde pour être
c ru ...
M ariette va pouvoir réaliser un projet qui lui est cher : la m ise en place
d ’un m usée égyptien, ouvert au public en 1863, dans le vieux quartier cai­
rote de Boulaq. « M usée » est un grand m ot, si l ’on en croit G aston M as­
pero : « Le site était assez m isérable : une grève assez raide, sans cesse
entam ée par le courant du Nil ; au sud, une m aison basse et hum ide où le
directeur s'in stalla avec sa fam ille ; au nord, une vieille m osquée, dont les
salles avaient servi d ’entrepôt aux bagages des voyageurs et des m archan­
dises ; à l’est enfin, et en bordure de la grande rue de Boulaq, des hangars
longs et bas, où l ’on am énagea des bureaux pour les em ployés et des
salles pour les m onum entss. » Les quatre ou cinq pièces ouvertes aux
v isiteu rs sont m al éclairées. On y trouve parfois des scorpions ou un
reptile endorm i. La direction finit par faire appel à un psylle réputé, qui
réussit à attirer les serpents et à les m ettre hors d ’état de nuire 6. ..
M ariette vit au m ilieu d ’une m énagerie. Les visiteurs sont surpris de
trouver dans le jardin des singes, une gazelle et m êm e un cham eau. On ne

4. Émile Prisse d ’Avennes. Petits Mémoires secrets de la cour d'Égypte. Paris. 1931.
5. Gaston Maspero. Notice bibliographique sur Auguste M ariette. P u is. 1904.
6. Édouard M ariette, Mariette pacha. Lettres et souvenirs personnels. Paris, 1904.

141
DE GRANDES AMBITIONS

peut pas dire que le directeur sO’1 trè s accueillant. Le vicom te de Vogüé
décrit un personnage silencieux et renfrogné, revêtu d ’une stam bouline et
coiffé du tarbouche : « Tandis que le visiteur traversait le jardin, ce pro­
priétaire sourcillait d ’un air rogue et fâché, il suivait l’intrus d ’un regard
jalo u x , le regard de l ’am ant qui voit un inconnu en trer chez sa b ien -
aim ée, du prêtre qui voit un profane pénétrer dans le tem ple. » U ne
grande tendresse se cache pourtant derrière cette enveloppe rude : « La
glace rom pue, il vous prenait en affection, vous entraînait à son m usée, et
là il continuait devant ses vieilles pierres ; à sa voix, elles s ’anim aient, les
m om ies se levaient de leurs gaines, les dieux parlaient, les scribes dérou­
laient leurs papyrus, les m illiers de scarabées, sym boles d ’âm es libérées,
em plissaient l ’a ir 7... »
En 1859, M ariette fait déblayer les tem ples d ’Abydos et de M édinet-
Habou. Au printem ps de l ’année suivante, il entreprend des fouilles très
fructueuses à Tanis, dans le Delta. M ais Saqqara réserve encore de belles
surprises : le directeur des A ntiquités y m et au jo u r le C heikh-el-B eled
et le m astaba de Ti. C ette m ême année à G uiza, il découvre la statue en
diorite de K héphten.
Le diabète com m ence à le ronger et il souffre d ’ophtalm ie. « Nos
regards bleus ne sont pas faits pour des clim ats em brasés », écrit-il en
août 1860 à un am i. C ela ne l ’em pêche pas de fasciner son entourage par
des dons d ’observation, d ’intuition et de déduction logique peu com m uns.
Le génie que C ham pollion a m is dans l ’étude de la philologie sem ble
trouver son écho chez M ariette dans l ’archéologie. L ’un de ses collabora­
teurs raconte une scène étonnante lors du déblaiem ent d ’Abydos : « Avec
sa perspicacité habituelle en m atière de fouilles, M ariette a désigné devant
m oi à ses fellahs l ’endroit où devait se trouver le m ur d ’enceinte. Au
grand étonnem ent des hom m es qui trav aillaien t depuis tro is sem aines
pour lui, quelques coups de pioche ont découvert la m uraille en question,
décorée de bas-reliefs et d ’inscriptions du plus haut intérêt. U n vieil
A rabe vint alors lui dire : “Je n ’ai jam ais quitté ce village, jam ais je
n ’avais m ême entendu dite q u ’il y eût là un mur. Quel âge as-tu donc pour
te rappeler sa p lace? - J ’ai trois m ille ans, répondit im perturbablem ent
M ariette. - A lors, répliqua le vieil hom m e, pour avoir atteint un si grand
âge et paraître si jeune, il faut que tu sois un grand sain t; laisse-m oi te
regarder !” Et pendant trois jo u rs, il est venu contem pler le saint qui, par­
fois avec une prodigalité sans égale, distribuait des coups de canne aux
ouvriers qui ne travaillaient pas à sa guise 8. »
A Paris, on se plaint de l’absence de M ariette, qui est toujours fonc­
tionnaire français, affecté au L ouvre. Ses supérieurs finissent p ar lui
dem ander de ch o isir entre la France et l ’Égypte. D échiré, il choisit

7. Eugène Melchior de Vogüé, Chez les pharaons. Boulacq et Saqquarah, 1880.


8. Théodule Devéria, Journal de voyage, cité par G. Devéria, in Bibliothèque égypto-
logique, t. IV.

142
LES TRÉSORS DE M. MARIETTE

1’Égypte, tout en sachant que sa situation est tributaire des sautes d ’hum eur
du p acha régnant. La m ort de Saïd, en 1863, lui vaudra d ’ailleurs une
période de purgatoire, ju sq u ’à ce que le nouveau vice-roi, Ism aïl, recon­
naisse ses m érites et ne puisse plus se passer de lui.
5

Polytechniciens et ouvriers-fellahs

C ontre le canal de Suez le gouvernem ent britannique n ’a pas désarm é.


Il continue de d istiller des argum ents assassins, susceptibles de découra­
g er les actionnaires, d ’im pressionner le vice-roi d ’Égypte et de renforcer
le v eto du sultan. Son raisonnem ent, relayé par des journaux com m e le
Tim es, paraît d ’une logique im placable :
1) le canal est irréalisable, en raison de la difficulté de navigation en
m er aux deux entrées envisagées ;
2) m êm e s ’il était réalisé, son existence serait m enacée par les dépôts
d e vase et les sables m obiles ;
3 ) des som m es énorm es devraient donc être consacrées au percem ent
puis à l ’entretien de cette voie d ’eau, ce qui l ’em pêcherait d ’être rentable ;
4 ) n ’étan t pas rentable, l ’entreprise ne saurait être q u ’une opération
politique dirigée contre l ’A ngleterre, pour lui ravir la route des Indes et
faire de l ’isthm e de Suez une colonie française.
L ors de débats à la C ham bre des com m unes, des voix s ’élèvent en
faveur du canal, m ais elles sont m inoritaires. Lord Palm erston continue
d ’affirm er haut et fort q u ’il s ’agit de la plus grande escroquerie des tem ps
m odernes. L esseps plaide inlassablem ent sa cause auprès de l ’opinion
britannique. Il écrit aux journaux, brandit des chiffres, tien t bon. N ’en
déplaise au gouvernem ent de Sa M ajesté, le prem ier coup de pioche sera
donné le 25 avril 1859 sur le rivage de la M éditerranée.
Avant de se rendre sur place, le président offre un « banquet d ’adieu » à
tous les em ployés de la Com pagnie dans un grand restaurant parisien. O n
porte des to asts, à l ’em pereur (toujours bien discret), à l ’im pératrice
Eugénie (cousine de Ferdinand de Lesseps, dont le soutien est assuré) et
au prince Jérôm e (le plus enthousiaste, qui a été nom m é protecteur de la
Com pagnie). Un certain D uchenoud, « savant orientaliste », dem ande la
parole. Il déclam e un poèm e de sa com position, à la gloire du président :
Toi qui pendant dix ans as mûri dans ton sein
Le plan de cette œuvre si belle ;
Toi dont l’infatigable zèle
Appelle le succès sur ce vaste dessein.
Accomplis ta tâche immortelle...

145
DE GRANDES AMBITIONS

La tâche com m ence de m anière héroïque, sur une étroite langue de


terre, balayée par des vents violents et parfois subm ergée par les eaux,
entre le lac M enzala et le golfe de Féluse. Q uelques dizaines de pionniers,
conduits par un ingénieur des Ponts et C haussées, Laroche, y logent dans
des cabanes ou sous des tentes, à l’endroit où naîtra Port-Saïd. Sur place,
il n ’y a rien. La nourriture, les barriques d ’eau, les outils, le bois et m êm e
les pierres doivent y être achem inés par bateau, à partir de D am iette, ou
d ’A lexandrie, encore plus éloignée.
Tandis que l ’on m onte le phare et com m ence à construire un appon-
tem ent, une m achine diplom atique se m et en branle. De C onstantinople,
le sultan ordonne à son vassal d 'arrêter les travaux. Les autorités égyp­
tiennes transm ettent la consigne à la C om pagnie. Le consul de France
lui-m êm e dem ande à ses com patriotes d ’obéir. Le chantier est stoppé,
m ais Lesseps refuse de s ’incliner. A près quelques m ois d ’interruption, les
travaux reprennent. Ils ne s ’arrêteront plus.
Pour couper court aux soupçons britanniques de colonisation de l’isthm e,
il a été officiellem ent décrété que les quatre cinquièm es au m oins des
ouvriers seraient égyptiens. Un règlem ent spécial a été prom ulgué par Saïd
pacha, prévoyant que ces ouvriers - des paysans réquisitionnés - devront
être « fournis par le gouvernem ent égyptien, d ’après les dem andes des
ingénieurs en ch ef et selon les besoins ». Le salaire sera d ’un tiers supé­
rieur à la paie journalière m oyenne et - nouveauté dans la vallée du Nil -
les m alades ou les blessés recevront une dem i-paie. Les enfants de m oins
de douze ans ne gagneront q u ’une piastre par jo u r (au lieu de trois) m ais
auront droit à une ration entière de nourriture. Enfin, la C om pagnie pren­
dra à sa charge les frais de transport des ouvriers et de leurs fam illes.
C ette charte représente un net progrès, puisque les fellahs, régulièrem ent
soum is à la corvée pour creu ser ou cu rer des canaux d ’irrigation, ont
l’habitude de ne pas être payés et ne disposent d ’aucune garantie m édicale
ou sociale.
A insi donc, au début des années 1860, les relations franco-égyptiennes
prennent la form e d ’une relation de travail quotidienne assez étrange :
entre des ingénieurs français, polytechniciens ou centraliens, diplôm és
des Ponts et C haussées, et de pauvres paysans illettrés, arrachés à leu r
terre et à leur foyer, qui ne com prennent ni le sens ni la nécessité de ces
travaux dans le désert.
Les Français affichent généralem ent un souci d ’hum anité. Un res­
ponsable de la Com pagnie décrit « nos braves ouvriers indigènes », qui se
sont organisés eux-m êm es dans un chenal infiltré d ’eau : « Les hom m es
du m ilieu de la file ont les pieds et le bas des jam bes dans l ’eau. Ils se
penchent en avant et prennent à m ême leurs bras des m ottes de terre, pro­
venant du fond, q u ’ils ont préalablem ent retournée avec une pioche à
fer carrée, appelée fa ss dans le pays, et qui ressem ble à une houe un peu
courte et large. Ces m ottes sont passées de m ain en m ain ju sq u ’à la berge,
où d ’autres hom m es, tout à fait hors de l’eau ceux-ci, tendent le dos en se

146
POLYTECHNICIENS ET OUVRIERS-FELLAHS

c ro isan t les bras en arrière, ce qui constitue une hotte d 'u n genre prim itif.
Q u an d on a em pilé assez de m ottes pour faire une charge, l'individu se
m et e n m arche, toujours courbé, ju sq u 'à la ligne extrêm e de la berg e;
a lo rs, il se redresse, ouvre les bras, e t le tout glisse à terre. A près quoi,
n o tre hom m e revient prendre un nouveau chargem ent, et ainsi de suite.
In u tile d e te dire que, pour ce m étier original, toute l ’équipe s'e st débar­
rassée d e ses vêtem ents, de sorte que je ne conseillerais pas de faire visiter
le ch an tier à des voyageuses, s 'il s'e n présentait par hasard '. »
Pourquoi ce systèm e d 'u n autre tem ps ? Parce que ces ouvriers ont été
in cap ab les de s'in itie r au m aniem ent des m adriers, chevalets, pelles et
brouettes. Ah ! le chargem ent de la b ro u ette... « L ’un prenait la roue ; les
d eu x autres, les brancards de la brouette rem plie, et m es trois gaillards de
p o rter triom phalem ent cette ch arg e... Tti com prends qu'avec de pareilles
habitudes, ils aient préféré revenir au m ode sim ple dont ils se servent pour
leurs travaux d ’endiguem ent. Au surplus, un bain, par cette saison, et dans
l'e a u salée, n 'e st ni désagréable ni m alsain. On a donc fini par laisser les
m anœ uvres travailler à leur façon et ils s'e n tirent avec beaucoup d ’acti­
v ité e t d ’entrain. D ’entrain ? Eh oui ! Ils chantent, ils barbotent, ils rient en
m ontrant leurs dents blanches q u ’envieraient bien des jo lies fem m es de
n otre connaissance 12. »
U ne vision un peu m oins joyeuse des chantiers sera donnée des années
plus tard par Voisin bey, ingénieur en chef des travaux 3. De nom breuses
désertions ont lieu au cours de l’année 1860, parce que les ouvriers, payés
selon leur rendem ent, gagnent à peine de quoi assurer leur nourriture. Pour
recruter, des avis sont placardés dans les villages, soulignant les bonnes
conditions proposées et précisant q u 'il « est expressém ent défendu à tout
E uropéen, quel que so it son grade, de m altraiter les ouvriers arabes ».
E n réalité, ceux-ci sont surtout frappés, à coups de bâton ou de fouet
- com m e il est alors en usage dans toute l 'Égypte - , par des com patriotes,
chargés d ’appliquer le règlem ent. Les Français laissent faire. 11 s'e n trouve
toujours pour ju stifier cette pratique devant des voyageurs de passage. Le
peintre N arcisse Berchère, qui visite les chantiers, s ’entend dire par son
cicérone : « Le fellah est com m e la fem m e de Sganarelle : il dem ande à
être battu. A ttention ! Battu par ses pairs, pas par nous. D 'ailleurs, la chose
qui nous répugne le plus, c 'e s t d 'a v o ir à sévir par nous-m êm es... Les
contingents d'ouvriers-fellahs arrivent ici accom pagnés d'o fficiers et de
cheikhs. C ’est à eux q u ’appartient la responsabilité du travail à exécuter,
donc celle de sé v ir... Je vous em m ènerai voir dans le village arabe une
charm ante peau de bœ uf étendue par terre : c ’est le lit de la justice. 11 est
rem pli des argum ents les plus persuasifs. Vous constaterez avec quelle
bonne volonté les coupables acceptent leur châtim ent4. »

1. Olivier Ritt, Histoire de T isthme de Suez, Paris, Hachette, 1869.


2. Ibid.
3. Voisin bey. Le Canal de Suez. Paris, 1902-1906.
4. Narcisse Berchère, Le Désert de Suez, cinq mois dans T isthme. Paris, 1862.

147
DE GRANDES AMBITIONS

Les avis alléchants placardés dans les villages - où d ’ailleurs personne


ne sait lire - font chou blanc. Sollicité par la Com pagnie, qui m anque de
bras, le vice-roi ordonne alors aux gouverneurs des provinces de fo u rn ir
des contingents. On envoie chercher manu m ilitari des paysans dans toute
l ’Égypte. « Le régim e des corvées proprem ent dites succéda ainsi, à p artir
du m ois de janvier 1862, au m ode précédent de recrutem ent5 », précise
Voisin bey.
Trois entreprises sont m enées sim ultaném ent. Il s ’agit, à la fois, d ’éta­
blir un port sur la M éditerranée, de creuser un canal m aritim e qui relierait
ce port à Suez sur la m er Rouge et de creuser un autre canal, d ’eau douce
celui-là, à partir du Nil, pour alim enter les cam pem ents. L ’approvisionne­
m ent en eau potable est en effet l'u n e des questions les plus urgentes, car
les centaines de cham eaux m obilisés pour transporter des barriques ne
suffisent pas à la tâche.
D ans cette prem ière phase, l ’essentiel du travail se fait à m ain
d ’hom m e, m êm e si quelques dragues, parvenues péniblem ent p ar m er,
s ’activent à Port-Saïd. C ette ville naissante com pte déjà 2 000 âm es au
printem ps 1861. Des habitations ont été construites, ainsi que des ateliers,
une scierie m écanique et des m achines à distiller l ’eau salée. M algré le
bassin et l’appontem ent qui s ’achèvent, plusieurs navires de rav itaille­
m ent font encore naufrage.
A l’intérieur de l ’isthm e, où neuf autres chantiers ont été ouverts, par­
fois en plein désert, l’activité n ’est pas m oins intense. Des m illiers de per­
sonnes s ’affairent à la pioche dans la m êm e tranchée, et la terre q u ’ils
enlèvent est chargée dans des paniers de jonc. Incessam m ent, de longues
files d ’hommes gravissent les beiges escarpées, sur lesquelles des planches
ont été disposées en escalier, tandis que d ’autres en descendent avec leurs
couffes vides. C ette fourm ilière hum aine s ’active aussi la nuit, à la lueur
de centaines de torches de bois gras, au rythm e des chants entonnés par
les surveillants.
Le prem ier enfant français de l’isthm e naît le 10 juin 1860. O n le pré­
nom me Ferdinand-Saïd.

L’arbitrage de l’empereur

Pour son prix de poésie 1861, l ’A cadém ie française a choisi com m e


thèm e le percem ent du canal de Suez. Soixante-douze candidats entrent
en lice. Le vainqueur, H enri de Bom ier, appelé à lire son œ uvre sous la
coupole, n ’est pas un adepte de la sobriété. Parti d ’une histoire com pli­
quée de khalife, au M oyen Age, qui aurait transform é le canal antique en
fossé fétide et noir, il en arrive au vice-roi éclairé que l ’Égypte s ’est
donné, pour lancer finalem ent un grand cocorico :

5. Voisin bey. Le Canal de Suez. op. cit.

148
POLYTECHNICIENS ET OUVRIERS-FELLAHS

Au travail ! Ouvriers que notre France envoie.


Tracez, pour l’univers, cette nouvelle voie !
Vos pères, les héros, sont venus jusqu’ici ;
Soyez fermes comme eux et comme eux intrépides,
Comme eux vous combattez aux pieds des Pyramides,
Et les quatre mille ans vous contemplent aussi !
Ferdinand de L esseps, infatigable, vient régulièrem ent dans l ’isthm e,
en tre deux voyages en E urope, pour contrôler les travaux, stim uler les
én erg ies, régler des conflits. Il dispose d 'u n e étrange voiture, aux larges
ro u es, tirée par quatre drom adaires. « O n dirait un char antique portant
quelque dieu païen, tant l ’escorte qui l'en to u re est nom breuse, anim ée et
b rillan te », note Paul M erruau, l ’ancien consul de France qui l ’accom ­
pagne su r place.
L e 12 novem bre 1862, l'em bryon de canal m aritim e, arrivé au m ilieu
de l'isth m e , com m ence à rem plir le lac Tim sah. U ne grande fête est
organisée, en présence de notables égyptiens, d ’oulém as, d ’évêques et de
plusieurs consuls généraux. « Au nom de Son A ltesse M oham m ed Saïd,
déclare Ferdinand de Lesseps en faisant un signal aux ouvriers arm és de
leurs pioches, je com m ande que les eaux de la M éditerranée soient intro­
d u ites dans le lac Tim sah, avec la grâce de Dieu. » La m usique m ilitaire
et les coups de fusil couvrent les bruits de l'ea u bouillonnante qui rom pt
les restes de la digue pour se précipiter dans cet im m ense bassin asséché
depuis des m illiers d ’an n ées...
Q uelques sem aines plus tard, Lesseps apprend avec consternation que
Saïd pacha est au plus m al. Il se précipite à A lexandrie et arrive au palais
quelques heures après la ment de son bienfaiteur. Tristesse et inquiétude.
Si le nouveau vice-roi, Ism aïl, est encore plus européanisé que son oncle,
il ne passe pas pour un fervent partisan du canal de Suez. Sa prem ière
adresse aux consuls généraux e st de nature à inquiéter la C om pagnie
p u isqu'il y critique le principe de la corvée. A Lesseps, venu lui dem ander
des explications, Ism aïl répond avec panache m ais non sans am biguïté :
« Nul n 'e st plus canaliste que m oi, m ais je veux que le canal soit à l ’Egypte
et non l ’Égypte au canal. » Les travaux vont continuer, com m e si de rien
n ’était.
L esseps propose que la ville naissante de Tim sah, appelée à devenir le
grand port intérieur de l'isth m e, soit baptisée Ism aïlia. C ’est l'occasion
d 'u n e nouvelle célébration e t de quelques phrases bien senties : « Avec
M oham m ed S aïd, nous avons com m encé le canal, avec Ism aïl nous
l'achèverons. Q ue dès aujourd’hui donc le nom de Tim sah soit rem placé
par celui d 'Ism aïlia, et que les eaux de la M éditerranée, s'unissant à celles
de la m er R ouge, unissent égalem ent dans l'av en ir les nom s de Saïd et
d 'Ism aïl, tous deux chers à nos coeurs ! »
Au printem ps 1863, C onstantinople revient à l'o ffen siv e, exigeant la
suppression de la corvée dans l ’isthm e de Suez, pour des raisons hum ani­
taires. Ju sq u 'ici, la sollicitude des autorités ottom anes pour le sort du

149
DE GRANDES AMBITIONS

fellah égyptien avait échappé à lout le m onde... M ais il faut tenir com pte
de cette exigence, qui trouve naturellem ent un écho à Londres, m êm e si
Ferdinand de Lesseps souligne que son entreprise est bien plus hum aine
que la construction de la voie ferrée A lexandrie-Le C aire-Suez, laquelle
« repose su r des m illiers de cadavres égyptiens ». La C om pagnie n ’a-
t-elle pas m is en place des services m édicaux et sociaux ? Ses statistiques,
publiées tous les ans, indiquent que le taux de m ortalité n ’a jam ais été
aussi faible sur un ch an tier en Égypte : le rapport du docteur A ubert
Roche, m édecin-chef, fait état, entre m ars 1861 et m ars 1862, de 20 m orts
sur 1250 em ployés européens et de 23 m orts sur une « population arabe »
de 120933 personnes. A utrem ent d it, à proportion égale, le C anal tue
cent fois m oins d ’É gyptiens que d ’étra n g ers... L es conditions clim a­
tiques, auxquelles les seconds ne sont pas habitués, suffisent-elles à expli­
quer une telle différence? Nul n ’est en m esure de confirm er les chiffres
de la Com pagnie, qui paraissent cependant plausibles à un chercheur du
C N R S6.
L ’habile N ubar, revenu aux com m andes pour être le m in istre des
A ffaires étrangères d ’Ism aïl, fait de l ’abolition de la corvée son cheval de
bataille et réclam e une renégociation des accords. Il n ’est pas acceptable,
selon lui, que 20000 travailleurs soient m obilisés en perm anence. 20000
qui sont en fait 60000, puisqu’à ceux qui travaillent s ’ajoutent ceux qui se
rendent sur les chantiers et ceux qui en repartent, dans des périples pou­
vant durer de quinze à vingt jours. « La population de l ’Égypte, précise
Nubar, était condam née à tour de rôle à donner à la Com pagnie deux à
trois m ois de son tem ps, de son travail et de sa vie, sans rém unération
aucune ; car, au m épris de l’entente intervenue et qui aurait dû assurer un
franc par jo u r de travail, la Com pagnie les renvoyait sans salaire aucun,
laissant m êm e la nourriture à leur ch arg e7. »
L esseps s ’indigne. L ’affaire s ’envenim e. N ubar se rend à P aris et,
discrètem ent appuyé par le duc de M omy, assigne en justice la C om pa­
gnie. C elle-ci contre-attaque en organisant un spectaculaire banquet
de 1600 couverts, au palais de l ’Industrie, sur les C ham ps-É lysées, le
11 février 1864. Le prince N apoléon, cousin de l'em p ereu r, prend la
parole pendant une heure et dem ie, électrisant l’assistance par un discours
très peu diplom atique, dans lequel il accuse N ubar pacha d ’av o ir des
livres sterling « pour argent de poche ».
Le conflit prenant une tournure dangereuse, on dem ande un arbitrage à
N apoléon III. C urieux arbitrage ! C ’est l ’em pereur des Français qui est
am ené à trancher une controverse entre l’Égypte et des F ran çais... N apo­
léon III réunit une com m ission d ’étude et, après en avoir reçu les conclu­
sions, se prononce, le 6 ju illet 1864, dans un long docum ent. Chacune des

6. Serge Jagailloux, La Médicalisation de l'Égypte au xix* siècle, 1798-1916, Paris.


Recherche sur Tes civilisations, 1986.
7. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de Mirrit Boutros-Ghali, Beyrouth.
1983.

150
POLYTECHNICIENS ET OUVRIERS-FELLAHS

deux p arties peut y trouver des satisfactions. La Com pagnie est invitée à
ren o n cer aux contingents de travailleurs égyptiens. De m êm e devra-t-elle
rétro céd er à l’Égypte le canal d ’eau douce, ainsi que quelque 60000 hec­
tares d e terrains en partie irrigués. En com pensation, elle recevra 84 m il­
lio n s d e francs. C et arbitrage lui donne surtout une sorte de caution
o fficielle, qui va lui perm ettre d ’obtenir enfin l ’accord des autorités otto­
m anes.
L es ch an tiers se vident. L es ingénieurs français voient p artir leurs
o u v rie rs, qui regagnent leurs villages. C es paysans seront rem placés
p a r d es Européens ou des Levantins, rétribués beaucoup plus cher, m ais
su rto u t p ar d ’énorm es m achines, fabriquées spécialem ent en France pour
p ercer ce canal en plein désert.
U ne nouvelle aventure com m ence, sous le signe de la fée Vapeur.
6

L'Exposition universelle

Si tu ne vas pas en Égypte, l ’Égypte viendra à to i... L ’im m ense m ajo­


rité des Français, sous le Second Em pire, n ’est pas allée dans la vallée du
Nil e t n ’a aucune chance de s ’y rendre. L ’Exposition universelle de 1867,
organisée à Paris, va lui perm ettre en quelque sorte de toucher du doigt
le pays des pharaons. Les 7 m illions de visiteurs qui se pressent sur le
C ham p-de-M ars sont surtout attirés par les pavillons orientaux. E t, dans
cet O rient m agique, l’Égypte - à qui plus d ’une vingtaine de m édailles
seront décernées - occupe de loin la prem ière place.
Ism ail pacha arrive à Paris, pour l ’inauguration, auréolé du nouveau
titre de khédive, q u ’il a longuem ent négocié avec son suzerain, le sultan
de C onstantinople. « K hédive », dont personne en Égypte ne com prend
très bien la signification, sem ble vouloir dire « seigneur » en persan. C ’est
plus élégant et surtout plus glorieux que « vice-roi », qui exprim e une idée
de sujétion. Le petit-fils de M oham m ed A li a égalem ent obtenu, contre
beaucoup d ’argent, la succession en ligne directe pour les m em bres de sa
fam ille. C ’est son fils aîné, Tew fik, qui lui succédera sur ce q u ’on appelle
déjà le trône d ’Égypte.
La France a toutes les raisons de recevoir royalem ent ce pacha, franco­
phone, francophile, diplôm é de Saint-Cyr. L ’entrée du M ahroussa dans la
rade de Toulon, le 15 ju in 1867, est saluée par les vaisseaux pavoisés de la
flotte, tandis que l ’artillerie des forts tire sans discontinuer. C ’est le baron
H aussm ann, préfet de la Seine, qui accueille le khédive à Paris. D ans la
cour de la gare de Lyon, un bataillon du 43e régim ent d ’infanterie rend
les honneurs. C inq voitures de la Cour, en grande livrée, escortées par des
lanciers de la G arde, conduisent Ism aïl et sa suite au palais des Tuileries.
Le khédive est introduit dans le salon du Prem ier C onsul, où se tient
l’im pératrice, « entourée du grand-m aréchal du palais, du grand-écuyer,
du grand-veneur, du com m andant en ch ef de la G arde im périale, de l ’ad-
judant-général du palais, de sa dam e d ’honneur et des officiers et dam es du
service '. . . » . L ’em pereur, atteint de douleurs rhum atism ales, n ’assiste pas
à la réception. Ce n ’est pas une m aladie diplom atique. Une dizaine de I.

I. Georges Douin, Histoire du régne du khédive Ismaïl, Rome, 1933-1938, t. II.

153
DE GRANDES AMBITIONS

jours plus tard. N apoléon III invitera Ism aïl, logé au pavillon de M arsan,
à prendre place à sa d roite pour p asser en revue la garnison de P aris.
Il l ’invitera à déjeuner à Saint-C loud, lui présentera personnellem ent le
château de V ersailles, puis ira lui rendre visite, avec la fam ille im périale,
sur le site de l ’Exposition.

Une leçon d’égyptologie

Le pavillon égyptien, dont la conception a été confiée à M ariette,


occupe 6 0 0 0 m ètres carrés. C ’est un ensem ble de plusieurs bâtim ents,
illu stran t tout à la fois l ’É gypte pharaonique, l ’É gypte m usulm ane e t
l ’Égypte m oderne. Une aim ée de savants, d'architectes et de décorateurs
a été m obilisée pour en faire une œ uvre pédagogique, m ais éclatan te.
« C et étalage som ptueux parlait à l'esp rit com m e aux yeux : il exprim ait
une idée politique 2 », souligne Edm ond A bout.
Inspiré du tem ple de Philae, le prem ier bâtim ent veut être une synthèse
de l ’A ncien et du N ouvel Em pire, ainsi que du style ptolém aïque. P our
en dessiner les m oindres détails, M ariette a effectué plusieurs voyages en
H aute-Égypte. C ela lui a valu d ’interm inables discussions avec les arch i­
tectes, com m e il l ’a raconté avec hum our :
« A chaque instant, le dialogue s ’engage entre M. Schm itz e t m oi :
- M onsieur M ariette, ne vous sem ble-t-il pas que cette ligne serait un
peu plus élégante si elle était arrondie par le haut ?
- M onsieur Schm itz, soyez calm e ; les Égyptiens ont fait cette ligne
plate ; si elle est raide, ils en sont responsables, et non pas nous.
- Cependant, m onsieur M ariette, il va de soi qu’une ligne qui com m ence
de cette façon ne peut tourner brusquem ent et finir de cette autre façon.
Le bon g o û t...
- M ettez, m onsieur Schm itz, le bon goût dans votre poche. Nous faisons
de l ’égyptologie antique. L ’Égyptien antique m et des yeux de face sur d es
têtes de profil ; il plante les oreilles sur le haut du crâne com m e un plum et
de garde national. Ik n t pis pour l ’Égyptien an tiq u e3... »
Le tem ple du Cham p-de-M ars est une construction en plâtre, avec d u
sable collé pour im iter le grès. U ne allée de sphinx conduit ju sq u ’à
l ’entiée, dont les parois sont couvertes d ’hiéroglyphes. O n traverse d es
colonnes ornées de chapiteaux à tête d ’H athor, avant de passer sous le
p éristy le qui est orné de tro is stèles provenant du tem ple d ’A bydos.
La salle intérieure est décorée à la m anière des tom beaux de Ti et Ptah-
Hotep. « Le visiteur, en quatre pas, du seuil au secos, traversait quarante
siècles représentés par leur architecture, leur sculpture et leur peinture 4. »

2. Edmond About, Le Fellah, Paris, 1869.


3. Lettre à Charles Edmond, commissaire de l’Exposition, Le Caire, juillet 1866.
4. Charles Edmond, L ’Égypte à l’Exposition universelle de 1867, Paris, 1867.

154
L ’EXPOSITION UNIVERSELLE

Ne se contentant pas de reproductions et de m oulages, M ariette a fait venir


d 'É g y p te nom bre d 'o b jets précieux, provenant du m usée de B oulaq,
com m e les bijoux d ’A ah-H otep, la vache H athor, les statues d 'Is is et
d 'O siris ou celle de K héphren à la tête protégée par le faucon. C ertains
repartiront en m auvais état : la statue de la reine A m énéritis s'e s t brisée
à Paris et le visage du C heikh-el-B eled a été défiguré par un m oulage
clan d estin 5...
C ’est au prem ier étage du bâtim ent m oderne que sont exposés
500 crânes de m om ies, classés par dynastie. Si M ariette a voulu faire de la
partie ancienne « une leçon vivante d 'arch éo lo g ie », cette partie-ci est
plutôt une leçon de choses. En exposant tous les produits de l ’É gypte,
toutes les richesses de son sol et de son sous-sol, le khédive s ’adresse aux
com m erçants et aux industriels, les invitant à in v estir dans son pays.
U ne so rte de caravansérail, inspiré de la w ikala d ’A ssouan, abrite un
café arabe et des boutiques, dans lesquelles des orfèvres, des selliers, des
n attiers e t des chibouquiers s ’affairen t sous les yeux du public. C ’est
un im m ense succès. L ’Égypte sera classée hors concours pour les
dém onstrations de travaux m anuels.
La presse parisienne est pleine de détails pittoresques sur le pavillon
égyptien. Théophile G autier n ’est pas le dernier à s'ex tasier devant « ce
délicieux rêvoir oriental » où « les m archands e t les voyageurs doivent
tro u v er bien-être, calm e et fraîcheur ». Un peu plus loin, il rejo in t les
enfants qui se bousculent à l ’écurie pour apercevoir deux drom adaires,
« charm antes bêtes au pelage blanc, d 'u n e légèreté extraordinaire, et dont
le col de cygne balance une tête m ignonne aux grands yeux de gazelle » 6.
O n fait la queue devant le pavillon consacré au canal de Suez. Ferdi­
nand de Lesseps en personne explique le projet, à l'aide d ’un immense plan
en relief, sur lequel figurent, en m odèle réduit, des dragues, des chalands,
des w agonnets... Un dioram a, réalisé par le directeur de l’Opéra, m ontre
d e petits bateaux traversant déjà une partie de l ’isthm e. C ette dém onstra­
tion vaudra, bien sûr, à la Com pagnie l’une des m édailles d ’or de l ’Expo­
sition.
Le khédive reçoit le Tout-Paris dans un bâtim ent de style arabe, som p­
tueusem ent décoré. O n y entre p ar une porte à double battant, chargée
d ’arabesques et rehaussée d ’ivoire, d ’ébène et de bronze. C ertaines boise­
ries ont été prélevées dans des palais du C aire. Six lam pes de m osquée
pendent du plafond et un m agnifique Coran enlum iné, relié de m aroquin
rouge, s’offre aux yeux des visiteurs. Du m arbre partout, et de toutes les
couleurs. Les notables français sont charm és par le petit-fils de M oham ­
m ed A li, qui s’entretient avec eux, assis sur son divan et fum ant le nar-
guilé. « Ism ail pacha parle le français le plus pur, sans le m oindre accent »,
précise Le M oniteur.

5. Henri Wallon, Notice sur la vie et les travaux de M ariette pacha, Paris. 1883.
6. Théophile Gautier, L’Orient, vol. II.

155
DE GRANDES AMBITIONS

La momie dém aillotée

Q uelques privilégiés - savants, m édecins, écrivains ou artistes - ont


droit à une séance de dém aillotage d ’une m om ie dans la salle des collec­
tions anthropologiques. D ans leur Journal, les frères G oncourt en font
une description hallucinante : « En travers, jetée sur une table, la m om ie
q u ’on va débandeletter. Tout autour, se pressant, des redingotes décorées.
E t l ’on com m ence l ’interm inable développem ent de la toile em m aillotant
le paquet raide. C ’est une fem m e qui a vécu il y a quatre m ille a n s ...
O n déroule, on déroule toujours, sans que le paquet sem ble dim inuer, sans
q u ’on se sente approcher du corps. Le lin paraît renaître et m enace de
ne jam ais fin ir sous les m ains des aides, qui le déroulent sans fin . U n
m om ent, p our a ller plus vite et p our dépêcher l ’étem el d éballage, on
la pose sur ses pieds, qui cognent sur le plancher com m e un bruit d u r de
jam bes de bois. Et l ’on voit tournoyer, pirouetter, valser affreusem ent,
entre les bras hâtés des aides, ce paquet qui se tient debout, la m ort dans
un ballot. On la recouche et on déroule en co re... » Sous chaque aisselle
de cette reine m orte se trouve une fleur. « D es fleurs de quatre m ille ans »,
com m entera, dans L'O rient, un Théophile G autier bouleversé.
Les G oncourt fouillent du regard l ’assistance, cherchant déjà les adjec­
tifs q u ’ils consigneront le soir m êm e dans leur Journal. M axim e du Cam p
n ’a-t-il pas aperçu une lueur sous le m enton de la m o rte? Le voilà qui
se précipite. « Il crie : “Un collier !” E t avec un ciseau, dans le pierreux de
la chair, il fait sauter une petite plaque en or, avec une inscription écrite
au calam e, et découpée en form e d ’é p erv ier... » L ’opération continue.
Pinces et couteaux descendent sur ce corps desséché, dénudent la poitrine.
« Dum as fils, venu pour représenter ici l ’esprit du xixe siècle, cherche
à faire un bon m ot de P aris, ne le trouve pas et s ’en va. U ne dernière
bande, arrachée de la figure, découvre soudainem ent un œ il vivant et qui
fait peur. Le nez apparaît, cam ard, brisé et bouché par l ’em baum em ent;
et le sourire d ’une feuille d ’or se m ontre sur les lèvres de la petite tête,
au crâne de laquelle s'effilochent des petits cheveux courts, q u ’on dirait
encore avoir la m ouillure et la suée de l’agonie. » De leur plum e terrible,
les G oncourt concluent : « E lle était là, étalée sur cette table, frappée
et souffletée en plein jour, toute sa pudeur à la lum ière et aux regards.
O n riait, on fum ait, on causait. » Étrange rencontre franco-égyptienne...
La fam ille im périale a droit, elle aussi, à un dém aillotage. Le 28 ju in ,
on ouvre en son honneur une m om ie vieille de vingt-sept siècles. Le
prince im périal est particulièrem ent intéressé par l ’opération : il em por­
tera m êm e une partie des b andelettes... Sa m ère, Eugénie, « connue pour
sa délicatesse très relative, dem ande sans détour à Ism aïl pacha de lui
offrir les bijoux d ’A ahhotep. Un peu désarçonné par cette audace char­
m euse, le vice-roi n ’ose pas un refus brutal et répond : “U y a quelqu’un
de plus puissant que m oi à Boulaq, c ’est à lui q u ’il faut vous adresser.”

156
L'EXPOSITION UNIVERSELLE

A lo r s com m ence un ballet de courtisans autour de M ariette1... ». Le gar­


d ie n d u patrim oine égyptien oppose un refus catégorique, bien q u ’on lui
f a s s e m iro iter le titre de conservateur du Louvre et les appointem ents
a ffé re n ts . « M ariette ne dissim ula pas un instant q u ’en m anquant de com ­
p la is a n c e il avait affaibli beaucoup sa position, m ais il ne regretta jam ais
c e q u ’il avait fait, assure M aspero. C ertes, il eût aim é voir au Louvre,
à c ô té d es trophées du Serapeum , ces m onum ents q u ’il aim ait plus que
s e s p ro p res enfants, m ais la France l ’avait cédé à l'É g y p te pour q u ’il
c o n s e rv â t les antiquités sur le sol m ême qui les avait portées ; son devoir
é ta it d e les défendre fidèlem ent, envers et contre tous, même contre ses
c o m p a trio te s78... »

L es largesses d’un prince oriental

A d éfau t de bijoux pharaoniques, Ism ail, grand seigneur, offre à la


fa m ille im périale la dahabiah luxueuse q u ’il a fait venir spécialem ent
d ’É gypte. Ce grand bateau à voile triangulaire, am arré près du pont d ’Iéna
p e n d a n t toute la durée de l ’E xposition, a été rem orqué d ’A lexandrie
à M a rse ille, pour em prunter ensuite canaux et fleuves ju sq u ’à Paris.
L e s Français apprennent par les journaux que la princesse M athilde est
m o n té e à bord et s ’est rendue ju sq u ’à Saint-C loud, escortée par douze
N u b ien s en tenue d ’apparat, qui ont descendu la Seine à l ’aviron.
L a presse parisienne suit pas à pas ce souverain oriental, si à l ’aise
à P a ris. O n le voit partout : dans les m usées et à l ’O péra, au Jardin
d ’acclim atation com m e au steeple-chase de Vincennes. On apprécie ses
m a n iè re s charm antes, son hum our. Le F igaro raconte com m ent, pour
p a sse r inaperçu, « il ôte brusquem ent son tarbouche et tire de dessous
so n paletot un chapeau à ressort, plat com m e une galette », q u ’un coup
d e p o in g fait bondir. Les com m erçants espèrent sa venue. N ’a-t-il pas
com m andé à un tailleur, en une seule visite, quatorze douzaines de panta­
lo n s, huit douzaines de gilets et autant de redingotes assorties ?
A près l'E xposition universelle, Ism aïl va faire une cure à Vichy et, là
a u ssi, ne passe pas inaperçu. Ses prodigalités im pressionnent. Il dédom ­
m ag e un caissier dévalisé, fonde une rente perpétuelle pour un orphelin et
fin an ce même une église en construction... De retour à Paris, après une
v isite officielle en G rande-Bretagne, le khédive offre 20 000 francs pour
les pauvres, crée une bourse pour un étudiant, puis une deuxièm e, fait
au ssi quelques em plettes, achetant notam m ent quatre-vingts robes pour
son harem 9. Les chroniqueurs m ondains notent q u ’il a assisté pour la troi­
sièm e fo is à la représentation de L a G rande D uchesse de G erolstein,

7. Élisabeth David. M arient pacha. Paris. Pygmalion, 1994.


8. Gaston Maspero. « Mariette (1821-1881) », in Bibliothèque égyptologique. 18,1904.
9. Georges Douin, Histoire du règne du khédive Ismaïl. op. cil.

157
DE GRANDES AMBITIONS

interprétée par M lk Schneider, sa m aîtresse du m om ent II n ’est pas le pre­


m ier à honorer cette jo lie fem m e dont la loge a été surnom m ée « le pas­
sage des princes » ...
Un accueil triom phal attend Ism aïl à A lexandrie, où trois jours d e feux
d ’artifice e t d ’illum inations ont été prévus. Aux consuls généraux, venus
lu i so u haiter la bienvenue e t le féliciter p o u r son titre de kh éd iv e, il
annonce solennellem ent, le 13 septem bre 1867 : « Je vais m ’appliquer à
donner de la grandeur et de la prospérité à l ’Égypte. » Tout un program m e,
com m e on va le voir !
7

Ismaïl le Magnifique

« M on pays n ’est plus en A frique. N ous faisons partie de l’Europe. »


Q ue n ’aura-t-on cité cette phrase du khédive Ism aïl ! Bien après sa m ort,
d an s les années 1910, elle figurera m êm e chaque jo u r en prem ière page
du Jo u rn a l du C aire, l ’un des principaux quotidiens francophones de la
cap itale. L ’a-t-il réellem ent prononcée? Elle correspond parfaitem ent, en
to u t cas, à son état d ’esprit en septem bre 1867. Tout l ’incite à « donner de
la grandeur » à l ’Égypte : son titre de khédive, le gouvernem ent hérédi­
ta ire assuré à sa fam ille, l ’accueil q u ’il a reçu en France com m e en
G rande-B retagne et ce q u ’il a vu dans un Paris haussm annien en pleine
transform ation.
Le changem ent se m anifeste au ssitô t. A u p alais de R as-el-T ine, à
A lexandrie, de nouveaux dom estiques font leur apparition : des laquais
poudrés, en culotte courte et livrée rouge et or. L ’entrée des appartem ents
est com m andée par un huissier vêtu de noir, avec chaîne sur la poitrine et
épée au côté. B ientôt, on verra Son A ltesse dans une voiture découverte,
tirée par des chevaux percherons harnachés à la française et m ontés par
des postillons. L ’équipage n ’est plus précédé de saïs pieds nus m ais de
piqueurs à cheval.
« Le vice-roi se rapproche beaucoup de la colonie européenne et fait
tout pour favoriser les m œ urs et les coutum es de l’Europe, écrit le consul
d e F rance. Au C aire, ses fem m es et ses filles sortent com m e lui dans
d es v o itu res ferm ées ou ouvertes du style le plus élég an t, conduites
p ar des cochers français et anglais ayant le chapeau et la cocarde, avec
des valets de pied ou des groom s habillés à la dernière m ode. » Le diplo­
m ate fait état d ’une confidence d ’Ism aïl à l ’un de ses m inistres : « Je
veux tout faire pour am ener en É gypte le flot européen. Lui seul peut
nous pousser, nous faire m archer, nous aider à faire entrer la civilisation
en Égypte. »
Les Français de passage, invités à déjeuner au palais d ’Abdine, se sentent
com m e chez eux. « On se m it à table à m idi, raconte un visiteur. On servit,
avec une m ise en scène parisienne et élégante, un beau déjeuner à la fran­
çaise, sans luxe exagéré et n ’ayant d ’oriental que le pilaw , m ets national
e t q u o tid ien à la tab le du khédive. D es vins ex cellen ts étaien t passés.

159
DE GRANDES AMBITIONS

com m e en F ran ce... A près le déjeuner, on passa au salon pour le café et


les c ig a res'. » Si les invités égyptiens portent, com m e le vice-roi, la stam -
bouline turque (cette redingote à collet étroit, boutonnée de haut en bas) et
sont co iffés du tarbouche, les valets de pied arborent l'h a b it v e rt, la
culotte rouge et les bas de soie blancs. N aturellem ent, l'eu ro p éan isatio n
n'em pêche pas le khédive de conserver son harem et ses eunuques, de
tra ite r en esclav es les fellah s q u ’il em ploie - ou réquisitionne - p o u r
travailler dans ses dom aines.

Le Caire, à la manière d’Haussmann

A P aris, IsmaÜ a été im pressionné p ar les innovations urbanistiques.


U aim erait bien que Le C aire s'e n inspire, pour donner la m eilleure im age
aux invités étrangers lors de l ’inauguration du canal de Suez, prévue en
1869. C ela l ’incite à poursuivre la m odernisation d éjà engagée depuis
son arrivée au pouvoir, m ais aussi à prendre de nouvelles décisions.
Le Français Lebon e st invité à éclairer Le C aire au gaz, après av o ir fait
de m êm e à A lexandrie. Un autre Français, C ordier, obtient en 1865 la
distribution de l'e a u dans la capitale. L 'u n des prem iers quartiers à béné­
ficier de ces nouveautés est l ’Ism aïlia, qui porte le nom de son fondateur.
Le vice-roi a voulu exploiter de vastes terrains abandonnés, situés entre
l'E zbékieh e t les palais de la rive du N il : nivelés et divisés en lots, ils
ont été donnés gratuitem ent à toute personne s ’engageant à y b â tir un
im m euble d 'a u m oins 2 000 livres. C ’est un succès. N om bre de m aisons
cossues voient le jour. D es avenues om bragées, se coupant à angle droit
ou en oblique, convergent vers les deux ronds-points principaux. C e quar­
tie r n ’e st pas seulem ent le cap rice d ’un souverain, m ais le v éritab le
em bryon de la ville m oderne 12.
Ism aïl aurait pu s'e n ten ir à des initiatives de ce genre, m ais sa folie
des grandeurs l'e n tra în e plus loin. A P aris, il a v isité les ch an tiers
d ’H aussm ann, discuté avec plusieurs ingénieurs et architectes, notam m ent
B arillet-D escham ps, le créateur du Bois de B oulogne. C 'e st à lui q u 'il va
faire appel pour transform er l'E zbékieh. C es huit hectares, au cœ ur de la
capitale, étaient jad is noyés par les eaux du N il une partie de l'an n ée. Les
luxueuses dem eures orientales dont la place é tait entourée se tran sfo r­
m aient alors en palais vénitiens, et le lac accueillait des fêtes nautiques
et des illum inations aux flam beaux. « En hiver, quand les eaux se reti­
raient, l'étan g devenait un cham p de verdure, d ’où ém ergeait le som bre
feuillage des sy co m o res3. » D epuis son assèchem ent p ar M oham m ed
A li, l'E zbékieh était un m agnifique jard in sauvage en pleine ville, e t un

1. F. de Carcy, De Paris en Égypte. Souvenirs de voyage. Paris, 1875.


2. Marcel Clerget, Le Caire. 1934, t. II.
3. Arthur Rhôné, Coup d ’a il sur l’état du Caire ancien et moderne, Paris, 1882.

160
ISMAÏL LE MAGNIFIQUE

coupe-gorge la nuit. Ism aïl a com m encé à l’am énager à sa m anière, m ais
B arillet-D escham ps reprend tout de zéro, pour en faire un parc à la pari­
sien n e, ceinturé de hautes grilles et traversé de routes bordées de trottoirs.
D es arb re s m ajestueux cèdent la place à « des réverbères en form e de
tu lip e s géantes, aux pétales de verre coloré, aux feuillages de fo n te 4 ».
U ne riv ière, un lac, une cascade, une grotte, un belvédère, un pavillon
de photographie, un débit de liqueurs e t de sirops, un kiosque de tir pour
am ateu rs, des chevaux de b o is... Seuls quelques gom m iers m ajestueux
rap p ellen t q u ’on est en Égypte. E t, à l ’heure de la prom enade, sous le
k iosque à m usique, il arrive que l ’orchestre m ilitaire joue aussi quelques
airs orientaux.
A li M oubarak, un brillant intellectuel form é à Paris, élabore une réor­
g an isatio n urbaine du C aire, accom pagnée d ’un nouveau découpage
adm in istratif. M ais le khédive ne dispose que de deux ans à peine avant
l ’inauguration du canal de Suez. N ’ayant ni le tem ps ni les m oyens néces­
saires p o u r transform er la ville ancienne, il se contente de plaquer une
façade européenne sur certains quartiers. O n perce des avenues, on détruit
d e s b âtim en ts, on les reco n stru it à la va-vite dans un sty le italien . D e
v ie ille s m osquées, aux couleurs passées, m êlant le rose à l ’ocre, sont
repeintes de m anière éclatante avec des zébrures blanches et ro u g es3...
L e P rogrès égyptien, hebdom adaire créé par des Français, se'g au sse
de to u tes ces initiatives avec une étonnante liberté de ton. Son hum our
co rro sif e t ses insinuations lui valent parfois la colère du khédive et des
sanctions, m ais il va pouvoir se déchaîner pendant trois ans, de 1868 à
1870, en attendant que d ’au tres jo u rn au x prennent la relève. Pendant
ce tem ps, un ju if nationaliste égyptien, Y aacoub Sanoua, ex ilé à P aris,
publie une feuille au vitriol agrém entée de dessins satiriques, le Journal
<fA bou N addara, qui fustige la politique d ’Ism aïl.
L es Français d ’Égypte ont-ils des raisons de se p lain d re? Le khédive
pourvoit m êm e à leurs loisirs. Pour suppléer au m anque de théâtres de la
ville du C aire, il en fait construire un, en quelques sem aines, au début de
1869. Q uatre loges sont réservées au souverain et aux dam es du harem .
Le rideau, où brille son chiffre, ainsi que les fauteuils de l ’orchestre ont
été com m andés à Paris. Ce théâtre construit en bois est inauguré avec une
représentation de La B elle H élène. Le m ois suivant, un cirque ouvre ses
portes. Son exploitation a été confiée à un Français, Rancy 6.
A la fin des années 1860, dans ce pays de S m illions d ’habitants, les
résidents français sont près de 15000 (pour une population européenne
totale évaluée à 150000 personnes). Au C aire com m e à A lexandrie - et,
bien sûr, à Port-Saïd et Ism aïlia - , les Français sont présents dans tous
les secteurs économ iques. Us occupent égalem ent des postes clés dans

4. Ibid.
5. André Raymond, Le Caire, Paris, Fayard, 1993.
6. Georges Douin, Histoire du règne du khédive Ismaïl. Rome, 1933-1938,1 .11.

161
DE GRANDES AMBITIONS

rad m in istratio n . D es officiers (B em ardy, L arm ec, M iicher, P rinceteau,


R apatel, Perrin) ont pris la relève de Solim an pacha com m e instructeurs
de l ’arm ée. D es m édecins (G aillardot, G astinel, Perron) dirigent l ’É cole
de m édecine, les hôpitaux ou le C onseil de santé, à la suite de C lot bey.
D es ingénieurs (B oinet, B arrais, V entre) trav aillen t dans le silla g e de
L inant de B ellefonds, lequel occupera un tem ps le poste de m inistre d es
Travaux publics. D es Français dirigent aussi l ’É cole norm ale (P e ltier),
l’Im prim erie nationale (Chelu) ou sont inspecteurs de l’instruction publique
(B ernard, M irguet).

Polkas et TeD eum dans le désert de Suez

L a p rincipale activ ité française en É gypte est, bien sûr, le can al


d e Suez. Tous les regards sont tournés vers l ’isthm e, où F erdinand de
L esseps e t ses ingénieurs ont changé de rythm e : on ne creuse p lu s à
la force du bras, m ais au m oyen d ’im posantes m achines, dont les u tili­
sateurs sont aussi fiers que les concepteurs. Le « génie » français e st à
l ’honneur, dans tous les sens du m ot, à une époque où la Science, le P ro­
grès et l ’Industrie portent des m ajuscules. U faut voir avec quel lyrism e on
célèbre les fam euses « dragues à long couloir » de M M . B orel e t L aval-
ley ! « Figurez-vous, dit L esseps à ses actionnaires, une fois et dem ie la
longueur de la colonne Vendôme, coupée p ar le m ilieu, appliquée au haut
de la drague p ar un bout, déversant par l ’autre, au loin, les produits du
dragage, et form ant au m ilieu du canal com m e un p o n t volant. L es
dragues pourvues de cet appareil ne déversent pas les déblais, com m e le
font les dragues ordinaires, dans des bateaux qui viennent les accoster.
E lles am ènent d ’un seul je t les déblais directem ent sur les berges, et cela à
des distances de 60 à 70 m ètres. C e résultat, ju sq u ’ici sans précédent, est
obtenu p ar l ’adjonction à la drague d ’un long couloir, véritable aqueduc
m étalliq u e... » E t le président précise sous les applaudissem ents : « De
Port-Saïd à Suez, le canal m aritim e est attaqué sur toute la ligne, à toute
profondeur, à toute largeur » 7.
La population régulière de l’isthm e atteint désorm ais 19 000 personnes,
en com ptant les fem m es e t les enfants. Les contingents de fellahs réqui­
sitio n n és ayant été rem placés p ar des o uvriers de to u tes n atio n alités,
les chantiers sont des sortes de B abel où l ’on s ’interpelle en plusieurs
langues. Le patron d ’une drague peut ê tre français, italien ou grec ; le
m écanicien, anglais ou allem an d ; les chauffeurs et les m atelots sont
grecs, m altais ou égyptiens. C e personnel, affirm e L esseps, s ’est fondu de
m anière rem arquable. « C ’est un des plus heureux dons du caractère et
de l ’esprit français de produire cette fusion. *

7. Rapport présenté à l'assem blée générale de la Compagnie universelle de Suez, le


1« août 1866.

162
is m a Il l e m a g n if iq u e

L ’épidém ie de choléra de l ’été 1865 fait fu ir de nom breux ouvriers de


l ’isthm e, qui se ruent à Port-Saïd sur des bateaux. M ais, après cette catas­
trophe - m arquée par des actes d ’héroïsm e et la m ort de plusieurs m éde­
cin s d e la C om pagnie - , tout rentre dans l ’ordre. Le nom bre d ’ouvriers
augm ente m êm e, les fuyards ayant fait de la propagande e t ram euté des
c a n d id a ts... Le 15 août 1865, la Saint-N apoléon est m arquée par la pre­
m ière jo n ctio n in directe en tre les deux m ers : un convoi de charbon,
ch arg é su r la M éditerranée, fran ch it la portion de canal m aritim e d éjà
creu sée puis, sans transbordem ent, em prunte le canal d ’eau douce pour
attein d re Suez. L es m inistres des différents cultes bénissent le convoi.
M esse e t Te D eum à la paroisse Sainte-Eugénie d ’Ism aïlia.
L es obstacles ne m anquent pourtant pas. Au début de 1866, les ingé­
nieurs se heurtent à un rocher récalcitrant, d ’environ 25 000 m ètres cubes.
P o u r le faire sauter, la C om pagnie doit recruter des m ineurs spécialisés
d ans le Piém ont. Plus de 600 ouvriers s ’attaquent à ce banc et réussissent
à le vaincre. En m ars, arrive enfin une bonne nouvelle de C onstantinople :
la p u b licatio n du firm a n ... au to risan t le percem ent du canal de Suez.
C ’e s t la fin des h o stilités. Ferdinand de L esseps reço it la M edjidieh
o tto m an e en m êm e tem ps que le grade de com m andeur de la L égion
d ’honneur.
Ism aïlia, siège de l ’adm inistration centrale de la C om pagnie, est déjà
une charm ante bourgade de 4 0 0 0 habitants, surnom m ée « la Venise du
d ésert ». A défaut de m er, elle donne sur le lac Tim sah, où a été installé un
établissem ent de bains. La ville principale - à laquelle s ’ajoute un quartier
grec e t un village arabe - est française ju sq u 'a u bout des ongles. O n a
p lan té des palm iers su r la place C ham pollion. D ans l ’ég lise, de sty le
gothique, dédiée à saint François de Salles, deux coquillages de la m er
R ouge, scellés dans le m ur à l ’entrée, font office de bénitier. L es com ­
m erces ne m anquent pas, il existe m êm e une B elle Jardinière à Ism aïlia.
D ans le quartier d it « des garçons », des m aisonnettes sont réservées aux
célib ataires. Les ingénieurs, techniciens e t em ployés qui ont fait venir
fem m e e t enfants ont droit à des habitations plus vastes, avec des véran­
das en bois.
D eux bals sont donnés chaque année p ar la direction générale de la
C om pagnie. O n y danse des polkas et des quadrilles, accom pagnés par un
piano, des violons, deux cornets à p isto n ... Le reste du tem ps, on se reçoit
les uns chez les autres, pour faire de la m usique, réciter des poèm es, jo u er
aux cartes ou aux charades. D es régates sont organisées sur le lac Tim sah,
avec des équipes concurrentes venues de Port-Saïd. Les vainqueurs voient
leu r nom im prim é dans le Journal de V union des deux m ers, édité à Paris.
Q uant aux chasseurs, ils ont tout le désert pour eux. Chaque coup de fusil
fait lever une arm ée de flam ants roses au-dessus du la c ...

163
DE GRANDES AMBITIONS

Le premier collège des frères

Si l’isthme de Suez est un petit coin de France, Le Caire et A lexandrie


connaissent une influence française croissante. On le voit à la naissance
des prem ières écoles, comme celle du Bon-Pasteur, créée pour les filles
en 1845 par des religieuses d ’Angers. C ertes, les Français ne sont ni les
prem iers ni les seuls à prendre des initiatives dans ce dom aine : les A rm é­
niens, les Grecs, les Italiens, ainsi que la comm unauté juive avaient déjà
ouvert en Égypte de petits établissem ents scolaires sous le règ n e de
Mohammed Ali. M ais une nouvelle dim ension est donnée à l’enseigne­
m ent, à partir de 1854, quand des religieux français, les frères des É coles
chrétiennes, inaugurent leur prem ier collège au C aire. Il ne s ’ag it plus
d ’une initiative com m unautaire, à usage interne en quelque sorte, m ais
d ’une form ation destinée à des élèves de toutes origines nationales e t de
toutes religions.
Les débuts de cette entreprise sont racontés de m anière pittoresque
dans un document com m ém oratif8 : « Aux prem iers jours de février 1854,
quatre disciples de saint Jean-B aptiste de La Salle abordent au C aire
par la petite gare de Bab-el-H adid. A ussitôt, ils reçoivent l ’hospitalité
des révérends pères franciscains qui les avaient appelés et, pendant que
les cloches sonnent à toute volée, l ’église de l’Assom ption retentit d ’un
fervent Te D ewn. La cérém onie term inée, les quatre frères des É coles
chrétiennes prennent possession de leurs locaux à D arb-el-G uéneina, au
centre grouillant de la vie com m erciale du Caire. Q uatre salles vides, bien
étroites, voilà les classes; à l ’étage supérieur, auquel on accède p ar un
escalier branlant, des murs lézardés, des salles plus exiguës encore : voilà
leur dem eure... » Une souscription perm et de recueillir l’argent néces­
saire et d ’ouvrir l’établissem ent le 15 février 1854.
« Le grain de sénevé allait devenir un grand arbre. Tous les oiseaux
du Bon Dieu, sans distinction, viendront s ’y abriter. B ientôt, dans tout
Le Caire, on ne paria que de la grande école : “M adrassat E l-K ibira”, si
bien que le souverain, Saïd pacha, digne fils de l ’illustre M ohammed A li,
se fit informer. Le consul de France lui rem it un rapport des plus élogieux.
Que faire en faveur de ces hom mes qui avaient abandonné leur p atrie
bien-aim ée pour venir en cette terre étrangère ? Le représentant du grand
em pereur de France dem andait seulem ent pour ses protégés un terrain
vaste où ils pourraient installer une plus grande école. Le vice-roi laissa
libre choix parmi ses domaines. Un amas de ruines, non loin de l’école,
retint l’attention des frères. Non seulem ent le prince ratifia le choix, m ais
il tint à participer aux fiais de déblaiem ent. »
Saïd a participé, en effet, largem ent à la création de ce collège de
Khoronfish. D ’autant plus largement qu’il a négligé les écoles publiques

8. Frères des Écoles chrétiennes. Souvenir du centenaire. Le Caire, 1947.

164
ISMAÏL LE MAGNIFIQUE

égyptiennes. Selon un chercheur anglais, « la som m e d ’argent q u ’il donna


aux frètes du C aire et aux Italiens d ’A lexandrie était probablem ent supé­
rieu re à ce q u ’il dépensa pour son budget d ’enseignem ent tout au long de
son rè g n e 9 ». Son successeur, Ism aïl, développe, en revanche, les établis­
sem ents secondaires publics, sous l ’im pulsion de deux anciens m em bres
des M issions scolaires égyptiennes en France : le célèbre R ifaa el-lh h taw i
e t A li M oubarak. C ela ne l ’em pêche pas de soutenir les frères, auxquels il
c o n fie l ’éducation de douze jeu n es m am elouks. De m êm e o ffrira-t-il,
q u elq u es années plus tard , un terrain aux jésu ites, appelés eux aussi à
c ré er d es collèges.
L 'épidém ie de choléra qui s ’abat sur l ’Égypte en 1865 donne aux frères
l ’occasion de se distinguer et de consolider définitivem ent leur position.
D ans une capitale que tout le m onde fuit - Ism ail pacha lui-m êm e choisit
prudem m ent de p a rtir à l ’étran g er - , les religieux français ouvrent un
dispensaire avec la collaboration des pères de la Terre-Sainte, des soeurs
d e Saint-Joseph e t du Bon-Pasteur. « Deux fois par vingt-quatre heures,
les salles voyaient se renouveler leur funèbre clientèle. O n n ’en sortait
guère que pour prendre place dans le lugubre tom bereau faisant office de
corbillard. Du m oins, les m ourants avaient la consolation de recevoir des
soins quasi m aternels avec le baum e des secours religieux dont le récon­
fo rt est si puissant en ces redoutables m om ents. En m oins d ’une sem aine,
tro is religieuses du B on-Pasteur succom bèrent, m artyres de la charité. Par
une sorte de m iracle, aucun frère ne fut atteint, non plus que les élèves
internes qui étaient dem eurés au collège au nom bre d ’une trentaine. O n
a ttrib u a cette p ro tectio n m erveilleuse au S acré-C œ ur de Jésus auquel
la com m unauté s ’était consacrée depuis le début du flé a u 10. » Tous les
vendredis désorm ais, pendant des décennies, un salut au Saint Sacrem ent
com m ém orera cet événem ent, dans la chapelle où a été placée en ex-voto
une m édaille d ’honneur décernée p ar N apoléon III.

L’éducation parisienne du prince Hussein

L e khédive se soucie de l ’éducation de ses propres fils, tout en


l ’exploitant à des fins politiques. Si le prince héritier, Tewfik, poursuit sa
form ation en Égypte, avec des professeurs particuliers, H ussein et Hassan
sont envoyés en Europe au cours de l'an n ée 1868. Le prem ier ira à Paris,
« parce que l ’on y reçoit la m eilleure éducation » et parce que Ism aïl veut
flatter l ’em pereur ; le second ira à Londres, pour ne pas vexer les A nglais,
e t on fera d ’ailleu rs en so rte de lui donner exactem ent le m êm e train
de vie.

9. J. Heywonh-Dunne, An Introduction to the History o f Education in Modern Egypt.


Londres, Luzac, 1939.
10. Frères des Écoles chrétiennes. Souvenir du centenaire, op. cit.

165
DE GRANDES AMBITIONS

C ’est le m inistre des A ffaires étrangères en personne, N ubar pacha, qui


est chargé de préparer l’arrivée des princes en Europe. Le khédive l ’en ­
voie à Paris et, du C aire, suit pas à pas cette affaire, échangeant d e
longues lettres avec son m inistre, dans lesquelles le m oindre d étail e st
précisé ". 11 s’agit bien d ’une opération politique : au-delà de son souci de
soigner les relations franco-égyptiennes, Ism ail espère que l ’im pératrice
Eugénie viendra inaugurer le canal de Suez l’année suivante.
Au général Fleury, aide de cam p de l'em pereur, il dem ande d e b ien
vouloir surveiller personnellem ent l’éducation de Hussein, pour lui faire
acquérir « toutes les brillantes qualités que doit posséder un jeune prince »
et lui « faciliter l ’accès dans la m eilleure société de Paris ». N ubar e t
Fleury consacrent plusieurs séances de travail aux m odalités d e cette
entreprise. Il est décidé que H ussein suivra le m êm e systèm e q u e le
prince impérial. Pour précepteur, Nubar souhaite un colonel, de m anière à
« avoir le même grade » que le professeur du prince H assan à L ondres.
M ais Fleury lui explique que les grades sont différents en France e t en
Angleterre : « Vous pouvez avoir des colonels jeunes en A ngleterre ; on y
avance par achat de grades. Ici, si c ’est un colonel, ce ne pourrait être
q u ’un vieux colonel et plus bon à rien. D ’ailleurs, un com m andant en
France équivaut à un colonel anglais. » Finalem ent, Napoléon 111 choisit
lui-m êm e le « gouverneur» : ce sera le com m andant C astex, de l ’état-
major, qui « doit bientôt passer lieutenant-colonel ».
Lettre du khédive à son m inistre : « L’installation de H ussein pacha
doit être proportionnée à son rang ; il aura un hôtel, loué si c ’est possible
pour quatre ans, un m aître d ’hôtel, des dom estiques en nom bre suffisant,
trois voitures (victoria, coupé, landau), sept chevaux, y com pris les che­
vaux de selle et celui du gouverneur; je ne veux pas néanm oins un luxe
exagéré ressem blant à de la profusion... » Réponse du m inistre au khé­
dive, après consultation du général Fleury, qui a trouvé un hôtel particu­
lier sur le boulevard Saint-Germ ain : « Le service de l’hôtel sera com posé
de : un prem ier m aître d ’hôtel, un deuxième m aître d ’hôtel, un argentier,
deux valets de pied, deux hom mes de peine, une lingère, un p rem ier
cocher chef du service, un petit cocher, quatre palefreniers dont un servira
de groom pour suivre à cheval, huit chevaux, dont cinq de voiture e t trois
pour monter, trois voitures, un break. » Surtout pas de luxe ex ag éré...
Le programme des études a été établi avec soin : « Point d ’instruction
spéciale, c ’est-à-dire technique. Instruction générale, de m anière à form er
un prince et un homme d ’Etat. Pour cela, grande attention à faire à une
connaissance approfondie de l ’histoire raisonnée. Étude des sciences
naturelles e t exactes, de m anière à ce que le prince ne soit étranger à
aucune invention, à aucun progrès m atériel, et, enfin, étude profonde de la
littérature française, qui comprend les traductions latines et grecques, afin I.

II. De larges extraits de ces lettres sont cités par F. Van den Bosch, Vingt Ans t f Égypte,
Paris. 1932.

166
ISMAIL LE MAGNIFIQUE

d 'en treten ir, chez le prince, ce feu sacré qui vivifie tout, sciences exactes,
com m e sciences naturelles. »
H u ssein et H assan sont présentés à l ’em pereur et à l’im pératrice le
24 octobre 1868 au palais de Saint-Cloud. Rapport très positif de Nubar :
« S i les princes ont été enchantés de leur entrevue, l'em pereur et l'im pé­
ratrice les ont trouvés très bien élevés, très comme il faut et ils leur ont
p lu beaucoup. » Hussein (futur sultan d'É gypte) devient le compagnon de
je u du prince im périal. Et, en m ars 1869, le m inistre peut télégraphier
triom phalem ent au khédive que l'invitation est acceptée : l'im pératrice
E ugénie participera aux cérém onies d ’inauguration du canal de Suez.
8

Eugénie sur la dunette

Le percement du canal de Suez progresse convenablement. En mars 1869,


le khédive se rend dans l’isthme - c ’est sa première visite - pour inaugurer
l ’entrée des eaux de la Méditerranée dans les lacs Amers. On l’y accueille
avec des arcs de triomphe et vingt et un coups de canon. « Son Altesse fut
reçue par les dames d ’Ismaïlia, précise le correspondant de L ’Isthme de Suez.
M 0* Voisin lui présenta un bouquet de fleurs nées dans les jardins de notre
désert, et, en même temps, La Fanfare, société formée par les employés de la
com pagnie, exécutait une cantate composée en l ’honneur du souverain de
l ’Égypte par MM. Thévenet et Lavestre, tous deux agents du télégraphe »
Les ingénieurs et em ployés du canal sont encore plus touchés par la
présence du prince de G alles (futur Édouard VII). Quelle revanche, après
tant de déclarations m éprisantes de l ’Angleterre ! Le prince ne cache pas
que, selon lui, lord Palm erston est « coupable d ’un lam entable défaut de
prévision ». Le m inistre britannique des A ffaires étrangères, lord Stanley,
a d ’ailleurs publiquem ent déclaré l’année précédente à des im portateurs
de coton : « Je n ’ai aucune espèce de doute sur l ’achèvem ent définitif du
canal de Suez. Il est évident qu’aucune nation ne profitera aussi largement
que la nôtre du trafic qui doit passer sur le canal. »
Les responsables des travaux ont rencontré des difficultés inattendues.
Sur beaucoup de points, dans la plaine de Suez notamment, les terrains se
sont révélés plus durs que les sondages ne le laissaient prévoir. Il a fallu
changer d ’urgence l ’organisation des chantiers et comm ander en Europe
des pom pes puissantes, des m illiers de wagons, des kilom ètres de rails.
C ela ne fait pas l’affaire de la Com pagnie, qui a déjà largement dépassé
son budget et a dû lancer un em prunt de 100 m illions de francs avec l’ap­
pui de l ’empereur.
M algré tout, le travail approche de son term e. « Nous n ’avons plus que
5 m illions de m ètres cubes à déblayer », précise Ferdinand de Lesseps, au
début d ’août, aux actionnaires. Provoquant des applaudissem ents nourris,
il annonce que l ’ouverture du canal de Suez a été fixée au 17 novembre
suivant. D ’ici là, le khédive sera revenu dans l ’isthme pour présider unI.

I. L’Isthme de Suez. Journal de T union des deux mers, mats 1869.


DE GRANDES AMBITIONS

autre événement : l’entrée des eaux d e la m er Rouge dans les lacs A m ers,
le 1S août, fête de Napoléon. Avec son lyrism e habituel, Ferdinand de
Lesseps lance le signai : « Il y a trente-cinq siècles, les eaux de la m er
Rouge se retiraient au commandement de M oïse. A ujourd’hui, su r l ’ordre
du souverain de l’Égypte, elles rentrent dans leur lit. » Une catastrophe
est évitée de justesse, les eaux bouillonnantes ayant em porté les talu s
et menacé de briser les chaînes des dragues. On réussit heureusem ent à
renforcer la dernière digue. Les flots s ’assagissent peu à peu et les eaux
des deux mers finissent par se confondre calm em ent.

Aux pieds de l’im p ératrice

Le canal ne sera pas term iné pour l ’inauguration : il restera encore


quelque 2,8 m illions de m ètres cubes à enlever. Sur certaines portions, la
profondeur dépassera à peine cinq m ètres, au lieu des huit prévus. M ais
tout le monde - les actionnaires comme le khédive - est pressé d ’ouvrir
la voie d ’eau. Ism aïl, oui veut faire des cérém onies une grande opération
de propagande pour l’Égypte et s’affirm er à cette occasion com m e souve­
rain à part entière, a écrit à toutes les têtes couronnées d ’E urope pour
les inviter dans la vallée du N il. Ne seront présents, finalem ent, outre
Eugénie, que l ’em pereur François-Joseph d ’A utriche, le prince ro y al de
Prusse, le prince et la princesse des Pays-B as, le prince de H anovre,
l ’ém ir Abdel Kader et quelques seconds couteaux. M ais, aux am bassadeurs
et délégués des différentes puissances, s ’ajouteront près de 900 invités,
savants, artistes, écrivains ou journalistes.
La délégation française - la plus nom breuse et la plus b rillan te -
compte au moins 275 personnes2. Toutes les grandes institutions y sont
représentées (l’Institut, le Collège de France, la m agistrature, l ’arm ée...),
ainsi que certaines écoles (comme Saint-Cyr), le Jockey Club, une dou­
zaine de quotidiens et les principales revues. Autant dire que la « couver­
ture » de l’événement va occuper une place considérable, en attendant la
publication de nombreux livres. Pas un seul saint-sim onien, en revanche :
Ferdinand de Lesseps n ’a pas eu l’élégance d ’inviter ses anciens adver­
saires, auxquels le Canal doit tout de m ême beaucoup. Il est v rai que
Prosper Enfantin a quitté ce m onde en 1865, pour rejoindre D ieu sait
quel au tre... Quelques années avant sa m ort, il aurait confié à M axim e
du Camp : « J ’ai été un vieux niais de m ’affliger, car tout ce qui est arrivé
a été providentiel ; entre mes m ains l ’affaire eût échoué... Je crois bien
que je serais resté dans le lac Tunsah et que je m ’y serais noyé et l’entre­
prise avec m o i... Je rem ercie Lesseps et je le bénis3. »

2. D’après la liste établie par Jean-Marie Carré, Voyageurs et Écrivains français en


Égypte, Le Caire, IFAO, rééd. 19S6, t. H.
3. Maxime du Camp, «Souvenirs... », Revue des Deux Mondes, 13 mai 1882.

170
EUGÉNIE SUR LA DUNETTE

L es in v ités débarquent à A lexandrie le 15 octobre, équipés p o u r la


p lu p art com m e pour une expédition équatoriale. T héophile G autier ne
se (n iv e pas d ’ironiser sur les coiffures de ses com pagnons de voyage,
cen sées les préserver de l ’insolation : « L es plus ordinaires étaien t des
casques à double fond en toile blanche, ouatée et piquée, avec un quartier
se rab attan t sur la nuque com m e les m ailles des anciens casques sarrasins,
une v isière en abat-jour doublée de vert, e t de chaque côté de la tête deux
p etits trous pour la circulation de l ’a ir4... » Q uant à l’ophtalm ie, elle se
com bat p ar un grand déploiem ent de lunettes bleues, « de lunettes à verres
enfum és com m e pour les éclipses, de lunettes avec des œ illères se pro­
lo n g ean t su r les branches e t s ’adaptant au tem ps ». O n n ’a pas oublié
les cab an s de flanelle blanche, les paletots de toile, les gilets de nankin,
« le s p an talo n s bouffants en trés dans les guêtres de c u ir m ontant ju s ­
q u ’aux genoux, les nécessaires de m aroquin, les étuis de jum elle passés
en sautoir, les fusils de chasse enveloppés dans leu r fourreau et jetés sur
l’é p a u le ... ».
L e khédive a dem andé à A uguste M ariette de servir de guide à 120 pri­
vilégiés qui ont droit à un voyage en H aute-Égypte avant l ’inauguration
du canal. L ’égyptologue a préparé à leur intention un petit livre, très péda­
gogique 5. T héophile G autier ne sera pas de la partie et ne visitera m êm e
pas l ’isthm e de Suez, après une vilaine chute dans le bateau, qui lui a valu
une fractu re du bras. C ondam né à l ’im m obilité, c ’est de la terrasse de
l ’hôtel Shepheard’s, au C aire, q u ’il décrira l ’Égypte, m ais ses lecteurs n ’y
p erd ro n t pas au change. L ’œ il du jo u rn aliste, allié à la sen sib ilité du
rom ancier, donne des pages d ’anthologie. Toute l ’Égypte sem ble défiler
devant la célèbre terrasse : effendis trottinant fièrem ent sur leur âne, por­
teurs d ’eau ployant sous le poids d ’une outre en peau de bouc, paysannes
m ajestueuses portant une jarre sur la tête, m ontreurs de singes, charm eurs
de serpents, « buffles aux couleurs d ’ardoise, aux com es renversées en
a rriè re » ...
L ’im pératrice E ugénie a quitté Paris accom pagnée d ’une nom breuse
su ite, dont une trentaine de dom estiques, et A lbert, le coiffeur de la Cour.
E lle fait escale à C onstantinople, où le sultan A bdel A ziz la reçoit avec
un luxe inouï, puis L ’A igle m et le cap sur A lexandrie. Les S 000 Français
d e la ville sont en pleine effervescence. U ne com m ission spéciale a été
co n stitu ée p our organiser une réception « digne de l ’im portance et des
sen tim en ts p atrio tiq u es de la colonie ». D es souscriptions sont reçues
au co n su lat, à la banque D ervieu, au café de F rance, à l ’hôtel A bbat,
au bureau du jo u rn al L e N il... L es locaux o n t été pavoisés e t tous les
m em bres de la nation « invités à illum iner ».
L e 23 octobre, dès 7 heures du m atin, c ’est la m obilisation générale.

4. Théophile Gautier. L’Orient, 1877.


5. M ariette pacha. Itinéraires de la H aute-Égypte, rééd. avec une préface de Jean-
Claude Simoén, Paris. Éditions 1900.

171
DE GRANDES AMBITIONS

F erdinand de L esseps et le consul p arten t su r un p etit v ap eu r à la


rencontre de L ’A igle, pour prendre des instructions. A 11 heures et dem ie,
on apprend q u ’Eugénie est partie pour Le C aire en train spécial, avec le
khédive, sans s ’arrêter à A lexandrie. La déception est im m ense. « C ’est
la politique qui a ferm é la bouche des canons de réjouissance, c ’est la
politique qui a soufflé les lam pions, s ’exclam e L e P rogrès égyptien. Q ue
de m ères avaient, ce m atin, h abillé leurs p etites filles, que de d am es
avaient essayé leur révérence devant leur m iroir, com bien les F rançais
ont-ils froissé de cravates, com bien ont-ils essayé d ’habits ! » La colonie
alexandrine ne verra sa souveraine que tro is sem aines plus tard , lo rs­
q u ’elle viendra sur place rattraper sa b év u e...
Le khédive est, paraît-il, aussi am oureux d ’Eugénie que l ’est le su ltan.
11 ne néglige rien, en tout cas, pour lui plaire. Ism aïl a m êm e dem andé
à son m inistre des A ffaires étrangères de recruter du personnel fém inin à
P aris en vue d ’une initiativ e am bitieuse : « 11 s ’ag issait, dans l ’esp ace
d ’un m ois qui nous séparait de l ’inauguration, de fonder, ouvrir e t faire
fonctionner une grande école de jeunes filles indigènes, pour la m ontrer à
l ’im pératrice », révèle N ubar pacha, sans préciser s ’il s ’est conform é à cet
o rd re 6.
Eugénie m anifeste le désir d ’assister à une noce égyptienne. « Q uelle
bonne fortune, m ajesté ! s ’écrie Ism aïl. Il y en a justem ent une ce so ir au
palais. » E t, aussitôt après avoir pris congé de l ’im pératrice, il convoque
un jeune fonctionnaire à qui il annonce : « Th te m aries ce soir. » C ’est
du m oins ce q u ’on raconte au C aire. Invérifiable. Les archives indiquent
seulem ent que, le 24 octobre, l ’im pératrice a assisté à une noce au palais
de la reine m ère.
U ne autre histo ire, peu croyable m ais rapportée avec beaucoup de
sérieux par des proches de la fam ille khédiviale, am usera longtem ps les
salons du C aire : « Savez-vous pourquoi la route des Pyram ides, am éna­
gée à l ’occasion du C anal, présente un coude abrupt à un certain endroit ?
Parce que Ism aïl, assis en voiture à côté de l ’im pératrice, espérait la voir
basculer dans ses b ra s... »
A ux T ùileries, avant de partir, E ugénie a fait appel à un jeune égyp­
tologue, G aston M aspero, pour q u ’il lui donne, ainsi q u ’à ses dam es de
com pagnie, quelques leçons su r la civ ilisatio n pharaonique. A u p alais
cairote de G uézira, ces dam es continuent leu r form ation avec A uguste
M ariette, avant de partir pour la H aute-Égypte. Le khédive accom pagne
son auguste in vitée ju sq u ’à A ssiout, e t c ’est le jeu n e prince H ussein,
l ’élève du général Fleury, qui lui sert de chevalier servant pendant le reste
du périple. L ’im pératrice retrouve à Louxor la joyeuse bande des Fran­
çais. Le therm om ètre indique 36 degrés quand arrive un télégram m e de
l ’em pereur précisant q u ’il neige à P a ris...

6. Nubar Pacha, Mémoires, introduction et notes de M irrit Boutros-Ghali, Beyrouth.


1983.

172
EUGÉNIE SUR LA DUNETTE

L ’O rie n t fondu d an s l'O ccid en t

L e 16 novembre, quatre-vingts navires de toutes nationalités se trouvent


d an s la rade de Port-Saïd, où L ’Aigle fait une entrée triom phale, sous des
salv es d ’aitillerie. Eugénie câble à Napoléon III : « Réception magique.
Je n 'a i rien vu de pareil de ma vie. » Elle est incontestablem ent la vedette
de cette semaine historique, éclipsant l’em pereur d ’Autriche, le vaillant
François-Joseph, qui a tenu à affronter une tem pête redoutable, au départ
d e Jaffa, pour être au rendez-vous. C ’est d ’ailleurs sur le quai Eugénie
q u ’est célébrée dans l’après-m idi une cérém onie religieuse, à la fois chré­
tien n e et m usulm ane, sans précédent en O rient. Si l ’oulém a de service
se m ontre rapide et discret, M*r Bauer, aum ônier des Tuileries, vêtu de
pourpre et coiffé d ’un bonnet carré, délivre un sermon aussi long qu’em­
phatique.
A près avoir salué Ism aïl et gratifié Eugénie d ’un com plim ent auda­
cieux (« Il sied bien à votre âme virile de faire les plus grandes choses
en silence »), l’ecclésiastique loue « cette généreuse et noble France, qui,
dans toutes les classes sociales, s ’est enthousiasm ée pour le percem ent de
l ’isthm e de Suez, a fourni ses m illions et ses bras, son intelligence et son
énergie, ses ingénieurs et ses travailleurs, son personnel et son m até­
rie l... ». M*r Bauer ne lésine pas sur les adjectifs : « Il est perm is d ’affir-
m er que l’heure qui vient de sonner est non seulem ent une des plus solen­
nelles de ce siècle, m ais encore une des plus grandes et des plus décisives
q u ’ait vues l ’hum anité depuis qu’elle a une histoire ici-bas. Ce lieu, où
confinent - sans désorm ais s’y toucher - l ’Afrique et l’Asie, cette grande
fête du genre hum ain, cette assistance auguste et cosm opolite, toutes les
races du globe, tous les drapeaux, tous les pavillons, flottant joyeusem ent
sous ce ciel radieux et immense, la croix debout et respectée de tous face
au croissant, que de m erveilles, que de contrastes saisissants, que de rêves
réputés chim ériques devenus de palpables réalités ! »
Les phrases grandiloquentes et un peu ridicules de l’aumônier des Tbile-
ries exprim ent bien pourtant l’esprit du temps : « Les deux extrémités du
globe se rapprochent ; en se rapprochant, elles se reconnaissent ; en se
reconnaissant, tous les hommes, enfants d ’un seul et même Dieu, éprou­
vent le tressaillem ent joyeux de leur m utuelle fraternité ! ô O ccident !
ô O rient ! rapprochez, regardez, reconnaissez, saluez, étreignez-vous ! »
Ainsi, le canal de Suez pousse l’orientalism e à son terme, comme le relève
le sociologue Edward Saïd. L’islam n ’est plus un univers lointain et hostile.
Lesseps, ce m agicien, annule la distance et dissipe la m enace. « Tout
comme une barrière de terre avait pu être transmuée en une artère liquide »,
l’Orient change de substance, passant « d ’une résistance hostile à une asso­
ciation obligeante et soum ise»7. Il se fond quasiment dans l’O ccident...

7. Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par TOccident, Paris, Seuil, 1980.

173
DE GRANDES AMBITIONS

L’œuf, le poussin et lu poule

La nuit du 16 au 17 novembre est agitée, et même dram atique, m ais les


invités du khédive ne s ’en rendent pas com pte. Une frégate égyptienne
s ’est échouée au kilom ètre 28 du C anal, entre Port-Saïd et K antara.
Im possible de l’y déloger. A 3 heures du m atin, Isnuûl se rend lui-m êm e
sur les lieux, accom pagné d ’un m illier de m arins. Il se déclare p rêt, si
nécessaire, à faire sauter le bateau. Ferdinand de Lesseps affirm e q u ’à cet
instant, devant une résolution aussi généreuse, il a eu les larm es aux yeux
et a même em brassé le khédive8... Sagem ent, la frégate se laisse faire,
évitant au vice-roi de recourir à cette extrém ité. Et, le 17 au m atin, la flot­
tille peut entrer dans le canal de Suez, L ’Aigle en tête, suivi du navire de
François-Joseph et d ’une quarantaine d ’autres bâtim ents.
La population d ’Ism aïlia, massée sur les hauteurs, le long des berges,
attend avec anxiété. Vers 17 h 30, une légère fumée et l ’extrém ité d ’un
m ât apparaissent enfin au-dessus des dunes. C ’est L ’Aigle. On retient son
souffle. « Il passe à nos pieds lentem ent, ses roues tournant à peine, avec
une prudence, des précautions qui ajoutent à la gravité du m om ent. Il
débouche enfin dans le bassin. Salves d ’artillerie, toutes les b atteries
saluent, l’immense foule applaudit, c ’est vraim ent adm irable. L’im péra­
trice sur sa haute dunette agite son mouchoir. Elle a près d ’elle M. de Les­
sep s9... » Les chapeaux volent en l ’air, on s’em brasse. Des ingénieurs,
des m inistres pleurent comme des enfants. La m oitié du Canal a été fran­
chie en huit heures et demie.
Les réjouissances commencent. Aux invités du khédive, aux em ployés
de la Com pagnie, aux habitants et aux bédouins de l’isthm e s ’ajoutent
tous ceux qui ont fait le voyage à leurs frais. Eugène From entin note
en style télégraphique : « Le soir, illum ination générale. Feu d ’artifice tiré
devant le palais du vice-roi. Table ouverte partout. Grande tente d e cinq
cents couverts, autre de deux ou trois cents. La table du palais du gouver­
neur est la plus originale et la m eilleure de toutes. Dîners extravagants.
Grands vins, poissons exquis, perdreaux, canards sauvages. Sept ou huit
m ille personnes à nourrir ainsi en plein d é sert... M élange fantastique
du superflu et des som ptuosités les plus extraordinaires avec le plus
incroyable dénuem enti0. .. »
Le 20 novembre, à 11 h 30, L ’Aigle pénètre en m er Rouge. L’isthm e de
Suez est vaincu, la carte du monde m odifiée. Les chroniqueurs n ’ont plus
de m ots pour qualifier l ’enthousiasm e des personnes présentes. A Paris,
devant le Sénat et le Corps législatif, Napoléon III provoque un tonnerre
d ’applaudissem ents en déclarant : « Si, aujourd’hui, l ’im pératrice n ’as­

8. Ferdinand de Lesseps, Lettres, journal et documents. Paris. 1875-1881.


9. Eugène Fromentin, Voyage en Égypte, 1869.
10. Ibid.

174
EUGÉNIE SUR LA DUNETTE

siste pas à l’ouverture des Chambres, c ’e st que j ’ai tenu à ce que, par sa
présence dans un pays où nos arm es se sont autrefois illustrées, elle
tém oignât de la sym pathie de la France pour une œuvre due à la persé­
vérance et au génie d ’un Français. » L ’Égypte est oubliée. Nubar pacha
fera rem arquer au m inistre français de l ’Instruction publique, V ictor
D uruy : « L 'em pereur a parlé du poussin, m ais de la poule qui a pondu
l ’œ u f et l’a couvé pendant des jours et des nuits entières, l’em pereur n ’a
rien dit. »
Ferdinand de Lesseps a le bon goût de refuser le titre de duc de Suez
que lui propose Napoléon III. Pour cet homme de soixante-quatre ans,
une deuxièm e vie comm ence, sous le signe de la gloire : en l’espace de
quelques jo urs, il reçoit les plus hautes décorations - françaises, otto­
m anes, autrichiennes, belges, italiennes... en attendant un accueil triom ­
phal en A ngleterre et son élection à l ’Académ ie française. M ais, pour
l ’heure, le grand homme célèbre l’événem ent à sa m anière en épousant,
le 25 novem bre, dans la chapelle d ’Ism aïlia, Louise-H élène Autard de
B ragard, une jeune fille de vingt ans.
U n autre héros français de la fête aura un étrange destin : M*r Bauer,
l ’aum ônier des Tüileries, abandonnera les ordres quelques années plus
tard. O n verra alors ce curieux personnage au Bois de Boulogne, faisant
le salut m ilitaire aux officiers q u ’il croisera. Et le général de G alliffet
lui répondra par « le geste rituel de la bénédiction11» ...

11. Abel (fermant, L’Impératrice Eugénie. Paris, 1938.


9

Genèse d’un opéra

C inq m ois avant l ’inauguration du canal de Suez, A uguste M ariette


écrivait à son frère : « Figure-toi que j ’ai fait un opéra, un grand opéra
dont Verdi fait la m usique... Le vice-roi dépense un m illion. Ne ris pas.
C ’est très sérieux. » Édouard M ariette affirm e avoir été très troublé en
p renant connaissance du sujet. Ce texte aurait présenté une étonnante
sim ilitude avec une nouvelle q u ’il aurait lui-même écrite, et laissée traîner
su r une table, dans la m aison de Saqqara. L ’égyptologue s ’en serait-il
inspiré pour com poser A ida ? L ’accusation de plagiat, form ulée à dem i-
m ot (« On voit tous les jours de pareilles surprises dans les arènes litté­
raires. A quoi eût-il servi de jéiém ier1? »), reste à prouver...
O n n ’a cessé d ’ailleurs, au fil des décennies, d ’attribuer le texte d 'Aida
aux auteurs les plus divers, sinon au khédive lui-m êm e qui en a fait la
com m ande. 11 est établi aujourd’hui que la paternité de l’œuvre appartient
à Auguste M ariette 12. Le directeur des A ntiquités en a écrit le scénario,
esquissé les costumes et les décors, donné les grandes lignes de la mise en
scène. M ais, contrairem ent à une légende, Aida n ’a pas inauguré l ’Opéra
du C aire, construit à la hâte en l ’honneur des invités d ’Ism aïl, pour la
bonne raison q u ’elle était encore dans les lim bes. C ’est une autre œuvre
de Verdi, Rigoletto, précédée d ’une cantate du prince Poniatowski, qui a
été applaudie le 1er novembre 1869.
Curieusem ent, M ariette a choisi pour son héroïne un nom à consonance
arabe. Aida. L’action se passe « sur les bords du Nil, au tem ps de la puis­
sance des pharaons ». Cette im précision donne plus de liberté à l ’auteur,
qui sem ble s ’être surtout inspiré du règne de Ramsès III, douze siècles
avant Jésus-C hrist. A ida est une princesse éthiopienne, prisonnière en
Égypte, devenue l ’une des suivantes d ’Am néris, la fille du pharaon. Les
deux femmes sont amoureuses du même homme, Radamès, le jeune capi­
taine des gardes, qui n ’a d ’yeux que pour Aida. Les choses se gâtent
quand l ’Égypte et l ’Éthiopie entrent en guerre l ’une contre l ’autre et
que Radamès, vainqueur de l’ennem i, se voit offrir la m ain d ’Amnéris.

1. Édouard Mariette. M arient pacha. Lettres et souvenirs personnels, Paris, 1904.


2. Jean-Marcel Humbert, in Revue de musicologie, t. LV11,1976, n° 2.

177
DE GRANDES AMBITIONS

Naturellem ent, c 'e st Aïda q u 'il aim e, et avec elle q u 'il va tenter de fuir.
Divers épisodes conduisent au dram e final : le capitaine est condam né à
être emmuré vivant dans la crypte souterraine du tem ple de Vulcain, m ais
il y est rejoint par Aïda, venue m ourir dans ses b ras...

Une égyptomanie musicale

Avant même l'E xpédition de Bonaparte, l'É gypte antique avait inspiré
plusieurs opéras, dont La F lûte enchantée de M ozart, représentée à
Paris le 20 août 1801 sous le titre Les M ystères d ’Isis. Pour cette œ uvre
ésotérique avaient été choisis des décors fantastiques et des costum es
m élangeant symboles m açonniques et hiéroglyphes. Après la cam pagne
d ’Égypte, les Parisiens avaient eu droit à deux autres grands succès :
M oïse de Rossini (1827) et L ’Enfant prodigue de Daniel François E sprit
Auber (1850). Le décor de ce dernier opéra avait enthousiasm é T héophile
Gautier, arrachant à sa plume des accents lyriques : « A droite s'élèv e le
tem ple d 'Isis avec le caractère étem el de l’architecture égyptienne. L es
hiéroglyphes coloriés tournent autour des colonnes, grosses com m e des
tours, en processions immobiles. L ’épervier ouvre ses ailes sur les fro n ­
tons ; les chapiteaux à têtes de femmes regardent de leurs yeux obliques,
les sphinx allongent leurs griffes pleines d'énigm es, les obélisques et les
stèles se dressent cham arrés d ’inscriptions sym boliques, tout est m enace
et m ystère dans cette effrayante splendeur, qu'illum ine un soleil im pla­
cab le3... » Bref, tout ce que les Français pouvaient attendre de ce pays
fascinant.
Avec A ïda, cependant, on passe à une autre dim ension. C 'est la pre­
m ière fois q u 'u n opéra égyptisant est conçu en Égypte, par un égypto­
logue. M ariette s ’est lancé dans la tâche avec la ferveur et les scrupules
d 'u n savant. Il passe plus de six mois en Haute-Égypte pour copier exac­
tem ent des colonnades de tem ples, relever sur les stèles et les bas-reliefs
tous les élém ents qui lui seront nécessaires, notant la boucle d ’une per­
ruque, l'arrondi d ’un poignard, le détail d 'u n chasse-m ouches. D pousse
l ’exactitude, nous dit son frère, « ju sq u ’à recueillir sur les chapiteaux de
Philae, par un léger grattage au canif, les échantillons de la couleur q u ’un
contem porain d ’Alexandre y avait appliquée 4 ».
M ais M ariette est aussi un artiste, qui a dirigé naguère l'école de dessin
de Boulogne-sur-M er. Pour les besoins de l ’opéra, il se rem et à l ’aqua­
relle, composant des élém ents de décor, des costumes et des bijoux. Son
scénario en prose est confié à Cam ille du Locle, directeur de l ’O péra-
Com ique à Paris, qui l'en rich it, le découpe en scènes et le structure
en quatre actes. Le texte sera ensuite traduit en italien et transform é en

3. La Presse, 9 décembre 1850.


4. Édouard Mariette, Mariette pacha.. op. cil.

178
GENÈSE D 'U N OPÉRA

v ers p a r A ntonio G hislanzoni, puis retrad u it dans l'a u tre sens p o u r la


versio n française.
P o u r la m usique, le khédive veut Verdi. Le m aestro, contacté par des
interm édiaires, répond q u ’il n ’est pas dans ses habitudes de « com poser
des m orceaux de circonstance ». O n revient à la charge, on insiste, m ena-
çan t insidieusem ent de faire appel à W agner ou à G ounod. Piqué au vif,
le c réateu r de R igoletto e t de L a Traviata accepte, après av o ir im posé
ses conditions financières. C ’est M ariette qui signe le contrat au nom du
k hédive le 29 ju ille t 1870, h u it m ois après l ’inauguration du canal de
Suez. Il y est précisé que le com positeur italien recevra 150000 francs
pour ce travail, payés en or, et ne sera pas obligé de se rendre au C aire
p our les répétitions.
M ariette a du m al à cacher son am ertum e. Il craint d ’être le dindon de
la farce, com m e pour l’E xposition universelle. N ’avait-il pas alors entiè­
rem ent réalisé le pavillon égyptien, pris des risques et des coups, tandis
que d ’autres se pavanaient e t se rem plissaient les poches ? « C ’est vrai,
écrit-il à son frète, que je ne fais pas la m usique de l’opéra en question;
c ’e st vrai que je n ’en écris que le libretto. M ais le scénario est de m oi,
c ’est-à-dire que j ’en ai conçu le plan, que j ’en ai réglé toutes les scènes
et que l ’opéra dans son essence est sorti de m on sac. Puis, c ’est m oi qui
vais à P aris pour faire exécuter les décors, pour faire confectionner les
costum es, pour donner à tout la couleur locale qui doit être égyptienne
an tiq u e. M aintenant q u ’arriv era-t-il ? C ’est que V. [Verdi] a déjà fait
contrat pour 150000 francs avec le vice-roi, que D. L. (du L o d e] touchera
bel e t bien ses dro its d ’auteur, que M M . les décorateurs et. costum iers
gagneront leur argent, que Dr. [D raneth] prélèvera son tant pour cent sur
to u tes les dépenses, pendant que m oi, je m e ruinerai en frais d ’hôtel à
Paris ; car le vice-roi entend tout sim plem ent que je sois assez payé en m e
laissant m on salaire. Je sais que je pourrais refiiser et dire q u ’après tout on
m e fait faire là un m étier qui n ’est pas le m ien. M ais le m oyen de renoncer
à vous voir tous et de répondre à Joséphine et Sophie qui m e crient avec
des bouches énorm es : Pèèèèère, quand partons-nous? » Lettre ém ouvante
d ’un égyptologue-artiste, qui n ’en est pas m oins hom m e...
Ses soucis ne font que com m encer. La guerre de 1870 entre la France et
la Prusse, puis la Com m une l ’im m obiliseront à Paris pendant plusieurs
m ois. O r, une clause du contrat prévoit que si A ïda n ’est pas représentée
au C aire en ja n v ier 1871, Verdi sera lib re de la faire jo u e r lui-m êm e
ailleurs six m ois après. Le com positeur consentira heureusem ent à oublier
cette clause, com pte tenu des circonstances.
R eproduire sur scène l ’A ntiquité égyptienne est relativem ent facile. 11
su ffit de s ’en d onner les m oyens après av o ir réuni la docum entation
nécessaire. M ais com m ent retrouver la m usique en usage du tem ps des
pharaons ? C e sont des sonorités totalem ent inconnues. Pour son M oïse,
R ossini n 'a m êm e pas cherché à faire de l ’exotism e m usical, se contentant
d e créer l’am biance par le texte, le décor et les costum es.

179
DE GRANDES AMBITIONS

Verdi ne part pourtant pas de rien. Dans les décennies précédentes,


deux Français ont donné naissance à la m usicologie égyptienne5. Le
prem ier s'appelle G uillaum e André Villoteau, c'était l ’un des membres
de l'E xpédition de Bonaparte. Ancien chanteur de la m aîtrise de Notre-
Dame de Paris, devenu ténor à l'O péra après la Révolution, il a recensé en
Égypte tous les aspects de la m usique arabe moderne. Il a établi une liste
d ’instrum ents de l'A ntiquité et fait travailler son imagination en s ’inspi­
rant des m élodies religieuses coptes, issues de cette civilisation disparue.
Le deuxièm e pionnier est un saint-sim onien : Félicien David a vécu
plusieurs années en Égypte. Son « ode-sym phonie », Le D isert (1844),
inspirée de tout ce q u ’il a entendu et observé sur place, est accueillie
comme une révolution. Et c'en est une, en effet. Par une juxtaposition de
chœurs, de vers récités et de mouvements pour orchestre seul, elle évoque
le chem inem ent d'une caravane dans le désert : la marche, la halte, la nuit
étoilée, le réveil à l'a u b e ... Pour la prem ière fois, le public français
entend le chant du m uezzin. Dans cette symphonie, l'artiste saint-sim o­
nien crée de nouveaux procédés m usicaux et, rompant avec les turqueries
de l'époque, ouvre une brèche dans laquelle vont s ’engouffrer to u s les
com positeurs français orientalisants. L ’E nfant prodigue d ’A uber est
directem ent calqué sur ce nouvel exotism e oriental, avec des altérations
de certains degrés de l'échelle m usicale ou l’utilisation plus statique de
l'harm onie et du m ode mineur.
Ainsi, l ’Égypte antique parvient, par des moyens détournés, à prendre
une réalité sonore6. Le talent de Verdi va lui perm ettre d ’aller plus loin
que David et Auber. Pour Aida, il se fait envoyer de Constantinople un
air turc, et du Caire une m élodie accompagnant à la flûte les évolutions
des derviches tourneurs. Il essaie de recréer les sonorités des trom pettes
de l’Égypte ancienne qui, selon Plutarque, rappelaient les cris de l'ân e.
Un artisan m ilanais lui fabrique de longs instrum ents à piston - beaucoup
trop longs, comme on s'en apercevra plus tard en découvrant des trom ­
pettes antiques dans le tom beau de Toutankhamon. Le son est curieux,
m ais cela ne fait qu’ajouter à l'étrangeté de l'œ uvre.

La science au service des costumes

M ariette est conscient des risques encourus. Il confie ses craintes dans
une lettre au surintendant des théâtres khédiviaux, Draneth bey (lequel
n ’est autre que le Français Thénard, qui s’est rebaptisé par anagram m e) :
« Un roi peut être très beau en granit avec une énorm e couronne sur la
tête ; m ais dès q u 'il s'ag it de l'habiller en chair et en os et de le faire m ar­

5. Jean-Pierre Bartoli, « A la recherche d ’une représentation sonore de l’Égypte


antique », in L 'Égyptomanie à /’épreuve de l’archéologie, Paris, musée du Louvre, 1996.
6. Ibid.

180
GENÈSE D 'U N OPÉRA

cher, et de le faire chanter, cela d e v ie n t embarrassant et U faut craindre


d e ... faire rire. » On sourira en e ffe t, à la prem ière représentation au
C aire, le 24 décembre 1871, en voyant des anciens Égyptiens barbus et
m oustachus, les acteurs ayant refusé de se séparer de ces virils attributs.
A vec ses costum es et ses décors, m algré toute la recherche égyptologique
su r laquelle elle repose, A ida est - et restera - un peu kitsch...
C ette prem ière, au Caire, est un grand succès. Le khédive, entouré des
pachas et des consuls, m anifeste son enthousiasm e, tandis que les dames
d e la cour écarquillent les yeux à l ’abri de leurs loges grillagées. Le spec­
tacle se term ine à une heure avancée de la nuit, sous les ovations. Ism aïl
e st acclam é. Verdi aussi. On le télégraphie au maestro, qui n ’a pas daigné
faire le voyage, ou qui a eu peur de prendre le bateau.
M ariette a demandé de ne pas figurer sur les affiches. « Je désire que
m on nom ne soit même pas prononcé », écrit-il en juillet 1870 à Draneth
bey. Signe de prudence plutôt que de m odestie, l ’égyptologue craignant
d ’être ridiculisé par un échec... 11 se plaindra d ’ailleurs au même corres­
pondant, un an plus tard, de ce que l’on ait prévu de jouer « son » opéra
à M ilan sans m êm e l ’en inform er: « A ida est [...] un produit de mon
travail ; c ’est moi qui ai décidé le vice-roi à en donner la représentation;
A id a , en un mot, est sortie de mon cerveau, et il me semble q u ’avant d ’en
disposer aussi complètement, on me devait au moins la déférence de m ’en
é c rire 7. » L ’égyptologue se repent-il d ’avoir voulu l ’anonym at? Au fil
d es années, on finira par oublier son rôle et seul le nom de Verdi restera
associé à l ’œuvre.
A ida est donc représentée le 2 février 1872 à la Scala de M ilan, puis
à Parm e. Paris décide, à son tour, de l’accueillir, m ais, contrairem ent à
l ’usage, avec de nouveaux costum es et de nouveaux décors. Verdi en
est vexé : ce qui était bon pour les Italiens ne le serait-il pas pour les
Français?
Le théâtre G arnier veut faire de cette représentation un véritable événe­
m ent. On y m ettra le tem ps et l’argent q u ’il faut. Un com ité consultatif est
spécialem ent créé pour assister le m etteur en scène et ses collaborateurs.
L ’Opéra acquiert même la Description de l'Égypte, car il n ’est pas ques­
tion de se contenter des esquisses de M ariette pour un tel spectacle. Décors,
costum es et bijoux doivent être adaptés à la scène, m ais avec une recons­
titution historique impeccable, dans les m oindres détails.
On fait appel au m eilleur dessinateur de costum es de Paris, Eugène
L acoste, un peintre qui a déjà visité l ’Égypte. Le com ité consultatif le
m et en rapport avec plusieurs savants, dont Gaston M aspero, professeur
d ’égyptologie au Collège de France. Les deux hommes se voient à de
nombreuses reprises. Lacoste n ’arrête pas de poser des questions. Maspero
fait lui-même plusieurs dessins. Pour les femmes, on décide d ’utiliser des

7. Saleh Abdnoun, « Genesi deU'Aîda », Quaderni deU'tnstituto di Studi Verdiani. n° 4.


1971.

181
DE GRANDES AMBITIONS

tissus de lin blanc ou écru, souvent transparents, comme ceux des anciens
Égyptiens, m ais en les masquant pudiquement par des écharpes de couleur.
Q uant aux hommes, il n ’est pas question cette fois q u ’ils se produisent
avec une barbiche à la B adinguet Ils ne seront pas équipés d ’armes puisées
dans les stocks de l ’Opéra. Tout doit être neuf, et parfaitem ent conform e
aux indications des spécialistes.
Et pourtant... « Q uantité de détails m ontrent que l ’artiste s ’est néan­
m oins laissé em porter par son enthousiasm e : double barbe du pharaon,
casques guerriers, cuirasses et arm es plus rom aines q u ’égyptiennes,
la part scientifique est loin d ’être sans faille 8. » Le public ne s ’aperçoit de
rien. C ’est l ’enthousiasm e, un enthousiasm e « indescriptible », disent les
archives de l’Opéra. La scène de marche du deuxième acte doit être bissée
« aux acclam ations délirantes de la salle entière », écrit le critiq u e de
L ’A rt musical.
Cet énorm e succès va inciter nom bre de com positeurs à sauter à pieds
joints dans la m arm ite égyptienne. Victor M assé crée Une nuit d e C léo­
pâtre à i ’O péra-Com ique dès 1884, suivi de la Cléopâtre de V ictorien
Sardou en 1890. M assenet propose la sienne en 1914, après av o ir fait
jo u er Thaïs, tandis que C am ille Saint-Saëns « égyptianise » Sam son et
D alila pour se m ettre au goût du jour.
Claude Debussy ne reste pas à l ’écart de cette m ode, m êm e s ’il s ’y
inscrit avec originalité. Son ballet Khamm a (1912), qui m arie flû tes
et harpes, se déroule dans le tem ple d ’Amon-Rê. Pour T Égyptienne est
une pièce pour piano à quatre m ains, où la musique se veut déconcertante.
La distance est encore accentuée dans Canope, l ’un des P réludes, où
l ’illustration des vases funéraires égyptiens apparaît bien énygm atique.
Le dépaysem ent recherché ici n ’est pas celui que l ’on trouve chez d ’autres
m usiciens : « Pendant que M assenet, par réalism e dram atique, cherche en
quelque sorte à nous rapprocher de ce passé absolu et de ces lieux loin­
tains, Debussy, par un lyrism e sym bolique, accuse au contraire l’éloigne­
m ent au m oyen d ’une langue m usicale plus résolum ent tournée vers
la m odernité 9. » Proxim ité de l ’exotism e d ’un côté, étrangeté de l ’autre.
Il apparaît, une fois de plus, que l ’égyptom anie perm et tout e t son
contraire...

8. Jean-Marcel Humbert, art. cit.


9. Jean-Pierre Baitoli, « A la recherche... », art. cit.
10

Les créanciers au pouvoir

L es événem ents se bousculent en Égypte, où le spectre de la faillite est


d e p lu s en plus présent. Ism aïl le M agnifique a dépensé des som m es
fo lles lors de l ’inauguration du canal de Suez. Pour ce potentat oriental, le
faste e t l ’apparat sont une m anière de gouverner, e t sans doute d ’exister.
A yant d écid é, p ar exem ple, de m arier q u atre de ses en fan ts en m êm e
tem p s, il décrète quatre sem aines de festivités au C a ire ... M ais ce ne sont
q u e gouttes d ’eau dans un océan de dettes.
C ertain es dépenses sont ju stifiées. O n ne pourra pas rep ro ch er à
l ’am bitieux khédive d ’avoir réalisé, au cours de ses seize ans de règne,
q u elq u e 112 canaux, 4 3 0 po n ts, 1 880 kilom ètres de chem in de fer,
5 2 0 0 k ilom ètres de lignes télégraphiques, ainsi que des installatio n s
d ’e au p o tab le, de gaz e t d ’égouts dans plusieu rs q u artiers du C aire et
d ’A lexandrie *. E t, m êm e s ’il en a tiré de larges profits personnels, les
6 4 sucreries créées dans le pays doivent être m ises à son actif. D ans ces
années-là, l ’Égypte a vu doubler son revenu national. B eaucoup d ’argent
a é té consacré aussi à l ’instruction publique, avec la création de nom ­
breuses écoles et l ’envoi de boursiers en Europe, spécialem ent en France.
O n peut m êm e m ettre au crédit d ’Ism aïl les pots-de-vin q u ’il a accor­
d és à certain s gouvernem ents p our défendre sa p o litiq u e. Le titre de
khédive, chèrem ent payé, ne visait pas seulem ent à flatter son ego m ais
à affirm er l ’autonom ie de l ’É gypte à l ’égard de l ’E m pire ottom an.
P lu s en co re, la réform e ju d iciaire de 1875, arrachée aux puissances
européennes, cherchait à atténuer des privilèges scandaleux accordés aux
résidents étrangers.
Le canal de Suez a été un gouffre financier. A yant hérité cette entre­
p rise de son prédécesseur, et bien forcé de la m ener à son term e, Ism aïl y
a laissé des plum es. A ux 88 m illions de francs de participation au capital
se sont ajoutés les 84 m illions de francs dus à la C om pagnie en vertu de
l ’arb itrag e de N apoléon IU , puis les 30 m illions versés à cette m êm e
C om pagnie, à la veille de l ’inauguration, pour acquérir diverses installa- 1

1. Anouar Abdel-M alek, Idéologie et Renaissance nationale. L ’Égypte moderne. Paris,


Anthropos, 1969.

183
DE GRANDES AMBITIONS

tions (hôpitaux, logem ents, etc.) q u ’elle a réalisées dans l’isthm e. Tout
cela grève lourdem ent le budget égyptien.
Les em prunts se succèdent, à des taux de plus en plus lourds. Ism ail
ne sait plus quoi inventer. L ’un de ses collaborateurs lui souffle une
recette m iracle pour repartir de zéro : si les propriétaires terriens paient
d ’avance six annuités d ’im pôt, toutes les dettes pourront être éteintes. On
bricole aussitôt une loi, dite de la M oukabalah, pour allécher les inté­
ressés : ceux qui prêteront ainsi à l’État bénéficieront d ’une réduction
fiscale de 50 % jusqu’à la fin de leurs jours. L ’opération, détournée de
diverses m anières, donne des résultats catastrophiques, et il faut recourir
à un autre expédient...

Les actions de Suez changent de mains

La banqueroute survenue en Turquie en 1874 affaiblit fortem ent les


titres égyptiens. Le khédive, pris à la gorge, décide alors de vendre
les actions du canal de Suez acquises par son prédécesseur. Q uatre ou
cinq ans plus tôt, il les aurait mal négociées : le Canal dém arrait d ifficile­
m ent, avec des problèm es techniques et un trafic très réduit. « C alm e
m ort, le canal est raté », télégraphiait à la fin de 1869 l’agent de la banque
Worms à Port-Saïd. Les actionnaires protestaient, s ’affolaient. Le C anal
avait coûté deux fois plus cher que prévu et les recettes ne suivaient pas.
L ’action achetée 500 francs s ’était effondrée à 206 francs en m oyenne de
1862 à 1871, pour rem onter péniblem ent à 422 francs entre 1871 e t 1874.
M ais, peu à peu, le nombre des navires s ’est m is à croître, et les caisses
ont commencé à se remplir.
Le banquier Édouard D ervieu prend une option sur les actions du
khédive et se m et aussitôt en chasse à Paris pour trouver un groupe
d ’acheteurs français. Il s ’adresse, sans succès, à plusieurs établissem ents
bancaires. Lesseps, alerté, sollicite le gouvernem ent. Si le m inistre des
Finances, Léon Say, craint d ’engager le Crédit foncier dans une affaire
aussi lourde, le m inistre des A ffaires étrangères, le duc Decazes, ne veut
pas susciter le courroux de l’Angleterre, alors qu’on a besoin d ’elle face
aux menaces de l ’Allemagne de Bismarck. Il consulte son hom ologue bri­
tannique, lord Derby, qui le met en garde : avec un tel achat, la com pagnie
« universelle » deviendrait exclusivem ent française, ce qui serait inaccep­
table pour Londres. Lord Derby ne lui dit pas cependant que, de son côté,
le Prem ier m inistre anglais, Disraeli, négocie discrètem ent avec le khé­
dive la cession des titres...
Plusieurs membres du cabinet britannique jugent absurde de payer très
cher des actions qui représentent peut-être 44 % du capital de la C om pa­
gnie m ais ne donneraient pas de pouvoir à l’Angleterre : les statuts pré­
voient en effet qu’aucun actionnaire n ’aura plus de dix voix (sur plusieurs
m illiers) aux assem blées générales. D israeli insiste, tem pête, argum ente.

184
LES CRÉANCIERS A V POUVOIR

Et il em porte la décision. O n se passera m êm e de l ’accord du Parlem ent,


qui n ’e st pas en session : R othschild avancera l ’argent.
L ’hom m e d ’É tat anglais réalise un coup de m aître. « L ’affaire fut déci­
dée, m enée, term inée, avec une audace e t une rapidité vraim ent inouïes :
en d ix jo u rs, le prix était convenu, le m arché signé, les titres livrés 2. » Le
consul britannique au C aire s ’entretient à plusieurs reprises avec le khé­
dive, d an s le plus grand secret. Le 23 novem bre, Ism aïl se déclare disposé
à vendre ses 176 602 actions pour 100 m illions de francs. Le 24 novem bre,
le cab in et britannique donne son accord. Le 25, le m arché est conclu avec
le gouvernem ent égyptien. Le 26, les caisses contenant les actions sont
tran sférées au consulat britannique, puis chargées sur un bateau venant
des In d es e t tran sitan t p ar le canal de Suez. L e 1er ja n v ie r 1876, les
actio n s, arrivées à L ondres, se trouvent dans les co ffres de la B anque
d ’A n g le te rre 3. D israeli, triom phant, a écrit à la reine V ictoria : « C ’est
arran g é, m adam e. Vous l ’avez ! »
L a F ran ce est partagée en tre la co nsternation e t l ’am ertum e. L es
A nglais viennent d ’acquérir, sous son nez, près de la m oitié de ce canal
q u ’ils n ’ont pas fait et auquel ils s ’étaient tant opposés ! Un canal dont ils
sont d ’ailleurs les principaux utilisateurs, puisque leurs navires représen­
ten t les trois quarts du trafic.
F erd in an d de L esseps, lu i, p réfère prendre la chose du bon côté :
n ’av ait-il pas souhaité dès le début une participation britannique ? C elle-ci
n e p eu t au jo u rd ’hui que consolider l ’entreprise e t rapprocher les deux
pays. B ien que les statuts ne l ’exigent pas, il accorde trois sièges à l ’A n­
g leterre au conseil d ’adm inistration, la France gardant cependant la haute
m ain su r la direction et le fonctionnem ent du C anal.
L ’É gypte, elle, ne possède plus grand-chose. D éjà, pour acquitter ses
d ettes, Ism aïl avait cédé pour vingt-cinq ans le revenu de ses actions. Le
voilà privé des actions elles-m êm es. R este le droit pour son pays de per­
cev o ir 15 % des bénéfices nets de la Com pagnie. M ais ce droit sera, à son
tour, cédé au C rédit foncier de France en 1880 par le futur khédive, Tewfîk.

Une tutelle anglo-française

S i la vente des actions du Canal a apporté un peu d ’oxygène à Ism aïl,


ces m illions sont vite engloutis dans la m achine infernale de l ’endette­
m ent. Au début de 1876, il em prunte de nouveau, et cette fois à 3 0 % 4.
O ù trouve-t-il l ’argent ? Essentiellem ent en France et en A ngleterre, grâce
à d es interm édiaires locaux. Les nouveaux prêts sont cependant gagés sur

2. Chartes Lesage, L'Invasion anglaise en Égypte. L'achat des actions de Suez, Paris,
1906.
3. Angelo Sammarco, Les Règnes d Abbas, de Saïd et d Ism a ïl, t. IV du Précis de
r histoire d Égypte, Rome. 1933.
4. David Landes, Banquiers et Pachas, Paris, Albin Michel, 1993.

185
DE GRANDES AMBITIONS

ses propriétés particulières, sur celles de sa fam ille ou sur les recettes des
Chemins de fer égyptiens et du port d*Alexandrie. Ainsi, « des porteurs
étrangers, principalem ent français et anglais, sim ples particuliers ou éta­
blissem ents de crédit, possèdent ensem ble une créance colossale sur le
trésor du khédive, avec lequel se confond en fait le trésor de l’Égypte 5 ».
La dette à long term e a été contractée par des porteurs anglais, alors
que la dette flottante se trouve entre les m ains de créanciers fran çais6.
D ’où un conflit entre ces deux groupes, chacun cherchant le m oyen le
plus sûr d ’être rem boursé. Et, de la part des gouvernem ents de Londres et
de Paris, une volonté d ’intervenir dans les affaires égyptiennes.
Cette intervention va se faire de m anière progressive, devant un khé­
dive tantôt com plice, tantôt résigné, et finalem ent dépassé par la situation.
Cela commence, en mai 1876, par l’institution d ’une Caisse de la dette,
sous le contrôle de six com m issaires européens. C ela se po u rsu it, en
novembre de la même année, par la nom ination de deux contrôleurs géné­
raux : l ’un, anglais, chargé de la com ptabilité publique ; l’autre, français,
chargé des recettes. Deux syndics de faillite, en quelque sorte, veillant
à ce que les intérêts de la dette soient bien versés. Ce qui suppose des
rentrées fiscales, donc une nouvelle saignée des cam pagnes : le fellah est,
m algré sa m isère, le seul vrai pourvoyeur de fonds dans la vallée d u Nil.
La fam ine qui survient en Haute-Égypte en 1877 rend l ’opération encore
plus cruelle. La perception des impôts dans les provinces se fait, p lu s que
jam ais, à coups de fo u et
Une étape de plus est franchie en août 1878 avec la constitution
d ’un gouvernem ent dit « européen » : un A nglais, Rivers W ilson, e t un
Français, Blignières, y détiennent les postes clés, le prem ier aux Finances
et le second aux Travaux publics. Le khédive, soum is à une forte pression
d ’officiers nationalistes, destitue ce gouvernem ent au printem ps suivant
pour le rem placer par un « m inistère entièrem ent égyptien ». M ais il est
lui-même destitué par le sultan, à la demande de Londres et de P aris : le
25 juin 1879, un télégram m e adressé à « l ’ex-khédive Ism ail » m et un
term e à ce règne flam boyant et chaotique.
Avec le successeur, Tewfik, tout reprend com m e avant. Le contrôle
anglo-français est confirm é, constituant le véritable gouvernem ent de
l ’Égypte. On unifie et réorganise l ’ensem ble des dettes : le tau x est
abaissé m ais, dorénavant, le rem boursem ent annuel représentera plus de
la m oitié des recettes budgétaires du pays.
En 1882, l ’É tat n ’em ploie que 1 263 Européens (dont 345 Italiens,
328 Français et 272 Anglais). C 'en est assez pour indigner les fonction­
naires égyptiens, m oins bien payés e t dom inés par ces O ccidentaux. A
cela s ’ajoute surtout la révolte des « officiers-fellahs », dont beaucoup
sont m is en dem i-solde par m esure d ’économ ie. Ces Égyptiens de souche
5. Gabriel Hanotaux, Histoire de la nation égyptienne, Paris, Plon, 1931-1935.
6. Samir Saul, « La France et l’Égypte à l’aube du xx* siècle », in Le M iroir égyptien,
Marseille, Éd. du Quai, 1984.

186
LES CRÉANCIERS A V POUVOIR

sc se n te n t à ju ste titre pénalisés par rapport aux officiers d ’origine turque


o u c irc assien n e . L eur revendication catég o rielle va se transform er en
m o u v em en t nationaliste.
L e nouveau khédive d oit bientôt faire face à une quasi-insurrection. U
e s t co n train t de confier le m inistère de la G uerre au ch ef de la dissidence,
le g én éral O rabi. Puis, ne contrôlant plus la situation, U lance des appels
a u seco u rs à C onstantinople, à Londres e t à Paris.
L ’arriv é e d ’une escad re anglo-française contribue à d ram atiser les
év én em en ts. Le 11 ju in 1882, une rixe entre un M altais et un É gyptien,
à A lexandrie, se transform e en bataille rangée. O n sort les gourdins, des
co u p s d e feu sont tirés. 11 y a de nom breuses victim es. Pris de panique,
d e s résid en ts européens se ruent sur les navires pour fu ir le pays.

L’intervention militaire est refusée à Paris

U ne certaine confusion règne en Europe. G am betta, qui dirige le gou­


vernem ent français, souhaite une intervention m ilitaire. Les A nglais font
la so urde oreille. M ais, à partir du m om ent où G am betta est rem placé par
F rey cin et, les rôles s ’inversent : c ’est Londres qui pousse à intervenir, et
P aris qui rechigne. A m esure que la situation se détériore dans la vallée
du N il, l'A ngleterre se m ontre de plus en plus résolue, et la France de plus
en p lu s indécise.
F erdinand de L esseps, qui a gardé le contact avec les officiers nationa­
lis te s , est farouchem ent opposé à l ’intervention. Son avis est partagé
p a r une grande figure de la C ham bre des députés : Clem enceau. C e point
d e v u e va s ’im poser, car la France ne se sent pas assez forte pour une
n o u v elle aventure en O rient. C raignant la réaction de l ’A llem agne,
n ’ayant pas encore digéré sa défaite de 1870, elle rencontre des difficultés
en T ünisie et, pour couronner le tout, vient d ’essuyer un krach b o u rsier...
L e 9 ju illet, les résidents européens d ’A lexandrie sont invités par leurs
gouvernem ents à em barquer dans les vingt-quatre heures. « B ien que
l ’évacuation fût très avancée, il restait encore des retardataires. D ans la
n u it, les jan issaires des consulats allèren t de porte en porte h âter les
départs, et le consul de France envoya des voitures chercher ceux de ses
adm in istrés logés dans les qu artiers excentriques. D ans l ’o b scurité,
l’exode fut particulièrem ent pénible ; les ém igrants, en butte aux insultes,
aux vexations de toutes sortes, durent acheter à prix d ’o r les services des
cochers et des b ateliers1... » C ertains ont refusé de partir et se sont barri­
cadés, avec des arm es, à l ’hôtel A bbat, au siège du C rédit lyonnais ou
de l ’A nglo-E gyptian B ank. D es m édecins n ’ont pas voulu abandonner
l’hôpital, où se trouvent sept sœ urs de la C harité. D ’autres religieux sont
égalem ent restés en ville.

7. Achille Biovès, Anglais et Français en Égypte <1881-1882). Paris, 1910.

187
DE GRANDES AMBITIONS

Le lendem ain, la flotte française fait demi-tour, laissant les canons de


l ’am iral Seym our tirer seuls sur Alexandrie après un dernier ultim atum
aux nationalistes. Ceux-ci n ’ont guère les m oyens de résister à une telle
puissance de feu. En ville, c 'e st l'anarchie. Plusieurs quartiers sont pillés
et en partie incendiés. De la place M oham m ed-Ali (ex-place des
Consuls), sym bole de la présence européenne, il ne reste à peu près rien.
Le consulat de France, entre autres, est détruit. Les troupes britanniques,
qui débarquent finalem ent le 15 juillet, instituent la loi m artiale.
Ferdinand de Lesseps tente - en vain - d'em pêcher les navires de
guerre d ’entrer dans le canal de Suez. Accom pagné de son fils Victor,
agent général de la Com pagnie, il m onte solennellem ent à bord de
L 'Orion, en frac de cérém onie, arborant toutes ses décorations, pour apos­
tropher l ’am iral Hoskins. Cette protestation, jugée « brillante, inutile et
même déplacée » par VEgyptian Gazette, n ’aura aucun effet.
Dans la nuit du 20 au 21 août, les Britanniques débarquent à Ism aïlia.
Fusillade et coups de canon sont entendus pendant plusieurs heures. O n se
demande sur qui et sur quoi tirent les occupants, puisque les troupes égyp­
tiennes cam pent à plusieurs dizaines de kilom ètres de là. Le 21, Ism aïlia
se réveille en compagnie de plusieurs m illiers de soldats anglais : le lac
Tim sah est couvert de navires de guerre. On apprend q u ’à Port-Saïd
l ’am iral Hoskins a pris possession des locaux de la Compagnie. La navi­
gation sur le Canal est interrom pue. Elle reprendra quelques jo u rs plus
tard, m ais l’affaire laissera des traces.
Le 27 septem bre, le khédive Tewfik, de retour dans sa capitale, y est
accueilli par le général W olseley et par le duc de Connaught, fils d e la
reine Victoria. Il gagne son palais de Guézira sous la protection des baïon­
nettes anglaises. Sur le parcours, les m usiques jouent alternativem ent
l'hym ne khédivial et le G od Save the Queen. Un nouvel acte vient d e se
conclure en Égypte, dans lequel la France n 'a joué q u ’un rôle de figurant.
TR O IS IÈ M E PARTIE

Une culture rayonnante


1

Perfide Albion

Un jésuite français assiste, le 30 septembre 1882, à la première revue des


fences d ’occupation au Caire. Le religieux compte environ dix-huit mille
hom m es, de toutes les am ies, défilant silencieusem ent, sans tam bours ni
clairons, derrière deux drapeaux criblés de balles. Le khédive est présent,
avec ses m inistres, aux côtés du duc de Connaught et des amiraux anglais.
L’infanterie en veste écarlate ouvre la m arche, suivie de la cavalerie, de
l’artillerie, de la brigade navale, de l’artillerie de marine et du contingent
indien. D éfileront ensuite, avec toutes leurs décorations, les beys, les
pachas et les consuls. Une nouvelle page s’ouvre. Le jésuite note amère­
m ent : « Au fond du cœur, je ne puis m ’em pêcher de m ’écrier : pauvre
France ! C ’est toi qui devais conquérir ce pays magnifique et y planter la
croix ; c ’est en punition de tes crim es que Dieu a peut-être confié à d ’autres
cette mission ! Ce qui parait certain, c ’est que, sous une forme ou sous une
autre, l’Égypte va devenir, sinon chrétienne, du moins anglaise '. »
L es jésuites, qui s ’étaient réfugiés à A lexandrie, ont retrouvé leur
collège du Caire intact : dans la capitale, un préfet de police efficace a fait
en sorte que les Européens ne soient pas m olestés et que l’on ne porte
pas atteinte à leurs biens. A Alexandrie, où tout le monde est revenu, les
victim es de pillages sont - largem ent - indem nisées. Bientôt, on ne verra
plus trace des déprédations sur la place M oham med-Ali, où s ’affairent
m açons et ouvriers. Les im m eubles reconstruits seront encore plus
luxueux q u ’avant, et la France aura un nouveau consulat.
L ’ordre règne, m ais qui gouverne ? Paris réclam e le rétablissem ent
d ’une gestion anglo-française de l’Égypte, par le biais de la Caisse de la
dette. Les Britanniques n ’en veulent pas : pour eux, la politique du condo­
m inium , qui avait été suivie de 1876 à 1882, est révolue. Ils seront
contraints de m aintenir cette fameuse Caisse, sous la pression des États
européens, m ais feront en sorte de contrôler peu à peu les finances,
comm e ils contrôlent déjà tous les autres rouages de l’Etat.
L ’Angleterre assure que l ’occupation de l’Égypte est provisoire. Ses
soldats ne sont là que pour rétablir l’ordre, protéger les résidents euro-1

1. Dans Compagnie de Jésus, Relations <TOrient, 1883.

191
UNE CULTURE RAYONNANTE

péens et restaurer l’autorité du khédive. Des événem ents im prévus (une


épidémie de choléra, un soulèvem ent au S oudan...) l ’incitent cependant
à prolonger son séjour. Les m ois passent, en effet, et les A nglais n e s ’en
vont pas. Il apparaît, de plus en plus clairem ent, que l ’o ccu p atio n est
appelée à durer. Les nouveaux m aîtres du pays affirm ent que la situation
générale ne pourra être assainie que par les réform es profondes q u ’ils ont
engagées et dont les effets dem anderont du tem ps.

Des privilèges et des fauteuib

Les résidents français ont eu très peur pendant les événem ents de 1882,
marqués par des assassinats d ’Européens dans plusieurs villes. Ils auraient
mauvaise grâce à se plaindre de l ’ordre qui règne désorm ais, m êm e si cet
ordre est anglais. Leurs privilèges sont intacts. Des privilèges im m enses,
pour ne pas dire exorbitants. Le droit coutumier a élargi les C apitulations au
fil des décennies : de mauvaises habitudes ont fini par acquérir force d e loi.
Les étrangers ont, en Égypte, le droit de libre établissem ent e t d e libre
commerce, ainsi que le droit de libre circulation. Leur dom icile e st invio­
lable : aucun d ’entre eux ne peut être arrêté ou appréhendé sans l ’assis­
tance de son consulat. Ils ne peuvent être soum is q u ’à leurs lo is n atio ­
nales, ou aux lois égyptiennes auxquelles leur É tat aurait d o n n é son
approbation. Ce sont des tribunaux spéciaux qui les jugent - tribunaux
mixtes ou tribunaux consulaires, selon la nature des infractions et la natio­
nalité des personnes en cause. Enfin, ils ne sont soum is à aucun im pôt
direct. Les étrangers ont obtenu que ce statut s’applique aux personnes
juridiquem ent placées sous leur protection, m ais aussi à leurs dom estiques
ou employés. En un mot, ils sont « considérés légalem ent, judiciairem ent,
financièrem ent, adm inistrativem ent et au point de vue religieux, com m e
s’ils n ’avaient jam ais quitté la mère patrie 2 ».
La position de la France en Égypte reste forte. Au début de l’occupation
anglaise, on compte 340 hauts fonctionnaires français 3. Le m inistère des
Travaux publics est l’un de leurs bastions, avec un sous-secrétaire d ’É tat,
Rousseau pacha. Bien implantés aux Finances et à la Justice, ils dirigent
aussi le Service des antiquités, l’Imprimerie nationale, l’École khédiviale de
droit, l’École normale et l ’École des arts et m étiers. A cela s ’ajoute une
place de prem ier plan dans toutes les institutions internationales qui ont sur­
vécu à l’occupation : la Caisse de la dette, l’adm inistration des dom aines et
les tribunaux mixtes. Le nombre des fonctionnaires français dim inuera légè­
rement dans les années 1890, restant toutefois supérieur à celui des A nglais.
M ais ceux-ci occupent les postes clés, chaque m inistre égyptien étant
flanqué d ’un conseiller britannique tout-puissant, qui lui dicte ses décisions.

2. Groupe d’études de l’islam, L'Égypte indépendante. Paris, Paul Hartmann, 1938.


3. Gabriel Hanotaux, Histoire de la nation égyptienne. Paris, Plon, 1931-1933.

192
PERFIDE ALBION

L es Français détiennent toujours la m ajorité des actions du canal de


Suez. Us dirigent la Com pagnie, m ême si 10 sièges du conseil d'adm inis­
tratio n sur 32 appartiennent désorm ais à l'A ngleterre. Ils sont les prin­
cipaux porteurs d éten tes égyptiennes et occupent une place de choix dans
le secteur bancaire, avec le tout-puissant C rédit foncier égyptien. Les
principales usines de raffinage de sucre du pays leur appartiennent. Cela
d it, la G rande-B retagne est prépondérante dans les échanges com m er­
ciau x , assurant à elle seule un tiers des im portations égyptiennes et les
deux tiers des exportations.
L es résidents français souffrent de leurs divisions. « En Haute-Égypte,
n ote un observateur attentif, la plupart des sucreries sont dirigées chacune
p ar deux Français, l’ingénieur et le m écanicien ; ils sont presque toujours
brouillés et ne laissent rien ignorer de leurs griefs. » Lés Égyptiens les
sentent plus proches d ’eux que les A nglais, m ais les respectent m oins.
« Tandis que le Français teste un petit bourgeois économ e et inquiet de
l'av en ir, qui supprim e ses besoins pour rogner ses frais, l’Anglais a tout
ensem ble les m anières d ’un grand seigneur et celles d ’un négociant au
com m erce prospère », ajoute cet observateur. S ’ils sont mieux payés que
les Français, « les fonctionnaires britanniques dépensent aussi davantage
et ont un train de m aison proportionné à leurs appointem ents ». Ils s ’en­
tourent de nom breux dom estiques. « Ce goût de la représentation exté­
rieure s ’est trouvé tout à fait propre à frapper les Égyptiens » 4.
Face aux A nglais, la France a beaucoup de mal à jouer un rôle poli­
tique en Égypte. Son représentant, le comte d ’Aubigny, s ’entend dire en
1891 par le khédive Tewfik : « Vous êtes loin. Us me tiennent. Que n ’êtes-
vous venus en 1 8 8 2 ?» M ais Tewfik est un hom me résigné, qui ne
cherche pas à se dégager de la tutelle anglaise. Ce n ’est pas le cas de son
fils, le jeune Abbas Hilm i, qui lui succède en janvier 1892 et ne supporte
p as les m éthodes dom inatrices du consul britannique, lord Crom er, le
véritable m aître du pays. U y a là pour la France une situation à exploiter.
Le jeune khédive n ’a-t-il pas des veUéités d ’indépendance? « Je l ’entre­
tiens doucement dans cet ordre d ’idées », écrit au Quai d ’Orsay le m ar­
quis de Reverseaux, le représentant français au Caire. M ais ce ne sont que
des conseils de m odération, et rien d ’autre, que Paris pourra dispenser à
Abbas lorsque celui-ci entrera en conflit ouvert avec Cromer.

One brassée de journaux impertinents

Cette impuissance de leur gouvernem ent est vivem ent ressentie par les
Français d ’Égypte. Elle les conduit à avoir une attitude souvent agressive
à l’égard de l’occupant britannique. Étant les seuls étrangers à posséder
une presse abondante, ils ne se privent pas de critiquer, d ’ironiser et de

4. Albert Métin, La Transformation de VÉgypte, P uis, 1903.

193
UNE CULTURE RAYONNANTE

rappeler constam m ent à l ’A ngleterre q u 'e lle est supposée p lier bagages.
D ans les années 1890, L e Journal égyptien publie m êm e chaque m atin,
en tête de prem ière page, la prom esse d ’évacuation qui avait été faite p ar
les représentants de Sa M ajesté.
C ’est avec L e B osphore ég yp tien , créé en 1880, que les a u to rité s
anglaises vont avoir le plus de m al. Ce quotidien tire à un dem i-m illier
d ’exem plaires, ce qui constitue alors un chiffre respectable. Il est dirigé
p ar un redoutable M arseillais, qui n ’est pas seulem ent un polém iste de
talent m ais l ’un des m em bres les plus influents de la société c a iro te 3 :
arrivé en Égypte en 1879, O ctave B orelli est avocat-conseil du m inistère
des Finances, hom m e d ’affaires, m em bre de plusieurs sociétés savantes,
cofondateur du C om ité d ’action pour l ’enseignem ent français laïque. D a
le titre de bey, la Légion d ’honneur et une dem i-douzaine de décorations
étrangères. C ’est un patriote fiançais, dont les éditoriaux ne laissent rien
p asser aux A nglais. Jo u r après jo u r, il décortique leu r actio n , p o u r la
condam ner56.
N e supportant plus d ’être ég ratig n é p ar ce q u o tidien, q u i b ro card e
m êm e ses positio n s an ti-esclav ag istes, le consul britannique, C liffo rd
L loyd, le fait in terd ire en 1884 p ar arrêté m in istériel. L es réd acteu rs
im prim ent alors un dernier num éro, avec ce sous-titre : « Journal pas poli­
tique, peu littéraire, illu stré. B ureau au C aire, m inistère de l ’Intérieur.
Pour tout ce qui concerne la rédaction, s ’adresser à C lifford L loyd, ex-
sous-secrétaire d ’État avant son départ, e t surtout affranchir. »
Le quotidien finit p ar reparaître, après avoir accepté le principe d ’une
« p e tite c e n su re 7 ». M ais il ne tard e pas à s ’en prendre au P rem ier
m inistre, N ubar pacha, considéré com m e l'hom m e des A nglais, ce q u i lui
vaut une nouvelle interdiction. Le consulat de France s ’en m êle, de nom ­
breuses dépêches diplom atiques sont échangées avec Paris. Le co n flit du
B osphore prend l'a llu re d ’une affaire d ’E ta t8. N ubar e st fin alem en t
contraint d ’aller présenter ses excuses au journal, qui rep araît...
Les Français d ’Égypte ont le délicieux privilège de profiter d ’u n e vie
coloniale sans être considérés com m e colonialistes, et m êm e de pouvoir
se p o ser en adversaires de l ’occupant. L ’une de leurs grandes fiertés
e s t... Y Egyptian G azette. Le seul quotidien de langue anglaise se trouve
contraint, en effet, de publier la m oitié de ses pages en français pour av o ir
suffisam m ent de lecteu rs ! Y a -t-il dém onstration plus éclatan te d e la
suprém atie d ’une langue sur une au tre? La presse française, elle, s ’en ri­
ch it régulièrem ent de nouveaux titre s : L a R éform e (1894), L 'É c h o
d O rient (1896), Le C ourrier d Égypte (1897), L e Journal du Caire (1898),

5. F. Garcin, « Un notable français du C ane à la fin du xix* siècle », in Revue de F Oc­


cident musulman et de la M éditerranée, Aix-en-Provence, n° 30,2* semestre 1980.
6. Ces articles sont réunis dans son livre. Choses politiques d'Égypte, Paris, 1895.
7. Jules Munier, La Presse en Égypte (1799-1900), Le Caire, IFAO, 1930.
8. Archives des Affaires étrangères, France, Affaire du journal « Le Bosphore égyp­
tien », 46 documents, Paris, Imprimerie nationale, 1885.

194
PERFIDE ALBION

La B o u rse égyptienne (1898), L es Pyram ides (1899), Le P rogrès égyptien


(1904). S ’y ajoutent de nom breuses revues, com m e L e Lotus (1901) ou
La N o u velle Revue d ’É gypte (1902).

Cinglante réplique britannique

E n Égypte, face aux Anglais, les Français ne désarm ent pas. Ils se sentent
« appelés à soutenir des assauts qui sont rudes », com m e le souligne un
v isiteu r de p assag e9. C hacun est soucieux de « travailler à la conserva­
tio n d e nos m œ urs, de notre langue e t de notre influence en Égypte ». Un
C ercle français s ’est créé au C aire en 1891, dans un bel hôtel particulier,
en face du jard in de l ’Ezbékieh. « Presque tous les m em bres s ’y réunis­
sent journellem ent, précise le voyageur. O n jo u e, on boit, on lit, on cause
surtout. L es journaux français apportés par le dernier courrier fournissent
m atière à de nom breuses discussions. » C e cercle « a rallié tous les Fran­
çais éparpillés, a concentré les forces, il est devenu un centre de résistance
co ntre tous les efforts adverses ».
L e m oindre faux pas anglais est m onté en épingle. « Beaucoup de Fran­
çais parlent haut, font les bravaches, recherchent l ’incident de brasserie et
le d u e ll01. » L ord C rom er in terd it à ses o fficiers et fonctionnaires de
répondre aux provocations. L’un de ses collaborateurs, sir A lfred M ilner,
va se ch arg er p o urtant de rem ettre à leu r place ces p erturbateurs. D e
reto u r en A ngleterre après avoir été sous-secrétaire d ’É tat aux Finances, il
consacre à la France quelques pages au vitriol dans un livre très éclairant
sur l ’occupation britannique, publié à Londres en 1891 et traduit quelques
années plus tard à Paris ".
A lfred M ilner reconnaît que son pays n ’a pas tenu sa prom esse d ’éva­
cu er l ’Égypte. Il l ’attribue à une erreur initiale : « N ous pensions n ’avoir à
rép rim er q u ’une révolte m ilitaire » ; o r l ’essentiel tient à « la pourriture
profonde de tout le systèm e gouvernem ental ». D ’où les réform es enga­
g ées, auxquelles la R an ce ne perd pas une occasion de s ’opposer. C ela va
de « m esquines tracasseries » à des « torts graves ». A insi a-t-elle tenté de
retard er l’abolition de la corvée et d ’em pêcher la ju ste application des
im pôts aux étrangers, tout en se donnant « le ridicule de m aintenir un ser­
vice postal distinct en Égypte, alors que toutes les autres puissances ont
renoncé à ce privilège suranné ».
L a France, ajoute-t-il, s'im agine « parler au nom de la m oitié du m onde
civ ilisé », alors q u ’elle est la seule puissance européenne à adopter un
tel com portem ent. C ette politique « détestable » tient sans doute au fait
q u ’elle est « dom inée par la jalousie ». M ais elle n ’a à s ’en prendre q u ’à

9. Louis M alosse, Impressions d ’Égypte. Paris, 18%.


10. Jacques Berque, L'Égypte, impérialisme et révolution, Paris. Gallimard, 1%7.
11. Alfred Milner, L ’Angleterre en Égypte, Paris, 1898.

195
UNE CULTURE RAYONNANTE

elle-m êm e, s ’étant «dérobée au (tô n ie r m om ent», en 1882, après nous


avoir poussés à intervenir m ilitairem ent en Égypte.
L ’A nglais veut bien reconnaître que les Français ont été « les pionniers
de l’influence européenne » dans la vallée du N il. Encore doivent-ils se
souvenir que « d ’autres nations aussi ont des droits spéciaux » à s ’occuper
de ce pays : l’A utriche, par exem ple, dont le com m erce avec l ’Égypte est
presque égal à celui de la F rance; ou encore la G rèce et l ’Italie, dont les
ressortissants sont plus nom breux que les siens. D ’ailleurs, la France est
loin d ’être désintéressée. Si elle a fait du bien, elle a fait aussi beaucoup
de m al : « Le canal de Suez a englouti par m illions l ’argent égyptien et
entraîné le sacrifice de m illiers de vies égyptiennes. »
L ast but not least, les Français n ’ont pas de cœur. Q uand nous gérions
ensem ble les finances du pays, affirm e M ilner, Paris voulait « arracher au
débiteur égyptien ju sq u ’à son dernier sou », alors que Londres réclam ait
« quelques égards » pour ce peuple m alheureux. C ela n ’a pas échappé,
écrit-il, aux hom m es d ’É tat égyptiens, qui éprouvent une « ex écration
profonde » pour la politique française. E t le résultat est là : la F rance a
perdu son ascendant sur les couches in stru ites, alors q u ’e lle au rait pu
exercer une « im m ense influence » en Égypte, en raison de sa langue e t de
sa culture.
2

L’Égyptien, ce grand enfant

L a plupart des journaux et revues francophones d ’Égypte m ilitent contre


l ’occupation britannique. C ela ne veut pas dire q u ’ils stm t pour l’indépen­
d an ce du pays. A ux yeux des Français, les É gyptiens n ’ont pas la capacité
d e se gouverner eux-m êm es, et ils l ’ont prouvé au cours des événem ents
funestes de 1882. O ctave Borelli l’écrit sans détour dans Le Bosphore égyp­
tien : « O rabi, im posteur pitoyable, atteste l ’incapacité de sa race livrée à
elle-m êm e. » C ertes, il existe bien des É gyptiens « distingués » et « supé­
rieu rs », m ais ils sont incapables de « gérer seuls et librem ent » les affaires
publiques. L ’Égypte, « née des œ uvres de l’Europe depuis un dem i-siècle »,
n e peut se passer de son concours. Et, l ’Europe, c ’est d ’abord la France.
L a « question d ’Égypte » ne peut donc être résolue que par l’internatio­
n a lisa tio n . A cette thèse R enan a donné une ju stificatio n quasi p h ilo ­
sophique : l ’Égypte appartenant au m onde, elle n ’a pas le droit d ’être une
nation.
D ésireuse de dénoncer les m éfaits de l ’occupation britannique, la
p resse française est am enée à s ’apitoyer su r la population égyptienne. Elle
e st « bonne, sage, tolérante », souligne Le B osphore, m ais ce com plim ent
recouvre l ’idée, bien ancrée, que l ’Égyptien est un être passif, am orphe,
subissant aisém ent toutes les dom inations. Sous la direction d ’O rabi, n ’a-
t-il pas « fait la révolution m ilitaire com m e il a construit les pyram ides :
en d o rm a n t1» ? C e peuple p a ssif est aussi « un peuple éternellem ent
enfant », com m e l ’écrivent de nom breux auteurs.
« Le fond du caractère égyptien est une bonté insouciante, une disposi­
tio n à tout accepter sans m u rm u re... une acceptation du fait accom pli,
quel q u ’il soit », précise en 1894 le G uide Joanne pour touristes. Q uelques
années plus tô t, dans son Voyage en É gypte, Eugène From entin ne disait
pas autre chose : « C e peuple est doux, soum is, d ’hum eur facile, aisé à
conduire, incroyablem ent gai dans sa m isère et son asservissem ent. Il rit
d e tout. Jam ais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les
cro it furieux, ils rient. »

I. Farida Gad al-H aqq, « L’image de l’Égyptien dans la presse française d ’Égypte
(1882-1898) », in Images d ’Égypte, Le Caire, CEDEI, 1992.

197
UNE CULTURE RAYONNANTE

Un peuple laborieux ? « Je ne le crois pas, écrit From entin. D n ’y a que


des désœuvrés partout, dans les campagnes comme dans les villes. » C ’est
un peuple qui m endie : « Forcém ent et naturellem ent m endiants, le mot
de bakchich résume tout leur vocabulaire usuel, et le geste de tendre la
main toute leur pantom ime. Demander, insister, vous poursuivre en répé­
tant bakchich, bakchich, kétir, attendre qu’on leur donne, dem ander de
nouveau quand on a donné, rien ne leur coûte. Leur patience est extra­
ordinaire, leur indiscrétion n ’a pas de bornes, aucun scrupule, nul respect
humain. »

Une population très animale

En 1893, le duc d ’Harcourt publie L ’Égypte et les Égyptiens, un livre


bourré d ’erreurs m ais surtout incroyablem ent m éprisant. Au fil des pages,
on relève des rem arques du genre : « Cette aptitude à recevoir des coups
est un trait caractéristique de la race égyptienne... Triste race ! q u e sa
lâcheté condam ne à être exploitée et pressurée constam m ent p a r des
étrangers. » Ou encore : « La population entière est composée d 'esclaves,
et ceux qui en portent seuls le nom sont les serviteurs des riches, m oins
malheureux en cela que les autres. » Si encore ils aspiraient au savoir, ten­
taient de s’élever ! « Chez les Égyptiens, l ’indifférence pour la v érité est
générale ; c ’est un besoin q u ’ils ne connaissent pas, q u ’ils ne com pren­
nent pas, et dont on ne peut, sem ble-t-il, leur faire sentir ni le prix, ni la
noblesse. »
Dans son édition française de 1898, le guide Baedeker, bible du voya­
geur cultivé, compare les paysans égyptiens à leurs animaux : « G énérale­
m ent d ’une taille au-dessus de la m oyenne, ils ont une ossature robuste,
surtout le crâne qui est extraordinairem ent dur et épais ; les articulations
des pieds et des m ains sont aussi très fortes, presque lourdes ; tous ces
traits caractéristiques aux anim aux dom estiques, lo irs com m ensaux, for­
m ent le contraste le plus tranché avec ceux des habitants du d é sert... »
La classe égyptienne au pouvoir, d ’origine turque en m ajorité, consi-
dère-t-elle le fellah autrem ent? Nombre de visiteurs français ne font que
répéter ce q u ’ils ont entendu dans des palais du C aire. C ela ne les
em pêche pas de m épriser de la m êm e m anière dirigeants et paysans.
Recevant Ferdinand de Lesseps à l ’Académie française en 1884, E rnest
Renan, philologue consacré par ses études sém itiques, parle d e Said
pacha, le vice-roi défunt, en ces term es : « Vous prîtes sur lui un em pire
étrange, et quand il m onta sur le trône, vous régnâtes avec lui. Il touchait
par vous quelque chose de supérieur, qu’il ne com prenait q u ’à dem i, tout
un idéal de lumière et de justice dont son âme ardente avait soif, m ais que
de som bres nuages, sortant d ’un abîm e séculaire de barbarie, voilaient
passagèrem ent à ses yeux. » L’illustre académ icien s ’exprim e ainsi, sans
com plexe, devant la fine fleur du Paris littéraire. M ettant dans le m êm e

198
L ’ÉGYPTIEN, CE GRAND ENFANT

panier prince barbare et fellah enfant« il précise à l’intention de ceux qui


n ’auraient pas compris : « Le barbare est toujours un enfant. »
Cette barbarie, un écrivain voyageur comme Édouard Schuié la décèle
chez les danseuses égyptiennes. Il les décrit longuem ent, avec une com­
plaisance de voyeur, pour les dénoncer bien sûr. Entré au hasard dans un
établissem ent, au fond d ’une rue obscure, il a été attiré par « un rythme
tapageur, à trois tem ps, impérieux et haletant comme le battem ent d ’un
pouls enfiévré ». Rien n ’est caché au lecteur : « La danseuse est vêtue
d ’un jélik brodé, recouvert de plaques m étalliques qui font une sorte de
cuirasse sur son sein. La jupe est striée de larges bandes jaunes verticales
en forme de feuilles de cactus... Elle se tient droite ; m ais, chose étrange,
les trois parties de son corps, la tête, la poitrine et les flancs, ne se m ettent
en branle que successivem ent et séparém ent. C ’est d ’abord la tête qui
bouge horizontalem ent et autom atiquem ent de droite à gauche et de
gauche à droite, comme la tête d ’un serpent qui se réveille. Ensuite les
seins s’animent du même mouvement vibratoire sans que le reste du corps
y participe. Enfin les flancs com m encent à s ’agiter pour eux-m êm es.
A lors c ’est une innommable et savante variété de trépidations et de mou­
vem ents circulaires des hanches et des reins, auxquels la tête de la dan­
seuse assiste dans une immobilité glaciale... Puis l’épais vertige rem onte
des flancs à la tête et redescend de la tête aux flancs en s’alourdissant et se
précipitant toujours... »
Édouard Schuré, qui n 'était là que pour se docum enter et défendre la
m orale, affirm e solennellem ent : « J ’éprouvais une stupeur m êlée de pitié
devant cette désagrégation de la personne humaine par un retour voulu à
l’anim alité... Nous assistents à une illustration chorégraphique de l’ins­
tinct bestial, à un engloutissem ent de l’esprit par la m atière » 2.
Bien d ’autres voyageurs français racontent, avec la même hypocrisie,
la « danse de l’abeille », dans laquelle de jeunes Nubiennes, faisant mine
d ’être piquées par un insecte, se tâtent le corps, retirent un vêtem ent, puis
un deuxième, en poussant des halètements de plus en plus profonds, avant
de finir sur les genoux des spectateurs, qui collent des pièces de monnaie
sur leurs seins hum ides... Détestable anim alité !

L'équipement du touriste

Tout récit de voyage en Égypte com m ence inévitablem ent par les
mêmes images de bruit et de chaos lors du débarquem ent à Alexandrie.
Un Français, M ontbard, passager du vapeur Saïd dans les années 1890,
ne manque pas de sacrifier au rite : « Une barque accoste, un pilote monte
à bord. Encore quelques tours d ’hélice et le Saïd, franchissant les passes
difficiles de l’entrée du port, jette l’ancre au m ilieu d ’une nuée d ’em bar­

2. Édouard Schuié, Sanctuaires t f Orient, Paris. 1898.

199
UNE CULTURE RAYONNANTE

cations qui l’entourent aussitôt, et dont les équipages bizarres, bavards,


bruyants, s’ébattent comme une nuée de sauterelles sur le pont du paque­
bot. » Toujours des anim aux... M ontbard continue sur le m êm e ton :
« Dans un vacarme effrayant, cette bande bariolée envahit le pont. A giles
com m e des chats, ils surgissent de tous les côtés, pénètrent p a r les
sabords, disparaissent dans les écoutilles, montent le long des cordages,
grim pant les uns sur les autres, se bousculant entre eux, riant, hurlant,
vociférant, gesticulant, s ’em parant de tout ce qui leur tom be sous la
main. » Des sauterelles et des chats, qui ressem blent à des sin g es...
Un notaire de Nancy, Gustave Paul, venu visiter l ’Égypte au cours de
l ’hiver 1895, en com pagnie de sa fille M arguerite, livre ses prem ières
im pressions à son épouse restée en France : « J ’ai vu beaucoup d ’Arabes
sales et pouilleux... La population d ’Alexandrie est horrible, on y voit le
cosm opolitism e le plus odieux, réunion de toutes les m isères et de tous
les vices. On n ’est pas évidemm ent au m ilieu d ’une population naturelle,
c ’est un ram assis de toute espèce de choses, les races et les couleurs;
et les langues s’y parlent to u tes... » M arguerite est tout aussi horrifiée.
Les A rabes « sont pouilleux et m êm e puceux ». Il lui arrive, en effet,
d ’attraper une « puce d ’Arabe ».
Moins d ’une semaine plus tard, pourtant, elle a changé de ton, comme
gagnée par le charm e du décor. Elle parle de « nos chers quartiers arabes
du Caire » 3. Son père la photographie, souriante, au sommet de la pyra­
m ide de Khéops. La photographie occupe beaucoup le notaire, équipé
d ’un m atériel portable, qui développe lui-même une partie de ses clichés,
m ais doit com m ander de nouvelles plaques à Nancy et en attendre la
livraison. D ’Égypte, il rapportera plus d ’un m illier de vues !
Les deux Nancéiens sont invités à dîner par des notables français du
Caire, violem m ent antibritanniques. G ustave photographie un m ariage
princier, M arguerite se fait faire une robe de bal chez une co u turière...
Puis ils embarquent sur Le Khédive, pour une croisière de trois sem aines
ju sq u ’à Assouan. Le soir, sur le bateau, les dam es se réunissent autour
d ’un piano et chantent du M assenet.
Partir en Égypte reste une aventure dans les années 1890, m êm e si le
voyage est facilité par des agences comme Cook ou Gaze. Le guide Bae­
deker consacre plusieurs paragraphes aux « précautions hygiéniques ».
Pour les excursions un peu longues, le touriste est invité à se m unir d ’une
véritable pharm acie, comprenant des remèdes contre la fièvre, la diarrhée,
les insolations et les piqûres d ’insectes, m ais aussi la constipation chro­
nique, la dysenterie, l ’inflam m ation des yeux, les accès de faib lesse...
« Quelques menus objets » doivent égalem ent être apportés d ’Europe : un
gobelet, une gourde, un bon couteau, un therm omètre, une boussole, une
lampe à magnésium destinée à éclairer les espaces som bres...

3. Geoffroy de Saulieu, Deux Mois en Égypte en 1895, mémoire de maîtrise d’histoire,


université Paris IV-Sorbonne, 1997.

200
L ’ÉGYPTIEN, CE GRAND ENFANT

« P o u r visiter rapidem ent le pays, il suffira de quatre à cinq sem aines »,


précise le B aedeker. G ustave Paul et sa fille y séjourneront deux m ois. Le
n o taire est parti de France avec un revolver. S u r place, il découvre le
co u rb a ch e (fouet), précisant dans une lettre à son épouse que cet outil
« jo u e un grand rôle dans la vie m usulm ane » et que les touristes ne s ’en
séparent pas. Lui-m êm e a fait utilem ent appel à « Dam e Courbache », en
H aute-É gypte, pour « rosser des âniers » indélicats.
3

A l’école française

Com ment em pêcher les Anglais de contrôler toute l ’Afrique ? A Paris,


le parti colonial a vigoureusem ent appuyé l’initiative d ’un officier d ’in­
fanterie de m arine, le capitaine M archand, qui se proposait de partir du
C ongo français et de se frayer un chem in par les forêts et les m arécages
pour rem onter jusqu’au Soudan. Pari réussi : accompagné d ’une douzaine
d ’officiers, de quelque deux cents tirailleurs sénégalais et de porteurs,
M archand est arrivé, le 19 juillet 1898, à Fachoda, sur le Nil blanc, à l ’is­
sue d ’un périple de plusieurs m illiers de kilom ètres. 0 a installé sa petite
troupe dans un fort en ruine, sur lequel le drapeau tricolore a été hissé.
De leur côté, les A nglais ont entrepris la reconquête du Soudan
ex-égyptien. Une armée nombreuse descend vers le sud et reprend une à
une les villes du pays, jusqu’à Omdurman, la capitale. Poussant plus loin,
le général Kitchener arrive, le 18 septem bre, devant Fachoda, avec une
flo ttille de plusieurs canonnières. Il tom be sur ces Français, surgis de
nulle p a rt Le prem ier contact est poli, m ais très froid. Kitchener informe
M archand que le Soudan est redevenu égyptien, donc anglais, et l ’invite à
plier bagages. Le Fiançais refrise avec hauteur, déclarant attendre les ins­
tructions de son gouvernem ent Le télégraphe britannique se m et aussitôt
à crépiter, tandis que l’on cam pe face à face.
A Paris, comme à Londres, la presse s’enflamm e. Fera-t-on la guerre
pour Fachoda? La France, déchirée par l ’affaire Dreyfus, n ’en a ni les
m oyens ni l’envie. Seule une alliance avec l ’Allem agne lui perm ettrait
d ’agiter réellem ent une telle m enace, m ais l’Allemagne occupe 1’Alsace-
L o rrain e... Le 3 novem bre, le gouvernem ent décide l ’évacuation de
Fachoda. L’opinion française est consternée. On m anifeste sur les boule­
vards parisiens, dans la colère et l’im puissance. U ne reste plus à la petite
garnison de Fachoda q u ’à am ener les couleurs et à partir, la m ort dans
l ’âme. Désormais, le Nil appartient à l ’Angleterre, et à elle seule.
L’hum iliation de Fachoda ouvre pourtant la voie à ce qu’on va appeler
« l ’Entente cordiale». Une prem ière convention franco-anglaise est
conclue en avril 1899. Paris et Londres finissent par aboutir, le 8 avril
1904, à un règlement global de leur contentieux colonial, qui définit deux
sphères d ’influence : la France aura les mains libres au M aroc, tandis que

203
UNE CULTURE RAYONNANTE

l ’A ngleterre pourra continuer à occuper l ’Égypte sans lim ite d e durée.


C ette occupation m ilitaire est justifiée par la poursuite d ’une œ uvre réfor­
m atrice de longue haleine. La G rande-B retagne est donc relevée d e son
engagem ent d ’évacuer la vallée du N il, e t absoute en quelque so rte d e ne
l ’avoir pas tenu '.
L ’Entente cordiale, conclue sans avertir le sultan - alors q u ’il e st tou­
jo u rs, en principe, le suzerain de l ’Égypte - , prévoit de transférer au gou­
vernem ent khédivial les principales attributions de la C aisse de la dette.
La France se trouve ainsi privée de son seul véritable levier politique. En
échange, elle a obtenu quelques garanties : ses écoles, notam m ent, jo u i­
ront de la m êm e liberté que par le passé et ses fonctionnaires ne seront pas
traités m oins bien que leurs hom ologues anglais.
L ’E ntente cordiale rassure les investisseurs. O n assiste à un afflux de
capitaux en Égypte, avec l ’éclosion de nom breuses sociétés e t banques
françaises. L a vallée du N il est un bon placem ent, puisque l ’argent y rap­
porte de 8 à 15 %, soit deux fois plus q u ’en F ran ce12. M ais les nationa­
listes égyptiens ne pardonnent pas à la France de les avoir abandonnés
à leur so rt. Le plus connu d ’en tre eux, M oustapha K am el, fo n d ateu r
du Parti national, a obtenu sa licence en droit à Toulouse et en tretien t une
correspondance régulière avec la jo u rn aliste parisienne Ju liette A dam ,
q u ’il appelle « m adam e chérie » ou « m am an ». Le 10 m ai 1904, de
l ’hôtel-casino San Stefano d ’A lexandrie, il lui écrit am èrem ent : « Funeste
accord franco-anglais, qui aura des effets désastreux pour notre pauvre
p a y s... M es com patriotes détestent aujourd’hui la France plus que l ’An­
gleterre elle-m êm e... La France est la prem ière puissance de l ’E urope
qui ait sanctionné l ’occupation p ar un acte officiel !... L es A n g lais se
m oquent de nous, pauvres esprits qui ont cru à la France. »
S ’étant inclinée à Fachoda, la France en subit im m édiatem ent la co nsé­
quence en Égypte : nom bre de fam illes, voulant assurer l ’avenir d e leurs
enfants, les retirent des sections françaises de l ’enseignem ent public pour
les inscrite dans les sections anglaises. Ces dernières se retrouvent avec
les trois quarts des élèves, contre un quart précédem m ent. L ’E ntente co r­
diale de 1904 ne peut q u ’accentuer le phénom ène. Les B ritanniques ayant
la voie libre en Égypte, ne faut-il pas apprendre leur langue pour en trer
dans l ’ad m in istratio n ? Les sections françaises vont m êm e d isp a raître
quelque tem ps, avant d ’opérer une rem ontée, m ais en restant toujours en
deuxièm e position.

1. Gabriel Hanotaux, Histoire de ta nation égyptienne. Paris. Plon. 1931-1935.


2. Samir Saul, « La France et l’Égypte à l’aube du XXe siècle », in Le M iroir égyptien.
M arseille, Éd. du Quai, 1984.

204
A L ’ÉCOLE FRANÇAISE

L’appel des tribunaux mixtes

L ’hom m e que les A nglais ont installé au m inistère égyptien de l ’Ins­


tru ctio n publique ne contribue pas à les faire aim er. Ce D ouglas Dunlop
accum ule les m esures absurdes, q u 'il édicte avec une délicatesse de gre­
nadier. « Un esprit étroit, un cerveau prim aire », dit de lui le représentant
de la France dans une dépêche du 14 août 1918. Les É gyptiens les plus
éclairés sont indignés par les options et les m éthodes de ce haut fonction­
n aire qui préfère ne pas avoir de subordonnés britanniques connaissant
l ’arabe : « C ela ne pourrait, d it-il, que leur donner des idées rom antiques
su r les indigènes, et ils perdraient leur tem ps à expliquer ce q u ’ils doivent
en seig n er aux indigènes en arabe, au lieu de les am ener à apprendre
l ’a n g la is3. » M ister D unlop part du principe que les sciences ne peuvent
pas être enseignées en arabe, et que d ’ailleurs peu d ’É gyptiens ont besoin
d ’apprendre les sciences. C ette politique s ’inscrit dans une volonté d ’éco­
nom ies : m oins de gratuité scolaire, m oins d ’écoles secondaires, m oins de
m issions scolaires à l ’é tran g er... Les intellectuels égyptiens en arrivent à
la conclusion que le but visé par l ’A ngleterre est « de recruter de petits
em ployés sans initiative, sans caractère, sans ressort, et non d ’instruire
sérieusem ent le peuple 45».
L es observateurs anglais eux-m êm es sont très sévères pour D ouglas
D u n lo p , qui a l ’appui de lord C rom er. « D ans aucun autre dom aine
l ’occupation britannique n ’a échoué aussi lam entablem ent que dans celui
de l ’éd u catio n 3 », constate sir V alentine C hirol. L ’A ngleterre ne sem ble
m êm e pas chercher à créer des écoles susceptibles d ’attirer les enfants de
la b o u rg eo isie égyptienne. Il faudra attendre 1908 p our v o ir n aître à
A lexandrie l ’excellent V ictoria C ollege, où l’enseignem ent sera dispensé
aussi en français pour répondre aux besoins de la clientèle.
L es écoles françaises ont beaucoup bénéficié de la réform e judiciaire
instaurée en 1875, sous le règne du khédive Ism aïl. Une réform e à laquelle
- paradoxalem ent - la France s ’était longtem ps opposée. La création des
tribunaux m ixtes visait à atténuer les privilèges scandaleux des résidents
étrangers en Égypte, lesquels trouvaient toujours le m oyen d ’échapper à
la ju stice locale, m êm e dans les conflits les opposant à des É gyptiens. O n
a im aginé alors une institution originale, form ée de juges étrangers et de
ju g es égyptiens, pour trancher les litiges civils ou com m erciaux entre des
personnes de nationalités différentes. Le systèm e fonctionne à m erveille.
Plus personne ne veut être jugé par les tribunaux indigènes. Si les sociétés
anonym es relèvent naturellem ent de la nouvelle juridiction, des Égyptiens
s ’inventent un « intérêt m ixte » pour y accéder.

3. W ilfrid Scaven Blunt, M y Diaries, New York, 1921.


4. Ahmed Chafik, L ’Égypte moderne et les Influences étrangères. Le Caire. 1931.
5. Valentine Chirol. The Egyptian Problem, Londres, 1920.

205
UNE CULTURE RAYONNANTE

La langue française est dom inante aux tribunaux m ixtes, dans les p lai­
doiries comme dans les documents officiels. Seul l’italien lui fait concur­
rence, m ais la France possède un avantage décisif sur l ’Italie : le co d e
adopté en 1875 par cette juridiction prestigieuse n ’est autre q u e le
Code Napoléon, un peu sim plifié et adapté à l ’Égypte.
« L’influence française s'en est trouvée centuplée, commente Jacques
d ’Aum ale qui a représenté la France au Caire entre les deux g u erres.
Les codes français, les manuels de droit français, les Cirey, les C lunet, les
Dalloz devinrent les instrum ents de travail de tous les juristes, rendant
indispensable la connaissance du français... Les contrats, en prévision de
procès toujours possibles, furent rédigés en français, les plaidoiries qui,
théoriquem ent, pouvaient avoir lieu en arabe ou dans la langue du ju g e,
arrivèrent peu à peu à n ’être faites q u ’en français; un avocat ten an t à
gagner sa cause ne se serait pas risqué à plaider autrement qu’en français.
La langue française, la pensée française, le droit français dom inaient6. »
Les tribunaux m ixtes offrent des em plois à des m agistrats e t des
avocats, m ais aussi à des greffiers, des huissiers, des secrétaires... L eurs
pourvoyeurs naturels sont les écoles françaises, qui trouvent là un facteur
supplém entaire de développem ent. Les diplômés des frères et des jésuites
ont le choix entre l’École khédiviale de droit (à direction anglaise, m ais
avec une section française) et l’École française de droit, créée en 1890 et
qui attire un nom bre croissant de candidats. Dans le prem ier étab lisse­
m ent, les étudiants de la section anglaise doivent suivre... des cours de
français pour être en m esure d ’accéder à d ’indispensables m anuels
de droit. Dans le second, les exam ens ont lieu en France. Le directeur,
Pélissié du Rausas, barbiche à la H enri IV, emm ène chaque é té ses
étudiants à Paris, leur offrant en prim e la revue du 14 Juillet d ans les
tribunes de Longcham p...

Les religieux de la République

En 1908, les écoles françaises comptent 25000 élèves, soit le sixièm e


des effectifs scolaires du pays. Il faut y ajouter quelque 2 500 inscrits dans
des écoles non françaises - comme celles de l ’A lliance israélite - qui
dispensent un enseignem ent français 7. Les collèges des frères arrivent en
tête, avec 600 0 élèves, suivis des jésuites et des franciscains. Les filles
se partagent entre les pensionnats de la Mère de Dieu, du Bon-Pasteur,
des Filles de la charité, des soeurs de la M ission africaine de Lyon ou
de Notre-Dam e de la Délivrande. Aux écoles privées laïques viendront
s ’ajouter trois lycées, à partir de 1909, ceux du Caire, d ’Alexandrie et de
Port-Saïd.

6. Jacques d ’Aumale, Voix de l’Orient, Montréal, Variétés, 1945.


7. Léon Polier, « La France en Égypte », in Revue des Deux Mondes, 1er août 1914.

206
A L ’ÉCOLE FRANÇAISE

L a guerre scolaire qui secoue la France se répercute inévitablem ent sur


c et enseignem ent à l ’étranger. L ’interdiction des congrégations religieuses
(1 9 0 4 ) e st encore tro p récente p our que les p laies soient cicatrisées.
L o rsq u e le lycée d ’A lexandrie ouvre ses portes, les jésu ites du collège
S aint-F rançois-X avier ont une jo lie form ule : « C e n ’est pas une œ uvre
fran çaise, c ’est une œ uvre laïque. » Les élèves qui seraient tentés d ’aller
au ly cée sont avertis q u ’il n ’y a pas de billet de re to u r... M ais les hostili­
tés v o n t s ’atténuer d ’année en année, beaucoup plus vite q u ’en France.
O n v e rra m êm e, en 1945, les frères des É coles chrétiennes céder leu r
co llèg e de M ansoura à la M ission laïque. L ’école catholique e t « l ’école
san s D ieu » ne se concurrencent pas plus que les établissem ents religieux
e n tre eux. Il faut dire que l ’offre répond à peine à la dem ande : les élèves
d ésireu x d ’apprendre le fran çais ne m anquent pas dans cette É gypte
an g laise!
A P aris, on se garde bien de m ettre des bâtons dans les roues aux
établissem ents privés. M êm e aux m om ents les plus vifs de la cam pagne
anticléricale, les écoles religieuses d ’Égypte sont soutenues par les gou­
v ern em en ts de la III* R épublique. Inaugurant la ch apelle des jésu ites
d ’A lexandrie, le 31 m ars 1886, le consul de France proclam e : «T oute
éco le religieuse qui s ’élève su r les rivages d ’Égypte est une forteresse
pacifiq u e d ’où rayonne, avec le respect de notre drapeau, un invincible
am o u r p o u r la F ra n c e .» A ucune m anifestation im portante dans ces
éco les, aucune distribution de prix n ’est im aginable sans la présence, au
prem ier rang, du diplom ate en poste au C aire ou à A lexandrie.
D ’ailleu rs, le « m inistre de France », com m e on l ’appelle, préside
q uatre fois par an - Pâques, Pentecôte, Toussaint et N oël - la grand-m esse
consulaire. Tous les Français résidant au C aire sont conviés à cette céré­
m onie, et beaucoup se font un devoir d ’y assister m algré leurs opinions
an ticléricales. Le rendez-vous a lieu dans les salons de l ’agence. U ne
longue file de voitures stationne devant la porte. Le m inistre m onte dans
la prem ière, et le cortège s ’ébranle dans les rues du C aire, pour rappeler
solennellem ent que la France est la protectrice des catholiques en O rien t...
L e m inistre entre dans l ’église, précédé de ses huit caw ass aux pantalons
bleus bouffants, à la petite veste rayée de fils d ’or, qui frappent les dalles
d e leu r longue canne à pom m e d ’argent. Les prêtres viennent apporter
au rep résen tan t de la R épublique l ’évangile e t le cru cifix à baiser. Us
l ’en cen sen t p ar tro is fo is. A la fin de la m esse, qui dure deux bonnes
heures, on chante en latin le D om ine fa c salvam rem publicam G allorum
(« D ieu, sauve la R épublique »)*. U ne reste plus au m inistre de France
q u ’à aller présider trois autres m esses, les jours suivants, dans les églises
catholiques o rien tales...
C ollèges e t pensionnats religieux sont ouverts à des élèves de toutes
nationalités e t de toutes religions. Au tournant du siècle, on y trouve des 8

8. Louis M alosse, Impressions d ’Égypte. Paris, 1896.

207
UNE CULTURE RAYONNANTE

Français, bien sûr, e t d ’autres Européens, m ais aussi une forte proportion
d ’Égyptiens e t beaucoup d ’O rientaux originaires de Syrie. Les catholiques
représentent une bonne m oitié des effectifs. Aux m usulm ans, aux ju ifs et
aux rares protestants s ’ajoutent de nom breux orthodoxes, de rite co p te ou
grec, qualifiés de « schism atiques » par les dirigeants de ces écoles.
R eligieux et religieuses ne se privent pas d ’enseigner la foi e t la m orale
catholiques à tous les enfants qui leur sont confiés. Les fam illes ne peu­
vent pas l ’ignorer. Parfois elles se rebellent, com m e ces parents ju ifs qui
retiren t avec fracas leurs enfants du collège des jésu ites d ’A lex an d rie,
en 1891, parce q u ’on les contraint d ’assister aux offices, sans les autoriser
à sortir pour leurs propres fêtes religieuses. C ela fait un petit scandale,
m ais on est à A lexandrie, où la com m unauté ju iv e a beaucoup d e poids.
Le co llèg e S aint-F rançois-X avier, qui dispense une cu ltu re c lassiq u e,
fin ira d ’ailleu rs p ar ferm er ses portes en 1919, n ’étan t pas ad ap té aux
besoins sociaux e t professionnels de cette ville très cosm opolite 9.
C e n ’est q u ’après la Prem ière G uerre m ondiale q u ’on com m ence
à faire des d istin ctio n s en tre ch rétien s, m usulm ans e t ju ifs. L es frères
dispensent alors « deux sortes d ’instruction religieuse » : l ’une, « p arti­
cu lière », réservée aux seuls catholiques, dans le but « d ’ex h o rter à la
fréquentation des sacrem ents, de prém unir contre certaines in fluences,
de stim uler l ’esp rit d ’apostolat » ; l ’autre, « plus générale », d estin ée à
l ’ensem ble des élèves. Les interrogations ne s ’adressent q u ’aux chrétiens.
L es au tres sont exem pts de l ’étude e t de la récitatio n du catéch ism e.
Tout cela dans « le respect le plus absolu du sanctuaire des jeu n es âm es »,
sur lesquelles « nulle pression n ’est exercée » l0.
Il n ’est pas question de faire du prosélytism e en direction des m usul­
m ans. Les religieux français espèrent seulem ent « les im prégner d ’esp rit
chrétien ». Très peu de conversions, d ’ailleurs, sont enregistrées, e t le plus
souvent en cachette. C e n ’est pas vrai pour les ju ifs, avec qui on prend
m oins de gants. Q uant aux « schism atiques », ces chrétiens égarés, leu r
« retour vers la vraie foi » est clairem ent visé. En 1925, dans le B ulletin
des écoles chrétiennes, édité en France, on peut lire au chapitre « Égypte » :
« D u collège de la Sainte-Fam ille à H éliopolis (près du C aire) : dans le
courant de l ’année, un élève de la deuxièm e classe a abjuré le schism e
copte ; son plus jeune frère le suivra dans cette voie dès q u ’on le ju g era
suffisam m ent in stru it... Du collège du Sacré-C œ ur à M oharrem -bey (fau­
bourg d ’A lexandrie) : en novem bre 1924, un bon jeune hom m e copte de
la prem ière classe faisait son abjuration. Le 20 décem bre, c ’était le tour
d ’un jeune schism atique grec. O h ! la jo ie des ouvriers évangéliques, en
voyant ainsi leurs travaux couronnés par la grâce !» U est précisé parfois
que ces conversions ont eu lieu avec l ’assentim ent des fam illes. A utant
dire que ce n ’est pas toujours le c a s...

9. Robert IlberL Alexandrie, 1830-J930, Le Caire, IFAO, 1996,1.1.


10. Frères des Écoles chrétiennes. Souvenir du centenaire, Le Caire, 1947.

208
A L'ÉC O LE FRANÇAISE

Le meilleur enseignement d’Égypte

L e khédive Ism aïl a fav o risé l ’in stallatio n de plusieurs écoles fran­
çaises. Ses successeurs ne m anquent pas de soutenir ces établissem ents,
en s ’y rendant régulièrem ent. En 1921, le sultan Fouad (qui deviendra roi
q uelques m ois plus tard, lors de la proclam ation de l'indépendance for­
m elle de l'É gypte) fait ainsi la tournée des écoles étrangères d'A lexandrie.
A vec une pointe d ’hum our, le consul de France câble au Q uai d 'O rsay :
« L e sultan fait de son m ieux pour acquérir une certaine p o p u larité... 11 a
su se faire applaudir par les enfants. E t, com m e il était accom pagné par­
to u t d ’un ciném atographe, il se fait ap p lau d ir m aintenant su r l'é c ra n .
D ans leu r petite harangue, les élèves des sœ urs l'o n t com paré à C harle­
m agne, ainsi q u ’il fallait s 'y attendre, et il s'e n est m ontré sa tisfait... U va
san s dire que le spectacle qui lui a été offert était soigneusem ent préparé
e t to u t à fait artificiel. Le sultan s ’en est m ontré en ch an té... Je suis allé,
b ien entendu, rem ercier le souverain au palais après l ’avoir reçu sept fois
en huit jo u rs au seuil des divers établissem ents français n. »
L es grandes fam illes m usulm anes envoient v o lontiers leurs enfants
chez les religieuses, chez les frères des Écoles chrétiennes ou au collège
des jésu ites du C aire, dont l'ex cellence est unanim em ent reconnue. Visi­
ta n t cet établissem ent en m ai 1916, le sultan H ussein, prédécesseur de
Fouad, est entouré de deux de ses gendres, anciens élèves, le prince Ism aïl
D aoud, son aide de cam p, et M ahm oud Fakhry bey, son prem ier cham bel­
lan . « Voilà deux fruits de vos écoles, d it-il aux jésu ites devant tout le
co llèg e réuni. Q ue D ieu bénisse vos écoles et leurs fruits. » Les frères,
eu x , ont la fierté de com pter parm i leurs prem iers bacheliers deux futurs
présidents du C onseil, Ism aïl Sedki e t Tewfik N essim .
C hez les jésu ites, toutes les m atières s ’enseignent en français dans ces
années-là. Pourtant, les cours d ’arabe, dispensés par des religieux syriens,
sont d ’un niveau supérieur à ceux de bien des écoles égyptiennes. O n ne
peut pas en dire de m êm e des pensionnats de jeunes filles, où l ’arabe reste
une langue étrangère, et parfois ignorée. Il existe généralem ent deux sec­
tio n s, l ’une préparant au baccalauréat français, l ’autre au baccalauréat
ég y p tien . M ais, ju sq u 'a u x années 1930, il est possible de p asser en
français les épreuves égyptiennes en m athém atiques, sciences naturelles,
histoire ou géographie.
Au début du siècle, lord Crom er tente de faire ouvrir une section anglaise
chez les jésuites. Il se heurte à un mur. Les pères se contentent d ’am éliorer
l ’enseignem ent de la langue de Shakespeare, à la dem ande des fam illes,
m ais rien de plus. La C om pagnie de Jésus est peut-être universelle, m ais
le collège du C aire restera français !1

11. Archives diplomatiques françaises. Affaires étrangères, «A lexandrie, Ier décembre


1921 », Correspondance politique. Égypte.

209
UNE CULTURE RAYONNANTE

D ans cette É gypte occupée p ar les A nglais, les b illets de chem in de


fer et les tim bres-poste portent des inscriptions en fiançais e t en arabe.
Le fiançais est la langue de la ju stice, m ais aussi celle des salons e t des
affaires. C ’est en français que Ton vocifère autour de la corbeille dans les
B ourses d ’A lexandrie et du C a ire l2. En fiançais aussi que sont rédigées
les archives du rabbinat, dans les deux villes, dès le début du xx* siè c le ,3.
La langue de M olière s ’installe m êm e dans l ’intim ité fam iliale. D ans
nom bre de fam illes, on entend p a rie ret plaisanter en fiançais. D es groupes
de théâtre se créent à A lexandrie et au C aire pour jo u er des vaudevilles
e t des com édies. Le public apprécie beaucoup les pièces b ilin g u es, où
l ’un des acteurs parle en arabe e t un autre lui répond en fiançais. M êm e
les fonctionnaires britanniques sont contraints de s ’adapter à ce clim at :
« C ’est en un fran çais boiteux que les A nglais au service de l ’É g y p te
échangent leurs lettres officielles », avoue l ’ancien sous-secrétaire d ’E tat
aux F in an ces14.
B ref, bien q u ’exclue politiquem ent, la France n ’a pas perdu la p artie en
Égypte. Com m e le d it avec lyrism e un visiteur de passage, « son influence
est p arto u t... E lle est dans l ’air que l ’on respire. E lle est com m e ces p ar­
fum s q u ’une jo lie fem m e laisse sur son p assag e13 ».

12. Léon Polier, « La France en Égypte », art. cit.


13. Juifs d Égypte, Paris, Éd. du Scribe, 1984.
14. Alfred Milner, L ’Angleterre en Égypte, Paris, 1898.
13. Louis M alosse, Impressions dÉ gypte, op. cit.
4

Maspero sur le terrain

U n p etit reto u r en arrière s'im pose ici pour com prendre la rivalité
franco-anglaise dans un dom aine hautem ent sym bolique : l’égyptologie.
En novem bre 1880, Paris s ’inquiète de l ’état de santé d ’Auguste M ariette,
qui s ’est brusquem ent aggravé. S ’il m ourait, la direction du Service des
an tiq u ités en Egypte pourrait échapper à la France. Le risque est réel,
m êm e si l’on cherche à se persuader que la géniale découverte de Cham-
pollion a définitivem ent fait de l ’égyptologie « une science française ».
L ’A ngleterre peut revendiquer le poste, avec une certaine légitim ité,
puisque des savants com m e Birch ou W ilkinson ont fait avancer cette
science par des travaux essentiels. L’Allem agne, quant à elle, ne compte
pas seulem ent l’ém inent Karl Richard Lepsius, dont l’œuvre est fonda­
m entale, m ais Heinrich Brugsch, qui a dirigé la prem ière école d ’égypto-
logie au C aire et dont le frère Em ile travaille avec M ariette. Brugsch
passe pour un candidat d ’autant plus redoutable que la position internatio­
nale de son pays s ’est beaucoup renforcée.
A P aris, l ’hom me de la situation sem ble être G aston M aspero, un
b rillan t égyptologue de trente-quatre ans, qui enseigne au C ollège de
France. Ce fris d ’ém igrés politiques italiens a m ontré très tôt des dons
exceptionnels. Lauréat du Concours général à treize ans, entré à l ’École
norm ale supérieure, il a appris l’égyptologie seul, en étudiant les stèles
du Louvre et les inscriptions de l ’obélisque de la Concorde On l’a vu tra­
duire en huit jours, de m anière parfaite, un texte découvert par M ariette,
provoquant l'adm iration du directeur des Antiquités.
U n enseignem ent à l ’École des hautes études est confié à cet auto­
didacte par un grand égyptologue, Emmanuel de Rougé, considéré comme
le continuateur de Cham pollion. M aspero apprend beaucoup à son
contact. Et, à la m ort de Rougé, en 1872, c ’est à lui q u ’on songe pour
occuper la chaire d ’égyptologie au Collège de France. M ais, comme il est
un peu jeune, on décide de ne lui donner pendant deux ans qu’un titre de
chargé de cours.1

1. Simonne et Jean Lacouture, introduction à Gaston Maspero, Égypte, 1900, Paris,


rééd. 1989.

211
UNE CULTURE RAYONNANTE

G aston M aspero a déjà p ublié plusieurs travaux, connaît l ’a ra b e ,


m ais n ’est toujours pas allé en Égypte. L’occasion se présente donc en
novembre 1880, lors de la m aladie de M ariette. On lui demande d ’étu d ier
la création au C aire d ’une école française, sur le m odèle de celles q u i
existent à Athènes et à Rome. Si le Service des antiquités venait à éch ap ­
per à la France, celle-ci aurait au m oins un outil pour poursuivre d es
recherches indépendantes.
Il arrive en Égypte le S jan v ier 1881. M ariette m eurt treize jo u rs
plus tard, après une semaine d ’agonie. « On lui a célébré des funérailles
m agnifiques et il repose dans le jardin de son m usée, au pied de la statue
de K héphren», écrit M aspero à un am i. Le sarcophage, réalisé p ar
l’architecte Ambroise Baudry, suivra le musée à chacun de ses déplace­
m ents : à Guiza en 1891, puis en plein centre du Caire (où il se trouve
toujours) en 1902. Boulogne-sur-M er, la ville natale de M ariette, élèvera
à celui-ci une étrange statue de bronze, sur un piédestal en forme de pyra­
mide tronquée, où il figure en tarbouche, avec une tenue d ’académ icien
q u ’il n ’a jam ais portée. A la cérém onie d ’inauguration, le 16 juillet 1882,
aucun représentant égyptien n ’est invité, com m e si l ’on avait voulu
récupérer M ariette, par un « monument du m alentendu, de l’équivoque,
presque de l ’im posture2 » ...

L’École française du Caire

Gaston Maspero a eu le temps de s’entretenir longuement avec M ariette,


auquel il succède, le 18 février, comme directeur du Service des antiquités
et conservateur du musée de Boulaq. Il est aussi le prem ier directeur de
l ’École française d ’archéologie du Caire.
La paternité de cette institution est controversée. Dans une dépêche du
14 mars 1880, le baron de Ring, m inistre de France en Égypte, la récla­
m ait, avec deux sottes d ’argum ents. D ’une part, disait-il, nous souffrons
d ’une « égyptologie en cham bre » et seule une école installée sur place
perm ettrait à nos savants et étudiants d ’aller sur le terrain. D ’autre paît, la
création d ’une école grandirait notre rôle en Égypte, car les gens y vénè­
rent autant M ariette, l’homme pour lequel l’Antiquité n ’a pas de mystère,
que Lesseps, l’homme qui a réuni les deux mers. « Le fait que ces deux
individualités sont françaises donne aux fellahs une haute opinion de
notre peuple. Il sera très impressionné en voyant M ariette pacha laisser
après lui toute une école. Quant à la société égyptienne qui a déjà une cer­
taine culture, elle subira aussi l ’influence de jeunes gens instruits,
agréables, aptes à propager des idées généreuses. »

2. Jacques Cassar, in Bulletin de la Société française d 'égyptologie. Paris, n° 90. avril


1981.

212
MASPERO SUR LE TERRAIN

C ’e st un argum ent voisin que développe, l’année suivante, Ernest Renan,


m ais en changeant de registre. L ’illustre spécialiste du m onde sém itique
pense q u ’une telle école, au C aire, serait « utile à la civilisation et au pro­
grès d e la m oralité en O rient ». Là-bas, écrit-il, « chaque chose est estim ée
d ’a p rè s ce q u ’elle rapporte, e t chaque hom m e d ’après l ’arg en t q u ’il
gagne ». C ’est pourquoi « la vue d ’un établissem ent où des hom m es de
g ran d s m érites m ènent une vie m odeste, vouée aux travaux les plus
im personnels, e t néanm oins entourés de la plus haute considération, sera
une leçon excellente et un spectacle nouveau pour l ’O rient ».
C urieusem ent, Renan pense que les savants m usulm ans « n ’ont rien à
apprendre » aux arabisants de Paris ou L eipzig : selon lui, l ’O rient doit
s ’étu d ier en Europe. M ais des fouilles sont nécessaires, sur place, pour
découvrir ce qui est encore caché, et ces fouilles ne peuvent être exécu­
tées que p ar des « nations civilisées », c ’est-à-dire européennes3. Selon
lu i, une école orientale ne devrait pas se lim iter à l ’É gypte antique, ni
m êm e à l ’ensem ble de l ’Égypte, m ais étudier tous les pays de la région
e t toutes les disciplines. Sa place est au C aire, de préférence à D am as,
B eyrouth ou Jérusalem . Il la voit com m e un « grand khan scientifique »,
un « quartier général de toutes les branches de la recherche orientale ».
G aston M aspero et ses collaborateurs com m encent par loger à l ’hôtel,
puis deviennent les locataires de M™ Z ariffa E ffendi, « accoucheuse des
harem s khédiviaux », dans une m aison infestée de rats « qui, non contents
d e s ’attaquer aux bougies, allum ées ou non, s ’en prenaient aussi aux cha­
peaux de M"* M aspero4 ». Le directeur, veuf, vient en effet de se rem a­
rie r avec la fille d ’un des contrôleurs financiers de l ’Égypte, E stoum elle
de C onstant. « N otre école, précise-t-il, com m ence à prendre tournure.
Je l ’ai logée dans une m aison turque vert pistache, entre deux ruelles. Je
su is au prem ier avec deux cham bres d ’hôte ; l ’école est au second avec
un escalier indépendant. N ous possédons en com m un un jard in et avec
je t d ’eau et une terrasse d ’où l ’on a le plus beau panoram a q u ’on puisse
rêver. A l ’horizon, les trois grandes pyram ides, aussi nettes que si elles
fu ssen t à m ille m ètres au lieu d ’être à tro is lie u es; de l ’autre cô té, la
C itadelle, des collines de décom bres et les pentes du M okattam ; entre les
deux. Le C aire, dom iné par une forêt de m in arets5. »
L ’Institut français d'archéologie orientale (IFAO) ne portera officielle­
m ent ce nom que le 17 m ai 1898. Il dém énagera alors dans un local neuf,
situ é dans une rue que des générations de C airotes connaîtront sous le
nom d ’A ntikhana. M ais le développem ent de la bibliothèque et la création
d ’une im prim erie exigeront un bâtim ent encore plus grand : en 1907,
l ’Institut s ’installe définitivem ent dans l ’ex-palais de la princesse M ounira,
qui a la particularité d ’avoir été construit dans un quartier bom bardé par

3. C hristian D ecobert, « La lettre de Renan sur l’École du Caire », in D 'un O rient


T autre. Paris, CNRS, 1991.
4. Jean Vercoutter, Centenaire de T École du Caire. Le Caire, IFAO, 1981.
3. Bibliothèque igyptologique, L XVIII.

213
UNE CULTURE RAYONNANTE

B onaparte après la prem ière insurrection du C aire. O n revient to u jo u rs


à B onaparte...
L es prem iers « pensionnaires » e t « chargés de m ission » de l ’É cole
du C aire arrivent en 1881, dans une période troublée qui va conduire à
l ’occupation britannique. N ’étant pas autorisés à fouiller en dehors d e la
capitale, ils se m ettent à copier et publier des textes qui ont été relevés
dans la nécropole thébaine ou sur le tem ple d ’Edfou. Les coptisants, pour
leur part, décryptent des docum ents originaux conservés au C aire, tandis
que les sp écialistes de l ’islam étu d ien t la topographie de la p ério d e
fatim ide et traduisent des m anuscrits. En attendant de pouvoir o u v rir des
chantiers de fouilles, l ’École a ainsi une im portante activité d ’éd ition, qui
ne cessera de se développer au El des années, surtout après l ’installation
d ’une im prim erie par l’un de ses directeurs, Ém ile Chassinat, ancien ouvrier
typographe, qui dessine de sa propre m ain quelque 4 0 0 0 caractères hiéro­
glyphiques. A cette fonte hiéroglyphique et ptolém aïque, sans équivalent
en E urope, s ’ajouteront peu à peu des caractères cunéiform es, hébraïques,
arabes, g recs, coptes e t m êm e am hariques, qui en fero n t la m eilleu re
im prim erie orientaliste du m onde.

Les Anglais tentent de s’incruster

La France possède donc, au début des années 1880, une position excep­
tionnelle dans l ’égyptologie, avec deux leviers im portants : l ’É cole du
C aire e t la D irection des antiquités. M aspero abandonne la prem ière à un
com patriote, Eugène L efébure, pour se consacrer à la seconde.
D epuis son arrivée en Égypte, il a le souci de faire parler les pyram ides,
dont mi vient seulem ent de découvrir q u ’elles ne sont pas toutes m uettes.
Il en explore successivem ent cin q , dans le sud de S aqqara : les cin q
contiennent des textes gravés, sur les m urs de leurs cham bres intérieures.
M aspero, aidé de Brugsch et de plusieurs collègues, va analyser et publier
ces textes, qui en disent long sur les rites funéraires de l ’A ncien E m pire.
C e seul travail, extrêm em ent précieux pour les chercheurs, aurait suffi à
assurer sa notoriété.
Sa deuxièm e tâche en tant que m aam our des A ntiquités est de dém as­
q u er des p illeu rs qui sévissent en H aute-É gypte. O n co n state en e ffe t
depuis quelque tem ps l ’ap p arition, sur le m arché européen, de p ièces
funéraires portant le nom de Pinedjem Ier, grand prêtre d ’A m on, alors que
n ’ont été trouvées ni sa tom be ni celles de sa lignée. Les soupçons se por­
tent sur deux frères du village de G oum a, en face de Louxor. M aspero fait
arrêter l ’un, et l ’autre révèle le pot aux roses : dans la falaise surplom bant
le tem ple de H atchepsout, égyptologues et policiers, m édusés, découvrent
une tom be de cent m ètres de long contenant de fabuleux tréso rs. C es
sarcophages entassés contiennent les corps des pharaons les plus illustres
du N ouvel Em pire ! Les égyptologues se livreront à des recherches pas-

214
MASPERO SUR LE TERRAIN

sioim ées pour com prendre pourquoi de tels restes, cachés dans la falaise,
n ’o ccupent pas les tom bes correspondantes, aménagées dans la vallée des
R ois. U n form idable polar, vieux de trois m ille ans, se dégage peu à
p e u 6. . . O n m ettra plusieurs années à inventorier ces trésors au m usée
de B oulaq. Ce n ’est q u ’en 1886 que ces m omies seront dém aillotées, en
p résen ce du khédive Tewfik, pour être étudiées.
M aspero poursuit les fouilles de M ariette dans les tem ples d ’Edfou et
A bydos. U ouvre de nouveaux chantiers, fait déblayer le sphinx de G uiza
g râce à une souscription internationale, réorganise le m usée de Boulaq,
p u b lie diverses études, dont les Contes populaires de l ’Égypte ancienne.
E n 1886, il repart poursuivre ses travaux interrom pus en France, après
av o ir cédé la Direction des antiquités à son com patriote Eugène Grébaut.
C elui-ci va subir la prem ière offensive britannique pour prendre pied dans
ce secteur très convoité.
E n cette fin de siècle, l ’égyptologie représente « le lieu culturel par
excellence » et peut fournir à l ’adm inistration anglaise « des élém ents de
légitim ation inappréciables » 7. Com m ent s ’incruster dans ce fief fran­
çais ? En créant deux directions au lieu d ’une, les deux ne pouvant évi­
dem m ent revenir à la France. C ’est donc un projet de réorganisation du
Service des antiquités qui est avancé en 1890, avec de bons argum ents :
cette institution est trop lourde, elle m élange le travail scientifique et la
gestion. Or, ses activités devraient être encore développées : ne faudrait-il
pas doter le musée du Caire d ’une bibliothèque, d ’un catalogue et d ’un
in v en taire? M ieux s ’occuper des touristes, dont le nom bre augm ente?
M ieux lutter contre les déprédations et les exportations illégales d ’objets
anciens?
L a France s ’oppose à ce projet, ne voulant y voir q u ’une volonté de
l’affaiblir. D ’autres suggestions anglaises - comme la création d ’un sous-
secrétariat aux Beaux-Arts, qui serait confié à l ’Allem and Brugsch - sont
repoussées avec la même véhém ence. Des journaux britanniques, Times
en tête, se déchaînent alors contre l ’incurie des fonctionnaires français des
A ntiquités. Grébaut, qui n 'e st pas de taille à affronter une telle tem pête,
fin it p ar rendre son tablier, en 1892. Son successeur, Jacques de Morgan,
un spécialiste de la Ferse antique, réussit à calm er le jeu pendant ses cinq
années de m andat. Mais Victor Loret, qui vient après lui, manque de sou­
plesse. 11 est publiquem ent hum ilié en mai 1898 lorsque le sous-secrétaire
d ’É tat britannique l’oblige à réexpédier à Louxor des momies q u ’il venait
de faire transporter à G uiza...
Le représentant de la France en Égypte réclam e de toute urgence un
nouveau directeur des A ntiquités. Il en fait même le portrait : ce devrait
ê tre « un esprit souple et conciliant », un connaisseur de l ’O rient, si

6. Piene Grandet, « Le pillage des tombes royales égyptiennes ». in L’Égypte ancienne,


Paris, Points-Seuil, 1996.
7. « Archéologie et politique », in L ’Égyptologie et les Champotlion, Presses universi­
taires de Grenoble, 1974.

215
CSE CULTURE RAYOSSANTE

possible un égyptologue, en to u t cas un savant reconnu... Bref, il réclam e


M aspero. Celui-ci pose des conditions financières, qui sont acceptées, et
repart m ettre de l’ordre au Caire. Il a de la chance : son arrivée, en 1899,
coïncide avec une période de détente franco-anglaise, après l'accord sur
Fachoda. Même un grave accident qui survient le 3 octobre à K am ak ne
lui sera pas reproché. Pis qu’un accident : une catastrophe. L’architecte
français G eorges Legrain est en train de dégager le tem ple d ’A m on,
consolidant le monument au fur et à m esure q u 'il sort de terre, quand,
brusquem ent, le 3 octobre, onze colonnes de la salle hypostyle s'effo n ­
drent. Le pauvre Legrain passera dix années de sa vie à les rem onter.
Avec, cependant, une récom pense m éritée, en 1903. lorsqu’il découvrira
des centaines de statues de diverses époques...
M aspero répond à la catastrophe de Kamak par des projets de réform e.
Il m ultiplie les tournées d ’inspection, élabore de nouveaux program m es
de restauration et accélère le transfert des collections dans le nouveau
m usée du Caire, inauguré en 1902. Frappant un grand coup, il propose
m ême que tout m onum ent et tout objet antique appartiennent à l'É ta t.
Les propriétaires fonciers s ’étranglent, les acheteurs étrangers protestent.
« Le projet capote m ais M aspero s ’est couvert8. »
Le Service des antiquités s'ag ran d it considérablem ent au co u rs de
ces années-là : avec un budget triplé, il passe de vingt-quatre agents à
une centaine. De grands travaux sont entrepris pour redresser le portique
du tem ple d ’Edfou, déblayer la nécropole civile de Thèbes, dégager le
Ramesseum, désensabler le sanctuaire d ’A bou-Sim bel9...
M aspero consacre deux ou trois m ois chaque hiver à une tournée d ’ins­
pection. Il navigue sur le Nil à bord d ’une vieille dahabiah, construite en
d ’autres tem ps pour un prince de la fam ille khédiviale. C e voyage,
accompli avec son épouse et parfois des amis, lui permet de constater à quel
point les scènes que les Égyptiens inscrivaient sur leurs m onum ents sont
conform es à la nature, n ne se lasse pas de com m enter cet an exception­
nel : « Je regarde à l’aventure le fleuve et les deux rives. Là-bas, bien en
ligne sur un banc de sable fauve, une bande de grands vautours se chauffe
au soleil ; les pattes écartées, le dos voûté, le cou plié et rencogné dans
les épaules, les ailes ramenées en avant de chaque côté de la poitrine, ils
reçoivent béatem ent la large coulée de lum ière qui se répand sur leurs
plum es et les pénètre de sa tiédeur. C ’est ainsi que les vieux sculpteurs
représentaient au repos le vautour de Nekhabit, la déesse protectrice des
Pharaons et qui les om brage de leurs ailes. Séparez par l’esprit le plus
gros de la bande, coiffez-le du pschent [couronne pharaonique] et du
bonnet blanc, m ettez-lui le sceptre de puissance aux griffes, cam pez-le
de profil sur la touffe de lotus épanouis qui sym bolise la haute Égypte,

%. Ibid.
9. Maurice Croiser, « Un grand égyptologue français », in Revue des Deux Mondes.
13 août 1916.

216
MASPERO SUR LE TERRAIN

vous a u re z le b as-relief qui décore un des côtés de la porte principale


du tem p le de K honsou, m ais vous aurez aussi, sous le harnachem ent, un
vautour véritable : la surcharge des attributs religieux n 'au ra pas supprim é
la ré a lité de l'o iseau . » Plus loin, il aperçoit « un tableau descendu d 'u n e
paroi antique pour aller au m arché voisin » : il reconnaît « les bœ ufs qui
se ren d en t aux cham ps de leur pas m esuré, le labour, les pêcheurs attelés à
leu r file t, les charpentiers qui construisent une barque ; ils o n t installé
leurs bers sur une plage en pente, et accroupis dans des attitudes de singes,
ils clo u en t les m em branes à force m arteaux » *°.
Ê tre égyptologue, être saisi par la passion de l ’Égypte, c ’est aussi avoir
un œ il e t une p lu m e...

Avec Loti, au secours de Philae

A u cours de ces années-là, G aston M aspero tente - sans grand succès -


de se n sib iliser l ’E urope au sort de divers m onum ents, m enacés p ar le
barrage d'A ssouan. La construction de ce vaste réservoir, à partir de 1898,
puis ses deux surélévations successives noient le tem ple de Philae neuf
m ois p ar an. M aspero réussit tout de m êm e à en consolider les assises de
p ie rre . Si les m urs, avec leurs sculptures, resso rten t in tacts de l ’eau
chaque été, les peintures ont perdu leurs couleurs.
P ierre Loti pousse un grand cri en 1908, dans L a M ort d e P hilae, sans
rien changer à cette situation. Son livre, dédié au nationaliste M oustapha
K am el, est aussi une charge co ntre les A nglais, accusés de d éfig u rer
l’É gypte, non seulem ent par des ouvrages de ce genre, m ais par la pré­
sen ce de leurs touristes. L ’agence C ook et ses « cookesses » en prennent
p o u r leu r grade, au m ilieu de quelques inexactitudes e t beaucoup de
talen t : « La race fellah, gardienne inconsciente du prodigieux passé, som ­
n o lait sans désirs nouveaux et à peu près sans souffrance ; le tem ps coulait
p o u r l ’É gypte dans une grande paix de soleil e t de m o rt... M ais des
étrangers à présent sont m aîtres et viennent de réveiller le vieux N il pour
l ’a sse rv ir... Us ont défiguré sa v a llée ... ils ont im posé silence à ses cata­
ractes, capté son eau p récieu se... C ela se fait du reste à la hâte, com m e à
la c u ré e ... »
L oti l ’orientalisant, L oti le poseur ne réserve pas ses exercices de style
au tem ple de Philae. Avec la m êm e verve, il dénonce la banalisation de la
viUe du C aire, thèm e souvent repris par des écrivains-voyageurs français
au tournant du siècle : « Les rues se banalisent ; les m aisons des M ille et
U ne N uits font place à d ’insipides bâtisses levantines ; les lam pes élec­
triques com m encent à piquer l ’obscurité de leurs fatigants éclats b lêm es...
Q u ’est-ce que c ’est que ça, e t où som m es-nous to m b és? En m oins
com m e il faut encore, on dirait N ice, ou la R iviera, ou Interlaken, l’une

10. Gaston M aspero, Ruines et Paysages <TÉgypte.

217
UNE CULTURE RAYONNANTE

quelconque d e ces villes carnavalesques où le m auvais goût du m onde


en tier vient s ’ébattre aux saisons d ites élég an tes... Partout de l ’électricité
aveuglante ; d es hôtels m onstres, étalan t le faux luxe de leurs façad es
raccrocheuses; le long des n ies, triom phe du toc, badigeon sur p lâtre en
torchis ; sarabande de tous les styles, le rocaille, le rom an, le gothique,
l ’art nouveau, le pharaonique e t su n o u t le prétentieux e t le sau g ren u .
D 'innom brables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools,
tous nos poisons d ’O ccident, déversés sur l ’Égypte à bouche-que-veux-
tu ... A lors ce serait Le C aire de l'av en ir, cette foire co sm o p o lite?... M on
D ieu, quand donc se reprendront-ils, les É gyptiens, quand com prendront-
ils que les ancêtres leu r avaient laissé un patrim oine inaliénable d ’art,
d ’architecture, de fine élégance, e t que, par leur abandon, l ’une d e ces
villes qui furent les plus exquises sur terre s ’écroule et se m eurt ? »

Un savant polyvalent

G aston M aspero a assuré à la France une position très forte. L ’E ntente


cordiale de 1904 précise que le Service des antiquités égyptiennes sera
toujours réservé à un Français. C e n ’e st pas une raison pour b a isse r la
garde. Q uelques années plus tard, les autorités britanniques obtiennent
la création d ’un poste de secrétaire général, aussitôt interprétée com m e
une nouvelle m anœ uvre pour dédoubler le pouvoir. O n s ’em presse d ’y
nom m er un fran çais, quitte à laisser à un A nglais le poste de conservateur
du m usée du C a ire ... L ’Entente cordiale continue, avec ses surprises et
ses chausse-trappes.
L ’une des dernières tâches de M aspero est l ’établissem ent d ’une nou­
velle loi sur les antiquités, plus sévère, qui voit le jo u r en 1912. D ésor­
m ais, on ne concédera plus de fo u illes à des p articu liers : elles seront
réservées à des m issions savantes, après approbation de leur p rojet. Les
fouilleurs n ’auront plus le droit d ’em porter la m oitié de leurs trouvailles,
m ais seulem ent les pièces dont un exem plaire existe déjà au m usée du
C aire. U n visa de sortie ne leu r sera accordé que dans la m esure où le
terrain aura été laissé dans un état satisfaisant.
M aspero rentre à Paris en 1914, couvert de gloire, pour se v o ir co n fier
la fonction de secrétaire perpétuel de l ’A cadém ie des in scrip tio n s et
belles-lettres. Ses publications ne se com ptent plus : la liste détaillée fait
125 p a g e s11 ! Il « occupe la prem ière place en égyptologie de sa géné­
ration » grâce à une très vaste éru d itio n , souligne le W ho Was W ho in
Egyptology. En effet, M aspero est un polyvalent, qui, après avoir étudié
la p h ilo lo g ie, s ’e st plongé dans l ’h istoire e t l ’esth étiq u e. C 'e s t ce qui
explique ses succès et lui a perm is, entre autres, de développer de m anière

11. Henri Cordier, Bibliographie des œuvres de Gaston M aspero. Paris, Geuthner,
1922.

218
MASPERO SUR LE TERRAIN

m ag istrale sa thèse sur T ait égyptien : à savoir que les pharaons, contrai­
rem en t aux G recs, ne recherchaient pas une beauté idéale, m ais visaient
r u tile e t la durée.
C e grand savant s ’éteint le 30 ju in 1916, en pleine séance de l’A cadém ie,
ap rès av o ir été très affecté par la m ort d ’un de ses fils, Jean, un papyrologue
d e ta le n t, tué dans les com bats en A rgonne. Son aîné, H enri, sinologue
ém in en t, sera déporté par les A llem ands à Buchenw ald, où il succom bera
en 1945. Dix ans plus tard, son petit-fils François, écrivain et m ilitant de
g auche, contribuera à faire connaître le nom de M aspero en créant à Paris
une m aison d ’édition et une librairie.
5

En mission chez les schismatiques

L es jésu ites étaien t déjà venus deux fois en É gypte : au XVIe et au


x v iii* siècle. Leur troisièm e m ission, à la dem ande du pape, n ’a pas pour but
d ’o u v rir des collèges m ais d ’assister la m inuscule Église copte-catholique,
constituée face à la grande É glise copte d ’Égypte. C ette dernière refrise
la form ulation du concile de C halcédoine (451) sur les deux natures du
C hrist et passe donc, aux yeux de Rom e, pour schism atique. Les coptes-
catholiques sont portés à bout de bras, depuis longtem ps, par les francis­
cain s, auxquels sont venus prêter m ain-forte des religieux des M issions
africaines de Lyon.
A ux jésu ites il est dem andé d ’ouvrir un petit sém inaire au C aire. C ’est
ce q u ’ils font, à leur arrivée, en 1879. M ais, pour financer cet étab lis­
sem ent gratuit, destiné à des enfants de fam illes m odestes, ils prennent
l ’initiative d ’ouvrir un collège payant, la Sainte-Fam ille, ce qui ém eut pro­
fondém ent les frères des É coles ch rétiennes, déjà in stallés en É gypte.
Le V atican est saisi. D es m ises en garde sont adressées aux jésu ites.
C ela n ’em pêche pas leur supérieur, le père M ichel Jullien, de se rendre à
A lexandrie pour poser les bases d ’un autre établissem ent, qui s ’appellera
le co llèg e Saint-F rançois-X avier. Il s ’y rend sous un déguisem ent, par
crainte non des frères, précise-t-il, m ais des francs-m açons1... Être m is­
sionnaire en Égypte au début des années 1880 n ’est pas une sinécure !
U n com prom is est finalem ent trouvé. Il y a, dans la vallée du N il, du
travail p our tous les ouvriers du S eig n eu r... L es deux ordres religieux
assum eront leu r m ission d ’enseignem ent, chacun à sa m anière. Les
collèges des jésuites viseront un public plus huppé que ceux des frères, en
enseignant les lettres classiques et le latin.
Q uant à leurs petits sém inaristes, le père Jullien les décrit ainsi : « La
tête coiffée de l ’inévitable tarbouche rouge qui ne s ’enlève que devant
le Très Saint-Sacrem ent ; au-dessous une petite physionom ie noirâtre, évi­
dem m ent in tellig en te, e t que fait resso rtir une soutane de cotonnade
n o ire ... D eux fois p ar sem aine, ils vont se prom ener dans les rues du

I. « Un jésuite français en Égypte : le père Jullien », in Itinéraires d'Égypte. Mélanges


offerts au p ire Maurice M artin s.j.. Le Caire, IFAO, 1992.

221
UNE CULTURE RAYONNANTE

Caire en compagnie d ’un père* C ’est un spectacle tout nouveau p o u r nos


m usulm ans; ils les regardent avec une curiosité généralem ent b ien ­
veillante, sauf à plaisanter un peu sur le chapeau du père. L 'É gyptien ne
peut nous pardonner nos chapeaux à larges bords, auquel il adresse toutes
les injures. Le khédive lui-m êm e, quand il rencontre nos prom eneurs, les
regarde et les salue avec un intérêt tout particulier2. »

Face aux p ro testan ts anglophones

Ayant installé leur collège, et ce petit sém inaire qui en est devenu une
annexe, les jésuites peuvent partir en 1887 conquérir le sud de l ’Égypte.
Us choisissent de s'im planter à M inia, une viUe distante de 240 kilom ètres
du Caire, qu’un train poussif atteint après dix-sept heures de voyage. Le
père Joseph Autefage ouvre cette m ission, accom pagné d ’un frère m aro­
nite, avant d ’être rejoint par plusieurs religieuses syriennes. M inia com pte
alors 16000 habitants, dont 300 0 à 4 0 0 0 coptes orthodoxes, quelques
centaines de protestants et à peine 200 catholiques. La prem ière initiative
des m issionnaires est d ’ouvrir une école pour filles. « Q uatre m ois plus
tard, les religieuses avaient 108 élèves, et l ’école protestante é ta it fer­
mée. »
L ’objectif est clair : il s ’agit de convertir les orthodoxes au catholi­
cism e, en les « sauvant du péril protestant ». C ar diverses « sectes » pro­
testantes sont déjà à l’œ uvre en M oyenne-Égypte, avec des budgets
importants. Elles « répandent à profusion des brochures et des tracts fort
bien rédigés et très pernicieux ». Armés d ’une grosse caisse et de divers
instrum ents de m usique, ces « adversaires » se postent devant l ’école des
sœurs pour en détourner les élèves et les attirer vers un nouvel établisse­
ment.
Les protestants ont, à M inia, deux écoles de garçons. Dans cette guerre
de com m unication, les jésuites ne se privent pas de dénoncer leurs
m éthodes. « Un des professeurs, protestant fanatique, enseigne l’anglais
et surtout le protestantism e à ces malheureux enfants. Tous les dim anches,
m atin et soir, ceux-ci doivent assister à ses prêches faits à l’école. M al­
heur à celui qui va entendre la m esse au lieu d ’aller au prêche ! Le lende­
m ain, un rude fa la q (quarante coups de bâton sur la plante des pieds) lui
apprendra à connaître pratiquem ent la douceur évangélique du piédicant,
et lui donnera une idée bien sentie de la tolérance protestante3. »
Arrivés plus tôt, les protestants ont vingt ans d ’avance sur les jésuites.
Ceux-ci comm encent par se désoler de leur retard, puis s ’aperçoivent que
ces adversaires, finalem ent, leur ont facilité la tâche, en ouvrant la voie :
« Il était inouï autrefois qu’un copte abandonnât son Église : on ne soup-

2. Père Jullien. in Relations tT Orient, 1882.


3. Extrait d’une lettre du père de Diannous s.j., Relations d 'Orient, op. cit.

222
EN MISSION CHEZ LES SCHISMATIQUES

çonnait p as même la possibilité d ’un changem ent. Cette barrière infran­


chissable, les protestants sont parvenus à la faire tom ber45.»
C ath o liq u es et protestants s'arrach en t donc les coptes-orthodoxes.
C ette riv alité est aussi une bataille linguistique entre le français et l ’an­
glais, puisque ce sont essentiellem ent des Am éricains qui occupent le ter­
rain. « N ous ressem blons, nous autres orthodoxes, à. un palm ier planté
dans u n jardin, m ais dont les fruits pendent au-dehors. Chaque passant en
cu eille s », comm ente un notable local.
L es protestants vont avoir un adversaire de taille en la personne du père
E m m anuel R olland, qui arrive à M inia en 1888. Ce jésuite infatigable
co u rt les cam pagnes environnantes à dos d ’âne, dans des « excursions
apostoliques » qui durent plusieurs jours. Pour toute arm e, il emporte avec
lui d e s im ages d ’Épinal, aux couleurs criardes, qui font l ’adm iration des
fellahs. Ignorant la chaleur, acceptant d ’être logé parmi les animaux, il lui
faut aussi observer le jeûne copte, qui o ccu p e... deux cents jours par an.
« M ais que de consolations ! »
Com m e ses prédécesseurs jésuites des XVIe et XVIIIe siècles, le père Rol­
land constate l’ignorance à peu près complète des paysans sur les vérités
de la religion chrétienne. Ds ne savent pas faire le signe de la croix, sont
incapables d ’expliquer qui est le Crucifié. Quand on leur demande de se
d éfin ir, ils se contentent de m ontrer le tatouage en form e de croix qui
figure sur leur poignet. Et leurs prêtres sont à peine plus instruits qu’eux.
D es églises catholiques sont construites en boue séchée, sans autel,
sans chandeliers. Pour célébrer les funérailles, on envoie parfois chercher,
à dos de cham eau, la cloche d ’une église voisine. Femmes et hommes ne
prient pas ensemble. Pour recevoir la communion, les villageoises drapées
dans leur grand voile noir, la habara, gagnent le chœ ur par une porte laté­
rale. Elles sont séparées du sanctuaire par un m ur dans lequel un guichet
perm et au prêtre de leur rem ettre le pain consacré.
Les jésuites construisent une résidence à M inia, sur un terrain obtenu
grâce à une intervention du comte d ’Aubigny, m inistre de France, auprès
du khédive Tewfik. Chaque sem aine, ils com ptabilisent leurs conversions.
M ais aux additions se m êlent des soustractions : il arrive que des villages
entiers, passés à la « vraie foi », retom bent dans le « schism e », en raison
d ’une m anœ uvre réussie du cam p adverse. « Ces âm es orientales sont
instables et changeantes ! »
E n 189S est ouvert un dispensaire, qui rencontre aussitôt un grand
succès. Il s ’agit bien d ’une œuvre m issionnaire : « Les religieuses, tout en
soignant les corps, exercent un véritable apostolat auprès des âmes et font
reprendre le chem in de l'église à bon nombre de chrétiens6. » Les jésuites

4. Ibid.
5. Cité par le père Victor Chevrcy s.j.. dans son « Rapport sur la mission de la Compa­
gnie de Jésus en Haute-Égypte », Minia, 1925.
6. Père André de La Boissière s.j., Les Missions de la Compagnie de Jésus en Egypte.
1925.

223
UNE CULTURE RAYONNANTE

créent deux congrégations religieuses, une pour les hom m es, l ’autre p o u r
les fem m es, n s m ettent aussi leurs talents au service de la liturgie c o p te .
Le père Joseph B lin, qui vient à M inia pour travailler à la notation m u si­
cale des chants, est contraint, au début, de dem ander l ’aide d e ... l ’é v ê q u e
« schism atique ». Les chantres coptes sont généralem ent des aveugles q u i
ont été form és dès l ’enfance pour gagner leur vie. L ’un de ces a v eu g les
chante tous les jo u rs devant le père B lin, qui prend des notes. C e tra v a il
sera term iné dix ans plus tard par un autre m em bre de la C om pagnie de
Jésus.

Le choléra, cadeau du d el

« A M inia, notre outillage de pénétration avait besoin de p erfectionne­


m ent, souligne un m issionnaire. Un prem ier m oyen nous fut fourni p a r la
D ivine Providence : le 13 ju illet 1902, le choléra faisait son apparition 7. »
C ertains jo urs, on com pte ju sq u ’à trente décès. « Le père R olland n ’h é sita
p a s; sa place était tout indiquée. De quelle ruse se servit-il (les ap ô tres
ont toutes les audaces) pour obtenir des autorités son d ro it d ’en trée au
lazaret ? Toujours est-il q u ’il s ’installa de suite aux lits des m alades. U les
pansait, les consolait, les préparait à partir pour le c ie l... U y eu t m êm e
des nouveau-nés qui furent baptisés en cachette avant de reto u rn er au
p a ra d is8. » L ’épidém ie passée, le père R olland boucle sa valise e t p art
vers le sud rejoindre des m issionnaires installés à Tahta et Louxor, laissant
d ’autres prendre la relève.
Jésuites e t frères ne sont plus en concurrence. Les prem iers cèdent, en
1902, leur école de M inia aux seconds. C inq ans plus tard, ce so n t les
sœ urs de S aint-Joseph de Lyon qui assu ren t le relais des relig ieu ses
syriennes à l ’école des filles. L ’arrivée des Françaises n ’est pas très bien
perçue par la population, qui s ’est attachée aux partantes. Il leur faudra du
tem ps pour se faire adm ettre, après avoir appris l ’arabe. Les jésu ites eux-
m êm es - « trop français e t trop rom ains, étrangers d ’origine e t étrangers
de rite 9 » - n ’auront pas toujours la vie facile, en attendant d ’être rem pla­
cés par des prêtres coptes-catholiques.
Le père V ictor C hevrey expose, en 1925, dans un docum ent in tern e,
une vision am bitieuse, à long term e. T ravailler en Égypte, écrit-il, c 'e s t
perm ettre aussi de ram ener à la foi catholique les m illions de chrétiens
de l ’É glise d ’A byssinie. D ans un deuxièm e tem ps, l ’É glise copte unifiée
perm ettra d ’évangéliser les régions m usulm anes e t fétichistes du Soudan
e t de l ’A frique centrale. « E nfin, on ne peut m éconnaître l ’im portance
q u ’il y aura à posséder, au centre de l ’islam , une É glise catholique fo rte et

7. Père Victor Chevrey, « Rapport sur la m ission... », op. cit.


8. H. Pélissier et V. Baijon s.j., L'H istoire d m demi-siècle. M ission de Haute-Égypte
(1887-1937>.
9. Ibid.

224
Vue des travaux du canal de Suez à travers le seuil d ’El-Guisr. Lithographie de Riou
(Paris, Compagnie de Suez).

Portrait de Ferdinand de Lesseps


par Caijat.
Passage de la flottille inaugurant le canal de Suez, le 17 novembre 1869.
Lithographie de Riou (Paris, Compagnie de Suez).

L’impératrice Eugénie visitant les pyramides. Tableau de Théodore Frère (Londres, Christie's).
La statue de Ferdinand de Lesseps, réalisée par Frémiet, domine
rentrée du canal de Suez à Port-Saïd. Elle sera déboulonnée en 1956.

Ingénieurs français à Ismaïlia.


Au début du vingtième siècle, même dans un quartier populaire du Caire, loin du
centre européanisé, on peut trouver des enseignes en français.

Irruption de la police dans les locaux du Bosphore égyptien, en 1885. Le journal,


dirigé par des Français, est interdit. Il sera de nouveau autorisé après une interven­
tion du Quai d’Orsay.
Réunion au Caire de l’Amicale des anciens élèves des pères jésuites, dans les années
1920. Le nombre des ministres, ambassadeurs et hauts fonctionnaires est tel que l’on
parle du « banquet des excellences ».

c & w cL. ^>aX-


Xr-UM, tlWL C
mTÎT.

^'pO'Ù/vxX*
U.

3 * i. J»«*»--

Un programme, tiré à la pierre


humide, destiné aux parents
d’élèves du petit collège des m+m. A*6 <V~ .
jésuites du Caire. M : V la! •
Des touristes français devant le Sphinx de Guiza, au début du siècle. Le guide
Baedeker, édition 1898, leur conseille de faire appel à un drogman, pour éviter « les
relations difficiles avec les indigènes, dont les exigences n’ont pas de bornes ». Il les
invite cependant à se méfier de ce commissionnaire polyglotte qui a tendance à se
prendre pour un seigneur : «On traitera le drogman avec une certaine hauteur,
comme un domestique qu’on paye. Surtout, on se gardera bien de se faire “expliquer”
les monuments par lui ; il ne débite que des phrases incomprises qu’il a lues dans des
“guides” ou apprises des touristes. »
Le roi Fouad en visite officielle à Paris en 1927.

Un café de Port-Saïd dans les années 1920.


Le chanoine Drioton, directeur du Service des antiquités égyptiennes, montre une pièce
archéologique au jeune roi Farouk, qui a succédé à son père en 1936, à l’âge de seize ans.
L'ecclésiastique français occupera ce poste jusqu’au coup d’État des «Officiers libres»,
en juillet 1952, qui contraindra Farouk à l’exil et fera de l’Égypte une république.
EN MISSION CHEZ LES SCHISMATIQUES

o rg an isée, le jo u r - e t il viendra - où le m onde m usulm an s ’ouvrira à la


f o i» .*
E n atten d an t, plus m odestem ent, les m issionnaires com ptent leurs
o u ailles de H aute-Égypte. D ans les diocèses de Tahta et M inia, le nom bre
d e s catholiques a quadruplé en vingt-cinq ans. Les écoles se m ultiplient,
a p rè s un coup d ’arrêt dû à la P rem ière G uerre m ondiale. En 1925, la
M ission jésu ite de H aute-Égypte en dirige vingt-cinq, dont trois de filles,
fréq u en tées aussi bien p ar des ten an ts de la « vraie foi » que p ar des
« schism atiques » e t des « infidèles ». B ientôt, un vétéran des M issions
d ’O rien t p o u rra écrire : « L es coptes sont à point p our être cu eillis et
réu n is à leurs frères dans les greniers du Père de fam ille. »

10. Père Victor Chevrey, « Rapport sur la m ission... ». op. cil.


6

Protégés et amoureux

L es Français d ’Égypte p erd ait du terrain par rapport aux autres colo­
nies européennes. En 1882, avant l ’occupation britannique, on les esti­
m ait à 15000, ce qui les m ettait derrière les Italiens (18 000), loin derrière
les G recs (37000), m ais devant les Anglais (6000). Trente-cinq ans plus
tard, en 1917, ils sont bons derniers (21000), derrière les Grecs (56000),
les Italiens (50000) et les Anglais (24000). Leur rayonnement culturel est
pourtant sans commune m esure avec celui des trois autres nations réunies,
e t cela ne fera que s ’accentuer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
L a présence en Égypte d ’autres francophones - Belges et Suisses -
l ’explique pour une part, m algré leur faible nombre. Les Belges, en parti­
culier, sont très actifs. On com pte parm i eux des m agistrats des tribunaux
m ixtes, des ingénieurs, des architectes, des religieux, des banquiers...
L a C onstitution égyptienne porte leur m arque. L’un d ’eux, Jaquet, au
m inistère des Affaires étrangères, form era quelques brillants diplom ates
égyptiens, surnommés « les Jaquet boys », parmi lesquels Boutros Boutros-
G hali, le futur secrétaire général de l’ONU.
C ’est un Belge, le baron Édouard Em pain, qui crée, dans les années
1900, en plein désert, à une dizaine de kilom ètres au nord-est du Caire,
une ville étonnante, appelée à un grand avenir : Héliopolis. Son architec­
ture, m élange d ’O rient et d ’Occident, est unique au monde. Ses m aisons
aux terrasses de (M etre sont adaptées au clim at ; une végétation luxuriante
borde ses larges avenues. Cette ville-jardin s ’offre une basilique latine,
m odèle réduit de l ’église Sainte-Sophie de C onstantinople, et l ’hôtel
le plus m ajestueux du Proche-O rient, l ’H éliopolis Palace (aujourd’hui
siège de la présidence de la R épublique). Le tram way, surnom m é
« m étro », qui la relie à la capitale a perm is à Empain de réussir son pari.
H éliopolis naît francophone : si elle possède un sporting club à l ’anglaise,
les enseignes de ses m agasins sont souvent en français. Elle attire une
bourgeoisie occidentalisée qui, sans être européenne, adopte un mode de
vie européen. On parle d ’un « style héliopolitain »1

1. Robert llbert. Héliopolis 1905*1922. Genèse 4*une ville. Paris, CNRS, 1981.

227
UNE CULTURE RAYONNANTE

Syriens égyptianisés et juifs du terroir

Les francophones d ’Égypte, dans les années 2 0 ,3 0 ou 40, débordent lar­


gement les colonies française, belge et suisse. Appartenant à des fam illes
aussi bien juives que chrétiennes ou m usulmanes, ils ont des statuts très
différents : Égyptiens de souche, naturalisés, étrangers ou « protégés »
d ’un État européen. On com pte aussi des apatrides, qui ne savent p as
toujours qu’ils le sont, car la législation est récente et assez floue. D es
Égyptiens ? Des égyptianisés? Des « sem i-indigènes », disait lord C rom er
en se bouchant le n ez...
M aurice Barrés, membre de l’Académie française, qui visite en 1922
le collège des frères d ’A lexandrie, note avec adm iration - et beaucoup
de m épris : « Ces petits Levantins, assis devant les mêmes tables, à peu
près devant les mêmes leçons que j ’ai ânonnées, m ’intéressent... Tous
assistent respectueusem ent aux exercices religieux des petits chrétiens,
y prennent une part s ’ils le veulent. Parfois, tel petit Hébreu est prem ier au
catéchisme. On touche là le défaut de ces enfants : un manque de colonne
vertébrale. Ils sont une assez pauvre m atière humaine. M ais on leur fait
aim er la France, ses mœurs, sa loyauté. Les Italiens résistent le plus : c ’est
qu’ils ont une patrie. Les autres s ’agglom èrent à la France. » L’auteur de
La C olline inspirée ajoute avec em phase : « Nous vous donnons notre
langue et tout ce qu’elle renferm e de lum ière et de sentim ents. N ous ne
vous demandons rien en échange, sinon vos cœurs » 2.
C ’est une histoire d ’am our, en effet, qui lie ces francophones à la
France. « Paris, qui a pénétré en nous sans effraction, s’est emparé de notre
sensibilité et de notre esprit avec une douceur irrésistible », proclam e
Joseph Askar-Nahas, né en 1900, qui fait sa carrière dans la Com pagnie
du canal de S u ez3. Une histoire d ’am our et, bien sûr, d ’in té rê t... La
langue française est liée à un statut social : toute jeune tille m usulm ane
de « grande fam ille », au Caire ou à Alexandrie, se doit de l’apprendre.
Parler français, pour d ’autres, est un moyen de se distinguer, d ’affirm er
une identité, quand on est m inoritaire et q u ’on craint, à tort ou à raison,
d ’être absorbé dans la m asse m usulmane.
Le cas des Égyptiens d ’origine syrienne ou libanaise est typique. C hré­
tiens en grande m ajorité, ils ont ém igré dans la vallée du Nil, soit pour y
chercher fortune, soit pour fuir des persécutions. Certains d ’entre eux sont
déjà très actifs au début du XVIIIe siècle, occupant des fonctions im por­
tantes dans les douanes d ’Égypte. L’anarchie qui règne alors dans le pays,
gouverné par les m am elouks, leur fait voir avec bonheur l ’arrivée des
troupes françaises. D ’aucuns se m ettent au service de l ’occupant, allant

2. Maurice Banès, Une enquête aux pays du Levant, Paris, Plon, 1922.
3. Joseph Ascar-Nahas, Égypte et Culture française. Le Caire, cd. de la Société orien­
tale de publicité, 1933.

228
PROTÉGÉS ET AMOUREUX

p a rfo is ju sq u ’à prendre les arm es à ses côtés. L es plus com prom is se


v oient contraints de partir dans les valises de l ’année d 'O rien t au m om ent
d e la retraite. L a plupart des autres restent en Égypte, où les attend un bel
av en ir sous le règne de M oham m ed A li, qui les protège et se sert de leurs
q u alités d'interm édiaires.
D e nouvelles vagues de « Syriens » surviennent après les m assacres de
1860 à D am as e t dans la m ontagne libanaise. L 'É gypte, alors prospère,
attire les im m igrants. Si beaucoup de ces chrétiens sont com m erçants, ils
trouvent aussi des em plois de guide et d 'in terp rète, notam m ent dans les
consulats. Parm i eux, des intellectuels donnent naissance à une nouvelle
presse de langue arabe en Égypte : des journaux au style plus direct, plus
accessible, sans les form ules am poulées d ’usage, et que le public plébiscite.
L es « Syriens » ont toujours considéré la France com m e leur protec­
trice naturelle. A u début de l ’occupation anglaise, ils sont partagés entre
la raiso n e t le sentim ent. O n a besoin d ’eux dans la fonction publique,
m êm e si on ne les aim e guère. D ans M o d em E gypt, lord C rom er écrit
à le u r su jet des pages totalem ent co n trad icto ires, tan tô t les couvrant
d e fleu rs, tantôt les désignant com m e des rap a ce s... C ertains journaux
fo n d és p ar des « S yriens », com m e A l M okattam , sont au service de
l'o ccu p an t anglais. D 'au tres, com m e A l A hram des frères Takla, appuient
la France, qui les soutient financièrem ent.
U n prêtre m aronite du C aire, s ’adressant à ses fidèles dans les années
1890, leu r lance : « P rio n s p o u r le su ltan , souverain de tout l'E m p ire ;
p our le khédive, souverain du pays ; pour la France, notre protectrice. Q ue
n otre devise soit toujours : l'âm e à l ’É glise, le cœ ur à l'É g y p te, l'esp rit
à la F ran ce4 ». L ’esprit seulem ent? Beaucoup de ces catholiques, origi­
n aires d ’A lep, de Dam as ou de B eyrouth, sont français de cœur. « C ’est
n otre m eilleure clientèle en É gypte », câble, dans les années 20, H enri
G aillard, le représentant de la France au C aire. Les « Syriens » sont alors
év alu és à 6 0 0 0 0 personnes. Ils dépasseront 100000 après la Seconde
G uerre m ondiale.
L e cas des ju ifs d 'É gypte est tout aussi intéressant, et encore plus com ­
plexe. Voilà une com m unauté présente dans la vallée du N il depuis l ’A n­
tiq u ité. E lle a survécu à toutes les occupations, tous les régim es p o li­
tiques, connaissant elle-m êm e les fortunes les plus diverses. M ais, à ces
É gyptiens de vieille souche, se sont ajoutées diverses couches d ’im m i­
g ran ts : d'E sp ag n e au xvie siècle, d ’A frique du N ord ensuite, d ’A lsace
après 1870, de R ussie après 1917... C 'e st une com m unauté im portante
- 63 SS0 personnes recensées en 1927 - m ais fragm entée à tous points de
vue : social, national, linguistique.
D es ju ifs possèdent la plupart des grands m agasins d ’Égypte : C icurel,
C hem la, H annaux, B enzion, G attegno, O rosdi-B ack. Ils ont de fortes
positions dans la banque (M osseri, C uriel), com m e dans l ’industrie (Rolo,

4. Cité par Louis M alosse. Impressions d'Égypte. Paris. 18%.

229
UNE CULTURE RAYONNANTE
ë
Suarès). Certains notables gravitent dans les rangs du pouvoir, com m e
Joseph Cattaoui pacha, président de la communauté du Caire, qui devient,
en 1925, m inistre des Finances puis des Com m unications. C ette bour­
geoisie parle français, vit et pense en français, alors que beaucoup de ju ifs
des m ilieux populaires ne connaissent que l'arabe, ou la langue de leu r
pays d'origine. Et cela occasionne parfois de vifs conflits.
La comm unauté compte plusieurs publications en français, com m e L a
Voix ju ive ou Israël. Certaines de ses écoles - celles de la Fondation d e
M enasce, par exem ple - assurent un enseignem ent français ju sq u 'a u
brevet. Fait unique : la langue française se porte si bien que l’A lliance
israélite, implantée en Égypte pour la propager, se retire en 1923, estim ant
sa m ission term inée 5.

Le français, langue cosmopolite

Des m usulm ans et des coptes font partie de cette aire francophone,
même s'ils m anient parfaitem ent l'arabe. C ’est le cas de Hoda C haaraoui,
pionnière du féminisme en Égypte, qui choisit de publier L'Égyptienne en
français. Dans le prem ier num éro, en février 1925, elle explique : « En
fondant cette revue dans une langue qui n 'e st pas la nôtre, m ais qui en
Égypte comme ailleurs est parlée par toute l'élite, notre but est double :
faire connaître à l'étranger la femme égyptienne, telle q u 'elle est de nos
jours - quitte à lui enlever tout le m ystère et le charm e que sa réclusion
passée lui prêtait aux yeux des O ccidentaux - et éclairer l ’opinion
publique européenne sur le véritable état politique et social de l’Égypte. »
Langue des m inorités, le français est aussi une langue cosm opolite,
perm ettant à des m em bres de com m unautés différentes, ne possédant
pas bien l'arabe, de com m uniquer entre elles. C 'est vrai, en particulier,
à Alexandrie, où l'o n se définit autant par l ’appartenance à sa « colonie »
q u ’à sa religion. C ette ville a inscrit sa diversité dans les nom s de ses
plages et de ses stations de tram w ay - nom s arabes, italiens, anglais,
grecs, allem ands ou français : B acos, Bulkeley, Chatby, C leopatra,
G lym enopoulo, L aurent, M azarita, M azloum , Schutz, Stanley, Sidi
Bichr, V ictoria, Z izin ia... Sur 400000 habitants en 1907. A lexandrie
com pte 26000 Grecs, 16000 Italiens, près de 9 000 A nglais et quelque
640 0 Français, auxquels s ’ajoutent de nombreux francophones d ’autres
groupes sociaux (m usulmans, coptes, juifs, Arm éniens, S yriens...).
Robert Ilbert a finem ent analysé la structure de cette société, qui n ’a
rien d 'u n m elting-pot6. Chaque colonie (d ’origine nationale) ou com m u­
nauté (définissant une appartenance religieuse) - l'u n e et l'au tre étant

5. Histoire des juifs du Nil. sous la direction de Jacques Hassoun, 2*éd.. Paris, Minerve.
1990
6. Roben Oben, Alexaudrie. 1830-1930. Le Caire. IFAO, 1996.

230
PROTÉGÉS ET AMOUREUX

parfo is m êlées - a son identité. Chacune possède ses propres institutions,


m ais elle entre en relation avec les autres à tous les échelons sociaux :
les notables se fréquentent entre eux, les intellectuels appartiennent aux
m êm es cercles, l’homme de la rue est en contact perm anent avec des gens
q u i n ’ont ni sa religion ni sa culture d ’origine.
C es rapports horizontaux, qui s ’ajoutent aux rapports internes et ver­
ticau x , sont illustrés par la com position du conseil d ’adm inistration de
l ’hôtel-casino San Stefano au début du siècle. Présidé par l ’Arm énien
B oghos Nubar pacha, il a pour vice-présidents un Grec, C. Sinadino, et un
ju if d ’origine égyptienne m ais de nationalité autrichienne, J. de M enasce.
Parm i ses autres m em bres : un Italien (Stagni), un Anglais (Carver), un
A llem and (Pupikofer), un Syrien anobli (de Z ogheb)...
C es notables, excédés par les dysfonctionnem ents de la ville, ont
décidé en 1890 de constituer une sorte de m unicipalité « privée », dont
le secrétaire est Ism aïl Sedki, un Égyptien m usulman, ancien élève des
frères des Écoles chrétiennes et futur président du Conseil. A lexandrie
fonctionne ainsi jusqu’en 1921, essentiellem ent en français, langue dom i­
nante, q u ’em ploient m êm e certains « Italiens de passeport » (ayant acquis
leu r nationalité de m anière douteuse) pour s ’adresser à leur consul.
Tout le m onde ne parie pas français de la même façon. Au sein de ce
« club le plus ferm é de la ville » qu’est le conseil m unicipal, c ’est dans
une langue très châtiée que l’on débat des plages et des égouts. Ces mes­
sieurs com ptent même quelques poètes am ateurs qui taquinent la muse
à leurs heures... L’homme de la rue, lui, apprend à baragouiner au contact
de ses voisins. Entre ces deux extrêm es, on trouve tous les anciens élèves
des lycées français, des collèges et des pensionnats religieux. Dans une
m êm e fam ille, certains sont d ’excellents francophones, alors que d ’autres
sont plus à l’aise en arabe, ou en anglais, ou en grec, ou en italien, ou en
arm énien...
Jean-Jacques Luthi a étudié avec beaucoup de soin le parler français
d ’Égypte 7. La prononciation peut varier d ’un groupe à l ’autre : u devient
ou chez les Italiens, et i chez les arabophones, alors que chez les Grecs, le
ch a tendance à glisser vers le s ... M ais, quelle que soit leur origine, les
élèves des principaux établissem ents scolaires français finissent par avoir
le m êm e accent, l’accent d ’Égypte.
C ’est un parler charm ant, un peu chantant. L’accent tonique n ’est pas
placé sur les mêmes syllabes q u ’en France. Dans les énum érations, les
voyelles finales s’allongent par souci d ’expressivité : « Une femme riiche,
qui a une autoo, une villaa, et cii et ç a a ... » Les gestes accom pagnent
volontiers la voix. Les r sont roulés, le grasseyem ent étant considéré
com m e un signe d ’affectation. On est souvent prononcé en ; è et ai
deviennent é : « en va boire du lé » ...
C es polyglottes m élangent volontiers les langues, passant facilem ent

7. Jean-Jacques Luthi, Égypte, qu’as-tu fa it de ton français ?. Paris, Synonyme, 1987.

231
UNE CULTURE RAYONNANTE

de Tune à l'au tre. Il leur arrive d e glisser un m ot ou une expression


arabes dans une phrase en français, parfois même de conjuguer des m ots
arabes en français (le verbe bakchicher, par exem ple, pour « soudoyer »).
Certaines exclam ations font partie du langage courant : on dit m abrouk
(pour « félicitations ») et maaiech (« ce n 'est pas grave, ça ne fait rien »).
Ya est employé couram m ent pour interpeller quelqu’un : « Ya, G eorges,
viens ici ! Ya, Samir, où étais-tu ? »
Le français d ’Égypte em prunte beaucoup à l'arabe, m ais aussi au turc,
et accessoirem ent à l ’italien, au grec, à l ’anglais, à l ’arm énien... Le poli­
cier est un chaouiche, m ais aussi un constable depuis l ’occupation britan­
nique. Les m ots prennent parfois des détours inattendus : robabekia,
employé en arabe dialectal pour désigner la collecte des chiffonniers, et
qui se retrouve dans le français d ’Égypte, vient de l’italien roba vecchia.
D ’autres m ots, de création locale, sont nés spontaném ent dans des m ilieux
plus restreints : un « agam iste » est un habitué de la plage d ’Agam i, alors
que les « alexandrinades » désignent des propos m ondains d ’habitants
d ’Alexandrie.
Des expressions ont été traduites de l’arabe : une femme punie par le Ciel
ne « porte » que des filles, alors que ses voisines ont la chance d ’avoir
plusieurs garçons ; en revanche, on « habille » son costum e, au lieu de le
p o rter; e t on « travaille » com ptable ou fonctionnaire, en exerçant ce
m étier; on « laisse cadeau » un objet au lieu de l’offrir. Il arrive m êm e
q u ’on « boive » une cigarette... Des expressions savoureuses font partie
du langage quotidien : « D ’où par où ose-t-il dire q u e... ? » Des insultes
aussi (« Que Dieu te prenne ! »), comme des compliments (« Tu éclaires la
m aison ! »). Quelle heure est-il ? « Il est quatre heures et dem ie et cinq »
(4 h 35), ou « quatre heures et dem ie moins cinq » (4 h 2 5 )...

Une pléiade de poètes et de romanciers

Les francophones d ’Égypte ne se contentent pas de parler français.


Entre les deux guerres m ondiales, nombre d ’entre eux prennent la plum e,
pour com poser des poèm es, des contes ou des rom ans. Ils créent des
revues et des cercles littéraires, accueillent chaleureusem ent des écrivains
français de passage. A Alexandrie, les Argonautes ont pris l ’habitude de
se réunir à la terrasse d ’un café. Au Caire, les Essayistes sont hébergés,
avec leur bibliothèque, dans un salon du conservatoire B ergründ...
Des représentants de toutes les colonies ou comm unautés participent à
ce mouvement. Un Grec, Stavros Stravinos, a transform é sa librairie du
Caire en cercle littéraire francophone. Un Italien, Jean M oscatelli, publie
une anthologie des poètes d ’expression française en Égypte. Des Syro-
Libanaises, comme May Ziadé ou Amy Kheir, tiennent des salons litté­
raires. Une Égyptienne musulmane, Out el-Kouloub, écrivant en français,
reçoit dans son palais sur le bord du Nil. On publie généralement à compte

232
PROTÉGÉS ET AMOUREUX

d 'au teu r, seuls des ouvrages scientifiques étant édités par des associations
prestigieuses com m e la Société royale de géographie.
L es écrivains qui se retrouvent dans les salons littéraires ont parfois
com m encé à com poser en arabe, comme le poète Ahmed Rassim. D ’autres
s ’exprim ent aussi bien en fiançais qu’en italien, comme Giuseppe Unga­
re tti e t A gostino Sinadino, ou en fiançais et en arm énien, comme Arsène
Y ergath, alias C hem lian... C avafis, l ’un des plus grands, com pose en
g rec, m ais il fait partie de ce vaste club cosm opolite où l’on peut croiser
la m ystérieuse Valentine de Saint-Point, petite-nièce de Lam artine, venue
en Égypte en 1924 pour n ’en plus repartir et y publier dix ans plus tard La
C aravane des chim ères, après avoir fondé la revue Le Phoenix. ..
D es Français prennent, en effet, une part notable à cette activité litté­
raire. Us en sont parfois les inspirateurs, comme Henri Thuile, né en 1885,
arriv é en É gypte à l ’âge de dix ans. C et élève des frères décroche un
diplôm e d ’ingénieur, qui lui donne un poste à l’adm inistration des ports et
phares d ’A lexandrie. A près la m ort de sa fem m e, il se retire dans une
m aison au bord de la mer, près du village du Mex. C ’est là q u ’il compose
ses poèm es et reçoit tout ce que la ville com pte d ’artistes. Un jeune poète
d ’alors, G aston Zananiri, décrit l ’immense bibliothèque et la véranda cir­
culaire de cette « vaste demeure d ’aspect vétuste, solitaire, dans un cadre
désolé et pierreux [qui] contrastait étrangem ent avec la lum inosité du ciel
e t de la m er8 ».
« L ’erm ite du Mex » est considéré comme le chef de file d ’une géné­
ration de poètes francophones d ’Égypte. Quelques-uns font l ’erreur de
s ’inspirer de forêts enneigées et de m arquises poudrées. Ce n ’est pas le
cas de M ohammed Khairy dont les Rêves évanescents sont bien ancrés
dans le paysage local, au risque de paraître exotiques :

Ton cœur tremblant, ô narguilé.


Quand je bois l’encens de ton âme
Me semble un cœur, un cœur de femme
Qu’un souffle épars aurait troublé.

A la veille de la Seconde Guerre m ondiale, une anthologie des poètes


d ’Égypte d ’expression française recensera quarante-six noms, dont une
trentaine d ’Égyptiens. Parmi eux, des rom antiques, des parnassiens (avec
quelques années de retard sur cette école, disparue en France), des sym­
b o listes, et m êm e des surréalistes, ayant G eorges H enein pour chef
de file. Il faut y ajouter les rom anciers, les auteurs de contes, de récits, de
nouvelles... La liste est longue9. Aucune colonie francophone ne produit
autant d ’œuvres en fiançais, dans l’entre-deux-guerres, que cette Égypte
occupée par les Anglais !

8. Gaston Zananiri, Mémoires. Paris, Le Cerf. 19%.


9. Jean-Jacques Luthi, Introduction à la littérature d’expression française en Égvpte
(1798-19451. Paris. Éd. de l’École, 1974.

233
UNE CULTURE RAYONNANTE

Pourquoi la langue de M olière, et tout ce q u ’elle véhicule, attire-t-elle


tant les esprits cu ltiv és? En raison d ’une m êm e sensibilité sur les deux
rives de la M éditerranée, répond alors l ’É gyptien G eorges D um ani, né en
1882, poète, journaliste, fondateur de l ’hebdom adaire G oha, m ais aussi
m ilitant politique et haut fonctionnaire : « C ’est q u ’ici et là on aim e la fin e
clarté, l ’intelligence com préhensive, l'ordonnance rythm ée de la pensée et
du style, l ’enchâssem ent harm onieux des m ots dans le tissu des phrases :
c ’est q u ’ici et là - quelle que soit la diversité du génie e t de la race - on a
le goût de la vérité, le sens de l ’ironie et le culte de la tendresse. » P eut-
ê tre ... Le propos est form ulé avec suffisam m ent d ’élégance, en to u t cas,
pour m ériter d ’être cité.
7

Le petit Paris

L es rapports franco-britanniques en Égypte s ’am éliorent après la


Prem ière G uerre m ondiale, m ais cela n ’interdit pas des escarm ouches. Si
le cardinal D ubois, archevêque de Paris, se rend dans la vallée du N il en
janvier 1920, c ’est pour affirm er que la France est la « prem ière puissance
catholique en O rient et faire échec à la m ission de M*r Robinson, prélat
b ritan n iq u e1», comm e l ’explique un diplom ate français alors en poste
au C aire. L ’archevêque est reçu par le sultan Fouad, visite les écoles
françaises, va même se faire photographier devant les Pyram ides, sur un
cham eau, avec toute sa su ite... Le m inistre et consul général de France,
L efèvre-P ontalis, qui est sur le départ, ne se prive pas de savourer ce
voyage ecclésiastique : il déteste les Anglais, ayant été jeune attaché en
Égypte au tem ps de l ’hum iliation de Fachoda. C ’est lui-même qui avait
dû annoncer en 1899 à M archand que la France avait décidé de baisser
pavillon.
Le successeur de Lefèvre-Pontalis en Égypte, Henri G aillard, est l ’un
des m eilleurs orientalistes du Quai d ’Orsay. Son bégaiem ent est suspect.
O n le décrit comme « un petit homme gros qui est devenu bègue à force
de m entir pour la République ». Jacques d ’Aumale, qui a été son collabo­
rateur au Caire pendant plusieurs années, le décrit coiffé d ’un tarbouche
et allant se fondre parm i la foule des souks et des cafés pour se renseigner
su r l ’état d 'esp rit de l ’opinion. Prem ière leçon de politique indigène
d ’H enri Gaillard à son adjoint : « Quand vous allez chez un m inistre, q u ’il
soit pacha ou bey, arrivez toujours tôt, ne parlez jam ais de l’affaire qui
vous intéresse, fum ez vos cigarettes, buvez votre café, entretenez-vous
de choses insignifiantes, ne craignez pas les longs silences et utilisez
to u tes les form ules possibles de politesse, les tafaddal, les ahlan wa
s a h la n ; en partant, sur le pas de la porte, ravisez-vous et rappelez-vous
que vous aviez une petite question à exposer au pacha, oh, sans impor­
tance ; faites votre demande et partez. On vous saura gré d ’avoir suivi la
Caîda. »
L’Agence diplom atique de France, au début des années 20, occupe une

I. Jacques d ’Aumale, Voix de t Orient. Montréal, Variétés, 1945.

235
UNE CULTURE RAYONNANTE

curieuse dem eure au Caire, ayant appartenu au khédive Ism aïl. Portes,
lustres, vitraux, tapis et autres objets précieux y ont été prélevés dans des
palais, des m osquées ou chez de sim ples particuliers, à l'in itiativ e d 'u n
Français, le comte de Saint-M aurice, alors grand écuyer du vice-roi. Cet
incroyable bric-à-brac ne m anque pas de pittoresque. Quant au caractère
fonctionnel... « Dans les bureaux, installés au rez-de-chaussée à la place
des cuisines et du hammam, il faisait frais en é té ; m ais en hiver nous y
attrapions des rhum atism es2... »

Le thé des anciens

La France est le prem ier pays à reconnaître l ’indépendance de l'É gypte


en m ars 1922, obtenant pour son représentant au Caire le titre de doyen
du corps diplom atique. Ce n ’est pas grand-chose, m ais c 'e st toujours bon
à prendre. L ’am itié franco-égyptienne va pouvoir s ’épanouir sous des
titres plus ronflants, à l ’om bre du tuteur anglais. L’indépendance a été
octroyée par la Grande-Bretagne, sous la pression d ’un vaste m ouvem ent
nationaliste. L ’Égypte, qui avait déjà été détachée de l’Empire ottom an
en 1914 pour devenir officiellem ent un protectorat anglais avec un sultan
à sa tête, est désorm ais un royaum e souverain. Sur le papier, to u t au
moins, car les Britanniques m aintiennent leurs troupes dans la vallée du
Nil, déclarent assurer la défense du pays et des voies de com m unication
internationales, tout en se réservant la protection des m inorités et des inté­
rêts étrangers. Quelques changem ents vont quand même se m anifester :
le gouvernem ent égyptien, plus libre de ses m ouvem ents, rétab lit, par
exem ple, l ’apprentissage du français dans l ’enseignem ent secondaire
public. En un an, le nom bre d ’élèves étudiant cette langue s ’en trouve
m ultiplié par six 3.
Le statut du français en Égypte est résum é, en 1923, par un article
éloquent d ’un journal de langue arabe, aussitôt com m uniqué au Q uai
d ’Orsay 4 : « Quoique je sois un adm irateur de la civilisation et de la litté­
rature anglaises, écrit l'auteur, je dois avouer que l ’étude du français est
bien plus utile au jeune Égyptien que celle de l’anglais. C ’est le français
qu’il devrait étudier dès la prem ière année de l’école prim aire. Pourquoi ?
Parce que la langue française, bien q u ’elle ait été com battue depuis
quarante ans, garde toujours en Égypte la place qui lui est due. » Suit une
longue dém onstration et une liste im pressionnante d ’illustrations. O n
apprend que si deux candidats se présentaient, par exem ple, pour un
em ploi à 1’Anglo-Egyptian Bank, l’un ne parlant que l’anglais, l’autre ne

2. Ibid.
3. Delphine Gérard, « Le choix culturel de la France en Égypte », in Égypte-Monde
arabe. CEDEJ, n®* 27-28,3* et 4* trimestres 1996.
4. Ministère des Affaires étrangères, « Alexandrie, 29 octobre 1923 », série K-Afrique.
1818-1940, sous-série Égypte, vol. 33.

236
LE PETIT PARIS

p a rla n t que le français, « c ’est le second qui serait adm is à coup sûr ».
D ’ailleu rs, quiconque écrit une lettre en arabe à cette banque reçoit la
rép o n se en français.
L ’Égypte indépendante a donc un roi (Fouad 1°), un nouveau drapeau
(v e rt avec un croissant blanc et trois étoiles) et un « m inistre » à Paris,
F akhry pacha, gendre du souverain, qui occupera le poste d ’am bassadeur
e n France ju sq u ’à la Seconde Guerre m ondiale. Paris adopte très vite ce
p rin ce occidentalisé, élevé chez les jésuites, qui commande à la M anufac­
tu re de Sèvres de somptueux services de table « égyptiens ».
En 1927, Fouad Ier effectue une visite officielle en France. Il s’y sent
presque aussi à l ’aise que son père, Ismail le M agnifique. Le roi s ’exprime
très bien en français, avec un léger accent italien, contracté lors de ses
étu d es à l ’académ ie m ilitaire de Tùrin. Il a l ’habitude de m anier cette
langue quotidiennem ent. Au Caire, tous les contrats conclus par le gou­
vernem ent avec les entreprises et sociétés, même anglaises, sont rédigés
en français. L’adm inistration de la statistique publie son rapport annuel
en français. Les douanes et les postes égyptiennes correspondent avec
leurs interlocuteurs en français. L’Institut d ’Égypte, la Société royale de
géographie et le conseil municipal d ’Alexandrie délibèrent en français. Le
C onseil des m inistres lui-m êm e dresse ses procès-verbaux en français...
Q uant à la reine N azli, ancienne élève des religieuses, c'est évidemm ent
en fiançais q u ’elle s ’adresse à M"* Cattaoui pacha, membre de la haute
bourgeoisie juive, très présente au palais. Et lorsque le roi décide de
financer une histoire de la nation égyptienne, c ’est naturellem ent à un
Français q u ’il s’adresse : Gabriel Hanotaux, ancien m inistre des Affaires
étrangères, dirigera cette œuvre en plusieurs volumes.
Avant d ’être nommé ambassadeur à Paris, Fakhry pacha présidait l’ami­
cale des anciens élèves des jésuites. C elle-ci, qui n ’a nulle intention de
s’encanailler après son départ, le remplace par un homme du même rang,
Saïd Zoulfikar pacha, le grand chambellan du roi. Les thés, les banquets et
les soirées de gala de l’amicale contribuent à faire du Caire un petit Paris.
« Notre groupement, m essieurs, est l’un des plus beaux de l’Égypte », peut
lancer Zoulfikar à la réunion du 24 mai 1924, tandis que le père de Mar-
tim prey, recteur, présente les excuses de plusieurs membres, « retenus aux
débats de la Cham bre par leurs im portantes fonctions ». Au printem ps
suivant, l ’am icale donne son gala de charité annuel au théâtre royal de
l’O péra. On y joue Aida, bien entendu, une œ uvre que les m ondains
du Caire se voient im poser une demi-douzaine de fois pendant la saison.
C haque année, à l ’occasion de l ’anniversaire du roi, le père recteur
adresse un télégram m e au palais, au nom du collège et de l ’am icale,
et c ’est Zoulfikar qui répond, au nom de « Son Auguste souverain ». En
1929, c ’est au tour du roi - donc de Z oulfikar - d ’adresser ses vœux
au collège de la Sainte-Fam ille, qui fête son cinquantenaire. Pour
cette semaine de festivités, on a hissé aux m âts du collège les drapeaux
français, égyptien et pontifical. Un salut solennel d ’action de grâces est

237
UNE CULTURE RAYONNANTE

célébré dans la chapelle. Le m inistre plénipotentiaire de France, H enri


G aillard, est au prem ier rang. L es journaux rendent com pte larg em en t
de cette sem aine m ém orable. Le rédacteur en ch ef de L a L iberté, E dgar
G allad, ancien élève lui-m êm e, in titu le son éd ito rial : « A u serv ice de
D ieu, du roi et de Tordre ».
D ieu, le ro i... M ais pourquoi T ordre? Sans doute n ’a-t-on pas ou b lié
au C aire l ’assassinat, en novem bre 1924, du com m andant en ch ef b ritan­
nique, sir Lee Stack. E t chacun sait que le pays est suspendu à une su b tile
partie à trois (le palais, la résidence britannique e t le parti W afd) où T on
joue toujours à deux contre un, en variant les com binaisons. L ’ordre peut
paraître incertain, en effet. D ’ailleurs, les Français d ’Égypte sont parta­
gés sur l ’avenir.
G abriel D aidaud, jeune journaliste arrivant en 1927, s ’entend d ire p ar
le « pharm acien de prem ière classe » H ébert - barbiche, calotte grecque et
redingote n o ire : « F u y e z avant q u ’il ne so it tro p ta rd ... O n cap itu le
devant les A rabes. 11 n ’y au ra b ien tô t plus d e N ation française. N ous
allons être réduits au statut des G recs, dies L evantins. N os consuls n ’au­
ront plus leurs tribunaux et on leur défendra de se faire escorter p ar des
caw ass en uniform e parce q u ’on supprim era les C apitulations3. » M êm e
son de cloche de la part de Piot bey, doyen des Français du C aire e t vété­
rinaire en ch ef du m inistère de l ’A griculture : « Vous venez trop tard dans
ce pays. A vant 1914, c ’était l ’âge d ’or. C ’est fini. Les garnisons anglaises
vont progressivem ent se rep lier vers le canal de Suez, seul secteu r de
l ’Égypte qui les intéresse vraim ent. N ous serons livrés aux abus des fonc­
tionnaires en tarbouche, m êm e les chaouiches au coin des rues ne nous
respecteront plus. O n liquidera la C aisse de la d ette e t nous n e sero n s
plus dispensés de payer (tes im pôts. »

Le feu d’artifice du 14 Juillet

La plupart des Français du C aire ne voient pas tes choses de m anière


aussi noire. En É gypte, ils se sentent plus que jam ais chez eu x . Le
14 ju illet 1926 a encore drainé lieu à une fête som ptueuse dans le jard in
de l ’Ezbékieh, conclue par un feu d ’artifice qui a duré plus d ’une heure.
« D es ruisseaux de cham pagne », précise L ’Illustration égyptienne. O n a
« bu à la France et à sa grandeur ». Le service d ’ordre était assuré p ar la
Société des éclaireurs français du C aire, laquelle s ’honore de « prendre
soin de l ’intérêt particulier de chaque citoyen français en développant ses
m uscles et en purifiant son sang par le développem ent du rythm e resp i­
ratoire » ... C e 14 ju illet s ’est prolongé, à H éliopolis, par un grand festival
d e bienfaisance au bénéfice des o rp h elin s français de la g u erre. D ix
« reines de beauté » ont été élues.5

5. Gabriel Dardaud, Trente Ans au bord du Nil, Paris, Lieu commun, 1987.

238
LE PETIT PARIS

L ’écrivain Henry Bordeaux, qui revient au C aire en 1933, treize ans


après sa prem ière visite, constate que le protocole a changé. On ne peut
plus se rendre au palais en tenue de voyageur. Pour dépanner les person­
n alités à la garde-robe défaillante, la légation de France a prévu une
patère à laquelle sont suspendus un chapeau haut de form e et une redin­
go te om nibus. « J'éprouve quelque répugnance à m e travestir, écrit-il,
d ’autant q u ’André M aurois, mon prédécesseur, m 'a averti. Il flottait à tel
p o int dans le vêtem ent com m un, il se trouvait si perdu que du coup il
avait craint de perdre aussi tous ses moyens. Un souvenir me vient tirer de
cette perplexité : le roi n ’est-il pas m em bre correspondant de l'In stitu t
de France, section des inscriptions et belles-lettres ? Ne suis-je pas, par là
m êm e, son m odeste confrère ? Pourquoi ne pas revêtir mon costume vert,
puisque j'a i dû l'apporter, étant délégué par l'A cadém ie française à la
cérém onie d'A lexandrie en l'h o n n eu r de M aurice B arrés6? » Bonne
intuition : c ’est par un salut à l ’Académ ie que le roi accueille le costum e
brodé. Dans ce petit Paris sur N il, on est entre gens de bonne com pa­
g n ie ...
L ’Égypte reste un éden pour ceux qui ont les m oyens d ’en profiter.
C ertes, le Ttirf Club est réservé à des gentlemen à lorgnon, enveloppés de
tabac anglais, qui étudient le Tunes dans de profonds fauteuils de cuir. Le
G uézira Sporting Club, océan de verdure au bord du Nil, est égalem ent
une chasse gardée britannique : on n ’y tolère que quelques rares princes
égyptiens et des Européens haut placés. Le club M oham m ed-Ali, non
m oins élégant, accueille surtout des hommes politiques et des diplom ates.
L’A utom obile Club n ’est destiné q u ’aux heureux propriétaires de limou­
sines, torpédos ou panthéons qui soulèvent des nuages de poussière, depuis
quelque tem ps, sur des routes inappropriées. M ais il y a m ille autres
cercles et sociétés, sans com pter les grands hôtels du Caire où l'o n donne
des bals tous les sam edis soir : au M ena House, on danse au clair de lune
devant les Pyram ides.
L a « bonne » société française du Caire intègre quelques riches Égyp­
tiens qui la divertissent et l'éblouissent. M azloum pacha gagne le prem ier
m illion à la Loterie nationale française, comme pour mieux resserrer les
relations bilatérales. Le palais de Mahmoud bey Khalil, futur président du
Sénat, m arié à une Française, s'enrichit sans cesse de tableaux impres­
sionnistes signés par les plus grands : Degas, M onet, P issarro... Cet ami
de la culture finira grand-croix de la Légion d'honneur. Q uant à Izzet
pacha, « galant homme, spirituel, infinim ent boulevardier avec ses panta­
lons à carreaux et ses guêtres blanches 7 », une de ses amies françaises dit
de lui : « Il nous rend au Caire les dîners qu’il nous a offerts à Paris. »
Dès les prem ières chaleurs, toute la Cour et le gouvernement rejoignent
le roi à A lexandrie. L 'É gypte change de capitale l'espace de quelques

6. Henry Bordeaux, Le Sphinx sans visage. Marseille. Détaillé, 1946.


7. Jacques d ’Aumale, Voix de T Orient, op. cil.

239
UNE CULTURE RAYONNANTE

m ois. Une nouvelle vie m ondaine s ’organise. Il arrive que le C onseil des
m inistres se réunisse à l’hôtel-casino San Stefano, l ’un des hauts lieux des
plaisirs de l’été. Cela n'em pêche pas beaucoup de pachas d ’aller se rafraî­
chir plus loin, dans les villes d ’eau d ’Europe. Chacun a ses préférences
et ses habitudes : C arlsbad, Vichy, V ittel... Au retour, ce sera l ’escale
obligée à Paris, pour se fournir en robes, costum es, livres et tableaux.
Les départs sont de véritables fêtes sur le quai d ’Alexandrie, couvert
de fleurs. On vient saluer les am is, un bouquet à la m ain. Égyptiens fortu­
nés et Européens se retrouvent à bord de m agnifiques paquebots, qui font
de la traversée un énièm e plaisir estival. Les M essageries m aritim es ont
inauguré le Champollion en 192S et le M ariette pacha l’année suivante.
Les précédents navires desservant cette ligne s’appelaient Sphinx, Louq-
sor ou S inaï. 11 faut croire que les nom s des égyptologues sont désorm ais
encore plus m agiques que l’objet de leurs recherches !
Les décors de ces deux palais flottants ont été conçus entièrem ent à
l’égyptienne : m eubles, tapis, tableaux, boiseries, ferronneries8... D ans le
hall du Champollion, des colonnes en bois aux form es de lotus sont m ar­
quetées de m otifs pharaoniques, tandis que, dans la galerie d ’écritu re,
elles supportent des unies éclairantes en albâtre translucide. Des papyrus
stylisés « art-déco » garnissent les grilles en fer forgé autour de l ’ascen­
seur. Une grande toile du peintre Jean Lefeuvre représente une scène de
navigation, avec des ram eurs noirs et une princesse éventée p ar des
esclaves nues. Les sièges de la salie à m anger s’inspirent de ceux qui ont
été trouvés dans la tombe de Toutankham on... A elles seules, les affiches
de la compagnie font voyager, avec ce m agnifique paquebot aux chem i­
nées fum antes, sur fond de sphinx et de M éditerranée.
C ’est à bord du M ariette pacha qu’arrivent les invités de l’exposition
« Égypte-France », organisée au Caire en 1929. Cette grande m anifesta­
tion, réunissant plus d ’un m illier d ’exposants, est m arquée par un défilé
de haute couture, des conférences littéraires, cinquante représentations
ciném atographiques, un concert, un bal et des réceptions à n ’en plus finir.
Le paquebot, arborant le grand pavois, entre pour la prem ière fois dans le
canal de Suez. On accueille à bord les dirigeants de la Com pagnie uni­
verselle pour un déjeuner. Le président des M essageries m aritim es,
Georges Philippar, porte un toast : « Nous sommes ici chez vous, puisque
nous sommes dans les eaux du Canal, m ais vous êtes aussi chez nous,
puisque vous êtes à bord de ce paquebot français. »
Chez vous, chez n o u s... On s’y perd. Les Français se sentent si bien
en Égypte que celle-ci finit par être oubliée.

8. Louis-René Vian, Arts décoratifs à bord des paquebots français. 1880-1960. Paris.
Fonmare, 1992.
8

Ceux du Canal

L es navires qui pénètrent dans le canal de Suez par la M éditerranée


sont accueillis par un Ferdinand de Lesseps géant, leur tendant la main.
C ette statue de bronze, inaugurée le 17 novembre 1899 à r occasion du
trentièm e anniversaire de la voie d ’eau, atteint presque sept m ètres de
hauteur, sur un piédestal qui en fait plus de dix. Emmanuel Frém iet, son
auteur, souhaitait disposer sur le socle les bustes des quatre khédives
successifs (Saïd, Ism aïl, Tewfik et Abbas). On l ’en a dissuadé pour ne
pas froisser les Égyptiens : le grand homme ne pouvait tout de même pas
av o ir quatre souverains à ses p ied s...
U n autre sculpteur français, Auguste Bartholdi, originaire de Colmar,
é tait candidat pour réaliser un monument. U avait eu le coup de foudre
p our la statuaire égyptienne en 1855, lors d ’un prem ier voyage dans la
vallée du N il en com pagnie des peintres orientalistes Belly et Gérôme.
« D ès lews, l ’idée de payer son propre tribut à l ’art colossal ne le quittait
plus '. » Bartholdi songeait à « une Égypte éclairant l ’O rient ». Au cours
d ’un second voyage, quelques m ois avant l ’inauguration du canal de
Suez, il avait soumis au khédive Ism aïl le projet d ’une immense statue,
représentant une paysanne égyptienne, coiffée du némès pharaonique et
levant un bras. Ism aïl était d ’accord pour la paysanne, peut-être pour le
bras levé, m ais pas pour le némès. On en resta là. Après diverses péripé­
ties, ce projet devait être détourné vers l’Amérique et devenir la fameuse
statue de New York. A insi, l ’Égypte éclairant l ’O rient est à l’origine de la
Liberté éclairant le monde.
Ferdinand de Lesseps trônant à l ’entrée du canal de Suez, c ’est une
consolation pour sa fam ille, très éprouvée. Car il s’en est passé des choses
depuis l ’inauguration triom phale de la voie d ’eau ... Beaucoup de fleurs,
d ’abord. Le prom oteur du Canal, acclam é dans toutes les capitales, a été
élu à l’Académie française. L’accueillant sous la coupole le 23 avril 1884,
Renan lui a lancé : « Après Lam artine, vous avez, je crois, été l ’homme le
plus aim é de notre siècle, celui sur la tête duquel se sont form és le plus de
légendes et de rêves. » L ’immortel ajoutait imprudemment : « Votre gloire I.

I. Auguste Bartholdi en Égypte ( 1855- 1856), Catalogue de l’exposition. Colmar, 1990.

241
UNE CULTURE RAYONNANTE

ne souffrira pos d ’interm ittences. D éjà vous jouissez presque des ju g e­


m ents de la postérité. » Dix ans plus tard, Lesseps m ourait dans la plus
grande tristesse, après avoir été brisé par le scandale de Panama.
D était déjà âgé de soixante-quatorze ans quand on avait fait appel à lui
pour présider la Compagnie universelle du canal interocéanique, destiné à
relier deux autres m ers, l'A tlantique et le Pacifique. Le vieux com battant
n'avait pas su résister à la tentation d'associer son nom à une nouvelle trans­
form ation de la planète. Le jour du Jugem ent dernier, le Bon Dieu pourrait-
il lui en vouloir d ’avoir amélioré une deuxième fois Son œuvre ? Panam a
était parti d ’une erreur technique, entraînant une m auvaise évaluation bud­
gétaire, puis avait tourné à la catastrophe avec la m ort de nombreux ingé­
nieurs, ouvriers et techniciens, atteints de la fièvre jaune. Mais ce fut surtout
un scandale politico-financier, marqué par des dessous-de-table pour obte­
nir un emprunt. Les travaux durent être arrêtés et la Compagnie déclarée en
faillite. Si Lesseps échappa aux assises et à la prison - contrairem ent à son
fils Charles - , il fut reconnu coupable de corruption. La presse ne s’inté­
ressait plus q u 'à l’argent sale. Tout le travail réalisé sur place - et que les
États-Unis reprendraient avec succès quelques années (dus tard - était effacé
par un scandale obscur, aux contours mal définis.
Dans l ’isthme de Suez, au début du XXe siècle, on ne veut pas entendre
parler de « panam istes » et de « chéquards ». Ferdinand de Lesseps reste
le fondateur de la seule Com pagnie qui com pte. Sa statue géante est là
pour en tém oigner. Son ancien chalet, devenu lieu de pèlerinage, est
jalousem ent conservé à Ism aïlia, avec le bureau de bois craquelé, le lit et
la m oustiquaire. Cette m aison du fondateur contraste avec la som ptueuse
résidence de ses successeurs, où sont hébergés les hôtes de m arque. C ar
la Compagnie est florissante. Elle demeure sous contrôle français, m êm e
si des Britanniques siègent au conseil d ’adm inistration et sont toujours les
principaux utilisateurs du Canal.

Des actionnaires comblés

Le nombre des navires augmente tous les ans. Ce sont des bâtim ents
de plus en plus gros, com ptant désorm ais une bonne proportion de pétro­
liers. Pour les accueillir, le Canal ne cesse de s ’am éliorer. A pprofondi,
élargi, il perm et le passage d ’une m er à l ’autre en une quinzaine d ’heures
seulem ent au début des années 1930 : trois fois moins q u ’à l’origine.
Tous les pavillons du monde y sont adm is sans restriction, même en
tem ps de guerre, comme l’a établi la convention de 1888. Cette neutralité
de la voie d ’eau a cependant volé en éclats pendant le prem ier conflit
mondial, quand la Turquie, alliée de l’Allemagne, a envoyé 16 000 soldats
pour tenter de franchir le Canal. Ils ont été repoussés par l ’artillerie
anglaise. On s ’est souvenu alors d ’une autre phrase de Renan, prononcée
à l ’Académ ie française : « L’isthm e coupé devient un détroit, c ’est-à-dire

242
CEUX DU CANAL

un cham p de bataille. Un seul Bosphore avait suffi jusqu’ici aux embarras


du m onde; vous en avez créé un second, bien plus im portant que l ’autre,
car il ne m et pas seulem ent en com m unication deux parties de m er inté­
rieure ; il sert de couloir de com m unication à toutes les grandes m a s du
globe. En cas de guerre m aritim e, il serait le suprême intérêt, le point pour
l ’occupation duquel tout le monde lutterait de vitesse. Vous aurez ainsi
m arqué la place des grandes batailles de l ’avenir. »
M ais le trafic du Canal, atteint par la guerre, a repris aussitôt ensuite,
pour battre de nouveaux records. Les recettes de la Compagnie augmen­
tent en conséquence. Et, comme elle ne paie d ’im pôts ni en France (puis­
q u ’elle est considérée comme égyptienne), ni en Egypte (puisqu’elle a un
statut étranger), ses bénéfices sont considérables. Les actionnaires se rem­
p lissen t les poches, comm e le dém ontre un chercheur français, H ubert
B onin, qui a décortiqué tous les chiffres de la Compagnie depuis sa créa­
tion. C ’est, incontestablem ent, une « bonne affaire » 2.
D e fortes recettes, alliées à une gestion efficace, perm ettent d ’am ortir
toutes les dépenses d ’investissem ent. A insi, de 1900 à 1939, chaque franc
de bénéfice d ’exploitation peut être distribué. D ifficile de faite m ieux !
S ur les 4 m illiards de francs de recettes de cette période, les actionnaires
en reçoivent les deux tiers. Les fam illes françaises qui avaient osé investir
d an s le sable en 1858 sont plus que com blées. Si l’action achetée
500 francs à l ’époque s ’était momentanément effondrée pendant le creu­
sem ent du canal, elle est rem ontée au-delà de toute espérance ; le cap des
1 0 0 0 francs a été franchi dès 1880, celui des 3000 en 1895, celui des
5 0 0 0 en 1910, pour atteindre 6513 francs en 1930. Tout cela avec une
hausse m odérée du coût de la vie. « Les Suez » deviennent le joyau des
patrim oines. En posséder perm et de bien m arier ses enfants.
L a Com pagnie apparaît, dans la prem ière m oitié du XXe siècle, comme
une grande réussite technique et financière, le sym bole du capitalism e
triom phant. Son nouveau siège, installé en 1913 rue d ’A storg, dans le
V IIIe arrondissem ent de Paris, l ’exprim e de m anière tapageuse. « Tous les
tapis verts ou rouges sont décorés du scarabée, emblème du canal. A l’en­
trée, le concierge est constam m ent en redingote. Dans les anticham bres,
les huissiers ne quittent pas la livrée avec habit à la française et boutons
d o té s 3.» Statues des fondateurs et m aquettes de navires garnissent
la « g a le rie des b u stes» qui conduit à l ’im posante salle du conseil
d ’adm inistration. Là siègent de grands noms de la finance, de la banque,
des com pagnies m aritim es, des m ilieux politiques et de l’aristocratie.
C es m essieurs ont l ’honneur d ’être liés à une institution prestigieuse et,
accessoirem ent, de se partager 2 % des bénéfices.
La Com pagnie est pilotée de Paris par une direction générale toute-
puissante. Depuis que Lesseps a cédé la place, « le président est un mo-

2. Hubert Bonin. Suez. Du canal à la finance (1858-1987), Paris. Economies, 1987.


3. J. Georges-Picot, cité ibid.

243
UNE CU LTU RE RAYO NNANTE

narque parlem entaire qui règne sans gouverner* ». D se rend en Égypte six
sem aines par an. pour faire des relations publiques et entretenir la flam m e
parm i les salariés. C eux-ci. à vrai d ire, n ’on t nulle raison de perdre le
m oral. Ils sont fiers d'appartenir à la Com pagnie et très choyés p ar celle-ci.
Dans les années 1950. près de deux cadres ou em ployés sur tro is sont
français. Les quelques dizaines d ’ingénieurs, sortis des grandes éco les
(Polytechnique. C entrale. Ponts. N avale), ont le sentim ent de faire p artie
d ’un « corps ». p etit, certes, m ais prestigieux. L es em ployés trav aillen t
dans de bonnes conditions : la com ptabilité, p ar exem ple, a bénéficié très
tô t des cartes perforées avec trieuses et tabulatrices.
De m ai à octobre, on ne travaille que de 7 h 30 à 13 heures, en raison de
la chaleur. O utre une participation aux bénéfices, le personnel jouit d ’avan­
tages appréciables. O n lui construit des logem ents. Les soins m édicaux sont
gratuits. La Com pagnie subventionne des écoles et des activités récréatives.
Elle accorde des prêts à ses salariés et leur assure une retraite confortable.
M ais tout le m onde n ’est pas logé à la m êm e enseigne : les salaires des
ouvriers égyptiens - supérieurs à ceux qui sont pratiqués en É gypte —
n ’atteignent que la m oitié de ceux de leurs cam arades grecs, italien s ou
austro-hongrois. Jules C harles-R oux, vice-président, le ju stifie « non seu ­
lem ent par la loi industrielle de l ’offre et de la dem ande, un très grand
nom bre d ’indigènes sollicitant chaque jo u r d ’être occupés par la C om pa­
gnie. m ais aussi p ar ce fait que. se trouvant dans leur pays d ’o rigine e t
habitués dès leur enfance à l ’existence frugale que com porte toujours un
clim at chaud, les indigènes n ’ont à dépenser pour leurs frais d ’existence
q u e d es som m es éq u iv alan t, en viron, à la m oitié d es frais d ’ex isten ce
d ’un ouvrier européen de la m êm e profession 45 ».

La Com pagnie est jalouse de son autonom ie, ce qui occasionne quelques
frottem ents avec la légation française du C aire. Les gens du C anal o n t
tendance à vivre en vase clos. Transitant p ar l’isthm e en 1894. L yautey
raconte : « Je suis à côté d ’une jeune fille en rose. qui. née voici dix-huit
ans. m e parle tennis, abonn em ent de m usique et de lecture, com édies d e
salon (c ’est la grande attraction d ’hiver à Ism aïlia): je lui réponds C aire,
où je serai dans cinq heures e t dont je pense q u ’une personne si b ien
inform ée va m e donner quelque avant-goût. M ais, depuis dix-fruit ans. ni
elle, ni sa soeur, ni sa m ère n ’y sont jam ais allées : toute leur Égypte tien t
dans l’abonnem ent de lectu re de P ort-S aïd e t le ten n is d 'Ism aïlia. »
C et isolem ent est sans doute m oins vrai dans l ’enuc-deux-guerres, m ais
l’esprit n ’a pas beaucoup changé.

4. Hubert Bonin, op. rit.


5. Jules Chartes-Roux, LIsthm e et le Canal de Suez. Paris. 1901. L 2.

244
CEUX DU CANAL

L ’isthm e lui-m êm e com pte plusieurs villes, plusieurs chapelles.


Ism aïlia, la capitale adm inistrative de cette petite république coloniale, se
qualifie volontiers de « W ashington », après avoir été baptisée « la Venise
du désert ». Pour sa chance, elle n ’est pas devenue, comme on l’im agi­
nait à l ’origine, un grand port intercontinental au m ilieu des sables. Cette
petite agglom ération (15 000 habitants en 1926) a le charme désuet d ’une
colonie provinciale. Construite par des ingénieurs et pour des ingénieurs,
c ’est une cité ordonnée, fleurie, bien française, qui a su faire pousser en
plein désert des jacarandas bleus, des poincianas rouges et des jasm ins
b lan c s... Son quartier résidentiel se distingue du quartier grec, qui lui-
m êm e n ’a rien à voir avec la partie arabe.
U n Français du Caire, Fernand Leprette, enseignant et écrivain, décrit
ainsi la ville au début des années 1930 : « L’asphalte est m iraculeusem ent
lisse. Pas le plus petit m orceau de papier qui traîne sur les trottoirs. Un
clocher de briques vous fait la surprise de tinter avec agrém ent. On songe,
d ’abord, à des jardins anglais, à quelque Surrey. Et puis, un rien de plus
pim pant rappelle plutôt quelque petite ville norm ande au bord de l ’eau.
O n est dans un fief d ’O ccident, pas anglais m ais français : c ’est le fief
du C anal. Il ne faut pas longtem ps pour com prendre que la ville a, au
plus haut point, le sens de la hiérarchie. Les agents supérieurs se sont
réservé des installations princières dans une féerie de verdure et de fleurs.
L es em ployés à traitem ents dits m oyens occupent un quartier encore très
cossu. Les commerçants se groupent sous leurs balcons de bois à béquilles.
Le m enu fretin, sans avoir droit à la solitude, habite dans des logem ents
très décents. Q uant aux quartiers populaires, ils sont relégués à la péri­
phérie. Le Canal les ignore6. »
L es Français d ’Ism aïlia savent parfaitem ent allier travail et loisirs :
« M . l ’adm inistrateur en chef fait de l ’équitation chaque m atin. » Sur la
plage - à l ’endroit où le canal bleu m éthylène rejoint le lac Tim sah - ,
« les cabines déplacent leurs coupoles avec le soleil ». Pêche, chasse, ten­
nis, sports nautiques, les distractions ne m anquent pas. Ism aïlia reçoit des
com édiens, des conférenciers et organise tous les dim anches une soirée
de sm all dance. Dans cette ville provinciale, le sm oking appartient au
décor, ce qui n ’em pêche pas la vie m ondaine d ’être bien hiérarchisée :
l ’épouse d ’un ingénieur en chef n ’est pas celle d ’un chef com ptable ni
celle d ’un ingénieur tout court, et sait le faire sentir à l’occasion.
Port-Saïd (80000 habitants en 1926) a un aspect bien différent, avec
ses docks, ses chantiers, et le vent de la m er qui lui rappelle constam ment
le grand large. Il a longtem ps souffert d ’une mauvaise réputation, quand
les navires, ne pouvant em prunter le Canal de nuit, y déversaient leurs
voyageurs. C ette Babel était alors livrée à des com m erces bruyants et
parfois douteux. Grâce à la fée Électricité, « sous l’influence d ’autorités
soucieuses de Tordre et de la m oralité publics, Port-Saïd est devenu un

6. Fernand Leprette, Égypte, terre du NU. Paris, 1932.

245
UNE CU LTU RE RAYONNANTE

honnête port, ni m eilleur ni pire q u e ses congénères européens », signale


de m anière un peu énigm atique le com te de Serionne, agent su p érieu r
de la C om pagnie en É g y p te 7. La v ille s ’honore de co m pter « la p lu s
belle église du pays », une cathédrale dédiée à M arie reine du m onde. E lle
com pte de grands hôtels, un lycée français, un lycée italien, une éco le
g recq u e... En été, c ’est un lieu de villégiature apprécié, avec des activ ités
m ondaines et un gym khana autom obile.
Le caractère cosm opolite de ce port ouvert sur le m onde - où l ’on p arle
de « rive A sie » e t de « rive A frique » - est souligné p ar les fêtes re li­
gieuses ou nationales qui s ’y succèdent. Les sociétés m usicales d escen ­
dent dans la n ie pour la Sainte-C écile et la Sainte-B arbe. Les A utrichiens
sortent leurs drapeaux le 8 août, e t les Italiens le 20 septem bre... Q u ant
aux Français, ils sont chez eux : le 14 Ju illet n ’est pas la fête d ’une seule
colonie m ais de toute la ville. O n vient m êm e de D am iette pour assister à
la retraite aux flam beaux e t au feu d ’artifice, tiré du casino. En dehors d e
ces festivités à date fixe, les orchestres des bateaux de guerre en tran sit se
produisent tout au long de l ’année dans la rue principale.
A l ’autre bout de l ’isthm e, Suez vante « son clim at sec, ses hôpitaux de
prem ière classe ». Paul M orand, qui y fait escale sur la route des Indes, est
réveillé en sursaut, à l ’heure de la sieste, p ar un drôle d ’angélus : « un
angélus sec, autoritaire, fanatique, adm inistré à la ville com m e une fes­
sée ». 11 ajoute : « E t continuellem ent éclate le sifflet du p etit train q u i
s ’ébranle com m e pour un vrai voyage, m ais ne fait que trois kilom ètres e t
s ’arrête définitivem ent aux docks, à Port-Tew fik » 8.
Suez a été détrônée, e t elle le sait, par son faubourg. Port-Tew fik est la
ville du directeur de la « troisièm e section » de la Com pagnie. Des bunga­
low s de style colonial, abrités par des acacias-lebbeks, parsèm ent l ’avenue
H élène. « Des autos de luxe glissent devant des haies et des pelouses bien
taillées, écrit Fernand Leprette. Un rare H aviland, qui regagne H am bourg,
fait flotter à l'arrière, noir sur rouge, sa croix gam m ée et ne laisse aucune
trace q u ’un bruit de ressac contre la berge. Une em barcation rapide accoste :
le pilote en casquette blanche jette sa m allette au boy qui l ’attend. 11 croise
des jeunes hom m es pareils à lui, d ’une sobre élégance, m archant par sim ple
plaisir sportif. Chacun se salue avec une courtoisie discrète. Q uelques-uns
s ’en vont derrière de hauts grillages retrouver des jeunes filles en shorts.
Tout ici a une allure de bon ton. M ais j ’y flaire un léger ennui distingué. »
R ien n ’interdit aux habitants de l ’isthm e de se donner des sensations plus
fortes en allant explorer le Sinaï ou cam per sur la m er Rouge. Ju sq u ’au
début des années 50, ces privilégiés auront la côte quasim ent à eux, sans
touristes. Plus d ’un gardera, à jam ais, l'im pression d ’avoir vécu au paradis.

7. L'Égypte, ouvrage collectif sous la direction de Joseph Cattaui pacha. Le C aire,


D ftO , 1926.
8. Paul Morand, La Route des ïmdes, Paris, 1936.
9

Un chanoine aux Antiquités

C e n ’est pas un fran ç ais m ais un A nglais qui fait, en novem bre 1922
- c e n t an s exactem ent après l ’eurêka de C ham pollion - , la découverte
ég y p to lo g iq u e la plus spectaculaire du XXe siècle. Il s ’appelle H ow ard
C arter. C e fouilleur professionnel arrondit ses fins de m ois en fabriquant
des aquarelles pour touristes. D ans la vallée des R ois, depuis dix ans, il
ch erche désespérém ent des tom bes royales, avec l ’aide financière d ’un
com patriote m écène, lord C am avon. C arter est près d ’abandonner la par­
tie quand ses ouvriers dégagent un escalier de seize m arches, conduisant à
une tom be scellée. Il s ’agit de la dernière dem eure d ’un pharaon m ineur
de la XVffl* dynastie, Toutankhamon. C arter câble à Cam avon, qui accourt.
L e 2 6 novem bre, les deux A nglais pénètrent dans l ’anticham bre de la
tom be e t n ’en croient pas leurs yeux : un fabuleux m obilier funéraire est
en treposé là depuis 3 200 ans.
L a nouvelle fait le tour du m onde. D ’innom brables pièces de valeur sont
recueillies pendant quatre années de déblaiem ent. D evant la m om ie royale,
en fin atteinte, c ’est l ’éblouissem ent : tro is sarcophages em boîtés les uns
d an s les autres, un cercueil en o r m assif, sculpté et gravé, ainsi q u ’un
m asque funéraire, égalem ent en o r m assif, incrusté de lapis-lazuli. Au total,
la fabuleuse découverte de Howard C arter perm et de recueillir plus de deux
m ille objets : des colliers, des bagues, des bracelets, des vases, des cannes,
des coffres, des statues, des lits d ’apparat, et m êm e les chars du ro i...
L ’égyptom anie s ’en trouve furieusem ent relancée. « L e s années
T outankham on » sont m arquées p ar toutes sortes de créatio n s, à Paris
en p articu lier, où une nouvelle ligne « égyptienne » de vêtem ents est
présentée au printem ps 1923 par des princes de la haute couture, tandis
q u e C a rtier con ço it un nécessaire de to ilette T outankham on en ém ail
cloisonné, or, ivoire, onyx, saphirs, ém eraudes e t diam ants '.
Si un A nglais a fait la découverte, c ’est un Français, Pierre Lacau, direc­
teu r général du Service des antiquités égyptiennes, qui va avoir la tâche
redoutable de la gérer. Treize années de soucis, et parfois de cauchem ar.I.

I. Êgvptomania. L’Égypte dans l'a rt occidental. 1730-1930. Paris, musée du Louvre.


1994.

247
UNE CU LTU RE RAYO NNANTE

Il faut d ’abord tran sp o rter ce fabuleux m obilier de la vallée d es R ois


à Louxor. Puis, le conduire ju sq u ’au C aire, en le protégeant des voleurs,
des m archands d ’antiquités e t des curieux. Au m usée, chaque p ièce est
analysée, fichée, photographiée, avant d ’être traitée pour en a ssu re r la
co nservation2.
Tout cela, sous l’œ il de la presse m o n d iale... e t les v o cifératio n s de
C arter et C am avon, qui réclam ent une partie du trésor. Le S erv ice des
antiquités ne veut leur accorder que l'ex clu siv ité des publications. D es
procès sont engagés. Lacau est au cœ ur de la tourm ente. Le savant à barbe
blanche est accusé tan tô t d ’incom pétence, tan tô t de v o u lo ir tire r la
couverture à lui. E t, de nouveau, le rôle préém inent exercé par la F rance
sur l’égyptologie se trouve m is en cause.
Le d irecteu r des A ntiquités est confronté sim ultaném ent à une au tre
affaire délicate, qui fait de lui l ’ennem i des fouilleurs allem ands. E n 1922
apparaît au m usée de B erlin un m erveilleux buste de N éfertiti, taillé dans
un bloc de calcaire. Il p ro v ien t, ex p lique-t-on, des fo u illes de T ell-el-
A m am a, en M oyenne-Égypte. C om m ent une pièce aussi exceptionnelle
a-t-elle pu quitter le pays ? « Avec l ’autorisation de Pierre Lacau », explique
l ’égyptologue allem and Ludw ig B orchardt. D es docum ents attesten t en
effet q u ’une partie des objets recueillis dix ans plus tôt sur ce site o n t reçu
le visa de sortie, signé du directeur des A ntiquités. Selon la coutum e, des
pièces m ineures peuvent être conservées par ceux qui les ont découvertes.
M ais le buste de N éfertiti n ’entre nullem ent dans cette catégorie e t n ’a pu
q u ’être caché à l ’inspecteur qui s ’était rendu sur place pour le co n trô le
réglem entaire.
P ierre L acau, co n statan t q u ’il a été jo u é p ar l ’éq uipe de B o rch ard t,
interdit de fouilles les égyptologues allem ands. Le pouvoir nazi fera pres­
sion sur le roi Fouad pour lever cette m esure. Il obtiendra gain de cause,
en prom ettant de restituer la fam euse statue pour n ’en conserver q u ’une
copie. M ais c 'e s t la copie qui sera envoyée en É gypte, H itler s ’é ta n t,
paraît-il, am ouraché de N éfertiti en tre-tem p s3...

La passion de Jean-Philippe Lauer

Pierre Lacau, de passage à Paris au cours de l ’été 1926, reçoit la visite


d ’un arch itecte de vingt-quatre an s, tout intim idé : il s ’appelle Jean -
Philippe Lauer, ne connaît ni l ’égyptologie ni les langues orientales, m ais
aim erait bien travailler su r les bords du N il. Le directeur des A ntiquités,
qui a besoin de renfort sur le chantier de Saqqara, lui propose un enga­
gem ent de huit m ois. Le jeune hom m e accepte avec em pressem ent. Son
aventure égyptienne durera plus de soixante-dix ans.

2. Gabriel Dardaud, Trente Ans au bord du Nil. Paris. Lieu commun, 1987.
3. Ibid.

248
UN CHANO INE AU X AN TIQ U ITÉS

A l ’époque, la vallée que dom ine Saqqara était noyée par les eaux du
N U une partie de l ’année. L ’ém otion qui a saisi Jean-P hilippe L auer
e n découvrant ce panoram a extraordinaire m érite des guillem ets : « Le
2 décem bre 1926, je prenais l ’express de H aute-Égypte qui me déposait
tre n te kilom ètres au sud du Caire, en gare de Bédrachein, où m ’attendait un
fonctionnaire du Service des antiquités, dignem ent coiffé de son tarbouche.
A p rès m ’avoir aidé à charger m es bagages, m on guide me fit prendre place
à bord d ’un sand car, et ce fut au trot du cheval que nous rejoignîm es Saq­
q a ra . A près avoir traversé le m arché de Bédrachein, la voiture du Service
s ’engagea sur un chem in de terre battue qui longeait un vaste étang bordé
d e palm iers où se baignait un troupeau de b u ffles... A u-delà de l ’étang,
la route passait parm i les ruines de M em phis et, pour la prem ière fois,
je v is, étendus à l’om bre des palm iers, les deux m agnifiques colosses de
R am sès D ... Plus loin, la route passait sur un talus au bas duquel, ém er­
geant à peine de l ’eau, apparurent les vestiges du grand tem ple de P tah ...
U ne im m ense nappe d ’eau bleutée s ’étendait à perte de vue dans la vallée,
lim itée seulem ent à l ’ouest par le village de Saqqara et sa palm eraie et sur­
tout par le souple ruban d ’o r des sables du désert de Libye à la crête duquel
se silhouettaient plusieurs pyram ides, dont la pyram ide à degrés de Djoser.
N ous nous trouvâm es bientôt entourés d ’eau, en plein m ilieu d ’un im m ense
m iro ir réfléchissant, avec des coloris infinim ent nuancés, tout ce qui ém er­
g eait de cette onde calm e e t lim pide : palm iers, tam aris et acacias entre les­
q u els les barques des pêcheurs ou des passeurs filaient paisiblem ent4... »
L e jeune Lauer, devenu fonctionnaire égyptien, est appelé à seconder
u n A nglais, C ecil F irth. C elu i-ci - un hom m e jo v ia l, aux allu res de
g é an t - h ab ite, avec son épouse e t sa fille, une p etite m aison dans le
d ésert, non loin de la fam euse pyram ide à degrés qui passe pour le plus
v ieu x m onum ent en pierre du m onde. Il cam pe dans cet endroit perdu
p o u r tenter de reconstituer le com plexe funéraire conçu vers 2700 avant
Jésus-C hrist par le fam eux architecte Im hotep. Il accueille avec hum our le
Français e t lui fait construire un m odeste logis à côté du sien. U ne am itié
est née, que rien n ’entam era ju sq u ’à la m ort de Firth, en 1931, (neuve que
l ’Égypte n ’est pas seulem ent un cham p de bataille franco-britannique...
Tandis que des ouvriers déblaient les alentours de la pyram ide, Jean-
P hilippe L auer étudie les fragm ents épars de deux édifices déjà m is au
jo u r. « J ’eus, dès le début, raconte-t-il, conscience de l ’am pleur du travail
que représentait Saqqara. Je m e suis pris au jeu de ce gigantesque puzzle
au p o in t d ’être ’’possédé” . L ’univers s ’é ta it raccourci à un cham p de
ru in es qui hantaient m es jo u rs e t m es n uits. A lors que je recréais une
form e, dès q u ’une ébauche d ’architecture se révélait à m oi, j ’entrais dans
un état d ’exaltation proche du d é lire 5 ! »

4. Jean-Philippe Lauer. Saqqarah. Une vie, entretiens avec Philippe Flandrin, Paris,
Payot, 1992.
5. Claudine Le Tourneur d ’Ison, Une passion égyptienne. Jean-Philippe et Marguerite
Louer, Paris, Plon, 1996.

249
UNE CU LTU RE RAYONNANTE

Le contrat du jeune architecte e s t renouvelé pour huit m ois. Il le sera


de nom breuses autres fois par la su ite ... En 1928, F iith e t L auer dégagent
un puits de 28 m ètres de profondeur e t atteignent un caveau d e g ran it.
Vide. Un escalier, qui é tait enfoui sous les sables, aboutit à une p o rte
m urée. F irth ordonne aux ouvriers d*y faire une brèche, puis se m et à
quatre pattes pour pénétrer dans le tom beau. Son em bonpoint lui v au t de
rester coincé. O n le pousse, on le tire, il réussit à se dégager. Puis, av ec un
sourire en coin : « Lauer, vous qui êtes si m ince, pourquoi ne p asseriez-
vous pas le p rem ier? » R écit du Français : « Je m e suis im m édiatem ent
glissé dans la brèche e t j ’ai plongé dans le trou, une bougie à la m ain . Je
suis retom bé deux m ètres plus bas dans une anticham bre où p erso n n e
depuis quatre m ille ans n ’avait pénétré. L entem ent, je m e suis red ressé en
levant la bougie pour explorer l'espace où je m e trouvais. Le cœ ur b attan t,
je franchis une prem ière salle avant de parvenir à un étro it p a ssa g e ...
Soudain, je m ’écriai à l ’intention de F irth : “O h ! Il y a une p o rte av ec
le protocole du roi com m e dans la pyram ide à degrés !” Dans une salle
oblongue et perpendiculaire à la précédente, six panneaux couronnés p ar
des arcatures posées sur des piliers djed avaient perdu la m ajeure p artie
des faïences bleues qui les recouvraient. B risées, elles gisaient sur le sol.
Un autre passage ou v rait su r une seconde cham bre oblongue e t je v is
alors trois stèles fausses portes recouvertes de reliefs d ’une rem arquable
finesse. Fou de jo ie, je m e m is cette fois à hurler : “C ’est form idable, il
y a des stèles ! Trois stèles !” ... Firth fut enfin à m es côtés. Les yeux exor­
b ités, com m e m oi p étri d ’ém otion, il contem plait les stè le s... N ous
venions de découvrir le cénotaphe de Pharaon » 6.
U n an plus tard , F irth e t L auer tro uvent un deuxièm e to m beau,
identique au prem ier, cette fois sous la pyram ide elle-m êm e. Le jeu n e
architecte n ’aura pas de m al à obtenir un nouveau m an d at U obtiendra
aussi la m ain de la fille cadette du nouveau directeur de l’Institut français
d ’archéologie orientale, Pierre Jouguet. Une belle histoire d'am our, inti­
m em ent liée à Saqqara, où le couple v it tout un tem ps sans eau courante
et sans électricité, se chauffant en hiver au m oyen de braseros. Le jo u r
où en fin le téléphone est in stallé, il porte le num éro 1, m ais la lig n e
sera coupée pendant la Seconde G uerre m ondiale p o u r n ’être jam ais
rétab lie...
Poursuivant son tête-à-tête avec l’architecte Im othep, essayant inlassa­
blem ent d ’im aginer le plan suivi p ar cet illu stre prédécesseur, Jean -
P hilippe L auer reco n stitu e, pièce à p ièce, le com plexe fu n éraire. C e
puzzle m onum ental est l ’œ uvre de toute une vie. M êm e après sa m ise à la
retraite, il continuera à passer plusieurs m ois p ar an dans sa m aison de
Saqqara, où d ’autres auront pris le relais. A quatre-vingt-quinze ans, dans
sa célèbre tenue kaki, il confiera à un journaliste français : « Ah, si Im ho­
tep avait pu m e dire dans le creux de l’oreille la disposition de ses arch i­

6. Ibid.

250
UN CHANOINE A U X AN TIQ U ITÉS

trav es su r ses colonnes, j ’aurais pu to u t replacer! L a s... Faute de l ’en­


tendre, j ’ai préféré les laisser en l ’état. D faut savoir os«* reconstituer m ais
sans e x ag é re r7. »

Étienne Drioton en tarbouche

Q ui va diriger le Service des an tiq u ités? L a question se pose une nou­


velle fo is en 193S avec le départ de Pierre L acau. L ’accord conclu entre
P aris e t Londres lors de l ’E ntente cordiale ne tient plus puisque l ’É gypte,
d ans l ’in terv alle, a acquis son indépendance. L a décision e st en tre les
m ains du roi Fouad, lequel subit toutes sortes de pressions pour ne pas
laisser ce poste stratégique à la France. Fait nouveau : des É gyptiens aussi
se m obilisent, estim ant que la défense du patrim oine national revient à un
enfant du N il, ce qui n ’est pas forcém ent ab su rd e...
L es Français ont un bon candidat en la personne d ’É tienne D rioton,
l ’un d e s plus b rillan ts élém ents du L ouvre. P assionné d ’égyptologie
d ep u is l ’enfance, excellent conférencier, c ’est aussi un chercheur talen­
tueux, qui a élucidé le systèm e cryptographique. Il n ’a q u ’un seul handi­
cap : sa soutane. M . D rioton est en effet chanoine honoraire de la cathé­
d rale de Nancy.
N om bre d ’égyptologues français lu i doivent leu r form ation prem ière
d an s les années 20. Jean Sainte Fare G am ot n ’a jam ais oublié la fascina­
tio n q u ’exerçait cet ecclésiastique sur ses élèves. Il les réunissait le lundi
après-m idi au Louvre pour de brillantes « conférences-prom enades », ou à
l ’In stitu t catholique, où ses cours com m ençaient par une prière. « L ’usage
s ’é ta b lit, à p artir de 1930, de faire sa prem ière année d ’égyptien avec
l ’abbé D rioton ; on n ’en trait q u ’ensuite à l ’École des hautes études, sous
la h o u lette de G ustave L efebvre, de R aym ond W eill ou d ’A lexandre
M oret. C ependant l ’enseignem ent de l ’abbé était si vivant, si lum ineux,
q u e presque toujours nous nous inscrivions en seconde année, pour le
p laisir de l ’entendre et d ’apprendre e n co re... Q uant à ses leçons de copte,
il n ’y en avait pas d ’autres dans la France entière. »
M . D rioton est donc prêtre. L e roi Fouad décide d ’ignorer ce détail, et
le choisit pour directeur des A ntiquités égyptiennes. M ais quand l ’ecclé­
siastique - dispensé du port de la soutane par ses supérieurs - arrive au
C aire pour prendre ses fonctions, Fouad vient de m ourir. E t les députés
égyptiens o n t voté contre la construction, jugée trop coûteuse, d ’un m au­
solée de granit, destiné à abriter des m om ies royales honteusem ent dénu­
dées, qui offensaient les yeux des visiteurs du m usée égyptien. Ne sachant
plus où m ettre ces objets de scandale, on les a entreposés dans la m aison
vacante du directeur des A ntiquités. Le chanoine D rioton trouve donc à
son arrivée, alignés dans le salon, une vingtaine de pharaons, princes et

7. La Vte. 2 janvier 1997.

251
UNE CU LTU RE RAYO N NANTE

princesses, dépouillés de leurs b andelettes, dans des cercu eils d e b o is


recouverts d 'u n e plaque de verre.
Ses collaborateurs, un peu gênés, lui dem andent de leur laisser le tem ps
d 'am én ag er un entrepôt plus adéquat. Il les rassure, avec sa bonhom ie
habituelle. « Tous les m atins, raconte jo lim en t G abriel D ardaud — trop
jolim ent ? - le bon abbé disait sa m esse devant les pharaons couchés à ses
p ied s; l ’autel et son crucifix encadré de deux cierges étaient d ressés au
fond de la pièce. “Dominus vobiscum ...-Et cwn spiritu tuo”, répondait
la vieille m am an du célébrant, seule adm ise à cet office quotidien. Une
dernière e t large bénédiction : “Ite missa est." M** D rioton p a ssa it à
travers les cercueils pour aller préparer le petit déjeuner de son chanoine
d e fils. L es cierg es é tein ts, les pharaons retro u v aien t le calm e d e leu r
éternité. »
C et ecclésiastique m assif, bon vivant, aim ant plaisanter, s'a ttire b eau­
coup de sym pathies. Sa m ère, une solide B ourguignonne, fait de sa table
l'u n e des m eilleures du C aire. Le chanoine D rioton ne m anque p a s de
séduire le jeune roi Farouk, arrivé sur le trône en 1936, et auquel il se rt de
guide lors d ’un voyage en H aute-Égypte. Participe égalem ent à cette ran­
donnée H ow ard C arter, le d écouvreur de T outankham on, q u i a voué
depuis lors le S ervice des an tiq u ités aux gém onies p o u r l'é te rn ité . Un
cousin de Farouk, A del Sabet, se souvient de C arter « sem pitem ellem ent
m aussade » e t du « p étu lan t abbé D rioton », p o rtan t son tarb o u ch e de
fonctionnaire égyptien incliné sur l ’oreille. « A typical excitable F rench­
m an », avait décrété la gouvernante anglaise, qui voyait en lui le p roto­
type du Français vibrionnant8.
A ppuyé par Farouk, le chanoine D rioton va pouvoir continuer l'œ u v re
d e ses prédécesseurs e t encourager div erses recherches. S ous son
« règne », plusieurs égyptologues français se distinguent. Pierre M onte!
découvre en 1939 à T anis, dans le D elta, la nécropole des rois tan ites
(X X Ie et X X IIe dynasties), dont l'u n repose, avec toutes ses parures, dans
un cercueil d 'arg en t à tête de faucon. En H aute-Égypte, B ernard B ruyère
dégage le village antique des ouvriers de D eir-el-M édina, tandis q u e sa
fem m e Françoise, voilée, transform ée en infirm ière, soigne les paysans
de la région. Fernand B isson de L a R oque vit sous la tente av ec sa
fam ille, près de K am ak, après avoir m is au jo u r les ruines du tem ple de
M ontou. Q uant à G eorges G oyon, il escalade une centaine de fo is la
G rande Pyram ide pour y relever tous les graffiti et inscriptions y fig u ra n t
Étienne D rioton n 'e n poursuit pas m oins ses propres recherches su r la
cryptographie, m ais aussi sur le théâtre égyptien antique, y apportant des
connaissances inédites. Il réussit à reconstituer « des fragm ents de tragédie,
de com édie, d ’opéra bouffe et m êm e de pièces de propagande politique 9 ».

8. Adel Sabet. Farouk, un roi trahi, Paris, Balland, 1990.


9. Christiane Desroches-Noblecouit, La Grande Nubiade ou le parcours d’une égypto­
logue. Paris, Stock-Pemoud, 1992.

252
UN CHANO INE AU X AN TIQ U ITÉS

Le chanoine est pris à partie dans diverses querelles égyptologiques ou


pseudo-égyptologiques qui agitent certains cercles. O n ne m anque pas de
lui tendre des pièges et m êm e d ’ourdir un com plot contre lui. 11 en arrive,
un jo u r, à cacher deux inspecteurs de police dans son arm oire-vestiaire
p o u r q u ’ils puissent constater q u ’une provocatrice à dem i folle, m anipulée
p ar o n ne sait qui, s ’est elle-m êm e dépoitraillée avant de crier au viol '° ...

10. Ibid.
10

La fin d ’un monde

Signe des tem ps : le jeune prince Farouk faisait ses études à Londres
- e t non à Paris -q u a n d il a été rappelé au C aire, au printem ps 1936, pour
su ccéd er à son père décédé. M ais il est parfaitem ent francophone. Il a
m êm e un peu de sang français, puisque N azli, sa m ère, est une arrière-
p e tite-fille de Solim an pacha, l ’ex-colonel S è v e ... U ne p etite h isto ire
court dans les salons : à l ’âge de cinq ans, Farouk, à qui on n ’avait appris
que l ’arabe et l ’anglais, lança à la reine qui bavardait en français avec ses
dam es de com pagnie : « Je com prends tout ce que vous dites !» O n rit
et on lui donna un professeur de français.
L ’histoire est si vraie - ou si belle - que le proviseur du lycée français
du C aire la relate en avril 1939 dans un num éro spécial du Temps consa­
cré à l ’Égypte. N um éro qui s ’ouvre d ’ailleurs par un m essage ém ouvant
du jeu n e roi, m is en parallèle avec un texte beaucoup plus banal du pré­
sident de la R épublique française, A lbert Lebrun. « C ’est avec une grande
ém otion que je m ’adresse à la France, écrit Farouk. Je voudrais lui dire
que je la connais et que je l ’aim e. Je la connais à travers sa longue et pres­
tigieuse histoire, à travers sa littérature et ses arts. J ’aim e ses érudits, ses
paysans, ses artisans. J ’aim e son élégance e t aussi sa sim plicité fam iliale.
J ’aim e son patriotism e et sa générosité. Je l ’aim e dans ses vivants et dans
ses m orts, à travers C ham pollion, M ariette, de L esseps et Solim an pacha.
Je salue la grande nation à laquelle tant et tant de solides liens attachent
m on pays e t m a m aison. » Le roi, âgé de dix-neuf ans, a-t-il com posé lui-
m êm e ce tex te? A la lim ite, cela im porte peu. Les m ots, soigneusem ent
choisis, illustrent un clim at, sinon une intention politique.
D ans le m êm e num éro, les am bassadeurs d ’Égypte à Paris et de France
en Égypte évoquent, l ’un et l ’autre, l ’E xpédition de 1798. Fakhry pacha
associe Bonaparte et M oham m ed A li, qui « tous deux devaient pétrir de
leurs m ains puissantes la terre antique des pharaons, et en faire un É tat
m oderne et prospère ». Pierre de W itasse attribue à l ’Égypte la révélation
du « génie français », affirm ant avec élégance : « N ous lui avons envoyé
B onaparte ; elle nous a rendu N apoléon. »
D ans ces années qui précèdent la Seconde G uerre m ondiale, l ’influence
culturelle française se m anifeste de m anière éclatante à travers la presse.

255
UNE CU LTU RE RAYONNANTE

En 1937, Le C aire com pte quelque 200 périodiques en langue arabe et


65 en langues étrangères. Sur ces derniers, 45 sont publiés en français,
contre 5 seulem ent en anglais. L a proportion est à peu près la m êm e à
A lexandrie (20 titres fiançais sur 31 titres étrangers), avec cette différence
que la presse de langue arabe y est m inoritaire. D ésorm ais, beaucoup
de ces journaux e t revues sont dirigés par des É gyptiens francophones,
qui ont pris le relais des fondateurs français.
L a France, c ’est aussi et toujours l ’enseignem ent. Les écoles - re li­
gieuses ou laïques - ne doivent pas faire oublier les professeurs de talen t
qui sont détachés pour quelques années à l ’université égyptienne (Jean-
M arie C arré, Jean G renier, H enri G uillem in, H enri L o rin ...) e t les arab i­
sants de grande pointure, proches du m onde m usulm an, q u i su sciten t
le respect des cercles intellectuels locaux. L e philosophe R ené G uénon,
pourfendeur du m atérialism e, se convertit à l ’islam et épouse une É gyp­
tienne. L ’inclassable Louis M assignon, professeur au C ollège de F rance,
d iscip le de C harles de F oucauld e t du m ystique m usulm an E l-H allaj,
devient prêtre grec-catholique e t lance au C aire une com m unauté de
p rière. G aston W iet, d irecteu r du m usée d ’A rt islam ique, p articip e en
1938 à la création d ’un m ensuel littéraire de qualité, L a R evue du C a ire ...
Le doyen égyptien de la faculté des lettres, Taha H ussein, m arié à une
Française, jo u e un rôle essentiel dans cet univers. Son autobiographie,
Le Livre des join's, a révélé d ’exceptionnels talents d ’écrivain. Né d an s un
m odeste village, cet aveugle a appris le C oran, puis étudié à l ’un iversité
islam ique d ’El-A zhar et a fini par passer un doctorat à la Sorbonne so u s
la direction de D urkheim . Sa rencontre à Paris avec la « douce voix » de
Suzanne B resseau, qui lui lit R acine, m arque un tournant dans sa v ie.
De retour en Égypte en 1919, il fait scandale avec un livre sur la p o ésie
préislam ique, qui lui vaut une accusation d ’ap ostasie et l ’é v ictio n d e
l ’université. R éintégré, redevenu doyen, il publie en 1938 L ’A venir d e la
culture en É gypte. Son pays fait-il partie de l ’O rient ou de l ’O ccid en t?
Pour lui, il est m éditerranéen et d oit donc avoir des liens privilégiés avec
les autres É tats qui bordent cette mer. O rient et O ccident se com plètent,
com m e l ’illustre son propre parcours '.
H enri G uillem in, professeur à l ’université du C aire, n ’est pas le seul
à être im pressionné p ar cet hom m e qui sait allier tradition m usulm ane
et m odernism e. Il note dans son jo u rn al, en 1937 : « C e calm e, cette
d ig n ité ; cette in tellig en ce. P ro g ressiste, il est m al aim é du roi qui
ne veut pas de lui com m e m inistre de l ’Instru ctio n publique, rô le où
il ex cellerait. J ’éprouve à son égard un respect qui n ’est guère inné
en m oi pour les Im portants, les C onsidérables. Plus que du resp ect; une
adm iration sans lim ites ; une tendresse c a c h é e 12. » Taha H ussein sera

1. Bruno Ronfard, Taha Hussein. Les cultures en dialogue. Paris, Desciée de Brouwer,
1995.
2. Henri Guillemin, Parcours. Paris, Seuil. 1989.

256
LA FIN D ’ UN M O N D E

nom m é m in istre de l ’In struction p u b liq u e en 1950, après av o ir fondé


l ’u niversité d ’A lexandrie.

Les C apitulations enterrées

C urieusem ent, la France fait figure de m échant quand est renégocié


le sta tu t des étrangers, en m ai 1937, à la dem ande du gouvernem ent égyp­
tien. U n front com m un aurait dû, en toute logique, réunir les quatre prin­
cipaux pays concernés : la G rèce, qui com pte 76 000 résidents en É gypte,
l’Italie (55 000), la G rande-B retagne (34 000) e t la France (25 000). M ais
cette dernière se retrouve seule, déchaînant les critiques des m ilieux natio­
nalistes.
C h acu n joue sa partie, en réalité. L ’A ngleterre a déjà conclu, l’année
précédente, un traité m ilitaire avec l’Égypte. E lle a adm is le principe de
l’abrogation des C apitulations, déclarant que ce systèm e, vieux de quatre
siècles, n ’est (dus com patible avec l ’état du pays. L ’Italie de M ussolini,
qui a des vues sur le canal de Suez, exploite la carte islam ique et pousse le
gouvernem ent égyptien à la surenchère. Q uant à la G rèce, elle est trop liée
à l ’A ng leterre pour s ’en dém arquer e t ne peut se perm ettre, en cas de
co n flit avec l ’É tat égyptien, de voir refluer su r son territoire des dizaines
de m illiers d ’ém igrés.
L a France est le pays qui a le plus d ’intérêts en Égypte. Les som m es
engagées par ses ressortissants dans le canal de Suez, le C rédit foncier,
la D ette, les grandes sociétés à m onopole (eau, gaz, électricité) e t les
diverses industries représentent 270 m illions de livres, soit les trois cin­
quièm es de tous les investissem ents étrangers. C ’est un m ontant d ’autant
(dus considérable q u ’il représente le quart de la richesse totale du pays
(terres, propriétés b âties e t réserve de l ’É ta t)3. La France n ’a pas que
des intérêts m atériels : ses écoles, en particulier, représentent un capital
inestim able, susceptible d ’être m enacé s ’il n ’é tait plus co uvert p ar les
im m unités des C apitulations.
L a conférence organisée à M ontreux, en Suisse, est assez tendue. O n
assiste à un duel franco-égyptien, qui m et m al à l ’aise les négociateurs des
deux parties, tandis q u ’à Paris com m e au C aire des journaux se déchaî­
nent. L a France, protectrice officielle des intérêts catholiques en Égypte,
n ’a-t-elle pas été encouragée par le pape à soulever la question des institu­
tions sco laires, hospitalières et relig ieu ses? A u grand dam de l ’Italie,
d ’ailleu rs, qui revendique aussi cette fo n ctio n ... D es intellectuels égyp­
tiens déclarent ne pas com prendre q u ’un É tat laïque cherche à m aintenir
des privilèges religieux : pour eux, la Fiance n ’est pas incarnée par des
institutions, m ais par la R évolution, les Lum ières, Voltaire e t Rousseau.

3. L ’Égypte indépendante, par le Groupe d ’études de l’islam. Paris, Paul Hartmann,


1938.

257
UNE CU LTU RE RAYONNANTE

Un accord est conclu quand m êm e à M ontreux, le 8 m ai 1937, laissan t


dans le flou le sort des institutions. De toute m anière, une période tran si­
toire de douze ans a été décidée : les tribunaux m ixtes ne d isparaîtront
q u 'e n 1949. Pour effacer la m auvaise im pression laissée à la conférence,
le gouvernem ent français reçoit chaleureusem ent la délégation égyptienne
à Paris. De son côté, le gouvernem ent égyptien souligne que l'ab o litio n
des privilèges, en m ettant à égalité nationaux e t étrangers, ne p eu t que
renforcer l'h arm o n ie e t la collaboration. En som m e, l'a m itié co n tin u e,
sous la glorieuse protection de M oham m ed A li et de N apoléon. D u m oins
feint-on de le croire.
Les plus inquiets, dans cette affaire, sont les « protégés » de la France,
qui sentent le vent tourner. « N ous, d ira avec talent B erto Farhi, les lais­
sés-pour-com pte du cosm opolitism e, prom is d 'av an ce au sacrifice, qui
ventriloqukm s en fiançais et en arabe, savions nous taire dans to u tes les
langues, poètes m ineurs d ’un coup de grisou qui n 'a v ait pas eu d e veine,
dernier carré d 'u n e arche perdue dans l'u n iv ers anglo-saxon4. »
Petit signe, parm i d 'au tres, d 'u n changem ent de clim at : le 6 avril 1939,
un avocat égyptien. H assan Sabri pacha, ancien p résident du C o n seil,
plaide pour la prem ière fois en arabe devant un tribunal m ixte. C ela n 'a
rien de honteux, ni m êm e d 'illég al, puisque l'arab e est l ’une des langues
officielles de cette juridiction en sursis. L 'événem ent n 'e n est pas m oins
largem ent com m enté dans les cercles français, où l'o n trouve to u jo u rs
cependant des raisons de se rassurer.
« N on seulem ent la francophonie ne nous paraissait pas m enacée, m ais
elle sem blait devoir s'éten d re, se souvient M arc B lancpain, enseignant au
lycée français du C aire ju sq u 'en ju illet 1939. A la terrasse de G roppi, en
plein centre ville, vous n'entendiez parler que français. Un soir, à 2 heures
du m atin, je m e trouvais avec des am is chez le chanoine D rioton, d irec ­
teu r des A ntiquités ég yptiennes, dans son appartem ent au -d essu s du
m usée. O n sonne à la porte. C 'é ta it Farouk, en tenue de so irée, av ec
toutes ses décorations, accom pagné de Farida, son épouse, resp len d is­
sante. “N ous sortons, d it le roi, d 'u n e soirée officielle britannique bien
ennuyeuse. N ous avons vu de la lum ière. N ous nous som m es d its que nos
am is français devaient s'a m u se r...” »
P ourtant, dans les m ilieux francophones égyptiens, on com m ence à
prendre conscience de la réalité du pays. Un jésuite, le père H enry A yrout,
fils d 'u n riche en trep ren eu r d ’H éliopolis, p ublie en 1938 M œ urs e t
C outum es des fe lla h s, un livre rem arqué, qui révèle l'é ta t des cam pagnes
à une bourgeoisie élevée dans les établissem ents religieux français. D ans
la foulée, il crée une association pour développer les écoles gratuites en
H aute-Égypte, avec le soutien actif de chrétiens du C aire. La guerre m on­
diale interdit, en effet, l'arriv ée de subventions d'E urope, il faut trouver

4. Berto Farhi, « Hôtes de passages », Le Nouvel Observateur. n° 30, hors-série


Spécial Égypte, 1997.

2S8
LA FIN D 'U N M ONDE

un financem ent local. L es bataillons du père A yrout se com posent essen­


tiellem en t d ’anciennes élèves du Sacré-Cœ ur, de la D élivrande ou de la
M ère de D ieu. C es jeunes fem m es, qui n ’ont été sensibilisées jusque-là
q u ’au so rt des pauvres de M adagascar ou des petits C hinois, font la quête
d ans les bureaux, les banques, les clubs ou les églises, avant de partir « en
m ission » dans les cam pagnes. Sur le terrain, l ’arabe est évidem m ent la
seule langue de com m unication e t d ’enseignem ent, m ais la direction de
l ’œ u v re restera longtem ps d irig ée en fran çais, avec une revue au titre
sig n ificatif : E ux e t N ous.
D ’autres jeunes bourgeois francophones se révoltent. D ans une petite
rev u e. D on Q uichotte, le poète su rréaliste G eorges H enein, fils d ’un
am bassadeur d ’Égypte, lance en jan v ier 1940 une charge violente intitu­
lée « A propos de quelques sa lau d s» . L es salauds en question so n t...
L a Fontaine e t L a B ruyère, m ais chacun a com pris que le propos est plus
vaste. « La Fontaine, écrit H enein, ne tend à rien d 'au tre q u ’à élaborer une
philosophie du coin du feu à quoi nous ne cesserons d ’opposer les m ots
d ’o rd re du vagabondage, du rêve e t d e la rév o lte. L a cig ale, en tan t
q u ’an im al, nous in téresse m édiocrem ent. N éanm oins, nous prendrons
toujours son parti contre les fourm is de ce m onde. »
L ’un des co llab o rateu rs de D on Q uichotte, H enri C u riel, ap p artien t
à une fam ille de la grande bourgeoisie ju iv e du C aire. Son prem ier enga­
gem ent, en 1935, à l ’âge de vingt e t un ans, est d ’opter pour la nationalité
égyptienne - alors q u 'il avait d ro it à un passeport italien - et d ’étu d ier
l ’arab e, q u ’il p ariera toujours avec un accent e u ro p é en ... Son prem ier
bain dans la réalité politique égyptienne est un séjour en prison, après
av o ir m ilité au sein de la petite U nion dém ocratique. C uriel fonde, avec
q u elq u es cam arades, le M ouvem ent égyptien de lib ératio n nationale,
em bryon du futur Parti com m uniste. L a librairie q u ’il possède au C aire,
Le R ond-P oint, dev ien t un lieu de réunions e t de débats. Tout en tra­
v aillan t à la banque paternelle, ce m ilitant internationaliste s ’engage dans
une vie aventureuse, qui ne m anque pas de lui valoir des sarcasm es. U
est d e nouveau arrêté, em prisonné et, quoique égyptien, expulsé d ’Égypte
en 1950, en tant que ju if et com m uniste. Son assassinat à Paris, vingt-huit
ans plus tard, à l ’issue de divers engagem ents anticolonialistes, conclura
tragiquem ent son parcours de m arginal3.

G aullistes et pétainistes

Si elle bouleverse les Français d ’Égypte, l ’entrée des A llem ands à Paris
en 1940 est vivem ent ressentie par les francophones égyptiens. « C e jour-
là, écrit Fernand L eprette, je puis bien le dire sans céder à un sot m ouve­
m ent de com plaisance nationale, toute l ’Égypte partagea notre deuil avec 5

5. G illes Perrault, Un homme à part. Paris, Barrault, 1984.

259
UNE CU LTU RE RAYONNANTE

cette gentillesse de cœ ur qui m e la rend si chère. De m êm e que» p o u r elle,


tout Fiançais avait toujours été nécessairem ent un Parisien, de m êm e la
France, c ’était P aris6. » Parler de « toure l ’Égypte » est excessif. N om bre
de nationalistes égyptiens, voulant se débarrasser des A nglais, sont tentés
de se rapprocher de l ’A llem agne, qui leur fait d ’alléchantes prom esses.
L ’écrivain Taha H ussein ne m ange pas de ce pain-là. Pour lui, ce q u i se
passe sur les bords de la Seine est capital. « La cause de la France, écrit-il
sans détour, est intim em ent liée à celle de l ’esp rit et de la c iv ilisatio n .
N ous avons été élev és dans l ’idéal classique que la France rep résen te
parfaitem ent. C ’est nous-m êm es qui vaincrons lorsqu’elle v a in c ra... E lle
est la citadelle de la liberté de l’e sp rit7. »
La d éfaite de 1940 coupe en deux la colonie française d ’É g y p te,
com m e lors de la R évolution française un siècle et dem i plus tô t. B eau­
coup d ’enseignants prennent fait et cause pour le général de G aulle, alors
que la B anque se range plutôt derrière Pétain. « On les reconnaît facile­
m ent, dit alors une Égyptienne de la haute société : les gaullistes ne savent
pas d an ser... » L ’am bassadeur, Jean Pozzi, reçoit ses ordres de V ichy et
les applique avec une discipline de fonctionnaire, bien q u ’ayant com battu
aux côtés des A nglais au cours de la Prem ière G uerre m ondiale.
La R ésistance est incarnée p ar plusieurs grandes figures de la colonie.
Pierre Jouguet, ancien directeur de l ’Institut français d ’archéologie orien­
tale, p réside le C om ité national. F igurent à ses cô tés le baron L o u is
de B enoît, agent supérieur de la C om pagnie universelle du canal de Suez,
G aston W iet, d irecteu r du m usée d ’A rt islam ique du C aire, le p ère
C arrière, dom inicain, e t G eorges G orse, futur m inistre. Ils font une récep ­
tio n enthousiaste au général de G aulle, qui vient p asser seize jo u rs
en Égypte en avril 1941. Une Égypte totalem ent contrôlée par les forces
britanniques : c ’est sous la m enace que le roi Farouk d o it rem placer, en
février de l ’année suivante, son ch ef de gouvernem ent, jugé pro-allem and.
Au cours de l’été 1942, les troupes allem andes de Rom m el avancent
dangereusem ent en direction d ’A lexandrie. Le quartier général de la flotte
britannique en M éditerranée s ’in stalle alo rs à Ism aïlia. L a panique
com m ence à s ’em parer des esprits. Le général de G aulle, qui est de reto u r
en É gypte au m ois d ’août, se m ontre très calm e, très confiant d ans la
v icto ire des forces de M ontgom ery. Le c h ef de la France lib re v isite
la basilique d ’H éliopolis, le couvent des dom inicains, l ’évêché latin, les
sœ urs de N otre-D am e des A p ô tres... e t en pro fite p our d éjeu n er avec
C hurchill, lui aussi de passage au C aire.
L es relatio n s diplom atiques en tre l ’É gypte e t la France de V ichy
ne sont pas rom pues, m ais seulem ent « suspendues » depuis le 6 jan v ier
1942. C ela a su ffi à provoquer les p ro testatio n s de p lu sieu rs d ép u tés
égyptiens, parm i lesquels l ’ancien p résident du C o nseil, Ism aïl Sedki

6. Fernand Leprette, La M uraille de silence. Le Caire, Horus, 1942.


7. La Revue du Caire, n° 19, juin 1940.

260
LA FIN D ’ UN M ONDE

pacha : il fait rem arquer que la France n ’est pas vraim ent en guerre contre
la G rande-B retagne e t invoque « le s services rendus p ar ce pays à
l ’É gypte e t q u ’il continue à rendre du point de vue culturel, financier et
p o litiq u e ». A ucune m esure n ’est prise contre les intérêts français. Les
gaullistes s ’arrangent avec le gouvernem ent égyptien pour que les institu­
tio n s françaises, privées de crédits, puissent bénéficier de fonds bloqués.
L a délégation de la France libre se transform e en consulat, délivrant des
feu illes d ’état civil et des passeports.
L a défaite allem ande d ’El-A lam ein, en octobre 1942, change com plè­
tem ent la donne. La guerre s ’éloigne, et l ’Égypte vit dans la perspective
d ’une victoire alliée, tout en profitant grandem ent des activités m ilitaires :
ses u sines to urnent à p lein , les nom breux soldats britanniques font le
b o n h eu r du com m erce. C e sont finalem ent des années très gaies pour
toute une bourgeoisie locale dont les jeunes filles découvrent le charm e
des officiers de Sa G racieuse M ajesté. O n danse beaucoup au C aire à par­
tir de 1943. A lexandrie n ’est pas en reste : privés d ’Europe, les riches esti­
vants y am énagent des villas. Les après-m idi dansants au M onseigneur
sont aussi courus que les soirées huppées au Sailing.
L es troupes de th éâtre parisien n es ne pouvant plus se produire à
l ’étranger, des francophones égyptiens prennent le relais. C ’est ainsi que
n aît en 1941 L es E scholiers, une com pagnie lancée par quelques am is,
d o n t les deux en fan ts de l ’écriv ain Taha H ussein, M oenis et A m ina.
Il s ’agit de « faire entendre la grande voix de la France en insufflant la
vie aux plus beaux textes de son théâtre », m ais aussi de « prouver que les
jeu n es universitaires égyptiens peuvent m onter par leurs propres m oyens
les pièces les plus représentatives du génie français ». O n com m ence par
É lectre de Jean G iraudoux. De son côté, Étiem ble, qui vit à A lexandrie,
crée Valeurs, une revue de haut niveau, qui connaîtra huit num éros.
L a suppression, en pleine guerre, du fiançais dans les écoles prim aires
ég y p tien n es ne passe pas inaperçue. L es g au llistes publient dans L a
B ourse égyptienne un éditorial vigoureux pour dénoncer 1*« erreur im par­
donnable » de croire que la défaite m ilitaire de la France - une défaite
provisoire - rendrait sa langue m oins im portante : « Ne peut se dire véri­
tablem ent instruit e t civilisé quiconque ignore le fiançais. »
L es partisans de la France libre s ’offrent une petite jo ie en novem bre
1943, quand R oosevelt et C hurchill se réunissent, sans de G aulle, à l ’hôtel
M ena H ouse, non loin du Sphinx. Au m atin du troisièm e jo u r de la confé­
rence, ouvrant leurs volets, les deux chefs d ’É tat ont la surprise de voir
flo tter le drapeau français, frappé de la croix de L orraine, au som m et de la
Pyram ide. Un exploit réalisé dans la nuit par un com m ando anonym e, et
qui le restera...
QUATRIÈM E PARTIE

Divorce et retrouvailles
1

Le Caire brûle-t-il ?

L ’h isto rien Jacques C hastenet, ancien d irecteu r du Tem ps, arrive en


É gypte au printem ps 1945, chargé d ’une m ission diplom atique. 11 n ’en
cro it pas ses yeux : « Sortant d ’une France soum ise depuis plus de quatre
ans à des restrictions de toutes sortes, m atériellem ent ruinée, m oralem ent
bouleversée, d ’une France où on ne m ange pas toujours à sa faim et où on
fusille encore, d ’une France dont des m illiers d ’enfants dem eurent prison­
niers en A llem agne, Le C aire m e paraît appartenir à un autre m onde '. »
L es m agasins regorgent de m archandises. La vie m ondaine est extrêm e­
m ent brillante. O n ne se cro irait m êm e pas cinq ans plus tô t, m ais à la
B elle Époque d ’avant 1914.
U faut dire que la guerre a été un m om ent béni pour les producteurs de
co to n , com m e pour beaucoup d ’industriels et de financiers. Le nom bre
des m illionnaires (en livres égyptiennes) a été m ultiplié par 8, passant de
50 à 400. M ais, dans le m êm e tem ps, l ’indice des prix a triplé, sans que
les salaires suivent. L a guerre finie, un certain nom ine d ’usines ferm ent
leurs portes. D es ruraux qui avaient été happés p ar ce boom urbain se
retrouvent à la rue. D éjà très fortes avant-guerre, les inégalités se sont
dangereusem ent creusées.
L ’agitation sociale, entretenue par de petits groupes politiques, tourne à
l ’ém eute au début de 1946. Une m anifestation contre l ’occupation britan­
nique fait une vingtaine de m orts au C aire. M ais rien de tout cela - pas
plus que l ’épidém ie de choléra qui survient l ’année suivante - n ’em pêche
la v ie m ondaine et artistique de reprendre son rythm e de croisière. La
colonie française obéit à un agenda époustouflant : arbre de N oël e t récep­
tion de N ouvel A n à l ’am bassade, bal de la France libre, bal des anciens
com battants, bal m asqué avec cotillons pour la M i-C arêm e, célébration
de la sainte Jeanne d ’A ic, festivités du 14 Juillet, « sauterie » m ensuelle
organisée p ar le conseil d ’adm inistration de la c o lo n ie... Les conféren­
ciers ne se com ptent plus. U faut m êm e agrandir la M aison de France :
le 18 ju in 1948, on inaugure le roof-garden avec un « ja z z en d iab lé» .
D eux ans plus tard, pour le 14 Juillet, l ’am bassadeur, M aurice Couve de I.

I. Jacques Chastenet, Quatre Fois vingt ans (1893-1973), Paris, Plon, 1974.

265
D IVO RC E E T RETROUVAILLES

M urville, ne réunit pas m oins de 1500 convives à l ’A uberge des P y ra­


m ides. C e protestant continue, com m e ses prédécesseurs, à p résid er la
m esse consulaire plusieurs fois par an.
Des Égyptiens pétris de culture française continuent d ’occuper des postes
de prem ier plan. N ’est-ce pas Sirry pacha, futur p résid ait du C onseil, qui
préside l ’am icale des anciens élèves de l ’École centrale de Paris, laq u elle
est fortem ent représentée dans l ’isthm e de S u ez?
A u début des années 1950, l ’É gypte com pte 150 écoles fran ç aise s,
réu n issan t p rès de 55 000 élèves. O n peut y ajo u ter une cin q u an tain e
d ’établissem ents (juifs, grecs, arm éniens ou italiens) où le français occupe
une place im portante. Le C aire a quatre quotidiens francophones, L e Jo u r­
nal d 'É g yp te, L e P rogrès égyptien, L a B ourse égyptienne e t L a P a trie,
auxquels le m agazine illustré Im ages apporte chaque sem aine un com plé­
m ent très recherché. D es p u b licatio n s plus au stères s ’appuient su r un
public fidèle : La R evue du C aire, L ’Égypte nouvelle ou les C ahiers d ’h is­
to ire égyptienne, fondés après-guerre p ar un jeu n e e t b rillan t h isto rien
ég y p tien , Jacques Tagher. C hacune des tro is u n iv ersités ég y p tien n es
détient une chaire de littérature française. O n se bouscule aux conférences
des A m is de la culture française qui en organisent plus de 200 par an. O n
dévore les livres im prim és de l ’autre côté de la M éditerranée, m algré lo ir
prix élevé. Près d ’une dizaine de librairies françaises existent au C aire, une
dem i-douzaine à A lexandrie et trois ou quatre dans l ’isthm e de S u ez2.
U ne observation plus fuie conduit à relativiser ce tableau enchanteur
d ’une francophonie en expansion. Le ciném a français, qui avait d éjà du
m al à s ’im poser avant-guerre, ne dom ine guère les écrans égyptiens. Sur
450 film s im portés en 1950, on n ’en com pte que 40 français ou italiens,
contre 405 am éricains ou anglais. La Voix de l ’Am érique occupe une place
grandissante su r les ondes, et l'u n iv ersité am éricaine du C aire com m ence
à a ttire r les m eilleurs étudiants. N e parlons pas de ceux qui p assen t le
baccalauréat français et qui continuent à jo n g ler adm irablem ent avec la
langue de M olière : leur niveau est sans doute supérieur à celui de leurs
condisciples de France. M ais, sur près de 54 000 élèves des écoles gou­
vernem entales de garçons, 175 seulem ent se sont présentés en 1948 au
baccalauréat égyptien avec le français com m e prem ière langue. C ela ne
risque pas de s ’am éliorer à l ’avenir, puisque l ’étude des langues étrangères
vient d ’être supprim ée dans le prem ier cycle de l ’enseignem ent public.
Q ue représente la F rance p o u r cette m asse d ’étu d ian ts non fran co ­
p h o n es? E lle fait partie d ’un O ccident écrasant, car l ’Égypte n ’e st pas
une colonie au sens classique du term e, m ais sem ble être colonisée par
plusieurs nations occidentales à la fois - britannique, française, grecque,
italien n e, am éricaine - ex erçan t chacune sa dom ination dans certain s
dom aines. L es jeu n es in tellectu els de l ’après-guerre ne co n n aissen t la

2. Joseph Ascar-Nahas, Égypte et Culture française. Le Caire, Éd. de la Société orien­


tale de publicité, 1953.

266
L E CAIRE B R Û L E -T -IL ?

F ran ce que de seconde m ain. C ontrairem ent à nom ine de leurs aînés, ils
n 'o n t pas subi son influence cu ltu relle, ils ignorent ses coutum es et sa
civ ilisatio n . « M ais le très peu q u ’ils savent de la France et de son histoire
su ffît pour déterm iner leur attitude à l'ég a rd de ce p a y s3. » Ce très peu,
c 'e s t la R évolution française. Paradoxalem ent, « la place d ’honneur que la
F ran ce occupe dans l ’esprit de la jeunesse n 'e st pas due aux efforts des
établissem ents scolaires français », m ais à son passé révolutionnaire.

D es scouts un peu trop français

A u lendem ain de la Seconde G uerre m ondiale, les m em bres du parti de


la Jeune Égypte reçoivent le m ot d 'o rd re suivant : « Ne parle que l ’arabe,
ne réponds pas à quiconque t ’adresse la parole dans une autre langue.
N 'en tre pas dans un établissem ent dont le nom n 'e st pas écrit en arabe. »
L a suite de la consigne confirm e bien q u ’il ne s'a g it pas d 'u n e sim ple pré­
férence linguistique : « N 'ach ète que d 'u n É gyptien. Ne t ’habille que de
ce q u i est fabriqué en Égypte. Ne m ange que des m ets nationaux. »
C h ez les É gyptiens francophones, ce genre de signes ne passent pas
inaperçus. Ils se rendent com pte que le clim at change e t q u ’il faut s ’y
adapter. U n bon exem ple en est donné p ar les Scouts de la Vallée du N il
(W adi-el-N il), calqués sur les Scouts de France e t dont l'aum ônier général
est un jésuite français. Dans ce m ouvem ent, réunissant pour l'essen tiel des
chrétiens orientaux, m êm e les carnets de chant ne se différencient pas de
ceu x que l ’on p eut tro u v er à N antes, Lyon ou B ordeaux. L es garçons
en short kaki et aux fleurs de lys brodées sur la chem ise apprennent à faite
d es feux par tem ps de pluie, alors q u 'il ne pleut guère en Égypte. Leurs
dirigeants constatent q u ’ils sont perçus dans la nie com m e des khaw agale
(m ot intraduisible, qui signifie « m essieurs étrangers »). Et ils s'e n inquiè­
ten t. En m ars 1948, sous le titre « E ffort d ’égyptianisation au C aire », le
com m issaire général, W illiam A ssis, écrit dans le bulletin du m ouvem ent
(réd ig é naturellem ent en fran çais) : « N otre scoutism e ne pouvait pas
continuer à vivre en m arge des questions égyptiennes, ignorant le pays,
ses problèm es, sa langue, il devait s'in tég rer à la nation, à la société, ou
disparaître. » Q uatre « efforts » sont dem andés aux troupes : rem placer le
chapeau p ar le tarbouche ; em ployer la langue arabe, m ais « sans couper
avec l ’O ccident et spécialem ent la culture latine » (il n ’y a aucun risq u e ...);
recourir, dans les activités, à des « thèm es arabes e t égyptiens » ; enfin,
arabiser les insignes. C ela sera fait en partie, m ais la plupart des Scouts
W adi-el-N il continueront pendant des années à chanter, à penser et à rêver
en français. C hez eux, à N oël, le sapin sera toujours couvert de neige, et le
p etit Jésus de la crèche aura le tein t désespérém ent c la ir...

3. Raoul Makarius, La Jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemain de la Deuxième


Guerre mondiale, Paris, Moutou, 1960.

267
D IVO RC E E T RETROUVAILLES

D ans les collèges des frères e t des jésuites, dans les pensionnats p o u r
filles com m e dans les lycées, on com m ence à se rendre com pte que les
élèves connaissent adm irablem ent C lovis ou Jeanne d ’A rc, m ais ignorent
l'h isto ire d 'É g y p te. Le constat est exact, m êm e si l'o n doit reco n n aître
des efforts, parfois anciens, pour adapter l'enseignem ent au public, sinon
au contexte local. L es frètes des É coles chrétiennes, p ar ex em p le, se
servent depuis longtem ps de m anuels scolaires élaborés e t im prim és su r
place. U n ’en reste pas m oins que beaucoup d 'élèv es - des filles, notam ­
m ent - continuent à considérer l'arab e com m e une langue étrangère.
En 1949, les tribunaux m ixtes ferm ent leu rs p o rtes, en v ertu d e la
convention de M ontreux. Tous leurs m agistrats - m aigre consolation -
sont décorés de l'o rd re du N il. U ne page se tourne. La dernière séance du
tribunal consulaire a lieu le 14 octobre en présence de la q u asi-to talité
du barreau français. M algré les propos de circonstance, c ’e st une am ­
biance de deuil. A insi est m is un point final aux C apitulations v ieilles de
q uatre siècles. M . C ouve de M urville ne sera pas dispensé cep en d an t
de m esse consulaire, la France étant toujours considérée com m e la tu trice
des catholiques orientaux.
Le clim at p o litiq u e change, à m esure que le ro i Farouk, n aguère si
séduisant, prend des k ilo s e t som bre dans une quasi-débauche. P o u r
la prem ière fois, il a été conspué à la sentie d ’un ciném a. Ses frasq u es
nocturnes, ses m aîtresses, égyptiennes ou étrangères, ses voitures de sport
rouges qui dévalent les rues du C aire en plein e nuit scan d alisen t ou
in q u ièten t U peut jo u er au poker ju sq u 'au petit m atin. Toutes sortes de
bruits courent sur son com pte, y com pris l'accu satio n de kleptom anie.
A la fin d e l ’été 1950, il voyage incognito en France m ais se fait vite repé­
rer avec ses sept C adillac et son avion privé, après avoir loué vingt-cinq
cham bres à l'h ô te l du G o lf de D eauville4...

Le sam edi noir

L es Français d 'É g y p te ne sont pas les seuls à reg retter le roi F o uad,
avec sa m oustache calam istrée un peu ridicule. Os en ten d en t ils lisent des
choses qui auraient été inim aginables dix ou quinze ans plus tô t L e c h e f
des Frères m usulm ans, le cheikh H assan el-B anna, m et en cause la réa li­
sation do n t ils sont le plus tie rs : « Tous les m aux de notre p eu p le, sa
déchéance m orale, sa soum ission aux colonisateurs, son oubli des devoirs
relig ieu x so n t venus du canal de Suez », affirm e le guide suprêm e de
ce m ouvem ent intégriste q u 'il a fo n d é... à Ism aïlia en 1929. Selon lu i,
il s ’ag it d ’un « fossé q u i coupe la route des p èlerins d 'A friq u e v e rs
L a M ecque e t a divisé en deux parties la conquête du Prophète et de ses
successeurs », une barrière qui « ju stifie la m ainm ise des étrangers su r

4. Barrie Saint Clair, Farouk o f Egypt, Londres, Robert Haie, 1967.

268
LE CAIRE B R Û L E -T -IL ?

notre sol ». Et de m enacer : « Il nous serait facile de le ferm er, ce canal


m audit ! C hacun de nos frères n ’aurait q u ’à verser un sac de sable dans la
voie d ’eau que leurs ancêtres ont creusée de leurs m ains » 5.
L e cheikh El-B anna ne réalisera pas cette obstruction : il est tué par la
police politique, à la sortie d ’une m osquée, en février 1949. C e n ’est pas
le seu l événem ent sanglant de ces années bien incertaines, m arquées par
la prem ière guerre entre le nouvel État d ’Israël et ses voisins arabes. Des
hom m es politiques sont assassinés au C aire, des m anifestations tournent
m al. E t l ’on assiste à l’exode de certains E uropéens ou de ju ifs d ’Égypte,
persuadés q u ’une époque est close.
C es pessim istes feront figure de prophètes, en octobre 1951, quand le
gouvernem ent décidera l'abrogation du traité anglo-égyptien, tandis que
des com m andos nationalistes arm és harcèleront les troupes britanniques
repliées dans l ’isthm e de Suez. Une nouvelle attaque, au m ois de janvier
suivant, transporte cette guerre larvée en pleine ville d ’Ism aïlia, sous les
yeux d e Français affolés. Les B ritanniques adressent un ultim atum à des
élém ents de la police auxiliaire, les boulouknizam, accusés de faire front
avec les com m andos. Le m inistre de l ’Intérieur ayant donné l ’ordre de
résister, la caserne est prise d ’assaut, et une cinquantaine d ’Égyptiens sont
tu és. C ’en est assez pour conduire à l ’irréparable.
L e lendem ain, sam edi 26 jan v ier 1952, un vent de folie souffle su r
L e C aire. D es m agasins, des hôtels, des cafés, des ciném as - tout ce qui
e st étran g er ou peut le paraître - sont pris d ’assaut par de petits groupes
organisés, auxquels la foule prête m ain-forte. La police n ’intervient pas.
L es p lu s beaux ciném as du C aire brûlent les uns après les a u tre s:
le R ivoli, le M étro, le D ian a... D es grands m agasins, com m e C icurel ou
A vierino, sym boles de la richesse et du bon goût européens, sont pillés
av an t d ’être livrés aux flam m es. L a fam euse pâtisserie G roppi subit le
m êm e sort. D es clients de l’hôtel Shepheard’s tentent d ’échapper à une
fo ule déchaînée, tandis que le salon central est déjà un im m ense brasier.
E t les pom piers ? Q uand ils interviennent, on s'arran g e pour sectionner
leu rs tuyaux. C ertains sont soupçonnés d ’entretenir le feu plutôt que de
c h erch e r à l ’étein d re. N eu f A nglais ont brûlé vifs dans l ’incendie du
T u rf C lub. En face, on com pte probablem ent des dizaines de victim es,
le s forces de l ’ordre s ’étant finalem ent décidées à intervenir, pour tirer
parfo is dans le tas. Plusieurs centaines d ’im m eubles sont dévastés, parm i
lesquels la cham bre de com m erce française.
Q ui a m is le feu au C aire ? Q ui a provoqué, encouragé et m êm e orga­
n isé cette ém eute sanglante ? Nul ne le saura, e t tout le m onde en sera tour
à to u r accusé : les Frères m usulm ans, le m inistre de l’Intérieur, le roi qui
réunissait les chefs de la police au palais d ’A bdine pour un interm inable
d éjeuner en l'h o n n eu r de son fils nouveau-né... A u-delà des m anipula­
teurs, des extrém istes e t des pillards. Le C aire a assisté, au cours de ce

5. Cité par Gabriel Dardaud, Trente Ans au bord du Nil, Paris. Lieu commun. 1987.

269
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

sam edi noir, à « l ’explosion de rancune vengeresse d ’un peuple d é fié ,


dans sa trop insupportable m isère, par le luxe de la C our e t d e l ’é tra n ­
ger », com m e l ’écrivent Jean et Sim onne L acoutuie. Q uel que so it l ’in sti­
gateur, « l’É tat qui a perm is cela est un É tat m ort » 6. O n ne va pas tard e r à
le vérifier.

6. Jean et Simonne Lacoutuie, L'Égypte en mouvement, Paris, Seuil. 1962.


2

Une révolution en arabe

Il e st 7 heures du m atin, ce 23 ju illet 1952. En annonçant à l'É gypte


stu p é faite que des o fficiers viennent de prendre le pouvoir, un certain
A nouar el-S adate affirm e à la radio : « Je tiens à rassurer tout particulière­
m en t n o s frères étran g ers e t à leu r affirm er que l ’arm ée se considère
en tièrem en t responsable de la sécurité de leurs personnes, de leurs biens
et d e leu rs intérêts. »
Il e n fau d rait un peu plus p our tran q u illiser les « frères étrangers »,
en co re sous le choc de l'incendie du C aire survenu six m ois plus tôt. Qui
so n t ces « O fficiers libres » ? D 'o ù sortent-ils? O n ne les fréquente pas, on
ne les connaît pas. O n ne les a jam ais vus. Seul le souriant et débonnaire
gén éral N aguib, installé au prem ier rang, rassure un peu, avec sa pipe très
b ritish e t son stick sous le bras. M ais on va très vite s'apercevoir q u 'il n 'a
é té associé au coup d ’É tat q u ’au dernier m om ent, pour rassurer précisé­
m en t, et que le pouvoir se trouve entre les m ains de ces jeunes gens m inces
e t athlétiques, si différents des pachas occidentalisés de la veille.
D 'aille u rs, il n 'y a plus ni beys ni pachas. L 'une des prem ières m esures
d e s nouveaux dirigeants a été de supprim er ces titres poussiéreux, appar­
ten an t à un passé honni. La R évolution vise à libérer le pays de l'im p é­
rialism e, a b o lir le féodalism e e t in stau rer la ju stice sociale. C 'e st une
rév o lu tio n blanche, réalisée avec une facilité surprenante, presque sans
u n e g o u tte d e sang. Le triste roi Farouk n 'a m êm e pas été trad u it en
ju stic e : invité à disparaître de l'H isto ire, il est parti sur son yacht, avec
fam ille e t bijoux, à destination d 'u n quelconque C apri.
L a France ne fait pas partie du paysage des « O fficiers libres ». A ppar­
te n a n t à une toute p etite bourgeoisie citadine, issus pour la plupart de
m o d estes fam illes ru rales de H aute-É gypte, ces enfants de la caserne
anglaise sont fascinés p ar l ’A m érique. Les francophones, parm i eux, se
com ptent sur les doigts de la m ain : Saroite Okacha ou Ali et Hussein Sabri,
deux anciens élèves des frères des Écoles ch rétien n es... Pour les autres
- en particulier pour leur ch ef de file, G am al A bdel N a sse r-, la France se
résum e à des traductions : à l'éco le secondaire, ce jeune hom me séduisant,
au visage carnassier, a lu en arabe un peu de Rousseau et de Voltaire, ainsi
que L e s M isérables de V ictor H ugo. Plus tard, à l'A cadém ie m ilitaire.

271
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

c ’est en anglais q u ’il a pris connaissance de plusieurs ouvrages su r N apo­


léon '. D n ’ignore pas le rôle joué p ar B onaparte en Égypte. L ’E xpédition
française, écrira-t-il en 1953 dans sa P hilosophie de la R évolution, « brisa
les chaînes forgées par les M ongols : des idées nouvelles se firen t jour,
nous ouvrant de nouveaux horizons. M oham m ed A li voulut co n tin u er la
tradition des m am elouks tout en s ’adaptant aux nécessités de l ’heure et
en tenant com pte de l’état d ’esprit créé par les Français. C ’est ain si que,
sortant de notre isolem ent, nous reprîm es co n tact avec l ’E urope e t le
m onde civilisé. C ’était le début de la ren aissan ce... ».
M ais N asser n ’est pas du genre à vouer une reconnaissance étem elle
à l ’envahisseur d ’alors. La France n ’est ni son m odèle ni son p o in t de
référence. D ans son livre, il distingue « trois cercles » : le m onde arabe
« qui nous entoure, qui form e avec nous un tout » ; le continent africain,
« où le d estin nous a placés », e t le m onde m usulm an, « au quel nous
som m es liés par des liens forgés non seulem ent par la foi religieuse m ais
aussi par l ’histoire ». U découvrira bientôt un cercle encore plus large dont
il sera l ’un des porte-drapeaux : le m onde non aligné. C ela n ’a rien à voir
avec l’identité m éditerranéenne, défendue par un intellectuel com m e Taha
H ussein.
Le colonel N asser ne connaît pas le français. Son outil de com m unica­
tion avec le m onde extérieur est l'an g lais, un anglais d ’état-m ajor, q u ’il
am éliore à m esure de ses rencontres avec ses interlocuteurs étran g ers.
Le français apparaît déjà au C aire com m e une langue d ’ancien régim e.
Le journaliste M oham m ed H assanein H eykal, chargé en 1957 p ar N asser
de prendre la direction d 'A l A hram , raconte q u ’il a été étrangem ent reçu
p ar le conseil d ’adm inistration de ce grand quotidien de langue arabe.
« Pouvez-vous parler en français ? » lui aurait dem andé M"* Takla, É gyp­
tienne d ’origine syrienne, dont la fam ille avait fondé le journal au siècle
précédent. H eykal affirm e que la suite de la réunion s ’est d éro u lée en
an g lais...
La révolution de 1952 se fait en arabe. E t pas n'im p o rte quel arabe :
« Le français, souligne Irène Fénoglio, est stigm atisé au profit de l’arabe
dialectal égyptien, précisém ent cairote, qui fera les délices des foules, les
confortera dans leur lutte nationale et populaire e t par contrecoup co n tri­
buera à renforcer le charism e nassérien 12. » A leur arrivée au pouvoir, les
« O fficiers libres » n ’ont pas de politique linguistique, m êm e si, dans sa
P hilosophie de la R évolution, N asser dénonce le m odèle d ’une fam ille
dont « le père est paysan, la m ère de descendance turque, les fils poursui­
vent leurs études dans des écoles anglaises, les filles fréquentent des in sti­
tutions françaises ». L a politique linguistique s ’installe naturellem ent, au
fil des m ois e t des années, par une sorte de logique des événem ents.

1. Georges Vaucher, Gamal Abdel Nasser et son équipe. Paris, Julliard, 1959,1.1.
2. Irène Fénoglio, « Réforme sociale et usage des langues », in Entre réforme sociale et
mouvement national. Le Caire, CEDE), 1995.

272
UNE RÉVO LU TIO N E N ARABE

L 'u sa g e d e la langue est d 'a u ta n t p lu s im portant que ce m ouvem ent


révolutionnaire n 'a pas d'id éo lo g ie précise, com m e l'a très bien analysé
G eorges Corm : «c N asser incarne l'effro n terie du petit peuple du C aire qui
supporte m al, dans sa pauvreté et dans son isolem ent culturel, le faste et le
luxe d e ces pachas grands bourgeois, si bien dans leur peau face aux colo­
n iau x avec qui ils partagent le pouvoir e t la rich esse3. » D ans la voix de
cet o rateu r hors pair, le peuple égyptien se regarde en quelque sorte p a ri» .
« L e n assérism e n ’e st pas une d o ctrin e p o litiq u e, ni une philosophie
so c ia le ; il est tout sim plem ent ce m ode d 'expression où un jeune C ésar
inexpérim enté, issu d 'u n peuple déphasé culturellem ent, réfléchit à haute
voix devant une foule dans le langage le plus sim p le... »

L'om bre de l'A frique du Nord

L e chanoine D rioton, en vacances en France au cours de l'é té 1952,


apprend q u 'il est relevé de ses fonctions de directeur général du Service
d es antiquités égyptiennes. D es journaux du C aire l'accusent d 'av o ir sous­
tra it des objets provenant des fouilles pour les faire passer dans la collec­
tio n du roi Farouk. « Pure calom nie, proteste l ’égyptologue avec indigna­
tio n . B ien entendu, il n ’est plus question m aintenant que je retourne au
serv ice de l'É g y p te 4. » N om m é (com m e M aspero) au C ollège de France,
É tienne D rioton m ourra peu après, victim e (com m e M ariette) d 'u n diabète
c o n tracté su r les bords du N il. Le Service des antiquités échappe ainsi
définitivem ent aux Français, près d 'u n siècle après sa création. Le m usée
d 'A rt islam ique du C aire perd, lui aussi, son directeur, G aston W iet, qui
ira dispenser des cours d ’archéologie m usulm ane au C ollège de France.
M algré les nouvelles lo is so ciales e t les m esures prises contre les
g ran d s propriétaires terriens, la vie m ondaine e t intellectuelle en Égypte
c o n tin u e à peu p rès com m e avant. D es talen ts s'affirm e n t : le poète
E dm ond Jabès, am i de M ax Jacob, com pose des œ uvres qui lui vaudront
p eu à peu une grande notoriété. M"* O ut el-K ouloub reçoit toujours avec
faste, dans son palais, les écrivains français de passage. R oger C aillois est
stupéfait de constater, au cours d 'u n dîner, que chacun des plats servis - et
ils sont nom breux - porte le titre d ’un de ses ou v rag es... L ’am bassadeur
d e France continue à réunir ses com patriotes à l ’A uberge des Pyram ides
p o u r le 14 Ju illet, avec cette seule différence que le gouvernem ent égyp­
tie n n 'y est plus représenté p ar un pacha, m ais p ar un o fficier en uni­
form e. Le successeur de M . C ouve de M urville préside toujours la m esse
consulaire, e t le bal de la M i-Carêm e réunit toujours autant de m onde à la
M aison de France.
L es jeunes Français du C aire n ’ont rien changé à leurs habitudes. Le

3. Georges Conn, Le Proche-Orient éclaté, Paris, Gallimard, 1991.


4. Lettre au Monde, 5 août 1952.

273
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

lycée ferm e toujours l ’après-m idi, le G uézira Sporting C lub est toujours
un enchantem ent, e t Ton va danser le soir, dans le sable, près d es Pyra­
m ides, une lam pe à la m ain. P ar m om ents, un op érateu r m y stérieu x
déclenche un éclair de m agnésium : le Sphinx surgit alors dans la nuit,
tout b le u ... « J ’avais le sentim ent de vacances perpétuelles », se souvient
une Française, D om inique M iollan, en évoquant ses prem iers slow s.
R ien de changé ? Si les accords com m erciaux franco-égyptiens sont
renouvelés, le déséquilibre des échanges conduit les autorités à restreindre
follem ent les produits français. Le public égyptien va se vo ir p riv é peu
à peu de film s, m ais aussi de vins, de parfum s e t d ’autos. Les am oureux
de C itroën ne pourront m êm e pas adm irer la nouvelle DS 19 q u ’ils atten­
daient avec curiosité.
Le général N aguib rassure les Français et tous les francophones, avec
sa m ine débonnaire, ses visites dans les églises et ses déclarations co n ci­
liantes. Il réu ssit à faire lever la censure e t la loi m artiale q u elq u es
sem aines avant son éviction, en novem bre 1954. M êm e quand N asser
prend franchem ent le pouvoir, les optim istes trouvent m atière à se rassurer.
Ne com bat-il pas les Frères m usulm ans, au point d ’interdire leu r m ou­
vem ent et d ’arrêter en m asse ces intégristes qui ont voulu l ’assassin er?
Le colonel sait parfaitem ent charm er ses interlocuteurs, en prononçant
devant eux les phrases q u ’ils aim eraient entendre. D reçoit une prem ière
fois Jean e t Sim onne L acouture en jan v ier 1954, dans un bureau m onacal
d ’un p etit p alais au bord du N il, où le C onseil de la rév o lu tio n s ’e st
in stallé5. Il n ’est encore que vice-Prem ier m inistre e t vient de dissoudre
l ’asso ciatio n des F rères m usulm ans. « F ran ch em en t, d it-il, j ’en su is
encore à m e dem ander, après dix-huit m ois de pouvoir, com m ent on pour­
rait bien gouverner d 'a p rès le C o ra n ... Il ne m e p araît pas de n atu re à
servir de doctrine politique. » N ouvel entretien avec les deux jo u rn alistes
en novem bre 1955. C ette fo is, le bikbachi e st in stallé à la p résid en ce
du C onseil, dans un grand bureau aux boiseries prétentieuses. Il a p ris de
l’assurance, n ’a plus besoin de porter l ’uniform e. M ais il se défend d ’être
socialiste e t va ju sq u ’à reconnaître le droit de l ’É tat d ’Israël à exister.
Faut-il s ’in q uiéter? Si l ’École française de droit, qui n ’avait plus beau­
coup de sens depuis l ’unification du systèm e ju d iciaire, a été convertie
en Institut des hautes études juridiques, les établissem ents scolaires, en
revanche, poursuivent leur activité. N asser préside, le 28 novem bre 1955,
la cérém onie du centenaire de l ’arrivée des frères des É coles chrétiennes
au C aire. O n inaugure à cette occasion le nouveau collège de La S alle,
d estin é à accu eillir 2 0 00 élèves. M ais l ’im portance de la loi n ° 5 8 3 ,
concernant les écoles privées, qui vient d ’être prom ulguée, n ’échappe à
personne : il faudra enseigner à chaque élève sa religion, donc donner d es
cours d ’islam aux m usulm ans. L es religieux fran çais s ’y résig n en t, à
contrecœ ur et après de fiévreux débats internes.

5. Jean et Simonne Lacouture, L 'É g y p te e n m o u v em en t, Paris, Seuil. 1962.

274
U NE RÉVO LU TIO N E N ARABE

D eux autres nouveautés suscitent une grande inquiétude, aussi bien chez
le s F ran çais que parm i leurs « protégés » ch rétiens e t ju ifs : la procla­
m a tio n d e l ’islam com m e religion d ’E tat (16 jan v ier 1956) e t la suppres­
s io n d es tribunaux relig ieu x . C ette dernière m esure, sous des dehors
la ïq u e s ap p réciables, e st celle qui peut av o ir le plus de conséquences
n ég ativ es, car si les instances des différentes com m unautés, habilitées à
ju g e r notam m ent les cas de divorce, sont supprim ées, les ju g es m usul­
m an s, eux, rejoignent les institutions civiles. Un m ariage célébré à l ’église
p o u rra être cassé par un juge m usulm an. L a Loi coranique s ’appliquera
d ’ailleu rs à des conjoints chrétiens, s ’ils sont de rite d iffé ra it ou si l ’un
d ’eu x choisit de se convertir à l ’islam pour favoriser sa cause.
L es É glises d ’Égypte se dressent aussitôt contre cette loi. D n ’y a plus
d e « schism atiques » : les représentants de toutes les confessions chré­
tie n n e s se réu n issen t au p atriarcat copte-orthodoxe p o u r envoyer un
télégram m e de protestation à N asser. U ne « grève de N oël » est envisa­
gée. D eux évêques catholiques sont arrêtés puis relâchés, m ais la loi est
m aintenue. La France, « protectrice des chrétiens d ’O rient », n ’a aucun
m oyen de s ’y opposer. Il est loin le tem ps où un consul général m enaçait
d e faire intervenir la m arine parce que l ’un de ses com patriotes avait été
m olesté sur le port d ’A lexandrie !
L es troupes britanniques doivent évacuer l ’É gypte en ju in 1956, en
v ertu d ’un traité conclu vingt m ois plus tô t En d ’autres tem ps, les rési­
d en ts français auraient applaudi au départ de la Perfide A lbion. Il en va
to u t autrem ent désorm ais, les troupes de Sa M ajesté sem blant représenter
le d en tier rem part pour la défense des intérêts européens. M ais la France
se tien t sagem ent à l ’écart des m anœ uvres du pacte de B agdad, organisé
p a r les É tats-U nis, avec l ’appui de la G rande-B retagne, pour m ettre en
place une coalition anticom m uniste au Proche-O rient, et on lui en sait gré
au C aire.
« A ucune divergence n ’ex iste en tre nos deux nations », horm is le
p roblèm e d e l'A friq u e du N ord, d éclare N asser en ju ille t 1955. M ais
« nous com prenons parfaitem ent » que ce problèm e ne puisse se régler en
u n jo u r6. L ’engagem ent de la France dans les événem ents du M aghreb
- très critiqué dans le m onde arabe - n ’em pêche pas en effet Paris de se
com porter habilem ent, com m e en tém oignent Jean et Sim onne Lacouture,
arriv és en É gypte quelques m ois après la R évolution : « La diplom atie
française avait m ontré sur le N il de l ’audace, du réalism e, beaucoup de
patience, jo u an t au m ieux les cartes économ iques e t culturelles q u ’elle
av ait en m ain. Q ue l ’am bassadeur de France soit im pavide et glacé, ou
le charm e m êm e e t la cordialité, l ’équipe en place savait dom iner les ran­
cunes attisées de Paris dans la presse et au Parlem ent et obtenir les plus
belles adjudications (centrale électrique du C aire au plus fort de la crise
m arocaine, plan d ’électrificatio n de l ’ensem ble du pays au m ilieu du

6. Déclaration au Monde, 30 juillet 1933.

275
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

désaccord tunisien, édification de l ’usine d ’engrais alors que la b ataille


d ’A lgérie battait son plein) et m aintenir un m ouvem ent de B ourse v ers la
France et, sur place, la présence d ’enseignants français de tout p rem ier
o rd re 7. »
Les événem ents d ’A frique du N ord com m encent pourtant à m in er les
relations franco-égyptiennes. O n le m esure aux déclarations déchaînées
de la Voix des A rabes, section officielle de la radio du C aire, d o n t des
ém issions ont été confiées à des réfugiés m aghrébins. La politique fran­
çaise en A lgérie, au M aroc et en T unisie y e st condam née av ec une
extrêm e violence, parfois avec de faux m ontages. Paris proteste à p lu ­
sieurs reprises, tout en accusant le gouvernem ent égyptien d ’a cco rd er
l ’hospitalité à des rebelles algériens (dont Ben B ella et A it A hm ed), d ’en­
traîner des com m andos du FLN sur son territoire et de lui livrer des arm es.
Ces livraisons d ’arm es - niées alors par N asser, m ais bien réelles8 - vont
être l ’une des causes du dram e à venir : l ’expédition de Suez.

7. Jean et Simonne Lacouture, L’Égypte en mouvement, op. cit.


8. Mohamed Fathi al-Dib, Abdel Nasser et la Révolution algérienne. Paris, L’Harmat­
tan, 1985.
3

Opération « Mousquetaire »

U n n ie étrange. U n rire irrépressible, totalem ent inattendu, qui désar­


çonne l ’assistance avant de l ’em braser. C e 26 ju illet 1956, en début de
soirée, sur la place M oham m ed-A li, à A lexandrie (la place des Consuls de
jad is), G am al A bdel N asser annonce à la foule stupéfaite la nationalisa­
tio n d e la C om pagnie universelle de Suez. 11 ne s ’ag it pas d ’un p rojet
m ais d ’une o p ération en cours, déclenchée au m om ent où le colonel-
présid en t a prononcé le nom de Ferdinand de L esseps. « A cette heure
m êm e où je vous parle, les agents du gouvernem ent prennent possession
des locaux de la C om pagnie... C e soir, notre canal égyptien sera dirigé
p ar des É gyptiens, des É g y p tien s... » L a foule en délire n ’entend plus que
ses propres hurlem ents. B ientôt, c ’est toute l ’Égypte qui descendra dans
la n ie, s ’interrogeant sur l ’incroyable défi lancé par le raïs aux puissances
occidentales.
D ans ce d iscours en arabe d ialectal - d iscours fo n dateur du nassé-
rism e e t de l ’Égypte indépendante - N asser a cité le chiffre fantastique de
« 1 2 0 0 0 0 o uvriers ég y p tien s m orts d ’épuisem ent en creusant le canal
de S uez », qui ne repose sur aucune donnée. Plus sérieusem ent, il a fait
valoir que son pays n ’avait reçu l ’année précédente que 3 % des revenus
de la C om pagnie. N ationalisée, celle-ci perm ettra, dit-il, de construire le
haut barrage d ’A ssouan, qui devait être financé par un prêt de la Banque
m ondiale, m ais auquel les É tats-U nis se sont opposés. « Le canal paiera
pour le barrage », e t l ’Égypte n ’aura plus besoin d ’« aller m endier de l ’ar­
gent à W ashington, Londres ou M oscou ».
« J ’ai suivi pendant quelques heures une partie du voyage de retour de
N asser vers Le C aire, raconte Jean L acouture. Son train s ’arrêtait dans
toutes les gares des villages où la foule le prenait d ’assaut. Lui était grim pé
sur la locom otive, et la foule se hissait, s ’accrochait à la chem inée. D opé
par l ’am biance, N asser donnait à son geste une signification de plus en
plus polém ique, de plus en plus hostile à la France et à l ’A ngleterre. Il
p ariait de plus en plus de la guerre d ’A lgérie et des intrigues britanniques
dans le golfe Persique. Il a m is trente-six heures pour ren tre r1. »

1. Jean Lacouture, Un sang <Fencre. Paris, Stock. 1974.

277
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

Pour se venger des A m éricains, le raïs s ’en est donc pris aux Français
e t aux B ritanniques, qui possèdent le canal de Suez. C ’est un form idable
coup de poker. Paris et Londres soutiennent aussitôt que la n ationalisa­
tion est illégale : la C om pagnie a toujours eu un caractère international,
et la libre circulation sur la voie d ’eau, définie p ar la convention de 1888,
ne peut être garantie par un seul gouvernem ent. Le C aire réplique que
la C om pagnie a toujours été une société égyptienne et que le C anal fait
p artie intégrante de l ’É gypte, à laquelle il d ev ait d ’ailleu rs rev en ir en
1968 au term e d ’une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans. La lib erté
de navigation sera assurée, ajoute-t-on, et l ’actionnariat convenablem ent
indem nisé.
L ’Égypte ne m anque pas de raisons de se plaindre. Jusqu’ici, e lle n ’a
pas beaucoup profité de ce canal, qui lui a coûté cher, alors que les actio n ­
naires ont été largem ent servis. O n lui a finalem ent accordé 7 % des béné­
fices bruts et 7 sièges (sur 32) au conseil d ’adm inistration. M ais la C om ­
pagnie, dirigée p ar des Français, reste un É tat dans l ’É tat. Si les q u atre
cinquièm es des ouvriers sont égyptiens, la proportion n ’est que d ’un tiers
chez les techniciens e t em ployés. E t le prem ier pilote local n ’a été em bau­
ché q u ’en 1943... A utant dire que le C anal constitue une plaie au flanc de
l ’É gypte indépendante, contre laquelle N asser a choisi dans la h âte un
rem ède chirurgical.

U n ém issaire se c re t d e G uy M ollet

La C om pagnie ne s ’est pas préparée à ce qui lui tom be sur la tête. E lle
vivait dans l ’idée, bien ancrée, q u ’une nationalisation était juridiquem ent
im possible, com m e le lui avait dém ontré le savant rapport d ’un ex p ert
suisse. Ses dirigeants n ’ont pas tenu com pte de l'accélératio n d e l ’H is­
toire. Ds n ’ont pas su prendre les devants, en négociant avec l ’É gypte la
rem ise progressive de ce canal qui lui était dû en 1968. N ’aurait-il pas
fallu, p ar exem ple, lui donner chaque année un nouvel adm inistrateur et
un pourcentage supplém entaire des bénéfices, tout en accélérant l ’égyp-
tianisation des cadres et de la gestion 2 ?
La surprise passée, la C om pagnie va com m ettre une erreur d ’apprécia­
tion en pensant que les É gyptiens sont incapables de faire fonctionner le
C anal. Pour que N asser recule, on retire donc le personnel étranger, qui
est invité à ne pas collaborer avec les autorités gouvernem entales. O r, très
vite, des pilotes locaux, aidés p ar des G recs e t des Soviétiques, vont réu s­
sir à prendre la relève et à assurer la circulation.
A la m i-août, une conférence d ’usagers du C anal se réunit à L ondres,
en l ’absence de l ’Égypte. Un projet d ’internationalisation est adopté, m ais
N asser ne veut pas de ce « colonialism e co llectif ». Le ton m onte. « N ous

2. Hubert Bonin, Suez. Du canal à la finance (1858-1987), Paris, Economies, 1987.

278
OPÉRATIO N «r M O U SQ U ETAIRE »

so m m es p rêts à la gu erre to tale, à une guerre com m e celle que m ène


actu ellem en t le peuple algérien contre les colonialistes français », affirm e
f e r a is .
A P aris, les esprits s ’échauffent. D es journaux et des hom m es politiques
dén o n cen t « le H itler du N il ». Suez, répète-t-on, ne d oit pas être un nou­
veau M unich. C ette obsession m unichoise conduit d 'a n cien s résistants
à l'A llem ag n e nazie à faire de curieuses propositions. G aston D efferre,
m inistre de la France d'outre-m er, écrit confidentiellem ent, le 20 septem bre,
au présid en t du C onseil, G uy M ollet : « N ous devons faire preuve d ’im a­
g in a tio n ... Les sources du N il ne sont pas en territoire ég y p tien ... D parait
q u 'u n e m odification, m êm e légère, dans les cours d ’eau qui sont à l'o ri­
gine d u N il peut avoir des répercussions considérables sur le régim e des
c ru e s... N ’est-il pas possible de faire quelque chose de ce c ô té ? »
G uy M ollet, qui ne retiendra pas cette suggestion, a un triple souci : ne
pas laisser im puni un « crim e international » ; défendre Israël, q u ’il croit
m enacé p ar le nouvel arm em ent de l ’É gypte ; et, surtout, régler le pro­
blèm e algérien. D est de ceux, à Paris, qui défendent une équation sim ple :
la guerre d ’A lgérie, c ’est à cause de N asser; élim iner N asser, c 'e s t m ettre
fin à la guerre d ’A lgérie.
Tandis que l ’on échange argum ents e t invectives des deux côtés de la
M éditerranée, Français e t B ritanniques se donnent, dans la plus grande
discrétion, un état-m ajor m ixte en vue d 'u n e éventuelle intervention arm ée.
Parallèlem ent, les dirigeants de Paris (socialistes e t radicaux) se concertent
avec les travaillistes au pouvoir en Israël, dont ils sont très proches. A
L ondres, le gouvernem ent d ’A nthony Eden se m éfie d ’Israël com m e de la
peste. U hésite à intervenir m ilitairem ent en Égypte, craignant de m enacer
ses p o sitio n s dans le m onde arabe e t de m écontenter les É tats-U nis. A
P aris, l’unanim ité ne règne pas non plus : les diplom ates du Q uai d ’O rsay
ten ten t de freiner G uy M ollet, m ais celui-ci est approuvé p ar ses princi­
paux m inistres, C hristian Pineau (A ffaires étrangères), M aurice B ourgès-
M aunoury (D éfense) e t François M itterrand (Justice). Les Israéliens, eux,
n ’o n t pas d ’états d ’âm e : ils brûlent d ’intervenir m ilitairem ent pour neu­
traliser l ’Égypte avant q u ’elle ne profite de ses nouvelles arm es, achetées
à l ’E st.
T ous ces con ciliab u les débouchent su r une réunion u ltra-secrète, à
S èvres, du 22 au 24 octobre, à laquelle participent, du côté français, G uy
M ollet, C hristian Pineau et M aurice B ourgès-M aunoury; du côté britan­
nique, Selw yn Lloyd, secrétaire au Foreign O ffice ; et, du côté israélien,
D avid Ben G ourion, Shim on Pérès et M oshé Dayan. U ne m ise en scène
est décidée : les forces israéliennes pénétreront en Égypte le 29 octobre ;
le lendem ain, Paris e t Londres adresseront un ultim atum aux belligérants,
leu r enjoignant de se retirer à quinze m iles de part et d ’autre du C anal ; si
le gouvernem ent égyptien ne s ’incline pas - et il ne peut pas s ’incliner
sous peine de perdre la face - , les forces franco-britanniques intervien­
dront à leur tour, pour « séparer les com battants ». L a date de l’opération

279
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

« M ousquetaire » n 'a pas été choisie au hasard : elle interviendra quelques


jo u rs avant que ne se jo u e aux É tats-U nis, le 6 novem bre, la réélectio n du
président Eisenhow er, paralysé par cette échéance.
Le nom de code « M ousquetaire » est, sem ble-t-il, un hom m age à la
m oustache du général H ugh Stockw ell, com m andant en ch ef des forces
terrestres. L es m oyens dont d isp o sen t les A nglais en M éd iterran ée,
notam m ent la base de C hypre, leur donnent la direction des opérations.
Chaque ch ef d 'u n ité français sera donc coiffé par un collègue britannique.
25 000 hom m es environ e t une vingtaine de navires de com bat sont m obi­
lisés de chaque côté, avec 450 avions au total.
La veille de l'intervention israélienne, G uy M ollet envoie secrètem ent
deux ém issaires au Soudan. Jacques Piette a pour m ission de ren co n trer
le général N aguib, évincé par N asser deux ans plus tôt, et de lui pro p o ser
de succéder à ce dernier à la tête de l'É gypte. Q uant à G eorges P lescoff,
il est chargé d ’« arroser » généreusem ent le gouvernem ent soudanais pour
s ’assurer de son appui. La rencontre a lieu sur le N il bleu, à tro is heures
de K hartoum . C ’est l ’am bassadeur de France lui-m êm e qui pilote un petit
bateau à m oteur. N aguib parle un anglais rocailleux. 11 écoute ses in terlo ­
cuteurs, puis se déclare prêt à form er un gouvernem ent d ’union nationale
et à négocier une paix durable avec Israël, m ais à condition d ’être assuré
de l ’accord des B ritanniques. « Je n ’ai jam ais pu transm ettre le m essage
à Paris, a confié Jacques Piette à l ’historienne G eorgette Elgey. En e ffe t, à
notre retour à K hartoum , l’am bassadeur et m oi découvrons que l ’antenne
des services spéciaux français avait ju g é sage de partir pour l ’É th io p ie...
O r, l ’am bassade de France n 'a v a it pas de réseau protégé avec P a ris. »
Faute de m oyens de transm ission, l'ém issaire ne pourra donc info rm er
G uy M ollet q u ’à son reto u r en F rance, quelques jo u rs plus tard . T rop
ta rd 3...
Le plan « M ousquetaire * est suivi à peu près com m e prévu. Au d ern ier
m om ent, il a été décidé de ne pas intervenir à A lexandrie, pour é v iter le
souvenir désagréable de 1882, m ais à Port-Saïd, un peu plus en rapport
avec l ’objet du litige. L ’opération est freinée cependant p ar la prudence
des B ritanniques, qui surestim ent l’arm ée égyptienne q u ’ils ont form ée.
C ette opération, ils veulent la préparer avec autant de soin que le d ébar­
quem ent allié en N orm andie. Une « m onnaie d ’occupation » a m êm e été
im prim ée, e t le caricaturiste R onald Searle a illustré des tracts en arabe,
ridiculisant N asser.
C ela com m ence com m e une prom enade m ilitaire, généralem ent très
applaudie à Paris. L ’A ssem blée nationale, inform ée au soir du 30 octobre
1956 par G uy M ollet, vote en faveur de l ’intervention par 368 voix contre
182. Le général de G aulle fait savoir à son entourage q u ’il en approuve
le principe, tout en estim ant que c ’est de la « folie furieuse » de co n fier le

3. G eorgette Elgey, H istoire de la /V ' République. La République des tourm entes


(1954-1959). Paris, Fayard, 1997. t U.

280
OPÉRATION « M OU SQUETAIRE »

com m andem ent intégré à la G rande-B retagne. Selon un sondage effectué


les 1er e t 2 novem bre, 44 % des Français sont favorables à l ’opération
« M ousquetaire », contre 37 % , alors que 19 % n ’ont pas d ’opinion. Ils
sont en co re plus nom breux (58 % ) à penser que l ’Égypte n ’avait pas le
d ro it d e nationaliser le C anal.
C h ez les m ilitaires, c ’est l ’enthousiasm e, com m e le raconte Jean Plan­
chais, correspondant de guerre du M onde. « Os se battent en A lgérie depuis
ex actem en t deux ans. O n leu r d o nnait m auvaise conscience : une sale
g uerre, sale dans ses m oyens, pas claire dans ses objectifs. Et voici q u ’on
leu r propose une vraie croisade : non seulem ent N asser détient la clé de la
guerre d ’A lgérie, m ais c ’est un dictateur, un tyran ignoble qui cite H itler
et l ’im ite. Il a des soldats, des chars : ce sera une vraie g u erre... On nous
le d it, o n nous le répète dans le m ess. E t l ’Égypte nous attend, pour sa
lib é ratio n 4.»
Q uelque chose, cependant, dans le scénario ne fonctionne pas, ou plutôt
fonctionne trop bien : l ’avance foudroyante des Israéliens, qui ne sont pas
paralysés, eux, par un double com m andem ent. Q uant à l ’aviation égyp­
tien n e, e lle e st m ise très v ite hors de com bat p ar les bom bardem ents
aériens. Le général M assu, com m andant de la 10e division des parachu­
tiste s fran çais, s ’arrache les cheveux : « L ’arm ée de l ’a ir égyptienne a
été an éan tie, e t les prem iers élém ents israéliens ont atteint la lim ite de
10 m iles. L a guerre va fin ir et nous n ’avons p as d é b arq u é... C ’e st la
catastro p h e5 ! »
O n étudie aussitôt diverses hypothèses d ’intervention accélérée, m ais la
com m unication passe m al entre Britanniques et Français. Il faut en référer,
à L ondres, à P a ris... Le feu vert est finalem ent donné le 5 novem bre au
p etit m atin. Château-Jobert, dit « Conan », com m andant du 2e régim ent de
paras, tête rasée et barbe de m oine, est lâché avec une partie de ses hom mes
au-dessus de Port-Saïd e t neutralise des chars égyptiens. Le lieutenant-
colonel Fossé-François saute sur Port-Fouad avec le reste du 2e RPC et
s ’em pare des ateliers de la C om pagnie du canal. M assu fonce en avant-
garde vers le sud, tout en pestant contre la m arine française qui, selon lui,
ferm e la nuit com m e un bureau. En attendant la suite, l ’arm ée s ’am use.
L es lég io n n aires du lieu ten an t Jean-M arie L e Pen, député poujadiste
de P aris, jouent au bateau dans les bassins de Port-Saïd, tandis que des
tirailleu rs sénégalais pêchent à la ligne sur la jetée. Le vice-am iral B aijot,
flanqué du com m andant M aurice Schum ann en battle-dress, circule sur
un com m and-car, transform é un peu vite en char de la v icto ire...
U n peu vite, car toute une m achine diplom atique s ’est m ise en m arche.
Eisenhow er, réélu m ais furieux, craint des répercussions pétrolières - déjà
en co u rs, à vrai dire, puisque les Syriens m it saboté les installations de
l’Irak Petroleum . A u-delà de leurs intérêts im m édiats, les É tats-U nis ne

4. Jean Planchais, « Reporter à Suez », L ’Histoire. Paris, n° 38, octobre 1981.


3. Jacques Massu, Vérité sur Suez. 1956. Paris. Plon, 1978.

281
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

veulent pas se laisser entraîner p ar les Européens dans un conflit m ondial,


pour la troisièm e fois en quarante ans. Les Soviétiques, eux, sont ravis
de vo ir l ’attention du m onde se détourner de la sanglante répression de
B udapest. D ans un grand bluff, ils m enacent à dem i-m ot Londres e t Paris
d e rep résailles nucléaires. L e gouvernem ent britannique, affo lé p a r la
baisse de la livre, rend son fusil avant m êm e d 'e n inform er son partenaire.
Le cessez-le-feu prend effet le 6 novem bre à 17 h 30, aim s que P ort-S aïd
est quasim ent tom bé.

L’expulsion des résidents français

Parm i les m ilitaires français, c ’est la stupeur, la consternation. Ils pen­


saient ne faire q u 'u n e bouchée d ’Ism aïlia, conquérir Suez dans la foulée
e t, pourquoi pas, pousser ju sq u ’au C aire. L ’aviation égyptienne a disparu
du d e l. Chacun sait que les com m uniqués victorieux de la radio de N asser,
faisant état de pertes fantastiques parm i les troupes ennem ies, sont inven­
tés de toutes pièces. L es paras ont l ’im pression d ’avoir jo u é un rô le de
figuration dans une m auvaise tragi-com édie. A m èrem ent, ils rebaptisent
la « Force A » (nom de code de l ’ensem ble des unités com battantes) en
« Farce O ».
Le vice-am iral B aijo t d o it to u rn er sept fo is sa plum e dans l ’en crier
avant de s ’adresser au corps expéditionnaire :
« Soldats, m arins e t aviateurs, au m om ent où vous venez de pénétrer
en vainqueurs dans la ville principale du canal de Suez, un cessez-le-feu a
été ordonné pour des raisons politiques dont notre gouvernem ent e st juge.
Vos efforts e t votre courage ont effacé les affronts, votre courage a m ontré
au m onde que la France sait se faire respecter. Je suis persuadé q u e vos
succès encourageront vos cam arades d ’A frique du N ord qui com battent
pour y ram ener la paix. M êm e interrom pue, votre intervention est u n pré­
sage favorable p our l ’av en ir de la France. R espectez le cessez-le-feu ,
m ais restez sur vos gardes. »
C ette guerre éclair a fait 11 m orts du côté fiançais et 22 du côté anglais.
L es pertes égyptiennes sont évaluées à 2S0 m ilitaires et plus d ’un m illier
de civils. M ais le bilan général de ce super-fiasco est incalculable. A u lieu
d ’abattre N asser, on en a fait un form idable héros. Le raïs, qui a réu ssi à
transform er une défaite m ilitaire en brillante victoire politique, e st déjà
sacré leader du m onde arabe.
A qui la faute ? Les Français accusent les A nglais, les hom m es p o li­
tiq u es accusent les m ilitaires, e t les m ilitaires s ’accusent en tre e u x ...
C om m e on v a vite s ’en apercevoir, l’échec de l ’opération a des co n sé­
quences p o litiq u es e t géostratégiques considérables. Le natio n alism e
alg érien est renforcé, la IV e R épublique encore plus d iscréd itée. A u
Proche-O rient, où les É tats-U nis e t l ’U nion soviétique vont prendre la
place des puissances européennes, la position de la France s ’e st consi -

282
OPÉRATIO N « M O U SQ U ETAIRE »

dérablem ent affaiblie : tous les pays - à l'exception du Liban - ont rom pu
leu rs relations diplom atiques avec elle. M eurtri par le lâchage des É tats-
U n is, le gouvernem ent français se tourne vers le Vieux C ontinent. L 'a f­
fa ire d e Suez - e t ce sera son seul aspect p o sitif - accélère ain si la
co n stru ctio n européenne. L e traité de R om e sera signé deux ans plus
ta n t. C ette Europe ne se fera pas selon un axe Paris-L ondres, m ais Paris-
B onn.
E n É gypte, les am is de la F rance cro ien t vivre un m auvais rêve.
C ertain s étaient convaincus - et, sans le dire, l'esp éraien t vivem ent - que
cette intervention m ilitaire les d élivrerait de N asser. Les patriotes, eux,
sont atterrés. D es A nglais, ils pouvaient tout attendre. M ais que des Fran­
çais a ie n t pris les arm es contre l'É g y p te, cela, ils ne peuvent ni le com ­
p ren d re ni le pardonner. O scillan t en tre fu reu r et d ésarro i, l'é c riv a in
G eorges H enein note dans ses carnets : « L 'intellectuel de form ation euro­
p éen n e se cro it o bligé de p ro céd er à l'au to d a fé de ses rêves e t de ses
besoins. C hacun va dresser son bûcher personnel, apportant sa contribu­
tion au saccage général. O n répudie en vrac des am is, des idées, des sou­
v en irs, des villes. O n cherche une pureté qui ne saurait e x iste r6... »
L es résidents français d 'É g y p te ont été invités - com m e leurs hom o­
logues britanniques - à vendre leurs m eubles e t à quitter le pays au plus
v ite. D es officiers égyptiens ne m an q u ait pas de profiter de la situation.
Ils se présentent pour acheter 20 livres un appareil électro-m énager qui
v au t dix fois cette som m e, puis n 'e n rem ettent que 1S au vendeur en lui
d isa n t : « E stim e-toi heureux avec ça. » O u, plus cavalièrem ent : « C 'e st
u n cadeau pour m es enfants. » A l'aéro p o rt, nom bre de Français enten­
d ro n t des avertissem ents du genre : « Pas un m ot contre l'É g y p te lorsque
v o u s serez à l'étran g er, et surtout rien à la presse ou aux chancelleries.
L es parents e t les am is que vous laissez ici p ourraient so u ffrir de vos
in d iscrétio n s. E t si vous avez des biens en É gypte, c 'e s t votre seule
ch an ce d 'e n retrouver quelque chose 7. »
L e journaliste G abriel D ardaud, qui vivait sur les bords du N il depuis
v in g t-n eu f ans, n'échappe pas à l'expulsion, m algré ses bonnes relations
avec les autorités égyptiennes. D es policiers pénètrent chez lui, arrachent
les fils du téléphone et perquisitionnent dans l'appartem ent pour s'assu rer
q u 'il ne possède ni arm es ni m atériel de transm ission. « N ous n ’avions
q u e quelques heures pour préparer notre d ép art... Tous nos biens : m eubles,
tap is, vêtem ents, livres, argenterie, vaisselle, etc., étaient déclarés confis­
q u és, “com m e vos com ptes en banque e t vos objets de valeur, ajouta notre
garde-chiourm e, au bénéfice des victim es des atrocités françaises à Port-
S a ïd ''... N ous étions par contre autorisés à em porter une m ontre par per­
sonne e t une alliance au d o ig t8. »

6. Georges Henein, Carnets. 1940-1973.


7. Témoignage d ’on industriel expulsé. Le Monde. 3 janvier 1937.
8. Gabriel Dardaud, Trente Ans au bord du Nil. Paris, Lieu commun, 1987.

283
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

D es ex pulsés s ’arrangeront avec des am is égyptiens p o u r s a u v e r


quelques biens. M algré la crainte de la police, on assiste à d ’ém o u v an ts
tém oignages de solidarité, y com pris de la part des plus hum bles : c e rta in s
concierges refusent obstiném ent les pourboires q u ’on leur offre, d ém en ­
tant que le fam eux bakchich soit co n stitu tif de l ’identité n a tio n a le ... E t,
com m e toujours en Égypte, le cocasse s ’allie au dram e. G abriel D ardaud
raco n te q u ’à l ’aéroport un o fficier de la police politiq u e, c in g la n t ses
bottes de sa cravache, interdisait aux portefaix de proposer la m o in d re
assistance aux im périalistes expulsés. « N ous devions nous-m êm es am e­
n er nos v alises à l ’avion après une fo u ille m inutieuse d es d o u a n ie rs.
C elui qui secoua l’une après l’autre m es chem ises découvrit aux m anches
de l ’une d ’elles des boutons de m anchettes en or. Il rendit c o m p te de
sa tro u v aille e t reçut l ’ordre de m ’en laisser “un seu l’’. A vec le p lu s
grand sérieux, j ’offris l ’autre à la caisse de com pensation des dom m ages
in flig és aux hab itan ts de P ort-S aïd. » Le F rançais retien d ra su rto u t le
m urm ure d ’excuse du d o u an ier e t le p etit so u rire com plice q u 'ils o n t
éch an g é...
D es forces de l ’ONU prennent position su r le C anal. Le général M assu
offre le 12 décem bre, à quelques responsables, un dîner dans sa popote,
près de Port-Fouad. Le m enu porte p ar dérision la m ention « S eco n d e
cam pagne d ’Égypte » 910. M algré des pertes lim itées et une retraite e n bon
ordre su r des navires français, la fin de l ’opération « M ousquetaire » n ’est
pas beaucoup plus glorieuse que celle de l ’aim ée d ’O rient en 1 8 0 1 ...

L'ampleur du désastre

Les derniers détachem ents français et britanniques quittent l ’É gy p te le


22 décem bre 19S6. Triste N oël. Ils ont été précédés p ar l ’em barquem ent
des Français encore présents dans la zone du C anal, avant-goût des scènes
que l ’on v erra quelques années plus tard su r le quai d ’A lger : « 11 y a
beaucoup de vieilles gens en pleurs ; ils quittent tout ce q u ’ils avaient pour
se lancer dans l’inconnu. Nom breux sont ceux qui n ’ont plus ni de fam ille
ni m êm e d ’am is en France. L es enfants paraissent hébétés, les adultes
désorientés. A utour d 'eu x s ’affairent les paras qui se coltinent les m alles
et les sacs, portent les m ioches, aident les m oins vaillants et se m ontrent
serviables et em pressés K). »
Le cafouillage franco-britannique se m anifestera ju sq u ’à la d ernière
m inute. Sous les huées de la population locale, le P asteur q u itte P oit-
Fouad, em m enant des so ld ats français et une centaine d e prisonniers
égyptiens. En pleine m er, il reçoit l ’ordre de faire dem i-tour, apprenant
que la libération de ces derniers est l ’une des clauses de l ’accord que le

9. Jacques Bæyens, Un coup tTépée dans Peau du Canal. Pans, Laffont, 1964.
10. Ibid.

284
OPÉRATIO N « M O U SQUETAIRE »

général Stockw ell a passé avec les forces de l ’ONU et le gouvernem ent
de N a sser...
Tous les objets de valeur contenus dans la grande bâtisse de la C om pa­
g n ie de Suez, à Port-Saïd, o n t été em ballés et em portés p ar les soldats
fran çais. D es m eubles, des bibelots, la pendule « E ugénie » offerte par
l ’im pératrice en 1869, le buste de Ferdinand de L essep s... O n laisse, en
revanche, la grande statue du fondateur à l’entrée du C anal, m ais le socle
est entouré d ’un épais réseau de barbelés. D es m ains anonym es ont cru
devoir y attacher des drapeaux français et britannique, ce qui ne m anquera
pas d e déchaîner la foule sitôt parti le dernier navire.
U ne charge de dynam ite arrache la statue à son socle et la b rise en
plusieurs m orceaux. L esseps, si longtem ps couvert de fleurs, est devenu
L ucifer. C e « crim inel, entouré de courtiers et d ’usuriers » n ’a-t-il pas été
« le p ire ennem i de l ’Égypte au cours du XIXe siècle », com m e l ’affirm e le
d o cteu r H ussein M œ ness, m em bre d ’un C om ité « groupant d ’ém inents
professeurs d ’université et auteurs égyptiens » 11? L esseps n ’est d ’ailleurs
que le m aillon d ’une chaîne : « Au cours des ISO dernières années, ajoute
le C om ité, notre histoire est celle de notre lutte contre la France et l ’A n­
g leterre. Pas une seule année ne s ’est écoulée sans que nous ne soyons en
lu tte , soit contre l ’une, soit contre l ’autre. »
A Paris, on m esure peu à peu l ’am pleur du désastre.
P o u r les personnes, d ’abord : officiellem ent, il n ’y a pas eu d ’expulsion
collective. C ’est à titre individuel que quelque 7 300 Français d ’É gypte
o n t été som m és, d ’une m anière ou d ’une autre, de partir. 11 en reste un
m illier, dont une bonne m oitié de religieux. Les réfugiés, parm i lesquels
1 300 salariés du C anal - m ais auxquels s ’ajoutent un certain nom bre de
ju ifs francophones, à qui n ’est pas reconnue la nationalité égyptienne - ,
o n t dû abandonner la quasi-totalité de leurs biens. Le gouvernem ent fran­
çais leu r fournit des allocations et des prêts, m ais cela ne com pense pas la
perte de leur activité.
B ilan désastreux égalem ent pour les e n tre p rise s: elles sont sous
séquestre, en attendant d ’être « égyptianisées », c ’est-à-dire plus ou m oins
cédées à des organism es locaux. Les pertes se chiffrent en centaines de
m illiards de francs de l ’époque. Trois banques « ennem ies » sont visées :
le C rédit lyonnais, le C om ptoir national d ’escom pte de Paris et le C rédit
d ’O rient. A elles seules, les com pagnies d ’assurances françaises et leurs
filiales drainaient les trois cinquièm es du m arché. D es firm es com m e A ir
liquide ou les G rands Travaux de M arseille venaient d ’investir en Égypte
des capitaux considérables. Sans com pter la C om pagnie de Suez dont les
quelque 100 000 actionnaires se dem andent fébrilem ent ce que vont deve­
n ir leurs titres.
D ésastre enfin pour l’influence culturelle française : les neuf établisse-

11. Comité des études sélectionnées. Canal de Suez. Faits et documents. Le Caire,
1956.

285
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

m ente de la M ission laïque, qui form aient 10 SSO élèves p ar an, o n t é té


saisis. Les lycées sont devenus « Écoles de la liberté » (de m êm e que les
collèges anglais V ictoria sont transform és en « É coles de la v icto ire »).
Privés de leurs professeurs français, ils d ép en d ait d 'u n com ité gouverne­
m ental. L 'In stitu t français d ’archéologie orientale est m enacé de liq u id a­
tion. Seuls les établissem ents religieux ont pu échapper à ces m esures,
grâce à un artifice juridique habilem ent négocié par le nonce apostolique :
ils appartiennent désorm ais au V atican, e t leurs m em bres so n t d o n c
citoyens de l ’É tat pontifical.
A P aris, l ’ex-am bassadeur de F rance au C aire, A rm and du C h ay la,
ne décolère pas contre son m inistre. En une heure, le 31 octobre 1956,
la France a perdu une influence patiem m ent tissée en un siècle e t dem i.
S ur les bends du N il, son nom est honni, son prestige est ruiné.
4

Les jésuites sous scellés

L es É gyptiens, qui avaient obstnié le canal de Suez pendant la « triple


et lâc h e ag ressio n », le rouvrent à la circu latio n le 8 av ril 19S7. L a
C om pagnie univ erselle, rep liée à P aris, fait com m e si de rien n ’é ta it :
continuant à clam er que la nationalisation e st illégale, elle tente d ’encais­
ser des dro its de tran sit e t dresse des plans de travaux futurs. M ais elle se
sent lâchée, et p ar les arm ateurs, qui songent à leurs affaires, et p ar les
gouvernem ents occid en tau x , q u i se so u cien t de l ’éq u ilib re stratiégico-
politique au Proche-O rient. Ne doit-elle pas abandonner le C anal e t négo­
cier une forte indem nisation ? C ette évidence s ’im pose assez vite à ses
d irig ean ts. L a B anque m ondiale est un m édiateur to u t trouvé, puisque
l’É gypte lui réclam e un p rê t
D es négociations s ’engagent à Rom e entre une délégation égyptienne
et u n e délégation de ju riste s de la C om pagnie, conduits p ar Jean-P aul
C alon, avocat au C onseil d ’É tat e t à la C our de cassation. Les débuts sont
laborieux, m ais la confiance s ’instaure peu à peu sur les terrasses enso­
leillées des trattorie. O n arrive finalem ent à une form ule habile, affirm ant
que la C om pagnie e st égyptienne en É gypte (donc susceptible d ’être
nationalisée), m ais française en France (donc susceptible de conserver des
avoirs à l ’étranger). En som m e, l ’Égypte prendrait le C anal, et la Com pa­
gnie conserverait tout ce q u ’elle possède hors d ’Égypte. Une confortable
indem nité de 34 m illiards d ’anciens francs lui serait versée, représentant
près d ’une fois et dem ie le capital.
S u ez est un nom m agique, un véritable sésam e dans les m ilieux capita­
listes d u m onde en tier. La C om pagnie, qui envisage de se co n v ertir
en so ciété financière, veut le conserver. O n en réfère au C aire. N asser
tranchera lui-m êm e : « Suez, je vous le don n e; le C anal, je le garde. » D
n ’y a plus q u ’à faire ratifier l ’accord par les actionnaires. Ceux-ci auraient
m auvaise grâce à refuser ce q u ’on leur propose - sous form e d ’espèces
et d e titres de la nouvelle société - , d ’autant q u ’un arrangem ent avec le
service français des im pôts leur donnera des avantages fiscaux appré­
ciables. L ’accord est signé à G enève le 13 ju illet 1958. Pour la Com pa­
gnie fondée p ar Ferdinand de L esseps cen t ans plus tô t, une nouvelle
aventure com m ence, sans canal, m ais qui la conduira à participer un jo u r

287
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

au creusem ent du tunnel sous la M anche, après avoir subi une autre n atio ­
nalisation, de la part du gouvernem ent français cette fois M ais c ela n e
regarde plus l'É gypte.

Une haute couture soviétique

D epuis la guerre de Suez, la presse et la radio égyptiennes n 'o n t p as de


m ots assez durs pour dénoncer le colonialism e français. Pour leu r p art,
les services postaux français renvoient en É gypte les lettres p o rtan t un
tim bre de « la victoire » ... TYop d 'in térêts sont en jeu cependant su r les
bords du N il pour ne pas conduire à une négociation, m algré la g u erre
d 'A lg érie qui em poisonne les relations entre les deux pays. U ne co n fé­
rence s'o u v re à G enève en août 1957. L a délégation française n 'e st p rési­
dée que par un inspecteur des finances, Jean R obert, pour bien so u lig n er
q u 'il ne s ’agit pas de renouer des relations diplom atiques. L es débuts des
travaux sont d ’ailleurs très tendus, N asser réclam ant des indem nités aux
« agresseurs ».
Ni la France ni l ’Égypte ne sont les m êm es, un an plus tard, à la conclu­
sion de la conférence. La IV e R épublique a rendu l ’âm e, e t de G aulle a
pris le pouvoir à Paris. C hristian Pineau, l'u n des principaux artisans de
l ’opération « M ousquetaire », a cédé le m inistère des A ffaires étrangères à
M aurice C ouve de M urville, ancien am bassadeur au C aire, connu po u r
son hostilité à cette action. Q uant à l'É g y p te, elle s'e s t alliée avec la S yrie
pour form er la R épublique arabe unie. C ela n ’em pêche pas, d e p a rt et
d ’autre, une grande m éfiance. O n n ’en est ni aux em brassades n i aux
grandes déclarations d 'am itié.
L ’accord signé à Z urich le 22 août 1958 prévoit un dédom m agem ent
pour les cinq banques, quinze com pagnies d ’assurances et diverses sociétés
françaises qui sont passées entre des m ains égyptiennes. Q uant aux au tres
b ia is séquestrés (environ 750 entreprises, 200 im m eubles et des terrain s),
ils seront rendus à leurs pro p riétaires. L es relatio n s com m erciales e t
financières sont rétablies e t les in dustriels français pourront rep ren d re
leurs achats m assifs de coton égyptien.
L 'É gypte autorise les ressortissants français à se réinstaller su r so n ter­
ritoire. Elle restitue à la France l ’Institut d'archéologie orientale, l'In stitu t
des hautes études juridiques, ainsi que les lycées du C aire et d'A lex an d rie.
C es deux établissem ents auront un directeur français, m ais égalem ent un
directeur des études arabes nom m é par les autorités égyptiennes, qui fix e­
ront elles-m êm es les program m es.
Si le contentieux est globalem ent liquidé, il ne s'a g it pas d 'u n reto u r à
la case départ. L a R épublique arabe unie de 1958 ne se confond pas avec
l'É g y p te d ’avant 1956. L a langue arabe est devenue o b lig ato ire d an s 1

1. Huben Bonin, Suez. Du canal à la finance (1858-1987), Paris, Economies, 1987.

288
L E S JÉSU ITES SO U S SCELLÉS

toutes les transactions com m erciales. L e caractère policier du régim e s ’est


durci. D es m icros sem blent être posés partout, e t nul n ’ose exprim er des
o p in io n s politiques de crainte d ’être dénoncé. Tout ce qui est occidental
p arait suspect. Plus de 80 000 m anuels scolaires, dont le contenu est jugé
co n traire au nationalism e arabe ou à la religion m usulm ane, sont brûlés
dans le désert le 15 décem bre 1958. L a confusion entre nationalism e et
islam e s t douloureusem ent vécue p ar les coptes qui se plaignent de discri­
m inations grandissantes.
L es p ay s de l ’E st, fournisseurs d ’arm es, fo n t une percée rem arquée
dans la vallée du N il, m algré la chasse aux com m unistes entreprise par le
régim e. Toutes les portes s ’ouvrent à l ’U RSS, qui va aider à construire
le h au t barrage d ’A ssouan. D es m annequins soviétiques viennent m êm e
présen ter au C aire des m odèles de haute couture réalisés avec du coton
ég y p tien . C e n ’est plus à Paris ou à L ondres, m ais à M oscou que sont
envoyés les boursiers égyptiens. Le 6 octobre 1958, le français est rem ­
placé p ar le russe com m e deuxièm e langue dans renseignem ent public.
Q ui l ’eû t cru quatre ou cinq ans plus tô t?

L es écoles religieuses françaises sont devenues officiellem ent vaticanes


e t to u s leu rs m em bres o n t reçu des p ap iers d ’identité correspondants.
C ette fiction n ’est pas sans poser quelques problèm es : un jésuite égyptien
renvoie les siens à la nonciature, précisant q u ’il ne veut pas être étranger
dans son propre p a y s... Toujours est-il que les collèges et pensionnats ont
pu poursu iv re leu r activ ité après la crise de Suez, sous le contrôle du
m inistère de l ’Éducation et de l ’Enseignem ent, qui a institué une com m is­
sion spéciale d ’exam ens.
D ep u is 1955, le drapeau trico lo re ne flotte plus su r le collège de
la S ain te-F am ille, au C aire, les jo u rs de fête. L es couleurs jau n e et
blanc du V atican l ’o n t rem placé. P our bien souligner le caractère uni­
v ersel de l ’étab lissem en t, on a recruté des jésu ites belges, suisses et
canadiens. Si le père recteur est encore français, le nouveau préfet est
égyptien.
A la surprise générale, le 25 jan v ier 1959 - un dim anche - , la police
fait irruption au collège. E lle fouille dans les caves, à la recherche d e ...
postes ém etteurs qui, évidem m ent, n ’ont jam ais existé. Les scellés sont
m is su r plusieurs bureaux. « L ’enseignem ent prodigué par les jésuites est
incom patible avec les sentim ents nationaux des A rabes », affirm e un porte-
parole du m inistère de l ’Éducation. A preuve, un m anuel de géographie,
au co n ten u curieux en effet : le L iban y est d écrit com m e « un État
m oderne, à m ajorité chrétienne », Israël com m e « un É tat m oderne et
a ctif », la Syrie com m e « un É tat m usulm an, en partie désertique », et la
Jordanie com m e « un pays pastoral ». Pour l ’Égypte, une étrange distinc­

289
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

tion est faite entre les fellahs, « pauvres, cam pagnards, m usulm ans », et
les coptes, « chrétiens, citadins e t instruits » 2.
Le collège est donc réquisitionné. 11 aura un directeur, nom m é p a r les
autorités, dont les jésuites apprennent - avec effroi - q u ’il est m usulm an.
Les cours sont suspendus pour trois jours. D oivent-ils reprendre ? D ’autres
établissem ents religieux sont prêts à zc m ettre en grève, sachant q u e le
collège de la Sainte-Fam ille n ’a pas été épinglé au hasard : son rec teu r
est secrétaire de l’organism e qui réunit l ’ensem ble des écoles cath o liq u es
d ’Égypte. D ’anciens élèves se m obilisent et adressent des m essages de
protestation au président N asser.
Les jésuites penchent pour la grève. Us en seront dissuadés par le nonce
apostolique et par leur vice-provincial, un L ibanais, accouru au C aire. Le
directeur nom m é par le m inistère est un hom m e courtois, qui saura ten d re
supportable cette cohabitation forcée. Il faut calm er les élèves ch rétien s,
prêts à partir en croisade, et qui se m ettent déjà à faire la prière av an t les
cours d ’arabe. Q uitte à tolérer des chahuts, dont le m érite est de m o n trer
que seuls les pères ont l ’autorité nécessaire pour les faire cesser.
D ans les m ilieux gouvernem entaux, to u t le m onde n ’ap p ro u v e p as
la réquisition de cet établissem ent prestigieux, qui accueille les en fan ts de
p lusieurs hauts personnages de la R épublique : le v ice-p résid en t, les
m inistres des A ffaires sociales et de la C ulture, le secrétaire général d e la
L igue arabe, le procureur général, l ’am bassadeur aux N ations u n ie s3...
Les A ffaires étrangères s ’opposent à l ’É ducation et à la police secrète.
D e son côté, le nonce apostolique se dém ène pour arriver à un accord. L a
tension rem onte brusquem ent le 19 février, quand le père recteur, V ictor
Pruvost, reçoit l ’ordre de q u itter le pays dans les quarante-huit h eu res.
Il est alo rs question de réu n ir plusieu rs centaines d ’anciens é lè v e s e t
d ’occuper la chapelle du co llèg e...
La crise se dénoue durant les jo u rs suivants. Un autodafé est org an isé
pour livrer aux flam m es une cinquantaine d ’ouvrages contestables. C ’est
un haut responsable du m inistère q u i v ien t lui-m êm e au co llèg e p o u r
rendre la direction aux jésu ites et, à cette occasion, les féliciter de leu r
systèm e d ’enseignem ent... B ref, il ne s ’est rien passé. Le collège d e la
Sainte-Fam ille sort m êm e renforcé de ce conflit, qui lui a m ontré l ’a tta­
chem ent de ses élèves, de leurs fam illes et des anciens 4.
Les établissem ents religieux restent cependant sous l ’étro it co n trô le
des autorités. A u collège Saint-M arc, tenu à A lexandrie par les frères des
Écoles chrétiennes, le représentant du m inistère se fait toujours accom pa­
gner par un hom m e m ystérieux, portant des lunettes noires, qui prend des
notes en silence. A deux reprises, le directeur est convoqué au C aire par

2. Frédéric Abécassis, « École étrangère, école intercommunautaire », in Entre réforme


et mouvement national. Le Caire, CEDEJ, 1995.
3. Nouvelles de la vice-province du Proche-Orient, n° 3, juin 1959.
4. Frédéric Abécassis, « Une certaine idée de la nation », in Itinéraires d ’Égypte.
Mélanges offerts au p ire Maurice Martin s.j., Le Caire, IÏAO, 1992.

290
LES JÉSU ITES SO U S SCELLÉS

d es o fficiers des R enseignem ents généraux. L a préparation m ilitaire,


organisée au collège com m e dans tous les établissem ents scolaires, per­
turbe les cours. En été, une partie des locaux doit être cédée à l ’arm ée
p o u r une session de form ation d ’officiers. Le collège est soum is à des
dénonciations. Un jour, la police fait irruption dans la bibliothèque pour
supprim er des ouvrages antinationaux, com m e La C hanson de R o la n d ...
C e clim at est m al supporté par certains religieux, qui s ’énervent, entrent
en dépression, dem andent à quitter l ’Égypte ou m êm e l ’ordre.
L a lo i n° 160, dont le décret d ’application p araît le 17 m ars 1959,
m arque pratiquem ent la fin de l ’enseignem ent étranger en Égypte. E lle
stipule que les directeurs d ’école doivent être égyptiens et que les pro­
fesseurs étrangers ne peuvent enseigner q u 'av ec l ’approbation des autori­
tés. U n ’y a plus que des établissem ents égyptiens, gouvernem entaux ou
p riv és, q u i, to u s, sont tenus de suivre les program m es o fficiels. M ais,
pour répondre aux besoins du pays, certaines écoles privées peuvent être
au to risées à enseigner une langue étrangère de m anière renforcée. C es
besoins ne sont pas seulem ent com m erciaux m ais aussi politiques, puisque
le régim e nassérien veut étendre son influence au M aghreb et en A frique
noire. L ’université islam ique d ’E l-A zhar elle-m êm e s ’intéresse à l ’ensei­
gnem ent de la langue française dans un but de prosélytism e.
U n baccalauréat franco-égyptien est m is en place. C ette form ule
b âtard e ne satisfait personne : ceux qui envisagent de poursuivre leurs
étu d es supérieures en Europe sont trop faibles en français ; ceux qui sont
destinés à rester en Égypte ne sont pas assez forts en arabe. O n se rabat
alo rs sur le bac égyptien, avec quelques am énagem ents... En réalité, les
éco les ex-françaises ne retrouveront jam ais leu r niveau d ’antan, ayant
perdu à la fois leur liberté de m ouvem ent, une partie de leurs enseignants
e t le p etit m onde cosm opolite, tourné vers la France, qui co n stitu ait
l'essen tiel de leur clientèle.
5

Diplomates ou espions ?

D epuis la ru pture des relatio n s diplom atiques, les intérêts français


en É gypte sont défendus par la Suisse. C ’est donc sous la protection du
drapeau helvétique que travaille au C aire la petite m ission envoyée de
P aris p o u r m ettre en œ uvre les accords financiers e t cultu rels conclus
e n août 1958. O n ne peut pas dire que les choses avancent vraim ent. La
lib é ratio n des biens séquestrés traîn e en longueur. T rois ans après le
protocole de Z urich, trente m ille com ptes en banque sont encore bloqués,
e t les litig es im m obiliers attendent un règlem ent. Les actionnaires des
banques et des assurances nationalisées n ’ont toujours pas été indem nisés.
Q u an t aux avoirs enfin libérés, ils subissent une forte ponction du fisc
égyptien, e t il faut se battre pour obtenir leur rapatriem ent.
Le clim at politique n ’est pas de nature à rassurer les Français d ’Égypte.
U ne grande tension règne au C aire depuis que la Syrie a fait sécession, à
la fin de septem bre 1961. La R épublique arabe unie est m aintenue, « m al­
g ré les m anœ uvres des traîtres et des im périalistes ». Pour faire oublier
c e t échec, une vaste cam pagne est lancée contre les « m illionnaires » et les
« féodaux », dont la presse publie chaque jo u r les nom s. Parm i eux, beau­
coup d ’Égyptiens ju ifs ou chrétiens d ’origine syrienne ou libanaise - autre­
m ent d it, des occidentalisés, très proches de la culture française. C es enne­
m is de la nation se retrouvent du jo u r au lendem ain sur la touche : non
seulem ent leurs biens sont séquestrés, m ais ils sont exclus de tous les
clubs et associations.
Le 24 novem bre, nouveau coup de tonnerre : les m em bres de la m ission
d ip lom atique française o n t été arrêtés pour espionnage. Personne ne
pourra les voir, pas m êm e l ’am bassadeur de Suisse. Us sont quatre : André
M attéi, le président, Jean-Paul B ellivier et H enri M outon, ses assistants,
A ndré M iquel, chargé des affaires culturelles. Un cinquièm e diplom ate,
C hristian d ’A um ale, absent d ’Égypte, sera jugé par contum ace. Parm i les
personnes arrêtées figurent aussi un avocat français, Mc François Fairé,
un G rec, qui dirige La R evue du C aire, ainsi que quatre É gyptiens, dont
A dli A ndraos, ancien am bassadeur d ’Égypte à Paris. Deux Françaises,
A rlette Beau, secrétaire de la m ission, et Jasm in Caneri, avocate au barreau
du C aire, o n t égalem ent été appréhendées.

293
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

Le gouvernem ent français proteste aussitôt, faisant valoir que les quatre
principaux accusés bénéficient de l’im m unité diplom atique. C e n ’est p as
l’avis des autorités égyptiennes, qui ont une interprétation restrictive - e t
erronée - des accords de 1958. Les chefs d ’accusation sont gravissim es :
espionnage pour le com pte de la France, propagande subversive, in cita­
tion au renversem ent du régim e nassérien e t au m eurtre de son chef.
Si les deux F rançaises sont lib érées e t ex p u lsées m anu m ilita ri, les
autres inculpés restent au se c re t O n apercevra certains d ’entre eux à la
télévision, pour des sem blants d ’aveux, peu audibles. A Paris, le m inistre
des A ffaires étran g ères, M aurice C ouve de M urville, dénonce c e tte
« scandaleuse et désolante affaire » qui, selon lui, « attein t tout l ’O cci­
dent ». M ais la France se sent un peu seule aux N ations unies quand e lle
rem et un docum ent aux É tats m em bres pour p rotester contre les « allég a­
tions parfaitem ent ridicules sur lesquelles repose la m achination ».

Des aveux arrachés par la force

Le 19 décem bre, l ’accès du territoire égyptien est interdit à tout resso r­


tissant français, m êm e en transit. N asser déclare, au m ilieu d ’un discours :
« Les Français se sont im aginé q u ’en m e supprim ant, ils parviendraient
à supprim er notre R évolution. » E ntre Noël et N ouvel A n, les lycées q u i
avaient été restitués à la France sont m is de nouveau sous séquestre. P aris
réplique en rappelant les professeurs français d ’Égypte, après avoir in ter­
dit aux citoyens égyptiens de quitter la F ran ce... La tension entre les deux
pays est à son paroxysm e.
Au m ois de m ai de l ’année précédente, N asser avait présidé à M an-
soura la com m ém oration de la d éfaite de S aint L ouis. C ’éta it b ien la
prem ière fo is q u ’on fêtait en É gypte un tel événem ent, vieux d e sep t
siècles ! M ais l ’arrestation des « espions » sem ble être directem ent liée
à l ’actualité : les services spéciaux égyptiens, qui se sont fait surprendre
p ar la sécession syrienne, n ’ont-ils pas voulu se rattraper en o ffran t au
raïs une belle affaire d ’espionnage? Dans les m ilieux diplom atiques du
C aire, on penche pour cette explication, m êm e si on estim e que certains
des Français arrêtés ont fait preuve d ’am ateurism e ou d ’im prudence,
tenant en public des propos susceptibles d ’être m al interprétés.
Le procès doit s ’ouvrir le 15 janvier, avec un m agistrat de rechange : le
président du tribunal de sécurité s ’est tué m ystérieusem ent en tom bant
d ’une terrasse. A ccident, suicide ou assassinat? La question restera sans
réponse.
Le bâtonnier René-W illiam T horp, arrivé au C aire, a été autorisé à voir
les quatre diplom ates incarcérés. Com m e leurs proches le craignaient, ils
ont été m altraités dans le but de leur arracher des aveux. A ndré M iquel
raco n tera plus tard : « A quatre heures du m atin, nous fûm es rév eillés
par des coups frappés dans la porte, ju sq u ’à l ’enfoncer, et une bande de

294
D IPLO M ATES O U ESPIO NS ?

types envahirent l'appartem ent, m e bandèrent les yeux et m e m irent des


m enottes, fouillèrent toutes les pièces e t m 'em m enèrent. Là com m ençait
le cauchem ar : une dizaine de jours d 'in terrogatoire p ar les services spé­
c ia u x ... Je ne savais pas pourquoi j'é ta is arrêté et surtout je n 'av ais rien à
raco n ter; ou plutôt je n 'av ais rien à cacher e t rien de ce que je racontais
n 'in téressait les p o liciers... A u cours des dix jours qui suivirent, il m 'arri­
v ait d 'ê tre ex trait à n 'im p o rte quelle heure du jo u r et de la nuit, rem is
dans la cam ionnette, ram ené dans un local que je ne connaissais pas, une
ou deux fois dans une cave, attaché au m ur p ar les m ains et les pieds, nu
ou à peu près nu. Fort heureusem ent j'a i échappé à la torture abso lu e1... »
E n prison, ce franc-m açon retrouve la foi chrétienne. 11 refuse de signer le
procès-verbal de son interrogatoire.
L ors du procès, H enri M outon explique pour sa part q u 'il a été am ené
à répondre sous les coups, en pleine crise hépatique, alors q u 'il était à
genoux, la tête baissée et les m ains enchaînées derrière le dos. Le président
du tribunal, qui a sous les yeux l'ac te d'accusation, lui fait rem arquer q u 'il
s 'e s t rendu à l'am bassade d 'Ita lie pour o b tenir des fonds destinés à un
co u p d 'É tat. E t l'o n assiste à ce dialogue ubuesque :
« Je n 'a i jam ais pénétré dans l'am b assad e d 'Ita lie e t je n 'y connais
p erso n n e...
- M ais vous l'a v e z d it dans votre déclaration.
- E lle m 'a été dictée par la police.
- C om m ent la police au rait-elle pu vous d icter l'en sem b le de votre
déclaration ?
- L es policiers devaient avoir l'im agination fe rtile ... C om m ent, m oi,
sim p le em ployé, chargé des questions de séquestre, je m e serais rendu
au p rès d 'u n e am bassade, aurais frappé à la porte et dem andé des fonds
p o u r renverser le régim e ?
- Pourquoi alors avez-vous fait une telle déclaration ?
- A près tro is jours sans som m eil, trois jo u rs de m auvais traitem ents,
m alade, je n 'av ais plus de forces.
- C ela ne ju stifie pas que vous ayez pu faire des déclarations aussi
g ra v e s... »
H arcelé p ar le ju g e sur ses projets crim inels avoués, le diplom ate finit
p a r s'é c rie r : « Si on m e l'a v a it dem andé, j'a u ra is reconnu av o ir tué le
président N asser ! »

Un vilain cauchemar

Tout cela fait m auvaise im pression dans le prétoire. Les am bassadeurs


présents, que la défense a encouragés à assister au procès, sont plus sen­
sib les que leurs gouvernem ents à cette atteinte à l'im m unité diplom atique

I . André Miquel, L’Orient d ’une vie, Paris, Payot. 1990.

295
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

et à la bru talité des services spéciaux égyptiens. Ils ont du ma! à v o ir


en ces accusés très dignes, venus en Égypte tv e c fem m e e t enfanta, des
assassins en puissance, ou m êm e des espions. D ’autant que, d ’une séance
à l ’autre, les chefs d ’accusation apparaissent de plus en plus absurdes. L es
rapports saisis à la m ission diplom atique, les relevés d ’écoutes té lé ­
phoniques n 'o n t rien que de très banal. En rendant com pte au Q uai
d ’O rsay du clim at politique en É gypte, les diplom ates ne faisaient q ue
leur travail : Us devaient bien expliquer pourquoi la restitution des b ien s
français se passait si m al. E t s ’ils répondaient à un journaliste de passage
sur les conséquences d ’une éventuelle disparition de N asser, ce n ’é ta it pas
forcém ent p our préparer son assassinat ! L es responsables des éco u tes
- ou les traducteurs - avaient m al com pris certains propos. Q u alifier le
président égyptien, dans une conversation, d V anim al politique » n ’é ta it
pas l’assim iler aux ânes ou aux lap in s...
L ’ancien am bassadeur d ’Égypte à Paris, de culture française, est d ési­
gné p ar le su b stitu t du pro cu reu r com m e un ennem i du peuple : « L a
France, explique ce m agistrat surexcité, avait instillé en lui les élém ents
de la 'trahison. » Il ajoute q u ’en tem ps de paix les accusés seraient passibles
de plusieurs années de travaux forcés. M ais, com m e on est en guerre - en
guerre contre Israël - , il réclam e les travaux forcés à perpétuité. Le m agis­
trat m et en cause une radio ém ettant de M arseille, la Voix de l'É g y p te
libre, dont les inform ations proviendraient de la m ission française. Toute
cette m ise en scène ne visait-elle pas à obtenir sa suppression? Le gou­
vernem ent français refuse d ’entrer dans ce m archandage.
Au fil des sem aines, le procès ralentit, signe d ’un em barras croissant
du p o u voir2. O n craint cependant le pire, sachant que N asser n ’entend pas
se désavouer après tan t de b ru it. Le 7 av ril 1962, à l ’ouverture d e la
trente-huitièm e séance, coup de théâtre : la cour annonce, à la dem ande du
parquet, l'ajournem ent du procès « pour considérations politiques ayant
trait aux intérêts supérieurs du pays ». L es diplom ates français sont lib é­
rés. Stupéfaction et em brassades.
D ans les m ilieux gouvernem entaux, on explique avoir voulu saluer les
accords d ’É vian, conclus une vingtaine de jours plus tôt entre la France e t
les nationalistes algériens. O n souhaite m êm e que les diplom ates puissent
être présents à Paris dès le lendem ain pour pouvoir voter au référendum !
L ’entourage de N asser se déclare particulièrem ent satisfait de la sévérité
des m esures prises par de G aulle contre l ’O A S. Le journal A l A hram , qui
dénonçait pêle-m êle, quelques sem aines plus tôt, « les actes de piraterie
com m is p ar la flo tte française en M éditerranée, les atten tats contre
le peuple algérien, les explosions des bom bes atom iques au S ahara et
l ’opposition de Paris aux décisions de l ’ONU sur le Congo », affirm e que
la R épublique arabe unie veut « ouvrir une nouvelle ère de coopération
avec la France » ... C e n ’était donc q u ’un vilain cauchem ar. Toutes les

2. René-William Thorp, Le Procès du Caire. Paris, Julliaid, 1963.

296
D IPLO M ATES OU ESPIO NS ?

san ctio n s sont levées de part et d ’autre. Les touristes français peuvent
prendre leur billet pour la H aute-Égypte.
A p rès cette douloureuse aventure» un autre q u ’A ndré M iquel aurait
définitivem ent tourné le dos au Proche-O rient. Le jeune conseiller culturel
décide» au co n traire, de prouver à ses accusateurs q u ’il n ’est « pas ce
q u ’ils croyaient ». n se rem et à apprendre l ’arabe, plonge dans l ’étude du
m onde m usulm an, voyage, enseigne, publie. Ce brillant norm alien, classé
p rem ier à l ’agrégation de gram m aire, deviendra professeur de langue et
de littérature arabes classiques au C ollège de France.
6

La dame de Nubie

L o rs d e l'arrestatio n des diplom ates français, le m inistre égyptien de la


C ulture, Saroite O kacha, a été à deux doigts de dém issionner. C e m ilitaire
de c a rriè re , proche com pagnon de N asser, est certainem ent l ’un d es
m eilleurs am is de la France au cours de ces années som bres. C ’est grâce
à lui q u e plus d ’un chercheur, universitaire ou journaliste peut travailler
en É gypte m algré l ’im age détestable de 1’« im périalism e français ». Jean-
Philippe Lauer, contraint de s ’ex iler après l'affaire de Suez, frappe à sa
porte e n novem bre 1959, m uni des photos de son chantier e t des plans de
travaux à effectuer. « Je m e suis retrouvé en face d ’un hom m e qui m e par­
lait av ec fougue du trav ail q u ’il av ait com m encé à S akkara en 1926,
raco n tera O kacha. Ses yeux étaient brillants de larm es tant était grande sa
volonté de m e convaincre. Je ne le connaissais pas. Je ne connaissais pas
non p lu s ses travaux. M ais il avait un d ésir si ardent de se rem ettre à l’ou­
vrage que j ’en fus troublé. C onquis par la force étonnante qui ém anait de
lui, je lui ai répondu q u ’il pouvait reprendre tout de suite ses travaux et
que je m ’occupais de régler le re ste (. »
A ncien attaché m ilitaire à P aris, passionné de m usique classique e t
d ’art populaire, Saroite O kacha se rend discrètem ent dans la capitale fran­
çaise en m ars 1960 pour soutenir une thèse en Sorbonne su r l ’écrivain
arabe Ibn K outaiba. Tous ses am is parisiens sont présents. Le jury, présidé
p ar R égis B lachère, lui décerne la m ention « très honorable ». C ette visite
incognito se term ine par un article très élogieux de Jacques Berque dans
L e M onde du lendem ain.
D ésireux de m ettre en place un spectacle son et lum ière aux Pyram ides
de G uiza. Saroite O kacha convainc l’égyptologue C hristiane D esroches-
N oblecourt d ’en concevoir le scénario. L ’œ uvre sera entièrem ent réalisée
sur les bords de la Seine, grâce à la plum e de G aston Bonheur, la m usique
de G eorges D elerue et la voix de p lusieurs m em bres de la C om édie-
Française. 11 ne reste plus q u ’à l ’adapter dans les autres langues. Au dernier
m om ent, le m inistre fait m odifier la traduction anglaise, s ’apercevantI.

I. Claudine Le Tourneur d'fson. Une passion égyptienne. Jean-Philippe et Marguerite


Lauer. Paris. Plon, 1996.

299
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

q u ’une m ain perfide y a rem placé le nom de C ham pollion p ar c elu i de


Thom as Y oung2... C ’est après avoir inauguré ce spectacle, le 13 av ril
1961, que N asser donne le feu vert à la création du C entre de recherche
franco-égyptien de K am ak.
Si Saroite O kacha joue un grand rôle pour rapprocher les deux pays
dans ces an n ées-là, il faut en d ire de m êm e de C h ristiane D esro ch es-
N oblecourt. L ’activité inlassable de cette égyptologue, toujours p rête à
sau ter dans un avion pour fran ch ir la M éditerranée - q u itte à se faire
accuser par certains de « collaboration avec l ’ennem i » - , au ra co m p té
autant que le travail de beaucoup de diplom ates. C ’est par la cu ltu re, bien
plus que p ar la p o litique ou l ’économ ie, que la France e t l ’É g y p te se
retrouvent.
C hristiane D esroches est arrivée pour la prem ière fois en Égypte à bord
du C ham pollion en 1937. Elle avait vingt-quatre ans. Ses parents avaient
donné m ille co n seils à cette jeu n e chargée de m ission au m u sée du
Louvre pour q u 'e lle évite les « m auvaises rencontres ». D ieu m erci, c ’est
le bon chanoine D rioton qui l ’attendait à la gare du C aire, pour l ’in staller
à l ’Institut français d ’archéologie en tant que « m issionnaire » ... L ’année
suivante, elle était de retour dans la vallée du N il, cette fois com m e « pen­
sionnaire », affectée aux fouilles d ’Edfou. Le début d ’une riche carrière,
partagée en tre l ’Égypte et le L ouvre, où C hristiane D esroches, ép o u se
N oblecourt, occuperait successivem ent les fonctions de co n serv ateu r et
co n serv ateu r en c h ef des A ntiquités ég yptiennes, fonctions a ttrib u é e s
pour la prem ière fois à une fem m e.

Par la voix de M alraux

En 1952, après la R évolution, le chanoine D rioton est rem p lacé à la


D irectio n des a n tiq u ité s p ar un p réh isto rien ég y p tien , M o u stap h a
A m er. C elu i-ci fait appel à l ’assistan ce de l ’U nesco, qui d élèg u e un
c h ef de m ission en la personne de C h ristian e D esroches-N oblecourt.
A insi est créé le C ED A E (C entre d ’étude et de docum entation su r l ’an­
cienne É gypte) q u i, très v ite, va se préoccuper du sauvetage des m onu­
m ents de N ubie, m enacés d ’une noyade d éfin itiv e p ar le haut barrage
d ’A ssouan en construction. Un d em i-siècle plus tô t, lors de la m ise en
p lace du p récéd en t b arrag e, G aston M aspero, c ria n t d an s le d é se rt,
n ’avait pu que procéder au relevé des m onum ents qui seraient en g lo u tis
une p artie de l ’année. C ette fois, le risque est plus grand. G râce à la
volonté de quelques-uns et une m obilisation intern atio n ale, un p ro jet
grandiose va être m is en œ uvre : le déplacem ent des prin cip au x é d i­
fices en p éril.

2. Christiane Desroches-Noblecourt. La Grande Nubiade ou le parcours </*une égypto­


logue. Paris. Stock-Pemoud, 1992.

300
LA D AM E D E N U BIE

L a France est au cœ ur de cette aventure, m algré ses m auvaises rela­


tio n s avec l'É g y p te. Parce que l ’U nesco a son siège à Paris. Parce que
son nouveau directeur général, R ené M aheu, est français. Et parce que
C h ristian e D esroches-N oblecourt est un personnage clé de l'o p ératio n
audacieuse qui va être entreprise. Au cours de l'é té 1955, l'égyptologue
française s'ad resse aux m eilleurs experts m ondiaux pour q u 'ils partici­
pent au relevé. Un travail de bénédictin com m ence, auquel une équipe
de l'In stitu t géographique national français apporte une aide im portante
en utilisan t un nouveau procédé, la photogram m étrie : il s'a g it de resti­
tu er e n courbes de niveau tous les m onum ents photographiés. Le travail
est com plété en 1959 p ar la réalisation d 'u n e im m ense carte au 1/10 000e,
à p a rtir de photographies aériennes.
L e d irecteu r général de l ’U nesco lance un appel solennel à la com ­
m u nauté in tern atio n ale en 1960. A ndré M alraux, m inistre du général
de G aulle, chargé de la C ulture, y répond le prem ier. Il le fait dans un texte
som ptueux, déclam é de sa voix inim itable : « Pour la prem ière fois, toutes
les nations - au tem ps m êm e où beaucoup d 'e n tre elles poursuivent une
guerre secrète ou proclam ée - sont appelées à sauver ensem ble les œ uvres
d 'u n e civilisation qui n'appartient à aucune d 'e lle s... La survie de l'É gypte
est dans son art, et non dans des nom s illustres ou des listes de victoires.
M alg ré K adesh, l'u n e des b atailles d écisives de l'H isto ire , m algré les
cartouches m artelés et regravés de l'intrépide pharaon qui tenta d'im p o ser
aux dieu x sa p o stérité, S éso stris est m oins p résen t p our nous que le
p au v re A khnaton. E t le visage de la reine N éfertiti hante nos artistes
com m e C léopâtre hantait nos poètes. M ais C léopâtre était une reine sans
v isage, et N éfertiti est un visage sans re in e ... Pour la prem ière fois, l'h u ­
m anité a découvert un langage universel de l'a r t... Pour la prem ière fois,
vo u s proposez de m ettre au service des effig ies, pour les sauver, les
im m enses m oyens que l'o n n'avait m is, ju sq u 'ici, qu'au service des vivants.
Peut-être parce que la survie des effigies est devenue pour nous une form e
de la v ie ... »
L 'ap p e l de FU nesco suscite un vaste m ouvem ent de générosité, y
com pris de la part des plus hum bles. D es écoliers répondent. Le prem ier
envoi est d 'u n e fillette de Toum us, Yvette Sauvage, âgée de douze ans, qui
a cassé sa tirelire pour la Nubie. Saroite O kacha l'in v ite en Égypte avec sa
m am an. M alraux lui-m êm e ira sur place au printem ps 1966, après le réta­
blissem ent des relations diplom atiques entre Paris et Le C aire. Voyage
« triom phal », précise le Tim es, en soulignant q u 'il a été reçu com m e
aucun autre hôte occidental. Les m inistres égyptiens font l'effo rt de lui
p arler en français, ce qui devient très rare depuis la révolution de 1952.
M alraux rencontre N asser et lui rem et un m essage personnel du général
de G aulle, puis s'en v o le vers la H aute-É gypte. L 'au teu r de L ’E spoir
restera hanté par le pays des pharaons. Pour ses obsèques, dix ans plus
tard, on disposera dans la cour carrée du Louvre un sarcophage de chat en
bois doré, aux yeux phosphorescents, figurant la déesse B astet...

301
D IVO RC E E T RETROUVAILLES

Toutankhamon et Ramsès II à Paris

Les retrouvailles franco-égyptiennes s ’illustrent d ’une autre m anière,


en fév rier 1967, avec l ’exposition « T outankham on » à P aris. A P aris,
e t pas à L ondres, alo rs que logiquem ent la G rande-B retagne a u ra it dû
av o ir la p rio rité de la fabuleuse découverte de H ow ard C arter e t lord
C am av o n ... C hristiane D esioches-N oblecourt a pu obtenir quarante-cinq
ch efs-d ’œ uvre, m algré les réticences des conservateurs du m usée du
C aire. D a fallu négocier pièce par pièce, puis renoncer à certaines d ’en tre
elles, p ar crainte de les abîm er. La France s ’étan t engagée à les restaurer,
on dépêche au C aire deux des plus grands spécialistes du m obilier natio ­
nal qui y travaillent pendant trois m ois avec un m atériel spécial.
D ’infinies précautions sont prises pour transporter les objets. L es plus
légers partent en avion, à bord de quatre DC-6 (il faut répartir les risques !),
étant entendu q u ’on évitera les trous d ’air pour ne pas secouer ces tréso rs.
L es plus lourds sont achem inés p ar m er. C ’est le cas du co lo sse de
Toutankham on, haut de trois m ètres e t pesant huit tonnes, pour lequel le
plancher du Petit Palais a dû être renforcé.
A ndré M alraux, inaugurant l’exposition avec Saroite O kacha, prononce
un autre de ces discours dont il a le secret : « Ce que l ’Égypte a ch erch é
dans la m ort, c ’est justem ent la suppression de la m o rt... Je rem ercie, au
nom de la F rance, l ’É gypte q u i, la prem ière, a inventé l ’é te rn ité ... »
15 000 personnes font la queue à la porte. N ul n ’avait prévu une te lle
ruée ! U faut prendre d ’urgence des m esures pour am éliorer la circulation
et la visibilité à l ’intérieur des salles. La visite du général de G aulle e t de
son épouse, qui devait durer vingt m inutes, sera prolongée d ’une heure
et dem ie.
Une foule im m ense fait chaque jo u r le siège du Petit Palais. De m ém oire
de Parisien, on n ’a jam ais vu autant de m onde à une exposition artistique,
autant d ’écoliers. Photographies, éclairages, couleurs, plants de p ap y ru s...,
tout a été étudié pour faire revivre « Toutankham on e t son tem ps ». Le
nom bre lim ité d ’objets perm et d ’éviter les cavalcades. La pièce m aîtresse
de l ’exposition est évidem m ent le célèbre m asque funéraire réalisé su r
feuille d ’o r battu, avec la coiffe rayée de verre bleu, la barbe postiche, le
serpent et le vautour enrichi de pierres dures.
T outankham on tien t six m ois et dem i, après prolongation, to talisan t
1,2 m illion d ’entrées payantes. Les bénéfices sont destinés au sauvetage
des m onum ents de N ubie. La guerre des Six-Jours, survenue dans l ’inter­
valle, conduit à interrom pre brièvem ent l ’exposition par crainte d ’in ci­
d ents, m ais la fam euse m alédiction de T outankham on - censée av o ir
coûté la vie à plusieurs égyptologues - ne se vérifie pas au pied de la tour
E iffel. O n voit naître, en revanche, une m ode fugace chez les coiffeurs,
avec la « coiffure à la pharaon ». Un fabricant de chocolat inaugure les
petits sarcophages de papier doré et, tandis que la télévision lance le jeu

302
LA DAM E D E N U BIE

pour en fan ts « T outencarton », les p u blicitaires inventent le « Tout-en-


ép arg n an t» pour la C aisse d ’ép arg n e3...
L es F rançais se bousculeront tout autant en 1976 p our l ’exposition
« R am sès II », au G rand Palais. M êm e disp o sitif : des objets restaurés au
C aire p ar des spécialistes du Louvre sont transportés à Paris par avion ou
bateau. Les visiteurs sont accueillis p ar la statue m onum entale du dieu
H ouroun, un faucon en granit gris, protégeant Fenfant-roi qui suce son
index. M ais le véritable événem ent est indépendant de l’exposition : c ’est
le voyage de la m om ie du pharaon, venue se faire soigner dans la capitale
française.
L e grand R am sès II a régné so ix ante-trois ans, au XIIIe siècle avant
Jésus-C hrist. Sa dépouille a souffert d ’être déplacée plusieurs fois depuis
l ’A n tiquité, et son exposition au m usée du C aire n ’a fait que l ’abîm er
davantage. Si rien n ’est entrepris, les spécialistes assurent que ce vénérable
vieillard ne passera pas l ’an 2000. La France se propose de le soigner. Là
au ssi, on retrouve la dam e de N ubie : C hristiane D esroches-N oblecourt
obtient les autorisations nécessaires - cette fois, c ’est une véritable affaire
d ’É tat, car il faut l’accord des présidents des deux républiques - et orga­
nise l ’opération, qui sera subventionnée par E lf-E rap, dont le dirigeant
au C aire, Robert Souchet, est l ’un de ses anciens élèves d ’ég y p to lo g ie...
A vec m ille précautions, la m om ie, vieille de trente-deux siècles, est
enferm ée dans une boîte de Plexiglas spécial, im perm éable aux rayons
ultraviolets, et calée par des coussins de polystyrène stérilisé. « Lorsque
j ’arrivai au C aire avec le N ord-A tlas de l’arm ée française, raconte l’égyp­
to lo g u e, tout était prêt p our l ’em b arq u em en t... La caisse contenant le
G rand R oi, couverte d ’une toile de ju te, fut placée sur un cam ion sem i-
bâché, entouré d ’une garde de soldats, com m andée par le ch ef de la police
du m usée, le général R am sès ! L ’avenue reliant Le C aire à H éliopolis,
v ers l ’aérodrom e, é tait aussi l ’avenue R am sès ! N otre am bassadeur, le
com te Senard, attendait l ’arrivée du convoi pour signer, au nom du gou­
vernem ent français, la prise en charge du héros de Kadesh. Un vent d ’une
violence extrêm e contraignit le représentant égyptien et notre am bassa­
d eu r à s ’abriter dans la voiture de la délégation française. Les conditions
atm osphériques risquaient de devenir parfaitem ent im propres au transport
aérien, un tel chargem ent ne devant, en aucun cas, être secoué. Pourtant,
les événem ents allaient com pter avec Ram sès, ce faiseur bien connu de
m iracles. S itôt décollé, l ’avion ne rencontra plus la tem pête, m ais une
atm osphère très calm e, qui m e perm it de faire survoler les pyram ides par
l'ép o u x de la belle N ofrétari, satisfaction que l ’on n ’avait pas pu lui
procurer durant son règne 4 ! »
R am sès II est accueilli au Bourget en ch ef d ’É tat par un détachem ent

3. Jean-M arcel Humbert, in Bulletin de la Société française d ’égyptologie. n° 62.


octobre 1971.
4. Christiane Desroches-Noblecourt. La Grande Nuhiade.... op. vit.

303
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

de la G arde républicaine, sabre au clair. A lice Saunier-S eïté, secrétaire


d ’É tat aux U niversités, prononce le discours de bienvenue. Le c o rtè g e
s ’ébranle, précédé de m otards. Il s ’offre au passage un p etit to u r d e la
C oncorde, pour saluer l ’obélisque, puis rejoint le m usée de l ’H om m e, o ù
une salle stérile a été spécialem ent am énagée avec des v itres im p e r­
m éables aux rayons ultraviolets.
Pendant sept m ois, une centaine de spécialistes, français et ég y p tien s,
dirigés par L ionel B alout, adm inistrateur du m usée de l ’H om m e, e t sa
collaboratrice C olette R oubet, vont se pencher sur l ’illustre p a tien t5. O n
écarte des m édecins ou pseudo-m édecins e t pas m al d ’illum inés q u i p ro ­
posent leurs services. Les techniques les plus m odernes sont u tilisées :
endoscopie, palynologie, xéroradiologie, ch ro m o d en sito g rap h ie... D es
m em bres du laboratoire de l ’identité judiciaire apportent leur concours.
A u fil des exam ens, on découvre un R am sès inattendu : ce v ie illa rd
m ince, au nez bourbonien, était courbé par les rhum atism es ; il claudiquait
légèrem ent et avait souffert d ’abcès dentaires. Avec ém otion, les égypto­
logues apprennent que sa chevelure d ’origine était rousse, couleur ju g ée
diabolique à l ’époque, ce qui peut éclairer un parcours peu com m un6...
Une quinzaine de laboratoires français travaillent sur des fragm ents de
la m om ie, cherchant à id en tifier le cham pignon assassin. Un c h im iste
d ’origine égyptienne, Jean M ouchacca, réussit à cerner cet adversaire por­
tant un nom à coucher dehors : D aedalea biennis. M ais com m ent tra ite r la
m om ie pour la m ettre définitivem ent à l'ab ri du m al ? Il n ’est pas question
d ’utiliser la chim iothérapie, qui peut avoir des effets dévastateurs. L ’irra­
diation, en revanche, s ’im pose, m ais les scientifiques ne peuvent prendre
le risque de rendre Ram sès à l ’Égypte sans cheveux, par exem ple, ou sans
ongles. O n fait appel à une m om ie cobaye. E lle réagit bien à d es tests
effectués au C entre d ’études nucléaires de G renoble. Il ne reste plus q u ’à
croiser les doigts et à pratiquer l'opération. Ce sera le travail des ingénieurs
du Com m issariat à l ’énergie atom ique de Saclay. La veille, le président de
la R épublique, accom pagné de M™ G iscard d ’E staing, vient souhaiter
bonne chance au pharaon.
C ’est dans sa bulle de plastique que Ram sès II, guéri, retrouve le musée
du C aire le 10 m ai 1977. Les tapissiers du Louvre ont recouvert sa m om ie
d ’un m agnifique drap de velours bleu, rehaussé par les deux plantes de
l ’antique Égypte brodées d ’or. Le Pharaon-Soleil a encore une longue vie
devant lu i...

5. La Momie de Ramsès II. Contribution scientifique à l'égvptologie. Paris, CNRS,


1976-1977.
6. Christiane Desroches-Noblecourt, Ramsès II. La véritable histoire. Paris, Pygma­
lion. 19%.
7

De Gaulle change la donne

L 'A lg érie est indépendante, la consternante affaire des diplom ates est
clo se. Plus rien n ’em pêche les relations franco-égyptiennes de s'am élio ­
rer. O n va le voir d ’abord à de tout petits signes, com m e la « charte natio­
nale » de la R épublique arabe unie, publiée en m ai 1962. C ette bible du
régim e nassérien rend un hom m age inattendu à l'E x p éd itio n de B ona­
p arte, laquelle « apporta un nouvel adjuvant à l'én erg ie révolutionnaire
du peuple égyptien, [ ...] quelques aspects des sciences m odernes [ ...] ,
des grands m aîtres qui entreprirent l ’étude de la situation en Égypte et
découvrirent les secrets de son histoire an cien n e... ». C e n ’est pas négli­
g eab le!
L es relations diplom atiques sont enfin rétablies en avril 1963, après six
ans e t dem i d'interruption. Les prem iers am bassadeurs d 'É gypte à Paris
sero n t des m ilitaires, en attendant le retour des diplom ates de carrière
fran co p h o n es, dans la bonne trad itio n . E n 1965, le français redevient
p rem ière langue étran g ère dans les écoles publiques égyptiennes, au
m êm e titre que l ’anglais. C ’est aussi l'an n ée où le m aréchal A bdel Hakim
A m er, num éro deux du régim e nassérien, est reçu à Paris : prem ière visite
officielle, depuis trente-huit ans, d ’un hom m e d 'É tat égyptien de ce rang.
O n déroule le tapis rouge. Lors d ’un déjeuner à l ’Élysée en son honneur,
le général de G aulle plaide pour une « action com m une » entre « l'É gypte
nouvelle, telle que la réalise la R épublique arabe unie », et « la France
nouvelle, telle que la Ve R épublique est en train de l’accom plir». Deux
pays nouveaux ne peuvent avoir que des relations nouvelles. Les nuages
appartiennent au passé. Du C aire, le président N asser fait savoir q u ’il a
levé les accusations d ’espionnage et de com plot contre les quatre diplo­
m ates français, q u ’on avait déjà o u b liées...
N ouveau progrès en ju illet 1966 : le contentieux patrim onial franco-
égyptien est réglé. Un accord global liquide, à la fois, les séquelles de
l'affa ire de Suez e t celles des nationalisations survenues en Égypte par la
suite. Les Français sont assurés d ’être indem nisés convenablem ent et de
pouvoir rapatrier leurs avoirs dans des délais raisonnables.

305
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

Les dirigeants du C aire ne m ettent pas sur le m êm e plan la F ran ce e t la


G rande-B retagne. C ette dernière est coupable, à leurs yeux, d ’a id e r les
m aquisards royalistes au Y ém en e t de m aintenir des bases m ilita ires à
A den, en L ibye e t à C hypre. E lle est, p ar ailleu rs, tro p alignée su r les
États-U nis, alors que de G aulle a le m érite d ’affirm er sa différence d an s le
bloc occidental. O n sait gré égalem ent au G énéral de la décolonisation
q u ’il a entreprise en A frique noire. Le seul désaccord —e t il n ’e st pas
m ince - porte sur Israël, qui reçoit des aim es françaises, en particu lier des
avions supersoniques.
L es m enaces de guerre en tre l ’É tat hébreu e t ses v o isins arab es, au
printem ps 1967, sont suivies en France avec autant de passion que d ’at­
tention. N asser, qui a décidé le blocus du golfe d ’A kaba, est perçu com m e
l ’agresseur. Les Français sont m assivem ent du côté d ’Israël quand celui-ci
déclenche une guerre é clair en ju in . La v icto ire des forces de M oshé
D ayan soulage, im pressionne et enthousiasm e l ’opinion publique. D ans
l’inconscient collectif, c ’est sans doute une m anière d ’oublier l’hum ilia­
tio n subie en 1956 e t, plus en co re, la guerre d ’A lgérie. D es jo u rn au x
publient les photographies de soldats égyptiens prisonniers ou ayant fui le
cham p de bataille, laissant leurs souliers sur le terrain. Trois m ois ap rès la
victoire m ilitaire d ’Israël, alors que plus rien ne m enace son existence, les
sym pathies des Français n ’ont pas changé : 68 % en fav eu r d e l ’É tat
hébreu, contre 6 % pour les A rabes, selon un sondage IFOP.
L 'E xpress publie en décem bre un docum ent qui ne va pas co ntribuer à
in v erser la tendance. Il s ’agit d ’un tém oignage anonym e su r les ju ifs
égyptiens qui ont été internés à la prison d ’A bou-Zaabal, près du C aire,
après les hostilités. Tém oignage terrible, décrivant les sévices, notam m ent
sexuels, auxquels ont été soum is de sim ples citoyens, parfois devant les
m em bres de leur fam ille. Une honte pour l’Égypte, un désastre p o u r son
im age '. Les dénégations de l ’am bassadeur d ’Égypte à Paris conduiront
L 'E xpress à révéler le nom de l ’auteur, B erto Farhi, un journaliste talen­
tueux que tout le m onde connaît au C a ire ...
De G aulle av ait fortem ent déconseillé aux d irig ean ts israélien s de
déclencher les hostilités. M écontent de n ’avoir pas été entendu, e t sou­
cieux d ’assurer à la France une position favorable dans le m onde arabe,
le G énéral condam ne l’intervention le 21 ju in . Tout en invitant les pays
arabes à reconnaître l ’existence de leu r v oisin, il dem ande à celu i-ci
d ’évacuer les territoires occupés. C ela suscite des rem ous, y com pris dans
sa propre m ajorité. Le président de la République revient à la charge, le
27 novem bre, au cours d ’une conférence de presse, qualifiant les ju ifs deI.

I. L’article est reproduit en annexe dans Histoire des juifs du S'il, sous la direction de
Jacques Hassoun. 2e éd.. Paris. Minerve, 1990.

306
D E G AULLE CHANGE LA D ONNE

« peuple d ’élite, sûr de lui et do m in ateu r» . C ette petite phrase provoque


une très vive ém otion en Israël et dans la com m unauté juive de France,
m ais lui vaut une reconnaissance étem elle des pays arabes, notam m ent de
l’É gypte. L es précisions q u ’il apportera par la suite - affirm ant que, dans
sa b o uche, de tels propos étaient un com plim ent - n ’y changeront rien.
P our l ’hom m e de la rue, au C aire, « D i G ol » est un am i, un frère, le plus
noble des chefs d ’É tat.
« C e grand patriote » est « l ’une des figures les plus ém inentes de notre
tem ps », affirm e N asser2. La presse égyptienne ne se lim ite pas à saluer
les d éclaratio n s défavorables à Israël : elle associe vo lo n tiers dans un
m êm e hom m age le président et l ’ancien résistan t3. Le raïs lui-m êm e va
se se rv ir de l ’exem ple de l ’hom m e du 18 Juin pour conjurer les Égyptiens
de n e pas som brer dans le défaitism e : « De G aulle a résisté. Pétain s ’est
rendu. D e G aulle a fini par v ain cre45... »
L es deux chefs d ’É tat se rejoignent dans un souci com m un de non-ali­
g n em en t à l ’égard des blocs soviétique et am éricain. Us pensent av o ir
in térêt à se rapprocher. Si de G aulle com pte sur Le C aire pour lui ouvrir le
m onde arabe, N asser est persuadé q u ’un règlem ent équilibré au Proche-
O rien t im plique la participation de Paris. U conseille d ’ailleurs au Libyen
K adhafi de se rapprocher de la France. C elle-ci ne peut cependant que
rép o n d re partiellem ent à l ’attente de l ’Égypte, et c ’est pourquoi le raïs
gard e d es liens avec M oscou, tout en se m éfiant des R u sses...
P o u r son soixante-dix-neuvièm e anniversaire, en novem bre 1969, alors
q u ’il n ’est plus au pouvoir, le général de G aulle reçoit de N asser un m es­
sage extrêm em ent chaleureux, lui exprim ant « l ’estim e et la considération
de to u t le peuple de la R épublique arabe unie ». Le dirigeant égyptien
m ourra l ’année suivante sans avoir rencontré l ’hom m e du 18 Juin. A urait-
il souhaité cette en trev u e? « De la France, rem arque Jean Lacouture, il ne
savait pas gran d -ch o se... 11 fut probablem ent soulagé de ce que son nom
év eillât un peu trop d ’échos passionnés à Paris pour s ’y rendre lui-m êm e...
H av ait, sur le tard, appris à lire difficilem ent le français. Il avait voulu
que ses enfants l ’inscrivissent à leur program m e. M ais s ’il fut enchanté de
recevoir Sartre en 1967, e t très intéressé par les dernières initiatives de la
diplom atie gaulliste à l ’égard du m onde arabe, la France lui fut surtout
lo in tain e3.»
B eaucoup d ’Égyptiens n ’ont pas m anqué d ’associer N asser et de G aulle,
m orts à quarante et un jo u rs d ’intervalle. L ’une des filles du raïs, Hoda
A bdel N asser, com pare avec am ertum e la volonté d ’effacer le souvenir
de son père en Égypte avec la m anière dont les Français conservent la

2. Discoure prononcé le 20 janvier 1969 devant l’Assemblée de la nation.


3. Armand Pignol, De Gaulle et la Politique de ta France vue d' Égypte (1967-1970).
h t Caire. CEDEJ, 1985.
4. Discours prononcé le 15 février 1968 devant le congrès de l’Union des journalistes
arabes au Caire.
5. Jean Lacouture, Nasser, Paris, Seuil, 1971.

307
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

m ém oire de leur ancien président6. C ette enseignante de sciences politiques


à l ’université du C aire est devenue la correspondante de la F ondation
C harles-de-G aulle en Égypte.

Le voyage en Égypte de « M. d’Estaing»

G eorges Pom pidou n ’a ni l ’aura ni la popularité de son prédécesseur


su r les riv es du N il m ais, sous sa p résidence, les rapports fran co -
égyptiens ne changent guère d ’orien tatio n . C ’est avec V aléry G iscard
d ’E staing q u ’arrivent les changem ents. Il faut d ire que le nouveau p rési­
dent égyptien, A nouar el-Sadate, est en train de dém olir, pièce p ar pièce,
tout l ’édifice nassérien, en libéralisant l ’économ ie e t tournant résolum ent
le dos à l ’U nion soviétique.
M êm e si Sadate ne s ’arrête à P aris q u ’au reto u r d e W ashington, en
jan v ier 1975, sa visite officielle est la prem ière d ’un ch ef d ’É tat égyptien
depuis près d ’un dem i-siècle. Le raïs est encore auréolé de la guerre q u ’il
a déclenchée - et à dem i gagnée - deux ans plus tê t contre Israël. 11 se
prépare à rouvrir le canal de Suez, en attendant de tendre la m ain à l ’en ­
nem i de la veille p ar une visite historique à la K n esset
A Paris, il vient faire quelques em plettes. La France accepte de lui vendre
des M irage e t d ’autres équipem ents m ilitaires, q u itte à irriter Israël.
« G iscard va plus loin que Pom pidou, et dépasse m êm e de G aulle », écri­
vent des journaux de Jérusalem . Les retrouvailles franco-égyptiennes se
font en anglais, avec quelques phrases en français, langue que l ’É gypte a
tenu à introduire à la conférence de paix israélo-arabe de G enève e t q u e le
successeur de N asser affirm e connaître, ce qui fait un peu sourire son entou­
rage. L ’effort, en tout cas, est louable : recevant Valéry G iscard d ’E staing au
C aire onze m ois plus tard, Sadate prononcera un tiers de son discours public
en fiançais, citant C ham pollion, m ais aussi R im baud e t C hateaubriand.
« M. d ’E staing », com m e le désignent les banderoles su r la ro u te de
l ’aéroport d ’H éliopolis, est le prem ier ch ef d ’É tat ou souverain français à
fouler le sol de l ’Égypte. Avant lui, se u l... Saint L ouis l ’avait fait, m ais
dans quelles circonstances ! D urant les m ois précédant cette v isite, une
vingtaine de sociétés françaises, dont R enault-S aviem , ont o u v ert une
représentation au C aire. La France est désorm ais le troisièm e fournisseur
com m ercial de l ’Égypte, après les É tats-U nis et l ’U nion soviétique. E lle
vient de lui vendre son systèm e Secam : la visite de Valéry G iscard d ’E s­
taing coïncide ainsi avec les prem ières im ages télévisées en couleurs dans
la vallée du N il.
D ix-neuf ans après le désastre de Suez, la culture française n ’a p lu s
du tout la m êm e force en Égypte. Les deux quotidiens francophones su r­
vivants, L e Journal d ’Égypte et Le P rogrès égyptien, ont perdu la plus

6. A l Ahrem Hebdo, 25-31 décembre 1996.

308
D E G AU LLE CHANGE LA D ONNE

grande partie de leur public, qui a ém igré sous le nassérism e. E t si quelque


50 0 0 0 élèves fréquentent les établissem ents religieux ou les lycées, pour
un enseignem ent franco-arabe, le niveau a sensiblem ent baissé. « VGE »
peu t n o ter cependant que l ’université islam ique d ’E l-A zhar accueille
m aintenant des professeurs français et que l ’Égypte dépêche ses propres
m aities dans les pays pétroliers pour enseigner la langue de Voltaire.
L e président français n ’envisageait que de survoler la région de Suez,
encore sous le choc de la dernière guerre israélo-arabe. Pour répondre au
souhait de ses hôtes, il décide finalem ent d e faire une visite à Ism aïlia,
en p artie détruite p ar les bom bardem ents. L a « déclaration d ’am itié e t de
coopération », signée à l ’issue de ce voyage, englobe de nom breux pro­
jets. L a France accepte m êm e de participer à la fabrication locale d ’arm e­
m ents, confirm ant q u ’elle est décidée à jo u er à fond la carte égyptienne.
A u début de 1981, quelques m ois avant la défaite électorale de G iscard
e t l ’assassin at de Sadate, un accord est conclu pour la construction du
m étro du C aire. Un consortium de dix-sept entreprises va s ’atteler à ce
p ro jet am bitieux, financé par des crédits français.

François Mitterrand, citoyen d*Assouan

L ’élection de François M itterrand, en m ai 1981, est très m al vue des


A rabes : le nouveau président français passe pour un vieil am i d ’Israël.
Tout ce qui a été fait depuis le général de G aulle - et, en particulier, la
reconnaissance de 1’« autodéterm ination » des Palestiniens - ne risque-t-il
pas d ’être rem is en cau se? François M itterrand avait prom is, avant son
électio n , de se rendre en Israël. C ’est en effet ce pays qui, le prem ier, le
reço it au Proche-O rient dix m ois plus tard. L ’Égyptien m oyen ne retient
que cela, et non le discours du président français devant la K nesset, dans
leq u el e st défendu le d ro it du peuple p alestinien à un É tat. Peu à peu
cependant, sous l ’influence du m inistre des A ffaires étrangères, C laude
C heysson, e t en raison des événem ents du L iban, François M itterrand
s ’aligne sur les positions de ses prédécesseurs.
L ’Égypte aussi a un nouveau président, Hosni M oubarak ayant accédé
au p o u v o ir après l ’assassin at de Sadate, en octobre 1981. L es deux
hom m es d ’É tat paraissent appartenir à des planètes différentes. M itter­
rand le littérateu r, nourri de cu ltu re classiq u e, est à m ille lieues de
M oubarak l ’officier, grandi à la caserne et dans des avions de guerre.
Pourtant, un contact chaleureux s ’est établi, avant m êm e l ’accession des
deux hom m es au pouvoir, alors que l ’un n ’était que prem ier secrétaire du
Parti socialiste et l ’autre vice-président de la R épublique. « Je l'am usais »,
précisera par la suite M oubarak, dont les plaisanteries sur des chefs d ’État
arabes faisaient apparem m ent beaucoup rire M itterrand7.

7. Entretien avec Élisabeth Schemla, L’Express. 19 décembre 19%.

309
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

Le président français est reçu chaleureusem ent en Égypte en novem bre


1982. Les deux pays sont alors liés p ar de nom breux accords, in d u striels,
com m erciaux e t m ilitaires. L a F rance est devenue le deuxièm e fo u r­
n isseu r de l ’É gypte après les É tats-U nis. L es échanges ont d o u b lé en
quelques années, avec de grandes réalisatio n s, com m e l ’am énagem ent
du port de D am iette, le com plexe su crier de K afr-el-C heikh, le nouvel
hôpital d ’A ïn-C ham s e t la prem ière tranche du m étro du C aire. L ’É gypte
est désorm ais le client principal de la France pour les achats d ’arm em ents.
Un m ois après cette v isite o fficielle, un pas sym bolique est fran ch i :
l ’Égypte adhère à l ’A gence de coopération culturelle e t technique, le clu b
francophone.
C ’est Jacques C hirac, P rem ier m in istre, qui inaugure en sep tem b re
1987, avec H osni M oubarak, la prem ière tranche du m étro du C aire. U ne
foule enthousiaste acclam e les deux hom m es, ravis, qui parcourent plus
de 4 kilom ètres dans la cabine de la m otrice. H eureuse conclusion d ’une
entreprise qui donnait quelques années plus tô t les plus grands so u c is...
Il n ’a pas été facile de creuser dans cette ville chaotique, dont le sous-sol
est encom bré de canalisations enchevêtrées. Les plans com m uniqués aux
ingénieurs français étaient faux. Des conduites ont été crevées au cours
des travaux, causant des inondations ou privant d ’eau potable une partie
de la capitale. Les journaux se sont déchaînés contre le m étro, accusé de
tous les m alheurs de la ville du C aire. Pour faire cesser cette cam pagne, il
a fallu que le p ré sid ait M oubarak intervienne à la télévision e t visite per­
sonnellem ent le chantier en 1984...
Les travaux ont pris deux années de retard e t coûté beaucoup plus ch er
que prévu. M ais le résultat est spectaculaire. D ans cette ville asphyxiée
p ar une circulation autom obile bruyante e t polluante, on se rend d éso r­
m ais en quelques m inutes de la place Tahrir au V ieux-Caire. Les voitures,
équipées de ventilateurs, sont inspirées du RER parisien : m êm es couleurs
bleu e t blanc, m êm es sièges-coquilles. Le m étro fra n ça o u i est un grand
succès, à tous points de vue, un m odèle d ’ordre e t de propreté. D es p o li­
ciers p résents dans to utes les statio n s in flig en t une am ende p o u r le
m oindre papier jeté à terre, ce qui est exceptionnel au C aire. Et, d e plus,
ils jouent aux infirm ières en venant en aide aux personnes â g é e s... M ais
si la chose s ’appelle bien « m étro » et non subw ay - avec de grands M à
chaque station - , les inscriptions sont en arabe et en anglais.
F rançois M itterrand prend l ’habitude de faire un séjo u r en H aute-
Égypte chaque année, autour de N oël, en com pagnie de quelques intim es.
11 navigue volontiers sur le N il à bord d ’une felouque. A A ssouan, son
lieu de prédilection, il loge dans une résidence de Hosni M oubarak, près
du vieux barrage, ou dans un appartem ent spécial qui lui est réserv é à
l ’hôtel O ld C ataract. Fasciné p ar les pharaons, le président ne sem ble
guère s ’intéresser à l ’art islam ique, m ais le d ésert l ’attire. Le jo u r de
Noël 1987, il se fait déposer par hélicoptère au som m et du m ont M oïse,
dans le Sinaï. H osni M oubarak ne m anque jam ais de m arquer ces visites

310
D E G AU LLE C H ANG E LA D O NNE

privées p ar un geste de bienvenue. Il sera le prem ier à féliciter son am i


F rançois, pour sa réélection, le 8 m ai 1988, à 20 h 5, par un coup de télé­
phone à C hâteau-C hinon...
L es É gyptiens sont touchés et flattés de l'in té rêt de François M itterrand
p o u r leu r pays. C ertains d ’entre eux lui reprocheront néanm oins d e s ’être
eng ag é aux côtés des A m éricains dans la guerre contre l ’Irak en 1991.
Q ue leu r propre gouvernem ent ait adopté la m êm e attitude n ’y change
rien . L a France s ’attendait, après cette guerre du G olfe, à une sorte de
Y alta proche-oriental et v o u lait donc se m ettre en bonne position. Ses
esp o irs seront largem ent déçus. Le processus de paix est une p a x am eri-
cana : la fam euse « politique arabe » voulue par le général de G aulle a du
m al à survivre à la disparition de l ’U nion so v iétiq u e...
C ’e st à A ssouan que F rançois M itterrand fait son d ern ier voyage à
l ’étranger, en décem bre 1995, quelques jo u rs avant sa m o rt II est accom ­
pagné de son épouse D anielle, de sa fille M azarine e t de son m édecin. Les
p h o to s le m ontrent très affaib li, appuyé sur une canne e t co iffé d ’un
chapeau de paille barré d ’un ruban noir. 11 avait confié un jo u r à Franz-
O liv ier G iesbert : « Je voudrais m ourir dans l ’un des plus beaux endroits
du m onde, à A ssouan où l ’on se sent si grand, avec le ciel pour soi, ou à
Venise où l ’on se sent si petit, déjà en g lo u ti8. » D ’une certaine m anière, il
e st m ort à A sso u an ...

Chirac superman

A choisir entre Jacques C hirac et Lionel Jospin, en m ai 1995, les Égyp­


tien s votent sans hésiter pour le prem ier, considéré p ar eux com m e un fils
de C harles de G aulle. Le m aire de Paris est connu dans le m onde arabe,
plusieurs dirigeants passent pour ses am is.
L ’élection de Jacques C hirac est donc très applaudie en Égypte. Nul
a u tre , d it-o n , ne pouvait rem placer aussi avantageusem ent François
M itterrand. D urant les m ois qui suivent, on ne com prend pas pourquoi les
Français critiquent le ch ef d ’É tat q u ’ils se sont donné. L ’Égypte, pour sa
part, se gardera de dénoncer la reprise des essais nucléaires français dans
le Pacifique.
H osni M oubarak est le prem ier ch ef d ’É tat étranger à être reçu par le
nouveau président à l ’Élysée. La politesse est rendue l ’année suivante par
une visite de Jacques C hirac au C aire, et une rue C harles-de-G aulle est
inaugurée à cette occasion. La France veut se donner une grande politique
m éditerranéenne, pour laquelle l ’É gypte est évidem m ent un partenaire
essentiel. Q uant à la coopération économ ique e t financière entre les deux
p ay s, elle ne cesse de progresser. La France a rem porté plusieurs gros
contrats, com m e celui du téléphone m obile ou de la cim enterie de Suez.

8. Franz-Olivier G iesbert, Le Vieil Homme et la M ort, Paris. Gallimard, 1996.

311
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

U ne centaine de ses entreprises sont présentes sur le m arché ég y p tien .


U ne aide financière de 500 m illions de francs e st fournie au p a y s d e
Hosni M oubarak, à laquelle s ’ajoute une aide alim entaire représentant le
quart du m ontant que la France consacre à ce poste dans le m o n d e...
La véritable entrée en scène de Jacques C hirac intervient le 22 o cto b re
1996, non pas au C aire m ais à Jérusalem . Le président français, qui v isite
la vieille ville et les lieux saints, est exaspéré par l ’im posante m obilisation
policière israélienne. Le visage ferm é, il refuse de pénétrer dans l ’ég lise
Sainte-A nne, où l ’ont précédé des hom m es arm és. S ur les m arches d u
Saint Sépulcre, il attrape quasim ent p ar le collet un policier israélien q u i
voulait s ’in terposer en tre lui et les d ig n itaires religieux présents. E t il
lance avec fureur, en anglais, au ch ef de la sécurité : « M ais que voulez-
v o u s? Q ue je rem onte dans l ’avion et que je rentre en F rance? Ç a su ffit.
C e n ’est pas de la sécurité, c ’est de la provocation. »
La colère du président français enflam m e l ’Égypte, com m e le reste d u
m onde arabe. M ieux que cent discours, la séquence, interm inablem ent
repassée à la télév isio n égyptienne, fait de lui un héros. C ’e st C h irac
superm an.

Une relation très inégale

Le p arten ariat en tre la F rance e t l ’É gypte, inauguré p ar le g én éral


de G aulle e t développé p ar ses successeurs, ne doit cependant pas faire
oublier que les relations entre les deux pays restent très inégales. C ertes, il
n ’est plus question du « génie français » et de sa « m ission civilisatrice »
dans la vallée du N il. M ais, si la population égyptienne a rattrapé e t m êm e
dépassé la population française, franchissant la barre de 60 m illions, le
fossé économ ique est toujours énorm e. En 1995, selon les indicateurs de
la B anque m ondiale, le produit intérieur brut par habitant a été 31,6 fois
plus élevé en France q u ’en Égypte. M êm e en appliquant les correctifs liés
au coût de la vie dans les deux pays, le rapport est de 1 à 5,5. D es condi­
tio n s san itaires, alim entaires e t m atérielles très d ifféren tes fo n t que
l'espérance m oyenne de vie atteint soixante-dix-huit ans en France contre
soixante-trois en Égypte. Un autre chiffre illustre, m ieux que tout autre
sans doute, l ’inégalité des rapports bilatéraux : les touristes français sur
les bords du N il sont deux cen t cinquante fois plus nom breux q u e les
touristes égyptiens sur les bords de la Seine.
L ’inégalité s ’ajoute aux différences culturelles, accentuées par le regain
de l’islam ism e. A elle seule, la douloureuse question de l’excision tém oigne
de la distance entre les deux sociétés. Le gouvernem ent égyptien a vaine­
m ent tenté de rendre illégale cette pratique d ’un autre âge, dirigée contre
le plaisir sexuel fém inin, alors q u ’elle est considérée en France com m e
un crim e.
La com m unication entre les deux peuples est m oins aisée q u ’elle n ’en a

312
D E G AULLE CHANG E LA DONNE

Pair. En France, les É gyptiens sont souvent écrasés par le décor et l’am ­
biance : richesse, ordre, logique, raideur des fonctionnaires, vert parfait
des pelouses, m aisons alignées au co rd eau ... En Égypte, au contraire, les
F rançais ont souvent l ’illusion d ’être com m e chez eux, et préférés aux
autres O ccidentaux. M êm e ceux qui parlent l ’arabe - avec un accent aisé­
m ent reconnaissable - se font souvent piéger par la gentillesse naturelle
des É gyptiens et par le caractère très form el de la culture arabe : ils pren­
n en t v o lo n tiers p o u r argent com ptant ce qui n ’est que du kalam (des
p aro les), sans se rendre com pte q u ’aux yeux de leurs interlocuteurs ils
resten t irrém édiablem ent des E uropéens, des étrangers.
8

Des parfums de là-bas

C o m b ien les F rançais co n n aissen t-ils d ’É gyptiens con tem p o rain s?


Q uels so n t ceux q u i, d ’une m anière ou d ’une autre, ont influencé leu r
v isio n d e l ’É gypte ? E n cherchant bien, on n ’en trouve pas plus d ’une
d o u zain e, en com ptant les derniers souverains e t chefs d ’É tat (Farouk,
N asser, S adate, M oubarak) e t l ’ancien secrétaire général des N ations
unies B outros B outros-G hali. En dehors de la politique, les visages fam i­
liers se com ptent sur les doigts de la m ain.
L ’é criv ain qui a le p lu s m arqué les am ateurs de littératu re n ’est
ni égyptien ni fiançais, m ais britannique. D epuis quarante ans, nul ne peut
c iter A lexandrie sans songer aussitôt à Law rence D urrell. « C inq races,
cin q langues, une douzaine de relig io n s; cinq flo ttes croisant dans les
eaux grasses de son port. M ais il y a plus de cinq sexes, et il n ’y a que le
grec dém otique, la langue populaire, qui sem ble pouvoir les distinguer. »
La m agie du célèbre Q uatuor fait que cette ville est inévitablem ent perçue
com m e un m onde luxuriant et pourrissant, aux couleurs vives, aux odeurs
fo rtes, un théâtre d ’illusions, traversé de m ille intrigues et m ille perver­
sions.
E ncensé dans son propre pays, l’auteur de Justine, Balthazar, M ounto­
live e t C léa l ’a été encore plus en France, où il a vécu de 1957 ju sq u ’à sa
m ort. C ’est au pied des C évennes, dans le village de Som m ières (G ard)
q u ’o n t été rédigés les trois derniers volum es du Q uatuor. « Les Français,
affirm e son com patriote A nthony B urgess, apprécient davantage l ’œ uvre
de D u rrell que les B ritanniques car elle exprim e une sen sib ilité euro­
péenne, et la richesse de son style répugne quelque peu aux A nglais '. »
A dm ettons.
L ’auteur de Justine a séjourné en Égypte de 1941 à 1945, obscur fonc­
tionnaire britannique des services d'inform ation. Il lui a suffi de quatre
ans p our conquérir A lexandrie e t l ’annexer. M ais de quelle A lexandrie
s ’a g it-il? L es prem iers su rp ris en le lisan t o n t été des habitants ou
ex -h ab itan ts de cette v ille sans p areille. L ’écriv ain égyptien E douard I.

I. Anthony Burgess, « Lawrence Durrell. La mort en son jardin ». in Paris-M atch.


22 novembre 1990.

315
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

al-K harrat, dont l ’œ uvre est intim em ent associée à A lexandrie, reconnaît
que D urrell a écrit « un ch ef-d ’œ uvre exquis e t poignant », m ais il ne
s ’agit que d ’une fable, un « produit de son im agination ». Sous la plum e
de l'éc riv ain britannique, « A lexandrie est essentiellem ent une illu sio n
exotique », une recréation de l’O rient com m e le rêvent les O ccidentaux,
un m onde « densém ent peuplé de créatures étran g es, à peine co m p ré­
hensibles, qui ne feraient que balancer entre la violence, la servilité o u la
soum ission » 2.

La découverte de Naguib Mahfouz

L es au teu rs égyptiens les plus lus en F rance depuis les an n ées 50


- A lbert C ossery et A ndrée C hedid - ne sont pas vraim ent co n sid érés
com m e égyptiens en É gypte. Parce q u ’ils sont d ’origine étrangère, m ais
surtout parce q u ’ils ont quitté le pays et ne com posent pas leurs œ uvres en
arabe.
A lbert C ossery est arrivé à Paris en 1945, à l ’âge de trente-deux an s, e t
occupe depuis lors la m êm e cham bre d ’hôtel, rue de Seine. Il n ’a jam ais
dem andé la nationalité française. « Je n ’ai pas besoin de vivre en E gypte
ni d ’écrire en arabe, affirm e cet erm ite citadin. L ’Égypte est en m oi, c ’est
m a m ém oire3. » Ses six rom ans, consacrés au p etit peuple du C aire, lui
o n t valu le grand prix de la Francophonie de l ’A cadém ie fran çaise en
1990. Le plus connu. M endiants et O rgueilleuxy a été adapté au ciném a
par une cinéaste égyptienne, A sm a el-B akri.
A ndrée C hedid s ’est installée à Paris en 1946, à l ’âge de vingt-six ans.
A ppartenant à une fam ille chrétienne d ’origine libanaise, elle a fait ses
études dans des écoles françaises du C aire, puis à l ’université am éricaine.
Ses prem iers poèm es ont été écrits en anglais, m ais elle a vite adopté
la langue française. L ’Égypte antique, com m e celle des cam pagnes d ’au­
jo u rd ’hui, est très présente dans cette œ uvre abondante, finem ent ciselée,
où voisinent poèm es, nouvelles, pièces de théâtre et rom ans. A la fo is
égyptienne, libanaise et française, A ndrée C hedid - m ère du ch an teu r
Louis C hedid - ne connaît pas de frontières. « Je relève d ’un pays sans
fanion, sans am arre », précise-t-elle dans l ’un de ses recueils de p o é sie s4.
D istinction et discrétion caractérisent cette grande dam e de la littérature,
qui a obtenu de nom breux prix.
Parm i les écriv ain s égyptiens trad u its en français avant les années
1980, deux nom s ém ergent : ceux de Taha H ussein, avec le L iv re d es
jo u rs, et de Tewfik el-H akim , pour le délicieux Substitut de cam pagne en
Égypte. C es deux poids lourds des lettres arabes n ’ont eu cependant q u ’un

2. Édouard al-Kharrat, revue Méditerranéenne, Paris. n°* 8*9, automne 1996.


3. Entretien avec M arie-José Hoyet, Rive. Paris, n° 1, décembre 19%.
4. Andrée Chedid, Seul, le visage, Paris, Seuil, 1960.

316
D E S PARFUM S D E L À -B A S

public restreint en France, sans com m une m esure avec leur im portance
sur les bords du N il. U n troisièm e, N aguib M ahfouz, s ’est attiré de nom ­
breux lecteurs depuis l ’obtention de son prix N obel de littérature en 1988.
La F rance est le pays où les traductions de ses rom ans ont été le plus
v en d u es3.
L a célèbre trilo g ie de M ahfouz raconte un d em i-siècle d ’h isto ire
d 'É g y p te par le biais d ’une fam ille bourgeoise d ’un quartier populaire du
C aire. Le personnage principal, A hm ed A bdelgaouad, le p a ter fa m ilia s,
est un despote à dom icile, qui se m ue en bon vivant e t brillant causeur
dès q u ’il se trouve en d 'au tres com pagnies. L 'u n de ses petits-fils devient
com m uniste et l ’autre islam iste, illustrant les fièvres de la société égyp­
tienne à la veille de la R évolution.
A u début des années 70, N aguib M ahfouz a com m encé à être publié en
France, aux éditions Sindbad, à l'in itiativ e de Pierre Bernard. M ais seul le
prix N obel lui a donné la no to riété. 11 n ’est pas facile de trad u ire cet
auteur, qui a renouvelé le rom an arabe par son ironie en antiphrases et sa
m an ière de faire é clater syntaxe et récit. La saveur du p arler égyptien
n e se retrouve pas toujours dans les textes en fran çais, m ais seuls des
lecteu rs bilingues peuvent le regretter.
L 'a u te u r du P assage des m iracles est devenu encore plus populaire
e n France après l ’attentat dont il a été victim e au C aire en octobre 1994.
L es coups de poignard d ’un islam iste, po rtés à ce vieux m onsieur de
q u a tre-v in g t-tro is an s, so n t venus rap p eler q u ’il é ta it naguère accusé
d e blasphèm e pour avoir m is en scène, dans L es F ils de la m édina, des
fig u res allégoriques de la B ible et du C oran. S ur son lit d ’hôpital, M ah­
fo u z a illustré - bien m algré lui - une Égypte perçue com m e dangereuse,
o ù le m oindre atten tat contre un étran g er fait aussitô t s ’effo n d rer le
nom bre des to u ristes...
U ne nouvelle génération d ’auteurs égyptiens com m ence à être connue
en France, grâce aux traductions. G am al el-G hitany e t Sonallah Ibrahim
fo n t partie de ces écrivains talentueux, renouvelant les form es du rom an
arab e, qui n ’hésiten t pas à je te r un regard acide su r la société dans
laquelle ils vivent. M ais leur public, de ce côté-ci de la M éditerranée, est
encore m odeste.

Dalida, Le Caire-Paris aller-retour

U ne série d ’artistes nés en É gypte débarquent à P aris dans les


années 50. Parm i eux, R ichard A nthony, futur chanteur yé-yé, e t Claude
François, fils d ’un ingénieur du canal de Suez, qui découvre les vaches
m aigres à M onte-C arlo après avoir connu l ’aisance au C aire. Il lui faudra S
.

S. Alexandre Buccianti, « Naguib Mahfouz dans ses quartiers », Le Monde, 10 novembre


1989.

317
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

un certain tem ps, e t pas m al de « p etits boulots », pour devenir une sta r d e
la chanson. « C lo-C lo » im pressionnera alors ses fans en racontant so n
enfance égyptienne. « Q uand j ’étais gosse, je nageais déjà plusieurs fo is
p ar jo u r d ’un continent à un autre. Je traversais, en craw l, le can al d e
Suez, qui sépare l ’A frique de l’A sie ... Q uand on avait besoin d ’un peu d e
sel, on m ettait de l ’eau dans une jatte. L e soleil tapait si fort q u ’elle s ’év a­
porait, laissant son dépôt de sel m arin 6... » O u encore : « A h, le p la isir
d ’être assis à l ’arabe. J ’ai gardé ça d e m on enfance, cette façon d e se
détendre, de se relaxer. Ç a e t le sport. A u C aire, au lycée français, c ’e st
m oi qui courais le plus vite. J ’ai failli être cham pion d ’Égypte du 1500,
j ’ai term iné deuxièm e7... ». A l ’Égypte il consacre un tube, A lexandrie,
A lexandra. Un tube parm i beaucoup d ’autres, C lo-C lo et ses C lo d ettes
n ’étant pas plus égyptiens q u ’allem ands ou m ex icain s...
G eorges M oustaki, lui, ne s ’est jam ais guéri de son enfance à A lexan­
drie, où il a vu le jo u r en 1934. Élève au lycée français, de n atio n alité
grecque, il ém igre à Paris à l’âge de dix-sept ans, devient barm an, ven­
deur de livres au porte-à-porte, puis guitariste à la terrasse des cafés e t
chanteur de cabaret. L e M étèque, un form idable succès, le révèle com m e
interp rète (« A v ec m a gueule de m étèque, de ju if erran t, d e p â tre
g re c ... »). U est surtout un grand com positeur, auquel on d o it qu elq u e
300 chansons, parm i lesquelles M ilord e t M a solitude. M oustaki, q u i a
jo u é dans le film M endiants e t O rgueilleux, tiré du rom an d ’A lbert C os-
sery, a raconté avec ém otion, dans un livre, son prem ier retour à A lexan­
drie, où pas grand m onde ne sem blait le co n n aître8...
M ais c ’est D alida, plus que tout autre, qui a fait rêver les Français de
l ’É gypte cosm opolite. Son histo ire ressem ble à un rom an-photo. F ille
d ’un prem ier violon de l ’O péra du C aire d ’origine calabraise, Y olanda
G ig lio tti est née dans le q u artier p opulaire de C houbra. C ette p e tite
em ployée d ’une m aison de couture, aux m ensurations de star, se fait é lire
M iss É gypte en 1954 m algré un strabism e q u i date de sa toute p e tite
enfance. E lle com m ence alors une m édiocre carrière d ’actrice de ciném a,
jouant dans un film égyptien de série B, puis dans un navet de M arc de
G astyne, Le M asque de Toutankhamon. Son nom de scène, « D alila » , fait
un peu trop penser à Sam son : elle le transform e en « D alida » et p a ît po u r
Paris, sur le conseil d ’un im présario d ’occasion, un colonel français à la
retraite, qui lui réclam era - en vain - par la suite 2 0 % de ses cac h ets9...
La suite du rom an-photo, ce sont les portes qui se ferm ent, puis la ren­
contre m iraculeuse avec Lucien M orisse, directeur artistique d ’E urope 1,
subjugué p ar cette voix d ’a lto langoureuse à l ’accent latin o -o rien tal.
D alida peut rivaliser avec R ina K etty ou G loria L asso, tout en n ’ayant

6. Entretien avec Léon Zitrone, Jours de France, 20 juin 1972.


7. France-Soir, 19 juillet 1977.
8. Georges M oustaki, Filles de la mémoire, Paris, Calmann-Lévy, 1989.
9. Catherine Rihoit, D alida : « Mon frère, tu écriras mes M émoires ». Paris, Plon,
1995.

318
D E S PARFUM S D E L À -B A S

rie n à envier aux pin-up les plus aguicheuses de l ’écran. En bikini pan­
th è re , elle provoque des bousculades. E t il y a l ’Égypte, l ’Ita lie ... Lucien
M o risse, aidé d ’E ddie B arclay, saura ex p lo iter ces atouts et faire de la
ch an so n Bam bino un im m ense succès. Puis ce sera G ondolier, et beau­
c o u p d ’autres airs inlassablem ent diffusés sur les ondes. L ’un des frères
d e D alida, O rlando, chante à son tour, en franco-égyptien, une version de
M oustapha, en concurrence avec un autre exilé. B ob A zzam . O n baigne
e n p lein Nil.
D è s 19SS, D alida fait la couverture de C iném onde. E lle est adoptée par
la p resse française, qui voit en elle « la B ardot de la chanson ». Elle sera
la prem ière fem m e à obtenir un D isque d ’o r et la prem ière à avoir son
fan -clu b . Q uelques critiques acerbes (du genre « N asser a fait pire que
S u e z , il nous a envoyé D alida ») sont à peine audibles dans un concert
d ’ovations. La petite ém igrée de C houbra chante à A lger pour les m ili­
ta ire s français, et devient la m arraine du 18e régim ent de paras, au risque
d e se faire m audire par le régim e nassérien. Son voyage en Israël, quatre
a n s plus tard, consom m e la rupture.
D alida l ’O rientale peut se teindre en blonde, son public accepte tout.
U n sondage IFO P de 1965 la désigne com m e chanteuse p référée des
F rançais. M ais elle chante aussi en d ’autres langues, son succès devient
p lan é ta ire, ses ventes de disques b atten t tous les records. En 1981, le
can d id at François M itterrand m onte sur la scène de l ’O lym pia pour l ’em ­
brasser, quelques sem aines avant son élection. L ’Italienne d ’Égypte entre
à l’É lysée, elle invite en toute sim plicité le président de la R épublique à
d u rer chez elle, dans sa m aison de M ontm artre. Elle corrigera par la suite
c et engagem ent politique un peu trop m arqué en gagnant aussi l ’am itié de
Jacq u es C h irac...
E st-elle encore égyptienne aux yeux des Français ? Elle le redevient, en
to u t cas, pour les É gyptiens. Son prem ier récital au C aire, en 1976, est un
triom phe. D alida prom et à l ’auditoire de chanter en arabe la fois suivante.
Prom esse tenue : Salm a ya salam a fait exploser le box-office, non seule­
m ent au C aire m ais dans plusieurs pays arabes. C ’est avec cette chanson
q u e les Israélien s accueillent Sadate à l ’aéroport Ben G ourion en
novem bre 1977 !
N eu f ans plus tard , D alida tourne en É gypte dans L e Sixièm e J o u r,
un film de Y oussef C hahine tiré d ’un rom an d ’A ndrée Chedid. Voilée de
n o ir, en paysanne, elle tien t le rôle d ’une grand-m ère qui rencontre
l’am our en pleine épidém ie de choléra. Avant chaque tournage, un pro­
fesseur d ’arabe lui fait répéter ses répliques, sans parvenir à corriger tout
à fait son accent eu ro p éen ... Yolanda G igliotti parcourt le vieux quartier
d e C houbra, qui l ’a vue n aître, en voiture décapotable. L-es habitants
lui font un accueil de reine, qui tourne presque à l ’ém eute. Ce sera son
dernier succès.
M alheureuse en am our, ne se consolant pas d ’un avortem ent décidé
secrètem ent à la fin des années 60 et crevant de solitude sous les lauriers.

319
DIVO RC E E T RETRO U VAILLES

D alida se donne la m ort le 3 m ai 1987. D es haut-parieurs diffusent se s


chansons, autour de sa m aison, où une foule en pleurs est accourue. « L a
vie est insupportable, pardonnez-m oi », a écrit Yolanda de Choubra à to u s
ces anonym es, avant d ’avaler des barbituriques. E lle quitte ainsi d éfin iti­
vem ent la scène, à cinquante-quatre ans, après avoir vendu plus de c e n t
m illions de disques. Une place de M ontm artre portera son nom . E t, p o u r
le dixièm e anniversaire de sa m ort, à l ’occasion de la sortie d ’un d isque
réunissant ses principales chansons, on la verra apparaître en coiffure pha­
raonique sur les panneaux publicitaires des principales villes de France.

D’Omar Sharif à Oum Kalsoum

« Tü te rends com pte d ’où nous venons l’un e t l ’autre !» a dit un jo u r


D alida à O m ar Sharif. L ui, cependant, a connu une enfance bourgeoise à
A lexandrie. De son vrai nom M ichel C halhoub, appartenant à une fam ille
grecque-catholique d ’o rigine syrienne, il a fait ses études au V ictoria
C ollege, avant de lancer en am ateur une troupe de théâtre jouant A nouilh
en français. En 1954, à l ’âge de vingt-deux ans, il se voit offrir un rôle d e
jeu n e prem ier p ar Y oussef C hahine dans C iel d 'e n fer. L ’héroïne est la
superbe Faten H am am a, dont l ’acteur tom be am oureux. Il se fait m usul­
m an pour l ’épouser et devient O m ar Sharif.
Les Français le découvrent des années plus tard dans Lawrence d'A rabie,
qui le propulse parm i les stars m ondiales, en attendant D octeur Jivago.
O m ar S harif a un physique passe-partout qui lui perm et d ’incam er aussi
bien un bédouin q u ’un prince autrichien (dans M ayerling) ou un révolu­
tionnaire sud-am éricain (Che G uevara). Ni sa rupture avec Faten H am am a
ni ses dém êlés avec le régim e nassérien ne m odifient son im age. P o u r les
Français, c ’est un personnage fam ilier, sym pathique et courtois, un am ou­
reux des chevaux, qui hante l'h ip p o d ro m e d ’A uteuil et fait g ag n er au
tiercé ; un bridgeur, égalem ent, dont l ’équipe se produit aux quatre coins
du m onde. O n finit par oublier q u 'il est égyptien.
R ien de sem blable avec Oum K alsoum , étoile lointaine, dont la France
n ’a connu q u ’une seule apparition, en novem bre 1967, à l ’O lym pia. « Le
Rossignol arabe », « l ’A stre de l ’O rient », la diva adulée du golfe Persique
à l ’A tlantique, adresse en arrivant un télégram m e au général de G aulle,
p our salu er son action « e n fav eu r de la ju stic e et de la paix ». Il lui
répond : « J ’ai ressenti dans votre voix les vibrations de m on cœ ur e t du
cœ ur de tous les Français. » C ’est un peu exagéré, le public de l ’O lym pia,
ce soir là, étant surtout originaire du M aghreb et du Proche-O rient. D es
centaines d ’adm irateurs ont fait le voyage en charter de G rande-B retagne
et d ’A llem agne. Tous les am bassadeurs arabes en poste à Paris sont pré­
sents à ce récital inédit.
Les journaux, la radio et la télévision dévoilent à une France étonnée
cette sexagénaire au chignon noir, dont le génie, selon un adm irateur, est

320
Juillet 1956. Le président Nasser vient d ’annoncer, à Alexandrie, la nationalisation
de la Compagnie universelle du canal de Suez, qui ne devait revenir à l’Égypte que
douze ans plus tard. Il mettra trente-six heures pour regagner Le Caire par train,
acclamé à chaque gare par des foules enthousiastes.
Un public beaucoup plus
nombreux que prévu se
presse devant le Petit
Palais à Paris en 1967
pour visiter l’exposition
«Toutankham on et son
temps».

En 1976, la momie de Ramsès II est examinée par un aréopage de médecins et de


scientifiques, dans une salle spécialement aménagée au musée de l’Homme à Paris.
Elle regagnera Le Caire quelques mois plus tard, après avoir été «soignée». Au pre­
mier plan, à droite, Christiane Desroches-Noblecourt.
La statue géante de Ramsès II, prêtée par l'Égypte, est installée au Grand Palais,
à Paris, pour l’exposition de 1976.
Quatre diplomates français, encadrés par des policiers égyptiens, sont jugés pour
espionnage au Caire, en 1962. En haut, au centre, André Miquel, qui deviendra
professeur d'arabe au Collège de France.

En mars 1966, après la normalisation des relations franco-égyptiennes, André


Malraux, ministre français de la Culture, est accueilli en Égypte par Nasser.
L’égyptologue Jean-
Philippe Lauer à
Saqqara, où il a
travaillé près de
soixante-dix ans.

Youssef Chahine, le cinéaste égyptien


le plus connu en France, jouant ici
dans son film, Le Sixième Jour, tiré du
roman d ’Andrée Chedid.

Dalida en paysanne
égyptienne dans Le
Sixièm e Jour. Son
«retour en Égypte»
avait d ’abord pris la
forme d ’une chanson
en arabe, devenue un
énorme succès.
Les égyptologues Jean-Yves Empereur (à droite) et Jean-Pierre Corteggiani, en
octobre 1995, devant la statue colossale d ’un Ptolémée que leur équipe a récupérée
dans les eaux d’Alexandrie.

Le colosse, pesant plus de onze tonnes, est transporté à travers les rues de la ville.
François Mitterrand lors de son dernier voyage à Assouan, en décembre 1995, peu
d e temps avant sa mort.

Sœur Emmanuelle, religieuse de Notre-Dame de Sion, a vécu vingt-deux


ans au milieu des chiffonniers du Caire.
Extrait du septième volume des aventures de Papyrus, intitulé Vengeance des
Ramsès (1984). A partir de cet épisode, Lucien De Gieter, auteur belge de bandes
dessinées très lu en France, a modifié son style pour faire revivre, aussi fidèlement
que possible, un monde qui le passionne.

Un cours de hiéroglyphes ouvert au public à l’institut Khéops, à Paris.


D ES PARFU M S D E L À -B A S

de « répéter sans fin les m êm es phrases, sur le m êm e air, m ais jam ais de la
m êm e façon ». O n com m ente ses vocalises en quarts de ton qui m ettent le
p u b lic en transes. Éric R ouleau, originaire d ’Égypte e t grand connaisseur
du Proche-O rient, écrit dans Le M onde : « R aide, le port altier, le regard
au to ritaire, son charm e est tout dans sa voix caressante, sa diction cristal­
line. E lle séduit non pas les spectateurs, m ais chacun d ’entre eux. U n dia­
logue intim e, passionnel, tum ultueux, s ’in stau re... Le rythm e déclenche
irrésistiblem ent des contorsions physiques ; envoûtés, certains ne peuvent
s ’e m p ê ch e r de q u itter leurs sièges p our esquisser, en se déhanchant,
q u elq u es pas de danse '°. » A la fin du spectacle, quand le public de
l ’O lym pia, debout, hurle son enthousiasm e, « des jeunes gens se ruent sur
la scèn e, renversent les m em bres du service d ’o rdre, s ’em parent de la
v ed ette, l ’em brassent, couvrent de baisers ses m ains, un pan de sa robe ».
D e st d éjà 2 heures du m atin.

Chahine filme Bonaparte

Y oussef C hahine est le seul m etteur en scène égyptien vraim ent connu
en F rance. U se sent com m e chez lui à Paris, et s ’est m êm e offert le luxe,
en 1992, de m onter C aligula à la C om édie-Française... M ais que d ’efforts
p o u r en arriver là ! L ’A lexandrin « au nez de six m ètres et aux oreilles en
v o iles d e bateau », com m e il se décrit lui-m êm e, voulait être acteur. C et
anti-jeune prem ier s ’est vite aperçu que sa place était de l ’autre côté de
la cam éra.
U n p ère d ’o rigine libanaise, de confession grecque-catholique ; une
m ère originaire de G rèce, de confession grecque-orthodoxe ; une épouse
française, C olette Favaudon, appartenant à une fam ille établie en Égypte
depuis trois générations : « Jo » Chahine, élève des frères, puis du Victoria
C ollege, polyglotte com m e il se doit, est le m eilleur représentant d ’une
A lexandrie m ultiple, bariolée et disparue. Il fait son prem ier film à vingt-
quatre ans, en produit plusieurs autres : des bons, des m oins bons et des
m auvais, parm i lesquels un brûlot anticolonialiste, D jam ila l'A lgérienne
(1958), qui dénonce violem m ent la torture française en A lgérie, et une
œ uvre de com m ande, Saladin (1963), qui passe pour un hym ne à Nasser.
Le cinéaste n ’en est pas m oins harcelé par la censure, ce qui le conduit à
a ller s ’installer au Liban. M ais, ne pouvant pas se passer de l'É gypte, il y
rev ien t et tourne La Terre (1969), un film sur les paysans, rem arqué à
C annes, puis A lexandrie pourquoi ? (1978), bourré de souvenirs person­
nels, qui lui vaut l ’O urs d ’argent e t le grand prix du ju ry au festival de
B e rlin 11.
C hahine obtient de Jack Lang, m inistre français de la C ulture, une aide 10

10. Le Monde, 15 novembre 1967.


11. Cahiers du cinéma, n" spécial consacré à Youssef Chahine, octobre 1996.

321
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

fin ancière p our réaliser un film am bitieux. C e sera A d ieu , B o n a p a rte


(1985), prem ière coproduction franco-égyptienne, avec 10 000 fig u ran ts
prêtés pour la plupart par l ’arm ée de M oubarak. M ais il s ’agit m oins d e
m ontrer une invasion que le choc de deux cultures. L ’Égypte y apparaît à
la fois violée et fécondée p ar l ’im périalism e français rév o lu tio n n aire12.
Le héros du film n ’est pas B onaparte - incarné à l ’écran p ar P a tric e
C héreau sous les traits d ’un jeune am bitieux à la conscience élastique —
m ais C affarelli, le général à la jam be de bois, aux idées socialistes, d o n t
C hahine a fait un hom osexuel, attiré par des adolescents égyptiens. C e
personnage hors norm es, joué par M ichel Piccoli, entend le jeune A li lu i
lancer ironiquem ent : « A dieu, B onaparte ! »
Q uoique très sévère sur l ’occupation française, le réalisateur a v o u lu
illu strer une autre face du colonialism e, perm ettant la ren c o n tre,
l ’échange, le désir sexuel e t m êm e l ’am our. Le m aire de C annes refu se
d ’assister à la projection de ce film , ju g é anti-français. L a critiq u e e st
partagée : « A dieu, Bonaparte ne ressem ble à rien ; ne p eu t ressem b ler à
rien, écrit Serge D aney dans Libération. C ar cette fresque est in tim iste,
cette vision est dialectique et ce bordel est lo g iq u el3. » Le public fian ç ais
sera dérouté par ce film touffu, aux dialogues littéraires, qui lui fait p erd re
ses repères. O n ne peut p arler de succès. Un film su iv an t, L ’É m ig ré
(1994), avec M ichel Piccoli dans un second rôle, passera sur France 2 à
une heure de grande écoute. L ’É m igré est attaqué par les islam istes, puis
interdit en Égypte. C ela ne peut que rendre son auteur plus sym pathique
de l ’autre côté de la M éditerranée. M ais c ’est avec Le D estin (1997), un
film à clés sur le philosophe m usulm an A verroès, que Chahine triom phe.
Le ju ry de C annes lui décerne le prix spécial du cinquantièm e anniver­
saire, et le public l ’applaudit debout. C ette fois, il est définitivem ent sacré
« m eilleur cinéaste égyptien » par les critiques français.

12. Yves Thoraval, Regards sur le cinéma égyptien, Paris, L'Harm attan, 2* éd.. 1996.
13. « Chahine, champagne d'Égypte », in Libération. 17 mai 1983.
9

Miettes de francophonie

L a charm ante ville d ’H éliopolis, près du C aire, subit un véritable m as­


sacre depuis les années 50. N on seulem ent on y construit n ’im porte quoi,
n ’im porte com m ent, m ais des m erveilles architecturales y sont défigurées
p ar des ajouts de béton. Le ciném a N orm andy échappe à ce sacrilège.
R écem m ent rénové, il a retrouvé son style d ’origine, e t m êm e l ’origine
française de son nom . Sa seule faute est orthographique : il s ’appelle désor­
m ais « Norm andi ». Dans une ville qui était l ’un des bastions de la franco­
phonie en Égypte, cela en d it long sur l ’état des tro u p es... Faut-il ajouter
que la nouvelle rue C harles-de-G aulle, au C aire, ne s ’appelle ainsi que
d ’un côté, celui où se trouve l ’am bassade de F rance? En face, la plaque
apposée su r la g rille du jard in zoologique indique « C harles de G ualle
Street ». N ’y voir que la distraction de quelques fonctionnaires m al payés et
anglophones serait se voiler la face. L ’insulte au G énéral illustre m alheu­
reusem ent l’effondrem ent de la langue française sur les bords du N il.
L ’Égypte était-elle qualifiée pour adhérer, en décem bre 1983, à l ’Agence
de coopération culturelle et technique, c ’est-à-dire à la fam ille franco­
phone ? O n ne s ’est pas trop posé la question. L ’A gence regroupe les pays
qui utilisent la langue française à un titre ou à un autre. C ertains ne sont
francophones que par sym pathie ou par intérêt.
B outros B outros-G hali explique le sens de cette adhésion dont il est
l ’un des principaux artisans. C ertes, d it-il, l ’Égypte est d ’abord arabo­
phone, puis anglophone, et francophone en troisièm e lieu. M ais les 2 % de
sa population qui connaissent le français représentent plus d ’un m illion
de personnes, e t les publications en langue française y atteignent une dif­
fu sio n bien supérieure à celle des autres pays africain s. A u-delà des
ch iffres et des facteurs historiques qui y ont conduit, l’option francophone
d e l ’É gypte repose sur un choix culturel et politique. C ulturel d ’abord,
« d ans la m esure où la francophonie peut être définie com m e une logique
dans la rigueur, une clarté dans la nuance, ce qui correspond au caractère
m éditerranéen de l ’É gypte ». P olitique en su ite, « dans la m esure où la
francophonie sert de pont jeté entre le sud et le nord de la M éditerranée,
en tre les A friques arabophone, francophone et lusophone, en tre les
m ondes arabe et africain ».

323
DIVO RCE E T RETRO U VAILLES

Dans les années 80, celui qui dirigeait alors la diplom atie égyptienne
qualifiait le français de « langue non alignée ». D epuis la disparition des
deux blocs, il le désigne plutôt com m e « langue du tiers-m onde », suscep­
tible de « favoriser la dém ocratisation des relations internationales », m ais
rid é e est la m êm e. E t le fait q u ’on ait songé à lui, avant tout autre, p o u r
être le prem ier secrétaire général de la francophonie, tém oigne de la place
attribuée à l’Égypte dans cet univers culturel.
B outros (Pierre) B outros-G hali appartient à l’une des fam illes les p lu s
connues de la haute bourgeoisie copte. Son grand-père et hom onym e,
assassiné par un islam iste en 1910, était président du C onseil. L’un de ses
o ncles, W acyf B outros-G hali, fin lettré, m arié à une F rançaise, a é té
quatre fois m inistre des A ffaires étrangères, après s ’être distingué d an s
les rangs nationalistes. É levé com m e son oncle dans les écoles françaises
du C aire, B outros a fait Sciences Po à Paris, où il habitait rue de V augi-
rard, puis a obtenu un doctorat de droit international. Il a en seigné les
sciences politiques à l ’université du C aire, m ais, fidèle à la tradition fam i­
liale, s ’est orienté vers le m inistère des A ffaires étrangères. A u risq u e
d ’entraver sa carrière, ce jeune hom m e riche a épousé en secondes noces
une jeune fem m e ju iv e d ’A lexandrie, Léa, aussi en vue que lu i...
« Le grand tournant de m a vie, affirm e-t-il, a été m a rencontre av ec
A nouar el-Sadate. Il m ’appelait Boutros quand il était de bonne hum eur,
Pierre quand il était fâché ou si quelque chose n ’allait pas dans une négo­
ciatio n 1. » D ’autres s’étant dérobés, c 'e st Boutros-G hali qui accom pagne
le président égyptien dans son voyage historique à Jérusalem en 1977. D
sera désorm ais le vrai patron de la diplom atie égyptienne, m algré un statut
de m inistre d ’État, un peu hum iliant, m ais destiné paraît-il à le protéger.
La France m et tout son poids pour le faire élire secrétaire général des
N ations unies en 1991. C ’est la prem ière fois q u ’un Arabe ou un A fricain
accède à cette fonction. A l’ON U , B outros-G hali est désolé de constater
que 38 délégations seulem ent travaillent en français (contre 108 en anglais),
alors que les deux langues sont officielles. M êm e certains fonctionnaires
français correspondent entre eux en anglais. Il n ’a aucun m oyen d e s ’y
opposer : « Le secrétaire général ne peut pas faire la police linguistique12. »
Paris se battra de nouveau, en 1996, pour lui obtenir un deuxièm e m an­
dat, m ais en vain, W ashington ne voulant plus entendre parler de « ce vieil
aristocrate français » aux idées tiers-m ondistes, qui s ’est m ontré indépen­
dant à l ’égard du tuteur am éricain. D ans son propre pays, B outros-G hali
n ’a pas que des am is. D ’aucuns ne lui pardonnent pas d ’avoir été l ’u n des
artisans de la paix avec Israël. Des islam istes l ’ont accusé de s ’être m on­
tré « anti-m usulm an » dans le co n flit bosniaque. L es m êm es n ’o n t pas
digéré q u ’un copte puisse accéder à de si hautes charges.
Parfaitem ent trilingue, B outros B outros-G hali fait partie de ces Égyp-

1. Entretien avec Josette Alia, Le Nouvel Observateur, 8 avril 1993.


2. Entretien avec Marianne Payot, Lire, avril 1992.

324
M IETTES D E FRANCOPHONIE

tien s qui pourraient en seigner le français à la Sorbonne. L eur nom bre


dim inue m alheureusem ent d 'a n n é e en année. Us ressem blent à des
oiseaux rares.

Les écoles catholiques sauvent les meubles

E n ju in 1989, lews de l ’épreuve de français (deuxièm e langue étrangère)


au baccalauréat égyptien, on a assisté à des scènes d ’hystérie dans des
salles d ’exam en. Les élèves étaient incapables de répondre aux questions
posées. D es m anifestations o n t été o rganisées en su ite dans p lu sieu rs
v illes, et les autorités ont dû assouplir la notation pour calm er les can­
didats. L ’exam en était-il vraim ent trop difficile ? 11 est sûr, en tout cas,
que le niveau des élèves en français était trop faible.
A ujourd’hui, quelque 100 000 garçons e t filles des écoles gouverne­
m entales apprennent le fran çais com m e prem ière langue étrangère, et
2 m illio n s com m e deuxièm e langue étrangère. D ire q u ’ils savent lire,
écrire e t s ’exprim er dans la langue d e M olière serait excessif. Il s ’ag it
d ’une petite teinture de français, donnée pendant deux ans seulem ent, par
d es en seig n an ts q u i, eux-m êm es, o n t été à peine form és. L es services
cultu rels français diffusent des cassettes enregistrées pour soutenir ces
professeurs e t p allier leurs carences, m ais on est très loin du com pte.
Tout autre e st le niveau des 44 000 élèves qui fréquentent les ex-écoles
françaises, où le français est une langue d ’enseignem ent. Les lycées conti­
nuent leurs activités, après diverses péripéties. N ationalisés en 1956, bap­
tisés A l H orreya (« la L iberté »), les établissem ents de la M ission laïque
ont été transform és en coopératives, sous le contrôle étroit du m inistère de
l ’É ducation. De nouvelles écoles ont été créées depuis lors. C e groupe
com pte aujourd’hui sept lycées, sous direction égyptienne. Si l’enseigne­
m ent y est donné en français, de la m aternelle au baccalauréat, c ’est le
program m e officiel égyptien qui y est suivi. C es établissem ents aux m urs
fatigués se portent m al. La m ixité explique sans doute en partie l ’hém or­
ragie des effectifs, dans une Égypte influencée p ar l ’islam ism e.
L e fer de lance de la culture française en Egypte reste les étab lisse­
m ents catholiques. L eur public s ’est beaucoup m odifié au fil des ans, avec
un nom bre croissant de m usulm ans. Les notables égyptiens continuent à
y envoyer volontiers leurs enfants. C es dernières années, les frères des
É coles chrétiennes du C aire accueillaient, par exem ple, le fils du m inistre
d e l ’É d u catio n ... M ais, dans la plupart des cas, ces écoles ne sont pas
ch o isies parce q u ’elles enseignent d iverses m atières en français, m ais
parce q u ’elles sont bonnes tout sim plem ent. L a note de leurs m eilleurs
élèves au baccalauréat égyptien dépasse m êm e parfois 20 sur 20, grâce
aux m atières optionnelles.
Le niveau en français y a nettem ent baissé en quarante ans. C ela s ’est
fait peu à peu, en raison du m anque de professeurs qualifiés e t du départ

325
DIVORCE E T RETROUVAILLES

d ’Égypte de nom breux francophones. M ais, en réalité, le niveau baisse


dans toutes les langues. O n l ’attribue à la lourdeur des program m es,
aux classes surchargées et à la télévision, qui détourne les jeu n es d es
études.
Entre eux, les élèves des collèges religieux parlent arabe. Us n ’ont plus,
com m e leurs aînés, ce m élange d ’am our et de fascination pour la F iance,
qui faisait l ’adm iration de B arrés. C ’est m oins vrai des pensionnats d e
religieuses. On commence - ou recommence - à dire en Égypte que le fran­
çais est « une langue de filles ». Faut-il p récis«’que des Égyptiennes âgées
de cinquante ou soixante ans, anciennes du Sacré-Cœ ur ou de la M ère d e
Dieu, ne lisent les rom ans de N aguib M ahfouz que dans leur traduction
française?
Une nouvelle catégorie d ’étabUssem ents privés voit le jo u r au C aire.
Ces écoles dites d ’investissem ent sont lancées avec de gros m oyens, en
visant un public bourgeois. Pouvant fix « librem ent leurs droits de scola­
rité, elles n ’hésitent pas à bien rétrib u er leurs professeurs, ce qui leu r
assure un recrutem ent de qualité. En 1997, il en existait déjà trois, avec le
fiançais com m e principale langue étrangère, et d ’autres étaient en projet.
L ’université du Caire com pte quatre filières françaises : droit, gestion «
com m erce international, sciences physiques et com m unication. M ais cela
concerne peu de m onde. Les m eilleurs bacheliers visent l ’université am é­
ricaine, qui étale sa puissance au centre de la ville, en face de la bâtisse
décrépie du vieil In stitu t d ’Égypte créé par B o n ap arte... L ’u n iv ersité
francophone d ’A lexandrie, ouverte en grande pom pe en 1990, av ec
la participation financière de la France, de la B elgique, du C anada e t
d ’autres pays, n ’est pas dans la course. Ses quatre départem ents (nutri­
tion-santé, environnem ent, gestion-finances e t patrim oine cu ltu rel) ne
réunissent que quelques dizaines d ’étudiants de troisièm e cycle, prove­
nant d ’A frique noire en m ajorité. Les islam istes qui dénonçaient « cette
tribune de la pensée « de la culture françaises », ce nid « d ’infidèles e t
de m issionnaires », ont été vite rassu rés...

Une langue bourgeoise, en déclin

La France consacre chaque année 50 m illions de francs à la coopéra­


tion culturelle « technique avec l ’Égypte. Chaque session de son C entre
culturel au C aire réunit plus de 2 000 étudiants. M ais tout cela ne res­
sem ble en rien au « P etit Paris » de naguère. O n le m esure à la presse
francophone. L e Journal d É g yp te s ’est battu vaillam m ent sans subven­
tions, pour décéder avec sa directrice, L ita G allad, en 1994. Il ne reste
plus que Le Progrès égyptien, journal centenaire m ais subventionné, au
public très réduit et au contenu bien pauvre. L 'hebdom adaire illu stré
Im ages a disparu en 1968 et n ’a pas été rem placé.
Deux créations, en revanche : L ’Égypte a u jo u rd h u i est une revue de

326
M IETTES D E FRANCOPHONIE

bonne tenue, m algré son caractère sem i-officiel. Q uant au grand quoti­
dien arabophone A l A hram , il s ’est doté d ’un hebdom adaire en langue
fran çaise, vivant e t consistant. Paradoxalem ent, A l A hram H ebdo est
dirigé p ar un ancien étudiant du Victoria College et d ’O xford, l ’écrivain
M oham ed Salmawy. D déclare diffuser 100 000 exem plaires, dont la m oi­
tié à l'étranger. Ce succès s ’expliquerait par un prix de vente assez faible
et p ar la dem ande de plusieurs publics : les anciens élèves des établisse­
m ents catholiques ou des lycées; des jeunes de province qui apprennent le
français dans des écoles pilotes ; enfin, des intellectuels qui y trouvent une
liberté de ton plus grande que dans les autres publications.
« L ’anglais est une langue, affirm e M oham ed Salmawy. Le fiançais en
É gypte est un peu plus q u ’une langue. » D ifficile pourtant d ’y voir,
com m e hier, une nécessité sociale. C ’est plutôt une langue de prestige,
com m e l ’illustre une enquête récente. A la question : « Quand parlez-vous
volontiers fiançais ? », l ’une des personnes interrogées a fait cette réponse
significative : « Quand je veux être bien vu » 3.
Le fiançais était une langue bourgeoise, et le reste pour l ’essentiel. Il
n ’a jam ais vraim ent pénétré les m asses égyptiennes. De nom breux voya­
geurs fiançais, au siècle dernier, ont voulu se persuader du contraire, bluf­
fés p ar quelques interlocuteurs dans les cam pagnes qui baragouinaient
tro is m ots en citant le nom de Bonaparte. La nouveauté, c ’est que le fian­
çais n ’est plus forcém ent la langue de 1’« élite » elle-m êm e. D om inant
sous l’occupation anglaise - ce qui était déjà curieux - , il a été supplanté
p a r... l ’anglais, « lan g u e de l ’im périalism e», après l ’indépendance de
l ’Égypte ! M ais il faudrait dire l ’am éricain, car ce sont évidem m ent les
É tats-U nis qui im posent de plus en plus leur m odèle culturel sur les bords
du N il. Le phénom ène était déjà net sous le nassérism e - pourtant vio­
lem m ent anti-yankee - , com m e en tém oignait le ciném a : de 1952 à 1968,
l ’Égypte a im porté 3 669 film s am éricains (et 256 anglais), pour 461 film s
italiens et 264 fian çais4.
L ’Égypte, pays francophone ? C ’est plutôt un pays où la francophonie
est en péril. Le délicieux parler d ’Égypte, qui était si pittoresque, cède de
plus en plus la place à un parler hésitant, bourré de fautes de syntaxe5. Il
ne s ’agit plus seulem ent d ’em prunts savoureux à l’arabe. On dit couram ­
m ent : « Si tu viendras dem ain, tu verras m on frère », ou : « C ’est m oi que
je suis le professeur de fiançais. » C ela ne fait m êm e plus rire. De plus
en plus de francophones d ’Égypte donnent l ’im pression de parler arabe en
français.

3. Enquête coordonnée par Marie Francis-Saad, État de la francophonie dans le monde,


Paris, La Documentation française, 1993.
4. Yves Thoraval, Regards sur le cinéma égyptien. Paris, L’Harmattan, 2* éd., 1996.
5. Jean-Jacques Luthi, Égypte, qu'as-tu fait de ton français ?, Paris, Synonyme, 1987.

327
DIVO RCE E T RETROUVAILLES

Les moyens d’vite politique

Du tem ps du khédive Ism aïl, l ’Europe était le centre du m onde, e t P aris


pouvait apparaître com m e le phare de l ’E urope. D epuis la S eco n d e
G uerre m ondiale, la France n ’est plus q u ’une puissance m oyenne, d ev an t
défendre son influence en É gypte face aux É tats-U nis. E lle d o it s e
concentrer su r ses points forts, sans se lim iter pour autant à des in te r­
ventions « haut de gam m e », selon sa v ieille habitude. A tteindre le s
m asses populaires suppose une présence culturelle m oins élitiste, en u tili­
sant au m axim um les m oyens audiovisuels. C e n ’est pas seulem ent av ec
quelques bonnes ém issions, accessibles à un public très lim ité, que l ’o n
peut faire pièce à H ollyw ood.
Les figures les plus connues e t les plus adm irées en Égypte ces d e r­
nières années étaient M ichel Platini, Jean-Paul Belm ondo, B rigitte B ardot
et D alida. A -t-on su en faire des am bassadeurs? La popularité d ’un pays
ne p eut reposer su r son seul président de la R épublique, fû t-il au ssi
respecté que le général de G au lle...
La culture populaire n ’interdit pas d ’intervenir davantage dans l ’en sei­
gnem ent supérieur. U faut savoir que l ’Égypte a conservé une trad itio n
ju rid iq u e française, e t que cela concerne au p rem ier c h ef la p o lice,
puisque ses officiers sont tenus de faire une licence en droit. En offrant
des enseignants et des bourses, la France voit ses efforts m ultipliés : p ar
l ’interm édiaire de l ’Égypte, la culture juridique française se diffuse dans
les autres pays arabes.
Au C aire, seule une université francophone - avec des professeurs de
haut niveau com m e naguère, et pas seulem ent des coopérants - perm et­
trait de ten ir tête à l ’université am éricaine. A condition d ’y m ettre les
m oyens. La francophonie ne se défend pas avec des bouts de ficelle.
A ffirm er la langue française en Égypte, c ’est d ’ab o rd ... parler français.
O n a to rt de cro ire que cela d ép laît aux É gyptiens. Ils sont vexés, au
contraire, quand on s ’adresse à eux en m auvais anglais. Un coopérant, qui
n ’av ait rien com pris, d isait dans les années 80 : « Je préfère p arler en
anglais à m es élèves, car, en français, j ’ai l ’im pression de faire du néo­
colonialism e. L ’anglais est plus n eu tre6. »
La défense de la francophonie est intim em ent liée à 1’image de la France.
Q ui dit France en Égypte pense Paris. Et Paris, c ’est d ’abord la m ode ves­
tim entaire et les parfum s. « Ç a vient de B arriss », précisent les acteurs des
feuilletons télévisés locaux pour vanter la qualité d ’un produit. Les Égyp­
tiens ignorent souvent que Peugeot - la célèbre « B ijo », adoptée p ar la
plupart des taxis du C aire - est française. Il y a quelques années, R enault
s ’ingéniait, dans ses p u b licités locales, à p araître anglo-saxonne. E lle

6. Cité par Jean-Pierre Féroncel-Hugoz, « L’Égypte, bastion inconnu de la francopho­


nie », Le Monde, 26-27 avril 1981.
M IETTES DE FRANCOPHONIE

n ’était pas la seule à vouloir faire l’erreur de s’am éricaniser. Dans l ’hôtel­
lerie, rien ne ressem ble plus à un H ilton q u ’un M éridien... Pourquoi les
projets et grands travaux français en Égypte sont-ils signalés en anglais ?
Si on ne prend pas les m oyens de le leur rappeler, les Cairotes oublieront
très vite que leur m étro ou leur téléphone cellulaire, dont ils se louent tous
les jo u rs, sont des réalisations françaises.
10

Le temps des scaphandriers

L ’Égypte donne aux Français une nouvelle occasion de rêver, en 1994,


avec les découvertes d ’A lexandrie. Pour la prem ière fois, les traces de
l ’A ntiquité ne sont plus associées aux sables du désert : c ’est dans la m er
q u ’o n va les chercher. L ’opération, très m édiatisée, fait sensation.
T out com m ence au début des années 60 quand un plongeur égyptien,
K am el A bou el-Saadate, pas archéologue pour deux sous, tom be sur des
vestiges, à la sortie du port. D est tellem ent ém erveillé par sa trouvaille, le
crie si fort, que l ’on dépêche une équipe sur place, qui récupère au fond
de l ’eau une statue colossale d ’Isis. Le lieu de la découverte n ’est pas
banal : à la pointe de l ’ancienne île de Pharos se trouvait l ’une des sept
m erveilles du m onde, le fam eux phare de 120 m ètres de hauteur au
som m et duquel brûlait en perm anence un feu de bois et dont on pense
q u ’il a été détruit au XIVe siècle après avoir été ébranlé par des trem ble­
m ents de terre.
L es autorités égyptiennes ne se décident à dem ander l’aide de l ’Unesco
q u ’en 1968. Une archéologue britannique. Honor Frost, est chargée alors
de faire le relevé cartographique des lieux. E lle accom plit un travail
considérable, m algré des m oyens techniques très lim ités, en collaboration
avec le plongeur égyptien. C elui-ci m eurt, quelques années plus tard, au
cours d ’une m ission sous-m arine au large d ’Aboukir, où il cherchait les
trésors de L ’O rient, le navire am iral de l ’Expédition française. E t l ’on ne
reparle plus du Phare.
En 1993, la réalisatrice égyptienne A sm a el-B akri sonne l ’alarm e.
Faisant les repérages d ’un film pour le m usée gréco-rom ain d ’A lexandrie,
elle découvre que la construction d ’une digue, destinée à protéger des
tem pêtes, est en train d ’enfouir les vestiges sous les blocs de béton. Scan­
d ale, ém otion. Le gouvernem ent égyptien dem ande à un archéologue
français, Jean-Yves Empereur, fondateur du Centre d ’études alexandrines,
d ’organiser d ’urgence des fouilles dans cette zone, à l ’est de l ’ancien fort
m am elouk de Qaitbay.
Em pereur est un fou d ’Alexandrie. Ce docteur en archéologie, agrégé de
lettres classiques, se m et aussitôt à la tâche, avec l'aide de l ’Institut français
d ’archéologie orientale (IFAO) et le soutien financier des fondations E lf

331
DIVO RC E E T RETROUVAILLES

et EDF. Une équipe pluridisciplinaire d ’une quinzaine de personnes est for­


m ée, com prenant un géographe, des topographes, des archéologues, des
dessinateurs et des plongeurs professionnels français et égyptiens. L ’IFAO
délègue deux de ses égyptologues, qui vont se transform er, eux aussi, en
scaphandriers : Jean-Pierre Corteggiani et G eorges Soukiassian.
Le 4 octobre 1995, le m inistre égyptien de la C ulture, e n to u ré d ’un
groupe de personnalités et de scientifiques, est venu assister, su r la jetée,
à l ’exhum ation des prem iers blocs. Le vent souffle, la m er e s t agitée.
La barge des égyptologues-scaphandriers tangue sur les vagues. U ne heure
e t dem ie s ’écoule, sans résultat. L es o fficiels, un peu las, v o n t faire
quelques pas à l ’abri. Soudain, une m asse de plastique, gonflée d ’a ir com ­
prim é, rem onte à la surface. « En grande hâte, raconte W illiam L eriche, le
m inistre et sa suite ont regagné leur place sur le quai. Sous les oscillations
de la barge, la chaîne se relâche ou se raidit avec des crissem ents
sin istres... Les plongeurs - on identifie sans peine Jean-Y ves E m pereur à
la couleur blanche de sa cagoule, de ses gants et de sa bouteille - échan­
gent entre eux des gestes im pératifs... La chaîne se tend. Le treuil atteint
la lim ite de ses possibilités lorsque la charge de pierre glisse à la surface.
M ais la barge pique soudain du nez, la chaîne prend du m ou et la silhouette
m inérale à peine entrevue disparaît sous les eau x ... Une m asse ém erge. Du
rivage, l ’assistance n ’en voit d ’abord q u ’un pan m utilé : un cou, sem ble-
t-il, dont la tête s ’est détachée. On distingue bientôt le m odelé vigoureux
des épaules, leurs courbes puissantes sanglées dans les câbles arrim és à la
chaîne. Un nouveau m urm ure parcourt le petit groupe, suivi d ’une excla­
m ation de surprise quand apparaît la ppitrine opulente, ruisselante d ’eau,
d ’une déesse im posante... Aux exclam ations succède un m urm ure révé­
rencieux, bientôt recouvert par des rafales d ’applaudissem ents *. »
La rem ontée de ce buste fém inin sera suivie de celle de trente-trois autres
pièces : des sphinx, des fragm ents d ’obélisques, de statues, de colonnes...
Le gouvernem ent égyptien renonce à sa digue de béton e t déclare zone
archéologique toute la cô te, d ’A lexandrie à la fro n tière libyenne. Le
8 avril 19% , c ’est en présence du président Jacques C hirac q u ’une tête
colossale d ’un Ptolém ée est retirée des eaux.
Au vu des prem ières études, les égyptologues-scaphandriers estim ent
que les sphinx trouvés à Q aitbay proviennent d ’H éliopolis e t o n t été
réem ployés pour décorer des constructions de l ’A lexandrie ptolém aïque.
Q uant aux statues, elles seraient plus récentes et auraient été comm andées
par les prem iers Ptolém ées pour figurer aux abords du Phare. M ais, de là
à parier du Phare lui-m êm e... Jean-Yves Em pereur est pourtant persuadé
q u ’une vingtaine de blocs gigantesques repérés par son équipe sont des
encadrem ents, jam bages e t linteaux de portes ou de fenêtres ayant appar­
tenu au fam eux m onum ent1

1. W illiam Leriche, Alexandrie, septièm e m erveille du monde, avec les photos de


Stéphane Compoint, Paris, Robert Laffont, 1996.

332
LE TEMPS DES SCAPHANDRIERS

Des égyptologues parmi d’autres

R ien n ’agace autant Jean Yoyotte, titulaire de la chaire de Cham pollion


au C ollège de France, que le tapage fait autour de découvertes égypto-
logiques. Les plus im portantes, souligne-t-il, ne sont pas les plus specta­
c u laires. Le déchiffirage d ’une seule inscription, sur un petit fragm ent
de p o terie, peut faire davantage avancer la science que la m ise au jo u r
d ’u n e énièm e statue de Ram sès. Ce grand savant, qui a dirigé pendant de
lo n g u es années la M ission française des fouilles de Tanis, ne supporte
pas non plus le chauvinism e. Si on a le m alheur de parier devant lui de
« l ’égyptologie, science française », il explose et cite une longue liste de
collègues étrangers. « Aucune science, grom m elle-t-il, n ’a de passeport. »
L ’A llem agne occupe aujourd’hui une place considérable dans l’égyp-
to lo g ie. Elle le doit à sa tradition universitaire, aux m oyens im portants
q u ’e lle consacre à ce secteur et à une excellente organisation. Toutes les
recherches de ses scientifiques dans le m onde sont coordonnées par un
cen tre unique, l ’Institut archéologique de Berlin. De nom breux Länder
o n t leur chaire d ’égyptologie et les m usées bénéficient d ’un solide soutien
p riv é. S ur le terrain, les chercheurs allem ands pratiquent m ieux que
d ’au tres l ’interdisciplinarité. L eurs publications sont très nom breuses.
« O n ne peut plus être égyptologue sans connaître l ’allem and », affirm e
Jean Yoyotte, en forçant à peine sa pensée.
L a G rande-Bretagne dispose de m oyens plus lim ités, m ais ses spécia­
listes sont utilisés avec le m axim um d ’efficacité, tant dans la recherche
que sur le terrain. Le point fort des A nglais est une excellente vulgarisa­
tion, ce qui ne les em pêche pas d ’ètre en pointe dans certains dom aines
com m e l ’archéologie urbaine. Il faut com pter aussi avec les États-U nis,
m êm e s ’ils n ’ont pas « m is le paquet » sur l’égyptologie en proportion de
leur puissance. Ils pourraient publier davantage, m ais ce q u ’ils offrent est
généralem ent de très bonne qualité. Chez eux, la décentralisation de la
recherche est totale. Les m oyens varient selon chaque université et
chaque m usée, lesquels dépendent de leurs sponsors.
Si les Japonais, venus tard à Pégyptologie, ne com ptent guère pour le
m om ent, on ne peut en dire de m êm e des A ustraliens, des B elges, des
E spagnols, des Italiens ou des Polonais. Q uant aux É gyptiens, ils ont
encore du chem in à faire, m algré des progrès constants, qui leur ont per­
m is de réaliser de belles découvertes depuis q u ’ils ont pris en charge leur
patrim oine. Ils ont à gérer un trésor énorm e, unique au m onde. Psycholo­
giquem ent, ce n ’est pas facile. L’Égypte ancienne est écrasante. On ne
m anque d ’ailleurs pas de leur renvoyer sournoisem ent cette im age, en
entretenant une question lancinante, q u ’ils se posent à eux-m êm es : est-il
perm is de ne pas être exceptionnel quand on a un tel passé ?
La France conserve une position enviable en égyptologie. Elle est au
deuxièm e rang, après l ’A llem agne, pour les m oyens m is en œ uvre. Sa

333
DIVORCE E T RETRO U VAILLES

force, ce sont ses institutions, fondées p ar de grands anciens (C ham pol-


lion, M aspero...), développées par de grandes figures (com m e Serge Sau-
neron) et qui continuent à jo u ir dans le m onde d 'u n e réputation m éritée.
En É gypte m êm e, l'In stitu t français d ’archéologie o rien tale, qui
célébrera ses cent vingt ans en m êm e tem ps que le deuxièm e m illénaire,
est solidem ent assis dans l'ex -p alais de M ounira, avec sa bibliothèque
de 70 000 volum es et sa splendide im prim erie. Plus de 700 titres y ont
été édités depuis sa création. Le détail des chantiers et program m es de
recherches de l ’IFAO - tan t pour l'É g y p te pharaonique que p o u r les
études coptes, arabes et islam iques - occupe chaque année un volum e
d 'u n e centaine de pages.
A Paris, le C ollège de France poursuit ses cours de haut niveau e t ses
sém inaires p our chercheurs avancés, tandis que l ’É cole p ratiq u e d es
hautes études initie à la recherche et conduit ju sq u ’au doctorat. L ’É cole
du Louvre, enfin, dispense un enseignem ent et prépare aux carrières des
m usées. Toutes ces institutions - auxquelles s ’ajoutent des centres en p ro ­
vince, com m e l ’Institut de papyrologie de Lille-111 ou l ’Institut d ’égypto-
logie V ictor-Loret de Lyon-II - peuvent bénéficier de l ’aide du C entre
national de la recherche scientifique (CN RS), qui joue un rôle essentiel
dans l ’égyptologie2.
Un exem ple de collaboration interdisciplinaire est donné par l ’Institut
d ’égyptologie thébaine (IN ET), une unité de recherche créée au m usée du
Louvre en association avec le CNRS. C e partenariat a perm is de consti­
tu er l ’une des équipes égyptologiques les plus im portantes d e France.
E lle travaille sur trois sites de la rive gauche de T hèbes, inscrits au patri­
m oine cu ltu rel m ondial e t qui lui ont été concédés en ex clu siv ité p ar
le C onseil supérieur des antiquités d ’É gypte : le R am esseum , d édié au
culte de Ram sès II, qui couvre cinq hectares ; la tom be de ce pharaon, qui
n ’av ait pas encore été entièrem ent explorée, dans la vallée des R ois ;
enfin, la vallée des R eines, ainsi q u ’un ham eau de l ’époque ram esside et
un m onastère copte 3.
T ravaillant avec une équipe égyptienne, les chercheurs français passent
quatre m ois par an sur la rive gauche de T hèbes. fis peuvent s ’appuyer
sur toute l’infrastructure du m usée du L ouvre (collections, docum ents,
base de données, bibliothèque) m ais aussi sur tout le réseau scientifique
du CNRS à travers la France, ce qui donne une « force de frappe » consi­
dérable. Les chercheurs se partagent entre les fouilles, l ’étude en labo­
ratoire, les conférences, les expositions, la direction de thèses de doctorat,
la sauvegarde e t la restauration de m onum ents, de sites ou d ’objets, tout
en étan t consultés p ar les au to rités égyptiennes p our la co nception de
nouveaux m usées.
Le Ram esseum est le plus com plet des ensem bles m onum entaux qui

2. Dominique Valbelle, U Êgyptologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1991.


3. Culture & Recherche, musée du Louvre, n° 53, juillet 1995.

334
LE TEM PS DES SCAPHANDRIERS

subsistent de l'É gypte ancienne. Au tem ple de pierre s'ajoutent des annexes
construites en brique crue, qui abritaient des m agasins, des ateliers et une
école. Les chercheurs finançais et égyptiens tentent mm seulem ent de recons­
titu er à Thèbes-O uest les m odes de vie du N ouvel Em pire à l'époque copte,
m ais encore de retracer dans ses m oindres détails l'h isto ire d ’un grand
ch an tier de l'époque de Ram sès U. C ela exige de faire appel aux techniques
les plus sophistiquées, dans de nom breuses disciplines, sans négliger pour
au tan t les bonnes vieilles m éthodes de la recherche archéologique.
P o u r l ’étude des fondations, par exem ple, on a sollicité le laboratoire
d e m écanique des terrain s de l'É c o le des m ines de Nancy. P our lu tter
c o n tre la dégradation des m ortiers, on s 'e s t adressé au laboratoire de
p éd o lo g ie de l'u n iv e rsité P aris-V II et au laboratoire central des Ponts
e t C haussées. La restauration des ensem bles de brique crue, elle, a néces­
sité une collaboration avec l'u n e des m eilleures équipes du m onde dans
ce dom aine, celle de l ’École d 'architecture de G renoble. Enfin, le traite­
m en t des peintures m urales - parm i lesquelles la fam euse b ataille de
Q ad esh - a été co n fié au C entre de restauration et de traitem ent des
œ uvres d 'a rt d'A vignon.
L 'archéologie égyptienne a tendance à faire oublier les travaux entre­
p ris sur des périodes plus récentes, copte et m usulm ane. Elle m asque aussi
les recherches sur la société égyptienne d ’au jo u rd 'h u i, qui constituent
l'u n e des actions les plus intéressantes de la France sur les bords du Nil.
U n organism e exem plaire, le CEDEJ (Centre d'études et de docum entation
économ ique, juridique e t sociale) se consacre ainsi, depuis 1980, à des
recherches sur l'É gypte, le Soudan et le Proche-O rient. Il a su s ’intégrer
dans le paysage local et se faire accepter. C ’est en langue arabe que sont
organisés dans ses locaux les colloques avec des chercheurs égyptiens,
lesquels n 'o n t étudié les auteurs français que dans des traductions. Signe
des tem ps : Hoda A bdel N asser a choisi une journée « portes ouvertes » au
C ED EJ, le 1er novem bre 1996, pour annoncer la création d 'u n e fondation
consacrée à son p è re ... Les recherches portent sur des sujets aussi variés
que la réislam isation de l'É g y p te, le tourism e dans la vallée du N il, la
g estio n de l'e a u dans le D elta, le travail des enfants, la com m unauté
arm énienne dans l'É gypte post-ottom ane ou le circuit des drom adaires en
provenance du Soudan. C ela se fait sans tapage, en tenant com pte du nou­
veau clim at des relations franco-égyptiennes. L 'époque ne supporte plus
les feux d ’artifice et les cocoricos. Il faut savoir se faire discret, parfois ne
pas ém erger. Voici venu, si l'o n peut dire, le tem ps des scaphandriers.

La cabane à chèvres de sœur Emmanuelle

C ette discrétion est valable dans tous les dom aines : scientifique, édu­
catif, so c ia l... M ais que dire alors de sœ ur Em m anuelle, cette Française
qui a défrayé la chronique ju sq u ’à sa retraite, en 1993 ? Il est vrai que son

335
DIVORCE E T RETROUVAILLES

installation, vingt-deux ans plus tôt, parm i les zabbaline du C aire —des
chiffonniers cam pant au m ilieu des ordures, q u ’ils ram assent, trien t et
revendent - , s ’était faite sans bruit. La religieuse frondeuse de N otre-
Dame de Sion, déjà sexagénaire, avait quitté son couvent pour une cabane
à chèvres de 4 m ètres carrés, « dans un quartier où tout est sale, m êm e
l ’eau dans laquelle on se lav e4*». Son seul but était de partager la vie de
ces dém unis et les aider à sortir de la m isère.
Elle ne pouvait se perm ettre aucun prosélytism e. Ce bidonville était
d ’ailleurs occupé par des chrétiens coptes. « D ans leur sim plicité de
pauvres gens, ces voleurs, fum eurs de haschich et bagarreurs, m ’ont paru
bien plus près de Dieu que la m ajorité des “justes” et des honnêtes gens
que j ’avais fréquentés jusque-là. A Ezbet-el-N akhl, m es frères et sœ urs
chiffonniers sont devenus m es m aîtres en catéchèse », dira cette fille de la
bourgeoisie du nord de la France, élevée par une gouvernante an g laise3.
Sœ ur Em m anuelle a connu la notoriété lorsqu’elle a cherché à sensibi­
liser la bourgeoisie locale à l ’univers des zabbaiine et à créer un réseau
de solidarité à l ’étranger. Dès lors, les m édias ne l'o n t plus lâchée. E lle-
m êm e a pris goût à cette tribune qui lui perm ettait de se faire entendre
très loin, quitte à agacer des associations chrétiennes locales, qui n ’o n t
pas droit aux cam éras et s ’en m éfient d ’ailleurs dans un pays où seule do it
dom iner la voix des m uezzins.
C ’est M 1" Sadate en personne qui est venue inaugurer, en 1980,
le centre social E l-Salam dans le bidonville de sœ ur E m m anuelle. D e
B ruxelles, le catholique Jacques D elors, président de la C om m ission
européenne, lui a apporté un soutien public. L ’épouse du président de la
R épublique, D anielle M itterrand, pourtant « laïque forcenée », n ’a pas
m anqué de dire son adm iration pour la religieuse, la désignant com m e
« le sym bole de tous ceux qui aim ent l ’hum anité et refusent l'in ju stice
des plus dém unis ». E t Bernard Kouchner, qui l ’a rencontrée en 1985 au
Soudan, en pleine fam ine, s ’est extasié : « C ’est un shaker qui vous m al­
m ène en perm anence ! M ais, penchée sur les enfants, avec son petit fichu,
ses vieilles baskets et ses lunettes, c ’est fou ce q u ’elle était b elle6 ! »
Sœ ur Em m anuelle a attiré plusieurs volontaires en Égypte et pas m al
d ’argent. En partant, elle a dressé un bilan im pressionnant de son action :
trois jardins d ’enfants, trois écoles, une m aternité, deux centres de protec­
tion m aternelle et infantile, quatre dispensaires, un foyer pour personnes
âgées, trois ouvroirs, une usine à com post, une fabrique de tap is... Q uoi
q u ’on pense de son style et de son action, il faut constater que la reli­
gieuse-chiffonnière a été la seule, pendant une vingtaine d ’années, à pou­
voir sensibiliser des m illions de Français au sort des pauvres du C aire.

4. Sœur Emmanuelle, Entretiens avec Marlène Tuininga, Paris, Flammarion, 1993.


3. Id., Jésus tel que je te connais, Paris, Desclée de Brouwer-Flammarion, 1996.
6. Le Monde. 21 décembre 1993.
11

Égyptomania

L es Français sont attirés par l ’Égypte, au point de se bousculer pour


o b serv er leur passion. L ’exposition « É g y p to m an ia» , organisée au
L ouvre en 1994, a accueilli plus de 204 000 visiteurs payants... M ais il ne
faut pas baptiser égyptom anie n ’im porte quoi. A im er l ’Égypte, c ’est de
l ’égyptophilie. Se passionner pour l ’Égypte, c ’est encore de l ’égyptophi-
lie, e t pas forcém ent une « m anie » qui relèverait de la pathologie.
A utre chose est l ’exploitation de ce pays à des fins artistiques, com m er­
ciales ou ésotériques. L ’égyptom anie - au sens strict - suppose que des
form es ou des m otifs égyptiens soient m odifiés, adaptés au goût du jo u r
ou détournés de leur fonction prem ière : un sphinx affublé d ’une coiffure
pharaonique ou exhibant des seins de fem m e relève de cette catégorie,
com m e une statue de N éfertiti transform ée en fontaine ou en taille-
crayon. Le phénom ène a une telle am pleur q u ’il est devenu l ’objet d ’une
dém arche scientifique.
L ’égyptom anie n ’est ni nouvelle ni particulière à la France. « M ême
l ’Égypte y a succom bé1», rem arque l ’un de ses m eilleurs spécialistes,
Jean-M arcel Hum bert. C ’est d ’ailleurs en d ’autres tem ps et sous d ’autres
cieux q u ’elle a donné ses m anifestations les plus outrées. L a Rom e
antique n ’avait pas seulem ent prélevé des obélisques dans la vallée du
N il, m ais adopté, en les m odifiant, des croyances e t des m onum ents égyp­
tien s. Q uant aux A m éricains, ils ont trouvé le m oyen de construire en
1993 l ’hôtel-casino L uxor à Las Vegas, une pyram ide de trente étages
dotée d ’un sphinx plus grand que celui de G uiza, dont les yeux ém ettent
d es rayons laser...
Q uoique m oins volum ineuse, la pyram ide du Louvre a fait bien plus de
b ru it O n se trouve là devant un cas lim ite, où une form e de l’A ntiquité
choque p ar sa m odernité. La furieuse polém ique qui s ’est engagée en
1985 portait sur le fait que cet o b je t... futuriste, attribué au « caractère
pharaonique du pouvoir m itterrandien », m enaçait d ’abîm er un chef-

I. Jean-Marcel Humbert, « L’égyptomanie : actualité d’un concept de la Renaissance


au post-modernisme », in Égyptomania. L ’Égypte dans Fart occidental. 1730-1930, Paris,
musée du Louvre, 1994.

33 7
DIVORCE E T RETROUVAILLES

d ’œ uvre de la R enaissance. A ccessoirem ent, les opposants n ’o n t p a s


m anqué de dénoncer l'égyptom anie : la pyram ide se voyait d éto u rn ée
de sa fonction d ’origine - un m onum ent funéraire devenant entrée d e
m usée - et subissait m ême une totale inversion sym bolique. On la faisait
passer de l ’opacité à la transparence, de la m asse à la légèreté, du plein au
vide. Elle perdait sa cinquièm e face, au sol, si im portante aux yeux d e s
pharaons. Ce n ’était plus q u ’un puits de lum ière, vidé du m ystère. U ne
anti-pyram ide, à tous points de vue. L ’architecte, Ieoh M ing Pei, se défen­
dait aim s d ’avoir puisé dans le fonds égyptien, lui, l ’A m éricain d ’origine
chinoise, suggérant que cette form e était devenue universelle...
Les polém iques se sont éteintes avec les prem iers rayons de soleil su r
la pointe de verre. L ’o bjet a été adopté, intégré, parisianisé, fin issan t
par passer quasim ent inaperçu. Paris avait un obélisque, planté au m ilieu
des autom obiles. Il a gagné une pyram ide translucide, en attendant peut-
être un sphinx électronique ou virtuel. A insi va l ’égyptom anie.
« Si l ’égyptom anie a si bien réussi, souligne Jean-M arcel H um bert,
c ’est q u ’elle peut s ’exprim er aussi bien dans la dém esure architecturale
que dans le plus petit des objets, dans le luxe tapageur com m e dans la
plus quelconque des pacotilles, sans rien perdre de son pouvoir d ’évoca­
tion. M ais c ’est surtout sa fantastique capacité d ’adaptation qui, en lu i
perm ettant de résister aux aléas de la m ode, explique le m ieux sa perm a­
nence, et constitue sa m eilleure chance de survie 2. »

Publicité, cinéma et bande dessinée

Les Français baignent dans l'égyptom anie depuis leur enfance. Sans
doute davantage que la m oyenne des O ccidentaux, com pte tenu des liens
particuliers de leur pays avec l’Égypte depuis deux siècles. Ce n 'e st p as
un hasard si des dizaines de bars-tabacs dans l ’Hexagone s ’appellent « L e
K h é d iv e » ... C ette égyptom anie se m anifeste, com m e jad is, à trav ers
la peinture, l ’architecture, la sculpture, la décoration intérieure ou la
m usique, m ais elle a pris plus d ’im portance avec les m oyens de com m u­
nication m odernes.
Les m archands de rêves ne pouvaient passer à côté d ’un thèm e aussi
porteur que l’Égypte. Ils en usent et abusent depuis belle lurette. D ans
les années 1880, les cim ents Portland du B oulonnais avaient lancé les
m arques Sphinx et Super-Sphinx. Deux décennies plus tard, ce m êm e ani­
m al à tête hum aine devait perm ettre à une m achine à coudre Singer de
conquérir le m arché. L ’Égypte pharaonique exprim e en effet la solidité,
et c ’est l ’un des thèm es dont la publicité est friande.
Solidité, voire éternité, m ais aussi richesse, beauté, évasion. La savon­
nette C léopatra de C olgate-Palm olive évoquait l ’O rientale, experte en

2. Id., L’Égyptomanie dans Tort occidental. P u is, ACR, 1989.

338
ÉGYPTOMANIA

soins corporels, détentrice de parfum s e t philtres secrets, q u ’on im aginait


langoureusem ent allongée dans son bassin de m arbre. Le spot télévisé
v an tait la « fem m e étem elle » u tilisan t un nouveau savon, « onctueux
com m e une crèm e, sensuel com m e un parfum » qui « pourrait bien chan­
g e r la face du m onde ». Com m e le souligne C laude-Françoise B runon,
une universitaire de M ontpellier, les cam pagnes com m erciales utilisant
l ’É gypte ne s ’adressent pas aux consom m ateurs routiniers, parcim onieux,
v issés chez eux : « C léopâtre ne se confond, en aucune façon, avec la
M ère D enis 3. » Sans doute. C ela d it, 1’Égypte-cam éléon se prête à tout :
c ’e st p our in sister su r le caractère bon m arché de ses pro d u its que la
chaîne D arty a inventé, en 1986, « N éfertiprix » ...
L es cigarettes Cam el ont associé leur nom à l'É gypte, avec une boîte
co uleur désert à faire rêver les bédouins. Les G auloises leur ont em boîté
le pas. Un joaillier s ’est servi d ’une pyram ide, « aiguë comm e le diam ant »,
p o u r vanter son produit « é te m e l» . L ’É gypte antique a perm is aussi
au m agazine de ciném a Studio de se faire connaître grâce à une m om ie
un p eu particu lière : la pin-up des années 50, aux form es pulpeuses,
surgissait non pas d ’un em m aillotage de bandelettes, m ais de pellicules
ciném atographiques 4. ..
D ès sa naissance, le septièm e art a eu le coup de foudre pour l ’Égypte.
U ne quarantaine de film s ont été tournés en vingt ans, souvent avec une
sim ple toile peinte com m e décor : dans L a P rophétesse de Thèbes (1909)
d e G eorges M éliès, c ’est un spectre, d rap é ... à la grecque, qui apparaît
su r une entrée de tom be pharaonique. C ette attirance du ciném a m uet
p o u r une civilisation disparue a donné lieu à des analyses nom breuses et
subtiles. Trop subtiles parfois. O n a parlé du culte des m orts et de « nécro­
m ancie film ée » ; on a com paré le désert d ’Égypte à l ’écran silencieux et
v ierg e, les m urs des tem ples à des « film s de pierre », le faisceau lum i­
neux à la lam pe de l ’égyptologue pénétrant dans une to m b e... Le ciném a,
à ses origines, n ’a-t-il pas été « perçu com m e un m onde privé de parole
o ù l ’expression passe p ar un langage visuel, form é de sortes de hiéro­
glyphes lum ineux 5 » ?
D ans les années 1910-1920, de nom breuses salles de ciném a ont été
décorées dans un style égyptisant. Les fleurs de lotus paraissaient indisso­
ciables des caram els de l ’en tracte... Le pays des pharaons a sem blé m oins
bien s ’accorder avec le parlan t, m ais p o u r se rattrap er ensuite avec le
ciném ascope e t le technicolor. Au total, plus de 400 film s lui auront été
consacrés.
A partir des années 50, les Français ont été m arqués par les « péplum s »
hollyw oodiens, avec des m illiers de figurants, des tem ples rutilants, des

3. Claude-Françoise Brunon, « Égypte et publicité », in Images d'Égypte, Le Caire,


CEDE), 1992.
4. Ibid.
5. Antonia Lant, « L’Antiquité égyptienne revue par le cinéma », in U Égyptomanie à
Vépreuve de Varchéologie, Paris, musée du Louvre, 1996.

339
DIVO RCE E T RETROUVAILLES

chars, des trônes et des trésors. C ecil B. De M ille a donné ainsi, en 1956,
une deuxièm e version de ses D ix C om m andem ents (1923), tourné cette
fo is en É gypte e t non plus en C alifornie. P our séduire le p u b lic, les
cinéastes am éricains en font des tonnes. Il ne s ’agit pas d ’être vrai m ais de
paraître pharaonique. C 'e st en toute connaissance de cause q u e, dans
Terre des pharaons (1955), H ow ard H awks a utilisé des cham eaux, ani­
m al inconnu à l ’époque de ses héros. Du palais de Tanis, reconstitué pour
Salom on et la reine de Saba (1959), K ing Vidor nous fait voir les pyra­
m ides, distantes pourtant de 150 k ilo m ètres... O n m élange allègrem ent
les lieux, les époques et les sty les6. Les égyptologues ont m ille raisons
de pinailler, sinon de s ’arracher les cheveux. C ela n ’em pêche pas des
reconstitutions fidèles, com m e celle de la salle d ’A m énophis IV A khéna-
ton dans L ’É gyptien (1954) de M ichael C urtiz.
De nom breux auteurs de bandes dessinées, français et belges, ont été
inspirés par l ’Égypte. A près tout, qui a inventé le genre, sinon les graveurs
d ’hiéroglyphes ? Les lecteurs les plus jeunes sont particulièrem ent sen­
sibles au clim at de m ystère de la civilisation pharaonique, peuplé d ’êtres
curieux, m i-hom m es m i-anim aux, qui correspondent bien à l ’univers
enfantin 7. Les C igares du pharaon d ’H ergé restent dans la m ém oire des
adultes, tandis que Le M ystère de la grande pyram ide, c h ef-d ’œ uvre
d ’E dgar-Pierre Jacobs, ayant pour héros B lake e t M ortim er, a m arqué
l ’im aginaire collectif et suscité plus d ’une vocation d ’ég y p to lo g u e...
B eaucoup de scénarios tournent autour du m êm e sujet : la découverte
d ’un papyrus, qui m et bons et m échants sur la piste d ’un trésor fabuleux,
tandis que la violation d ’un tom beau ou d ’une pyram ide peut en traîn er
une terrible m alédiction. Les auteurs de BD égyptiennes se docum entent
énorm ém ent. Il leur arrive pourtant de se trom per ou de tricher, com m e
Jacques M artin, dans Sphinx d ’or, qui fait couler le N il à A lex an d rie8.
L ’Égypte antique se prête m ieux aux échappées fantastiques que le m onde
gréco-rom ain. Bilal en fait un support de science-fiction, dans L a Fem m e
piège ou La Foire aux im m ortels, avec une pyram ide volante et des dieux
astronautes.
Un cas intéressant est celui du dessin ateu r belge L ucien De G ieter,
auteur de la série des A ventures de P apyrus, com m encée en 1978. L es six
prem iers album s entraînaient le lecteur dans une Égypte fantaisiste, rem ­
plie de m onstres, de dieux non hom ologués et de tom beaux perses. O n
était en pleine égyptom anie, dans le sens le plus caricatural du m ot. A
p artir du septièm e album , changem ent radical : le dessinateur est allé en
Égypte, s ’est passionné pour ce pays, il a entrepris de l ’étudier avec m inu-

6. Jean-Luc Bovot. L’Égypte ancienne au cinéma. Le péplum en pagne. P u is, L attis,


1993.
7. Philippe Joutard, « L’Égypte à travers 1a bande dessinée », in Le M iroir égyptien,
M arseille, Ed. du Quai, 1984.
8. Jean-Pierre Corteggiani, « L’Égypte antique dans la bande dessinée », in Images
<TÉgypte, Le Caire, CEDE), 1992.

340
ÉGYPTOMANIA

tie , e t cela a changé com plètem ent son style. Avec L a Vengeance des
R am sès, « l ’égyptologie fait inupdon dans les aventures de Papyrus9 ».
L es aventures ne seront d 'ailleu rs plus qualifiées de « m erveilleuses » à
p a rtir du volum e suivant : La M étam orphose d ’Im hotep est aussi la m éta­
m orphose d ’un auteur de BD , s ’inspirant désorm ais des reconstitutions
m inutieuses de Jean-C laude G olvin, l’ancien directeur du C entre franco-
égyptien de Karnak.

L’égyptologie, science populaire

Toutes les expositions sur l'É gypte organisées à Paris ont été des suc­
cès, de « T outankham on» (1967) à « É gyptom ania» (1994), en passant
p ar « R am sès II» (1976), « U n siècle de fouilles fran çaises» (1981),
« Tanis » ( 1987) et « A m énophis n i » ( 1993), sans oublier celles qui ont
attiré un public nom breux dans d ’autres villes, com m e L'É gypte des pha­
raons à M arcq-en-B arsul ( 1977), L'É gypte redécouverte à Autun (1988)
ou M ém oires d ’Égypte à Strasbourg (1990).
Le tourism e au pays des pharaons n ’a cessé d ’augm enter au cours des
trois dernières décennies. Une centaine de voyagistes proposent des séjours,
com prenant pour la plupart une croisière sur le Nil, m ais les Français ont
appris aussi à découvrir les plages de la m er Rouge, le m onastère Sainte-
C atherine dans le Sinai et m ême les oasis du désert libyque. Un coup d ’ar­
rêt brutal est intervenu en 1993 et 1994, à cause de plusieurs attentats
islam istes contre des visiteurs étrangers. Une cam pagne publicitaire a été
alors organisée en France par les services du tourism e égyptien, autour du
slogan : « L’Égypte, notre m ém oire l’exige », qui ressem blait presque à une
som m ation. M ais les fran çais n ’attendaient que des assurances de sécurité.
D ès 1995, le flot reprenait,pour atteindre 242 500 visiteurs l ’année suivante.
L ’engouem ent pour l ’Egypte se m anifeste de m anière éclatante dans
les bibliothèques et librairies, où des égyptologues rivalisent avec des
rom anciers populaires. Aux ouvrages traduits de naguère, aussi différents
que Sinouhé l ’É gyptien de M ika W altari ou M ort su r le N il d ’A gatha
C hristie, ont succédé les best-sellers de Christian Jacq, devenu en quelques
années un phénom ène d ’édition. Ce docteur en égyptologie, excom m unié
par ses ex-collègues et m éprisé par les critiques littéraires, a réalisé des
ventes fantastiques avec sa série rom ancée sur Ram sès B, m algré « son
style plat com m e le désert libyque, ses dialogues télégraphiques, l’éro­
tism e un peu niais qui n ’effarouchera pas une chaisière habituée aux talk-
show s télévisés, la psychologie som m aire, et cette tém érité chronologique
qui fait cohabiter Ram sès O et M oïse avec H om ère10! ».

9. Luc Delvaux, « Les Aventures de Papyrus », in L’Êgyptomanie à l’épreuve de Var­


chéologie, Paris, musée du Louvre, 1996.
10. François Leluette, Le Figaro Magazine, 17 août 1996.

341
DIVORCE E T RETROUVAILLES

C hristian Jacq, le m illionnaire retiré près d ’A ix-en-Provence, laisse


parler et continue à produire, entretenant le m ythe d ’un fige d ’o r pharao­
nique, contesté par les chercheurs, ü déclare que sa passion pour l ’É gypte
lui est venue d ’une grand-m ère épicière à R om orantin, puis q u ’il a é té
conquis par ce pays au cours de son voyage de noces (à l ’âge de dix-sept
ans !). Il lui arrive, dit-il, de prendre des notes en hiéroglyphes et, tous les
jours, de discuter avec son chien, lequel porte un nom égyptien. A ccusé
d ’être à la tête d ’une secte, cet auteur pas com m e les autres s ’en est vive­
m ent défendu, précisant que son Institu t R am sès et sa M aison de v ie
« sont en réalité deux loges m açonniques11».
Quoique plus chers que les livres, les copies d ’objets anciens font aussi
un malheur. Le m usée du Louvre réalise environ la m oitié de ses ventes
dans ce dom aine avec des figures égyptiennes. R égulièrem ent, à l’hôtel
Drouot, on s ’arrache des pièces en provenance de la vallée du Nil. Une tête
de prêtre en diorite de la XXXe dynastie a même dépassé 1300000 francs
en juin 1996. Les m archands en tout genre exploitent cette fascination pour
l’Égypte, proposant aussi bien des plum iers-sarcophages que des m asques
funéraires en k it11l2. ..
En 1986, deux architectes français, G illes D orm ion e t Jean-P atrice
G oidin, ont fait rêver leurs com patriotes en présentant une nouvelle th éo ­
rie sur la G rande Pyram ide de G uiza. Selon eux, « K héops, com m e la
plupart des pharaons de l ’Ancien Em pire, a construit dans sa pyram ide
une vraie cham bre e t d ’autres fausses, de vrais couloirs e t des culs-de-
sac, des doubles entrées ; en som m e, tout l ’arsenal de leurres en usage à
l ’époque13». C es nouveaux Blake et M ortim er ont reconstitué, sur leu r
table de travail, un réseau de galeries conduisant à ce qui devait être la
vraie cham bre funéraire du pharaon. Des m esures m icrogravim étriques
(Mit été faites dans la Pyram ide pour vérifier le bien-fondé de cette théorie
audacieuse, contredisant toutes les études antérieures. Las ! Elles n ’o n t
rien donné, ce qui a perm is aux égyptologues professionnels de dénoncer,
une fois de plus, un am ateurism e qui les insupporte.
Q u’est-ce q u ’un égyptologue ? A lain Z ivie, fondateur e t directeur de la
M ission archéologique française du Bubasteion à Saqqara, auquel on do it
la découverte du trésor du tom beau du vizir A p er-E ll4, répond q u ’une
dem i-douzaine de conditions sont nécessaires : savoir déchiffrer les sources
écrites, éventuellem ent des spécialités com m e le copte ou le dém otique ;
être en m esure de lire les publications en langue étrangère, notam m ent en
allem and ; avoir fait des études universitaires reconnues e t sanctionnées ;
avoir un poste lié à l ’égyptologie, que ce soit à l ’IFAO, au CNRS, à l ’uni­
versité, à l ’École pratique des hautes études ou dans un m usée ; ne pas se

11. Entretien, Libération, 9 mai 1996.


12. L’Express, 19 décembre 1996.
13. G illes Dormion et Jean-Patrice Goidin, Khéops, nouvelle enquête. Propositions
préliminaires. Paris, Recherche sur les civilisations, 1986.
14. Alain Zivie, Découverte à Saqqarah. Le vizir oublié, Paris, Seuil, 1990.

342
ÉGYPTOM ANIA

co n ten ter de discourir sur l ’Égypte, m ais faire avancer la recherche avec
d e s découvertes originales e t des publications scientifiques; enfin, jo u ir
d e la reconnaissance internationale.
Peu de Français, on s ’en doute, répondent à l ’ensem ble de ces condi­
tio n s ! Ils sont nom breux, pourtant, à se passionner pour l ’égyptologie, qui
e s t en train de devenir une science populaire. L es cours de l ’É cole du
L ouvre ou de l ’Institut catholique de Paris attirent un public grandissant.
A n o ter aussi le succès d ’une école privée, K héops, qui com pte près de
600 étudiants, dont la m oitié par correspondance. Q uoique s ’adressant à
des am ateurs, sans form ation particulière, elle dispense un enseignem ent
honnête, sanctionné par un certificat, e t organise m êm e un stage spécial
p o u r les neuf-quinze ans. L a langue des hiéroglyphes attire aujourd’hui
davantage que le la tin ...
U n am oureux de l ’Égypte, Thierry Louis B ergerot, a su concrétiser sa
passion, dans la ville d ’A vignon où il réside. A cteur, m usicien, il a com ­
m encé p ar faire des études d ’histoire e t d ’égyptologie à l ’université de
M ontpellier, puis est allé en seig n er les hiéroglyphes à des groupes de
lycéens. En octobre 1988, il a créé le C entre v au d u sien d ’égyptologie15,
d an s un p etit local, situé sous les contreforts du Palais des papes. D es
co u rs de langue égyptienne, des conférences et un sém inaire d ’initiation
à la recherche y ont été organisés, avec la collaboration d ’égyptologues
parisien s. U ne revue de bonne tenue est née, É gypte(s), puis a disparu
fau te de m oyens, pour renaître quelques années plus tard, sous le nom
d 'É g yp te, A frique & O rient. Le C entre vauclusien d ’égyptologie attirait
e n 1992 « un public cultivé, plutôt m ûr, plutôt fém inin, plutôt aisé, qui
a d es lo isirs e t sa it goûter les fru its d ’un certain effo rt intellectuel ».
L e public s ’est un peu rajeuni depuis lors, avec l ’arrivée d ’étudiants. U
s 'e s t surtout spécialisé, ces égyptologues am ateurs étant de plus en plus
com pétents au fil des ans.

N os a n c ê tre s les p h a ra o n s

L a passion pour la civilisation égyptienne est d ’autant plus étonnante


que c ’est une civilisation m orte, contrairem ent à celles du Japon ou de
la C hine. Si elle attire autant, c ’est parce que l ’im aginaire y trouve un
su pport exceptionnel. C es tem ples im pressionnants, ces statues adm i­
rables, ces peintures étonnam m ent conservées évoquent à la fois la beauté
e t l ’am our, la sagesse et la douceur de vivre, l ’ordre et la justice.
L ’É gypte ancienne, rem arque A lain Z ivie, est « u n e m erveilleuse
m achine à faire fantasm er », une auberge espagnole où chacun trouve ce
q u ’il a apporté, parfois sans le savoir. Si l ’O rient est la désignation m éta­

15. Centre vauclusien d ’égyptologie, 10, nie de la Croix, 84000 Avignon.

343
D IVO RC E E T RETRO U VAILLES

phorique des inondes inaccessibles et perdus, l ’Égypte ancienne en rep ré­


sente la m eilleure p aît : un O rient pur, un O rient parfait
C ’est aussi le m ystère et l ’irrationnel. Lire les hiéroglyphes peut don n er
le sentim ent de jouer, de déchiffrer une énigm e, com m e d ’approcher une
vérité cachée, voire d 'a p p arten ir à un m onde d ’initiés. La c iv ilisatio n
égyptienne apporte sans doute une réponse apaisante aux questions lan­
cinantes su r la v ie, la m ort et l ’étern ité. C om m e le souligne P h ilip p e
Joutard, « la m om ie, c ’est le m ort qui dort, en réalité à m i-chem in en tre
la vie e t la m ort, qui n ’a pas irrém édiablem ent disparu dans le n éan t.
L ’insoutenable est apprivoisé, devenu fam ilier. Il existe un état transitoire
en tre l ’étre e t le néant : bien p lu s, on passe facilem ent du m onde d es
m orts au m onde des vivants, à l’im age de ces savants qui pénètrent dans
les tom bes et en ressortent bien vivants ou de ces pharaons qui continuent
à vivre dans leurs sarcophages1617. »
La fascin atio n p o u r l ’É gypte aura survécu à to u t ce qui é ta it censé
dissiper le m ystère : le déchiffrem ent des hiéroglyphes, la découverte de
nom breuses tom bes, la photographie, le scan n er... E lle a survécu to u t
autant à la m ultiplication des voyages e t à leur banalisation. C onnaître,
com prendre, voir, to ucher n ’a pas ém oussé l ’a ttrait, au co n traire. D es
Français, de plus en plus nom breux, vont dans la vallée du N il, y retour­
nent, ne s ’en lassent pas, avec le sentim ent étrange de se trouver dans un
univers fam ilier. A ucun pays du M aghreb ne com bine ainsi la m agie
solaire avec le sentim ent d ’éternité.
L ’Égypte antique, c ’est une perm anence et un repère, dans un m onde
qui bouge de plus en plus vite. Sans doute n ’a-t-elle jam ais m érité autant
son qualificatif d ’« étem elle ». E lle sem ble appartenir à chacun. C e patri­
m oine e st tellem ent ancien q u ’il jo u it d ’une sorte d ’ex traterrito rialité.
L ’Égypte n ’apparaît pas seulem ent com m e une civilisation rem arquable,
m ais com m e la m ère des autres civ ilisations : elle fin it p ar sym boliser
l ’A ntiquité en général. A « nos ancêtres les G aulois » se superposent nos
ancêtres les pharaons. Peut-être m êm e les supplantent-ils...

16. Alain Zivie, Revue française de psychanalyse, n° 1,1993.


17. Philippe Joutant, « L’Égypte à travels la bande dessinée », ait. cit.
ÉPILOGUE

Les fruits de la passion

T ro is fo is, l ’É gypte a vu sa porte forcée p ar des soldats français :


en 1249, sous la conduite de Saint L ouis; en 1798, avec B onaparte; e t en
1956, lors de la désastreuse équipée de Suez. N ul ne songerait pourtant
à ab o rd er les relatio n s franco-égyptiennes sous l ’angle m ilitaire ! C es
tro is expériences guerrières ont tourné court, com m e si elles étaient des
accidents de l’H istoire.
O ublions Saint Louis, il y a prescription : l ’invasion ratée de 1249 est à
la fo is trop ancienne et trop liée aux croisades pour com pter aujourd’hui.
T out autre est l ’E xpédition de B onaparte, m ilitairem ent sans effets
durables, m ais déterm inante sur d ’autres plans et qui n ’a pas fini de diviser
les historiens. Pour les uns, elle a fait en tier l’Égypte dans la m odernité, la
rév élan t à elle-m êm e autant q u ’au m onde. P our d ’autres, elle n ’a été
q u ’une parenthèse sans effets. P our d ’autres encore, elle a gravem ent
p o rté atteinte à une société qui n ’avait pas attendu les Français pour se
c iv ilise r... Toujours est-il que l ’Expédition a bousculé l ’Égypte, l ’a sortie
d ’un isolem ent séculaire et a ouvert la voie à M oham m ed A li. Q ue celui-
c i ait fait appel ensuite à des Français pour l ’aider à m ettre en place un
É tat m oderne est significatif et capital. L ’influence culturelle de la France
a pu alors s ’exercer pleinem ent C ela lui a perm is, entre autres, d ’installer
un réseau d ’écoles exceptionnel et de jo u er un rôle de perm ier plan en
ég y p to lo g ie. A u lieu de p&tir de l ’occupation britannique, à p artir de
1882, la France a bénéficié de n ’êtie pas colonisatrice. Et l ’on a assisté,
pendant des décennies, à cette étonnante situation : une Égypte dom inée
p ar l ’A ngleterre m ais dont les élites rêvaient en français.
E n conquérant ce pays, puis en l ’étudiant sous toutes les coutures, en y
réalisan t le canal de Suez et, surtout, en essayant d ’y im planter leur
langue e t leur cu ltu re, les Français ont, en quelque sorte, consom m é
leu r passion pour l ’Égypte. U ne passion d ’autant plus intense q u ’elle était
partagée : à certaines époques et dans certains m ilieux, la France faisait
figure de référence et de m odèle. A dopter sa langue, épouser sa culture
é tait une m anière de vivre.
A ttribuer à la seule opération m ilitaire de Suez, en 1956, la destruction

345
ÉPILOGUE

de ce m odèle serait ridicule. Vingt ans plus tôt, on commençait déjà à per­
cevoir la fin d 'u n m onde. L 'É gypte brûlait de devenir égyptienne, d 'a c ­
quérir une indépendance véritable e t d 'effacer des siècles d'hum iliations.
M ême sans le fiasco de Suez, la France n 'au rait jam ais pu conserver une
telle place sur les bords du N il.
Des Égyptiens francophones, connaissant m ieux Paris que leur propre
pays, se sont retrouvés en porte à faux. Ds ont été conduits à ém igrer, en
France, en Suisse, au Liban ou au C anada. L ’Égypte s'e s t privée ainsi
d ’une bonne partie de ceux qui la reliaient étroitem ent à l’autre rive d e la
M éditerranée. U lui reste heureusem ent des « hom m es-ponts », ayant une
connaissance adm irable de la langue française sans avoir abandonné le
m oins du m onde leur propre culture. C ertains d 'en tre eux ont fondé au
C aire, en 1993, le C entre d ’affaires franco-égyptien (C A FÉ) dont les
400 m em bres - égyptiens e t français - aident les entreprises des deux
pays à m ieux travailler ensem ble.
La France et l’Égypte sont en effet des partenaires obligés. 11 est perm is
de les considérer, au nord et au sud, com m e les deux grands pôles de la
M éditerranée. L eurs intérêts se rejoignent, leurs préoccupations aussi,
m algré d ’im m enses écarts de richesses et de com portem ents sociaux.
L 'extrém ism e islam iste incite davantage encore les deux États à coopérer,
en surveillant avec attention ce qui se passe au M aghreb, une région qui
les concerne directem ent. Chacun reste une porte pour l’autre : si la France
a besoin de l'É gypte pour asseo ir ses positions dans le m onde arabe,
l'É gypte a besoin de la France pour faciliter ses rapports avec la Com m u­
nauté européenne. Et, dans un univers où les blocs ont disparu, où n ’existe
plus q u 'u n e seule superpuissance. Le C aire ne veut pas s'enferm er dans
un tête-à-tête avec W ashington.
Les relations entre la France e t l'É gypte n 'o n t jam ais été aussi bonnes.
Le contentieux se lim ite à des conflits m ineurs, presque anecdotiques,
com m e celui des exportations de pom m es de terre égyptiennes. L 'u n des
rares sujets de m ésentente concerne... la statue de Ferdinand de Lesseps,
qui trônait, jusqu’en 1956, à l’entrée du canal de Suez. Dynam itée, brisée
en plusieurs m orceaux, elle a été discrètem ent récupérée, à l ’in itiativ e
d ’un em ployé égyptien de la Com pagnie, et entreposée dans un hangar.
L ’am élioration des rapports bilatéraux a perm is à deux coopérants fran­
çais de la restaurer il y a quelques années. Dans un geste de conciliation,
le président égyptien de la Com pagnie l’a m êm e fait sortir au grand air,
en 1995, lors de la visite de l ’A ssociation du souvenir de Ferdinand de
Lesseps. Reste à lui trouver une place, les Égyptiens n ’étant guère désireux
de la rem ettre sur son socle à l ’entrée du C an al...
Si les relations entre les deux pays sont au beau fixe, la concurrence
avec d ’autres partenaires de l ’Égypte a beaucoup augm enté. Le rival n ’est
plus la G rande-Bretagne - bien discrète depuis le départ de ses troupes -
m ais les É tats-U nis, qui disposent de m oyens considérables. L eur aide
annuelle à l ’Égypte dépasse 2 m illiards de dollars, soit vingt fois celle de

346
LES FRUITS D E LA PASSION

la France. L’argent ne serait rien si l ’Am érique ne fascinait les Égyptiens


(com m e tant d ’autres !) depuis plus d ’un dem i-siècle.
Face à cette écrasante présence de « l’Oncle Sam », la France ne m anque
pas d ’atouts. E lle a gardé en É gypte de beaux restes. Ses centres de
recherche et ses m issions scientifiques lui assurent reconnaissance et
respect. Les quelques dizaines d ’écoles où l’on continue à enseigner en
fian çais sont toujours parm i les m eilleures du pays, m algré m ille d iffi­
cultés. Sans doute m ériteraient-elles d ’être davantage soutenues, et pro­
longées par une université francophone au C aire. Il n ’est pas norm al que
les p lu s brillants de leurs élèves se bousculent à l ’Am erican U niversity...
Q uelque 25 000 Français résidaient en Égypte à la veille de la Seconde
G uerre m ondiale. Ils ne sont plus que 4 000 aujourd’hui. Et encore s ’agit-
il p o u r la plupart d ’expatriés provisoires, non de « Français d ’Égypte »
durablem ent établis dans un pays auquel ils s ’identifiaient. M ais la passion
pour la vallée du N il a pris d ’autres form es, parfois à distance. A -t-on
jam ais com pté autant de lecteurs d ’hiéroglyphes dans l ’Hexagone ?
L es Français n ’ont pas fini de découvrir l ’Égypte, dont ils ne connais­
sent généralem ent q u ’un seul aspect. Faut-il rappeler que ce pays ne se
lim ite pas aux pharaons, q u ’il ne s’est pas arrêté aux Ptolém ées ? Les plus
grands égyptologues ont su s ’intéresser aux hom m es, aux fem m es et aux
enfants qui peuplent la vallée du N il, au-delà des som ptueux vestiges
d ’une civilisation m orte. M aspero, retrouvant avec ém otion sur des pierres
gravées trente siècles plus tôt les scènes villageoises contem poraines qui
l’enchantaient, est allé recueillir, pendant des années, les textes de chansons
populaires en H aute-É gypte... La passion, vécue ainsi, associant passé et
présent, se renouvelle sans cesse et échappe au risque de l’engouem ent
stérile. Car, comm e hier, on est tenté de la juger à ses fruits. Q uels sont les
fh iits de la passion ?
Annexes
ANNEXE I

La presse francophone d’Égypte

De nombreux journaux, revues et bulletins de langue française ont été publiés


en Égypte depuis l’Expédition de 1798. Beaucoup n ’ont eu qu’une existence
éphémère, mais d ’autres ont parfois duré longtemps, et un quotidien comme Le
P ro g rès égyptien est même plus que centenaire.
La liste ci-dessous, établie à partir de diverses sources, est imparfaite et certai­
nement incomplète. Elle donne néanmoins une idée du dynamisme de la franco­
phonie sur les bords du Nil à certaines époques. La date de création des publi­
cations citées est parfois suivie de leur date de disparition, quand celle-ci est
connue. Ne figurent pas dans cette liste les bulletins intérieurs des établissements
scolaires, des amicales d ’anciens élèves et de diverses associations.

Sous l’occupation française

C ou rrier d e F É gypte , journal d’informations destiné à l’armée d ’Orient (1798-


1801 ), dirigé successivement par Fourier, Costaz et Desgenettes. 116 numéros
parus. Les quatre premiers sont curieusement orthographiés « Courier ».
L a D écade égyptienne , revue scientifique, décadaire puis mensuelle (1798-1800),
contenant les procès-verbaux des séances de l’Institut d ’Égypte et des articles
des membres de la Commission des sciences et des arts. Elle a été réunie en
3 volumes, dédiés à Bonaparte, Kléber et Menou.

De Mohammed Ali à l’occupation anglaise

L ’Écho d es P yram ides , 4 numéros publiés par Bousquet-Deschamp (1827).


L e M oniteur, hebdomadaire créé par Camille Türles pour défendre la politique de
Mohammed Ali (1833-1834).
M iscellenae A egyptica , revue littéraire et scientifique, fondée par Émile Prisse
d ’Avenues ( 1837-1839).
B ulletin d e l’Institut égyptien , annuel (1859-1918).
L e Sphinx égyptien , revue publiée au Caire (1859).
La P resse égyptienne, revue publiée à Alexandrie (1859).

351
ANNEXES

L’É gypte, publiée par l’imprimeur Mourès (1863).


Le N il, bi-hebdomadaire appartenant à l’avocat Nicoullaud (1866).
Le Journal du C anal, à Port-Saïd, fondé par Ferdinand de Lesseps (1867).
L e P rogrès égyptien , hebdomadaire (1868-1870).
Le M oniteur d e la p u b licité en É gypte, annuaire d ’annonces bi-hebdomadaire,
lancé par François Lavemay (1868).
L’Im partial, hebdomadaire fondé par l’imprimeur Antoine Mourès.
L’Indépendant, hebdomadaire hostile au khédive, fondé par le comte Maillard
de Marafy (1871).
L'Avenir com m ercial d e P ort-S aïd (1871).
L ’Ezbékieh, revue satirique fondée par Barbier (1873).
c ’Économ iste (1874).
L e Com m erce (1874).
L e M oniteur égyptien , quotidien (1874); prend en 1881 le sous-titre de J o u rn a l
officiel.
L e P h are d ’A lexan drie , quotidien, créé par un avocat grec, Haïcalis (1874-
1912).
L a G a zette d es tribunaux (1873), devenue en 1910 L a G a zette d es tribu n au x
m ixtes d ’É gypte, sous la direction de l’avocat Raoul Pangalo.
La R éform e, fondée par I. Barbier (1876).
B ulletin d e ta Société khédiviale d e géograph ie ( 1876).
La Jurisprudence , paraît trois fois par semaine ( 1876-1889).
L e B osphore égyptien , né à Port-Saïd, transféré au Caire et devenu quotidien
(1880-1895).
B ulletin m ensuel d e la S ociété d ’agriculture (1880-1881).
L e Sport, revue publiée à Alexandrie (1881).
L e D arabouk, hebdomadaire satirique illustré (1881).
L e C ultivateur, revue franco-arabe imprimée à Alexandrie (1881).

De 1882 à la Première Guerre mondiale

L e C ourrier égyptien (1883).


L ’Indispensable, hebdomadaire renseignant les voyageurs, publié à Alexandrie
(1888).
B ulletin de législation e t d e jurispru den ce égyptiennes, bi-hebdomadaire (1889-
1918).
Le P etit É gyptien, quotidien alexandrin (1889).
L e Scarabée, hebdomadaire d ’Alexandrie dirigé par E. L. de Lagarenne (1889).
R evue égyptienne littéra ire e t scientifique, mensuel (1889).
L es M oustiques, hebdomadaire publié à Alexandrie (1890).
La C orrespondance égyptienne illu strée, hebdomadaire dirigé par E. L. de Laga­
renne (1892).
Le R éveil égyptien , revue bi-mensuelle (1892).
B ulletin m ensuel de la cham bre d e com m erce fran çaise d ’A lexandrie (1892).

352
LA PRESSE FRANCOPHONE D 'É G YP TE

Le P ro g rès égyptien , quotidien fondé par E. Kyriacopoulo (1893).


La V érité, Port-Saïd (1893).
L’É g yp te, revue bi-mensuelle créée par Victor Nourrisson et Fred W. Simond
(1894-1893).
L’É gypte. R evue in du strielle e t com m erciale, paraissant trois fois par semaine
(1894).
R evue d ’É gypte, mensuel publié par Charles Gaillardot (1894-1897).
La R éform e , quotidien publié à Alexandrie, dirigé par Raoul Canivet (1895-
1964).
L’É cho d O rient, quotidien (1893-1897).
B ourriquot, journal humoristique illustré (1893).
R evue in tern ation ale d e lég isla tio n e t d e ju risp ru d en ce m usulm anes (1895-
18%).
La C orrespondance égyptienne illu strée, hebdomadaire (1895-1897).
A l F ardos, bi-mensuel féminin créé par Louisa Habbaline (18%).
Le C ou rrier d É gypte, hebdomadaire ( 1897).
Le P arn asse orien tal, revue fondée par le peintre Émile Bernard.
L a B ourse égyptienne, quotidien fondé par Boutigny ( 1898).
Le Journal du C aire, quotidien, dirigé par Georges Vayssié (1898).
L es P yram ides, quotidien, version française d 'A l Ahram des frères Takla (1899-
1914).
La F am ille égyptienne, supplément bi-mensuel des P yram ides.
B ulletin d e la S ociété m édicale du C aire (1899-1900).
La R evue d É gypte e t d O rient, dirigée par Fernand Braun et Georges Vsvssié
(1900).
B ulletin com m ercial, hebdomadaire (1900-1916).
B ulletin d É gypte, hebdomadaire commercial ( 1900).
L es B lu ettes , revue littéraire ( 1901 ) ; devient l’année suivante La N ouvelle Revue
d É gypte, sous la direction de Fernand Braun, puis Revue d É gypte e t d O rient
(190S).
Le Lotus, revue littéraire fondée à Alexandrie par Alexandra Avierino (1901).
B idletin d e la S ociété khédiviale d e m édecine (1901-1904).
B ulletin d e l ’Union syn dicale d es agricu lteurs d É gypte, mensuel (1901).
L a N ouvelle R evue littéra ire, artistiqu e e t sociale (1902).
B ulletin d e la cham bre de com m erce internationale, mensuel (1903-1914).
M oniteur des travaux, hebdomadaire ( 1904-1905).
La R evue internationale d É gypte, mensuel (1905-1907).
La F inance égyptienne, hebdomadaire ( 1906).
L’É tendard égyptien , quotidien politique fondé par Moustapha Kamel (1907).
N ouvelles égyptiennes (1907).
C ou rrier d É gypte ( 1909).
La P resse m édicale d É gypte, bi-mensuel (1909-1914).
Journal du com m erce e t d e la m arine, quotidien fondé par F. Kezk (1909).
L’É g yp te con tem porain e, revue d ’études politiques, économiques et sociales
(1910).

353
ANNEXES

L'Écho sp o rtif ( 1910).


La D épêche égyptienne (1910).
Revue théâtrale e t sp o rtive (1911).
Le C ourrier, quotidien (1912).
Isis, mensuel littéraire (1912-1913).
B ulletin m ensuel d e la cham bre d e com m erce fra n ça ise du C aire (1912).
L a R evue isra é lite d 'É g yp te, publiée par l’association Pro Culture hebraica
(1912-1918).
D elta, quotidien franco-arabe publié à Mansoura par Gabriel Enkiri (1912).
La R evue égyptienne, bi-mensuel (1912).
L a R evue m édicale d ’É gypte (1913-1914).
C inégraphe-Joum al, créé par Roger Leoncavallo (1913).
L’Illustration égyptienne (1914).
La R enaissance ju ive (1917).

L’entre-deux-guerres

Israël, revue juive, fondée par le D' Albert Mosseri (1920).


R evue sion iste , dirigée par Léon Castro, puis Jack Mosseri.
Le M iroir égyptien , revue dirigée par Fouad Khayat et Raoul Parme (1920).
L’Économ iste égyptien (1920).
La L iberté , quotidien dirigé par Léon Castro et Edgard Gallad (1921).
C ahiers d e l ’O asis , revue fondée par Fernand Leprette et Morik Brin (1921).
L ’É gypte nouvelle , hebdomadaire politique lancé par José Canéri (1922).
L e P hare égyptien , hebdomadaire fondé par A. C. Geronimo et devenu quotidien
(1923-1958).
L’É gyptienne , revue féministe fondée par Hoda Chaaraoui (1924).
L’A urore , revue juive, fondée par Lucien Sciuto (1924).
L’E spoir , quotidien (192S).
M essage d ’O rient, revue littéraire, Alexandrie (1925).
Le M agazine égyptien (1925).
Le Phoenix, revue créée par Valentine de Saint-Point ( 1925).
Le R éveil, quotidien (1925).
L’Inform ation , quotidien (1925).
L es M essages cTO rient, revue littéraire animée par Elian Juda Finbert et Carlo
Suarès (1925).
La Sem aine égyptienne , hebdomadaire politique et littéraire lancé au Caire par le
libraire Stavros Stavrinos (1926-1948).
L’O rient littéra ire, revue fondée par Raoul Parme et Jean Moscatelli.
Le Rayon, revue catholique (1928), devenue en 1937 Le Rayon d ’É gypte ; disparu
en 1957.
Im ages, hebdomadaire illustré, lancé par la maison d’édition Dar-el-Hilal (1929-
1969).
C iné-Im ages .

354
LA PRESSE FRANCOPHONE D 'É G Y P T E

Le Flambeau, dirigé par Ahmed Rachad (1929).


L'Informateurfinancier et commercial, hebdomadaire créé à Alexandrie par Élie
Poüti(1929).
L’Égypte française (1929).
Le Spectacle ( 1930).
Bulletin de ta Société d ’archéologie copte (1931).
Ciné-Globe (1931).
Ana Mali, revue fondée par Robert Blum.
Marions-nous (1931).
La Voix juive, fondée par Albert Staraselki (1931-1934).
Goba, revue fondée par Georges Dumani.
Revue économique et financière, hebdomadaire ( 1932).
Le Lien, bulletin de la communauté grecque-catholique (1933).
Kadima, revue juive (1935-1937).
Le Journal d ’Égypte, quotidien fondé par Edgard Gallad (1936-1994).
La Tribune juive, fondée à Alexandrie par Jacques Rabin (1936).
La Patrie, quotidien de Namé Ganem.
La Revue des conférences en Orient, mensuel fondé par Marc Nahman (1936-
1951).
Calligrammes, revue fondée par Raoul Parme et Ivo Barbitch ( 1936).
La Revue du Caire, revue littéraire créée par Gaston Wiet ( 1938-1964).
Don Quichotte, hebdomadaire fondé par Georges Henein, Henri et Raoul Curiel
(1939).
Eux et Nous, bulletin de l'Association chrétienne pour les écoles de Haute-
Égypte, fondée par le père Henry Ayrout (1941).

Depuis 1945

Valeurs, revue littéraire, fondée à Alexandrie par Étiemble ( 1945).


La Part du sable, revue littéraire, créée par Georges Henein.
Bulletin de la Société d ’études historiques et géographiques de l'isthme de Suez,
Ismaïlia (1947-1956).
Cahiers d ’histoire égyptienne, revue fondée par Jacques Tagher ( 1948-1969).
La Lanterne, revue politique dirigée par Georges Fahmy ( 1949).
Les Cahiers coptes, trimestriel (1952).
Mélanges de l’Institut dominicain d ’études orientales du Caire, revue annuelle,
islamologique et orientaliste ( 1954).
Collectanea, revue orientaliste italo-française dirigée par les franciscains (1954).
Le Messager, hebdomadaire catholique, devenu bilingue français-arabe (1958).
Le NU, quotidien fondé au Caire par Raymond Tagher (1959) ; disparu la même
année.
Le Scribe, revue mensuelle proche du pouvoir nassérien ( 1960).
Les Cahiers d ’Alexandrie, revue trim estrielle animée par Radamès Lackany
(1963-1967).

355
ANNEXES

B ulletin annuel d e l ’A telier d A lexandrie, artistique et littéraire (1971).


A u jou rd’hui l ’É gypte, revue trimestrielle, publiée par l’Organisme général de
l’information et dirigée par Chafik Chamass.
L es C ah iers d e C habram ant.
É gypte!M onde a ra b e, revue trim estrielle éditée par le CEDE! (1990); s ’est
substituée à la R evue d e la p resse égyptien ne et au B ulletin É gypte.
A l Ahram H ebdo, lancé par le quotidien A l Ahram (1994).
A N N E X E II

La présence française en Égypte

Quelque 4 000 Français résident aujourd’hui en Égypte, contre 25000 à la


veille de la Seconde Guerre mondiale. La plupart habitent au Caire.

Échanges économ iques

La France était, en 1996, le troisième fournisseur de l’Égypte, derrière les


États-Unis et l ’Allemagne. Ses exportations s’élevaient à 7,2 milliards de francs.
Principal poste : les cellules d ’avions, suivi par le blé et les équipements de télé­
phonie. Les importations françaises (1,2 milliard de francs) étaient constituées,
pour plus d ’un tiers, de produits pétroliers raffinés.
La France est le cinquième investisseur étranger en Égypte, après avoir rem­
porté les contrats du métro du Caire, du téléphone mobile et de la cimenterie de
Suez. Une centaine d ’entreprises françaises sont présentes sur le marché égyptien.

A ssistance financière

Vingt-cinq protocoles financiers ont été signés entre 1974 et 1996, pour un
montant cumulé de plus de 20 milliards de francs. L'Égypte est l’un des premiers
bénéficiaires de l’aide française, avec 500 millions de francs par an. S’y ajoute
une aide alimentaire, qui représente le quart de l’aide alimentaire française
dans le monde. Par ailleurs, une part importante de l’aide française passe par
l’Union européenne, qui est le premier partenaire de l’Égypte sur le plan
commercial.

Coopération culturelle

La France consacre un peu plus de 50 millions de francs par an à sa coopéra­


tion culturelle et technique avec l’Égypte. Chaque session de son centre culturel
au Caire (qui compte une antenne à Héliopolis) réunit environ 2000 étudiants.

357
ANNEXES

Écoles privées

Le lycée de Méadi, au Caire, qui compte 1 200 élèves, suit entièrement le pro­
gramme français. L’arabe n’y est même pas obligatoire. Les élèves égyptiens
- une minorité - ne peuvent y entrer qu’avec une dispense et ne sont pas consi­
dérés par leur gouvernement comme scolarisés. Pour les services culturels fian­
çais, ce lycée sert de base logistique pour coopérer avec les institutions locales
d ’enseignement.
Plus de 44 000 élèves sont accueillis dans une cinquantaine d ’établissements
où le français constitue une langue d ’enseignement. Il s’agit, pour la plupart,
d ’écoles catholiques, dont le niveau est supérieur à celui des ex-lycées de la
Mission laïque française.

E n seig n em en t p u b lic

Quelque 100000 élèves du système gouvernemental font du fiançais leur pre­


mière langue vivante et 2 millions leur seconde langue vivante, mais pour des
résultats très faibles. L’enseignement du fiançais a été introduit dans le primaire
en 1995. Quelques écoles expérimentales de langue française ont été créées ces
dernières années à l’initiative du gouvernement égyptien.

E n seig n em en t su p é rie u r

L’université du Caire compte quatre filières françaises : droit, gestion et com­


merce international, sciences physiques et communication. On prévoit d ’y
adjoindre un département de langues étrangères appliquées pour les assistants de
direction. Le programme d ’économie et de sciences politiques est conçu en liai­
son avec l’Institut politique de Paris. La filière juridique est la plus ambitieuse :
ses étudiants sont inscrits à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne), dont ils sui­
vent tous les enseignements; ils passent les mêmes examens que leurs homo­
logues parisiens et obtiennent les mêmes diplômes qu’eux, parallèlement à la
licence de droit égyptienne.

L’IFA O

L’Institut français d ’archéologie orientale du Caire (1E \0) existe sous cette
appellation depuis le 18 mai 1897, prenant la suite de l’École française du Caire,
créée par un décret de Jules Ferry le 28 décembre 1880. Son objet est de favoriser
toutes les études, explorations et fouilles relatives aux civilisations qui se sont
succédé en Égypte et dans les régions voisines, de la préhistoire à la période
arabo-islamiquc. L’Institut accueille et loge des membres scientifiques, des

358
LA PRÉSENCE FRANÇAISE EN ÉGYPTE

chercheurs en mission et des boursiers en cours d ’études doctorales ou post­


doctorales. Il associe également à ses travaux des chercheurs et universitaires
égyptiens.
L’IHAO compte une bibliothèque de plus de 70 000 volumes. C’est aussi une
maison d ’édition, dotée de sa propre imprimerie, qui publie chaque année une
vingtaine d ’ouvrages scientifiques. Quatre revues sortent de ses presses, la plus
importante étant le B u lletin d e l'IF A O (BIFAO ). Les études arabisantes bénéfi­
cient quant à elles de deux périodiques, les A nnales islam ologiques et le B u lletin
c ritiq u e d es A n n a les islam ologiques.
L’Institut est le promoteur d ’une trentaine de chantiers archéologiques. Possé­
dant son propre laboratoire de restauration, il fournit aussi l’aide technique néces­
saire aux autres fouilles françaises en Égypte.
Depuis sa création, l’École du Caire a eu successivement pour directeurs :
Gaston Maspero (1880-1881), Eugène Lefëbure (1881-1883), Eugène Grébaut
(1883-1886), Urbain Bouriant (1886-1898), Émile Chassinat (1898-1912),
M** Louis Duchesne (1912), Pierre Lacau (1912-1914), Georges Foucart (1914-
1928), Pierre Jouguet (1928-1940), Charles Kuentz (1940-1953), Jean Sainte
Fare Gamot (1953-1959), François Daumas (1959-1969), Serge Saunerai ( 1969-
1976), Jean Vercoutter (1977-1981), Paule Posner-Kriéger (1981-1989) et Nicolas
Grimai (depuis 1989).

Palais Mounira, 37, rue Cheikh-Ali-Youssef, Le Caire. Tél. (202). 35.71.600.


Correspondance : c/o Service de la valise diplomatique, 128 bis, rue de l’Uni­
versité, 75351 Paris, Cedex 07.

LeCEDEJ

Le Centre d ’études et de documentation économique, juridique et sociale


(CEDEJ) date de l’accord de coopération franco-égyptien de 1968. Ses activités
de recherche portent sur l’Égypte, le Proche-Orient et le Soudan contemporains.
Outre des publications de travaux, il a pour but d ’accumuler un fonds documen­
taire et de former des chercheurs sur le monde arabe et musulman. Les études
sont menées par une équipe franco-égyptienne, dont les membres sont détachés
de diverses institutions des deux pays. L’Observatoire urbain du Caire contem­
porain, créé en 1984 au sein du CEDEJ, possède une base de données unique
dans le dispositif français de recherche sur les pays en développement : un siècle
d’informations sur 5 200 communes égyptiennes est archivé et accessible par des
logiciels statistiques et cartographiques.
Le CEDEJ, dirigé depuis 1993 par Philippe Fargues, édite des ouvrages, des
dossiers, ainsi qu’une revue trimestrielle, É gypte/M onde a ra b e, prolongée par
une édition semestrielle en langue arabe, M isr w al A lam a l A rabi.

14, rue du Docteur-Abdel-Rahman-al-Sawi-Mohandessine, Le Caire.


Tél. (202). 361.19.32. Télécopie : 349.35.18.

359
ANNEXES

Correspondance : c/o Service de la valise diplomatique, 128 bis, rue de l’Uni­


versité, 7S3S1 Paris, Cedex 07.

Les m issions scientifiques

Mis à part les chantiers de 1’IHAO, la France est présente sur une douzaine de
sites archéologiques en Égypte :

Le C entre fran co-égyptien d'étu d e d es tem ples d e Karnak, créé en 1968, est une
mission permanente, sous la direction de François Larché, ingénieur de
recherche au CNRS.
L’Institut d é g yp to io g ie thébaine (INET ), créé en 1967, est une unité de recherche
associant le département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre et le
CNRS. 11 se consacre à la reconstitution des modes de vie des anciens Égyp­
tiens, à Thèbes-Ouest, du Nouvel Empire à l’époque copte.
L e C en tre d ’étu des alexandrines, dirigé par Jean-Yves Empereur, organise la
fouille de monuments d ’époque gréco-romaine dans le cadre d ’un projet
d ’archéologie de sauvetage urbain.
La M ission fra n ça ise d es fo u illes d e Tonis étudie une métropole égyptienne de
Basse Époque, sous la direction de Philippe Brissaud, ingénieur de recherche à
l’École pratique des hautes études.
L a M ission arch éologiqu e fra n ça ise d e S aqqara, sous la direction de Jean
Leclant, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres,
étudie des pyramides à textes de la VIe dynastie et effectue des recherches sur
les épouses du pharaon Pépi 1er.
La M ission archéologique fran çaise du B ubasteion, à Saqqara, fouille, étudie et
restaure des tombeaux rupestres du Nouvel Empire, sous la direction d’Alain
Zivie, directeur de recherche au CNRS.
L a M ission archéologique franco-égyptien ne d e Tell-el-H err , dirigée par Domi­
nique Valbelle, professeur à l’université Lille-111, étudie une structure d ’archi­
tecture militaire de la troisième période intermédiaire jusqu’au Bas-Empire.
A N N E X E III

L’égyptologie en France

L’égyptologie désigne habituellement l’étude de la période pharaonique éten­


due à l’époque romaine, jusqu’au christianisme. En réalité, elle ne devrait pas
être dissociée de l’étude d ’autres périodes, plus récentes (copte, musulmane et
moderne), à laquelle se consacrent nombre de scientifiques.
Si les recherches françaises en Égypte bénéficient de la présence au Caire de
l’Institut français d ’archéologie orientale, elles comptent en France même d ’im­
portants supports institutionnels et financiers.

Le Collège de France

La chaire d ’égyptologie du Collège de France, créée pour Champollion, est


occupée par Jean Yoyotte. Les cours sont ouverts à un public assez large, tandis
qu’un séminaire s’adresse aux chercheurs avancés, français et étrangers. Cette
institution prestigieuse ne délivre pas de diplôme.
Le titulaire de la chaire de langue et littérature arabes classiques est André
Miquel.
11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris. Tél. 01.44.27.12.11.

L’École pratique des hautes études

Elle assure une initiation ou un entrainement à la recherche, qui peut être sanc­
tionné par un diplôme ou un doctorat L’égyptologie y est présente dans :
- la IVe section, avec des enseignements d'égyptien classique (Pascal Vemus),
néo-égyptien (François Neveu), hiératique (Yvan Koenig) et copte (Gérard
Roquet), auxquels s’ajoute une conférence d ’architecture égyptienne ;
- la Ve section, où une direction d ’études porte sur la religion de l’Égypte
ancienne (Christiane Zivie-Coche) et une autre sur la religion égyptienne dans
les mondes hellénistique et romain (Jean-Claude Grenier).
Sorbonne, 45-47, rue des Écoles, 75005 Paris. Tél. 01.40.46.31.25 et
01.40.46.31.37.

361
ANNEXES

Les universités

L’égyptologie est enseignée dans sept universités, qui disposent, pour la


plupart, de centres spécialisés, conduisant au doctorat. Le Centre national de la
recherche scientifique (CNRS) y est associé par le biais de plusieurs unités de
recherche.

Université Paris TV-Sorbonne


Le Centre de recherches égyptologiques relive de la chaire d ’égyptologie
(Nicolas Grimai), tandis que l’Institut de papyrologie relève de la chaire confiée
à Alain Blanchard. L’université possède un laboratoire du CNRS (URA 995),
« Vallée du Nil, oasis, désert libyque », dirigé par André Laronde, avec trois
sections animées par Audran Labrousse, Élisabeth et Jacques Lagarce, Alain
Zivie.
18, rue de la Sorbonne, 7S230 Paris, Cedex 05.

Université UUe-Ul
Institut de papyrologie et d ’égyptologie (Dominique Valbelle). En association
avec le CNRS : Unité de recherche 1275, « Habitats et sociétés urbaines en
Égypte et au Soudan ».
BP 149,59653 Villeneuve-d’Ascq, Cedex. Tél. 03.20.41.61.12.

Université Lumière Lyon-H


Institut d ’égyptologie (Jean-Claude Goyon).
Maison de l’Orient méditerranéen : 7, rue Raulin, 69007 Lyon.
Tél. 04.72.71.58.60.

Université Paul-Valéry, MontpeUier-IH


Institut d ’égyptologie (Jean-Claude Grenier). En association avec le CNRS :
Unité de recherche 1068, « Étude de la religion égyptienne à l’époque ptolé-
maïque et romaine ».
Route de Mende, 34199 Montpellier, Cedex 5. Tél. 04.67.14.24.20.

Université Strasbourg-H
Institut d ’égyptologie (Jean-Claude Traunecker).
Palais de l’Université, 67000 Strasbourg. Tél. 03.88.25.97.79.

Institut catholique de Paris


L’École des langues et civilisations de l’Orient ancien (ELCOA) dispense, sur
trois années, des cours d’égyptien hiéroglyphique (Annie Gasse), de copte (Anne
Boud’hors) et d ’arabe (Emilio-Joseph Platti). Délivrance de DEA pouvant
conduire au doctorat.
21, nie d ’Assas, 75270 Paris, Cedex 06. Tél. 01.44.39.52.61.

362
L ’ ÉGYPTOLOGIE EN FRANCE

Université catholique de VOuest


Enseignement d ’égyptologie (Piene Grandet) dans le cadre de la licence et
cours consacrés à l’Égypte pharaonique à la faculté des lettres (Jean*Yves Carrcz-
Maratray).
3, place André-Leroy, BP 808,49006 Angers, Cédex 01. Tél. 02.41.81.66.61.

L’École du Louvre

L’École du Louvre est un établissement public d’enseignement supérieur non


universitaire. Elle propose des enseignements d ’archéologie égyptienne (Jean-
Luc Bovot), ainsi que des cours d ’épigraphie égyptienne et copte. Elle délivre
des diplômes de premier cycle, de muséologie et de recherche.
34, quai du Louvre, 75038 Paris, Cedex 01. Tél. 01.40.20.56. Minitel : 3615
EDL.

L’enseignement privé

L’Institut Khéops offre des cours de langue et civilisation égyptiennes. 11


propose aussi des cours d ’égyptien hiéroglyphique par correspondance et des
stages pour les neuf-quinze ans.
16, rue Albert-Bayet, 75013 Paris. Tél. 01.44.24.87.90.

Les bibliothèques

La bibliothèque du cabinet d ’égyptologie du Collège de France - la plus


complète - n ’est ouverte qu’aux professionnels et étudiants doctorants. Paris
compte plusieurs autres bibliothèques égyptologiques : le Centre Vladimir-
Golénischeff (École pratique des hautes études, Ve section), le Centre de
recherches égyptologiques de la Sorbonne (Paris IV), la bibliothèque du musée
et de l’École du Louvre, ainsi que la bibliothèque de l’Institut catholique. En pro­
vince, les quatre centres de recherches égyptologiques (Lille, Lyon, Montpellier
et Strasbourg) possèdent des bibliothèques spécialisées.

Les revues

Bulletin de la Société française d ’égyptologie, Paris.


Revue d ’égyptologie, Paris.
Cahiers de recherches de l'Institut de papyrologie et d’égyptologie, Lille.
Le Nil moyen, Paris.

363
ANNEXES

Archéo-Nil, Paris.
Bulletin de VAssociation angevine d ’égyptologie Isis, Angers.
Bulletin du Cercle lyonnais d' égyptologie Victor-Loret, Lyon.
Égypte, Afrique A Orient, Avignon.
Le Monde copte, Paris.
A N N E X E IV

L’Égypte dans les musées français

Le nombre total d’objets égyptiens exposés en Fiance est inconnu. L’absence


d ’inventaire général tient au fait qu’aux quelque 1000 musées «officiels»
- nationaux, classés sous le contrôle de l’État ou les collectivités locales, ou
reconnus par la Direction des musées de France - s’ajoutent environ 8000 musées
ou collections non contrôlés, dans lesquels peuvent se trouver des pièces égyp­
tiennes. Sans compter, bien sûr, ce que détiennent les particuliers et les anti­
quaires.

Le Louvre

Paris possède, après Le Caire, le deuxième musée égyptien du monde, à éga­


lité avec le British Museum de Londres et les deux musées de Berlin réunis. Le
département des Antiquités égyptiennes du Louvre, dirigé par Christiane Ziegler,
compte en effet quelque 50 000 objets, souvent de grande valeur. C ’est le résultat
de près de deux siècles de fouilles en Égypte, d'acquisitions et de dons. Aux
9 000 pièces que comptait le musée à la mort de Champollion, en 1832, se sont
ajoutés des achats de collections, comme celle de Clot bey (2500 objets en
1853), les 6 000 pièces trouvées par Mariette au Serapeum de Memphis, la plus
grande partie du fonds de la Bibliothèque nationale transférée au Louvre en 1922
- dont le Zodiaque de Dendera et la Chambre des ancêtres de Kamak - ainsi que
l’ensemble égyptologique du musée Guimet, déménagé en 1946. Le Louvre a
bénéficié aussi de dons privés, le plus important étant le legs Curtis, comprenant
1500 pièces, dont la Stèle de Néfertiabet et le groupe d ’Akhénaton et Néfertiti.
Grâce au réaménagement achevé à l’automne 1997, avec une extension des
surfaces, le nombre d ’objets exposés au musée égyptien est passé de 3500 à
4 000. A l’ancienne présentation, essentiellement chronologique, s’ajoute désor­
mais une approche thématique, les salles du rez-de-chaussée illustrant des sujets
particuliers, comme le Nil, l’agriculture, les sciences, la musique, l’architecture,
etc. Des scénographies audacieuses ont été choisies : ainsi, les sarcophages alignés
et debout, qui peuvent rappeler Les Cigares du pharaon aux lecteurs de Tintin...
Un espace tactile, composé d ’œuvres en granit et diorite, a été réservé aux mal­
voyants.

365
ANNEXES

Parmi les œuvres phares du Louvre, devant lesquelles les conférenciers et les
visiteurs individuels s’arrêtent le plus volontiers, on peut citer :
- pour la préhistoire et l’époque archaïque : la stèle du roi Serpent;
- pour l’Ancien Empire : la statue du Scribe accroupi, le grand Sphinx
de Tanis en granit rose, le mastaba d ’Akhethétep, la tête en grès rouge de
Didoufri;
- pour le Moyen Empire ; le trésor de Tod, les statues de Nachti, de Hapydjéfa,
les sarcophages, ainsi que les porteuses d ’offrandes ;
- pour le Nouvel Empire et la Basse Époque : la statue de Séthi II, les huit sta­
tues assises de la déesse Sekhmet, Ramsès II enfant, le buste colossal d ’Améno-
phis IV, Amon et Toutankhamon, la statue de la reine Karomama en bronze
incrusté d ’or, la statue en bois d ’Osiris et la collection de bijoux.
La section copte du musée du Louvre, dirigée par Marie-Hélène Rutschows-
caya, compte, entre autres, une Vierge de l’Annonciation de la fin du v* siècle
sculptée en bois de figuier et une restitution, avec ses éléments originaux, d ’une
partie de la nef de l’église de Baouit en Moyenne-Égypte. Elle s’est enrichie,
dans les années 80, d ’un lot important de céramiques trouvées à Tod.

Dans les régions

Certains musées français ne possèdent parfois qu’une seule pièce égyptienne,


alors que d ’autres se sont constitué, au fil des années, de riches collections. Une
vingtaine d ’entre eux sont sélectionnés ci-dessous. Pour plus de détails, on peut
se reporter à :

Pierre Cabanne, Le Nouveau Guide des musées de France, Larousse, 1997.


Brigitte Lequeux, Monique Mainjonet-Brun et Suzanne Roscian, Les Collections
archéologiques dans les musées de France, Éd. du CNRS, 1989.
« Répertoire des collections égyptiennes conservées dans les musées français »,
Bulletin de l’Association angevine d ’égyptologie Isis, n°* I et 2,1994-1995.
Michel Dewaechter, « L’Égypte dans les musées, châteaux, bibliothèques et
sociétés savantes de province », Bulletin de la Société française d ’égyptologie,
n° 103, juin 1985.

Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) : Musée G ranet. Palais de Malte, place


Saint-Jean-de-Malte, 13100 Aix-en-Provence. Tél. 04.42.38.14.70.
Deux bas-reliefs de Saqqara, statue d ’Osiris en bronze d ’époque satte.

Amiens (Somme) : Musée de Picardie. 48, rue de la République, 80000 Amiens.


Tél. 03.22.91.36.44.
Sarcophage du scribe Neskafaa (XXIe dynastie). Papyrus d ’Amiens (XXe dyn.),
statue en bronze d ’isis allaitant Horus (XXVIe dyn.).

366
L ’ÉG YPTE D ANS LES M USÉES FRANÇAIS

A ngers (Maine-et-Loire) : M usée Itorpin de C rissé, dit musée Pincé. Hôtel


Pincé, 32 bis, rue Lenepveu, 49000 Angers. Tél. 02.41.88.94.27.
Couvercle du sarcophage intérieur de la chanteuse d ’Amon Disetiaou
(XXVe dyn.), canope du chancelier Nakhtmin (XVIIIe dyn.), statuette en bois de
Ptah-Sokar-Osiris (XXVe ou XXVIe dyn.).

Annecy (Haute-Savoie) : M usée-Château. Place du Château, 74000 Annecy.


Tél. 04.50.33.87.30.
Statuettes dTsis-Déméter et d ’Osiris, objets de cultes funéraires, masques de
sarcophages, documents ayant appartenu à Émile Prisse d ’Avennes.

Avignon (Vaucluse) : Musée Lapidaire. Rue de la République, 84000 Avignon.


Tél. 04.90.85.75.38.
Tête de vizir en basalte noir (Moyen Empire), monument familial Yaï en
calcaire (XIIIe dyn.), statue du dieu Sokaris en granit, hippopotame d ’albâtre,
brique d ’argile au nom du vizir Ouser, ouchebtis, tissus coptes.

Besançon (Doubs) : M usée des Beaux-A rts et d ’Archéologie. 1, place de la


Révolution, 25000 Besançon. Tél. 03.81.82.39.89.
Double sarcophage de Sénunon (XXIe dyn.), nombreux objets du Nouvel
Empire.

Bordeaux (Gironde) : Musée d ’Aquitaine. 20, cours Pasteur, 33000 Bordeaux.


Tél. 05.56.01.51.00.
Stèle dédiée à la déesse Renenoutet sous Ramsès II, important ensemble de
tissus coptes, dont une Tenture aux oiseaux (v*-vn* s. av. J.-C).

Bourges (Cher): Musée du Berry. Hôtel Cujas, 4, rue des Arènes, 18000 Bourges.
Tél. 02.48.57.81.15.
Cartonnage et momie de Téos (111e s. av. J.-C.), vases canopes de Psamétique.

Flgeac (Lot) : Musée Champoiüon. Rue des Frères-Champollion, 46100 Figeac.


Tél. 05.65.50.31. 08. Installé dans la maison natale du déchiffoeur des hiéro­
glyphes.
Grand ouchebti de Ramsèsmen (XIXe dyn.), stèle de Padichahédedet (époque
saïte), matériel du scribe, documents sur la vie et l’œuvre des frères Champollion.

G renoble (Isère) : Musée de Grenoble. 5, place de Lavalette, 38000 Grenoble.


Tél. 04.76.63.44.44.
Stèles de Kouban et d’Ouser, sarcophage de Psammetik, masques funéraires
d ’Antinoë (époque ptolémaïque).

Laon (Aisne) : M usée archéologique m unicipal. 33, rue Georges-Ermant,


02000 Laon. Tél. 03.23.20.19.87.
Vases préhistoriques (3500 av. J.-C.), mobilier funéraire de l’Ancien Empire.

367
ANNEXES

Limoges (Haute-Vienne): M usée de l’Évêché. Place de la Cathédrale.


87000 Limoges. Tél. 05.55.34.44.09.
P ris de 1 200 objets proviennent de la collection de Périchon bey (1860-
1929), directeur de la sucrerie de Rodah en Moyenne-Égypte ; ouchebti du géné­
ral Padisemataoui (XXVIe dyn.), sarcophage d ’Iret-Honiou (époque saïte).

Lyon (Rhône) : M usée des Beaux-Arts. Palais Saint-Pierre, 20, place des
Terreaux, 69001 Lyon. Tél. 04.72.10.17.40.
Nombreux objets de l’Ancien Empire à la période copte, sarcophages anthro­
pomorphes du Nouvel Empire, deux portes du temple de Médamoud (v. 230
av. J.-C ), linteau du sanctuaire de Sésostris Ier (XIIe dyn.), tête d ’homme en bois
incrusté (XVIIIe dyn.), stèle des Palmyréniens de Coptos (iF-m* s.).

M arseille (Bouches-du-Rhône): M usée d ’Archéologie m éditerranéenne.


Centre de la Vieille-Charité, 2, rue de la Charité, 13002 Marseille. Tél.
04.91.56.28.38.
Près de 2 000 objets offrant un panorama complet de la civilisation égyptienne
de l’époque prédynastique à l’époque copte. Stèles funéraires du général Kasa
(XIXe dyn.), table d ’offrande de Kenhihopchef portant trente-quatre cartouches
royaux (VIe dyn.), riche ensemble de la Basse Époque, statue d ’homme en bois
de cèdre (Ancien Empire), buste en granit noir de la déesse Neith (XIIe dyn.),
buste de la déesse Sekhmet, à mufle de lionne, assise sur un trône (XVIIIe dyn.),
plusieurs sarcophages, tissus et lampes coptes, masques funéraires gréco-
romains.

O rléans (Loiret) : Musée historique et archéologique de l’Orléanais. Square


Abbé-Desnoyers, 45000 Orléans. Tél. 02.38.53.39.22.
Plusieurs centaines d ’antiquités égyptiennes ont été détruites lors d’un bom­
bardement en juin 1940; le musée conserve néanmoins quelque 1700 objets
d ’époques pharaonique et copte.

Rennes (Ille-et-Vilaine) : Musée des Beaux-Arts et d*Archéologie. 20, quai


Émile-Zola, 35100 Rennes. Tél. 02.99.28.55.85.
Plus de 450 objets prédynastiques et pharaoniques, ainsi que plus de 200 objets
d ’époques hellénistique et copto-byzantine provenant pour la plupart d ’Antinoê.

Roanne (Loire) : Musée Joseph-D échelette. 22, rue Anatole-France, 42300


Roanne. Tél. 04.77.70.00.90.
Exceptionnel ensemble d ’ouchebtis de Deir-el-Bahari.

Toulouse (Haute-Garonne) : Musée Georges-Labit. 43, rue des Martyrs-de-la-


Libération, 31000 Toulouse. Tél. 05.61.22.21.84.
Nombreux vases, ouchebtis, scarabées, amulettes, stèles funéraires et bijoux ;
très belle collection de tissus coptes, dont plusieurs pièces provenant d ’Antinoê.

36 8
L ’ÉG YPTE D ANS LES M USÉES FRANÇAIS

Varzy (N ièvre): M usée G rasset. 18, rue Saint-Jean, 58210 Varzy. Tél.
0 3 .8 6 .2 9 .7 2 .0 3 .
Le musée possède un précieux papyrus portant un texte en hiératique du Nou­
vel Empire, ainsi que le canope du maire d ’Athribis.

L a M anufacture et le M usée de Sèvres. Depuis le xvm* siècle, nombre de


porcelaines de Sèvres illustrent l’intérêt constant du public pour les formes,
les décors et toutes les représentations de l’Égypte, réelle ou réinventée. Ainsi,
des pièces comme « l’obélisque égyptien » ou « l’écritoire » sont produites et
diffusées depuis près de deux cents ans. Le service de table offert par Napoléon
au tsar Alexandre Ier en 1808 est réédité depuis 1993. Les assiettes de ce service
ont fait l’objet d ’une interprétation originale par Lacahnontie en 1995.
Tous ces objets sont diffusés à la Manufacture de Sèvres : 4, Grand-Rue,
92310 Sèvres. Tél. 01.45.34.34. 00; et 4, place André-Malraux, 75001 Paris.
Tél. 01.47.03.40.20.
Certaines de ces pièces sont présentées au public dans les collections du
Musée national de la céramique et du verre : 1, place de la Manufacture, 92310
Sèvres.
ANNEXE V

Les écrivains d ’Égypte

I. Littérature arabe traduite en français

La littérature égyptienne est peu connue en France, même si elle bénéficie


d ’un nombre de traductions bien supérieur à celui des autres pays arabes. Un
roman aussi célèbre qu’£7 Ard (« La Ifcrre ») d ’Abdel Rahman el-Charkawi reste
inaccessible aux lecteurs francophones près d'un demi-siècle après sa parution.
Un pionnier, Pierre Bernard, fondateur en 1972 des Éditions Sindbad, a fait
découvrir à ses compatriotes plusieurs écrivains égyptiens. Jusque-là, seuls
quelques livres de Taha Hussein, Tawfik el-Hakim ou Mahmoud Teymour
avaient franchi la Méditerranée. On ne connaissait que des extraits de certaines
œuvres grâce à une Anthologie de la littérature arabe contemporaine, en trois
volumes, publiée au Seuil de 1964 à 1967. Après la mort de Pierre Bernard, en
1994, Actes Sud a pris la relève, avec la collaboration de plusieurs traducteurs
comme Luc Barbulesco, Philippe Cardinal ou Richard Jaquemond. La revue
Europe (n°786, octobre 1994) a révélé d ’autres textes, en soulignant que les
auteurs égyptiens sont partagés depuis longtemps entre l’emploi de la langue
dialectale et celui de la langue classique.
Ne figurent ci-dessous que les œuvres contemporaines de fiction (romans et
nouvelles) d ’auteurs égyptiens accessibles en français.

Abdel-M éguid, Ibrahim (1946). Né à Alexandrie, passionné de philosophie, U


s’est fait connaître par plusieurs romans et nouvelles sur la détresse sociale et la
difficulté de communiquer. L’Autre Pays raconte l’histoire d ’un jeune Égyptien
qui découvre les drames de l’immigration en Arabie Saoudite.
L’Autre Pays, Actes Sud, 1994.

B ahgat, Ahmad (1932). Journaliste, proche du courant islamiste, il a publié


plusieurs ouvrages destinés aux enfants. Mémoires de ramadan met en scène un
modeste fonctionnaire en prise à ses souvenirs.
Mémoires de Ramadan, L’Harmattan, 1991.

370
LE S ÉCRIVAINS D 'É G Y P T E

B iaatie, M ohammed d> (1937). Fait partie des jeunes écrivains qui voulaient
renouveler l’écriture littéraire dans les années 1960. C’est surtout un nouvelliste,
qui oppose de magnifiques paysages à la détresse et à la solitude de ses person­
nages. La Clameur du lac est une suite de quatre récits inspirés du monde des
petites gens et des pêcheurs du village natal de l’auteur, au bord du lac Menzala.
La Clameur du lac. Actes Sud, 19%.

Faouzi, Hussein (1900-1988). Cet universitaire a été recteur de l’université


d ’Alexandrie. Il évoque avec humour dans Un Sindbad moderne, son livre le plus
connu, un voyage scientifique dans l’océan Indien, sur un voilier, avant la Seconde
Guerre mondiale.
Un Sindbad moderne, Gallimard, 1988.

Fayyad, Soleiman (1929). Né à Mansoura, il décrit dans son premier roman.


Clameurs, les drames que peut provoquer l’irruption de la culture occidentale
dans un village traditionnel du Delta. L’Occident est personnifié ici par une Fran­
çaise, épouse d ’un émigré qui rentre au pays.
Clameurs, Denoël, 1990.

G hitany, Gam al el- (1945). Ancien dessinateur de tapis, ancien correspondant


de guerre, il dirige au Caire le supplément littéraire Akhbar al Adab. Les Édi­
tions Sindbad ont publié en 1991 Mahfouz par Mahfouz, ses entretiens avec le
prix Nobel de littérature. La Mystérieuse Affaire de V impasse Zaafarani a pour
théâtre un quartier populaire du Caire dans lequel les hommes sont brusquement
privés de leur puissance sexuelle. Ce roman a donné lieu à un film remarqué de
Chérif Arafa, qui met en cause le régime politique de manière à peine déguisée.
Zayni Barakat, Seuil, 1985 ;
Épttre des destinées. Seuil, 1993 ;
La Mystérieuse Affaire de Vimpasse Zaafarani, Sindbad-Actes Sud, 1997.

H akim , Tewflk el- (1898-1987). Étudiant à Paris, magistrat, haut fonctionnaire,


il a été le conservateur général de la Bibliothèque nationale au Caire. Tewftk
el-Hakim a écrit notamment une trentaine de pièces de théâtre. Un substitut de
campagne en Égypte, inspiré de son expérience en province, l’a rendu célèbre.
C ’est le récit savoureux d'une enquête en milieu rural, soulignant l’abîme qui
sépare la population de ses administrateurs.
Un substitut de campagne en Égypte, Plon et Press-Pocket, 1993 ;
Théâtre de notre temps. Nouvelles Éd. latines, 1960 ;
L'Oiseau dO rient, Nouvelles Éd. latines, 1960;
Souvenirs d un magistrat poète. Nouvelles Éd. latines, 1%1 ;
L'Âne de sagesse, L’Harmattan, 1987.

371
ANN EXES

Haqqi, Yahla (1905-1992). Ce diplomate a séjourné dans plusieurs pays étran­


gers, dont la France, avant de devenir le directeur des Beaux-Arts au Caire. Il a
dirigé la revue Al Majalla et publié de nombreuses nouvelles. Son œuvre est
marquée par le déracinement et le contraste entre Orient et Occident.
Choc, Denoél, 1991.

Hussein, Kamel (1901-1977). Médecin réputé, auteur de divers essais socio-


logiques et philosophiques, il a été recteur de l’université d ’Aïn-Chams. La Cité
inique est la méditation d ’un musulman sur la passion et la mort du Christ.
La Cité inique, Sindbad, 1986.

Hussein, Taha (1889-1973). Auteur d ’une œuvre abondante, il a été considéré


comme « le doyen des lettres arabes ». Aveugle depuis sa petite enfance, Taha
Hussein a étudié à l’université islamique d ’El-Azhar, avant d ’obtenir un doctorat
à la Sorbonne. Il a été ministre de l’Éducation nationale au début des années
1950, après avoir subi les critiques des milieux intégristes. Plusieurs de ses
œuvres ont une inspiration autobiographique.
Le Livre des jours, Gallimard, 1984 ;
Adib ou l’Aventure occidentale, Clancier-Guenaud, 1988 ;
L’Appel du karaouan, Denoél, 1989 ;
Au-delà du Nil, Gallimard-Unesco, 1990;
La Traversée intérieure, Gallimard, 1992.

Ibrahim , Sonallah (1937). Cet ancien militant politique, emprisonné pendant


plusieurs années, a souvent choqué par l’audace ou l’ironie de ses écrits et son
regard sévère sur la société égyptienne. Dans Étoile d’août, le narrateur, voya­
geant du Caire à Assouan, découvre l’oppressante démesure du haut-barrage,
tandis que Les Années de Zeth mettent en scène une jeune femme désorientée par
les difficultés de la vie quotidienne.
Étoile d ’août, Sindbad, 1987 ;
Cette odeur-là. Actes Sud, 1992 ;
Le Comité, Actes Sud, 1992 ;
Les Années de Zeth, Actes Sud, 1993.

Idris, Youssef (1927-1991). Médecin psychiatre, puis chroniqueur politiquement


engagé, il est considéré en Égypte comme un maître de la nouvelle.
Le Tabou, Lattès, 1987 ;
La Sirène, Sindbad, 1986;
Maison de chair, Sindbad, 1990.

K h arrat, Édouard al- (1926). Né à Alexandrie, de confession copte, cet auteur


exigeant, à la langue très travaillée, est un ancien responsable de l’Organisation

372
LE S ÉCRIVAINS D 'É G Y P T E

de solidarité des peuples afro-asiatiques. II a influencé nombre de jeunes écri­


vains égyptiens. Son œuvre est nourrie de souvenirs d ’adolescence à Alexandrie,
dans les années 1940.
Alexandrie, terre de safran, Julliaid, 1990 ;
La Danse des passions, nouvelles. Actes Sud, 1997 ;
Les Belles d ’Alexandrie, Actes Sud, 1997.

M ahfouz, Naguib (1911). Ancien fonctionnaire, militant nationaliste du temps


d e l’occupation britannique, il est l’auteur d ’une trentaine de romans et d ’une
quinzaine de recueils de nouvelles. Naguib Mahfouz s’est beaucoup inspiré
du quartier populaire de Gamalia pour décrire le petit peuple du Caire. Après
l ’obtention du prix Nobel de littérature en 1988, il est devenu l’écrivain égyptien
le plus connu en France, et les traductions de ses œuvres se sont multipliées.
Impasse des deux palais, Lattès, 1987 ;
Le Palais du désir. Lattis, 1987 ;
Récits de mare quartier, Sindbad, 1988 ;
Le Videur et les Chiens, Sindbad, 1988 ;
La Chanson des gueux : épopée, Denoél, 1989;
Dérives sur le Nil, Denoël, 1989 ;
Le Jardin du passé, Lattès, 1989 ;
Le Jour de l'assassinat du leader, Lattès, 1989 ;
Passage des Miracles, Sindbad, 1989 ;
Miramar, Denoél, 1990;
Les Fils de la médina, Actes Sud, 199S ;
Chimères, Denoël, 1992 ;
Le Voyageur à la mallette, nouvelles, L’Aube, 1996 ;
La Danse des passions et autres nouvelles, Actes Sud, 1997 ;
L'Amour au pied des pyramides, nouvelles, Sindbad-Actes Sud, 1997 ;
Le Mendiant, Sindbad/Actes Sud, 1997.

M ostagab, M ohammed (1938). Né à Dayrout, en Haute-Égypte, il a exercé


divers petits métiers (ouvrier agricole, aide-couturier, planton...) avant d ’écrire
Les Tribulations d'un Égyptien en Égypte, un livre drôle, qui lui a valu le prix
national des Lettres.
L es Tribulations d 'u n Égyptien en Égypte, Actes Sud, 1997.

Naoum , Nabil (1944). Né au Caire, cet ingénieur copte a travaillé dix ans aux
États-Unis, puis a ouvert une galerie d’art à Héliopolis. Ses écrits sont influencés
aussi bien par les soufis que par des auteurs comme Borges ou Kawabata. Nabil
Naoum est considéré comme le plus cosmopolite des écrivains égyptiens actuels.
Le Voyage de Rû, Actes Sud, 1988 ;
Retour au temple. Actes Sud, 1991 ;
Le R ive de l’esclave. Actes Sud, 1994.

373
ANNEXES

Qaid, Youssef al* (1944). Né dans une modeste famille villageoise, il se dis­
tingue par des constructions littéraires originales mettant aux prises plusieurs nar­
rateurs. Masri, l’homme du Delta, un court roman, est la triste aventure d ’un
jeune paysan envoyé à la guerre à la place d ’un autre.
Masri, l’homme du Delta, Lattès, 1990.

Saadaoui, Naoual al* (1931). Militante féministe, cette psychiatre de formation


a été directrice de la Santé publique. Son emprisonnement, dans les années 1980,
lui a inspiré divers écrits.
Douze Femmes dans Kanater, théâtre, Éd. des femmes, 1984 ;
Ferdaous, une voix en enfer, Éd. des femmes, 1984 ;
Femmes égyptiennes : tradition et modernité, Éd. des femmes, 1991.

Teymour, Mahmoud (1894-1973). Auteur de nouvelles, disciple et continuateur


de son hère Mohammed Teymour, mort prématurément, il a été surnommé « le
Maupassant égyptien ». Cet écrivain très populaire a su peindre la société égyp­
tienne de la première moitié du siècle dans un style élégant et clair.
Le Courtier de la mort. Nouvelles Éd. latines, 1951 ;
La Belle aux lèvres charnues. Nouvelles Éd. latines, 1952 ;
La Fleur du cabaret. Nouvelles Éd. latines, 1953 ;
Bonne Fête, Nouvelles Éd. latines, 1954;
La Vie des fantômes. Nouvelles Éd. latines, 1958.

Toubia, Maguib (1938). Né à Minia, auteur de plusieurs scénarios de films, il a


pénétré dans le monde du fantastique par le biais des légendes et traditions popu­
laires de la Haute-Égypte. Combat contre la lune, la nouvelle qui donne son titre
au recueil, est le parcours tragique d’une paysanne stérile, en Haute-Égypte, qui
sombre dans la folie.
Combat contre la lune, Lattès, 1986.

2. L itté ra tu re d 'e x p re ssio n fran ç aise

Le premier écrivain égyptien d ’expression française est probablement Joseph


Agoub (1795-1832), arrivé en France avec sa famille en 1801, lors de la retraite
de l’armée d’Orient. K s’est fait connaître par un poème, Dithyrambe sur FÉgypte.
La liste de toutes les œuvres littéraires publiées en français par des écrivains
nés en Égypte serait très longue. A eux seuls, les titres des recueils de poésie
édités entre les deux guerres mondiales occuperaient plusieurs pages. Pour plus
de détails, on peut se reporter à l’étude de Jean-Jacques Luthi, Introduction à la
littérature d ’expression française en Égypte (1798-1945), Paris, Éd. de l’École,
1974.

374
LE S ÉCRIVAINS D ’ÉGYPTE

Abou-Khater, Fouad, Shagare-el-dorr et Baybars, Éd. de la Revue du Caire,


1951.
Adès, Albert, et Josipovici, Albert, Le Livre de Goba le Simple, Paris, Calmann-
Lévy, 1919.
Aicache, Jeanne, L’Égypte dans mon miroir, Paris, Cahiers libres, 1931.
Assaad, Faouzia, L’Égyptienne, Paris, Mercure de France, 1975 ;
- , Des enfants et des chats, Paris, Favre, 1987 ;
- , La Grande Maison de Louxor, Paris, L’Harmattan, 1992.
Bonjean, François, et Deif, Ahmed, Mansour, Paris, Rieder, 1924;
- , Mansour à l'Azhar, Paris, Rieder, 1927.
Chamla, Yves, Cléopâtre-les-Bains, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
Chedid, Andrée, L’Autre, Paris, Flammarion, 1969;
- , Néfertiti et le Rêve d Akhenaton, Paris, Flammarion, 1974 ;
- , Bérénice d Égypte, Paris, Flammarion, 1981 ;
- , Le Sixième Jour, Paris, Flammarion, 1985 ;
- , Le Survivant, P uis, Gallimard, 1987 ;
- , L’Enfant multiple. Paris, Gallimard, 1989;
- , La Cité fertile, Paris, Gallimard, 1992 ;
- , Les Saisons de passage, Paris, Gallimard, 1996.
Cohen, Shalom, Inchirah, une fille d ’Alexandrie, Paris, L’Aube, 1992.
Cossery, Albert, Les Fainéants dans la vallée fertile, Paris, Laffont, 1964 ;
- , Mendiants et Orgueilleux, Paris, Gallimard, 1979;
- , Une ambition dans le désert, Paris, Gallimard, 1984;
- , Un complot de saltimbanques, Paris, Losfeld, 1993 ;
- , Les Hommes oubliés de Dieu, Paris, Losfeld, 1994 ;
- , La Violence et la Dérision, Paris, Losfeld, 1993 ;
- , La Maison de la mort certaine, Paris, Losfeld, 1994.
Dumani, Georges, Monsieur Bergeret au Caire, Le Caire, 1948.
Finbert, Elian-Juda, Le Batelier du Nil. Paris, Grasset, 1928 ;
- , Un homme vient de l'Orient, Paris, Grasset, 1930.
Guirguis, Renée, Rythmes. Poésie, Paris, Librairie Bleue, 1985.
Hassoun, Jacques, Alexandries, Paris, La Découverte, 1985.
Henein, Georges, La Force de saluer, poésie, Paris, La Différence, 1978.
Ivray, Jehan d ’, La Rose du Fayoum, Paris, 1921.
Jabès, Edmond, Je bâtis ma demeure, poèmes, Paris, Gallimard, 1959 ;
- , Le Livre des questions, Paris, Gallimard, 1963 ;
- , Le Seuil le sable, poésies complètes, Paris, Gallimard, 1990.
Jacques, Paula, Lumière de l’œil, Paris, Mercure de France, 1980;
- , Un baiser froid comme la lune, Paris, Mercure de France, 1983 ;
- , L ’Héritage de tante Carlotta, Paris, Mercure de France, 1987 ;
- , Deborah et les Anges dispersés, Paris, Mercure de France, 1991 ;
- , La Descente au paradis, Paris, Mercure de France, 1995.
Khairy, Mohamed, Les Rêves évanescents, poèmes, Paris, 1922.
Kheir, Amy, Salma et son village, Paris, Éd. de la Madeleine, 1936.
Latif Ghanas, Mona, Les Voix du jour et de la nuit, Montréal, Boréal, 1988.

375
ANNEXES

Messadié, Gérald, La Fortune d Alexandrie, Paris, Lattès, 19%.


Out el'Koloub, Harem, Paris, Gallimard, 1937 ;
- , Zanouba, Paris, Gallimard, 1950;
- , Ramza, Paris, Gallimard, 1958.
Rassim, Ahmed, Le Livre de Nysane, poèmes, Alexandrie, 1926 ;
- , Pages choisies, poèmes, Alexandrie, 1954;
- , Pages choisies, prose, Alexandrie, 1955.
Salima, Niya, Harems et Musulmanes, Paris, Juvens ;
- , Les Répudiées, Paris, Juvens, 1908.
Schenouda, Horus, Phantasmes, poèmes. Le Caire, 1942.
Sinoué, Gilbert, L’Égyptienne, Paris, Denoël, 1991 ;
- , La Fille du Nil, Paris, Denoël, 1993.
Solé, Robert, Le Tarbouche, Paris, Seuil, 1992 ;
- , Le Sémaphore d Alexandrie, Paris, Seuil, 1994 ;
- , La Mamelouka, Paris, Seuil, 19%.
Yeghen, Foulad, Les Chants d un Oriental, poèmes, Paris, Éd. Cahiers de France,
1928.
Zénié Ziegler, Wédad, Le Pays où coulent le lait et le miel, Genève, L’Aire,
19%.
C h ro n o lo g ie

L ’E xpédition française

1796
14 février. Ifelleyrand recommande au Directoire l’occupation de l’Égypte.
2 juillet. Débarquement des troupes françaises à Alexandrie.
21 juillet. Les mamelouks sont vaincus à la bataille des Pyramides.
lCT-2 août. La flotte française est détruite par les Anglais à Aboukir.
22 août. Création de l’Institut d ’Égypte.
12 octobre. Les mamelouks sont vaincus par Desaix dans le Fayoum.
21-24 octobre. Première insurrection au Caire.

1799
2 février. L’armée française entre à Assouan.
11 février. Début de la campagne de Syrie.
17 mai. Bonaparte lève le siège de Saint-Jean-d’Acre.
14 juin. Retour de Bonaparte au Caire.
19 juillet. Découverte de la pierre de Rosette par un officier français.
25 juillet. Un débarquement turc est repoussé à Aboukir.
23 août. Bonaparte quitte l’Égypte, cédant le commandement à Kléber.

1800
20 mars. Les Tùrcs sont vaincus à la bataille d ’Héliopolis.
20 mars-21 avril. Deuxième insurrection au Caire.
25 avril. Reprise du Caire par les Français.
14 juin. Assassinat de Kléber par un Syrien.

1801
8 mars. Débarquement de 18 000 soldats anglais.
21 mars. Les soldats de Menou sont battus par les Anglais à Canope.
27 juin. Capitulation du général Belliaid au Caire.
2 septembre. Rapatriement des troupes françaises.

377
L'ÉG YPTE, PASSION FRANÇAISE

M ohammed A li

1802
Mars. Paris reconnaît le rétablissement de l’autorité du sultan en Égypte.
Mathieu de Lesseps est nommé consul de France au Caire.
Vivant Denon publie son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte.

1804
Bernardino Drovetti est nommé consul de France.

1805
17 mai. Mohammed Ali est proclamé gouverneur d’Égypte.

1807
Mars. Les Anglais occupent Alexandrie, qu’ils seront contraints d ’évacuer en
septembre.

1810
Première livraison de la Description de l’Égypte.

1811
1er mars. Mohammed Ali fait massacrer plus de 400 mamelouks à la Citadelle du
Caire.
Octobre. Des troupes égyptiennes sont envoyées en Arabie, où elles occuperont
Médine et La Mecque.

1820
Octobre. Début de la conquête du Soudan par les troupes égyptiennes.
Le coton à longue fibre est produit en Égypte par iumel.
Le colonel Sève crée à Assouan la première école militaire à la française.

1822
27 septembre. Jean-François Champollion communique sa découverte.

1824
Champollion publie le Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens.

1825
26 février. Débarquement des troupes égyptiennes en Morée.

1826
14 mai. Jean-François Champollion est nommé conservateur du musée égyptien
du Louvre.
Première mission scolaire en France, avec Rifaa el-lhhtawi.

378
CHRONOLOGIE

1827
20 octobre. L’escadre française participe à la destruction de la flotte turco-
égyptienne à Navarin.
15 décembre. Charles X inaugure le musée égyptien du Louvre.
Création de l’École de médecine du Caire par Clot bey, et de l’École vétérinaire.

1828
18 août Arrivée de Champollion en Égypte avec la mission franco-toscane.

1829
Lefèbvre de Cérisy crée l’arsenal d ’Alexandrie.

1831
Mohammed Ali envoie ses troupes conquérir la Syrie.
10 mai. Leçon inaugurale de Champollion au Collège de France.

1832
4 mars. Mort de Champollion.

1833
30 avril. Un premier groupe de saint-simoniens, conduit par Cayol, débarque à
Alexandrie. Il y est rejoint le 24 mai par le groupe de Barrault et, le 23 octobre,
par celui de Prosper Enfantin.

1834
10 janvier. Enfantin et ses amis commencent l’exploration de l’isthme de Suez.
3 février. Mohammed Ali confie à Linant de Bellefonds la construction du
barrage à la pointe du Delta.
Publication de L’Or de P a is, de Rifaa el-lïhtaw i.
Création de l’École polytechnique du Caire par les saint-simoniens.

1835
Création de l’École des langues, sous la direction de Ihhtawi.

1836
25 octobre. L’obélisque, transporté de Louxor, est érigé à Paris, sur la place de la
Concorde.

1839
Octobre. Premiers photographes français en Égypte.

1840
Décembre. Les troupes égyptiennes évacuera la Syrie.

379
L'É G YP TE , PASSIO N FRANÇAISE

1841
1er juillet. Mohammed Ali obtient le gouvernement héréditaire de l’Égypte pour
sa famille.
Publication du Dictionnaire égyptien en écriture hiéroglyphique de Champollion.

1844
Félicien David crée son ode-symphonie Le Désert.
Exposition de la « Chambre des rois » de Kamak à la Bibliothèque nationale, à
Paris.

1845
Visites d ’ibrahim pacha en France et du duc de Montpensier en Égypte.

1846
27 novembre. Prosper Enfantin crée à Paris la Société d ’études pour le canal de
Suez.

1848
2 septembre. Mohammed Ali, atteint de sénilité, est remplacé par son fils Ibrahim.
10 novembre. Mort d ’ibrahim, auquel succède Abbas, petit-fils de Mohammed Ali.

A bb a s , S aïd et Ism a Il

1849
2 août. Mort de Mohammed Ali.
Renvoi ou mise à l’écart du personnel français.

1851
12 novembre. Découverte de l’entrée du Serapeum de Memphis par Auguste
Mariette.
Gérard de Nerval publie Voyage en Orient.

1854
15 février. Ouverture au Caire du premier collège des frères des Écoles chré­
tiennes.
13 juillet. Assassinat d*Abbas, auquel succède son oncle Saïd.
30 novembre. Said accorde à Ferdinand de Lesseps la concession du canal de Suez.

1856
5 janvier. Firman définitif de concession du canal de Suez.
20 juillet. Publication par Saïd du règlement sur le travail des ouvriers égyptiens
dans l’isthme de Suez.
Juillet. Création à Paris de L'Isthme de Suez. Journal de l'union des deux
mondes.

380
CHRONOLOGIE

1857
1er janvier. Mise en service de la voie ferrée Alexandrie-Le Caire.

1858
1er juin. La Direction des antiquités égyptiennes est confiée à Mariette.
5 novembre. Ouverture de la souscription des actions de Suez, qui sera close le
30 novembre.
15 décembre. Constitution de la Compagnie universelle du canal de Suez.
Théophile Gautier publie le Roman de la momie.

1859
M ise en service de la voie ferrée Alexandrie-Suez.
25 avril. Ouverture des travaux du canal de Suez, à Port-Saïd.
6 m ai. Fondation au Caire de l’Institut égyptien, dans l’esprit de l’Institut
d ’Égypte créé par Bonaparte.

1862
27 avril. Pose de la première pierre de la ville de Timsah (Ismaïlia).
14 mai. Voyage de Saïd en France.
18 novembre. Les eaux de la Méditerranée entrent dans le lac Timsah.
Saïd envoie un bataillon soudanais au Mexique pour soutenir l’expédition française.

1863
18 janvier. Mort de Saïd, auquel succède Ismaïl.
Punition publique à Alexandrie de soldats égyptiens, à la demande du consul de
France.
Ouverture au public du musée de Boulaq, créé par Mariette.

1864
6 juillet. Arbitrage de Napoléon III sur la Compagnie de Suez. Les contingents
d ’ouvriers égyptiens sont supprimés.

1866
19 mars. Le sultan autorise la construction du canal de Suez.
27 mai. Ismaïl obtient, pour ses descendants, la succession directe dans l’ordre de
primogéniture.

1867
6 juin. Avec l’autorisation du corps législatif français, la Compagnie de Suez
émet un emprunt de 100 millions de francs.
8 juin. Firman du sultan attribuant le titre de khédive à Ismaïl.
Juin. Le khédive se rend en France pour l’Exposition universelle.

1868
15 août. Inauguration du chemin de fer de Suez à Ismaïlia.
Création de l’hebdomadaire Le Progrès égyptien.

381
L'ÉG YP TE , PASSIO N FRANÇAISE

1869
IS août. Jonction des eaux des deux mers dans les lacs Amers.
17 novembre. Inauguration du canal de Suez en présence de l’im pératrice
Eugénie.

1870
9 janvier. Décret ordonnant l'usage de l’arabe (au lieu du turc) dans l’administra­
tion, du turc et du français au palais, aux Finances et à la Guerre, et de l’arabe e t
du français dans la police et les gouvemorats.

1871
24 décembre. Première représentation d ’Aida au Caire.

1875
28 juin. Inauguration des tribunaux mixtes.
25 novembre. La Grande-Bretagne achète la paît de l’Égypte dans les actions du
canal de Suez.

1876
8 avril. Déclaration de faillite du gouvernement égyptien.
2 mai. Décret khédivial créant la Caisse de la dette publique, sous le contrôle
d ’un Anglais, d ’un Français, d ’un Autrichien et d ’un Italien.
18 novembre. Institution du contrôle franco-anglais sur les finances égyptiennes.

1878
28 août. Nubar forme un gouvernement « européen », avec le Français Blignières
aux Travaux publics et l’Anglais Rivers Wilson aux Finances.

1879
19 juin. La France et l’Angleterre invitent le khédive à abdiquer en faveur de son
fils Tewfik.
25 juin. Le sultan signifie à I’« ex-khédive Ismaïl » sa déposition. Remplacé par
Tewfik, son fils aîné, il quitte l’Égypte le 30 juin.
1er octobre. Ouverture du collège des jésuites du Caire.
15 novembre. Les contrôleurs anglais et français entrent au gouvernement, avec
voix consultative.

1880
14 janvier. L’Égypte vend ses derniers droits sur les revenus du canal de Suez.
22 mars. Première représentation d'Aida à l’Opéra de Paris.
17 juillet. La loi de liquidation, élaborée par une commission internationale,
affecte 57 % des revenus de l’Égypte, pendant soixante et un ans, au service de la
dette et au tribut dû au sultan.
28 décembre 1880. L’École française du Caire est instituée par décret
Création du journal Le Bosphore égyptien.

382
CHRONOLOGIE

1881
18 février. Gaston Maspero succède à Mariette au poste de directeur des Anti­
quités.
9 septembre. Manifestation des orabistes sur la place Abdine.

L ’occupation britannique

1882
1er février. Freycinet, qui est opposé à une intervention française en Égypte,
succède à Gambetta à la tête du gouvernement à Paris.
4 février. Orabi devient ministre de la Guerre.
20 mai. Entrée dans le port d ’Alexandrie de six navires de guerre anglais et
six navires de guerre français.
25 mai. La France et l’Angleterre demandent au khédive la démission du gouver­
nement et l’exil d ’Orabi.
11 juin. Des incidents sanglants éclatent à Alexandrie entre Égyptiens et Euro­
péens.
11 juillet. L’escadre française s'éloigne d’Alexandrie, qui est bombardée par la
flotte anglaise.
15 juillet. Débarquement des troupes britanniques à Alexandrie.
29 juillet. Le cabinet Freycinet est renversé sur une motion de Clemenceau
lui refusant des crédits destinés à une force armée pour protéger le canal de
Suez.

1883
30 mai. Evelyn Baring (le futur lord Cromer) est nommé consul général de
Grande-Bretagne en Égypte.

1885
26 janvier. Chute de Khartoum et mort du général Gordon.
Juin. Évacuation du Soudan.

1887
Les jésuites ouvrent leur Mission de Minia.

1892
7 janvier. Mort de Tewfik, auquel succède son fils Abbas.

1894
7 décembre. Mort de Ferdinand de Lesseps.
Création du journal La Réforme.

1895
Mai. Moustapha Kamel présente une pétition à l’Assemblée nationale, à Paris.

383
L'ÉG YP TE , PASSION FRANÇAISE

1896
Début de la reconquête du Soudan par les forces anglo-égyptiennes.

1898
18 mai. L’École française du Caire devient l’Institut français d ’archéologie orien­
tale (IFAO).
2 septembre. L’armée anglo-égyptienne reprend Khartoum.
18 septembre. Face-à-face franco-britannique à Fachoda.
11 décembre. Les Français évacuent Fachoda.
Création du Journal du Caire et de La Bourse égyptienne.

1899
21 mars. Convention franco-anglaise.
17 novembre. Inauguration de la statue de Ferdinand de Lesseps à Port-Saïd.

1902
10 décembre. Inauguration du barrage d ’Assouan.

1904
8 avril. Accord franco-anglais (1’« entente cordiale »), laissant à la Grande-
Bretagne les mains libres en Égypte.
Création du quotidien Le Progrès égyptien.

1907
6 mai. Lord Cromer quitte l’Égypte.
Octobre. Moustapha Kamel fonde le Parti nationaliste.

1906
La ville d ’Héliopolis est ouverte au public.
Pierre Loti p jblie La Mort de Philae.

1909
Création des lycées du Caire, d’Alexandrie et de Port-Saïd.

1914
18 décembre. Proclamation du protectorat britannique sur l’Égypte.
19 décembre. Abbas, déposé par les Anglais, est remplacé par son oncle Hussein
Kamel, qui prend le titre de sultan.

1917
9 octobre. Mort du sultan Hussein, remplacé par son demi-frère Fouad.

1918
1er novembre. L’Institut égyptien reprend le nom d’institut d ’Égypte.
13 novembre. Une délégation du Wafd, conduite par Saad Zaghloul, revendique
l’indépendance de l’Égypte.

384
CHRONOLOGIE

8 mars. Saad Zaghloul et trois autres personnalités sont déportés à Malte. Protes­
tations populaires, grèves et affrontements sanglants.

1921
5 avril. Retour de Saad Zaghloul en Égypte.

L e royaume d ’Égypte

1922
1er mars. L’Égypte est proclamée royaume indépendant
Novembre. Découverte du tombeau de Toutankhamon.

1924
29 janvier. Saad Zaghloul forme le gouvernement après la victoire électorale du
Wafd.
19 novembre. Démission de Saad Zaghloul après l’assassinat du sirdar britan­
nique.

1927
Le roi Fouad se rend a i visite officielle en France.

1928
19 juillet. Suspension du parlementarisme.

1934
28 avril. Mort du roi Fouad, auquel succède son fils Farouk.
26 août Traité d ’alliance anglo-égyptien.
Le chanoine Drioton devient directeur des Antiquités égyptiennes.

1937
8 mai. Convention de Montreux, modifiant le statut des étrangers en Égypte.

1938
Création de La Revue du Caire.

1941
1*M7 avril. Premier voyage du général de Gaulle en Égypte.

1942
6 janvier. Suspension des relations diplomatiques entre l’Égypte et la France de
Vichy.
4 février. Les Britanniques menacent Farouk de déposition.
7 août Deuxième voyage du général de Gaulle en Égypte.

385
L'ÉG YP TE , PASSION FRANÇAISE

1945
24 février. Assassinat du Premier ministre, Ahmed Maher.

1946
21 janvier. Manifestations au Caire en faveur de l’évacuation britannique.

1948
15 mai. Entrée en guerre de l’Égypte contre Israël.

1949
15 octobre. Fin de la période transitoire décidée à Montreux, suppression des
tribunaux mixtes.

1951
8 octobre. Le gouvernement égyptien annonce son intention d’abroger le traité
avec la Grande-Bretagne.
13-14 octobre. Manifestations et début de la guérilla contre les forces britan­
niques dans l’isthme de Suez.

1952
19 janvier. Des commandos égyptiens attaquent la garnison britannique de
Tell-el-Kébir.
25 janvier. Ultimatum de l’armée britannique, qui occupe une caserne d ’Ismaïlia.
Cinquante Égyptiens tués.
26 janvier. Incendie du Caire.
23 juillet. Les « Officiers libres » prennent le pouvoir.
26 juillet. Farouk abdique et part en exil.
17 décembre. Les oulémas d ’El-Azhar appellent les gouvernements arabes et
musulmans à « s’opposer fermement à la politique impérialiste et oppressive »
de la France en Afrique du Nord.

L a R épublique nassérienne

1953
18 juin. Proclamation de la République égyptienne, sous la présidence du général
Naguib.

1954
14 novembre. Naguib est écarté du pouvoir par Nasser.

1955
21 septembre. Suppression des tribunaux confessionnels.
1er décembre. Nouveau statut de l’enseignement privé.

386
CHRONOLOGIE

1956
A Paris, Dalkla chante Bambino.
16 janvier. Proclamation de la nouvelle Constitution égyptienne, qualifiant
l’islam de religion d ’ÉtaL
16 avril. Circulaire gouvernementale sur l’obligation de renseignement religieux
dans les écoles privées.
18 juin. Fin de l’évacuation de la zooe du Canal par les Britanniques.
19 juillet. Washington remet en question le prêt de la Banque mondiale à
l’Égypte.
26 juillet. Nationalisation de la Compagnie de Suez.
6 août. La Compagnie invite son personnel à choisir, avant le 25 août, entre
« la fidélité au contrat qui le lie à la Compagnie » et l’acceptation d ’une « colla­
boration volontaire » avec le nouvel organisme égyptien de gestion.
29 octobre. Les troupes israéliennes pénètrent en Égypte.
30 octobre. Ultimatum franco-britannique aux belligérants.
31 octobre. Raids franco-britanniques contre les aérodromes égyptiens.
En France, l’Assemblée nationale approuve à une large majorité l’intervention
militaire.
1er novembre. L’Égypte rompt ses relations diplomatiques avec la France et la
Grande-Bretagne.
2 novembre. L’assemblée générale de l’ONIJ se prononce pour un cessez-le-feu,
par 64 voix contre 5.
3 novembre. Pour empêcher un débarquement de forces aéroportées, les Égyp­
tiens coulent plusieurs navires dans le canal de Suez.
5 novembre. Des parachutistes français et britanniques occupent les abords de
Port-Saïd. Ultimatum soviétique à Mollet, Eden et Ben Gourion.
6 novembre. Les troupes franco-britanniques pénètrent dans Port-Saïd. Annonce
du cessez-le-feu à partir de m inuit
15 novembre. Arrivée en Égypte des premiers Casques bleus de l’ONU.
22 décembre. Les derniers détachements britanniques et français quittent
l’Égypte.

1957
14 janvier. Égyptianisation des banques et sociétés françaises et britanniques.
10 février. La langue arabe devient obligatoire dans toutes les transactions com­
merciales.
8 avril. Réouverture du canal de Suez.

1958
21 février. Approbation par référendum, en Égypte et en Syrie, de la création de
la République arabe unie, présidée par Nasser.
22 août. Signature à Genève des accords franco-égyptiens : levée du séquestre
des biens français en Égypte, reprise de la coopération culturelle et réouverture
de l’Institut français d ’archéologie du Caire ainsi que des lycées du Caire et
d’Alexandrie.

387
L'ÉG YPTE, PASSIO N FRANÇAISE

6 octobre. Le français est remplacé par le russe comme deuxième langue d an s


renseignement.

1959
25 janvier. Le collège des jésuites du Caire est mis sous scellés. La mesure sera
rapportée le 23 février.
9 mars. Les établissements scolaires français sont restitués à la Mission laïque
française, mais avec une nouvelle réglementation.

1960
Appel de l’Unesco pour le sauvetage des monuments de Nubie.
7 mai. A Damiette, Nasser assiste aux commémorations de la victoire des musul­
mans sur Saint Louis.

1961
8 septembre-7 décembre. Vaste campagne « contre les millionnaires et les féo­
daux égyptiens et étrangers ».
28 septembre. Sécession syrienne. Fin de la République arabe unie.
24 novembre. Arrestation de quatre diplomates français accusés d ’espionnage.
19 décembre. L'accès du territoire égyptien est interdit à tout ressortissant français.
27 décembre. Mise sous séquestre d ’écoles françaises au Caire et à Alexandrie.
Le gouvernement français rappelle les professeurs français en Égypte.

1962
15 janvier. Ouverture au Caire du procès de diplomates français accusés d ’es­
pionnage.
7 avril. Libération des diplomates arrêtés.
25 avril. Les touristes français sont réadmis en Égypte.

1963
Avril. Rétablissement des relations diplomatiques entre la France et l’Égypte.

1964
Juillet. Accord commercial franco-égyptien.
5 novembre. Accord d ’indemnisation entre les actionnaires de Suez et le gouver­
nement égyptien.

1965
16 octobre. Le maréchal Amer, vice-président de la RAU, est reçu officiellement
à Paris.

1966
Mars. André Malraux, ministre français de la Culture, est accueilli en Égypte.
28 avril. Signature d ’une convention sur le règlement du contentieux patrimonial
franco-égyptien.

388
CHRONOLOGIE

1967
16 février. Inauguration à Paris de l’exposition « Toutankhamon et son temps ».
Juin. Guerre israélo-arabe. De Gaulle condamne l’intervention israélienne.
27 novembre. De Gaulle qualifie les juifs de « peuple d ’élite, sûr de lui et domi­
nateur».

1969
6 janvier. Embargo français sur les armes à destination d ’Israël.

S adate et M oubarak

1970
28 septembre. Mort de Nasser, auquel succède Sadate.
6 décembre. Accord franco-égyptien de coopération culturelle et technique.

1973
6 octobre. L’Égypte et la Syrie déclenchent la guerre contre Israël.

1975
27-29 janvier. Visite du président Sadate à Paris.
5 juin. Réouverture du canal de Suez.
10-13 décembre. Visite du président Giscard d ’Estaing en Égypte.

1976
26 septembre. La momie de Ramsès II arrive à Paris pour y être « soignée ».

1977
19 novembre. Le président Sadate se rend à Jérusalem.

1979
26 mars. Signature à Washington du traité de paix israélo-égyptien.

1981
6 octobre. Assassinat d ’Anouar el-Sadate, remplacé par Hosni Moubarak.

1982
3 janvier. Contrat pour la vente de Mirage 2000 à l’Égypte.
2 juillet. Initiative commune franco-égyptienne aux Nations unies à propos du
Proche-Orient.
24 novembre. Visite du président Mitterrand en Égypte.

1963
Décembre. L’Égypte devient membre de l’Agence (francophone) de coopération
culturelle et technique.

389
L'É G YP T E , PASSIO N FRANÇAISE

1985
Le cinéaste Youssef Chahine présente à Cannes Adieu, Bonaparte.

1987
27 septembre. Inauguration de la première ligne du métro du Caire en présence
du Premier ministre fiançais, Jacques Chirac.

1988
12 octobre. Naguib Mahfouz obtient le prix Nobel de littérature.

1990
4 novembre. Inauguration de l’université francophone d ’Alexandrie en présence
du président Mitterrand.

1991
17 janvier. Opération militaire contre l’Irak, à laquelle participent la France et
l’Égypte.
Novembre. Boutros Boutros-Ghali est élu secrétaire général de l’ONU avec l’appui
de la France.

1995
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In d e x d es n o m s d e p e rso n n e s

A Arlès-Dufour, François-Barthélemy, 98,


123,124.
Aah-Hotep, 140,1S5,1S6. Armogathe, Daniel, 97n.
Abbas Ier, 103-106, 116-118,127, 131, Amoux, Hippolyte, 111.
132,241,380,383,384. Askar-Nahas, Joseph, 228,266n.
Abbas Hilmi. 193. Assis, William, 267.
Abdel Aziz (sultan), 171. Attar, Hassal el-, 70,72.
Abdel-Malek, Anouar, 73n, 98n, 185n. Auber, Daniel François Esprit, 178,
Abdel-Méguid, Ibrahim, 370. 180.
Abdnoun, Saleh, 18 ln. Aubert Roche (docteur), 150.
Abécassis, Frédéric, 290n. Aubigny, comte d ’, 223.
Abott (docteur), 103. Aufirère, Sydney H., 21n.
About, Edmond, 131,154. Aumale, Christian d ’, 293.
Adam, Juliette, 204. Aumale, Jacques d ’, 206,235,239n.
Agoub, Joseph, 71,374. Autard de Bragard, Louise-Hélène de,
Aït Ahmed, Hocine, 276. 175.
Akerblad, Johann David, 76. Autefage, Joseph, 222.
Alexandre Ier, 56. Ayrout, Henry, 258.
Alexandre le Grand, 31,59,62,119. Aziza, Claude, 90n, 92n.
Alia, Josette, 324n. Azzam, Bob, 319.
Aménéritis, 155.
Aménophis III, 341.
Aménophis IV Akhénaton, 301,340, B
365,366.
Amer, Abdel Hakim (maréchal), 305, Baeyens, Jacques, 284n.
388. Bahgat, Ahmad, 370.
Amer, Moustapha, 300. Bainville, Jacques, 49.
Amon-Ré, 182,214,366. Bakri, Asma el-, 316,331.
Ampère, Jean-Jacques, 109. Bakri, El- (cheikh), 41.
Andraos, Adli, 293. Balout, Lionel, 304.
Anouilh, Jean, 320. Banna, Hassan el- (cheikh), 268,269.
Anthony, Richard, 317. Barbulesco, Luc, 370.
Arafa, Chérif, 371. Barclay, Eddie, 318.
Arago, François, 78,107,110. Bardot, Brigitte, 319,329.
Arc, Jeanne d ', 9,268. Barillet-Deschamps, 160,161.

401

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UNIVERSITY 0F MICHIGAN
L'É G YP T E , PASSIO N FRANÇAISE

Baring, Evelyn, voir Cromer, lord. Blunt, William Scaven, 205n.


Barjot (vice-amiral), 281,282. Boghos Nubar pacha, 231.
Barrault, Émile, 379. Boinet, 162.
Barrés, Maurice, lOln, 228,239,326. Bon (général), 45.
Barrais, Charles, 162. Bonaparte, Napoléon, 10, 11, 27, 31,
Barthélemy, Serra, 48. 3 2 ,3 5 -3 9,41,42,45,46,48-53,55-
Bartholdi, Auguste, 110,241. 5 8 ,6 1 ,6 2 ,6 6 ,6 7 ,7 0 ,7 1 ,7 6 ,8 1 ,9 2 ,
Bartoli, Jean-Pierre, 180n, 182n. 94, 95, 98, 99, 108, 109, 116, 119,
Bastet (déesse), 301. 125, 170, 178, 180, 206, 214, 255,
Baudry, Ambroise, 212. 258, 272, 305, 321, 322, 326, 327,
Bauer, M* 173,175. 345,377.
Baybars (sultan), 101. Bonheur, Gaston, 299.
Beau, Arlette, 293. Bonin, Hubert, 129n, 243, 244, 278,
Beauval, de (consul), 135. 288n.
Béchard, Émile, 111. Borchardt, Ludwig, 248.
Beheiry, Kawsar Abdel Salam el-, 50n. Bordeaux, Henry, 239.
Bellay, Guillaume du, 20. Borel, 162.
Belliaid (général), 377. Borel, Pétrus, 87.
Bellivier, Jean-Paul, 293. Borelli, Octave, 194,197.
Belly, Léon. 241. Borges, José-Luis, 373.
Belmondo, Jean-Paul, 329. Borgnier, Henri de, 148.
Belon du Mans, Pierre, 17,20. Bosch, F. Van den, 166n.
Ben Bella, Ahmed, 276. Bouchard, François-Xavier, 43.
Ben Gourion, David, 279,319,387. Boud’hors, Anne, 362.
Benoît, Louis de, 260. Bourgès-Maunoury, Maurice, 279.
Berchère, Narcisse, 147. Bourguignon d ’Anville, Jean-Baptiste,
Bergerot, Thierry Louis, 343. 23.
Bernard, Pierre, 317,370. Bouriant, Urbain, 359.
Bernardy, 162. Boutros-Ghali, Boutros, 227,323,324,
Berque, Jacques, 195n, 299. 390.
Berthier, Louis Alexandre, 46. Boutros-Ghali, Mirrit, U8n, 130kl, 131n,
Berthollet, Claude Louis, 32,39,41,46, 150n, 172n.
53. Boutros-Ghali, Wacyf, 324.
Bès(dieu), 138. Bovot, Jean-Luc, 340n, 363.
Besson bey, 63. Bravay, François, 132.
Biasi, Pierre-Marc de, 105. Brégeon, Jean-Noël, 38n, 49n.
Bilal, Enki, 340. Bresseau, Suzanne, 256.
Biovès, Achille, 187n. Brissaud, Philippe, 360.
Birch, Samuel, 211. Brongniaid, Théodore, 56.
Bisatie, Mohammed el-, 371. Brugsch, Émile, 211.
Bismarck, Otto Von, 184. Bnigsch, Heinrich, 211,214,215.
Bisson de La Roque, Fernand, 252. Brunon, Claude-Françoise, 339.
Blachère, Régis, 299. Bruwier, Marie-Cécile, U ln.
Blanchard, Nicolas, 362. Bruyère, Bernard, 252.
Blancpain, Marc, 258. Bruyère, Françoise, 252.
Blanquart-Évrard, 110. Buccianti, Alexandre, 317n.
Blignières, 186,382. Burgess, Anthony, 315.
Blin, Joseph, 224.

402
IND EX D ES NOM S D E PERSONNES

c Chassinat, Émile, 214,359.


Chastenet, Jacques, 265.
Caffarelli du Falga (général), 39. 41, Château-Jobert (commandant), 281.
43.322. Chateaubriand, René de, 58, 59, 67,
Cagliostro, Giuseppe Balsamo, dit 308.
Alexandre, comte de, 21. Chayla, Armand du, 286.
Caillois, Roger, 273. Chedid, Andrée, 316,319.
Cambacérès, Jean-Jacques, 33. Chedid, Louis, 316.
Camp, Maxime du, 89, 103, 104, 106, Chelu, 162.
107,110,156,170. Chéreau, Patrice, 322.
Caneri, Jasmin, 293. Cherkawi (cheikh), 37.
Caicy, F. de, 160n. Chevrey, Victor (jésuite), 223n, 224n,
Cardinal, Philippe, 370. 225n.
Camavon, lord, 247,248,302. Cheysson, Claude, 309.
Carnot, Lazare, 32. Chirac, Jacques, 310-312,319,332,390.
Carré, Jean-Marie, 11, 16n, 22, 27n, Chirol, Valentine, 205.
42 n .5 ln .6 3 n .9 1 .9 6 .104,106,170n, Christie, Agatha, 341.
236. Churchill, Winston, 260,261.
Canez-Maratray, Jean-Yves, 363. Clemenceau, Georges, 187,383.
Carrière (dominicain), 260. Clément, Raoul, 18n.
Carter, Howard, 247,248,232,302. Cléopâtre, 21,85,182.301.
Carver, 231. Clerget, Marcel, 160n.
Cassar, Jacques, 212. Cloquet (docteur), 104.
Castagnol, 103. Clot, Antoine Barthélemy, 63-65, 97,
Castex (commandant), 166. 105,162,365,379.
Cattaoui, M"“ , 237. Clovis, 268.
Cattaoui, Joseph, 230,246n. Colbert, Jean-Baptiste, 19,21,22.
Caussidère, Agarithe, 95. Compoint, Stéphane, 332n.
Caussin de Perceval, 71. Connaught, duc de, 188,191.
Cayol, 379. Conseil, Napoléon, 135.
Chaaraoui, Hoda, 230. Constant, Estoumelle de, 213.
Chafik, Ahmed, 2Q5n. Conté, Nicolas Jacques, 32,39,40,53.
Chahine, Youssef, 319-322,390. Cordier, 160.
Chalhoub, Michel, voir Sharif, Omar. Cordier, Henri, 218n.
Chaînas, 103. Conn, Georges, 273.
Champagne, comte de, 16. Corteggiani, Jean-Pierre, 332,340.
Champollion, Jacques-Joseph, 75. Cossery, Albert, 316,318.
Champollion, Jean-François, 10, 50, Costaz, Louis, 53.
73-83, 85-89, 137, 142, 163, 211, Coste, Pascal, 65,66.
215n, 247, 255, 300, 308, 333, 334, Couve de Murville, Maurice, 265,268,
361,365,378,379,380. 273,288,294.
Charkawi, Abdel Rahman el-, 370. Croiset, Maurice, 216n.
Charlemagne, 209. Cromer, lord, 193, 195, 205, 209, 228,
Charles X, 53,63,72,78,79,85,379. 229,383,384.
Charles Quint, 17,90. Cuocq, Joseph, 37n.
Charles-Roux, François, 29n, 32. Curiel, Henri, 259.
Charles-Roux, Jules, 122n, 244. Curtiz, Michael, 340.
Chassebœuf, voir Volney. Cuvier, Georges, 78.

403
L ’ÉGYPTE, PASSION FRANÇAISE

D Drioton, M"*, 252.


Drioton, Étienne, 251, 252, 258, 273,
Dacier, André, 77,81. 300,385.
Daguerre, Jacques, 107,109,110. Drovetti, Bernardino, 61,69,78-80,378.
Dalida, Yolanda Gigliotti, dite, 317- Du Ryer, Pierre, 21.
320,329,387. Dubois (cardinal), 235.
Daney, Serge, 322. Duchenoud, 145.
Daoud, Ismail, 209. Duchesne, M>r Louis, 359.
Dardaud, Gabriel, 67n, 238. 248, 232, Duff-Gordon, Lucie, 97.
269n, 283,284. Dumani, Georges, 234.
Daudet, Alphonse, 132. Dumas, Alexandre (fils), 156.
Damnas, François, 339. Dunlop, Douglas, 205.
David, Élisabeth, 140n, 137n. Dupuy, Dominique-Martin (général),
David, Félicien, 180,380. 38.
Dayan, Moshé, 279,306. Durkheim, Émile, 256.
De Mille. Cecil B.. 340. Duroc, Géraud Christophe Michel, duc
Debraux, 37. de Frioul, 46.
Debussy, Claude, 182. Durrel, Lawrence, 315.
Decazes, Louis (duc), 184. Duruy, Victor, 175.
Decobert, Christian, 213n. Dussap (docteur), 96,97.
Deffene, Gaston, 279.
Degas, Edgar, 239.
De Gieter, Lucien, 340. E
Delamalle, M «. 117,124.
Delanoue, Gilbert, 69n, 72n. Eden, Anthony, 279,387.
Delenie, Georges, 299. Edgar-Bonnet, Georges, 118,124n, 130n.
Delors, Jacques, 336. Edmond, Charles, 154n.
Delvaux, Luc, 34 ln. Eisenhower, Dwight David, 280,282.
Denon, Dominique Vivant, 42,46, 31, Elgey, Georgette, 280.
53,54,56,57,90, % , 103,378. Emmanuelle, sœur, 335,336.
Derby, lord, 184. Empain, Édouard, 227.
Dervieu, Édouard, 134,184. Empereur, Jean-Yves, 331,332,360.
Desaix, Louis Charles Antoine des Aix, Enan, Leïla, lo in .
dit, 56,377. Enfantin, Prosper, 93-96,98,99, 121,
Descharme, 98. 123,124,170,379,380.
Desgenettes, René Nicolas, 45,53. Étiemble, René, 261.
Désiré, Ermé, 111. Étienne, Bruno, 23n.
Desroches-NoMecourt, Christiane, 252, Eugénie (impératrice), 145, 156, 166,
299,300-304. 167,169,170-173,175,285,382.
Devéria, Théodule, 142n.
Devilliers du Terrage, Édouard, 42.
D’Hooghe, Alain, 11ln. F
Diannous (jésuite), 222n.
Disraeli, Benjamin, 184,185.
Dormion, Gilles, 342n. Fabri de Peirsec, Nicolas Claude, 21.
Douin, Georges, 153n, 157n, 161. Fairé, François, 293.
Draneth bey, Thénard, dit, 179-181. Fakhry, Mahmoud, 209,237,255,385.
Dreyfus Alfred, 203. Faouzi, Hussein, 371.

404
IN D EX D ES NOM S D E PERSONNES

Fargues, Philippe, 359. Gallad, Lita, 327.


Fartii, Beito, 258,306. Galles, prince de (futur Édouard VII),
Farida (reine), 258. 169.
Farouk (roi), 63, 252, 255, 258, 260, Galliffet, Gaston de (général), 175.
268,271,273,315.385,386. Gama, Vasco de, 18.
Fathi al-Dib, Mohamed, 276n. Gambetta, Léon, 187,383.
Favaudon, Colette, 321. Gasse, Annie, 362.
Fayyad, Soleiman, 371. Gastinel (docteur), 162.
Fénelon, François de Salignac de La Gastyne, Marc de, 318.
Mothe, 71. Gaudin, 63.
Fénoglio, Irène, 272. Gaulle, Charles de, 260,261,280,288,
Ferry, Jules, 358. 296, 301, 305-309, 311, 312, 320.
Fery, Mlte, 64. 323.329,385,389.
Feydeau, Ernest, 90,91. Gautier, Judith, 91.
Fiechter, Jean-Jacques, 55n, 79n, 80. Gautier, Théophile, 89-92, 102, 155,
Firth, Cecil, 249,250. 156,171,178.381.
Flaubert, Gustave, 63, 65, 103-107, Geoffroy Saint-Hilaire, Étienne, 32,39,
109n, 110,116. 50,78.
Fleury, Émile Félix (général), 166,172. Georges-Picot, Jacques, 243n.
Forbin, comte de, 78,79. Gérard, Delphine, 236n.
Fossé-François (lieutenant-colonel), 281. Géricault, Théodore, 57.
Fouad I“ , 209,235,237,248,251,268, Gérôme, Jean Léon, 110,241.
384,385. Ghislanzoni, Antonio, 179.
Foucart, Georges, 359. Ghitany, Gamal el-, 317,371.
Fould, Adolphe, 129. Giesbert, Franz-Olivier, 311.
Fourier, Joseph, 3 2 ,3 9 ,5 3 ,7 5 ,7 8 ,8 2 . Gigliotti, Orlando, 319.
Foumel, Cécile, 94. Girard, 53.
Francis-Saad, Marie, 327n. Giraudoux, Jean, 261.
François Ier, 17,20. Girault de Prangey, comte, 109.
François, Claude, 317. Giscard d ’Estaing, Valéry, 308, 309,
François (franciscain), 22. 389.
François-Joseph d ’Autriche (empereur), Goidin, Jean-Patrice, 342.
170,173,174. Golvin, Jean-Claude, 42n, 341.
Frémiet, Emmanuel, 241. Goncourt, Edmond et Jules, 156.
Freud, Sigmund, 31. Gondet, 98.
Freycinet, Charles de Saulces de, 187, Gordon, Charles (général), 383.
383. Gorse, Georges, 260.
Frith, Francis, 110. Gounod, Charles, 179.
Fromentin, Eugène, 174,197,198. Goupil Fesquet, Frédéric, 107-109.
Frost, Honor, 331. Goyon, Georges, 252.
Goyon, Jean-Claude, 362.
Grandet, Pierre, 215n, 363.
G Grébaut, Eugène, 215,359.
Grenier, Jean, 256,.
Grenier, Jean-Claude, 361,362.
Gaillard, Henri. 229,235,238. Grimai, Nicolas, 359,362.
Gaillardot (docteur), 162. Gros, Antoine, 57.
Gallad. Edgar, 238. Grout, Caroline Franklin, 105.

405
L'ÉG YP TE . PASSIO N FRANÇAISE

Guémard, Gabriel, 32,40n. I


Guénon, René, 236.
Guillemin, Henri, 256. Ibrahim bey, 36,62,68,380.
Guimet, Émile, 365. Ibrahim, Sonallah, 317,372.
Idris, Youssef, 372.
Dbert, Robert, 208n, 227n, 230.
H Imhotep, 21,249,250.
Isis, 24,155,178,331.
Ismaïl (khédive), 65. 130n, 133, 135,
Hakim, Tewfik el-, 316,370,371. 143, 149, 150, 153-161, 164, 165,
Halabi, Soleiman el-, 48. 166, 170, 172, 173, 174, 177, 181,
Hamama, Faten, 320. 183, 185, 186, 209, 236, 237, 241,
Hamaoui, Joseph, 46. 328,381.
Hamont, P. N., 65. Itier, André, 109.
Hanem, Kuchouk, 106. Izzet pacha, 239.
Hanotaux, Gabriel, 187n, 192n, 204n,
237.
Haqq, Farida Gad al-, 197n. J
Haqqi, Yahia, 372.
Harcourt, duc d ’, 198. Jabarti, Abdal-al-Rahman al-, 37,38,40.
Harlé, Diane, 80n. Jabès, Edmond, 273.
Hartleben, Hermine, 80n, 82n. Jacob, Max, 273.
Hassan (prince), 165,167. Jacobs, Edgar-Pierre, 340.
Hassoun, Jacques, 230n, 306. Jacq, Christian, 341,342.
Hator, 154,155. Jacquemart, 63.
Haussmann, Georges, 153,160. Jagailloux, Serge, 150n.
Hawks, Howard, 340. Jammes, André et Marie-Thérèse, 109n.
Hébert, 238. Jaquemond, Richard, 370.
Henein, Georges, 233,259,283. Jaquet, 227.
Henri IV, 56,206. Javary, 98.
Hergé, 11,340. Jeanneret, Michel, 102n.
Heimant, Abel, 175n. Jérôme (prince), 145.
Heykal, Mohammed Hassanein, 272. Joinville, Jean de, 15,52.
Heyworth-Dunne, J., 165n. Jollois, Prosper, 42.
Hitler, Adolf, 248,279,281. Joly de Lobtinière, Pierre, 109.
Homère, 341. Jomard, Edmé François, 39,54,70,78.
Hoskins (amiral), 188. Joséphine (impératrice), 56.
Hoyet, Marie-José, 316. Jospin, Lionel, 311.
Hugo, Victor, 36,67,90,103,271. Jouguet, Pierre, 250,260,359.
Humbert, Jean-Marcel, 23n, 55, 56n, Joutard, Philippe, 340n, 344.
90n, 177n, 182n, 303n, 337,338. Jullien, Michel (jésuite), 221,222n.
Hussein, Amina, 261. Jumel, Louis-Alexis, 6 6 ,67n, 378.
Hussein, Kamel (prince), 165-167,172,
209,384.
Hussein, Kamel, 372. K
Hussein, Moenis, 261.
Hussein. Ikha. 256,260.261.272.316, Kader, Abdel (émir), 170.
370,372. Kadhafi, Muammar el-, 307.

406
IND EX D ES NOM S D E PERSONNES

Kalsoum, Own, 320. Larmec, 162.


Kamel, Mustapha, 204,217,383,384. Laroche, 146.
Kawabata, Yassunari, 373. Laronde, André, 362.
Khâemouas, 139,140. Larrey, Dominique, 48.
Khairy, Mohammed, 233. Lauer, Jean-Philippe, 248-250,299.
Khalil. Mahmoud, 239. Lauer, Marguerite, 249n, 299n.
Khanat, Edouard al-, 316,372. Laurens, Henry, 3 0 ,37n, 42n, 45n, 48n,
Kheir, Amy, 232. 54n, 67n.
Khéops, 342,343. Lavalley, 162.
Khéphren. 155. Lebas, Apollinaire, 86,88,89.
Kitchener, Horatio Herbert (général), Lebon, 160.
203. Lebrette, François, 34 ln.
Kléber, Jean-Baptiste, 23, 37, 43-49, Lebrun, Albert, 255.
57,377. Leca, Ange-Pierre, 20n, 92n.
Koenig bey, 118. Leclant, Jean, 360.
Koenig, Yvan, 361. Lecomte du Notty, Jules Jean Antoine,
Kouchner, Bernard, 336. 91.
Kouloub, Out el-, 232. Lefébure, Eugène, 214,359.
Koutaiba, Ibn, 299. Lefébvre de Cérisy, 63,379.
Kuentz, Charles, 3S9. Lefebvre, Gustave, 251.
Lefebvre, Jean, 80n, 240.
Lefèvre, 98.
L Lefèvre-Pontalis, 235.
Legrain, Georges, 216.
Labib, Mahfouz, 16. Le Gray, Gustave, 111.
La Boissière, André de, 223n. Leibniz, Gottfried Wilhelm, 25,31.
Labrousse, Audran, 362. Le Mascrier (abbé), 23.
Lacau, Pierre, 247.248,251,359. Lenormant, Charles, 80,83.
Lackany, Radamès, 66n. Léon XII, 78.
Lacoste, Eugène, 181. Le Pen, Jean-Marie, 281.
Lacouture, Jean, 77, 78n, 80n, 89n, Le Père, Jacques-Marie, 41,115.
21 ln, 270,274,275,276n, 277,307. Leprette, Fernand, 245,246,259,260n.
Lacouture, Simonne, 21 ln , 270, 274, Lepsius, Karl Richard, 83,211.
275,276n. Lerebours, 107,109.
Lagarce, Élisabeth, 362. Leriche, William, 332.
La Jonquière, Charles, 35n, 37n. Lesage, Charles, 185.
Lamartine, Alphonse de, 90,233,241. Lesseps, Barthélemy de, 116.
Lamba, Henri, 18n. Lesseps, Charles de, 242.
Lambert, Charles, 98. Lesseps, Edmond de, 123.
Lamy, 98. Lesseps, Ferdinand de, 10, 9 3 ,9 5 ,9 9 ,
Lancret, Michel-Ange, 32,53. 115-130, 145, 146, 149, 150, 155,
Landes, David, 131n, 134,185n. 162, 163, 169, 170-175, 184, 185,
Lang, Jack, 321. 187, 188, 198, 212, 241-243, 255,
Lannes, Jean, 45,46. 277,285,287,346,380,383,384.
Lant, Antonia, 339n. Lesseps, Mathieu de, 61,116,378.
Laplace, Pierre Simon de, 78. Lesseps, Victor de, 188.
Larché, François, 360. Le Ibumeur d’ison, Claude, 249n, 299n.
Largarce, Jacques, 362. L’Hôte, Nestor, 80,81,136.

407
L ’ÉG YPTE, PASS/O N FRANÇAISE

Linant de Bellefonds, Louis, 6 5 ,66n, 211-218, 273, 300, 334, 347, 359,
95,98,125-127,162,379. 383.
Lloyd. Clifford, 194. Massabki, Nicolas, 69.
Lloyd, Selwin. 279. Massé, Victor, 182.
Locle, Camille du, 178,179. Massenet, Jules 182,200.
Loret, Victor, 215. Massignon, Louis, 256.
Lorin, Henri, 256. Massu, Jacques (général), 281,284.
Loti, Pierre, 217n, 384. Mathilde (princesse), 157.
Louca, Anouar, 69n, 70n, 7 2 ,73n, 75n. Mattéi, André, 293.
Louis XIV, 18.21,25. Maupassant, Guy de, 374.
Louis XV, 25,87. Maurois, André, 239.
Louis XVI, 25. Maximien (empereur), 16.
Louis XVIII, 5 3 ,5 6 ,6 2 ,7 6 ,7 8 ,7 9 . Mazloum pacha, 239.
Louis-Philippe, 68,72,85,87-89,108. Méliès, Georges, 339.
Luthi, Jean-Jacques, 231,233,327n. Menasce, J. de, 231.
Lyautey, Louis Hubert, 244. Menou, Jacques, alias Abdallah, 46,48,
Lyons, 61,62. 49,377.
Menu, Bernadette, 87n.
Memiau, Paul, 149.
M Métin, Albert, 193n.
Milner, Alfred, 195,196,210n.
Machereau, Philippe-Joseph, 96. Mimaut, 95,96,115.
Magallon, Charles, 29,35. Miollan, Dominique, 274.
Maher, Ahmed, 386. Miquel. André. 293, 294, 295n, 297,
Maheu, René, 301. 361.
Mahfouz, Naguib, 316,317, 326, 373. Mircher, 162.
390. Mirguet, Bernard, 162.
Maillet, Benoit de, 23. Mitterrand, Danielle, 311,336.
Makarius, Raoul, 267n. Mitterrand, François, 279, 309-311,
Malosse, Louis, 195n, 206n, 21 On, 319,389,390.
229n. Mceness, Hussein, 285.
Malraux, André, 300-302,388. Mohammed Ali, 10,28,58,59, $1-69,
Mann, Thomas, 31n. 72 ,7 3 ,7 9 -8 2 ,8 5 ,8 7 ,9 3 -9 5 ,9 8 ,9 9 ,
Marchand, Jean-Baptiste (capitaine). 102-104, 108, 117-119, 123, 133,
203,235. 153, 155, 160, 164, 188, 229, 255,
Marie-Antoinette, 23. 258,272,345,378-380.
Mariette, Auguste, 10, 82, 137, 138- Moïse, 15, 16, 41, 73, 80, 126, 170,
142, 154, 155, 157, 171, 172, 177- 178,179,310,341.
181, 211, 212, 215, 255, 273, 365, Mollet. Guy, 278-280.387.
380.381,383. Monet, Claude 239.
Mariette, Édouard, 141n, 177,178n. Monet, Pierre, 252.
Marigny, de (abbé), 31. Monge, Gaspard, 32,39-41,46,53.
Marilhat, Prosper, 101. Montbaid, 199,200.
Marmont, Auguste Viesse de, 46. Montesquieu, 71.
Martimprey, 237. Montgomery, Bernard Law, 260.
Martin, Jacques, 340. Montpensier, duc de, 68,380.
Martin, Maurice (jésuite), 22 ln, 290n. Morand, Paul, 246.
Maspero, Gaston, 141, 157, 172, 181, Morel, Charles, 54.

408
INDEX DES NOM S D E PERSONNES

Moret, Alexandre, 251. O


Morgan, Jacques de, 215.
Morisse, Lucien, 318. Okacha, Saroite, 271,299,300-302.
Momy, Charles de, 150. Olivier. 98.
Moscatelli, Jean, 232. Orabi, Ahmad (général), 187,197,383.
Mostagab, Mohammed, 373. Osiris, 21,138,155,366.
Moubarak, Ali, 161,165. Out el-Kouloub, 273.
Moubarak, Hosni, 309-312, 315, 321,
389,390.
Mouchacca, Jean, 304. P
Mougel, 125-127.
Mourad bey, 36,48,49. Palmerston, Henry Temple, 129. 145,
Moustaki, Georges, 318. 169.
Mouton, Henri, 293,294. Panzac, Daniel, 64n.
Mozart, Wolfgang Amadeus, 21, 88, Paponot, Félix, 134,135n.
178. Paré, Ambroise, 20.
Munier, Jules, 194. Paul, Gustave, 200,201.
Murat, Joachim, 46,58. Paul, Marguerite, 200,201.
Mussolini, Benito, 257. Payot, Marianne, 324n.
Pei, Ieoh Ming, 338.
Pélissié du Rausas, 206.
N Peltier, Jean, 162.
Pépi Ie', 360.
Naguib (général). 271,274,280,386. Pérès, Shimon, 279.
Naoum, Nabil, 373. Péroncel-Hugoz, Jean-Pierre, 328n.
Napoléon (prince), 150. Perrault, Gilles, 259n.
Napoléon III, 123,128, 129, 150, 154, Perrin, 162.
165,166,173-175,183,381. Perron, 98,162.
Nasser, Gamal Abdel, 9,271-283,285, Pétain, Philippe, 260,306,307.
287,-289, 294-2% , 299-301, 305- Philippar, Georges, 240.
307,315,319,321,386-389. Piccoli, Michel, 322.
Nasser, Hoda Abdel, 307,308,335. Piette, Jacques, 280.
Nazli (reine), 63,237,255. Pignol, Armand, 307n.
Néfertiabet, 365. Pineau, Christian, 279,288.
Néfertiti, 248,301,337,365. Pinedjem Ier, 214.
Negrelli, Louis de, 98, 124. Piot bey, 238.
Nelson (amiral), 32,35,38,47. Pissaro, Camille 239.
Nerval, Gérard de, 90. 101-103, 109, Planchais, Jean, 281.
380. Platini, Michel, 329.
Nessim, Tewfik, 209. Platti, Émilio-Joseph, 362.
Neveu, François, 361. Plescoff, Georges, 280.
Nofétari, 303. Pococke, Richard, 22,51.
Norden. Frédéric, 22.51. Polier, Léon, 206,21On.
Nouty, Hassan el-, lOln. Pomian, Krzysztof, 21n.
Nubar pacha, 118, 130, 131, 150, 166, Pompidou, Georges, 308.
167,172,174,194. Poniatowski (prince), 177.
Posner-Kriéger, Paule, 359.
Pouqueville, Charles-Hugues. 78.

409
L ’ÉG YPTE, PASSIO N FRANÇAISE

Pozzi, Jean, 260. Rogé, Clorinde, 94,96,97.


Princeteau, 162. Rolland, Emmanuel, 223,224.
Prisse d ’Avennes, Émile, 103,140,141. Rommel, Erwin, 260.
Protais (franciscain), 22. Ronfard, Bruno, 256n.
Pnivost, Victor (jésuite), 289. Roosevelt, Franklin Delano, 261.
Ptah, 249. Roquet, Gérard, 361.
Ptah-Hotep, 134. Rosellini, Ippolito, 80,81.
Ptolémée IV Philopator, 43. Rossini, Gioacchino, 178,179.
Ptolémée I«, 332. Roubet, Colette, 304.
Pudney, John, 12 ln. Rougé, Emmanuel de, 211.
Pupikofer, 231. Rouleau, Éric, 320.
Rousseau pacha, 192.
Rousseau, Jean-Jacques, 71,257,267,
Q 271.
Roustam (mamelouk de Napoléon I*1),
Qaïd, Youssef al-, 374. 58.
Rutschowscaya, Marie-Hélène, 366.
Ruyssenærs, 115-117.
R
Ramsès II, 82.139,249,302-304,333- S
335,341,366,389.
Ramsès III, 177. Saadaoui, Naoual al-, 374.
Ramsès IV. 81. Sabatier, 132.
Rancy, 161. Sabet, Adel, 252.
Rapatel, 162. Sabri, Ali, 271.
Raphaël (moine copte), 73. Sabri, Hassan, 258.
Rassim, Ahmed, 233. Sabri, Hussein, 271.
Raymond, André, 161n. Sabry, Mohammed, 130,133.
Rechid pacha, 128. Sacy, Silvestre de, 71,76.
Regnard, Jean-François, 21. Sadate, Anouar el-, 271,308,309,315,
Régnier, Philippe, 93n, 96n, 98n. 324,389.
Reinaud, Joseph, 71. Saïd pacha. 117-120, 122, 123, 125,
Renan, Ernest, 197,198,212,213,241. 127, 129-133, 135, 136, 140, 143,
Reverseaux, marquis de, 193. 146,149,164,185n, 241,380,381.
Rey, 63. Saïd, Edward, 106,173.
Reyre, Bruno, 135n. Saint Clair, Barrie, 268n.
Rhôné, Arthur, 160n. Saint Louis, 15.25,294.308,345,388.
Ricci, Alessandro, 81. Saint-Ferriol, Louis de, 63n.
Riffaud, Jean-Jacques, 55,79. Saint-Hilaire, Marco de, 58.
Rihoit, Catherine, 318n. Saint-Maurice, comte de, 236.
Rimbaud, Arthur, 308. Saint-Point, Valentine, 233.
Ring, baron de, 212. Saint-Saëns, Camille, 182.
Rinsveld, Bernard Van, 56n. Saint-Simon, comte de, 93.
Ritt, Olivier, 147n. Sainte Fare Gamot, Jean, 251,359.
Robert, Jean, 288. Salmawy, Mohamed, 327.
Robinson, M*. 235. Sait, Henry, 78,79.
Roche, Denis Jr, Il On. Sammaico, Angelo, 185.
INDEX D ES NOM S D E PERSONNES

Sanoua, Yaacoub, dit Abou Naddara, T


161.
Sardou, Victorien, 182. Tagher, Jacques, 46n, 63n, 68n, 266.
Sartre, Jean-Paul, 307. Ihhtawi, Rifaa el-, 70-73, 82, 87, 164,
Saul, Samir, 187n, 204n. 378,379.
Sauneron, Serge, 334,359. Takla (frères), 229.
Saunier-Seïté, Alice, 304. Takla, M"*, 272.
Sauvage, Yvette, 301. Talabot, Paulin, 98,99,124.
Savant, Jean, 57. Talbot, Fox, 110.
Savary, Claude Étienne, 26-28,31,103. Talleyrand-Périgord, Charles-Henri de,
Say, Léon, 184. 29-31,377.
Schemla, Élisabeth, 309. Terrasson, Jean (abbé), 21.
Schneider, Hortense, 158. Tewfik (khédive), 153. 185, 186, 188,
Schoelcher, Victor, 6 7 ,68n. 193,215,223,241,382,383.
Schumann, Maurice, 281. Teymour, Mahmoud, 370,374.
Schuré, Édouard, 199n. Teynard, Félix, 110.
Searle, Ronald, 280. Thévenot, Jean de, 22.
Sedki, Ismail, 209,231.260. Thevet, André, 17.
Ségur, comtesse de, 11,267. Thiers, Adolf, 68.
Sekhmet, 366. Thoraval, Yves, 322n, 327n.
Senard, Jacques, 303. Thorp, René-William, 294,296n.
Serionne, comte de, 246. Thuile, Henri, 233.
Sesostris, 119,301. Ti. 154.
Sève, Louis-Anthelme, alias Soliman, Ton, baron de, 26.
62 ,6 3 ,6 5 ,9 3 ,9 5 , % . 162,255,378. Toubia, Maguib, 374.
Seymour (amiral), 188. Toumeux, 98.
Sharif, Omar, 320. Toutankhamon, 247, 252, 302, 341,
Sicard, Paul (jésuite), 22,23. 366,385,389.
Simoën, Jean-Claude, 17 In. Traunecker, Jean-Claude, 362.
Sinadino, Agostino, 233. Traunecker, Claude, 54n.
Sinadino, C., 231. lYémaux, Pierre, 110.
Sirry pacha, 266. Trenet, Charles, 267.
Sixte V, 20. Tùininga, Marlène, 336.
Smith, Sydney, 45.
Soliman le Magnifique, 17.
Sorel, Albert, 46n, 47n. U
Souchet, Robert, 303.
Soukiassian, Georges, 332. Ungareni, Giuseppe, 233.
Stack, Lee, 238. Urbain, Thomas-lsmayl, 94n, 98.
Stagni, 231.
Stanley, lord, 169.
Stephenson, Robert, 98,124,129. V
Stockwell, Hugh (général), 280,285.
Stratford de Redcliffe, lord, 128. Valbelle, Dominique, 334,360,362.
Stravinos, Stravos, 232. Vansleb, Jean (dominicain), 22.
Varin, 63.
Vatin, Jean-Claude, 53n, 5 7 ,57n.
Vaucher, Georges, 272n.
L'ÉG YPTE, PASSION FRANÇAISE

Ventre, 162. Weill, Raymond. 231.


Venture de Paradis, 36. Wellington, Arthur Wellesley, duc de,
Vercoutter, Jean, 213,339. 56.
Verdi. Giuseppe, 177,179-181. Wiet, Gaston. 236,260,273.
Verminac Saint-Maur, Raymond de, 29, Wilkinson, John Gardner, 83,211.
86. Wilson, Rivers, 186,382.
Vemet, Horace, 107-109. Witasse, Pierre de, 235.
Vemus, Pascal, 361. Wolseley (général), 188.
Vian, Louis-René, 240.
Victoria (reine), 185,188.
Vidal, Jean, 89n. Y
Vidor, King, 340.
Vigny, Alfred de, 90. Yaacoub le Copte, 46.
Vigo Roussillon (colonel), 33n. Yergath, Arsène, alias Chemlian, 233.
Villoteau, Guillaume André, 180. Young, Thomas, 76,83,300.
Vingtrinier, Aimé, 62n. Yoyotte, Jean, 333,361.
VogUé, Eugène Melchior de, 142.
Voilquin, Suzanne, 94,96-98,.
Voisin bey, 147,148. Z
Voisin. M«', 169.
Volney, 20n. 26-28,31,36,103. Zaghloul, Saad, 384,385.
Voltaire, 27,71,267,271,309. Zananiri, Gaston, 233.
Ziadé, May, 232.
Ziegler, Christine, 140n, 363.
w Zitrone, Léon, 318n.
Zivie, Alain, 342,343,344n, 360,362.
Waghom (lieutenant), 121. Zivie-Coche, Christiane, 361.
Wagner, Richard, 179. Zizinia, comte Stephen, 133.
Wallon, Henri, 15S. Zogheb, comte de, 231.
W altari.Mika.341. Zoulfikar, Saïd, 118,237.
S o m m a ire

Prologue......................................................................................... 9

PREMIÈRE PARTIE

La rencontre de deux mondes

1. Pèlerins, négociants et curieux........................................................ 15


2. La tentation de la conquête............................................................ 25
3. Bonaparte, pacha du Caire............................................................... 35
4. Le mal du pays................................................................................ 45
5. Retours d ’Égypte............................................................................ 51
6. Les techniciens de Mohammed A li............................................... 61
7. Un Égyptien à P a ris....................................................................... 69
8. Champollion le déchiffreur............................................................ 75
9. Un obélisque pour la Concorde...................................................... 85
10. A la rencontre de la Femme-Messie............................................... 93
11. Écrivains en voyage....................................................................... 101
12. Le harem dans l'objectif................................................................. 107

DEUXIÈME PARTIE

De grandes ambitions

1. Lesseps, à la hussarde..................................................................... 1 15
2. Investir dans le sable....................................................................... 121
3. L’odeur de l'argent......................................................................... 131
4. Les trésors de M. Mariette.............................................................. 137
5. Polytechniciens et ouvriers-fellahs................................................. 145
6. L’Exposition universelle................................................................ 153
7. Ismaïl le Magnifique....................................................................... 159
8. Eugénie sur la dunette...................................................................... 169
9. Genèse d ’un o p éra.......................................................................... 177
10. Les créanciers au pouvoir............................................................... 183

TROISIÈME PARTIE

Une culture rayonnante

1. Perfide A lbion................................................................................. 191


2. L’Égyptien, ce grand enfant............................................................. 197
3. A l’école française.......................................................................... 203
4. Maspero sur le ten ain ...................................................................... 211
5. En mission chez les schismatiques.................................................. 221
6. Protégés et am oureux...................................................................... 227
7. Le petit P a ris................................................................................... 235
8. Ceux du C anal................................................................................. 241
9. Un chanoine aux A ntiquités........................................................... 247
10. La fin d ’un m onde........................................................................ 255

QUATRIÈME PARTIE

Divorce et retrouvailles

1. Le Caire brûle-t-il ?.......................................................................... 265


2. Une révolution en a ra b e ................................................................. 271
3. Opération « Mousquetaire »............................................................. 277
4. Les jésuites sous sc ellés................................................................. 287
5. Diplomates ou espions ? ................................................................. 293
6. La dame de N u b ie .......................................................................... 299
7. De Gaulle change la don n e............................................................. 305
8. Des parfums de là-bas...................................................................... 315
9. Miettes de francophonie................................................................. 323
10. Le temps des scaphandriers............................................................. 331
11. Égyptom ania................................................................................... 337

Épilogue : Les fruits de la passion.................................................. 345

ANNEXES

i. La presse francophone d ’É gypte.................................................... 351


il. La présence française en É g y p te.................................................. 357
in. L'égyptologie en France.................................................................. 361
iv. L’Égypte dans les musées français.................................................. 363
v. Les écrivains d ’É gypte.................................................................... 370

Chronologie...................................................................................... 377
Bibliographie.................................................................................... 391
Index des noms de personnes........................................................... 401
C r é d it s p h o t o g r a p h iq u e s

Hora-texte 1

Jean-Loup Channet : 3 haut. D. R. : 1,2 haut. Harlingue-Viollet : 8. Hubert Josse : 3 bas.


Kharbine-'Rpabor : 6 haut. LL-Viollet : 6 milieu, 7 droite. ND-Viollct : 2 bas.
Réunion des Musées nationaux : 4 haut. Coll. Denis Roche Jr : 5,7 gauche.
Roger-Viollet : 4 bas, 8. Coll. Sirot-Angel : 7 haut. Sygma : 6 bas.

Hora-(exte 2

Bridgeman-Gimudon : 2 bas. Keystone : 8. LL-Viollet : 3 haut, 4 haut, 7 bas.


Coll. Denis Roche Jr : 1, S. Roger-Viollet : 4 bas. Coll. Sirot-Angel : 3 bas, 6.
Jacques Viuseur : 2 haut. Coll. Viollet : 7 haut.

Hora-texte 3

Cat's collection : 5 milieu et bas. De Gietcr / Éditions Dupuis : 8 haut


Figaro Magazine/A. Le Toquin : 8 bas. Gamma : 2 bas, 5 haut, 7 bas.
Keystone : 1 ,2 haut, 4. Sygma : 3. Sygm a/F. Neema : 7 haut. Sygma/S. Compoint : 6.

RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL


IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION SA. ALONRAI
DÉPÔT LÉOAL : OCTOBRE 1997. N* 28144-6 (980215)

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