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Romantisme

Nerval et le rêve égyptien


M. Michel Brix

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Brix Michel. Nerval et le rêve égyptien. In: Romantisme, 2003, n°120. L'Egypte. pp. 37-46;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.2003.6103

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2003_num_33_120_6103

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Résumé
À l'époque romantique, le voyageur est d'abord un lecteur et un rêveur: il désire voir les régions qu'il
visite se confondre avec le monde qu'il a imaginé avant de partir. De ce point de vue, Nerval a-t-il eu
raison de se rendre en Égypte ? Le narrateur du Voyage en Orient est-il parvenu à prendre pied, sur
les rivages du Nil, dans l'Egypte des livres et des traditions de l'Antiquité? Certaines plaintes laissent
plutôt entendre que ledit narrateur a éprouvé, au Caire, infiniment plus de déceptions que de joies, et
Nerval a pu faire le même constat désenchanté que beaucoup de ses prédécesseurs au pays des
pyramides: l'Egypte moderne n'a pas gardé grand'chose de l'Egypte antique. Le Voyage en Orient
paraît cependant introduire certaines nuances dans la condamnation de l'Egypte du XIXe siècle qui se
retrouve à maintes reprises sous la plume des écrivains français du temps : la peinture des tentations
bovarystes du narrateur est en effet contrebalancée par l'échec de la quête du «voyage rédempteur»
et, à défaut d'avoir pu voir se matérialiser ses rêves, par la volonté de ne point revenir en France sans
ramener une certaine sagesse.

Abstract
In the Romantic time, a traveller is first of all a reader and a dreamer: he wants to see the countries he
visits just like the world he had imagined before starting. From this point of view, can we say that
Nerval was right to sail for Egypt? When setting foot on the Nile shores, did the narrator of the Voyage
en Orient succeed in discovering the Egypt of the books and the traditions from Antiquity ? Some of his
complaints rather suggest that the aforesaid narrator experienced in Cairo infinitely more deception
than joy and Nerval can have been as deceived as many of his foregoers in the country of the
pyramids: Modern Egypt has not retained much of Ancient Egypt. Yet, the Voyage en Orient seems to
add some shades in the condemnation of XIXth century Egypt, which appears several times under the
pen of the French writers of that time: the picture of the bovaryst temptations of the narrator is indeed
counterbalanced by the failure of his quest of a «redeeming voyage» and by his will not to come back
to France without bringing along a certain form of wisdom.
Michel BRIX

Nerval et le rêve égyptien

Nerval a-t-il eu raison de se rendre en Egypte? La question paraît saugrenue, mais


c'est l'auteur qui invite à la poser. Le 6 septembre 1843, alors qu'il vient de passer
plusieurs mois au Caire et qu'il est toujours en Orient, l'auteur publie une lettre
ouverte à Gautier dans le Journal de Constantinople. Cette lettre évoque La Péri, opéra de
Gautier représenté à Paris au cours du même été de 1843, et brode sur ce thème: si
Gautier a pu représenter, devant des spectateurs français, «le Caire véritable, l'Egypte
immaculée '», s'il a pu devenir le poète de l'Orient, c'est parce qu'il ne s'est jamais
rendu sur place. Nerval par contre, pour être allé voir Le Caire réel, a dû renoncer,
«sous le marteau d'une civilisation prosaïque 2», à tous ses rêves orientaux et, en
même temps, à ses projets créateurs. Ainsi, non seulement le voyageur ne reproche pas
à Gautier le caractère factice de son Egypte «des feuilles et des livres 3», mais, de
surcroît, il affirme que seule cette dernière image de l'Egypte peut se prévaloir d'être
la vraie.
On dira que c'est le goût du paradoxe qui a inspiré ces lignes et qu'il s'agissait
pour Nerval de faire l'éloge de la création de son ami. Certes, mais on veillera
toutefois à ne pas oublier que de telles déclarations sont, chez lui, loin d'être isolées. Ainsi,
l'introduction du Voyage en Orient témoigne des débats intimes du narrateur, qui
déplore «de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu'on s'est créé
jeune, par les lectures, par les tableaux et par les rêves. Le monde qui se compose
ainsi dans la tête des enfants est si riche et si beau, qu'on ne sait s'il est le résultat
exagéré d'idées apprises, ou si c'est un ressouvenir d'une existence antérieure et la
géographie magique d'une planète inconnue4». De même, au début de Lorely, le
narrateur nervalien confie à nouveau ses hésitations, avant de mettre le pied sur le sol
allemand :
de l'autre côté [du Rhin], là-bas à l'horizon, au bout du pont mouvant de soixante
bateaux, savez- vous ce qu'il y a?... Il y a l'Allemagne! la terre de Goethe et de Schiller,
le pays d'Hoffmann; la vieille Allemagne, notre mère à tous!... Teutonia.
N'est-ce pas là de quoi hésiter avant de poser le pied sur ce pont qui serpente, et dont
chaque barque est un anneau; l'Allemagne au bout? Et voilà encore une illusion, encore
un rêve, encore une vision lumineuse qui va disparaître sans retour de ce bel univers
magique que nous avait créé la poésie 5!...
On aura reconnu, dans ce leitmotiv de l'œuvre nervalienne, un thème récurrent du
récit de voyage romantique. Ainsi, Chateaubriand se plaint de ne pas retrouver sur les

1. Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Jean Guillaume et Claude Pichois (éd.), Gallimard, coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», 1. 1 [abr.: I], 1989, p. 768. Les tomes II [abr.: II], où se trouve le texte du
Voyage en Orient, et III [abr.: III] de cette édition ont paru respectivement en 1984 et en 1993.
2. I, p. 766.
3. Ibid.
4. II, p. 189.
5. III, p. 13-14.

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bords du Nil les Égyptiens d'Hérodote. De même, le Voyage en Espagne de Gautier


fait état des déceptions nombreuses éprouvées par un narrateur qui ne trouvait pas au-
delà des Pyrénées l'Espagne du Cid. Et le même ouvrage rapporte que Heine aurait dit
à Gautier: «Comment ferez- vous pour parler de l'Espagne quand vous y serez allé6?»
C'est pourquoi Yhomo romanticus avoue, en définitive, sa prédilection pour les voyages
imaginaires, - c'est-à-dire les voyages qui se déroulent tout entiers dans une bibliothèque
ou dans une chambre et ne demandent aucune «confirmation» au monde réel. À la fin
du siècle encore, des Esseintes, le héros de Huysmans, refuse au dernier moment
d'accomplir le voyage en Angleterre qu'il projetait, parce qu'il sait que le pays réel
sera inférieur au pays rêvé. La géographie «magique» a plus de prix que la géographie
tout court.
Le désir de voir les régions que l'on visite se confondre avec le pays des rêves
n'est pas propre au seul romantisme. Pareille conception du voyage tire ses origines de
la symbolique profonde de la peregrinatio dans l'histoire de l'Occident. Toute vie est
assimilée à un voyage dans la mesure où, chassé du Paradis terrestre, l'homme
voudrait, sinon trouver le chemin qui permet d'y retourner, en tout cas voir s'ouvrir
devant lui les portes de la rédemption. La tradition juive, puis la doctrine chrétienne -
notamment par la voix de saint Jean, de saint Paul et surtout de saint Augustin -, ont
exploité ce motif7: la vie est une longue errance loin du Seigneur; en nous laissant
guider par la foi, sur le «chemin» du Christ («Je suis le chemin et la vérité et la vie»,
Jean, XIV, 6), nous rejoindrons notre patrie céleste. D'où il s'ensuit que les voyages
se trouvent comme naturellement orientés vers un but sacré, ou un lieu idéalisé. Les
modèles, ou les archétypes, dans une telle perspective, ce sont les croisades vers
Jérusalem, ou les pèlerinages à Rome et à Saint- Jacques-de-Compostelle.
Ainsi, qu'ils soient accomplis par des religieux ou par des laïcs, les voyages ont
eu, à toute époque, partie liée avec une quête mystique. À la fin du XVe siècle, le plus
illustre voyageur de l'histoire de l'humanité, Christophe Colomb, s'était mis en tête de
découvrir le Paradis terrestre et avait même cru un temps y être parvenu - son journal
de bord l'atteste - lorsqu'il avait appareillé aux Caraïbes. Bougainville et ses
compagnons seront la proie d'une illusion identique en abordant à Tahiti, la «Nouvelle-
Cythère». Pas un voyageur qui n'aspire à prendre pied dans l'infini, dans le Ciel des
rêves, dans un paradis d'où auraient disparu les contraintes et les petitesses de la vie
de tous les jours. L'appel de l'étranger se confond avec l'espoir qu'il existe des pays
où l'idéal se manifeste en quelque sorte de façon tangible.
Rien d'étonnant, donc, à ce qu'au XIXe siècle, l'Orient constituât la destination
favorite des Européens, et en particulier des Français. Dans sa dédicace du Nil,
Maxime Du Camp compare d'ailleurs cet exode massif des écrivains vers l'Est à une
croisade :
Victor Hugo a été le prédicateur de l'Orient; il a été, par les Orientales, le Pierre l'Her-
mite de cette croisade artistique que nous avons tous entreprise et menée à bonnes fins8.

6. Voyage en Espagne, Jean-Claude Berchet (éd.), Garnier-Flammarion, 1981, p. 75.


7. Voir les passages cités dans le numéro spécial de la Revue des Sciences humaines sur «UHomo
viator» (Frank Lestringant et Sarga Moussa (dir.)), n° 245, janvier-mars 1997, p. 7-8, 77-79 et 131-132.
8. Extrait de la dédicace à Théophile Gautier du Nii de Maxime Du Camp [Le Nil (Egypte et Nubie),
Paris, Librairie nouvelle, 1854, p. 6; rééd. par Michel Dewachter et Daniel Oster dans Un voyageur en
Egypte vers 1850, Sand/Conti, 1987, p. 69].

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L'Orient est le berceau de la spiritualité européenne, au sens large: autour de la


Terre sainte s'articule un grand territoire qui semble avoir de tous temps été distingué
par les dieux pour se manifester aux hommes et qui compte aussi le Liban, la Grèce et
surtout l'Egypte. Ce dernier pays inspire un intérêt puissant, pour des raisons
nombreuses : il apparaît comme le domaine par excellence du Logos divin et des
théologies directement issues de ce Logos. Le dieu égyptien Thot fut assimilé par les
Grecs à Hermès Trismégiste, figure emblématique qui atteste l'accord originel de la
magie et de la religion. Les traditions ont également associé à l'Egypte le nom
d'Orphée, qui aurait été initié aux mystères d'Isis et ď Osiris, avant de revenir en
Grèce pour y établir le culte de Déméter et de Iacchos. Ainsi, en Europe, les
alchimistes, théosophes et autres occultistes ont-ils de tout temps manifesté une dévotion toute
particulière à cette Egypte des mystères: de la mythologie égyptienne, et surtout de
son interprétation allégorique, a dérivé le courant illuministe de l'hermétisme, actif en
Occident dès le Moyen Âge.
C'est donc en Egypte que le Logos divin se serait dévoilé. À l'exemple d'Hermès,
et comme semblent l'attester les hiéroglyphes, les Égyptiens passent dans la France
des XVIIIe et XIXe siècles - et aux yeux d'un public qui dépasse de très loin les seuls
cercles des esprits férus d'ésotérisme - pour des magiciens du langage, détenteurs de
la langue originelle, celle qu'Adam reçut de Dieu et parla, avant le Déluge et la
confusion de Babel. Mais on n'a rien dit, encore, du prestige spirituel de l'Egypte, si l'on
n'a pas évoqué le mythe d'Isis. En effet, l'emblème de cette Egypte qui s'offre comme
le théâtre même de la réintégration divine, c'est bien sûr la statue voilée de la déesse
Isis, figure qui atteste la confluence, en Orient, du désir amoureux et des aspirations
religieuses. Les voiles sacrés qui tombaient, au terme des épreuves initiatiques,
révélant les traits de la femme idéale, appartenaient à «la grande Déesse, veuve
ď Osiris 9»; et c'est celle-ci, ou une image de celle-ci, qui «devenait la compagne et la
récompense de l'initié triomphant 10». Le récit nervalien signale à plusieurs reprises
que les Égyptiennes voilées s'apparentent chacune à une statue d'Isis - «inconnue à
tous et mystérieuse sous son voile comme l'antique déesse du Nil u» -, et rappellent
sans cesse aux esprits masculins le but ultime de toute connaissance et de tout amour.
La figure d'Isis se trouve au centre du grand mythe féminin qui, au XIXe siècle,
opère la confusion de la femme et du divin. À partir de la fin du XVIIIe siècle, divers
éléments avaient favorisé la redécouverte du culte isiaque, notamment les fouilles
archéologiques d'Herculanum et de Pompéi (qui avaient permis la mise au jour d'un
temple d'Isis, sur le deuxième site). La campagne napoléonienne en Egypte - et
surtout les évocations épiques qui en furent proposées — participèrent aussi de cette sorte
de renaissance, d'autant que la figure de Napoléon elle-même fut intégrée au mythe
isiaque (certains esprits ne craignant pas d'assimiler l'Empereur à Osiris, l'époux
divin). Ainsi, sur les traces de Napoléon, les saint-simoniens partirent en Orient à la
recherche de la Vénérable Mère, dont la figure de Femme essentielle évoque à
nouveau notre déesse primordiale. Sur le plan littéraire, les traductions d'un ouvrage de
9. Nerval, ouvr. cité, II, p. 392.
10. II, p. 393.
11. II, p. 269. Voir aussi ces propos du peintre français de l'hôtel Domergue: «Ces marchandes d'orange
[du Caire] en tunique bleue, avec leurs bracelets et leurs colliers d'argent, sont fort belles. Elles ont
exactement la forme des statues égyptiennes, la poitrine développée, les épaules et les bras superbes, la hanche
peu saillante, la jambe fine et sèche. C'est de l'archéologie; il ne leur manque qu'une coiffure à tête d'éper-
vier, des bandelettes autour du corps, et une croix ansée à la main pour représenter Isis ou Athor.» (II,
p. 285.)

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Plutarque {De Iside et Osiride) et surtout de L'Âne d'or d'Apulée firent également
apparaître Isis comme la Femme idéale, la Mère céleste universelle, personnifiant la
Nature et confondant en elle toutes les divinités féminines du paganisme. Plusieurs
illustrateurs et penseurs allemands (citons parmi ces derniers Kant, Schiller et Novalis)
contribuèrent pour leur part à répandre l'image - inspirée par Plutarque 12 - de la
déesse voilée. Symbole privilégié du mystère, le voile représente le monde des
apparences, la réalité illusoire, «la connaissance en partie révélée, en partie occultée 13»; il
est l'emblème de «ce que nous voyons ou éprouvons quotidiennement, et qui empêche
l'accès à une réalité supérieure 14». Ainsi, voir tomber le voile d'Isis revient à
s'émanciper de la condition humaine, à transcender le monde sensible, à s'ouvrir le chemin
du salut et de la renaissance au Ciel. C'est en tout cas ce que proclame Leconte de
Lisle, dans les vers du «Voile d'Isis» que publie en 1846 la revue fouriériste La
Phalange :
Temple d'Isis, autel de mon mythique hymen,
Tes voiles sont tombés au-devant de ma main ;
Et dans les profondeurs de ton ombre sévère
Que le profane ignore et que l'esprit révère,
Pauvre aveugle inondé de vie et de clarté,
J'ai passé du néant à l'immortalité 15 !
De nombreux écrivains vont jusqu'à assimiler le créateur poétique, ou l'artiste, et
le prêtre d'Isis, qui se trouvent unis dans une même volonté de dévoilement et dans la
célébration de la puissance révélatrice et inspiratrice de l'amour. S 'adressant au
statuaire David dans Les Rayons et les Ombres, Hugo compare l'artiste à un «mage, dont
l'esprit réfléchit les étoiles» et qui «[d]'Isis, l'un après l'autre, a levé tous les
voiles 16». Cette évocation n'est pas sans préfigurer le personnage d'Adoniram, dans le
Voyage en Orient. Statuaire et sculpteur, comme David, Adoniram mène lui aussi une
quête qui est tout à la fois amoureuse, artistique et spirituelle; c'est en Balkis, la reine
de Saba - «idéale et mystique figure de la déesse Isis 17» - qu'il découvre les traits de
la femme destinée à lui ouvrir le Ciel.
Ainsi, le projet de voyage en Egypte repose sur d'évidentes intentions religieuses:
ce sont les préoccupations de l'absolu qui poussent, sinon tous les Occidentaux, en
tout cas beaucoup d'entre eux, à se rendre sur les bords du Nil. Au pays de l'amour
rédempteur et du Logos divin, on veut se faire révéler les secrets de la nature et
prendre pied dans le Ciel des rêves. Ce sont bien les intentions dont le voyageur
nervalien fait part, dès avant son arrivée en Egypte. Au début du séjour à Vienne, le
héros se compare au capitaine Cook, «qui écrit avoir vu un tel jour un goéland ou un
12. Le traité de Plutarque De Iside et Osiride, qui fait plusieurs fois l'assimilation entre la déesse Neith-
Athéna du temple de Sais et Isis, signale que la statue de Neith porte l'inscription suivante: Je suis tout ce
qui a esté, qui est, et qui sera jamais, et n'y a encore eu home mortel qui m 'ait descouverte de mon voile
(Œuvres morales de Plutarque traduites par Amyot, nouvelle édition revue et corrigée, Janet et Cotelle, t. V,
1819, p. 234).
13. Camille Aubaude, Le «Voyage en Orient» de Gérard de Nerval, Kimé, 1997, p. 24.
14. Camille Aubaude, Nerval et le mythe d'Isis, Kimé, 1997, p. 24 et 224.
15. Cité d'après l'édition critique d'Edgard Pich des Œuvres de Leconte de Lisle, Les Belles Lettres,
t. IV (Œuvres diverses), 1978, p. 156. À noter que quand parurent ces vers (août 1846), La Phalange venait,
quelques mois auparavant, de publier la nouvelle «Le Temple d'Isis» de Nerval (préoriginale de Г «Isis»
des Filles du Feu).
16. Œuvres complètes. Poésie I, Claude Gély (éd.), Robert Laffont, 1985, p. 978.
17. Nerval, ouvr. cité, II, p. 683.

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pingouin, tel autre jour n'avoir vu qu'un tronc d'arbre flottant; ici la mer était claire,
là bourbeuse. Mais, à travers ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des îles
inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites du pur amour
et de l'éternelle beauté 18». Dans la capitale autrichienne, encore, le voyageur mande
triomphalement à son correspondant qu'il a rencontré «une beauté de celles que nous
avons tant de fois rêvées, - la femme idéale des tableaux de l'école italienne, la
Vénitienne de Gozzi, Monda e grassotta, [...] 19!». Plus tard - mais toujours dans la
section «Vers l'Orient» -, parcourant l'île grecque de Syra, le narrateur s'émerveille
d'entendre autour de lui les conversations qu'il avait imaginées, jeune, lorsqu'il
étudiait le grec20: le voilà devenu personnage de son rêve, dans un monde antérieur qui
vient, semble-t-il, de ressusciter pour lui. Les conditions se trouvent réunies pour
entamer la quête du «féminin céleste 21 », en clair pour rechercher la jeune femme qui sera
pour lui la médiatrice entre la terre et le Ciel. Le séjour en Egypte se déroule ainsi tout
entier sous le signe de l'amour mystique et du désir que l'Egypte se révèle, derrière
ses bandelettes, comme le monde idéal des rêves.
Mais le voyageur est-il parvenu à prendre pied, sur les rivages du Nil, dans cette
Egypte des livres et des traditions de l'Antiquité? Les plaintes de la lettre à Gautier
laissent plutôt entendre que Gérard a éprouvé, au Caire, infiniment plus de déceptions
que de joies. Pour quelques moments magiques où l'Orient des rêves daigne se
montrer - mais il faut toute la bonne volonté du vent et des sables du désert pour que se
dessine ici ou là, au hasard, la forme de quelque ruine de temple isiaque -, que
d'errances à la recherche, vaine, de la coïncidence entre le monde réel et l'univers
imaginé dans les bibliothèques !
Certes, le voyageur a fait très vite le constat qu'en Egypte, la religion était tout.
Sur ce point, au moins, les livres ne l'ont pas trompé. Ainsi, le consul français du
Caire fait remarquer au héros, qui l'interroge à ce sujet22, que les conversions de
chrétiens à l'islamisme posent une grave question politique, en ce qu'elles font perdre aux
Européens leur nationalité et jusqu'à leur identité antérieure. L'Egypte est en effet un
pays où l'appartenance religieuse règle les moindres détails de l'existence; là-bas, tout
est divin, tout est «signe»: un dieu habite en chaque animal (dans l'Antiquité, on les
embaumait ou on les momifiait), voire en chaque légume. En Egypte, comme dans les
temps immémoriaux, le Ciel se préoccupe constamment de l'humanité, et il n'est pas
étonnant que le voyageur ait à maintes reprises l'occasion de noter que le sentiment
religieux est beaucoup plus prononcé en Orient qu'en Occident. Néanmoins, le
narrateur se sent - de son propre aveu - mal disposé envers une religion où l'on divinise
les oignons, et il ne peut qu'observer que la spiritualité égyptienne, fût-elle fervente,
n'est pas celle qu'il attendait. Le simple fellah se contrefiche des pyramides, d'Hermès
Trismégiste, de l'initiation d'Orphée et du voile d'Isis, qui occupent en revanche
toutes les pensées du voyageur.
Celui-ci apparaît donc complètement en porte-à-faux, voire en rupture, vis-à-vis de
la réalité orientale. Certes, les commentateurs ont noté qu'à l'inverse de certains des

18. II, p. 201.


19. II, p. 203.
20. Voir II, p. 249 et suivantes, le passage qui commence par: «Je vis depuis ce matin dans un
ravissement complet. »
21.11, p. 248.
22. Voir II, p. 311-317.

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voyageurs qui l'ont précédé - Chateaubriand notamment -, le narrateur nervalien


faisait montre d'un louable souci d'intégration: il s'habille et se coiffe à l'orientale,
prend la décision de résider dans un quartier arabe et se mêle à la foule des marchés
du Caire. Mais cette identification reste de surface et ne vise rien d'autre que de
rendre possible la quête du héros, qui, elle, ne peut aucunement se prévaloir d'une
quelconque harmonie avec l'Egypte moderne: atteindre le «féminin céleste».
Dans la perspective initiatique, l'obligation où se trouve le voyageur de chercher à
se marier, pour être autorisé à s'établir dans une maison de la ville, semble tomber on
ne peut plus à point. Voilà à coup sûr le prétexte idéal pour amener les femmes à ôter
leur voile: avec celui-ci, en effet, «comment deviner si elles sont belles23?» Le
narrateur se trouve donc par avance justifié d'annoncer au wékil, sorte de marieur qui lui
propose des femmes à épouser dans la communauté cophte: «si elles restent voilées, je
vous préviens que je n'épouse pas 24». Plusieurs candidates au mariage laissent ainsi
apparaître devant lui les traits de leur visage, à la grande satisfaction du voyageur...
qui ne se mariera pas pour autant. Celui-ci optera en effet pour l'achat d'une esclave:
c'est lui, dès lors, qui décidera quand Zeynab sera ou non voilée, c'est-à-dire qui
pourra et qui ne pourra pas voir son visage.
Les connotations religieuses de ce désir de dévoilement sont indéniables.
Lorsqu'ils sont beaux, les visages féminins, dit le texte, prêtent «à l'idéal25», donc, en
quelque manière, à l'absolu et à l'au-delà. Dans le même sens, le voyageur explique,
au début du récit, que face aux mystères de l'Egypte et notamment à l'omniprésence
du voile, il entend imiter la patience des initiés de l'Antiquité. Mais l'œuvre jette
encore d'autres passerelles entre quête féminine et quête religieuse: l'emploi de
l'adverbe «hermétiquement26» participe de cette volonté de fusion (le mot renvoie à la
tradition de l'ésotérisme), de même que le compte rendu des initiations antiques,
précisément, que le voyageur entend de la bouche d'un officier prussien, très versé en
égyptologie. Au terme des épreuves qui avaient lieu dans les pyramides, le néophyte
voyait ses efforts récompensés par l'apparition d'une statue enfin dévoilée:
L'aspiration du néophyte vers la divinité, aidée des lectures, des instructions et du jeûne,
l'amenait à un tel degré d'enthousiasme qu'il était digne enfin de voir tomber devant lui
les voiles sacrés de la déesse. Là, son étonnement était à son comble en voyant s'animer
cette froide statue dont les traits avaient pris tout à coup la ressemblance de la femme
qu'il aimait le plus ou de l'idéal qu'il s'était formé de la beauté la plus parfaite27.
Une femme aux traits identiques rejoint ensuite l'initié triomphant dans une sorte
d'Éden où, au sein d'un décor paradisiaque, il goûte aux joies de la réintégration de sa
condition divine.
Ceci est la théorie. En pratique, lorsqu'il tente de plier la réalité orientale à ce
modèle, le voyageur ne rencontre guère que des déboires. La quête mystique qu'il
mène s'avère sans lien aucun avec la réalité contemporaine de l'Egypte. Ainsi, son
désir de contempler des visages féminins le conduit à mimer dans les rues du Caire le

23. II, p. 285.


24. II, p. 293.
25. II, p. 329.
26. «Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement voilées» (II,
p. 260); «il ne s'agissait que d'une promenade de femmes hermétiquement voilées autour des salles
remplies d'invités» (II, p. 268).
27. II, p. 392.

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comportement d'un héros des Mille et Une Nuits, mais n'aboutit en définitive qu'à des
aventures extravagantes, et surtout très décevantes: les deux femmes voilées qu'il
remarque devant un étalage d'étoffes et suit jusque chez elles s'avèrent être... des
Françaises28! Pis encore, un peu plus tard: les aimées qu'il regarde danser sans voile,
dans un café du Mouski, portent, vues de près, ...une «barbe de huit jours29»; ce sont
en fait des danseurs mâles, des khowals, seuls autorisés par la sévère morale
musulmane à pratiquer la danse dans la capitale égyptienne. La même morale islamique réserve
encore au voyageur d'autres surprises: ainsi, le héros se rend compte que les
Égyptiens sont encouragés très officiellement, en certaines circonstances, à s'unir
physiquement à leur épouse et qu'ils se divertissent ouvertement, sans que cela scandalise
personne, à la vue d'un éléphant en chaleur ou au spectacle de Caragueuz, une
marionnette obscène. Comment concilier tout cela avec le caractère nécessairement
épuré des antiques initiations isiaques?
Le narrateur éprouve à tout instant que ce qu'il imaginait ne correspond pas à ce
qu'il découvre. Près de Damiette, il entend un jeune homme - l'Arménien qui fera
avec lui le voyage d'Egypte vers Beyrouth - fredonner une chanson ravissante, que le
héros compare à une idylle de Théocrite; c'est en fait une «sotte chanson politique30».
Sur la bombarde, il voit l'esclave Zeynab et l'Arménien sympathiser; quand il leur
propose de se fiancer, il se rend compte qu'il a outragé la jeune femme. Enfin -
comble du comble pour un chantre des amours idéales -, une équivoque linguistique le
fait soupçonner par les Orientaux d'inclinations pédérastiques 31 !
L'Egypte moderne est bien loin, décidément, de l'Egypte antique, parsemée de
sanctuaires représentant chacun un seuil de l'au-delà, où l'on allait chercher le salut,
recevoir des «lueurs divines32», et d'où l'on ressortait «pareil aux dieux33». Ne
trouvant plus réunies les conditions de l'initiation isiaque, mais en ne renonçant pas pour
autant à ses objectifs de rédemption, le héros continue au Liban sa peregrinatio. Dans
ce pays vivent les Druses, communauté fondée par les sectateurs du calife Hakem, qui
vécut au Caire vers l'an 1000. À la différence des communautés qui forment l'Egypte
moderne, les Druses semblent être restés fidèles aux traditions du passé. Ainsi, le
héros envisage de prendre une épouse chez les Druses, en la personne de Saléma, fille
d'un cheikh. Par surprise, le voyageur, en visite à l'École française de Beyrouth, a pu
voir le visage de la jeune fille. Découvrant ses traits, il se trouve dans la situation de
l'initié antique, qui voyait tomber devant lui le voile de la femme aimée; au sortir de
l'École française, il s'exclame: «la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes
s'était réalisée pour moi34». Et le voyageur de revendiquer la régénération promise par
la tradition aux initiés triomphants, c'est-à-dire, dans son cas: être uni à Saléma pour
toujours, et vivre au milieu d'un Éden préservé de la montagne syrienne, dans le village
où réside la famille de sa toute nouvelle bien-aimée.
Saléma est jolie, certes - le narrateur a eu brièvement le loisir de le constater -,
mais le lecteur se rend compte très vite que l'aspect physique ou la personnalité morale

28. Voir II, p. 286.


29. II, p. 308.
30. II, p. 425.
31. Voir II, p. 434-435.
32. II, p. 346.
33. II, p. 393.
34. II, p. 515.

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de la jeune fille importent beaucoup moins, aux yeux du voyageur, que la communauté
religieuse à laquelle elle appartient. La beauté de Saléma constituait en quelque sorte
le signe, ou l'appel, d'un idéal situé au-delà de la fiancée. Aussi, quand il veut persuader
son correspondant parisien que le mariage qu'il projette est une bonne chose, le
narrateur fait-il l'éloge, non de Saléma elle-même, mais de la religion de Saléma. L'union
envisagée est appelée à associer deux croyances plutôt que deux personnes. Venue
après les autres, la religion druse s'offre, au dire du narrateur, comme «le syncrétisme
de toutes les religions et de toutes les philosophies antérieures35». Le texte affirme en
outre que la secte druse devrait sa fondation aux Templiers et représenterait une sorte
de franc-maçonnerie orientale, que le voyageur serait lui-même - en tant que
«louveteau (fils de maître)» - naturellement appelé à rejoindre.
Cependant, le mariage envisagé ne se fera pas, le voyageur se trouvant «pris tout à
coup d'une de ces fièvres de Syrie qui, si elles ne vous enlèvent pas, durent des mois
ou des années36». Il doit quitter le pays, abandonner du coup ses projets conjugaux et
reprendre sa destinée célibataire.
L'itinéraire nervalien est ainsi exemplaire de tous les voyages accomplis en Egypte,
au XIXe siècle, par les Occidentaux. Les conclusions de ceux-ci sont uniformément
amères: le pays des pharaons n'est plus; quant au pays moderne, il semble avoir renié
toutes les traditions de l'Antiquité et n'est pas à la hauteur des rêves qu'il suscite en
Occident. De surcroît, l'Egypte ne cultive même pas les valeurs européennes: la morale
sexuelle des musulmans n'est guère assimilable, on Га vu, à la nôtre, qu'elle soit
d'hier ou d'aujourd'hui; et le narrateur nervalien a eu aussi l'occasion de constater,
par la grâce de ses démêlés avec Zeynab, que la liberté individuelle était une valeur
beaucoup moins prisée en Egypte qu'en France.
D'où la tentation - à laquelle ont cédé de nombreux Occidentaux, avant Nerval
(Chateaubriand) mais aussi après lui (Pierre Loti) - de condamner les Égyptiens
modernes, de les taxer de dégénérescence et de trahison; d'où la tentation aussi de leur
imposer de se mettre à l'école de l'Occident, et d'en appeler - à l'instar de Bonaparte
en 1798 - à une résurrection de l'Egypte des bandelettes, par la médiation de l'Europe.
Le Voyage en Orient paraît cependant introduire certaines nuances dans cette
condamnation de l'Egypte contemporaine qui se retrouve à maintes reprises sous la plume
des écrivains français. Certes, le récit nervalien décrit les errances d'un narrateur qui
identifie son itinéraire à la recherche du salut individuel, mais l'échec final du héros -
échec à mettre au compte de l'auteur, moins naïf que le voyageur qui semble
s'exprimer en son nom - montre au lecteur français l'impossibilité, voire l'absurdité, d'une
quête inspirée par des idées toutes faites sur l'Orient et ignorante des Orientaux eux-
mêmes. Loger en Egypte des péris, des génies et toutes sortes de créatures fantastiques
peut se concevoir lorsqu'on écrit un opéra, à Paris. Mais que penser de celui qui, se
rendant en Egypte, veut y retrouver le pays tel qu'il est chanté par les poètes, préservé
de toute atteinte du réel? Le héros nervalien commet là le péché cardinal des
romantiques, celui qu'on ne nommait pas encore, du vivant de Gérard, le bovarysme.
Ainsi la maladie contractée par le héros dans les montagnes de Syrie fonctionne
comme un retour de la réalité: on ne s'improvise pas oriental, pas plus qu'on n'épouse
une jeune fille pour sa religion, ou pour le passé de la communauté à laquelle elle
appartient. Il est heureux, en fait, que le mariage projeté ne se soit pas réalisé. Le
35. II, p. 522.
36. II, p. 600.

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Nerval et le rêve égyptien 45

héros n'a même jamais cherché à connaître la personnalité propre de la jeune fille et a
évoqué son entreprise matrimoniale comme une intrigue de «roman», où
«l'imagination» a pris la place du «cœur 37». La vie quotidienne d'un couple n'est pas un
roman: elle laisse peu de place à l'idéal et fournit plus d'une occasion à l'épouse de
révéler qu'elle offre une représentation très défectueuse de la divinité. On appréhende
sans peine que le héros se serait bien vite lassé.
Dans le Voyage en Orient, la peinture des tentations bovarystes du narrateur est
ainsi contrebalancée par l'échec de sa quête - échec qui est clairement rapporté au
caractère absurde de celle-ci - et, de surcroît, par la volonté de ne point revenir au
pays sans avoir ramené, à défaut de la rédemption isiaque, une certaine sagesse.
Pourquoi en effet se rendre si loin de chez soi pour chercher une terre maternelle et
régénératrice, dans des contrées qui, au fond, nous sont et nous resteront radicalement
étrangères? Écrivant à Jules Janin depuis le bateau qui le ramenait en Europe, Nerval
écrit, en novembre 1843:
En somme, l'Orient n'approche pas de ce rêve éveillé que j'en avais fait il y a deux ans,
ou bien c'est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut, j'en ai assez de courir
après la poésie; je crois qu'elle est à votre porte, et peut-être dans votre lit38.
Les Faux Saulniers paraissent peu avant l'édition définitive du Voyage en Orient et
racontent les excursions de Nerval dans le Valois, c'est-à-dire sur les terres qui sont
bien cette fois ses terres maternelles - excursions rendues possibles par la quête d'un
ouvrage qu'on ne veut pas retrouver 39. L'Orient aura au moins appris à Nerval à
enquêter sur ses racines à lui plutôt que sur celles qu'indiquent les livres.
Chateaubriand a-t-il - tardivement - reçu lui aussi l'inspiration d'une sagesse analogue? Il
n'est pas interdit de le penser. Ce grand voyageur, qui s'est si souvent plaint de se
trouver loin de ses bases 40, a demandé à être enterré dans sa ville natale et a laissé
pour la postérité ce dernier message, à la fin des Mémoires d'outre-tombe:
L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir; il porte avec lui l'immensité. Tel
accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers
d'âmes: qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-
vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois: si dans l'oubli profond de vous-
même, dans votre immobilité, dans votre silence, vous ne trouvez pas l'infini, il est
inutile de vous égarer aux rivages du Gange41.
Il ne s'agit pas de renoncer à voyager, mais de renoncer à une conception livresque
du voyage rédempteur; il s'agit aussi de voir au lieu de lire et surtout de se rendre
dans des endroits choisis par le cœur et non par l'esprit. Rousseau l'avait déjà noté
dans son Emile, où il préconise pour son élève un voyage de deux ans. Mais pas
n'importe quel voyage: Emile doit comprendre qu'il est vain d'aller chercher le bon-

37. II, p. 514.


38. I, p. 1407.
39. Il s'agit du livre racontant la vie de l'abbé de Bucquoy. Les Faux Saulniers ont paru en feuilleton
du 24 octobre au 22 décembre 1850; l'édition définitive du Voyage en Orient est de mars 1851.
40. Voir notamment, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, le passage où Chateaubriand évoque les
habitants de Combourg qui étaient reçus au château: «Plus sages et plus heureux que moi, ils fies Trémaudan]
n'ont point perdu de vue les tours du château que j'ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu'ils
faisaient lorsque j'allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne
rentrerai plus.» {Mémoires d'outre-tombe, Jean-Claude Berchet (éd.), Bordas, coll. «Classiques Garnier»,
1. 1, 1989, p. 177.)
41. Ouvr. cité, t. IV, p. 580.

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heur loin de sa patrie, où l'appellent tous ses devoirs; «et l'un de ces devoirs - ajoute
le mentor d'Emile à l'adresse de celui-ci - est l'attachement pour le lieu de ta
naissance42». Chateaubriand et Nerval ont dû finalement admettre eux aussi, peut-être
à leurs dépens, la sagesse de la leçon ď Emile.
Pour revenir une dernière fois au Voyage en Orient, il n'est pas sans ironie de voir
lé narrateur nervalien, pétri du souvenir des livres ingurgités avant son départ, demander,
une fois sur place, à entrer - par son mariage avec une jeune Druse - dans une
communauté dont un des articles de loi s'exprime en ces termes: «la plume est brisée,
l'encre est sèche, le livre est fermé43!» Le projet matrimonial échoue, mais le message
est toutefois passé : si les livres jouent un rôle néfaste, en envoyant sur les routes de
l'Orient les beaux esprits européens imbus d'idées fantaisistes concernant l'Egypte et
en les empêchant, chez eux, de voir la nature qui entoure leurs propres maisons, alors,
ces livres, il est plus que temps de les fermer et de les oublier.

(Université de Namur)

42. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (dir.), Gallimard,
coll. «Bibliothèque de la Pléiade», t. IV, 1969, p. 858.
43. Ouvr. cité, p. 594.

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